L'homme qui haissait le bien 9782221192382


135 74 2MB

French Pages [169]

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD PDF FILE

Recommend Papers

L'homme qui haissait le bien
 9782221192382

  • 0 0 0
  • Like this paper and download? You can publish your own PDF file online for free in a few minutes! Sign Up
File loading please wait...
Citation preview

© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2017 En couverture : © Nik Keevil/Angela King Jones / Evelina Kremsdorf / Arcangel Images ISBN numérique : 978-2-221-19238-2

Suivez toute l’actualité des Editions Robert Laffont sur www.laffont.fr

Le crime était une maladie. On a découvert le traitement.

Première partie

Ils burent. Les yeux dans les yeux, sans dire un mot. La pièce, un petit salon ancien donnant sur une terrasse, était faiblement éclairée par des candélabres. Le vent du soir faisait doucement remuer les rideaux devant le balcon. Elle posa son verre et recula vers le lit. Elle s'y laissa tomber, répandant sa chevelure blonde sur l'oreiller. Vincent caressa son visage. Dehors, les étoiles brillaient. Un chant italien montait de la place. Il posa ses lèvres sur celles de Maria. — Laisse-moi voir tes yeux, murmura-t-elle. Dans le halo de la lampe, elle l'enlaça. Il y avait si longtemps qu'ils attendaient ce moment. Elle contempla les traits de Vincent, ses yeux d'un bleu profond et ses cheveux en bataille, ses pommettes rieuses et sa fossette au menton. Brusquement, la lumière s'éteignit. Elle voulut demander à Vincent de la rallumer, mais, bizarrement, elle ne parvint pas à articuler le moindre son. Elle eut un sentiment étrange. Je n'arrive pas à parler. Les sens paralysés, elle entendit des frôlements et des cliquetis autour du lit, comme un sac qu'on ouvre et des instruments qu'on manipule. Quelque chose de froid se referma sur ses poignets. La lumière revint. Alors, elle poussa un cri de terreur. L'homme qui était penché sur elle n'était pas Vincent. Il avait les cheveux et les yeux noirs. Son corps était blanc comme l'albâtre. Il brandissait un objet. Un objet noir, rebondi et luisant. — Maria ! cria Vincent, Maria ! Qu'est-ce qui t'arrive !? Penché sur elle, il tentait de la ramener à la réalité. Elle finit par émerger de sa transe. — Tu ne bougeais plus, dit-il. Tu fixais le plafond sans rien dire. — Mais pourquoi as-tu éteint la lumière ? fit-elle d'une voix tremblante. — Je n'ai pas éteint la lumière. Elle écarquilla les yeux, hébétée. — Et... Franck n'est pas venu ? — Mais non, Franck est en prison. Nous sommes seuls ici. Pourquoi dis-tu cela ? — Parce que j'ai vu Franck. Comme avant. Vincent resta sans voix. — Tu veux dire que... Il sonda son regard effaré, qui semblait perdu au-delà des murs de la chambre. — Il a pris possession de moi. Qu'est-ce que je vais faire ?

Olga Youchkine tendit l'ordonnance du juge au gardien de la prison. L'homme, engoncé dans son uniforme bleu marine, inspecta brièvement sa pièce d'identité. — C'est la visite pour Franck Corsa ? — Oui, répondit Olga. Et je suis accompagnée par Maria Svetkova. L'homme leur rendit leurs documents. — On va vous conduire. Il les précéda dans un long couloir au bout duquel un vigile de carrure athlétique montait la garde devant une porte, équipé d'une bombe lacrymogène, d'un pistolet et d'une matraque. — C'est pour le 12, dit le gardien de l'accueil. L'homme fit un pas de côté, le gardien posa un badge magnétique sur une porte en acier blindé ne comportant ni barreaux ni lucarne et pénétra à l'intérieur d'un sas. Les deux femmes y entrèrent à sa suite et le virent pianoter sur une série de voyants lumineux avant de poser son badge sur une seconde porte qui s'ouvrit avec un petit signal sonore. — Cette cellule est équipée pour les prisonniers nécessitant un traitement postopératoire, expliqua-t-il. Maria et Olga virent deux infirmières en train de disposer des pinces, des ciseaux et du matériel de pansement sur un chariot en acier chromé. — Il y a de la visite pour Corsa, lança le gardien. — Nous venons de changer son pansement, répondit une infirmière. Il va être prêt dans un instant. Mais je dois vous signaler qu'il n'a pas voulu de morphine. Olga et Maria entrèrent dans la pièce, sorte de chambre d'hôpital séparée en deux parties : une zone réservée aux visiteurs, et l'autre au patient. Entre les deux se dressait une épaisse rangée de barreaux. Franck Corsa était allongé sur un lit en acier monté sur de grosses roues, avec des freins de sécurité et surtout plusieurs jeux de sangles qui le maintenaient allongé. Il était couvert de bandages. Des tubes de perfusion pénétraient dans son corps en plusieurs endroits. Olga et Maria notèrent aussi la présence d'un boîtier à la base de son cou, maintenu par des cordons élastiques et relié à un appareil électrique du style ampli de haute fidélité. — Vous disposez de quinze minutes, leur dit le gardien. Une seule règle, ne franchissez jamais la ligne jaune. Il se dirigea vers la porte. Avant de quitter la pièce, il se retourna vers Maria : — Je vous ai vue dans les journaux. Vous êtes la victime de ce type, n'est-ce pas ? Maria hocha la tête. — Si ça peut vous consoler, il souffre le martyre. Il est devenu accro à la morphine. Sa vie est un enfer. La forme sur le lit se mit à remuer. Le visage du détenu était entièrement couvert de bandages, à l'exception de deux petits trous à la place des yeux. — Qui est là ? demanda-t-il. La voix horrible qui sortit des haut-parleurs devait être relayée par le boîtier que portait Franck au niveau de la trachée. Ses cordes vocales avaient été sectionnées lors de son accident. — Maria... ? murmura-t-il. Maria et sa copine. Il y eut un silence. — Pourquoi es-tu venue, Maria ? — Je... Olga s'avança. — Je suis la psychologue qui suit Maria en thérapie, dit-elle. Elle souffre de stress post-traumatique à cause de ce que vous lui avez fait subir. Elle est assaillie par des visions qui peuvent survenir à tout instant. Elle ne peut pas vivre normalement. — Je sais, répondit Franck. C'est pour cela que je l'ai fait. Pour qu'elle ne m'oublie jamais. Olga aperçut une chaise près du mur, s'y assit et posa ses dossiers sur ses genoux. — Écoutez, je crois que vous vivriez mieux si vous considériez en face ce que vous avez fait. Cela ferait du bien à Maria aussi. Franck garda le silence. — Réfléchissez-y, Franck. Vous allez être jugé et une prise de conscience de votre part plaiderait en votre faveur.

— Je vais sortir d'ici, finit-il par dire. Un jour ou l'autre. Et je retrouverai Maria. Et je lui ferai subir encore une fois ce qu'elle a vécu. Olga se leva. — Partons, Maria. Je crois que c'était une mauvaise idée de venir. — Hé ! pas si vite ! leur cria Franck. Elles s'immobilisèrent. — Vous croyez que vous allez vous en sortir comme cela ? Je souffre tous les enfers du monde, et vous repartez comme si de rien n'était. Vous oubliez une chose, quand on défigure un type comme moi, il ne faut pas le louper. Car moi, je ne vous louperai pas. Olga secoua la tête, renonçant à poursuivre la conversation. — Vous ne m'avez pas compris, leur dit Franck. Vous êtes en danger. Ici. Maintenant. Elles se regardèrent, interloquées. Avant qu'elles aient pu réagir, Franck tira de toutes ses forces sur ses sangles, retenant un cri de douleur. Olga se précipita sur le bouton d'alarme. Maria la retint par le bras, tremblante. — Regarde... Sous la traction, les boucles d'acier avaient pénétré dans le cuir des sangles. — Pas d'inquiétude, tempéra Olga, c'est solide. Tout de même, qu'est-ce qu'ils fichent, là-dedans... ? Elle appuya encore sur le bouton. Franck s'arc-bouta une deuxième fois. Il fit pénétrer l'acier plus profondément dans le cuir. Brusquement, un des trous de la ceinture se déchira. Vif comme l'éclair, Franck libéra une de ses mains et attrapa les autres extrémités des sangles qu'il défit avec une vitesse effarante. Il s'assit sur son lit. Maria s'était raidie, tétanisée par la terreur. — La porte ! cria Olga. Le gardien, venez vite ! Corsa défit les sangles de ses chevilles. Puis il bondit hors du lit. En quelques pas, il se rua sur les barreaux qui le séparaient d'Olga et Maria. Ses yeux se posèrent sur les deux femmes acculées dans le coin de la pièce. Puis il fit demi-tour, gagna le fond de la pièce, contourna le lit et débloqua les roues. Il orienta le brancard comme un bélier. Une sirène retentit dans le PC de surveillance. Le gardien-chef alerta trois de ses collègues qui traversèrent le couloir au pas de course, matraque et taser au poing. En voyant sur leurs écrans de surveillance le prisonnier de la 12 projeter le lit en acier contre les barreaux, ils bondirent de leurs sièges et empoignèrent leurs armes de service. Les barreaux résistèrent une première fois. Le choc fut si violent que le bruit se répercuta à travers les couloirs jusqu'au poste d'accueil. Quand ils entrèrent dans la salle de soins, les gardiens découvrirent les deux femmes recroquevillées contre le mur. Le gardien-chef mit un genou en terre. Il décocha sa décharge de taser à travers les barreaux. Avec stupéfaction, il s'aperçut que le forcené résistait aux cinquante mille volts. — Le voltage ne passe pas ! C'est à cause de toutes ces protections qu'il porte, elles absorbent la décharge ! Le deuxième gardien arma son tir. Le taser ricocha contre un barreau de la grille. Franck recula le lit et reprit son élan. À ce moment, deux autres hommes arrivés en renfort le prirent en tirs croisés. Leurs décharges furent simultanées. Il y eut un vrombissement et le détenu couvert de bandages vacilla avant de s'effondrer sur le sol. Maria et Olga furent emmenées dans la salle d'attente de l'établissement, où toute l'équipe de sécurité et les deux infirmières étaient réunies. — Nous avons prévenu le directeur, assura le gardien-chef. Un homme en costume et cravate arriva en effet, se confondant en excuses. — Quelle affaire ! Mesdames, je suis absolument désolé. Tout cela est totalement incompréhensible. Toutes les mesures avaient pourtant été prises pour assurer une protection maximale, je ne comprends pas... Maria dégagea son bras du tensiomètre que s'efforçait de lui passer l'infirmière. Le gardien-chef se tourna vers le directeur. — Il a arraché ses sangles, dit-il. — C'est inexplicable. Avait-il reçu des soins particuliers ? — Au contraire, dit l'infirmière. Ce matin, il a refusé son injection de morphine. Et pourtant, il souffre comme un damné. — Je crois que j'ai compris, dit Maria. La douleur libère de l'adrénaline, et l'adrénaline décuple la puissance musculaire. Quand Corsa a tiré la première fois sur ses sangles, son cerveau a inondé son corps d'adrénaline. À la deuxième traction, il était ivre de puissance. Le directeur en resta bouche bée. Il se tourna vers son gardien-chef et dit du tac au tac : — Notez tout ça. Puis, revenant à Maria : — Madame, je veux que vous sachiez que cela ne se reproduira pas. — Et pourtant, cela risque de recommencer si vous continuez cette politique ! fit une voix derrière eux. Un homme de haute taille, ganté et vêtu d'un long manteau de flanelle, venait d'entrer dans la salle d'attente. Il était accompagné d'un individu plus petit, à la chevelure argentée et vêtu d'un costume de marque, et d'un troisième homme, grand et austère, au nez busqué et au regard perçant. L'homme au manteau de flanelle dit en soupirant : — Vous ne comprendrez donc jamais que des gens comme Franck Corsa doivent être soignés et non seulement enfermés. Leurs motivations sont trop profondes pour s'estomper avec le temps, et ils représenteront toujours un danger pour leurs semblables. Le directeur avait l'air gêné. Il se tourna vers Olga et Maria, et leur dit : — Mesdames, je vais devoir vous demander de m'excuser. Cette personne et moi avons rendez-vous. Mais l'homme au manteau protesta : — À ce que je vois, ces gens sont des victimes de Franck Corsa. Dans ce cas, il est évident que notre conversation devrait les intéresser.

Le directeur fit entrer ses invités dans son bureau où une secrétaire apporta des cafés. L'homme au manteau tira une chaise et dit en retirant ses gants : — Permettez-moi de me présenter : Jean-Paul Dartigues, député de la troisième circonscription des Yvelines. Et voici mes associés, l'avocat Philippe Duvernet et le neuroanatomiste Robert Broca. Robert Broca est l'arrière-petit-fils du célèbre neurologue Paul Broca. Il prit une tasse sur le plateau. — Vous avez été averti de l'objet de ma visite, monsieur le directeur. Je vais prochainement soumettre au Parlement mon projet de loi de réforme de santé pénale. Une loi dont le but est de proposer une thérapie pour les détenus psychopathes. Olga et Maria ouvrirent grand leurs oreilles. L'homme au manteau continua. — Je suis mandaté par les dizaines d'associations et de collectifs de riverains qui s'opposent à la remise en liberté des violeurs ou assassins dans leur commune. Pétition après pétition, ils demandent que ceux-ci soient repérés, suivis, et au besoin orientés vers de nouveaux centres de détention. Savez-vous que soixante pour cent de ces criminels récidivent dans un délai de deux ans ? C'est une véritable catastrophe. Robert Broca intervint. — Les psychopathes ont un cerveau différent du nôtre. Il leur manque des connexions cérébrales indispensables pour intégrer l'existence des autres et vivre en société. Ces connexions ont été le plus souvent détruites pendant leur enfance. Résultat : un univers émotionnel perturbé, une incapacité à réfréner leurs pulsions, ou à compatir avec autrui. — Nous aimerions examiner le cerveau de Corsa, expliqua Dartigues. Nous voulons comprendre ce qui s'y passe et intervenir pour le rendre de nouveau normal. Ce serait la preuve que tous les autres psychopathes pourraient suivre le même chemin, puisque Corsa est le pire d'entre eux. Vous me suivez ? La loi de réforme de santé pénale serait alors gagnée. On viderait les prisons de ces individus, tout en réduisant le danger pour la population. Le directeur avait l'air de plus en plus dubitatif. — Vous voudriez que je mette Corsa à votre disposition pour pratiquer de tels examens ? — Exactement. Et je suis très heureux que Mme Svetkova soit ici aujourd'hui. Car son avis sur un tel projet est capital, l'avis d'une victime. Maria hésita. — Maria, aimeriez-vous savoir comment fonctionne le cerveau de Franck Corsa ? Elle lança un regard à Olga, qui lui fit un petit signe de tête. — Oui, cela pourrait m'aider. Jean-Paul Dartigues se retourna vers le directeur. — Demain je soumettrai au vote de l'Assemblée ma loi de réforme de santé pénale. Cette loi prévoit un large programme d'essais thérapeutiques auprès d'une population de détenus de haute sécurité, en commençant par Franck Corsa. Restera alors à trouver le laboratoire pour étudier son cerveau. — Pourquoi n'essaieriez-vous pas Neuroland ? proposa Maria. Je connais un chercheur qui y travaille. Il nous ouvrira les portes de cet établissement. Et c'est certainement un des meilleurs endroits pour réaliser votre projet. Dartigues planta ses yeux dans ceux du directeur de la prison. — Alors, vous nous le livrez, ce Corsa ? De l'avis du directeur, tout cela n'était qu'élucubrations électoralistes ou sornettes de scientifiques. Un type comme Corsa devait passer sa vie derrière les barreaux, un point c'est tout. Il fallait placer cette question sur un plan juridique. — Vous venez de dire qu'il y aurait réforme de la loi de santé pénale, se borna-t-il à répondre. Et un programme thérapeutique derrière tout ça. C'est bien cela ? — Tout à fait, répondit Dartigues. — En tant que directeur d'établissement pénitentiaire, je reçois mes directives du ministre. Par conséquent, si votre loi est votée, je l'appliquerai. Dartigues se leva, un sourire politicien sur le visage. — Je vous remercie, monsieur le directeur. C'est exactement ce que je voulais entendre.

Le château s'est endormi. Le silence règne au fond de la vallée. Je suis seul dans ma chambre, tout en haut sous les combles. Avec mon petit frère qui dort dans son berceau. La demeure immense est perdue au milieu de la montagne, dans une forêt de hêtres et de sapins. Ses grands colombages s'élèvent entre les frondaisons, jusqu'au toit pentu, percé de chiens assis. J'y suis né. J'y mourrai peut-être. Je ne connais rien du monde extérieur. Je vis seul dans ce manoir avec ma mère et mon petit frère qui ne marche pas encore. Mon père est toujours en voyage. Je regarde l'horloge sur le mur, les aiguilles tournent lentement dans la pénombre. Quand minuit sonnera, je me lèverai, sortirai de ma chambre et partirai en quête de nourriture. Maman est dans une chambre à l'autre bout du château. Aujourd'hui, elle n'a pas préparé à manger. J'ignore ce qu'elle fait pendant toutes ces heures, je n'ose pas m'approcher du couloir immense d'où monte en permanence le bruit du téléviseur. Alors, j'endure la faim. Mais, à la nuit tombée, je me mets à la recherche d'un quignon de pain ou d'un morceau de sucre à croquer. D'abord, j'évite de réveiller le bébé. Puis je glisse sur les lames du plancher, survole le couloir, dévale les escaliers de marbre, évitant soigneusement le grand escalier de chêne qui craque et trahit mon passage. Je traverse la lingerie, ouvre le placard à provisions de la cuisine. Tablettes de chocolat, abricots secs, pain de mie. Je fourre dans ma bouche ce qui peut y entrer et dans les poches de mon pyjama une ration supplémentaire. Et je m'envole vers les étages. Je me glisse sous ma couette. Et j'attends, inquiet. Antonio se met à gémir. Cela arrive de plus en plus souvent. Je ne sais pas pourquoi. Mais je n'aime pas cela. Mon corps a acquis des réflexes. Dès que le bébé commence à crier, mes muscles se tendent, mon cœur se met à battre plus vite, et je sens une peur indicible m'envahir. Le claquement de la porte, à l'autre bout du château, me fait sursauter. Au bout de quelques secondes des pas approchent, sonores et pesants. Je les entends qui montent l'escalier. Puis traversent le couloir. Finalement une main se pose sur la poignée de la porte de ma chambre. Elle est là. Avec sa face rougie, ses yeux injectés de sang et son souffle rauque. Elle dégage une odeur forte et hurle : — Franck ! Tu as encore réveillé ton frère ! Instinctivement, je recule au fond de mon lit. Je sais que c'est inutile. Déjà elle lève la cravache et frappe. Je sens la morsure du cuir sur ma chair. Mais ce n'est que le début. Elle retourne le fouet pour me frapper avec le manche. Mes tibias, mes côtes et mes fémurs encaissent les coups. L'un d'eux, plus puissant que les autres, me fait presque éclater le poignet. Je pousse un cri aigu et me roule en boule sous la couette. Dans son petit lit, Antonio crie plus fort encore. Ma mère se retourne, se dirige vers le placard au-dessus du berceau et y trouve le biberon et un paquet de céréales. — Tu veux manger, sale gosse ? Elle verse deux cuillerées de céréales, ajoute du lait et flanque le tout au micro-ondes. — Putain, tu vas me foutre la paix un moment dans ma vie..., maugrée-t-elle. Elle fourre la tétine dans la bouche d'Antonio. Pendant que le petit boit, elle se tourne vers moi : — Si tu me le réveilles encore, tu vas morfler. Elle s'en va en faisant trembler le sol. La porte claque et c'est le silence. Plusieurs minutes, je reste sans bouger. Puis je me lève. Je dois me déshabiller. Sinon, les habits vont coller à mes plaies. Dans le miroir de la salle de bains, j'observe les dégâts. La cravache laisse des marques rouges ou violettes qui mettront des jours à disparaître. Le manche, lui, provoque des ecchymoses noires qui persistent pendant des semaines. Il me faut monter sur un tabouret sur la pointe des pieds pour ouvrir le placard et y prendre un gant de toilette. L'eau froide fait mal d'abord, mais apaise ensuite. Il faut cicatriser. Puis j'enfile de nouveau mon pyjama. Minuit et demi. Peut-être vais-je pouvoir dormir. Mais mon cœur bat la chamade. Je dois apprendre à rester plus calme. À murer mes émotions. Mais voilà qu'Antonio se remet à remuer... Je pensais pourtant qu'elle lui avait donné assez à manger... On dirait qu'il a des coliques. Il y a peut-être quelque chose dans ce lait qui lui donne mal au ventre ? Je me lève et m'approche de son berceau. L'enfant se met à pleurer. — Chut... Toni, je t'en supplie, ne pleure plus. Il me regarde de ses yeux pleins de larmes. Et déjà je sursaute en entendant la porte qui claque, plus fort encore que tout à l'heure. De nouveau les pas résonnent dans l'escalier. Encore une fois j'entends le souffle haletant de ma mère dans le couloir. Je me réfugie dans mon

lit comme un animal affolé. La porte s'ouvre sur sa face déformée par la rage. — Je t'avais prévenu ! crie-t-elle. Le manche de la cravache s'abat sur mes membres déjà marqués d'hématomes. J'ai le sentiment que je vais mourir. C'est une certitude ancrée dans mon corps. Un jour, ces coups me tueront. Mais c'est encore Antonio qui me sauve. Ses cris détournent ma mère de sa rage destructrice, et elle se jette sur le biberon. Comme hébétée, elle puise à larges cuillérées dans le paquet de céréales. Je compte les cuillères. Une, deux, trois. Elle force la dose. Pour faire dormir le marmot. L'enfant avale aussi bien qu'il peut. Mais à peine a-t-elle retiré la tétine qu'un cri lui vrille les oreilles. Le bébé hurle de douleur, les entrailles tordues par ce brouet qu'elle lui administre de force. Alors elle se met à hurler aussi, à deux doigts de son visage : — Tu as décidé de me pourrir la vie, c'est ça, tu as décidé de me pourrir la vie !? Rouge de fureur, elle attrape un oreiller et le plaque sur le visage de l'enfant. — Ah ! Tu gueules moins, hein ! Toni gigote sous l'oreiller, jusqu'au moment où elle soulève le coussin. Pendant un bref instant, il cherche sa respiration, bouche grande ouverte. Puis, tel un flot libéré par des vannes brusquement ouvertes, il pousse un braillement plus strident encore. Valéria le contemple, hagarde, puis recommence à verser des cuillères de céréales dans le biberon. Mon regard ne cesse d'aller de l'oreiller à l'enfant, de l'enfant au biberon, du biberon aux céréales, des céréales à l'oreiller. Oreiller, enfant, biberon, céréales. Oreiller, enfant, biberon, céréales... C'est une équation. Je comprends que de cette équation va dépendre ma survie.

Jean-Paul Dartigues consulta une dernière fois ses notes. Pendant que les rangs de l'Assemblée nationale se remplissaient, il se leva et alla serrer la main du représentant des parlementaires de la gauche. Les débats seraient retransmis sur les écrans dans les couloirs pour les visiteurs extérieurs à l'hémicycle. Dartigues avait ainsi invité ses collègues Philippe Duvernet et Robert Broca à suivre la séance sur les bancs extérieurs, ainsi que Maria et Olga Youchkine. Il était tendu. Sur le papier, la loi avait peu de chances de passer. Solange Muscinet, la présidente du groupe de la majorité, avait été claire avec lui. Cette réforme allait contre les principes des parlementaires de la droite. Mais il pensait avoir quelques atouts dans sa manche. Le président de l'Assemblée monta au pupitre et annonça l'ordre du jour. — Le député Dartigues va à présent défendre sa proposition de loi sur la réforme du système de santé pénale. Jean-Paul plia son papier entre ses doigts, s'installa derrière le pupitre et ajusta les deux micros pour que sa voix porte. — Mesdames et messieurs les députés, comme vous le savez, les prisons sont engorgées, et le taux de criminalité ne régresse pas. Aujourd'hui, les statistiques sont accablantes. Sur cent détenus condamnés pour meurtre avec actes de barbarie, viol et enlèvement d'enfants ou séquestration, soixante-quatre récidivent dans l'année qui suit leur libération. Ces personnes sont toutes, sans exception, ce qu'on appelle des psychopathes violents. Des malades incapables d'intégrer les lois de la société et mus par des pulsions agressives qu'ils n'arrivent pas à contrôler. Pour l'instant, aucune protestation ne s'élevait. Les bancs de la droite restaient étonnamment calmes. Dartigues continua. — Vous avez reçu le rapport de la commission de santé pénale sur l'état de ces populations de détenus. Vous savez donc que la remise en liberté de ces criminels est un non-sens si elle ne s'accompagne pas d'une prise en charge adéquate. Or, aujourd'hui, aucune prise en charge thérapeutique ne fonctionne vraiment. Toujours rien. Le moment critique arrivait. — Il faut changer cela, dit-il. Nous devons comprendre ce que ces malades mentaux ont dans la tête. De premières exclamations s'élevèrent. — Pourquoi pas les mettre sur un divan pour qu'ils nous racontent leur enfance ? cria un membre de la majorité. — Nous avons mieux que cela, rétorqua Dartigues. Aujourd'hui, les neurosciences permettent d'observer l'intérieur du cerveau. Nous savons que les psychopathes ont un cerveau différent. Il s'agit de lever le voile sur ces différences. — Et puis quoi encore ! glapit Solange Muscinet. Ce sont des criminels ! Qu'ils restent en prison ! C'est pour ce genre de monstres que la perpétuité réelle existe. Ainsi, pas de risque qu'ils représentent un danger pour la population. — Bien dit ! Une partie de l'hémicycle applaudit. Dartigues ravala sa salive. La partie était mal engagée. À l'extérieur de la salle, Maria, Olga, Philippe Duvernet et Robert Broca suivaient les débats sur les écrans installés dans les couloirs. — Dartigues reste trop collé à ses chiffres, pesta Duvernet. Il va se faire démonter. Robert Broca secoua la tête de dépit. — Il faut absolument qu'il amène le débat sur le terrain scientifique. Dans la salle, Jean-Paul Dartigues posa les mains de chaque côté de son pupitre, la tête rentrée dans les épaules. Quelques minutes, il attendit que l'orage passe. Puis il décida de lâcher sa bombe. — Nous pouvons guérir ces criminels, lança-t-il. Un silence de plomb s'abattit sur l'auditoire. Dartigues poursuivit. — Nous pouvons les guérir en transformant leur cerveau. Les moyens existent. Ce sont des moyens techniques et scientifiques. On peut par exemple utiliser des cellules souches pour réparer les zones endommagées de leur cerveau. Cette technique est déjà employée avec un certain succès chez des malades de Parkinson. Si nous voulons opérer de la même manière chez des psychopathes récidivistes, il s'agira dans un premier temps de localiser leurs anomalies cérébrales de façon précise, puis d'y injecter des cellules souches réparatrices. Des voix s'élevèrent des rangs de l'extrême gauche. — Espèce de nazi, pourquoi pas les lobotomiser ? Dartigues continua sans se démonter.

— C'est une chance unique qui s'offre à nous. Notre société peut aujourd'hui se donner une mission noble et relever un défi formidable : comprendre où se trouvent les origines du mal. À l'heure qu'il est, notre pays peut se porter à l'avant-garde des recherches mondiales dans ce domaine ! En mobilisant ses meilleurs centres de recherche, il peut découvrir ce qui se passe dans la tête des plus grands criminels, et les guérir. Dartigues constata que ses paroles produisaient un effet. Les regards étaient rivés sur lui. C'était le moment d'en profiter. — Cette mission nous élèvera aux yeux de l'opinion internationale, continua-t-il. Nous serons le pays qui change le criminel en malade, et le détenu en patient. Le pays qui soignera des pathologies au lieu de punir des délits. Le pays qui remplira des hôpitaux et videra des prisons. Cette fois, un frisson de sidération et d'incrédulité parcourait la salle. — Car si le mal a une base cérébrale, continua Dartigues, il s'agira de corriger ce défaut par les moyens de la biologie. Et pour cela nous devons percer ce mystère chez le pire criminel que nous connaissons. Celui qui est aujourd'hui reconnu par tous comme l'incarnation du mal. Car si l'opération est possible avec lui, elle pourra forcément être étendue chez tous les prisonniers de France ! Un seul nom vint à tous les esprits. — Franck Corsa, dit Jean-Paul Dartigues, a ébranlé les fondements de notre système judiciaire en semant la ruine et la désolation autour de lui. Il a manipulé les plus hautes instances du pouvoir, violé et tué sous les formes les plus affreuses, c'est à ce jour le plus grand psychopathe de France. C'est lui qui doit entrer le premier dans la machine qu'il a inventée, pour que nous puissions savoir où loge le mal dans ses neurones et comment le combattre ! Des murmures montèrent de l'assistance. La présidente du groupe majoritaire secoua la tête, entre amusement et consternation. — Il vient de s'enterrer politiquement. À la sortie du Palais-Bourbon, la presse était massée le long des grilles. Une meute de journalistes se précipita en apercevant la chevelure blonde de Maria. — Que pensez-vous de la proposition du député Dartigues ? demanda l'un d'entre eux. Franck Corsa ne devrait-il pas plutôt purger sa peine comme tout criminel ? Mérite-t-il qu'on s'intéresse autant à lui ? Olga s'interposa entre Maria et les journalistes. — Ma patiente ne souhaite pas s'exprimer sur ce sujet, dit-elle. Le débat parlementaire va durer un certain temps et elle ne veut pas l'influencer. Mais nous serions heureuses que l'exemple de Franck Corsa aide le pays à réfléchir au sort des psychopathes qui sont et restent une menace pour tous. — Maria, allez-vous supporter que Corsa devienne un patient pour des études médicales ? À votre avis, Corsa est-il malade, ou est-il intrinsèquement mauvais ? — Maria serait favorable à ces expérimentations, répondit Olga. Cela lui permettrait sans doute de mieux comprendre ce qui se passe dans la tête de son agresseur, et de pouvoir tourner la page. Malgré les efforts d'Olga pour protéger la jeune femme, la forêt de micros se resserra autour d'elle. — Combien de fois Corsa vous a-t-il violée ? Maria devint livide. Olga lui prit la main et l'entraîna dans son sillage, se frayant un chemin à travers la foule. Elles s'engouffrèrent dans une berline aux vitres teintées.

Sur l'écran plat du bureau du président Dejaby, les images de la séance à l'Assemblée défilèrent pour la deuxième fois. Le président se tourna vers son ministre de l'Intérieur, Michel Levareux, assis dans un fauteuil devant son bureau. — Ce député est fou, dit-il. Comment peut-il s'imaginer que l'opinion acceptera un tel projet ? — Il est pourtant vrai que les gens attendent des mesures concrètes pour rétablir la sécurité après les attentats de début d'année, répondit Michel Levareux. Moi, j'aime bien la position de ce député. — Pardon ? — Oui, quand il dit que Corsa est le mal incarné. — Et pourquoi cela ? Levareux rajusta sa position sur sa chaise et prit un air pénétré. — Cela pourrait focaliser l'attention du public sur lui. Ce ne serait pas mauvais que les Français croient que c'est le cerveau malade de cet individu qui a provoqué le scandale Transparence, plutôt qu'ils se demandent avec trop d'insistance quel a été notre rôle dans cette affaire. — Notre rôle ? Mais c'est toi, Michel, qui as foiré sur ce coup, et toi seul ! — Disons plutôt que Corsa nous a doublés. Mais souvenez-vous que Maria Svetkova a promis qu'elle n'hésiterait pas à vous impliquer, le cas échéant, au moyen de ses contacts dans la presse étrangère. Dejaby se leva pour aller faire les cent pas devant les hautes fenêtres de son bureau. — Bon, d'accord, essayons de focaliser l'attention de l'opinion sur ce Corsa. Que prévoit la loi proposée par le député Dartigues ? — Dans un premier temps, Corsa subirait des examens au centre de recherche sur le cerveau Neuroland, dit-il. L'idée étant de comprendre ce qui cloche dans son crâne. Quelle anomalie, quelle malformation, peut expliquer une telle puissance nuisible et un tel désir de faire souffrir. Ensuite, il y a cette histoire de réparation corticale. — Réparation comment ? — Corticale. J'ai lu ça dans le rapport. Une histoire de « thérapie cellulaire ». On injecte des cellules souches dans le cerveau pour qu'elles poussent comme du frais gazon et reforment les connexions défaillantes. — Et tu y crois, toi ? — Le dossier comporte une liste de travaux réputés, réalisés par plusieurs laboratoires en Europe et aux États-Unis. En somme, cela veut dire que si le mal profond qui habite Corsa est dû à des connexions cérébrales défectueuses, injecter des cellules souches au bon endroit permettra de les reconnecter. L'enjeu est de guérir les psychopathes. Dejaby avait du mal à y croire. L'idée que le bien et le mal soient créés par des connexions entre neurones lui paraissait délirante. Quant à les modifier en injectant des cellules souches dans son cerveau... C'était de la science-fiction. — Tout cela est contresigné par un certain nombre d'experts, certifia pourtant Levareux. Et j'ajoute que Maria Svetkova est partante. C'est elle, le témoignage vivant du mal profond qui habite Corsa. — Dans ce cas, elle doit être opposée à ce qu'on le soigne. — Figurez-vous qu'elle cherche au contraire à comprendre comment il est arrivé à commettre de telles atrocités. Après avoir dénoncé ses forfaits avec un courage héroïque, voilà qu'elle préfère la lumière à l'ombre, la réparation au châtiment. Les gens vont la suivre, c'est sûr. C'est une chance pour nous. Nous devrions nous associer à elle. — N'est-elle pas accompagnée par une sorte de psy ? — Olga Youchkine, une Russe également. Elle a suivi Maria tout au long du martyre que lui a fait endurer Corsa. Elle a commencé une thérapie, et apparemment les dégâts sont profonds. Dans la déposition qu'elle livre au sein de ce rapport, cette thérapeute dit vouloir comprendre la source du mal dans Corsa, persuadée que sa patiente en a besoin pour guérir. — Allons, voilà que des psys s'en mêlent, soupira Dejaby. Les cellules souches, ce n'est pas une mince affaire. Il faudra faire voter une loi de bioéthique. Hum... En tout état de cause, si nous appuyons le projet de loi de ce député, il faudrait savoir ce que cela peut nous rapporter. En ce moment, j'ai assez de problèmes avec le coût de la campagne. Un voyant lumineux s'alluma dans l'esprit de Levareux. Le président n'évoquait jamais la campagne électorale sans arrière-pensée. C'était son principal souci. Il y pensait jour et nuit. Tout le reste passait au second plan. Il fallait saisir la balle au bond.

— Imaginons, dit Levareux en pensant tout haut, que cette loi puisse nous rapporter des fonds pour la campagne : mériterait-elle alors d'être appuyée ? Dejaby sourit. Levareux ne s'attendait pas à ce que le président approuve ouvertement une proposition comme celle-ci. Mais ce sourire disait tout. Vas-y Michel. Si cette loi remplit les caisses de ma campagne, fais-la voter. Dès qu'il sortit du bureau, Levareux appela Solange Muscinet pour qu'elle donne ses consignes de vote à la majorité. La loi devait passer.

La sueur tombait à grosses gouttes dans les yeux de Vincent et l'empêchait de voir distinctement son adversaire. Le démon qui virevoltait sur le tatami était un nouveau à Neuroland. Une trentaine d'années, vigoureux, les cheveux courts noirs et très frisés, il avait un accent italien et rebondissait comme s'il faisait de la corde à sauter, semblant prendre un certain plaisir à détruire son adversaire dans les règles de l'art. On sentait qu'il avait déjà fait de la boxe par le passé. Avec une facilité déconcertante, il décocha à Vincent un coup de pied latéral qui vint s'écraser sur ses côtes. À bout de souffle, Vincent tenta de rester debout mais renonça à riposter. L'Italien amorça alors un retourné. Vincent essaya de parer, mais, au lieu de le frapper, le type fit une sorte de moulinet très rapide qui se termina par un coup de karaté en plein front de son adversaire. Celui-ci tomba en arrière et ressentit aussitôt une douleur dans la colonne vertébrale. — Stop ! cria le prof. On va travailler les rotations du bassin. Formez deux files, une sur la gauche et l'autre sur la droite, ceux de gauche en parade, les autres à l'attaque en fouetté latéral. C'est parti. Vincent essaya de se placer en bout de file pour pouvoir reprendre son souffle. Mais l'Italien frisé s'était mis lui aussi en queue de peloton. Ils se retrouvèrent de nouveau face à face. Vincent se concentra de son mieux. L'Italien approchait, reculait, lançait une feinte de coup de pied latéral, puis de nouveau son espèce de moulinet, et d'un seul coup ce mouvement des épaules qui faisait comme une arabesque un peu maniérée, et qui envoya son poing dans la tempe de Vincent. — Qu'est-ce que tu nous fais, Carlo ? dit le prof. C'est du Viet Vo Dao, ça, pas de la boxe française. — Oh, pardon, répondit le frisé. Je recommence. Cette fois, ce fut un coup de pied de boxe française. Un vrai. Vincent valsa dans les airs. Sa colonne le faisait souffrir. Il espérait qu'il n'aurait pas de lésion. Il avait aussi une ecchymose sur la tempe, qu'il examina en entrant dans les douches. Carlo vint le voir dans les vestiaires. — Tu es trop tendu, lui dit-il. Tu dois être plus serein. C'est une question d'attitude. Les arts martiaux, c'est très mental. Tu sais ce qui te manque à toi ? La respiration. Vincent renonça à entrer dans de grands débats. L'ecchymose n'avait pas fière allure. Carlo alla faire un tour vers les casiers du vestiaire. Une barre de tractions était installée dans un cadre de porte. Une serviette autour de la taille, il en fit une série, enchaînant dix développés. On voyait les muscles de son dos jouer dans la lumière des plafonniers. Il se laissa retomber et se dirigea de nouveau vers Vincent. — Tu bosses où, au fait ? — Au département de neurosciences fondamentales, répondit Vincent. L'autre sembla le jauger, la tête inclinée de côté. Puis il s'assit en tailleur, ferma les yeux et prit une grande inspiration. Son diaphragme s'abaissa, et de l'air sous pression siffla entre ses lèvres. Il recommença, de plus en plus vite. Le bas de son ventre oscillait comme une sorte de piston, accumulant une énergie presque palpable. Finalement, il se vida comme un ballon de baudruche, puis rouvrit les yeux. — Ça s'appelle la respiration de feu, dit-il. Bon, on sera peut-être amenés à se revoir, je viens d'arriver en post-doc au département de neurosophie. — Neuro-quoi ? — Neurosophie. Tu sais, les gens qui réfléchissent sur les neurosciences ? Car c'est bien beau de faire des recherches, encore faut-il en comprendre le sens. — Je crois que les chercheurs le font, dit Vincent. — Ah bon ? Prends ceux qui travaillent sur le code neural, la fameuse formule qui est censée relier les neurones et la pensée. Crois-tu qu'ils se soient d'abord demandé ce qu'est la pensée, au-delà de l'approche intuitive que nous en avons ? Il faut une réflexion philosophique là-dessus. Sinon, on va droit dans le mur. Capito ? Manifestement, cet hurluberlu ne savait pas que Vincent était le découvreur même du code neural. Il ne résista pas à l'envie de le remettre à sa place. — Le seul problème, c'est que si les philosophes pouvaient nous renseigner là-dessus, ils l'auraient fait depuis trois mille ans. Et, pour l'instant, rien n'en est sorti. Tu ne crois pas qu'il serait temps de passer la main à ceux qui savent de quoi ils parlent ? Ceux qui étudient des faits, et non de

simples idées ? L'autre eut un haussement d'épaules. — Comprendre le réel sans l'esprit est une illusion. Regarde-toi : tu veux te battre mais tu n'as pas le mental. Résultat... au tapis. Le regard qu'il lui lança était éloquent. Il s'y mêlait un mélange d'amusement et de condescendance. — Si tu oublies l'esprit, tu oublies la respiration, tu oublies le cœur. Never forget, amigo ! Carlo fit sortir un nuage de déodorant de sa bonbonne et en parfuma ses aisselles. Il enfila un T-shirt moulant blanc, genre débardeur, avec un portrait colorisé de Platon, façon Andy Warhol, comme les Joconde ou les Marilyn Monroe en sérigraphie. Puis il se passa du gel sur les tempes et jeta son sac de sport sur son épaule. — Détends-toi, dit-il, ce n'est qu'un cours de boxe. Vincent le regarda s'éloigner. Il avait mal au dos, à la hanche et au front. Ce n'était peut-être pas une très bonne idée de faire de la boxe au club de Neuroland. Après s'être douché, Vincent se dirigea vers le réfectoire. Il avait du retard dans ses expérimentations de l'après-midi. Il avala un steak-frites suivi d'une compote et d'un café, avant de prendre le chemin de la salle d'IRM. Il s'installa dans le local de contrôle et consulta ses notes. Son assistante arriva quelques minutes plus tard et lui présenta un des volontaires sélectionnés pour la manip du jour. C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, en licence de psychologie cognitive à l'université Paris-VI. — Installez-vous, lui dit Vincent. Une fois dans l'IRM, vous mettrez un casque audio sur vos oreilles et entendrez une liste de mots se référant à des objets, des lieux ou des personnes. À chacun de ces mots il vous faudra penser à l'objet en question. La machine photographiera alors l'activité de votre cerveau. Dès que vous sentez que votre pensée s'éloigne de cet objet, appuyez sur ce bouton. OK ? Le jeune haussa les épaules. — Pas de problème. Vincent jugea utile de l'avertir. — Ne croyez pas qu'il soit aisé de penser longtemps à la même chose. Notre pensée finit toujours par dévier au bout de quelques secondes. C'est dû à la fatigue des réseaux de neurones qui la génèrent. — Waouh ! j'ai hâte de voir ce que ça donne... — Juliette, est-ce que tous les papiers sont en ordre ? — Oui, monsieur Carat, répondit l'assistante. J'ai aussi vérifié qu'il ne porte aucun objet métallique sur lui. Vincent retourna dans la cabine de contrôle et commanda la banquette coulissante depuis le tableau de bord. Il étala sa liste de mots-concepts et brancha l'interphone communiquant avec la personne dans l'IRM. Il commença à les égrener. — « Ours », « bicyclette », « palmier ». L'activité cérébrale du patient s'affichait en même temps. Une constellation de points et de filaments évoquaient quelque chose comme la Voie lactée dans le ciel d'été. La constellation changeait chaque fois que Vincent annonçait un nouveau mot. Signe que les pensées du cobaye se réorganisaient au fil de l'exercice. — « Plage », dit Vincent. Il laissa planer un silence, en observant l'écran. Une nouvelle constellation de points lumineux était apparue dans le cerveau du jeune homme. Au bout de quelques secondes, Vincent vit qu'elle se désagrégeait. Ses contours s'estompaient, et d'autres points s'allumaient à sa périphérie. La représentation mentale perdait sa structure. — Vous êtes en train de penser à autre chose, dit Vincent. — Oups ! fit l'étudiant. C'est vrai... Il appuya sur le bouton et un signal sonore retentit. — Il fallait appuyer sur le bouton au moment où vous sentiez que vous commenciez à penser à autre chose qu'une plage. Concentrez-vous mieux. Vincent termina l'expérience. Soixante items traités avec ce cobaye. Soixante associations reliant chaque fois un groupe de neurones et une pensée. Il avait pour l'instant testé trente étudiants, ce qui lui fournissait une « grammaire neuronale » de presque 1 800 mots-concepts. Il fallait continuer à accumuler de telles données pour établir un début de code pensées-neurones. — Pourquoi est-ce si important que j'appuie sur le bouton dès que je me sens dériver de la pensée cible ? demanda l'étudiant en sortant du scanner. — Cette disposition est inscrite dans la charte éthique du centre Neuroland, lui répondit Vincent. Nous n'avons pas le droit d'observer des pensées spontanées des individus, qui pourraient refléter leur vie personnelle. Nous devons nous contenter d'observer l'activité provoquée par des stimuli externes, qui seront toujours les mêmes pour toutes les personnes testées. L'étudiant se frotta la tête. — Ah, bon... — C'est pour cela que vous devez être vigilant si vous sentez que vous déviez de la pensée cible pour vous orienter vers votre flux personnel. Car nous pourrions alors avoir accès à votre psyché. Un sourire se dessina sur le visage du jeune. — Sans blague !? — Avec tous les codes pensées-neurones que j'ai obtenus depuis trois mois, je pourrais deviner à quoi vous songez, rien qu'en observant votre cerveau. Et même savoir quelles émotions vous ressentez, et comment tout cela se raccorde à vos souvenirs. — Cool ! — Non, pas cool du tout. Mon assistante va vous raccompagner. Elle vous remettra tous les documents contenant les détails administratifs nécessaires à votre rétribution. — Attendez, vous voulez dire que vous pourriez aussi filmer mes rêves ? — C'est une possibilité. Mais ce n'est pas l'objectif poursuivi. — Vous êtes sûr ? Dites, vous pourriez faire fortune avec un truc pareil... Vincent fit signe à son assistante de reconduire le patient vers la sortie. Il quitta la pièce d'expérimentation, retira sa blouse et rejoignit son bureau.

Il travailla encore une heure sur les données de neuroimagerie. En incluant les données préliminaires, son fichier contenait maintenant 1 879 correspondances entre une représentation mentale et un réseau de neurones. À terme, sa méthode pourrait servir à explorer absolument toutes les dimensions de l'expérience humaine. L'heure était venue de son rendez-vous habituel de travail avec Xavier Le Cret. Il trouva son patron en pleine conversation avec un jeune homme qui lui tournait le dos. — Entrez, Carat, dit Le Cret, nous parlions justement de vous. L'interlocuteur de Le Cret se retourna. Vincent eut un temps d'arrêt. C'était le frisé de la boxe. — Tiens ! Notre blessé..., dit Carlo. — Vous vous connaissez donc ? demanda Xavier Le Cret. — Nous avons échangé quelques directs à la salle de sport, expliqua l'Italien. Je devrais plutôt dire qu'il en a encaissé quelques-uns. — Je viens vous parler du code, dit Vincent. — Merveilleux, répondit Le Cret. Savez-vous, Carlo, que Vincent est le codécouvreur du code neural ? L'Italien parut surpris. — Il a donné un formalisme extraordinaire à nos courbes biphasiques sur la diffusion de l'eau dans les neurones activés lors de l'activité cognitive, précisa Le Cret. Carlo cherchait visiblement un moyen de reprendre le dessus. Il se tourna vers Vincent et lui lança : — Êtes-vous moniste ou dualiste ? Xavier Le Cret se mit à rire. — Le langage de ce garçon est désarmant, n'est-ce pas ? Cela nous fera du bien, Carat, vous verrez, cela vous fera du bien aussi. — Je vous laisse, dit l'Italien. Vous avez sûrement des choses à vous dire. Les deux hommes prirent place dans les grands fauteuils autour de la table basse du bureau. — Carlo est un post-doc fraîchement arrivé de Los Angeles, dit Le Cret. Il a publié une série d'articles très reconnus sur la neuro..., la neuro... neur... — La neurosophie, compléta Vincent. — Eh bien ! Je vois que vous connaissez. Carlo travaillera sur vos dossiers. Il essaiera de mettre vos découvertes scientifiques en perspective. — En perspective ? — Eh oui, Vincent. Vous êtes en train de prouver que les pensées et nos neurones sont une seule et même réalité. Il faut prendre la mesure de ce que cela signifie sur le plan philosophique. C'est une vision mono... mono... — Moniste. — Oui, c'est cela. Alors, où en sommes-nous de nos expériences, Vincent ? Vincent lui exposa sa grammaire de l'esprit. Le Cret considéra les données avec attention. — C'est bien..., finit-il par dire. Il y a de quoi faire un article dans Nature. Et probablement un autre, juste après, dans Science. Nous devrons boucler un programme de quatre publications avant la fin de l'année. Je vais vous affecter un stagiaire pour traiter les données. Maintenant, il faut que vous réfléchissiez à un article fondateur sur le lien entre molécules et pensée. Ce sera la vraie révolution conceptuelle de notre siècle. Je dois soumettre dans un mois la liste de nos publications au comité Nobel. Nous avons de bonnes chances, Vincent. Je veux dire, dès cette année. Vincent ouvrit de grands yeux. — Le Nobel ? — Nous sommes à la veille d'une avancée majeure, Carat. Quand les communiqués de presse vont sortir, ça va faire grand bruit. Les philosophes vont tous vouloir commenter l'événement. Nous aurons probablement le diocèse de Paris sur le dos, et si l'affaire prend de l'ampleur, le Vatican va forcément se fendre d'un communiqué. Nous sommes en train de prouver que l'être humain n'est qu'un tas de neurones. Un tas de neurones certes complexe, mais au bout du compte tout de même une combinaison de lipides, de protides et d'eau. Et que l'esprit est produit par cette combinaison. — Vous en doutiez ? — Heu... non, bien sûr. — Le travail que vous me demandez est considérable. Il va me falloir plus de moyens. Vous avez pensé à me nommer chef de département ? — Bien sûr, rétorqua Le Cret. Mais chaque chose en son temps. Vous êtes thésard, vous avez vingt-deux ans. Pour être chef de département, il faut au moins quatre publications de premier plan. Et pour l'instant, malgré votre potentiel et vos qualités que je suis le premier à louer, vous n'en avez aucune. — J'ai tout de même découvert l'équation de l'esprit, si je puis me permettre. Ce sont vos propres termes. — C'est vrai. Ce que je veux dire, c'est que pour une admission au CNRS, au CEA ou à l'Inserm, cela représente zéro publication. Et je ne vous cache pas qu'il me faut un directeur de département de neurosciences fondamentales. Carlo, le jeune homme que vous venez de voir, a déjà cinq grandes publications à son actif. Vincent hoqueta de surprise. — Vous plaisantez, il sait à peine ce qu'est un neurone ! — Détrompez-vous. Il a fait une thèse en éthique des neurosciences, avec un module de neurobiologie cellulaire. Et il est docteur en philosophie de l'université Harvard. Un obscur pressentiment étreignit Vincent. — Vous voulez réellement nommer ce charlatan chef de département ? — D'abord, ce n'est pas un charlatan. Ensuite, je ne le nommerai probablement pas chef de département, parce que vous aurez entre-temps réussi à publier ces quatre articles majeurs dans de grandes revues. Et, d'ici là, nous aurons peut-être obtenu le prix Nobel. OK ? Vincent resta songeur. Le prix Nobel... À vingt-deux ans ? Le plus jeune lauréat de ce prix était un Australien de vingt-cinq ans et il avait décroché la palme en 1915. — Vous m'écoutez quand je vous parle ? le héla Le Cret. Mettez les bouchées doubles sur le code neural, et dans quelques mois je pourrai enfin vous offrir cette situation que vous méritez. Je serais vraiment embêté de devoir la donner à ce jeune pour des raisons purement administratives. Cela dit, il ne se débrouillerait sans doute pas si mal.

Vincent se leva. Le prix Nobel. Il est évident que ça simplifierait pas mal de choses. S'il accédait à ce niveau de reconnaissance mondiale, il est clair que Carlo ne pourrait pas lui disputer le poste de directeur du département de neurosciences.

— Descendez de la voiture, monsieur. — Qu'est-ce qui se passe ? — J'ai besoin que vous descendiez de la voiture. Le conducteur ouvre sa portière, descend de son véhicule, regarde ce que tient l'homme dans sa main droite, une sorte d'embout métallique relié à un tuyau en caoutchouc. — Qu'est-ce que c'est que ça ? L'autre, le visage dans la lumière, un sourire étrange sur les lèvres, semble l'étudier. — Voulez-vous rester immobile un moment, s'il vous plaît ? Le conducteur, étonné, observe la main de l'homme qui, avec un geste délicat, approche l'embout métallique de son front. À ce moment un bruit sourd retentit et un projectile propulsé par l'embout métallique traverse le front de l'homme qui s'effondre. L'autre laisse voir une bonbonne d'air comprimé qui envoie dans le cerveau de ses victimes un poinçon mortel. — Tu as aimé ? demanda Maria en prenant le bras de Vincent à la sortie du cinéma. — Je trouve cette histoire glaçante. Surtout l'assassin, le fou. — J'espère que cela n'a pas été trop dur pour toi. Que dirais-tu d'aller boire un verre ? Ils s'assirent au bar du Tex Mex juste à côté des cinémas. Vincent commanda une bière, elle prit une margarita. — J'ai été étonné que tu m'emmènes voir ce film, dit Vincent. Pour un film des frères Coen, il est très violent. — Je voulais savoir si la description du psychopathe était aussi juste qu'on le dit. Sincèrement, qu'en penses-tu ? — Elle est réussie ! Cet assassin, cet Anton Chigurh, n'a pas d'empathie. Il tue sans émotion. Ou alors, avec un plaisir discret. Il semble ne pas comprendre ce que ses actes ont d'horrible. Tu as vu comment il a imposé sa volonté à ce pauvre type dans sa voiture ? Ça aussi, c'est une caractéristique du psychopathe : l'assurance, la manipulation, le charme vénéneux ! — On pourrait soigner ce genre de gens, tu crois ? demanda Maria. — Il me semble qu'il y a des travaux qui vont dans ce sens. Maria but quelques gorgées de sa Margarita, pensive. — Je te pose cette question, Vincent, car un programme est en train d'être monté pour guérir les psychopathes. Vincent reposa sa bière sur la table. Maria enchaîna. — Une loi de bioéthique va être votée, qui va autoriser les IRM sur des détenus de haute dangerosité. Pour voir ce qui ne va pas dans leur cerveau. Et les guérir. — Les guérir ? Mais comment ? — Avec des cellules souches. Si certaines zones du cerveau sont abîmées, ou atrophiées, il serait possible de les reconstruire avec des cellules de ce type. Tu connais cette méthode, elle est appliquée avec succès dans certains cas de maladie de Parkinson. — Oui, dit Vincent, je vois... Il regarda un moment le flot des voitures qui passaient devant leur table. Une question lui vint. — Mais en quoi est-ce que cela nous concerne ? Maria se mordilla les lèvres, puis se lança : — Ce programme va être testé sur Franck. C'est sur lui qu'on a le plus de chances de voir un défaut cérébral. Il est le pire de tous. Vincent la dévisagea, interdit. — Si le défaut est clairement visible, expliqua-t-elle, on va lui injecter des cellules souches. Et espérer que son état s'améliore. — Attends un peu, l'interrompit Vincent. Tu dis « on va faire ceci », « on va faire cela », mais qui est ce « on » ? — Le député Jean-Paul Dartigues va faire voter cette loi. Un neuroanatomiste célèbre va opérer Franck. Olga va établir son suivi psychiatrique. Un avocat va prendre sa défense et essaiera de prouver que c'est son cerveau qui lui a fait commettre tous ses crimes. Cette fois, Vincent changea de ton. — Mais enfin, Maria, Franck t'a traumatisée, violée, il a essayé de te tuer ! — Je sais. Mais le problème, c'est que le mettre en prison ne m'est d'aucune aide. Je voudrais qu'il comprenne et regrette ce qu'il a fait. Alors, je pense que je serais soulagée d'un poids.

— Mon Dieu... Et tu crois que quelques nouveaux neurones implantés dans son cerveau vont lui donner des remords ? Tu crois qu'il va se réveiller de son opération en disant : « Seigneur, qu'ai-je fait ? Je suis un misérable, pardonnez-moi... » Maria baissa les yeux. — Je t'en prie, murmura-t-elle. Aide-moi. Ces examens ne peuvent être faits qu'à Neuroland. Vincent secoua la tête. — Franck doit rester en prison. C'est un criminel. Tu as demandé aux familles de ses victimes ce qu'elles penseraient s'il sortait ? Sans compter que cela encouragerait des milliers de gens à violer et à tuer impunément. — Je pensais que cela m'aiderait à aller mieux. Je pourrais enfin me donner à toi. Vincent s'adoucit. Ouvrir les portes de Neuroland à Franck Corsa ? Pourquoi pas... ? — Il y a juste un problème, dit-il. Nous n'avons pas l'argent. — Comment ça, vous n'avez pas l'argent ? Neuroland dispose pourtant de fonds colossaux. — Ils sont entièrement consacrés aux recherches sur la grammaire neuronale. Je pourrais gagner le prix Nobel avec ça. Le regard de Maria se troubla. — Tu penses au prix Nobel, alors qu'il est question de justice, de créer une meilleure société et, plus encore... de nous ? Elle se leva. — L'argent n'aurait pas été un problème, lui annonça-t-elle. Pascal Bento m'a dit que les coûts seront pris en charge par le ministère de l'Intérieur. Ainsi tu n'aurais pas été freiné dans ta conquête de notoriété. Vincent se redressa, regrettant ses mots. — Ce n'est pas ce que je voulais dire, Maria. Attends... — C'est inutile, dit-elle. Tu n'as pas compris le fond du problème. Il y a dans Franck un mal qui représente un défi pour nous tous. J'en porte la trace, certes, mais le problème dépasse ma personne. C'est justement parce que son mal est sans limites, que nous ne pouvons pas nous contenter de l'enfermer. — Mais d'où vient ce mal, à ton avis ? — C'est ce que j'aimerais savoir. J'y pense nuit et jour.

Mon père a demandé ce que c'était que l'énorme bleu sur mon poignet. Valéria lui a répondu que j'avais fait une chute dans l'escalier en jouant sur la rampe. Il a dit que je devais aller voir Caro, l'infirmière. Elle habite au village, juste après le col. Lui, mon père, n'a pas le temps de m'amener. Il doit partir pour Hambourg négocier des contrats pour son entreprise de meubles en pin des Vosges. Alors on y est allés seuls, avec maman. Quand j'ai remonté ma manche devant l'infirmière, j'ai tout de suite vu son visage effrayé. Elle m'a toujours bien aimé, Caro. Le soir, quand ça criait trop fort chez nous et qu'elle rentrait d'une visite au-delà du col, elle sonnait à la porte du manoir. Mais elle ne pouvait rien faire. Mon père est connu dans la région. Et ma mère trouve toujours moyen de répondre que je me fais mal parce que je suis un casse-cou. Mais, cette fois, l'hématome fait peur à voir. Ma mère explique à l'infirmière que j'ai voulu m'amuser sur la rampe au premier étage et que je suis tombé. Caro me demande d'expliquer plus précisément comment ça s'est passé. Je croise le regard de ma mère ; je comprends que je dois garder le silence. Alors l'infirmière me pose un pansement et me donne des anti-inflammatoires et de la pommade. — Je reviendrai changer son pansement tous les jours, dit-elle. — Ce n'est pas la peine, rétorque ma mère. Je saurai le faire moi-même. À l'expression de Caro, je comprends qu'elle n'en croit rien. Nos regards se rencontrent furtivement. Je sais qu'elle ne peut rien faire pour moi. J'ai pris ma décision. À côté de moi, Antonio dort paisiblement dans son berceau. En voyant ses petits poumons se gonfler et se vider, j'essaie d'imaginer une autre solution, mais je ne la vois pas. Je vais devoir passer à l'acte. Je dois d'abord placer le tabouret sous le placard. Je suis trop petit pour atteindre les céréales sans cela. Le tout sera d'être rapide et discret. Le paquet de céréales et le lait maternisé. Il va falloir faire vite. Les céréales ne vont pas le tuer. Elles vont juste lui donner des coliques et le faire crier longtemps, longtemps. Car une chose est sûre maintenant, si Valéria avait appuyé hier quelques secondes de plus avec l'oreiller, tout aurait été fini. Tout serait redevenu calme. Elle serait alors restée dans sa chambre, à boire et à regarder la télévision. Elle ne serait plus jamais remontée pour nous frapper. Pour ME frapper. Je dois maintenant attraper ce fichu paquet de céréales. Après quelques efforts, ça y est. Maintenant, me cacher dans l'armoire. Là, j'attends que Toni se réveille, et je n'ai pas à attendre longtemps. Il gémit, se retourne dans son berceau, commence à pousser de petits cris qui se transforment bientôt en véritables vagissements. Une minute plus tard, les pas résonnent dans l'escalier, la respiration sifflante s'approche dans le couloir, la main s'abat sur la poignée... Elle entre. Soufflante et titubante, le regard instable. Avec des gestes hésitants, elle met de l'eau à chauffer. Puis elle prend le lait maternisé et en verse la dose habituelle dans le biberon. Elle ne trouve pas le paquet de céréales. Elle jure, tape dans les portes des placards pendant que le gamin ne cesse de brailler. Puis elle repart vers la cuisine pour aller chercher un nouveau paquet de céréales. Vif comme l'éclair, je sors de ma cachette. Je n'ai que quelques secondes pour verser les cinq grosses cuillerées de céréales dans le biberon. J'entends de nouveau ses pas dans l'escalier. Je m'enferme dans mon placard et attends. Elle revient avec un paquet neuf à la main. Elle renverse des flocons partout en l'ouvrant, jure, puis commence à verser les cuillerées. Je compte : une, deux, trois cuillerées. Huit cuillerées au total. De quoi faire brailler Toni pendant des heures. Cette fois, Valéria ne le fera plus taire en appuyant cinq secondes l'oreiller sur son visage. Il faudra qu'elle insiste davantage. Dès qu'il voit le biberon, Toni se jette dessus et boit à grandes gorgées. Sa mère, ivre, parvient à peine à poser le biberon sur la table puis laisse pratiquement tomber l'enfant dans son berceau. Toni étouffe un gargouillis et se met à observer le plafond. Elle s'en va en faisant trembler le plancher de sa démarche pesante. J'attends. Une heure plus tard, le petit se réveille. Pris de crampes d'estomac. La charge que j'ai placée dans le biberon a produit son effet. À l'autre bout du château, Valéria pousse un hurlement de rage. La porte du bas claque. Ses pas résonnent comme des coups de boutoir dans l'escalier. Elle ouvre la porte en coup de vent.

— Putain de gosse de merde. Blotti dans mon armoire, je vois que ses yeux sont injectés de sang et qu'elle arrive à peine à parler. Comme une poupée ivre, elle attrape le bébé et se met à le secouer. Toni, pris de crampes d'estomac à cause des céréales, crie de plus belle. Elle le laisse tomber dans son berceau et s'en va remplir un autre biberon. Comme elle essaie de le faire boire, il refuse d'avaler et recrache le lait sur sa robe. Elle le jette encore une fois dans son lit. La tête du mioche heurte le montant du berceau. Il hurle. — Mais t'es une vraie saloperie ! Tu le fais exprès, tu veux me foutre en l'air ma soirée, hein ! Tais-toi, te dis-je ! Pour toute réponse, le gamin lui renvoie un cri en pleine figure. — Tais-toi ! hurle-t-elle plus fort. Nouveau braillement. — Tais-toi ! Tais-toi ! Alors je vois ma mère prendre l'oreiller, puis appuyer, appuyer, pendant que le petit corps se tortille dans des cris étouffés. Pesant de tout son poids sur Toni, elle a l'air obsédée par son anéantissement. Le temps semble s'arrêter. Au bout d'un moment, rougie par l'effort, les tempes gonflées de sueur, elle retire l'oreiller. Antonio gît sur le lit, inanimé, bouche ouverte. Valéria le considère un moment comme s'il allait recommencer à crier. Mais rien ne se produit. Alors elle s'en va, vacillant de droite et de gauche, et s'enfonce dans les profondeurs du château. Dans ma chambre, la lumière du jour commence à décliner. L'œil collé au trou de serrure, j'observe le corps de mon frère resté seul. Ses traits changent d'expression à mesure que la lune l'enveloppe et le caresse en se déplaçant dans la fenêtre. Maintenant je ne sais pas quelle heure il peut être. Au moins une heure du matin. J'ai bien fait de ne pas quitter mon placard. Car voici que des pas résonnent à nouveau dans l'escalier. C'est elle, qui vient le chercher. Elle entre dans la pièce, prend le corps sous son bras et descend l'escalier. Sans un bruit, je la suis dans le château.

Une épaisse pile de documents s'amoncelait sur le bureau du ministre de l'Intérieur Michel Levareux. Son directeur de cabinet, Pascal Bento, avait réuni les principales offres des organismes de recherche pour produire des cellules souches. Les cellules qui devaient soigner des détenus psychopathes de haute dangerosité. Le ministre avait lu plus de la moitié de ces offres et devait se rendre à l'évidence. Produire des cellules souches coûtait très cher. Le problème était que pour traiter un prisonnier, il fallait d'abord pratiquer sur lui une biopsie, puis mettre en œuvre de complexes manipulations en laboratoire afin de créer une lignée de cellules qui lui soient propres. Ensuite il fallait recommencer cette opération pour chaque détenu, pour que les cellules conviennent au cerveau de chaque patient. Et en conséquence, les coûts explosaient. L'Institut du cerveau et de la moelle épinière et l'Inserm facturaient plus de 50 000 euros par détenu. Il était absolument inimaginable de faire voter un tel budget par le Parlement. L'offre de l'Institut Pasteur était un peu moins chère, mais sa plateforme de cellules souches n'était pas entièrement opérationnelle et son expertise en la matière était moins réputée. Quant à l'hôpital Necker, il était très bon, mais carrément exorbitant. — Bento ! cria le ministre à travers la porte. Le jeune directeur de cabinet fit irruption dans la pièce. — Ils me prennent pour l'émir du Qatar ou quoi ? Ces instituts publics n'ont aucune notion des réalités ! Et du côté des entreprises privées de biotechnologies, qu'est-ce que cela donne ? — Leurs tarifs figurent en fin de document, monsieur. — Ah oui... mais... mais c'est pratiquement aussi cher ! — Vous savez, j'ai l'impression que la production de cellules souches est coûteuse en soi, dit Bento. Mais, une fois que la loi sera votée, nous disposerons des fonds publics. — La loi ne sera jamais votée si elle coûte aussi cher, lui rétorqua Levareux. La société civile ne sera pas prête à assumer une telle dépense pour réhabiliter des criminels. Elle préférera qu'ils restent en prison et que les fonds soient utilisés pour soigner des malades ou pour l'éducation, et c'est bien compréhensible. Alors moi, comment je vais faire avec Corsa ? Il faut pourtant bien que tout le monde saisisse qu'il y a dans sa fichue caboche tout le mal de la Terre. La mort de Boesmans et celle de Milton Rajiv, les tortures à la PJ et les viols, tout ! — Oui, monsieur le ministre. — Alors trouvez-moi une idée ! — Oui, monsieur le ministre. — Et ne restez pas planté là. Bougez-vous, faites quelque chose ! — Oui, monsieur le ministre. Bento disparut. Levareux entendit de loin une sonnerie de téléphone dans son bureau. Quelques instants plus tard, le jeune directeur de cabinet passait de nouveau sa tête par l'embrasure de la porte. — Monsieur le ministre... — Quoi encore ? — Il y a là un certain M. Nichols, de la société Ovotech. — C'est quoi, Ovotech ? — Une société de fabrication de cellules souches. — Ah non, surtout pas ! Je connais leurs tarifs ! — Il dit que justement, leurs tarifs à eux ne sont pas « gonflés ». — Comment ça, les autres sociétés gonfleraient leurs tarifs ? — Selon lui, c'est un scandale et il se fait fort de vous établir un devis correspondant au coût réel. Le regard de Levareux se mit à briller. — Faites-le entrer.

