L’Être et la conscience Recherches sur la psychologie et l’ontophénoménologie sartriennes 2870601131


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L’Être et la conscience Recherches sur la psychologie et l’ontophénoménologie sartriennes
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L’ETRE ET LA CONSCIENCE

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La publication de ce livre a été encouragée par une subvention accordée par le Service de la langue française de la Direction générale de la Culture et de la Communication de la Communauté française de Belgique

Philippe CABESTAN

L’ETRE ET LA CONSCIENCE Recherches sur la psychologie et Vontophénoménologie sartriennes

SBD-FFLCH-USP

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Éditions OUSIA

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b EURORGAN sprl Éditions OUSIA Rue Bosquet 37 - Bte 3 B - 1060 Bruxelles Tél. (322) 647 11 95 Fax(322) 647 34 89

DISTRIBUTION Librairie Philosophique J. Vrin 6, Place de la Sorbonne F - 75005 Paris (France) Tél. (331) 43 54 03 47 Fax (331)43 54 48 18

DEDALUS - Acervo - FFLCH

20900177590

© Éditions OUSIA, 2004 ' ISBN 2-87060-113-1 Dépôt légal 2954/04/8 Composition par P. Kontominas Imprimé en Grèce par Zacharopoulos - Sitaras !

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AVANT-PROPOS

Les recherches que nous présentons ici ont pour point de départ dif­ férents articles que nous avons, pour la circonstance, remaniés et com­ plétés1. Notre ambition est ainsi d’aborder l’œuvre de Sartre en suivant le fil conducteur d’une problématique qui, sans nullement lui être étrangère, ne lui est pas particulièrement propre : la mise en question de la psychologie à partir de l’ontologie et vice-versa. Il va de soi que de telles recherches ne pouvaient être menées dans un cadre strictement sartrien. Sartre s’inscrit lui-même explicitement dans le prolongement d’une œuvre, la phénoménologie husserlienne, dont il tient certaines thèses pour définitivement acquises même s’il s’en sépare sur de nombreux points. Par exemple, alors qu’il refuse d’inscrire la transcendance de l’ego dans l’immanence de la conscien-

1 Certaines parties de cet ouvrage ont fait l’objet d’une première publica­ tion. Ainsi le premier chapitre s’appuie sur un article intitulé : « Psychologie, réduction et intentionnalité » publié en 2000 dans les numéros 31-32 des Etu­ des phénoménologiques. Le deuxième chapitre est partiellement paru sous le titre : « Les images sont-elles toutes de la même famille ? » dans le numéro 4 de la revue de phénoménologie ALTER (1996). De même, la première partie du troisième chapitre repend l’article : « Qu’est-ce que s’émouvoir ? Emotion et affectivité selon Sartre », publié dans le numéro 7 de la revue ALTER (1999). La deuxième et la troisième partie de ce même chapitre trois s’ap­ puient sur un premier texte, « Rêve, obsession, hallucination : qu’est-ce qu’u­ ne conscience captive ? », édité dans le volume Sartre et la phénoménologie dirigé par J.-M. Mouillie, ENS éditions 2000. Les chapitres quatre et cinq re­ prennent différents articles publiés dans les volumes 9,10 et 11 de la revue AL­ TER (2001,2002, 2003), tandis que la troisième partie du chapitre cinq est pa­ rue sous le titre : « La critique de l’ontologie sartrienne dans Le visible et Vinvisible » in Chiasmi international, numéro 2, Vrin-Mimesis, 2000.

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AVANT-PROPOS

ce transcendantale, Sartre reprend en revanche telle quelle la concep­ tion husserlienne de la variation eidétique. Nous nous sommes donc ef­ forcé de ressaisir et de mettre en question la psychologie et l’ontologie sartriennes en prenant en compte ce qui constitue à la fois son sol et son environnement philosophiques immédiats. Aussi avons-nous tenté de confronter celles-ci non seulement aux recherches de Husserl en ce domaine mais aussi à celles de Heidegger, de Fink ou de Merleau-Pon­ ty. Comme nous le verrons, une telle démarche ne répond pas seule­ ment au souci, légitime du point de vue de l’histoire de la philosophie, de replacer la phénoménologie sartrienne dans le contexte philoso­ phique qui est le sien mais également à la conscience grandissante que certaines difficultés voire apories ne peuvent trouver leur solution au sein même de la réflexion sartrienne. On aura certainement compris que notre propos se place d’une ma­ nière générale sous le signe de la phénoménologie, entendue à partir du projet qui l’anime depuis maintenant une siècle, et que l’on définit tra­ ditionnellement par « le retour aux choses elles-mêmes ». Certes, la formule peut paraître usée et sonner comme un slogan dont la signifi­ cation s’est progressivement émoussée. On en viendrait presque à ignorer les difficultés que soulève la mise en œuvre d’une semblable injonction, et qui condamnent peut-être la phénoménologie à un éter­ nel recommencement. Mais elle conserve, nous semble-t-il, un sens s’il est vrai que la phénoménologie désigne tout d’abord une méthode qui se reconnaît au privilège qu’elle confère à la description du phéno­ mène, pour autant qu’on ne le confonde pas avec ce qui est manifeste, et qui trouve sa pierre de touche non dans la cohérence d’une construc­ tion conceptuelle aussi habile soit-elle, mais, conformément au princi­ pe de tous les principes, dans la seule intuition. Dès son apparition, la phénoménologie fut accusée de n’être qu’une psychologie déguisée. Elle même s’est parfois définie comme une psychologie descriptive tout en s’attachant à rechercher inlassablement ce qui l’en sépare. Cependant, plutôt que de s’en remettre à ses propres forces à partir d’une illusoire autofondation, la psychologie n’a-t-elle pas tout à gagner d’une telle proximité ? Réfléchissant en effet sur les réquisits de celle-ci, nous nous sommes demandé si la psychologie ne

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doit pas renoncer à sa naïveté première, et à son tour s’astreindre à l’exigence de mise entre parenthèses du monde et de réduction phéno­ ménologique. Sans doute un tel geste s’impose-t-il, s’il est vrai qu’une psychologie intentionnelle ne saurait se consacrer à l’étude de ces objectités mondaines que sont l’âme ou la psyché. Nous avons ainsi été amené à étudier dans quelle mesure, selon Husserl, le psychologue doit renoncer à l’attitude naturelle qui est spontanément la sienne, tout en nous efforçant de préciser les places respectives de la psychologie et de la phénoménologie. S’esquisse ainsi le projet d’une conversion de la psychologie en psychologie phénoménologique voire, comme l’envi­ sage parfois Husserl, en psychologie transcendantale. Surgit alors, par-delà la question de “l’objet” de la psychologie phénoménologique, celle du mode d’être de celui-ci. Comme l’indique le titre de notre ouvrage, nous voici désormais au cœur de notre pro­ blématique. En effet, si on veut bien interroger non le “je” mais le “suis” du cogito cartésien, on peut alors reprocher à Husserl de n’avoir jamais véritablement mis en question l’être de la conscience, et d’avoir alors aligné cet être sur celui de l’objet qui nous fait face et que l’on tient également pour un être pur et simple. Or, si la conscience n’est pas un objet, la psychologie peut-elle encore l’étudier comme s’il s’agissait de ce que Heidegger dénomme un étant subsistant ? Le mode d’être de la conscience n’impose-t-il pas à la psychologie une refonte et des démarches qui lui permettent d’accéder au champ phénoménal qui lui revient, et de la conceptualité qui lui permet de le décrire ? On a sans doute deviné que ce reproche est précisément celui que Sartre adresse en particulier à Husserl, et engage tout à la fois une critique de la psychologie à partir de l’ontologie et une nouvelle psychologie phé­ noménologique. Sartre a toujours manifesté un intérêt certain pour la psychologie comme en témoignent sa participation en 1928 à la traduction de la Psychopathologie générale (1913) de Karl Jaspers ainsi que la rédac­ tion de L’imaginaire, psychologie phénoménologique de l’imagination (1940), et le brouillon vraisemblablement perdu de La psyché. Rappe­ lons que ce dernier ouvrage devait avoir la taille de L’être et le néant ( 1943), et que l’Esquisse d’une théorie des émotions (1939) n’en repré-

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sente qu’un court extrait. Il va de soi que toutes ces recherches psycho­ logiques sont étroitement liées au premier essai philosophique de Sartre sur La transcendance de l'ego (1937) et à sa découverte de la conscien­ ce comme pure spontanéité. Aussi, qu’il s’agisse de la conscience imageante ou de la conscience émue, les descriptions psychologiques présupposent-elle cette spontanéité qui caractérise ontologiquement la conscience sartrienne. Notre projet n’est cependant pas d’établir l’onto­ logie et, en l’occurrence, l’ontologie sartrienne, en une nouvelle disci­ pline souveraine, fixée une fois pour toutes, et à laquelle la psychologie ne saurait que se soumettre. Certes, en opposant radicalement l’en-soi et le pour-soi, l’être qui est ce qu’il est, d’un côté, et l’être qui n’est pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas, de l’autre, cette ontologie nous of­ fre déjà la possibilité d’une critique fondamentale des soi-disant scien­ ces humaines. Cependant, il nous est apparu également nécessaire d’in­ terroger l’ontologie de L'être et le néant à partir, d’une part, de la psychologie elle-même et des phénomènes qui, semble-t-il, mettent en défaut sa description de l’être de la réalité-humaine ; et, d’autre part, en nous ouvrant à la réflexion d’auteurs contemporains comme Heidegger et Merleau-Ponty qui, chacun à sa manière mais pour des raison peutêtre convergentes, ont refusé une semblable ontologie. Cet ouvrage se divise en cinq chapitres. Nous avons tout d’abord tenté de dégager, à partir de Husserl et de Sartre, le domaine propre à une psychologie phénoménologique. Puis, dans le prolongement de ce premier chapitre méthodologique, nous avons privilégié l’étude psychologique de ce que Sartre dénomme la conscience imageante et à laquelle il consacre l’un de ses meilleurs ouvrages : L'imaginaire. Comme nous avons essayé de le montrer, la conception sartrienne de l’imagination possède une incontestable force. En outre, elle offre à la phénoménologie une première compréhension de phénomènes tels que le rêve, l’hallucination ou la psychose. Mais cette psychologie phéno­ ménologique se heurte en même temps à des difficultés, que nous retro­ uvons également à propos de l’affectivité et de l’émotion, et qui décou­ lent de ses présupposés ontologiques : comment concilier les phénomè­ nes susmentionnés et la pure spontanéité de la conscience, c’est-à-dire son être par-delà l’activité et la passivité ? En étudiant les avatars de la

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conscience désirante sous la forme du désir homosexuel, nous avons voulu montrer à nouveau, en nous appuyant sur Saint Genet, comédien et martyr, l’étroite dépendance de toute description anthropologique du désir à l’égard de l’ontologie qui la fonde. Ce faisant, il nous est apparu que les tentatives freudiennes d’une compréhension de l’homosexualité à partir des concepts de libido ou de pulsion sexuelle pouvaient faire l’objet d’une critique radicale du point de vue de l’ontologie sartrienne. Toutefois, cette ontologie ne va pas de soi, et notre dernier chapitre ten­ te d’en préciser la spécificité mais aussi les limites. Dans cette perspec­ tive, nous avons successivement étudié l’ontologie sartrienne au regard des conditions de son ouverture via la critique de la conception husserlienne de la réduction phénoménologique ; puis, du point de vue de ce que Heidegger dénomme la différence ontologique ou différence de l’ê­ tre et de l'étant ; et, pour finir, à partir du projet merleau-pontien d’une ontologie du dedans ou intraontologie. Ainsi nous avons voulu esquisser, conformément à l’entrelacement de l’ontologie et de la psychologie, de l’être et de la conscience, les premières étapes d’un chemin en direction d’une anthropologie exis­ tentielle, ontologiquement fondée.

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CHAPITRE I

OBJET ET MÉTHODE DE LA PSYCHOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

Dans son introduction au volume IX des Husserliana, qui comp­ rend en particulier le cours du semestre d’été 1925 intitulé Phànomenologische Psychologie, Walter Biemel écrit : « Ici la phénoménologie est mise à l’épreuve : qu’est-elle capable de réaliser dans un domaine limité ? Elle doit montrer dans quelle mesure une science commence à se transformer lorsqu’elle se développe en adoptant une perspective phénoménologique1 ». La science visée est évidemment la psycholo­ gie, et la question est de savoir si la phénoménologie est en mesure ou non, et pour quelles raisons, de donner une nouvelle orientation aux re­ cherches en psychologie, voire de mettre enfin la psychologie sur la voie de la scientificité. Comme la Krisis en témoigne, Husserl a eu manifestement l’ambi­ tion d’être pour la psychologie ce que, selon lui et conformément à une conception kantienne de l’histoire des sciences, Galilée fut pour la phy­ sique moderne ; et, ce, par son projet d’une « psychologie phénoméno­ logique » ou, dit encore Husserl, d’une « psychologie intentionnelle ». Nous rencontrons dés lors, étroitement liée à ce projet, cette idée riche de promesses et de déceptions, que Heidegger en 1925 classe au pre1 Husserliana IX, Phanonienologische Psychologie, 1925, éd. par W. Biemel, M. Nijhoff, La Haye, 1962, Einleitung des Herausgebers. Psychologie phénoménologique, tf. Ph. Cabestan, Fr. Dastur, Natalie Depraz, A. Mazzu, Pa­ ris, Vrin, 2001. Cette traduction ne comprend pas l’introduction de W. Biemel que nous citons ici.

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CHAPITRE I

mier rang « des découvertes fondamentales de la phénoménologie » mais qui, mal comprise, pourrait aussi devenir un slogan (Schlagwort) désastreux pour la phénoménologie elle-même : l’intentionnalité2. On le sait, la phénoménologie ne se contente pas de redécouvrir l’intentionnalité en son sens scolastique c’est-à-dire, selon les Grund­ probleme de Heidegger, en tant que structure de la volonté, mais elle étend celle-ci à d’autres opérations du sujet voire à tous les comporte­ ments (Verhalten) du sujet en tant que « se diriger vers (sich Richtenauf) »3. Dès lors nous voudrions nous demander à quelle psychologie, selon Husserl, la ré-élaboration du concept d’intentionnalité ouvre la voie, et en même temps à quel type de psychologie elle invite à renon­ cer. Dans la seconde partie de ce chapitre, nous tournant vers Sartre, nous examinerons dans quelle mesure la psychologie sartrienne pro­ longe cette psychologie intentionnelle ou rompt avec celle-ci, et par­ vient à surmonter les difficultés qu’elle rencontre.

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2 Heidegger, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, Die fundamentalen Entdeckungen der Phanomenologie, ihr Prinzip und die Klarung ihres Namens, GA 20, (cours du semestre d’été 1925), Vittorio Klostermann, Franc­ fort-sur-le-Main, 1979, p. 34, et p. 63. D. Janicaud, L’intentionnalité en ques­ tion, avant-propos, p. 14 , Paris, Vrin 1995. M. Haar précise toutefois que si Heidegger critique relativement sévèrement l’intentionnalité aux §§5, 8 et 12 des Prolegomena, intitulé « Aufweis des Versaumnisses der Frage nach déni Sein des Intentionalen als dem Grundfeld der Phanomenologischen Forschung », le cours d’été 1927 édité dans les Grundprobleme der Phanomenolo­ gie opère « une défense, une réhabilitation relative et une réappropriation de l’intentionnalité ». Dans ce dernier texte, en effet, l’intentionnalité permet de dépasser la relation sujet-objet et révèle la possibilité originelle de l’existence en tant que « se diriger vers ». M. Haar, « Prolégomènes à une “déconstruc­ tion” de l’intentionnalité husserlienne », in L’intentionnalité en question, D. Janicaud (éd), p. 175. Heidegger, Grundprobleme der Phanomenologie GA 24, Klostermann, Francfort-sur-le-Main, 1975, tf. J.-Fr. Courtine, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985. 3 Heidegger, Grundprobleme der Phanomenologie, GA 24, p. 81, tf. p. 82. J.-Fr. Courtine, « Histoire et destin phénoménologique de l’intentionnalité », p. 13 et sq., in L’intentionnalité en question, op. cit.

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/. Psychologie et intentionnalité

De deux choses l’une semble-t-il : ou le déploiement de la psycho­ logie intentionnelle est subordonnée à la réduction phénoménologique, et dans ce cas elle se confond avec la phénoménologie elle-même, ou cette psychologie relève de l’attitude naturelle et, dès lors, rien ne la sépare fondamentalement de la psychologie traditionnelle. Ainsi on peut se demander si Husserl peut être considéré à juste titre comme le fondateur d’une nouvelle psychologie. a. Le projet husserlien d’une nouvelle psychologie

Afin de présenter les traits distinctifs de la psychologie husserlienne, on peut commencer par rappeler ce à quoi elle s’oppose et quels prédécesseurs immédiats elle revendique. Dans La philosophie comme science rigoureuse comme dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Husserl s’oppose à cette psycho­ logie expérimentale — que représente, par exemple, Wundt, auteur en 1874 des Grundzüge der physiologischen Psychologie — , à laquelle il reproche de ne se préoccuper que de l’établissement de régularités psycho-physiques et de la recherche de lien de causalité. Cette psycho­ logie trouve son principe pour Husserl dans le naturalisme, c’est-à-di­ re dans cette conception qui « ne voit rien qui ne soit à ses yeux nature et avant tout nature physique4 ». Aussi la psychologie procède-t-elle à des expérimentations sur le modèle des expériences de la science phy­ sique. L’erreur de la psychologie expérimentale du XIXèmc siècle et, plus généralement du naturalisme, est donc d'appliquer aux phénomè­ nes psychiques les concepts de substance, de cause et de propriétés causales, bref de naturaliser ce qui par essence exclut précisément l’être en tant que nature parce qu’il est, comme l'affirme La philoso-

4 Husserl, Die Philosophie als strenge Wissenschaft in Husserliana XXV, Aufzcitze und Vortrèige 1911-1912, éd. par T. Nenon et H.R. Sepp, Kluwer, 1986, tf. Marc B. de Launay, La philosophie comme science rigoureuse, Paris, Puf, 1989, p. 18.

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phie comme science rigoureuse, « le pendant de la nature (der Gegenwurfvon Natur)5 », formule qui constitue pour Heidegger en 1925 les prémices d’une psychologie personnaliste6. Cependant, afin d’éviter tout malentendu, précisons par avance que la critique husserlienne du naturalisme et de la psychologie expérimentale n’implique nullement que cette dernière n’ait pas sa place. Simplement elle ne saurait passer pour la psychologie. Examinons alors ce que doit être la psychologie ou psychologie phénoménologique. Etablissant dans ses leçons de 1925 comme le livret de famille de la psychologie phénoménologique, Husserl lui reconnaît deux maîtres ou précurseurs immédiats : W. Dilthey et Fr. Brentano. Sans entrer dans les péripéties des relations entre Husserl et Dilthey, rappelons que selon les Ideen II, Dilthey « est celui qui a véritablement renouvelé la psycholo­ gie7 » en particulier grâce à ses Ideen über eine beschreibende und zer­ gliedernde Psychologie publiées en 18948. Pour Husserl, en distinguant entre les sciences de l’esprit et les sciences de la nature, entre expliquer et comprendre, Dilthey a offert à la psychologie la possibilité de se­ couer le joug du naturalisme et l’hégémonisme ontologique de la chose. Cependant en 1925, comme en 1911 dans La philosophie comme scien­ ce rigoureuse, Husserl reproche à Dilthey son empirisme et, surtout, de ne pas avoir saisi clairement toute l’importance de l’intentionnalité. De ce point de vue on pourrait considérer que la psychologie phéno­ ménologique, parce qu’elle est avant tout une psychologie intentionnelle, a pour fondateur Brentano. Comme le souligne Husserl dans ses leçons de 1925, la Psychologie d'un point de vue empirique de Brentano (1874) a su la première établir, contre ce que Brentano appelle lui-même « la

5 Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, p. 47. 6 Heidegger, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs , GA 20, p. 165. 7 Husserl, Husserliana IV, Ideen II, éd. par M. Biemel, M. Nijhoff, La Haye, 1952, tf. E. Escoubas, Recherches phénoménologiques pour la constitu­ tion, Paris, Puf, 1982, p. 245-6. 8 W. Dilthey, Ideen über eine beschreibende und zergliedernde Psycholo­ gie, in Gesammelte Schiften V, B. G. Stuttgart, p. 139-240, tf. M. Remy, Le monde de l'esprit, Paris, Aubier, 1947, t. 1, p. 145-245.

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psychologie sans âme9 » de l’époque, l’intentionnalité en tant que carac­ tère fondamental du psychisme ; et, en même temps, cette psychologie a su découvrir dans l’intentionnalité le principe descriptif, donc non méta­ physique, de la distinction du psychique et du physique. Cependant Brentano n’est au yeux de Husserl que le pionnier (der Wegbereiter) de la re­ cherche psycho-phénoménologique non seulement parce qu’il en reste à une conception pré-phénoménologique de la conscience comme avoirconscient vide (ein leeres Bewufithaberi) et non comme un faire au sens de leisten ; et aussi parce qu’il demeure, comme Dilthey, prisonnier de l’empirisme. C’est pourquoi Brentano considère la description empirique comme le stade inférieur d’une psychologie qui en son stade supérieur ou génétique doit expliquer de façon causale ce qui a été décrit. Ces quelques considérations historiques peuvent suffire pour es­ quisser les trois caractéristiques fondamentales de la psychologie phé­ noménologique telle qu’elle est présentée dans les leçons de 1925 : 1. Cette psychologie, à la différence de la psychologie empirique, doit être une psychologie rationnelle. Elle ressuscite donc mutatis mutandis la psychologie rationnelle de Wolf que la critique kantienne de l’intuition intellectuelle semblait avoir définitivement enterrée10. 2. Cette psychologie est une psychologie descriptive, en un sens non brentanien puisque la description est description des essences. Elle res­ sortit aux sciences eidétiques, et la psychologie rationnelle est à l’ins­ tar des mathématiques et des sciences exactes une science descriptive qui suppose la mise hors circuit de l’attitude empirique tout en demeu­ rant — mais ce point devra être approfondi — dans l’attitude naturelle. Ainsi la psychologie est en mesure de décrire les essences et les connexions d’essence de la vie psychique, et elle est en tant que telle une ontologie matérielle régionale. 9 Franz Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkt, Leipzig, 1874, tf. M. de Gandillac Psychologie d’un point de vue empirique, p. 16, Pa­ ris, Aubier, 1947. 10 L’expression psychologie rationnelle (psychologie rationalis) est l’inti­ tulé de l’un des quatre grands ouvrages latin de J.-Ch. Wolf formant son Opus metaphysicum de 1734.

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3. De ce point de vue, la vie psychique se révèle avant tout une vie intentionnelle, et la nouvelle psychologie doit être dénommée psycho­ logie phénoménologique ou “psychologie intentionnelle”. Cette psychologie peut donc être définie comme la science descriptive des phénomènes intentionnels. Reste à savoir de quelle région plus précisément la psychologie est la description, et si elle ne se confond pas avec la phénoménologie transcendantale elle-même. On peut distinguer à cette question deux réponses complémentaires dont la première est donnée dans le §53 des Ideen Z11. Selon ce paragraphe, la psychologie étudie la conscience psycholo­ gique en tant que réalisation (realisierung) de la subjectivité transcen­ dantale par une aperception d’un type original dont l’acte essentiel se­ rait le rattachement (Anknüpfung) de la conscience au corps (Leib). Nous rencontrons alors la question de la constitution de l’ego psy­ chique et, plus largement, de l’homme en tant qu’être psycho-phy­ sique, « affaire très obscure » selon Logique formelle et logique trans­ cendantale, « merveilleuse (wunderbarf1 » selon un autre texte de 1935, et qui est au principe d’une métaphore non moins énigmatique : le parallélisme de la subjectivité transcendantale et de la subjectivité psychologique. En effet, toute la difficulté est de comprendre précisé­ ment comment s’accomplit la réalisation de la subjectivité transcen-

11 Husserl, Husserliana III, Ideen I, éd. par W. Biemel, M. Nijhoff, La Haye, 1950, tf. P. Ricœur, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950. 12 Husserl, Husserliana XVII, Formate und transzendentale Logik, éd. par P. Janssen, M. Nijhoff, La Haye, 1974, tf. S. Bachelard, Logique formelle et lo­ gique transcendantale, Paris, Puf, 1957, §96a, p. 320 ; Husserliana XV, Zur Phénoménologie der Intersubjektivitét 1928-35, éd. par I. Kern, M. Nijhoff, La Haye, 1973, texte 31, §8, p. 549-56, tf. M. Richir, « Intentionnalité et êtreau-monde », dans L’intentionnalité en question, op. cit., p. 132-45. N. Depraz a également traduit ce texte in Husserl, Sur l’intersubjectivité, Paris, Puf, 2001, t. l,p. 224-232.

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dantale, c’est-à-dire comment s’opère la constitution du sujet psycho­ logique et, en outre, de comprendre dans quelle mesure la subjectivité psychologique est à la fois identique à la subjectivité transcendantale et différente : identique puisqu’elle en est comme la simple réalisation, et différente au sens où elle est rattachée au corps et, via le corps, mondanéisée et comme réifiée. Apparemment, les Ideen 1 réservent à la psychologie rationnelle le champ contradictoire d’une subjectivité dont les déterminations sont à la fois celles de la subjectivité transcendantale et celles de la subjecti­ vité mondaine, c’est-à-dire de l’âme (Seele) qui est, pour Husserl, une réalité quasi naturelle, incarnée, localisée, dotée d’états et de propriétés à la manière de la chose. Dès lors, on peut se demander si la psycholo­ gie rationnelle a pour tâche de dégager, à l’instar de la phénoménologie transcendantale, les structures d’une subjectivité intentionnelle consti­ tutive ou bien si elle étudie le psychisme en tant qu’objectité réale, constituée et non intentionnelle. Les Ideen II répondent de manière ex­ trêmement détaillée à cette question, et nous nous contenterons ici d’esquisser les grandes lignes de la constitution de l’objet ou, plutôt, des deux objets de la psychologie. On sait que pour les Ideen II la mondanéisation de la subjectivité transcendantale s’opère de deux manières distinctes qui correspondent à deux modalités de l’incarnation de la subjectivité transcendantale. 1. La mondanéisation de la subjectivité transcendantale est tout d’abord synonyme de sa spiritualisation (Vergeistigung). En effet, ap­ préhendée dans l’attitude personnaliste, qui est notre attitude quoti­ dienne, la subjectivité transcendantale est, dans un premier temps, cet­ te subjectivité de la personne dont l’ego personnel est aussi l’ego de la liberté, qui est liée à un corps et à un monde environnant (Umwelt). Plus précisément, d’un point de vue personnaliste la subjectivité est fondée sur la couche du corps physique au sens où elle s’exprime (ausdrücken) par le corps et où le corps est l’organe de la volonté (Willensorgan). En outre, dans l’attitude personnaliste, le monde environnant via la communication entre les personnes devient un monde spirituel et, corrélativement, la subjectivité transcendantale une subjectivité spi­ rituelle. Enfin et surtout, le rapport de la personne au monde environ-

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CHAPITRE I

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nant est toujours un rapport intentionnel et relève de la relation dite de motivation. Ainsi la psychologie personnaliste en tant que science régionale eidétique a pour objet l’ego spirituel en tant qu’ego d’une personne qui est liée selon un rapport intentionnel à son monde environnant et dont la loi essentielle est la loi de motivation. La psychologie personnaliste est donc une psychologie eidétique intentionnelle, et c’est sur le fonde­ ment d’une telle psychologie que la psychologie personnaliste empi­ rique s’efforce de comprendre les motivations d’une personne détermi­ née. Ainsi, sur la base des distinctions établies par une eidétique de la personne, envisage-t-elle différents types de motivation telle que les motivations de raison ou les motivations immanentes qui recouvrent le domaine des associations et des habitudes. S’ouvre ici devant le psychologue le champ de tout ce qui relève de la sensibilité, de ce qui s’impose de force, des impulsions, de ce qui est motivé dans un arrière plan obscure et qui peut être mis à jour, écrit Husserl, par la psychana­ lyse (PsychoanalyséŸ3. 2. D’autre part la mondanéisation est synonyme de naturalisation (Naturalisierung), et la subjectivité transcendantale est, en tant qu’âme (Seele), entrelacée au corps par un lien de dépendance causale. De ce point de vue la psychologie en tant que psychologie naturaliste empi­ rique a pour objet l’étude des déterminations psycho-physiques de la réalité psychique. On le voit, la phénoménologie husserlienne recon­ naît une certaine légitimité aux recherches expérimentales psycho­ physiologiques pour autant toutefois qu’elles se subordonnent aux dé­ terminations conceptuelles qui sont l’œuvre de la psychologie eidé­ tique intentionnelle ; et, dans le prolongement de cette psycho-physio­ logie, les Ideen croient pouvoir fonder la possibilité d’une psycho-pa­ thologie étudiant les troubles psychiques à partir des maladies qui af­ fectent le corps14. Ainsi la psychologie a tout d’abord pour objet la subjectivité spiri-

™ Ideen //,p.3O8. " Ideen II, ç.yyi.

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tuelle, et elle est aux autres sciences de l’esprit : l’histoire, la sociolo­ gie, les sciences politiques, etc., ce que la physique est aux autres sciences de la nature : la géologie, l’astronomie, la météorologie, etc. Mais, nous venons de le voir, la psychologie a également pour objet l’esprit naturalisé, c’est-à-dire l’âme en tant que réalité entrelacée au corps et relevant de la nature.

b. Psychologie intentionnelle et réduction Cette conception de la psychologie personnaliste et de la psycholo­ gie naturaliste peut satisfaire psychologues et philosophes en raison de son ouverture et de la diversité des formes de recherches psycholo­ giques à laquelle elle paraît faire droit ; elle n’en soulève pas moins de profondes difficultés. L’une d’entre elles doit retenir tout particulière­ ment notre attention dans la mesure où elle concerne le statut d’une ré­ duction psycho-phénoménologique et, corrélativement, le caractère in­ tentionnel de la psychologie. En demeurant, à la différence du phénoménologue, dans l’attitude naturelle et en se contentant d’abandonner le point de vue empirique au profit de l’intuition des essences, le psychologue ne se condamne-til pas à n’élaborer qu’une psychologie réaliste qui, par conséquent, réifie son objet et demeure fondamentalement aveugle à l’intentionnalité de la conscience ? Pensons par exemple à un phénomène tel que l’é­ motion. On peut soutenir que, tant que nous demeurons dans l’attitude naturelle, la structure de la conscience émotive nous échappe nécessai­ rement : on dira dans l’attitude naturelle qu’on est en colère parce que Pierre est haïssable — et non pas que Pierre est haïssable parce qu’on est en colère — comme si l’action haïssable de Pierre était la cause de mon état colérique. Dès lors, ayant réduit l’émotion à un état psy­ chique, à l’instar du psychologue on hésitera entre une conception pé­ riphérique ou intellectualiste de l’émotion : dans le premier cas — ce­ lui de la conception périphérique de l’émotion qu’on retrouve en parti­ culier chez James — une mère est triste parce qu’elle pleure : la tri­ stesse est état psychique provoqué par les larmes ; dans le second cas, elle pleure parce qu’elle est triste : la tristesse est alors un état psy-

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chique qui provoque les larmes. En réduisant l’émotion à un état psy­ chique, ces deux conceptions, on le voit, partagent finalement la même cécité vis-à-vis de l’émotion en tant que conduite intentionnelle, et el­ les s’opposent simplement sur l’ordre selon lequel la tristesse et les lar­ mes se succèdent15. Dans une perspective semblable, on peut se demander si une psychopathologie phénoménologique ne suppose pas également que l’on abandonne l’attitude naturelle. Par exemple, on peut considérer avec le psychiatre W. Blankenburg que les psychoses sont des modifi­ cations des conditions transcendantales de l’être humain et que c’est la faiblesse de l’ego ou du soi transcendantal qui les caractérise alors que l’ego empirique ou psychologique peut être fort. A l’inverse, c’est la faiblesse de l’ego empirique qui distingue les névroses. Afin d’éclair­ cir la distinction, Blankenburg écrit : « ce sont deux choses différentes que quelqu’un se donne une valeur plus ou moins grande ou que cette valeur ait pour lui plus ou moins de validité. La même distinction est à faire à l’égard de la confiance en soi : celui qui, au sens habituel du mot, manque de confiance en soi, se fait moins confiance ; mais cela ne signifie pas qu’il ait moins confiance en cette confiance en tant que tel­ le. Il ne s’agit donc pas du soi empirique ou du je naturel, mais du soi comme fondement transcendantal de la confiance16 ». A partir de ces deux exemples, on peut se demander plus générale­ ment si, afin de se dégager de l’attitude naturelle et de dévoiler le champ qui lui appartient, une psychologie intentionnelle ne suppose pas une attitude spécifique ou encore une réduction que l’on pourrait qualifier de psycho-phénoménologique. Nous voudrions dans cette perspective dégager des recherches de Husserl trois possibilités.