L'homme qui était assis face au bureau de Michel Levareux était plutôt trapu, le teint buriné par le soleil et la base du nez barrée d'une large cicatrice. Sa chevelure poivre et sel, épaisse et désordonnée, évoquait celle d'un navigateur ou d'un reporter de guerre. Il avait un intense regard gris. Il disait s'appeler Nichols. Médecin, il avait fondé Ovotech trois ans plus tôt. — Nous fournissons de très nombreuses cliniques britanniques, australiennes et américaines en cellules souches, affirma-t-il. Face au succès que nous rencontrons, nous allons être obligés de nous agrandir. Dans ce contexte, un contrat avec une institution d'État serait la meilleure garantie de développement. Le regard de Michel Levareux glissait sur les pages de la brochure technique, ornée d'un logo représentant un œuf bleu serti dans une fleur stylisée. Nichols poursuivit. — Nous sommes spécialisés dans la production de neurones prêts à l'implantation. Notre marché d'entrée est la maladie de Parkinson. Mais le projet de réparation de psychopathes serait une opportunité de développement idéale. Levareux écoutait d'une oreille distraite. Le prix ? Où était le prix ? Il s'arrêta à la dernière ligne. — Ce sont bien des euros ? — Je vais vous expliquer, répondit Nichols. Nous disposons d'une méthode de production bien plus économique que nos concurrents. C'est ce qui explique ces prix imbattables. Levareux avait du mal à y croire. Il relut plusieurs fois les spécifications techniques, avant de reposer le dossier en demandant : — Comment faites-vous ? — C'est un secret industriel. Je regrette de ne pouvoir vous le divulguer. Nous avons beaucoup travaillé pour cela, et c'est une part importante de notre seul capital. Vous comprenez ? — Évidemment. Mais pour ce prix... je veux dire... ces cellules souches... elles marchent vraiment ? — Monsieur le ministre, nous sommes les seuls à proposer des cellules souches qui se différencient vraiment en neurones. Même au microscope, vous ne pourriez les distinguer de véritables neurones humains. Les autres centres de production comme l'Inserm ou la Salpêtrière ne peuvent qu'approcher ce résultat à l'heure actuelle. Nous avons vingt ans d'avance. — Et quand pourriez-vous commencer ? — Dès que vous nous le demanderez. Notre circuit de production est déjà en route. Michel Levareux toussota avant de déclarer : — De mon côté, je peux vous obtenir l'exclusivité du marché. Plus de mille détenus pour la première phase de l'opération, trois mille au total sur la durée du programme ! Alors, de votre côté, que m'offrez-vous ? Nichols comprit immédiatement ce que son interlocuteur attendait. — Je peux surfacturer, si ça vous arrange. Levareux se redressa sur son siège, intéressé. — Vous dites que votre prix de vente est de 10 000 euros par détenu, dit-il. Vous pourriez surfacturer à 30 000 ? — Pas de problème, répondit Nichols. Les 20 000 restants sont alors virés sur un compte dont vous me communiquerez les coordonnées. Levareux sentit les choses se préciser. Il toucherait donc une rétrocommission de 20 000 euros par détenu. Multiplié par trois mille détenus, cela faisait 60 millions. Versés sur un compte de campagne. Soixante millions d'euros pour la campagne de Dejaby. Après un temps d'égarement, il finit par se lever et serrer la main de son interlocuteur. — Nous allons nous occuper de faire voter cette loi de bioéthique, dit-il. Ensuite, mon directeur de cabinet prendra contact avec vous, pour les modalités de livraison et de paiement. Resté seul dans son bureau, Levareux resta longtemps songeur. Il fit quelques pas devant les fenêtres donnant sur le jardin, puis se caressa le menton en observant les pies qui se disputaient sur les branches du hêtre de Virginie. Dans quelques mois, il se révélerait l'artisan de la réélection de Dejaby. Dejaby lui serait reconnaissant. Cinq ans plus tard, ce serait son tour. Le président lui renverrait l'ascenseur. Il serait le candidat de la droite républicaine, avec de bonnes chances d'être élu. Et il serait président. Le président Levareux. Il se retourna vers l'intérieur du salon, qui lui parut d'un seul coup tout petit.

Deuxième partie

Cette eau-là était mauvaise. Quand on en buvait, on avait des maux de ventre et de la fièvre pendant plusieurs jours. La gorge brûlait et on vomissait. Il y avait dedans comme une sorte de matière rougeâtre en suspension. Ighat s'éloigna du fleuve. Si elle en longeait la rive plus longtemps, elle finirait par ne plus résister à la soif et par y tremper ses lèvres. Elle se pencha vers un trou de rocher, à côté d'un arbre chilamate dont les nervures torsadées se perdaient dans le toit de verdure de la forêt tropicale. De grandes feuilles avaient concentré les maigres pluies au pied de l'arbre dans ce petit creuset. Elle invita sa sœur à venir s'y désaltérer. Lorsqu'elle eut en partie étanché sa soif, Ighat leva les yeux vers la chaîne montagneuse. Au-dessus des autres sommets, le volcan Tinitzu touchait les nuages. Un voile de brume s'accrochait à ses flancs, s'effilochant par endroits en écharpes de pluie. — L'eau du fleuve vient de ces montagnes, Pawahk. C'est là-haut que nous trouverons la pluie. Sa sœur cadette secoua la tête. — Il faut rentrer, dit-elle. Nous nous sommes déjà trop éloignées du village. Ighat prit une feuille de chilamate, y rassembla toute l'eau qu'elle trouva et noua ses extrémités en forme de petite poche. Lorsqu'elles arrivèrent au village, elles virent les femmes allongées, tentant d'allaiter leurs petits et conseillant aux plus grands de mâcher des racines de jacaranda ou les rares arbouses que l'on parvenait à trouver. La soif les mettait au supplice. Le gibier avait déserté la région. La hutte de sa famille était située sur un talus surplombant le fleuve, tout entourée de frangipaniers. Elle était construite en planches de sapins baumiers et surmontée d'un toit de chaume. — As-tu apporté de l'eau ? demanda le père d'Ighat. Elle lui tendit la palme de chilamate, qu'il approcha aussitôt des lèvres d'un petit garçon qui ne devait pas avoir deux ans. L'enfant grelottait de fièvre. Ses yeux étaient creusés et la maigreur de ses côtes faisait peur à voir. Il avait bu de l'eau du fleuve. — J'ai aperçu le sommet du mont, dit Ighat pendant que le petit se désaltérait. La pluie y tombe en abondance. Nous devrions y aller. — Ton petit frère ne survivrait pas à une telle expédition, répondit Izuno. Nous attendrons le médecin blanc. Il doit arriver à la nouvelle lune. Il apportera des vivres, de l'eau et des médicaments. C'est lui qui nous a soignés quand nous étions frappés par les maladies. Ighat alla s'accroupir dans un coin de la hutte. Certes, le médecin blanc distribuait vivres et médicaments. Mais sa venue créait une ambiance pesante, sans qu'elle eût su dire pourquoi. — Laisse-moi au moins prendre des outres et passer le col pour aller chercher de l'eau, demanda-t-elle à son père. — Non, répondit-il. Nous devons d'abord attendre le retour des hommes partis en reconnaissance. — Pourquoi les avoir envoyés vers l'ouest si les pluies viennent de l'est ? Izuno prit l'air irrité. — Ah ça ! Mais quelle mouche te pique ? Je sais pourquoi je les ai envoyés dans cette direction. À l'ouest, ils pourront acheter de l'eau mais aussi bien d'autres choses. Si le médecin ne vient pas, ils apporteront au moins ce qu'ils ont pu marchander avec les rancheros. Ighat observa le petit Yaya qui fixait de ses yeux jaunis le plafond de paille de la hutte. Sa mère chassait les mouches qui virevoltaient autour de lui, pendant que ses petites côtes se soulevaient et s'abaissaient, beaucoup trop vite. Alors que le soleil se couchait sur le fleuve, Ighat se souvint du temps où les jeunes du village mettaient des pirogues à l'eau et se livraient à des courses d'aviron, jetaient leurs lignes et ramenaient de grands marlins que tout le clan faisait ensuite griller sur la grève. Depuis des semaines on ne trouvait que des poissons morts pris dans les roseaux ou les racines des frangipaniers, les yeux remplis de cette couleur orange qui semblait les ronger de l'intérieur. La nuit tombée, pendant que tous cherchaient le sommeil dans les affres de la soif, Ighat alla réveiller sa plus jeune sœur, Pawahk. — Nous partons, dit-elle. Je vais chercher des outres dans la maison d'Akay'eth. Prends un harpon et retrouve-moi au nord-est du village. La petite fille se redressa sur sa couche. — Ighat, tu ne parles pas sérieusement... Papa ne voudra pas... — Si mon idée est bonne, nous trouverons de l'eau. Et peut-être un endroit propice qui pourra accueillir les nôtres, loin du fleuve. Il y a des sources vives sur les flancs du mont Tinitzu, je le sens d'ici. Pawahk ne savait pas quoi penser. Sa belle chevelure noire, d'ordinaire nouée de fleurs de frangipanier, était à présent défaite et salie par la poussière. Elle finit par se lever et par suivre sa sœur aînée.

Ayant traversé la place centrale, Ighat s'approcha en silence de la hutte carrée d'Akay'eth. Akay'eth était un jeune homme doux et pacifique qui avait épousé sa cousine Tahk-it, plusieurs mois auparavant. Ce qui leur était arrivé était bien triste et mystérieux. Ils avaient conçu un enfant depuis deux lunes environ. Le ventre de Tahk-it avait grossi, mais un jour il était redevenu plat. Elle avait perdu le bébé sans qu'on sache pourquoi. Ighat s'introduisit dans la hutte d'Akay'eth en soulevant le verrou avec une tige en bois. Elle vit les outres suspendues derrière un paravent et s'avança à pas de loup. — Que fais-tu ici ? fit une voix dans l'ombre. Elle sursauta en voyant l'homme accoudé sur sa couche, qui la regardait d'un œil curieux. — Akay'eth, je t'en prie..., ne dis rien à mon père. Je sais où trouver de l'eau ! La femme d'Akay'eth, Tahk-it, se redressa à son tour sur sa couche. Son beau visage exprimait la mélancolie. Depuis quelque temps, elle ne parlait presque plus. Et elle n'avait pas encore seize ans. Akay'eth dit : — Ne t'en fais pas, Ighat. Je n'ai même pas compté précisément mes outres. Qui sait si je m'apercevrai qu'il en manque une ou deux ? — Merci... merci mille fois ! Ighat courut rejoindre sa sœur à l'autre bout du village. — J'ai deux outres. Allons-y ! La lune illuminait les berges du fleuve et, le long des flancs des montagnes, la coupole de verdure où caquetaient naguère les urracas et les geais à poitrine blanche qui aimaient tant nicher au sommet des arbres. Pélicans et hérons blancs avaient eux aussi déserté les lieux dès le début de la contamination de l'eau. Les deux filles partirent sans se retourner, laissant derrière elles le coude de la rivière avant de pénétrer sous le couvert boisé. Quel silence dans la forêt ! D'habitude, le cri des zanates se mêlait aux glougloutements sifflés des oropendolas à bec de corail, parfois entrecoupés par le feulement caractéristique d'un jaguar. Aujourd'hui, les frondaisons et les lianes semblaient comme recouvertes d'une cendre mystérieuse caressée par la lueur blanche de l'astre lunaire. Les rameaux des palmiers surgissaient des bosquets, froids, comme nappés d'une pellicule de cendre. Au milieu d'une clairière, une immense bougainvillée, accrochée au tronc mort d'un chilamate, étincelait de mille fleurs de verre scintillant dans la lueur argentée. Ighat et sa sœur gravirent une petite butte et y trouvèrent un rocher à l'abri du vent, qui surplombait un espace de terre nue. Ighat s'allongea à même le sol, posa son harpon à ses côtés et tenta de dormir. Aux première lueurs de l'aube, Pawahk se leva et repéra un açaï à moins de deux cents mètres de leur refuge. On le reconnaissait à ses myriades de baies rouges, savoureuses et nourrissantes. À condition d'en manger beaucoup, ces baies étaient hydratantes. La jeune fille jeta un coup d'œil à sa sœur endormie et décida d'aller chercher de ces fruits pour lui préparer une surprise. Une fois sous le couvert végétal, elle observa l'inclinaison des rayons du soleil à travers les feuillages pour se doter d'un repère stable. Derrière un bosquet d'acajous, elle aperçut le tronc caractéristique de l'açaï. Elle n'était plus qu'à quelques mètres, quand elle entendit un bruit bizarre. Une sorte de gémissement s'élevait de derrière le tronc d'un jacaranda, dont la floraison projetait une douce lumière violette. Pawahk se détourna de l'açaï et, sur la pointe des pieds, s'approcha du jacaranda. Parvenue à quelques mètres, le bruit de respiration lui sembla plus distinct. On aurait dit un halètement entrecoupé de plaintes. Sa curiosité fut la plus forte. Elle contourna le tronc pour voir ce qui se trouvait derrière. C'était un chien. Il avait un pelage ras orangé, et tendait l'encolure pour happer l'air. — Tu as une patte cassée ? L'animal n'arrivait plus à se lever. Pawahk s'accroupit pour l'examiner, quand elle sentit une présence derrière elle. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, et elle fit volte-face. C'était Ighat. — Que fais-tu ici ? lui demanda sa sœur. Je te cherche partout. N'es-tu pas folle de disparaître comme cela en pleine forêt ? Le chien leur tendait un regard suppliant. — On dirait qu'il est blessé, dit Pawahk. — On ferait mieux de s'en aller. Papa dit que ce sont les Miskitos qui ont des chiens pour la chasse. — La chasse à quoi ? — Je ne sais pas. Oh ! regarde... Pawahk découvrit alors les blessures qui labouraient les flancs de la pauvre bête. Des griffures profondes et rectilignes. — Un jaguar ? dit Pawahk. — Non. La chair serait arrachée. C'est bizarre. Partons. — Attends. On ne peut pas laisser ce pauvre animal ici... La cadette s'approcha du chien et tendit la main pour le caresser. Soudain, devant elles, les taillis remuèrent. — Tu as entendu ? dit Ighat. Qu'est-ce que c'est ? — Je ne sais pas. Tu crois que... D'un seul coup, un long museau émergea des branchages. Deux petits yeux noirs et une épaisse fourrure grise. Ighat bondit en arrière. — Attention ! Avant que Pawahk ait pu se relever, une forme grise bondit sur elles. Ighat fit un pas en arrière, mais sa sœur fut renversée. Ighat aperçut un animal à la fois long et bas sur pattes, avec un museau effilé et étroit. Elle avait entendu les descriptions que donnaient les chasseurs des tamanoirs. Son clan ne chassait pas ces animaux, mais les Miskitos les poursuivaient avec leurs chiens et leurs carabines. La créature inspirait un sentiment de difformité. Sa tête trop longue, sa bouche en forme de trompe et cette langue rose en forme de ruban... Mais surtout deux séries de griffes d'une longueur démesurée, effilées comme des rasoirs. Ighat sauta à pieds joints sur le dos de la bête, qui prit la fuite. Mais en se retournant vers Pawahk, elle vit que sa sœur tenait sa jambe à deux mains et que le sang coulait à flots. Les griffes de l'animal avaient labouré sa chair. Elle allait devoir trouver des plantes atténuant le saignement.

C'est alors qu'elle entendit des voix. De loin, elle reconnut le dialecte miskito. Elle souleva aussitôt Pawahk et la chargea sur son dos. Il ne fallait pas moisir ici. Elle connaissait l'histoire des guerres entre son peuple et les Miskitos. Des histoires d'asservissement, d'esclavage puis d'émancipation sous l'égide du gouvernement nicaraguayen. À aucun prix elle ne devait tomber entre leurs mains. Sous l'effet de l'adrénaline, elle prit une courte avance sur ses adversaires. Mais elle s'épuisa très vite, sentit ses genoux se dérober, roula sur le sol en laissant tomber Pawahk. Hors d'haleine, les poumons en feu, elle aperçut des visages à une dizaine de mètres dans le feuillage. Elle reprit Pawahk sur son dos. Mais quelques mètres plus loin, la forêt s'arrêtait. Une barrière rocheuse se dressait devant elles, une falaise infranchissable qui s'étendait à perte de vue. Elle déposa sa sœur à ses pieds et se redressa. Cinq hommes surgirent du sous-bois. Leur peau luisait d'une teinte sombre et cuivrée. La plupart tenaient un arc à la main, et l'un d'entre eux avait un fusil. Leurs pantalons de toile écrue étaient ceux des rancheros de l'Est. Les Miskitos avaient tiré une grande partie de leur pouvoir des arrangements passés avec les Nicaraguayens. Mais ils portaient encore les attributs des peuples anciens, tel le bracelet d'ébène et le collier aux anneaux d'os et d'ivoire. Leur cercle se referma autour d'elles. L'homme au fusil tira une machette de son étui. Ighat se mit alors à chanter, d'une voix claire qui s'éleva audessus des cimes des arbres. Chez les siens, on chantait au moment de mourir. L'homme à la machette s'approcha. Avec un bruit mat, une longue tige de bois ornée de pennes multicolores, descendue du ciel, se ficha dans la base de son cou. L'homme, les mains serrées sur la tige, tituba pendant que le sang jaillissait en fontaine de sa gorge. Il tomba à genoux, puis bascula de côté. Les assaillants reculèrent. Ils bandèrent leurs arcs. À cet instant une seconde flèche, identique à la première, se ficha dans le ventre d'un guerrier miskito. Les hommes prirent position face à la falaise, cherchant à distinguer leur ennemi sur la crête. Le soleil en contrejour les aveuglait. Ils décochèrent leurs traits au hasard. La plupart parvinrent à peine au sommet des rochers. Alors une troisième flèche géante descendit du ciel et se planta dans l'œil d'un Miskito. Les deux derniers assaillants s'égaillèrent dans la nature. Ighat se précipita auprès de sa sœur. Elle avait perdu connaissance. Son teint livide indiquait qu'elle avait perdu beaucoup de sang. Ighat la prit dans ses bras et caressa son front en murmurant une chanson de leur enfance. — Heth iye khamat nate, fit une voix derrière elle. Ighat se retourna en sursautant. Un homme se tenait derrière elle. Comment était-il descendu si vite ? Son corps tout entier, des chevilles aux épaules, était couvert de bracelets ornés de longues plumes de toucan toco, de perruche émeraude, ou de guardabarranco d'un jaune vif. Fichées dans son casque en forme de bandeau de daim, deux immenses plumes bleutées s'élevaient dans les airs, souples et graciles. Des plumes de quetzal. D'un vert-bleu turquoise, incroyablement longues et fines. L'oiseau des origines, l'emblème protecteur de son peuple, dont les derniers représentants avaient quitté le territoire mayangna depuis des générations. Ighat le contempla, sans voix. Le guerrier-oiseau avait la peau brune et mate, deux gemmes noires dans les yeux dont l'éclat était rehaussé par le large éventail des pennes jaunes, bleues, vertes et rouges de son immense carquois. — Heth iye khamat nate, fit-il une seconde fois en tendant la main à Ighat. Ighat eut l'impression d'entendre un langage mayangna ancien que les sages du village parlaient parfois entre eux. — Je viens du village Panahmak, dit-elle, dix lieues en contrebas, sur les rives du fleuve Obe. Le guerrier-oiseau se pencha vers la blessée. Il souleva le bandage d'herbes. — Ohoch kahet At'amahatna..., dit-il. Il prit Pawahk sur son dos, puis longea la paroi rocheuse jusqu'à un éboulis. Un sentier s'élevait sur une trentaine de mètres. En haut, la jungle s'étendait à perte de vue. Ils prirent la direction du nord. Le guerrier marchait d'un pas régulier et silencieux. De temps en temps il changeait de direction, repositionnait la jeune fille sur son épaule, avant de reprendre sa progression. — Où allons-nous ? demanda Ighat. L'homme continuait à avancer sans mot dire. Elle essayait de le suivre mais elle était épuisée. Elle avait cru mourir au pied de la falaise et subissait le contrecoup du choc émotionnel. Elle se laissa tomber au pied d'un grand acajou. Le guerrier lui tendit la main. Il lui dit, cette fois dans sa langue : — Nous sommes presque arrivés. Regarde. Elle releva les yeux et eut la sensation que quelque chose avait changé dans l'environnement végétal. Il y avait une ouverture lumineuse dans les frondaisons des arbres. Qu'est-ce que c'était ? Elle se leva et, sans croire vraiment ce qu'elle voyait, s'avança vers la trouée de lumière.

L'avion d'Andrew Nichols se posa sur le tarmac de l'aérodrome de San Iquitos à l'heure la plus chaude de la journée. Malgré son chapeau de brousse enfoncé sur ses oreilles, il sentit la poussée du soleil sur ses épaules et l'atmosphère tropicale enserrer son short et sa chemise, les plaquant contre la sueur qui affluait à la surface de sa peau. — Ah, la jungle nicaraguayenne, fit-il à son employé qui semblait encore plus accablé que lui. Une merveille de biodiversité... Ici vous trouverez les fleurs les plus incroyables, les reptiles les plus insaisissables, et vous verrez des peuples qui n'ont jamais côtoyé la civilisation. Burt, n'oubliez pas les caisses de cryogénie, hein ? Je vous précède au check-point, et on se retrouve au club-house. Nichols alla signer le registre de trafic et se dirigea vers le bar pendant que Burt Johnson et les deux rancheros recrutés à Rosita transféraient le matériel médical dans le fourgon. Cisco, le barman, l'accueillit avec de grandes embrassades. — Longtemps qu'on ne t'avait plus vu ici, dit-il. Comment vont les affaires ? Tu bois quelque chose ? — Si tu as autre chose que du rhum. L'autre éclata de rire. — Bon, d'accord, un verre alors. De toute façon je vais reprendre la route vers Italpa. — Qu'est-ce que tu vas faire là-bas ? lui demanda Cisco. Ils n'ont pas besoin de médecin. — C'est sur mon chemin, de toute façon. Et puis ils en auront peut-être besoin un jour. Les mines de cuivre tournent à plein régime et ce minerai entraîne toutes sortes de maladies chez les ouvriers. Ils trinquèrent. Nichols avala son rhum d'un trait. — Bon, j'y vais. Tu as fait charger l'eau minérale dans le pick-up ? — Affirmatif, docteur. Dans combien de temps te revoit-on ici ? — Un ou deux mois, dit Nichols en enfonçant son chapeau sur sa tête. Il sortit dans la fournaise. Il aurait préféré attendre le soir, mais la route était encore longue. Le convoi, réduit au fourgon médical et au pick-up des rancheros, s'éloigna sur la piste, qui sinuait à flanc de montagne, et amorça sa descente sous le couvert des palmiers et des chilamates. C'était la quatrième fois qu'Andrew Nichols faisait le trajet de San Iquitos à Minochuqle, sur les bords du fleuve Obe. Il était parfaitement inutile de se presser. La vitesse des convois ne dépassait guère vingt à vingt-cinq kilomètres-heure. Les trous dans la piste, les éboulements, les détours à n'en plus finir transformaient un trajet de cent kilomètres en expédition. Burt Johnson mit la radio et ils se gavèrent bientôt de salsa en buvant de l'eau minérale. — Pays de merde, dit Johnson. — Oui, mais plein de ressources. Regarde, voici déjà Minochuqle. Le fourgon venait d'aborder un virage à flanc de montagne d'où s'apercevait la courbe majestueuse du fleuve, dont les méandres semblaient se prélasser sur un gigantesque lit de mousse. Des millions de mètres cubes de vapeur montaient de la forêt, comme expirés par des poumons géants. Le spectacle était grandiose. Les quelques cabanes agglutinées autour des bâtiments de l'usine semblaient dérisoires face à cette immensité. Mais une plaie ouverte dans le flanc de la montagne laissait voir une terre ocre et presque rouge par endroits, parcourue par des engins de chantier que l'on distinguait dans le lointain. Dans le fleuve une traînée rouge s'étirait comme un filet de sang. Une heure après, le fourgon entra dans Italpa. Ses roues patinèrent sur le sillon de terre boueuse tracé au milieu de baraques en bois, et qui formait l'unique rue de l'agglomération. Nichols stoppa devant le bungalow du directeur de la concession. — Hé ! Miguel, dit-il en poussant la porte en contreplaqué. Tu me prêtes une baraque pour la nuit ? Le chef de la concession, un métis bedonnant installé derrière un bureau en métal, sourit en le voyant arriver. — Tu tombes à pic, dit-il. On a un paquet de malades à l'infirmerie. — Cuivre ou diarrhée ? — Un peu des deux. — OK, on va voir ça. Mais d'abord je vais prendre une douche et avaler quelque chose.

Nichols déposa sa valise dans son bungalow et se débarrassa de la sueur et de la poussière sous le faible jet d'eau tiède de la douche en PVC. Cette concession était une sorte de cauchemar. Les ouvriers y crevaient lentement et il devait s'arranger pour qu'ils tiennent le plus longtemps possible. Il se lava sous le jet d'eau, se rasa de près et enfila une chemise en coton repassé. Au bar, Miguel lui servit une cachaça dans le ronronnement des ventilateurs. — Pourquoi tu aimes autant cette région, toubib ? Tu pourrais vivre dans une jolie maison en Californie, non ? — Je soigne les gens, répondit Nichols en portant la cachaça à ses lèvres. C'est mon job. — Oui, mais pourquoi, après tout ? Ce ne sont que des foutus rancheros. On a des arrivages d'indigènes qui ne demandent qu'à retourner la terre. Ils seront payés encore moins cher. Des Miskitos à moitié civilisés, sans doute plus endurants encore que les Nicaraguayens. — Et après ? Quand ils seront tous morts ou inaptes, la concession manquera de bras, sans compter que tu auras les autorités sanitaires sur le dos et que la mine devra fermer. — Ça t'embêterait tant que ça, toubib, que l'usine ferme ? — Qui sait..., fit Nichols, le verre aux lèvres. À cet instant, un groupe de femmes entra dans le bar en riant aux éclats. C'étaient des Indiennes à qui on avait dit que les ouvriers de la mine venaient de toucher leur paie. Elles s'étaient affublées de petites jupes occidentales et grimées à outrance. Elles secouaient leurs petits seins sous le regard des clients. — Hé, toubib, si tu veux goûter aux charmes de la jungle, c'est le moment. Les prix les plus bas du continent. Tu peux en avoir dix pour toi tout seul, si tu veux. Exotisme garanti. Une étincelle passa furtivement dans le regard de Nichols. Cette exubérance presque agressive était caractéristique des Miskitos, trouble et un peu effrayante. Lui préférait la douceur. — Je vais aller me coucher, dit-il. La journée de demain va être longue. Tu as fait charger mon matériel sur le bateau ? — Diego s'en occupe. Il a la liste. — Qu'il fasse attention, c'est du matériel scientifique de pointe.

Dans la hutte, le petit Yaya était en train de mourir. Izuno était assis sur la rive du fleuve depuis les premières lueurs du jour. La fièvre de son fils avait grimpé d'un coup pendant la nuit, et il régurgitait le peu d'eau qu'on essayait de lui donner. Sa mère, pelotonnée à côté de lui, était incapable de bouger. L'eau du fleuve s'écoulait comme depuis qu'Izuno avait pour la première fois ouvert les yeux sur ce monde, avec ses veines lentes et ses tumultes silencieux aux abords des berges courbées. N'eût été cette couleur de sang, il aurait pu se croire au milieu des siens en train de commencer une de ces journées qui formaient l'éternité cyclique de la création. Comparativement aux autres membres du clan, les forces d'Izuno étaient encore en partie épargnées. C'était un guerrier résistant qui savait limiter sa consommation d'énergie au minimum. De plus, il n'avait pas encore bu l'eau du fleuve et il avait le pressentiment que c'était elle qui, outre les brûlures d'estomac et les vomissements, affaiblissait les résistances des organismes contre les maladies. En regardant autour de lui, il se rendit compte que le village était à l'agonie. Personne ne pilait du mil devant les seuils des demeures, nul ne raclait une peau de pécari sur le chevalet de tannage, aucun homme ne creusait le tronc d'une pirogue. Les sentiers étaient déserts, le soleil inondait des places vides. Les chasseurs envoyés en reconnaissance vers l'ouest n'étaient pas revenus, et nul ne pouvait prédire s'ils se montreraient à nouveau. La mort avait désigné les siens. Outre Yaya, le fils d'Obotu, le chaman, était aussi malade et avait perdu connaissance depuis deux jours. Amahwati, la petite fille de dix ans que ses parents préparaient pour le rite de nubilité, avait contracté une toux sèche depuis une dizaine de jours, qui la clouait maintenant au lit dans des quintes interminables, le front brûlant de fièvre. Une diarrhée foudroyante lui avait fait perdre en quelques jours le tiers de son poids. Il eut une pensée pour Yaya, mais aussi pour sa fille aînée, Chuha, qui attendait un enfant. C'est à elle qu'il réservait ses quelques buritis, des fruits récoltés au mois de mai et dont la chair jaune sécrétait un jus sucré que l'on pouvait faire fermenter. Si Chuha résistait aux maladies qui se répandaient dans le village, elle donnerait peut-être naissance à cet enfant. Akay'eth et son épouse Tahk-it sortirent de leur hutte et vinrent s'asseoir à ses côtés. Du talus qui surplombait l'embarcadère, la vue sur la courbe du fleuve était de toute beauté. Là, chaque jour de l'année, les cimes des arbres bruissaient d'une multitude de cris d'oiseaux, de singes et d'insectes. — Il faut que je te dise quelque chose, Izuno, dit Akay'eth. Je crois qu'il ne sert à rien de réprimander quiconque, mais... c'est à propos d'Ighat. Izuno dressa l'oreille. Un son lointain venait de s'élever dans la jungle. Quelque part en amont sur le fleuve. Son visage s'éclaira. Il se dressa d'un coup sur ses pieds. — Que se passe-t-il ? demanda Akay'eth. Izuno se mit à courir vers le haut du talus. Il le connaissait, ce bruit. Haletant, il arriva au sommet du promontoire et balaya les environs du regard. Il vit alors le bateau qui franchissait le détour du fleuve. C'était une gros canot équipé d'une cabine et de bâches qui dissimulaient son chargement. À son bord, quatre hommes. Un blanc tenait la barre, habillé d'un T-shirt et coiffé d'une casquette rouge avec de grosses inscriptions. Deux rancheros l'accompagnaient. Et, tout à l'avant, il reconnut le quatrième homme, à son chapeau de brousse et à sa cicatrice. « Docteur » Nichols. Izuno regarda le bateau s'approcher et se rendit compte qu'il ne l'avait jamais trouvé si inquiétant que dans ce silence de mort. Un nœud se formait dans son ventre. Nichols lui adressa un signe de la main, mais Izuno ne parvint pas à lever le bras pour lui rendre son salut. Il descendit jusqu'à l'embarcadère pendant que l'équipage jetait les amarres sur le ponton. L'homme à la casquette descendit le premier, suivi de Nichols. Ce dernier lui tendit la main. — Comment vas-tu, grand chef ? Izuno hocha la tête. — Nous t'attendions, docteur Nichols. — Déchargez le matériel, dit Nichols aux rancheros. Burt, tu t'occupes des caissons de cryo, des instruments et du groupe électro. Chef, on peut dresser la tente à l'endroit habituel ? — Oui, répondit Izuno. Mais il faut d'abord nous donner de l'eau. — Pas de problème, grand chef. De toute façon, tu vas me raconter les derniers potins du village, hein ? Burt Johnson en avait plein les bottes de cette excursion en bateau. Il y avait un paquet de dollars à la clef, mais quand même. En plus, ces foutus rancheros ne parlaient pas trois mots d'anglais.

— Ces sacs-là, c'est pour la tente, leur dit-il. On doit les amener derrière le village, vous me suivez. Me siguen, entendido ? Dès qu'on portait la moindre charge, on commençait à transpirer et cette fichue sueur vous collait dans le dos, un vrai sauna. Putain, songea-t-il, avec ce cuivre toxique on ne pourra même pas se baigner dans le fleuve. L'aire prévue pour la tente avait été complètement envahie par la végétation depuis leur dernière visite, trois mois plus tôt. Ces satanées plantes poussaient à une vitesse incroyable. Burt retrouva finalement le pieu métallique signalant l'emplacement de leur dernier campement, entièrement pris d'assaut par les lianes. Inutilisable. Saleté de nature. — Ouais, c'est ça, dit-il aux rancheros qui sortaient leurs machettes. Rasez-moi tout ça. Bordel, ces bouseux d'Indiens ne nettoient jamais rien derrière leur village ou quoi... Pendant ce temps, il déballa les structures tubulaires en alu et les emboîta les unes dans les autres. Il déroula les filins de haubanage, puis entreprit d'étaler la toile de tente. C'était un nylon ultrarésistant à la pluie et aux moisissures en tout genre, très peu salissant. Il ne fallait simplement pas se tromper en passant les clavettes dans les œillets au moment du montage. Les rancheros connaissaient leur boulot. C'étaient des métis nicaraguayens parfaitement adaptés à leur biotope : courtauds, durs à la tâche, âpres au gain, impitoyables pour les Indiens. Et sachant qui les payait. Il fallait reconnaître qu'ils avaient bien ratissé le terrain. On allait enfin pouvoir monter ces damnés piquets. — Ho, Diego ! Passe voir une chaîne gainée autour de l'arbre, là. Tends voir le hauban avec la manivelle. Synchronisés, les deux hommes tendirent le câble central de l'édifice jusqu'à ce qu'il soit raide comme une corde de piano. Burt déploya alors la toile de tente. Les œillets se placèrent exactement aux emplacements prévus. Dans quelques instants, on allait pouvoir monter tout le matos médical sous cette tente et mettre les antibiotiques en lieu sûr. Burt Johnson prit du recul. La bâche avait fière allure. Toute blanche avec ce beau logo, un œuf bleu serti dans une fleur stylisée. — Chef, ta fille est superbe, dit le docteur Nichols à Izuno dans l'ombre de sa hutte. Il me semble qu'elle attend un bébé, n'est-ce pas ? — C'est pour janvier, dit le chef. Enfin, nous l'espérons. Nichols laissa tomber une pastille chlorée dans le bidon rempli d'eau sale du fleuve. De petites bulles s'en élevèrent. — Regarde. Ensuite, tu vas verser l'eau à travers ce filtre, et cela va retirer toute la saleté. — Tu veux dire que nous pourrons la boire, ensuite ? — Oui, mais la pastille et le filtre ne peuvent servir qu'une fois. Le visage d'Izuno s'assombrit. De nouveau, il sentit son estomac se nouer, comme lorsque le bateau avait accosté devant le village. — Donne cette eau à ta femme, qu'elle en abreuve le petit Yaya. Ensuite, il faudra lui donner des médicaments, car il a attrapé une maladie du système digestif. — Merci, docteur. Nous pourrons fabriquer plus d'eau ? — Avec plus de pastilles et plus de filtres, oui. Mais cela me coûte cher. Ce sont des produits fabriqués par des savants européens. Izuno baissa la tête. — Pourquoi le fleuve est-il malade ? demanda-t-il. Tout est mort, ici. Les poissons, les plantes comestibles. Les oiseaux ont fui, et le gibier aussi. C'est comme si un poison avait été versé dans l'eau. Quand nous en buvons, nous mourons à petit feu. Il nous faut aller toujours plus loin pour trouver de l'eau dans la forêt. Et cette couleur rouge, d'où vient-elle ? Tu connais ces choses-là, docteur. Toi qui viens de l'ouest où le fleuve coule en amont, dis-nous ce que tu as vu. Il y a du sang qui coule, sûrement, un sang pollué, le sang de la terre. Nichols secoua la tête. — Ce sont les mystères de la nature, ça, chef. C'est toi, le connaisseur de la forêt. Moi, je suis juste là pour vous soigner. Après avoir bu, les deux hommes sortirent. Nichols balaya le village du regard. — Qui d'autre est enceinte ? demanda-t-il. — Je... personne, dit Izuno. — Pas de femmes enceintes ? D'un autre côté, je vous comprends. Vous êtes des sages de la nature, vous autres les Mayangnas. Vous savez que si l'eau manque et si les maladies rôdent, il vaut mieux ne pas faire d'enfants, car ceux-ci mourraient les premiers et épuiseraient leurs mères ainsi que tout le village qui s'efforcerait de les nourrir. Il retourna dans la hutte, suivi par Izuno. — OK, parlons peu mais parlons bien, chef. Je n'ai pas besoin de te faire un dessin. Comme tu le sais, ces médicaments sont extrêmement chers. Je vais devoir les payer. Tu connais notre marché. Izuno baissa la tête. Il avait espéré que, pour une fois, le docteur se contenterait de les soigner sans rien leur demander. — Malheureusement, ta fille me semble être la seule à porter un bébé. Izuno releva des yeux emplis de crainte. — Pas elle, je t'en prie... — C'est la seule. Tu comprends que je ne peux pas repartir les mains vides. — Non, non... Nichols soupira et dit : — Je vais retourner voir mes hommes sous ma tente et préparer les médicaments pour Yaya, et aussi pour le fils d'Obotu et la petite Amahwati. Pendant ce temps-là, tu vas réfléchir. Et te poser une question simple. Préfères-tu que Yaya meure, que les deux autres enfants meurent, que le vieux Yehva meure aussi, et que d'autres meurent après, tout cela pour que ta fille accouche d'un nourrisson qui n'aura rien à boire ni aucun médicament pour survivre au typhus ? Ou bien préfères-tu que ton clan survive et que Chuha attende un meilleur moment pour concevoir ? Il y a des choix à faire, quand on est chef. Tu le sais. Et moi, je ne peux tout simplement pas me permettre de repartir sans rien. Ou alors, je repars avec les médicaments et les pastilles qui rendent l'eau buvable, et je les restitue à mes employeurs. Izuno regarda, atterré, le docteur repartir vers son campement. Il sortit devant l'embarcadère, et contempla l'eau rouge qui coulait à ses pieds, maudissant le destin qui avait fait de lui le chef de ce village.

Ighat avait vu l'horizon s'ouvrir devant elle, comme si les sommets des arbres s'étaient brusquement écartés. Une échancrure dans la canopée laissait apparaître un coin de ciel, et ce coin de lumière grandit et devint un cercle qui allait s'élargissant à mesure qu'elle avançait. Le guerrier-oiseau s'arrêta devant le rebord d'un précipice. Devant leurs pieds s'ouvrait un immense trou. Ce puits avait été creusé par l'érosion et les eaux de ruissellement, probablement depuis des milliers d'années, dans le sol de la forêt. Les racines des arbres s'accrochaient à ses parois, puis disparaissaient, avalées par le vide. La lueur du ciel descendait dans ce cratère par faisceaux translucides où voletaient des papillons et des oiseaux-mouches. Des clématites et des bougainvillées enlaçaient les colonnes rocheuses sculptées par l'eau dans les flancs de basalte de cette étrange et magnifique construction. Les cimes des palmiers, des chilamates, des acajous et des jacarandas dessinaient comme une couronne dentelée qui recouvrait les franges de cet écrin. Tout au fond miroitait une surface d'un vert d'émeraude. Des rives de roche noire couverte de mousses rouges, jaunes et brunes l'entouraient. Sa fraîcheur montait jusqu'à eux. De l'eau. L'eau la plus pure. Ighat sentit monter en elle, comme jailli du fond de chacune de ses cellules, l'appel de cet élément. Désirant cette eau de tout son corps, elle restait encore retenue par le spectacle de tant de beauté. Nul ne semblait avoir jamais pénétré ce sanctuaire. — Suis-moi, lui dit le guerrier-oiseau. Il écarta des buissons et se faufila à travers une faille qui conduisait à une corniche à flanc de paroi, le long du puits. En descendant, l'homme se tenait d'une main aux saillies, tout en maintenant de l'autre Pawahk sur son épaule. Après plusieurs minutes de marche, il s'arrêta face aux puissantes racines d'un arbre à l'allure étonnante. Son tronc tordu s'incrustait dans la pierre et ses branches portaient de rares feuilles et de petits fruits orange. À l'aide d'un éclat d'obsidienne, il frotta une de ses racines et en préleva un liquide d'aspect rougeâtre à la texture collante. Puis il reprit sa marche, qui dura encore de longues minutes avant qu'il ne pose le pied sur une berge de lave refroidie, dans un rayon de soleil descendant du zénith. Le guerrier se dirigea vers une anfractuosité du rocher et dévoila, sous une peau d'animal, un vaste assortiment de baies d'açaï, de sapotes, de pommes étoilées ainsi que des lambeaux de viande séchée qu'il conservait dans un tronc évidé. À l'aide d'un bol en bois de chilamate, il alla puiser un peu d'eau dans le lac, puis s'accroupit auprès de la jeune blessée. — Donne-lui à boire par toutes petites gorgées, dit-il. Étant retourné dans l'anfractuosité, il pétrit la sèvre rougeâtre de l'arbre qu'il mélangea à une sorte d'argile. Ighat voyait ses muscles jouer dans la lumière frisante descendue des hauteurs du puits, faisant danser les bracelets de plumes et de cuir noués autour de ses coudes, de ses épaules et de son thorax. Elle se demandait si c'était un dieu de la forêt, ou un être qui vivait avec elle en telle symbiose qu'il en incarnait maintenant tous les traits. Pendant ce temps, elle réussit à introduire un peu d'eau entre les lèvres de sa sœur. Pawahk n'ouvrit pas les yeux. Le sang autour de la plaie avait séché en partie, mais par une fente brillante s'écoulait un filet de liquide noir. Le guerrier-oiseau revint avec un morceau de tronc évidé rempli d'eau. Il en versa de grandes quantités sur la jambe de Pawahk. Peu à peu, le sang se remit à couler plus fort pendant que les parties coagulées se détachaient, révélant des lèvres de la plaie. La jeune victime, bien qu'inconsciente, fut parcourue d'un spasme. Sous ses yeux, le guerrier étala l'épaisse pâte rougeâtre sur la blessure, ce qui arrêta l'hémorragie. Puis, à l'aide de feuilles de cacaoyer et de fibres de clématite, il fit un bandage qui comprima ce pansement et le maintint au contact de la blessure. — Elle doit dormir, maintenant. Ighat posa une main sur l'avant-bras du guerrier. — Va-t-elle... mourir ? Le visage du guerrier eut une expression indéchiffrable. — Les dieux en décideront. Repose-toi. Et toi aussi, tu dois boire. Elle suivit son conseil et sentit aussitôt combien ces derniers jours l'avaient altérée. Elle ne pouvait prendre que de petites gorgées d'eau. Son organisme s'était habitué à la sécheresse et s'était progressivement déshydraté. Elle s'allongea sur le lit de mousse et ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, le guerrier se tenait près d'elle. — Ta sœur respire encore. Ighat se redressa, tiraillée entre l'angoisse et l'espoir. — Va-t-elle s'en sortir ?

En guise de réponse, il retourna au fond de la grotte préparer de la pâte rouge. Ighat perdit la notion du temps. Elle buvait, ouvrait de temps en temps les yeux, rencontrait le regard d'obsidienne du guerrier, accroupi auprès d'elle et de sa sœur, puis se rendormait. Jusqu'au jour où, pleinement reposée, elle le conjura de lui donner une réponse. — Elle vivra, dit-il. Elle devra se reposer longtemps ici. Tu ne pourras pas repartir avant plusieurs jours, peut-être une lune entière. Alors, comme nous avons un peu de temps, raconte-moi ton histoire. Les flammes dansaient sur la berge, projetant leurs ombres changeantes sur les parois de la grotte. Ils puisaient de temps en temps une baie ou un morceau de viande séchée dans le plat, pendant qu'Ighat terminait de conter au guerrier la contamination du fleuve, le départ des chasseurs du village et les maladies qui accablaient les siens. — Ton peuple doit quitter ce territoire maudit des dieux. Quand un fleuve saigne, c'est la terre qui exprime le mal que les hommes lui ont fait. Ighat ne pouvait s'empêcher de penser aux siens. Au petit Yaya, à sa mère, à Chuha et au bébé qu'elle attendait. Mais elle devait d'abord sauver Pawahk et, ensuite, si elles parvenaient à retourner au village... Le guerrier devina ses regards posés sur le lac, sur la grotte et les berges qui l'entouraient. Comme si elle avait cherché à deviner combien de personnes auraient pu vivre ici. — Trouve-t-on d'autres points d'eau comme celui-ci dans la forêt ? demanda-t-elle. Le guerrier, accroupi devant le feu, brisa une noix dont il commença à retirer les débris. Il avait retiré sa coiffe ornée de deux plumes de quetzal et ses cheveux noirs descendaient en cascade le long de ses épaules. — Beaucoup, oui. Beaucoup d'hommes peuvent habiter la forêt. De l'eau, des fruits. Des animaux à chasser. Mais les hommes doivent rester discrets. Le peuple mayangna est destiné à vivre heureux ici. Depuis longtemps. Les guerres l'ont éloigné de ses racines. Un jour, il reviendra. Elle l'observa avec une attention particulière. — Qui es-tu ? — Je suis un des survivants de la tribu Hoti. — Hoti ? Ce peuple n'a donc pas disparu ? On dit que ce sont les ancêtres des Mayangnas ! — Ils le sont. Nous faisons partie du même peuple. Mais alors que les tiens ont décidé, il y a bien longtemps, d'habiter les rives du fleuve, nous sommes restés dans la forêt. Les miens, malheureusement, sont devenus très peu nombreux. Nous avons toujours habité cette partie de la forêt. C'est la guerre qui nous a chassés. — Et toi, tu es toujours resté ici ? Il hocha la tête et lui tendit un morceau de la noix qu'il avait décortiquée. Installés autour du feu, ils écoutèrent les bruits de la forêt. La petite Pawahk, étendue sur son lit de feuilles, respirait paisiblement. Pour la première fois depuis presque deux jours, elle se sentait en sécurité. Elle était en compagnie de cet homme qui sentait le cacao, la bougainvillée et l'eau pure filtrée par des roches de basalte. En relevant les yeux vers lui, elle rencontra son regard posé sur elle. Deux gemmes profondes comme la nuit qui brillaient à la lueur des flammes. Les cris des urracas retentissaient, là-haut dans la canopée, au-dessus de tout. Personne ne pouvait les atteindre. Elle-même avait du mal à le croire, mais elle était heureuse. Alors elle se blottit dans ses bras.

Chuha était assise sur un tabouret à côté de sa mère, au fond de la hutte. Le dos appuyé contre son siège en jujubier, les jambes écartées, Izuno avait l'air grave. Il s'adressa à sa fille avec la lenteur incombant au chef. — Nous avons vu le médecin hier, dit-il. Il est inquiet pour ton bébé. Avec toutes ces maladies, il pense que l'enfant pourrait souffrir d'une infection. Chuha jeta à droite et à gauche des regards apeurés. — Inutile d'avoir peur, lui dit son père. Le médecin propose de t'examiner. Il va regarder dans ton ventre, et, si le bébé a une malformation, il te donnera des médicaments pour en limiter les effets. Chuha hocha la tête docilement, ne voyant pas ce qu'elle aurait pu opposer à ces arguments. — Ta mère va te conduire, maintenant. La jeune fille et sa mère quittèrent la hutte. Izuno prit sa tête entre ses mains. Il avait l'impression que tout autour de lui s'écroulait. Le docteur attendait devant la tente, vêtu d'une blouse blanche. Burt Johnson, les bras croisés, avait un cigarillo au coin des lèvres. Deux rancheros se tenaient aux extrémités du pré, les armes à la main. Chuha entra dans la tente et regarda autour d'elle. Tout était net et bien rangé. Il y avait une grande table métallique au centre, des étagères garnies de flacons et d'étranges tonneaux grisâtres tout au fond. Le docteur ouvrit une boîte en aluminium, découvrant une rangée d'instruments brillants et tranchants. — Allonge-toi, lui dit Burt Johnson. Dès qu'elle eut fait ce qu'il lui disait, des sangles se refermèrent sur ses chevilles et ses poignets. Chuha roulait des yeux apeurés. Le docteur raccorda des tubes à des flacons tenus par des supports métalliques. — Trois cents milligrammes, dit-il. Burt Johnson plaça une poche translucide au bout du tuyau. Le docteur tâta le bras de la patiente et enfonça l'aiguille dans la veine. Elle regardait le plafond, sans comprendre, le cœur battant. Elle voulut qu'on la laisse repartir vers son village. Mais déjà cette pensée même s'estompa. Son esprit se dissolvait dans un nuage cotonneux. Elle bascula dans le néant. Andrew Nichols prit un bistouri et entailla le ventre. Le sang se mit à couler et Burt Johnson épongea avec des compresses, sans même se laver les mains. Nichols posa des écarteurs et fit apparaître l'intérieur de l'utérus. Il incisa la poche des eaux. Le liquide se répandit dans le ventre. Il l'aspira avec un tube relié à une pompe à vide. Il regarda à l'intérieur. Le fœtus, privé de liquide nourricier, remuait comme un insecte. Il l'extirpa de ses mains. — Dix-neuf semaines grand maximum, estima-t-il en regardant la petite chose rouge gigotante. Parfait. Quelques minutes après, le cerveau du fœtus, de la taille d'une balle de ping-pong, reposait sur une petite tablette stérile. Nichols en préleva un petit échantillon qu'il déposa sur une lame de microscope. — Alors ? demanda Burt Johnson. Nichols régla le microscope sur le grossissement × 100 et repéra aussitôt la forme des neurones embryonnaires. Ils étaient à un stade de maturité optimale, avant la migration vers les couches corticales externes. — Ces Indiennes sont de bonnes reproductrices, dit-il. Il faut les prendre à quinze ou seize ans, le cerveau des embryons est alors très dynamique. Passe-moi une fiole, veux-tu ? Burt tendit à son chef un petit flacon d'acier à double paroi, orné de la fleur et de l'œuf de la société Ovotech. Nichols préleva, à l'aide d'une pipette à vide, plusieurs paquets de neurones qu'il plongea dans la solution physiologique. Il alla vers le fond de la tente, écarta le rideau blanc de la table d'opération et déverrouilla le couvercle de la bonbonne de cryogénie. Une vapeur glaciale s'en échappa. À l'intérieur on distinguait un râtelier de plusieurs étages contenant plusieurs fioles d'aluminium. Au fond du fût, la surface transparente de l'azote liquide formait de minuscules vaguelettes. Il déposa le flacon dans le râtelier. — Et de huit, dit-il. On vient de se faire 80 000 euros en deux heures, Burt. Et on n'a découpé que le tiers du cerveau de ce petit sauvage.

Johnson observait, les mains sur les hanches, ses gros biceps couverts de sueur émergeant comme des boudins de son débardeur US Army. — Bon, je prendrais bien une bière moi. — Attends mon retour, objecta Nichols. Je veux que toi et les rancheros restiez près de la tente. Ce matériel vaut une fortune. Je vais donner leur ration de médicaments aux Indiens. Passe-moi une tablette d'amoxicilline. Burt ouvrit une caisse remplie d'antibiotiques. Ils en achetaient des kilos pour trois fois rien aux stocks des NIH1 près de Sacramento. Il déchira un paquet, sans même se donner la peine de le refermer. — Tu sais, je trouve que ces Indiens se foutent un peu de notre gueule. On dirait qu'ils ne veulent plus faire d'enfants. Ils n'avaient qu'une seule femelle enceinte cette fois-ci. Je vais devoir aller mettre les points sur les i. Attends-moi ici. Dès qu'il arriva à proximité des huttes, Nichols fut entouré d'une meute de villageois réclamant à cor et à cri des médicaments. Le petit Yaya se portait déjà mieux, mais la jeune Amahwati n'avait pas encore eu sa première dose et toute sa famille suppliait le médecin de lui rendre la vie. Il y avait aussi le fils du chaman à traiter, et le vieux Yehva. Nichols avait fourni de l'eau potable à tous les habitants, mais les malades restaient malades. — D'abord, une deuxième dose obligatoire pour Yaya, dit-il en regardant Izuno. Le chef était partagé entre la reconnaissance envers le sauveur de son fils et la haine pour celui qui lui proposait un tel marché. Nichols tendit à la mère de Yaya un comprimé d'amoxicilline. — Qu'il l'avale comme le précédent, avec un peu d'eau. Les autres candidats à la guérison réclamèrent de plus belle. La petite Amahwati avait eu de la diarrhée toute la nuit, le vieux Yehva délirait en s'adressant aux esprits. Nichols plongea sa main dans sa poche et sentit la tablette d'amoxicilline. Il eût été si facile de soulager leurs souffrances. Mais business is business. — Montre-moi tout le monde, dit-il à Izuno. Izuno écarta la foule. Il lança des ordres à travers le village. À son passage, des enfants, quelques jeunes hommes et des femmes sortaient sur le seuil de leur habitation. — Je te connais, toi, dit Nichols en s'arrêtant devant une jeune femme. Comment tu t'appelles, déjà ? Tu nombre ? — Elle s'appelle Tahk-it, répondit Izuno. Elle a déjà donné la dernière fois. — Je sais. J'ai acheté beaucoup médicaments grâce à son ventre. Mais elle peut encore sauver beaucoup d'enfants et de vieillards. Pourquoi n'est-elle pas enceinte ? Izuno contempla la jeune femme avec commisération. La première fois que le docteur était venu, le village tout entier avait remercié Tahk-it pour son dévouement. Personne n'avait demandé à ce qu'elle procrée de nouveau si vite. Tout le monde voyait bien que le couple portait le deuil de l'enfant disparu. Nichols se tourna vers le mari de Tahk-it, Akay'eth. — Toi, le gros balourd, qu'est-ce que tu fabriques, nom de Dieu ? Pourquoi ne lui fais-tu pas un autre marmot ? Tu ne l'aimes plus, ou quoi ? Elle est quand même bien roulée, non ? Akay'eth le regarda d'un air perplexe, pas sûr de comprendre. Izuno lui dit quelques mots en langage mayangna. L'autre bredouilla de vagues protestations, mais Nichols l'interrompit. — Ce bon à rien se tourne les pouces, voilà tout. Dois-je croire que tes Indiens sont des impuissants, Izuno ? Dis-lui qu'il doit se remettre au travail, et plus vite que ça. Izuno recommença ses palabres. Irrité, Nichols agita le doigt en l'air. — On va faire autrement. Dis à la fille de venir ce soir dans ma tente. Izuno semblait contrarié. Nichols ordonna d'un ton rogue : — Qu'elle soit là sans faute. Sinon, je repars demain avec mes hommes. Je te rappelle que Yaya doit être traité pendant deux semaines. Comme les autres. Ces médicaments m'appartiennent. Et qu'un seul de tes hommes s'avise d'en approcher, et j'aurai de quoi les recevoir. En disant ces mots, il écarta un pan de son gilet et laissa voir la crosse de son revolver. Burt Johnson avait fini sa bière quand Nichols retourna à la tente. Il fit sauter la capsule d'une bouteille et la trempa dans une gamelle remplie d'eau, à laquelle il ajouta un peu d'azote liquide pour la refroidir. — Allez, c'est pas tout ça, mais on a encore seize flacons à se taper. Burt, tu me prépares les fioles à cryo et les instruments. Il faut qu'on carbure. Nichols s'attabla devant le microscope. L'échantillon était posé sur un lit de glace et mesurait à peine la taille d'une balle de ping-pong. Un cerveau de fœtus de deux mois environ, d'après ses estimations. Le cerveau du petit-fils d'Izuno. Bourré de cellules souches embryonnaires tout juste différenciées en neurones, plus frais, ça n'existe pas. Le genre de neurones parfaitement adaptables qui iraient se loger n'importe où on leur dirait d'aller, dans le cerveau d'un parkinsonien ou de tout malade octogénaire d'une riche métropole occidentale. Aux clients qui l'exigeaient, il n'aurait aucune difficulté à faire croire qu'il s'agissait de cellules souches dont on avait provoqué la différenciation in vitro. Ça n'avait pas de prix. La chair cérébrale était essentiellement constituée d'eau et de lipides. Il fallait des instruments de haute qualité pour la trancher proprement sans provoquer de lésions. C'est pour cela qu'il demandait à Burt de faire attention. Nichols prit un scalpel et l'enfonça doucement dans la masse gélatineuse. Il eut conscience de la portée de son geste. Il tranchait au cœur même de la pensée. Cette matière miraculeuse serait placée dans le cerveau d'un autre. Elle y vivrait, et nourrirait de nouvelles pensées, fixerait de nouveaux souvenirs. Elle aimerait, elle frémirait, elle espérerait, verrait des soleils couchants et des neiges éternelles, sentirait le frisson d'un baiser et la caresse des brises marines et, un jour, mourrait. Tout, tout ce qui faisait une vie, se trouvait là-dedans. Dans ces quelques millimètres cubes de matière flasque et blanchâtre. C'était le creuset de la pensée et de l'existence, et lui, Andrew Nichols, en était le juge et maître, un maître ganté de latex régnant sur quelques barils d'azote. Nichols retira doucement le scalpel du cortex puis, à l'aide d'une petite spatule, retira un cube d'un demi-centimètre de côté. Il le sectionna en douze bandes équidistantes qu'il plaça sur une lame de microscope. L'ensemble avait bonne allure. Il allait maintenant devoir faire parler ses talents d'anatomiste pour séparer dans un premier temps, avant l'arrivée dans son laboratoire de Boston, les couches corticales de la matière blanche sous-corticale. Le jackpot, c'était d'arriver à trouver deux endroits riches en neurones tout fraîchement formés : le bulbe olfactif et le gyrus dentelé de l'hippocampe, une vraie fontaine de Jouvence. C'est là qu'on trouvait le must des neurones implantables.

Il se fatigua les yeux pendant une heure avant de décider que la journée avait été assez chargée. Il n'aimait pas perdre du matériel biologique, et sans doute allait-il devoir renoncer, faute d'instrumentation adéquate, à un tiers de ce jeune cerveau. C'étaient des dizaines de milliers de dollars de perdus, un vrai gâchis, mais on n'y pouvait rien. Il sortit de la tente et prit une chaise longue à côté de son aide. Les rancheros étaient en train de rassembler du bois pour faire du feu. Il leur apporta une bouteille de rhum tirée de sa réserve personnelle. — Para ustedes, dit-il. Buen trabajo. Muchos dollares. Les autres acquiescèrent avec reconnaissance. Il fallait régulièrement montrer à ces gens qu'on disposait d'un certain nombre de gratifications en leur faveur. Et que le salaire serait conséquent. En vertu de quoi ils vous protégeaient pour de bon, nuit et jour, contre les crotales et les détrousseurs. Il retourna devant la tente, à côté de Burt Johnson, et contempla la clairière. — Bon, qu'est-ce qu'elle fabrique, mon associée ? — Quelle associée, boss ? demanda Johnson. — Celle avec qui je monte mon prochain projet. Johnson déposa sa bière dans le bac à eau fraîche. — Heu, je ne comprends pas, chef... On va avoir une autre personne dans l'équipe ? — Oui, la voilà justement qui se pointe là-bas. Une jeune femme vêtue d'une tunique en coton venait d'apparaître au bout de la clairière. Elle était accompagnée d'un homme. Nichols reconnut son mari Akay'eth. — Une Indienne ? Associée ? fit Johnson d'un air ahuri. Nichols se leva. — Tu vois, Johnson, quand on a une entreprise, il faut la faire fructifier. C'est un mouvement perpétuel. Les chaînes de production ne doivent jamais s'arrêter. Et quand les ouvriers ne bossent pas assez, c'est le patron qui doit mettre la main à la pâte. La jeune Tahk-it était arrivée devant eux. Elle gardait le visage baissé. L'œil de Johnson brilla. — OK, j'ai pigé..., murmura-t-il. — Viens, dit Nichols à la jeune femme. Ton mari ne s'occupe pas de toi, on va arranger ça. Il l'emmena sous la tente, soulevant le pan de toile de nylon frappé de l'œuf et de la fleur. En entrant, il vit qu'elle avait empilé sur elle les couches de vêtements. C'était ridicule, quand on voyait que ces Indiens ne portaient que des pagnes rudimentaires. Elle avait dû dénicher ces fripes en faisant le tour des malles des villageoises. — Enlève-moi tout ça, lui dit-il. Tahk-it mit de longues minutes à se déshabiller. À la fin, la jeune femme était offerte, nue, face au docteur. Il se dit qu'il avait bien fait de ne pas passer sa faim sur les putes miskitos. 1. National Institute of Health, l'équivalent américain de l'Inserm.

Le soleil était levé depuis une heure quand Ighat ramassa son harpon, emballa quelques baies d'açaï dans une grande feuille de chilamate et se prépara à partir. — Comment va-t-elle ? demanda-t-elle au guerrier. Au fond de la grotte, Pawahk mangeait un morceau de viande de pécari tout en écoutant ses explications. — Ta sœur a une constitution de fer. Elle n'en finit pas de manger et pourra bientôt refaire quelques pas. — Je dois retourner à mon village, lui annonça Ighat. Voici maintenant presque deux lunes que ma sœur et moi sommes parties. Comme à son habitude, le guerrier-oiseau hocha la tête d'un air grave. — D'accord, mais elle doit rester ici. Elle ne peut pas encore faire le voyage avec toi. — Je tâcherai d'être de retour dans cinq jours, dit-elle. Je ramènerai mon père ou l'un des sages du village. Je veux qu'ils voient de leurs yeux cet endroit et qu'ils prennent une décision pour notre clan. Le guerrier se leva. — Je veillerai sur elle, lui assura-t-il. J'attendrai ton retour. Elle se blottit dans ses bras. Il posa sa main sur son ventre et palpa la douce chaleur qui en irradiait. Le fruit de leur union se développait lentement. Se dégageant lentement de son étreinte, elle resserra la sangle autour de son épaule et s'éloigna sur la berge moussue jusqu'au départ du sentier qui escaladait les flancs de la cavité. Elle sentit le parfum des bougainvillées et des clématites l'envelopper à mesure qu'elle gravissait la falaise. Elle passa devant un grand jacaranda en fleur, nimbé de lumière violette, avant d'émerger entre les racines d'un acajou qui plantait ses racines au sommet de l'abîme. Les caquètements des oiseaux retentirent aussitôt comme un concert strident à ses oreilles. Alors qu'au fond du précipice tout n'était que silence, la jungle résonnait de bruits de toutes sortes dont elle avait presque perdu le souvenir. Le royaume qu'elle avait bâti avec le guerrier-oiseau était en dehors de tout ce qu'elle pouvait imaginer. Au bout d'une demi-journée de marche, elle arriva devant la falaise d'où le guerrier avait transpercé de ses flèches les guerriers miskitos. Elle retrouva le sentier qui descendait puis parcourut en sens inverse la voie menant à l'endroit où elles avaient rencontré le tamanoir. Elle descendit les contreforts de la vallée et décida qu'elle pouvait passer la nuit entre les racines d'un immense chilamate. C'est en se levant le lendemain matin qu'elle sentit pour la première fois les vertiges et cette sensation nouvelle de nausée. Instinctivement, elle porta une main à son ventre, tout en s'appuyant au tronc du chilamate. Elle avait faim. Il lui fallait des baies. Elle se souvint de l'açaï que sa sœur avait repéré au cours du trajet aller et se gava de ses fruits succulents. Après avoir mangé, elle se reposa quelques instants, en proie à une bouffée de chaleur. Il fallait rejoindre le village. La marche aidant, elle oublia bien vite ses désagréments et entrevit le village se dessiner au contour du fleuve. En sortant du couvert boisé, elle eut la surprise de découvrir que la vie semblait revenue parmi les maisonnettes. Les gens allaient et venaient entre les masures, certains confectionnaient des outils et des enfants puisaient avec leurs bols dans une jarre en jacaranda qui contenait... de l'eau ? Stupéfaite, elle se demanda d'où venait cette eau. Du fleuve ? Un simple coup d'œil lui laissa pourtant penser que c'était impossible : les flots étaient toujours rouges et stériles. Alors, que s'était-il passé ? Soudain, elle vit une petite silhouette accourir vers elle depuis la place centrale du village. Son cœur bondit dans sa poitrine lorsqu'elle reconnut son petit frère Yaya ! Il se mit à pousser des cris de joie. Izuno sortit de sa hutte et elle décela aussitôt sur son visage une ombre de tristesse. Il lui entoura l'épaule. — Où étais-tu passée ? lui demanda-t-il. Ighat, toujours stupéfaite par le changement intervenu dans le village, lui retourna une question. — Tout va bien ici ? Vous buvez de nouveau l'eau ? Les maladies sont parties ? — Ighat... il faut que je t'explique. À côté de la jarre d'eau au centre de la place, une tenture soutenue par trois piquets abritait un homme assis sur un siège d'osier tressé, qui semblait surveiller les activités du groupe. Il se retourna et sourit en voyant la nouvelle venue. — Tu as retrouvé ta plus jeune fille, Izuno ? Comment s'appelle-t-elle, déjà ? — Ighat, docteur. — C'est bien. Dis-moi, Ighat, as-tu besoin de médicaments ?

Elle fit non de la tête. Le docteur était en train de déposer une pommade sur une plaie infectée du bras du vieux Obotu. Force était de constater que le village comptait beaucoup moins de malades. — Comment va la petite Amahwati ? demanda Ighat. — Elle est encore malade, répondit son père Izuno. Le docteur dit qu'elle doit prendre un traitement pendant un mois. Elle a contracté une bactérie qui attaque son système digestif, et a perdu beaucoup de poids. Et le fils du chaman a besoin d'un autre type de médicaments. Ighat ne savait plus quoi penser. Elle jetait des regards à la ronde, à la fois surprise et méfiante. — Qu'as-tu fait pendant tout ce temps ? interrogea son père. Nous étions morts d'inquiétude, ta mère et moi. Ighat resta indécise. Pouvait-elle lui expliquer sa fuite dans la forêt, l'intervention du guerrier-oiseau et les sentiments qu'elle éprouvait pour lui ? Elle connaissait la règle du village : une jeune fille n'a pas le droit de s'unir à un homme sans l'accord du village ni avoir subi le rite approprié. La voix du docteur assis sous la tente la tira de ses réflexions. — Quel âge as-tu, Ighat ? En se tournant vers le docteur Nichols, elle nota qu'il la dévisageait avec curiosité. — Seize printemps, répondit-elle. — Approche par ici. Il prit sa main et observa le dessus et l'intérieur de ses bras. Les villageois avaient été habitués à ces manipulations ces dernières semaines, car elles faisaient partie des gestes que le docteur accomplissait pour les guérir. Nichols observa le tour de taille de la jeune femme, puis ses yeux, comme s'il avait cherché à déceler quelque chose dans son regard. — As-tu eu des maux de ventre, ces derniers jours ? des sensations de chaleur ? des envies de baies ? Elle serra les lèvres, redoutant de répondre. Quelques minutes plus tard, le docteur se rendit dans la hutte du chef. — J'ai de mauvaises nouvelles, dit-il. Izuno fit signe à sa femme d'emmener Yaya l'écart. — Je n'ai plus assez de médicaments pour soigner Amahwati et le fils du chaman. Izuno sentit son estomac se nouer. Tant d'efforts pour rien... Il essaya d'obtenir plus d'explications. — Comment cela, plus assez de médicaments ? Que va-t-il se passer ? — Leur état va se dégrader, malheureusement. J'ai encore assez de pastilles pour purifier l'eau pendant deux ou trois semaines, mais après... Izuno chercha à se maîtriser, mais sa voix tremblait. — Docteur, ne pourriez-vous pas aller chercher d'autres médicaments ? — Entamer un autre voyage ? Je n'en ai pas les moyens. Je dois déjà rembourser les médicaments que je vous ai donnés. Nichols resta un moment silencieux, puis fit mine de se raviser. — Il y aurait peut-être une solution..., dit-il. — Laquelle ? — N'as-tu rien remarqué chez Ighat ? demanda Nichols. — Bien sûr, elle est désobéissante. Depuis toute petite, elle n'en fait qu'à sa tête. — Je ne veux pas parler de cela. Sérieusement, grand chef, tu n'as rien vu ? Un sourd pressentiment envahit Izuno. — Je ne comprends pas... — Écoute, lui dit Nichols. Il y a des choses qu'on apprend aux médecins au cours de leurs études en Amérique. Une femme dont le ventre s'arrondit, dont la poitrine se fait plus ferme et volumineuse. — Quoi ? Tu veux dire qu'Ighat... ? — Entre nous, je serais curieux de savoir ce qu'elle a fabriqué durant les deux mois de son escapade. Si tu as des doutes, demande à sa mère si elle a saigné ce mois-ci. Izuno rougit. Ighat aurait fait la rencontre d'un homme durant cette période ? Cela n'avait aucun sens. Ou alors, elle avait dû faire cela avec quelqu'un du village. Mais qui ? — Écoute, chef, lui dit le docteur. Je connais les usages des Mayangnas. Vos filles ne peuvent pas procréer avec des inconnus sans consulter les sages du village. Izuno s'était mis à tapoter du pied sur le sol en terre battue. Nichols ajouta : — Un enfant maintenant, ce n'est pas le moment. Surtout avec ces malades qui ne pourront pas être sauvés. Ce rejeton viendrait au monde en dehors de tout rite d'union, et à un moment où vous n'aurez plus de pastilles pour décontaminer l'eau. Nichols laissa Izuno intégrer ces informations, puis lui dit : — Écoute, grand chef. Je peux vous débarrasser de l'enfant et obtenir d'autres médicaments grâce à l'argent que je gagnerai. Izuno sursauta. Ighat ! Sa protégée, sa petite fille ! Jamais, jamais. Nichols haussa les épaules en feignant l'indifférence. — C'est ta décision, bien sûr. Mais si tu penses que ton devoir est de sauver les tiens, si tu estimes comme moi qu'Ighat a fauté avec un homme loin du village, tu sais où me trouver. Cela me fait de la peine tout de même de ne pas pouvoir procurer un traitement complet à Yaya. Le pauvre petit était presque guéri. Une lueur d'effroi s'alluma dans le regard d'Izuno. — Comment ça, presque guéri ? Mais... je croyais qu'il était hors de danger ! — Lorsqu'on utilise les antibiotiques, il faut éradiquer le moindre germe de l'infection, rétorqua Nichols. Sinon, la maladie peut repartir de plus belle. Il se peut que Yaya soit effectivement guéri, mais s'il reste un foyer microbien, fût-il infime, il ne passera pas l'été. Izuno crut que les eaux rouges du fleuve s'abattaient en cataractes sur sa tête. Préserver les vivants. Jusqu'au bout. Il s'était fixé cette unique mission. Assis au bord du fleuve, le chef s'interrogeait une fois de plus sur le mal qui rongeait sa terre, quand il entendit le pas de sa fille derrière son dos. — Père...

Il se retourna et l'évidence le cueillit de plein fouet. Sa fille était une femme, ses traits avaient changé, sa démarche aussi, sa voix semblait plus charnelle. — Comment as-tu pu nous faire ça ? gronda-t-il. — Père, je... je dois vous dire quelque chose d'important. — Tu ne te rends pas compte de la situation dans laquelle tu nous mets ! Tu aurais mieux fait de rester à tout jamais dans ta forêt ! Où est ta sœur ? — C'est le guerrier qui l'a sauvée. Il s'en occupe. Izuno se leva, la main haute. — Celui qui t'a souillée ! Comme il va le faire avec ta sœur maintenant que tu es partie ! — Non, c'est un homme bon. Nous allions mourir, et il nous a sauvées des Miskitos. Car il faut que je vous dise... J'ai découvert quelque chose dans les montagnes. — Tais-toi. Tu es mon échec et ma honte. Notre village meurt et tu t'offres loin de nous à des inconnus. Va-t'en, je ne veux pas en entendre plus. — Mais enfin, dans la forêt il y a... Izuno gifla sa fille au visage. Elle poussa un cri en reculant. — Tu nous as déshonorés. Demain matin, tu iras voir ta mère et elle te conduira à la tente du docteur, plus haut dans la forêt. — Mais... pour quoi faire ? — Tu es malade. Il doit te guérir. — Malade de quoi ?... — Assez de questions. Fais comme j'ai dit. Ighat fit demi-tour, accablée, et disparut entre les huttes. En se levant le lendemain matin, elle voulut aller trouver son père pour lui expliquer qu'elle avait découvert un point d'eau et un territoire giboyeux à deux jours de marche vers le nord. Mais Izuno refusa de lui parler. Alors, aux premières lueurs du jour, elle alla voir sa mère qui lui montra le chemin menant à la tente du docteur. — Où est Chuha ? demanda Ighat pendant qu'elles gravissaient le sentier menant à la clairière. — Elle se repose, répondit sa mère. Elle a été malade, elle aussi. Mais elle va mieux maintenant. — Que veut le docteur ? — Vérifier que ton bébé va bien. — Mais il va très bien, pourquoi... ? Derrière la trouée des arbres, Ighat vit la tente du médecin. Sur sa toile blanche étaient dessinés un œuf et une fleur. Elle avait déjà vu ce signe, lorsqu'elle était encore enfant, au cours d'une précédente visite de l'homme blanc. Un sentiment confus l'envahit. Deux rancheros ravivaient les braises de leur foyer pour se préparer du café. Un autre homme, musclé et coiffé d'une casquette, les observait. Le docteur Nichols apparut, soulevant un pan de la tente. — Ah ! te voilà. Soudain, la mère lâcha la main de sa fille et s'enfuit à travers les feuillages. Ighat se trouva seule devant les quatre hommes. — Nous allons régler cela rapidement, dit le docteur Nichols. Tu pourras ensuite retrouver ton père et lui dire que nous aurons beaucoup de médicaments pour tous les habitants du village. Tu sais tout cela, hein ? Quelque chose intriguait Ighat. Derrière la cicatrice qui barrait son visage, le docteur affichait le visage le plus amical possible. — Allons, dit-il, je suis là pour t'aider. Je sais ce qui t'est arrivé dans la forêt. Tu sais, avec les maladies qui traînent ici, cela peut être dangereux pour ton bébé. Il vaut mieux prendre des précautions, crois-moi. Ighat, tout en jetant des regards à droite et à gauche, s'avança prudemment. Elle n'avait pas traversé la moitié de la clairière qu'un cri retentit derrière elle. Juste à la limite du couvert se tenait sa grande sœur, Chuha. Elle avait changé. Ses traits étaient tirés, comme ravagés par le chagrin. Chuha se mit à crier. — N'y va pas ! cria-t-elle. Ils vont prendre ton bébé dans ton ventre ! Ighat ne comprit pas. Sa sœur semblait avoir perdu la raison, elle frappait à présent son ventre comme une possédée. — Regarde ! Sous la tunique de Chuha se dessinait une longue cicatrice. Ighat se mit à courir en direction d'une brèche au milieu des taillis. Vive et légère, elle traversa en un clin d'œil toute la largeur la clairière. Mais à deux mètres du but, un des rancheros qui fumait un cigarillo, appuyé contre le tronc d'un arbre, fit glisser une perche de bambou entre ses jambes. Elle s'abattit au sol, à moitié étourdie, se redressa, sans être toutefois assez rapide pour éviter l'homme qui se jeta sur elle et la ceintura. Elle eut tout juste le temps d'apercevoir Chuha qui se perdait dans la forêt en poussant un cri dément. Ighat se débattit comme une diablesse mais l'homme avait assez de force pour la soulever du sol d'une seule main. Son camarade lui vint en aide et elle fut transportée dans la tente, puis sanglée à la table et bâillonnée. Terrorisée, les yeux exorbités, elle découvrit l'intérieur de cet endroit cauchemardesque. Il y avait des étagères partout, avec des flacons, des boîtes en fer, des supports et des perches. Au fond de la tente, de gros fûts d'acier s'alignaient dans l'ombre. Il régnait une odeur inconnue, froide et pénétrante. Nichols défit sa ceinture. Il posa son colt par terre à côté d'une caisse d'amoxicilline. Il aimait être à l'aise. — Pas la peine de faire tout ce cirque, dit-il. Tu ne sentiras rien. Il prépara un cathéter muni d'une aiguille et frotta le bras d'Ighat avec de l'alcool. La jeune fille se mit à tirer sur ses sangles. — Tu attends un enfant, c'est bien, lui dit Nichols. Tu vas donner à ton clan de quoi acheter des médicaments. Tu vas sauver plusieurs personnes. Muselée par le bâillon, Ighat roulait des yeux affolés. — Des gens en Europe paieront très cher, tu vas leur rendre la vie. Grâce à toi, ils récupéreront leurs souvenirs, ils pourront conduire leurs voitures et faire sauter leurs petits-enfants sur leurs genoux. Et pour cela, tu n'as qu'une chose à faire : t'endormir paisiblement. Quand tu te

réveilleras, tout sera fini. Il enfonça une aiguille dans le bras de la jeune fille et raccorda le cathéter à la perfusion d'anesthésique. — Burt, passe-moi le propofol, veux-tu ? Une fois l'anesthésique en circulation dans le sang, il fallait compter quelques secondes avant l'endormissement. Nichols avait prévu de procéder par incision abdominale. Il n'y avait aucune raison de s'enquiquiner à faire une cœlioscopie avec ces sauvages. — Burt ? Tu m'entends ou quoi ? Ce balourd devait encore être en train de se décapsuler une bière, songea Nichols. À neuf heures du matin, c'était vraiment n'importe quoi. Il faudrait qu'il lui remonte les bretelles un de ces jours. Mais Burt l'appela d'une voix blanche. — Chef... Nichols se retourna et souleva le rideau de la tente. — Quoi encore ? Qu'est-ce qu'il y a ? — Là... Nichols ne comprit pas. Burt avait les yeux fixés sur deux corps allongés dans l'herbe. Ceux des rancheros. Deux longues perches ornées de plumes multicolores y étaient fichées. Nichols tourna la tête en tous sens. — Qu'est-ce que c'est que ce truc ? D'où ça vient ? Burt, le visage luisant de sueur, le dos appuyé contre le tronc d'un arbre, scrutait les frondaisons. Soudain, un bruit mat retentit. Burt contempla, ahuri, la longue hampe qui le clouait au tronc comme un papillon. Il essaya de se libérer. Il sentit ses entrailles remuer. Il poussa un cri affolé. — Chef, faites quelque chose, tirez-moi de là... Nichols recula vers l'intérieur de la tente. Il trébucha sur la barre de seuil et se retrouva étendu sur le dos, à côté de la table d'opération où reposait Ighat. Soudain, un homme fit irruption dans l'embrasure de la porte. Il était presque nu, magnifique, le corps couvert de plumes et il portait un grand arc à la main. Nichols recula précipitamment sur le sol, sans parvenir à se lever. Il savait que le colt était posé par terre à moins d'un mètre. L'homme posa une flèche sur la corde de son arc. Nichols roula sur le côté et attrapa le colt. Une détonation résonna à travers la forêt. Le guerrier-oiseau, frappé en pleine poitrine, tituba dans la clairière, à reculons, avant de s'effondrer dans les herbes. Nichols s'approcha de lui et le contempla, hébété. — Sacré sauvage. Ainsi, c'était donc toi. Le père de cet enfant. Tu as tout perdu. Je vais maintenant extraire la vie du ventre de ta femme. Il s'épongea le front, retourna dans la tente et replaça le colt dans son étui. Il s'approcha de la table d'opération. Ighat était toujours là, parfaitement sanglée. Il choisit un bistouri dans la trousse d'instrumentation. Puis il commença l'incision.

Troisième partie

Des files de berlines s'étiraient le long du trottoir devant l'Alcazar. La musique déversait son flot sonore chaque fois qu'un groom ouvrait les portes de l'établissement. Vincent sortit du taxi et prit son invitation. Le Cret l'avait briefé : il y aurait des journalistes, des scientifiques étrangers et des politiques. Il chercha Maria du regard, mais elle n'était pas encore arrivée. Il tendit son invitation au groom. L'intérieur de la salle était baigné de lumières tamisées, dans les tons beige et mauve. Sur une table installée contre le mur à côté du vestiaire, deux techniciens du CEA surveillaient les écrans de leurs ordinateurs portables. — Est-ce que Xavier Le Cret est là ? leur demanda-t-il. — Bonsoir, monsieur Carat. Il ne devrait pas tarder à arriver. Le Cret apparut, fendant la foule. — Carat ! Tout va bien ? — Tout va bien. J'ai réussi à mettre bout à bout quelques phrases sur le principe du code neural, s'ils nous posent la question. — Parfait. Écoutez, je viens de parler à Sigurdsson, du comité Nobel. C'est bon. L'embargo est levé sur les listes, vous pouvez communiquer sur l'intégralité du dossier. Sous les applaudissements, Le Cret se retourna et plongea dans la foule en direction de l'estrade. Vincent entendit des gens l'appeler, sentit des mains le toucher, entraperçut des visages familiers. Sur l'estrade, Le Cret avait pris le micro et attendait que les derniers applaudissements retombent. — Chers amis, c'est un grand jour. Je suis heureux de vous voir tous réunis ici. Et je peux donc vous le confirmer officiellement, nous sommes présélectionnés pour le prix Nobel ! Un tonnerre d'applaudissements remplit la salle. — Le verdict final tombera dans deux mois, dit Le Cret. Pour la recherche de notre pays, c'est un couronnement. C'est pourquoi je voudrais exprimer ma pleine reconnaissance à tous ceux qui construisent l'excellence de la science française. À Madame la ministre de la Recherche et de l'Enseignement, d'abord, qui nous honore de sa présence. À la direction du Commissariat à l'énergie atomique, un des piliers fondateurs de Neuroland. Au CNRS, dont je salue le directeur, André Vareski. Enfin, à tout le personnel de Neuroland, depuis le directeur de recherche de première classe jusqu'aux employés de l'accueil, car c'est à eux que revient cette réussite. Comment pourrais-je rendre hommage à tout le monde ? Le comité de pilotage des investigations en très hauts champs et le service des essais cliniques, la section brevets... Lorsque j'ai émis l'hypothèse que la trace de l'esprit dans notre cerveau se manifestait par de minuscules mouvements des molécules d'eau, je ne pensais pas que cette hypothèse ferait travailler autant de personnes. Si je m'étais trompé, j'aurais eu l'impression de faire perdre son temps à beaucoup de monde. Ce soir, je suis donc soulagé ! — Quelles sont vos chances d'avoir le prix ? demanda un journaliste. Thomas Sigurdsson, le représentant de l'Institut Karolinska de Stockholm qui décernait le prix, répondit : — Nous ne pouvons bien évidemment pas dévoiler le classement des différents candidats au prix dans la présélection. Si je vous disais que l'équipe de Neuroland est très bien placée, ce ne serait pas correct vis-à-vis des autres candidats. Si je vous disais que vos travaux inaugurent une nouvelle ère pour les sciences de l'esprit et de la matière, et que la percée scientifique est exceptionnelle, ce ne serait pas équitable pour tous les autres groupes de recherche qui célèbrent sans doute, en ce moment même, leur propre présélection. Donc, mettons que je ne vous aie rien dit de tout cela. Le public répondit par des rires suivis d'une salve d'applaudissements. — Mais en quoi consistent ces travaux ? embraya Hubert Parchemin, du Monde. Xavier Le Cret biaisa. — Pourquoi ne posez-vous pas la question à Vincent Carat ? Il est au centre des expérimentations que nous menons. Il glissa à Vincent : — Répondez juste à la question. Pas de fioritures, juste les aspects scientifiques. Vincent vit les centaines de visages de convives en smoking ou robe de soirée rivés sur lui. À ce moment, Maria arriva devant l'Alcazar. Le groom lui ouvrit aussitôt la porte. L'hôtesse prit son manteau et elle se mêla à la foule. Sa robe noire était fendue au genou et elle portait les boucles d'oreilles que Vincent lui avait offertes à Sienne. Elle s'arrêta derrière deux rangées de

journalistes. Vincent était en train de répondre à une question de l'un d'eux. — Nos travaux consistent à capturer des traces de l'esprit, dit-il. L'empreinte laissée par la pensée sur la matière. Et nous avons trouvé que ces traces de l'esprit étaient des modifications de la trajectoire des molécules d'eau dans les neurones. Il observa l'auditoire avant de continuer. — Nous sommes en train de constituer un catalogue de nos pensées. Un dictionnaire matière-esprit, en quelque sorte. Il nous permettra de comprendre comment nos pensées sont créées par des réseaux de neurones. Hubert Parchemin, chef de la rubrique sciences au Monde, avait suivi ces recherches dès leurs débuts. Il en avait retracé l'évolution à travers une série d'articles. Il demanda : — Pouvons-nous dire aujourd'hui que les neurones produisent l'esprit ? — Il fut un temps où il y aurait eu un débat sur cette question. Mais, aujourd'hui, qui pourrait nier le fait suivant ? Des millions de personnes perdent leurs souvenirs et leur personnalité à cause d'une maladie qui détruit leurs neurones. Qui voudrait soutenir que l'esprit n'est pas produit par les neurones ? Seul un fou ou un ignorant. Et nul, parmi vous, n'est ici un fou ni un ignorant. Les yeux de Maria brillaient. Vincent restait Vincent. Devant dix mille personnes dans un gala, il retrouvait cette étincelle d'inspiration propre aux grands esprits, ce contact intime avec les concepts qui l'élevait au-dessus des contingences humaines. On voyait alors des molécules danser dans ses yeux, des concepts s'animer, et comme des équations s'écrire dans l'air. — Pitoyable matérialisme à la petite semaine, fit une voix derrière elle. Elle se retourna et vit un homme d'une trentaine d'années, le corps galbé dans un smoking impeccable. La peau mate, des cheveux noirs ondulés plaqués par de la cire sur ses tempes et son front, il avait un léger un accent italien. — Qu'avez-vous dit ? demanda-t-elle. — Carat et son équipe sont à côté du problème, répondit l'autre en haussant les épaules. — Et pourquoi cela ? — Carat est un matérialiste. Il ne sait pas dans quel cadre conceptuel il évolue. Pour lui, il est parfaitement naturel que des neurones produisent la pensée, tout comme le foie produit la bile. Mais la pensée n'est pas une substance. Maria eut un sourire de défi, sa coupe de champagne à la main. — Et vous, où exercez-vous vos talents ? — Je travaille à Neuroland. Maria étouffa un petit rire. — Et vous êtes dans quel labo ? Philosophie du cerveau, c'est ça ? — En quelque sorte. Je suis neurosophe. Neuroland a besoin de poser les bases d'une réflexion sur l'esprit et le cerveau. Je donne aussi des cours de méditation. — Des cours de méditation ? — Méditation transcendantale, pleine conscience, zen bouddhiste, yoga. Cela apaise beaucoup de souffrances que la science ne peut traiter. L'intérêt de Maria s'éveilla. — Par exemple ? Carlo haussa les épaules comme s'il énonçait des évidences. — Anxiété, stress, traumatismes, viols... Elle l'observait fixement, le verre à la main. — Qu'ai-je dit de si absurde ? demanda-t-il. — Rien, je... j'étais en train de me dire que... À ce moment-là, une journaliste de Paris Match, qui avait signé plusieurs articles sur le programme de réforme de la loi de santé pénale, prit Vincent à partie. — Tout le monde ici est très heureux de votre présélection au prix Nobel, dit-elle, mais comment gérez-vous en parallèle l'implication de Neuroland dans le programme de réforme de santé pénale ? Allez-vous déchiffrer les pensées de Franck Corsa ? — Ce n'est pas à l'ordre du jour, dit Vincent. D'après les informations dont je dispose, la production de cellules souches représenterait un coût exorbitant. Maria se sentit déçue. — Ça ne va pas ? lui demanda l'Italien à côté d'elle. — Je... C'est l'émotion. — Pas une émotion très agréable, d'après ce que je vois. — Ah bon ? Et comment pourriez-vous le savoir ? — La méditation rend très sensible aux modifications physiologiques chez autrui. Vous êtes en état de stress, cela se voit. Maria ne trouva pas quoi répondre. Évidemment qu'elle était stressée. Par tant de choses, et plus récemment par ce qu'elle venait d'entendre. Si le projet de loi bioéthique tournait court, elle ne comprendrait jamais ce qui lui était arrivé. Déjà, la foule se dirigeait vers le buffet installé sur les côtés de la salle. Elle prit une grande inspiration et se força à sourire. — Je crois que je vais aller boire un verre, dit-elle. — Cela vous ennuierait-il si je vous accompagnais ? Vincent rendit le micro à Xavier Le Cret. Celui-ci lui jeta un regard en coin et lui souffla : — J'avais dit une réponse sur le plan scientifique, pas un exposé sur votre vision du monde. — Est-ce que je pouvais esquiver la question ? — Vous n'êtes pas seul, c'est tout ce que je voulais dire. Xavier Le Cret retrouva son sourire quand la horde de journalistes se précipita vers lui pour une nouvelle série de questions. Vincent descendit de l'estrade et se trouva nez à nez avec le député Jean-Paul Dartigues, l'avocat Duvernet et le neuroanatomiste Robert Broca. Ils faisaient des têtes d'enterrement.

— Quoi ? leur demanda Vincent. Vous n'êtes pas contents de ce que j'ai dit ? Vous auriez voulu que j'annonce le début des recherches sur le cerveau de Corsa ? Mais je n'y peux rien, moi, s'il n'y pas d'argent pour lancer la production des cellules souches ! Broca soupira. Dartigues se força à sourire, sans entièrement dissimuler une mine soucieuse. Duvernet affectait un air méprisant. Vincent les dépassa et se mit à la recherche de Maria. Au bout d'un moment, il reconnut sa chevelure blonde devant le buffet. Elle tenait une flûte à champagne et devisait avec un jeune homme qui lui tournait le dos. Vincent hâta le pas, croyant reconnaître cette chevelure, ces manières arrogantes... Encore lui ! Le boxeur, le philosophe féru de yoga qui faisait des tractions en s'aspergeant d'after-shave... — Vous vous connaissez ? dit Vincent à Maria. — Nous étions en train de discuter de tes recherches. — Et qu'en disiez-vous ? — Eh bien, Carlo me disait que tu étais un matérialiste indécrottable. Vincent se força à sourire. — Les philosophes parlent, dit-il, c'est dans leur nature. — La parole est ce qui élève l'homme au-dessus de l'animal, répliqua l'Italien. — Parfois on peut se le demander. Carlo en resta sans voix. À ce moment, un homme s'interposa entre eux. Jeune, avec de petites lunettes sur le nez. C'était le directeur de cabinet de Levareux, Pascal Bento. — Monsieur Carat... vous auriez un moment ? — Cela dépend, répondit Vincent. Que se passe-t-il ? — Nous avons du nouveau. Nous avons privatisé une salle pour pouvoir en parler. Votre compagne peut venir avec nous. Maria et Vincent retrouvèrent le député et ses acolytes dans une des salles de réunion situées au rez-de-chaussée de l'établissement. Cloisons en teck, table interminable, écran de projection et wifi partout. Pascal Bento avait ouvert son attaché-case et déballé des liasses de documents confidentiels. — J'ai de bonnes nouvelles pour vous, commença-t-il. Le ministère a reçu une offre d'une entreprise de biotechnologies pour produire des cellules souches implantables dans le cerveau. Il s'agit de cellules souches déjà différenciées en neurones. Les coûts sont au-dessous de la concurrence. D'après le bureau de prospective, le budget de loi de réforme pénale pourrait être voté à ces conditions. Il ne manque que l'accord commercial de Neuroland. Olga et Maria se dévisagèrent, incrédules. — Eh oui, j'ai l'impression que nous allons démarrer le projet, fit Bento avec un sourire. Jean-Paul Dartigues se précipita vers la table. — Laissez-moi voir ces documents. Est-ce que le ministre en a pris connaissance ? Pendant qu'il parcourait rapidement les devis, Philippe Duvernet furetait dans les clauses juridiques. Dartigues releva la tête vers Maria. — Il y a tout ce qu'il faut là-dedans, Maria. Des cellules souches prêtes à l'emploi, déjà différenciées en neurones. Et, surtout, un budget qui cadre avec les contraintes du Parlement. — Une minute, répliqua la jeune femme. Qu'est-ce que c'est que ces histoires de neurones ? — Je ne suis pas spécialiste de cet aspect-là, répliqua Bento. J'ai seulement lu la spécification technique. La société Ovotech fournit des neurones embryonnaires différenciés à partir de cellules souches. La description précise que le procédé emploie des mélanges de facteurs de croissance in vitro. Maria fronça les sourcils. — Cela veut dire que cette société dispose d'un brevet sur cette méthode de différenciation ? — Oui, tout à fait. — J'aimerais voir ce brevet. Vincent intervint, exaspéré. — Enfin, Maria, quel intérêt y a-t-il à voir le brevet ? — Je travaille à l'ANR1, Vincent, et je peux te dire qu'on voit beaucoup de choses sur un brevet. Notamment, le sérieux des pratiques en vigueur dans une entreprise de biotechnologies. Comment s'appelle cette société ? — Ovotech, répondit Bento. — Quels sont leurs tarifs ? — Vingt-neuf mille neuf cents euros l'implantation. Maria secoua la tête. C'était beaucoup moins que n'importe quel hôpital ou laboratoire public de recherche en santé. — Vincent, dit-elle, je n'ai pas confiance. C'est logiquement à l'Inserm de traiter un dossier pareil. Ce sont des questions sensibles, cela doit être extrêmement encadré. Pascal, croyez-moi, il faut passer par les structures de recherche nationale dans un souci de transparence. Bento soupira. — C'est tout simplement impossible, Maria. Les coûts exploseraient et la loi ne serait pas adoptée. Vincent revint à la charge. — Maria, tu ne vois pas que tout le monde essaie de te faciliter la tâche ? Des dizaines de parlementaires font campagne pour cette loi, le cabinet ministériel trouve enfin un prestataire compatible avec les contraintes budgétaires, uniquement pour que tu puisses savoir ce qu'il y a dans la tête de Corsa. Et maintenant, tu dis : non, il me faut l'Inserm sinon rien ? — Je dis seulement qu'il ne faut pas se précipiter. Vincent prit une profonde inspiration. — D'accord, ne nous précipitons pas, mais il faut se décider. Maria lui lança un regard de défi. — Tu veux absolument te décider maintenant ? Alors vas-y, signe-le, ce papier. Signe l'accord de coopération entre Neuroland et Ovotech.

Vincent prit un stylo. Ils commençaient tous à l'énerver prodigieusement. Maria, Le Cret et le prix Nobel, le ministre et Corsa, sans parler de ce gominé qui draguait sa copine en lui parlant de Kant et de Schopenhauer. Sur la circulaire ministérielle, les sigles de la République française et de la firme Ovotech se faisaient face, chacun dans un coin opposé de la feuille. D'un geste rageur, il signa. 1. Agence nationale de la recherche.

Ma mère avance lentement, en se balançant de droite et de gauche. Antonio ne pèse pas bien lourd dans ses bras. Je vois son bras et sa petite tête ballottés comme ceux d'une poupée de chiffon. Une odeur de cire monte des boiseries et des rampes, mêlée à celle de la poussière des tapis de l'escalier, tenus par des tringles en laiton dans le creux des marches. Cette demeure est aussi immense que vide. Elle arrive au bas de l'escalier. Elle sort une clef de sa poche, l'enfonce dans la serrure d'une porte dérobée. La porte grince. Des marches taillées dans le tuf, à la surface crayeuse, s'enfoncent dans les galeries souterraines du manoir. Auparavant, je ne suis venu ici qu'une fois. Mon père avait invité toute la famille d'Italie. Les invités festoyaient au salon et il m'avait emmené à la cave pour choisir des bouteilles de vin. J'avais découvert un labyrinthe de couloirs souterrains à perte de vue. Depuis ce jour, je n'y ai jamais remis les pieds. Ma mère arrive au bas des marches et reprend un instant sa respiration. Elle cherche à tâtons un vieil interrupteur en bakélite. Une suite d'ampoules grillagées s'allument au plafond. Au détour de la galerie se trouve un puisard évidé dans la pierre, couvert d'un panneau de planches grossières. Valéria s'arc-boute contre la paroi rocheuse pour soulever la trappe. En dessous, il y a la surface noire de l'eau. Le corps d'Antonio gît sur la pierre froide, tordu dans une pose difforme. Mon frère porte encore ses chaussures achetées la semaine précédente au village. Valéria reprend le corps de Toni dans ses bras, le soulève au-dessus du rebord du puisard, puis le jette dans l'ouverture. Le corps crève la surface de l'eau en rendant un son lugubre qui se répercute sur les flancs de la galerie. Valéria se retourne vers les ténèbres et, telle une ombre penchée dans la voûte creusée sous la roche, s'empare de grosses pierres qu'elle laisse tomber dans le puits et qui recouvrent le cadavre pour l'empêcher de remonter à la surface. Lorsqu'elle a enfin fini, elle referme la trappe et se retourne vers l'escalier. Moi, j'ai disparu.

Franck Corsa se réveilla avec la sensation que son corps brûlait. Deux infirmières s'affairaient autour de son lit. La première manipulait des poches de liquide translucide reliées à des tubes et fixées à un pied de perfusion, la seconde vérifiait des chiffres inscrits sur une fiche de suivi médical. La porte s'ouvrit. Un des gardiens du centre de détention parut, la main sur la poignée de sa matraque. — Ça va être l'heure de ta visite, Corsa. Grouille-toi. — Il n'est pas encore prêt, répondit l'infirmière qui s'occupait du dossier. Veuillez repasser dans dix minutes. Le gardien-chef s'approcha, l'air de rien, pour jeter un coup d'œil à l'opération. L'infirmière qui fixait les poches de liquide transparent s'était penchée sur le bandage entourant la cuisse du patient. À l'aide d'une pince, elle défit l'attache en Velcro et commença à dérouler le pansement. Franck essaya de se redresser sur son lit pour voir. — Restez allongé, dit-elle. Il vaut mieux ne pas regarder. Le gardien ouvrit de grands yeux. Le dernier tour de bandage retiré, la plaie de Franck apparut. C'était une surface blanche et gonflée, évoquant une sorte de peau de reptile aquatique. Les coupures quadrillées dues aux fils d'acier avaient laissé des cicatrices verdâtres et difformes. Si on ôtait ses bandages maintenant, il ressemblerait à un cadavre fraîchement tiré de la tombe. — Bon, fit le gardien... je voulais juste dire que son avocat était arrivé... Quand Franck arriva au parloir, Philippe Duvernet et Olga Youchkine étaient assis derrière la vitre. — Merci d'être venu, Franck, dit l'avocat. Nous essayons de faire améliorer vos conditions de détention. — Il y aura du boulot. Dites-moi plutôt ce que vous êtes venus faire ici. — Préparer votre défense, dit Philippe Duvernet. Vous êtes poursuivi pour homicide volontaire sur les personnes de Joël Boesmans, Latifa Benarbi et Milton Rajiv, ainsi que pour actes de torture et de barbarie sur la personne du professeur Serge Larcher ; pour torture, agression sexuelle et tentative d'assassinat sur la personne de Maria Svetkova ; pour violation des lois sur la sécurité et les libertés informatiques, utilisation des forces de police et de l'armée à des fins criminelles sur le territoire français et à l'étranger. Franck arrondit sa bouche et émit un sifflement admiratif. — Tout ça ? Je n'aurais jamais cru que j'étais aussi fort. Et vous êtes sûr de vouloir prendre ma défense ? — C'est vrai que vous n'avez pas l'ombre d'une chance de vous en sortir. Sauf si on change la loi pénale. — Changer la loi pénale ? Vous au moins, vous ne vous prenez pas pour n'importe qui. — Vous ne croyez pas que c'est possible. — Même si vous êtes le meilleur avocat de la planète, ça va être dur mon pote... Pour toute réponse, Philippe Duvernet fit glisser devant Franck une photographie. — Connaissez-vous cet individu ? — Jamais vu, dit Franck. — Charles Whitman, né le 24 juin 1941, mort le 1er août 1966 à Austin au Texas. Dans la nuit du 1er août, il se rend chez sa mère et l'étrangle avec un tuyau en caoutchouc. Rentré chez lui, il poignarde sa femme dans son lit. Il emporte avec lui plusieurs fusils et carabines, des couteaux, une machette et une lunette de visée, se rend sur le campus de l'université et tue une réceptionniste d'un coup de crosse sur la tête. Prenant position sur le toit, il fait un carton sur plusieurs étudiants à la carabine. Au total, seize personnes décéderont et trente seront blessées avant qu'il soit abattu par la police. Et vous connaissez la meilleure ? — Vous allez me le dire. — Son autopsie révélera une tumeur à l'hypothalamus, une zone du cerveau impliquée dans le comportement violent et la prise de décision. Chez lui seront retrouvées des lettres où il expliquait aimer sa femme et ne pas comprendre ce qui l'avait poussé à la tuer. Pour le reste de ses crimes, il confesse ne pas se comprendre lui-même depuis plusieurs jours, avoir consulté un médecin pour des maux de tête et des envies de meurtre aussi soudaines qu'inexplicables. — Évidemment, rétorqua Franck sans hésiter. L'hypothalamus de ce pauvre gars devait comprimer son amygdale cérébrale, un centre de l'agressivité. — Évidemment, répéta Philippe Duvernet. Voici un autre cliché. Le reconnaissez-vous ? Franck fit non de la tête.

— Edward Quincey, quarante ans, résident à Charlottesville, en Virginie. Père de famille modèle, sans histoire. Au cours de l'année 2000, il se constitue une importante collection d'images pédophiles sur son ordinateur. En couple avec une mère qui a une jeune fille issue d'un premier mariage, il se met à faire des avances à la fille et un jour on le surprend dans le lit de la mineure. Les médecins diagnostiqueront un syndrome d'hyperactivité sexuelle avec pédophilie. Condamné à un traitement psychiatrique, il se rend coupable d'agressions sexuelles sur le personnel de l'hôpital. Un examen de son cerveau révèle alors la présence d'une tumeur de la taille d'un œuf dans son cortex orbitofrontal, une zone essentielle à la régulation des désirs et de l'impulsivité. La tumeur retirée, le patient retrouve une vie normale, exempte de tout comportement déviant. Un an après, il récidive. Et savez-vous ce qu'on voit à l'IRM ? — Non, mais vous allez me le dire. — La tumeur a repoussé. — Évidemment, dit Franck. Perte de contrôle de l'impulsion due à une lésion frontale. — Évidemment. Et vous, Franck Corsa, vous tuez et vous violez. Avec tant d'acharnement qu'on pourrait bien voir dans votre cerveau une lésion de l'hypothalamus ou du lobe frontal, ou de l'amygdale, qui expliquerait tout cela. — Ah, non ! Je ne suis pas fou ! C'est différent. — Vous n'êtes pas fou ? Qu'est-ce qui vous le dit ? Avez-vous déjà regardé l'intérieur de votre cerveau ? — Je suis sûr qu'on n'y verrait rien de particulier. — C'est pour cela que je suis venu vous voir. Je veux vous proposer de regarder dans votre cervelle, justement. Parce que si nous y voyons une malformation, cela pourrait vous sauver la mise. — J'aimerais savoir comment. — Cela prouverait que vos crimes ont été commis à cause d'un défaut de votre cerveau. Vous n'en seriez plus responsable. Franck s'adossa à sa chaise. — Je serais alors libéré ? — Il vous faudrait suivre un traitement, certes. Si votre cerveau est mal configuré, il faudra le réparer. Il y a des techniques pour cela. Par exemple, implanter des cellules souches qui prendront la place des neurones déficients. — Vous me faites marrer. Je vous mets au défi de trouver un cerveau aussi bien fichu que le mien. Mais bon, si ça peut arranger ma situation, je ne vais pas dire non. Olga avança son siège vers la vitre du parloir. — On va essayer, Franck, dit-elle. Maintenant, il y a des détails administratifs à régler. Vous aurez besoin d'un expert psychiatre pour qualifier la plaidoirie de Me Duvernet. J'essaie d'être cet expert psychiatre, je fais le siège du bureau de la juge Roustaing pour être désignée. — Eh bien, allez-y, dit Franck, faites votre job. — Il y a juste un obstacle : la juge ne me nommera que si vous acceptez de venir répondre à ses questions dans son bureau. — Que veut-elle savoir ? Elle sait déjà comment j'ai tué Boesmans, Benarbi et Rajiv. — D'après elle, vous n'êtes pas le principal responsable de ce qui est arrivé. Elle voudrait vous interroger sur le rôle joué par d'autres personnalités impliquées dans le scandale Transparence. Franck eut un sourire narquois. — Je vois. Vous voulez que je balance. Mais là je vous arrête tout de suite, c'est non. Si on ne trouve rien d'anormal dans mon cerveau, je ne gagne rien non plus dans cette affaire. Alors voici mon deal : d'abord vous regardez dans mon cerveau, et ensuite on voit si je vais chez la juge ou non. D'accord ? — Eh bien... — Ce n'était pas vraiment une question, leur dit Franck. Si vous n'êtes pas d'accord, je reste en prison, et votre programme de cellules souches, vous pouvez en faire des papillotes.

Les yeux de Maria bougeaient de droite à gauche, puis de gauche à droite, fixés sur la petite boule d'acier. — Souviens-toi, lui dit Olga. Les images, les sensations, le son. Maria dut lutter pour se projeter en arrière. Les souvenirs de son viol étaient un territoire interdit, dangereux et effrayant. Elle avait tracé les limites de ce territoire, et posé des écriteaux sans équivoque à leur entrée : « Danger », « Éloignez-vous », « Ne pas entrer ». Les rares fois où elle s'était approchée de ce périmètre, le visage de Franck, sadique et hideux, penché sur elle pendant qu'il la violait, lui était apparu. Elle avait éprouvé presque physiquement la sensation de ses poignets attachés aux barreaux du lit ; elle avait entendu le son de la voix de Franck, synonyme d'enfer sur terre. Elle se rappelait ses propres halètements, les sensations physiques horribles, l'adrénaline dans ses veines, son cœur prêt à exploser, la déchirure de son corps, la détresse absolue. — Je ne peux pas..., dit-elle. Olga continuait de faire osciller le pendule devant ses yeux. Par le passé, la thérapeute avait obtenu de très bons résultats avec cette méthode auprès de patients traumatisés, de femmes violées ou de vétérans de la guerre de Tchétchénie. Maria s'efforça de ne pas perdre le contact avec le pendule. Étonnamment, ces mouvements des yeux atténuaient la violence des souvenirs. Elle finit par se représenter Franck dans la chambre de son appartement, déballant ses affaires de son sac. Elle ressentit presque le contact du bâillon sur sa bouche. Peu à peu, les sensations remontaient, mais dans l'état de semi-transe créé par le pendule, elles lui apparaissaient comme à travers un filtre. Comme si elle s'était aventurée dans ce milieu toxique, vêtue d'une combinaison étanche ou d'un scaphandre. — C'est bien, dit Olga. Tu progresses. Restons-en là pour aujourd'hui. Elle reposa le pendule sur la table. Maria cligna des yeux et revint à la réalité. — J'ai l'impression qu'on va arriver à quelque chose, dit la psy. J'ai vu des femmes s'en tirer après des situations que tu n'oserais même pas imaginer. Maria cligna plusieurs fois des yeux et se rendit compte qu'elle se sentait plutôt bien. Olga mit de l'eau à bouillir et prépara du thé. — Il faut que tu passes plus de temps avec Vincent, dit-elle. C'est lui qui t'a aidée à t'en sortir. Il sera forcément important dans ta guérison. Maria médita ces conseils. Olga avait raison, car ce qui arrivait à Vincent était au fond très injuste. La femme qu'il aimait se refusait à lui, avant de lui demander l'autorisation d'utiliser les machines à IRM de son laboratoire pour étudier le cerveau de leur pire ennemi... Elle se sentait terriblement coupable. — Nous avons rendez-vous dans une heure à Neuroland pour déjeuner, dit-elle à Olga. — Montre-lui que tu es restée proche de lui. Certains hommes ont besoin d'être rassurés. Olga servit le thé. Ses paroles firent écho chez Maria. Il était urgent de renouer des relations amoureuses avec Vincent. Sinon, elle allait perdre ce qu'elle avait de plus précieux. Lorsqu'elle arriva à Neuroland, Vincent était dans son bureau, occupé à peaufiner un projet d'article qu'il soumettrait au comité Nobel. — Tu es splendide ! s'écria-t-il. — Mais c'est toi qu'il faut féliciter mon cher, dit-elle en déposant un rapide baiser sur ses lèvres. L'autre soir, tu as été magistral. J'ai oublié de te le dire. Le public n'avait d'yeux que pour toi. — Je... merci, Maria. Il se leva et alla vers le fond du bureau. — J'ai du champagne dans mon frigo... Il remplit les flûtes. L'installation de son nouveau lieu de travail avait été parachevée la semaine précédente. De confortables canapés en cuir faisaient face aux vitres donnant sur le campus. — Je voulais te remercier pour ton aide, lui dit Maria en s'asseyant à ses côtés. Merci d'avoir permis que Neuroland participe au projet. Le vote de la loi de bioéthique est en bonne voie, et nous allons pouvoir analyser le cerveau de Franck. Nous n'attendons plus qu'une chose : que la juge accepte de nommer Olga expert psychiatre dans son dossier. Elle posa sa flûte sur la table basse. Elle se sentait soulagée, presque heureuse. Leurs visages se rapprochèrent. Vincent déposa alors un léger baiser sur ses lèvres. Elle apprécia la sensation. La main du jeune homme se posa sur sa poitrine. Elle sentit son cœur battre plus vite. Les mains de Vincent caressaient maintenant ses seins. Elle leva une jambe et la posa en travers de celles du jeune homme. Il passa ses bras autour du cou de sa compagne. Leurs lèvres s'unirent de nouveau plus sensuellement. Vincent se sentit enveloppé par cette fragrance si particulière qu'il associait spontanément aux sous-bois moussus de Sibérie. Le corps de Maria se mit à onduler

malgré elle. Vincent remonta sa jupe. Elle avait mis des bas qui s'arrêtaient à mi-cuisse. Un court instant, il vit apparaître le triangle satiné de sa culotte. Au comble de l'excitation, il remonta sa main dans son entrejambe. D'un seul coup, comme frappée de catalepsie, Maria se laissa tomber sur le tapis, à côté de la table, les cheveux en bataille. En trébuchant, elle prit appui sur l'accoudoir du canapé d'en face, ramena ses cheveux en arrière. Son visage était blême. Puis elle roula sur le canapé, incapable de se contrôler, comme une personne ivre. Vincent bondit sur ses pieds. — Maria... ça recommence ? Il vit que des larmes coulaient sur son visage. Elle sanglotait, le corps pris de soubresauts. Il s'agenouilla à ses côtés et lui prit la main. — Je croyais faire des progrès, hoqueta-t-elle, mais c'est pire que jamais. Maria glissa son chemisier dans sa jupe, passa aux toilettes pour essuyer le rimmel qui avait coulé sur ses joues. Elle repartit dans le couloir, morte de honte. Elle n'était pas à la hauteur. Le problème était aussi simple que cela. Elle n'était plus qu'une chose sexuellement détraquée. C'était triste à dire, mais Franck avait atteint son but.

Vincent déposa les flûtes au fond d'un petit évier. Tout avait échoué. Les thérapies d'Olga. Leurs efforts pour faire l'amour avec tout le luxe possible de préliminaires. Sa secrétaire entrouvrit la porte et lui dit : — Les Allemands et le représentant du ministère sont arrivés. Vincent se leva et se rendit dans le hall d'entrée. Jean-Paul Dartigues, Robert Broca et Philippe Duvernet étaient déjà là. — J'ai une bonne nouvelle, lui dit Dartigues. La loi est votée. On va pouvoir commencer. — Parfait, répondit Vincent. Drew Rijkert et Gert Neumann sont déjà dans la salle de réunion avec Xavier Le Cret. Ils entrèrent dans la salle réservée au conseil d'administration. Xavier Le Cret et ses invités devisaient autour d'une tasse de café et d'un plateau de croissants. Vincent serra des mains et demanda s'ils avaient fait bon voyage. — Nous sommes directement allés à l'hôtel Ibis, juste à côté de HEC, répondirent les deux hommes. Neumann était un homme trapu, bronzé, au visage couvert de taches brunes. Il avait des mains énormes de fumeur, aux ongles jaunis par la cigarette et aux doigts boudinés par de grosses chevalières. Rijkert, mince et de très haute taille, avait des yeux d'un bleu délavé. Lorsque Pascal Bento arriva, il les salua en s'excusant pour son retard et sortit des documents de sa mallette. — Voici les protocoles de collaboration que vous avez déjà reçus par e-mail cette semaine, dit-il. Comme vous l'avez peut-être appris par le journaux, la loi de bioéthique vient d'être votée, ce qui autorisera la France à utiliser des cellules souches pour des programmes de recherche sur l'être humain ayant reçu l'agrément du gouvernement. Des questions ? Xavier Le Cret consulta ses associés du regard. — Venons-en au cas Franck Corsa, dit Bento. Le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Santé sollicitent l'établissement Neuroland pour faire examiner le cerveau dudit Corsa et, le cas échéant, pratiquer une première intervention pilote consistant en l'implantation de cellules souches différenciées en neurones, afin de tester une approche thérapeutique de la psychopathie. Neumann, qui dirigeait un groupe allemand de fabrication d'appareillage scientifique, téléphonie, équipements d'aéronautique et électroménager, hocha la tête en silence. Drew Rijkert, patron de la branche néerlandaise de Neuroland, faisait tourner entre ses doigts un gros stylo Montblanc. Pour la première fois, ils allaient devoir prendre une décision sur les expérimentations au stade de recherche scientifique. Tous avaient potassé le dossier compilé par leurs conseillers médicaux. — Le fourgon transportant Franck Corsa partira de la prison de Mondray pour se rendre à Saclay, dit Bento. Il convoiera une équipe médicale chargée de prodiguer des soins au prisonnier à différentes heures de la journée. M. Corsa souffre de lésions multiples et suit actuellement un long processus de cicatrisation. Nous allons maintenant procéder au vote, sachant que le premier examen est prévu pour seize heures précises. Alors la question est : messieurs, souhaitez-vous que Neuroland participe au programme exploratoire en vue de l'application de la loi de réforme de santé pénale ? Xavier Le Cret resta impassible. Au fond de lui, il estimait que cette affaire rapporterait beaucoup de publicité à Neuroland. C'était aussi une façon de se racheter après le scandale Transparence, en utilisant l'IRM contre celui-là même qui ambitionnait de s'en servir comme d'un instrument de contrôle des populations. Et puis, surtout, il n'aurait pas à débourser un sou, l'intégralité du budget étant pris en charge par l'État. Il vit que le dirigeant allemand restait de marbre. Le Néerlandais n'en finissait plus de tripoter son stylo. Ils avaient certainement pris leur décision, mais chacun attendait que quelqu'un d'autre fasse le premier pas. Le Cret se lança. — Je vote pour, dit-il. Neuroland a une mission de santé publique. La réforme qui se profile est une opportunité unique pour notre pays. Nous allons être le fer de lance d'une véritable révolution sociétale, conceptuelle et juridique. Cette collaboration entre l'État et Neuroland va installer les neurosciences au sommet de la politique et des grands choix de société, c'est une nouvelle page qui peut s'ouvrir pour nous tous. Neumann hocha la tête, puis leva sa grosse main. — Nous faisons confiance à nos partenaires français pour réaliser ce projet dans le respect de la loi de bioéthique, dit-il. Quant au Néerlandais, il n'avait plus d'yeux que pour son stylo. — Drew ? demanda Vincent. Quel est votre avis ? — Je ne sais pas si c'est le rôle des scientifiques d'observer le cerveau des psychopathes. Vincent tâcha de le rassurer. — Nous sommes mandatés, grâce à la technologie d'imagerie par tenseur de diffusion, pour voir si quelque chose de particulier peut être observé dans le câblage interne de Franck Corsa. Pas pour savoir à quoi il pense. Nous n'allons pas lire dans ses pensées, cette potentialité a été

bannie par notre charte éthique. Le Néerlandais posa son stylo. — Quelque chose me gêne malgré tout dans cette affaire, dit-il. J'ai bien compris que vous vouliez faire de Corsa un exemple, mais dans un projet médical respectable il faut étudier des groupes de patients. J'aimerais qu'on ne se focalise pas uniquement sur Corsa, il faudrait au moins que les premiers tests portent sur un petit groupe de personnes triées sur le volet. La proposition de Rijkert fit son effet. Ses voisins se jetèrent des regards interrogateurs. — Je crois que ce n'est pas une mauvaise idée, dit Philippe Duvernet. Notre but est, après tout, de désengorger les prisons. Que diriez-vous si je vous proposais rapidement quelques dossiers de détenus ayant un fort potentiel psychopathique, qui seraient éligibles pour participer au programme au même titre que Corsa ? Rijkert réfléchit un moment. Puis il répondit : — Cela me paraît une excellente solution. L'ambiance se détendit. Des sourires illuminèrent les visages. Un bruit de bouchon de champagne brisa le silence.

Quatrième partie

Dylan avait rencontré Alyssa au bistrot La Cloche, sur la route nationale entre La Rochelle et La Roche-sur-Yon. C'était un de ces bars d'étape où des camionneurs se mêlaient à des groupes de jeunes désœuvrés, dans une région de rase campagne où on buvait pour tuer le temps. On avalait des fritures de poissons ou de crevettes sur de grandes banquettes en cuir, en regardant passer les camions. En soirée, la sono crachait les derniers hits à la mode pendant que la foule se pressait au comptoir. Alyssa était en seconde pro et Dylan en CAP de menuiserie. Le samedi soir, comme pas mal de jeunes de son âge, il allait traîner là-bas parce que La Roche-sur-Yon était trop loin et que les hameaux du coin étaient déserts à la nuit tombée. La première fois qu'il avait vu Alyssa, elle papotait au milieu d'un groupe d'amies, moulée dans un fuseau en Lycra, mèches décolorées. Déjà bien alcoolisée. Il lui avait offert un verre et ils avaient discuté une partie de la soirée. Que cherchait-il avec elle ? Lui-même aurait été incapable de le dire. Peut-être du sexe, mais il n'en était pas sûr. Ou bien simplement faire comme les autres, socialiser. Séduire, peut-être, mais ce n'était pas un but en soi. Alors, quoi ? Il avait commencé à avoir un début de réponse en voyant Alyssa se diriger vers les toilettes. En l'observant de dos, il avait senti son cœur battre plus vite. C'était d'autant plus remarquable que ces battements appartenaient habituellement à un monde silencieux, comme le murmure souterrain d'une machinerie secrète. Alors en entendant cette chose s'éveiller du dedans, il avait eu le sentiment d'un appel confus, de la nécessité imminente de faire quelque chose d'unique, de nouveau et de puissant. Lorsque Alyssa et lui parlaient, il avait plutôt tendance à s'ennuyer. Mais il se passait quelque chose d'étrange quand elle sortait prendre une cigarette à l'air libre. Il pouvait l'observer à travers les carreaux du bar. La voir fumer le laissait dans un état proche de la transe. Derrière la vitre, elle semblait comme contenue dans un bocal, ou plaquée sur un écran. C'était un bouillonnement intérieur, obscur et inexplicable. Parfois, en voyant sa nuque par-derrière, ou lorsqu'elle riait avec des amis, il sentait une espèce de palpitation prendre naissance dans sa poitrine et se propager dans ses bras, comme un fluide électrifié qui se concentrait au bout de ses doigts. Ses mains se serraient, ses poings se crispaient, il ressentait alors un puissant besoin de libérer cette tension. Durant ces moments, il se sentait au plus proche de lui-même. Un monde d'émotions jusque-là muselées, tenues en laisse, s'éveillait. C'était un tsunami qui renversait tout sur son passage. Il n'y avait qu'en ces instants qu'il se sentait réellement exister. Il avait bu modérément ce soir-là et Alyssa n'était pas venue au bar. Il n'avait pas envie d'une bière de plus, ni de faire semblant d'écouter les autres lycéens en déshérence accoudés au comptoir. Il ne savait pas ce qu'il allait faire en rentrant chez lui, mais il était monté dans la vieille Opel Vectra de son père et avait quitté le parking en faisant crisser le gravier sur le bord de la nationale. Trois kilomètres plus loin, il obliquait sur la gauche, prenant la départementale 912 en direction de la Bucquerie, où se trouvait la maison de son père. C'est alors qu'il la vit. Il sut que c'était elle à cause des mèches rouges et noires qui dépassaient de son casque et touchaient presque le porte-bagages du scooter. Dans la lueur des phares, il reconnut son blouson Chevignon. Un flash le traversa, son cœur s'emballa et le même fourmillement le saisit, venu de cette région des poumons, puis affluant à ses bras. Il devait libérer cette tension. Il accéléra. Le pare-chocs de l'Opel heurta violemment le scooter qui versa sur le bas-côté. Dylan bondit hors de la voiture. Alyssa gisait inanimée sur l'asphalte. Il jeta son corps dans le coffre de l'Opel. Les lacs de la Trémoulière s'étendaient sur trois hectares au milieu des joncs et des hautes herbes. Une cabane de pêcheurs était installée sur des pilotis. Ce qu'il fit vivre à Alyssa, les enquêteurs purent le reconstituer à partir de témoignages de clients de La Cloche, des déclarations de Dylan et de relevés pratiqués par le médecin légiste. La jeune fille avait été violée à plusieurs reprises, puis étranglée et démembrée. Les policiers chargés de l'enquête s'entendirent sur un point : Dylan avait voulu nier l'existence de la victime. Les morceaux de son corps, retrouvés disséminés en plusieurs points des trois lacs, lestés de pierres, avaient été méticuleusement broyés. Les enquêteurs parvinrent à se faire une représentation précise de ce qui avait dû se passer : Dylan Bornette, les mains dans le sang, le visage maculé et le regard fou, pétrissant la chair hachée de sa victime sur le plancher de la cabane. Avec, au fond du cœur, un seul sentiment : celui de se sentir vivre. Dylan n'avait pu exister qu'en niant l'existence d'un autre. Vingt ans s'étaient écoulés.

Dans un bureau aux lumières trop vives, observé par des visages austères lors d'une énième comparution devant le juge d'application des peines, Dylan avait vieilli, s'était empâté et avait perdu la notion du temps passé. Durant son séjour en prison, il ne s'était astreint à aucune hygiène physique. Il n'avait pas soulevé d'haltères, ni commencé d'études. — Dylan Bornette, veuillez vous lever, dit le juge. Machinalement, Dylan quitta sa chaise et se tint face au juge. Deux autres personnes étaient assises à ses côtés. L'une d'elles était un avocat commis d'office qu'il n'avait pas vu depuis quatre ans. L'autre personnage en imposait beaucoup plus. Il avait une tête de ministre. Il était habillé d'un complet en cachemire, coiffé comme un présentateur de télé avec de longs cheveux poivre et sel qui scintillaient par endroits avec des reflets d'argent. C'est lui qui parla le premier, d'une voix grave et profonde. — Je m'appelle Philippe Duvernet et je suis envoyé par le gouvernement pour vous faire, par l'entremise de votre avocat, une proposition, annonça-t-il. Dylan battit des paupières, hagard. Il avait toujours du mal à prendre conscience de ce qui se passait autour de lui, dès qu'il sortait de l'enceinte pénitentiaire. Le juge haussa le ton : — Bornette ! Avez-vous entendu ? Cette fois, Dylan hocha la tête. — Il ne vous reste que six ans à purger, sur les vingt-six qui ont été prononcés à votre encontre, expliqua l'homme à la chevelure argentée. Il contourna la table qui séparait Dylan du juge et posa devant lui un dossier. Dylan fut frappé par ses mains. Des ongles soignés, des doigts à la fois puissants et racés avec une grosse alliance. Philippe Duvernet ouvrit le dossier sous ses yeux et lui dit : — Vous n'avez qu'à lire la première page et signer. Comme Dylan lisait difficilement, son avocat prit la première page du dossier et expliqua : — Ce document stipule que vous bénéficierez d'une libération anticipée vous dispensant des six dernières années de votre peine. En contrepartie, vous devrez vous prêter à des examens médicaux et à un traitement actuellement expérimenté dans le cadre d'une loi de bioéthique. Vous subirez une opération du cerveau lors de laquelle vous seront implantées des cellules souches destinées à réparer certains défauts cognitifs ou émotionnels ayant pu intervenir au cours de votre développement précoce. L'opération, sans danger, est indolore. À l'issue, vous devrez toutefois vous prêter à des tests et à des séances d'entraînement et de thérapie. En outre, il vous faudra vous présenter régulièrement aux autorités pénitentiaires au cours de la période de six ans correspondant à l'expiration de votre période de sûreté. Dylan n'était pas sûr d'avoir tout compris. Depuis vingt ans, il n'était rien arrivé dans sa vie. Et maintenant, un haut responsable de je ne sais quelle administration venait lui proposer la liberté en échange d'une opération chirurgicale. Il ne sut vers qui se tourner. Le juge, le type en costard, l'avocat... — Qu'est-ce que j'ai à perdre ? demanda-t-il. — Rien, dit Duvernet. Tout à gagner. — C'est votre choix, précisa l'avocat. Le juge garda le silence. Dylan demanda un stylo.

Le tournant de l'existence de Ladjil Kuzmir avait eu lieu un an plus tôt aux environs des Mureaux, dans les Yvelines. Sur l'autoroute A13, Kuzmir, son pote Paulo et sa copine faisaient la route de Deauville pour s'en aller boire des vodkas sur le front de mer. Ensuite ils sortiraient en boîte, pour ne pas se dire qu'ils étaient coincés à Mantes-la-Jolie. Ce jour-là, l'A13 était encombrée de Parisiens qui allaient se faire dorer pour vingt-quatre heures en Normandie. Ladjil fumait un joint, il faisait beau. Au début, il n'avait pas vraiment prêté attention à la Clio qui, aux abords de Porcheville, se traînait à quatre-vingt-dix kilomètres/heure sur la voie de droite. Un type, genre beauf, était cramponné à son volant couvert de peau de mouton, pendant que son chien remuait la queue sur la banquette arrière. Ladjil donna le maximum de gaz pour tirer tout ce qu'il pouvait de sa vieille 205. Ladjil rattrapa rapidement la Clio. D'un coup d'œil à sa droite, il aperçut le conducteur, un quinquagénaire à lunettes portant un maillot du PSG. La 205 commençait à le doubler quand, en haut de la côte, la Clio reprit de la vitesse. Ladjil écrasa l'accélérateur pour passer, mais leurs vitesses s'égalisaient. — Il le fait exprès ou quoi ! beugla-t-il. D'un coup de volant, Ladjil se rabattit sur la droite. À l'intérieur de la Clio, le conducteur klaxonna et fit plusieurs appels de phares. Ladjil donna un gros coup de frein. L'autre fit une embardée, parvint à se décaler sur la gauche et le doubla à nouveau. Ladjil regarda sur sa gauche. Le type lui faisait un doigt d'honneur. Le sang monta au visage de Ladjil Kuzmir. Il donna des gaz, fit chauffer le compte-tours, passa la quatrième et remonta le quinqua à lunettes. — Je vais me le faire..., grogna-t-il, les dents serrées. Ladjil réussit une queue de poisson imparable. Les deux véhicules se retrouvèrent contre le rail de sécurité. Ladjil ouvrit la portière pendant que le quinqua sortait de la Clio. Sous son maillot marqué Ibrahimovic, il portait un simple bermuda et lui cria : — Espèce de malade ! T'as rien dans le crâne ? — Fils de pute, un mot de plus et je te crève, lui rétorqua Ladjil. — Tu sais quoi ? J'appelle les flics. On verra qui ils embarquent. Une colère froide s'abat à cet instant sur Ladjil. Il se dirige vers sa voiture, ouvre le coffre et en sort un cric. Il détache la manivelle. Une barre de fonte coudée. Le quinquagénaire voit approcher cet homme qui, sans le moindre avertissement, abat violemment la barre coudée sur sa tempe. Il s'écroule, un genou en terre. Ladjil frappe encore, une puis deux fois. Dans le crâne de sa victime, l'os de la tempe éclate, puis l'occiput. Sous le choc, une partie du tissu cérébral s'échappe et une hémorragie massive se déclare. Étendu sur le bitume, l'individu bat des jambes par réflexe médullaire. Il est déjà en état de mort cérébrale. Ladjil, comme un automate, remonte en voiture et met les gaz jusqu'à Porcheville. Quand la Mégane de la gendarmerie se profile dans son rétroviseur, il est trop tard. Après un dernier baroud jusqu'au péage des Andelys, Ladjil et ses amis sont appréhendés. La victime, quant à elle, est décédée lors de son transport à l'hôpital. — Tu signes là, lui dit Duvernet. Ladjil Kuzmir lut pour la deuxième fois le papier que lui tendait l'homme à la chevelure d'argent. Le temps de la prison était si lent, il ne se passait rien pendant des mois, et ces vingt-deux dernières années avaient été une sorte de déconnexion psychique. — Cela t'engage à subir une série d'examens cérébraux suivis d'une opération du cerveau, précisa Duvernet. Tu pourras alors sortir, en respectant des conditions bien précises. Tu devras revenir faire des examens toutes les semaines. On suivra l'évolution de ta thérapie. L'avocat du détenu, qui avait introduit à trois reprises une demande de libération anticipée, lui glissa quelques mots à l'oreille. Ladjil Kuzmir releva la tête et dit : — Qu'est-ce que vous allez me faire au cerveau ? — C'est expliqué dans ce document. Philippe Duvernet tenait devant lui une liasse épaisse comme un bottin. — En gros, on va tester sur toi des cellules souches. Des pièces de remplacement pour ton cerveau hyperviolent. Histoire de voir si ça peut t'aider à subir un traitement en vue de ta réinsertion. L'alternative, pour toi, c'est de tirer les quatre ans qui te restent. C'est bizarre, songea Ladjil. Si personne n'était venu le chercher, l'idée de passer encore quatre ans au centre de détention d'Amiens l'aurait laissé indifférent. Quatre années de plus, après vingt-deux déjà passées derrière les barreaux, qu'est-ce que c'était ? Mais maintenant on lui laissait

entrevoir cette nouvelle possibilité, et ces années lui semblaient d'un seul coup très longues. Des images défilèrent dans sa tête. Il irait faire la fête avec des potes. Fumer de la bonne herbe. Se taper des nanas. Après tout, son cerveau n'était-il pas déjà flingué ? Il n'avait rien à perdre. Il prit le stylo et signa.

L'ancien centre d'interrogatoire de Neuroland n'avait pas été démonté suite à la révélation du scandale Transparence. Il se situait toujours derrière l'aile ouest, avec son petit parking dont les abords étaient maintenant envahis par les herbes sauvages. Des blocs de maisons sans fenêtres, coulées dans le béton, reliées par des galeries aveugles. On avait décidé de le remettre en service dans le cadre du volet expérimental de la loi de santé pénale. Tous les détenus psychopathes inscrits au programme d'expérimentation seraient dorénavant admis dans cette structure, avant de passer les premières batteries de tests d'imagerie cérébrale. La grille principale s'ouvrit et le fourgon s'engagea sur la route périphérique du campus. Quelques minutes plus tard, il se gara sur le parking annexe. Franck Corsa descendit, vêtu d'un habit de toile bleue, le visage entièrement bandé et menotté dans le dos. Deux gardiens taillés comme des catcheurs le prirent sous les aisselles et le firent avancer sur le parking. Corsa jeta un regard circulaire aux bâtiments. À l'époque où le ministère projetait d'y faire interroger les plus dangereux criminels, il en avait luimême dessiné une partie des plans. Il se demandait à présent à quoi cela ressemblait de l'intérieur. Les gardiens le firent pénétrer à travers un long couloir. Une grille donnait sur une cellule illuminée par de puissants halogènes, entièrement meublée de matériel médical. Franck, fouillé, fut assis sur un banc. Un médecin en blouse blanche l'examina. — Il est clean, lui dit un des gardiens. Il n'a rien de métallique sur lui. — Vérifiez encore, dit le médecin. C'est essentiel pour pouvoir entrer dans l'IRM. Comment allez-vous l'attacher ? Le policier tira de sa poche une paire de menottes de couleur blanc et mat. — C'est de la céramique, dit-il. Insensible aux champs magnétiques. — Très bien. Dans ce cas, allons-y. Aurélien Lancelot avait été nommé médecin chef de Neuroland quand avait été lancé le premier projet de recherche clinique sur la maladie d'Alzheimer, quelques mois plus tôt. Vincent Carat avait été intéressé par ce projet de recherche, et depuis il avait apporté son concours au recrutement de patients pour des tests. Il conduisit Franck et son escorte à la salle d'IRM. La machine était installée au centre d'une vaste pièce ressemblant à un hangar immaculé, comme ceux où sont assemblés les satellites de la Nasa ou du Cnes. À une extrémité du hangar, derrière des vitres isolantes en Plexiglas, un poste de contrôle permettait de commander l'aimant et de récolter les images du cerveau. — Dites au prisonnier de s'avancer jusqu'à la banquette, ordonna Lancelot aux gardes. — Tu as entendu, Corsa ? Et rappelle-toi que nous avons des hommes postés à toutes les issues. Vincent, Maria et Olga avaient pris place dans le poste de commande dont les baies vitrées offraient une vue d'ensemble sur la salle d'expérimentation. Dartigues, Duvernet et Broca attendaient sur des chaises face au tableau de contrôle. — La banquette va coulisser dans l'IRM pour que le cerveau de Franck soit exposé aux champs magnétiques, dit Vincent. Broca était en proie à une vive excitation. Pour lui, ce qui se passait dans cette salle revêtait une signification particulière. Son arrière-grand-père, le célèbre neurologue Paul Broca, avait, le premier, montré que la pensée humaine était produite par le cerveau. Il avait découvert qu'une zone cérébrale appelée depuis ce jour « aire de Broca » était nécessaire pour remplir une fonction aussi essentielle que la parole. Héritier de ce glorieux ancêtre, le jeune Robert Broca avait fait ses études à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière avant d'émigrer aux États-Unis, à l'hôpital neurologique de Boston. Les chercheurs américains étaient parmi les seuls à s'intéresser aux déviances du cerveau psychopathe, et Robert avait collecté à ce jour un nombre inégalé d'images de cerveaux de grands criminels. Les nouvelles technologies, dont il avait sous les yeux le fleuron le plus récent, devaient l'aider à préciser sa théorie sur le sujet. Vincent se concentra sur sa manœuvre pour répondre. Franck venait de s'allonger sur la banquette de l'IRM. À ses côtés, le médecin lui délivrait ses dernières instructions. — L'examen va durer environ trois minutes. L'appareil prendra une série de clichés tridimensionnels de votre cerveau à l'échelle microscopique. Franck tourna la tête vers Lancelot, un sourire mauvais sur les lèvres. — Je vais vous raconter une petite histoire, docteur, dit Franck. Aurélien Lancelot prit un tensiomètre pour un dernier examen médical. — J'ai recruté un jour un chercheur qui a mis au point le logiciel dont vous parlez. Il s'appelait Milton Rajiv. C'était un petit génie des maths et de l'algorithmique. Lors de notre dernier déjeuner, je lui ai fait avaler des microparticules de ferrite. Il n'a rien senti, les microparticules sont si ténues qu'elles s'infiltrent dans tous les organes. Quand il est entré dans l'IRM, le champ magnétique les a fait sortir de son corps. Elles ont tout traversé

sur leur passage : viscères, os, fluides vitaux, organes, cerveau. Des milliards de trous plus fins que le centième d'une aiguille. Quand il est rentré chez lui, sa structure biologique s'est effondrée. Savez-vous à quoi ressemble un homme qui se liquéfie sur place, docteur Lancelot ? Aurélien Lancelot tenta de ne rien laisser paraître. Il approcha le tensiomètre de Franck. — Je dois pratiquer quelques contrôles avant le scanner, dit-il. Pouvez-vous retrousser une de vos manches, s'il vous plaît ? — Ça va être difficile avec ces menottes, dit Franck. Ce serait plus pratique de les retirer, non ? Dans la cabine de contrôle, Vincent se pencha vers le micro. — Que se passe-t-il, Aurélien ? — Le patient ne peut pas retrousser sa manche, il faudrait qu'on lui retire ses menottes. — Vous plaisantez ? Vous n'avez qu'à remonter une de ses manches vous-même ! Au moment où Lancelot prit la manche de Corsa, il sentit sa main se refermer sur son avant-bras. Franck le maintenait d'une poigne de fer. — Docteur, je suis un psychopathe, vous le savez. Je pourrais sans doute vous étrangler avec mes menottes et vous arracher les yeux avec mes doigts. Lancelot essaya de se dégager. Franck lui dit : — Pas de panique, doc, vous n'êtes pas sur ma liste. J'ai juste une question : à votre avis, mon cerveau est-il différent de celui de n'importe qui d'autre ? — Je... je n'en sais rien, c'est pour ça qu'on fait le test... Laissez-moi ! Franck le lâcha. — Faites votre boulot. Franck commença à avancer vers l'intérieur du scanner. — Vous ne verrez rien, doc ! Je suis parfaitement normal ! Parfaitement normal, vous entendez ! Et ça s'adresse aussi à toi, Vincent, si tu écoutes. Déjà sa voix se perdait dans les profondeurs du tunnel. À l'intérieur du poste de contrôle, Vincent n'hésita pas à appuyer sur le bouton commandant le programme d'imagerie cérébrale. Par défi, Franck s'époumona une dernière fois : — Au fond de toi, tu le sais, Vincent, qui est le meilleur. Allez, régale-toi en observant le cerveau d'un génie ! Tout autour du tableau de commande, les regards se tournèrent vers l'écran. L'image du cerveau de Franck était en train de s'afficher. Vincent plissa les yeux. Son cœur battit plus vite. Il lui sembla apercevoir quelque chose à l'avant du cerveau. Il se retourna vers Robert Broca. — Quelqu'un a vu Robert ? s'écria-t-il. Les autres gardaient les yeux rivés à l'écran. Le cerveau du patient leur apparaissait maintenant dans ses moindres détails. Mais comment déchiffrer cette image ? Vincent chercha encore une fois Broca du regard. Il avait disparu.