1 15 J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1965, p. 11. Cf infra notre chapitre « Emotion et affectivité : qu’est-ce que s’émou­ voir ? ». 16 W. Blankenburg, Der Verlust der natiirlichen Selbstverstandlichkeit, F. Enke Verlag, Stuttgart, 1971, tf. J.-M. Azorin et Y. Totyan, La perte de l’évi­ dence naturelle, Paris, Puf, 1991, p. 152.

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1. Selon une classification sinon exacte du moins bien commode, I. Kern distingue dans l’œuvre de Husserl trois chemins ou voies de la réduction17. Dans la perspective cartésienne des Ideen, la saisie du psychique en tant que vécu intentionnel suppose une conversion ré­ flexive qui fait abstraction de tout ce qui n’appartient pas au psy­ chique. Ainsi, pour le psychologue, nos perceptions de choses sont données comme des vécus de réalités corporelles et spirituelles, dont il doit faire abstraction afin de n’en retenir que ce qui est purement psy­ chique et qui est donc un abstractum. Soulignons que loin d’être prop­ re aux Ideen cette conception, selon laquelle la psychologie relève de l’attitude naturelle et se fonde sur une conversion réflexive abstrayan­ te, se retrouve dans des textes beaucoup plus tardifs, comme si Husserl ne l’avait jamais abandonnée18. Cependant, à partir des années vingt, Husserl explore la voie dite par la psychologie et envisage la possibili­ té d’une réduction phénoménologico-psychologique dite parfois psycho-phénoménologique, en tant qu'étape sur la voie de la subjecti­ vité transcendantale. Apparaît à cette occasion l’idée que la psycholo­ gie nouvelle ne peut pas se développer dans la simple attitude naturel­ le mais suppose une autre attitude. 2. Sans évoquer ici les différentes conceptions de la réduction psycho-phénoménologique dont certaines, comme celle exposée dans Philosophie première, semblent avoir été assez rapidement abandon­ nées par Husserl19, nous voudrions privilégier l’exposé que nous en donne en 1927 la seconde version de l’article pour V Encyclopœdia bri­ tannica qui, rappelons-le, a d’abord été rédigée par Heidegger puis par

17 1. Kern, « Die drei zur transzendental-phdnomenologischen Reduktion in der Philosophie E. Husserls », Tijdschrift voor Filosofie, 1962. 18 Par exemple, Husserliana XV, p. 550. 19 Joseph J. Kockelmans « Phenomenologico-psychological and transcendental réductions in HusserPs Crisis », Analecta Husserliana 2 (1972), p. 7889. Joseph J. Kockelmans, Edmund Husserl’s phenomenological psychology, an historico-critical study, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1967. Her­ mann Drüe, Edmund Husserls System der phanomenologischen Psychologie, De Gruyter, Berlin, 1963.

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Husserl20. A la différence de la première version de cet article qui rep­ rend la conception exposée dans Philosophie première, sa seconde ver­ sion est d’autant plus remarquable qu’elle introduit une conception nouvelle de la réduction psycho-phénoménologique, source d’un dés­ accord explicite entre Heidegger et Husserl. En effet, dans la partie rédigée par Heidegger la réduction psycho­ phénoménologique se confond tout d’abord avec la simple réflexion. Il s’agit bien d’une réduction mais au sens d’une conversion du regard dans l’attitude naturelle, en sorte que, de cette manière, toute la teneur intentionnelle du vécu deviendrait visible. Or, Husserl complète cet ex­ posé en introduisant une épochè à l’égard du monde existant abstrac­ tion faite de l’âme et des communautés d’âmes. Husserl écrit : « Lorsque le psychologue cherche à mettre en lumière la subjectivité de l’âme en tant que champ de jugements et d’expériences purement internes, il doit “mettre hors jeu” le monde qui vaut pour toute âme. Son jugement de phénoménologue doit s’abstenir de toute croyance à l’égard du monde. Par exemple, dans la description que je fais, en tant que psychologue, de ma propre perception comme événement propre à mon âme (Seele), je ne dois pas juger directement de la chose que je perçois, à la manière de ce qui se fait dans les sciences de la nature. Je dois seulement juger de mon “perçu en tant que tel”21 ». Nous rencontrons donc l’idée d’une mise entre parenthèses limitée qui ne met pas en question la mondanéité de l’âme elle-même, et qui est nécessaire pour procéder à l’analyse intentionnelle de la conscience psychologique. Il va de soi en même temps que le psychologue ne perd pas pour autant sa naïveté transcendantale, et que cette épochè ne se confond pas avec Vépochè transcendantale à partir de laquelle l’âme se dévoile à son tour comme une transcendance constituée. Cette conception de Vépochè psycho-phénoménologique loin d’êt­ re isolée et éphémère est exposée à plusieurs reprises, par exemple

20 Husserl, Notes sur Heidegger, tf. J .-Fr. Courtine, p. 93 et sq., Paris, Mi­ nuit, 1993. 21 Husserliana IX, p. 272, Notes sur Heidegger, p. 108.

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dans les Conférences d*Amsterdam de 192822. Cependant la naïveté transcendantale du psychologue suscite immédiatement l’interrogation suivante : si la réduction psycho-phénoménologique est nécessaire à une psychologie intentionnelle n’est-elle pas insuffisante ? 3. Comment justifier, sinon par des raisons pragmatiques tirées de la difficulté de l’épochè transcendantale, cette demi-mesure de la réduc­ tion psycho-phénoménologique ? S’il est vrai que ce que dévoile l’épo­ chè transcendantale appartient de droit, comme ne cesse de le répéter Husserl, à une psychologie intentionnelle23, pourquoi ne pas considérer que l’ouverture d’une psychologie véritablement intentionnelle doit êt­ re subordonnée à une épochè inconditionnée qui est celle-là même que pratique la phénoménologie transcendantale ? Bref, la psychologie in­ tentionnelle n’est-elle pas nécessairement une « psychologie transcen­ dantale », expression qui revient de loin en loin dans l’œuvre de Husserl et qui apparaît déjà dans les Problèmes fondamentaux de la phénomé­ nologie2* 2 Telle est en tout cas la solution retenue dans la Krisis. Dans ce texte, Husserl considère que sans la réduction transcendantale, « la psychologie devait échouer (yersagen)25 », car seule cette réduction

22 Husserliana IX, p. 302, Husserl, Psychologie phénoménologique, p. 245. 23 Husserl, Husserliana I, Cartesianische Meditationen und Pariser Vortrage, éd. par S. Strasser, M. Nijhoff, La Haye, 1950, tf. Marc B. de Launay, Méditations cartésiennes, Paris. Puf, 1994, §61, p. 197-8, « traiter séparément de la psychologie intentionnelle comme science positive, d’une part, et de la phénoménologie transcendantale, d’autre part, ne mènerait bien entendu nulle part, et. dans cette optique, c’est évidemment à cette dernière que revient le tra­ vail effectivement directeur, tandis que la psychologie insoucieuse de la révo­ lution copemicienne se contentera de lui emprunter ses résultats (wéhrend die Psychologie, uni die kopernikanische Wendung unbekiimmert, aus ihr die Ré­ sultate entnehmen wird) ». 24 Husserl, Grundprobleme der Phénoménologie, in Husserliana XIII, Zur Phénoménologie der Intersubjektivitét 1905-1920, éd. par I. Kem, M. Nijhoff, La Haye, 1973, tf. J. English, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Puf, 1991, p. 169. 25 Husserl, Husserliana VI, Die Krisis der europaischen Wissenschaften und die transzendentale Phénoménologie, éd. par W. Biemel, M. Nijhoff, La

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universelle permet au psychologue de dégager l’essence propre de l’âme. Désormais, l’objet de la psychologie est l’âme (Seele) mais en un tout autre sens, c’est-à-dire au sens de « Vuniversum clos sur soi des pu­ res âmes considéré dans sa clôture (Abgeschlossenheit) spécifique et to­ talement intentionnelle » ; ou encore, l’objet de la psychologie est « le flux entier du monde de la vie26 ». Ainsi défini, le champ de la psycho­ logie transcendantale semble se confondre avec celui de la phénoméno­ logie et comprendre, outre ce qui relève de la phénoménologie statique, le domaine de la phénoménologie génétique. Pour séduisante que paraisse une telle solution, elle n’en rencontre pas moins à son tour une objection. Celle-ci concerne non pas, au nom du psychologisme, les dangers de confusion de la psychologie et de la phénoménologie, mais la question de l’essence du psychisme, de l’âme considérée dans son entrelacement au corps. En effet, on peut se de­ mander si en étudiant la subjectivité transcendantale la psychologie phénoménologique ne renonce pas à sa fonction, c’est-à-dire à l’étude de la subjectivité naturelle. Nous empruntons à vrai dire cette objection à Heidegger qui, à propos de la réduction psycho-phénoménologique introduite par Husserl dans l’article pour l’Encyclopœdia britannica, demandait déjà : « Que signifie, “mettre hors de considération” ? Estce la réduction ? Si oui, je n’ai précisément pas dans l’âme pure Va priori de l’âme en général ?27 ». Encore une fois, en devenant trans­ cendantale, la psychologie n’abandonne-t-elle la tâche spécifique qui, on s’en souvient, était la sienne selon les Ideen : décrire à titre d’onto­ logie matérielle les structures eidétiques de la subjectivité en tant que réalité mondaine et naturelle ? Nous voudrions envisager à présent deux difficultés étroitement liées à celle que nous venons d’évoquer.

Haye, 1954, tf. G. Grand, La crise des sciences européennes et la phénoméno­ logie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, §60. 26 Ibidem, p. 248. 27 Note de Heidegger in Husserl, Notes sur Heidegger, p. 109, note 2.

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c. Subjectivité transcendantale et mondaine Nous avons vu que la mondanéisation de la subjectivité transcen­ dantale était synonyme de spiritualisation et de naturalisation : il faut donc distinguer l’ego transcendantal et l’ego mondain qui, selon l’atti­ tude, naturaliste ou personnaliste, est l’ego psychique ou l’ego spiri­ tuel. Or, non sans pertinence, R. Ingarden écrit dans une de ses Re­ marques critiques adressées aux Méditations cartésiennes : « On est enclin à établir une identité entre moi en tant que je pur et moi en tant que je ontique de l’individu psycho-physique qui est une partie du monde. Mais subsiste alors la grande difficulté que personne, à ma connaissance, n’a encore indiquée : comment le je pur constituant et le je ontique constitué peuvent être en même temps un et le même si les propriétés qui leur sont attribuées s’excluent mutuellement, et ne peu­ vent ainsi composer ensemble l’unité d’un objet28 ? ». On sait que « La merveille de toutes les merveilles (das Wunder al­ ler Wunder) est le je pur et la pure conscience29 » ; mais il est une aut­ re merveille pour Husserl, qui repose à sa manière la question de l’être, et qui est « la façon merveilleuse dont la subjectivité transcendantale absolument concrète est en complète cohésion (Kongruenz) avec le moi humain psychique (seelischen)3® ». En d’autres termes, s’il est vrai que l’ego et, plus largement, la subjectivité est un (ou une), et que la subjectivité psychique et la subjectivité transcendantale ont des pro­ priétés contradictoires, comment dans ce cas conserver l’unité du su­ jet ? En effet, l’ego mondain est contingent et mortel, et sa connais-

28 Husserl, Méditations cartésiennes, p. 225. 29 Husserliana V, Ideen III, Die Phànomenologie und die Fundmente der Wissenschaft, éd. par M. Biemel, M. Nijhoff, La Haye, 1952, p. 75, tf. D. Tif­ feneau, La phénoménologie et les fondements des sciences, Paris, Puf, 1993, §12, p. 89. Voir à ce propos J.-L. Marion, Réduction et donation, Paris, Puf 1989,p.243. X 30 Husserliana XV, texte 31, §8, p. 550, tf. par M. Richir, in L'intentionna­ lité en question, op. cit., p. 132 et sq. Voir également le commentaire de M. Haar, « Prolégomènes à une “déconstruction” de l’intentionnalité husserlienne », ibidem, p. 174.

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sance réclame, nous dit Husserl, le sans fin de l’expérience alors que l’ego transcendantal est un ego punctum, sans richesse intérieure laten­ te, qui est comme le point de départ de l’intentionnalité, et qui ne peut ni naître ni mourir. La critique de R. Ingarden semble justifiée. On pourrait envisager plusieurs réponses à une telle objection. On pourrait souligner qu’il n’est pas question pour l’ego transcendantal et l’ego mondain, contrairement à ce qu’écrit R. Ingarden, de composer ensemble l’unité d’un objet, et que l’un et l’autre sont deux apparitions de la subjectivité corrélatives d’attitudes distinctes. Mais dans ce cas, afin de maintenir l’unité égoïque du sujet, on sera tenté de se demander si l’ego mondain n’est pas une présentation trompeuse de l’ego trans­ cendantal, une illusion — solution que Ingarden exclut catégorique­ ment puisque l’ego mondain comme n’importe quelle objectité consti­ tuée est, pour Husserl en tout cas, un réal (real) et l’illusion n’a de sens que sur le fondement de ce qui est réal. Une autre solution consisterait à rappeler que pour Husserl la sub­ jectivité mondaine comprend, selon une métaphore récurrente, la sub­ jectivité et l’ego transcendantal à titre de noyau (Kern). Dès lors il semble que la contradiction entre les différentes propriétés que nous venons d’évoquer s’évanouisse puisqu’elle ne se rapportent pas exac­ tement à la même instance : certes l’ego mondain est contingent et mortel mais ce n’est jamais que l’écorce ou l’enveloppe d’un ego transcendantal qui lui ne naît ni ne meurt. Il faudrait ajouter en outre que pour Husserl, contrairement à la réciprocité de la relation que lais­ se entendre la métaphore du parallélisme, c’est l’ego transcendantal qui constitue le noyau de la subjectivité empirique et non l’inverse. Ainsi, à propos de la question du temps, Husserl déclare que « le temps du monde constitué recèle bien en lui le temps psychologique, mais non de telle manière que l’on puisse renverser la sphère psychologique dans la sphère transcendantale31 ». A vrai dire, comme nous voudrions le montrer, cette métaphore du

31 Husserl, « L’arche-originaire terre ne se meut pas » in La terre ne se meut pas, tf D. Franck, Paris, Minuit, 1989, p. 28.

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noyau n’est au mieux qu’à demi satisfaisante. Certes, nous croyons comprendre sa pertinence pour ce qui concerne les rapports de la sub­ jectivité transcendantales et de la subjectivité spirituelle ou moi per­ sonnel. Dans ce cas, la structure intentionnelle de la subjectivité trans­ cendantale et celle de la subjectivité spirituelle garantiraient, semble-til, la compatibilité des descriptions de la phénoménologie transcendan­ tale et de la psychologie personnaliste. Par exemple, la description psychologique des différents types de motivation de la personne dans son monde environnant — telle que la motivation rationnelle ou la mo­ tivation associative — doit et peut reposer en tant qu’il s’agit là de re­ lations intentionnelles sur la description transcendantale de la cons­ cience dont la structure intentionnelle est bien ici comme le noyau de la subjectivité spirituelle. Dans une perspective semblable A. Montavont écrit que le moi pur demeure « au creux32 » du moi personnel et cite un passage du Manus­ crit AVI21/21b : « mais ce moi pur est aussi enfermé dans le moi per­ sonnel, tout acte de type cogito du moi personel est aussi un acte du moi pur (“Dieses reine Ich liegt aber auch im personalen Ich beschlossen, jeder Akt cogito des pesonalen Ich ist auch Akt des reinen Ich”) ». Pour illustrer cette imbrication de l’un dans l’autre, Anne Montavont montre comment l’habitude du moi personnel renvoie à la visée persistante du moi pur comme à sa source constituante, c’est-àdire au moi transcendantal comme pôle des habitus. En revanche, cette métaphore du noyau semble rigoureusement dé­ pourvue de sens lorsqu’il s’agit de l’âme en tant qu’objet de la psycho­ logie naturaliste. En effet, l’âme est, dit Husserl, l’esprit naturalisé. Dès lors, même s’il est vrai que l’âme ne saurait absolument partager le mode d’être de la chose et qu’une psychologie au sens d’une phy­ sique de l’âme est par conséquent impossible, l’âme n’en possède pas moins, comme nous l’avons vu, un mode d’être analogue à celui de la chose. Aussi l’âme appartient-elle à la nature au sens large. Toute la

32 A. Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, Pa­ ris, Puf, 1999,p.58.

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difficulté est alors de comprendre comment la subjectivité intention­ nelle peut, via son incarnation mondaine, être en même temps une qua­ si chose ? Certes, la mescaline provoque, dit-on, des hallucinations, mais une telle affirmation autorise-t-elle pour autant le phénoménolo­ gue à suivre le sens commun et à quasi réifier la conscience imageante, c’est-à-dire à insérer l’image hallucinatoire en tant qu’état psychique dans ces liens de dépendance causale qui caractérisent la nature pour Husserl ? C’est dans cette perspective que nous interpréterions la ques­ tion de Heidegger à Husserl, qui demande — dans sa fameuse lettre du 22 octobre 192733 — à propos de l’ego absolu et de l’ego facticiel (faktisch) : « Quel est le mode d’être de cet ego absolu — en quel sens estil le même que l’ego facticiel ; en quel sens n’est-il pas le même ? ». Ainsi Heidegger souligne l’ambiguïté fondamentale du mode d’être de l’ego absolu comme de l’ego facticiel. Enfin, une troisième difficulté saute aux yeux : quel que soit le soin avec lequel Husserl distingue le Leib du Kôrper et décrit la liaison de l’esprit et du corps comme de l’âme et du corps, la question de l’intel­ ligibilité de cette liaison reste, semble-t-il, entière. Qu’il s’agisse de la localisation de l’esprit ou de l’âme dans le corps, de la manière dont le corps est organe pour l’esprit ou encore de la dépendance causale de l’âme à l’égard du corps, l’incarnation de la subjectivité transcendanta­ le demeure radicalement obscure34. Husserl déclare à ce propos que toute critique de la causalité psycho-physique relève d’une argumenta­ tion philosophique après coup (nachkommend) et ajoute : « l’énigme (Rdtsel) de la causalité psycho-physique ou physio-psychique appar­ tient à l’essence de toute causation35 ». En d’autres termes, Husserl re­ connaît l’énigme mais la rapporte à une énigme plus générale inhéren­ te à toute causation, et dont la résolution ne dépend pas de la phéno­ ménologie. On peut naturellement se demander si une telle énigme n’est pas inhérente à une conception fondamentalement cartésienne de

33 Husserl, Notes sur Heidegger, p. 118. 34 R. Bernet, La vie du sujet, Paris, Puf 1994, p. 176-7. 35 Husserl, Ideen II, p. 352.

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l’incarnation qui légitime les recherches expérimentales psycho­ physiologiques en prenant appui sur une philosophie de la nature dis­ cutable dans la mesure où cette dernière, dans Ideen 11 tout du moins, y est réduite à un enchaînement causal. Il semble, par conséquent, bien difficile de conserver telle quelle cette conception de la subjectivité transcendantale mondanéisée, incar­ née et naturalisée, c’est-à-dire de la subjectivité psychologique. En ef­ fet, en voulant conserver aux recherches psycho-physiologiques une certaine validité, cette conception hypothèque gravement, nous sem­ ble-t-il, le projet d’une psychologie phénoménologique en y réintro­ duisant après coup un type d’explication que la découverte de l’inten­ tionnalité semblait avoir congédié.

Ainsi le projet husserlien d’une psychologie phénoménologique rencontre trois difficultés que nous nous contentons à présent de rappe­ ler brièvement. Tout d’abord, nous nous sommes demandé quel type de réduction commande une psychologie véritablement intentionnelle, et il nous est apparu qu’aucune des solutions envisagées par Husserl n’est vraiment satisfaisante dans la mesure où, pour ne considérer que les deux positions extrêmes, soit la psychologie demeure dans l’attitude na­ turelle et manque l’intentionnalité des phénomènes psychiques, soit el­ le procède à une épochè universelle et, en tant que psychologie trans­ cendantale, se confond avec la phénoménologie. Dans ce dernier cas, on peut craindre que cette psychologie transcendantale ne manque le psychique en tant que subjectivité mondaine et incarnée dans un corps qui est à la fois un Leib et un Kôrper. Nous avons vu en outre, deuxiè­ me difficulté, que la naturalisation husserlienne de la subjectivité trans­ cendantale engendre une subjectivité qui est à la fois intentionnelle et non intentionnelle, et dont le mode d’être est radicalement contradictoi­ re puisqu’elle est à la fois étrangère à la nature et analogue à celle-ci comprise en un sens physicaliste. Enfin, troisième difficulté, l’incarna­ tion husserlienne de la subjectivité nous a paru retrouver toutes les questions que soulève traditionnellement l’union de l'âme et du corps. Comme on le devine, ces difficultés sont étroitement liées entre el­ les et trouvent peut-être leur principe dans la constitution — selon un

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schéma cartésien — de l’homme en tant que subjectivité incarnée et naturalisée, qui est donc esprit et nature. Mais si la phénoménologie husserlienne ne réussit pas totalement à fonder une nouvelle psycholo­ gie, elle nous indique cependant, par les difficultés qu’elle rencontre, la direction dans laquelle il est possible de poursuivre la recherche. N’est-ce pas, en particulier, en approfondissant le sens de l’intention­ nalité et en renonçant à toute forme de naturalisme qu’une autre psychologie ou psychologie phénoménologique pourrait connaître un nouveau départ ? Un tel approfondissement ne nous conduirait-il pas à une conception différente du corps (Leib), comme le suggère la notion d’intentionnalité pulsionnelle36 ? Dans ce cas, l’idée même d’une psychologie et d’une psychopathologie, définies jusqu’alors en oppo­ sition à la physiologie, ne devrait-elle pas laisser la place à une anthro­ pologie et une anthropo-pathologie qui parviendraient à se dégager de l’opposition de l’âme et du corps ? Resterait alors la question de la condition même de l’ouverture d’un tel champ. Celle-ci ne suppose-telle pas une réduction radicale en un sens nouveau qui ne reconduirait pas subrepticement le dualisme cartésien ? Nous voudrions à présent étudier de quelle manière le projet sar­ trien d’une psychologie phénoménologique parvient ou non à résoudre les difficultés que nous venons de rencontrer.

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36 Nous pensons ici à cette autre conception de la nature et du corps qui émerge dans ces textes, notamment du volume XV des Husserliana, où Hus­ serl pose la question d’une intentionnalité pulsionnelle (Triebintentionalitaf) ou instinctive (Jnstinktintentionalitaf), et nous invite ce faisant à redéfinir et à reconsidérer les rapports de l’âme et du corps — on se souvient en effet que l’intentionnalité est en 1925 dans le cours de Psychologie phénoménologique le principe descriptif de la distinction du psychique et du physique ; dans la mesure où la pulsion ou l’instinct possède une inscription corporelle, il semble bien que la notion d’intentionnalité instinctive ou pulsionnelle invite à une nouvelle compréhension de l’homme et, plus généralement de ce que Husserl appelle les Animalien. Cf. N. Depraz, « Pulsion, instinct, désir. Que signifie Trieb chez Husserl ? » in Revue de phénoménologie ALTER, La pulsion, N° 9, 2001, p. 113-125.

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II. Psychologie et réalité-humaine

Rapportés aux recherches inlassables de Husserl, le nombre et la lon­ gueur des textes méthodologiques de Sartre phénoménologue sont éton­ namment réduits. D’une manière générale, comment ne pas être stupé­ fait sinon par l’indifférence du moins par le faible intérêt que Sartre ma­ nifeste à l’endroit des questions méthodologiques. Une telle attitude pa­ raît d’ailleurs annoncer « cette humble désinvolture », comme l’écrit J. Colombel, « avec laquelle “il tient pour vraies” les analyses écono­ miques marxistes de sorte qu’il exclut d’emblée toute autre probléma­ tique37 ». Apparemment, Sartre considère que la phénoménologie husserlienne a réglé certaines questions une fois pour toutes, et qu’il ne lui est donc pas nécessaire d'y revenir. Et pourtant, en dépit de leur briève­ té, plusieurs textes montrent que Sartre, loin de s’en tenir à ce que peu­ vent lui apprendre les Recherches logiques et les Ideen Z38, leur emprun­ te ce qui lui convient tout en s’inspirant librement, entre autres, de Sein und Zeit. Nous devinons ainsi par avance qu’il faut sans aucun doute si­ tuer l’idée sartrienne d’une psychologie phénoménologique dans le pro­ longement du projet husserlien mais aussi en rupture avec celui-ci. Ainsi, en nous appuyant tout particulièrement sur les considéra­ tions méthodologiques de l’introduction de V Esquisse d'une théorie 37 J. Colombel, Jean-Paul Sartre, t. Il, Paris, le livre de poche, 1985, p. 583. 38 On considère habituellement que Sartre à lu en allemand les Recherches Logiques, les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps et le premier livre des Ideen dont la parution, selon L'imagination, fut « le grand événement de la philosophie d’avant guerre », et qui était « appelé à bouleverser la psychologie », L’imagination (1936), Paris, Puf, 1983, p. 139. A ces trois ouvrages il convient d’ajouter les Méditations Cartésiennes dont la traduction française par Lévinas et Peiffer date de 1931, ainsi que Logique for­ melle et logique transcendantale que cite Sartre dans La Transcendance de l'e­ go (1936), Paris, Vrin, 1988, p. 85 (en abrégé : TE). Sur cette question, voir V. de Correbyter, Sartre face à la phénoménologie, Bruxelles, éd. Ousia, 2000, p. 17-18. Pour ce qui concerne la lecture de Heidegger nous nous permettons de renvoyer le lecteur à la deuxième partie de notre chapitre cinq, consacrée à Sartre et Heidegger et à la différence ontologique.

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des émotions, intitulée « Psychologie, phénoménologie et psychologie phénoménologique », nous voudrions étudier successivement la cri­ tique de la psychologie empirique à partir de la notion de réalité-hu­ maine ; puis, les relations de l’anthropologie et de la psychologie phé­ noménologique du point de vue de la méthode régressive et progressi­ ve ; et, enfin, l’opposition sartrienne de la réflexion pure et de la ré­ flexion impure à partir de laquelle nous pourrons véritablement distin­ guer entre une psychologie phénoménologique et une psychologie non phénoménologique.

a. Psychologie empirique et variation eidétique

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à celui que nous opérons quand nous percevons un en­ crier » à partir de quelques esquisses ou Abschattungenxçyl.

99 EN, p. 201-2, TE, p. 57. 100 Rappelons que, pour Husserl, « Là où l’être n’est plus d’ordre spatial, il est dénué de sens de dire qu’on le voit de différents points de vue ». Cepen­ dant, si la perception interne ou, dans la langue de Sartre, la réflexion pure, sai­ sit le vécu dans une intuition adéquate — « un vécu ne se donne pas par Es­ quisses », Ideen /, p77 — en revanche, la réflexion impure appréhende le psy­ chique derrière le réfléchi, à travers différents vécus qui en quelque sorte es­ quissent le psychique d’un certain point de vue, en un sens non pas spatial mais temporel. 101 TE, p. 46. 102 TE, p. 47. « Assez analogue » : cette restriction s’impose dans la me­ sure où Sartre, à la suite de Husserl et de la troisième des Recherches lo­ giques, distingue différents types de totalité. Dans le cas de l’encrier, nous avons un complexe synthétique où chaque qualité est liée à chaque autre en tant qu’elle appartient au même objet X. En ce qui concerne la haine, ou bien une totalité synthétique telle que la mélodie, « il est inutile de supposer un X qui servirait de support aux différentes notes. L’unité vient ici de l’indissolu­ bilité des éléments qui ne peuvent être conçus comme séparés, sauf par ab­ straction », TE, p. 57. Soulignons, en outre, la particularité du schéma de constitution des propriétés de la psyché qui se fonde non pas, comme celles de l’âme selon Husserl, sur les variations de l’apparaître en fonction des circons­ tances causales, mais qui prend pour modèle « les différentes phases d’un ac­ te de perception qui dure et qui constituent l’unité d’une chose. Ces phases ré-

OBJET ET MÉTHODE DE LA PSYCHOLOGIE

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Avant d’achever cet examen de la réflexion impure et de la psyché, signalons enfin que L’être et le néant modifie quelque peu cette pre­ mière description que nous empruntons à La transcendance de l’ego, en abandonnant le modèle de la perception au profit d’une constitution du psychique via la temporalité psychique : « le psychique (..) apparaît comme constitué par la synthèse d’un Passé, d’un Présent et d’un ave­ nir ». Plus précisément, selon Sartre, « le réflexif projette un psychique pourvu des trois dimensions temporelles mais qu’il constitue unique­ ment avec ce que le réfléchi était103 ». En d’autres termes, c’est à partir de ma répulsion passée pour Pierre, qui est déjà répulsion en-soi, que je constitue le futur comme cette répulsion que j’ai éprouvée et que j’é­ prouverai ; et ma haine est l’unité synthétique de toutes mes répulsions passées et futures. La haine présente donc bien, puisqu’elle n’a pas de parties, une certaine unité, elle a, dit Sartre, « l’unité cohésive d’un or­ ganisme104 », elle est, comme la mélodie, une unité temporelle. Mais à cette unité s’oppose une tendance à la divisibilité qui coïncide avec la succession des conduites et des consciences au travers desquelles se donne la haine, tout de même que la mélodie se fait entendre dans l’é­ parpillement de ses notes. On reconnaît sans difficulté dans cette des­ cription de la temporalité psychique la conception bergsonienne du temps à laquelle Sartre fait explicitement référence à plusieurs reprises. Pour Sartre, la conception bergsonienne de la durée trouve son origine et sa pertinence dans le cadre de la réflexion complice. Bergson nous décrirait la temporalité constitutive du psychisme105.

vêlent un élément identique, à savoir cet arbre unique », Ideen /, p. 344. Husserliana XIX, Logische Untersuchungen (1901), éd. par U. Panzer Recherches logiques, t. II, tf. H. Elie,A. Kelkel et R.Schérer, Paris, Puf, 1961, II, 2, p. 45 et sq. (en abrégé : RL). 103 EN, p. 204. 104 Ibidem p. 205. 105 Bergson distingue en effet « deux formes de la multiplicité, deux appré­ ciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie de conscience » : d’une part, une durée homogène, un temps spatialisé, une multiplicité quanti­ tative ; d’autre part, la durée vraie dont les moments hétérogènes se pénètrent, la multiplicité qualitative qui est donc “multiplicité d’interpénétration”. Essai

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- * Il y a, écrit Sartre dans L’imaginaire, des spasmes du moi. une spontanéi­ té qui se libère ; il s’est produit comme une résistance du moi à lui-meme194 ». En d’autres termes, dans l'obsession la conscience entre en lutte contre une spontanéité qui n'est autre qu‘elle-même, qui tait ir­ ruption et qui échappe aux efforts déployés pour la maîtriser. Sartre souligne toutefois qu’à ce stade le malade distingue correctement le moi et le non-moi mais de manière beaucoup moins violente que 1 homme normal dans la mesure où des spontanéités qu il reconnaît difficilement pour siennes brouillent quelque peu l'opposition. Si l’on retrouve dans l’hallucination ces spasmes de la conscience, c est-à-dire ces brusques apparitions d'une conscience imageante audi «