Robert Broca attendait sur une chaise dans le couloir, les coudes sur les genoux, la tête rentrée dans les épaules. Vincent accourut, la photo du cerveau de Franck à la main. — Pourquoi avez-vous quitté la pièce ? — Vous avez vu comme moi. Ce qu'il y a sur le cerveau de cet homme. Vincent s'assit à côté de lui, lui montrant le cliché. Le cerveau de Franck apparaissait sous forme d'un ovale aux contours plissés. Les nouvelles technologies permettaient de visualiser son câblage interne. Des faisceaux de neurones reliant entre elles les aires de la vision, du mouvement, de la sensibilité, de l'audition. Vincent colla son index sur une zone sombre à l'avant du cerveau. — Ici, dit-il. Il y a un problème, on est bien d'accord ? — Cela confirme ma théorie, dit Broca. À cet endroit, on devrait normalement observer un faisceau de neurones appelé « faisceau unciné ». Or il n'y a strictement rien. Le faisceau unciné de cet homme est inexistant. Soit il est complètement détruit, soit il n'a jamais existé. — Et alors, qu'est-ce qu'on fait ? Broca croisa les mains. Puis il dit, très lentement : — Écoutez-moi, Vincent. Il y aura toutes sortes de débats pour savoir ce que cette anomalie signifie, et quelle est la fonction précise de ce faisceau unciné. Mais dans l'immédiat, il y a une chose à faire. Convoquer une conférence de presse. Il va y avoir un sacré coup de tonnerre.

Dépêche AFP Nous annonçons que les examens par IRM du cerveau de Franck Corsa ont livré une importante découverte. Le cerveau du plus célèbre psychopathe de France présente une absence quasi totale de faisceau unciné. Le faisceau unciné est une importante fibre nerveuse qui relie les zones rationnelles du cerveau aux zones émotionnelles profondes. Le patient devra maintenant subir une série d'examens dont le but sera d'éclaircir la cause de cette anomalie. En fonction des résultats de ces examens, il sera ou non décidé de procéder à une intervention chirurgicale de réparation de son cerveau. Vincent Carat, Robert Broca et Olga Youchkine

Vincent ouvrit le journal et le posa bien à plat sur son bureau. La nouvelle était en train de se répandre comme une traînée de poudre. Les demandes d'interviews pleuvaient. Le plus important, pourtant, était un article scientifique qui allait faire date dans l'histoire de la médecine. Un article qu'il s'apprêtait à soumettre à la revue Science. Vincent y décrivait toute la procédure utilisée sur Franck Corsa, ainsi que les premiers résultats observés. La première version de cet article venait d'être achevée. Elle avait été approuvée et même saluée par des experts américains qui l'avaient relue avant sa publication. Il était fier.

Article à paraître dans la revue Science Un cas unique de psychopathie causé par une absence de faisceau unciné Vincent Carat# , Robert Broca * et Olga Youchkine # . # Centre Neuroland, 91400 Saclay, France *General Massachusetts Hospital, department of neurology, Boston, MA Comité de lecture : Prof. Art Stiegler1 MD, Hiroshi Yamachita 2 MD, Laura Foster3 PhD, 1 Mount Sinai Hospital, Neurology, New York, NY 10029, USA 2 Kendai University, Tokyo, JPN 3 University College, London, UK Objectif : Identifier les anomalies potentielles du cerveau chez un individu psychopathe de haut niveau. Méthodes : Un patient atteint de psychopathie extrême, avec niveaux très élevés d'agressivité, de narcissisme, de manipulation et de perte d'affect, a été examiné en IRM de tenseur de diffusion pour identifier les caractéristiques structurelles de son cerveau. Les images ont été acquises dans une IRM à 12 teslas, le 12 septembre 2014. Les données ont été traitées par un algorithme HARDI, paramétré par une fonction de distribution d'orientation ODF, et converties en reconstitution 3D sur un moniteur 5HT. Résultats : L'aspect global de l'encéphale du patient est normal. Les principaux faisceaux de matière blanche sont intègres. L'examen en anisotropie fractionnelle du faisceau unciné n'a pourtant pas pu révéler la présence de cette structure. Conclusions : Le patient examiné présente une absence totale de faisceau unciné. Discussion : Le faisceau unciné permet la communication entre les zones du cerveau intégrant les règles sociales et celles suscitant les émotions. Une absence de communication entre ces zones pourrait être à la base d'une absence totale de jugement moral, les interdits sociaux étant perçus comme abstraits. La question de la responsabilité pénale du sujet est posée. La réparation du faisceau unciné représenterait une piste potentielle pour le traitement de la psychopathie. Points restant à élucider : Les causes d'un déficit de faisceau unciné ne sont pas identifiées par cette étude. Ces causes peuvent être d'origine génétique, lésionnelles (accidents, intoxications) ou développementales (désert affectif précoce, maltraitance, absence de stimulations).

Pour la deuxième fois de la semaine, le fourgon vint chercher Franck Corsa à la prison de Mondray. Le véhicule contourna le bâtiment et alla se garer sur le parking envahi de broussailles derrière le centre de détention. Franck fut conduit à travers le labyrinthe des couloirs jusqu'à une pièce aux murs entièrement blancs. Une femme était assise derrière un bureau. Olga Youchkine. Le gardien fit agenouiller Franck devant le bureau. — Passe tes mains là-dedans. La chaîne des menottes fut introduite dans un gros anneau métallique soudé aux pieds du bureau. — Nous serons derrière la porte en cas de nécessité, dit l'agent de sécurité. Vous n'avez qu'à appuyer sur ce bouton. — Bonjour Franck, dit Olga. Comment vous sentez-vous ? — J'ai eu ma morphine. — Bon, alors parlons de nos petites affaires. Nous avons obtenu les résultats de vos examens. Vous devez être curieux de les voir. Elle ouvrit le document posé sur son bureau, une grande enveloppe dont elle tira plusieurs clichés d'IRM. — Franck, vous n'avez pas un cerveau comme les autres. — Et qu'a-t-il de différent ? — Vous n'avez pas de faisceau unciné. Franck plissa les yeux. Dans son souvenir, le faisceau unciné était une gaine de neurones reliant le cortex orbitofrontal à l'amygdale. Une voie de communication importante. — C'est tout ce que vous avez trouvé ? — Vous savez très bien ce que cela signifie. Votre cerveau frontal ne communique pas avec votre cerveau émotionnel. Il ne l'a sans doute jamais fait. Franck haussa les épaules. — Je ne vois pas ce que cette découverte a de si fantastique, dit-il. — Vous le savez très bien. Associer une situation à une émotion est absolument indispensable pour juger certains actes bons et d'autres mauvais. Votre cerveau a toujours été incapable de faire cette connexion. Vous n'avez sans doute jamais été un être moral, Franck. Franck resta un moment pensif. Il avait toujours eu le sentiment que les gens étaient injustes avec lui. Est-ce que ce n'était pas un sentiment moral ? — Dites-moi ce qui s'est passé durant votre enfance, lui dit Olga. Il éclata de rire. — Ça y est ! C'est donc vrai, qu'il y a toujours un moment où les psys vous parlent de votre enfance. Moi qui croyais que c'était un truc de magazine pour bonnes femmes. Franchement, qu'est-ce qu'elle peut bien vous foutre, mon enfance ? — Elle peut vous éviter de passer le reste de votre vie en prison, Franck. Ces clichés montrent que vous n'êtes peut-être pas responsable de vos crimes. Ce n'est pas votre faute, mais celle de votre cerveau. Vous n'êtes tout simplement pas équipé cérébralement pour savoir ce qu'est le bien et le mal. Vous comprenez cela ? — Je sais parfaitement ce qu'est le bien et le mal, rétorqua Franck. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai réglé leur compte à Boesmans et Benarbi. Et que j'aurais dû faire pareil avec Larcher et Maria. Ces gens n'ont pas été corrects avec moi. — Ils n'ont pas été corrects, et donc vous les tuez. Est-ce là votre conception du bien et du mal ? — Mais oui. Qu'est-ce que vous croyez ? — Je crois que vous êtes un infirme, Corsa. Comme certains sont nés sans cou, sans ventricules cardiaques ou avec trois bras, vous êtes né privé de sens moral. — Sans cou, avec trois bras... Les gens que vous décrivez sont des monstres. — Vous êtes un monstre amoral. Votre monstruosité ne se voit pas, elle est cachée au-dedans de vous. Mais elle est bien réelle. Franck écoutait avec intérêt, presque avec fascination. Ainsi, il était un monstre. Cependant il restait pénétré du sentiment d'avoir eu raison contre tous les autres. Il le savait au fond de lui. Alors, s'il était un monstre supérieur ? S'il savait, mieux que les autres, ce qu'était le bien et le mal ? Si eux, dans leur approche rudimentaire de cette distinction, ne trouvaient rien de mieux que de lui dire qu'il n'en avait aucune notion ? Si les monstres, c'étaient eux ?

— Tout cela a au moins un aspect positif, lui dit Olga. Nous avons maintenant tous les éléments nécessaires pour défendre la thèse de votre irresponsabilité pénale. Me Duvernet va bâtir sa plaidoirie en ce sens. En échange, nous avons besoin de votre accord écrit pour procéder à l'opération. — Quelle opération ? — Celle qui va consister à insérer dans votre cerveau des cellules qui vont reconstituer les connexions dont je vous parle, et dont vous êtes privé. L'esprit de Franck s'emballa. Ils voulaient donc normaliser le monstre. Lui greffer un sens moral artificiel, comme on suture un membre manquant à un estropié. — Et qu'est-ce que cela va me rapporter ? — Vous serez traité, au lieu d'être emprisonné. — Et si je guéris ? Cette fois, Olga mit plus de temps à répondre. — Ce sera un cas entièrement nouveau. Cela voudra dire que vous êtes devenu un être moral. Je préférerais poser la question à Philippe Duvernet. Il se trouve actuellement dans les locaux. Voulez-vous que nous lui demandions de nous rejoindre ? — Pourquoi pas ? Quelques minutes plus tard, l'avocat faisait irruption dans la pièce. — Bonjour Franck, heureux de vous voir. — Philippe, lui dit Olga, pouvez-vous expliquer à Franck ce qui se passera s'il guérit ? L'avocat fourra ses mains dans ses poches. — Je vais plaider la relaxe. C'est bien simple, Franck, si vous guérissez, non seulement vous ne représenterez plus de danger pour la société, mais vous serez un homme nouveau. Franck Corsa sera mort. L'homme que l'on jugera ne sera plus le même que celui qui a commis le crime. Or on peut condamner un coupable, mais pas un innocent. Franck avait du mal à y croire. Ils pensaient donc que les cellules souches allaient changer sa personnalité. C'était du grand n'importe quoi. Mais, pour lui, c'était une chance inespérée. Il pouvait toujours donner le change. Faire comme s'il devenait comme eux... qu'il pensait comme eux... Si cet avocat disait vrai, il serait alors innocenté. Libre comme l'air, doux comme un agneau. Parfaitement inséré dans la société. Capable d'aller sonner à la porte de Maria, de prendre le thé avec elle. De l'attacher au canapé du salon. De la bâillonner. De lui arracher ses vêtements. De la violer. De reproduire sur sa peau à elle toutes les traces des cicatrices qu'il portait sur son propre corps. Ensuite, tout était possible. Lui ouvrir le crâne pour aller farfouiller exactement à l'endroit de son cerveau où ils voulaient injecter leurs fichues cellules souches. Lui retirer un quart de la cervelle, qui sait, et voir si elle le reconnaissait encore. Cela offrait des perspectives sans fin. — C'est d'accord, dit-il. Olga ne lui tendit pas tout de suite la feuille à signer. — Dans ce cas, je veux que vous m'accompagniez chez la juge. Elle veut vous auditionner à propos du meurtre du député Boesmans. Si je n'arrive pas à vous amener à elle, il est probable qu'elle refuse de me nommer psychiatre à votre procès. Alors c'est tout notre plan qui tombe à l'eau. Vous serez défendu par quelqu'un qui ne vous évitera pas la prison. Et pour très longtemps. Franck observa un moment cette femme. — Vous êtes stupides ou quoi ? Avez-vous seulement pensé que si je sors d'ici pour parler à la juge, je ne vivrai pas assez longtemps pour pouvoir lui dire quoi que ce soit ? Croyez-vous vraiment que ceux qui ont fait appel à moi pour monter le projet Transparence hésiteraient un seul instant à me faire disparaître ? Moi mort, tous leurs crimes sont prescrits, classés, enterrés ! Duvernet se mordilla la lèvre inférieure. — Il n'a pas tort, dit-il. On peut l'inscrire à un programme de protection de témoins, mais le risque existera toujours. — Bon, soupira Olga en lâchant son stylo. C'est d'accord, on va vous opérer. On verra ensuite ce qu'on pourra faire avec la juge. Franck, quelque peu surpris, prit le papier. — C'est sûr ? Alors, d'accord. Il chercha un stylo du regard. Duvernet roulait des yeux furibonds. Lorsque Franck eut signé, l'avocat attendit qu'il fût reparti pour laisser exploser sa rage. — Avez-vous perdu la raison ? Signer dans ces conditions sans négocier !? Vous rendez-vous compte que vous venez de griller toutes nos chances !? Olga reposa le stylo et sourit. — Non, je ne viens pas de griller nos chances. Si l'opération est un succès, Franck va ouvrir les yeux sur tout ce qu'il a fait. Il voudra naturellement coopérer avec la juge pour faire condamner les autres. — Et si l'opération ne marche pas ? tempêta l'avocat. — Alors cela voudra dire que notre théorie ne tenait pas debout. Que le mal de Franck ne réside pas dans ses neurones. Et dans ce cas, Maître, je suis désolée pour votre plaidoirie, mais vous n'aurez plus de cartouches du tout. Il la regarda remplir son dossier, ne sachant que répondre.

Le trou qu'on fit dans la boîte crânienne de Franck Corsa mesurait trois millimètres de large. Robert Broca menait l'opération. Il avait retiré une toute petite calotte d'os à l'aide d'un trépan osseux, laissant apparaître la surface molle et rosâtre du cerveau à travers l'orifice. Franck était parfaitement réveillé, la tête maintenue dans un cadre d'acier à vis, recouverte d'un voile bleu stérile. L'aiguille pénétra dans la chair du cerveau, pilotée par le robot d'assistance opératoire. — Tout va bien ? lui demanda Broca. — Pas de problème, répondit Franck. C'est normal si je ne sens rien ? — Oui, le cerveau est insensible à la douleur. Les neurones ne possèdent pas de récepteurs de sensibilité. Robert Broca consulta le moniteur placé sur sa gauche. Le cerveau de Franck apparaissait en 3D grâce aux images livrées par le scanner à haut champ magnétique. Le neurochirurgien pouvait ainsi localiser avec précision les différents centres du langage, de la motricité, de la mémoire et d'autres régions essentielles au fonctionnement du cerveau. Et les éviter pour ne pas causer de lésion grave. — Je pénètre à présent dans le cortex frontal, dit-il. Nous sommes à la limite du préfrontal dorsal. Et voici maintenant l'avant du corps calleux. Sur l'écran du moniteur, la sonde pénétrait légèrement de biais en traversant successivement les couches de l'écorce cérébrale et se faufilait à travers des faisceaux de substance blanche, les câbles des neurones connectant entre elles les différentes régions du cerveau. Robert demanda à Franck : — Je voudrais que vous fassiez une rapide opération mentale : combien font 12 fois 7 ? — 84, répondit Franck sans hésitation. Broca dicta à son assistante : — Langage intact, zones de la numération intactes. Il s'adressa de nouveau à Franck. — Où êtes-vous né, Franck ? — À Mulhouse, le 1er juillet 1992. — Mémoire sémantique intacte, égrena Broca. L'aiguille traversait en ce moment les fibres reliant le cortex frontal et le cortex pariétal. Il était capital de ne pas toucher un centre du raisonnement, du langage ou de la mémoire. — Vous vous en sortez comme un chef, Franck. Nous arrivons un peu en retrait du cortex orbitofrontal, à présent. À ce point de l'opération, Broca se tourna vers le technicien de navigation 3D. — Pouvez-vous me donner les coordonnées de Talairach ? — 10, 29, X8, répondit le technicien. Broca fit avancer encore un peu l'aiguille. À côté de lui, l'assistant égrenait les coordonnées tridimensionnelles de l'aiguille. — 11, 29, X8... 12, 29, X8... Robert stoppa le mouvement. Il zooma sur le navigateur. L'aiguille était située sur la trajectoire théorique du faisceau unciné. — Procédons à l'injection, dit-il. Broca fit un signe à l'équipe de biologistes qui s'affaira autour d'une bonbonne métallique couverte de givre. Sur ses flancs se devinait une fleur bleue stylisée enveloppant un œuf, avec l'inscription « Ovotech ». Les biologistes retirèrent un râtelier de l'azote liquide et en sortirent un petit tube. L'intérieur du tube était solidifié par le froid et ils l'arrosèrent de solution de glucose tiède pour le faire fondre. Finalement, à l'aide d'une pipette, ils prélevèrent l'intégralité du contenu du tube et le déposèrent dans une boîte de Petri. Sous l'objectif du microscope, Robert Broca vit s'étaler des neurones embryonnaires. — Ils sont déjà bien différenciés, on dirait. Parfait. Chargez la seringue pour l'injection. Il se pencha vers Franck. — Vous avez de la chance, dit-il. Les cellules que nous vous injectons sont déjà prêtes à l'emploi. Ce sont de jolis petits neurones tout neufs. La société de biotechnologies qui nous les a fournis a fait du beau travail. — Ils ont quelle tête, ces neurones ? — De vrais neurones de bébé. Vous allez avoir un faisceau unciné tout neuf. Le neurochirurgien se pencha au-dessus du carcan où la tête de Franck était maintenue, et ajouta en souriant : — Comme celui d'un nourrisson.

Vincent avait invité Maria à déjeuner à Neuroland. « Il y a du nouveau sur le cerveau de Franck, lui avait-il dit. Je te montrerai les clichés et je t'expliquerai ce qu'on peut en conclure. » Le trafic sur l'autoroute A6 était fluide, Maria était arrivée avec dix minutes d'avance. En déambulant dans le hall d'entrée, elle aperçut un petit écriteau sur une des portes d'un couloir menant aux locaux techniques. « Yoga, méditation, contrôle émotionnel ». Elle poussa la porte. L'intérieur de la pièce était baigné d'une lumière douce et légèrement orangée, et le sol était couvert d'un tapis de mousse façon tatami. Une vingtaine de femmes, les yeux fermés, étaient assises en rond autour d'un jeune homme. Carlo, l'Italien qu'elle avait rencontré à la soirée des prix Nobel. — Venez, chuchota celui-ci à Maria. Nous avons presque terminé. Les participantes de cette étrange réunion conservaient leur pose en tailleur, certaines sans rouvrir les yeux, d'autres l'observant avec bienveillance. — Nous sommes au milieu d'une séance de méditation de pleine conscience, dit Carlo. Voulez-vous vous joindre à nous ? Maria se trouva prise au dépourvu. Comme le jeune homme insistait, elle finit par retirer ses chaussures. Elle essaya de prendre la pose, mais Carlo tapa doucement dans ses mains au bout de quelques minutes. — Je vous remercie, c'est terminé. Nous nous revoyons jeudi à la même heure. Bonne semaine en pleine conscience, pour vous et vos proches ! À mesure que la salle se vidait, Carlo commença à rouler les tapis dans un coin, à ramasser les coussins et à pousser des tables contre le mur. — Alors, intéressée par la méditation ? — Je... je ne faisais que passer, répondit Maria. — Moi, j'ai pensé à vous depuis notre dernière rencontre. — Et que pensiez-vous ? Carlo s'assit à moitié sur le rebord une table. — Je me disais que vous aviez l'air d'avoir beaucoup d'ennuis. Maria se sentit gênée. Comme elle détournait la tête, il lui demanda : — Que vous est-il arrivé, Maria ? — Voyons... vous le savez. Mon histoire avec Franck Corsa. — Quelle horreur ! Vous avez dû vivre une épreuve terrible. J'imagine, du coup, que vous suivez une thérapie. — Effectivement, et ce n'est pas brillant. — Avez-vous essayé la méditation ? Elle soupira en secouant la tête. — Franchement, ce n'est pas le moment de venir avec des trucs de gourou. Mon problème à moi est plus concret. — Quel est-il ? — Je ne peux plus m'approcher d'un homme. Et ça fiche un bordel pas possible dans mon couple. — Vous voulez dire, avec Vincent Carat ? — En effet, avec Vincent Carat. — Écoutez, lui dit Carlo, ce ne sont pas mes affaires. Mais, très franchement, je sais ce qu'il vous faut. Elle le défia du regard. — Ah bon ? Et de quoi s'agit-il ? — Vous connaissez la méditation orgasmique ? Cette fois, elle éclata de rire. — Quel charlatan vous faites, Carlo... — Ne riez pas, Maria. Si vous m'accordez quelques minutes, je vous montre. — Il faut faire « Oommh ! » en fermant les yeux et en respirant par les oreilles ? — Asseyez-vous simplement sur le tapis. Maria, prise au jeu, retira ses chaussures et se disposa en tailleur. *

Vincent était assis dans son bureau et regarda sa montre. Midi passé de cinq minutes. Que faisait donc Maria ? Il décida d'aller voir si elle était déjà arrivée, et se dirigea vers le poste d'accueil. — Avez-vous vu passer Maria ? demanda-t-il à l'hôtesse. Celle-ci pencha les yeux vers son registre. — Tout à fait, monsieur Carat, elle est ici depuis un quart d'heure. Elle est restée un moment dans le hall, puis je crois qu'elle est allée chercher des affaires au club de tai-chi ou quelque chose comme ça. Au club de tai-chi ? Il devait s'agir du local où le gominé donnait ses pseudo-cours de zen. Dans l'aile sud. C'était à deux pas. Il se mit en marche. * Assise sur le tapis en mousse de la salle de méditation, Maria écoutait attentivement les explications que lui donnait Carlo. — La méditation est un art simple, dit-il. Vous devez vous focaliser sur votre respiration. Sentez votre diaphragme monter et descendre au fil de vos inspirations. Elle essaya. Ce n'était pas facile, mais il y avait quelque chose qui bougeait à la base de son ventre. Ça devait être ça. Oui, quelque chose qui montait et descendait. — Je crois que j'ai compris, dit-elle, les yeux toujours fermés. Et maintenant ? — Continuez à rester focalisée, c'est tout. Vous allez constater une chose très importante : votre attention a tendance à se détourner de votre respiration, pour se porter vers un bruit extérieur, une émotion, un souvenir, n'importe quoi. — C'est vrai, dit Maria. J'arrive à rester concentrée sur ma respiration quelques instants, puis je suis distraite par autre chose. — Voilà. Le plus important est de s'en rendre compte. Et, ensuite, vous ramenez votre concentration sur votre respiration. De nouveau le focus attentionnel se déplace, et de nouveau vous le ramenez. — D'accord. Et maintenant ? — Maintenant, on va tenter quelque chose. Carlo posa une main sur le genou de la jeune femme. Elle tressaillit. Mais elle réussit à se recentrer sur sa respiration. — Parfait, Maria, vous avez compris. Un contact sur votre peau est comme un son qui frappe votre tympan, comme une pensée qui traverse votre esprit. C'est une fluctuation sensorielle, une fluctuation du monde extérieur. Votre tâche est de retourner à votre souffle originel. Elle garda les yeux fermés. — Parfait, dit Carlo. Vous faites cela très bien. Je vais augmenter les stimulations sensorielles. Vous, vous allez devoir rester concentrée sur la respiration. OK ? — OK, dit Maria. Carlo avança sa main plus haut sur sa cuisse. Maria sentit sa respiration s'accélérer. — Revenez à votre souffle, dit Carlo. C'est très bien. On continue. Les mains de Carlo entouraient à présent les hanches de Maria. Elle avait les yeux fermés pendant qu'il lui parlait d'une voix apaisante. — Vous entendez ces sons imperceptibles qui nous entourent ? Vous sentez le poids de votre corps sur ce tapis ? Tout cela forme la toile de fond de votre conscience. Un sourire s'était progressivement dessiné sur le visage de Maria. Avant de venir à son rendez-vous, elle avait enfilé un simple pantalon de jogging en coton, si bien qu'elle sentait les pouces du jeune homme descendre toujours plus bas, pour venir se placer tout près de son pubis. Son état de conscience était tel qu'elle reçut cette perception dans une forme d'étonnement ou de curiosité. — Voilà, lui dit Carlo. Vous avez accepté un contact qui vous aurait fait paniquer il y a encore quelques jours. Uniquement par la force de votre conscience et de votre respiration. Le pouvoir de l'esprit est immense, Maria. La voix du jeune homme devenait presque hypnotique. — Si je pouvais vous transmettre une idée fondamentale, Maria, ce serait celle-ci : notre pensée, et uniquement notre pensée, nous fait ressentir un geste comme intrusif. Dès que nous sommes pleinement conscients de notre corps et de l'instant présent, nous pouvons alors vivre chaque événement avec une forme de détachement. Les moines tibétains torturés sous l'occupation chinoise pouvaient subir des sévices sans sourciller parce qu'ils avaient atteint cet état de vraie conscience de l'instant. Je parie que vous pouvez aussi atteindre cet état et que nous pouvons maintenant franchir une étape supplémentaire. Elle continua de sourire, ayant atteint un parfait contrôle de sa conscience. Doucement, les mains de Carlo se glissèrent dans l'élastique du pantalon et arrivèrent en contact avec sa peau. — Focalisez-vous sur la respiration, Maria, murmurait-il. Vous maîtrisez l'émotion. C'est vous qui décidez si vous rejetez la sensation, ou si vous l'acceptez. Maria se sentait maintenant comme emportée sur un matelas léger qui se soulevait du sol. À cette seule différence qu'elle était parfaitement consciente de ce qui se passait, et qu'elle n'en avait plus aucune crainte. Doucement, Carlo écarta l'élastique de la culotte. — Maria, voici le test crucial pour vous. Si vous l'acceptez, vous serez libérée de votre peur. N'oubliez pas : restez focalisée votre respiration. Un des doigts de Carlo se glissa doucement le long de son sexe. Elle sentit ses poils caressés par la pulpe de son index puis de son majeur ; elle se rendit compte qu'elle allait avoir un de ses flash-back si elle ne fournissait pas un effort pour se concentrer sur son diaphragme. Mais elle commençait à maîtriser l'exercice. L'air allant et venant dans ses poumons devenait une sensation familière. Elle sentit le doigt de Carlo pénétrer en elle. À ce moment, un bruit retentit. La porte de la salle venait de s'ouvrir. Maria ouvrit les yeux. Et reconnut Vincent.

Vincent resta un moment sans réaction. Le temps d'enregistrer l'information. L'Italien frisé avait la main dans la culotte de sa copine. Puis quelque chose prit possession intégralement de son corps. Comme un animal aveugle de rage, il se jeta sur Carlo. Le jeune homme voulut se lever mais Vincent, les forces décuplées par la fureur, l'attrapa par le col et le repoussa à travers la salle jusqu'aux baies vitrées. À moitié assommé par le choc, le jeune Italien encaissa des volées de gifles que lui asséna Vincent. Puis celui-ci le tira violemment vers la salle, et Carlo s'affala sur le sol. Vincent le poursuivit à travers les couloirs en criant : — Salopard! Si je te revois je te casse les deux bras, tu m'entends ! Vincent ne s'arrêta que devant les portes vitrées du hall, suivant du regard Carlo qui se débandait sur le parking. Quand il se retourna, tout le personnel était sorti des bureaux, et le regardait, éberlué.

Vincent prit quelques secondes, les yeux fermés, pour entendre ce que lui disait Xavier Le Cret. — Ce que vous avez fait est grave. Altobelli va porter plainte. — Et lui, ce qu'il a fait n'est pas grave ? — Ce n'est pas ce qui compte, Carat. On ne se comporte pas comme cela avec des collaborateurs. — Enfin Xavier, rendez-vous compte, Carlo est un pervers qui attire des dizaines d'employées de Neuroland dans sa salle de méditation. C'était une erreur de recruter ce type. Il faut le virer immédiatement. Xavier Le Cret s'appuya contre le dossier de son fauteuil. — Vous êtes doué, Vincent, mais jusqu'à présent c'est encore moi qui décide qui entre ou sort de mon équipe. Altobelli fait du bon boulot ici. Il a amorcé des collaborations avec des laboratoires prestigieux qui nous vaudront des publications de premier ordre. — Et moi, je sais que Maria a été violée par Corsa, et que c'est une proie facile pour des types comme Altobelli. Et je peux vous dire que la presse va se délecter de cette information, si on la lui donne. Vous imaginez les titres du genre : « Un membre de l'équipe de Xavier Le Cret agresse sexuellement Maria Svetkova dans les locaux de Neuroland » ? Ça ferait bel effet pour votre prix Nobel, hein ? Les yeux de Le Cret se plissèrent. — C'est une menace ? — Virez-moi ce type, Xavier, et consacrons-nous à ce qui est important. — Vous devriez plutôt réfléchir avant de menacer, Carat. Mettons que vous révéliez tout à la presse. Voudriez-vous que tout le monde sache que Maria va chercher consolation auprès du prof de méditation ? — Xavier, arrêtez avec tout ça. Vous savez que Maria traverse des problèmes profonds liés à son histoire avec Franck Corsa. Il est inutile d'en rajouter. Mais Xavier Le Cret envoya une nouvelle charge. — Et Maria ? Croyez-vous que vous l'aideriez à remonter la pente en portant cette affaire sur la place publique ? Vous ne le ferez pas, Carat. Alors arrêtez de m'embêter avec cette histoire d'Altobelli. Vous lui avez donné une bonne leçon, maintenant il se tiendra tranquille. Mais il reste à son poste. Vincent se leva. — D'accord. Alors c'est lui ou moi. Si vous gardez Altobelli, j'arrête de bosser sur le code neural. À la grande surprise de Vincent, Xavier Le Cret recula dans son fauteuil d'un air dégagé. — Vous savez, le code neural est intégralement stocké sur le serveur de Neuroland. Si vous partez, nous avons tout ce qu'il faut pour terminer les articles et recevoir le prix Nobel. Vous pouvez rester avec nous et recevoir le prix, ou partir. Vous êtes libre, Carat. Vincent tourna les talons et claqua la porte derrière lui. Il lui prenait des envies de tout envoyer balader. Les occasions d'aller voir ailleurs ne manquaient pas. Depuis des semaines, le directeur du recrutement de l'université de Lausanne bombardait sa boîte mail de sollicitations pour aller donner un séminaire au centre de recherche sur le cerveau humain. Ce centre était la plaque tournante du fameux réseau européen Second Brain. Une vaste organisation regroupant une centaine de laboratoires et dont le but était de modéliser entièrement le fonctionnement du cerveau humain par des ordinateurs en réseau. L'objectif final était de recréer une conscience artificielle à l'aide de logiciels d'une puissance colossale fonctionnant en réseau. Il écrivit un début de réponse à Benjamin Sturli, l'enregistra parmi ses brouillons et se donna quelque temps pour décider s'il allait accepter ou non sa proposition.

Franck dormit plus de dix heures après son opération du cerveau. Même indolore, l'intervention avait été éprouvante nerveusement. À son réveil, il prit une collation. Puis ce fut l'heure de changer la longue série de bandages qui recouvraient chaque partie de son corps. Une infirmière aspergea son visage avec une solution physiologique. Sa collègue enfonça une seringue dans son bras et la morphine le réconcilia alors un bref instant avec l'existence. L'infirmière commença à dérouler les pansements en partant du haut du crâne. Franck sentit des picotements et une sensation de chaleur qui lui aurait été insupportable en l'absence d'analgésique. Peu à peu, les bandes se retirèrent de la peau de son visage. Les infirmières échangèrent des murmures. — Donnez-moi un miroir, leur dit-il. Il lut sur leurs visages une expression de terreur. — Je sais à quoi je dois ressembler, leur dit-il, donnez-moi un miroir ! L'une d'elles accepta finalement de lui en tendre un. Franck se trompait. Certes, il croyait savoir à quoi devait ressembler la forme des plaies qui barraient son visage, car il en sentait la morsure de chaque sillon dans sa peau. Mais il ne pouvait avoir aucune idée de la couleur ni de l'aspect que prenait la peau après un tel traumatisme, et après les semaines de pansements et de solutions antiseptiques appliquées au long des jours et des nuits. La première image qui lui vint à l'esprit en voyant son propre visage fut celle d'un bloc de graisse qui aurait trempé trop longtemps dans un évier rempli d'eau froide. Sa face, blanche et boursouflée, était marbrée de veinures bleutées et rosâtres. Les traces des fils de fer avaient fait place à des renflements difformes aux couleurs de chair cadavérique. Maria avait fait cela. Un jour je baiserai Maria à visage découvert, songea-t-il. Elle sera violée par cette chose, et je frotterai ce visage sur ses seins. Il resta un long moment devant le miroir. Peu à peu se révélait la structure sous-jacente de cet inacceptable faciès. C'était, très exactement, un agencement de cubes de petite taille, ou de dés que le filet d'acier avait incisés dans sa chair. Rubik's Cube. Je suis un Rubik's Cube vivant. Il reposa le miroir. Les infirmières reprirent leur besogne. Une heure plus tard, l'ensemble des pansements furent changés. Puis, deux heures après, les effets de la morphine commencèrent à s'estomper. Alors ce fut le retour du grand chalumeau qui lécha toute sa peau, le plongeant dans les chaudrons de l'enfer. Pour se consoler, il imagina le corps de Maria quand, après l'avoir violée, il la découperait de la même façon au cutter. Pour cela, il devait juste sortir de cet endroit. On lui avait dit quoi faire pour cela. Donner à tous l'image d'un homme changé, regrettant ses méfaits passés. Ils attendaient tellement ce moment qu'ils ne croiraient pas un instant qu'il leur jouait la comédie.

Les trois gardiens se présentèrent au petit matin, accompagnés du médecin Aurélien Lancelot. — Vous allez commencer votre rééducation, fit un des gardiens. Franck se frotta les yeux, se demandant s'il avait bien entendu. — Ma rééducation ? — Exactement, c'est ce qui est prévu après l'intervention. Il ne s'agit que d'un entraînement cognitif, qui doit assurer la bonne insertion des cellules souches dans votre cerveau. — Vous êtes vraiment tombés sur la tête... Franck fut conduit dans une pièce comportant une table avec un écran d'ordinateur et un fauteuil du genre chaise électrique, bardé de câbles et d'électrodes. — Assieds-toi sur la chaise, lui ordonna le gardien. Aurélien Lancelot lui expliqua comment allait se dérouler la séance. — Ces câbles sont des capteurs qui vont enregistrer votre fréquence cardiaque et la conductivité électrique de votre peau, qui reflète votre état émotionnel. Puis il posa sur sa tête une sorte de bonnet muni d'électrodes. — Ce casque servira à mesurer en temps réel les champs électromagnétiques produits par votre cerveau. Et voici vos écouteurs. Franck observa les électrodes posées sur le dos de ses mains. — Quand la séquence commencera, expliqua Lancelot, vous verrez des vidéos défiler sur cet écran. Vous devrez écouter le commentaire de la voix diffusée dans votre casque. La vidéo commença. En haut à droite de l'écran, Franck vit la mention « images classifiées ». La scène se déroulait à l'intérieur d'une prison. Des détenus étaient placés en rang le long des grilles. En face d'eux, des soldats en treillis tenaient leurs chiens en laisse. Sur l'ordre d'un des soldats, un des prisonniers sortit du rang. Il se mit à retirer ses vêtements jusqu'à se retrouver nu devant les chiens. Deux militaires s'approchèrent de lui et levèrent leurs matraques. Ils le frappèrent, à tour de rôle, le forçant à reculer. Lorsqu'il heurta les barreaux de la cellule, les chiens se mirent à aboyer. Assis sur son siège bardé d'électronique, Franck sentit son cœur battre plus vite. Les capteurs cardiaques enregistrèrent une hausse de vingt-cinq pulsations par minute. Les électrodes sur sa peau détectèrent une légère sudation d'origine émotionnelle, les capteurs au niveau de sa tête révélèrent une activité dans l'amygdale, le centre cérébral des émotions. Franck entendit une voix off dans son casque. « L'homme que vous voyez est sans défense, il est en état de choc et souffre physiquement et moralement. Les actes commis contre lui sont cruels et lâches. Ils sont intrinsèquement mauvais. » Dans le cerveau de Franck, les zones les plus antérieures du cortex préfrontal enregistrèrent ces mots. L'amygdale activée par l'émotion et le cortex préfrontal stimulé par le jugement moral tentèrent de communiquer. Jusqu'à ce jour, cela leur avait été impossible. Mais ces deux parties du cerveau sentirent qu'un canal de communication s'était nouvellement créé. Une passerelle infime. Elles y envoyèrent des messages, des courants électrochimiques ténus, presque indécelables. Et les cellules souches y répondirent. Elles développèrent de minuscules prolongements pour essayer de rejoindre ces interlocuteurs. La vidéo reprit. Dans la geôle, les militaires s'étaient rapprochés du prisonnier. Les chiens tiraient sur leurs laisses, leurs gueules le touchaient presque. Soudain, un des gardes lâcha sa bête qui mordit l'homme à la cuisse. Celui-ci se débattit contre les barreaux de la grille, mais un deuxième chien, lâché par son maître, lui sauta à la gorge. La victime réussit à se protéger avec son avant-bras, puis chuta sur le sol. Pendant un moment, on n'entendit que les grondements de la bête qui se mêlaient aux cris d'épouvante et de douleur du prisonnier. Puis deux autres animaux furent lâchés. Le premier planta ses crocs dans le flanc du captif qui, dans un réflexe pour se protéger, exposa sa gorge. L'autre chien y referma immédiatement sa mâchoire.

Les hommes en treillis lâchèrent alors toute la meute qui se jeta sur le prisonnier. Des hurlements désespérés, venus d'outre-tombe, résonnèrent dans les couloirs de la prison. Il ne resta bientôt sur le carrelage de la prison qu'une mare de sang et un amoncellement de chair et d'os que contemplaient une rangée d'hommes plus morts que vifs. Au laboratoire, la fréquence cardiaque de Franck monta à cent vingt pulsations par minute. Dans son cerveau, les zones émotionnelles se mirent à décharger à plein régime. Dans le casque, la voix off débita : « Ces actes sont des crimes de guerre, considérés comme abjects par l'écrasante majorité des êtres humains, et condamnés par des cours pénales internationales. Faire souffrir autrui est moralement inacceptable. C'est un crime. C'est MAL. C'est MAL. C'est MAL. » À l'avant de son cerveau, le cortex préfrontal entra en ébullition, enregistrant ce mot, MAL. Entre l'amygdale et le cortex préfrontal, les cellules souches firent tourner à plein régime leurs usines de fabrication protéique pour allonger et renforcer les câbles qui relieraient à l'avenir ces deux zones sous-tendant raison et émotion. Ce qui allait devenir l'autoroute de l'information morale, ce qui allait devenir le faisceau unciné. Assis devant son écran, Franck éprouva une sensation bizarre. Cette scène d'un prisonnier se faisant dévorer par des chiens lui causait un léger malaise. Il se demanda s'il n'avait pas avalé quelque chose de lourd à midi. Puis il fut reconduit dans sa cellule et s'allongea sur sa couchette.

Franck dormit plusieurs heures après cette séance. On lui expliqua qu'une opération du cerveau était épuisante et nécessitait des jours de récupération. Il ne posa pas de questions. Le troisième jour après l'opération, les gardiens vinrent le chercher et le reconduisirent dans la pièce où il avait eu son premier entretien avec Olga. La chaîne de ses menottes fut de nouveau introduite dans le gros anneau métallique soudé au bureau. — Bonjour Franck, lui dit Olga. Franck ne répondit pas. — Comment se passent vos séances de rééducation ? Il haussa les épaules. — Des vidéos, toujours des vidéos. C'est ennuyeux, à la longue. — Je suis en train de rédiger votre rapport d'expertise, lui dit Olga. Robert Broca certifie que vous êtes dépourvu, probablement depuis votre plus tendre enfance, de faisceau unciné. Et si ce faisceau, en repoussant, vous dote à nouveau d'un sens du bien et du mal, ce sera pour nous la preuve que vous n'étiez pas responsable de ce que vous faisiez. Olga ouvrit la pochette noire et en retira une série de photographies. — Franck, je voudrais à présent que vous observiez ces images. Franck se pencha sur le bureau et parcourut du regard des photos qu'Olga lui montrait. La première était une scène de guerre. — Je vois un militaire pointant son arme sur la tempe d'un homme à genoux. Olga fit glisser vers lui une autre photo. Franck la décrivit : — Un accident de voiture avec plusieurs personnes décédées à l'intérieur. — Dites-moi ce que vous ressentez, demanda Olga. Il releva les yeux vers elle. — Qu'est-ce que je devrais ressentir ? — Je ne sais pas. Dites-le-moi. — Je ne ressens rien. Mais vous allez me dire que c'est normal, n'est-ce pas, étant donné l'état de mon faisceau unciné ? Olga ne se démonta pas. — Et celle-ci. Cette photo, essayez encore. Franck vit que c'était l'image d'une mère tenant son enfant par les cheveux. Le visage de la femme était déformé par la colère. Quant au regard de l'enfant, plein de détresse et de désespoir, il était tourné vers l'objectif de l'appareil. Olga observa Franck avec attention. Un très léger relâchement s'était manifesté au niveau de ses pommettes. C'était quelque chose de presque indécelable, l'expression de son regard s'était altérée, comme la surface d'un lac qu'aurait à peine troublée une brise légère. Franck se mit à tirer sur la chaîne. — Que faites-vous ? s'écria Olga, surprise. Le bureau était maintenu au sol par des boulons, mais le bruit fit ouvrir la porte et deux gardiens firent irruption dans la pièce, la main sur la crosse de leur taser. Franck se redressa de son siège, tirant de toutes ses forces sur la chaîne à travers l'anneau. Le bureau se souleva. Les deux pistolets lâchèrent leur décharge en même temps. Dans un grésillement, Franck s'effondra pendant qu'Olga appuyait sur un bouton pour appeler les infirmiers. Vincent Carat arriva quelques minutes plus tard. Franck, après avoir reçu une forte dose de tranquillisants, reprenait très lentement ses esprits. — Olga, vous dites qu'il a réagi à une des photos ? — Tout à fait. Je suis sûre que les séances de conditionnement ont porté leurs fruits ! Il faut savoir ce qui se passe en ce moment dans son cerveau. — OK. Aurélien, on l'amène à l'IRM centrale. Le brancard s'élança à travers les couloirs du centre de détention et poussa les portes de la salle d'IRM. Les menottes métalliques furent remplacées par des menottes en céramique et Franck s'étendit sur la banquette. Vincent pilota l'IRM depuis le poste de contrôle, sous le regard concentré d'Olga. L'acquisition des images commença. Robert Broca arriva à son tour, hors d'haleine.

— Que se passe-t-il ? Il a fait une crise ? — On va voir ça sur les écrans de contrôle. Suivez-moi. L'image du cerveau de Franck s'afficha sur l'écran de l'ordinateur central. Apparemment, elle ne révélait rien de remarquable. — Il faut comparer ce cliché avec celui de la semaine dernière, dit Robert. On verra ce qui a changé entre les deux. Vincent enclencha aussitôt une procédure de soustraction. Cette fois, le résultat leur sauta aux yeux. Un faisceau de fibres neuronales s'intercalait entre le centre et l'avant du cerveau. — Mon Dieu... Le faisceau unciné, murmura Robert Broca. La voix visiblement troublée par l'émotion, il commenta les images. — Les neurones implantés ont progressé de treize millimètres vers le centre du cerveau. Ils ne sont pas encore myélinisés. Ils sont peu nombreux, mais suffisants pour former le début d'une connexion. — Le faisceau est très mince, fit remarquer Vincent. Pas même le centième d'un faisceau unciné normal. Olga s'avança pour mieux voir. — Est-ce qu'il est en train de se reconstruire ? — Regardez, les cellules souches sont en train de grandir. Certaines se déplacent aussi, par des phénomènes d'adhésion moléculaire, comme ceux qu'on observe chez un embryon. Broca se redressa, incapable de contenir davantage son excitation. — Nous sommes en train de réparer le cerveau d'un être humain en direct, dit-il. C'est... c'est comme le premier pas de l'homme sur la Lune. Nous avons posé le premier pas sur le continent du bien et du mal ! Vincent, Olga et Aurélien le fixaient, peinant à prendre la mesure de ses paroles. Ils essayaient de se rendre compte de la portée de cet instant. Ils allaient peut-être pouvoir guérir le mal par la puissance de la biotechnologie. Plus tard, des milliers d'ennemis de la société seraient rendus à leurs parents, à leurs frères et à leurs sœurs. Des individus réhabilités, guéris de toute cruauté et de tout mal, lavés de l'intérieur. Robert Broca avait raison. Ce qui se passait était probablement historique.

Franck rouvrit les yeux. Il était allongé dans une chambre sans chaise et sans table, munie d'une couchette en maçonnerie équipée d'un matelas fait d'un matériau antifeu. Les luminaires du plafond, encastrés dans le béton, étaient en verre incassable. Il chercha à se remémorer ce qui était arrivé. Les souvenirs lui revenaient par bribes. Il était dans le bureau de la psy qui lui montrait des photos. Il en avait regardé toute une série. Puis il y avait eu celle de l'enfant. Que s'était-il passé alors au fond de lui ? Lorsqu'il avait croisé le regard de ce gamin, il avait éprouvé quelque chose comme... comme... quelque chose d'à la fois effroyable et intolérable. Il avait voulu aider cet enfant. Franck abattit son poing contre le mur en béton, hurlant de rage. Qu'avaient-ils mis dans son cerveau ? Ils étaient entrés dans son esprit. Les mots de Philippe Duvernet revenaient à son oreille : « Si vous guérissez, non seulement vous ne représenterez plus de danger pour la société, mais vous serez un homme nouveau. Franck Corsa sera mort. » Et s'ils étaient en train de tuer Franck Corsa ? Il s'allongea sur sa couchette, tout tremblant. Leur théorie à la noix était-elle en train de fonctionner ? À force de regarder des images horribles et d'entendre une voix de censeur expliquer ce qu'elles avaient d'inhumain, allait-il finir par trouver à son tour cela horrible ? Alors, cela voudrait dire que ce foutu faisceau unciné était vraiment en train de grandir en lui. Comme un cancer moralisant. Ils étaient en train de refermer une chaîne à l'intérieur de sa cervelle. Une chaîne qui ferait de lui un esclave, un mouton, un bien-pensant, comme ils l'étaient tous et comme il les avait toujours méprisés. Il ne dormit pas de la nuit. Le lendemain, on l'attacha encore une fois au fauteuil. On lui remontra des images pires que celles de la veille. Et toujours cette voix off dans les écouteurs. Et le bip-bip de ses battements cardiaques, et le grattement de l'imprimante qui égrenait les résultats de l'électroencéphalogramme. Il savait maintenant ce qui se passait dans sa tête. Dans son crâne, les zones corticales antérieures qui analysaient ce que disait la voix échangeaient des milliards d'informations à la seconde avec ses centres émotionnels. Ces communications électrochimiques faisaient grossir la gaine conductrice qui enveloppait les neurones de son faisceau unciné. Il imaginait Vincent, Maria et tous leurs acolytes, s'extasiant devant les photos de son cerveau, devant la grosseur de son faisceau unciné qui enflait comme les muscles d'un athlète. Oui, sa plasticité cérébrale fonctionnait à plein régime. Les connexions de son cerveau, sollicitées avec insistance, se renforçaient, selon le vieux principe de la loi de Hebb, qui avait montré, il y a plus d'un demi-siècle, que des neurones utilisés se renforcent. Et son cerveau à lui, Franck Corsa, n'échappait pas à cette loi. Ah ! qu'il sorte d'ici, et il extirperait ce mal qu'on lui avait fourré dans la cervelle ! Il irait, s'il le fallait, arracher du fond de son propre crâne ces cellules souches qui le minaient. Car il détestait le bien qui annihilait ses choix et qui prenait possession de son esprit. Jamais on ne l'empêcherait d'être lui-même.

— Je ne dirai plus un mot, déclara Franck. Je préfère croupir en prison. Olga l'observait, les mains croisées sur la table. — C'est bien ce que je pensais, dit-elle. Vous avez perdu votre pari. — Quel pari ? — Pour être précise, vous l'avez même perdu deux fois. Réfléchissez. Vous pensiez que nous ne trouverions rien de particulier dans votre cerveau, et nous y avons vu quelque chose de très spécial. Puis vous nous avez mis au défi de vous changer en vous implantant des cellules souches. Et vous êtes en train de changer. Il se mit à ricaner. — Si vous le croyez vraiment, libérez-moi. Olga le jaugea quelques instants, et lui dit : — Quand je vous ai montré cette photo d'enfant, vous avez ressenti quelque chose de nouveau. N'est-ce pas vrai ? — Faux. Je n'ai rien ressenti du tout. — Vous pourriez donc la regarder encore une fois. Franck ne put refuser. Cela aurait été avouer son échec. Il devait leur montrer qu'il était toujours Franck Corsa. Bandant tous les muscles de sa volonté, il se pencha vers l'image. De nouveau ce regard. La même sensation que la première fois, et même plus forte qu'avant. Le sentiment si étrange que cet enfant souffrait et avait besoin d'aide. Wouah ! C'était fort... Olga vit l'expression qui se gravait sur le visage de son patient. — Regardez-moi, Franck, dit-elle. Il releva les yeux vers elle. Elle vit que ses yeux étaient humides. Franck était ému. Elle lui prit la main. — Franck, moi aussi, quand je vois cette image, j'ai envie d'aider cet enfant. C'est normal. C'est humain ! Le contact s'établit entre leurs deux regards. Elle avait devant elle un homme qui découvrait un monde nouveau. Un monde dont l'horizon était si vaste qu'il ne savait comment s'y repérer, et qui s'y trouvait tout démuni. — Vous n'êtes pas condamné à être mauvais, Franck, murmura-t-elle sans lâcher sa main. Vous pouvez voir la lumière. Ce sera long et douloureux, mais je sais maintenant que c'est possible. Franck baissa les yeux. Puis les releva. Olga recula sous le choc. Passé l'éclair de compassion, il y avait de nouveau dans ce regard une dureté implacable. Une haine mécanique, bestiale, une carapace qui enfouissait tous les bons sentiments, les tordait et les noyait dans des océans d'acier fondu. Quoi qu'il fût apparu pendant quelques secondes dans ce cœur, cela y avait été muré, écrasé, étouffé et réduit en charpie. — Fiche-moi la paix, espèce de maniaque, lui dit-il. Tu ne m'auras pas. Olga ne put articuler un mot. Franck restait penché vers elle, les poings serrés. Il ne tira pas sur l'anneau, il garda simplement le regard planté à travers son front. Comme si elle n'existait pas. * On l'avait raccompagné dans sa cellule. Allongé sur la banquette, Franck fixa longtemps les plafonniers. Il les haïssait. Il les haïssait pour se sentiment éprouvé quelques minutes plus tôt, un sentiment suintant et dégoulinant, un sentiment de bonne femme et de faible. Il avait éprouvé de la pitié et de la compassion pour un gosse. D'où ça venait, ce truc ? D'un coin méprisable de l'âme humaine, de tout ce qu'affectionnaient les hypocrites comme Vincent Carat. Nom de Dieu, il avait bien failli chialer en voyant ce gosse en photo. Était-il en train de se transformer en lavette ? Qu'est-ce que ça voulait dire, ce sentimentalisme ? Depuis quand pleurait-il devant un mioche ? Il y a quelques mois encore, il tentait de pulvériser le psychisme du fils de Maria. À ce moment, ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Alors, pourquoi s'attendrir maintenant ? C'était le regard du gamin qui avait tout déclenché. Il contenait une telle expression de détresse... Le geste de la mère, aussi... D'une violence inouïe, c'était un geste qui excluait toute possibilité d'amour, de soutien et de confiance. C'était un geste qui saccageait une vie. Franck sentit de

nouveau les larmes lui monter aux yeux. Qu'était-il arrivé à cet enfant ? Avait-il survécu ? Il se dit alors que d'autres personnes devaient être, comme cet enfant, maltraitées et persécutées. — Maria... Des images lui revinrent, de ce qu'il avait infligé à cette jeune femme. Il l'avait harcelée, violée, traumatisée. Il avait même essayé de la faire assassiner par un agent secret. Elle en avait réchappé, mais d'autres n'avaient pas eu cette chance. Latifa Benarbi, une lieutenant de police et mère de quatre enfants qu'il avait poussée sur les rails du métro. Joël Boesmans, député européen et père de famille, qu'il avait fait défenestrer du haut de son bureau. Serge Larcher, un vieux professeur qu'il avait fait torturer dans les locaux de la police antiterroriste. — Mon Dieu... Dans l'ombre, Franck crut voir se dresser des légions de fantômes. Mais le plus effrayant de tous, c'était celui qui s'avançait vers lui en souriant, qui s'asseyait à côté de lui et qu'il connaissait bien. C'était lui.

Maria travaillait à son bureau de l'Agence nationale de la recherche quand elle reçut l'appel d'Olga. — Franck veut te voir, dit-elle. Laisse tomber tout ce que tu es en train de faire, saute en voiture et rejoins-nous à Neuroland. — Nous ? — Vincent est là. C'est une affaire qui vous concerne tous les deux. L'A6 était dégagée. Maria atteignit Saclay vingt minutes plus tard, franchit les portes coulissantes, traversa le couloir principal et obliqua sur la droite pour rejoindre le quartier de sécurité. Olga était attablée devant un dossier ouvert. Vincent était déjà assis sur une des deux chaises devant elle. — Que se passe-t-il ? demanda Maria. — Assieds-toi, lui dit Olga. Maria prit une chaise à distance respectable de Vincent. Elle ne lui avait toujours pas pardonné la façon dont il avait agressé Carlo. Quand elle était tombée amoureuse de Vincent, elle espérait ne surtout pas entamer une relation avec un individu violent. Mais il y avait une autre raison à la distance qu'elle mettait entre eux deux, et celle-là était beaucoup plus difficile à admettre. Elle se sentait coupable. Coupable de s'être livrée aux attouchements d'un inconnu alors qu'elle se refusait à celui qu'elle aimait. Olga les regarda tour à tour avant de leur dire : — Hier, j'ai montré à Franck une série de photos. Des clichés vraiment horribles. Il n'a pas bronché. Jusqu'à celui-ci. Vincent se pencha en avant. — Un gamin battu par sa mère ? — Figurez-vous qu'en voyant cette photo, le regard de Franck a changé. Son expression s'est modifiée. Cela a duré quelques secondes, puis, aussi soudainement que c'était venu, il est redevenu lui-même... Dur, froid, insensible. Arrogant. Menaçant. Imbu de lui-même, détestable, quoi. Vincent et Maria continuaient de regarder la photo, comme si elle allait leur apporter une réponse à leur question. — Franck change de personnalité, dit Olga. D'après les gardiens de prison, on l'entend gémir la nuit, crier et se lamenter. Il parle de toi, Maria. — Et tu dis qu'il veut me voir ? — Il sent qu'une part d'humanité s'éveille en lui. À mon avis, il ne le supporte pas. Il a toujours détesté les gens qui éprouvaient de la compassion et des sentiments d'amour ou d'entraide. Il s'aperçoit qu'il devient comme eux. Un nouveau silence s'installa. — Il est actuellement dans une pièce non loin d'ici. À ces mots, Maria se raidit. Elle jeta des regards anxieux à la ronde. — Pas de panique, lui dit Olga. Si tu n'es pas prête, on peut remettre cette rencontre à un autre jour. La jeune femme ferma les yeux. Elle devait essayer. Elle avait attendu longtemps ce moment. — C'est d'accord, appelle-le. Olga appuya sur un bouton. Après quelques minutes d'attente, la porte de la pièce s'ouvrit. Un homme entra, voûté, la démarche traînante, des fers aux pieds et aux poignets. Maria eut du mal à se convaincre qu'il s'agissait de Franck. Il s'arrêta à un mètre du bureau et les gardiens firent passer les chaînes dans un grand anneau métallique. Maria sentit son rythme cardiaque s'accélérer. L'homme était bandé des pieds à la tête, vêtu d'une grande combinaison grise. Lorsqu'il leva les yeux vers elle, elle se sentit comme transpercée. Ses yeux n'étaient que deux petits globules d'un noir perçant à travers des trous dans le tissu. — Franck, dit-Olga, reconnaissez-vous Maria ? Silence. — Franck Corsa ! M'entendez-vous ? Connaissez-vous cette femme ? L'homme resta un long moment prostré. Puis il hocha la tête dans une sorte de spasme, avant de se prendre le front entre les mains. Il sanglotait. Vincent et Maria en restèrent stupéfaits. — Franck, lui dit Olga, regrettez-vous ce que vous avez fait ? Il releva vers eux un visage qui, derrière sa laideur et sa monstruosité, recelait quelque chose d'humain. — Bien sûr, dit-il. Je vois le mal que j'ai fait. J'ai détruit des vies. La sienne, celle d'autres gens, et la mienne. Et cela, je ne pourrai jamais le réparer.

Le cœur de Maria s'inonda de bonheur. Elle se leva et alla prendre les mains de Franck. — Tu as tout réparé en disant cela, dit-elle. Tu n'es plus la même personne. Tu me sauves aujourd'hui. Il la regarda en face, une ébauche de sourire apparaissant sur son visage. Un voile passa sur ses yeux. — J'ai vu le vide de l'inexistence, dit-il. J'ai vu que les gens comme moi n'existent pas vraiment. Que leur vie est un grand désert. Ils traversent une sorte de néant. Le moment où ils tuent est celui où ils se croient exister. Parce qu'ils n'arrivent pas à atteindre leurs semblables d'une autre façon. Olga laissa planer un long silence. Puis elle dit : — Franck, nous allons maintenant vous raccompagner à votre cellule. Merci d'avoir parlé à Maria. Il se leva. Les gardiens entrèrent dans la pièce et lui ôtèrent ses chaînes. Il les suivit et disparut à travers la porte. Vincent resta comme statufié. C'était impossible. Franck, exprimant des regrets ? Demandant pardon ? Ce n'était pas dans ses schémas mentaux. Certes, on avait fait repousser le faisceau unciné dans son cerveau. Mais est-ce que cela suffisait à lui donner une âme ? — Qu'est-ce que tu as sur la main ? demanda-t-il à Maria. Maria regarda sa paume et ses doigts, qui étaient humides. — Il pleurait. Je crois que ce sont ses larmes. Vincent resta interdit. — Il... il n'a pas pu faire semblant ? — C'est absolument impossible, certifia Olga. Certains acteurs le font devant une caméra, mais ici c'est différent. La réalité est que Maria n'est plus l'ennemie de Franck. Il ferait probablement tout pour qu'elle lui pardonne. Le taxi passa les prendre quelques minutes plus tard devant l'entrée de Neuroland. Sur la banquette, Maria tendit ses lèvres vers celles du jeune homme. Elle l'embrassa goulument, durant de longues minutes. Elle sentait un désir irrépressible prendre possession d'elle. Arrivés à l'appartement, elle jeta ses affaires sur le canapé et retira sa chemise à Vincent. Ils roulèrent ensemble sur le lit. Elle s'offrit à lui, sans retenue et sans la moindre hésitation. Ils firent l'amour tout l'après-midi, puis commandèrent à manger et débouchèrent une bouteille de champagne qu'ils burent sur le canapé du salon. Lorsque que le soleil disparut derrière les toits, ils recommencèrent. Ils allaient avoir besoin de nuits entières pour rattraper le temps perdu.

Cinquième partie

Le gardien-chef Bertin enclencha le verrouillage de la clef de sa Toyota Yaris qui émit un petit couinement. Il traversa la rue du Bois et composa le code de son immeuble. Lorsque la fermeture magnétique se déverrouilla, son visage esquissa un sourire de contentement et il prit la direction de l'ascenseur. Là, son doigt se posa sur le bouton du sixième étage. Il patienta pendant que la cabine d'acier s'élevait à travers l'immeuble. Dans le couloir du sixième, il se mit à compter les portes de chaque côté de l'allée centrale. Arrivé devant la porte de son appartement, il tira de la poche de son blouson un lourd trousseau de clefs. Sa femme avait pour instruction de fermer les cinq points de la serrure antieffraction. Dans une famille de maton, on respectait certaines règles. À l'intérieur, une moquette couleur crème s'étalait dans un séjour assez banal. Il se laissa tomber dans son fauteuil, face aux fenêtres donnant sur les lotissements de Saint-Quentin-en-Yvelines. C'était l'heure de son whisky. Il parla par-dessus son épaule. — Figure-toi que le prisonnier vedette nous en a fait une bonne, aujourd'hui ! Son épouse arriva à son tour dans le salon. — Tu veux dire, le maboul dont parlaient tous les journaux cet été ? — Corsa, oui, ce type qui a envoyé au cimetière un député, un professeur d'université et une flic. Il paraît qu'il violait une étudiante russe toutes les semaines en filmant la scène et en donnant la vidéo à son fils de cinq ans pour qu'il la visionne chez lui. Eh ben hier, tu ne devineras jamais ce qui s'est passé. Sa victime arrive pour une confrontation. Corsa la voit, et il se met à chialer. Il serait question d'une opération chirurgicale qu'il aurait reçue au cerveau, et qui l'aurait complètement changé. — Qu'est-ce que c'est que ces histoires ? — Mais attends ce n'est pas tout, j'ai tout vu. Le type se traîne par terre, et il dit qu'il se rend compte de ce qu'il lui a fait ! Et la nana, elle lui prend les mains, et il verse des larmes de bébé. T'y crois, à ça ? — Moi, je dis qu'il ne faut pas chercher à comprendre ce qui se passe chez ces dingues. Allez, à table ! Yolande a appelé, elle est prise en stage de coiffure chez Nadine, à Paris. Ils commencèrent à manger. Le poulet n'était pas assez cuit, et Bertin se resservit du vin rouge. — Quand même, dit Bertin. Le mec, il a violé, tué, torturé, et maintenant il veut tout dire au juge. Jusqu'à présent il ne parlait pas, mais, d'un seul coup, il a tellement de remords qu'on le dit prêt à tout raconter, quitte à faire plonger des gros bonnets de l'Élysée. La femme s'immobilisa, la fourchette à la main. — Qu'est-ce que t'as dit ? — Il veut tout balancer à la juge. Je te dis, c'est vrai. Elle posa sa fourchette, puis sa serviette. — C'est une info, ça. — Comment, une info ? — Les scandales. À la télé. Dans les journaux. Ils adorent ça. Bertin lâcha son poulet. C'était vrai qu'ils adoraient ça. L'autre jour sur la une... — Hé ! je te parle ! lui cria sa femme. Une info comme ça, il faut la vendre. Tu vas voir des journalistes. Tu leur dis que tu tiens un scoop sur le fêlé de la prison. Tu dis que ce type va faire plonger des ministres, peut-être même le président. Et tu négocies ! — Je négocie ? — Mais oui ! Car au moment où tu vas leur annoncer ça, les journalistes de la télé ne vont plus se tenir. Ça va les rendre fous. Ils vont te demander de redire tout devant une caméra. Ce ne sera pas le moment de te dégonfler ! Pour eux, cette information vaut de l'or. Ils seront prêts à débourser un max pour une info pareille. Des dizaines de milliers d'euros. Tu vois ce que je veux dire. Le gardien-chef Bertin écoutait, sa cervelle assimilait lentement ces nouvelles informations. Il commença par demander à sa femme de tout répéter.

Pascal Bento s'approcha du bureau du ministre. Face à lui, Michel Levareux tenait l'édition du matin du Figaro et le jeta sur la table. Franck Corsa, repenti, souhaite révéler toute la vérité sur le programme Transparence. Bento resta statufié. Levareux le fusillait du regard. — Lisez. C'est instructif. Corsa serait en train de se rendre compte de l'horreur de ses crimes et de les regretter. Brillant ! Magnifique ! Tout ça grâce à cette fameuse opération chirurgicale ! — Je... je ne comprends pas. — Effectivement, c'est difficilement compréhensible : lisez un peu cela : « Un des pires psychopathes actuellement en détention traverse un processus de guérison peu commun. Les opérations menées par Vincent Carat et Robert Broca rendent à son cerveau des capacités de jugement moral qui lui font regretter ses crimes. Dévasté, désireux de se racheter, le tueur croit nécessaire de débarrasser le pays de ceux qui, au plus haut niveau, l'ont aidé à appuyer sur la gâchette. » Levareux fixa son directeur de cabinet dans les yeux. — Qui a pu faire fuiter une telle info ? Moi-même je n'étais pas au courant. À côté de Levareux, un téléphone se mit à sonner. C'était Hubert Parchemin, du Monde. Le ministre décrocha et afficha une humeur joviale. — Évidemment, que le repentir de Corsa est pour nous un succès éclatant ! Il nous montre que nous avons eu raison de faire voter cette loi de bioéthique pour réhabiliter des individus jugés perdus pour la société. Nos scientifiques ont fait du beau travail. Ils ont réparé le cerveau de ce monstre. C'est un grand jour pour la démocratie. Il raccrocha. — Bravo, lui dit Bento. — Imbécile. Nous sommes dans la merde. Putain de cellules souches. Je n'ai jamais cru que cela pourrait soigner ce dingue. Je voulais juste que tout le monde ait les yeux braqués sur son cerveau habité par le mal, qu'on ne parle plus de Transparence. Levareux décrocha son téléphone. — Il faut mettre un terme à tout ça. Corsa est devenu un danger pour nous. Je connais quelqu'un qui va nous en débarrasser. — Qui ça ? — Une vieille connaissance qui a un compte à régler avec lui.

Éric Sommers sortit de sa chambre à huit heures, après avoir enfilé un vieux jean et un pull en laine. Les premiers froids se faisaient sentir dans cette vieille ferme du Perche aux airs de manoir médiéval. Les centres de « réoxygénation » des membres du service action revêtaient un charme tout particulier. Le bonhomme qui gérait la bâtisse avait tout du fermier local, dans sa robe de chambre en lainage marron et ses charentaises usées jusqu'à la trame. Pour un agent à la retraite, il savait se fondre dans le paysage. Il possédait des contacts un peu partout dans la région et une bonne aptitude à régler les problèmes de plomberie ou à contacter les artisans compétents pour tous problèmes de toiture ou d'évacuation des eaux. Seul le chauffage laissait à désirer. Sommers pensa aux bons côtés : cela éviterait de s'encroûter. Dans la cuisine tout en longueur où était servi le petit déjeuner, il s'installa à côté de deux sous-mariniers de retour de mission. Après six mois passés à bord d'un sous-marin nucléaire, sans voir la lumière du jour ni communiquer avec le monde extérieur, on comprenait que ceux-ci s'accommodent fort bien des charmes de la campagne. Mais Sommers était loin de partager leur enthousiasme. — Vous prenez du café, lieutenant ? Sommers tendit sa tasse à la maîtresse de maison. Décidément, il n'arrivait pas à s'habituer à ce qu'on l'appelle « lieutenant ». Il était agent de renseignement, pas troufion. Même s'il appartenait au service action. La femme du propriétaire ne s'était pas laissée aller autant que son mari. Avec une certaine élégance, elle distribua le courrier. En recevant ses lettres, un des sous-mariniers évoqua le séjour qu'il s'apprêtait à faire avec sa famille dans une villa du Cap-Ferret. L'état-major avait des grâces pour ces damnés des profondeurs. Putain, songea Sommers, qu'est-ce que je fiche ici ? La patronne termina sa distribution de courrier. Il n'y avait rien pour Sommers. Il était célibataire et sans enfants. Conformément au règlement du service action, ses parents ne connaissaient pas son adresse professionnelle. Et ce n'étaient pas les collègues de la DCRI qui allaient lui envoyer des cartes postales. Sommers avala son croissant et sortit marcher dans le parc. Il en avait marre de croupir dans ce trou miteux. Il savait à qui il devait tout cela : à Corsa. Face au scandale de la machine à interrogatoire que ce type avait conçue, on avait dû interrompre la chaîne de commandement. Et évidemment, on mettait à l'ombre ceux qui appuyaient sur la détente. Des types comme lui, Éric Sommers. On cloisonnait les services pour que personne ne puisse remonter au plus haut niveau de l'État. Il arriva au stand de tir, un auvent isolé à la lisière d'un sous-bois, monté sur deux piliers de briques décrépies, et dont il ne restait que la moitié des tuiles. De vieilles plaques de fer rouillé, d'une épaisseur d'un pouce, montées sur des piquets à section triangulaire, et aux formes saugrenues : rectangle avec ouverture circulaire, silhouette animale, silhouette humaine, paysage, cercle, etc. D'après le propriétaire, elles se trouvaient déjà là après la Première Guerre. C'était pratique pour vider des chargeurs. Sommers déballa de son étui un pistolet Beretta 92 muni d'un chargeur à neuf balles. C'était tout ce qu'il pouvait faire d'intéressant ici. Le pas de tir ne mesurait que cinquante mètres, alors que son entraînement à la carabine nécessitait des portées supérieures à mille mètres. La campagne résonna des neuf détonations délivrées à trois secondes d'intervalle. Le carton était plutôt correct. Sommers vérifia que le clapet circulaire avait basculé sous l'impact, il releva quatre traces groupées sur la silhouette humaine et autant sur la silhouette animale. Le tout dans un diamètre de vingt centimètres, à trente pas. Un bon résultat pour une arme de poing. À quoi bon tout cela ? Pour rester encore muré pendant trois mois dans ce château ? Lorsqu'il retourna dans la cuisine, les sous-mariniers étaient partis faire leur footing, et seule Andrée, la femme du propriétaire, vaquait à ses occupations. — Le journal est arrivé, dit-elle. Sommers se remplit une autre tasse de café et, accoudé au buffet, parcourut les titres. Il faillit recracher tout son café en découvrant le titre de une. Le repenti Franck Corsa entend dire toute la véritésur les responsabilités dans l'affaire Transparence.