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CHAPITRE III

étrangère à la phénoménologie, du moins à la phénoménologie d’inspi­ ration husserlienne. Aussi Sartre lui préfère-t-il celui de captivité. Cette dernière notion trouve tout d’abord son sens au sein d’une psychologie phénoménologique qui, au nom d’une précompréhension du mode d’être de la réalité-humaine en tant que spontanéité, refuse d’appliquer à celle-ci l’opposition de l’action et de la passion qui ca­ ractérise les objectités mondaines. Il lui faut néanmoins élucider com­ ment une liberté peut par elle-même se perdre au point, comme dans l’émotion, de devenir apparemment passive. Telle est, nous semble-til, l’ambition première du concept sartrien de captivité qui recouvre des types fort différents de conscience tels que la conscience onirique ou la conscience esthétique tout aussi bien que des conscience qui relè­ vent de la psychopathologie des névroses et des psychoses. Mais il va sans dire que la captivité est susceptible de plus et de moins, et qu’il faut hiérarchiser les différents types de conscience selon leur degré de captivité. De ce point de vue, nous rencontrerions au sommet de l’é­ chelle le rêve ainsi que la psychose hallucinatoire ; au bas, cette cons­ cience esthétique que je puis abandonner et reprendre ; tandis que l’é­ motion figurerait vraisemblablement à mi-hauteur. Enfin, nous sont apparus différents modes de captation. Nous avons vu que, dans le rêve, la conscience est prise et, qu’en un sens comparable quoiqu’à un degré moindre, la conscience esthétique est également comme envoûtée par “l’intérêt” pour ce qu’elle contemple. Tout autre est le mode selon lequel la conscience obsessive se prend ; et si le vertige obsessif se retrouve dans la psychose hallucinatoire néanmoins la vie crépusculaire qui la caractérise donne dans ce dernier cas une signification nouvelle à l’idée de captivité. On pourrait étudier la manière dont la conscience s’enferme et se clôt sur elle-même dans l’hypnose, dans l’hystérie, etc., autant de travaux qui permettraient, dans le prolongement des premiers essais de Sartre, d’approfondir not­ re compréhension psychologique des avatars de la vie intentionnelle en tant que spontanéité. Mais au terme de cette étude, nous devons bien admettre que les ef­ forts de Sartre pour décrire —à partir de sa translucidité et de sa liber­ té principielles — l’opacité et la captivité de la conscience, nous lais-

SPONTANÉITÉ ET CAPTIVITÉ DE LA CONSCIENCE

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sent pour une part sceptique. Sartre s’évertue, en effet, à nous montrer comment la conscience parvient à se méconnaître au point, dans le cas de l’hallucination, de croire percevoir un objet qui s’impose à elle. Sans doute cette idée de la mauvaise foi dans laquelle vivent les hom­ mes en général et les malades en particulier recouvre-t-elle une in­ contestable réalité. Reste que le tour de force risque de ne pas convain­ cre totalement. Ainsi, dans la dizaine de pages que la Phénoménologie de la perception consacre à l’hallucination268, Merleau-Ponty reproche à Sartre son intellectualisme et, en l’occurrence, une conception de la conscience si parfaitement transparente à elle-même que « c’est une difficulté sans espoir de comprendre comment il [le cogito] peut se tromper sur un objet qu’il constitue269 ». En d’autres termes, c’est en vain pour Merleau-Ponty que L’imaginaire s’évertue à rendre compte de la manière dont l’hallucination perd son caractère irréel ou imagi­ naire en partant d’un tel cogito. Il faudrait donc refuser à la conscience la pleine possession de soi, et admettre que, si les hallucinations sont possibles, la conscience cesse de savoir ce qu’elle fait, sans quoi elle aurait conscience de constituer une illusion et n’y adhérerait pas. En outre, au sujet de l’émotion, du rêve, de l’obsession ou de la psychose hallucinatoire, nous nous sommes efforcé à chaque fois d’ex­ poser au mieux le procès d’auto-envoûtement au terme duquel ta cons­ cience ne s’appartient plus. Que ce dernier exprime une réalité psycho­ logique, sans aucun doute. Qu’il ne permette pas de rendre compte in extenso des différentes formes d’aliénation, c’est de fait la conclusion à laquelle se sont arrêtés de nombreux lecteurs de Sartre et, en particu­ lier, de VEsquisse d'une théorie des émotions. On choisit de pleurer, soit. Reste à comprendre véritablement comment la conscience peut être prise par l’émotion elle-même. De même, si la psychose est aussi une conduite, il faut bien reconnaître que l’hallucination s’imposent et que le recours à la notion de vertige semble, en l’occurrence, insuffi­ sant. N’est-ce pas du reste ce qui conduit Sartre à reprendre dans le cas

268 Phénoménologie de la perception, p. 385-397. 269 Phénoménologie de la perception, p. 388.

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CHAPITRE III

de la schizophrénie ou de la conscience onirique la possibilité, concep­ tuellement très obscure, d’une désintégration de la conscience et d’un état crépusculaire ? Rappelons que pour comprendre ces mouvements qui dégénèrent peu à peu en mouvements convulsifs, et qu’on appelle communément des tics, F. Ravaisson n’hésite pas quant à lui à invo­ quer, en dépit de son caractère paradoxale, « une Spontanéité passive et active tout à la fois, et également différente de la fatalité mécanique, et de la liberté réflexive270 ». Il faut bien reconnaître avec Merleau-Ponty que ces descriptions psychologiques ne sont pas totalement satisfaisantes dans la mesure où leur fait défaut une véritable théorie de la passivité, dont Sartre s’a­ charne à faire l’économie : on peut même penser que Sartre s’attache au cours de ses premiers travaux à affronter des questions comme l’é­ motion, le rêve ou l’hallucination afin de prévenir les critiques que ne manque pas de susciter encore sa thèse de l’absolue spontanéité de la conscience, et qui précisément se prévalent de phénomènes tels que l’émotion pour inscrire la passivité au cœur même de la conscience. Nous comprenons que faire droit à une telle dimension de passivité ne permet plus de dire de la conscience qu’elle est « claire comme un grand vent », ou encore « qu’il n’y a plus rien en elle sauf un mouve­ ment pour se fuir271 ». Bref à travers ces interrogations s’esquisse la question d’une refonte de l’ontologie sartrienne. Mais, avant d’aborder cette dernière question, nous voudrions tenter d’en saisir aussi la puis­ sance critique à l’égard de la psychologie dite des profondeurs ou psy­ chanalyse freudienne, en étudiant la conscience désirante du point de vue du mode d’être qui est le sien et du projet qui l’habite.

270 F. Ravaisson, De l'habitude (1838), Paris, Puf, 1999, p. 135. 271 Sartre, Situations /, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », p. 40.

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CHAPITRE IV I

ONTOPHÉNOMÉNOLOGIE DE LA CONSCIENCE DÉSIRANTE : L’APPROCHE SARTRIENNE DE L’HOMOSEXUALITÉ

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En tournant légèrement, je parvins à attraper du coin de l’œil quelque chose : c’était une main, la petite main blanche qui s'était tout à l'heure glis­ sée le long de la table. A présent elle reposait sur le dos, détendue, douce et sensuelle, elle avait l’indolente nudité d’une baigneuse qui se chauffe au so­ leil. Un objet brun et velu s'en approcha, hésitant. C’était un gros doigt jauni par le tabac ; il avait, près de cette main, toute la disgrâce d’un sexe mâle. Il s’arrêta un instant, rigide, pointant ves la paume fragile, puis, tout d’un coup, timidement, il se mit à la caresser. J.-P. Sartre, La nausée1

Rappelons-nous l’incipit vengeur du pamphlet de Guy Hocquenghem : « ce qui pose problème ce n’est pas le désir homosexuel, c’est la peur de l’homosexualité2 ». Il va de soi qu’une telle déclaration ne peut être prise au pied de la lettre. Nous ne songeons nullement à contester que l’homophobie soit un problème mais il serait un peu rapide de croi­ re que l’homosexualité n’est qu’un problème d’homophobie. Guy Hocquenghem, du reste, cite lui-même une note des Trois essais sur la théoI

1 J.-P. Sartre, La nausée, p. 232. 2 Guy Hocquenghem, Le désir homosexuel (1972), Paris, Fayart, 2UUU, p. 23. Cette affirmation en forme de slogan renvoie implicitement à celle de Ri­ chard Wright, écrivain noir que Sartre cite à la fin de ses Réflexions sur la question juive : « Il n’y a pas de problème noir aux États-Unis, il n’y a qu’un problème blanc », Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954.

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CHAPITRE IV

rie de la sexualité au cours de laquelle Freud, se souvenant peut-être du roman de Goethe, Les affinités électives, affirme : « Pour la psychana­ lyse, l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme n’est pas une chose qui va de soi et se réduisant en quelque sorte à une attirance chi­ mique, mais bien un problème qui a besoin d’être éclairci3 ». Cette citation, à elle seule, justifie largement l’importance de la psychanalyse freudienne pour qui s’interroge sur ce qu’on juge comme une forme sinon de perversité du moins de perversion et de maladie4. En effet, en affirmant que le désir, même si « nous ne pouvons refuser d’attribuer l’excitation sexuelle à l’influence de certaines substances chimiques5 », n’est pas qu’une question « d’attirance chimique », Freud nous invite à congédier ici tout démarche inspirée des sciences exactes : jamais la chimie — jamais l’endocrinologie, la génétique ou les neurosciences aurions-nous envie d’ajouter6 — ne nous permettra de comprendre véritablement le désir ou l’absence de désir d’un être

3 Guy Hocquenghem, Le désir homosexuel, p. 64-65. S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, p. 168, notre 13. Pour ce qui concerne Goethe, on peut considérer que la cellule originelle de l’ouvrage, Les affinités électives (Die Wahlvenvandtschaften), est un principe chimique, et son auteur indique à Riemer en 1809 qu’il a découvert l’idée et jusqu’au titre de son roman dans l’ouvrage du chimiste suédois Bergmann : De attractionibus décrivis. Cf. J.-F. Angelloz, Les affinités électives, introduction, traduction et notes, Paris, Flammarion, 1992, p. 13-14. 4 Pour Saint Paul les accouplements homosexuels sont contre nature, Epitre aux Romains, 1,26, car selon le Catéchisme de TEglise catholique : « ils ferment l’acte sexuel au don de la vie », Catéchisme de T Eglise catholique, p. 480 (2357), Paris, Mame/Plon, 1992. Signalons que, sous la pression entre autres de certains groupes homosexuels, le DSM III (1980), élaboré par l’A/nerican Psychiatrie Association, ne reconnaît plus l’homosexualité comme une perversion. 5 S. Freud, La vie Sexuelle, « Sur la sexualité féminine », tf. D. Berger, Paris, Puf, 1977, p. 151. 6 « La libido ne perd-elle pas son sens s’il y a une “libido cellulaire”, si elle est une propriété des cellules ? », Merleau-Ponty, Parcours II, « L’œuvre et l’esprit de Freud », p. 277.

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humain pour un autre. En outre, en affirmant le caractère probléma­ tique de l’hétérosexualité, Freud inaugure, nous semble-t-il, une ap­ proche nouvelle du désir selon laquelle l’hétérosexualité ne va pas plus de soi que l’homosexualité. Cependant, comme nous voudrions le montrer dès notre première partie en adoptant le point de vue de l’ontophénoménologie sartrienne, l’approche de l’existence et de la sexualité à l’aide du vocabulaire de la pulsion (Trieb) n’est pas pleinement satisfaisante. A l’opposé, et en nous appuyant essentiellement sur L'être et le néant, nous voudrions retrouver au cœur du désir le rapport de la conscience à l’être. Une tel­ le perspective nous permettra peut-être, au cours de la deuxième partie de cette étude, de comprendre d’une autre manière cette possibilité existentielle que représente l’homosexualité et que Sartre étudie en particulier dans Saint Genet, comédien et martyr. D’une manière générale, à travers la question de l’homosexualité nous voudrions nous demander dans quelle mesure l’ontophénoménologie sartrienne est en mesure d’éclaircir la sexualité et ses multiples formes, indépendamment des concepts de pulsion (Triebe) et de des­ tins des pulsions (Triebschicksale).

/. Pulsion et désir a. La pulsion existe-t-elle ?

Peut-on considérer l’homme comme un composé de pulsions anta­ gonistes ? Ne faut-il pas retrouver, par-delà la pulsion dont l’être est pensé indépendamment de celui de la conscience, ce que Sartre dé­ nomme la transcendance et que nous pourrions tout aussi bien appeler le Désir ? On a pu comparer l’œuvre de Freud à une sorte de bric-àbrac dans lequel chacun pourrait trouver ce qu’il y cherche ou, à l’ins­ tar de l’auberge espagnole, ce qu’il y apporte. Il nous semble néan­ moins possible de dégager brièvement certains éléments avérés, et pour la plupart bien connus, de la conception freudienne de la pulsion, qui sont comme au point de départ des approches multiples et parfois divergentes de l’homosexualité par “la” psychanalyse.

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CHAPITRE IV

Dans « Pulsion et présence7 », H. Maldiney rappelle que c’est à l’extrême fin du XVIIIème siècle que la notion de pulsion surgit comme un concept essentiel de la compréhension de l’homme et, ce, d’une part chez Fichte et d’autre part dans Les lettres sur l'éducation esthétique de l'homme de Schiller. C’est donc un concept déjà lesté d’une riche tradi­ tion que Freud rencontre au début du XXème siècle et auquel il recourt systématiquement à partir des Trois essais sur la théorie de la sexualité. En effet la notion de pulsion apparaît en 1905 dans l’œuvre de Freud, où elle est par la suite approfondie et remaniée à plusieurs reprises comme en témoignent en particulier le texte de 1915 Pulsions et destins des pulsions, et celui de 1920 Au-delà du principe de plaisir. Toutefois, tout au long de son œuvre, Freud, à l’instar d’un Schiller opposant la pulsion sensible à la pulsion formelle, s’en est toujours tenu à un dualisme stric­ te8. A la différence de ses disciples Adler et Jung, Freud n’a jamais pen­ sé pouvoir, rapporter la multiplicité des pulsions humaines à une seule et même pulsion fondamentale dont elles dériveraient. Ainsi lorsqu’il abandonne en 1920 sa distinction entre deux grands types de pulsions : l’ensemble des pulsions du moi ou pulsions d’auto-conservation et les pulsions sexuelles, c’est pour lui substituer l’opposition des pulsions de mort et des pulsions de vie, celles-ci englobant non seulement les pul­ sions sexuelles mais encore les pulsions d’auto-conservation. De ce point de vue, il n’y a pas une mais toujours des pulsions. Dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité Freud nous pro­ pose cette définition : « Par pulsion (Trieb), nous désignons le repré­ sentant psychique d’une source continue d’excitation provenant de l’intérieur de l’organisme, que nous différencions de l’“excitation” ex­ térieure et discontinue. La pulsion est donc à la limite des domaines psychique et physique9 ». Envisageons successivement les différentes

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7 « Pulsion et présence », 1976, H. Maldiney, article repris dans Penser l'homme et la folie, Grenoble, J. Millon, 1991, p. 145. 8 Freud invoque à plusieurs reprises la figure du poète-philosophe Schiller « énonçant que “la faim et l’amour” règlent le fonctionnement des rouages de ce monde ». S. Freud, Malaise dans la civilisation, p. 71. 9 Trois essais sur la théorie de la sexualité, p. 56.

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notions que mobilise une telle définition en commençant par celle d’excitation (Erregung). S’inspirant du Projet de psychologie scienti­ fique de Helmholtz10, Freud distingue deux types d’excitations dont le concept, nous dit-il dans la Métapsychologie, lui est fourni par la physiologie avec son schéma de l’action réflexe11 — n’oublions pas que Freud est le contemporain de Pavlov. Nous avons ainsi, d’une part, les excitations extérieures et discontinues que le sujet peut fuir et dont il peut se protéger ; et, d’autre part, les “excitations” ou tensions pro­ venant selon un flux constant de l’intérieur de l’organisme et auxquel­ les il ne peut échapper. Pour Freud, ce sont des processus organiques, physico-chimiques, localisés dans un organe ou une partie du corps qui sont à l’origine de l’excitation et qui constitue la source de la pulsion (Triebquelléf2. Dans sa Métapsychologie Freud dénomme excitation pulsionnelle ou “besoin” (Bedürfnis) cette excitation interne qui, com­ me dans le cas du dessèchement de la muqueuse du pharynx ou bien de l’irritation de la muqueuse stomacale,pousse à l’action au sens large, à la maîtrise de l’excitation13. Le besoin est donc le point de départ psy­ chique de la recherche par le sujet de ce qui serait susceptible de le sa­ tisfaire. Et la pulsion est essentiellement cette poussée — Trieb dérive de treiben, pousser, et les substantifs Treibhaus et Treibstoff désignent respectivement la serre et le carburant — cette exigence de travail qui fait d’elle, comme l’écrit Freud, « un morceau d’activité14 ». Si nous examinons la notion de pulsion en considérant son objet, il faut alors en rappeler ce que Freud dénomme sa plasticité (Plastizitàt), c’est-à-dire sa relative indétermination objectale. Partant de l’étude des perversions et de la sexualité enfantine, Freud rejette d’emblée « l’opinion populaire » qui attribue à la sexualité un but : l’union sexuelle, un objet spécifique : l’autre sexe, et qui la localise dans l’ap10 Helmholtz, Entwurf einer Psychologie, 1895, cité par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 320. 11 S. Freud, Métapsychologie, p. 12-3. 12 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 449-450. 13 Métapsychologie, p. 13-4. 14 Métapsychologie, p. 18.

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pareil génital15. De même, dans la Métapsychologie, Freud définit l’objet de la pulsion comme « ce en quoi ou par quoi la pulsion peut at­ teindre son but » ; il souligne qu’il est ce qu’il y a de plus variable dans la pulsion et qu’il ne lui est pas originairement lié. C’est pourquoi la li­ bido est-elle dite libido d’objet (Objekt), c’est-à-dire qu’elle peut se rapporter soit à des personnes (Personen) soit à des objets (Gegenstande). Dès lors il va sans dire qu’on ne peut assimiler la fonction sexuel­ le à une quelconque forme d’instinct. De fait, lorsque Freud évoque les instincts (Jnstinkte) des animaux ou lorsqu’il s’interroge sur l’existen­ ce chez l’homme de formations psychiques héréditaires analogues aux instincts des animaux, il s’agit d’un schème de comportement hérité, propre à un espèce, se déroulant selon une séquence temporelle peu susceptible de bouleversements et paraissant répondre à une finalité16. A l’opposé, der Trieb comprend l’idée d’une poussée irrésistible mais relativement indéterminée quant au comportement qu’elle induit et quant à l’objet (Objekt) qui fournit la satisfaction. Aussi, depuis long­ temps et comme le demandait instamment J. Lacan, on ne traduit plus en français Trieb par instinct mais par pulsion17. Le but de la pulsion, en revanche, ne souffre guère d’indétermina­ tion. Celui-ci est toujours d’une manière générale la satisfaction18, et cette satisfaction ou plaisir ne peut être obtenue qu’en supprimant l’état d’excitation qui est à la source de la pulsion19. A vrai dire la question est beaucoup plus complexe puisqu’il est possible pour Freud, comme le soulignent J. Laplanche et J.-B. Pontalis, qu’une sensation de plaisir puisse accompagner une augmentation de tension. Nous rencontrons ici le célèbre — et ô combien énigmatique dans son application au psy-

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15 Trois essais sur la théorie de la sexualité, p. 17. 16 « L’inconscient » in Métapsychologie, p. 109, J. Laplanche et J.-B. Pon­ talis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 203. 17 Cependant la Standart Edition anglaise des œuvres de Freud a préféré traduire Trieb par instinct. 18 Métapsychologie, p. 18. ï()Vocabulaire de la psychanalyse, p. 325. Cf. également Métapsychologie, p. 17.

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chisme — principe de constance, selon lequel l’appareil psychique dans son ensemble chercherait à maintenir constante en son sein la somme des excitations20. En introduisant un point de vue économique Freud s’inspire ici en particulier de G. Th. Fechner dont il cite l’ouvrage de 1873, Einige Ideen Zur Schôpfungs- und Entwicklungsgeschichte der Organismen21, et fait sienne l’exigence, largement admise dans les mi­ lieux scientifiques de son époque, d’étendre à la psychologie et à la psychophysiologie les principes les plus généraux de la physique. Enfin, conformément à sa définition, il faut considérer la pulsion comme un concept qui désigne à la fois une réalité physique et une ré­ alité psychique22. Freud, à son tour, se heurte à la question de l’union de l’âme et du corps qu’il contourne “provisoirement” — au sens où sa vie durant Freud a conservé l’espoir d’une fondation dans le langage des sciences exactes de ce qu’il exprime provisoirement dans celui de la psychologie des profondeurs23 — grâce à la notion de représentant psychique (psychischer Reprasentanf). Il s’agit alors de penser le pas­ sage du somatique au psychique en se rapportant à la relation qui exis­ te entre un délégué ou représentant (Reprdsentant) et celui qu’il repré­ sente, son mandant — rappelons que das Reprasentantenhaus désigne en allemand la chambre des députés. Ainsi la relation du somatique au psychique ne relève ni du parallélisme ni d’une relation de causalité, et implique une certaine autonomie du délégué par rapport à ce qu’il re­ présente24. C’est à partir de cette thématique de la représentation que doivent être comprises les notions de représentant-représentation (Vorstelliingrepràsentanz) c’est-à-dire de représentation (Vorstellung)

20 Vocabulaire de la psychanalyse, p. 325. 21 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, (1920), tf. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1973, p. 8. 22 Cf. Métapsychologie, p. 18. 23 S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, p. 86. 24 « On sait que, dans un tel cas, le délégué, bien qu’il ne soit par principe rien d’autre que le “fondé de pouvoir” de son mandant, entre dans un nouveau système de relations qui risque de modifier sa perspective et d’infléchir les di­ rectives qui lui ont été données », Vocabulaire de la psychanalyse, note b, p. 412.

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CHAPITRE IV

qui est en même temps le représentant (Représentant) de processus so­ matiques, et sur laquelle opère, par exemple, le refoulement en tant qu’opération psychique. Quelque obscure que soit cette métaphore des relations du somatique et du psychique, comme nous allons le voir elle offre du moins l’avantage pour certains auteurs de ne pas fermer la psychologie des profondeurs sur elle-même et de ménager une place aux recherches physiologiques et, en particulier, endocrinologiques concernant la vie sexuelle. Incontestablement, malgré une conception de la pulsion et, en parti­ culier, de l’objet de la pulsion, irréductible à la pure et simple physiolo­ gie comme au modèle de l’instinct, Freud manifeste une réelle fascina­ tion pour les sciences de la nature et les modèles physiques. A l’instar de P. Ricœur, on peut être tenté de penser cette ambiguïté à partir de l’oppo­ sition de la force et du sens, de l’économique et de l’herméneutique25. Quoi qu’il en soit, il nous semble possible de retrouver cette même am­ biguïté dans la manière dont la psychanalyse aborde l’homosexualité.

Si, comme nous allons le voir, il est inévitable du point de vue de la phénoménologie sartrienne de remettre en question la notion de pul­ sion, l’approche psychanalytique de la sexualité et de l’homosexualité, en dépit de ses ambiguïtés, nous offre néanmoins des éléments in­ dispensables à notre réflexion. Sans doute l’approche physiologique de la sexualité n’est-elle nul­ lement étrangère à Freud, comme le montrent aussi bien son concept d’excitation que sa définition des pulsions du moi et des pulsions sexuelles qui ont respectivement pour fonction la conservation de l’in­ dividu et celle de l’espèce26. Dans cette perspective le psychanalyste

25 P. Ricœur, De Pinterprétation, « Pulsion et représentation dans les écrits de métapsychologie », Paris, Seuil, 1975, p. 127 et sq. 26 Métapsychologie, p. 23. A propos de la distinction entre pulsions sexuel­ les et pulsions du moi, l’Introduction à la psychanalyse affirme : « L’être indi­ viduel (..) ne forme, au point de vue biologique, qu’un épisode dans une série de générations, qu’une excroissance caduque d’un protoplasme virtuellement immortel », Introduction à la psychanalyse, p. 390-391.

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A. Hesnard insiste dans son traité de sexologie (1959) sur l’intrication intime des processus glandulaires, dont relèvent les hormones sexuel­ les, et des processus nerveux. Pour Hesnard, le besoin sexuel naît, d’u­ ne part, d’un certain seuil de saturation hormonale ayant pour corollai­ re une certaine réplétion des organes sécréteurs et accumulateurs des produits sexuels et, d’autre part, d’une excitabilité de l’appareil ner­ veux qui évacue ces produits lors de l’orgasme. Nous retrouvons ici le modèle au fond très simple d’un réservoir qui se remplit et qui de temps en temps doit se vider. Il permet de rapprocher le besoin sexuel du besoin par exemple d’uriner où le réflexe excréteur urinaire tend à se manifester lorsque se trouve atteint un certain seuil de réplétion et de tension qui appellent la réponse motrice de l’évacuation. Le besoin sexuel est également comparable à la faim en tant qu’impulsion à ab­ sorber un aliment, conditionnée par un certain déficit du milieu inté­ rieur27. Plus proche de nous, tout en invoquant l’autorité de la psycha­ nalyse freudienne, Jacques Ruffié affirme semblablement un lien de dépendance entre la sexualité et l’activité des glandes hormonales28. Dans le prolongement sinon temporel du moins logique de ces tra­ vaux — ces derniers sont en effet postérieurs aux recherches que nous allons évoquer et qui remontent au début du XXème siècle — on peut être tenté de penser que non seulement certains caractères sexuels comme le timbre de la voix ou l’aptitude aux impulsions motrices, mais la fonction érotique dans son ensemble, y compris le choix de l’objet sexuel, se trouvent sous la dépendance des glandes sexuelles. L’homosexualité serait alors liée, ainsi que certains scientifiques tentè­ rent de l’établir expérimentalement, à une perturbation concernant les glandes sexuelles ou gonades qui secrétent les hormones. Par exemple,

27 A. Hesnard, La sexologie, Paris, Payot, 1959, p. 85-6. Signalons cepen­ dant que Hesnard distingue le besoin sexuel, l’appétit sexuel, le désir érotique et l’amour sexuel. Ce dernier implique l’aptitude à l’élection sentimentale, et à ce stade l’acte sexuel est pour Hesnard « un échange intersubjectif de tensions émotionnelles » qui est bien autre chose que la satisfaction d’un besoin, ibi­ dem, p. 143. 28 J. Ruffié, Le sexe et la mort, Paris, Odile Jacob, 1986, p. 87.

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partant de l’idée que le testicule d’inverti partagerait certaines caracté­ ristiques de l’ovaire, Eugen Steinach et Lichtenstem prétendirent avoir obtenu d’heureux résultats, en greffant à un inverti atteint d’une tuber­ culose des testicules, un testicule d’homme normal : le malade com­ mença à diriger sa libido vers des personnes du sexe opposé. En outre, certains de ses caractères secondaires qui étaient des caractères fémi­ nins somatiques (surcharge graisseuse aux mamelons et aux hanches, etc.) disparurent après l’opération. Il va de soi que les résultats ne sont pas toujours aussi “heureux”. A. Hesnard rappelle que Maranon fit greffer un homosexuel avec un testicule de singe : le malade devint plus sensuel, mais resta homosexuel29. Sommes-nous si loin de Freud ? Il ne faudrait pas sous-estimer l’in­ térêt avec lequel Freud accueille ces recherches dont il fait d’ailleurs état dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité30. A ses yeux toutefois, celles-ci devraient essentiellement conduire à confirmer l’hypothèse de la bisexualité, dont l’origine est, pour lui comme pour Fliess, biologique, et qu’il tient pour l’une des causes essentielles de l’homosexualité31. Cependant, gardons nous d’une lecture par trop unilatérale de l’œuvre du fondateur de la psychanalyse. Même s’il n’est pas le premier, et que Platon le précède sur ce point, Freud refuse de réduire la sexualité à la fonction d’un organe. Pour sa part, en intro­ duisant l’idée d’une sexualité infantile, Freud défait à sa manière — il est vrai en partie seulement — l’assimilation de la sexualité à la géni29 Cf. A. Lipschütz, Die Pubertatsdrüse und ihre Wirkungen, Berne, 1919. A. Hesnard, La sexologie, p. 395. Par leur caractère quelque peu surréalistes ces recherches expérimentales nous rappellent cette déclaration d’Ambroise Paré rapportant en 1573 qu’il « s’est vu un agneau ayant la tête d’un porc par­ ce qu’un verrat avait couvert la brebis ». Certes dans un cas comme dans l’au­ tre une certaine logique scientifique — une logique de la similitude dans le cas d’A. Paré, de la naturalisation de l’existence dans le cas de la sexologie — do­ mine le propos. On en reste pas moins déconcerté par de telles recherches. Fr. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p. 27. 30 Trois essais sur la théorie de la sexualité, note de 1920, p. 170. 31 J. Bergcret et coll., L’érotisme narcissique, « Pour une théorie de l’homoérotisme », Paris, Dunod, 1999, p. 170-175.

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talité. Aussi, à l’instar de la théorie platonicienne dite de l’amour (Eros), la psychanalyse nous offre-t-elle la possibilité de reconnaître au désir (Eros) une multiplicité et de formes et d’objets. Quand bien même leurs perspectives s’opposent sur certains point fondamentaux tels que la nature première du désir, sa chute et son aliénation dans le sensible pour l’un ou sa sublimation et sa dénaturation par la civilisa­ tion pour l’autre, Platon et Freud nous permettent l’un comme l’autre de refuser une conception strictement naturaliste du désir. En outre, la conception freudienne du but de la pulsion est suscep­ tible de deux interprétations diamétralement opposées. D’une part, on peut penser avec A. Hesnard que la pulsion et, en l’occurrence, la pul­ sion sexuelle peut trouver sa complète satisfaction dans l’orgasme qui accompagne l’accouplement hétérosexuel — ce qui conduit A. Hes­ nard à disqualifier la jouissance homosexuelle comme l’orgasme auto­ érotique dont F incomplétude serait tout à fait manifeste et, curieuse­ ment, plus marquée chez la femme que chez l’homme32. Mais, d’autre part, tournant le dos à cette approche étonnamment normative, on peut penser avec J. Lacan que le but ne sera jamais atteint car il n’est pas d’objet adéquat, susceptible de satisfaire le désir : jamais l’objet ultime ou transcendantal du désir ne coïncidera avec son objet provisoire et empirique. Dès lors, comme le montre R. Bemet, on peut déjà rappro­ cher la structure ternaire du “sujet clivé du désir”, de “l’objet a” et de “la Chose” d’une part, et la description sartrienne du désir et ce que L'être et le néant dénomme la “trinité du manque” d’autre part33. De plus, comme nous l’avons indiqué en introduction, d’un point de vue psychanalytique l’hétérosexualité ne va pas plus de soi que l’homosexualité, et l’une et l’autre demandent, pour Freud, à être re-

32 La sexologie, p. 124 et p. 386. Cette conception illustre bien la définition de l’homosexualité par son manque. Comme l’écrit G. Hocquenghem, « L’hé­ térosexualité est “pleine” face à une homosexualité qui manque l’objet essen­ tiel du désir », Le désir homosexuel, p. 67. 33 R. Bemet, « La “conscience” selon Sartre comme pulsion et désir », N° 10 de La revue de phénoménologie ALTER, octobre 2002. J. Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986. EN, p. 125.

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comprises dans une perspective psychogénétique. Dans ses Trois es­ sais sur la théorie de la sexualité, Freud déclare : « Pour la psychana­ lyse, le choix de l’objet indépendamment du sexe de l’objet, l’attache­ ment égal à des objets masculins et féminins (...) paraît être l’état pri­ mitif, et ce n’est que par des arrêts et contraintes, subis tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, que cet état se développe en sexualité norma­ le ou en inversion34 ». Ainsi, à rebours d’une approche physiologique de la sexualité qui interroge alors l’homosexualité à partir de l’hétéro­ sexualité génitale et qui, par suite, la définit comme une perversion, Freud remonte à un état originel de la sexualité au regard duquel l’une et l’autre sont problématiques. De ce point de vue le désir homosexuel ressortit aux destins des pulsions (Triebschicksale) que détermine en particulier le complexe d’Œdipe. Ainsi, dans Un souvenir d’enfance de Leonard de Vinci. (1910)35, Freud interprète les tendances homophiles de Léonard de Vinci en in­ voquant notamment un fort attachement de l’enfant à sa mère alors que le père est particulièrement absent36. L’amour pour la mère tombant sous le coup du refoulement, l’enfant s’identifie à celle-ci et « prend alors sa propre personne comme l’idéal à la ressemblance duquel il choisit ses nouveaux objets d’amour. 11 est ainsi devenu homosexuel, mieux : il est retourné à l’autoérotisme, les garçons que le garçon gran­ dissant aime désormais, n’étant que des personnes substituées et des éditions nouvelles de sa propre personne enfantine. Et il les aime à la façon dont sa mère l’aima enfant ». De manière relativement analogue, l’homosexualité féminine est comprise à partir d’une identification au père qui conduirait, par une sorte de régression au narcissisme, à pren­ dre la mère à la place du père comme objet d’amour37. Dans un cas

34 Trois essais sur la théorie de la sexualité, p. 168, note 13. 35 S. Freud, Un souvenir d’enfance de Leonard de Vinci ( 1910), tf. M. Bo­ naparte, Paris, Gallimard, 1977, p. 79-80. 36 11 s’agit là pour Jean Bergeret d’une explication « définitive des origines de la tendance homophile », L'érotisme narcissique, « Des ambiguïtés de la notion d’homosexualité chez Freud », p. 34. 37 S. Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine »

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comme dans l’autre, l’amour homosexuel se révèle un amour fonda­ mentalement narcissique : l’amour de l’autre n’est en l’occurrence qu’un amour de soi38. Enfin, Freud se refuse explicitement à ramener l’homosexualité à une pulsion homosexuelle spéciale. Il y aurait en effet une certaine fa­ cilité théorique à imaginer autant de pulsions qu’il y a de phénomènes à expliquer. Ce serait commettre finalement l’erreur dénoncée par Mo­ lière quant à la vertu dormitive de l’opium : à l’homosexualité cor­ respondrait une pulsion spéciale et, de même, à la société une pulsion grégaire (Herdentrieb)39. En outre, selon Freud, « Hans est homo­ sexuel, comme il est possible que le soient tous les enfants40 », et « La psychanalyse se refuse absolument à admettre que les homosexuels constituent un groupe ayant des caractères particuliers, que l’on pour­ rait séparer de ceux des autres individus41 » ; l’homosexualité apparaît comme une variante de la vie sexuelle et doit être comprise à partir de l’évolution libidinale qui, comme l’écrit Freud en 1909, conduit l’indi­ vidu de l’auto-érotisme à l’amour objectai : « les homosexuels sont restés fixés à un point intermédiaire plus rapproché du premier du que du second42 ». Plus généralement, la sexualité est inséparable d’une histoire dont les particularités, comme dans le dans le cas de Léonard de Vinci, expliqueraient l’impuissance d’un individu à “accéder” à

(1920). tf. D. Guérineau, in Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973. Jean Bergeret, « Des ambiguïtés de la notion d’homosexualité chez Freud », in L'érotisme narcissique, p. 41. 38 « Une forte affinité de la libido pour le choix de l’objet selon le type nar­ cissique doit être considérée, selon nous, comme faisant partie de la prédispo­ sition à l’homosexualité manifeste », Introduction à la psychanalyse, p. 403. 39 S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi, in Essais de psycha­ nalyse, (1920), tf S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1973. 40 S. Freud, Cinq psychanalyses, « Analyse d’une phobie chez un petit gar­ çon de 5 ans », tf M. Bonaparte et M. Lœwenstein, Paris, Puf, 1975, p. 171. 41 Trois essais sur la théorie de la sexualité, p. 168 note 13. 42 S. Freud, Cinq psychanalyses, « Analyse d’une phobie chez un petit gar­ çon de 5 ans » , p. 171.

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l’hétérosexualité reproductrice. Soulignant d’ailleurs la proximité sur ce point des psychanalyses existentielle et freudienne, Sartre rappelle que l’une comme l’autre « considèrent l’être humain comme une historialisation perpétuelle43 ». Il ne saurait être question ici d’évoquer les multiples aspects de la conception freudienne de l’homosexualité — nous n’avons rien dit par exemple de l’angoisse de castration qui conduirait certains à devenir homosexuels, d’autres fétichistes44 — que le fondateur de la psychana­ lyse n’est pas parvenu à véritablement systématiser. Certains psycha­ nalystes soulignent l’ambiguïté de cette conception45 tout en en propo­ sant différents approfondissements voire quelques corrections46. Ainsi, Jean Bergeret, à la suite de Ferenczi qui proposa le terme d’ « homoérotisme » au congrès de Weimar en 1911, récuse déjà la pertinence sé­ mantique du terme d’homosexualité. En effet, et la raison nous paraît précisément manquer l’originalité et l’intérêt de la conception freu­ dienne du désir, dans la plupart des cas on ne saurait qualifier de sexuelle cette relation à un semblable alors que la sexualité, selon Jean Bergeret, est par nature objectale et hétérosexuelle. Aussi suppose-t-el­ le une distinction de genre47. En outre, Jean Bergeret propose de ne pas s’en tenir à une problématique œdipienne, triangulaire et génitale et dans ce but réélabore le concept freudien de narcissisme. Ainsi « Pour une théorie de l’homoérotisme48 » distingue nette­ ment, à rebours d’une « confusion métaphorométonymique » dans la­ quelle Freud tomberait lui-même, phallus (représentation symbolique 43 EN, p. 629. 44 S. Freud, La vie sexuelle, « Le fétichisme », p. 135. 45 Jean Bergeret, « Des ambiguïtés de la notion d’homosexualité chez Freud », in L’érotisme narcissique, p. 23 et sq. 46 Jean Bergeret, « Du côté des analystes contemporains », in L’érotisme narcissique, p. 87 et sq. 47 Jean Bergeret, « Des ambiguïtés de la terminologie », in L’érotisme nar­ cissique, p. 9. Pour l’auteur, l’homosexualité véritable est assez rare, cf. « L’homoérotisme du névrotique » in L’érotisme narcissique, p. 251. 48 Jean Bergeret, « Pour une théorie de l’homoérotisme » in L’érotisme narcissique, p. 169-207.

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de la complétude narcissique chez l’homme comme chez la femme) et pénis (organe sexuel masculin) de même qu’un narcissisme primaire caractérisé par la relation à un objet unique et tout puissant et un nar­ cissisme secondaire qui débute dans la relation à l’alter ego. De ce point de vue, inspiré en particulier des travaux de M. Klein, l’homoérotisme constituerait une réaction défensive, tout à fait courante mais passagère, devant un vécu dépressif : le vécu d’abandon de la mère « au phallus généreux » de la période primitive. Ce vécu provoque chez l’enfant la quémande du phallus imaginaire susceptible de lui conférer une complétude narcissique (secondaire), suffisante pour ac­ céder à la sexualité véritable sous le primat de l’Œdipe et du génital. D’une manière très générale — car à l’instar de Ferenczi il faudrait au moins distinguer entre les homoérotismes d’objet et les homoérotismes de sujet49 — c’est dans cette phase homoérotique prégénitale que « l’homosexualité » trouverait sa source. Que l’on rappelle l’importance de la biologie pour Freud, qu’on lui reproche certaines confusions ainsi que sa conception trop sommaire du narcissisme ou encore que l’on dénonce à l’instar de G. Hocquen­ ghem le caractère culpabilisant de l’œdipianisation psychanalytique du désir homosexuel au nom d’une soi-disant vraie sexualité qui serait celle d’Œdipe50, reste selon nous que pour Freud, et à la différence de certains épigones, on ne peut ni assimiler purement et simplement la sexualité à la génitalité hétérosexuelle ni réduire l’homosexualité à une pulsion particulière.

49 Ferenczi distingue en effet l’homme qui se sent femme et qui se com­ porte comme telle et l’homme qui présente tous les caractères du mâle mais qui a échangé l’objet féminin contre un objet de son sexe. Cette distinction, qui recoupe celle de l’homosexualité passive et de l’homosexualité active, est évo­ quée une fois par Freud au cours des Trois essais sur la théorie de la sexualité, note 13, p. 169. 50 Le désir homosexuel, p. 72 et p. 180. Pour G. Hocquenghem, lecteur de Deleuze et Guattari et, en particulier, de L'Anti-Œdipe. « le freudisme (..) est à la fois le découvreur des mécanismes du désir et l’organisateur de leur contrô­ le », p. 62. Deleuze et Guattari, L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972.

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Cependant, nous voudrions déjà soulever à ce stade de notre étude deux questions, et formuler à l’encontre de la théorie freudienne deux objections massives qui rendent bien difficile, nous semble-t-il, tout dialogue approfondi entre la psychanalyse et la phénoménologie sar­ trienne51. Notre première question concerne les limites du découplage qu’o­ père la psychanalyse entre la sexualité et son objet “naturel”. En d’au­ tres termes, est-il certain que la sexualité trouve son accomplissement sous la forme de l’hétérosexualité génitale ? En effet, pour Freud, et quoi qu’en dise R. Schérer52, l’hétérosexualité génitale reste la forme normale du désir dont les autres modalités à titre de pulsions partielles (Partialtriebe) sont tenues pour des perversions dès que chez l’adulte elles ne s’assujettissent plus à la génitalité hétérosexuelle. Comme ce point est souvent contesté nous nous permettons de citer Freud lui-mê­ me qui, dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité affirme, cer­ tes, l’indétermination de l’objet à l’état primitif quant à son sexe tout en ajoutant que « ce n’est que par des limitations subies tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, que cet état se développe en sexualité norma­ le ou en inversion ». Dans le même esprit, J. Laplanche et J.-B. Pontalis écrivent à propos de l’homosexualité : « s’il existe une norme pour Freud, celle-ci n’est jamais cherchée dans le consensus social, pas plus que la perversion n’est réduite à une déviance par rapport à la tendan­ ce centrale du groupe social : l’homosexualité n’est pas anormale par­ ce qu’elle est condamnée et ne cesse pas d’être une perversion dans les

51 Pour une critique plus détaillée de la psychanalyse freudienne, on se re­ portera au livre de Betty Cannon, Sartre and Psychoanalysis : an existentialist challenge to clinical metatheory, The University Press of Kansas, 1991, tf. L. Bury, Sartre et la psychanalyse, Paris, Puf, 1993. 52 Nous ne pensons nullement, à la différence de certains auteurs qui oppo­ sent le psychanalysme à l’œuvre et à la pensée de Freud, que ce dernier ait re­ connu le caractère finalement normal de l’homosexualité. Du reste, le même R. Schérer souligne que le fondateur de la psychanalyse a « emprisonné plus forte­ ment que jamais (le désir) sous la loi familiale du “complexe d’Œdipe” ». R. Schérer, préface au live de G. Hocquenghem, Le désir homosexuel, p. 10 et p. 14.

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sociétés ou dans les groupes où elle est très répandue et admise53 ». Aussi, tout à l’opposé, serions-nous tenté de nous demander si la sexualité humaine est fondamentalement génitale. Ne peut-on pas considérer la génitalité comme une forme contingente et inessentielle de la sexualité ? Corrélativement on peut s’interroger sur le but de la sexualité, et se demander si l’orgasme est bien ce que poursuit le désir grâce à son objet. Ne doit-on pas, d’une manière plus générale, remet­ tre également en cause la toute puissance du principe de plaisir sur le psychisme et ses actes ? Plus fondamentalement, on peut remarquer que le vocabulaire de la pulsion ressortit à une description analytique de l’homme qu’elle dé­ compose en une pluralité de besoins ou pulsions. Ce faisant, ne manque-t-elle pas ce que Sartre dénomme la réalité-humaine en tant que totalité synthétique ? Déjà dans L’imaginaire Sartre s’oppose à cet­ te psychologie analytique qui étudie la mémoire, la perception, l’imagi­ nation comme autant de facultés distinctes. C’est pourquoi L’imaginai­ re préfère au concept traditionnel d’imagination celui de conscience imageante : l’image est un certain type de conscience, une attitude glo­ bale qui engage le tout de la conscience et du corps54. De manière ana­ logue nous pourrions nous demander si boire, manger, désirer ne sont que trois fonctions parmi d’autres de l’organisme ou bien s’il ne s’agit pas plutôt de conduites intentionnelles qui engagent à chaque fois la to­ talité de la réalité-humaine en tant que projet. De ce point de vue, à la fois synthétique et ontologique, leur description ne saurait, sous peine de tomber dans l’abstraction, être menée indépendamment de Vêtre qui a soif, qui a faim ou qui désire. Notons par avance que nous retrouve­ rons également ce souci de la totalité lorsque nous nous placerons au

53 En même temps, Freud rappelle à plusieurs reprises l’importance des sentiment érotiques pour des personnes du même sexe dans la vie psychique normale, ne serait-ce que sous la forme de l’amitié ou de l’amour pour les hommes en général. Trois essais sur la théorie de la sexualité, p. 168, Essais de psychanalyse, tf. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1973, p. 109. Vocabulaire de la psychanalyse, p. 309. 54 L'imaginaire (1940), Paris, Gallimard, 1986, p. 17.

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plan de la psychanalyse existentielle : à partir de l’idée d’un projet ori­ ginel, celle-ci envisage chaque inclination, chaque tendance comme l’expression de la personne en tant que totalité synthétique55. En outre, on peut reprocher à la notion de pulsion de reconduire naïvement l’opposition traditionnelle de l’essence et de l’existence, et de laisser ininterrogé le mode d’être de la réalité-humaine. Certes, en débusquant celle-ci au fondement du lien social comme de l’œuvre d’art ainsi que derrière le moindre symptôme névrotique, nul n’a plus insisté que Freud sur l’importance de la sexualité dans la vie humaine. Les pulsions n’en sont pas moins pour la psychanalyse des propriétés contingentes d’un étant par ailleurs subsistant. Il ne serait dès lors nul­ lement absurde d’imaginer, au sens où la réduction eidétique recourt à un tel procédé, un homme qui, sans être un ange — dont la nature se­ lon saint Augustin est toute spirituelle56 —, serait asexué. A l’opposé, on peut se demander si l’existence n’est pas nécessairement une exis­ tence sexuée et si la sexualité ne doit pas être ressaisie ontologique­ ment à partir de l’existence elle-même dans son rapport à l’être. Mani­ festement, la psychanalyse est bien éloignée d’une telle perspective. La tentative de définition du but de la pulsion à partir du modèle physique du principe de constance témoigne, s’il en est besoin, du na­ turalisme de la psychanalyse freudienne. Force est alors de constater pour le regretter que l’on rencontre dans l’œuvre du fondateur de la psychanalyse ce que précisément Husserl, dans La philosophie comme science rigoureuse, reproche à la psychologie moderne à laquelle il ne cesse de rappeler que « ce qui est psychique de manière immanente n’est pas en soi nature mais le pendant de la nature (der Gegenwurf von Natur)51 ». De même, sans évoquer la croyance constamment réaffir­ mée au déterminisme des phénomènes psychiques et à l’ontologie laplacienne qui la sous-tend, l’introduction par l’intermédiaire du

55 EN, p. 623. 56 « “Ange” désigne la fonction non pas la nature. Tu demandes comment s’appelle celte nature ? — Esprit. Tu demande la fonction ? — Ange », S. Au­ gustin, enerratio in Psalmos, 103, 1, 15. 57 Husserl, La philosophie comme science rigoureuse , p. 20 et p. 47.

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concept de libido d’un point de vue quantitatif et économique implique manifestement une réification du psychisme qui est alors pensé sur le modèle de la chose ou de la machine dépourvue de monde (weltlos). Dans Psychoanalyse und Daseinsanalytik, M. Boss rappelle d’ailleurs que Freud, au tout début de son Abrégé de psychanalyse (Abrifi der Psychoanalyse) assimile la vie psychique (Seelenleben) à la fonction d’un appareil (Funktion eines Apparates), formé de l’assemblage de plusieurs parties, qui serait « analogue à un télescope, un microscope ou quelque chose de ce genre58 ». Ainsi, jusqu’à la fin de sa vie Freud reste d’une certaine manière fidèle à son Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895 qui vise explicitement à « faire entrer la psycholo­ gie dans le cadre des sciences naturelles59 ». En opposition à une telle démarche et à toute naturalisation de la réalité-humaine — y compris sous la forme d’une archéologie du sujet proposée par P. Ricœur dans De l’interprétation — nous voudrions à présent examiner dans quelle mesure Sartre parvient à réinscrire la sexualité au cœur de l’existence et de la transcendance en tant que mo­ de d’être de la réalité humaine. Mais désormais, afin de marquer les différences et de nous dégager de l’emprise d’une approche pour partie naturaliste et physiologique de la sexualité il nous semble préférable de recourir aux termes de transcendance et de désir, et de renoncer par conséquent à celui encore trop ambigu de pulsion que nous tenons pour une large part de l’œuvre de Freud.

58 S. Freud, Abrégé de psychanalyse, (1938), ch.l, tf A. Berman, Paris Puf, 1950. M. Boss, Psychoanalyse and Daseinsanalytik, Hamburg, Kindler Verlag, 1980, p. 21. Pour P. Ricœur, « il faut bien avouer que la conception quasi physique de l’appareil psychique n’a jamais été éliminée entièrement du freu­ disme » ; mais Ricœur ajoute tout de suite après : « j’estime toutefois que le développent du freudisme peut être considéré comme la progresive réduction de la notion “d’appareil psychique” », De Pinterprétation. Essais sur Freud, p. 82. Soulignons alors que VAbrégé de psychanalyse, publié en 1938, fait partie des derniers textes de Freud. 59 S. Freud, Esquisse d'une psychologie scientifique (1895), tf. in La nais­ sance de la psychanalyse, Paris Puf, 1956, p. 315.

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b. Le Désir Il nous semble possible de discerner au fondement de la conception sartrienne du désir trois affirmations : tout d’abord, le désir surgit com­ me le vécu ou Erlebnis d’une conscience incarnée, et même s’il n’est pas posé thétiquement par une conscience réflexive, il n’en est pas moins et nécessairement conscience (de) soi ; en outre, à l’instar de la conscience perceptive ou imageante, et quand bien même son corrélât serait empiriquement indéterminé, le désir présente une évidente struc­ ture intentionnelle : tout désir est désir de quelque chose ; enfin, le dé­ sir est synonyme de manque ou d’incomplétude. Cependant, loin de caractériser le désir sexuel seul, cette insatisfaction est pour Sartre le cœur même de la réalité-humaine : toute conscience, qu’elle soit dési­ rante, souffrante, imageante, jouissante, « manque de ». Ainsi pour comprendre la conception sartrienne du désir sexuel en tant que conduite il nous faut comprendre au préalable la nature de ce manque qui sans cesse nous habite non seulement donc en tant que conscience désirante mais aussi en tant que pure et simple présence à soi de sorte que la conscience sartrienne est dans son être même “Dé­ sir”, transcendance. Nous voici donc obligé de faire ici un long détour sans lequel le projet même qui habite la conscience désirante nous de­ meurerait incompréhensible : il nous faut repartir du cogito et de la description onto-phénoménologique dans L'être et le néant de la struc­ ture du manque60.

Rappelons brièvement que la néantisation originelle, constitutive de la présence à soi ne signifie pas « une simple introduction du vide dans la conscience61 » ; le néant ne doit pas être naïvement juxtaposé à l’être au sein du pour-soi. La néantisation, et tout le reste pour ainsi di­ re en découle, est synonyme de défaut d’être, c’est-à-dire de privation ou encore de manque. Pour saisir la différence entre les deux et, du mê­ me coup, la signification de cette néantisation première qui constitue le

60 EN, premier chapitre de la deuxième partie, p. 111 et sq. 61 EN,p. 124.

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pour-soi comme manque, comme transcendance et comme ek-sistence, il faut distinguer avec Sartre entre deux types de négation : la négation externe et la négation interne62. La première peut être établie entre des objets que l’on saisit individuellement comme n’étant pas ce que sont les autres : un encrier n’est pas un oiseau, un oiseau n’est pas une mon­ tagne, etc. Dans ce cas, que l’encrier ne soit pas un oiseau n’affecte ou ne modifie en rien l’être de l’encrier. La négation, ce qui est nié, de­ meure extérieure à ce dont il est nié. L’être est ce qu’il est et n’est pas ce qu’il n’est pas. On le voit, la signification de la négation externe est relative au principe d’identité, principe régional dont la validité, com­ me nous allons le voir, doit être limitée à la région des choses en soi63 Mais la négation peut être interne ; ce qui est nié est alors constitu­ tif de l’être de ce dont il est nié. Tel est le cas déjà de cette structure du cogito qu’est pour Sartre la pure présence à soi ou conscience (de) soi, et qui surgit de la négation du soi. En effet, en tant que négation du soi, le pour-soi n’est pas cet être qui n’est pas ce qu’il n’est pas mais doit d’emblée être défini comme un être qui n’est pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas. De même, saisie ontologiquement, l’expérience du manque enveloppe une négation interne. En effet, dans le manque, ce qui manque c'est-à-dire le manquant, loin de demeurer étranger déter­ mine au plus profond de son être ce à quoi il manque. Par exemple, si le besoin n’est pas ce qui lui manque, cependant ce qui manque au be­ soin le détermine en tant que besoin de ce qui lui manque. Nous pou­ vons alors comprendre la description sartrienne du surgissement de la conscience : la néantisation par laquelle la conscience se détermine à ne pas être ce qu’elle est, est pour Sartre non seulement synonyme de présence à soi mais en outre de manque, c’est-à-dire que la conscience surgit à l’existence en tant que manque de... Ainsi la négation qui constitue la conscience est une négation interne ou néantisation qui échappe au principe d’identité. La question est alors de savoir ce qui manque à la conscience et,

62 EN,p. 124. 63 EN,p. 112.

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plus généralement, à la réalité-humaine. Avant de répondre à cette question il faut tout d’abord éclaircir la nature du manque qui ne com­ prend pas deux mais trois éléments structuraux. Le manque suppose en effet, selon L'être et le néant, (1) un manquant, (2) un existant auquel manque ce manquant, et (3) un manqué qui correspond à la synthèse des deux éléments précédents : d’une part, le manquant et, d’autre part, l’existant-auquel-manque-le-manquant. On peut donner une illustra­ tion objectivée de cette structure ternaire en reprenant l’exemple de la pleine lune : lorsque celle-ci est saisie par une conscience comme le manqué d’un existant, en l’occurrence le croissant de lune, le man­ quant désigne le complément nécessaire du croissant pour que la lune devienne pleine. Ainsi le manqué est l’idéal que poursuit l’existant, ou encore le “pour” de la transcendance humaine, ce qu’elle s’efforce d’atteindre et que Sartre dénomme également la valeur. Notre question par conséquent se dédouble, elle n’est pas simplement de savoir ce qui manque à la conscience mais, plus exactement, de connaître ce man­ qué qui hante la conscience et qui comprend synthétiquement le man­ quant et l’existant64. La réponse de L’être et le néant se décompose donc en deux mo­ ments qui correspondent aux deux éléments constitutifs du manqué. Tout d’abord, si le pour-soi est négation interne du soi, le manquant est donc le soi-comme-être-en-soi, et c’est ce soi-comme-être en soi qui constitue le premier élément du manqué en tant que pour de la transcen­ dance. Sartre illustre très concrètement cette description ontologique en affirmant que « le sens de ce trouble subtil par quoi la soif s’échappe et n’est pas soif, en tant qu’elle est conscience de soif, c’est une soif qui serait soif et qui la hante65 ». En d’autres termes, la soif comme n’im­ porte quel vécu de conscience, est présence à soi, elle est la soif d'un pour-soi, c’est-à-dire négation interne de la soif-comme-être-en-soi. Aussi, décrite ontophénoménologiquement, la soif-pour-soi est-elle manque, et elle est habitée par une soif-en-soi constitutive du manqué.

“EN.p. 124. 65 EN,p. 127.

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De même, contrairement au sens commun qui n’envisage la souf­ france que du point de vue réflexif de celui qui la fuit, la souffrance que je ressens n’est, selon Sartre, «jamais assez souffrance » du simple fait qu’elle est conscience (de) souffrir : « elle s’échappe comme souf­ france vers la conscience de souffrir ». On peut comprendre à partir de là toutes ces conduites qui visent, comme l’écrit à nouveau Sartre, « à sculpter une statue en soi de la souffrance66 » — on peut penser aux pleureuses qui, dans certaines cultures, participent aux cérémonies fu­ néraires. Il en va de même lorsque la souffrance est imaginaire. Par exemple, Sartre décrit la conduite d’un schizophrène qui croit souffrir d’un cancer, qui hurle et crie pour faire venir la souffrance sans que celle-ci ne vienne au rendez-vous : « rien ne vient combler cette exaspérante impression de vide, qui constitue la raison même et la na­ ture profonde de la crise67 ». Le vide ici ne tient pas tant au caractère irréel, imaginaire, de la souffrance qu’à l’impossibilité pour le malade de coïncider avec elle68. Mais il ne faudrait surtout pas en conclure que la conscience n’aspire qu’à son propre évanouissement sous la forme de la soif en soi ou de la souffrance en soi, c’est-à-dire dans l’identité sans rapport à soi de l’en-soi. Ce serait alors oublier le second aspect constitutif du manqué. Pour comprendre la signification de ce second aspect, c’est-à-dire de l’existant auquel manque le manquant, il nous faut alors rappeler que l’acte de néantisation originaire en vertu duquel l’en-soi se dégra­ de en pour-soi répond au projet de l’en-soi d’échapper à sa propre contingence69. Comme l’écrit Sartre qui, ce faisant, souligne le carac-

^EN.p. 131. 67 L’imaginaire, p. 275-76. 68 C’est précisément à partir de ce vide, c’est-à-dire de ce néant qui habite la conscience en tant que simple présence à soi, que le psychiatre A. Kraus décrit l’hystérie et la mélancolie. A. Kraus, « Modes d’existence des hystériques et des mélancoliques » in Psychiatrie et existence, ed. P. Fédida et J. Schotte, p. 263 et sq. 69 Thème sartrien s’il en est : à l’âge de vingt ans, dans une lettre adressée à S. Jolivet, Sartre expose déjà son idée de la contingence et de la conscience com­ me vide dans l’être. Cf. M. Contât et M. Rybalka, Les écrits de Sartre, p. 23.

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tère limite du propos : « Tout se passe comme si l’en-soi, dans un pro­ jet pour se fonder lui-même, se donnait la modification du pour-soi70 ». C’est donc cette contingence — en termes anthropologiques, cette injustifiabilité ou superfluité de l’être, que révèle la nausée et le senti­ ment d’être de trop — qui motive le surgissement du pour-soi. Ainsi l’en-soi se néantise, se dégrade en pour-soi afin de se sauver en étant au fondement de soi. Ajoutons qu’il y échoue : la contingence de son être se révèle rigoureusement irrémédiable puisque qu’en se néantisant l’en-soi ne peut être, à la différence de Dieu, qu’au fondement de son néant et jamais de son être même. Ainsi pour comprendre véritable­ ment le manqué qui habite toute conscience il faut prendre en compte le projet originel de la dégradation de l’en-soi en pour-soi, et en vertu duquel « le pour-soi dans son être est échec71». Il en résulte alors que ce que poursuit toute conscience ce n’est pas son anéantissement sous la forme de l’être en soi, de la soif en soi ou de la souffrance en soi, mais c’est elle-même en tant que pour-soi figé en en-soi, c’est « l’impossible synthèse du pour-soi et de l’en-soi », c’est une soif qui serait à la fois soif en soi et soif pour soi, c’est-à-dire une soif qui serait à la fois consciente d’elle-même et non consciente d’elle-même, une souffrance qui serait à la fois présente à elle-même et pétrifiée. La synthèse est manifestement impossible car un être en-soipour-soi rassemblerait les déterminations contradictoires du rapport à soi et de l’absence de tout rapport à soi. Nous pouvons maintenant compléter notre description précédente de la souffrance : le manqué de toute souffrance, c’est la souffrance en soi qui parviendrait à se fonder et qui serait également souffrance pour soi. Avec l’en-soi-pour-soi nous avons ainsi mis à jour cette totalité manquée qui constitue le troisième élément de la structure du manque

70 EN, p. 685. Difficulté : comment l’être en soi pourrait-il avoir un projet ? Tout projet n’est-il pas nécessairement conscience (de) projet ? Il faut donc admettre que nous sommes ici dans le domaine du comme si. Ces considéra­ tions relèvent-elles alors encore de la phénoménologie ou bien déjà de la méta­ physique ? 71 EN,p. 122, p. 127.

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qui définit l’être de la conscience. On peut constater à cette occasion tout ce que Sartre doit à Heidegger et combien en même temps il s’en éloigne. En effet, la structure du manque en tant qu’elle définit le mo­ de d’être de la réalité-humaine vient se substituer dans L’être et le néant à ce que Heidegger dénomme le souci (Sorge) et qui définit l’êt­ re du Dasein dans Sein und Zeit. Il nous semble même possible de retrouver à propos du manque les trois existentiaux fondamentaux de la structure du souci que sont l’être-jeté (Geworfenheif) ou facticité (Faktizitàt), le projet (Entwurf) ou existentialité (Existenzialitat) et l’être-déchu (Verfallensein)12. Dans le manque, de manière analogue, la totalité manquée correspond à la dimension du projet ; nous retrouvons la facticité à propos de l’être auquel manque ce qui manque et dont l’existence de fait est pour Sartre contingente, injustifiable ; enfin, à moins d’une conversion radicale, la réalité-humaine est vouée à pour­ suivre en vain l’impossible synthèse de l’en-soi-pour-soi et, par consé­ quent, condamnée à la déchéance et à l’inauthenticité.

Cette description du manque commande la définition de la réalitéhumaine comme Désir ou transcendance : toute conscience est désiran­ te au sens où toute conscience, qu’elle soit réflexive ou imageante, qu’elle ait faim ou soif, est appelée à sortir de soi en vue de réaliser l’impossible totalité de l’en-soi-pour-soi. Et contre toute interprétation psychologique ou physiologique, il faut souligner ici que, pour Sartre, l’homme n’est pas quelque chose qui existerait d’abord pour après manquer de ceci ou de cela73. Ce serait à nouveau méconnaître la spé­ cificité du mode d’être de la réalité-humaine, et en faire un étant parmi d’autre qui aurait tel ou tel besoin, telle ou telle pulsion dont la satis­ faction serait exigée pour la conservation de l’individu ou celle de 72 M. Heidegger, Être et temps, §41, p. 241. Fr. Dastur, Heidegger et la question du temps, Paris, Puf, 1990, p. 53-54. 73 EN, p. 128, p. 411. Comme l’écrit R. Barbaras dans une perspective comparable : « Le désir déploie la distance inassignable d’où peuvent naître un affectant et un affecté : il est le transcendantal originaire ». R. Barbaras, Le dé­ sir et la distance, Paris, Vrin, 1999, p. 139.



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l’espèce. C’est dans son être même que la conscience est désirante ou, pour employer un terme plus technique, transcendance. Le mode d’être de la conscience une fois établie, il va de soi qu’on ne saurait rencontrer un quelconque vécu de conscience dont le mode d’être serait celui de l’en-soi, c’est-à-dire celui de l’être dont la coïnci­ dence à soi exclut toute conscience et tout manque. C’est pourquoi Sartre rejette sans hésitation une conception purement physiologique du besoin — ce qui ne signifie certainement pas que pour Sartre le dé­ sir soit indépendant du corps. De même que dans le Philèbe, Socrate refuse l’idée que notre corps puisse avoir faim ou soif et, plus généra­ lement, manquer de quelque chose, de même la soif ne peut être pour Sartre un phénomène purement organique et physiologique74. S’il est vrai qu’un organisme privé d’eau présente certains phénomènes posi­ tifs qu’il est possible de mesurer et d’étudier, ceux-ci ne doivent pas êt­ re confondus avec la soif. D’un point de vue physiologique, on ne peut pas plus dire qu’un organisme a soif qu’on ne peut dire d’une terre as­ séchée qu’elle est assoiffée. Comme pour le quartier de lune qui n’est pas la pleine lune, ce n’est que pour une transcendance témoin qui constate le dessèchement que la terre manque d’eau alors qu’en ellemême la terre est ce qu’elle est et ignore le manque. De même, selon des principes identiques, Sartre s’oppose vigou­ reusement à Spinoza et à sa conception du parallélisme psycho-phy­ sique. L’affirmation que l’âme ou l’esprit (mens) est idée du corps75, conduit Spinoza à étendre à la conscience le mode d’être du corps qui, chez Spinoza, est celui de la chose. Sartre remarque alors : « Si l’on suppose une exacte correspondance du mental et du physiologique, cette correspondance ne peut s’établir que sur fond d’identité ontolo­ gique, comme l’a vu Spinoza. En conséquence, l’être de la soif psy­ chique sera l’être en soi d’un état et nous sommes renvoyés derechef à

74 EN, p. 126. « Qu’il y ait désir de la part du corps, voila de quoi ce propos nous apporte la négation », Platon, Philèbe, 35d, Œuvres complètes, p. 586. 75 Spinoza, Ethique, livre II, proposition 13, Œuvres complètes, Paris, Gal­ limard, bibliothèque de la pléiade, 1954.