Il s'assit et parcourut l'intégralité de l'article. Corsa avait décidé de sortir de son silence. Il allait être auditionné par la juge chargée de l'enquête sur l'implication de responsables politiques dans l'assassinat du député Boesmans à la Commission européenne de Bruxelles, et dans la tentative d'assassinat de Maria Svetkova à la gare du Nord. Corsa allait le livrer. Lui, Sommers. Car c'est lui qui avait défenestré le député sur ordre, et qui avait fait un carton sur Maria Svetkova à la gare du Nord. — Encore du café, lieutenant ? demanda Andrée derrière son fourneau. L'agent Sommers se mit à ruminer de sombres pensées. L'avenir s'obscurcissait. On lui avait assuré que, une fois l'agitation retombée, il serait décoré et réintégré à un grade supérieur. À présent, cette perspective s'éloignait à vue d'œil. On allait l'enterrer ici pour une durée indéterminée. À l'époque, Franck Corsa donnait des ordres depuis le bureau du ministre, passait par des officiers supérieurs comme Melvin, et Sommers se chargeait d'exécuter. Au sens propre comme au figuré. Tel un bon petit soldat. Un soldat qu'on envoyait maintenant à la casse. Dans les jours qui suivirent, le manoir sembla s'enfoncer dans une sorte de léthargie. Sommers s'efforçait de poursuivre ses séances de tir quotidiennes, puis, quand les sous-mariniers eurent quitté le château, il se retrouva seul dans la cuisine, à regarder Andrée lustrer ses cuivres. Le reste du temps, il lisait, allongé sur son lit, des ouvrages de stratégie militaire ou de maniement des armes. Les matinées étaient brumeuses, les après-midi frais et ensoleillés. Jusqu'au jour où, à côté de son bol de café, il trouva un morceau de papier avec un numéro de téléphone. — À rappeler d'urgence, lui dit Andrée. Vous savez où se trouve la « cabine » ? Sommers se leva. Tous les appels devaient être passés depuis un PC de liaison sécurisé, sorte de local hermétiquement clos entouré d'une cage de Faraday, au sous-sol à côté de la cave à vin. Sommers s'y installa, brancha l'installation, composa le numéro et attendit la tonalité. — Rodolphe Pina à l'appareil, fit une voix d'homme. Pina. Le directeur de la DCRI. C'était peut-être bon signe. Ou alors, très, très mauvais pour lui. — Que puis-je pour votre service, mon colonel ? — Nous avons défini une nouvelle cible d'intervention. Vous serez chargé d'une mission en région parisienne avec mise en action immédiate. Êtes-vous prêt à agir ? Sommers prit un calepin à côté du téléphone. — Un individu, dans le contexte actuel, représente une menace pour l'État, poursuivit le chef de la DCRI. Il pourrait entraîner l'exécutif dans une spirale d'accusations et de procès que personne ne peut se permettre. Cet homme a également créé de gros problèmes par le passé, et la décision a été prise en haut lieu de l'éliminer. Vous voyez peut-être de qui je veux parler ? — Je crois, mon colonel. — Corsa doit quitter le pénitencier de Mondray le 24 septembre à dix heures, et rejoindre le Palais de Justice où il sera auditionné par la juge Roustaing. Vous recevrez sous peu un plan détaillé des lieux, un récapitulatif des horaires des différents services ainsi que des photos récentes de l'édifice. — Bien compris, mon colonel. — Il faudra trouver le moyen d'agir vite, agent Sommers. L'audition pourrait être brève. Quoi qu'il arrive, tout devra être terminé avant dix heures trente. — À vos ordres, mon colonel. — N'oubliez pas, Sommers. Si Corsa témoigne dans cette affaire, des têtes tomberont. Vous pourriez passer le reste de votre vie en « réoxygénation ». Sommers commença aussitôt à s'organiser. Il imprima les documents envoyés par le service de documentation. Il y avait aussi des photos de Corsa juste avant et après son incarcération, et d'autres clichés de la juge et des personnes qui l'accompagneraient, une psy et un avocat. Maintenant, Sommers devait visualiser mentalement la pièce où il ferait irruption. Six mètres sur dix environ, une estrade avec un bureau, quatre chaises en face, trois baies vitrées. Deux accès par des portes à double battant. La juge serait derrière le bureau, Corsa et ses accompagnants en face. Deux ou trois agents de police accompagneraient le détenu. Sommers devrait entrer, abattre Corsa avant que les gardiens aient le temps de réagir et prendre la fuite. Tout ça, au milieu de l'enceinte de la PJ. Sommers se dirigea vers la salle de télécommunications pour télécharger les fichiers contenant les plans d'accès au Palais de Justice et des photos récentes des quais. — Tiens... les façades du bâtiment sont en travaux ! Il observa minutieusement les échafaudages. Une opération de ravalement était en cours. Toute la façade en était couverte. Il réfléchit. Il devait y avoir un moyen de pénétrer dans ce bureau et de loger une balle dans la tête de Corsa.

Le bureau de la juge Roustaing manquait de lumière. Les travaux de ravalement de l'aile sud du Palais de Justice avaient nécessité la pose d'échafaudages jusqu'au toit, sur une longueur de plus de cent mètres. Des ouvriers allaient et venaient derrière les fenêtres, dans des combinaisons de protection blanches. Des filets étaient tendus depuis le trottoir jusqu'aux gouttières situées trente mètres au-dessus de la Seine. Le bruit des marteaux-piqueurs ne discontinuait pas, rendant la conversation difficile. — Vous dites que ces photos sont la preuve que le cerveau de Corsa est en train de changer ? demanda la juge. — Oui, répondit Olga. Son cerveau change. Et son comportement aussi. — Ah, tiens ? Et de quelle façon ? — Il est en train de regretter ses crimes. Il se rend compte de ce qu'il a fait. Émotionnellement, il est terriblement affecté. Et c'est une conséquence de la réparation cellulaire qui a été menée sur son cerveau. Il veut témoigner devant vous. — C'est très bien, répondit la juge, mais en quoi cela me prouve-t-il que cela est dû à son cerveau ? Philippe Duvernet s'avança sur son siège. — Avant l'opération, dit-il, Corsa était à mille lieues de pouvoir exprimer le moindre remords. Il en était incapable. C'était un monstre cruel dénué d'empathie. Son cerveau en portait la marque. Une connexion appelée « faisceau unciné », qui confère le sens du bien et du mal à des millions de personnes à la surface de la Terre, était absent, et ce défaut, croyez-moi madame la juge, ferait de n'importe lequel d'entre nous ici un étrangleur et un violeur assoiffé de sang. Puis l'opération a reconstitué cette structure cérébrale et Franck a été assailli par le remords. Au point qu'il souhaite aujourd'hui faire éclater la vérité. Je pense que c'est la preuve que l'absence de faisceau unciné est responsable de tous ses crimes. La juge l'écoutait, ne sachant que penser. Duvernet continua. — Si Corsa a été un criminel, c'était à cause d'un défaut cérébral. Vous comprenez pourquoi je plaide aujourd'hui l'acquittement. Ce n'est pas la faute de mon client, c'est la faute de son cerveau. Le responsable de la mort de Boesmans, Benarbi et Rajiv, c'étaient une poignée de neurones qui faisaient mal leur boulot dans son crâne. Or on les a remplacés. La juge attrapa les clichés d'imagerie cérébrale sur son bureau. Elle les observa, puis déclara : — Vous dites que c'est à la faveur de ce changement... cellulaire... que Corsa a accepté de venir témoigner aujourd'hui ? — Vous allez pouvoir le lui demander, répondit Olga. Il est réellement dévasté par la prise de conscience de ce qu'il a fait. Il découvre ses propres actes comme si c'étaient ceux d'un autre. Olga se leva et lui tendit sa demande de désignation en tant qu'experte psychiatre dans le procès. La juge prit les documents et les parcourut une dernière fois. Au fond d'elle-même, elle devait avouer qu'elle était très satisfaite. Elle allait enfin pouvoir interroger le premier témoin dans cette affaire, Franck Corsa. Au bout du compte, ce serait la mise en examen de Michel Levareux, peut-être même la levée d'immunité pour le président. La juge signa la demande d'Olga, puis lui demanda avec un demi-sourire : — Entre nous, comment avez-vous fait pour le convaincre ? — Franck veut se racheter, répondit Olga. Vous ne pouvez pas imaginer ce que produisent ces cellules souches dans son cerveau. — Et, pourtant, vous avez fait partie des personnes qu'il détestait. Comme Maria. Olga regarda par la fenêtre. On apercevait les tours de Notre-Dame et l'eau de la Seine s'engouffrant sous les arches du pont au Change. À l'instant même, un fourgon le traversait. — Franck me fait confiance, dit-elle. J'étais à ses côtés le jour où il a éprouvé pour la première fois une forme de compassion humaine. Ce n'était presque rien, juste une image qui a déclenché quelque chose en lui. Je l'ai rassuré, je lui ai expliqué pourquoi il éprouvait ce sentiment, c'était un moment très fort. — Les psychopathes ne font confiance à personne, madame Youchkine. — Je sais. Mais toute la question est de savoir si Corsa est encore un psychopathe. Il sait qu'il prend un très gros risque en venant témoigner. Il ne le fait que parce qu'il a ma parole. — Votre parole de quoi ?

L'entreprise de ravalement Martinez était chargée des travaux sur la façade sud du Palais. Parmi ses employés, elle comptait un peintre de nationalité moldave qui avait obtenu un titre de séjour un peu plus d'un an auparavant. Le 22 septembre, le peintre reçut une convocation à la préfecture de Bobigny. Il passa dix minutes en rendez-vous avec un agent préfectoral qui lui signifia que son permis de travail lui était retiré en raison de la non-validité de son titre de séjour. Il devait formuler une nouvelle demande. On lui remit un récépissé l'autorisant à séjourner deux semaines sur le territoire français en attendant que cette demande soit examinée. Au même moment, aux locaux de l'entreprise Martinez, à Rosny, le responsable du personnel reçut une offre d'intérim pour un autre peintre présentant un profil similaire. Le chantier devait avancer. Il accepta l'offre. L'ouvrier se présenta le 24 septembre à la première heure. Ses papiers disaient qu'il s'appelait Kardas et était de nationalité lituanienne. Il monta dans la camionnette avec les autres. Les ouvriers avaient un badge avec leur photo qui leur permettait d'évoluer sur les échafaudages depuis l'embauche jusqu'à la fin du service à dix-sept heures. Dans la camionnette se trouvaient Ousmane, un Malien mesurant un mètre quatre-vingt-dix, un Marocain taiseux prénommé Amid, et José le contremaître portugais. Éric Sommers sortit un casse-croûte de sa besace. Au fond de celle-ci se trouvait un pistolet Beretta 92 avec neuf balles de 8,9 millimètres. Une fois arrivés sur place, les ouvriers commencèrent à décharger le matériel de la camionnette. Sommers s'était vu confier une disqueuse et un lot de pics glissés dans une musette en cuir épais. Lorsque les autres ouvriers furent descendus, il posa le casse-croûte sur la banquette du fourgon et en retira le paquet contenant son arme. Il plaça le paquet au fond de la musette en cuir, sous les pics à crépi. Puis il descendit de la camionnette et attendit les instructions de José. — Toi, monte la disqueuse au troisième. Sommers hocha la tête. Il observa la façade du Palais de Justice. Corsa se trouverait au quatrième. Restait à trouver une solution pour monter du troisième au quatrième étage.

Dès sa sortie du fourgon, Franck fut escorté par deux policiers à travers la cour du Palais de Justice, puis conduit à travers les couloirs jusqu'au bureau de la juge. Lorsqu'il entra, Olga et Philippe Duvernet étaient installés dans des fauteuils face à la magistrate. — Veuillez prendre place. La juge se mit à feuilleter les pages du dossier. — J'aurais besoin des données morphométriques du détenu, annonça-t-elle aux policiers. Difficile de le reconnaître avec ces bandages. L'un d'eux lui tendit un document qu'elle examina avant de refermer le rapport. — Monsieur Corsa, vous avez pris la décision de venir témoigner ici en audience préliminaire, et cette décision sera portée à votre crédit. Comme vous le savez, votre avocat va défendre la thèse de votre irresponsabilité pénale. Il sera aidé en cela par votre experte psychiatre, le docteur Youchkine. Aujourd'hui nous n'allons pas trancher la question de votre santé mentale, dont il sera question lors du procès. Ce que j'attends de vous, c'est que vous m'apportiez votre témoignage dans le cadre de l'affaire Transparence et des complicités qui ont permis son exécution au plus haut niveau de l'État. Franck resta sans réaction. Il se sentait un peu groggy. Il avait du mal à savoir où il était. Il se souvenait d'avoir signé, la veille en présence d'Olga, une demande de sortie pour assister à cette audience. Mais, ce matin en se levant, il ne savait plus exactement pourquoi il l'avait fait. En ce moment, c'était comme si ses pensées s'évaporaient. Quelque chose se passait dans son cerveau, une sorte de transformation. Cela rendait la discussion difficile à suivre. Cette femme en face de lui parlait du projet Transparence. Ça lui revenait. Maintenant il se rappelait. Il devait raconter tout ce qu'il savait sur Levareux et ses combines. La psychologue Olga était juste à côté de lui. Il y avait aussi l'avocat, Duvernet. OK, ça lui revenait. Il allait faire comme prévu. — Parlons d'abord du député Boesmans, commença la juge. En juin, vous le rencontrez dans les locaux de la Commission européenne à Bruxelles. C'est là qu'il trouvera la mort, défenestré. J'ai en ma possession un certain nombre d'éléments qui laissent penser qu'il s'agit d'un assassinat commis avec le concours de nos services de renseignement. Je commencerai donc par cette question : que vous êtes-vous dit, vous et Joël Boesmans, le 8 juin dans ce bureau ? Franck cligna des paupières. Les images de cette conversation lui revenaient. Il savait ce qui s'était passé ensuite. C'était horrible. Se replonger dans de pareils souvenirs, ici, dans ce grand bureau, lui était particulièrement difficile. Il avait besoin d'être appuyé, rassuré. Il se tourna vers Olga. Elle lui sourit doucement. — Vous pouvez y aller Franck. Vous pouvez parler.

La disqueuse fit jaillir des gerbes de fines particules qui s'élevèrent autour d'Éric Sommers et se déposèrent sur sa combinaison. Certaines s'échappaient à travers les filets en larges volutes qui s'étiraient dans le ciel, par-dessus les toits. Sommers décida qu'il avait assez joué le rôle d'ouvrier lituanien. Il consulta sa montre. Dans le bureau de la juge, le rendez-vous avait commencé. Il déposa la disqueuse sur le sol. Il marcha à grandes enjambées jusqu'à l'échelle et grimpa au niveau supérieur. José et Ousmane essayaient de brancher un compresseur à eau sur du triphasé relié à la centrale au sol. — Qu'est-ce que tu fabriques là ? demanda José. Tu devrais être en train de terminer ta section de ponçage. On descend avec le jet d'eau dans dix minutes, tu as intérêt à te manier. — Heu... justement, chef, répondit Sommers. La disqueuse, elle a un problème. — Quel genre de problème ? — Je ne sais pas, Amid m'a dit que je devais vous demander. José reposa la prise de triphasé et s'essuya les mains. — C'est bon, j'arrive... Sommers fit semblant de jeter un coup d'œil à la prise du compresseur. — Je connais ça, dit-il. Je peux arranger. — Bonne idée, lui dit José. Occupe-toi du compresseur pendant que je vois ce qui ne va pas avec la disqueuse. Ouf... un de moins, pensa Sommers. Ousmane se tenait debout devant lui. Ce n'était pas le moment de faire dans le registre sentimental. Le type n'avait simplement pas de chance : il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. — Tu vois, lui dit-il, le courant arrive par là. Regarde. C'est la borne positive, ici la borne négative. Si tu inverses, ça fait péter le fusible. Au moment où Ousmane se penchait pour voir, Sommers appuya les trois plots du triphasé sur sa veine jugulaire. Le grand corps du Malien se tendit comme un arc, resta un moment suspendu en l'air, puis s'abattit sur les planches en se convulsant. À l'intérieur du bureau, Franck décela un mouvement furtif derrière les fenêtres. On ne voyait pas grand-chose à cause des rideaux et des bâches, mais il lui avait clairement semblé voir passer une ombre et entendre comme un bruit de corps qui chute. Entre les carreaux de la fenêtre, il vit apparaître, pendant une fraction de seconde, un visage. Qui était ce type ? Où l'avait-il déjà vu ? — Monsieur Corsa ? demandait la juge face à lui. M'avez-vous entendue ? Essayez de vous rappeler. Le rendez-vous avec Boesmans. Le bureau à la Commission européenne. Olga l'encourageait du regard. Il sentit la main de la psychiatre appuyer doucement sur son avant-bras. Il chercha à se rappeler. Le rendez-vous avec Boesmans. Il y avait eu cette violente dispute. Et le moment où Franck avait ressenti ce goût si particulier dans sa bouche... un goût mêlé de métal et de sang. Oui, c'était le moment où il avait résolu de faire assassiner le jeune père de famille. — Je me trouvais en présence du député..., commença-t-il. Je venais de lui proposer de l'argent pour qu'il vote une dérogation en faveur de Neuroland, afin que nous puissions continuer nos recherches sur la lecture dans les pensées. Il l'a mal pris. Il m'a sommé de quitter son bureau. Je n'ai pas supporté. J'avais les moyens de le faire éliminer grâce à mes contacts dans la police et dans les renseignements. Il suffisait de persuader tout le monde qu'il allait dévoiler le projet secret du gouvernement. — Avez-vous demandé le feu vert du ministre de l'Intérieur pour cette intervention ? demanda la juge au comble de l'excitation. Franck réfléchit. S'il révélait que Levareux avait donné son accord, il n'y aurait plus moyen de faire machine arrière. Encore une fois, il se tourna vers Olga. — Parlez, Franck. Tout ira bien. Il allait se lancer. Mais il y avait quelque chose d'anormal. Où diable avait-il déjà vu ce visage à la fenêtre ? La juge continuait à le bombarder de questions. — Qui a été chargé personnellement de l'assassinat de Boesmans ? Qui a donné l'ordre ? Ça, c'était facile. Il savait très bien qui avait défenestré Boesmans. C'était un agent de la DGSE nommé Sommers. Dehors, sur l'échafaudage, l'agent Sommers ouvrit sa musette. Il en déballa les pics à crépi et arracha les couches de papier journal pour en sortir le Beretta. Il engagea le chargeur et s'approcha de la fenêtre. Six personnes en joue : la juge, Corsa, l'avocat, une femme et deux policiers. Il prit une inspiration, le dos contre le mur, et se retourna vivement vers l'intérieur du bureau.

Franck comprit. Sommers. Le visage de la fenêtre. C'était lui. C'était un piège. Ils l'avaient sorti de sa prison pour le traîner ici, où il se ferait abattre. Il se tourna vers Olga. — Vous m'avez trahi... L'incompréhension se grava sur le visage de la psy. — Salauds, tout ça c'était pour m'amener dans un traquenard. — Mais qu'est-ce que vous dites ? Vif comme l'éclair, Franck se retourna vers le gardien de la paix et le frappa du coude à la tempe. Sonné, le policier n'eut pas le temps de réagir. Franck, les mains jointes, arracha le bouton de sûreté de son arme et tira le pistolet de son étui. Sommers fit éclater les portes vitrées du bureau. Franck se retourna vers Olga. Elle était assise à sa droite, à quelques centimètres de lui à peine. — Dire que j'ai eu confiance en vous. Il appuya sur la détente. La détonation, assourdissante, figea tout le monde. La psy fut éjectée de sa chaise dans un nuage de sang. En s'abattant sur le parquet, le corps de la psy fit barrage un instant entre Sommers et Corsa. Franck en profita pour pivoter sur lui-même, lever son arme et presser deux fois la détente. Sommers, frappé en pleine poitrine, tituba à reculons jusqu'aux vitres et s'effondra sur l'échafaudage. Franck se retourna. Il pointa le canon du pistolet sur l'abdomen d'un des policiers et tira. L'homme s'écroula. La juge n'avait pas bougé. Franck s'approcha du bureau et tira à trois reprises dans son thorax. Le corps de la juge, crucifié sur les boiseries, resta un moment en suspens avant de s'effondrer. Restait l'avocat. Philippe Duvernet n'avait pas bougé de son siège et le fixait, les mains serrées sur ses accoudoirs et le front en sueur. — L'acquittement, lui dit Franck. C'était ce que vous disiez. Franck Corsa sera un autre homme. Bande d'enfoirés. Vous m'avez changé la cervelle pour m'offrir en pâture aux tueurs de Levareux. Philippe Duvernet ferma les yeux, le front plissé par l'angoisse. Franck tira sa dernière balle dans son ventre. Le silence revint. Dans le couloir, on entendit alors des cris. Franck, plus leste qu'un chat, se pencha sur le cadavre du flic pour récupérer la clef des menottes. Sur l'échafaudage, Sommers bougeait encore. Les vitres étaient grandes ouvertes. Dans quelques minutes, toute la bleusaille de ce piège à rat allait accourir. Franck courut à travers la pièce et, d'un bond sur les planches de l'échafaudage, s'élança dans le vide. La surface miroitante de la Seine apparut, le temps d'un éclair. Le quai avait au moins cinq mètres de large à cet endroit. Son corps décrivit une large parabole, dépassa le muret de pierre et heurta la surface de l'eau. Il sentit aussitôt le froid s'infiltrer dans ses habits. Il était à plusieurs mètres sous la surface et résista au réflexe de remonter à l'air libre. Le pont devait grouiller de badauds ayant assisté à son plongeon. Il nagea un moment entre deux eaux et entendit un bruit sourd se rapprocher. Le battement régulier d'une hélice. Un bateau-mouche. Franck aperçut l'ombre du navire passer au-dessus de sa tête. En émergeant dans les remous à l'arrière du bateau-mouche, il rencontra l'étrave en caoutchouc d'un petit bateau de secours remorqué par le navire principal. Aussitôt, il tenta de s'agripper aux flancs de toile cirée, cherchant les anneaux ou cordages le long de la carène. Mais le bateau allait trop vite. Dans un mouvement désespéré, il passa un bras par-dessus un des boudins et rencontra une poignée faite d'un matériau dur. Il la serra de toutes ses forces et sentit le choc de la traction du navire. Sous l'effet de la vitesse, son corps fut tiré à la surface. D'un coup de reins, il se rétablit sur le boudin latéral et roula à l'intérieur de l'esquif. Par chance, la bâche recouvrant l'étrave n'était tendue que par un élastique. Il se glissa en dessous. Le bateau-mouche passa le pont Sully. Il eut le temps d'apercevoir, à travers une fente de la bâche, les tours de la cathédrale Notre-Dame. Franck devait quitter ce bateau avant le terminus du quai de Bercy. Si par malheur quelqu'un l'avait vu monter à bord, la police fluviale allait rappliquer dans quelques minutes. En examinant le contenu du canot, il y trouva un gonfleur, deux fusées de détresse, un couteau de marine, une ancre et une chaîne, une corne de brume ainsi que deux gilets de sauvetage. Il empocha les fusées et le couteau de marine. Puis il évalua rapidement ses chances. Côté terre, elles étaient nulles. En plein jour, couvert de bandages, il ne pouvait aller nulle part sans être repéré, d'autant plus que l'alerte générale devait déjà être donnée. Côté fleuve, cette eau glacée aurait vite raison de lui. Ni terre ni eau. Où donc ? On approchait d'Austerlitz. À travers la fente de la bâche, il aperçut la tour de Jussieu, le Jardin des Plantes et enfin la silhouette caractéristique du Batofar, une péniche-boîte de nuit entièrement peinte en rouge et munie d'un clocheton biscornu. Quatre ou cinq autres péniches étaient amarrées le long du quai. Certaines étaient des restaurants flottants, d'autres appartenaient à des particuliers. L'une d'entre elles battait pavillon hollandais. Sans doute un de ces gugusses qui vivaient au gré de l'eau, écrivant des bouquins sans jamais toucher terre. Un autre bateau-mouche arriva à ce moment-là en sens inverse. Le Zodiac serra le long du quai. C'était le moment. Franck calcula l'écart entre les embarcations et sauta. Le froid fut plus mordant qu'à son premier plongeon. Il émergea entre la poupe de la péniche hollandaise et l'étrave d'un hôtel flottant. Se maintenant à la surface par des moulinets des jambes, il longea la coque à la recherche d'un point d'appui. Seul l'arrière du bateau offrait une relative protection. Entre le navire et le quai, il aurait été exposé aux regards des passants. Il y avait deux hublots mais ils étaient situés bien trop haut. D'un coup de reins, Franck réussit à en apercevoir le rebord inférieur. Il perdait ses réserves d'énergie à toute vitesse. Dans une ou deux minutes, il céderait au froid et à l'épuisement. Il n'aurait plus alors comme solution que de se hisser sur le quai et se faire cueillir par la première patrouille. Ses habits pesaient des tonnes et le tiraient vers le fond. Sa poche était lourde, lourde d'un objet dur et froid comme du métal. Il y plongea la main et étouffa un juron.

Le couteau de marine. Franck déplia rapidement le poinçon. C'était un dard acéré et d'une solidité à toute épreuve, le genre dont les navigateurs se servaient pour débloquer les manilles sur les voiliers. D'un nouveau moulinet, il s'éleva d'une vingtaine de centimètres et frappa au jugé vers le rebord inférieur du hublot. Projetée trop bas, la pointe glissa sur la coque. Franck sentit que sa main tremblait. Il fallait sauter plus haut. Puisant dans ses ultimes ressources, il réussit à s'élever de vingt centimètres et frappa encore. Cette fois, la pointe s'était enfoncée dans quelque chose. Il tira sur le manche. Ça tenait. Le poinçon devait s'être fiché dans le joint entre la coque et l'armature en métal du hublot. Il resta un moment suspendu à la poignée du couteau. Il fallait maintenant tenter le tout pour le tout. D'une nouvelle traction, il amena son visage à hauteur de la vitre, fit jouer la tige métallique dans la fermeture et exerça une forte poussée des jambes sur la coque. Quelque chose lâcha, il bascula dans le vide et s'abattit au milieu d'une gerbe d'écume. Lorsqu'il remonta, il faillit pousser un cri de joie. Le hublot était ouvert. Il attrapa l'ouverture des deux mains. Elle était étroite mais il réussit, tremblant et grelottant, à passer au travers. Il se laissa tomber à l'intérieur d'une cabine, sur une banquette encadrée par plusieurs placards en bois verni. Le premier à droite était à moitié rempli de draps et de couvertures. Il s'y enfonça et referma la porte derrière lui. À l'intérieur du placard, Franck s'efforça de maîtriser son grelottement et ses claquements de dents. Peu à peu, il parvint à se réchauffer. Le lieu dégageait une douce tiédeur et une odeur de lavande. La fatigue s'abattit sur lui. En fermant les yeux, il lui sembla entendre un bruit de moteur, comme si la coque du navire commençait à vibrer doucement. Il se laissa bercer par le roulis et sombra dans le néant.

La ligne sécurisée du bureau du ministre de l'Intérieur retentit. Michel Levareux se jeta sur le combiné. — Comment ? Échappé ? Une voix à l'autre bout de la ligne lui donna les dernières informations. — Il doit bien se trouver quelque part ! tonna Levareux. Fouillez les berges, sondez la Seine. S'il n'a pas reparu, c'est qu'il s'est noyé. Trouvezmoi son corps ! Plonger d'une hauteur pareille. Il est dingue. D'autres précisions suivirent. L'agent Sommers n'allait peut-être pas survivre à ses blessures. — Et l'arme, on a retrouvé l'arme ? L'arme était le seul point faible de leur montage. Pour le reste, c'était béton. Sommers était un type sérieux, s'il s'était trouvé une couverture, il serait impossible de remonter jusqu'aux services secrets. Ses empreintes digitales et génétiques ne figuraient que dans les fichiers de la DCRI. Quand Pina arriva au Palais de Justice, l'accès au bureau de la juge était barré par un cordon de sécurité. Le commissaire Henriet, de la police criminelle, faisait les cent pas au milieu d'un amas de cadavres, de verre brisé et de chaises renversées. Les boiseries avaient été criblées de balles et les corps gisaient dans des positions tragiques : la juge affalée sur son bureau, au-dessus d'une mare de sang. La psychiatre couchée sur le parquet, les yeux grands ouverts et une partie de l'occiput arraché. Un gardien de la paix en position fœtale, les bras recroquevillés sur son ventre, vidé de son sang. Philippe Duvernet avait été évacué dans un état critique vers l'hôpital Bichat. Rodolphe Pina écarta le planton et chercha l'arme du regard. Le commissaire Henriet vint à sa rencontre. — On a commencé les prélèvements, dit-il. — Merci, répliqua Pina. On s'en occupe. Henriet devait avoir une dizaine d'années de plus que Pina. Il évita de le prendre de front. — Comme vous voudrez. De toute façon nous avons déjà pris les empreintes. On a aussi fait évacuer deux blessés, un avocat et un peintre en bâtiment. Merde, songea Pina. — Et on a trouvé ça, ajouta Henriet. Le commissaire souleva un sachet en plastique transparent contenant un Beretta 92. Pina fit un geste à un homme qui l'accompagnait, vêtu d'un treillis de commando. — Veuillez récupérer ce sac, lui ordonna-t-il. Quand le militaire s'avança, Henriet hésita. Il sentit qu'un pouvoir supérieur se dressait devant lui. Il remit le pistolet au commando. — Comme vous voudrez, mon colonel. Mais ça va être difficile à faire avaler. Il y a la balistique. Et un témoin qui a tout vu. — Un témoin ? Où est ce témoin ? — Dans le couloir. C'est un des deux gardiens de la paix qui accompagnaient Corsa. — Je m'occupe du témoin. Henriet trouva que Pina allait trop loin. Il sortit de sa réserve. — Mais enfin Pina, regardez, regardez tout ça ! — Il n'y a pas de mystère, rétorqua le colonel. Corsa a flingué tout le monde et s'est échappé par la fenêtre, c'est tout. — Vous rigolez... les éclats des vitres sont dans le bureau. Pas à l'extérieur ! — Le peintre en bâtiment a pu faire sauter les vitres. Ces types travaillent n'importe comment, on va faire une enquête. Sous les yeux du commissaire, Pina fit demi-tour et quitta la pièce. Il trouva l'agent témoin de la scène assis dans le couloir, en état de choc. — Il semblerait que vous étiez aux premières loges, vous ne voulez pas me raconter ? Le policier avait la voix qui tremblait. Il serrait dans ses mains une tasse de café et regardait dans le vide. — À un moment, Corsa a dégrafé mon arme. C'est allé très vite. Je ne sais pas comment il a fait. Il a braqué le canon sur le front de l'expertpsychiatre, a appuyé sur la détente. La psy a été tuée sur le coup. Mais au même moment, venu je ne sais d'où, un autre homme a fait irruption dans la pièce. Un type en combinaison blanche, une sorte d'ouvrier ou d'agent de propreté. Et il braquait Corsa, ça je m'en souviens. Je n'ai rien compris. Corsa a été le plus rapide. Deux détonations, coup sur coup. On ne pouvait rien faire. Dans l'instant, il se retourne et plante mon binôme, qui était en train de dégainer son arme. Après, c'est l'exécution. La juge, face à face. Un massacre. On aurait dit qu'il les haïssait tous. S'il avait eu cent cartouches dans son chargeur, il les aurait toutes grillées.

Rodolphe Pina écoutait attentivement, son regard réduit à une fine fente. — Agent Andrieu, vous serez promu au grade de lieutenant. Et vous ne direz rien de ce que vous avez vu. — Mais, pourquoi ? — Ce qui s'est passé dans cette pièce ne vous regarde plus. Vous avez fait votre boulot et vous avez de la chance d'être en vie. Le reste relève désormais de la raison d'État. — Mais... si on me pose des questions ? — Les questions, je viens de vous les poser. Il n'y en aura plus. Si quelqu'un essaie de vous en poser d'autres, votre devoir de soldat sera de m'en faire part. Compris ? — Oui, commissaire. Rodolphe Pina rameuta le commando qui l'accompagnait et tous deux dévalèrent l'escalier au pas de course.

— Olga ne répond pas, dit Maria. Elle devait pourtant me dire comment s'était déroulé l'entretien avec Franck et la juge. C'est la troisième fois que je laisse un message sur son portable. — Peut-être l'audience s'éternise-t-elle ? dit Vincent. Elle composa le numéro du Palais de Justice. En entendant la voix de la standardiste, le visage de Maria se décomposa. — Que se passe-t-il ? lui demanda Vincent. Maria lâcha le combiné. — Olga... — Quoi, Olga ? Que se passe-t-il ? — Morte... Franck... Vincent se précipita vers elle. — Que racontes-tu ? Franck a fait quelque chose ? — Il l'a tuée. Et la juge aussi. Et un policier... Elle s'effondra. Vincent la rattrapa au dernier moment et la porta vers le canapé. — Que s'est-il passé ? Où est Franck ? — Il s'est enfui. Je ne comprends plus rien. Je vais craquer ! Elle tremblait comme une feuille. Vincent resta accroupi auprès d'elle, puis rappela le Palais de Justice. C'était effectivement ce qui s'était passé. Il n'arrivait pas à y croire. — On s'est fait avoir, dit-il. Franck nous a joué la comédie. Tout ce qu'il voulait, c'était nous filer entre les doigts. Maria eut la force de murmurer : — Non, Vincent. Quand il m'a demandé pardon, il était sincère. J'en suis persuadée. Il ne faisait pas semblant. Il a dû y avoir autre chose que nous ignorons. Vincent secoua la tête, dépité. — Le plan de Dartigues était pourri. Je le sentais et je n'ai pas réussi à l'arrêter. C'est de ma faute. Leur esprit restait hanté par ce qui était arrivé dans le bureau de la juge. Ils imaginaient Franck perdant inexplicablement la raison. Ils le voyaient se jeter sur les policiers, leur arracher leurs armes et faire un carnage comme en état d'hypnose. Soudain, Vincent s'écria : — Le plan de Jean-Paul Dartigues ! — Quoi ? Que se passe-t-il ? — Le programme thérapeutique sur les détenus... D'autres psychopathes devaient être opérés. Il faut à tout prix savoir où ils sont en ce moment et ce qu'ils fabriquent ! Il prit le téléphone et contacta les urgences de Bichat. Il raccrocha, le souffle court. — Duvernet est en réanimation. Il ne peut pas répondre. Il faut contacter quelqu'un d'autre qui saurait où sont les autres participants au programme de thérapie cellulaire. — Qui était au courant ? Un air horrifié apparut sur le visage de Vincent. — La juge Roustaing.

Ladjil Kuzmir alla prendre un verre au Brasilia. Il en était à son vingtième jour de liberté conditionnelle. Après son opération, on l'avait gardé une semaine en observation au centre médico-légal de l'Hôtel-Dieu, puis il avait commencé son programme de réhabilitation. Kuzmir devait pointer tous les matins au commissariat du XXe arrondissement. Un bracelet électronique localisait ses déplacements. Une fois par semaine, il devait se rendre à Neuroland pour y subir des tests d'imagerie cérébrale et vérifier si les cellules souches dans son cerveau se développaient harmonieusement. Kuzmir était sur la bonne voie. Ses bilans neuropsychologiques étaient encourageants. Sa réaction face à la violence avait profondément changé. Mis en présence de scènes d'agression, de viol ou de torture, il manifestait désormais un dégoût évident et des réactions de rejet et de peur. Les scientifiques observaient chez lui des variations brusques de son rythme cardiaque et de ses courants électriques cérébraux, exactement comme chez un sujet normal. En un mot, les psychologues étaient unanimes : Kuzmir était en train de récupérer des capacités normales d'empathie. Si on le laissait continuer comme ça, dans quelques jours il viendrait en aide à une vieille dame se faisant arracher son sac dans la rue. Ladjil tentait son insertion dans le quartier de Belleville à Paris. Il était logé chez ses parents, joignables vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les autorités, si celles-ci désiraient vérifier que le détenu ne s'était pas éloigné de leur domicile. En attendant de trouver un travail, il faisait quelques livraisons pour un épicier de la rue des Insurgés. Le reste du temps, il traînait au Brasilia. Lorsqu'il commanda une pression au comptoir, les chaînes d'information continue diffusaient les images de l'évasion de Franck Corsa. Un des clients avait les yeux rivés au téléviseur. — Il paraît que ce Corsa a descendu une juge, un flic et une psy, dit-il. Le patron répondit : — Si vous voulez mon avis, ce type est un coriace. Il a détourné des budgets colossaux et utilisé à son profit les infrastructures de l'État, au nez et à la barbe de la police et du ministre de l'Intérieur. Moi, je dis qu'on le retrouvera pas. À ce moment, un jeune employé malgache de l'épicerie de Crimée entra dans le bar et commanda une bière. Après avoir bu quelques gorgées, il leva la tête vers l'écran. — Corsa a subi une opération du cerveau, paraît-il. Comme Kuzmir. C'est vrai, ça, Kuz', que t'as été opéré du cerveau ? Pour toute réponse, Ladjil prit son verre avec lui et s'éloigna du bar pour aller s'installer au fond de la salle. — Laisse-le tranquille, Mohab, dit le patron. Il est clean, maintenant. — C'est ce qu'on dit, opina le Malgache en prenant son verre pour rejoindre Ladjil au fond de la salle. Eh mec, ils t'ont fait quoi en prison ? L'autre ne répondit rien. — Tu veux pas nous dire ? C'est quoi qu'ils t'ont enlevé dans la tête ? Le centre du langage ? Il se mit à rire bruyamment. — Avant t'étais un tueur, et maintenant tu livres des boîtes de haricots ? Kuzmir gardait le nez plongé dans son verre. — Certains disent que c'est ton cerveau qu'ils t'ont traficoté. Mais quand on te voit... on se demande s'ils ne t'ont pas coupé autre chose ! Ladjil releva les yeux. Il posa sur Mohab un regard fixe et dénué de toute compassion. Mais Mohab avait déjà fait demi-tour et paradait dans le bar. — Patron, sers-m'en une autre ! On va trinquer à la santé des tarlouses ! Le patron se figea. — Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? Kuzmir avait pris une barre crochetée que le tenancier utilisait pour fermer les volets d'acier, et qu'il rangeait derrière une pile de chaises. — Hé, qu'est-ce que tu fous ? s'exclama le patron. Trop tard. La barre s'abattit sur la tempe de Mohab. Le jeune homme s'écroula, un jet de sang jaillissant au-dessus de son oreille. Kuzmir frappa une deuxième fois. Il y eut un craquement horrible et un trou béant apparut dans le crâne de la victime. Puis Kuzmir écrasa la tête méthodiquement. Quelques dizaines de minutes plus tard, le Samu et la police sécurisèrent les lieux et arrêtèrent un Kuzmir hébété, comme absent, qui n'opposa aucune résistance. Il fut immédiatement placé en détention préventive.

Sur BFM TV, les images tournaient en boucle. Des Zodiac de la brigade fluviale faisaient des allers-retours sous les piles du pont au Change, des hommes-grenouilles palmaient dans l'eau grise et des hélicoptères patrouillaient dans le ciel de Paris. Au micro, un journaliste expliquait qu'on ignorait encore où se trouvait Franck Corsa. Plusieurs témoins l'avaient vu se jeter dans la Seine depuis le quatrième étage du Palais de Justice, et personne ne l'avait vu refaire surface. Tous les avis concordaient : après un tel plongeon et dans une eau aussi froide, ses chances de survie étaient minces. Vincent et Maria observèrent tout cela d'un air atterré, assis dans le canapé du salon. — J'ai une drôle de sensation, dit Vincent. Finir noyé après s'être repenti et avoir tué quatre personnes... je n'arrive pas à y croire. Et toi ? Soudain, le téléphone sonna. — Allô ? répondit Vincent. Comment ? Tout de suite ? Il raccrocha. — Nous devons nous rendre à Neuroland, dit-il. On vient de nous envoyer un des membres du programme de réhabilitation. Il aurait tué quelqu'un dans un bar. Une demi-heure plus tard, Vincent rejoignit Robert Broca et Aurélien Lancelot dans le poste de contrôle. Le fourgon de police venait d'arriver et le détenu allait être transféré dans l'aile de sécurité. À son admission, Ladjil Kuzmir tenait à peine debout. Il avait passé trois heures en garde à vue et sortait lentement de son état de rage aveugle. L'atterrissage était difficile. Il tituba jusqu'à l'électroaimant où il avait passé trois IRM, une avant son opération et deux autres pour observer la reconstruction de son faisceau unciné. Habitué au protocole, il s'allongea sur la banquette et se laissa emmener au cœur de la machine. — Un type l'a salement provoqué dans un bar du XXe arrondissement, expliqua Robert Broca à Vincent. Il a eu une réaction semblable à celle de l'autoroute, il y a vingt ans. Il a pris une barre d'acier et lui a fracassé le crâne devant les clients du bar. — Merde, rétorqua Vincent. Il réussissait bien les tests, il avait de très bons scores de compassion. Près du scanner, Aurélien Lancelot enjoignait à Ladjil Kuzmir de ne surtout pas bouger, chose inutile avec ce détenu assommé de fatigue. L'opération serait de très courte de durée. La puissance de l'aimant et de ses logiciels livrait des clichés en temps réel, une reconstruction totale du volume cérébral en 3D. — Je focalise sur les structures médianes du lobe frontal, annonça Vincent. Voici la substance blanche, et nous devrions normalement... Il s'arrêta en plein milieu de sa phrase. Sur le gros plan qu'ils avaient choisi auraient dû apparaître les connexions entre les parties frontales du cerveau et les structures émotionnelles plus profondes. — Il n'a pas de faisceau unciné ! s'écria-t-il. Il se retourna vers Robert Broca. — Vous êtes d'accord, il n'a pas de faisceau unciné ! Broca ne put qu'acquiescer. — Il était pourtant là il y a quinze jours, ce faisceau unciné ! s'emporta Vincent... Je ne rêve pas, on n'a qu'à regarder le dernier cliché pris par le patient avant sa libération conditionnelle. Une image du cerveau de Kuzmir deux semaines plus tôt apparut. Le faisceau de fibres colorées en vert était parfaitement visible, reliant le cortex préfrontal à l'amygdale. — C'est de la sorcellerie ! Qu'est-ce que c'est que cette blague !? Vincent cliqua encore sur deux autres clichés pris auparavant. Toutes ensemble, ces images retraçaient une évolution claire : le faisceau de Kuzmir, absent du temps où il était psychopathe, avait d'abord été reconstitué par les cellules souches, puis il s'était évanoui. — On va faire une imagerie moléculaire, dit Vincent. Aurélien, annoncez au patient qu'il va devoir subir une anesthésie. Il faut qu'on sache ce qui s'est passé. Le médecin posa un cathéter au patient et le fit s'allonger sur la banquette. Puis il injecta le produit de contraste dans les veines du détenu. Celuici devait se fixer sur les cellules souches grâce à un système de reconnaissance moléculaire spécifique. Elles seraient alors révélées à l'échelle microscopique. Le programme d'IRM démarra. Les données chiffrées commencèrent à s'afficher dans un cadre latéral. Au centre de l'écran apparaissait l'image du cerveau du détenu. — Voyons ce faisceau fantôme, dit Vincent.

Il zooma sur le faisceau unciné. Peu à peu apparurent de petits points verts. Çà et là, de minuscules filaments s'en échappaient. — Oh, putain..., murmura Vincent. Il se laissa tomber sur son siège. — Nous sommes face à un processus d'apoptose. Les cellules souches s'autodétruisent. Elles sont en train de se suicider. — Quoi ?! s'écria Maria. — La plupart sont déjà mortes, dit Vincent. En fait, Kuzmir est en train de redevenir un psychopathe. Sa vraie nature reprend le dessus. J'imagine maintenant le scénario qui a dû se produire : les cellules souches ont d'abord réussi à former des réseaux avec les autres neurones de son cerveau, établissant un pont entre ses émotions et sa raison. Puis, on ignore pourquoi, elles ont commencé à mourir. Les trois amis se dévisagèrent sans mot dire. — Mais alors, c'est aussi ce qui doit se passer dans le cerveau de Franck..., fit remarquer Maria. Ses cellules souches sont en train de mourir. Les sentiments d'empathie qu'il avait réussi à développer disparaissent à leur tour. Broca intervint. — Un instant. Nous n'avons aucune preuve que les cellules souches de Franck soient en train de mourir. Ce qui se passe chez Kuzmir n'est pas identique à ce qui se passe chez un autre patient. Cela dépend du système immunitaire de la personne, de son anatomie cérébrale, de plein de choses. Si ça se trouve, Franck a toujours de l'empathie, mais il s'est produit un événement anormal qui l'a poussé à réagir ainsi. Vous ne pouvez pas tirer de conclusions hâtives. Votre conclusion n'est pas scientifique, je... — Il n'y a plus rien de scientifique ! cria Vincent. Ça suffit, les cellules souches, les tests psys et toutes ces conneries ! Notre psy est morte et notre avocat est entre la vie et la mort, alors vous voulez être les prochains sur la liste ? Il faut avoir le courage de tirer les conclusions : on arrête les frais. Votre opération est un lamentable fiasco, il faut le voir en face. Il vit leurs regards vides, comme sonnés. Ses mots semblaient résonner encore dans leurs oreilles. Broca et Lancelot quittèrent la pièce. Vincent retint Maria. — Maria... Il faut qu'on voie ce qui s'est passé avec ces cellules souches. — Je suis d'accord. Qu'elles meurent au bout de deux semaines, c'est anormal. — Viens. On va aller voir ce que contiennent les fûts qui nous sont livrés. Il ouvrit la porte du couloir et se dirigea vers les locaux de stockage.

Le ronronnement du moteur tira Franck de son sommeil. Plusieurs questions assaillirent immédiatement son esprit. Combien de temps avait-il dormi ? Combien de personnes étaient présentes à bord de ce bateau ? Allaient-elles venir dans cette partie du navire ? Où se trouvait-il en ce moment-même ? En entrouvrant la porte du placard, il vit que le hublot était toujours ouvert. Une chance : personne n'était entré dans cette cabine. À travers l'ouverture, il constata que le bateau avait depuis longtemps quitté Paris. La péniche avançait à présent le long d'un canal en rase campagne. Au loin se devinaient les cheminées d'une usine. Le miracle. Il était passé à travers les barrages de police. Michel Levareux avait tenté de le faire éliminer. Maintenant il devait réagir très vite s'il ne voulait pas être rattrapé. Il lui fallait une connexion internet. Dans l'entrebâillement de la porte de la cabine, il découvrit un couloir et trois portes. Le poing serré sur son arme, il ouvrit la première qui donnait sur une cabine avec un lit à deux places, des rangements et un hublot sur babord. La deuxième était celle d'un local technique. Cordages, matériel de sécurité, râteliers à outils. Un placard à provisions. Franck resta un moment immobile devant les tablettes de chocolat, le pain de mie, les pâtes, les abricots secs, les conserves de raviolis, de petits pois... Il fourra des tranches de pain de mie dans sa bouche, presque sans mâcher. Il ajouta des abricots secs. Puis il s'assit quelques instants et ferma les yeux. Il sentit la soif. Des bouteilles d'eau minérale étaient dans le bas du placard. Quelques instants, encore, à éprouver ce bonheur animal de revivre. Puis il observa l'intérieur du local. C'était une pièce aveugle et sans hublot, renfermant de la nourriture et du matériel. Il pourrait s'y réfugier le cas échéant, y enfermer des gens si nécessaire. Il prit la clef restée dans la serrure. Il ressortit dans le couloir, trouva un autre local contenant une salle d'eau et une cabine avec lits superposés. Enfin, tout au bout, un escalier en colimaçon menait au pont supérieur. Il monta les marches. L'étage était occupé principalement par un grand salon. C'était un splendide loft pour couple en villégiature. Quatre canapés étaient disposés autour d'un poêle devant un écran de télévision. Quelqu'un était installé dans le canapé et lui tournait le dos. C'était une femme et elle regardait les informations. Le journal télévisé diffusait les images du triple meurtre de l'île de la Cité. Des clichés du bureau de la juge saccagé. La voix off disait que la police n'avait toujours pas la moindre trace du fugitif. Des plans-séquences d'équipes de plongeurs alternaient avec des plateaux d'experts en criminologie. Arriva le signalement du meurtrier. La photo de Franck lors de son dernier passage au service de morphométrie. Le visage mutilé, quasi inhumain, d'un être aux chairs hachées menu par une sorte de grillage enfoncé dans sa peau. Les coupures en voie de cicatrisation à la teinte violacée dont l'aspect affreux était accentué par le gonflement des lèvres de la plaie. Un autre cliché le présentait tel qu'il était aujourd'hui : une momie épouvantable. « Franck Corsa n'a probablement plus rien à attendre de la vie, disait le commentateur. Si vous croisez sa route, alertez les autorités. » La nuit tombait. Franck vit le profil de la femme dans le reflet des vitres du salon. Elle avait un air distingué, elle devait avoir une cinquantaine d'années, avec des cheveux châtains parsemés de mèches blanches. C'est alors qu'elle tourna la tête vers les vitres. Elle remarqua le reflet d'un homme et fit volte-face. Avant qu'elle ait pu crier, Franck se jeta par-dessus le canapé et la projeta sur le tapis, appuyant la pointe de son stylet sur sa gorge. Il resserra sa main sur son cou. Il sentit que son cœur battait à cent à l'heure. Il attrapa la télécommande d'une main. — Combien de personnes se trouvent à bord de ce bateau ? Où sommes-nous ? Il n'avait pas fini de poser sa question qu'il entendit une voix venue de l'autre bout du salon. — Wat er gebeurt, lieve ? Un homme se tenait debout en haut de l'escalier. — Approchez les bras en l'air ! cria Franck. Bras en l'air, ou je lui transperce la gorge ! L'homme resta comme pétrifié. — Vous êtes sourd ? Approchez lentement, ou je la crève ! L'homme se mit en mouvement. — Videz vos poches devant moi, tous les deux, sur la table. Ils finirent par faire ce qu'il leur disait. Il y avait des clefs et de l'argent. Un téléphone portable. — Rien d'autre ? Vos papiers ? Vous êtes néerlandais ? — Nos papiers sont dans notre chambre, balbutia l'homme.

— On va voir ça. Combien êtes-vous ? Vos noms ! — Nous sommes seuls. Je m'appelle Piet, elle c'est Elke. — Écoutez, vous avez compris qui je suis, hein ? Alors si vous êtes une gêne pour moi, je vous tue l'un après l'autre. Compris ? Ils étaient parfaitement terrorisés. Tant mieux, pensa Franck. — Où va cette péniche ? leur demanda-t-il. — Nous naviguons actuellement sur la Marne, lui répondit Piet. Nous approchons de l'écluse de Méry. — Quel est votre plan de route ? — J'ai téléchargé un itinéraire pour remonter de la Marne vers les canaux du Nord. Nous devions faire une boucle par Paris et ensuite remonter sur les Pays-Bas. — Indiquez sur un bout de papier tous vos codes d'accès à internet et à vos e-mails. Et le site de navigation fluviale que vous utilisez. L'homme prit un morceau de papier sur la table basse et nota plusieurs adresses. Il restait finalement assez calme, vu les circonstances. Franck était plus préoccupé par la femme. Elle battait des paupières sans arrêt, totalement sous le choc. — Il y a une pharmacie à bord ? — Dans la salle de bains, dit l'homme. — Vous avez une trousse de secours avec de la morphine ? — Ma femme est infirmière. Franck força celle-ci à se lever. — On va descendre ensemble au sous-sol. Vous le premier, Piet. Malheureusement, la trousse de pharmacie contenait, pour tout antidouleur, des comprimés de codéine. À défaut de mieux, Franck en avala trois comprimés. — Filez-moi aussi la bouteille d'alcool à 90° et le rouleau de gaze. Il les enferma à double tour dans le local technique, pieds et poings liés avec du rouleau adhésif extralarge utilisé pour attacher le matériel de secours au bastingage. — Je viendrai vous chercher tout à l'heure, dit-il à Piet. C'est vous qui allez manœuvrer l'écluse. Il remonta tout en s'aspergeant d'alcool à 90°. Une fois dans le salon, il entra les codes d'accès de l'homme sur l'ordinateur. Le site de navigation fluviale VNF était plutôt bien fait. Il ressemblait à une sorte de Google itinéraires pour péniches. Franck avait décidé de passer la frontière vers l'est. Autrement dit, de rejoindre le canal des Vosges. Ça faisait un bout de chemin. L'avantage, c'est qu'il pouvait très bien traverser la France entière à bord de ce rafiot sans que personne n'ait l'idée de venir l'y chercher. Il tapa l'adresse panopitcon90dti sur un compte Google. Une fichtrement bonne idée qu'il avait eue de créer ce compte avant que ça tourne mal avec le projet Transparence. Une liste de documents étaient téléchargés. L'un d'entre eux portait le nom AZ320. Tout était là. Les quarante-quatre pages du document prévoyant la création d'une unité de police judiciaire dans les locaux de Neuroland, pour extirper les informations du cerveau des potentiels suspects aux yeux de l'État. Les budgets alloués par l'ANR, faussement attribués à un programme de recherche sur Alzheimer et détournés par le biais d'un habile montage. La dérogation obtenue par achat des votes de la Commission européenne pour pouvoir expérimenter les très hauts champs magnétiques sur l'être humain. Avec sa signature et celle du ministre de l'Intérieur, Michel Levareux, tout en bas. Une mine qui ferait tout sauter. Personne au gouvernement n'en réchapperait. Il ne restait plus à Franck qu'à envoyer un petit message à ce cher Levareux. Ayant créé une adresse e-mail temporaire, il composa ces quelques lignes. Bonjour Michel, je vais me connecter tous les jours à 19 h 00 sur internet et rentrer un code que je suis le seul à connaître. Si un soir je ne rentre pas ce code, le document que vous trouverez ci-joint sera automatiquement transmis à toutes les rédactions des journaux, radios et chaînes télévisées, ainsi qu'aux principaux blogs et sites de vidéo, au parquet de Paris et à plusieurs personnalités haut placées de la Commission européenne. Si je meurs, tout le monde saura que vous avez été l'instigateur du programme de surveillance cérébrale de nos concitoyens. En revanche, si vous me laissez tranquille, je n'ai aucune raison de tout divulguer. Franck

Voilà, songea Franck en envoyant le message. Avec cela, Levareux devrait se tenir à carreau pour un moment. Maintenant, il fallait utiliser ce répit pour disparaître de la circulation. Et trouver asile dans un autre pays. Franck commençait tout juste à examiner la question. La clef était de trouver un gouvernement intéressé par la lecture dans les pensées, disposant de moyens financiers et techniques importants, et capable de tenir tête à toute demande d'extradition et autres condamnations internationales pleurnichardes invoquant les droits de l'homme. Lorsqu'il était au ministère de l'Intérieur, Franck avait eu l'occasion de s'initier aux méthodes des officiers de renseignement au sein du nouveau monde numérique. Les agents allaient et venaient sur le Net, complètement masqués, postant de fausses offres d'achat d'armes ou des propositions bidon de blanchiment d'argent sale, sous des pseudos créés pour l'occasion. Leur couverture dépendait principalement de l'habileté des informaticiens qui leur préparaient ces identités cybernétiques. Ces types étaient des pros du Dark Net, la face cachée du Net, sa partie immergée où l'on pouvait à peu près tout trouver, de la vente d'armes au trafic d'enfants en passant par le délit d'initié. Cet endroit était le lieu parfait pour brouiller tous les codes moraux. Franck se rappelait un des geeks de la Place Beauvau qui s'amusait à tester la couverture d'un agent russe, un certain Igor. Igor se faisait passer pour un marchand d'armes. En grattant un peu, les services français s'étaient rendu compte qu'Igor était très prudent et que ses réflexes étaient ceux d'un pro du renseignement. Le niveau d'Igor était largement aussi élevé que le leur. L'informaticien français se fit passer pour un ingénieur de chez Dassault ayant des contacts avec différents fournisseurs d'armes de combat air-sol. Sa mission était d'amener Igor à dévoiler son jeu et à lui demander de lui livrer des secrets industriels moyennant rémunération. L'équipe lui livrerait alors de fausses informations sur le Rafale dont la version mise à jour de l'électronique embarquée avait subi d'importantes modifications après la vente de vingt-quatre avions à un État du Golfe. Franck avait retenu le pseudo de cet Igor : SolovievIg412. Il lui envoya un message. Bonjour Igor,

toujours intéressé par des missiles air-sol AX18 ? Un de mes contacts pourrait bénéficier d'une livraison via l'Iran. 200 000 dollars l'unité, capteurs de chaleur dernier modèle.

Il ne fallait pas s'attendre à une réponse tout de suite. Et inutile de parler directement à Igor de ses vrais projets. Le gaillard se serait aussitôt refermé comme une huître. Mieux valait lui laisser un peu de temps. En relevant les yeux de son écran, Franck aperçut des lumières dans la nuit. Des réverbères. On approchait d'une bourgade. Un quai découpait l'eau brune. Ils étaient arrivés à Méry-sur-Marne. Il était temps d'aller chercher Piet.

Vincent sortit de sa poche une carte magnétique qu'il posa sur un détecteur, puis poussa la porte de la salle de stockage. Maria et lui sentirent immédiatement une bouffée d'air glacé leur fouetter le visage. — Brrr ! Il fait froid, là-dedans ! — Moins 20 °C, exactement, répondit Vincent. Mais, dans ces tonneaux, il fait moins 180 °C. Sur un plan de travail, il attrapa deux gros gants en cuir rembourrés ainsi qu'une pince en bois faite pour manipuler les produits cryogénisés. Les cellules souches étaient stockées dans de grands fûts d'acier thermostatés comprenant une paroi de vide qui évitait toutes les déperditions de froid. Ainsi, elles restaient plongées dans l'azote liquide et conservables aussi longtemps qu'on le souhaitait. Vincent déverrouilla le couvercle de l'un d'eux. Une vapeur glacée s'échappa. Une armature métallique, plongée dans l'azote liquide, comportait plusieurs petits tiroirs empilés les uns sur les autres. À l'aide d'une pince, Vincent ouvrit un tiroir. Sur son côté, une inscription : « Franck Corsa ». — Ces cellules souches ont servi à opérer Franck, dit-il. La date de l'opération : le 4 septembre. Les cellules portent le numéro de lot 80. Franck a été opéré avec le lot 80. Il ouvrit d'autres tiroirs, qui se révélèrent tous vides. Sans doute avaient-ils contenu des cellules souches injectées depuis à des patients. Vincent ouvrit alors un autre fût. — Celui-ci porte la date d'aujourd'hui, dit-il. Il a été probablement livré ce matin. Il porte le sceau de la société de biotechnologies : « Ovotech ». Reprenant sa pince, Vincent ouvrit le premier tiroir du haut. Il contenait six tubes Eppendorf. Il en prit un et le plaça dans un récipient en polystyrène rempli de glace pilée. Leur paquet sous le bras, lui et Maria rejoignirent la section des laboratoires où Vincent mit un microscope sous tension pendant que Maria ôtait une pipette de son sachet protecteur et ouvrait une dose de liquide physiologique. Elle déposa un peu de liquide tiède dans le tube Eppendorf, ce qui fit fondre la glace et réveilla les cellules souches. Elle déposa la suspension dans une boîte de Petri qu'elle plaça sous le microscope. Puis elle posa ses yeux sur l'objectif. — Ce sont des neurones, des neurones embryonnaires. Vincent, debout à côté du microscope, lui répondit : — Je crois que c'est la méthode de la société Ovotech. Ils transforment les cellules souches en neurones pour faciliter l'implantation. — Mon œil, dit Maria en retirant les yeux du microscope. Tu as déjà essayé de différencier des neurones avec des facteurs de croissance ? Il faut être sacrément pointu et bien équipé. Je ne connais pas beaucoup de labos capables de faire ça. Peux-tu allumer un ordi, s'il te plaît ? Maria se connecta à la plateforme de l'ANR. Elle rechercha des informations sur la société Ovotech dans le registre des sociétés de biotechnologies répertoriées en France. — Tiens, tiens... Ovotech n'a pas de siège social en France, dit-elle. En revanche, des succursales dans plusieurs pays : Australie, Brésil, ÉtatsUnis... L'icône « Nous contacter » n'est qu'une boîte mail. Il n'y a pas d'adresse postale et les locaux sont pratiquement impossibles à localiser. Donc impossibles à inspecter. — Et qu'est-ce que ça veut dire ? — Ça veut dire que je connais bien ce genre de sociétés. Elles jouent avec le droit international. Il faut simplement être plus malin qu'eux. Elle décrocha le téléphone et contacta l'accueil. — Bonjour Élise, avez-vous vu ressortir les employés de la société Ovotech ? — Ils viennent de passer, madame Svetkova. Maria se tourna vers Vincent. — Ils viennent de quitter l'établissement. On peut encore les rattraper. — Que comptes-tu faire ? Tu ne vas tout de même pas jouer les détectives ! C'est juste un fournisseur de cellules souches... — Un fournisseur aux tarifs ridiculement bas, sans adresse postale en France et qui apparaît comme par hasard juste au moment où une loi de bioéthique vient d'être votée par un gouvernement qui y était pourtant opposé trois semaines plus tôt. Ajoute à cela que leurs prétendues cellules souches meurent deux semaines après leur implantation dans le cerveau des prisonniers. Vincent soupira bruyamment. — Tu ne ferais pas un peu de parano, là ?

Maria prit son sac à main et tourna les talons. — Je veux juste savoir où ils vont. OK ? Il la regarda sortir. Si elle voulait se faire sa séquence James Bond, c'était son problème. Elle serait de retour dans dix minutes. Maria sortit du parking et s'engagea sur la nationale. En accélérant elle aperçut bientôt la camionnette au logo bleu. Elle passa le rond-point de Saclay puis descendit la longue côte vers Palaiseau. Il n'était pas difficile de la repérer dans le trafic. La camionnette s'engagea sur l'A6 en direction d'Évry. Après avoir traversé les bois de Saint-Michel-sur-Orge, le véhicule quitta l'autoroute et se dirigea vers la zone industrielle. Maria le laissa prendre de la distance, puis le paysage se transforma en une succession de petits ronds-points, d'hôtels bétonnés, de centres sportifs et d'entrepôts commerciaux, le tout au milieu des champs. La camionnette aborda une longue ligne droite, contourna un ultime rond-point avant d'emprunter une petite route menant à un hangar en tôle. Sur le parking, des machines agricoles étaient garées à côté de canalisations, de barres de fer et de palettes de parpaings. Maria fit mine de poursuivre sa route en dépassant le rond-point, mais rebroussa chemin et se dirigea vers le hangar. Un sentier vicinal s'enfonçait dans un sous-bois. Elle y dissimula sa voiture puis fit à pied le tour du bâtiment. La camionnette d'Ovotech était parquée sous un auvent. Elle poussa une porte dérobée et fit face à un couloir percé de plusieurs portes. À peine était-elle entrée que la porte du fond s'ouvrit. Par réflexe, Maria se précipita vers la première située à sa gauche et se retrouva dans les toilettes. Devant elle, un urinoir rempli de mégots, un box et une cuvette. Elle tira la porte du box derrière elle et monta sur la cuvette. Des pas s'approchèrent. Maria colla son œil contre une fente. Un homme portait un chapeau de brousse et son visage était fendu d'une large cicatrice. Il déboutonna son pantalon. Après avoir terminé d'uriner, il se dirigea vers le lavabo. Il lança à travers le couloir : — Tu es prêt ? On doit être à Orly à quatorze heures ! Un autre homme le rejoignit et ils sortirent. Maria entendit démarrer le moteur d'une voiture. Il y eut un crissement sur le gravier. Puis le bruit du moteur se perdit dans le lointain. Elle passa une tête à travers la porte. Les locaux étaient déserts. Une à une, elle explora les diverses pièces accessibles. La première était un local de réfrigération gardé par une porte étanche à poignée tournante. Dedans, des fûts. En acier. Vides. C'est là qu'ils doivent stocker leurs cellules souches en attendant de les livrer à Neuroland, pensa-t-elle. Mais où gardent-ils leurs produits chimiques ? Où transforment-ils les cellules souches en neurones ? Elle fouilla toutes les pièces, sans rien trouver. Aucune trace d'un quelconque labo, ni même de matériel classique en biologie. Ni facteur de croissance, ni liquide physiologique, ni agarose, glucose ou sels minéraux. Rien. Des bureaux et une chambre froide. Ce lieu n'était donc qu'un espace de transit pour les neurones. Elle commença à fouiller dans les tiroirs. Des bordereaux d'expédition. Des documents des douanes. Les bordereaux étaient estampillés du sigle des douanes d'Orly. Ils concernaient un transport de fret en provenance du Nicaragua. Du matériel biologique venant d'Amérique du Sud ? Elle resta perplexe. L'homme qu'elle avait entraperçu dans les toilettes avait un chapeau de brousse et le teint bronzé. Il n'était peut-être pas nicaraguayen, mais avec son look de baroudeur, il était bien du genre à faire des voyages occasionnels dans ce pays. Ce devait être le dénommé Nichols dont le nom apparaissait sur tous les bordereaux. Si son hypothèse était la bonne, Nichols se rendait en ce moment à Orly, probablement pour y prendre livraison d'autres fûts. D'autres neurones. Maria sortit du bâtiment et remonta en voiture. Sur la carte, Orly n'était qu'à une vingtaine de minutes. Elle se rendit au terminal ouest et consulta le panneau des arrivées. Aucun vol n'était annoncé en provenance du Nicaragua. Et pas de trace du type au chapeau. Elle avait pourtant bien entendu les deux hommes mentionner l'aéroport d'Orly. Mais si c'était le contraire, s'ils s'apprêtaient à partir ? Elle remonta au niveau 2 de l'aéroport et, en arrivant dans le hall des départs, reconnut la silhouette des deux hommes. Ils étaient accoudés au comptoir de la compagnie Delta Airlines. Tout devint clair. Les bordereaux de la douane, les déplacements en Amérique du Sud et le local de stockage frigorifique... Ces deux hommes allaient chercher du matériel biologique humain. Ils devaient avoir des autorisations spéciales, forcément du ministère de l'Intérieur avec qui ils étaient sous contrat. À ce moment, la femme du guichet de la compagnie leur tendit des billets en mentionnant la date du 26. Le 26, c'était demain. Elle avait vingt-quatre heures. Elle ne devait pas les lâcher. En moins de vingt-quatre heures, elle devait trouver de l'aide pour savoir où ils allaient et découvrir ce qu'ils faisaient.

Franck Corsa descendit l'escalier métallique menant au pont inférieur de la péniche et traversa le couloir jusqu'au local technique. Lorsqu'il ouvrit la porte, Piet et Elke étaient assis contre la paroi du bateau, attachés à la tuyauterie avec du ruban adhésif extrarésistant. Franck déplia la lame du couteau de marine, trancha le ruban adhésif dans le dos de Piet, puis autour de ses chevilles. — Lève-toi. L'homme se frotta les poignets et secoua ses membres engourdis. Franck appuya la pointe du couteau dans ses reins. — Tu vas aller ouvrir l'écluse. Pendant que tu seras sur le pont, je resterai avec ta femme. Que je te voie faire des signes à quelqu'un à l'extérieur, et je lui taille un visage auprès duquel le mien fera figure d'ange. L'autre sortit à l'air libre. La nuit était en train de tomber. Les panneaux de l'écluse se reflétaient sur l'onde miroitante, avec dans le lointain la lueur d'un bar en bord de canal. Piet amarra la péniche au quai. L'eau commença à entrer dans l'écluse quand il remonta à bord. Quelques minutes plus tard, la voie était libre. Ayant de nouveau ligoté le couple, Franck remonta au salon et se connecta au site Tor. Il rentra une première adresse et se retrouva sur une plate-forme d'échange bourrée d'inconnus où il se présenta comme blackswan421. Igor avait laissé un message. Pour quelle date, les AX18 ?

Franck jubila. Igor n'avait pas refusé le contact. C'était un bon départ. S'il restait actif sur ce secteur du Dark Net, cela voulait dire que les types du ministère de l'Intérieur ne l'avaient jusqu'à présent pas trop effarouché. Il envoya sa réponse. Comptez dix jours. Pouvons-nous prévoir une séance de chat en temps réel pour décider d'un éventuel lieu de rendez-vous et des modalités de paiement ? Connectons-nous après-demain, à la même heure.

Franck faisait attention à avancer à tout petits pas. Il fallait qu'Igor s'habitue à leurs échanges. Si ce type était bien celui qu'il espérait, une armée de pros devait être actuellement massée derrière lui, essayant de décrypter l'identité de son correspondant. C'est à ce moment que ça deviendrait intéressant. Franck se leva et alla se faire chauffer des raviolis dans la cuisine ultramoderne de Elke et Piet. Il dîna dans le carré, face aux lumières du canal. Sa seule chance était que les Russes lui offrent l'asile politique. Il devait leur proposer un marché. En échange de leur accueil, il leur livrerait le secret industriel de Neuroland. La méthode pour percer les pensées des ennemis de l'État en étudiant leur cerveau par des champs magnétiques. Logiquement, ils devraient être intéressés. La situation à Moscou était tendue. Il y avait des émeutes, des emprisonnements arbitraires, des journalistes menacés de mort. Le pouvoir essayait de maintenir l'image d'une démocratie, mais donnerait certainement très cher pour faire taire l'opposition. C'étaient les conditions idéales pour implanter le programme Transparence qui avait échoué en France. Un système de surveillance des esprits, d'interrogatoires silencieux, systématisés, sans douleurs ni traces. Évidemment, une décision pareille ne serait pas du ressort d'Igor. Il fallait que ce dernier conduise Franck jusqu'à un haut responsable du renseignement, puis à un politique haut placé. Il y avait du chemin à faire. Franck ne pouvait pas continuer à lui faire croire éternellement qu'il était un agent français maquillé en trafiquant d'armes. Il devait tomber le masque. Demain, ou après-demain, il ferait son offre, cartes sur table. De toute façon, ce serait ça ou la mort sous les balles de la police. Le logiciel de navigation calculait dix jours pour atteindre les canaux d'Alsace. C'était long, mais tant que Levareux sentirait peser sur lui la menace de la diffusion du dossier Transparence, il n'avait pas grand-chose à craindre. Justement, songea-t-il en dénichant une bouteille de cognac dont il se servit un verre. Il allait bientôt être l'heure de rentrer son code sur le compte Google renfermant le dossier AZ30. Il en profita pour rédiger un petit mot supplémentaire.

Cher Michel, Comment allez-vous faire pour expliquer à tout le monde que la traque de Franck Corsa a pris fin ? Je vous fais confiance pour trouver une solution. Peutêtre prendre un macchabée quelconque et exposer sa dépouille déformée par le séjour prolongé dans les eaux de la Seine ? Qui sait si je n'oublierai pas toute cette histoire en prenant un repos bien mérité sous les tropiques ? Un conseil : ne me faites pas pister par un de ces types comme Sommers. Je commence à les flairer à moins de cent mètres. Pour ce soir, je vais supposer que vous avez été raisonnable et que vous avez retenu vos troupes. Je rentre donc le code. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, petit veinard.

Michel Levareux replia le couvercle de son ordinateur portable. Il devait mettre un terme à tout cela. Il devait priver Corsa de son moyen de pression. Pour l'instant, Corsa le faisait chanter en menaçant de révéler qu'il avait participé à l'édification du programme Transparence, destiné à lire dans les pensées des supposés ennemis de l'État. Ce projet était condamné par une large frange de la population, mais cela pouvait changer. Il suffisait que quelques attentats frappent la capitale et de grandes villes de France. Alors le peuple terrorisé serait bien heureux que quelqu'un ait pensé à mettre sur pied un projet tel que Transparence. Bien pratique pour extraire les informations du cerveau des terroristes. Michel Levareux appuya sur le bouton de son interphone. Une demi-heure plus tard, Rodolphe Pina entra dans le bâtiment principal de la place Beauveau, enveloppé d'un imperméable gris, son crâne chauve dominant de petites lunettes cerclées de fer. Son visage à la peau flasque arborait de longs cernes qui descendaient jusqu'aux pommettes et lui donnaient un air instinctivement méprisant. Pour le reste, son physique était plutôt celui d'un homme maigre, voire nerveux. En ôtant son chapeau, il franchit les portes que lui ouvrit l'huissier et se dirigea vers le bureau. — Faites-moi un point, lui dit Levareux. — Nous limitons actuellement les recherches au périmètre de Paris intra muros et avons donné des instructions pour qu'aucun coup de feu ne soit tiré si l'homme est repéré, répondit Pina. — Bien. Tout à fait autre chose : continuez-vous à surveiller Ali Saleh ? — Le cerveau des attentats d'avril ? — Exactement. Fait-il toujours l'objet d'une surveillance spéciale en prison ? — Absolument. Nous lui avons fait parvenir un téléphone par l'intermédiaire d'un faux détenu. Nous captons ses échanges avec l'extérieur... — ... Et ? — Deux hommes, probablement ceux qui ont participé aux attentats, sont entrés en contact avec lui récemment. — Que voulaient-ils ? — Saleh est la pièce maîtresse de leurs opérations. Leur artificier. Ils ont besoin de ses compétences. Sans lui, ils ne peuvent plus rien faire en ce moment. — Vous voulez dire qu'ils préparent un nouvel attentat ? — Au vu de leurs échanges, cela paraît clair. Grâce à nos écoutes, nous sommes en train de resserrer l'étau autour d'eux. Nous pourrons bientôt les coincer. Levareux croisa les mains sur son bureau et resta un moment silencieux. Puis il se leva et tourna autour de la chaise de Pina, en effleurant le dossier. — Si nous parlions de votre avenir, Pina ? De notre avenir à nous deux, tant que nous y sommes. Dans cinq ans, je serai peut-être élu président. C'est même assez probable. Et j'aurai alors besoin d'hommes qui connaissent le sens des mots « raison d'État ». — Je vous écoute, monsieur. — La raison d'État peut nous amener à prendre des décisions qui sembleraient contraires à notre sens moral. Elle peut exiger que nous fassions taire nos sentiments, pour œuvrer au service d'un but supérieur. — Je comprends, monsieur. — Très bien. Voyez-vous, Pina, la raison d'État veut que nous ne resserrions pas l'étau autour des complices de Saleh. Elle exige qu'ils soient libres d'agir. Et qu'ils le libèrent. Pina cligna des paupières, sans réaction. Il finit par balbutier : — Vous voulez qu'un attentat soit commis ? Levareux soutint son regard, sans un mot. Pina ravala sa salive. Il réfléchit, puis comprit ce qu'il avait à faire.

— Faire évader Saleh ne sera pas trop difficile, dit-il. Nous pouvons organiser son transfert vers une autre prison, faire en sorte qu'il en soit averti et qu'il informe ses complices de la date et de l'heure précises du transfert. Nous mettrons en place une escorte minimale, et des fusils chargés à blanc. Ainsi, les terroristes n'auront aucun mal à libérer leur artificier. Levareux considéra Pina quelques instants. Manifestement, le chef de la police n'avait pas besoin d'étouffer trop ses sentiments pour épouser la raison d'État.

Vincent écouta Maria posément, un doigt sur la tempe, accoudé à son fauteuil de direction face aux baies vitrées donnant sur le plateau de Saclay. — Des hangars en région parisienne ? Des fûts cryogéniques ? Ce doit être un vague entrepôt de leur entreprise. Vraiment, il va falloir qu'on en sache un peu plus sur eux. — C'est pour ça que je compte aller à Managua dès demain, dit Maria. Je pense qu'il se passe des choses étranges de l'autre côté de l'océan. Le doigt de Vincent se décolla de sa tempe. — Aller au Nicaragua ? Tu rigoles ? — Ce type avec son chapeau de brousse, ces bordereaux de douane, ces locaux miteux, tout cela ne m'inspire pas confiance. Je dois en avoir le cœur net. Vincent s'efforça de reprendre son calme. — Une chose à la fois, Maria. Ces cellules souches ont un problème, on est d'accord. Mais cela n'interdit pas à ce monsieur d'aller au Nicaragua s'il en a l'envie. — Tu ne te rends pas compte qu'il y a quelque chose de vraiment louche, répliqua Maria. Ces types ne sont pas des scientifiques, tu peux me croire. — D'accord, dit-il. Mettons que ces gens ne soient pas nets. Il reste que nous sommes liés à Ovotech par un contrat. On ne peut pas les filer comme si on était de la police. La meilleure chose à faire est de leur demander des explications au cours de notre prochain comité de direction. — Il sera trop tard ! Je t'en prie, accompagne-moi, juste deux jours... Promis, si on ne voit rien de suspect, on rentre. — Moi, partir au Nicaragua ? s'écria Vincent, éberlué. Mais je ne peux pas ! Maria reprit son sac et tourna les talons. — J'ai compris, dit-elle. Je vais demander à Vardel, dans ce cas. — Oui, c'est une bonne idée. Il aura sûrement un journaliste à envoyer. Maria retourna à l'Agence nationale de la recherche. Elle s'enferma dans son bureau et décrocha son téléphone. Elle demanda à parler à Dick Vardel, le rédacteur en chef du journal L'Églantine à Bruxelles. — Je suis sur la piste d'une affaire, lui dit-elle. Dick Vardel ne fut pas vraiment étonné d'entendre Maria soulever un nouveau scandale. Depuis qu'il la connaissait, elle avait un talent sans pareil pour débusquer des affaires louches. Elle lui expliqua ses doutes à propos de Nichols et de ses déplacements au Nicaragua. — J'aurais besoin que vous m'aidiez à prospecter là-bas, lui demanda-t-elle. Peut-être avec un de vos journalistes envoyés spéciaux ? — Holà... tout doux ! Je n'ai pas les effectifs du New York Times... Nous sommes sept en tout et pour tout à la rédaction. Et en ce moment tout le monde est occupé. Si vous me disiez plutôt quelle est votre idée à propos de cette société de biotechnologies ? — Je ne suis pas encore sûre, lui répondit-elle. Mon intuition est qu'ils fabriquent peut-être des cellules souches de manière illégale avec des produits bas de gamme. En dehors de toute réglementation. Cela expliquerait que les cellules s'insèrent mal dans le cerveau des patients. Mais je ne peux pas le savoir avant d'avoir vu. — C'est bien ce que je pense, Maria. Vous devez vous faire votre propre opinion. Pour l'instant, vos impressions sont trop vagues. Revenez avec des éléments tangibles et je pourrai vous envoyer quelqu'un. Maria hocha la tête en silence. Vardel connaissait son métier. Mais elle n'allait pas reculer pour autant. Du fond de ses tripes et de son cœur remontaient le chagrin et la colère d'avoir perdu Olga. Elle devait agir, avancer comme Olga l'aurait fait et tirer tout cela au clair. Et tant pis si elle se trompait. De retour chez elle, elle fourra quelques affaires dans un sac, retira du liquide au distributeur de l'avenue Daumesnil et monta dans sa Clio, direction Orly. Par chance, il restait quelques places en classe éco sur Delta Airlines, dans le même vol que Nichols. Une escale à Atlanta, seize heures de vol au total. Elle passa son sac à l'enregistrement et s'engagea dans la file d'attente devant le portillon d'embarquement. Elle s'arrêta en apercevant, à quelques mètres devant elle, le chapeau de brousse de Nichols. La file des passagers se mit à avancer. Il était trop tard pour faire demi-tour.

Andrew Nichols déposa son chapeau dans le compartiment à bagages et déplia son ordinateur portable sur la tablette devant lui. Le vol allait durer environ dix heures. Au début, il s'enfilerait quelques verres de vodka et regarderait un film du programme de divertissement. Il espérait que le menu proposerait un bon Bruce Willis, il n'avait pas encore vu le quatrième épisode de Die Hard. Le reste du temps, il travaillerait sur son ordinateur pour mettre de l'ordre dans les comptes d'Ovotech. De ce point de vue-là, il était plus que satisfait. Il venait de livrer pour 800 000 euros de cellules souches. De neurones embryonnaires, aurait-il été plus exact de dire. Mais ça, c'était le problème de Levareux. Lui, il livrait. Eux, ils faisaient leur cuisine électorale. Son principal problème actuellement était de retrouver un bon biologiste. Depuis que Johnson s'était fait descendre par ce foutu guerrier-oiseau avec son arc et ses flèches, il se trouvait seul. Après avoir refroidi l'emplumé en question, il avait réussi à terminer l'opération sur cette Indienne, mais cela avait été un peu à la hussarde. Difficile d'ouvrir un ventre correctement puis de prélever les neurones sur un fœtus sans aucune aide pour cryogéniser les cellules, préparer les mélanges physiologiques, les bacs de conditionnement... Il fallait aussi quand même stériliser un peu les instruments. Si les filles commençaient à mourir sur le billard, les villageois se soulèveraient. Alors c'est vrai, Burt Johnson était un sous-laborantin qui n'avait que de vagues souvenirs d'un stage de deuxième année de fac dans un laboratoire de biologie cellulaire, il avait passé dix ans à bourlinguer dans la jungle nicaraguayenne avant de décider de mettre ses maigres compétences au service d'Ovotech, mais il avait le mérite d'exister, et depuis qu'il avait été épinglé comme un papillon par le guerrier-oiseau, il ne lui était plus d'aucune aide. Nichols avait besoin de gens sans scrupules, pas de crânes d'œuf de la fac de médecine de Boston. Là, avec personne pour l'aider, c'était chaud. Il consulta ses fichiers de commande. Ces derniers temps, il avait laissé en suspens un certain nombre de collaborations avec la Chine et le Brésil, pour mieux se consacrer à son deal avec le ministère de l'Intérieur français. Il devait ramener encore des centaines de doses de neurones de la forêt vierge. Il espérait que les Indiennes d'Izuno auraient procréé entre-temps. Il fallait de toute urgence que ce village se remette sur pied pour lui fournir davantage de chair humaine, de la cervelle fraîche prête à l'emploi pour tous ces psychopathes français qu'on avait eu la drôle d'idée de vouloir sortir de prison. Nichols avait donc en tête d'apporter à ces sauvages un groupe électrogène, davantage d'antibiotiques et des pastilles de décontamination pour l'eau potable. La seule chose qu'il ne leur donnerait jamais, c'était son arme. Après les premières vodkas, il se sentit la tête lourde. Il s'assoupit en réfléchissant à la façon dont il allait s'y prendre pour augmenter les effectifs du village tout en prélevant assez d'embryons. Une équation à plusieurs inconnues : moral des troupes, ressources alimentaires, et puis... et puis... À ce point, ses pensées se perdirent et il se mit à ronfler, la tête de travers sur le fauteuil de l'avion. Maria avait obtenu un siège dans la même allée que Nichols, douze rangs derrière. Elle l'avait repéré quand il avait mis son chapeau dans le porte-bagages. Maintenant, elle se posait des questions. À commencer par la suivante : qu'allait-elle faire en descendant d'avion ? Où allait-elle loger, et comment découvrirait-elle les activités de cet individu ? C'est à cet instant qu'une voix à côté d'elle la fit sursauter. — Vous êtes la femme dont les journaux ont parlé... Maria se retourna, aux abois. Sa voisine était une Indienne vêtue d'un sari, le front marqué d'un point rouge entre les sourcils. — Je ne voulais pas vous effrayer, lui dit celle-ci. Je m'appelle Dina Amritraj, je suis la présidente de l'Association des femmes violées d'Inde. Ouf. Rien à voir avec Nichols. Pour autant, Maria n'avait pas envie de se lancer dans une grande conversation. Elle rendit à la femme quelques politesses. — Je sens que je vous dérange, lui dit l'Indienne. Je comprends. Tout ce qui se passe actuellement doit être difficile pour vous. Je ne vous importunerai donc pas davantage. Sachez seulement que vous êtes un exemple pour des millions de femmes en Inde. L'Inde est un enfer pour les femmes, vous avez sûrement lu tous les articles de presse sur les viols et les meurtres en groupe dans les villages, la passivité des autorités, le chaos du rapport entre les sexes dans notre pays. Vous avez su montrer qu'une femme révoltée peut tenir tête à son agresseur et, à force d'opiniâtreté, avoir le dessus sur lui, même lorsque les services de justice et de police lui sont acquis. C'est un espoir formidable. Je vous laisse ma carte si un jour vous avez envie de me contacter. Maria ne parvenait pas à se concentrer sur ce que lui disait cette brave dame. — Je dirige une importante mission à l'ONU, continua Dina Amritraj, où nous organisons des cycles de conférences pour sensibiliser les femmes à cette question, leur montrer qu'elles ne sont pas seules et leur proposer des solutions. Acceptez de venir à New Delhi en novembre, ce sera notre grand rassemblement. — Vous m'honorez, dit Maria en prenant la carte que la femme lui tendait. Mais en ce moment, ma situation... — Je le sais, dit la femme en posant sa main sur son bras. Je vous souhaite beaucoup de courage dans tout ce que vous faites.

Maria nota que Nichols s'était endormi. Sa tête penchait de côté et son bras pendait le long de l'accoudoir du fauteuil. Elle décida de se rendre aux toilettes puis, en revenant, lui jeta un rapide coup d'œil. Son ordinateur était ouvert devant lui. Elle vit qu'il portait une ceinture en cuir épais et des chaussures de type Pataugas. Ce type n'était pas un biologiste. Il ressemblait plus à un prospecteur minier ou à un médecin de brousse. Andrew Nichols se réveilla et commanda aussitôt une autre vodka à l'hôtesse. Il se pencha dans l'allée pour la voir arriver, et lorsqu'elle regagna le fond de la carlingue, il lorgna sur ses fesses. De tout le reste du voyage, il ne cessa de la rappeler au moindre prétexte. Il lui faisait alors des avances à peine masquées. Maria imagina, atterrée, que le fournisseur de cellules souches du programme bioéthique du gouvernement devait passer ses nuits dans les bordels sud-américains entre deux séances de manipulation d'ADN. Son mauvais pressentiment se précisait. Elle avait déjà vu des neurones embryonnaires produits in vitro à partir de cellules souches. Ils n'avaient pas cet aspect si fini et abouti qu'on observait chez les neurones d'Ovotech. Et puis, le type qui enfilait vodka sur vodka en draguant les hôtesses, avec ses Pataugas et son ceinturon à la Indiana Jones, n'avait pas le profil pour faire des manipulations in vitro. Lorsque l'avion se posa, elle s'arrangea pour sortir au milieu de la dernière vague de passagers. Elle vit Nichols prendre son chapeau et son bagage dans le compartiment au-dessus de son siège, puis descendre de la passerelle. Quand elle pénétra à son tour dans l'air à 32 °C et au taux d'humidité de 100 %, elle se mit instantanément à transpirer. Dans le hall d'arrivée, elle vit que Nichols était accueilli par un baroudeur musculeux qui prit ses valises et le précéda sur le parking. Les deux hommes montèrent dans un pick-up maculé de boue. Maria bondit dans un taxi et ordonna au chauffeur de les suivre. Les rues de la capitale étaient noires de monde. Des vendeurs de cacahuètes, de bananes grillées ou de galettes de maïs arrêtaient les voitures à chaque carrefour. Une population largement métissée se mêlait à une minorité blanche et à quelques Indiens. Malgré tous ses efforts d'imagination, Maria ne parvint pas à se représenter un centre de biotechnologie dans cet endroit. Le pick-up s'arrêta devant un bar. Maria commanda au taxi de s'arrêter et suivit les deux hommes dans le bar. L'intérieur était bondé et l'atmosphère saturée de fumée. Elle tenta de se frayer un chemin jusqu'au comptoir. Rapidement, elle commença à se demander ce qu'elle était venue faire ici. Sous l'effet de la transpiration, son T-shirt collait à sa poitrine et elle était offerte à tous les regards. Elle se donna cinq minutes pour savoir ce que faisaient Nichols et son acolyte. Ils étaient assis à une table voisine et elle parvint à capter des bribes de leur conversation. — J'ai chargé le fourgon, dit l'homme au débardeur. Les médicaments sont arrivés la semaine dernière et le matériel médical aussi. Nous pouvons partir demain. Nichols vida son verre de rhum. — J'ai besoin que tu me fournisses un biologiste dans les vingt-quatre heures. N'importe qui. Pas besoin d'un diplômé de Bogotá, juste quelqu'un qui a l'habitude des protocoles de suspension de cellules, des mélanges d'agarose, des trucs tout cons. Honnêtement, je ne me vois pas gérer une campagne de deux semaines en faisant tout sans aide. — Johnson était le type idéal pour ça. — On n'a plus Johnson. Il faut trouver un plan B. Je ne tiens pas à poireauter ici pendant deux semaines. Maria décida de sortir du bar et de passer à l'action. Dès que les deux hommes prirent la direction de leur hôtel, elle sauta dans un taxi et les suivit. Elle paya en dollars une des dernières chambres qui restaient, puis, assise sur son lit, médita son plan. Elle avait besoin d'établir le contact avec ces types, aussi inquiétants fussent-ils. Le moyen qu'elle envisageait était simple – peut-être trop même, mais c'était le seul. Vers dix-neuf heures, elle enfila une jupe courte, se maquilla et alla s'installer au bar de l'hôtel. Le serveur, lourdement gominé dans sa livrée blanche à boutons dorés, lui prépara un white russian pendant qu'elle gardait les yeux rivés sur l'escalier. Elle se demanda si le piège n'était pas un peu gros. Nichols ne se laisserait pas prendre. Mais l'autre, peut-être. Vers dix-neuf heures trente, elle les vit descendre l'escalier et se diriger ensemble vers le restaurant. Le collègue de Nichols s'arrêta net. — Attendez, dit-il. Je vous rejoins dans un instant. — Ne tarde pas. Je serai à la table près du billard. Maria vit s'approcher l'homme, trente-cinq ans environ, habillé d'un jean beige et d'un T-shirt noir marqué d'un losange jaune avec un kangourou stylisé, comme on en voit sur les panneaux du désert australien. Il commanda une bière pression, puis se tourna vers elle. — Vous venez d'où ? Subtil, comme entame. Maria se rendit compte aussitôt que ce type était lourd comme une enclume. Elle endura la conversation cinq minutes, puis l'autre s'en alla vers la table au bout du restaurant. Il s'assit et dit à Nichols : — Natacha, Slovène, vingt-sept ans. J'ai un rencard. Top. Nichols avait commandé un poisson au piment et un punch. Il ne réagit pas aux propos de son collègue. Celui-ci commanda des burritos mais n'arrivait pas à changer de sujet. — Elle bosse pour la Croix-Rouge. Une mission humanitaire, quelque chose comme ça. Elle fait des analyses biologiques. Le visage de Nichols changea d'expression. — Qu'est-ce que tu viens de dire ? Quel type d'analyses ? — Je n'y connais pas grand-chose, moi. Culture cellulaire, embryologie, je crois. Nichols posa sa fourchette. — T'es con, vraiment. — Quoi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Nichols posa sa serviette sur le rebord de la table, s'adossa à sa chaise et dit à son employé : — Écoute, Al, tu vas aller voir cette fille et lui proposer de venir discuter à notre table. Rodgers hésitait. Nichols haussa le ton. — Vas-y, je te dis. À contrecœur, le sbire se leva. — Et tu évites de la draguer pendant qu'on parle.

Fortement contrarié, Rodgers retourna au bar. Il revint quelques secondes plus tard, accompagné de Maria. — Voulez-vous boire quelque chose, madame ? Maria se déclara satisfaite de son white russian. Nichols lui expliqua la raison de son invitation. — Mon associé me dit que vous êtes biologiste ? — J'ai fait mes études à Genève, dit-elle. Je me suis engagée dans une mission de la Croix-Rouge à Suarez, mais la mission a pris du retard pour des questions d'autorisations gouvernementales, du coup je me retrouve ici à me tourner les pouces. Sans être payée, comme vous l'imaginez. Nichols jeta un coup d'œil à son collègue. — Qu'en penses-tu, Al ? L'autre hocha la tête, les lèvres plissées sur son verre de cachaça. — Écoutez, nous sommes à la recherche d'une biologiste pour une mission auprès des Indiens, sur les rives du rio Obe. Nous partons pour la concession minière de Minochuqle, puis descendons le rio pour leur livrer des médicaments et de la nourriture. — Ah... — Notre mission comportera des actes chirurgicaux, continua Nichols. Certains indigènes souffrent d'infections invalidantes. J'aurai besoin de quelqu'un pour m'aider avec les instruments et les produits d'intervention. Je fais aussi des prélèvements qu'il faut cryogéniser pour les rapporter dans des hôpitaux des États-Unis qui feront des recherches sur les agents pathogènes qui touchent ces populations. — Cela me semble dans mes cordes, dit Maria. — Nous vous offrons 50 dollars la journée. Je vous préviens, ce ne sera pas drôle tous les jours. Il faut supporter la chaleur, le manque d'eau, d'électricité... Une petite lumière s'alluma dans le cerveau de Maria. Elle acceptait trop facilement. Si elle voulait être crédible, elle devait négocier. — Je suis biologiste, pas chauffeur, dit-elle. Il me faut au moins 100 dollars. Nichols dodelina de la tête. — C'est entendu. J'espère que vous ferez du bon travail. En montant dans la fourgonnette, Maria jaugea plus attentivement les deux hommes. Nichols semblait mû par des motifs professionnels. Mais son comparse testostéroné, Al Rodgers, était clairement une brute assoiffée de sexe. Elle eut l'impression de ne plus rien contrôler. Douze heures plus tard et des courbatures partout, la carrière de cuivre de Minochuqle s'offrit à ses yeux. C'était une plaie ouverte dans la montagne. Des ruisseaux d'eau rouge et boueuse chargés de minerai toxique se déversaient dans le fleuve. Les ouvriers respiraient la poussière de cuivre qui leur rongeait les bronches. Ils avaient des éruptions cutanées et des syndromes d'empoisonnement avec céphalées, vomissements et fatigue chronique. De plus en plus d'Indiens de la forêt étaient attirés par les revenus, l'alcool et l'électroménager de basse qualité qu'ils pouvaient se procurer en ville. À la surprise de Maria, Nichols passa du temps à les soigner. Cela ne devait pourtant pas lui rapporter beaucoup d'argent. Une idée l'effleura : si ce type venait simplement au Nicaragua pour des missions humanitaires ? Le lendemain, ils se rendirent à l'embarcadère et chargèrent le matériel médical sur un petit bateau muni d'une cabine de pilotage, de caissons étanches arrimés sur les bords et d'un moteur de quinze chevaux. Elle vit les fûts d'azote liquide, prêts à l'emploi. Des réservoirs à moins 180 °C dans la jungle. Inexplicable. Lorsque l'embarcation se mit à naviguer sous les basses branches des jacarandas qui bordaient le fleuve, Nichols lui donna quelques explications sur leur expédition. — Nous sommes liés avec le gouvernement pour accomplir plusieurs missions auprès des populations d'Indiens mayangnas. En gros, livrer des antibiotiques, pour lutter contre les infections, et des pilules de purification de l'eau. C'est la partie facile. Le gros morceau, c'est la médecine tropicale. Des plaies à recoudre, des fractures à réduire. Un peu de chirurgie gastro-entérique, des appendicites, et malheureusement des avortements pour les femmes dont les fœtus sont victimes de malformations en raison d'infections parasitaires. Maria l'écouta, interdite. Ce type était un héros. Elle avait fait totalement fausse route. Nichols avait simplement deux activités : il fabriquait des cellules souches avec son entreprise, et menait des actions humanitaires le reste du temps. Elle s'était complètement plantée. — Vous serez d'une grande utilité pour m'aider à réaliser les prélèvements de biopsies et cultures cellulaires, lui dit Nichols. Vous devrez stériliser les instruments, préparer des milieux physiologiques, gérer le stock de boîtes de culture. Le bateau navigua une journée au fil de l'eau. La pollution par le cuivre s'étendait sur des dizaines de kilomètres. La biodiversité du milieu aquatique avait subi un choc terrible. On ne voyait aucun poisson, et très peu d'animaux dans les arbres. Le matin du deuxième jour, ils arrivèrent enfin en vue d'un village. Les cases étaient construites sur un coteau remontant de la rive jusqu'à une hauteur boisée. — Al, dit Nichols occupe-toi de la manœuvre d'amarrage. Natacha, restez à bord, je vous ferai signe lorsque vous pourrez nous suivre. Un homme, probablement le chef du village, vint à la rencontre de Nichols. Ils commencèrent à échanger dans un mélange d'espagnol et de langage indigène. Le chef du village appela plusieurs jeunes femmes qui s'alignèrent devant les cases. Certaines d'entre elles étaient enceintes. Les deux hommes se mirent à palabrer quelques instants. Puis des femmes sortirent du rang. Nichols s'approcha. Maria se sentit mal à l'aise. Le docteur tâtait leur ventre, prenait leur pouls, inspectait le rouge de leurs yeux. — Je dois leur apprendre comment utiliser la contraception, expliqua-t-il à Maria. Parfois, avoir un enfant a des conséquences dramatiques dans l'état de dénutrition et de maladie qui est le leur. Il se retourna finalement vers les caisses de vivres et d'antibiotiques entreposées sur la place du village. — Bon, on va procéder à la distribution. Dès qu'il décacheta des boîtes d'antibiotiques, les villageois accoururent. Il distribua des pilules d'amoxicilline à des mères tenant dans leurs bras des enfants tout tremblants de fièvre, amaigris par la famine et la maladie. — Hé, grand chef ! Dis-leur de respecter la dose. Un cachet, matin et soir pour les adultes, de la boîte verte. Pareil pour les enfants, mais la boîte rose. Il se déplaça vers une autre caisse contenant des sacs de riz et de fruits secs. Ce fut la ruée. Les deux Occidentaux s'interposèrent pour éviter aux réserves d'être pillées. Le mouvement ne s'arrêta que lorsque Nichols posa sa main sur la crosse de son revolver. Alors, les villageois formèrent une file pour recevoir à tour de rôle leur ration de riz. Pendant ce temps, les deux femmes enceintes restaient à côté du chef qui surveillait cette distribution, immobile. D'un geste, il leur fit signe de se retirer et elles disparurent dans une case comme des ombres.

Maria eut l'impression qu'il se passait ici quelque chose d'anormal. D'une façon ou d'une autre, les distributions de vivres et de médicaments, le ventre rond des femmes et l'inspection des plus jeunes, tout cela lui semblait lié. Mais elle n'arrivait pas à savoir comment. — Je crois qu'il va falloir s'occuper du matériel médical, dit Al à Maria. Elle prit une caisse de poudre d'agarose, des pots en plastique remplis de glucose, des boîtes de pipettes stériles ainsi qu'une trousse de chirurgie. Puis elle suivit Rodgers le long d'un sentier qui serpentait à flanc de colline, entre les palmiers, jusqu'à une clairière où une grande tente était dressée. Nichols s'affairait dans l'infirmerie, un espace plutôt spacieux où avaient été installés des lits de camp, une table de soins et des meubles de conditionnement pour le matériel médical. — Vous pouvez déposer vos affaires ici, dit-il. Vous commencerez à préparer les solutions physiologiques. J'aurai besoin d'une vingtaine d'échantillons. Je vous laisse vérifier le fonctionnement des fûts cryogéniques et des thermostats. Maria disposa les différents éléments de matériel, puis commença à sortir des pots d'agarose afin de préparer des gels de culture. Elle versa du glucose dans un flacon en verre, puis de l'eau stérilisée. Avec la chaleur, le sucre se dissolvait facilement. — Maintenant retournez au bateau, dit Nichols à Maria et à Al. Je n'ai pas envie que les Indiens aillent fouiller à bord. Maria eut un moment d'hésitation mais, déjà, l'homme, une besace en travers de l'épaule, lui indiquait le chemin. Le sentier s'enfonçait sous les arbres. Après quelques centaines de mètres, elle sentit la tête lui tourner. Appuyée au tronc d'un chilamate, elle reprit un moment son souffle. Cette chaleur humide était insoutenable. Pourtant, le sentier qui sinuait sur les hauteurs offrait une perspective de toute beauté. Dans le soleil couchant, le rio étendait son large méandre au pied des montagnes plongées dans la brume. Il avait une majesté inquiétante, drapé dans son sang. — Une petite soif ? dit soudain Al à côté d'elle. Il ouvrit sa besace. Maria y vit plusieurs bouteilles de bière recouvertes de buée glacée. — Je garde toujours ça près des fûts de cryogénisation, dit Rodgers. Ça permet de boire autre chose que de l'eau tiédasse. Pour une fois, elle dut admettre que l'initiative n'était pas mauvaise. Rodgers lui tendit une bouteille, s'assit à côté d'elle, en sortit une autre et la décapsula avec son couteau de brousse. — Ce climat est insupportable, dit-il. Les premiers jours, on croit étouffer. Mais vous verrez, par la suite ça s'arrange. Il arrive même qu'on passe de bons moments. Tenez, on n'est pas bien, par exemple, ici ? Maria eut un moment de doute. L'idée lui vint qu'elle n'aurait pas dû accepter de s'asseoir à côté d'un individu pareil, aussi loin du village. Soudain, elle sentit quelque chose sur sa cuisse. C'était la main de Rodgers. — Retirez votre main, dit-elle calmement. L'homme planta ses yeux dans les siens. — Je vais t'expliquer comment cela va se passer. Ne me dis pas que tu ne le savais pas. Depuis le moment où je t'ai vue, j'ai su que j'allais te baiser. Tu vas fermer les yeux, t'allonger, et ça se passera bien. Crois-moi, ça vaut mieux que de résister. Maria entendit les battements de son cœur dans sa poitrine. — Si vous me touchez, dit-elle, vous n'aurez pas vos analyses biologiques. Vous perdrez de l'argent. — Ça, tu vois, c'était l'argument qu'il ne fallait pas me donner. Parce qu'avec l'argent que me verse Nichols, je pourrais bosser pendant cent ans avant de me payer une fille comme toi aux States. Alors tu te mets à quatre pattes et tu baisses ta culotte, ou tu préfères que je me serve façon Rambo ? Maria sentit la main de Rodgers se resserrer sur sa cuisse. Ce type était trois fois plus costaud qu'elle. Elle sentait déjà l'odeur de sa sueur, et son souffle humide sur son visage. Brusquement, il écarta ses jambes et elle hurla. Ses énormes doigts fourrageaient dans son pantalon. Mais, soudain, Rodgers s'immobilisa. À deux pas d'un arbre, une jeune Indienne les regardait. Elle devait avoir à peine quinze ou seize ans. — Qu'est-ce que tu fous là, toi ? Décampe ! La fille resta de marbre. Elle tenait dans sa main un morceau de flèche cassée avec des pennes multicolores. — Du balai ! Fiche le camp, ou je m'occupe de toi après. Elle le fixait avec une intensité telle qu'il se sentit mal à l'aise. — Putain de sauvages..., maugréa-t-il en se levant. Il attrapa sa besace et dévala le sentier, se perdant dans les broussailles. — Merci..., dit Maria à la jeune Indienne. Pour toute réponse, la jeune fille leva les yeux vers le haut de la colline. — Me sigue, dit-elle en espagnol. — Te suivre là-haut ? Mais nous devrions au contraire redescendre au village... — Me sigue ! répéta-t-elle d'une voix insistante. Maria se résolut à gravir la pente. Le soleil s'était couché. Lorsqu'elles arrivèrent à la clairière, on n'y voyait pratiquement plus rien. — Aqui ! chuchota la jeune fille. Elles venaient d'apercevoir la lueur d'une lanterne, un fanal suspendu à un poteau de la tente. Elles s'approchèrent et entendirent des bruits monter de l'intérieur. Maria frissonna. C'étaient des gémissements. Un œillet dans la toile permettait de voir ce qui s'y trouvait. Maria resta pétrifiée. Sur la table d'examen était attachée une des jeunes filles que Nichols avait sélectionnées pour ses séances d'instruction sur les moyens de contraception. La fille était nue, les bras et les jambes immobilisés par des sangles. Le médecin était couché sur elle de tout son long. Il allait et venait en elle, râlant et en soufflant comme une bête. Maria se mit à trembler de tous ses membres. Ighat la secoua. — Nos vamos ! Ahorita ! Elle se leva et toutes deux dévalèrent la pente dans un état second. Ighat l'emmena jusqu'à la plus grande hutte du village où Izuno leur donna un peu d'eau stérilisée avec les pilules du docteur. Ils échangèrent à peine quelques mots. Maria comprit. Ils savaient. Tout le monde savait, ici, et personne ne disait rien. Ce médecin tenait tout un village en son pouvoir.

À la première heure, Maria se leva et tenta de rassembler ses esprits. Dans l'immédiat, elle n'avait d'autre choix que de continuer à tenir son rôle auprès de Nichols. Le moment venu, elle prendrait une décision, mais pour l'instant elle n'avait aucune marge de manœuvre. Elle alla trouver le médecin et celui-ci lui annonça que l'équipe devait commencer le travail biologique avant midi. Lorsque, plus tard, Maria remonta le sentier jusqu'à la clairière il était déjà à pied d'œuvre avec son aide. Rodgers fit comme si de rien n'était. Maria vit qu'il y avait une femme dans la tente, une femme enceinte. C'était une de celles dont Nichols prétendait qu'elle désirait un avortement. Elle portait une blouse blanche pendant que le docteur l'auscultait. Rodgers attendait devant la tente, scrutant les alentours. — Préparez les instruments, Natacha, dit Nichols. Il va me falloir 500 milligrammes de propofol, de l'antiseptique de la bouteille jaune et des pansements. Al va vous aider à déverrouiller un fût et vous pourrez placer sept boîtes de culture avec du liquide physiologique sur le meuble en métal. Branchez le microscope. La femme s'allongea sur la table. Elle semblait avoir à peine seize ans. Nichols lui badigeonnait le ventre d'un antiseptique de couleur marron. Al dévissa le couvercle en fonte du fût cryogénique et une vapeur glacée s'éleva sous la tente. — Scalpel, dit Nichols en tendant la main vers Maria. Maria observa la trousse chirurgicale. Il y avait des scalpels de plusieurs tailles. Sa main hésita. Elle regarda encore une fois le visage de la jeune fille allongée. Les yeux rivés au plafond de la tente, elle pleurait. Maria en eut l'estomac retourné. Et, soudain, elle comprit. Le microscope emporté par Nichols, les milieux de culture, les fûts d'azote liquide, les viols le soir dans la tente, les femmes qu'on opérait pour leur ôter ces embryons sous le regard impuissant d'un village affamé et soumis. Ces embryons, il ne s'agissait pas de les détruire, mais de les prélever, de les exploiter. C'étaient eux que l'on retrouvait dans les réserves de Neuroland, et qui allaient remplir le cerveau des détenus de nos prisons. Elle avait eu cette réalité sous les yeux depuis des jours, et elle n'avait rien vu ! La main de Nichols restait tendue dans l'attente du scalpel. Maria balaya la pièce du regard. À côté du pied à perfuser se trouvaient deux seringues prêtes à l'emploi, qui serviraient de recharge à la première, lorsqu'elle serait épuisée. Elle en prit une. — Qu'est-ce que vous fabriquez, Natacha ? fit Nichols en se retournant. Vous dormez ou quoi ? Avant qu'il ait pu réagir, elle planta la seringue dans son aine. Le médecin poussa un cri étouffé. Elle appuya sur le piston, Nichols se mit à tituber, s'appuya sur le rebord de la table d'opération, et s'effondra. — Qu'est-ce qui se passe là-dedans ? faisait la voix d'Al Rodgers du dehors. Il passa la tête à l'intérieur de la tente et vit Nichols étendu sur le sol. — Putain, tu vas payer, ma cocotte. Rodgers sortit son pistolet de sa ceinture. Maria était acculée au fond de la tente. Elle était foutue. C'est alors qu'une ombre se découpa devant la toile et, plus leste qu'un singe, bondit sur le dos de Rodgers. S'agrippant d'une main à son cou, elle brandissait de l'autre un fragment de flèche aux pennes multicolores. Ighat. Rodgers tourna sur lui-même pour faire lâcher prise à la jeune fille. Ighat planta le bois de la flèche dans son œil. L'homme hurla de douleur en lâchant son arme. Maria se jeta en avant et ramassa le pistolet. L'homme avait attrapé la jeune fille et la projeta au sol. De toute sa force, il referma ses mains sur son cou. Il s'arrêta quand il sentit le canon de l'arme sur sa tempe. Rodgers fut ramené au village, tenu en respect par les deux femmes. Maria le fit attacher à un poteau, puis envoya plusieurs membres du village chercher Nichols, qui fut étendu sur le sol d'une hutte. La dose massive d'anesthésique aurait pu le tuer, mais il allait s'en sortir. Il reprendrait probablement conscience dans quelques heures. Maria fit rassembler tout le monde sur la place du village. — Que trois d'entre vous aillent chercher toutes les caisses qui sont à bord du bateau, dit-elle. Les caisses furent rassemblées sur la place et Maria commença à les ouvrir. Elles étaient remplies de rations d'antibiotiques. — Il y a là de quoi soigner dix fois tout le village..., murmura-t-elle. Le médecin vous faisait croire que ces médicaments valaient une fortune, mais il s'en procurait presque gratuitement dans son pays. Et c'est la même chose pour les pastilles de purification. Sous les yeux ébahis de la foule, elle ouvrit des sachets entiers de pastilles de chlore. Le soir même, les deux femmes tinrent conseil dans la hutte du chef.

— Il faut ramener Rodgers à Suarez, dit Maria. Il a besoin de soins que nous ne pouvons pas lui fournir ici. Je dois aussi rentrer en Europe pour révéler ce qui s'est passé. Nichols restera votre prisonnier. Elle se mit à fouiller dans le contenu d'une des caisses et y trouva un carnet à spirales qu'elle commença à feuilleter. C'était un registre. Nichols y consignait chaque opération pratiquée sur les Indiennes. Il était méthodique. Il notait chaque fois le nom de la jeune femme opérée, sa corpulence, sa taille et son âge. Ensuite il indiquait le poids du fœtus extrait, les dimensions de son cerveau, l'épaisseur de son cortex. C'était à vous donner la nausée. — Que se passe-t-il, Maria ? demanda Ighat. Maria s'était arrêtée sur la date du 28 mai. Fille du chef, prénommée Ighat, 16 ans, approx. 10 semaines de grossesse. Opération difficile, sans aide. Je récupère un lot de neurones en bon état sur fœtus normalement formé, probablement de sexe masculin. Noté lot 80.

Maria resta un moment interdite. Le lot 80. Elle avait lu ce code quelque part. Elle réfléchit de longues minutes. Impossible de se souvenir. Et puis, soudain, la lumière se fit. — Mon Dieu... Elle regarda Ighat, effarée. — Ighat, ton... ton enfant... Elle ne savait pas comment lui dire. Ce qui était inscrit sur ce carnet indiquait que les neurones prélevés sur son enfant mort avaient été transportés en Europe et, là, implantés dans le cerveau d'un criminel. Franck Corsa.

La péniche glissait lentement sur l'eau calme. À travers tout le pays, les routes, les bâtiments publics, aéroports et gares devaient grouiller de policiers. Franck passait d'un cours d'eau à l'autre, attendant que se remplissent et se vident les bassins d'écluses. Celles-ci se révélèrent très faciles à franchir. Tous les dix ou quinze kilomètres, un poste apparaissait à l'horizon. Soit l'éclusier voyait arriver le bateau et sortait pour ouvrir les vannes, soit il disposait d'un système de commande à distance et n'avait même pas besoin de quitter l'intérieur de sa maison. Franck allait pouvoir naviguer ainsi jusqu'au réseau de canaux de l'Est. Il espérait pouvoir rejoindre la propriété où il avait grandi, dans les Vosges. Il savait qu'il pourrait s'y cacher et tenir longtemps, s'il le fallait. Le temps de consolider son contact avec Igor. À fond de cale, Piet et Elke s'étaient faits à leur condition. Franck leur apportait chaque jour à manger. Il détachait l'un des deux quand il exprimait le besoin de se soulager et tenait l'autre sous la menace de son arme. Jusqu'à présent, cela s'était bien passé. La nuit tomba. C'était l'heure de son chat avec Igor. Son interlocuteur était déjà en ligne et commença la conversation. Nous ne voulons plus d'AX18. Nous sommes intéressés par des systèmes de contre-mesure.

Franck sentit son cœur battre plus vite. On s'orientait vers le sujet chaud des services français, l'équipement du Rafale. Igor était en train de se démasquer. Il répondit. J'ai deux systèmes de leurres embarqués. Lucius et Magic coat.

Puis il attendit la réponse. Le Magic Coat équipait seulement deux types d'avions, le Harrier britannique et le Rafale. Igor répondit quelques secondes plus tard : Des numéros de fabrication pour le Magic Coat ?

Cette fois, Franck sentit que ça collait. Igor était toujours en mission de renseignement sur le Rafale. Et il était bien trop aguerri pour ne pas avoir compris depuis longtemps qu'on cherchait à lui refiler de fausses informations secret-défense. C'était l'interlocuteur dont Franck avait besoin. Le moment était venu d'abattre ses cartes. Igor, je n'ai aucun moyen de vous vendre de faux plans du Rafale. Vous ne savez pas encore qui je suis, mais je vous apporte une technologie qu'aucun État au monde ne possède. Je vous dirai ensuite qui je suis et pourquoi j'agis ainsi. Dites-moi si vous êtes intéressé.

Il appuya sur la touche envoi. Au même instant, à l'autre bout de la planète, dans un bunker enfoui à treize mètres sous terre, une troupe d'hommes en treillis se mit à bourdonner fiévreusement autour du poste d'Igor. Un homme portant une casquette à large bord ornée de cinq galons dorés planta un doigt sur le bureau d'Igor et beugla en russe : — Vous allez me dire qui est ce type ?

À sept heures du matin, des gardiens vinrent frapper à la porte de la cellule d'Ali Saleh. Le terroriste se releva sur sa couchette, le cœur battant. L'heure correspondait à ce qu'on lui avait dit. Cela allait être le moment de vérité. Des convoyeurs armés de fusils d'assaut lui passèrent des menottes dans le dos et l'emmenèrent le long d'une grande passerelle sous le dôme vitré, jusqu'au sas de sécurité. Un couloir, puis l'habillement, l'inventaire, et la sortie. Ali monta dans le fourgon stationné sur le parking. Ses mains tremblaient. Il n'avait jamais été pris dans le feu d'une fusillade. Normalement, ses copains devraient éviter de le toucher. Ils avaient besoin de lui. Les portes du fourgon se refermèrent. Le véhicule franchit les grilles et s'engagea sur la route nationale. Après un premier rond-point, il entama une longue ligne droite, longea la lisière d'un bois, puis des tronçons d'autoroute en construction. Le plateau de Saclay était un vaste chantier livré aux grues, aux pelleteuses et à la boue des ornières. Aux abords de la ville nouvelle de Saint-Quentin, la camionnette contourna un autre rond-point et Ali se sentit ballotté sur sa banquette. Les gardes pénitentiaires serrèrent leurs fusils contre leur poitrine. Ali rajusta sa position tandis que le fourgon abordait une ultime ligne droite. C'est à ce moment qu'il aperçut la voiture dans le lointain. C'était une Nissan de couleur beige. Elle grossit à vue d'œil. À une cinquantaine de mètres, le chauffeur la nota dans son rétroviseur. Elle était conduite par un homme de type maghrébin avec un bonnet de laine. Un passager occupait la banquette arrière. La Nissan accéléra pour doubler le fourgon. À ce moment l'homme assis à l'arrière baissa la vitre et y passa le canon d'une kalachnikov. Le chauffeur eut un moment d'hésitation fatale. La rafale de la mitrailleuse frappa tout le bas du blindage et le pneu avant droit. Le conducteur écrasa la pédale de frein et le véhicule fit une violente embardée, dérapa sur le bitume et termina sa course dans un talus. À l'intérieur de l'habitacle, les gardes réagirent immédiatement. Le premier déverrouilla la porte, le second bondit hors du véhicule. Deux nouvelles rafales retentirent instantanément. Les gardes s'abritèrent derrière les battants du blindé. Un des terroristes s'était jeté dans un fossé et les tenait en respect. Pendant ce temps-là, son binôme contournait le fourgon. Les gardes repérèrent la manœuvre. Avec vivacité, l'un d'eux se retourna derrière le battant du véhicule. Il ajusta le terroriste à bout portant. Son tir aurait dû le couper en deux. Mais l'homme au bonnet resta debout, sans une égratignure. Le garde lâcha une seconde rafale. Toujours rien ! Le terroriste n'eut pas d'état d'âme. Il lui lâcha une rafale dans le ventre. Le second convoyeur mit un genou en terre. Il s'était déporté d'un demi-mètre derrière la porte blindée, s'offrant un angle de tir imparable sur son assaillant. Il allait lui régler son compte. Il fit feu à bout portant. Mais, là encore, le terroriste resta debout, comme si les balles n'avaient aucun effet. Incrédule, le garde contempla le canon de son arme, comme un enfant dont le jouet ne fonctionne pas. Face à lui, le terroriste vida son chargeur. Ali était recroquevillé au fond du fourgon. Les deux hommes le tirèrent de son refuge, l'emmenèrent dans leur voiture et démarrèrent. Quelques minutes plus tard, ils se perdirent dans le trafic aux abords de Palaiseau.

La péniche approchait de l'écluse de Jarny, près de Reims. Sur la carte, Franck voyait se déplacer le petit triangle correspondant à l'emplacement du navire sur l'axe fluvial du logiciel de navigation. C'est à ce moment qu'il entendit Piet l'appeler. Il désirait se rendre aux toilettes. Aussitôt seul, le Néerlandais ouvrit les portes d'un petit meuble sous le lavabo. C'était un vieux placard dont la peinture s'écaillait et dont les portes fermaient difficilement. La clef était toujours dans la serrure. Piet y trouva ce qu'il espérait : un bloc-notes qu'il avait laissé il y a bien longtemps, ainsi qu'un vieux stylo-bille. Piet ouvrit le calepin et tenta d'y inscrire quelque chose. L'encre du stylo-bille était usée et il dut appuyer fort pour obtenir un texte à peu près lisible. Enfin, il réussit à rédiger son message : « SOS. Sommes deux personnes otages de Franck Corsa à bord de la péniche Oystersee, à Jarny, le 28 septembre 2016. Aidez-nous, c'est une question de vie ou de mort. Piet Van der Linden. » Il ne se rendit pas compte que la pression du stylo-bille sur le papier avait laissé une empreinte imperceptible de son texte sur le feuillet inférieur. Il plia le morceau en quatre, le glissa dans sa poche et voulut refermer le petit placard sous le lavabo. — Piet ! Revenez immédiatement ! Paniqué par la voix de Corsa qui s'impatientait, le Néerlandais tenta de refermer les portes du placard, mais elles étaient grippées. Impossible. Les gonds n'avaient pas été graissés depuis des années. Finalement, il réussit plus ou moins à les faire tenir l'une contre l'autre. La journée s'écoula. Piet guetta l'occasion d'envoyer son petit billet par-dessus bord. Mais Franck ne les laissait jamais voir l'extérieur de leur cellule. Ils avaient demandé à prendre l'air de temps à autre, à faire une promenade sur le pont sous sa surveillance, mais Franck n'avait pas voulu prendre de risque. Lorsque la péniche s'arrêta devant l'écluse de Jarny, Franck vint chercher le Néerlandais car l'éclusier était absent de son poste. Il fallait que quelqu'un sorte manœuvrer l'écluse. — Tu vas actionner les vannes, dit-il à Piet. Je te surveillerai depuis le poste de pilotage et Elke sera avec moi. Tu es averti, si je te vois faire quoi que ce soit de travers, j'enfonce la lame d'un demi-centimètre dans le cou de ta femme. Puis deux. Si tu disparais de mon champ de vision, je fais sortir un œil de son orbite. La péniche se rapprocha du quai et Franck vit que le canal était longé par une piste cyclable. Des bourrasques emportaient des feuilles des platanes qui voletaient avant de toucher l'eau. Alors qu'il s'engageait sur les coursives de l'écluse, Piet tira le billet de sa poche et le lâcha dans la brise. Le cœur battant, il se concentra sur sa manœuvre. Tout en actionnant le volant à vis, il jeta un bref coup d'œil sur la berge. Le morceau de papier avait atterri sur la piste cyclable. Il s'était coincé dans les branches d'un buisson et était agité par les coups de vent. Piet remonta à bord et Franck les boucla de nouveau tous les deux dans la cale. La péniche avançait maintenant dans un paysage de plaine entourée de collines plantées de vignes. C'était à la fois beau et reposant. Lorsque le jour commença à décliner, Franck mouilla l'ancre sous une rangée de platanes, puis alla au salon pour allumer la télévision et regarder les nouvelles. Les informations s'ouvraient sur des images d'un fourgon pénitentiaire renversé dans un fossé, les cadavres de deux gardiens étaient étendus sur un talus, au milieu des gyrophares des pompiers. Le commentateur déclarait que le terroriste Ali Saleh était transféré à bord de ce fourgon et qu'une attaque avait permis de le libérer. L'attaque semblait avoir été minutieusement préparée et l'on s'interrogeait encore sur la façon dont les complices avaient été informés de l'heure et de l'itinéraire du transfert. La caméra revenait sur le plateau où la présentatrice Claire Lacanal recevait un ancien expert de la lutte antiterroriste. — C'est une mauvaise nouvelle pour nos services, dit-il. Cette attaque révèle la détermination des terroristes de la cellule djihadiste d'Aulnaysous-Bois. Elle n'a malheureusement pas été démantelée et la libération de Saleh montre que ses plans sont de préparer de nouveaux attentats. Franck venait de mettre un plat de lasagnes au micro-ondes. Les images prises sur le lieu de l'assaut étaient impressionnantes. Apparemment, le fourgon qui transférait Saleh vers sa nouvelle prison avait été attaqué par des complices armés de kalachnikovs. Ils avaient descendu les deux gardes qui l'escortaient. Le troisième était sérieusement blessé dans l'accident. On n'avait pas trouvé la trace des trois fuyards. L'expert avait raison sur un point : ils préparaient probablement un attentat. Nerveux, Franck jeta sa fourchette dans son assiette et se mit compulsivement à faire les cent pas devant le téléviseur. Saleh, évadé ? De nouveaux attentats ? Et tout ça, pile au moment où il menaçait Levareux de tout révéler sur le scandale Transparence ? Ce n'était pas un hasard. Cela ne pouvait pas être un hasard. Il se creusa la tête pour essayer de comprendre. Le scénario qui se profilait ne tarda pas à lui apparaître. Sous l'emprise de la terreur, l'opinion considérerait désormais le projet Transparence comme une initiative salutaire. Levareux serait vu comme un visionnaire. Et porté en triomphe. Pour

Franck, cela changeait tout. Il ne pourrait plus faire pression sur le ministre. Sa traque s'achèverait. Sa seule option était d'empêcher que ce nouvel attentat soit commis. Mais comment ?

Le commandant Jacques Melvin apprit la nouvelle de l'évasion d'Ali Saleh par le directeur du Raid, son supérieur direct le colonel Geoffroy de Grandlieu. Le colonel approchait la soixantaine. Le corps noueux et les tempes grisonnantes, il avait dirigé la 4e compagnie de la Légion étrangère avant d'être nommé à la tête du Raid. Il convoqua Melvin dans son bureau et l'informa des conséquences de cette situation. — La menace d'attentat va inévitablement être accrue, dit-il. Le directeur de la DCRI, Rodolphe Pina, estime qu'il va falloir s'attendre à une action dans un délai allant de quelques jours à plusieurs semaines. — Nous sommes prêts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mon colonel, répliqua Melvin. — Vous avez connu Saleh, n'est-ce pas ? — C'est un technicien. Pas un combattant. — On m'a dit qu'il a été libéré par un commando de deux hommes. Deux hommes pour se rendre maître d'un fourgon blindé, vous êtes d'accord avec moi que ça ne tient pas debout ? — Effectivement. Il aurait fallu pour cela qu'ils connaissent à l'avance l'horaire et l'itinéraire du véhicule. Et qu'ils aient bénéficié de complicités. Le colonel resta songeur. — Veillez à ce que l'armurerie reste en alerte, dit-il. Jacques salua et regagna son bureau. Il se connecta à sa messagerie et consulta ses mails. Il éplucha les rapports d'alerte émanant de commissariats ou de systèmes de veille de la SNCF ou des aéroports. Il prit connaissance d'une circulaire sur le décompte de munitions, puis s'arrêta devant un message envoyé depuis l'adresse suivante : [email protected]. Il resta stupéfait. Un hacker se serait infiltré sur l'intranet, récupérant l'ancienne adresse e-mail de Corsa au ministère de l'Intérieur ? La suite le surprit plus encore. Bonjour Jacques, Ali Saleh s'est évadé. Vous devez tous vous demander pourquoi. C'est Levareux qui a fait le coup. Il a besoin que l'opinion soit terrorisée. Si des attentats sont commis, il n'aura plus à craindre qu'on révèle sa participation au programme Transparence. Or c'est ce que je menace de faire, et c'est pourquoi je suis encore en vie.

Jacques contempla son écran, éberlué. Il est fou. Corsa est fou, il a flingué tout le monde, il est en fuite et il imagine des théories du complot. Inutile de lui répondre. Quelques minutes plus tard, un autre message lui parvint. Je sais ce que vous pensez. Vous pensez que je délire. Alors faisons un test. Je vais vous indiquer la planque des complices de Saleh et vous observerez la réaction de la DCRI. Si la police sait où les terroristes se trouvent et qu'elle ne fait rien, c'est qu'ils sont de mèche. Ils ont des ordres. Parce que cet attentat doit avoir lieu.

Cette fois, il était facile de prendre Corsa à son propre jeu. Jacques lui répondit : Eh bien, indiquez-moi donc où sont cachés Saleh et ses complices !

Jacques fut surpris. Il pensait que Corsa se dégonflerait. Or il lui répliqua instantanément : Je vais vous le dire. À condition que vous me donniez leurs noms.

Al Rodgers avait 42° de fièvre en arrivant à Suarez. L'orbite de son œil s'était infectée et dégageait une odeur fétide. Il avait déliré durant toute la remontée du rio Obe. Ighat se tenait à l'avant du bateau, le regard fixé sur le fleuve. La veille au soir, pendant plus d'une heure, Maria avait essayé de lui expliquer ce qui était arrivé à son enfant. Une partie de lui, la partie la plus noble, une partie de son esprit naissant avait été transférée dans l'esprit d'un homme mauvais, d'un assassin sans cœur et sans scrupule. Afin, croyait-on, de le rendre meilleur. Un long moment, Ighat était restée sans dire un mot. — Y a-t-il une chance que cet homme soit sauvé par mon fils ? demanda-t-elle. — Il l'a été, j'en suis sûre, dit Maria. Il a regretté ses crimes, m'a demandé pardon, le cœur ravagé de chagrin, il a été racheté. De nouveau, Ighat était restée pensive. — Ce sont ces morceaux d'esprit, ces neurones, qui ont fait cela ? — Oui, répondit Maria. Ils vivent dans Franck. Nous les avons vus. — Alors, les vrais criminels, qui sont-ils ? — Ceux qui ont payé Nichols et sa bande pour vous exploiter. Le ministre de l'Intérieur français, notamment. Si tu viens avec moi, tu pourras expliquer à tous ce qui s'est passé chez toi, et faire condamner ces coupables. C'est pourquoi Ighat avait embarqué à bord du bateau, au petit matin, et décidé d'accompagner Maria à Suarez. Dès leur arrivée à Minochuqle, les deux femmes firent monter Rodgers à bord du pick-up de Nichols et prirent la route de Suarez. Après plusieurs heures de voyage, Maria se tourna vers le baroudeur. — Nous allons bientôt arriver. Indiquez-nous les locaux de votre entreprise. L'homme se tassa au fond du pick-up. Ighat se retourna vers lui, un couteau à la main. — Vous avez intérêt à parler, dit Maria. Mon amie n'hésitera pas à vous enlever l'autre œil. Ils se rendirent à l'adresse qu'il leur indiqua, au nord de la ville. Au fond d'une impasse, sous des fils électriques tendus entre les maisons, Maria découvrit un local au rez-de-chaussée. Il contenait un bureau et de nouveau un local de stockage. Et des fûts cryogéniques. Dans la partie administrative du local, constituée d'une seule pièce avec un bureau crasseux et un PC rudimentaire, elle trouva les registres de l'entreprise. Des factures établies au nom du ministère de l'Intérieur français. Des dizaines de bordereaux avec des sommes à quatre ou cinq zéros. — On prend tout ça et on file à l'aéroport, dit-elle. Dès que nous aurons déposé ce type devant un hôpital. Maria démarra en trombe. Le statut de sa protégée allait entraîner de multiples difficultés. Ighat n'avait pas de papiers d'identité. En faire établir prenait habituellement des semaines, et elle imaginait qu'au Nicaragua, cela pouvait durer encore plus longtemps. Autre problème, Ighat appartenait à une minorité indienne ayant très peu de contacts avec l'administration nicaraguayenne. Si encore Maria avait su à qui s'adresser, mais elle ne connaissait personne ici. Sauf peut-être des gens qu'elle aurait rencontrés à l'aéroport ou dans l'avion. Comment s'appelait cette dame, déjà ? Dina quelque chose... Elle chercha où elle avait bien pu mettre sa carte dans ses bagages. Elle la trouva dans la poche d'une veste. Dina Amritraj. Présidente de la Commission de défense des femmes violées à l'ONU. Elle décrocha son téléphone. La femme indienne qu'elle avait rencontrée dans le vol vers Managua la resitua aussitôt. Elle fut horrifiée par ce que Maria lui raconta. Ce genre de choses se produisait donc vraiment dans les endroits les plus reculés du monde. — Laissez-moi une heure pour vous retrouver, dit-elle. Je loge actuellement à l'hôtel Carlton de l'avenue Republica. Nous allons faire le siège du ministère des Affaires intérieures. Rendez-vous à seize heures au 18 de la Calle Fernando Ribeiro. Je connais un attaché diplomatique là-bas. Il doit nous rendre visite demain au colloque qui se tient dans la salle de conférences de notre hôtel. Il nous recevra. Le fonctionnaire les reçut en effet dans un bureau au style colonial, face à des jardins ornés de palmiers et de bougainvillées. Il sembla réellement choqué par ce qui s'était passé. Il demanda des noms, des dates, prit des notes et déclara : — Nous ne pouvons malheureusement pas contrôler tous les individus qui se promènent dans la jungle. Le gouvernement s'est engagé depuis plus de vingt ans maintenant pour la protection des Indiens, allant jusqu'à intervenir dans des guerres tribales opposant les Mayangnas aux Miskitos. Mais nous manquons de moyens, et la misère touche déjà certaines grandes villes. Ahakt heti joch ? Ighat sursauta. Cet homme venait de parler dans sa langue.

— J'ai de lointaines ascendances mayangnas, lui expliqua le diplomate. Quel est ton nom ? — Ighat, fille d'Izuno du clan des Obe. — Quel âge as-tu ? — Seize ans. — Es-tu de la rive orientale ou occidentale du rio Obe ? — La rive occidentale. L'homme décrocha son téléphone et, après une conversation de quelques minutes, composa un autre numéro. — Ighat, dit-il finalement, vous allez recevoir une identité nicaraguayenne en bonne et due forme. Les membres de votre peuple sont certes citoyens nicaraguayens, mais ils n'ont généralement pas d'acte de naissance et de ce fait ne disposent pas de papiers d'identité pour leurs déplacements internationaux, qui sont du reste inexistants. Nos services de police vont nous faire parvenir des documents qui vous serviront à établir un acte de naissance conforme. Ensuite, ils établiront un identifiant national et un passeport pour mineur. Il faudra alors que vos parents se rendent au commissariat central. — Ses parents ? s'écria Maria. Mais il faudra des semaines pour les faire venir... — L'autre solution est de faire établir ce passeport au nom d'un tuteur. Il faut qu'un adulte joue le rôle d'autorité parentale aux yeux de l'administration. — Je peux remplir ce rôle, dit Maria. Si Ighat est d'accord, bien sûr. En guise de réponse, la jeune fille prit la main de Maria. — Si j'ai bien compris, ajouta l'attaché ministériel, vous avez un avion à prendre assez rapidement. Nous allons donc établir conjointement l'acte de naissance et le passeport. L'important dans votre situation, mademoiselle, est de choisir une date de naissance plausible, de donner le nom usuel de votre village et de passer au studio photo. Il faudra aussi que la tutrice fournisse ses propres papiers d'identité et sa signature. Une heure et demie plus tard, les trois femmes quittaient le ministère, leurs documents en poche. — Comment pourrai-je jamais vous remercier ? demanda Maria à Dina Amritraj. — Venez avec Ighat à la prochaine conférence des femmes de l'ONU, qui se tiendra à Delhi l'hiver prochain. Ce sera votre façon de remercier ceux qui, comme ce fonctionnaire, nous ont aidées.

Vincent appuya sur la touche de son répondeur téléphonique et écouta le message de Maria. La voix de la jeune femme était hachée. — J'ai très peu de temps pour te parler, Vincent. Me confirmes-tu que les cellules souches implantées dans le cerveau de Franck faisaient partie du lot 80 ? Réponds-moi, j'ai découvert quelque chose d'incroyable. Vincent appuya de nouveau sur le bouton pour réécouter le message. Depuis que Maria était partie, c'était seulement son deuxième appel. Le premier avait été passé depuis l'aéroport d'Orly. Il entendit frapper à la porte. C'était Mylène, la secrétaire du directeur. — M. Le Cret vous fait demander dans son bureau, dit-elle. Vincent eut une surprise en sortant. Le couloir était rempli de personnels qui avaient eux aussi quitté leurs bureaux et le regardaient avec insistance. — Qu'est-ce qui se passe ? leur demanda-t-il. Il poussa la porte du directeur. Xavier Le Cret était installé à son bureau. Il demanda à Vincent de s'asseoir. Puis resta un moment immobile. Il regarda son jeune collaborateur, avant de murmurer : — Sigurdsson a appelé. Vincent comprit. Le Cret le devança. — On l'a. On a le prix, Vincent. Vincent sentit une bouffée d'émotions l'envahir. Un mélange quasi violent de joie, d'orgueil et de triomphe réunis. Il se mit à rire malgré lui. Le Cret se leva, totalement libéré. — Nom d'une pipe, Carat, vous vous rendez compte ? Le Nobel ! Est-ce que vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ?! Il fit le tour du bureau et alla le prendre par l'épaule. — On l'a eu, on l'a eu ! Il fit tournoyer Vincent en le prenant entre ses mains puissantes, et en plantant son regard dans le sien. — Les meilleurs, Carat. On est les meilleurs. Les rois du monde. Ha ! ha ! Vincent, amusé autant qu'heureux, le regardait livrer le vrai visage qui était le sien : celui d'un homme-enfant. Le Cret sortit du bureau et, entamant une folle farandole, commença à serrer de la même façon au bout de ses bras ceux qui se trouvaient sur son chemin. Puis, ayant donné libre cours à son énergie, il s'arrêta et les regarda. — C'est notre prix à tous. Vous devez vous en souvenir pour toute votre vie. Nous sommes entrés dans l'histoire. Des exclamations d'allégresse lui répondirent. Les applaudissements n'en finissaient plus. Peu à peu, tout l'étage affluait, regardant passer les deux hommes avec des yeux emplis d'admiration. À ce moment, Mylène s'approcha dans le dos de Vincent et lui glissa : — Maria. Elle est là. Elle vous cherche. Vincent eut un coup au cœur. — Je lui ai dit de patienter dans votre bureau, dit Mylène. Bouleversé, Vincent ouvrit la porte de son bureau. Maria était assise dans le canapé, avec une jeune fille d'une quinzaine d'années à ses côtés. — Que fais-tu là ? J'étais mort d'inquiétude, tu aurais dû me prévenir. Dans le couloir, on entendait des bruits de fête. Deux ou trois collaborateurs passèrent des mines réjouies à travers la porte. Éric, un ingénieur de recherche, se pencha et dit : — Venez tous, on va faire une photo sur le parking. Maria ne bougea pas. — Assieds-toi, dit-elle à Vincent. C'est important. Il finit par prendre un siège et par s'asseoir à côté d'elle. — Neuroland va avoir de gros ennuis, lui dit-elle. Le jeune homme cligna des yeux. — Hein... Que veux-tu dire ? — J'ai suivi le P-DG d'Ovotech au Nicaragua. Ce qu'ils font là-bas dépasse tout ce qu'on peut imaginer.