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une transcendance témoin76 ». Ainsi le matérialisme spinoziste nous engage dans la même impasse que précédemment le matérialisme de la physiologie. Dans cette même perspective Sartre refuse toute assimila­ tion du besoin ou du désir à un conatus conçu sur le modèle de la for­ ce, et dont le caractère conscient ou inconscient serait contingent : une force produit un effet : un nouvel état psychique, alors que le désir est non seulement conscience (de) désir mais enveloppe en lui-même la structure du manque. Le désir est appel et ne saurait donc être assimilé à une force qui produit son effet dans l’indifférence de la chose en soi. Enfin cette approche ontophénoménologique de la conscience en tant que Désir ou transcendance nous permet de nous dégager de ces descriptions sinon fausses du moins insuffisantes de la soif ou du désir sexuel selon l’opposition de la vacuité et de la réplétion, et dont la sa­ tisfaction est pensée selon le modèle du trou qu’on bouche77. Car la soif pour Sartre ne vise pas la suppression de la soif mais au contraire la soif elle-même en tant que soif-en-soi-pour-soi. « Le désir par luimême tend à se perpétuer, l’homme tient farouchement à ses désirs. Ce que le désir veut être, c’est un vide comblé », autrement dit un vide comblé qui reste vide tout en étant comblé78. Dans une telle perspecti­ ve, la description rousseauiste de la manière dont l’homme à l’état de nature satisfait ses besoins naturels comme la thèse épicurienne selon laquelle les désirs naturels et nécessaires peuvent être aisément com­ blés en raison de leur finitude méconnaît la spécificité du désir79.

76 EN, p. 126. 77 Philèbe, 35b, p. 586. 78EN, p. 141. Sartre réaffirme cette idée : la soif veut être « soif comblée », dans les Cahiers pour une morale, p. 566. 79 « Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruis­ seau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits », J .-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fonde­ ments de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, bibliothèque de la pléiade, 1964, p. 135. « Ce n’est pas l’estomac qui est insatiable (..) mais c’est la fausse opinion sur cette indéfinie capacité de l’estomac », cité par G. RodisLewis, Epicure et son école, Paris, Gallimard, 1975, p. 177.

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Nous comprenons alors que c’est en raison non d’une insatiabilité étrangère à sa nature primitive mais du caractère contradictoire et donc irréalisable du manqué que l’homme ignore toute satisfaction vérita­ ble. Telle est la manière dont Sartre interprète « le fameux : “n’est-ce que cela ?” », c’est-à-dire la déception constante qui accompagne tou­ te jouissance. La déception ne vise pas le plaisir concret que donne l’assouvissement, le caractère limité de son intensité, mais « l’évanes­ cence de la coïncidence avec soi », en d’autres termes l’échec du poursoi dans son désir d’être80. Nous comprenons également, et telle est pourrait-on dire la version sartrienne du tonneau des Danaïdes, que l’insatiabilité de l’homme loin d’être artificielle se nourrit de l’échec perpétuel du Désir, et se trouve donc inscrite dans l’être même de la ré­ alité-humaine. Et nous comprenons du même coup que le Désir, ne pouvant trouver l’objet empirique qui le réalise, soit tenté de trouver satisfaction selon des modalités apparemment très différentes les unes des autres. Ainsi les multiples avatars du Désir comme la boulimie, l’a­ norexie, la dipsomanie, le voyeurisme, le fétichisme, etc. apparaissent comme autant de tentatives vouées à l’échec d’un pour-soi condamné à tout essayer faute de renoncer à son désir d’être81. Tel est, entre autres, le cas de l’amour, du masochisme, de la haine ou du sadisme : à travers chacune de ces relations à autrui et selon une modalité chaque fois spécifique, la conscience échoue dans son désir d’être. Aussi est-ce selon la logique d’une quête circulaire, sans com­ mencement ni fin, que L'être et le néant présente l’ensemble des rela­ tions concrètes avec autrui : « Chacune d’elles est la mort de l’autre, c’est-à-dire que l’échec de l’une motive l’adoption de l’autre. Ainsi n’y a-t-il pas dialectique de mes relations envers autrui, mais cercle82 ». En ce sens, l’homme — et non pas seulement l’enfant — est bien un per­ vers polymorphe : chaque perversion se présente comme une voie pos­ sible de réalisation de l’en-soi-pour-soi, d’autant plus séduisante pour

80 EN, p. 141. 81 EN, p. 412. 82 EN, p. 412.

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la conscience qu’elle a jusqu’ici échoué. Cependant, pour prévenir tout malentendu, soulignons immédiatement, d’une part, que nous nous si­ tuons sur un plan non pas métapsychologique mais transcendantal ; d’autre part, que cette ouverture transcendantale à la “perversion” ne résulte nullement d’une quelconque inhibition accidentelle ou d’une constitution sexuelle malheureuse mais de la nature même du Désir ; et enfin que, faute de norme, l’idée même de perversion est ici superflue — c’est alors à un niveau sociétal qu’il faudrait ressaisir celle-ci. Avec un apparent bon sens on objectera peut-être à Sartre qu’il m’arrive bien souvent de boire pour simplement mettre fin à la soif que j’éprouve, de manger pour me nourrir. Mais il importe ici, comme dans la description des différentes apparitions du corps, de respecter l’ordre des phénomènes et, en l’occurrence, la précession du préréflexif sur le réflexif. Or la conduite évoquée, et à laquelle nous pouvons réserver le terme de besoin, est précisément pour Sartre une conduite dérivée, se­ conde par rapport à celle d’un pour-soi préréflexif que hante l’impossi­ ble assouvissement de son désir d’être. « C’est un point de vue très postérieur et réflexif, écrit Sartre, que celui de l’homme qui boit pour se débarrasser de sa soif, comme celui de l’homme qui va dans les mai­ sons publiques pour se débarrasser de son désir sexuel. La soif, le désir sexuel, à l’état irréfléchi et naïf, veulent jouir d’eux-mêmes83 ». En ef­ fet, boire pour ne plus avoir soif suppose que la soif soit posée par une conscience réflexive qui la saisit comme devant être supprimée. Cette attitude comme toute attitude réflexive est nécessairement postérieure à l’attitude préréflexive originelle. Il faut donc comprendre l’émergen­ ce du besoin à partir de la transcendance — même si le passage d’une notion à l’autre nous semble problématique dans l’œuvre de Sartre84. 83 EN, p. 141, p. 435. 84 « Tout se découvre dans le besoin » nous dit Sartre dans La Critique de la raison dialectique, et le besoin est à l’origine de la praxis individuelle. Il est alors défini comme « être-hors-de-soi-dans-le-monde d’un organisme pra­ tique », et trouve sa fin dans « la restauration d’un organisme nié » ; en outre, le besoin résume, au dire de Sartre, toutes les structures existentielles (trans­ cendance, négativité, dépassement-vers). Dès lors on peut se demander de

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Enfin on peut s’interroger sur le caractère énigmatique du statut on­ tologique du manqué85. Son impossibilité ne condamne-t-elle pas le manqué à l’irréalité et, partant, au non être absolu86 ? Pour Sartre le statut ontologique du manqué est celui de la valeur dont il partage à la fois l’idéalité et la réalité ; et, d’une manière générale, « la réalité hu­ maine est ce par quoi la valeur arrive au monde ». Ainsi il faut parvenir à comprendre la “consubstantialité” de la valeur et du pour-soi. Sans aller plus avant, nous nous contenterons ici de faire cette simple re­ marque : si pour échapper à la difficulté évoquée on veut réinscrire la totalité du manqué dans l’être ceci suppose, d’une part, que l’on remet­ te en question son caractère contradictoire et irréalisable et, d’autre part, que l’on renonce à ce qui fait peut être l’originalité de la concep­ tion sartrienne du Désir qui n’est pas pensé par Sartre sous le signe de la nostalgie (Sehnsucht), du paradis perdu ou de la totalité détruite mais de la contingence irrémédiable de l’être qui est sans raison et qui aspire à se fonder. Nous voudrions à présent étudier l’une des forme tout à fait parti­ culière de ce Désir d’être qui est le désir entendu en un sens sexuel.

II. Eros et liberté

Que signifie désirer ? Qu’attendons-nous du corps de l’autre ? A quoi bon se caresser ? Dans un article intitulé « Différence sexuelle, différence ontologique87 », J. Derrida souligne l’asexualité (Ges-

quelle manière il est possible d’articuler précisément cette définition du besoin et de sa finalité à la description de la transcendance dans l’EN. Peut-on tenir le besoin pour l’objectivation de la transcendance par la réflexion impure ? Ques­ tions de Méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 237, note 1, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, t. 1, p. 194 et p. 200. 85 R. Barbaras, « Désir et totalité », N° 10 de la Revue de phénoménologie ALTER, octobre 2002, p. 16. 86 EN,p. 132, p. 137. 87 Article publié en 1983 dans le Cahier de l’Herne, consacré à Heidegger

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chlechtslosigkeit) du Dasein qui n’est donc ni un homme ni une fem­ me, et dont Vont wesen des Grandes rappelle la neutralité88. Quarante ans plus tôt, Sartre note également que l’analytique existentiale ne comprend pas la moindre allusion à la sexualité « en sorte que son “Dosent” nous apparaît comme asexué89 ». A l’opposé L’être et le néant consacre au désir une vingtaine de pages relativement célèbres auxquelles E. Lévinas fait écho à sa manière dans Le temps et l’autre et dans Totalité et infini. De même, s’interrogeant sur l’érotisme et ses formes dégradées, M. Henry tente à son tour, dans Incarnation, une phénoménologie de la caresse ; et tout récemment, J.-L. Marion s’atta­ che à décrire, par-delà la « métaphysique » et son primat de l’étant, le phénomène érotique90. On peut toutefois se demander, en dépit d’une telle richesse, s’il re­ vient bien à un essai d’ontologie d’aborder de tels sujets. Du point de vue même de la phénoménologie, la sexualité n’est-elle pas l’affaire des psychologues ? Mais on peut penser que la sexualité n’est pas une simple question de jouissance ou d’orgasme, « qu’on ne désire pas une simple évacuation comme une vache qu’on va traire91», et que la sexualité présente bel et bien une dimension ontologique. Telle est du moins la perspective que nous voudrions envisager avec Sartre en ten­ tant de préciser la signification très particulière que ce dernier confère au concept de chair et de possession. Nous tenterons ensuite d’aborder le problème de l’homosexualité.

et dirigé par M. Haar, repris dans Heidegger et la question (1987), Paris, Flam­ marion, 1990, p. 145 et sq. 88 Heidegger. Questions I et II, « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fonde­ ment ou “raison” », tf. H. corbin, Paris, Gallimard, 1968, p. 132. 89 EN, p. 433. 90 E. Lévinas, Le Temps et TAutre (1948), Paris, Puf, 1982. Totalité et infi­ ni. Essai sur l’extériorité (1961), Paris, Le livre de poche, 1990. M. Henry, In­ carnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 288. J.-L. Marion, Le phénomène érotique, Paris, Grasset, 2003. 91 ÇnrtrA Sartre, « Denis de Rougemont : “L’amour et l’occident” », in Situations /,p. 83.

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a. La chair



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Comme l’amour, la haine ou encore le sadisme, le désir est pour Sartre une conduite ou encore une entreprise qui relève des attitudes premières envers autrui à travers lesquelles la liberté réagit à son être pour autrui. Et c’est à partir de ces conduites premières des hommes les uns envers les autres qu’il est possible pour Sartre de décrire celles plus complexes comme la collaboration, l’engagement, l’obéissance, etc.92 Ainsi, comprendre le sens de ces différentes conduites et, en par­ ticulier, de celle que représente le désir sexuel suppose que nous saisis­ sions l’ek-sistence dans son rapport à autrui, que nous envisagions donc cette dimension fondamentale de l’être pour autrui du pour-soi dont l’apparition est suspendue au surgissement d’autrui. On sait que, selon Sartre, l’ensemble des relations concrètes avec autrui doit être éclairci à partir de l’alternative stricte du regard et de l’être regardé, de la transcendance et de la transcendance transcendée, de l’objectivation d’autrui ou de mon objectivation sous son regard. Autrui est alors fondamentalement cet être qui fige ma fuite en sorte que pour autrui je suis ce que je suis, c’est-à-dire non pas un pur et simple être en soi à l’instar de cette table ou de cette pierre mais fuiteen-soi, transcendance transcendée. Dès lors, deux possibilités s’offrent à la conscience qui correspondent soit à un projet d’assimilation, soit à un projet d’objectivation d’autrui93. Dans le premier cas, la conscience accepte l’objectivation que le regard d’autrui inflige à son être dans la mesure où, ce faisant, autrui offre à la conscience la possibilité — illu­ soire — d’accomplir son désir d’être en-soi-pour-soi : il lui suffirait, si l’on peut dire, de s’emparer de la liberté d’autrui qui est le fondement de son être en soi, de l’engloutir en elle de sorte qu’elle serait à soi-mê­ me son propre fondement. Tel est l’idéal que, selon une modalité spé­ cifique, l’amoureux poursuit lorsqu’il s’efforce de posséder la liberté d’autrui en tant que liberté et d’être à soi-même autrui. Mais le désir sexuel n’est pas l’amour. Il ne doit pas non plus être

92 EN, p. 457. 93 EN, p. 412.

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confondu avec le masochisme ou le sadisme. Si ces différentes condui­ tes sont animées du même désir d’être c’est selon des modalités dis­ tinctes qu’elles tentent de le réaliser. En effet la conscience peut égale­ ment nourrir à l’endroit d’autrui un second projet diamétralement op­ posé au premier : guidée par la même quête de l’en-soi-pour-soi, la conscience refuse son objectivation et fuit l’en-soi en tant que tel. En d’autres termes, la conscience rejette l’en-soi qu’elle est sous le regard d’autrui parce qu’elle ne le fonde pas. Dans ce cas, afin de nier cet être en soi que me confère autrui, la conscience se retourne sur autrui, l’ob­ jective et, du même coup, détruit sa propre objectivité sous le regard désormais objectivé d’autrui. Comme nous allons essayer de le mont­ rer en étudiant les pages que lui consacre L'être et le néant, c’est à un tel projet d’objectivation d’autrui, via son incarnation à titre de chair, que ressortit d’une manière générale le désir sexuel. Il nous faut donc retracer, d’une part, l’attitude spécifique de la cons­ cience désirante dans sa relation avec le corps et, d’autre part, l’objet in­ tentionnel et le monde dont une telle attitude provoque le surgissement : il y a en effet un monde bien particulier du désir — que l’on peut du res­ te vouloir induire artificiellement par une lumière tamisée, des couleurs chaudes et veloutées, des tissus soyeux, etc. Comme l’émotion, le désir correspond avant tout à une modification globale de la conscience qui, dans le cas de l'émotion, se traduit par une altération radicale du monde en monde magique. C’est pourquoi, de même que l’émotion n’est pas plus un torrent qui me submerge que l’effet mécanique d’un bouleverse­ ment corporel ou mondain mais une attitude que, dans des circonstances données, j’adopte librement — ce qui ne signifie pas pour Sartre délibé­ rément — , de même le désir n’arrive pas à « la conscience comme la chaleur arrive au morceau de fer que j’approche de la flamme94 ». Pour L'être et le néant la conscience se choisit désirante95.

94 EN, p. 441. 95 Tout en reprenant cette description du désir, Sartre y introduit en 1947 un clément nouveau qui nuance la liberté de la conscience dans le désir. Les Cahiers pour une morale insistent en effet sur la violence du désir de sorte que la conscience cède au désir, cède au corps. Dans cette perspective, la conduite

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Mais si le désir sexuel relève fondamentalement de la liberté, il est aussi un phénomène corporel constitutif de la facticité du pour-soi. D’une manière générale, la conscience est condamnée à exister son propre corps, c’est-à-dire à le transcender en tant qu’il est, à la diffé­ rence des autres objectités mondaines, une dimension de son être. Ce­ pendant de quel corps s’agit-il dans le désir ? Au cours du chapitre pré­ cédent de L’être et le néant9*, Sartre sépare radicalement mon corps au milieu du monde tel qu’il est pour autrui, et mon corps tel qu’il est pour moi. En outre, suivant les types d’intentionnalités selon lesquels la conscience existe son propre corps, ce corps qui est donc corpspour-soi présente différents aspects : il peut devenir ce corps-point-devue que je dépasse dans la simple perception vers un objet transcen­ dant, ou encore ce corps-instrument que la conscience transcende se­ lon une modalité nouvelle dans l’action (planter un clou, jouer du pia­ no, etc.). Remarquons alors que dans un cas comme dans l’autre, la conscience de corps est comparable à la conscience de signe. Certes nous avons conscience des signes, sans quoi nous ne comprendrions pas les significations, mais le signe est cependant négligé au profit du sens. De même, dans la perception ou l’action le corps est méconnu, négligé, passé sous silence dans la mesure où la conscience s’absorbe dans l’objet perçu qu’elle pose thétiquement, ou dans l’œuvre qu’elle exécute. Le corps appartient donc ici aux structures de la conscience non thétique (de) soi. Nous pouvons alors comprendre ce qui distingue la manière dont la conscience existe son corps dans le désir. En effet, tout à l’opposé, le corps surgit maintenant en tant que tel, c’est-à-dire comme cette « forme contingente de la nécessité de ma contingence » qui caractérise pour Sar­ tre la facticité du pour-soi97. Si nous confrontons la conscience désirante à la faim ou à la soif, dans un cas comme dans l’autre, la conscience est

de la femme (décolleté, robe moulante, etc.) est une violence perpétuelle. Sar­ tre, Cahiers pour une morale, p. 189. 96 EN, Troisième partie, chapitre 2, p. 353-412. 97 EN, p. 356, p. 378 et p. 438.

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inséparable d’un certain état du corps dont on peut faire une description purement physiologique, en adoptant par conséquent le point de vue d’autrui. Ainsi, le désir est accompagné chez l’homme de l’érection du pénis, de l’élévation de la température, etc. Cependant, à la différence de la faim ou de la soif, il ne saurait être question pour la conscience dési­ rante de se tenir à distance de son corps voire, à l’instar de la conscience douloureuse, de le fuir. Tout au contraire la conscience désirante mani­ feste une sorte de fascination pour le corps qu’elle existe : dans le désir je sens ma peau et mes muscles de même que je sens le souffle du vent, la chaleur de l’air ou les rayons du soleil. En d’autres termes, alors que l’eau de par sa transparence et sa fluidité symbolise la conscience, le dé­ sir suppose ce que Sartre dénomme un « empâtement » de la conscien­ ce qui se trouble, s’alourdit et se pâme98. Certes, la conscience peut vou­ loir résister et s’absorber dans une activité qui la distrait de son propre désir : écouter de la musique, regarder l’heure, faire les comptes du mé­ nage99. Le désir ressortit alors comme la pure douleur à cette affectivité originelle qui est pour Sartre pré-intentionnelle100. Dans ce cas, comme dans celui d’Antoine Roquentin s’apprêtant à rejoindre la patronne101, « le désir avant de disparaître deviendra tout sec et tout clair, semblable à la faim». En revanche, le désir véritable suppose un « consentement au désir », que la conscience se trouble et glisse vers un « alanguissement

98 EN, p. 664. Récurrentes sous la plume de Sartre, ces différentes méta­ phores renvoient évidemment au symbolisme existentiel des choses et de leurs qualités qu’étudie la psychanalyse telle que l’entend l’EN. 99 Nous entrevoyons ici la manière dont Sartre, à partir des travaux de W. Stcckel, envisage la frigidité. Pour l’auteur de l’EN, une telle conduite relève d’une mauvaise foi pathologique. EN, p. 90. W. Steckel, Die Geschlechtskàlte der Frau, tf. J. Dalsace, La femme frigide (1937), Paris, Gallimard, 1975. 100 EN, p. 379. 101 « Je venais pour baiser, mais j’avais à peine poussé la porte que Madelaine, la serveuse, m’a crié : — La patronne n’est pas là, elle est en ville à faire des courses. J’ai senti une vive déception au sexe, un long chatouillement désagréa­ ble », La nausée, p. 80. Remarquons que, localisé, le chatouillement n’appar­ tient déjà plus à l’affectivité originelle mais à l’ordre du constitué.

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comparable au sommeil102 » ; en un mot, dirions-nous, que la conscien­ ce épouse son corps. Remarquons que ce corps de la conscience désirante n’est pas en­ core, à proprement parler, ce que Sartre dénomme la chair. En effet, la constitution de celle-ci dans l’EN enveloppe deux déterminations com­ plémentaires. En premier lieu, la chair est un avatar du corps d’autrui (ou de mon propre corps saisi par autrui) tel qu’il se dévoile à la cons­ cience désirante. On peut dire, à titre de première approximation, que le désir vise le corps d’autrui saisi dans son ensemble — même si elle peut se fixer plus particulièrement sur telle ou telle partie du corps — et, ce, non en tant que pur objet matériel mais en tant qu’il est le corps d’un être vivant et conscient, en situation. Comme le note Sartre, « on peut désirer une femme qui dort, mais c’est dans la mesure où ce som­ meil apparaît sur fond de conscience103 ». En second lieu, le surgisse­ ment de la chair suppose qu’autrui soit comme coupé des possibilités qui l’entourent et qui renvoient à sa transcendance, afin qu’émerge sa facticité, autrement dit son pur être-là et, du même coup, sa contingen­ ce. C’est pourquoi dans cette saisie spécifique d’autrui, la conscience désirante appréhende autrui à partir de sa situation et selon un mouve­ ment isolant qui estompe ses entours, c’est-à-dire l’ensembles des cho­ ses qui sont pour lui autant d’ustensiles. D’une manière ou d’une autre, le désir cerne autrui pour mieux faire ressortir sa pure facticité104. Ainsi, la chair désigne le corps d’autrui lorsque, privé par exemple des vêtements que la pudeur commande, il surgit dans toute sa contin­ gence. Celle-ci est habituellement masquée par la coupe de cheveux, les vêtements, les mouvements, l’expression etc. Mais, ajoute Sartre, « il vient toujours un moment où tous ces masques se défont et où je me trouve en présence de la contingence pure de sa présence ; en ce cas, sur un visage ou sur les autres membres d’un corps, j’ai l’intuition pure de la chair ». Cependant cette chair peut faire l’objet de deux ap-

102 EN, p. 438. 103 EN, p. 436. 104 EN, p. 445.

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préhensions distinctes. En un sens, ses plis et replis, ses bourrelets et autre protubérances dénoncent à l’envi son caractère superflu, la contingence de son existence de fait. Le corps d’autrui surgit alors dans son obscénité, entendue comme un type particulier de nausée105. Mais la chair n’est pas nécessairement obscène (et Sartre n’est pas ici habité par on ne sait quelle haine du corps). Ce n’est que lorsque la chair d’autrui se dévoile sans exciter le désir qu’elle le devient. Aussi est-elle, en un autre sens, le désirable par excellence pour autant que sa contingence se dévoile à une conscience qui la convoite106. A partir de cette esquisse de la notion de chair nous pouvons tenter de ressaisir le désir dans sa dynamique. En effet, la conscience dans le désir se fascine pour ce qu’elle ressent, s’immerge dans son propre corps ; mais cette immersion n’est pas une fin en elle-même et vise tout d’abord l’empâtement de la conscience d’autrui, son engloutissement dans sa propre facticité, c’est-à-dire son incarnation. Tel est précisé­ ment ce que tente d’accomplir la conscience à travers la caresse qui est non pas, selon le mot trop célèbre de Chamfort, « contact de deux épi­ dermes » mais, par excellence, le geste du désir : « Le désir s’exprime par la caresse comme la pensée par le langage107 ». En effet caresser ce n’est ni prendre ou empoigner ni même masser : de telles gestes exi­ gent l’organe de la main et s’opposent à l’incarnation d’autrui en ré­ duisant son corps à un corps-chose au milieu du monde. La caresse ef­ fleure, frôle, mieux : façonne ; elle est le geste d’une conscience qui se fait elle-même corps, et dont les mains, « muqueuses pures », font naî­ tre autrui comme chair en le déshabillant jusqu’à son pur être-là. C’est pourquoi, lorsque je caresse du regard, j’abandonne toute at­ titude pragmatique ou esthétique, et « découvre sous ce bondissement que sont d’abord les jambes de la danseuse, l’étendue lunaire des cuis­ ses108 ». 11 en va de même lorsque je laisse glisser ma main quasi iner­ te contre le flanc de l’autre. En outre, je l’invite par le plaisir que mes

105 EN, p. 393. 106 EN, p. 452. 107 EN, p. 440. 108 EN, p. 440, p. 446.

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caresses lui procurent à se laisser lui-même gagner par le trouble et à se faire également conscience désirante. L’autre se fait alors chair pour moi et, par son propre désir comme par ses caresses, réalise du même coup mon incarnation. Ainsi ce qu’on appelle habituellement posses­ sion commence pour Sartre par la tentative d’une double incarnation réciproque, et la caresse en réalisant l’incarnation de l’autre me décou­ vre ma propre incarnation109. De ce point de vue on pourrait parler d’u­ ne “dialectique” du désir au sens où le désir d’autrui gonfle mon prop­ re désir qui lui-même accroît celui d’autrui et, corrélativement, d’une “dialectique” de l’incarnation. Enfin, nous pouvons saisir le sens profond du désir selon Sartre. Nous avons vu que le désir, en tant que réaction primordiale au regard d’autrui, trouve son point de départ dans le refus de ma propre objecti­ vation et, par suite, dans l’objectivation en retour d’autrui. Or celle-ci implique qu’autrui m’échappe en tant que liberté. Dès lors comment autrui pourrait-il encore fonder l’être que je suis ? Comment pourraitil encore participer à l’accomplissement du Désir d’être qui me hante ? C’est précisément à cette impasse que le désir tente de remédier en s’efforçant de “posséder” l’autre à partir de son incarnation de sorte que l’autre demeure conscience tout en se faisant chose, liberté en­ gluée dans sa facticité, en un mot : chair. La possession ne vise donc pas seulement le corps, elle reconduirait alors l’échec lié à la pure et simple objectivation d’autrui, mais l’autre dans sa facticité objective en tant que sa conscience s’y est identifiée. Elle suppose alors ce mou­ vement d’incarnation réciproque évoqué plus haut, ce que Sartre dé­ nomme également la communion du désir. Certes, poursuivant un idéal impossible : posséder la transcendance de l’autre comme pure transcendance et pourtant comme corps, le dé­ sir est d’emblée condamné à l’échec. Cependant celui-ci survient selon deux formes distinctes, bien que souvent mêlées, qui conduisent l’une et l’autre à un même résultat : « la rupture de la réciprocité d’incamation110 ». En effet, soit le plaisir me submerge, et l’orgasme non seule-

109 EN, p. 441. 1,0 EN, p. 448.

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ment met fin au désir mais en outre provoque le retour réflexif de la conscience sur la jouissance qui l’envahit. La conscience désirante re­ nonce alors au projet qui l’habite pour ne se consacrer qu’à sa propre incarnation. Soit je tente de posséder effectivement la conscience in­ carnée d’autrui, et à la caresse succèdent des actes de préhension et de pénétration qui objectivent autrui. L’échec est à nouveau patent : la transcendance d’autrui m’échappe à nouveau. Afin de mieux saisir l’originalité de la description sartrienne du dé­ sir nous voudrions préciser ici dans quelle mesure L’être et le néant dé­ lie la sexualité de la génitalité tout en affirmant son caractère fonda­ mentalement alloérotique. Nous voudrions également confronter cette conception de la sexualité à celles de M. Henry et de E. Lévinas. On peut admettre que la sexualité constitue une dimension contin­ gente de la facticité du pour-soi, et qu’elle est liée au fait que l’espèce humaine à la différence des bactéries ou protocaryotes se conserve non par division cellulaire mais par conjugaison sexuelle. C’est pourquoi, si on assujettie la sexualité à la reproduction et à la possession d’un or­ gane sexuel, celle-ci participe de la contingence de celles-là. De ce point de vue, la sexualité est rigoureusement étrangère au mode d’être du pour-soi. L’être et le néant concède d’ailleurs — préparant ainsi le refus de la féminité au sens d’une nature féminine par S. de Beauvoir dans Le deuxième sexe — qu’il est contingent pour la “réalité-humai­ ne” de se spécifier en “masculine” ou “féminine”, et que si la différen­ ce sexuelle est du domaine de la facticité elle ne saurait en tant que tel­ le être déduite de cette structure de l’existence111. Il revient donc à cha­ cun d’assumer, c’est-à-dire d’accepter ou de refuser son sexe et la dif­ férence sexuelle : on ne naît pas homme ou femme, on le devient. Comme nous l’avons vu, ceci n’exclut cependant nullement que le désir fasse partie des attitudes fondamentales et constitutives de l’être de la réalité-humaine. C’est pourquoi, selon Sartre, il ne faut pas dire que l’homme est un être sexuel parce qu’il possède un sexe mais bien

1,1 EN, p. 433 etp.447.

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plutôt qu’il possède un sexe parce qu’il est un être sexuel. En d’autres termes, c’est parce que l’homme est, ontologiquement parlant, un être sexuel que ses organes génitaux peuvent être — de même que d’autres parties de son corps comme la bouche ou la main — des organes sexuels. De manière apparemment paradoxale, si la différence sexuel­ le de même que les particularités anatomiques qui s’y rapportent sont accidentelles, tel ne saurait être le cas de la sexualité qui est une struc­ ture fondamentale de la réalité-humaine et, plus précisément, de l’être pour autrui du pour-soi112. Il en résulte que la sexualité est, dans son principe, indépendante des organes génitaux, et que la sexualité génitale n’est qu’une modali­ té parmi d’autres de la relation sexuelle : « Le fait de pouvoir disposer d’un organe sexuel apte à féconder et à procurer de la jouissance ne re­ présente qu’une phase et un aspect de notre vie sexuelle. Il y a un mo­ de de sexualité “avec possibilité d’assouvissement” et le sexe formé représente et concrétise cette possibilité. Mais il y a d’autres modes de sexualité sur le type de l’inassouvissement et, si l’on tient compte de ces modalités, il faut reconnaître que la sexualité, apparaissant avec la naissance, ne disparaît qu’avec la mort113 ». A l’appui d’une telle conception, Sartre souligne que les eunuques ainsi que beaucoup de vieillards ne cessent pas en dépit de leur état physiologique de désirer — comme disait Pablo Picasso sur ces vieux jours : « L’âge nous a for­ cés à abandonner la cigarette, mais le désir reste. C’est la même chose avec l’amour114 ». De même il invoque la sexualité enfantine qui, de fait, précède la maturation physiologique des organes génitaux. C’est

1.2 EN, p. 433. 1.3 EN, p. 433. 114 Avec un certain embarras, A. Hesnard reconnaît qu’aux approches de la présénilité (après 75 ans en moyenne) on assiste chez les hommes à une dis­ cordance entre ce qu’il appelle une virilité désormais toute cérébrale et qui ne veut pas mourir, et une décrépitude physique évidente, La sexologie, p. 187. Pour un psychanalyste comme A. Hesnard, cette discordance ne devrait être nullement énigmatique. A condition de ne pas assujettir la sexualité à l’état des organes génitaux, et dans le prolongement de la reconnaissance d’une sexuali-

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pourquoi la main peut être à la fois cet outil ultime qu’on ne saurait uti­ liser115 et, dans la caresse, le langage et l’incarnation même du désir. Ne surestimons pas toutefois le caractère érotique de la main. Elle ne saurait rivaliser, pour Sartre, avec les « masses de chair les moins différenciées », les moins capables de mouvement spontané telles que les seins, les fesses, les cuisses, le ventre. A l’opposé, la main qui ca­ resse, a fortiori la main qui masse ou qui manipule, reste trop proche d’un outil perfectionné se pliant fidèlement aux intentions qui l’ani­ ment. La main objective alors ce à quoi elle s’applique116. Or, comme nous l’avons vu, tel n’est pas le but de la caresse qui vise l’incarnation et le devenir chair d’autrui. Aussi la véritable caresse n’est-elle pas ma­ nuelle mais s’accomplit par le contact des corps dans leurs parties les plus charnues. De ce point de vue, ajouterions-nous, plus généreux que le corps masculin ou enfantin, le corps féminin adulte est manifeste­ ment le plus charnel. En même temps, au regard des différentes parties du corps, le pénis117 occupe une place privilégiée dans la mesure où son érection — tout comme l’ouverture et la lubrification du vagin — échappe à la volonté, « accompagne et signifie l’enlisement de la cons­ cience dans le corps118 ». La description sartrienne du désir nous paraît se distinguer égale­ ment par la place qu’elle accorde au plaisir et à autrui : la sexualité, originellement, n’a pas plus le plaisir pour finalité que l’orgasme hété­ rosexuel tout en étant essentiellement alloérotique. té infantile, on peut admettre sans difficulté une sexualité présénile. A. Hesnard aborde également les effets de la castration, op. cit. p. 65. 1,5 EN, p. 372. 116 EN, p. 446-7. 1.7 EN, p. 447. En assimilant le clitoris au pénis, Sartre cède vraisembla­ blement à l’air du temps et à cette thématique, inspirée par certaines recher­ ches physiologiques et embryologiques, pour ne rien dire de la psychanalyse, du clitoris comme équivalent féminin du pénis. Que l’un et l’autre soient une source de plaisir ne permet pas, nous semble-t-il, de parler d’érection clitoridienne. Du reste, la description par Sartre du pénis en tant qu’organe sexuel ne peut s’appliquer au clitoris, EN, p. 447. 1.8 EN, p. 447.