Vincent la dévisagea d'un air incrédule. Maria continua. — Les neurones que nous greffons à nos malades sont prélevés chez des fœtus de jeunes femmes à l'autre bout de la planète. Des pauvres filles de peuples indigènes, en proie à la malnutrition et aux maladies. Les employés d'Ovotech monnayent leur survie contre leur ventre. Ils leur prennent leurs bébés en échange de médicaments et de pastilles de chlore pour désinfecter l'eau polluée des rivières. Le teint de Vincent devint livide. — C'est absurde, dit-il. Tu es en train de délirer. — Je l'ai vu de mes yeux. — Mais enfin, c'est invraisemblable. Tu ne peux pas avancer des accusations si graves sans preuves et sans témoin. Qui d'autres que toi pourrait confirmer des horreurs pareilles ? Maria se tourna vers Ighat. — Seize ans, violée et avortée de force comme sa sœur et toutes les femmes de son village en âge de procréer. Vincent resta sans voix. — Elle va témoigner au procès, dit Maria. Nous allons nous porter partie civile et attaquer l'État ainsi que la société Ovotech pour coups et blessures, manipulation de matériel génétique humain, avortement illégal, vente d'embryons, extorsion et d'autres chefs d'accusation. Vincent enfouit son visage dans ses mains. — C'est absurde, dit-il. Réfléchis deux secondes... — Réfléchir à quoi ? Au fait que cela se passe loin d'ici et qu'à ce titre il ne faudrait rien dire ? — Non... Il faut peut-être attendre un peu, je... — Vincent, tu ne comprends pas. Franck a dans sa tête les neurones du fils d'Ighat. Vincent se redressa. — Quoi !? — L'enfant d'Ighat lui a été retiré de son ventre par le docteur Nichols, le patron d'Ovotech. Nichols a découpé son cerveau en petits morceaux. Il a envoyé ses jeunes neurones à Neuroland dans des fûts d'azote et nous les avons mis dans la cervelle de Franck. Vincent chercha de l'air pour respirer. — Tu te souviens du numéro de lot que nous avons vu sur les tubes de cellules souches ayant servi à opérer Franck ? poursuivit Maria implacable. Je t'ai demandé par téléphone de me confirmer que c'était bien le lot 80. Tu ne veux pas savoir pourquoi ? Elle plaça sous ses yeux le carnet d'opérations de Nichols. Vincent lut : Fille du chef, prénommée Ighat, 16 ans, approx. 10 semaines de grossesse. Opération difficile, sans aide. Je récupère un lot de neurones en bon état sur fœtus normalement formé, probablement de sexe masculin. Noté lot 80.

Le visage de Vincent se décomposa. Ses yeux ne cessaient d'aller du carnet à la jeune Indienne assise sur le canapé, puis au carnet... Il allait devenir fou. Du couloir où le personnel de Neuroland faisait la fête, les bruits lui parvenaient maintenant comme étouffés. Tout cela ne reposait plus sur rien. Il se posait maintenant une seule question : comment éviter que tout s'écroule ?

Sixième partie

Dick Vardel entra dans la salle de rédaction du journal L'Églantine et lâcha son bloc-notes et son stylo sur la table. Devant lui, l'équipe était au complet. Il commença par passer en revue les sections thématiques. Il se tourna vers son chef de rubrique André Vilmots. — Qu'est-ce qu'on a ce mois-ci en éco ? — Un sujet pédago sur les micro-entreprises de la région de Namur, répondit un journaliste en polo Nike et lunettes carrées. Ces formules d'entreprenariat ont le vent en poupe. Je verrais bien un sujet « conseils pratiques ». Pièges à éviter, témoignages de micro-entrepreneurs, et tout ça. Vardel fit la moue. — C'est pas un peu... chiant ? — Les gens en veulent. Ça les concerne, ils se sentent aidés. — Mettons. Jean-Luc, côté scandales d'État, magouilles parlementaires et arnaques fiscales, quelque chose à se mettre sous la dent ? Jean-Luc Vermeulen, chef de la rubrique politique, avait un peu de mal à dénicher des sujets excitants, ces derniers temps. — Difficile de trouver un scandale toutes les semaines, Dick, dit-il. Je sais que c'est important pour le journal, mais on ne peut pas fabriquer les scoops. Vardel réfléchit un moment. — Contrairement à ce que tu viens de dire, je suis persuadé qu'il se produit un scandale toutes les semaines. Tiens, par exemple... Qu'y a-t-il derrière les attentats terroristes de Paris ? Hein, qui sont les types qui ont libéré Ali Saleh ? — Abdelcharif et Benamouche, d'après ce qu'on dit. Des anciens de Syrie. — Qu'en dit notre contact dans la police ? A-t-on retrouvé leur piste ? — Il y a les empreintes dans un appartement de Molenbeek. La police est en train de réaliser les analyses d'ADN. — Voilà ! Qu'est-ce que je disais ! s'écria Vardel. Je vois d'ici le scandale : « Les pouvoirs publics belges, responsables d'un acte terroriste en France à cause de leur incapacité à contrôler les djihadistes dans leurs banlieues. » C'est pas un sujet, ça ? Vermeulen griffonna quelque chose sur son bloc-notes pendant que Vardel continuait sur sa lancée. — On pourrait même faire la couverture là-dessus, fit-il en se tournant vers la chef graphiste. Martine, est-ce qu'on pourrait avoir des images Reuters de l'attaque du fourgon ? Il nous faut des images que tout le monde a déjà vues, mais nous on leur donne avec une explication qu'ils ne trouveront jamais ailleurs. Ça s'appelle le décryptage. D-É-C-R-Y-P-T-A-G-E. Le titre : « Saleh évadé, la Belgique coupable ». Toute l'équipe le dévisageait avec de grands yeux. — Je vais contacter le photographe, dit finalement Martine. Mais le prix risque de dépasser nos budgets habituels. — Essaie de négocier. Pendant ce temps, Jean-Luc va avancer son papier. Bon, ça me va mieux, ça. Quoi d'autre au niveau local ? Jean-Luc Vermeulen leva le bras, les yeux fixés sur son smartphone : — Mauvaise nouvelle, dit-il. L'ADN n'est pas celui d'Abdelcharif, ni celui de Benamouche. Rudi remet complètement en question sa thèse de leur séjour à Molenbeek. En fait, les enquêteurs s'orientent vers d'autres pistes avec Interpol. — Et merde ! lâcha Dick. Bon, on se revoit à dix-sept heures pour un nouveau point. La rédaction s'égailla. Chacun regagna son poste de travail. Pour le décryptage, on repasserait. Dick s'enferma dans son bureau pour préparer la réunion qui allait se tenir dans quelques minutes en présence des actionnaires et du directeur de la rédaction. Les chiffres des ventes de L'Églantine n'étaient pas flamboyants. Quelques mois plus tôt, c'était l'euphorie. Les ventes avaient fait un bond fantastique au moment de l'affaire Corsa, on avait triplé le chiffre d'affaires, Vardel était sur toutes les chaînes et on publiait ses articles dans le monde entier. Mais, depuis, la routine était revenue et les courbes des ventes retrouvaient leur équilibre antérieur. Si seulement il avait pu obtenir des informations sur l'évasion de Franck Corsa. Cela aurait boosté les ventes du journal. Mais la chance ne frappait pas deux fois à la même porte. Car c'était bien de la chance qu'avait eue Dick, le jour où Maria Svetkova l'avait appelé sur son poste à la rédaction pour lui livrer cette affaire sur un plateau d'argent. Le directeur de la rédaction, Max Debertigo, avait toujours cru que c'était Dick qui avait tout fait. Mais c'était la chance, rien de plus. Le téléphone sonna sur son bureau. Il reconnut la voix de Maria. — Ça alors... j'étais justement en train de penser à vous !

— Comment allez-vous, Dick ? — On fait aller. Mais vous ? Le Nicaragua, avez-vous pu avoir du nouveau sur votre enquête ? — Oui, Dick. Et ce que j'ai trouvé confirme ce que je pensais. J'ai suivi l'homme qui fournit Neuroland en cellules souches. En fait, ce ne sont pas des cellules souches, mais des fœtus humains. La mâchoire de Dick s'abaissa d'un cran. — Les médecins se rendent dans des populations démunies d'Amérique centrale, poursuivit Maria, ils violent les jeunes femmes puis les avortent, découpent les embryons et les vendent à Neuroland. Vardel faillit laisser tomber son téléphone. Sa gorge était devenue sèche d'un seul coup. — Qu'est-ce que vous racontez là... vous... vous voulez dire que vous y étiez ? — J'y étais, et je peux vous assurer que c'était horrible. Des viols. Des trafics d'organes. J'ai dû m'infiltrer dans leur équipe en me faisant passer pour une infirmière en perdition, et j'ai participé aux opérations sur les fœtus. Je vous passe les détails, je me suis fait agresser par un des membres de l'équipe d'Ovotech qui se trouve à présent dans un hôpital à Suarez, au Nicaragua. Vardel réussit à attraper un crayon d'une main tremblante. La prise de notes le remit en contact avec la réalité. Sa première intuition fut de penser qu'il y avait là matière à scandale. — Est-ce que vous avez des éléments officiels, administratifs, n'importe quoi, des traces écrites ? demanda-t-il. — Je suis passée par les locaux de la société Ovotech à Suarez, répondit Maria, et j'ai récupéré des factures, des bordereaux d'envoi. — Envoyez-les-moi, trancha Vardel. À qui ces factures étaient-elles adressées ? — À Neuroland, bien sûr. — À Neuroland ? — Mais oui, Neuroland commande les cellules souches à Ovotech et il touche pour cela une subvention de l'État. Vardel avait du mal à tout noter. Ça allait vite. Il y avait une quantité d'informations peu commune. Il devait retrouver son calme et ses réflexes professionnels. — D'accord, d'accord..., dit-il. L'État finance un centre de recherche pour que celui-ci achète des cellules souches à votre type du Nicaragua. Le type fait du trafic d'organes, exploite les populations locales et... Il s'arrêta. — On va se casser les dents, Maria. En face, il y a l'État, un consortium semi-privé international qui pèse des centaines de millions. Le gouvernement a des intérêts financiers. Et nous, on n'a que quelques factures. Si encore on avait un témoin. — Ça, j'ai, dit Maria. Une jeune femme qui a été violée puis avortée par le P-DG de cette société. — Oui, mais ça va être dur de la faire venir de sa jungle natale. — Je l'ai emmenée avec moi. Elle est ici. Vardel bondit de son fauteuil. — Et c'est maintenant que vous le dites ? Mais enfin, Maria, on les tient ! — C'est une Indienne mayangna, continua Maria. Je vous préviens, elle n'a jamais vu un smartphone ou un four à micro-ondes. — Bonté divine... Gardez-la bien au chaud. Je vais passer plusieurs coups de fil, et il faudra que je la rencontre. Il était à peine onze heures dix quand Dick Vardel poussa la porte de la salle de direction. Max Debertigo était en train d'expliquer à ses actionnaires que le journal traversait certes une phase de turbulences, mais que de nouvelles opérations de marketing allaient permettre de recruter de nouveaux abonnés. Dick s'assit en face de lui. — Voici notre rédacteur en chef, dit Max Debertigo. Dick, avez-vous quelque chose à dire à nos actionnaires sur l'orientation éditoriale de la revue ? Vardel sourit aux actionnaires. Sa voix était calme et assurée. — Oui. J'ai quelque chose à dire. Nous allons, à partir du mois prochain, livrer un feuilleton sur des informations fracassantes concernant le cerveau de Franck Corsa et les ratés de la loi de bioéthique française. Nos sources indiquent qu'un scandale de corruption et de falsification de données biologiques va éclabousser de hauts responsables du gouvernement français. Nous appellerons ce feuilleton : « L'État français et les neurones de la honte ». Nous programmons d'ores et déjà une série d'enquêtes à un rythme hebdomadaire, qui fera remonter notre audience au niveau de l'affaire Transparence. Les actionnaires le dévisagèrent, bouche ouverte. Vardel aurait préféré que Max Debertigo ait l'air moins ahuri et fasse au moins semblant d'être au courant.

Le lendemain matin, Dick Vardel reçut plusieurs mails de Maria contenant des dizaines de factures de la société Ovotech, toutes adressées à Neuroland. Il en confia une partie à André Joortens du service de documentation, et s'attabla à son bureau avec le reste de la pile. Les factures étaient standard. Chaque livraison de cellules souches donnait lieu à un versement de 30 000 euros et était destinée à opérer un détenu du système pénitentiaire français. Vardel se demanda quel intérêt le gouvernement trouvait dans cette affaire. Il demanda à Joop de faire un rapide historique des auditions pour le vote de la loi de réforme de santé pénale, en se focalisant sur le budget. Le budget global était de 90 millions d'euros, pour un total de trois mille détenus opérés. Ce qui portait le coût de l'opération à 30 000 euros par détenu. Mais il y avait autre chose. À côté de chaque facture figurait un ordre de virement émis quelques jours après l'émission de la facture sur le compte d'une banque panaméenne ayant son siège en Suisse, la West Island Bank. Cet ordre de virement portait systématiquement sur une somme avoisinant 20 000 euros. Et il y avait autant de virements que de factures. Autrement dit, Ovotech touchait 30 000 euros de Neuroland pour chaque détenu et en reversait 20 000 sur ce compte suisse. Rétrocommission. Le mot s'alluma comme un voyant rouge dans la tête de Vardel. Une rétrocommission d'un montant de... de combien ? Il fit le calcul. Il obtint un résultat de 60 millions d'euros. Il resta un moment assis sur sa chaise sans bouger. Cet article allait déborder de tous les formats du journal. Il fallait sans attendre commencer à enquêter. En commençant par le talon d'Achille : Neuroland. Et voir ce que son directeur avait à dire. Dick appela Xavier Le Cret. Obnubilé par le Nobel, celui-ci le reçut froidement. — Je n'ai pas beaucoup de temps, dit-il. Pour nous, la question des cellules souches est secondaire. — Alors, je serai bref : est-il vrai que la société Ovotech vous facture 30 000 euros pour chaque opération de cellules souches sur un détenu du système carcéral ? demanda Vardel. — Je n'ai pas les chiffres en tête, répondit Le Cret. Je demanderai à notre service de comptabilité. — Ils m'ont dit qu'ils ne communiquaient pas sur ces questions et que je devais vous le demander. Xavier Le Cret n'avait ni le temps, ni l'envie de discuter de cela. Il était en train de préparer son discours de réception du prix, qu'il prononcerait devant le roi de Suède à Stockholm. Ce discours le tracassait, il avait peur de mal faire, d'en dire trop ou pas assez, de se montrer trop lyrique ou trop inexpressif, technique ou au contraire d'une excessive banalité. Il avait demandé à Vincent Carat de lui envoyer quelques propositions de formules bien ciblées, mais n'avait pas encore reçu sa réponse. — Je n'en sais pas plus, dit-il. — Je vous dis cela parce que le véritable coût des cellules souches semble être de 10 000 euros par détenu. — Là je vous arrête tout de suite, c'est strictement impossible, certifia Le Cret. Nous avons fait plusieurs appels d'offres et aucun n'arrivait même au chiffre de 30 000 euros. Les cellules souches sont très chères à produire à un échelon personnalisé. — C'est bien ce que je pensais, répondit Vardel. Voyez-vous, monsieur Le Cret, le plus gros problème dans cette histoire pourrait venir du fait que les cellules souches ne sont pas des cellules souches. D'après mes informations, ce seraient des neurones embryonnaires provenant de fœtus avortés. Sur des femmes en état de détresse, à l'étranger. Moyennant médicaments. — C'est absurde. Comment pouvez-vous affirmer cela ? — Andrew Nichols, le P-DG d'Ovotech, se trouve actuellement dans un village en pleine jungle du Nicaragua, retenu en captivité après avoir violé plusieurs femmes et avoir pratiqué sur elles des avortements forcés. Son comparse est quant à lui dans un hôpital de Suarez. Il y a tout un village prêt à témoigner, et une jeune victime qui se trouve d'ores et déjà à Paris. Xavier Le Cret sentit le sol se dérober sous ses pieds. Vardel ne lui laissa pas le temps de réfléchir. — Neuroland semble bien avoir acheté des neurones de l'horreur. Je suis désolé, mais votre institut a signé un pacte avec le diable. Cette fois, des gouttes de sueur perlèrent sur le front de Xavier Le Cret. Il bredouilla quelques excuses et raccrocha. Il se procura le dossier du contrat entre Neuroland et Ovotech. Il tourna les pages fébrilement. Il chercha la signature de la personne qui avait conclu ce contrat et la trouva en fin de document. Il poussa un soupir de soulagement. C'était Vincent Carat.

Vincent glissa dans sa serviette les imprimés des trois articles récemment publiés dans les journaux Science et Nature, et prit le volant de sa voiture. Quelques minutes plus tôt, il avait envoyé par e-mail à Xavier Le Cret quelques propositions pour son discours de réception du prix. Il était important de trouver le ton juste, d'une part à cause du protocole de remise du prix, mais surtout parce que la découverte de Carat et Le Cret allait probablement révolutionner le champ des sciences humaines. De ce fait, certaines des phrases qui seraient prononcées lors de ce discours seraient peut-être amenées à figurer dans les manuels universitaires. Vincent avait insisté pour rendre hommage aux précurseurs de ces recherches. Husserl, Descartes, Spinoza. Hebb, aussi, qui avait eu l'intuition que toute représentation mentale reposait sur un réseau de neurones s'activant au même instant, connectés entre eux par des synapses renforcées. Mais également aux pionniers de la résonance magnétique nucléaire. Celle-ci était finalement la technologie mère, le coup de génie qui permettait d'observer le comportement des atomes à l'intérieur d'un être vivant. Deux noms, pour un prix. Carat et Le Cret. Les juges de l'Institut Karolinska avaient contacté plusieurs spécialistes du domaine pour savoir qui avait apporté la contribution décisive à la découverte du code neural. Vincent Carat certes, était très jeune, et n'avait pratiquement aucune expérience de la recherche de haut niveau, commençant tout juste son doctorat. Mais tous les éléments s'accordaient à dire qu'il avait apporté le déclic conceptuel permettant d'établir l'équation de l'esprit. Il aurait été injuste de l'écarter. Le comité Nobel avait donc tranché : le prix serait remis conjointement à Carat et Le Cret. Vincent arriva à Neuroland en milieu d'après-midi. Xavier Le Cret était assis à son bureau, face à son écran d'ordinateur. — Bonjour, dit-il en entrant. Alors, qu'est-ce que vous en pensez ? En le voyant arriver, Xavier Le Cret se pencha en arrière dans son siège et croisa les bras sur sa poitrine. — Carat, qu'est-ce que c'est que cette histoire d'Ovotech ? Vincent reçut comme un coup en pleine poitrine. — Que... que voulez-vous dire, monsieur ? — Je viens d'apprendre que la société Ovotech, qui nous fournit en cellules souches, est la plaque tournante d'un trafic crapuleux de neurones embryonnaires. Je vous passe les détails. Ne me dites pas que vous n'étiez pas au courant. Cette fois, une sueur froide coula sur le front de Vincent. — Je... je viens de l'apprendre, monsieur. — Est-ce que vous vous rendez compte de ce que cela veut dire ? Nous devons partir demain à Stockholm pour recevoir le prix Nobel de la main du roi Carl XVI Gustaf. C'est la consécration des efforts de milliers de personnes. Un retentissement immense pour le domaine des recherches en sciences de la vie dans notre pays. Le couronnement de décennies d'attente, de travaux et d'espoirs pour ce qui me concerne. La justification de ces bâtiments, de ces locaux, de ces électroaimants dont vous avez largement bénéficié. Vincent chercha quelque chose à dire. Rien ne lui vint. — Nous allons nous envoler pour la Suède, poursuivit Le Cret et, à notre descente d'avion, un parterre de journalistes me posera la question : « Monsieur Le Cret, étiez-vous au courant que Neuroland faisait violer et avorter des Indiennes d'Amazonie pour corriger le cerveau de psychopathes français ? » Cette question, Carat, je ne veux pas qu'on me la pose. Vincent hocha la tête. — Je ne savais rien des agissements d'Ovotech, martela Le Cret. À aucun moment je n'ai vu le document qui établit un contrat de quelque nature que ce soit entre Neuroland et ces fous. C'est vous, Carat, qui avez pris l'initiative d'une pareille horreur. — M... moi ? Mais, je... Xavier Le Cret exhuma soudain d'un tiroir une liasse de documents et en sépara la dernière page qu'il brandit sous les yeux de Vincent. — « Signature d'un accord commercial entre la société Ovotech et le consortium semi-privé Neuroland ». C'est bien votre signature qu'on voit ici, Carat !? Dites-moi si c'est bien votre signature !? — C'est bien ma signature. — Alors écoutez-moi. Nous allons devoir trouver une solution. Il faut que Neuroland ait le prix. Ce serait une terrible injustice qu'il nous soit retiré à cause d'une affaire comme celle-là. Imaginez que Mylène, Fabien, Aurélien, tous les étudiants, les techniciens, les ingénieurs, que tout le monde ici ait travaillé pour rien. Des années, des décennies de développements techniques, des millions engloutis, des vies consacrées à ce beau projet. Tout cela, éclipsé pour une mauvaise signature ? Vincent secoua la tête. Pas plus que son patron, il ne pouvait envisager une telle issue.

— Vous êtes jeune, Vincent. Tout le monde peut faire des erreurs. Vous avez péché par légèreté. Je ne vous en veux pas. Je crois que le mieux est que vous renonciez à ce prix, ce qui nous permettrait d'éviter les remous. On comprendra que vous ayez eu la main légère en signant ce papier qui vous lie aux truands d'Ovotech. Avec le temps vous pourrez suivre malgré tout une belle carrière. Mais si l'affaire des trafics de fœtus tombe au même moment que la remise du prix Nobel, ce sera une catastrophe pour tout le monde. — Je comprends, dit Vincent. Alors, qu'attendez-vous de moi ? — Démissionnez. Je vous aiderai à trouver une belle place ailleurs. Neuroland obtiendra le prix, cette saleté ne retombera pas sur lui. L'essentiel sera sauf. — À part pour moi, remarqua Vincent. — C'est vrai. Pensez au prix. — Un prix qui ne serait peut-être pas arrivé si je ne vous avais pas apporté les outils théoriques de l'imagerie moléculaire. Le Cret soupira. — Je sais. Je n'oublierai pas. Ici, tout le monde saura, en passant dans le grand hall devant la médaille qui symbolise le trophée Nobel, que c'est aussi la vôtre. Vincent baissa la tête, accablé. Il n'avait jamais voulu ce programme d'interventions chirurgicales sur les criminels de droit commun. Quelque chose avait dérapé. Il s'était fait avoir. Le Cret regarda sa montre. — Je dois avancer sur ce dossier, dit-il. Je vais devoir faire une communication rapidement au comité Nobel. Ne tardez donc pas à faire votre annonce aux médias. Vincent lui tourna le dos et sortit comme une ombre. Sur le parking, il aperçut un groupe de journalistes. Il était impossible de leur échapper. Avant d'affronter les micros, il se retourna et vit les hautes toitures de verre de Neuroland. Jamais il n'avait imaginé que cela prendrait une telle tournure.

Cet après-midi, Louis, Jérôme, Antoine et Lucas rentraient à pied de l'école élémentaire des Saules, à Jarny. L'école était située sur une hauteur, de l'autre côté du canal. Pour rentrer chez eux, les enfants franchissaient un pont puis empruntaient une piste cyclable qui longeait l'eau. Ils s'attardaient parfois près de l'écluse pour regarder les bateaux. La veille, une péniche avait mouillé sous les platanes, mais elle était repartie. Ce jour-là, le petit Louis Dolinger était à la traîne du groupe. Il s'arrêtait de temps à autre et tendait l'oreille aux coassements des crapauds qui logeaient dans les berges du canal. Au milieu de sa rêverie, son regard fut soudain attiré par une forme blanche qui s'agitait devant lui. Il ramassa un papier plié en deux et l'ouvrit. C'était écrit en anglais. Il ne comprit qu'un seul mot : « SOS ». Il y avait aussi le nom d'un homme qu'il avait vu à la télévision. Un superbandit. C'était écrit : Franck Corsa. Louis poursuivit son chemin et arriva à l'écluse. Là, il retrouva son copain Jérôme qui jetait des cailloux dans le bassin. — Tu viens faire une partie de Minecraft chez moi ? lui demanda Jérôme. — D'accord... Louis le suivit et sans plus penser au billet le fourra machinalement dans sa poche.

Le colonel Lobatchevski avait rapproché un siège de l'écran de l'agent Igor Karilenko. Il voulait désormais suivre chaque étape de la communication avec blackswan421. Lors de la dernière session d'échange, blackswan421 avait livré une information capitale. Il prétendait être un criminel en fuite, détenant des informations sensibles sur une technologie développée en France exclusivement. C'était suffisamment insolite pour que le colonel Lobatchevski décidât de surseoir à ses rendez-vous de l'après-midi pour venir pointer son nez en salle d'opérations chaque demiheure. Lorsque le mystérieux correspondant posta son troisième message, le colonel Lobatchevski appela aussitôt le chef des opérations. Ils découvrirent alors le message affiché sur le terminal : Igor, J'ai vérifié la qualité de votre connexion. Au vu des filtres mis en place, vous pourriez être n'importe quel agent opérant pour le compte d'un gouvernement disposant de services secrets aussi sophistiqués que ceux de la France, et j'ai de plus en plus de raisons de penser que vous êtes russe. Je compte sur cette hypothèse, et je me lance. Je suis Franck Corsa, en cavale depuis quatre jours sur le territoire français. Je demande l'asile à votre pays. En échange, je vous apporte l'expertise développée par les services secrets français dans un domaine novateur : la lecture dans les pensées. J'ai construit avec Vincent Carat, dans le centre Neuroland, une machine à IRM permettant d'extraire les pensées de suspects grâce à des gradients de champs magnétiques, à des concepts novateurs en neurobiologie cellulaire et à un software unique au monde en matière de codage inverse. Notre appareil a été mis à l'arrêt suite au scandale que sa mise au point a suscité en Europe, et dont on m'a jugé coupable. Néanmoins, les concepts scientifiques sous-jacents vont valoir, dans les jours qui viennent, le prix Nobel à Vincent Carat et à Xavier Le Cret. Si vous êtes intéressé, nous pourrons convenir d'un point de rendez-vous afin que je sois exfiltré.

Les trois paires d'yeux de Lobatchevski, d'Igor et du responsable des opérations s'agrandirent comme des soucoupes. — Gospodi..., murmura le colonel en relevant sa casquette. Mon Dieu... Igor écarta les bras en signe d'impuissance. — Il faut lui répondre, dit-il. Il s'est exposé. Un silence de notre part éveillerait sa méfiance. Lobatchevski cligna plusieurs fois des paupières. — Notez. Je dois en référer à ma hiérarchie. Je vous tiens au courant rapidement.

Igor cliqua sur la touche envoi. La réponse de Franck Corsa arriva presque instantanément. OK Igor. Je veux dans ce cas que vous leur transmettiez un message. Pour avoir une chance d'échapper aux services français, je dois empêcher un attentat terroriste d'être commis prochainement en France. Si cet attentat avait lieu, mon gouvernement aurait carte blanche pour développer cette invention et pour m'arrêter. Je pense pouvoir mobiliser certains amis pour enrayer ces projets, mais il me faut pour cela des informations sur les déplacements récents de Nassim Abdelcharif et Saïd Benamouche. S'ils ont emprunté les réseaux syriens, vous aurez de bonnes chances d'en avoir conservé une trace. En me disant ce que vous savez à ce sujet, vous augmenterez mes chances de survivre jusqu'à la frontière. Et, peut-être, de récupérer l'invention pour votre propre bénéfice.

Lobatchevski relut le message deux fois. Terrorisme, renseignement, transfert de technologie. Le tout combiné adroitement. — Ce type n'est pas un amateur. Répondez-lui que je dois en référer au général Karpov. Il tourna les talons et prit la direction de la sortie. — Je veux que vous restiez vingt-quatre heures sur vingt-quatre en contact avec ce lascar. Ne le lâchez pas tant que je n'aurai pas eu la réponse de l'état-major.

Le lendemain matin, Franck trouva ses draps trempés de sueur. Il posa une main sur son front et le sentit brûlant. Ce qu'il avait redouté se réalisait. Ses plaies s'étaient infectées. Il risquait la septicémie. Il se leva, grelottant, gagna l'escalier et descendit aux toilettes. Il commença à fouiller dans l'armoire à pharmacie et y trouva un flacon d'alcool. Il se mit à retirer les pansements. Le pus perlait d'une partie des plaies, s'étendait parfois en nappes sur certaines zones de son corps. D'autres, d'un rouge vif, étaient totalement enflammées. Il s'aspergea la peau d'alcool. La douleur était si insupportable qu'il hurla dans les sanitaires. Il prit tous les pansements du bord et se dirigea à grands pas vers la cale. À l'intérieur de la cabine où ils étaient ligotés, les otages commencèrent à s'agiter. Ils avaient entendu les cris de Franck à l'autre bout du navire et maintenant, des pas s'approchaient. La poignée de la porte tourna. Lorsqu'ils virent la chose qui apparut devant eux, ils eurent un frisson d'épouvante. Franck était nu. Sa peau était un mélange de sang et de lymphe, dont se détachaient des lambeaux sanguinolents. — Elke, je vais avoir besoin de vous. Il détacha la femme terrorisée des barreaux. Piet tira sur ses liens, paniqué. En vain. — Toi, l'infirmière, lui dit Franck en la traînant dans la salle de bains, tu as intérêt à me montrer ce que tu sais faire. Elke, en déroulant les pansements, retrouva une sorte de calme. Ses gestes professionnels la focalisaient sur son travail. Elle commença par bander le torse et les bras de Franck. Puis ses jambes, son cou, son visage et ses mains. Mais il n'y avait pas assez de gaze pour tout couvrir. — Je vais poser des morceaux de tissu propre par endroits, dit-elle, que je vais trouver dans la lingerie. Franck la vit procéder avec méthode. Elle semblait savoir ce qu'elle faisait. — Cela ne suffira pas, dit-elle. Vous aurez quelques jours de répit, mais certaines zones seront mal protégées. — Ça ira, dit Franck. En heurtant par mégarde le placard de la salle de bains, la femme fit s'ouvrir les portes du meuble qui étaient mal fermées. Franck aperçut un petit bloc-notes posé sur une étagère. Intrigué, il l'examina de plus près. En l'observant en lumière rasante, on distinguait l'empreinte d'un stylo sur le papier. Il plaça la surface de façon à faire jouer les ombres et les lumières. Il y lut un message. — Oh, putain... Franck se redressa, prit Elke par les cheveux et la traîna brutalement vers le local technique. Il sortit de sa poche son couteau de marine. Il déplia le poinçon.

— Piet, dit-il en faisant irruption dans la cale, il va falloir être rapide dans vos réponses. J'ai vu ce que vous avez écrit. Alors je vais poser mes questions et, à la première hésitation, je fais sauter l'œil gauche de l'orbite de Elke. À la deuxième, elle devient aveugle. Alors, quand avez-vous écrit le mot pour appeler à l'aide ? Les lèvres de Piet se mirent à trembler. — Hier. Vers seize heures. — Où l'avez-vous déposé ? — Lorsque je suis sorti pour manœuvrer l'écluse, je l'ai laissé s'envoler dans le vent. Je ne sais pas où il a atterri. Je ne pouvais rien faire d'autre. Franck resserra sa prise sur les liens de la femme. — Piet, vous m'avez trahi. L'homme se mit à grelotter de tous ses membres. Son visage était blanc comme la cire. — Je vous en supplie, balbutia-t-il. Ne lui faites pas de mal. Tuez-moi plutôt... Franck approcha la pointe du poinçon tout près de l'œil de la femme. Elle le regarda sans ciller. Il pouvait voir les paillettes bleutées de son iris, la profondeur de sa pupille, son visage qui l'observait. Il replia le couteau. Ayant refermé la porte derrière lui, le dos appuyé contre la cloison, il serra le poing. Son cœur battait à tout rompre. Il était terrorisé. Une question horrible apparaissait en lettres de feu devant ses yeux. Il n'avait pas pu la tuer. Était-il encore lui-même ?

Le général Karpov, chef de la police secrète, relut pour la deuxième fois la note que lui avait adressée le colonel Lobatchevski, de l'antenne de renseignements de Smolensk. Bizarre, cette histoire de Franck Corsa. À ce moment, la ligne du Kremlin s'activa sur son bureau. Le président Abarev voulait faire le point avec lui sur l'affaire Boginskaïa. Le général Karpov traversa le hall désert sous les voûtes en bulbe, gravit les escaliers monumentaux, accompagné par deux militaires en tenue d'apparat. Le président le reçut dans son bureau aux perspectives interminables. Ces derniers temps, il demandait à être tenu au courant régulièrement de l'affaire Boginskaïa. Cette journaliste écrivait chaque semaine sur son blog et dans certains journaux dissidents des articles l'accusant d'avoir accordé le marché d'exploitation d'importants gisements de gaz naturel à la société de l'homme d'affaires Vassili Georgieff. D'une plume insolente, Boginskaïa brossait le portrait d'une amitié de longue date entre Georgieff et le président, rappelant certains détails comme le fait que Georgieff était le parrain de la fille d'Abarev. Mais, surtout, Boginskaïa disposait d'informations précises sur la nature des contrats de gaz naturel. De telles informations semblaient provenir des cercles rapprochés du président, et le général Karpov chargé de l'enquête au sein même du Kremlin était, à force d'investigation, tombé sur une taupe informatique du nom de Caton qui faisait fuiter les informations. — J'ai appris que cette agitatrice s'apprête à publier un nouvel article dans la presse et sur son blog sur l'affaire Megaz, dit Abarev. Apparemment, elle aurait reçu de nouvelles informations de Caton. Où en êtes-vous sur ce sujet ? Karpov prit un siège. — Caton se cache adroitement, dit-il. Il se dissimule au cœur de notre réseau intérieur. De là, il accède à des données sensibles au sein du Kremlin. L'enquête est longue et nous ne sommes pas sûrs d'aboutir. Le mécontentement d'Abarev était très difficile à discerner. Karpov le reconnaissait à certains signes, comme ses mains immobiles sur le bureau. — Tout serait plus simple si cette journaliste cessait d'écrire, dit le président. — Nous avons pensé à la faire éliminer, bien sûr. Mais Caton enverrait alors ses documents à d'autres opposants. En fait, nous n'avons pas le choix, il faut savoir qui est Caton. — Dans ce cas-là, il va falloir poser la question à Boginskaïa. — Elle ne dira rien. — Ne me dites pas que c'est ce qui vous arrête, général. — Malheureusement, la situation est plus délicate qu'on ne pourrait croire. La foule est dans la rue. Certains médias, Russia Nova mais d'autres également, n'attendent qu'un faux pas de notre part pour crier au scandale. Si nous soumettons la journaliste à un interrogatoire sérieux, les traces seront difficiles à cacher. Abarev resta un moment sans rien dire. Ses lourdes mains pesaient sur le cuir du bureau comme une menace. Le général Karpov comprit qu'il était dans une impasse. Il n'avait rien à offrir à Abarev. À part, peut-être, cette piste de Franck Corsa ? — Il s'est passé quelque chose, voici deux jours, à notre antenne de Smolensk. Nos services de cyberrenseignement ont établi un contact avec un individu qui prétend être ce fou dont les médias français parlent tant. Le président fronça les sourcils. — Il s'agit d'un certain Franck Corsa, enchaîna Karpov. Corsa aurait participé à la construction d'une machine à IRM très perfectionnée, initialement destinée à lire les pensées des ennemis de l'État, mais désormais interdite en Europe pour des raisons d'éthique. — L'éthique, toujours l'éthique... — D'après nos informations, continua le général Karpov, Corsa serait actuellement en cavale. Il chercherait une porte de sortie. Il prétend pouvoir délivrer toute la technologie ayant permis la mise au point de cet appareil. En un mot, avec cette machine il n'y aurait plus besoin de séances de torture, il suffirait de poser les questions au suspect et de lire dans ses pensées. — Et les pays occidentaux ne l'utilisent pas ? — Nos services peuvent essayer de fixer un point d'exfiltration à Corsa, poursuivit le chef du FSB, les services de sécurité fédéraux. Nous avons quelques agents au sud de l'Allemagne, qui pourraient se rendre dans le massif vosgien, dans l'est de la France. — Les Français n'ont pas encore retrouvé la trace de ce fuyard depuis son évasion ? — Corsa est habile. Il tient le gouvernement en échec sous la menace de documents qui révèlent le passé de ce programme. — Vous pensez que c'est crédible ? demanda le président. — Si cet individu est bien qui il prétend être, il doit en savoir long sur ce secret industriel. Je pense que cela pourrait nous donner un avantage important dans la lutte contre les opposants.

Abarev réfléchit longuement. Aucun muscle de son visage ne tremblait. Finalement, il souleva la main droite et dit : — Faites-le venir. Parlez-lui. Voyez ce qu'il a dans le ventre. — Oui, monsieur le président. En se levant, le général Karpov ajouta : — Un dernier point, monsieur le président, pour continuer à tenir la police en échec, Corsa a besoin d'informations sur deux hommes qui se prépareraient à commettre un attentat en France. — Je ne vois pas le rapport. — Il veut éviter cet attentat car, si celui-ci avait lieu, les documents qu'il menace de divulguer perdraient tout effet. Abarev eut l'air surpris. — Donnez-lui ce que nous avons sur ces terroristes, dit-il. Mais avons-nous quelque chose ? — Nos services ont localisé les deux djihadistes lors de leur passage en Syrie. Nous ne savons pas encore exactement à quelle adresse ils résident, mais nous avons leurs coordonnées bancaires et téléphoniques. — Bien. Dès que Corsa est entre nos mains, je veux un débriefing complet, dit le président. Vous me ferez un rapport précis sur ses motivations et ce qu'il peut faire concrètement pour nous. S'il s'avère qu'il détient autant de secrets technologiques qu'il le prétend, n'hésitez pas à lui offrir tous les avantages dont peut bénéficier chez nous une personnalité importante. Le chef de la police assura le président de son total dévouement.

Jérôme était trop fort à Minecraft. C'était leur troisième partie et Louis n'avait pas dépassé la barre des cent points. — C'est pas drôle, bougonna-t-il en reposant sa commande. Je crois que je vais rentrer chez moi. — Allez, juste une partie, insista Jérôme. Tu étais déjà bien meilleur sur celle-ci, encore deux ou trois et on fera jeu égal. Louis regarda l'aiguille de la pendule. Il était l'heure de rentrer. — Je reviendrai ce week-end, si tu veux, promit-il à son ami. Là, je vais me faire passer un savon si je ne rentre pas tout de suite. L'autre poussa un soupir et quitta sa console. Louis récupéra son sac dans l'entrée et sortit dans le froid. En arrivant chez lui il retira son manteau et trouva le billet dans sa poche. Trop drôle, cette écriture. SOS. We are two persons hostages of Franck Corsa, on board of ship Oystersee, at Jarny dam, on Sept. 28, 2016. Please help, this is a matter of life and death. Piet Van der Linden Tout en examinant le message, il monta l'escalier menant à sa chambre. La voix de sa mère s'éleva de la cuisine. — Louis ! Viens manger, c'est prêt !... — Oui, oui, j'arrive. Il jeta son cartable au pied de son lit et posa le morceau de papier sur son bureau avant d'enfiler des chaussons.

Abdelcharif. Benamouche. Le colonel de Grandlieu avait livré ces deux noms. Il avait accédé à la demande du commandant Jacques Melvin, qui avait besoin de ces informations pour préparer ses soldats dans les meilleures conditions avant de les envoyer au feu. On ne savait pas exactement où Abdelcharif et Benamouche se trouvaient en ce moment. Sans doute se terraient-ils quelque part en région parisienne, à mûrir leur plan. Ce que Jacques faisait était complètement insensé, il le savait. Il avait transmis l'identité des djihadistes à Corsa. Sans même savoir si cela porterait des fruits. Il fut donc surpris de recevoir, moins de vingt-quatre heures plus tard, ce message sur sa boîte mail : Jacques, J'ai des nouvelles d'Abdelcharif et Benamouche. Ils sont logés par un certain Steve Huvert, aussi appelé le Libyen, dans un appartement à Saint-Denis, au 121, rue Gabriel-Péri. Saleh est probablement avec eux. Vous n'arrivez toujours pas à croire que le ministre de l'Intérieur ne fera rien ? Si vous en êtes si sûr, donnez-leur cette information et voyez ce qu'ils en font.

Melvin se demanda comment Corsa avait fait pour obtenir une telle information. Puis il en évalua les conséquences. Si Abdelcharif et Benamouche étaient à Saint-Denis, la menace d'attentat était imminente. Il fallait immédiatement avertir la DCRI. Il composa le numéro de Pina. Mais, au dernier moment, il se ravisa. Si Corsa avait raison, il fallait jouer plus finement. Il convoqua un de ses hommes et lui dit : — Je veux que vous vous rendiez immédiatement au nord de Paris. Prenez position, en civil, face à l'adresse suivante : 121, rue Gabriel-Péri à Saint-Denis. Observez ce qui s'y passe. Et tenez-moi au courant en temps réel. Puis Jacques convoqua son chargé des opérations internet qui lui créa une adresse fictive, un compte Facebook et une fausse adresse IP localisée dans la région de Toulouse. Jacques écrivit sur l'adresse personnelle de Rodolphe Pina, avec copie sur son portable : Monsieur le directeur de la Direction centrale du renseignement intérieur, Je porte à votre connaissance la présence des dénommés Nassim Abdelcharif, Saïd Benamouche et Ali Saleh dans un appartement du 121, rue GabrielPéri à Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis, hébergés par Steve Huvert, dit le Libyen. Ancien camarade d'entraînement de ces hommes, je me suis désolidarisé de leur cause. Pour des raisons relatives à ma sécurité, je ne souhaite pas être identifié.

Touche « envoi ». Jacques s'enfonça dans son siège. Recevant un tel message, n'importe quel chef de police enverrait une section d'assaut et de déminage à titre préventif, séance tenante. Impossible de ne pas prendre une telle information au sérieux, étant donné la connexion établie entre les trois hommes, la présence du Libyen, et l'utilisation de l'adresse personnelle du chef de la DCRI. Le temps lui sembla s'écouler de plus en plus lentement. Son portable sonna enfin. C'était l'homme envoyé sur place. — Je suis devant l'appartement, mon commandant. Il n'y a rien. Dois-je guetter quelque chose en particulier ? — Des forces de police, dit Melvin. Des hommes de la DCRI, peut-être en civil. — Il n'y a personne, mon commandant. C'est très calme, ici. — Continuez d'observer. Rappelez-moi dans un quart d'heure. Melvin sentit un horrible pressentiment l'assaillir. Il imaginait Pina devant son smartphone, décidant de ne rien faire. Attendant que des bombes éclatent.

La femme de ménage des Dolinger passait tous les mardis en début d'après-midi. Elle commençait par nettoyer la cuisine et les toilettes du rezde-chaussée, avant de s'occuper des chambres à l'étage. En entrant dans celle d'Apolline, elle ramassa les habits pêle-mêle, rangea les jouets avant de passer l'aspirateur. Puis, quand elle s'attaqua à celle de Louis, elle dut nettoyer les carreaux salis par la poussière que le vent avait soulevée la veille. Ensuite, elle mit de l'ordre sur son bureau. Involontairement, son regard fut attiré par un morceau de papier avec des phrases écrites en anglais. Une écriture d'adulte. Son regard s'arrêta sur un mot : « SOS ». Elle descendit les marches et trouva Mme Dolinger à la cuisine. — Est-ce que vous avez vu ça ? demanda-t-elle. La mère de Louis fronça les sourcils. — D'où cela vient-il ? — De la chambre de votre fils. C'était posé sur son bureau, et comme ce n'était pas une écriture d'enfant, j'ai eu un pressentiment. Je me suis dit : c'est bizarre, non ? — Vous avez raison. Vous croyez que c'est une plaisanterie ? La femme de ménage haussa les épaules. — Je vais demander à Louis où il l'a trouvé. Louis rentra de l'école à dix-huit heures trente. Il jeta son cartable dans l'entrée et monta dans sa chambre pour s'entraîner à Minecraft. Sa mère l'appela dans l'escalier. — Louis, où as-tu trouvé ce papier ? — Ce bout de papier ?... Sur le chemin le long du canal. Je n'ai pas compris ce que ça voulait dire. — Quand c'était ? Hier ? La mère décida de contacter la gendarmerie. Quand elle expliqua le motif de son appel, elle fut orientée vers une centrale. L'homme qui l'interrogea posa des questions extrêmement précises, comme s'il avait été au courant. — Nous allons envoyer quelqu'un pour vérifier la crédibilité de ce message manuscrit, lui dit-il.

Franck, Nous allons tenter de vous exfiltrer. Un véhicule Ford « Escort » de couleur grise se trouvera sur la route départementale 425, au kilomètre 127, avant le col de la Charbonnière dans les Vosges, les 2, 3 et 4 octobre prochains à minuit. Vous serez conduit en lieu sûr d'où votre transfert sera organisé. Igor

Franck comprit qu'il allait peut-être s'en tirer. La péniche approchait de la localité de Bar-le-Duc, une ville de taille moyenne desservie par les lignes reliant Paris au Grand Est. Franck poussa les moteurs au maximum pour arriver à proximité de la localité le plus rapidement possible.

À dix-huit heures quinze, l'homme en faction au 121, rue Gabriel-Péri n'avait noté aucune présence policière, ni le moindre changement dans les allées et venues des passants. Jacques Melvin dut se rendre à l'évidence : la DCRI n'allait pas intervenir. Il convoqua le sergent-chef Durmont ainsi que ses trois chefs de compagnie. — La menace est identifiée, leur annonça-t-il. Il s'agit de deux poseurs de bombe et d'un artificier retranchés dans un appartement de SaintDenis. Préparez les hommes immédiatement. Il quitta son bureau au pas de course et alla frapper à la porte du colonel de Grandlieu. — Quoi de neuf, Melvin ? — Mon colonel, je dois vous expliquer quelque chose. Cinq minutes plus tard, le colonel de Grandlieu était mis au courant du prétendu complot dénoncé par Corsa. — Et vous dites que Pina a été averti de cette information ? — Affirmatif, mon colonel. — Hum... cette absence de réaction est préoccupante... ou alors l'information de Corsa est complètement bidon et Pina le sait, et c'est pourquoi il n'envoie personne en connaissance de cause. — Mon colonel, vous auriez imaginé que Benamouche et Abdelcharif se trouvaient dans une planque de Steve Huvert ? — Pas spontanément. Mais c'est hélas une possibilité inquiétante. — Et vous croyez que Corsa l'aurait inventé ? Non. Il a eu cette information, je ne sais comment, et quelque chose de désastreux est en train de se passer. On ne peut pas prendre le risque. Les yeux gris du colonel de Grandlieu se posèrent longuement sur Jacques. — Vous avez raison. Mais nous sommes le Raid. Nous obéissons au ministère de l'Intérieur. — Dans ce cas, que se passe-t-il si le ministère de l'Intérieur vous ordonne de laisser des civils mourir dans des attentats ? Le regard du colonel sembla se perdre derrière la ligne des collines. — Ce serait la pire situation. Nous devrions désobéir au pouvoir politique. Et ce serait aussi la fin de l'existence du Raid. Il réfléchit encore en silence. — Je vais alerter Pina, trancha-t-il. Je n'ai pas le choix. Mais je vais vous laisser une chance, Melvin. Je vous donne dix minutes. Pendant dix minutes, je ne bougerai pas le petit doigt. Melvin se leva. — Merci, mon colonel. Jacques regarda sa montre. — Dix minutes. Je suppose qu'on peut prendre l'hélico ?

La péniche était à l'arrêt, bloquée dans la première écluse de Bar-le-Duc. Le bassin se remplissait avec une lenteur insupportable. Derrière, il y avait trois cents mètres de canal en ligne droite, en bordure de platanes. Puis une autre écluse. Dans la lingerie du pont inférieur, Franck trouva un polo muni d'une capuche. En enroulant une écharpe autour de son visage et en rabattant la capuche, il dissimulerait son visage. Par chance, un fin crachin commençait à tomber. Il enfila la parka et rabattit la capuche sur ses bandages. Il passa à la salle de bains et avala trois comprimés de codéine. Il regarda le pansement de fortune posé par Elke. Il était évident qu'il n'était pas aseptique. Il y avait des trous par endroits, et les germes de ses plaies n'étaient sans doute pas totalement éliminés. Il courait un énorme risque d'infection. Il remonta sur le pont et vit que l'écluse s'était remplie. Il donna des gaz et la péniche s'engagea sur le canal.

Le brigadier qui sonna à la porte des Dolinger devait avoir entre trente-cinq et quarante ans. Il portait un blouson imperméable de couleur bleu ciel et une arme de service à la ceinture. Son collègue était resté dans la voiture de gendarmerie garée en face de la maison. Il demanda aussitôt à voir le bout de papier. Il l'observa d'un air sceptique. — C'est votre fils qui a trouvé ça ? — Sur le chemin de halage, hier dans l'après-midi, répondit la mère de Louis. Le brigadier se retourna vers la voiture, puis vers le papier. Finalement il alla trouver son collègue. — Dis, tu parles anglais, toi... L'autre traduisit. Le brigadier prit un air encore plus ennuyé. — Ça ne tient pas debout, dit-il. Corsa, c'est le type qui a plongé dans la Seine. On a retrouvé son corps. Toutes les télés en ont parlé. Comment pourrait-il être sur une péniche du côté de chez nous ? Le collègue, resté derrière le volant, haussa les épaules. — On devrait peut-être demander des instructions. Si cette péniche existe et qu'elle était là hier, ça ne prendra pas beaucoup de temps de la retrouver. On peut déjà regarder dans les fichiers d'immatriculation si le nom du propriétaire correspond à celui du navire. L'autre hocha la tête. Cela paraissait sensé. Déjà, son collègue appelait la centrale pour obtenir le renseignement. — Ils nous rappellent dans cinq minutes, dit-il. Le petit Louis apparut sur le seuil de la porte. — Eh bien, tu n'es pas en train de faire tes devoirs, toi ? — On n'en a pas pour jeudi. — C'est toi qui as trouvé ce papier ? Est-ce qu'il y avait une péniche avec un pavillon hollandais dans les environs ? — C'est comment, un pavillon hollandais ? Un grésillement de talkie-walkie monta de la voiture. — Ils l'ont trouvé, dit le collègue. Piet Van der Linde, capitaine du navire Oystersee, à Rotterdam. Enregistré à la capitainerie de Paris-Boulogne le 27 septembre. — Ça colle. On file. Avant de se précipiter dans la voiture, le brigadier fit demi-tour et alla donner une tape à l'épaule du garçon. — Bravo, petit. L'information fut relayée à la Direction nationale du renseignement intérieur. Rodolphe Pina n'en crut pas ses yeux. Il alla immédiatement trouver le ministre Levareux. — Ils ont localisé Corsa. Il se trouve à bord d'une péniche sur le canal de la Marne à Jarny. Levareux sursauta. — Le petit salopard ! — Nos hommes peuvent intervenir rapidement. Il n'a aucun moyen de s'enfuir. — Terminons-en, dit Levareux. Corsa ne peut plus rien contre moi. À quelle heure les attentats doivent-ils avoir lieu ? — D'après nos écoutes, au Stade de France à vingt et une heures, pendant le match de coupe de France. — Alors il n'y a plus qu'à attendre. Ce soir, nous aurons à la fois le cadavre de Corsa et un pays prêt à applaudir nos initiatives sécuritaires. Rodolphe Pina porta la main à la poche de son imperméable. Son portable sonnait. — Vous permettez ? Il prit l'appel. Son expression changea brutalement. — Nous avons un problème, dit-il. Le Raid a localisé le commando. Nous n'avons aucune idée de la façon dont ils y sont arrivés. Le colonel de Grandlieu vient de m'avertir. Melvin et ses hommes sont en route pour Saint-Denis.

La rue Gabriel-Péri mesurait près de huit cents mètres. Elle présentait une portion coudée où se trouvait l'immeuble ciblé. À bord de l'hélicoptère, les hommes agrafèrent leurs mousquetons au filin. Le chef de treuillage se pencha par la portière : — Première section, parée ! Le chef d'escouade se jeta dans le vide. Le câble se dévida à grande vitesse. Sitôt le pied posé sur le toit, il se détacha et courut vers un petit abri donnant sur la cage d'escalier. Un second câble se dévida de l'autre côté. Les hommes dévalèrent comme des yoyos en quelques secondes. Au bas de l'immeuble, la foule se massait en cercle. Un embouteillage était en train de se former. — Deuxième section, au sol, ordonna le chef de treuillage. La deuxième section occupa les abords de la bâtisse et pénétra dans l'immeuble. Le copilote de l'hélicoptère indiqua à Melvin la lumière d'un gyrophare au milieu du trafic. — On dirait une intervention de police au sol... Melvin reconnut les fonctionnaires en civil de la DCRI. Pina. — On a encore une minute, tempéra-t-il. Avec cette circulation bloquée, ils vont devoir descendre de leurs véhicules et venir à pied. — Troisième section, sur le toit ! lança le chef de treuil. Ouvertures à cinq heures et à onze heures. Maxence, Jean-Paul et Yanis, vous restez avec moi. L'hélico était si proche des bâtiments que les hommes purent sauter directement sur la toiture en zinc. Ils se dirigèrent vers les vasistas et vers une petite porte donnant probablement sur le haut d'une cage d'escalier. L'officier de première ligne s'avança vers la première porte au quatrième étage. Une femme ouvrit et hurla en les voyant. — Rentrez chez vous ! lui ordonna l'officier. Réfugiez-vous dans la pièce la plus éloignée de la cage d'escalier. Allongée face contre terre, mains contre tête. Il frappa aux autres portes. Deux hommes défoncèrent les portes avec un bélier. Les appartements étaient vides. Au troisième étage, des occupants étaient sortis sur le palier. — Qui habite l'immeuble ? demanda l'officier. Vous connaissez tout le monde ? — C'est au premier, dit une femme. Il y a un type qu'on voit dans le quartier et qui trafique on ne sait quoi, il a fait venir des copains depuis quelques jours. Il fait des courses pour eux. Premier étage à gauche. — Andralana, Lancieux et Minkowicz, avec moi. Bader et Carlotti, vous ouvrez. Les autres, en appui feu. Bader et Carlotti placèrent des charges sur les principaux points d'appui de la porte. Quatre détonations étouffées, puis dans un mouvement parfaitement orchestré, les deux hommes lancèrent le bélier contre la cloison ébranlée. Ils se retirèrent pendant que la porte tombait à l'intérieur de l'appartement. Une pluie de détonations assourdissantes résonna dans l'immeuble.

À Bar-le-Duc, pendant que la péniche arrivait au bout du canal et s'arrêtait devant deux nouvelles portes d'écluse, Franck aperçut, sur la route à flanc de colline de l'autre côté de la gare, deux véhicules de gendarmerie qui descendaient vers la ville. Il fallait quitter la péniche. Et, avant cela, liquider les otages, qui auraient pu le trahir. Il descendit au pont inférieur, son couteau à la main. Dès le moment où il ouvrit, la femme comprit. Elle se mit à haleter. Franck l'attrapa par les cordes qui la serraient au niveau de la poitrine. Il la frapperait de bas en haut, au niveau du plexus. Piet le supplia. — Faites-moi tout ce que vous voudrez ! Pas à elle ! Franck la souleva et planta ses yeux dans les siens. Elle le regardait, attendant la mort. Il la tint plusieurs secondes, puis la reposa sur le sol. Il recula vers la porte, partit en courant. Il sauta sur le quai, descendit le talus du canal et se mit à marcher à grands pas vers les voies ferrées. Il se souvenait de la topographie repérée sur internet. La voie A, la plus proche du bâtiment de la gare, obliquait vers le nord et desservait les secteurs de Metz et Thionville. La voie B bifurquait vers l'est en direction de Strasbourg, et la voie C, la plus proche du canal, semblait suivre un trajet similaire, mais elle n'était pas équipée de quais pour les passagers. Dans quelques minutes, les gendarmes seraient sur place et fouilleraient la péniche. Ils allaient également surveiller les alentours de la gare. Quand ils comprendraient que Franck n'était plus à bord du bateau, ils inspecteraient les environs. Des renforts seraient appelés. En moins d'une heure, cet endroit grouillerait de flics. Franck n'aurait plus aucune échappatoire. À deux cents mètres environ vers l'est, Franck aperçut les tours d'un silo à grains. C'était à peu près le seul endroit où aller. Il se mit à courir. Les silos se trouvaient en bordure de voie. Il y avait des rampes pour l'acheminement des céréales. Franck s'accrocha à l'une d'elle et commença à grimper. Il se hissa sur une dizaine de mètres avant d'arriver au sommet du silo. Là-haut, l'ouverture, circulaire, devait mesurer quatre ou cinq mètres de diamètre. Une petite corniche était dissimulée par un parapet d'un mètre environ. Il s'y accroupit, invisible aux regards. Au bout d'un moment, il décida de risquer un coup d'œil par-dessus un parapet. Une voiture de gendarmerie stationnait sur le chenal. Un véhicule de pompiers s'avança à son tour sur le chemin de halage et prit en charge les otages libérés. De l'autre côté de la gare, sur la route à flanc de colline, Franck vit stationner deux fourgons de gendarmerie. Des chiens en descendirent. Il comprit que le cercle des recherches allait d'abord s'étendre, puis se resserrer. Inexorablement. Il n'avait plus de solution. Il s'assit sur la corniche et attendit.

Les habitants de la rue Gabriel-Péri entendirent soudain des rafales de mitrailleuse déchirer le silence. À l'intérieur du bâtiment, les hommes de Melvin s'étaient déportés sur la gauche de la porte. Les soldats Bader et Carlotti, qui avaient fait sauter la porte blindée, avaient bondi vers la partie descendante et ne pouvaient intervenir dans l'immédiat. Andralana et Lancieux attendirent la fin de la première salve et placèrent leurs Famas en bandoulière pendant qu'ils préparaient les boucliers antiballes. Les balles de 7,62 millimètres des kalachs réduisirent progressivement en miettes la porte de l'appartement situé en face sur le palier. Hadrien Dommel, l'officier commandant l'escouade, donna des instructions aux occupants pour qu'ils se réfugient vers les fenêtres, hors du champ de tir. Néanmoins, ce serait un miracle si aucune victime n'était à déplorer. Les tirs de kalachs s'arrêtèrent. Minkowicz et le lieutenant Dommel se placèrent dans l'encadrement de la porte et tirèrent par-dessus leur épaule en salves de trois coups au Famas, en alternance, pendant quinze secondes. L'air était saturé de fumée et d'une odeur de poudre qui prenait aux poumons. — On avance, dit Dommel. Les deux porteurs de boucliers s'engagèrent dans le petit couloir d'entrée de l'appartement. Des tirs partirent de leur droite. Une porte donnant sur une première chambre. Deux armes distinctes : Andralana leva deux doigts de sa main droite devant son binôme. — Lieutenant Dommel à hélicoptère. Le commando se trouve dans la chambre de droite, premier étage gauche. Deux tireurs probablement en couverture de Saleh. Ordre de donner l'assaut final. Les caporaux Bader et Carlotti se massèrent derrière Minkowicz et Dommel, eux-mêmes protégés par les boucliers antiballes. — Au coup par coup, commanda Dommel. Les détonations isolées, rythmées et précises des Famas commencèrent, déclenchées en alternance par les quatre tireurs. Au milieu de la fumée et des nuages de poussière, Minkowicz et Dommel se trouvèrent face à un homme armé d'une kalach et d'un pistolet-mitrailleur. La rafale de Minkowicz le projeta contre le mur. Un autre homme se blottissait dans un coin. Mais il y en avait un troisième. Ils ne l'avaient pas repéré. Et quand les policiers du Raid virent ce qu'il faisait, ils n'eurent pas le temps de réagir. La fenêtre du premier étage de l'immeuble vola en éclats. Décrivant une courbe presque élégante, un homme la traversa et roula sur le sol. Il se redressa avec agilité. Son visage était marqué de profondes coupures, occasionnées par les éclats de vitre. Il portait une courte barbe, un jean et des baskets, et son thorax était bardé de pains d'explosifs. Il tenait à la main un boîtier de commande relié à un fil qui disparaissait dans son gilet. À ce moment, les occupants des voitures bloquées dans le trafic s'échappèrent de leur habitacle et se mirent à courir en tous sens en hurlant. — Il va déclencher ! cria Melvin du haut de l'hélico. Il va déclencher ! À bord de l'hélico, le tireur d'élite avait posé son œil sur la lunette de son AK78. Le pilote stabilisa l'appareil. Deux autres tireurs, à ses ordres, attendirent le signal par liaison audio. — À mon top... Les détonations furent parfaitement synchrones. Sur le trottoir, le crâne du kamikaze se pulvérisa dans un nuage de vapeur rose, pendant que son buste faisait un quart de tour sous l'impact d'un projectile ayant touché son épaule. Il s'effondra sur le sol. — En arrière ! hurla Pina à ses hommes massés sur le trottoir. Le chef de la section du Raid restée au sol ordonna un déplacement au pas de course avec prise de position devant l'immeuble. — Démineurs ! Dans l'hélico, Melvin demandait un rapport en direct. — Boîtier de commande intact, non activé, mon commandant. Mais on va devoir attendre pour avoir des images plus précises du type de détonateur. On ne sait pas s'il y a une minuterie de déclenchement retardé. — On manque de kérosène ici, dit Melvin. Il faut qu'on parte. — Nous tenons la position, mon commandant. Retournez à Bièvres, on termine la mission. Melvin reprit contact avec ses hommes sur le toit et dans l'immeuble. — Section Andralana, rembarquez les premiers. Dommel, si Saleh est transportable il monte avec nous. Le treuillage prit moins d'une minute trente. La section Dommel remonta sur le toit et embarqua en grimper de corde. La mort dans l'âme, Pina regarda l'hélico s'éloigner dans le ciel de Saint-Denis.

La nuit était tombée. Au sommet de son silo, Franck regardait s'entrecroiser les faisceaux des lampes torches qui balayaient les voies ferrées en contrebas, ainsi que les quais et les champs alentour. Depuis quelques minutes, les aboiements se rapprochaient. Il scruta le paysage. De l'autre côté des rails, la ville était hors d'atteinte. Derrière lui, il n'y avait rien que des champs à perte de vue. Avec les chiens, c'était sans espoir. Il était fichu. Adossé au parapet, il se laissa glisser sur la corniche. Il sentit la fin proche. En fermant les yeux, il entendit les battements de son propre cœur. Des battements sourds et profonds. Qui résonnaient par-dessus les collines. C'était donc cela, la mort. Ce moment qui s'étendait dans une soudaine immobilité. Il voyait déjà le soldat qui passerait par-dessus le muret, il se jetterait dessus, le ferait basculer dans le vide. La mitraille grêlerait le silo, transperçant les parois, hachant ses os et ses chairs. Et toujours ces battements qui allaient s'accentuant, martelant, montant jusqu'au ciel. Il se redressa. Un bruit montait dans la nuit. Là-bas, par-dessus les collines. Deux lumières perçaient l'obscurité. Un long serpent sinuait dans la campagne. Un train. Un flot d'adrénaline déferla dans ses veines. Ce train allait passer sous le silo. Il analysa la situation. Les gendarmes étaient encore à deux bonnes centaines de mètres. Le train passerait, soit sur la voie en direction de Metz, soit sur celle qui surplombait son poste d'observation. C'était cinquante-cinquante. Franck avait déjà vu les trains de marchandises traverser les gares. Ils n'allaient pas très vite. C'étaient des convois énormes, de quarante ou cinquante wagons, qui laissaient le temps de choisir le meilleur moment pour sauter à bord. La locomotive approcha, ses deux fanaux éclairant la nuit. Il se pencha pour essayer de discerner l'aiguillage. Voie B. Il n'arrivait pas à y croire, la loco allait passer sous sa cachette. Il enjamba la corniche. La hauteur lui parut impressionnante. Il allait sûrement se casser les deux jambes. Il compta mentalement trois secondes entre chaque wagon. Au moment où l'un d'entre eux passait, il sauta. Il sentit ses jambes heurter une surface meuble et préféra rouler sur lui-même plutôt que d'essayer d'encaisser le choc. Le bruit des rails masqua celui de sa chute. Le sol était meuble et en pente. D'une main, il palpa quelque chose de granuleux. Des céréales. Elles avaient amorti sa chute. Il se releva et constata qu'à part une légère douleur à la cheville, il tenait debout. Il se trouvait sur un gros tas de blé. Il devait y en avoir au moins dix tonnes rien que dans ce wagon. Franck laissa s'écouler cinq minutes. Puis il escalada le tas et essaya de passer la tête par-dessus le rebord de la benne. Les lumières de la ville se perdaient dans le lointain. Le train prenait de la vitesse. Les odeurs de la campagne montèrent à ses narines. Il serait à Strasbourg vers cinq heures du matin. Tel un fœtus se repliant dans le ventre de sa mère, il s'effondra sur le tas de grain, pénétrant au plus profond de l'obscurité, et espéra que cela n'ait pas de fin.

Le présentateur de la deuxième chaîne nationale, David Villegas, reçut le message sur son compte mail à dix-neuf heures précises. Il était en train de peaufiner le script du journal télévisé de vingt heures, quand une alerte e-mail s'afficha dans le coin inférieur droit de son écran. « Scandale de l'affaire Neuroland : le document qui accuse Michel Levareux. » Il cliqua sur l'icône. Le texte apparut. Chers amis journalistes, À l'heure qu'il est, je suis probablement mort sous les balles de la police. Vous connaissez mes crimes. Je n'étais pas seul. J'étais l'éminence grise de Michel Levareux, qui a monté un projet secret de lecture dans les pensées des citoyens avec les deniers du contribuable, et en sollicitant mon aide technique et scientifique. Les preuves de ce que j'avance sont jointes à ce mail. Elles sont contenues dans le dossier intitulé « Transparence », qui prévoit les moindres détails de la réalisation de ce projet. Vous y trouverez les réunions préparatoires entre moi et le ministre, les modalités financières avec détournement des fonds de l'Agence nationale de la recherche initialement alloués à la recherche sur la maladie d'Alzheimer. Le dossier comporte un plan des locaux d'interrogatoire intégré au centre de recherche Neuroland. Le ministre de l'Intérieur avait l'intention d'établir une surveillance totale en pénétrant dans l'esprit de tout individu suspect. Il a réussi à rejeter l'entière responsabilité de ce projet sur ma personne. À l'heure qu'il est, un attentat se prépare en région parisienne. Il est planifié par Ali Saleh, dont la libération a été organisée par Michel Levareux avec la complicité active des services de police. Le but : créer un climat de terreur qui permettrait à Michel Levareux de légitimer ce plan. Je vous laisse juge de ces documents. Franck Corsa

David Villegas resta un moment sans réaction. Puis il ouvrit la porte de son bureau, fit face à l'immense open space de la rédaction, et lança : — Alice et Karim, trouvez-moi tout ce que vous avez comme images en stock sur Franck Corsa ! Louis, ressors le dossier Neuroland, avec toutes les infos sur l'affaire du détournement de fonds de l'ANR ! Il commanda l'impression des vingt-quatre pages que comptait le document, puis les lança sur les tables du service d'enquêtes. — On a dix minutes pour lire ça. Partagez-vous le travail. Je veux que vous fassiez tous les recoupements possibles avec les sujets qu'on avait faits sur le scandale de Neuroland, le Thalys de la gare du Nord et les interviews qu'on a déjà en boîte de Maria Svetkova, Jacques Melvin, André Vareski et Vincent Carat. — Mais enfin, David, on est chaud bouillant sur l'assaut du Raid à Saint-Denis... — Tout ça est lié. C'est le sujet de l'année, je veux que tout le monde s'y mette. Réunion dans mon bureau dans vingt-cinq minutes, faites tourner les équipes de montage au maximum, vous m'entendez ! On prend l'antenne dans moins d'une heure ! Sur la une, Claire Lacanal lança elle aussi, durant le même temps, ses équipes à fond sur ce scoop. Lise Martinet en fit autant sur la trois. Le fil d'actu du Monde fourmilla sous la plume d'Hubert Parchemin. Les équipes de BFM TV commencèrent à faire tourner en boucle les dernières images des patrouilles de la Seine à la recherche de Franck Corsa, tout en recevant le premier panel d'experts qui allaient se relayer pendant les trois prochaines heures sur le plateau.