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Certes, sachant que la satisfaction du désir provoque un plaisir par­ ticulièrement intense, l’homme voluptueux — « le roué119 » — recher­ che l’assouvissement en se repliant réflexivement sur sa propre jouis­ sance. Et on aperçoit ici de quelle manière une forme d’érotisme s’en­ racine dans l’attitude réflexive, c’est-à-dire comment, une fois posé par la conscience réflexive, le désir peut devenir l’objet d’un jeu et d’un savoir faire plus ou moins élaboré qui cherche son accroissement, sa prolongation, sa renaissance, etc.120 Mais dans ce cas, il ne s’agit plus ici du désir d’une conscience préréflexive et c’est le désir lui-mê­ me qui, à travers ce retournement réflexif, est devenu le désirable — ou, au contraire, lorsqu’on cherche à s’en délivrer, l’incommodant. Ainsi, la conception qui fait de l’orgasme la fin naturelle du désir relè­ ve d’un point de vue réflexif, et manque le désir dans son surgissement originel, préréflexif, qui ignore tout des “techniques de l’amour”. Sart­ re s’oppose ainsi nettement à la psychanalyse et à l’idée que le désir, conformément aux principes de plaisir et de constance, serait désir de réduire un état de tension interne lié à un accroissement de la quantité d’excitation. De plus, L’être et le néant souligne qu’une conception immanentiste du désir, dont la finalité serait par conséquent interne, non seulement ignore l’intentionnalité de la conscience désirante mais en outre se heurte à la difficulté de comprendre le caractère alloérotique de la sexualité de sorte que l’autoérotisme apparaît souvent com­ me un succédané. En d’autres termes, pourquoi subordonnons-nous notre désir à celui d’un homme ou d’une femme alors qu’il est si sim­ ple d’obtenir par soi-même son propre assouvissement ? Inscrite dans l’être pour autrui du pour-soi, la sexualité sartrienne est fondamentalement “alloérotique”. C’est pourquoi il ne suffit mani1,9 EN, p. 435. 120 C’est grâce à son expérience et, plus précisément, au retour réflexif de la conscience désirante sur elle-même que Mme de Saint-Ange connaît cer­ tains artifices protecteurs du désir. Par exemple, elle invite son élève Eugénie à revêtir des simarres de gaze : « elles ne voileront de nos attraits que ce qu’il faut cacher au désir », Sade, La philosophie dans le boudoir, troisième dialo­ gue, Paris, Gallimard, 1976, p. 53.

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festement pas d’appliquer au désir sexuel ce que nous avons exposé à propos de la soif ou de la faim pour en parvenir à une description fidè­ le. Sans doute le désir sexuel est-il habité par le même désir d’être que la faim ou la soif. Il n’en reste pas moins, comme le souligne Sartre, « qu’un abîme sépare le désir sexuel des autres appétits ». Originelle­ ment indépendantes d’autrui, la faim ou la soif peuvent faire l’objet d’une description solipsiste ; en revanche, la sexualité enveloppe né­ cessairement un rapport à l’autre : «je désire un être humain non un in­ secte ou un mollusque121 ». De même Levinas affirme : « la volupté n’est pas un plaisir comme un autre, parce qu’elle n’est pas un plaisir solitaire comme le manger et le boire122 ». Aussi est-il absurde, éthi­ quement mais d’abord ontologiquement parlant, de vouloir « faire l’a­ mour avec une jolie femme lorsqu’on en a envie, comme on boit un verre d’eau glacée lorsqu’on a soif123 ». La sexualité, à l’instar de la re­ lation amoureuse, est originellement rapport à autrui : « Je puis certes, en découvrant mon corps dans la solitude, me sentir brusquement com­ me chair, “étouffer” de désir et saisir le monde comme “étouffant”. Mais ce désir solitaire est un appel vers un Autre ou vers la présence de l’Autre indifférencié124 ». On peut alors penser que des conduites dites autoérotiques peuvent et même doivent être comprises comme des modalités dérivées de la sexualité, et qu’elles demeurent habitées par la présence réelle ou ima­ ginaire d’autrui. A vrai dire, le concept d’autoérotisme employé pour la première fois en 1898 par Havelock Ellis et repris par Freud pour ca­ ractériser la sexualité infantile nous paraît particulièrement malheu­ reux dans la mesure où il laisse entendre qu’une sexualité solipsiste se­ rait possible125. A l’opposé, il ne nous semble guère difficile de mont-

121 EN, p. 434. C’est la raison pour laquelle la description du désir sexuel n’est pas abordée avant la troisième partie de l’EN, lorsque Sartre examine « Les relations concrètes avec autrui ». 122 E. Levinas, Le Temps et TAutre, p. 82. 123 EN, p. 438. 124 EN, p. 443. 125 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 44,

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rerque l’autoérotisme est en réalité alloérotique. Dans le cas par exem­ ple du suçotement, L’être et le néant décrit tout d’abord cette activité à partir du symbolisme du trou qu’on bouche : si l’enfant suce son doigt, « c’est précisément pour le diluer, pour le transformer en une pâte col­ lante qui obturera le trou de sa bouche ». Dans ce cas le suçotement n’a pas de signification érotique et se comprend indépendamment de la structure de l’être pour autrui. Mais la succion de son pouce par un en­ fant peut également, pour Sartre, avoir une dimension sexuelle : l’ex­ périence du trou enveloppe le pressentiment ontologique de l’expé­ rience sexuelle en général : « c’est avec sa chair que l’enfant bouche le trou, et le trou, avant toute spécification sexuelle, est une attente obs­ cène, un appel de chair126 ». Ainsi, l’enfant substitue son propre pouce à la chair absente d’autrui. Sans évoquer les figures de M. Klein ou de M. Balint, et pour nous en tenir au fondateur de la psychanalyse, l’idée du caractère alloéro­ tique de l’autoérotisme émerge ici ou là dans l’œuvre de Freud. Dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, le pouce vient, pourrait-on dire, remplacer (ersetzen) à titre de succédané (Ersatz) le sein mater­ nel127. De même dans VIntroduction à la psychanalyse, Freud indique que la tendance buccale devient auto-érotique et, plus généralement, que certains éléments constitutifs de la pulsion sexuelle ont dès le début un objet. Mais une conception alloérotique de la sexualité nous conduit inévitablement à remettre en question les notions de narcissisme pri­ maire ou secondaire. Fondées sur celle de libido du moi, ces notions ont été introduites par Freud à partir de 1910 et sont au cœur de l’approche psychanalytique de l’homosexualité. Or, outre la méconnaissance de la

noie a. S. Freud, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, p. 94. Pour M. Hen­ ry, paradoxalement, alors que la relation érotique est fondamentalement alloérotique, dans l’auto-érotisme « chacun est vraiment seul avec lui-même », In­ carnation, p.304. 126 EN, p. 675-76. 127 Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, « Les manifestations de la sexualité chez l’enfant », p. 72 et sq. Introduction à la psychanalyse, « Développement de la libido et organisations sexuelles », p. 309.

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sexualité en tant que telle, elles supposent au fond la réduction chosiste du désir à de l’énergie sexuelle qui pourrait, selon un terme emprunté à la neurophysiologie, investir (besetzeri) le moi. Comme si le moi était un neurone qui pouvait être chargé en énergie128 ! Ceci ne signifie pas que le concept de narcissisme soit dépourvu de contenu. Dans une perspective sartrienne, il est aisé bien au contraire de lui conférer une signification en partant tout à la fois du désir d’être, du projet de la réflexion impure et de l’être pour autrui du pour-soi. Mais dès lors, pour Sartre, « pas plus que l’orgueil ou la pédérastie, le narcissisme n’est premier129 » : il relève de l’attitude réflexive. La conduite narcis­ sique correspond donc à l’épreuve de la perte de soi sous le regard d’au­ trui et au projet de récupération de soi, en tant qu’être-en soi, par le poursoi. Ainsi, selon Sartre, « Narcisse est d’abord ensorcelé ; on lui a volé son être. Le miroir c’est les yeux des Autres et le rêve de Narcisse traduit sa volonté secrète d'arracher ces yeux pour se les greffer ». Parvenir à me dédoubler pour pouvoir me contempler comme si je portais sur moi le re­ gard d’un autre : telle est la modalité d’accomplissement du désir d’être dans son rapport spécifique à autrui qui caractérise le narcissisme. Et c’est à partir de cette conception que l’on peut comprendre cette forme d’autoérotisme que Sartre dénomme « l’onanisme de Narcisse130 ». En insistant sur le caractère alloérotique du désir, nous n’avons pas particulièrement voulu rapprocher Sartre de Levinas, les perspectives de l’un et de l’autre étant finalement très différentes. Dès 1946-47, au cours de ses conférences au Collège philosophique rassemblées dans Le temps et l'autre, ainsi qu’en 1961 dans Totalité et infini, Levinas re­ met explicitement en question certaines thèses de L'être et le néant, dont la conception sartrienne du désir et de l’altérité d’autrui131. Ainsi,

128 J. Laplanche et J .-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 212-3. 129 Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 91. En abrégé : SG. 130 p. 411. En abrégé : SG, p. 411. 131 E. Lévinas, Le temps et l’autre, « L’Eros », p. 77-84. Totalité et infini, « Phénoménologie de l’Eros », p. 286 et sq. Nous ne pouvons ici tenir compte

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le chapitre intitulé « L’Eros » dénonce la méconnaissance, que Sartre partagerait à vrai dire avec l’ensemble de la philosophie, de l’inten­ tionnalité de la volupté, et refuse la réduction sartrienne du désir à la possession132. En outre, à la différence de L'être et le néant, Levinas refuse de poser autrui initialement comme liberté : une telle définition enfermerait la relation à autrui dans l’alternative trop étroite de la do­ mination et de l’asservissement. Enfin, si on peut retrouver chez Levi­ nas la distinction sartrienne du Désir et de la sexualité, leur articulation diffère sensiblement. Pour Sartre, l’érotisme est l’une des modalités premières qui s’offrent à la conscience pour tenter de réaliser son Dé­ sir d’être, Désir qui en tant que tel, c’est-à-dire indépendamment de la soif, de la faim, du plaisir ou de la douleur, etc., demeure une abstrac­ tion. Pour Levinas, le Désir est Désir de l’infini, « Désir sans concu­ piscence », alors que le désir sexuel ou Eros est compromission du Dé­ sir dans le besoin et le corps biologique. Dès lors, en tant que besoin et à l’instar de la faim ou de la soif, le désir sexuel se rapporte à l’autre, c’est-à-dire au monde compris comme cette altérité non radicale sus­ ceptible de le combler. Et de ce point de vue « l’objet du besoin sexuel n’est pas autrui133 ». Cependant Levinas insiste sur l’équivocité de la relation érotique qui ne saurait être réduit au besoin et qui, à travers la profanation du visage pris dans la chair, pressent l’altérité d’Autrui. C’est manifestement sur la place dévolue à l’autre dans le désir que la phénoménologie lévinassienne se sépare de L'être et le néant. En ef­ fet, si la sexualité sartrienne vise la chair de l’autre, elle n’en reste pas moins fondamentalement assujettie au Désir d’être du pour-soi. La ré­ alité-humaine, comme le Dasein pour Heidegger134, existe à dessein de ce que François Sebbah dénomme si justement « le travail de l’ambiguïté » dans l’analyse lévinassienne de la féminité et, plus largement, du désir. Fran­ çois-David Sebbah, Lévinas, Paris, Les belles lettres, 2000, p. 67 note 15. 132 « Rien ne s’éloigne d’avantage de l’Eros que la possession », Totalité et infini, p. 298. 133 François Sebbah, op. cit., p. 56. 134 M. Heidegger, « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou “rai­ son” », Questions / et II, p. 132.

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d’elle-même ; à l’opposé le désir selon Levinas vise l’altérité en tant que telle, c’est-à-dire comme mystère. En outre, ce mystère s’accom­ plit dans le féminin dont le mode d’existence consiste à se dérober à la lumière du monde, à se cacher, et dont la pudeur occupe à son tour une place éminente dans la relation érotique voire dans l’économie de l’êt­ re. En ce sens, et pour autant que le féminin s’incarne dans le sexe fé­ minin, la relation érotique est pour Levinas fondamentalement hétéro­ sexuelle. Elle est fondée sur la différence des sexes, qui n’est pas plus assimilable à la dualité de deux termes complémentaires (Aristophane) qu’à l’opposition de deux espèces du même genre, et que Levinas défi­ nit comme cette contrariété au sein de laquelle le féminin demeure l’absolument autre. C’est dans cette perspective que Levinas tente à son tour une phé­ noménologie de la caresse dont on peut, par rapport à celle de Sartre, regretter le caractère particulièrement désincarné voire anérotique — on a pu parler à ce propos d’un « érotisme de vitrail135 ». A la différen­ ce de Sartre, la caresse pour Levinas vise non pas la liberté mais au-de­ là de la liberté ; elle cherche par-delà le consentement ou la résistance d’une liberté, tout en ne sachant pas ce qu’elle cherche ; elle est com­ me un jeu, sans projet ni plan, « avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir136 ». Il n’est pas vrai ce­ pendant que la caresse soit pour Levinas synonyme d’échec. On se souvient que si la caresse, dans L’être et le néant, réalise l’incarnation d’autrui, elle échoue dans le projet de sa possession. Mais, selon Le temps et l’autre, la relation érotique est synonyme d’échec précisément parce qu’on veut l’assujettir à un désir de possession, alors qu’elle se révèle en réalité une relation privilégiée où l’altérité de l’autre apparaît dans sa pureté sous les espèces du féminin. Si nous comparons à présent les approches sartrienne et henrienne du désir, on peut être tenté d’esquisser entre elles quelques points de convergence. Pour l’une comme pour l’autre, la relation sexuelle est

135 D. Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Editions de l’éclat, 1991, p. 30. 136 Le temps et l’autre, p. 82, Totalité et infini, p. 288.

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condamnée à l’échec137. Mais pour M. Henry cet échec est inscrit dans la finalité qu’il confère au désir — et corrélativement à la jouissance — qui n’est ni la possession ni la découverte de l’altérité mais la fu­ sion. Jamais ce que l’auteur de Incantation appelle « la nuit des amants » ne parviendra à réaliser l’identification chamelle espérée, et le désir échoue à rejoindre la vie de l’autre en elle-même, c’est-à-dire en sa propre immanence : « pour chacun, l’autre se tient de l’autre côté d’un mur qui les sépare à jamais138 ». Il en va a fortiori de même lorsque, le nihilisme triomphant, la relation érotique est réduite à une relation sexuelle objective et se déroule sur un plan où il n’y a plus rien de vi­ vant. Parmi les quelques points de convergence, on peut noter en outre que c’est l’échec du désir « dans la nuit des amants », antérieurement au nihilisme qui domine notre époque, qui est pour M. Henry au prin­ cipe de ces multiples modalités d’objectivation de la chair dans la rela­ tion érotique. Nous retrouvons alors muta fis mutandis cette quête que nous avons déjà rencontrée chez Sartre, et au regard de laquelle le ma­ sochisme, le sadisme, l’exhibitionnisme, le voyeurisme ou encore la pornographie sont autant de manières de « livrer la relation érotique au monde » et, pour le désir, d’échouer. Mais, à la différence de L'être et le néant, M. Henry introduit d’em­ blée une perspective axiologique spécifique profondément enracinée dans sa conception de la vie et de l’objet du désir. Si, pour M. Henry comme pour Sartre, le désir vise la “chair” de l’autre, il faut bien ad­ mettre qu’en la circonstance l’accord repose sur une quasi homony­ mie. Conformément à la dualité de l’apparaître qui organise toute sa phénoménologie, la chair ne se révèle pour M. Henry que dans l’autoimpressionnalité de la vie et jamais dans le hors de soi du monde. Ain­ si le désir poursuit la fusion amoureuse, et se confond avec le Désir in­ fini de la vie de rejoindre la vie d’un vivant. C’est pourquoi M. Henry

137 La thèse n’est à vrai dire guère nouvelle et commande, sans parler de la psychanalyse, la conception platonicienne de l’amour comme celle de Schopenhauer. M. Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, p. 302.

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oppose le désir qui est à la recherche dans le monde de la vie d’un aut­ re vivant, et le désir contre-nature fondé sur l’oubli de la vie et la ré­ duction de la chair au corps chosique. De ce point de vue, contraire­ ment à « la nuit des amants », les différentes “perversions” sont autant de « profanation » de la vie139. Enfin, la thématique fondamentale de la contingence, qui est au cœur de la description sartrienne de la cons­ cience désirante, est, en un sens, étrangère à M. Henry. Comme la rose d’Angelus Silesius, la vie est sans pourquoi et, ajoute M. Henry, elle est bonne. Aussi n’est-ce que dans l’objectivité du monde que le sexe et la différence sexuelle offrent cette apparence contingente et absurde qui s’évanouit dès qu’ils sont ressaisis dans l’apparaître de la vie140. Force est donc de reconnaître la singularité de la conception sar­ trienne du désir sexuel par rapport à celles de Levinas et de M. Henry. Certes, chacune s’entend à en refuser une approche platement matéria­ liste, qu’elle soit physiologique, endocrinologique, psychologique ou encore hédoniste, pour ressaisir le désir, qui à partir de l’Altérité, qui de la Vie, qui de l’en-soi-pour-soi. C’est pourquoi, chacune reconnaît dans la sexualité une modalité fondamentale de l’existence et de notre relation à autrui. Cependant, outre le souci proprement descriptif qui anime et distingue nous semble-t-il L'être et le néant, il revient à la phénoménologie sartrienne de retrouver à sa manière, c’est-à-dire en affirmant l’irréalisabilité de l’en-soi-pour-soi et l’ouverture transcen­ dantale de la réalité-humaine à ce que d’autres considèrent d’emblée comme des perversions, la “thèse” de l’indétermination de l’objet du désir, qui n’est originellement ni féminin ni masculin. Ce faisant, il nous semble que la phénoménologie sartrienne nous offre de manière privilégiée la possibilité d’aborder, indépendamment de toute considé­ ration morale et sociale, la question de l’homosexualité.

139 M. Henry, op. cit. p. 303, p. 310-311, p. 317. Déjà pour Totalité et infi­ ni, la caresse, c’est-à-dire Eros, est « profanation et non pas dévoilement de ce qui existe déjà comme rayonnement et signification », Totalité et infini, p. 296. 140 M. Henry, op. cit. p. 318-320.

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Le désir ne saurait être réduit à une simple démangeaison, à ce que Sartre nomme un prurit physiologique ; il est fondamentalement une attitude, et nous avons vu que pour Sartre la conscience « se choisit désir141 ». Il nous faut donc maintenant tenter de comprendre dans quelle mesure la conscience choisit également l’“objet” de son désir. Tout lecteur de L'être et le néant se souvient de cet homosexuel qui soutient qu’il n'est pas homosexuel ou qui, dans un effort de sincérité, reconnaît qu’il est homosexuel. Or peu importe qu’il affirme ou nie son homosexualité, il n’en demeure pas moins l’une des figures para­ digmatiques de la mauvaise foi sartrienne : dans la négation comme dans l’affirmation, l’homosexuel vit sa transcendance sur le mode de la facticité et sa facticité sur celui de la transcendance142. En d’autres ter­ mes, alors que l’homosexuel soutient qu’il est ou n’est pas homosexuel sur le modèle de l’être qui est ce qu’il est et qui n’est pas ce qu’il n’est pas, il est évident pour Sartre qu’on n’est pas homosexuel au sens où cette table est table ; l’homosexualité n’est ni une grâce ou une disgrâ­ ce métaphysique, ni un état ou la propriété d’une entité substantielle mais une conduite choisie. A partir de cette conception de la réalité-humaine, qui est égale­ ment à l’origine des Réflexions sur la question juive, il ne nous semble nullement absurde (ou scandaleux) d’affirmer à titre de première ap­ proximation qu’on est homosexuel comme on est juif : quelles que soient les déterminations de ces personnages fantômes que sont le juif et l’homosexuel, il n’y a pas plus d’essence de l’être-juif qu’il n’y a de nature homosexuelle ; et de même qu’il revient à l’un de choisir sa fa­ mille, sa culture et d’affronter ou de fuir la haine de l’autre, de même l’homosexuel doit choisir sa sexualité dans une société hétérocentriste et, à la différence des gens normaux, la vivre clandestinement ou pu­ bliquement, et cependant toujours sous le regard hétérosexuel. Sartre, nous semble-t-il, s’intéresse aux juifs et aux homosexuels car ils ont —

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141 EN, p. 436 et p. 441. 142 EN,p. 100.

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comme l’autodidacte de La nausée143, comme « les opprimés et ex­ ploités de toute catégorie, les travailleurs étrangers, les minorités na­ tionales et ethniques144 » — fondamentalement tort alors que, inverse­ ment, les salauds ont foncièrement raison, c’est-à-dire sont justifiés. Pour tous ces êtres superflus, l’authenticité consiste non seulement à renoncer à la mauvaise foi mais aussi à se revendiquer « dans et par le mépris qu’on leur porte145 ». De ce point de vue, tout homophile qu’elle soit ou veuille être, c’est bien à une pensée gauchie par la mauvaise foi que ressortit l’idée, dé­ veloppée en Allemagne au tout début du XXème siècle par M. Hirschfeld, à partir des travaux de Karl Heinrich Ulrichs, selon laquelle il y aurait dans la nature un sexe à part : le troisième sexe146. Il en va de même de la conception, inspirée de Hirschfeld, et esquissée par Proust dans Sodome et Gomorrhe141. En effet, “la thèse de l’inversion inté­ rieure du genre” revient à affirmer que l’homosexuel est une femme dans un corps d’homme (ou, dans le cas de l’homosexualité féminine, un homme dans un corps de femme) qui, comme toute femme, désire un homme véritable et qui, faute de mieux, ou faute d’argent, doit se contenter de relations avec d’autres invertis148. On le voit, Proust par cette thèse non seulement retombe à sa manière dans l’ornière de l’es-

143 La nausée, p. 232. 144 SG, p. 41. 145 Réflexions sur la question juive, p. 111. Pour D. Eribon, « bien des considérations de ce dernier ouvrage (Réflexions sur la question juive) pourrait être transposées à la question gay », Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, p. 159. Précisons que dans le même ouvrage, p. 160 note 2, l’au­ teur récuse l’accusation d’antisémitisme, traditionnelle depuis H. Arendt, por­ tée à l’encontre du texte de Sartre. 146 M. Hirschfeld, Le troisième sexe. Les homosexuels à Berlin, Paris, Jules Rousset, 1908, rééd., Lille, Cahiers Gai-Kitsch-Camp, 1993. 147 « Proust lui-même a eu l’habileté un peu lâche de parler des homo­ sexuels comme si c’était une espèce naturelle », SG, p. 648. 148 « Le désir des invertis serait à jamais inassouvissable,si l’argent ne leur livrait de vrais hommes », Proust, Sodome et Gomorrhe, in A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, bibliothèque de la pléiade, 1988, vol.HI, p. 17.

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sentialisme mais, en outre, comme le souligne D. Eribon, réaffirme l’hétérosexualité fondamentale du désir : le désir ne saurait être que le désir d’un homme pour une femme ou d’une femme pour un homme. Ce qui est impensable, pour Proust comme pour de nombreux psycha­ nalystes, c’est qu’on puisse aimer « le même »149. A l’opposé, pour Sartre, l’homosexualité doit être comprise à partir du couple concep­ tuel de la transcendance et de la facticité, c’est-à-dire d’une liberté en situation dont la sexualité, ressaisie originellement, ignore la question du même et de l’autre, l’opposition dérivée du masculin et du féminin, car son désir se porte avant tout sur une autre chair. On aura peut-être quelque mal à ne pas récuser une thèse aussi massive que celle de Sartre, à commencer par l’assimilation de l’ho­ mosexualité à un choix. Nous n’aborderons pas ici les nombreuses ob­ jections que suscite, d’une manière générale, la conception sartrienne de la liberté et, en particulier, l’idée de choix originel en tant que choix antérieur à toute histoire et à toute motivation. Pour nous en tenir à la notion de choix dérivé que motive une situation donnée et, en l’occur­ rence, à l’idée de choix d’une conduite sexuelle dans une société hétéronormative, on peut remarquer qu’elle ne correspond guère à la ma­ nière dont les homosexuels appréhendent leur propre homosexualité : revendiquée ou dissimulée, elle semble en effet toujours vécu sur le mode de la facticité — et il serait un peu trop facile de dire, sur le mo­ dèle de la Verneinung freudienne, que la mauvaise foi des homosexuels confirme cette liberté qu’ils nient. Ainsi, en dépit d’une incontestable parenté avec les Réflexions sur la question juive, les Réflexions sur la question gay rejette sans amba­ ges l’extension sartrienne de la liberté à la sexualité. Avec une certaine assurance — dont on ne voit pas toujours ce qui philosophiquement la fonde —, D. Eribon déclare à propos de Sartre : « Bien sûr, l’idée qu’on “choisit” d’être homosexuel n’a pas beaucoup de sens » ; et l’au­ teur d’invoquer, en guise de « réfutation », le témoignage de Jean Genet lui-même qui aurait toujours répondu qu’être homosexuel avait été

I 149 D. Eribon, Réflexions sur la question gay, p. 122, p. 126.

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pour lui la même chose qu’avoir deux pieds ou deux mains150. Une fois l’homosexualité ou l’hétérosexualité inscrite au seul registre de la facticité, la liberté sartrienne se voit très logiquement restreinte au choix du coming ont, c’est-à-dire à la décision de sortir ou non du “placard” et de se dire homosexuel. Pourtant, que l’homosexualité soit elle-même un choix ne signifie nullement qu’elle relève d’une liberté acosmique ; ce serait faire bon marché de la facticité, en tant que condition même de toute transcen­ dance, et de ce que l’anthropologie existentielle dans l’EN dénomme situation. Ce serait également oublier l’histoire au terme de laquelle, pour Sartre nous devenons ce que, rétrospectivement nous étions151. L’expression est toutefois ambiguë car elle accrédite, en un sens, une illusion rétrospective tenace. Ainsi Jean Cocteau écrit : « au plus loin que je remonte et même à l’âge où l’esprit n’influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons152 ». D’une ma­ nière générale, l’illusion consiste à conférer un sens nouveau tiré du présent à un événement ou un acte passé dont la signification fut en son temps tout autre. De même, Pédéraste, Jean Genet se veut pédéraste avant même d’avoir été voleur. Quitte à contredire Jean Genet lui-mê­ me, Saint Genet, comédien et martyr s’attache précisément à montrer l’émergence progressive d’une sexualité dont les premiers émois et les premières caresses, loin d’être des signes avant-coureurs que l’un se plaît à discerner rétrospectivement, ne sont pour l’autre que des « ex­ périences pour voir153». Tout à l’opposé, Jean Genet comme Jean Coc-

150 D. Eribon, Réflexions sur la question gay, p. 64 et p. 141. D. Eribon — dont le titre de l’ouvrage renvoie explicitement aux Réflexions sur la question juive de Sartre — propose de déplacer cette notion de choix du plan de la per­ sonne et de son projet originel à celui de son mode d’existence. Mais c’est alors envisager une tout autre approche de l’existence. 151 SG.p.96. 152 J. Cocteau, Le livre blanc, in Romans, poésies, œuvres diverses, Paris, LGF, coll. La Pochothèque, 1995, p. 193. Cité par D. Eribon, op.cit., p. 141. 153 SG, p. 95. La même conception guide Sartre dans sa nouvelle intitulée « L’enfance d’un chef ». Ce n’est pas en vertu d’une prédisposition innée que

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teau soutiennent qu’ils étaient au commencement ce qu’ils sont deve­ nus au terme d’une histoire. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la fameuse phra­ se du Saint Genet : « On ne naît pas homosexuel ou normal : chacun devient l’un ou l’autre selon les accidents de son histoire et sa propre réaction à ces accidents. Je tiens que l’inversion n’est pas l’effet d’un choix prénatal, ni d’une malformation endocrinienne ni même le résul­ tat passif et déterminé de complexes : c’est une issue qu’un enfant dé­ couvre au moment d’étouffer154 ». En d’autres termes, la distinction du normal et du pathologique échappant au point de vue transcendantal, et l’indétermination du désir quant à son “objet” une fois posée, Sartre peut comprendre le devenir hétérosexuel ou homosexuel à partir d’une histoire marquée d’événements auxquels réagit une liberté. Il faut par conséquent rejeter deux formes d’interprétations courantes de l’homo­ sexualité que Sartre renvoie dos-à-dos. Selon la première, qui serait comme la caricature de sa propre conception, l’homosexualité est du seul ressort de la liberté et exprimerait immédiatement un choix origi­ nel. En revanche, la deuxième et la troisième interprétation, inspirées, l’une par la physiologie, l’autre par la psychanalyse, ignorent la part de la liberté au point de réduire la sexualité à une affaire de glandes ou de complexes psychiques. Pour Sartre, l’homosexualité est une solution qu’embrasse Jean Genet dans des circonstances dramatiques, qui est à la fois dictée par son histoire tout en exprimant le choix originel qui définit Jean Genet. Enfin, en vue de prévenir tout malentendu, remarquons que le choix de l’homosexualité, c’est-à-dire de la réprobation et de la honte, est sans commune mesure avec celui de l’hétérosexualité et de la norLucien Fleurier est devenu ce que sa famille et l’ordre social attendaient de lui, mais parce que tel est, en dépit des apparences et des tâtonnements de son ado­ lescence, le choix sur lequel s’achèvent les différentes péripéties de sa jeunesse. Rappelons-nous : « nous ne sommes pas des mottes de terre glaise et l’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous », SG, p. 63, « L’enfance d’un chef », in Le mur, p. 149-245. 154 SG, p. 94.