Michel Levareux rentrait d'un déplacement à Rennes où il s'était exprimé sur les manifestations d'opposants à la construction d'un nouvel aéroport. Il demanda qu'on le laisse tranquille pendant au moins dix minutes. Il entra dans son bureau et ouvrit la porte d'un petit placard. Ces voyages étaient une plaie : on mangeait à des heures impossibles, on était trimballé d'une zone sur une autre, au milieu de gens qui hurlaient et manifestaient le désir de vous lyncher. S'il devenait un jour président, ça changerait. Il attrapa une boîte de noix de cajou dans le minibar et fit claquer l'opercule étanche. Les petits fruits secs lui apportèrent un apaisement immédiat. À ce moment, son téléphone sonna. — Bento, j'avais dit qu'on me fiche la paix ! — C'est la télé, monsieur le ministre. Je..., vous devriez regarder... Michel Levareux prit la télécommande et alluma la télévision. Au début, il ne comprit pas. Il y avait une émission spéciale sur BFM TV, une autre sur LCI, et même un flash sur la deux. Inquiet, il s'assit dans son fauteuil sans cesser de piocher dans sa boîte de noix de cajou. — Qu'est-ce que c'est que ce bordel... ? Le Raid lançait un assaut contre un repaire de terroristes à Saint-Denis. Des djihadistes avaient été tués. Le troisième était Ali Saleh. Partout, on diffusait les photos prises lors de sa détention. On avait sans doute évité un carnage en plein Paris. Levareux devint livide. Il fit pivoter son siège et, les mains tremblantes, se connecta à son adresse internet sécurisée. Il décrocha son téléphone et glapit à l'adresse de son directeur de cabinet Pascal Bento : — Faites venir Pina immédiatement ! Il consulta ses derniers messages. Apparemment, Franck Corsa n'avait rien envoyé. C'était au moins ça de gagné, il avait peut-être encore un peu de temps pour réagir. Il regarda sa montre et se promit de passer un savon à Pina qui n'arrivait pas assez vite. Puis il décida qu'il avait assez entendu ces connards d'experts de lutte antiterroriste et zappa sur la deux. En voyant le visage de David Villegas, il comprit aussitôt que quelque chose de grave venait d'avoir lieu. — Nous abordons maintenant la deuxième information marquante de la soirée, dont les liens avec la précédente restent à établir, dit le présentateur. Le ministre de l'Intérieur Michel Levareux aurait été l'instigateur du programme de lecture dans les pensées, baptisé Transparence, visant à faire de l'institut de recherche Neuroland un centre d'interrogatoires secret ayant pour but de violer les pensées des ennemis de l'État à l'aide de logiciels d'imagerie cérébrale hyperperfectionnés. Sous le choc, Levareux laissa tomber la boîte de noix de cajou sur le tapis des Gobelins. Il desserra le nœud de sa cravate qui l'empêchait de respirer, s'agrippa à son fauteuil et rappela Bento. Où était Pina ? À l'antenne, David Villegas continuait de déverser son poison. — Un document est parvenu à notre rédaction, portant la signature du ministre de l'Intérieur. Il établit sans doute possible que Franck Corsa a agi avec l'accord de Michel Levareux. En juin dernier, un détournement des fonds de l'Agence nationale de la recherche avait alloué plus de 60 millions d'euros initialement prévus pour la recherche sur la maladie d'Alzheimer à la construction de ce qui fut appelé le « Guantánamo de l'esprit », un projet totalitaire entièrement attribué à Franck Corsa. Or l'ordre de lancer ce chantier porterait, là encore, la signature du ministre de l'Intérieur. Levareux contempla, mortifié, les bancs-titres des pages qu'il avait paraphées puis signées. La bombe était lâchée. Corsa était mort, et il avait sous les yeux son cadeau d'adieu. Le ministre de l'Intérieur resta un moment renversé sur sa chaise, incapable de réagir. Puis il essaya remettre de l'ordre dans ses pensées. Il décapsula une bouteille d'eau pétillante, l'avala d'un trait et alla se camper devant les fenêtres donnant sur le jardin. La chose la plus importante était d'éviter de donner le moindre signe de faiblesse. Au téléphone, Bento lui annonça que Rodolphe Pina était arrivé. Dès que le chef de la police entra dans le bureau, il se retourna vers lui en pointant un doigt accusateur. — Qu'est-ce que c'est que ce foutoir ? cria-t-il. — Je... je... c'est invraisemblable, bredouilla Pina. Ils les ont trouvés. À Saint-Denis. Nous-mêmes, nous ne savions pas où ils se planquaient. Je... — Silence ! Dites-moi seulement où est Corsa.

Pina serrait son chapeau entre ses mains, incapable de trouver une position confortable. — On a envoyé une compagnie entière de gendarmerie pour le cueillir. La péniche était bien là, mais Corsa l'avait quittée quelques minutes plus tôt. Les otages étaient à bord, indemnes. L'homme a expliqué au brigadier avoir écrit un billet manuscrit pour appeler à l'aide. Corsa s'en est rendu compte, et, à partir de cet instant, il savait qu'on allait venir le chercher. Il s'est envolé quelques minutes avant notre arrivée. — Mais enfin, tonna Levareux, il ne s'est tout de même pas évaporé ! Un type à pied, avec sa gueule, est forcément repérable ! Il n'a nulle part où aller. — Nous poursuivons les recherches. On va le coincer, c'est certain. — Ne me parlez pas de le coincer, c'est son cadavre que je veux ! Froid comme une pierre ! Je veux son cadavre, vous m'entendez ? Quant à Melvin... — J'ai envoyé immédiatement tous nos effectifs au QG du Raid à Bièvres pour l'arrêter, fit Pina, sûr de lui. Il faudrait peut-être lui envoyer les forces spéciales. — Stop ! cria Levareux. Changement de programme. Melvin est un héros. Je vais lui décerner l'ordre du mérite. Il a réussi, à lui seul, à empêcher qu'une nouvelle tragédie frappe notre pays. Désormais, la version officielle est que c'est moi qui ai hâté les recherches pour localiser la bande à Saleh. Compris ? Pina plissa les yeux, cherchant à comprendre. Le téléphone sur le bureau de Levareux sonna. — C'est le président, dit Bento dans le combiné. Levareux congédia Pina. Face à Dejaby, on ne pouvait pas simplement ordonner des chasses à l'homme. Il fallait jouer serré.

Dick Vardel sonna à l'interphone vers quatre heures de l'après-midi. Maria était en train de regarder les informations. Ighat buvait une eau minérale sur le canapé à côté d'elle. Maria et Vardel se donnèrent une accolade chaleureuse. Le journaliste sortit son smartphone de sa poche et lança une vidéo. — Qu'est-ce que c'est ? demanda Maria. — Mon collègue, Joop Haartmelk, a filmé cette scène à Zurich. Nous sommes au siège de la West Island Bank, une banque des Bermudes installée en Suisse. — Pourquoi avoir filmé cette banque ? — Nous avons retrouvé, parmi les factures qu'Ovotech adressait à Neuroland, des ordres de virement vers la West Island Bank. En gros, pour chaque facture de 30 000 euros pour des prétendues « cellules souches », il y a aussi un ordre de virement passé un ou deux jours plus tard, pour un montant de 20 000 euros. Nous avons donc envoyé notre reporter pour regarder ce qui se passait à la West Island Bank. Il a filmé pendant plusieurs jours les allées et venues des clients avec son smartphone. — Et que vous attendiez-vous à trouver ? — Ceci. Sur la vidéo, un homme en complet cravate sortait des larges portes à tambour, une mallette à la main. — Pascal Bento ? s'écria Maria. Le directeur de cabinet du ministre Levareux ? — En personne. Et il y a sans doute dans cette mallette un ou deux millions en liquide. Joop a pu vérifier que Bento s'est déjà rendu plusieurs fois à Zurich, il descend à l'hôtel Mansour. Maria cherchait à recoller les morceaux. — Donc, Ovotech reversait les deux tiers de son chiffre d'affaires sur ce compte de la West Island Bank, dont le titulaire est Pascal Bento ou un quelconque prête-nom. Ovotech paye le ministre Levareux pour le marché passé sur les cellules souches. — On appelle cela une rétrocommission, Maria. — Une sacrée rétrocommission, vous voulez dire. — La campagne présidentielle va commencer, et elle coûte cher. J'ai calculé que l'affaire Ovotech pourrait rapporter 60 millions à Dejaby. De quoi faire pencher la balance. Maria s'enfonça dans le canapé. — OK, dit-elle. Levareux est fichu, alors. Parce qu'on a des preuves, n'est-ce pas ? Le front de Vardel se plissa. — Je crois qu'on a de quoi le faire tomber, dit-il. D'abord, il y a le témoignage d'Ighat et de sa sœur. Et puis, tous les faits qui se sont produits parmi les Indiens mayangnas, qui seront accablants pour la société Ovotech. — Et il ne devrait pas être difficile de prouver que les cellules greffées aux prisonniers sont des neurones embryonnaires, dit Maria. Les tests génétiques établiront même que ces neurones sont ceux d'enfants que ces femmes ont eus. — Je pense effectivement qu'il n'y aura aucun doute sur le caractère criminel des activités d'Ovotech. Ce sera déjà un problème pour le gouvernement. Mais, surtout, il y a ces versements, pour un montant énorme, sur ce compte en Suisse. Vardel fit défiler les ordres de virements sur la table. — Le scandale lié aux embryons et la présence de Pascal Bento dans les locaux de la West Island Bank suffira probablement à lancer une procédure pour obtenir le nom du titulaire du compte dont nous détenons les coordonnées. Les Suisses l'ont déjà fait dans des affaires impliquant des responsables de gouvernements étrangers. Après ça, je ne vois pas comment Levareux pourra s'en tirer.

Le président de la République pressa un bouton de sa télécommande. Michel Levareux se tassa dans son fauteuil. Le présentateur vedette de la première chaîne publique présentait son édition du soir. — Après le scandale de l'affaire Transparence dans laquelle aurait été impliqué le ministre de l'Intérieur Michel Levareux, une nouvelle affaire pourrait bien rattraper le locataire de la Place Beauvau. On apprend que le projet de réforme de santé pénale aurait été entaché de graves fautes médicales. Les cellules souches utilisées pour guérir le cerveau des criminels en détention auraient été en effet des neurones d'embryons avortés de force en Amérique latine, auprès de populations en état de grande précarité. Le reportage de notre collègue Inès Rabot. Le montage d'images et de commentaires off plantait le décor d'une jungle luxuriante où vivaient des peuples exploités par les colons du coin. Parmi eux, des médecins véreux monnayaient des antibiotiques bon marché contre des faveurs sexuelles, quand ils ne violaient pas les jeunes femmes du village. Suivaient des portraits d'Andrew Nichols et Al Rodgers, les « associés de l'horreur ». En retour plateau, David Villegas recevait Maria Svetkova, l'héroïne de l'affaire Transparence et victime légendaire de Franck Corsa. — Maria, vous êtes allée rencontrer ces populations et avez constaté de vos yeux ces pratiques abominables. Est-ce seulement imaginable, de nos jours, qu'une telle association de malfaiteurs ait pu passer un marché avec l'État dans le cadre d'une loi de bioéthique ? — C'est malheureusement le cas. J'ai vu une jeune femme se faire violer par ce médecin et, quelques heures plus tard, une autre enchaînée à la table d'opération se faire extraire du ventre son bébé, lequel fut disséqué pour le prélèvement des neurones de son cerveau. Ces neurones étaient acheminés par fûts cryogéniques jusqu'en France. — Maria, avez-vous de quoi étayer vos affirmations ? — Une des victimes de ces malfaiteurs m'a accompagnée à mon retour du Nicaragua. — Et elle est ici ce soir. Nous l'accueillons sur ce plateau. Le piège se refermait sur Levareux. L'interview commença. Chirurgical. Tranchant. Levareux passa par toutes les couleurs. Chaque mot de cette femme était une charge de dynamite lancée contre le gouvernement. Le présentateur conclut en se tournant vers Maria : — Selon vous, nos responsables politiques n'étaient donc au courant de rien ? — Bien sûr que si. C'est Dick Vardel qui a enquêté sur ce point. Il détient des éléments cruciaux. Vardel expliqua en quelques minutes le montage financier opéré par le ministère de l'Intérieur. Les ordres de virement à la West Island Bank, bancs-titrés par la régie, apparaissaient en plein écran, comme il est d'usage dans ce genre de reportage : les passages clefs surlignés avant d'être photographiés. — Nous espérons que les autorités judiciaires demanderont la levée du secret bancaire pour faire toute la lumière sur le bénéficiaire de ces versements, expliqua Vardel. De toute façon, l'enquête criminelle sur les avoirs de la société Ovotech devrait le révéler. Le président de la République appuya une nouvelle fois sur le bouton de sa télécommande et l'image disparut de l'écran. Michel Levareux était blanc comme un linge. — Je ne te demande pas d'explication, lui dit le chef de l'État. J'attends ta démission. — Mais Albert, j'ai fait exactement ce que tu m'as... — Concernant les fonds qui ont été transférés sur cette banque suisse, tu annonceras qu'ils étaient destinés à ton enrichissement personnel. Levareux fixa son ancien compagnon d'armes, mortifié. — Officiellement, poursuivit Dejaby, tu auras détourné l'argent du projet de loi bioéthique pour ton propre profit. Invente ce que tu veux à propos des jeunes Indiennes violées. Si tu étais au courant ou non, c'est ton affaire. Dejaby laissa planer un silence avant de déclarer : — Ce sera tout. J'ai à faire, maintenant. Levareux n'en crut pas ses oreilles. « J'ai à faire. » Le président allait donc le renvoyer ainsi, lui, son plus fidèle collaborateur ? Levareux, qui avait pris tous les risques ? Levareux, qui avait alimenté sa campagne ? Non, cela n'allait pas se passer comme ça. — Tu dois me soutenir, dit-il au président. — Désolé. C'est fini. — Tu dois me soutenir. Sinon, je révèle que c'est toi qui m'as demandé de monter cette opération. Le visage du président se figea. Levareux ne lâcha pas l'affaire.

— Tu savais très bien ce qu'on faisait, dit-il. Ça a foiré, alors on est deux à se retrousser les manches. Tu es président, tu as le bras long. Par exemple, cette levée du secret bancaire, il y a forcément un moyen de l'empêcher. Si on bloque la procédure, ils n'ont plus de preuves. — Refuser la levée du secret sonnera comme un aveu. J'ai une élection dans six mois, je suis fini si je prends cette option. — Et si je déballe tout maintenant, tu ne seras pas fini ? — Déballer quoi ? Tu n'as aucune preuve, Michel. Pour toute réponse, Levareux posa son téléphone portable sur le bureau. — C'est fou ce que permettent ces petites machines. Le son est très bon. Le visage de Dejaby devint lisse comme du marbre. Sur l'enregistrement il entendit sa propre voix demander à son ministre un an plus tôt de lancer un projet pour interroger les criminels en pénétrant dans leur cerveau. Et tout cela était consigné sur le fichier audio d'un iPhone, prêt à être divulgué à toutes les télévisions du pays. Il ne put supporter plus de dix secondes l'écoute de cet enregistrement. — C'est inutile d'en arriver là, Michel, dit-il. Tu as raison, je vais appeler mon ami Gerhart à Berne, il devrait pouvoir au moins ralentir la procédure bancaire. Levareux reprit son téléphone. — À la bonne heure, dit-il. Il se leva et quitta le bureau sans un mot. Il repassa par la Place Beauvau. Il avait dû employer les grands moyens, mais il reprenait les rênes de la situation. Dans un premier temps, il allait détourner les soupçons en prouvant que Neuroland avait fait le mauvais choix avec cette société de biotechnologie. Ce ne serait pas trop difficile, Vincent Carat avait signé ce contrat, c'est lui qui allait trinquer. Ensuite, pour l'histoire du compte en Suisse, le mieux était de laisser l'argent où il était. La seule option était de maintenir le secret bancaire. Dejaby allait faire ce qu'on lui disait. Il était coincé. Enfin, il fallait régler son compte à ce salopard de Corsa. Il avait fait assez de dégâts, il devait payer. Une fois mort, on pourrait lui faire porter le chapeau. En arrivant à son bureau, Levareux donna des ordres pour que les recherches soient intensifiées. Puis il demanda à son chauffeur de le ramener chez lui. Le chauffeur attendait le ministre dans la Vel Satis diplomatique stationnée dans la cour d'honneur. Il lui ouvrit la portière et la voiture se mêla au trafic. En approchant d'Odéon, il déclara : — On annonce un regroupement de personnes venues manifester devant chez vous. Je crois qu'il serait plus prudent de passer par le parking. Michel Levareux jeta un regard à l'extérieur. Apparemment, tout était calme, mais mieux valait ne pas prendre de risque. La Vel Satis vira sur la droite et s'engagea dans un parking souterrain. Michel Levareux en sortit, un porte-documents à la main. Il se dirigea vers l'ascenseur. Il y eut un frôlement derrière lui. Il voulut se retourner, mais quelque chose s'abattit sur sa tête et lui obscurcit la vue. Il fut ceinturé et ses poignets liés par un ruban adhésif. Il se sentit soulevé et jeté dans le coffre d'une voiture. Le véhicule remonta vers la sortie en faisant crisser ses pneus. À l'intérieur du coffre, Michel Levareux donna des coups de pied désespérés. Il sentait son cœur battre à faire exploser sa poitrine. La Vel Satis roulait maintenant à vive allure sur les boulevards extérieurs. Le froid s'infiltrait dans le coffre. Puis la voiture accéléra, ils étaient sur une autoroute. Après un temps que Levareux eut du mal à estimer, la voiture s'arrêta, les portières claquèrent et il fut tiré du coffre. — Avance, lui ordonna une voix. Levareux sentit sous ses pieds un sol meuble d'où montait une odeur d'humus. — Stop. Assis. Il sentit des feuilles humides. Il était dans une forêt. Sénart, Senlis, Rambouillet peut-être... Il estima que deux heures avaient dû s'écouler. On allait se rendre compte de sa disparition, des recherches seraient lancées. Puis il entendit le chant des oiseaux. L'aube était proche. C'est à ce moment qu'une main retira la cagoule et qu'il vit ses ravisseurs. Ils étaient trois, le visage impassible, habillés de noir. Équipés d'oreillettes et d'armes de poing. Levareux tressaillit. Un homme s'approcha, tenant une corde à la main. Il la fit passer au-dessus de la plus basse branche de l'arbre. Deux de ses ravisseurs le soulevèrent par les aisselles. L'homme exécuta maintenant un nœud coulant. Il posa un tabouret sur le sol. — Qui êtes-vous ? dit Levareux en jetant autour de lui des regards affolés. Ses ravisseurs se contentaient de surveiller les alentours. — Mais enfin, je... Je suis le ministre de l'Intérieur ! Au moment même où il prononçait ces paroles, il comprit. Tout était planifié. Depuis le moment où il était sorti du bureau du président. Il avait été naïf de croire que Dejaby pouvait céder à son chantage. Sa mort arrangerait tout le monde. Il entrevoyait déjà les titres de la presse le lendemain : « Le ministre Levareux se donne la mort dans une forêt aux environs de Paris. » La corde fut passée autour de son cou, les hommes s'immobilisèrent en cercle. Sans hésitation, l'un d'eux donna un coup dans le tabouret. Les pieds de Levareux se dérobèrent et il sentit une brusque douleur dans le cou. Sa colonne vertébrale résista. Il vit les arbres tournoyer autour de lui, sentit l'air se réduire à un mince filet dans sa gorge. Les veines de son cou bleuirent, il cligna des yeux convulsivement et vit peu à peu les hommes réunis en cercle autour de lui devenir des silhouettes indistinctes. Alors une odeur immonde s'éleva de son corps qui se vidait de ses entrailles. Les hommes le regardèrent un moment se balancer au bout de sa corde. Puis ils retournèrent vers la route, effacèrent soigneusement toutes les empreintes à l'intérieur de la voiture et montèrent dans un autre véhicule stationné à quelques mètres de là.

Le train roulait depuis cinq heures. Quand Franck se réveilla, son corps le faisait souffrir atrocement. Il grelottait de fièvre. Il escalada le tas de céréales et passa la tête par-dessus le rebord. Le convoi traversait une succession de collines. Les contreforts des Vosges. Sans doute approchaiton de Saverne. Après, ce serait la plaine d'Alsace. Il tâcha de se représenter mentalement la carte des Vosges. Il était probablement à une cinquantaine de kilomètres d'Aarwiller, où se trouvait sa maison de famille. Les lumières d'une agglomération apparurent dans le lointain. Lorsque le train traversa le hameau, l'allure ralentit. Franck escalada l'intérieur du wagon, enjamba le rebord puis se laissa glisser le long des parois et prit pied sur la plate-forme inférieure. Au moment le plus propice, il lâcha prise. Il roula le long d'une pente, en position recroquevillée, et termina sa course sur la route en contrebas. Des maisons basses s'alignaient, collées les unes aux autres. Franck traversa la route en boitillant et se réfugia sous un porche qui donnait sur une cour intérieure. Il y avait un atelier de menuiserie dont le véhicule d'entreprise était stationné dans la cour. Franck saisit une grosse pierre et brisa la porte vitrée de l'atelier. Il abaissa la poignée. L'intérieur était sombre. Il distingua au fond de la pièce un bureau, une armoire métallique et un établi avec des outils habituels. Scies, disqueuses, rabots, perceuses, tournevis, ciseaux à bois... Il chercha les clefs du véhicule en commençant par le tiroir du bureau. C'est alors qu'un bruit lui fit tourner la tête. Il vit d'abord des yeux qui le fixaient. Puis il sentit un souffle chaud et une odeur de bête. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Par réflexe il se rua vers l'armoire métallique. Des aboiements à glacer le sang le poursuivirent. Il escalada l'armoire et se réfugia entre son sommet et le plafond. Il vit une ombre tournoyer au pied de l'armoire. Il se recroquevilla et ne bougea plus. Ses yeux s'habituant à l'obscurité, il finit par deviner un chien énorme, de type doberman, qui allait et venait dans la pièce. Au bout d'un moment, la bête se tapit dans un coin. Franck devait trouver un moyen de se débarrasser de cet animal. Il aperçut dans le noir, le long de l'établi, plusieurs outils qui auraient pu faire office d'armes. Son regard s'arrêta sur une perceuse branchée au tableau électrique. De celles qu'on utilisait pour faire des trous de cheville dans les poutres des charpentes. Il sut qu'une fois descendu de l'armoire, le chien serait sur lui en un éclair. La première morsure serait terrible. Franck décida de ne pas réfléchir. Il bondit sur le sol. Le chien se redressa aussitôt. Franck courut vers l'établi. Au moment où il l'atteignit, le molosse referma sa mâchoire sur sa cuisse. Il eut juste le temps d'attraper la foreuse, tomba par terre et vit le mufle du monstre à deux doigts de son visage. Il braqua la foreuse sur l'animal et appuya sur la gâchette. Le sifflement du moteur s'éleva et la mèche pénétra dans le cou du chien. Franck pressa jusqu'à la garde, aveuglé par le sang et les débris de chair. L'animal maintenait sa prise. Hurlant de douleur, Franck retira la perceuse et l'enfonça un peu plus bas. Il rencontra une résistance qui céda brusquement, dans un jet de sang. Franck sentit un léger relâchement des mâchoires de la bête. Il retira une nouvelle fois la mèche et visa l'échine juste au niveau de la nuque. Lorsqu'il toucha la vertèbre, la bête s'immobilisa. Ses membres se détendirent, privés de tonus. Franck repoussa le corps de l'animal qui glissa dans une mare de sang. Il releva la tête vers le rebord de la fenêtre. Il y avait un petit placard muni de crochets. Bourré de trousseaux. Des petites clefs pour les meubles, plusieurs pour des portes en d'autres points de l'édifice, et deux clefs de voiture. Il les attrapa et quitta la boutique en toute hâte, la jambe à moitié broyée. L'utilitaire Kangoo démarra au quart de tour. Franck passa sous le porche au ralenti, puis s'engagea à droite et prit la direction du sud, grimaçant de douleur.

Le brigadier Thomann photographia une empreinte à l'intérieur du silo et la fit comparer à celle des souliers que le fugitif portait le jour de sa comparution devant le juge. Le labo lui livra le résultat en dix minutes. C'était positif. Du haut du silo, le brigadier observa longuement les voies. Corsa aurait pu sauter sur un train en marche, c'était faisable. Il interrogea le chef de gare sur les trains passés sur la voie C entre dix-huit et dix-neuf heures la veille au soir. Il n'en trouva qu'un, un convoi de blé à destination de Strasbourg. Corsa se trouvait probablement à bord de ce train. Mais il n'irait pas jusqu'au terminus. Il était bien trop intelligent pour cela. Il sauterait en marche. N'importe où. Le brigadier se mit à la place de Corsa. Avec son look de mort-vivant, recherché par toutes les polices, ce type allait devoir prendre un maximum de risques pour échapper aux regards. À un moment ou à un autre, il se produirait un incident, un accrochage, un faux pas. Il émit un avis de recherche au ministère de l'Intérieur, demandant qu'on lui signale tout incident, effraction ou agression anormale le long de la ligne Bar-le-Duc – Strasbourg. Entre minuit et cinq heures du matin. À sept heures du matin, l'artisan Robert-Pierre Hoffner se rendit à l'atelier de menuiserie de la rue Fernand-Picard à Lutzelbourg. Il poussa un juron en trouvant la vitre de la porte brisée, puis fut pétrifié d'horreur par la scène de barbarie qui s'offrait à ses yeux. Le chien baignant dans son sang, la nuque et le cou troués par une mèche de douze. Il s'était déroulé ici une lutte à mort. La personne qui avait fait cela n'était pas normale. Le menuisier resta de longs instants hébété et choqué. Puis il décrocha son téléphone et appela la gendarmerie. L'adjoint du brigadier prit l'appel. Il se tourna vers son supérieur. — À vingt mètres des voies. Peu avant Saverne. Un atelier de menuiserie forcé, un chien tué à coup de foreuse. Ça ressemble bigrement à Corsa. — En tout cas, ça colle avec nos horaires et la localisation, répondit le brigadier Thomann. — La brigade locale effectue des recherches autour de la commune de Lutzelbourg, où l'effraction a été commise. Corsa n'a pour l'instant pas pu être localisé. Le menuisier signale la disparition de son fourgon utilitaire. Le brigadier vit à sa montre qu'il était sept heures quarante. Le train avait dû passer au niveau de Saverne vers minuit. Corsa avait donc eu sept heures pour prendre la fuite à bord de ce véhicule. L'utilitaire allait être signalé, et retrouvé. Après quoi, toutes les possibilités seraient ouvertes.

Le manoir d'Aarwiller était une bâtisse du XVIIIe siècle en grès rose, construite à flanc de coteau. Elle était entourée d'un parc boisé de hêtres, clos par un mur en moellons de plus de trois mètres de hauteur. Un portail unique en marquait l'entrée. Ce petit château fut placé sous surveillance dès le deuxième jour après l'évasion de Corsa. Une voiture de police banalisée fut postée dans le sous-bois de l'autre côté de la départementale. Deux inspecteurs s'y relayaient pour observer les alentours à la jumelle. Ils avaient une vue directe sur le portail. En arrivant à proximité de sa maison natale, Franck éteignit le moteur et les phares, et se laissa descendre en roue libre. Trois cents mètres avant le portail, il donna un coup de volant et engagea le véhicule dans un chemin forestier qui s'enfonçait sous les sapins. Il descendit de voiture, traversa la route et se fondit sous le couvert d'arbres. Franck marcha pendant un quart d'heure avant de voir se détacher sur le ciel sombre les tours du manoir. Il obliqua vers l'enceinte. Quelques minutes plus tard, il se trouva nez à nez avec la muraille. Les blocs de grès jointoyés par le mortier étaient par endroits envahis de lierre. Comme un chien furetant, il se mit à longer le mur d'enceinte. Lorsqu'il entendit un son creux sous ses pas, il se baissa et sentit une plaque métallique enfouie sous l'humus. Il dégagea le terreau d'aiguilles de pin et de feuilles séchées, laissant apparaître la surface rouillée d'une plaque rectangulaire posée sur un puits cimenté. Une plaque identique était située de l'autre côté du mur, dans la propriété. Il n'avait pas oublié cela. Il engagea ses jambes dans le conduit, puis le reste de son corps. Il agrippa la plaque métallique et la tira derrière lui. Du fond du boyau partaient plusieurs galeries. Il progressa à tâtons en se repérant mentalement. Au bout de quelques mètres, il se heurta à un mur, se redressa et sentit quelque chose de dur au-dessus de sa tête. Il fit glisser la plaque métallique et émergea à l'air libre. Il la tira derrière lui et la recouvrit de feuilles mortes. La silhouette du manoir se dressait au-dessus des hêtres. De là, la pelouse s'étendait jusqu'à la terrasse et au corps de la bâtisse qui s'élevait entre les ifs avec ses larges colombages, ses clochetons et son toit d'ardoise pentu. Rien de cela n'avait changé. Une pluie froide commençait à tomber. Franck gravit le perron et frappa plusieurs coups à la porte. Le choc du heurtoir en fonte se répercuta à travers les couloirs. La pluie tombait plus forte. Franck frappa encore. Une lumière s'alluma à l'extrémité du château. Franck entendit une voix. — André, c'est vous ? Il maugréa quelque chose d'inaudible. La porte s'ouvrit. C'était une femme. Vieillie, épaissie par les ans, les traits marqués par la solitude et l'alcool, mais il aurait pu la reconnaître entre mille. — Qui êtes-vous ? balbutia-t-elle. Franck resta un moment immobile dans l'encadrement de la porte. — Tu ne me reconnais pas ? Le visage de la femme pâlit d'un seul coup. — Mon Dieu... Non, ce n'est pas vrai... — Tu vas me préparer à manger, lui dit Franck. La femme recula en trébuchant vers l'intérieur du manoir. — Tu... tu as tué ces juges, ces policiers... Je vais... — Tu ne vas rien du tout, l'interrompit Franck. Car je sais que tu as tué Antonio avec un oreiller. Elle ouvrit des yeux épouvantés. — Je sais que tu as immergé son corps dans le puisard de la cave. J'ai tout vu. Tu ne pensais pas que je reviendrais un jour te mettre cette vérité devant les yeux. La police n'aura aucun mal à découvrir le cadavre. Valéria le contemplait, effarée, comme clouée au sol par ses mots. — Va chercher Caro, lui ordonna-t-il. Qu'elle amène des bandages, du sérum phy et de la Bétadine, des antiseptiques et de la morphine. Valéria resta un moment, le souffle court, comme privée de toute réaction. Elle comprit qu'elle n'avait pas le choix. Franck avait tout vu. Le corps était encore au fond du puits. N'importe qui pourrait aller l'y chercher. Lentement, elle se mit à ouvrir des tiroirs pour y trouver une casserole qu'elle posa sur le feu. Elle mit de l'eau à chauffer et y versa des flocons de purée. Elle exécutait ces mêmes gestes lents que lorsqu'elle remplissait le biberon d'Antonio, vingt ans plus tôt. Pendant qu'il mangeait, Valéria enfila un grand pardessus et descendit au garage pour aller démarrer la voiture. Franck alluma le téléviseur installé à côté du frigo.

— Le ministre de l'Intérieur Michel Levareux a été découvert mort ce matin en forêt de Rambouillet, annonça David Villegas. Sa voiture de fonction a été retrouvée sur place, sans occupant. Selon des sources proches de l'enquête, il se serait pendu sans laisser d'explications. Les dernières accusations dont il faisait l'objet étaient aussi graves que nombreuses. Rappelons que Michel Levareux aurait été l'instigateur du projet Transparence visant à instaurer une surveillance maximale de tous les citoyens allant jusqu'au déchiffrage des pensées en situation d'interrogatoire. Que, dans le cadre de la loi de bioéthique, il aurait passé un contrat avec une société de biotechnologies pratiquant le trafic d'organes sur des populations d'Amérique du Sud, avec viols, mutilations et extorsions. Derrière David Villegas, les écrans panoramiques du studio s'illuminèrent. Le présentateur lut son prompteur et, sans se départir de son calme, annonça : — On vient d'apprendre que le président Dejaby va faire incessamment une déclaration. On l'écoute. Devant les tentures rouges de la salle de presse de l'Élysée, le président, les traits tirés et le visage grave, toisait l'assistance avec dédain. — Comme vous je viens d'apprendre la nouvelle, à quinze heures cet après-midi, du décès de notre cher compagnon d'armes. À l'heure où je vous parle, c'est le chagrin qui m'envahit. Michel Levareux était un passionné de politique. Un passionné de la France. Il a tout donné pour son pays. C'était un grand ministre de l'Intérieur. Il est mort accablé par les accusations terribles portées contre lui par une partie de la presse, sans aucune preuve, comme on livre aux chiens l'honneur et l'engagement d'un homme sans lui laisser même la chance de se défendre. Ils devraient avoir honte, tous ceux qui ont manié la calomnie sans même attendre que la justice fasse son travail, foulant aux pieds la présomption d'innocence dans le seul but de salir la mémoire d'un homme dévoué à sa patrie. Qu'ils pensent à la femme et aux enfants de Michel Levareux. Aujourd'hui, nous sommes tous orphelins. Si je suis élu pour un second mandat, je ferai toute la lumière sur cette affaire et j'arrêterai les coupables. J'expliquerai à l'épouse et aux enfants de mon cher camarade pourquoi il a perdu la flamme de la vie, pourquoi il a été si désespéré par cette politique qu'il aimait tant, au point de vouloir tout abandonner. C'est notre engagement à tous qui est en cause, car si la politique broie les hommes, quels hommes feront de la politique ? Franck venait de terminer son premier sandwich. Il était pensif. Levareux, suicidé ? Ce n'était pas son genre. Un type comme Levareux, s'il tirait sa révérence, aurait d'abord causé un maximum de dégâts autour de lui. C'était peut-être d'ailleurs pour éviter ces dégâts qu'on l'avait suicidé. Et Dejaby semblait tirer trop de profit dans cette affaire pour avoir les mains propres... À ce moment, Franck entendit des pas dans le hall d'entrée. Les deux femmes étaient de retour. Caro avait vieilli. Elle était devenue une dame au regard doux et aux cheveux grisonnants. Durant toutes ces années, elle était donc restée infirmière de campagne à Aarwiller. Elle était tout de même moins abîmée par les ans que Valéria. L'infirmière posa sa trousse sur la table de la cuisine. Elle ouvrit des yeux ébahis. — Mais c'est... Valéria eut un grognement de dépit. — Mon Dieu..., dit Caro, il est dans un état épouvantable. Je... Vous permettez ? Franck eut un léger mouvement de recul lorsqu'elle essaya de retirer le bandage du haut de sa tête. Puis il se laissa faire. L'infirmière posa une main sur son front et sortit un thermomètre à infrarouges. — Quarante degrés cinq, dit-elle. Il faut que je voie l'état de ses plaies. Elle sortit une seringue de sa trousse, ainsi qu'un flacon de liquide transparent. — Je vais vous faire une piqûre de morphine, dit-elle. Franck se laissa aller contre le dossier de sa chaise. La douleur s'estompa. Caro en profita pour retirer le bandage recouvrant son visage. Valéria tressaillit en voyant ce qui restait du visage de son fils. Sa peau était rosée et verte à la fois, striée en tout sens par des cicatrices qui s'étaient surinfectées à cause de l'absence de soins et de ses séjours prolongés dans l'eau. Le pus en coulait de partout. — Il a besoin d'antibiotiques de toute urgence, dit Caro. J'ai sur moi plusieurs doses d'acide clavulanique et d'amoxicilline. J'espère qu'il n'est pas trop tard. Je vais laver les plaies et poser une gaze légère pour la nuit. Les deux femmes le transportèrent sur son lit et Caro commença à lui retirer ses pansements. Malgré la morphine, ses hurlements les glacèrent d'effroi.

Le brigadier Thomann posa deux tasses de café sur le bureau, à côté de la carte des Vosges. Son collègue avait tracé des cercles concentriques autour du lieu de l'accident chez le menuisier, à Lutzelbourg. Il avait aussi déposé des petits fanions sur les endroits les plus remarquables. — Quelle distance aurait-il pu parcourir, à votre avis ? — Je ne le vois pas faire des centaines de kilomètres à bord d'un véhicule aussi repérable, dit le sergent. Son combat avec le chien a dû le fatiguer. Le brigadier prit une gorgée de café. — Entre nous, sergent, où iriez-vous si vous étiez en cavale ? L'autre eut une moue dubitative. — Chez des gens en qui j'aurais entière confiance. Le brigadier continuait à boire son café. — Vous voyez ce que je vois ? Le regard du gendarme s'était posé sur un fanion situé à l'emplacement de la propriété des Corsa à Aarwiller. — Sa maison de famille ? Elle a été placée sous surveillance. J'ai appelé les collègues, ils n'ont rien remarqué de suspect. Le brigadier Thomann secoua la tête. — Il a dû y aller. Sinon, pourquoi serait-il venu par ici ? S'il est descendu du train à Lutzelbourg, c'est bien pour une raison. Il a pris le fourgon du menuisier, il s'est engagé dans les montagnes, et il cherche à rentrer chez lui. — Qu'est-ce que vous voulez faire, chef ? — Vous connaissez le coin, sergent ? — Un peu. Ce n'est pas très loin du col de la Charbonnière, sur la D204. — Combien de temps pour y arriver ? — Le GPS affiche une grosse heure. — Je vais remplir la Thermos.

Franck rouvrit les yeux en milieu d'après-midi. La vue des sapins à travers la fenêtre l'apaisa. Il tenta de se lever. — Doucement, lui dit Caro en entrant dans la chambre. Vous êtes encore trop faible. Comment vous sentez-vous ? Elle prit le thermomètre et le posa sur son front. — Vous avez une constitution de fer, dit-elle. J'ai cru que vous alliez faire une infection généralisée. Mais ça va nettement mieux. Franck tâta sa cuisse et ressentit une vive douleur. — Il y avait des traces de morsure. J'ai dû faire des points de suture. Tenez, je vous ai apporté à manger. — Merci, dit Franck en prenant le plateau qu'elle posait sur ses genoux. J'ai une faim de loup. — Vous pouvez être tranquille, dit Caro. Je ne dirai pas un mot de votre présence ici. Votre mère avait l'air paniquée à l'idée que je parle à qui que ce soit. — Pourquoi faites-vous cela, Caro ? Elle remit le thermomètre dans sa trousse, puis secoua la tête. — Vous savez, depuis tout ce temps, je pensais que j'aurais dû faire quelque chose pour vous aider. On voyait que la vie était dure chez les Corsa. Mais on ne pouvait rien faire. Franck l'observa un moment, songeur. Les nouveaux bandages étaient mieux ajustés que ceux du centre pénitentiaire. — Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il. — Le 2, pourquoi ? Le rendez-vous avec Igor, songea Franck. Je dois être au col de la Charbonnière entre le 2 et le 4 octobre. — J'aimerais avoir un atlas routier, si c'est possible. — Je vais essayer de vous trouver cela. — Autre chose, dit Franck. Je vais devoir partir bientôt. J'aurai besoin de plusieurs doses de morphine. Et du reste du traitement d'antibiotiques... — Je vais vous donner tout ce dont vous aurez besoin. Mais honnêtement, vous n'êtes pas en état de voyager. — Et si je reste ici, je suis mort. Franck passa le reste de l'après-midi à suivre les informations à la télévision. Les développements de l'affaire des comptes de campagne progressaient d'heure en heure. La commission d'enquête auditionnait maintenant Pascal Bento. Le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur, les traits tirés, avait l'air d'un animal traqué. — J'ai reçu l'ordre de Michel Levareux d'ouvrir ce compte en Suisse pour y recevoir des fonds de la société Ovotech, dit-il. J'ignore à quoi devait servir cet argent. Je ne pouvais pas en profiter personnellement car je n'avais pas les clefs numériques pour opérer des prélèvements. — Vous avez pourtant quitté à plusieurs reprises le siège de la West Island Bank avec une mallette qui devait contenir, selon les ordres de retraits en notre possession, plusieurs millions d'euros. Qu'est devenu cet argent ? lui demanda le président de la commission d'enquête. — Je devais le rapporter Place Beauvau, répondit Bento. Je n'en ai jamais prélevé un centime. L'ordre de retrait était émis par Michel Levareux. — Michel Levareux ne vous a-t-il jamais dit ce qu'il comptait faire de cet argent ? — Jamais. Sur la une, Claire Lacanal abordait les derniers développements dans l'affaire Ovotech. Maria était interrogée par un envoyé spécial. — Selon vous, le ministre de l'Intérieur était-il au courant des viols et des avortements forcés perpétrés sur les populations mayangnas ? — Il savait ignorer ce qu'il fallait pour être intouchable. — Une dernière question : certains détenus opérés dans le cadre de la nouvelle loi de bioéthique sont-ils porteurs de ces neurones de l'horreur ? — Ne les appelez pas ainsi. Ces neurones sont tout ce qui reste des fœtus de ces femmes. Aujourd'hui, toute la police du pays recherche Franck Corsa. Or celui-ci a dans son crâne une partie du cerveau de l'enfant qui fut retiré à la jeune femme qui m'accompagne. La caméra se déplaça vers le le visage apeuré d'une jeune Indienne. Maria déclara : — J'ai un message pour Franck Corsa. S'il m'entend, je veux qu'il sache que ces neurones lui ont été donnés pour le guérir. Tout ce qui reste de cet enfant, c'est cette part en lui qui essaie de trouver un chemin vers le bien. Franck a une responsabilité vis-à-vis de cet enfant. La caméra zooma sur le visage de la jeune Indienne. En voyant ce regard venu d'un autre monde, Franck fut troublé. Il éteignit le téléviseur.

Il était soucieux. Déjà la veille, il aurait dû ouvrir le ventre des Hollandais sur leur péniche. S'il en avait été incapable, c'était la faute de ces putains de neurones. À cause d'eux, il risquait maintenant de se faire prendre par la police. Il devait résister à tous ceux qui voulaient sa mort ou son arrestation, et non courber l'échine pour se faire battre. Il resta immobile dans son lit, adossé à l'oreiller, à regarder le soir tomber sur les Vosges. Sa chambre était peu à peu gagnée par l'obscurité. Il n'avait pas très faim et se contenta de picorer des morceaux de sandwich et une pomme sur le plateau de Caro. Vers vingt et une heures, il se leva de son lit et jeta un coup d'œil par la fenêtre. La lumière venait de s'allumer tout au bout du manoir. À l'endroit où se trouvait la chambre de sa mère. Il quitta sa chambre et traversa le couloir jusqu'aux escaliers. Il descendit au rez-de-chaussée, poussa la petite porte dérobée et entra dans la cave au sol de terre battue, qui sentait la sciure et le charbon, jusqu'au puisard que couvraient quelques planches clouées de guingois. Il revoyait la scène comme si elle s'était passée hier. Le bruit d'eau provoquée par le corps du bébé tombant dans l'abysse, la mère amoncelant des pierres pardessus, dans cette eau qui giclait à gros bouillons, et lui qui observait les yeux écarquillés ce manège du diable. Il avait une tâche à accomplir. Afin que ce passé soit soldé. Mais, pour y arriver, il ne pouvait se montrer faible. Il descendit à la cuisine et trouva parmi les ustensiles une broche effilée sur laquelle son père enfilait des cailles qu'il faisait dorer sur le feu dans la grande cheminée du salon, quand il rentrait de ses parties de chasse avec des clients. Il sortit la broche du tiroir et alluma le gaz. La broche rougit, puis blanchit sur la flamme de la cuisinière. De longues minutes, Franck en stérilisa toute la longueur. La pointe était acérée, et dotée d'une tranche fine et coupante. Il avala plusieurs cachets de morphine. Franck n'avait jamais appartenu au monde des bienheureux, de ceux qui vivent de la confiance des autres. Depuis bien longtemps, il en avait été exclu. Il avait besoin de toute sa résolution pour se venger de ceux qui l'avaient fait souffrir. Demain, il irait rejoindre Igor. Une nouvelle vie l'attendrait. Il ne pouvait se permettre la moindre hésitation. Tous ceux dont il avait croisé le chemin ces derniers mois avaient voulu le modifier, le transformer en injectant dans son crâne les neurones du bébé de cette jeune Indienne. Il n'avait rien à voir avec cela. Il devait arracher cette mauvaise herbe qui poussait en lui. Il s'assit sur le carrelage de la cuisine, le dos appuyé à un des placards où l'on rangeait la vaisselle. Il connaissait l'endroit exact du faisceau unciné, entre le lobe frontal et les structures profondes du cerveau. Il l'avait vu tant de fois sur les images d'IRM. Il plaça la pointe de la broche sur la zone de peau encore molle qui recouvrait l'orifice de trépanation. La tige métallique s'enfonça, faisant jaillir quelques gouttes de sang. Franck appuya plus fortement. La pointe perça la dure-mère, la membrane qui sépare le cerveau de la boîte crânienne. Il sentit une légère douleur, puis le métal continua sa course. Il se vit comme de l'extérieur, en train de réaliser une opération sur un cobaye. Était-il autre chose ? Lui dont on avait modifié le cerveau ? Lui qui avait payé ses convictions au prix de sa chair, y laissant son visage ? Il se devait d'être froid et méthodique. C'était le seul moyen de réussir ce qu'il tentait. Une opération inconcevable. Modifier son propre cerveau, à mains nues. Sans appareil d'imagerie, uniquement en se remémorant la disposition des différentes zones de son cerveau. Il se rappelait les coordonnées tridimensionnelles de son opération. Robert Broca disposait de robots micrométriques pour pénétrer dans sa matière grise. Lui, à présent, ne pouvait se fier qu'à la précision de ses gestes et à sa mémoire. Le moindre écart, le moindre tremblement, et il pouvait se retrouver paraplégique. Lorsqu'il resserra ses doigts sur la tige, une seule pensée l'habita. Je n'ai rien à perdre. Appuyant sur la tige, il la sentit coulisser au niveau de l'orifice de son crâne, mais n'éprouva aucune sensation interne. L'insensibilité du cerveau à la douleur avait quelque chose d'effrayant. Il s'efforça d'imaginer la pointe effilée qui descendait à travers le cortex cérébral. Son cortex cérébral. Il continua dans l'interstice entre les lobes frontaux. À cet endroit, il était maintenant à peu près assuré de ne pas toucher les centres de contrôle des mouvements ou de la parole. Il fit une pause et respira plusieurs fois profondément. Le faisceau unciné était localisé assez profondément, en dessous des principaux câbles neuronaux reliant les centres de la volonté au reste du cerveau. Trancher ces derniers serait revenu à pratiquer une lobotomie, avec des conséquences catastrophiques pour lui. Il fallait donc s'enfoncer assez profondément pour ne pas risquer de les abîmer. Le flot de sang se mit à couler plus abondamment le long des tempes de Franck et sur son front. La broche avait dû maintenant pénétrer de sept à huit centimètres. Apparemment, il avait conservé l'essentiel de ses capacités de mouvements et de raisonnement. Incroyable. Et s'il parvenait à s'en tirer ? En tout cas, il avait fait de son mieux pour suivre la trajectoire de la sonde utilisée par les chirurgiens. Il estima que l'extrémité de la tige devait se trouver au niveau des nouveaux neurones qu'on lui avait implantés. C'était le moment fatidique. Le sang continuait à couler de l'orifice de trépanation, mais il n'y prêta pas attention. Il se concentra une dernière fois sur le geste qui allait tout changer. Sans hésiter, il exécuta de brefs mouvements de droite et de gauche. Puis il fit pivoter la broche sur elle-même. À l'intérieur de son crâne, des millions de fibres neuronales furent sectionnées. Franck resta un moment les bras au-dessus de la tête, tenant entre ses doigts cette tige qui changeait les données de son esprit. D'un geste rapide, il retira l'objet, libérant un liquide rouge qui se mit à pulser au-dessus de l'orifice. D'une main, il attrapa un paquet de gaze qu'il imbiba d'alcool et appuya fortement sur le sommet de son crâne. Il enroula une bande de gaze tout autour de son menton, puis de son front. Il fixa le tout avec une épingle à nourrice puis, épuisé, s'effondra contre le placard et vit le décor de la cuisine basculer, puis tournoyer avant de devenir de plus en plus sombre et de disparaître.

Quand Franck se réveilla, le sang avait séché sur son front et avait formé une petite flaque qui avait coagulé sur le carrelage de la cuisine. Il se leva et vérifia qu'il pouvait bouger les bras et les jambes normalement. Apparemment, la tige, en pénétrant dans son cerveau, n'avait touché aucune zone importante pour le contrôle des mouvements ou du langage. Elle avait seulement détruit quelque chose dont il n'avait pas besoin : la compassion pour autrui. Il avait suffisamment stérilisé la broche qui avait pénétré dans son crâne, il était sous antibiotiques et il avait aspergé la plaie d'alcool à 90°. Ses chances de survie n'étaient pas si mauvaises. Il se leva et se mit en marche. Il traversa de grandes pièces désertes, des couloirs et des escaliers en colimaçon, puis arriva devant un long corridor. Un mince rai de lumière filtrait sous la porte. De loin parvenait à ses oreilles un son étouffé. Celui d'un téléviseur. Il avança. Il sentit une odeur âcre monter à ses narines. Il abaissa la poignée de la porte et entra. La première chose qu'il vit fut un épais nuage de fumée. Des bouteilles jonchaient le sol. Des mégots étaient éparpillés sur la moquette. Un téléviseur trônait au milieu de la pièce, crachant des musiques tonitruantes et les cris d'un public déchaîné. Il y avait quelqu'un dans un fauteuil qui lui tournait le dos. Elle était là, épave humaine ravagée par l'alcool et le tabac et abrutie par les bruits de l'écran. Il était sorti de ce ventre. Il avait grandi sous ses coups. Cette chose l'avait fait. Cette chose l'avait mis au monde. Cette outre gonflée d'alcool, ce déchet humain vautré devant son poste de télévision, aux poumons rongés par le goudron des cigarettes. Franck pensa à Antonio. Le petit frère qu'elle avait massacré et immergé dans l'eau glacée de la cave. Il s'avança sans remords, la tige métallique levée.

Les deux gendarmes roulaient depuis une heure à travers les montagnes en direction d'Obernai, au sud-ouest de Strasbourg. À chaque virage, les phares de la voiture éclairaient les troncs des sapins. À la sortie de la commune de Niederhaslach, ils croisèrent la départementale en direction de Molsheim, s'engagèrent sur une voie étroite remontant vers les sommets. Le sergent déplia la carte et vit que la propriété des Corsa se trouvait à huit cents mètres après la sortie d'Aarwiller, avant le point de vue dit de Klingenthal. Il fallait d'abord traverser le village, puis s'engager sur la D204 et rouler encore deux minutes. — Je crois que ça doit être une grosse ferme ou quelque chose comme ça. On va la voir à flanc de colline. La voiture de gendarmerie entra dans Aarwiller. Des porches, une place avec un gros noyer entre deux murs de cour en grès rose. Un bureau de poste aux volets de fer tirés. Après le rond-point à la sortie du village, le brigadier passa la troisième et le véhicule commença à gravir la côte. Le flanc de la colline commençait à s'effacer. Dans un instant, ils allaient apercevoir la propriété.

Franck ressortit de la pièce où le téléviseur continuait de cracher à plein volume, traversa le corridor, descendit les escaliers et se retrouva dans la buanderie. L'atlas routier était sur la console de l'entrée. Il attrapa une lampe torche sur les crochets de l'escalier de la cave, sortit de la bâtisse, s'engouffra sous les cèdres et disparut dans la forêt. Il hâta le pas en direction du mur d'enceinte, repéra la plaque métallique, la poussa de côté et sauta dans le trou. Il se mit à avancer prudemment, promenant le faisceau de la lampe sur les parois. Le rond de lumière se projetait sur le mur de brique couvert de mousse, de lichen et de toiles d'araignées, qui signalait le puits d'accès de l'autre côté. Il parvint à se redresser dans le conduit, tendit les paumes des mains vers le haut, poussa et sentit la plaque bouger. Il la fit glisser de côté et sortit du trou. Les cimes des arbres étaient à peine agitées par une légère brise. À part cela, rien que le silence. Il n'avait plus de temps à perdre. Ayant gardé le souvenir du chemin de l'aller, il émergea en contrebas de la route. De l'autre côté, il lui restait une vingtaine de mètres à parcourir pour rejoindre le chemin et la voiture. Au moment où il ouvrait la portière, le faisceau d'une lampe l'aveugla. — On ne bouge plus. Deux hommes pointaient leur arme sur lui. Sûrement les flics en planque dans la bagnole située face au portail. Ils avaient dû repérer la fourgonnette en son absence. Franck était coincé entre eux et le véhicule. Ils le plaquèrent contre le capot de la fourgonnette et lui passèrent les menottes. — Rentre là-dedans. Franck s'installa sur la banquette arrière. L'homme s'assit à sa gauche. — Je sais qui tu es, dit-il, et je ne vais pas prendre de risques. Au moindre geste, je préfère te loger une balle. Le collègue du flic démarra. — Appelle la centrale, dit-il. Un grésillement monta de la cibi. — Sommes devant la propriété des Corsa. Venons d'appréhender le suspect. Sommes en route pour Saverne. La fourgonnette commença à dévaler le chemin forestier. Franck, les menottes aux poignets, vit les troncs des sapins éclairés par la lueur des phares.

Le brigadier Thomann frappa deux coups avec le heurtoir sur la porte en chêne du manoir. Après avoir attendu une minute, il recommença avec plus d'insistance. La demeure semblait inhabitée, à l'exception d'une lumière tout au bout de l'aile principale. Ils décidèrent de longer l'allée de gravier jusqu'à la fenêtre. — On dirait le son d'un téléviseur, dit le sergent. Il prit une poignée de gravillons et la jeta sur la fenêtre. Aucun mouvement à l'intérieur. — Je sais qu'il est ici, dit le brigadier. Je le sens. Faisons le tour, il y a peut-être une issue. L'arrière du bâtiment donnait sur une pelouse et, un peu plus loin, un bois de cèdres et de sapins. Par une porte de service, les deux hommes remontèrent vers le hall d'entrée par un petit escalier et une lingerie, puis trouvèrent l'escalier principal jusqu'au deuxième étage. Le son de la télé venait du bout du couloir. Ils dégrafèrent les étuis de leurs armes. La porte de la chambre était fermée. Ils frappèrent à deux reprises. Le brigadier Thomann dégaina son pistolet. Ils furent d'abord frappés par l'odeur. Un mélange de tabac froid et d'alcool. Puis par le désordre, indescriptible. Les bouteilles vides par monceaux, les mégots jonchant le sol jusque dans les coins. Enfin, par le son du téléviseur poussé à pleins tubes. Au milieu de ce chaos, ils virent une personne installée dans un fauteuil, qui leur tournait le dos. Ils firent le tour du fauteuil. C'était une femme, clouée au dossier par une tige métallique. Le sang étoilé en gerbe sur sa poitrine n'avait pas encore séché.

Le petit chemin forestier était caillouteux et labouré d'ornières. Une fois sur la route, Franck savait qu'il ne pourrait plus rien faire. Alors, au moment opportun, il leva brusquement ses pieds au niveau du passager et détendit ses jambes à fond. La tête de l'homme heurta violemment le montant de la portière. Franck se retourna pour agripper son adversaire avec ses mains menottées. Au même moment, le corps de l'homme s'abattit sur ses genoux. Franck resserra ses jambes autour son cou et se jeta à travers la portière ouverte, l'entraînant dans sa chute. Tous deux roulèrent dans la terre et dans les feuilles mortes. Emportée par son élan, la voiture dévala le sentier sur une trentaine de mètres. Le policier qui était au volant écrasa la pédale de frein, mais le véhicule dérapa et acheva sa course contre un tronc d'arbre. Franck chercha à tâtons le corps inerte de l'autre policier étendu sur les feuilles mortes. Il le fouilla et trouva la clef des menottes. Quelques mètres plus bas, l'autre flic sortit de la voiture et remonta la pente. Le faisceau de sa lampe explora les environs. Franck libéra ses mains. L'homme le localisa et leva son arme. Les détonations retentirent. Franck, sans savoir s'il était touché, se réfugia derrière un sapin. — Sors de là, cria le flic. L'homme marcha dans sa direction. Franck prit une longue inspiration. Pour rien au monde il n'accepterait de retomber entre les mains de la police. Il se battrait jusqu'à la mort. — Je vais compter jusqu'à trois, Corsa. Franck fouilla les environs du regard. Le faisceau de la lampe allait et venait sur les feuilles mortes et la mousse, quand un éclat métallique brilla. Franck sentit son cœur faire un bond. C'était une arme. L'arme du flic que celui-ci avait éjectée de la voiture. Sans hésiter, il bondit et fit une roulade sur le sol, saisissant l'arme au passage, et riposta au jugé. Le souffle court, il s'assit derrière un large tronc. Le silence s'éternisait. Pas un mouvement. Le faisceau de la lampe, immobile, restait projeté dans les basses branches d'un sapin. Au bout de plusieurs minutes, le regard de Franck fut attiré par une fumée qui s'élevait en volutes dans la lumière de la torche. Non, ce n'était pas de la fumée. C'était de la vapeur. Après plusieurs minutes encore, Franck sortit de sa cachette. L'homme était étendu sur le sol, immobile. La balle avait perforé un poumon. Un filet de sang noir s'échappait de son flanc. Il s'accroupit près de lui. À ce moment-là, quelque chose attira son attention de l'autre côté de la route, à l'intérieur de la propriété. La lueur des phares d'une voiture se dirigeait vers le portail. Il ne devait pas rester ici une minute de plus. Il courut vers le véhicule de menuiserie, qu'il remit en marche. Moteur au ralenti, il s'engagea davantage dans le chemin forestier. Normalement, la D204 devait courir sur la ligne de crêtes. Il avançait à allure réduite, s'éclairant de sa lampe torche. Après une progression de deux à trois cents mètres, il arriva devant une trouée. La route D204. Il passa la seconde, la troisième, puis la quatrième. Il aperçut une borne sur le bord de la route. Le kilomètre 120. Le rendez-vous avec Igor était fixé au 126.

La voiture émergea de la forêt sous le ciel étoilé. Le col de la Charbonnière. Là, dans les phares de Franck, une Ford Escort stationnait sur le bas-côté, tous feux éteints. Il pila. Un homme sortit de la Ford Escort et vint à sa hauteur. — Je viens de la part d'Igor. — Je suis Franck Corsa. L'homme releva les yeux vers la route. — Apparemment, vous n'êtes pas venu seul. Franck se retourna. Au-delà du bois de sapins, juste après la première courbe de la route, la forêt s'illuminait par intermittences. Les phares d'un véhicule. Les gendarmes étaient sur ses talons. À l'extérieur de la voiture, l'homme réagit immédiatement. — Engagez votre véhicule à reculons dans ce chemin de traverse entre les taillis. Descendez et continuez à pied sur le sentier, qui deviendra de plus en plus étroit. Quand vous arriverez à un chalet, dites : « Les ours veulent hiberner. » — Nous... nous n'y allons pas ensemble ? — Je vais emmener vos poursuivants aussi loin que possible. J'ai des papiers en règle, une licence de représentant commercial et un permis de conduire français. Avec moi ils vont seulement perdre du temps à fouiller le véhicule. Ce temps vous sera précieux pour disparaître. — Vous n'êtes pas Igor ? — Igor est à trois mille kilomètres d'ici. Si vous voulez avoir une chance de le voir, ne perdez pas une seconde. Franck exécuta la manœuvre indiquée, sortit de sa voiture et s'enfonça dans les fourrés. Il était temps. Le véhicule des gendarmes passait derrière lui. Comme l'homme le lui avait dit, le chemin broussailleux devenait de plus en plus étroit. Franck découvrit le chalet en bordure d'une clairière. Il gravit un escalier menant à une terrasse en bois et frappa à la porte sculptée. — Qui va là ? fit une voix. — « Les ours veulent hiberner. » Un homme d'une soixantaine d'années, le visage barré par une moustache épaisse, un béret sur le crâne et une grande salopette de toile bleue plongeant dans des bottes de montagne, lui ouvrit. — Où est Lokatchenko ? dit-il. — Sur la départementale après le col de la Charbonnière, répondit Franck. Nous étions suivis, il va les entraîner plus loin. L'homme se retourna vers l'intérieur de la pièce. — Servez-vous dans le frigo si vous avez faim. Prenez des forces. Nous partons dans une heure. L'homme monta sur un tracteur et tira de sous un auvent une remorque chargée de troncs d'arbres. Puis, à l'aide d'une pince mécanique pour travaux forestiers, il souleva plusieurs troncs qui dévoilèrent une cache. À l'intérieur, un peu de paille et des bouteilles d'eau. — Il nous faudra six heures pour rejoindre Sélestat, dit-il. Ensuite, nous changerons de moyen de transport. — Vous comptez aller jusqu'en Russie comme ça ? — D'abord en Allemagne, répondit l'homme. Un transporteur routier prendra le relais. Comptez deux jours au total. J'espère que vous n'êtes pas claustrophobe. Franck s'allongea dans la cachette. La paille était molle. Il trouva une boîte de biscuits, quelques pommes et du chocolat. Il ne demandait pas mieux que de rester sans bouger pendant des jours.

Maria poussa la porte de son bureau et vit les dizaines de dossiers en attente à côté de son ordinateur. Elle les ignora et alluma sa messagerie. — Prends un siège, dit-elle à Ighat. Veux-tu boire quelque chose ? La jeune fille s'installa sans poser de questions. Maria l'avait prévenue que les premières audiences du procès d'Ovotech allaient être éprouvantes. Elle déboucha une bouteille d'eau minérale et consulta ses mails. Des centaines de messages encombraient sa boîte. Elle mit de côté ceux qui relevaient du fonctionnement courant de l'ANR. Elle effaça les demandes de candidatures pour des financements par l'Agence. Enfin, elle découvrit celui de Dina Amritraj. Chère Maria, J'ai suivi, comme tant de personnes à travers le monde, vos interventions pour faire traduire en justice les auteurs de ces crimes au Nicaragua. En novembre se tient le congrès de l'Unesco pour les droits des femmes, à New Delhi. Tout le monde déjà ne parle que de vous. Si vous acceptez de venir, vous serez une source d'espoir dans le cœur de millions de victimes seules et coupées de tout soutien. Vous êtes belle, courageuse, juste et combative. Mais, enfin et surtout, vous êtes une victime qui ne s'est pas résignée à son sort. Vous montrez à tous qu'il n'y a pas de fatalité. Nous espérons de tout cœur que vous pourrez nous faire l'honneur de votre présence. Avec mon meilleur souvenir, Dina Amritraj

Maria prit une décision. Elle se rendrait à Delhi. Dès qu'elle aurait terminé les premières auditions pour le procès d'Ovotech, elle achèterait ses billets.

Dans l'église de Saint-Germain-des-Prés, le cercueil reposait devant l'autel, couvert d'un drap de velours violet. Des corbeilles de fleurs étaient déposées à son pied. À l'issue de la cérémonie, le corps d'Olga serait rapatrié vers Moscou où elle serait inhumée. Le prêtre toisa l'assemblée. — Notre sœur a été emportée par la folie d'un homme, dit-il. Par la haine et par un désir de vengeance. Elle a voulu tendre la main à un criminel, pensant qu'il pouvait regretter ses crimes passés et devenir un homme meilleur. Olga a révélé ce que l'âme humaine a de plus noble. Au premier rang, Vincent et Maria baissèrent la tête. Philippe Duvernet, assis dans une chaise roulante, avait les yeux rougis par le chagrin. Le prêtre reprit : — Pourquoi est-elle morte ? Elle aurait pu continuer à mener une vie heureuse auprès de ses proches. Mais elle a payé le prix d'un projet insensé. Le projet d'hommes qui se sont pris pour des dieux. L'idée leur a pris de recréer le bien et le mal en laboratoire. Ils se sont dit : « Ouvrons des cerveaux car c'est là que se trouvent le bien et le mal. Prenons un morceau de bien de celui-ci, et donnons-le à celui-là pour qu'il devienne meilleur. » Des fous ! Le résultat ? Une catastrophe, un malheur, un sacrilège inqualifiable ! Philippe Duvernet serra les mâchoires, contenant avec peine sa rage. Il était prévu que Maria dise quelques mots à son tour. Elle monta au pupitre. — Olga était comme une sœur pour moi, dit-elle. Depuis le premier jour où j'ai sonné à sa porte pour lui demander son aide, elle m'a tendu la main sans hésiter. Elle m'a sauvé la vie. Elle baissa les yeux, essuyant ses larmes. — Je me souviens que, peu après l'opération de Franck Corsa, elle a dit que Franck donnait des signes de dissociation de la personnalité. Un jour il regrettait ses actes passés, le lendemain il retombait dans la violence. « Il résiste, m'a dit Olga. Une part de lui s'insurge contre cette humanité qui est en train de naître en lui. » C'était bien ce qui était en train de se passer. Dans cette cervelle noire se faisaient jour, le temps d'éclairs fugaces, des moments de repentir sincère. Olga a établi un lien de confiance avec celui qui était qualifié de monstre. Et le monstre est devenu homme. Elle a payé cette générosité de sa vie. Parce qu'on ne peut pas tout prévoir. Mais aujourd'hui, rien ne la chagrinerait autant que de nous voir détruire son travail en prétendant que tout cela était insensé et criminel. Cela avait du sens, et elle a donné sa vie pour ses convictions. Maria redescendit de l'estrade. Vincent saisit les poignées du fauteuil roulant de Philippe Duvernet pour le pousser jusqu'au pupitre. L'avocat déplia un papier tiré de sa poche. — J'ai entre les mains ce qu'a écrit Olga Youchkine dans son carnet de suivi du patient Corsa, à la date du 24 septembre. Elle venait d'organiser une confrontation entre Corsa et son ancienne victime, Maria. Il se mit à lire : — « Franck, qui avait œuvré durant des mois pour détruire Maria psychologiquement puis physiquement, s'est effondré brusquement en la voyant. Tout dans ses gestes, sa voix et ses mots, révélait la prise de conscience du mal qu'il avait fait. Le remords et la culpabilité le rongeaient comme aucun événement ne l'avait jamais fait auparavant au sein de cette âme torturée. » Philippe Duvernet replia le papier et le glissa dans sa poche. La voix vibrante d'émotion, il déclara : — Pensez-vous que Franck Corsa aurait pu demander pardon à sa victime si nous n'avions pas mis des cellules souches dans son cerveau ? Pensez-vous que ce ne soit pas un bien, de prendre conscience du mal qu'on a fait ? Pensez-vous que cela n'a pas aidé Maria à tourner la page ? Seul un lourd silence répondit à ses paroles. — Est-ce une abomination, que de rendre à un cerveau mutilé par les affres de l'existence une structure digne de ce nom, lui ouvrant de nouveau l'accès à la palette des sentiments humains ? Pensez-vous que pour y parvenir, un meilleur moyen soit d'allumer des cierges au fond d'une église ? Le prêtre, figé de stupeur, contemplait l'avocat comme s'il avait été le diable en personne. — Pour certains personnages amputés de leur humanité comme ce fut le cas de Franck Corsa, poursuivit Duvernet, il n'y a plus de salut. Aucun acte d'amour ne produit plus aucun effet ni aucune transformation en eux. Pour ces individus, le bien ne peut venir que de quelques cellules qui s'allument dans leur cerveau. Jamais je n'oublierai le moment où nous avons vu ces neurones revivre dans la cervelle de Franck. Dans son esprit se développait quelque chose de nouveau. Pendant quelques heures, quelques jours, il s'est élevé au rang d'humain capable d'amour. Et cela lui venait du miracle de quelques décharges électriques produites par des neurones d'un autre monde, des neurones ayant traversé l'océan, des neurones arrachés à un être innocent mais qui continuaient de vivre en lui. C'est ce que je voudrais pour toutes les âmes désespérées. Un autre monde. Un monde où tout est possible.

Suffoquant de rage, le prêtre parvint à peine à se lever pour bénir l'assistance. L'orgue résonna, et le cercueil fut porté à travers la nef de l'église. Les fidèles commencèrent à sortir. Alors qu'il se dirigeait vers la lumière, Philippe Duvernet sentit une main se poser sur la manche de sa veste. C'était Ighat. Ses grands yeux noirs l'observaient, calmes et étonnés. Elle murmura quelque chose. C'était un mot en indien mayangna. Philippe Duvernet ne connaissait rien de cette langue. Mais il avait le sentiment que, par ce mot, Ighat voulait lui dire merci pour ce qu'il avait déclaré devant l'assemblée. Il la prit par l'épaule et la serra contre lui en suivant le cortège. Il n'y avait qu'à espérer que ce qu'il avait dit soit vrai.