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malité, de même qu’il n’est pas comparable au choix qu’embrasse un juif : à chaque fois les situations que rencontre la liberté sont par trop dissemblables. C’est pourquoi, dès qu’on prend en compte les situa­ tions respectives, au sens rigoureux que L'être et le néant confère à ce concept155, il devient difficile d’affirmer qu’on est homosexuel comme on est juif. En outre, on peut se demander si la réintroduction de la li­ berté jusque dans le choix du sexe de la personne désirée ne signifie pas que la sexualité, par-delà la description de ses structures ontophénoménologiques, échappe à toute élucidation. Ce serait à vrai dire ignorer la situation qui motive le choix d’une forme de relation sexuel­ le, et à nouveau identifier brutalement ce dernier au choix originel en tant que choix de la position dans le monde. Il faut donc tenir ensemble et la liberté et la situation dans laquelle elle s’exerce, et comprendre le choix dérivé d’une conduite à partir, d’une part, du choix originel pro­ pre à une personne et, d’autre part, de la situation qui a motivé le choix empirique de telle ou telle conduite. Il est donc possible d’élucider les motifs qui conduisent telle personne à privilégier telle forme de rap­ ports sexuels avec tel type de personnes plutôt qu’avec tel autre. Nous voudrions pour terminer examiner très brièvement de quelle manière Saint Genet, comédien et martyr nous permet de comprendre les motivations singulières qui, dans un cas donné, président au choix de l’homosexualité ainsi qu’à celui de telle ou telle pratique sexuelle. Il va de soi qu’une telle entreprise, de par sa méthode et son objet, ne relève plus de l’ontophénoménologie — quand bien même celle-là ne saurait se passer de ce que celle-ci est en mesure de lui apprendre quant à l’être du désir. Si Saint Genet, comédien et martyr trouve ses fondements dans L'être et le néant, l’ouvrage fait partie, au même titre que L'idiot de la famille ou Baudelaire, des essais de psychanalyse existentielle dont Sartre fixe les principes dès la fin de L'être et le néant. En effet, conformément à sa définition, la psychanalyse existen­ tielle se propose de déchiffrer les comportements empiriques de

155 EN, p. 606-607.

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l’homme dans une situation donnée. Elle part du principe que, comme nous l’avons annoncé par avance, l’homme est une totalité et non une collection de tendances ou de pulsions, et qu’il s’exprime tout entier dans la plus insignifiante et la plus superficielle de ses conduites. C’est pourquoi, avec une “hardiesse” peu commune, Sartre a pu affirmer à propos de Baudelaire, et bien qu’il n’en sût positivement rien : « Je pa­ rierais qu’il préférait les viandes en sauce aux grillades et les conserves aux légumes frais156 ». Plus généralement, « il n’y a pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur157 ». Ainsi, à l’instar de la psy­ chanalyse freudienne ou psychanalyse empirique, la psychanalyse existentielle est une herméneutique selon laquelle tout acte, y compris ces actes manqués (Fehlleistungen) qu’étudie Freud dans la Psychopa­ thologie de la vie quotidienne, possède une signification. On voit néan­ moins ce qui sépare radicalement les deux penseurs : il s’agit pour Sar­ tre de retrouver non un complexe mais, selon une méthode régressive et progressive, le choix originel et libre qu’expriment les différentes conduites d’une personne. Soulignons également que nous ne prétendons nullement aborder la question de l’homosexualité en général. Jean Genet est présenté par Sartre comme un pédéraste passif et il va de soi qu’on ne saurait éten­ dre à tous les homosexuels, sans parler de l’homosexualité féminine, ce qui ne concerne que la seule personne de Jean Genet. Ne faut-il d’ailleurs pas admettre, avec G. Hocquenghem, que l’unification des pratiques du désir homosexuel sous le terme d’“homosexualité” relève essentiellement de l’imaginaire158. Il faudrait alors reconnaître que l’homosexualité n’existe pas — pas plus que l’hétérosexualité ; elle se­ rait une dénomination abstraite pour un ensemble de conduites, élabo­ rée par une sexologie normative, soucieuse de classifications et d’éti­ quettes à la manière de l’histoire naturelle. En même temps, il est vrai qu’une conception purement nominaliste des conduites sexuelles,

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156 J.-P. Sartre, Baudelaire (1947), Paris, Gallimard, 1975, p. 105. 157 EN, p. 628. 158 G. Hocquenghem, op. cil. p. 179.

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s’autoriserait-elle de Michel Foucault159, n’est pas totalement satisfai­ sante. D. Eribon lui-même, lecteur sinon disciple de ce dernier, nous met en garde contre l’idée qu’il y aurait autant d’identités sexuelles que d’individus en sorte qu’il serait alors impossible de désigner des classes d’expériences. Pour l’auteur des Réflexions sur la question gay chaque personne peut être rangée dans telle ou telle classe tout en ayant évidemment ses trais singuliers160. Bref, nous retrouvons à pro­ pos de l’homosexualité les mêmes difficultés que la psychiatrie lors­ qu’il s’agit de la folie et, par exemple, de l’unité nosologique de la schizophrénie161. Force est de reconnaître en tout cas l’extrême diver­ sité des conduites que recouvre le terme d’homosexualité. Aussi pa­ raît-il vain de vouloir les comprendre à partir de quelques principes ou, qui pis est, de prétendre les expliquer à partir d’un quelconque schéma psychogénétique : absence du père, possessivité de la mère, etc. Insé­ parable d’une histoire singulière, la pédérastie passive de Jean Genet ne renvoie, semble-t-il, qu’à lui-même. En suivant Sartre, on peut schématiquement distinguer dans la vie sexuelle de Jean Genet quatre ou cinq périodes. Jusqu’à ses dix ans Jean Genet n’est encore qu’un enfant comme les autres. Après ses dix ans, après « l’instant fatal » de sa condamnation publique et la profération du mot vertigineux : « Tu es un voleur », tout change. Il a désor­ mais, selon Sartre, acquis une nature, et la collectivité le voue au mal : avec ses semblables, il est chargé d’incarner le méchant. Telle est pour Sartre la clef de Jean Genet : autre que soi il est objet, et « désormais sa vie ne sera que l’histoire de ses tentatives pour saisir cet Autre en luimême et pour le regarder en face162 ». En d’autres termes, sous le re­ gard des autres Jean Genet, dans son être pour autrui, est l’incarnation du mal. Mais, loin de refuser cet être qu’il n’est pas, Jean Genet s’est

159 B. Han, L’ontologie manquée de M. Foucault, Grenoble, J. Millon, 1998, p. 92-93. 160 D. Eribon, op. cit., p. 98 note 1. 161 Comme le remarque W. Blankenburg, E. Bleuler préférait pour sa part parler du “groupe” des schizophrénies. La perte de l’évidence naturelle, p. 86. 162 SG p.47.

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efforcé vainement, sa vie durant, de saisir narcissiquement cet être qu’il est pour autrui, selon cette modalité du Désir d’être qu’accomplit la réflexion impure. Ces quelques éléments permettent déjà d’entrevoir l’orientation sexuelle de Jean Genet. Même s’il est encore trop tôt pour parler de pé­ dérastie, on comprend déjà que sa sexualité sera essentiellement fémi­ nine au sens où l’opposition du masculin et du féminin recoupe celle du sujet et de l’objet, de l’actif et du passif, et où dans les relations sexuelles la femme se fait objet163. Cependant, avant quinze ans, Jean Genet n’est encore que dans une situation pré-pédérastique. Comme l’écrit magnifiquement Sartre : « n’eût-il, par après, jamais couché avec un homme ni même rêvé de le faire, il était marqué, élu ; il fût de­ meuré, comme tant d’autres, une vestale de l’homosexualité. Comme ce banquier coquet, pomponné, gracieux et preste, que tout le monde tenait pour une tante et qui traînait des liaisons languissantes avec des femmes sans même soupçonner les amours défendues, jusqu’à ce qu’une débauche de rencontre les lui découvrît à quarante ans et, du coup, le changeât rétrospectivement en ce qu’il était164». L’entrée dans la quinzième année marque une nouvelle étape dans la vie sexuelle de Jean Genet. Voleur endurci, il connaît la violence des prisons. Désormais il se veut homosexuel, revendique le nom de “pédé” et croit découvrir qu’il l’a toujours été. Une telle décision n’est pas une simple opération mentale, elle retentit selon Sartre jusque dans la manière dont Genet existe son corps. En effet, rien ne détermine a priori un homme à faire de son sexe érigé un couteau, une épée, une faux ou bien, tout à l’opposé, une fleur qui s’épanouit, une nature mor­ te, une chose. Le sens du phénomène organique est ouvert. Or Genet n’est déjà plus un homme ou, tout du moins, il est dépourvu de ces dé­ terminations qui signent la virilité. La priorité en lui de l’objet sur le sujet l’incline à la passivité amoureuse. Ce n’est pas lui qui prend : « se faire manier passivement par l’Autre pour devenir objet à ses propres

163 SG,p.48. 164 SG, p. 95-96.

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yeux, voilà son désir165». En outre, il a réagi à sa condamnation, nous dit Sartre, « par une inversion éthique et généralisée166 ». Il opte dès lors pour ce qui est contre la nature, la société, l’espèce ; il sera mé­ chant, et sa morale une morale noire. Ses goûts le porteront donc im­ manquablement vers les criminels. Nous pouvons esquisser alors la tournure singulière que prennent les rapports sexuels de Jean Genet avec eux. D’une manière générale, dans ses relations amoureuses, Jean Genet est l’amant et non pas l’ai­ mé. Ceci ne contredit pas son désir d’objectivation : tante-fille plutôt que tante-mâle, Jean Genet recherche la soumission et l’identification à cet être autre qu’il veut être et pouvoir narcissiquement contempler. Aussi, à l’intérieur de ce projet, l’acte sexuel est-il « la fête de la sou­ mission ». Genet ne recherche pas le plaisir mais son propre viol par ces êtres d’acier que sont les Macs ou les Maries, une sorte de visita­ tion « non par les parties nobles, comme chez les mystiques, qui pri­ sent par-dessus tout l’intuition intellectuelle, mais par les parties bas­ ses, celles qui sont vouées à l’excrétion167». Réservant au talent litté­ raire de Sartre la description des multiples détails qui viennent étayer sa thèse, nous nous contenterons ici de rappeler cette dernière formule qui manifeste bien la manière dont la sexualité de Jean Genet est res­ saisie par Sartre dans la perspective ontologique qui est la sienne : « La verge dressée de l’aimé c’est une soudaine concrétion de l’Etre pur. Empalé par l’Etre ! (..) ; écrasée, comprimée, perforée, la conscience meurt pour que l’En-soi naisse168». Enfin, à partir de 1936, il a alors vingt-six ans, Jean Genet aurait profondément changé. L’expérience du casse lui aurait permis de se vi­ riliser. Sartre ne croit pas à cette révolution : certes, au fur et à mesure qu’il vieillit Jean Genet perd son pouvoir d’attraction mais « un pédé­ raste peut aspirer à tout sauf à la virilité : pour être viril il faut coucher

165 SG, p. 97-98. 166 SG. p. 98. 167 SG, p. 128. 168 SG,p. 129.

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avec les femmes169». Ceci ne signifie pas que la pédérastie soit pour Sartre nécessairement passive mais simplement qu’en devenant actif, Jean Genet n’en demeure pas moins pédéraste170. Surtout, le projet qui l’anime et qui donne sens à ses relations sexuelles n’a pas fondamenta­ lement changé : il lui faut encore et toujours tenter de saisir « cet Aut­ re en lui-même pour le regarder en face ». Si désormais il prend et as­ servit, il ne s’agit au fond que d’une comédie supplémentaire, et sa sexualité relève toujours fondamentalement de l’imaginaire : Jean Ge­ net joue le mâle tandis que l’autre lui sert d’analogon de sorte que les caresses que Jean Genet donne Jean Genet s’imagine les recevoir. Tan­ dis que le coït était auparavant, quand il faisait la femme, une forme de possession mystique, Jean Genet doit maintenant faire le mâle, se po­ ser comme sujet, tout en conservant secrètement son rêve de tantefille. Aussi, insatisfait, Jean Genet abandonne-t-il progressivement le coït au profit de \& fellatio™. Et parce que sa sexualité relève fonda­ mentalement de l’imaginaire et du narcissisme, Jean Genet finit pas préférer à un partenaire encore trop réel ses propres caresses. Passif tout en étant actif, il en est alors à la fois l’objet et le sujet irréels172. Rarement, nous semble-t-il, la phénoménologie est allée aussi loin dans son effort de compréhension du désir et de ses avatars. Le tour de force sartrien réside sans doute dans le projet de joindre au sein d’une psychanalyse existentielle l’ontologie et l’anthropologie et, ce faisant, de retrouver jusque dans ses conduites les plus intimes la relation ori­ ginelle de la réalité-humaine à l’être. i

169 SG, p. 455. 170 Mais rappelons-nous la découverte de Mignon : « un mâle qui en baise un autre n’est pas un double mâle, c’est une tante », SG, p. 456. 171 SG, p. 463. 172 « Onaniste par élection, Genet préfère ses propres caresses parce que la jouissance reçue y coïncide avec la jouissance donnée, le moment de la passi­ vité avec celui de la plus grande activité ; il est à la fois cette conscience qui se caille et cette main qui s’énerve à baratter. Être, existence ; foi, œuvres ; iner­ tie masochiste et férocité sadique ; pétrification et liberté : à l’instant de la

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Conclusion

Si la pulsion (Trieb), et non l’instinct, constitue l’un des concepts fondamentaux de la psychanalyse, et s’il y a toujours pour Freud des pul­ sions, il va de soi qu’il ne s’agit pas simplement de rapporter chaque conduite sexuelle à une pulsion spécifique. Ce serait ignorer la plasticité de la libido et l’indétermination relative de son objet, et faire abstraction de l'histoire singulière de l’individu, au cours de laquelle sa sexualité hé­ site entre le normal et le pathologique. Toutefois, en dépit de ce que nous pouvons emprunter à la psychanalyse et à son approche de la sexualité, il nous paraît nécessaire de nous défaire en premier lieu d’une lecture de la psychanalyse par trop inspirée de l’esprit des Lumières173. Dans cette perspective, nous avons tenté de remettre en question le concept même de pulsion. Comme en témoigne son énergétisme et son naturalisme rémanents, ce concept freudien demeure, nous semble-t-il, définitivement étranger à la réflexion phénoménologique : ignorant la question préalable du mode d’être de la réalité-humaine, la psychana­ lyse se condamne à lui attribuer des pulsions comme autant de proprié­ tés d’un étant subsistant. A l’opposé, si exister possède bien le sens que lui confère L'être et le néant, il faut alors aborder le désir sexuel à par­ tir du désir d’être, c’est-à-dire de ce “pour” de la transcendance que re­ présente l’impossible synthèse de l’en-soi et du pour-soi. Nous voyons à cette occasion que la critique sartrienne de la psy­ chanalyse n’est pas tant guidée, comme on le répète à l’envi, par un at­ tachement “suranné” à la transparence, mieux : à la translucidité de la

jouissance les deux composantes contradictoires de Genet coïncident, il est le criminel qui viole et la Sainte qui se laisse violer », SG, p. 410. 173 Une telle approche se retrouve de manière exemplaire dans le livre de M. Robert au titre éloquent : La révolution psychanalytique, Paris, Payot, 1964, ainsi que dans le film de John Huston, Freud, the secret passion (1962), dont Sartre refusa finalement de signer le scénario. De même, il nous semble nécessaire de renoncer à certaines lectures “libertaires” de l’œuvre de Freud, qui voudraient en particulier minorer l’opposition du normale et du patholo­ gique dans une œuvre qui reste profondément hétérocentriste.

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conscience174, ou encore par le rejet de l’inconscient au nom du princi­ pe qu’un désir inconscient constitue une contradiction dans les termes, mais par une intuition proprement ontophénoménologique : le mode d’être de la réalité-humaine est irréductible à un quelconque jeu de pulsions conscientes ou inconscientes ; par suite, la sexualité est tout autre chose qu’une libido “œdipianisée” et gouvernée par les principes de constance, de plaisir et de réalité. C’est pourquoi, contrairement à ce qu’on laisse parfois entendre, Sartre n’est jamais revenu sur sa cri­ tique d’un inconscient psychique, et il est frappant de constater, lors­ qu’il s’agit pour lui d’élucider les somatisations hystériques d’un Flau­ bert, sa fidélité « au schème d’intelligibilité de la mauvaise foi tel qu’il était déjà établi dans L'être et le néant175 ». Conformément à l’interprétation sartrienne de sa structure inten­ tionnelle, le désir sexuel nous est apparu tout d’abord comme une conduite spécifique animée d’un projet d’incarnation réciproque et de possession d’autrui. Aussi, quelle que soit son importance, l’orgasme ne peut-il être tenu pour la finalité originelle du désir. En outre, à la dif­ férence de la faim ou de la soif, le désir sexuel est un appel qui s’a­ dresse à une autre chair. Le caractère fondamentalement alloérotique du désir nous conduit alors à remettre en question des notions comme celles de narcissisme ou d’autoérotisme, qui peuvent et doivent être décrites à titre de conduites dérivées. Enfin, contrairement à Levinas ou M. Henry, la phénoménologie sartrienne appréhende le désir indé­ pendamment, nous semble-t-il, de toute détermination hétérocentriste. Grâce à l’idée d’une ouverture transcendantale du Désir à la “perver­ sion”, et en dépit des invitations pressantes de la physiologie, le désir n’est pas d’emblée assujetti par Sartre au modèle prévalant de l’hétéro­ sexualité génitale.

174 Nous empruntons cette distinction à Juliette Simont qui oppose translu­ cidité sartrienne et transparence cartésienne : « Sartre dit la conscience translu­ cide plutôt que transparente en fonction de la fêlure qui la traverse, et qui lui interdit l’identité vide du Moi = Moi », J. Simont, Jean-Paul Sartre, un demisiècle de liberté', Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 176. 175 J. Simont, Jean-Paul Sartre, un demi-siècle de liberté, p. 177 et sq. :

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Pour ce qui concerne l’homosexualité, c’est également à partir des concepts ontophénoménologiques de pour-soi et d’en-soi, de transcen­ dance et de facticité comme des concepts anthropologiques de liberté et de situation, que celle-ci doit être ressaisie. L’homosexualité n’est donc ni une disgrâce métaphysique, ni un destin biologique ou encore un com­ plexe psychique. Dans le cas de Jean Genet, comme nous l’avons vu, elle constitue « une issue qu’un enfant découvre au moment d’étouffer ». Ain­ si, comprendre l’homosexualité d’une personne ne revient pas à expliquer sa conduite à partir d’on ne sait quelle pulsion homosexuelle mais à retra­ cer l’histoire des choix et des projets d’une liberté en situation. Cette invocation de la liberté prêtera peut-être à sourire. Tout à l’opposé, il nous semble que l’introduction par Sartre du choix et de la liberté revêt, au regard des différentes approches de l’homosexualité, une importance toute particulière. En effet, comme toute doctrine de la liberté, la conception sartrienne du choix originel possède, malgré tout, le mérite de préserver au sein de la personne une part irréductible d’o­ pacité. Contre toute prétention d’explication totale et sans reste d’une psychologie des profondeurs176, contre une science qui ignorerait tout à la fois ce qu’elle étudie et ses propres limite, contre toute volonté de maîtrise, la liberté sartrienne sauve l’énigme constitutive de la person­ ne et de ses conduites. Heidegger soutient que « le corps de l’homme est quelque chose d’essentiellement autre qu’un organisme animal (Der Leib des Menschen ist etwas wesentlich anderes als ein tierischer Organismus)'11 ».

176 A cet égard, L. Binswanger ne nous convainc pas totalement lorsqu’il écrit que l’essence de la psychanalyse doit être cherchée non dans le vouloir savoir de la science moderne mais « dans un respect craintif face à l’insondabilité de l’être comme nature ». Mais il est impossible en même temps de lui donner tort pour autant que Freud est aussi celui qui admet dans L'interpréta­ tion des rêves que « chaque rêve comporte, pour le moins, un endroit où il est insondable, endroit qui est tel un nombril, par lequel il est rattaché à l’incon­ nu ». L. Binswanger, « Mon chemin vers Freud » in Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, tf. R. Lewinter, Paris, Gallimard, 1970, p. 259-61. 177 M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, tf. R. Munier, Paris, AubierMontaigne, 1983,p.59. ;

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Semblablement, il affirme ailleurs que si « le singe possède des organes de préhension (Greiforgane), il ne possède pas de main (Hand) ». A chaque fois, Heidegger nous invite à ne pas nous laisser troubler par l’apparente similitude des organes physiologiques de l’homme et de cer­ tains mammifères. Dans le prolongement de cette conception, nous pourrions ajouter que la main qui caresse, les lèves qui embrassent ou le sexe qui s’érige ne sont pas des organes mais les “gestes” d’une cons­ cience qui se trouble. De par son mode d’être, l’homme est un et il n’y a pas en lui une part animale que représenterait en particulier la sexualité. C’est pourquoi, il est peut-être vain d’aller chercher dans le monde animal la “justification” de l’homosexualité, et de vouloir fonder son caractère naturel sur le comportement instinctif des autres espèces. Contrairement à ce qu’une lecture trop rapide de Corydon pourrait laisser croire, telle n’est vraisemblablement pas l’ambition d’André Gide : « Je prétends que, dans la plupart des cas, l’appétit qui se ré­ veille en l’adolescent n’est pas d’une bien précise exigence ; que la vo­ lupté lui sourit, de quelque sexe que soit la créature qui la dispense, et qu’il est redevable de ses mœurs plutôt à la leçon du dehors, qu’à la dé­ cision du désir »178.

178 A. Gide, Corydon, Paris, Gallimard, 1925, p. 112.

CHAPITRE V L’ONTOLOGIE SARTRIENNE AU REGARD DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Avec ce dernier chapitre, nous nous proposons de ressaisir l’ontophénoménologie sartrienne en nous plaçant successivement du point de vue des trois grandes figures qui dominent aujourd’hui encore la phénoménologie : Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty. Dans un premier temps, nous voudrions aborder la question de la nature de la réduction phénoménologique à laquelle selon Sartre, l’on­ tologie doit s’assujettir. Dans cette perspective, on peut se demander en quel sens l’auteur de L'être et le néant demeure fidèle à l’inspiration de ses premiers travaux comme à celle du fondateur de la phénoméno­ logie. Parce qu’elle ne relève pas d’une pure élaboration conceptuelle mais repose sur la description de l’être tel qu’il apparaît, ou phénomè­ ne d’être, dont le dévoilement suppose l’abandon de l’attitude naturel­ le, l’ontophénoménologie sartrienne présuppose une conversion au sens où un tel changement loin de se réduire à un acte intellectuel en­ gage V existence de celui qui l’accomplit, c’est-à-dire la manière dont il existe et se rapporte à l’être. Ainsi, par-delà Husserl, et pour autant que Vépochè permette de se dégager de la doxa comme du mode d’existen­ ce qui lui est lié, l’ontologie sartrienne renoue à sa manière avec la tra­ dition platonicienne et, plus généralement, avec l’antique inséparabili­ té des découvertes du vrai et du bien. Dans un deuxième temps, nous voudrions examiner à nouveau le soi-disant malheureux contresens dont Sartre se serait rendu coupable dans sa lecture de Heidegger. Cette ne constitue cependant que le point de départ d’une interrogation plus fondamentale quant au rapport de l’homme à l’être et qui, nous semble-t-il, est au cœur du différend ent-

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re ce que nous appellerions un humanisme anthropologique et un hu­ manisme ontologique, une pensée de l’être de l’étant et une pensée de la différence de l’être et de l’étant, et qui engage des concepts distincts d’existence, de transcendance, de néant ou de facticité. Or, comme nous l’envisagerons in fine, n’est-ce pas la même interrogation qui conduit progressivement et irrésistiblement Merleau-Ponty à s’éloi­ gner de Sartre et à opposer à l’ontologie sartrienne ce qu’il dénomme dans Le visible et l'invisible une ontologie du dedans ?

I. Réflexion pure et ontophénoménologie : La critique sartrienne de la réduction phénoménologique « L'abjection est une conversion méthodique comme le doute cartésien et Vépochè husserlienne : elle constitue le monde comme un système clos que la conscience regarde du dehors, à la manière de l’entendement divin. La supé­ riorité de cette méthode sur les deux autres, c’est qu’elle est vécue dans la douleur et l’orgueil : aussi ne conduit-elle pas à la conscience transcendantale et universelle de Husserl, ni à la pensée formelle et abstraite des stoïciens, ni au Cogito substantialiste de Descartes mais à une existence singulière (..) maîtresse d’elle-même et de tous les autres puisqu’elle ne les accepte que dans la mesure où elle les manifeste ». Saint Genet comédien et martyr, p. 145.

Lorsqu’il s’agit de Sartre et de la phénoménologie on évoque très souvent — trop souvent peut-être — cette soirée que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir passèrent au Bec de Gaz, rue Montparnasse, en compagnie de Raymond Aron tout juste revenu de Berlin où il séjour­ nait alors. On sait qu’à cette occasion R. Aron aurait dévoilé à Sartre l’essence même de la phénoménologie : « tu vois, mon petit camarade, si tu es phénoménologue, tu peux parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie1 ». Sans doute, Monsieur Jourdain aurait été ravi d’en ap­ prendre si facilement autant ; Sartre pour sa part, selon S. de Beauvoir, en aurait pâli d’émotion, ou presque. Reconnaissons, pour ce qui nous

1 S. de Beauvoir, La force de l’âge, p. 156-7.

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concerne, que l’anecdote nous semble étonnamment naïve, et nous rappelle ces fables pour enfants qui, comme la pomme de Newton ou le bain d’Archimède, réduisent l’histoire des sciences à une succession magique d’illuminations. Certes, il ne s’agit là, vraisemblablement, que d’illustrer pour le commun des mortels le principe du retour “ aux choses elles-mê­ mes2 ” ; mais, dans ce cas, le récit est bien d’une surprenante naïveté en ce qu’il passe totalement sous silence la dimension fondamentale, se­ lon l’auteur des Recherches logiques, de ce retour : “ l’orientation anti­ naturelle (unnatürlich)3 ” de l’attitude réflexive sans laquelle les cho­ ses elles-mêmes demeurent inapparaissantes — en retrait (yerborgeri) comme l’écrit quelques années plus tard Heidegger4. En un mot, tout se passe comme si, pour la phénoménologie, il pouvait y avoir descrip­ tion sans “ réflexion (Reflektion) ”, ou encore, pour employer une ter­ minologie ultérieure qui peut être ne change rien à l’affaire, donation sans réduction5. C’est faire alors de la phénoménologie une entreprise vaine, attachée à la description du phénomène au sens où, vulgaire­ ment, on identifie le phénomène au manifeste6.

2 « Auf die “Sachen selbst” zuruckgehen », RL, 11,1, p. 6.. 3 RL, II, l,p. 10. 4 M. Heidegger, §7, Être et temps, §7, p. 63. 5 Husserl découvre la réduction en 1905 mais considère qu’elle est déjà im­ plicitement à l’œuvre dans les RL. Cf. W. R. McKenna, “ Epochè and Réduc­ tion ” in Encyclopedia of Phenomenology, éd. par Lester Embree, Kluwer Aca­ demie Publishers, 1997, p. 177. Signalons cependant que Jean-François Lavigne remet fondamentalement ce point de vue en question dans sa thèse de Doc­ torat d’Etat, en montrant que, de 1901 à 1913 Husserl passe « d’une psycholo­ gie intentionnelle foncièrement empirique, qui ignore même l’intuition d’essen­ ce, à une interprétation idéaliste-transcendantale de la visée intentionnelle intui­ tive ». Cf. J.-Fr. Lavigne, “ Discours de soutenance ”, in Revue de phénoméno­ logie ALTER, N°9,2001, p. 325 ; Théorie de la connaissance, Phénoménologie et Idéalisme transcendantale : La genèse de TIdéalisme Transcendantal dans la phénoménologie de Husserl (1900-1913), à paraître aux Puf. 6 Fr. Dastur, “ Husserl ”, in La philosophie allemande de Kant à Heideg­ ger, sous la direction de D. Folscheid, p. 271 et p. 298.

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Pourtant, on peut rétrospectivement donner à ce récit de S. de Beau­ voir une portée symbolique : Sartre n’est-il pas, en effet, de ces phéno­ ménologues qui, à la différence par exemple d’un Eugène Fink et des disciples orthodoxes, remettent fondamentalement en question la possi­ bilité même de Vépochè ? Sartre ne fait-il pas partie de ces post husserliens, ô combien nombreux, qui, à l’instar de Heidegger, de Roman Ingarden, de Jan Patocka, de Merleau-Ponty, de Levinas ou encore de P. Ricœur, se refusent à reprendre telle quelle la conception husserlienne de la réduction phénoménologique tout en se réclamant de la phénoménolo­ gie ? Aussi voudrions-nous nous demander, d’une part, si l’auteur de L'être et le néant renonce à la conception husserlienne de la réduction en tant que méthode-princeps de la phénoménologie, et, d’autre part, si le concept de réflexion pure ne permet pas à Sartre de rester fidèle au moins à cette orientation antinaturelle qui caractérise pour Husserl com­ me pour Heidegger l’attitude phénoménologique. En répondant à ces questions nous espérons surtout comprendre en quel sens l’ontologie ob­ tient son fondement — au dire de Sartre lui-même — dans une expé­ rience réflexive qui n’est autre que celle de la réflexion pure7. Reconnaissons tout de suite que Sartre ne nous a pas vraiment faci­ lité la tâche : non seulement les considérations proprement méthodolo­ giques, pour ce qui concerne la phénoménologie, sont rares — on en est réduit parfois à invoquer telle ou telle incise — et dans certains cas contradictoires ; mais en outre, de 1936 à 1943, de la Transcendance de l’ego à L’être et le néant., Sartre s’est progressivement éloigné de Husserl au point de lui dénier, comme nous allons le voir, le titre de phénoménologue. Il nous faudra par conséquent aborder la question de la réduction dans l’œuvre de Sartre en tenant compte de la chronologie des œuvres. Aussi tenterons-nous de fixer dans une première partie le concept sartrien de réflexion en le confrontant au concept husserlien dont il dé­ rive manifestement. Nous nous attacherons à distinguer, dans une deuxième partie, les places respectives de la réflexion, de l’angoisse et

7EN,p. 190.

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de la réduction transcendantale. Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous nous tournerons vers L'être et le néant pour tenter de saisir dans quelle mesure Sartre, afin de mener à bien son projet d’ontologie phénoménologique, s’éloigne alors aussi bien de Husserl que de Hei­ degger en abandonnant l’idée d’une réduction transcendantale et en re­ lativisant le rôle de l’angoisse. a. Du cogito préréflexif à la réflexion pure On accuse souvent Sartre d’être finalement resté cartésien. En un sens, le reproche porte à faux car Sartre, le premier, en se situant dans la postérité de Husserl, revendique à travers lui l’héritage de Descartes. C’est pourquoi L'imaginaire considère que les descriptions de la cons­ cience imageante doivent être menées sur le plan de la réflexion, qui est celui du cogito, et dont les descriptions partagent alors la certitude : « Il est nécessaire de répéter ici ce qu’on sait depuis Descartes : une conscience réflexive nous livre des données absolument certaines ; l’homme qui, dans un acte de réflexion, prend conscience “d’avoir une image’’ ne saurait se tromper8 ». Il nous faut cependant rappeler que Sartre n’en propose pas moins une conception — inédite par rapport à Descartes — de la réflexion en dévoilant le caractère réflexif du cogito cartésien, et en lui opposant un cogito préréflexif, antérieur par nature au cogito réflexif, et qui correspond à ce qu’il dénomme une conscien­ ce du premier degré ou conscience irréfléchie9. En effet, le cogito préréflexif se caractérise par le caractère position­ nel de l’objet transcendant auquel se rapporte la conscience conformé­ ment à sa structure intentionnelle tandis que la conscience, tout en de­ meurant nécessairement consciente d’elle-même, ne possède pas ce ca­ ractère positionnel ; si la conscience conserve bien dans le cogito préré­ flexif un rapport à soi, elle n’y est toutefois pas objet, et ce rapport de la conscience à elle-même n’est pas un rapport intentionnel : lorsque, par exemple, je lis un roman, quelque capté que je sois par l’intrigue je

8 L’imaginaire, p. 15. 9 TE, p. 24 et p. 26 et sq., EN, p. 16 et sq. et p. 189 et sq.

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conserve manifestement une conscience non positionnelle de mon acte de lecture sans que cette conscience de lecture soit saisie ou posée en el­ le-même. Bref, « Toute conscience positionnelle d’objet est en même temps conscience non positionnelle d’elle-même10 ». Dès lors, dans le prolongement de cette première description, la réflexion consiste essen­ tiellement en un changement d’objet au cours duquel, conformément à sa structure intentionnelle, la conscience est conscience d’elle-même, c’est-à-dire que la conscience réfléchie devient l’objet positionnel de la conscience réfléchissante qui est également conscience non position­ nelle d’elle-même. Dans la réflexion, selon un artifice d’écriture intro­ duit par Sartre dans L'être et le néant, la conscience est conscience d'e\le-même tout en étant conscience (de) soi11. Soulignons d’emblée que cette description de la réflexion à partir d’un cogito préréflexif se démarque de la tradition en refusant de défi­ nir la réflexion comme perception de perception, et s’oppose égale­ ment à la définition spinoziste, reprise par Alain, de la réflexion com­ me idea ideae, c’est-à-dire comme une connaissance de connaissan­ ce12. En effet, ces différentes conceptions réduisent la réflexion à une relation de connaissance où l’objet perçu (connu) n’est pas le sujet per­ cevant (connaissant). Or dans la réflexion, précisément, la conscience réfléchie est et n’est pas la conscience réflexive. Déjà, à propos de la structure reflet-reflétant de la conscience (de) soi, Sartre met en évi­ dence la spécificité de l’organisation unitaire de l’immanence, ou pré­ sence à soi, caractérisée par une dualité qui est unité, un reflet qui est sa propre réfleçtion, et qui est irréductible par conséquent à la dualité de l’objet perçu et de la perception13. De même, lorsque la conscience

10 EN, p. 19. C’est pourquoi la réflexion est reconnaissance plutôt que connaissance : ce qu’elle dévoile ne saurait la surprendre : « dans le dévoile­ ment réflexif, il y a position d’un être qui était déjà dévoilement dans son êt­ re », EN, p. 195. 11 EN,p.2O. . 12EN, p. 190. B. Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, §38, p. 114 et VEthique, II, proposition 21, scolie, p. 380. 13 Sans cette unité on retrouve la dualité sujet-objet de la relation de

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se retourne sur elle-même, il faut à nouveau rejeter le modèle de la per­ ception et affirmer l’unité ontologique de la conscience réfléchie et de la conscience réflexive qui sont unselbstandig. Cependant, nous ajou­ terons immédiatement, afin de ne pas confondre le rapport de la cons­ cience à elle-même dans le cogito préréflexif et dans la réflexion, que « réfléchi et réflexif tendent chacun à la “Selbstàndigkeit” et (que) le rien qui les sépare les divise plus profondément que le néant du poursoi ne sépare le reflet du reflétant14 ». Il va de soi, d’une manière générale, que Sartre fait ici sienne la conception husserlienne du passage à l’attitude réflexive et, tout d’a­ bord, sa description dans les Recherches logiques où réfléchir signifie abandonner l’attitude naïve qui est simplement objective, c’est-à-dire fixée sur les objets, et transformer en objets les actes de la conscience et le sens immanent qu’ils comportent15. De même, pour Husserl comme pour Sartre, l’attitude préréflexive est première, et la réflexion possède toujours un caractère d’“après-coup (NachtraglichkeitŸ6''. En outre, la particularité du rapport de la conscience à elle-même dans l’attitude préréflexive est déjà mise en relief par Husserl lorsqu’il écrit : « Nous vivons (erleben) les phénomènes comme appartenant à la trame de la conscience, tandis que les choses nous apparaissent comme appartenant au monde phénoménal. Les phénomènes eux-mêmes ne nous apparais­ sent pas, ils sont vécus (erlebtÿ1 ». Les Recherches logiques distinguent

connaissance, et on a besoin d’un troisième terme pour que la conscience connaissante devienne à son tour connu, et ce troisième terme en exigera un quatrième, etc. C’est pourquoi, reprenant un argument déjà exposé par Husserl dans les RL , l’EN déclare : « La conscience de soi n’est pas couple. Il faut, si nous voulons éviter la régression à l’infini, qu’elle soit rapport immédiat et non cognitif de soi à soi », EN, p. 19, RL, II, 2, p. 155 14 EN,p. 191. 15 RL, II, l,§3,p. 10. 16 Ideen I, §77, p. 246. Anne Montavont, De la passivité dans la phénomé­ nologie de Husserl, p. 21. 17 RL, II, 2, p. 149. Nous retrouvons cette idée sous la plume de Levinas lorsqu’il écrit à propos de l’intentionnalité husserlienne : « Elle (la conscience) qui nous rend présents les objets, est présente à elle-même, sentie, vécue. Le

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donc bien entre la chose dont on a conscience en tant qu’objet inten­ tionnel, et le vécu, c’est-à-dire le phénomène dont on a conscience de manière non positionnelle dans l’attitude préréflexive. Enfin, de par son refus d’assimiler la réflexion à une quelconque forme de perception — interne, adéquate ou immanente, peu importe ici —, Sartre s’oppose explicitement à Husserl. Il faut rappeler cependant que, raturant pour ainsi dire le terme de perception, les Ideen caractérisent la perception immanente par l’unité essentielle de la perception et du perçu : « Si le perçu est un vécu intentionnel, comme quand nous réfléchissons (reflektieren) sur une conviction encore vivante (énoncée sous la forme : je suis convaincu que...), nous avons un complexe de deux vécus inten­ tionnels dont au moins le plus élevé (la réflexion) est dépendant (unselbstandig) et de plus non pas purement fondé (fundiert) sur le plus profond (la conviction) mais en même temps tourné intentionnellement ves lui18 ». Et c’est précisément cette unité, cette dépendance (JJnselbstandigkeif), que vise Sartre lorsqu’il affirme sur le plan ontologique que la réflexion est et n’est pas le réfléchi. Mais si la phénoménologie relève de l’attitude réflexive, il va de soi qu’il ne s’agit pas ici d’introspection ou de psychologie en première personne. De ses lectures au cours des années trente, Sartre retient et fait également sienne la conception husserlienne de la réduction eidétique. Ainsi, T Esquisse d'une théorie des émotions rappelle que pour Husserl « il y a incommensurabilité entre les essences et les faits19 », qu’il n’est donc pas possible de s’élever à l’essence en entassant les faits, et qu’il faut faire une place à l’expérience des essences et des va­ leurs, c’est-à-dire à la variation et à l’intuition eidétiques. C’est pour­ quoi, une psychologie phénoménologique de l’émotion, avant toute ex­ terme “vivre” désigne la relation pré-réflexive d’un contenu avec lui-même. (..) La conscience qui est conscience de l’objet, est conscience non-objectivante de soi, elle se vit, est Erlebnis. L’intention est Erlebnis », “Intentionalité et sensation”, in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1988, p. 149. 18 Ideen /, §38. 19 Esquisse p. 12 et p. 18. Husserl, Ideen I, “ Fait et essence ”, p. 13 et sq.

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périmentation, s’attache à fixer l’essence de l’émotion en tant que phé­ nomène ; de même la première partie de L’imaginaire, intitulée : “ Le certain20”, nous offre une description eidétique de la conscience imageante, et c’est uniquement sur ce fondement qu’une psychologie empi­ rique “ probable ” est possible. Il ne faut toutefois pas espérer retrouver chez Sartre les analyses minutieuses que Husserl consacre à la vision des essences (Wesensschau) et, en particulier, au rôle de l’imagination (Phantasie) dans l’élaboration des multiples possibilités ou ficta, et dans la saisie d’un invariant21. Tout se passe comme si, aux yeux de Sartre, la question avait été réglée une fois pour toutes par Husserl, et L’imagination se contente de rappeler la célèbre formule des Ideen se­ lon laquelle « la fiction est l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques22 ». Ainsi, en opposition radicale à l’in­ trospection, définie comme un mode spécial de réflexion23, contre l’ob­ servation empirique qui ne peut récolter qu’une « collection de données hétéroclites24 », la réflexion phénoménologique est un type de réflexion qui comprend certes un retour de la conscience sur elle-même mais qui, en outre, en opérant sur des exemples réels ou imaginaires, s’efforce de s’élever à l’universel et de dégager l’essence du phénomène. Lecteur attentif des Recherches logiques, Sartre affirme à l’instar des Recherches logiques la transcendance de l’ego. Il rejette, par suite, toute égologie tanscendantale — dont la thématique apparaît chez Husserl dès 1910-11 avec l’idée d’un moi pur25 — , et en outre refuse ce nouvel idéalisme qui trouve dans Les méditations cartésiennes « son expression la plus radicale26 ». Enfin, cette fidélité de Sartre aux Re-

20 L’imaginaire, p. 11 et sq. 21 Psychologie phénoménologique, §9, « La vision des essences comme méthode authentique de la saisie de l’« priori ». 22 L’imagination, p. 141. Ideen /, §70, p. 227. 23 L’imagination, p. 140 24 Esquisse, p. 18-9. 25 Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 153. R. Bemet, La vie du sujet, p. 303. 26 P. Ricœur, A l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1987, p. 17.

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cherches logiques se retouve également, nous venons de le voir, du point de vue méthodologique : dès ses premières recherches psycho­ phénoménologiques, la description phénoménologique relève pour Sartre comme pour Husserl d’une eidétique conduite sur le plan de la réflexion27. Reste cependant un point essentiel à éclaircir : si la ré­ flexion est indépendante à l’époque des RL d’une mise entre parenthè­ ses du monde, elle n’en possède pas moins une « orientation antinatu­ relle » car contraire, nous dit Husserl, à nos habitudes les mieux an­ crées qui nous dissimulent nos actes et leurs significations immanen­ tes. Dès lors nous voudrions nous demander dans quelle mesure ce ca­ ractère antinaturelle de la réflexion ne se retrouve pas dans la phéno­ ménologie sartrienne et, en particulier, dans la distinction fondamenta­ le que Sartre établit entre la réflexion pure et la réflexion impure. Q-

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Sans nul doute, la distinction méthodologique de la réflexion pure et de la réflexion impure est au cœur de la phénoménologie sartrienne. Comme cette distinction fait l’objet de trois exposés distincts nous nous proposons de nous en tenir pour l’instant à celui de La transcendance de l’ego en nous réservant la possibilité d’examiner ultérieurement les modifications ou les compléments apportés par les deux autres28. Dans La transcendance de l’ego, c’est à la réflexion impure qu’il revient de constituer l’ego psychique en tant qu’objectité transcendan­ te, et qui est, ce faisant, au principe de toutes les dérives substantialis-

27 Même si ce caractère eidétique de la description est fortement souligné lors de la réédition des RL en 1913 il n’en est pas moins reconnu dès 1901. « Par sa méthode pure et intuitive, elle analyse et décrit dans la généralité de leur essence — spécialement en tant que phénoménologie du penser et du connaître — les vécus de représentations, de jugement, de connaissance », RL, II, 1, p. 3, nous soulignons. Fr. Dastur, Husserl, Des mathématiques à l’histoi­ re, Paris, Puf, 1995, p. 29 et sq. 28 TE, p. 48-9. EN, p. 194 et sq., Cahiers pour une morale, p. 489. Pour une étude approfondie de l’opposition de la réflexion pure et de la réflexion impure dans la TE, nous nous permettons de renvoyer à l’ouvrage de V. de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, ch. 10, “ La réflexion pure ”, p. 410 et sq.

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tes des descriptions du cogito. En effet, selon cette toute première œu­ vre philosophique, nous avons d’un côté la réflexion pure qui a un do­ maine certain, une sphère d’évidence adéquate et, ce, non pas, souli­ gnons le, parce qu’elle procéderait à une quelconque épochè mais par­ ce qu’elle s’en tient strictement à l’instant présent et n’affirme pas plus qu’elle ne sait ; et de l’autre, la réflexion impure qui, au lieu de se li­ miter à la sphère de ce qui se donne dans l’instant présent, élève des prétentions sur l’avenir comme sur le passé de sorte que les objets qu’elles constituent sont des objets transcendants. C’est pourquoi à la réflexion impure correspond le domaine toujours douteux de l’éviden­ ce inadéquate. On le voit tout de suite, même si elle remanie quelque peu le partage du transcendant et de l’immanent, l’opposition sartrien­ ne de la réflexion pure et de la réflexion impure correspond, dans les Recherches logiques, à celle de la perception adéquate et immanente, et de la perception dite interne telle qu’elle est comprise par la psycho­ logie et, en particulier, par Brentano29. Un exemple très simple permet de saisir immédiatement le sens que La transcendance de l'ego confère à cette opposition : apercevant Pierre je puis dire que j’éprouve pour lui soit une forte répulsion soit de la haine. Dans le premier cas ma réflexion ne se rapporte qu’à l’instant présent, dans le second elle vise un état durable, ce que la psychologie nomme un sentiment, que je retrouverai intact demain ou après de­ main, c’est-à-dire un objet transcendant constitué par la réflexion im­ pure et qui déborde largement la répulsion en tant qu’Erlebnis ou vécu immanent. C’est pourquoi Sartre peut écrire : « il est certain que Pierre me répugne mais il est et restera toujours douteux que je le haïsse30 ». La haine comme l’amour est un état transcendant constitué par une sorte de passage à l’infini que La transcendance de l'ego compare à celui que nous opérons lorsqu’à partir de quelques Abschattungen nous percevons un encrier. Nous comprenons déjà à partir de là comment la

29 RL, II, 2, p. 155, RL, III, Appendice, « Perception externe et perception interne, phénomènes physiques et phénomènes psychiques », p. 269 et sq. 30 TE, p. 47.

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réflexion impure est en mesure de constituer l’ego psychique. En effet, la haine ou l’amour en tant qu’états, des actions comme jouer du piano ou douter méthodiquement, et des qualités telles que la bonté, la géné­ rosité ou la méchanceté, sont à chaque fois des unités transcendantes constituées par la réflexion impure, et l’ego est « unité d’unités trans­ cendantes et transcendant lui-même31 ». Ceci ne signifie pas que ces différentes objectités transcendantes soient par nature illusoires ou hypothétiques32 ; l’amour ou la haine sont des états réels dont le caractère douteux est de même nature que celui qui affecte les objets transcendants de la perception dont on ne saurait avoir une évidence adéquate. Seulement, de même que le cuiv­ re doré par rapport à l’or véritable, est réel tout en étant une représen­ tation fausse, de même la psyché avec ses états et ses actions consti­ tuent à la fois une réalité mondaine et une représentation fausse de la subjectivité. Il faut donc admettre ici que le réel et le vrai ne coïncident pas33. Ainsi l’introspection empirique s’égare deux fois : une première fois, nous l’avons vu, parce qu’elle ignore toute forme de réduction eidétique et, une seconde fois, parce que dans sa collection des faits elle se laisse guider par la fausse représentation de la psyché qui constitue l’objet transcendant de la psychologie non phénoménologique. Reste à comprendre la motivation de la réflexion impure. En d’aut­ res termes, on peut se demander pour quelles raisons la conscience, in­ lassablement s’objective dans ces représentations que sont les états, les actions et les qualités qui constituent la psyché. Pour La transcendance de l'ego, la réflexion impure a la fonction essentiellement pratique de masquer à la conscience sa propre spontanéité. En effet, en opposition à la fausse spontanéité du moi bergsonien, la conscience sartrienne est une spontanéité au sens où elle est — mais cette formulation laisse en­ core à désirer — une pure création de soi par soi, mieux : elle est « ce qu’elle produit34 ». Aussi ignore-t-elle en tant que pure spontanéité ces

31 TE, p. 44. 32 TE, p. 59,l’EN,p. 190 et p. 210. 33 Heidegger, Questions I et IL « De l’essence de la vérité », p. 163. 34 TE, p. 62. Au cours de cette même page, Sartre distingue la fausse ou

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oppositions rassurantes que l’ego psychique permet d’établir au cœur de la conscience à commencer par celle de l’action et de la passion. En d’autres termes, la réflexion impure permet à la conscience d’échapper à cette angoisse de la spontanéité qui deviendra dans L'être et le néant, disons le par avance, l’angoisse de la liberté35. « Tout se passe donc comme si la conscience constituait T Ego comme une fausse représen­ tation d’elle-même, comme si elle s’hypnotisait sur cet Ego qu’elle a constitué, s’y absorbait, comme si elle en faisait sa sauvegarde et sa loi36 ». Toutefois, la conscience ne parvient jamais à s’abuser totale­ ment au point d’ignorer absolument sa propre spontanéité, et son ef­ fort, nous dit Sartre, « n’est jamais totalement récompensé37 ». Nous pouvons déjà esquisser une première réponse à la question que nous nous étions posée. Dans la mesure où la réflexion impure est, selon Sartre, “ l’attitude naturelle ” de la subjectivité, nos comprenons que la réflexion pure correspond à un effort antinaturel pour se dégager de cette fausse psychologie non phénoménologique qui assimile la ré­ flexion à la perception interne, et qui réduit la conscience à un objet pour mieux se masquer la spontanéité de la conscience. La conception sartrienne de la réflexion impure peut paraître relati­ vement claire. Il n’en va pas de même, en revanche, pour ce qui concerne sinon la réflexion pure elle-même du moins certains de ses aspects. A lire La transcendance de l'ego, on peut en effet s’interroger sur la possibilité même d’une réflexion pure, et se demander si la ré­ flexion dite pure n’est pas toujours entachée de quelque impureté. En

pseudo-spontanéité de l’ego et la véritable spontanéité de la conscience qu’il oppose à sa liberté. 35 Cette opposition de la spontanéité et de la liberté disparaît en effet dans l’EN. On peut ainsi penser que le concept de spontanéité dans la TE préfigure l’absolue liberté du pour-soi dans l’EN, et que dans la TE la liberté est encore pensée, à la suite de Descartes, en relation avec la volonté dont elle est alors une propriété. 36 TE,p.82. 37 TE, p. 84.

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outre, les relations que Sartre établit entre la réflexion pure et la réduc­ tion phénoménologique sont apparemment très ambiguës. Peut-on as­ similer l’une à l’autre ou bien faut-il conserver à cette dernière une fonction spécifique ? On ne remarque pas toujours que la thèse même de l’ouvrage : la mise en évidence dans La transcendance de l’ego du caractère non égoïque ou impersonnel de la subjectivité transcendantale, échappe à la réflexion pu­ re. Paradoxalement, afin d’établir la transcendance ou mondanéité de l’ego, Sartre est contraint d’en appeler au souvenir alors même que, au di­ re de La transcendance de l’ego, cette présentification (Vergegenwdrtigung) ne bénéficie pas de la certitude absolue inhérente à l’acte réflexif38. Plus précisément, c’est un souvenir non-réfléchi que Sartre interroge pour dévoiler l’impersonnalité de la subjectivité préréflexive. Sartre écrit « Toute conscience irréfléchie, étant conscience non-thétique d’elle-même, laisse un souvenir non-thétique que l’on peut consulter », et constate : « Quand je cours après un tramway, quand je regarde l’heure, quand je m’absorbe dans la contemplation d’un portrait, il n’y a pas de Je. Il y a conscience du tramway-devant-être-rejoint, etc.39 ». Ce recours au non-réflexif ne doit pas surprendre s’il est vrai qu’il est impossible pour la conscience de se saisir réflexivement comme une pure spontanéité. Ainsi La transcendance de l’ego affirme : « Il peut arriver que la conscience se produise soudain elle-même sur le plan réflexif pur » ; mais Sartre ajoute immédiatement : « Non pas peut-être sans Ego mais comme échappant à T Ego de toutes parts40 ». On voudra peut-être retrouver ici comme un écho de l’impossibilité se­ lon Husserl de mettre hors circuit le moi pur en tant que transcendance — certes, non constituée — au sein de l’immanence, comme si Husserl n’avait pas su interpréter cette rémanence du moi41. Quoi qu’il en soit, pur ou impur, l’acte réflexif fait naître immanquablement le moi dans la conscience réfléchie, et une réflexion véritablement pure, qui s’en

39 TE, p. 30 et p. 32. 40 TE, p. 82 etp.78. 41 Ideen /, §57, p. 190.

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tiendrait strictement au contenu immanent de la conscience, semble dès lors un idéal inaccessible42. Il serait toutefois inexact d’en conclure qu’une seule différence de degré dans l’impureté sépare les deux types de réflexion. En effet, la réflexion impure non seulement confère à la conscience réfléchie un caractère égoïque mais, en outre, elle renverse l’ordre de la constitu­ tion de telle sorte que l’ego psychique y apparaît comme premier et à la source de ses états et de ses actions ; à l’opposé, la réflexion “pure” possède le privilège de saisir la spontanéité consciente comme se pro­ duisant elle-même et, par conséquent, indépendamment de l’ego43. Le point de vue de la réflexion pure correspond, selon Sartre, à celui de Rimbaud lorsqu’il affirme : « Je est un autre ». La formule doit être comprise sur le plan de la réflexion pure dans laquelle « l’Ego apparaît sans doute mais à l'horizon de la spontanéité », et donc dans une rela­ tion d’altérité analogue à celle du monde par rapport aux choses44. Notons, cependant, que l’impossibilité d’une réflexion véritable­ ment pure n’est pas absolue : « Une saisie réflexive de la conscience spontanée comme spontanéité non-personnelle exigerait d’être accom­ plie sans aucune motivation antérieure. Elle est toujours possible en droit, mais reste bien improbable ou, au moins, extrêmement rare dans notre condition d’hommes45 ». En d’autres termes, le passage du préré-

42 TE, p. 29 et p. 60. 43 Du point de vue de la réflexion pure, « la spontanéité consciente s’arra­ che brusquement du Je et se donne comme indépendante » alors que dans la ré­ flexion impure le rapport de l’ego aux qualités, états et actions est un rapport de production poétique, TE, p. 60 et p. 84. 44 TE, p. 78. Plus précisément, la réflexion pure saisit l’ego à l’horizon des états et des actions comme pôle et comme totalité. De ce point de vue, on peut dire que « l’Ego est aux objets psychiques ce que le Monde est aux choses ». Dans un cas nous avons la totalité synthétique du psychique, dans l’autre la to­ talité synthétique infinie de toutes les choses, TE, p. 58. C’est pourquoi l’Ego se donne à la conscience réflexive d’une manière très particulière : non pas comme un vécu qu’il me serait possible de saisir directement mais toujours « du coin de l’œil » TE, p. 70. 45 TE, p. 73-4.

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flexif au réflexif est par nature une action ou encore une entreprise qui suppose “toujours” diverses motivations et qui s’inscrit dans une série d’actions passées et futures. Tout se passe alors comme si la conscien­ ce ne pouvait s’empêcher d’établir dans la réflexion cette liaison idéa­ le, cette unité transcendante des différentes actions à l’horizon des­ quelles se profile l’ego psychique46. Aussi le cogito est-il, de fait, im­ pur, et si Sartre envisage la possibilité d’une réflexion véritablement pure qui surgirait indépendamment de toute entreprise et de toute mo­ tivation, on peut légitimement s’interroger sur la réalité d’une telle possibilité : comment un acte humain pourrait-il être dépourvu de mo­ tivation ? Le phénoménologue serait-il capable, à l’instar de Lafcadio dans Les caves du Vatican, de perpétrer un acte gratuit47 ? On peut enfin se demander à quelle motivation répond la réflexion pure, et si elle possède, à l’instar de la réflexion impure, une fonction pratique. A nouveau, La transcendance de l'ego nous laisse quelque peu sur notre faim. Le surgissement de la réflexion pure se présente parfois comme un accident48 dont Sartre souligne qu’il n’a rien d’ex­ traordinaire puisqu’il relève de la vie quotidienne et se retrouve égale­ ment à l’origine de certaines conduites pathologiques49. En outre, nous avons vu que la réflexion impure et la constitution du psychisme ne permettent pas à la conscience d’ignorer totalement sa spontanéité ; et l’on entrevoit, même si La transcendance de l'ego n’utilise pas encore le concept, que la conscience ne peut sans “mauvaise foi” se réfugier dans cette fausse représentation d’elle-même. Ainsi c’est l’échec de la réflexion impure et la conscience sourde de sa propre spontanéité qui

46 Cette unité transcendante est évidemment distincte de l’unité immanen­ te des pures consciences impersonnelles dans le flux de conscience 47 André Gide, Les caves du Vatican in Romans, Paris, Gallimard, Biblio­ thèque de La pléiade, 1958. 48 “ Il peut arriver que la conscience se produise soudain elle-même sur le plan réflexif pur ”, TE, p. 82. 49 S’appuyant sur les travaux de P. Janet, Sartre évoque ces cas d’obsession ou de psychasthénie, caractérisés par des troubles de la synthèse personnelle. TE, p. 80 et sq., L'imaginaire, p. 299.

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est au principe dans La transcendance de l'ego de l’acte de réflexion par lequel la conscience saisit sa propre spontanéité. Surtout — comme le laisse entendre les termes mêmes de pureté et d’impureté — on de­ vine que la réflexion pure possède vraisemblablement une fonction pratique au sens kantien, et qu’elle enveloppe une dimension morale qui fait du choix de la réflexion pure l’équivalent d’une conversion.

b. Réflexion, angoisse et réduction transcendantale A partir de cette première délimitation du concept de réflexion, nous pouvons tenter de fixer la conception sartrienne de la réduction phéno­ ménologique. Cependant, la tâche se révèle rapidement délicate : tantôt Sartre semble reconnaître la possibilité de la réduction phénoménolo­ gique, et La transcendance de l'ego sur le ton de la profession de foi déclare suivre Husserl « dans chacune des admirables descriptions où il montre la conscience transcendantale constituant le monde50 ». Tantôt Sartre s’interroge sur la possibilité même de la réduction, et La trans­ cendance de l'ego constate alors que « la réduction phénoménologique n’est jamais parfaite51 ». Qu’est-ce que la réduction pour Sartre ? Par souci de cohérence, sans toujours respecter à la lettre la termi­ nologie sartrienne, nous proposons de faire à cette question trois ré­ ponses différentes et néanmoins complémentaires, en distinguant et considérant successivement ce qu’on peut tenir pour trois moments de la réduction : la réduction phénoménologique, Vépochè en tant qu’épreuve existentielle, et la réduction transcendantale ou la mise entre

50 « Nous croyons volontiers pour notre part à l’existence d’une conscien­ ce constituante. Nous suivons Husserl dans chacune des admirables descrip­ tions où il montre la conscience transcendantale constituant le monde en s’em­ prisonnant dans la conscience empirique ; nous sommes persuadés comme lui que notre moi psychique et psycho-physique est un objet transcendant qui doit tomber sous le coup de Vépochè »,TE, p. 18. Cf. également, TE, p. 37. 51 TE, p. 73. J.-M. Mouillie aborde de manière très précise la question de la réduction dans son article « Sartre et Husserl : une alternative phénoménolo­ gique », p. 85-94, in Sartre et la phénoménologie, texes réunis par J.-M. Mouillie, Theoria, ENS éditions, 2000.

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parenthèses du monde. Ce faisant, nous nous inspirons, tout en la re­ maniant, de la distinction désormais classique entre, d’un côté, Vépochè qui permet de passer de notre manière normale de voir la cons­ cience et le monde à la manière proprement phénoménologique, et, de l’autre, la réduction en tant que fruit de Vépochè : la réduction est alors la conscience réflexive opérée conformément aux réquisits de la re­ cherche phénoménologique, c’est-à-dire la mise hors circuit de toute objectité transcendante52.

En un premier sens, la réduction se confond purement et simple­ ment avec la réflexion pure, et il faut alors tenir pour synonymes, com­ me Sartre du reste semble parfois le faire, la réduction dite phénomé­ nologique et la réflexion pure. Ainsi Sartre déclare : « On peut même supposer une conscience opérant un acte réflexif pur qui la livrerait à elle-même comme spontanéité non-personnelle. Seulement il faut considérer que la réduction phénoménologique n’est jamais parfai­ te53 ». De ce point de vue, la réduction phénoménologique, alias la ré­ flexion pure, nous dévoile la spontanéité de la conscience tout en échouant, comme nous l’avons vu, à la saisir dans sa pureté imperson­ nelle. C’est elle que nous rencontrons dans les recherches relevant de la psychologie phénoménologique. Cependant, Sartre oppose le plus souvent la réflexion pure et la réduction, et il nous semble alors néces­ saire — bien que Sartre ne le fasse en aucun cas explicitement — de conférer à celle-ci deux autres significations.

52 « The epochè, then, is a way ofmaking the transition front our niore nor­ mal way of considering consciousness and the world to the properly phenomenological way of considering them. Insofar as it discloses to us a dimension of our consciousness thaï was previously unnoticed, it is a way of attaining the subject matter of research. The réduction, on the other hand, is what the epo­ chè allows us to gain : reflective awareness of the subject matter in the way the subject matter is to be regarded in the conduct of phenomenological re­ search », Epochè and réduction, W. R. McKenna, in Encyclopedia of Phenomenology,p. 177-178. 53 TE, p. 73, nous soulignons.

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En effet, en un second sens, la réduction renvoie à une expérience fondatrice qui correspond à Vépochè comprise non pas en tant qu’acte intellectuel mais comme épreuve existentielle. Indépendante de la li­ berté, elle relève alors de ce que Heidegger appelle le sentiment de la situation (Befindlichkeit), et se confond avec l’angoisse (Angst), enten­ due à nouveau en un sens inspiré de Sein und Zeit, c’est-à-dire dans le prolongement de sa distinction d’avec la peur devant un étant intramondain (Furcht). L’angoisse est en effet définie dès La transcendan­ ce de l'ego comme “ la peur de soi ”, et le soi en question n’est évi­ demment pas l’ego psychique qui est une réalité mondaine, mais l’être même de la subjectivité transcendantale. L'épochè est ici un événe­ ment, quelque chose qui m’arrive sans que je l’ai voulu ou recherché — bien au contraire puisque je ne cesse de me fuir — et qui peut me saisir dans les situations les plus triviales lorsqu’à l’occasion d’un acte de réflexion pure je me trouve confronté à l’absolue spontanéité de ma subjectivité. Ainsi, ayant décidé de faire un régime, Sartre note dans l’un de ses Carnets de la drôle de guerre : « ce n’est pas sans une peti­ te angoisse que j’ai découvert une fois de plus hier matin que j’étais tout à fait libre de rompre le morceau de pain que la servante avait po­ sé près de moi, et libre aussi d’en porter les morceaux à ma bouche. Rien au monde ne pouvait m’empêcher de le faire même pas moi54 ». Enfin, en un troisième sens, la réduction est synonyme de réduction transcendantale. Alors que la réflexion pure s’en tient à l’instant pré­ sent, la réduction procède à la mise hors circuit de la totalité des objectités transcendantes, et désigne ce régime réflexif qui permet à la pen­ sée d’expliciter les structures immanentes de la conscience transcen­ dantale. La réflexion transcendantale n’est en rien une opération mys­ térieuse, et son effectuation peut nuitatis niutandis être comparée à la libre et volontaire méditation cartésienne : de même que Descartes conçoit, pour conduire à bien sa réflexion, l’artifice du malin génie (« je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper »), de même la réduction transcendantale

54 Carnets de la drôle de guerre, p. 158.

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suppose la mise hors circuit du monde55. C’est de ce point de vue, nous semble-t-il, que Sartre peut affirmer, contre toute attente, alors même que l’ego semblait irréductible, que précisément l’ego doit tomber et tombe sous le coup de Vépochè au sens où elle est ici non une épreuve mais un acte : l’acte de mise hors circuit du transcendant ; l’affirmation signifie alors simplement que lorsqu’on médite sous réduction on doit mettre et on met entre parenthèses absolument toute objectité réale y compris l’ego psychique56. Cette conception de la réduction résulte en partie d’une critique de la phénoménologie husserlienne dont Sartre se démarque explicitement lorsqu’il affirme triomphalement dans La transcendance de l’ego : « Vépochè n’est plus un miracle, elle n’est plus une méthode intellec­ tuelle, un procédé savant : c’est une angoisse qui s’impose à nous et que nous ne pouvons éviter57 ». En d’autres termes, Sartre reproche à Hus­ serl et à son disciple E. Fink, d’une part, de faire de la réduction, « une opération savante », c’est-à-dire purement intellectuelle, qui en ignore la dimension affective et existentielle. Or, celle-ci est d’autant plus fon­ damentale que seule l’angoisse nous dévoile, dans la réflexion pure, le mode d’être de la subjectivité transcendantale. D’autre part, La trans­ cendance de l’ego refuse de voir dans la réduction un événement mira­ culeux, incompréhensible, puisqu’il n’est motivé au dire de Fink lui-

55 Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres complètes, t. II, p. 415. A propos du caractère volontaire ou non de Vépochè et sur la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une mise entre parenthèse volontaire du monde, on peut retrouver dans l’œuvre de Husserl « l’ambiguïté présente dans la discussion entre le Portique et les Sceptiques ». Cf. K. Held, « Husserl et les Grecs », in Husserl, collectif sous la direction de E. Escoubas et de M. Richir, Grenoble J. Millon, 1989, p. 139-141. On voit que pour Sartre la réduction en tant qu’expérience existentielle est involontaire, mais volontaire en tant que mise entre parenthèses du monde. On peut se demander, d’un point de vue heideggérien, si la TE n’en reste pas à une conception encore onlique de la mondanéité. 56TE, p. 18, p. 85. 57 TE, p.84.

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même par aucun problème mondain58. A l’opposé, parce qu’elle se confond avec l’angoisse, Vépochè sartrienne relève en un sens de la vie quotidienne, c’est-à-dire de l’attitude naturelle, dont elle est un accident toujours possible bien que se produisant rarement59. En même temps Sartre accorde à Fink que Vépochè est un événement pur d’origine transcendantale au sens où, à la différence de la peur devant un objet mondain, l’angoisse est cette tonalité affective qui est inséparable de la conscience de ma spontanéité, c’est-à-dire de l’être de la subjectivité transcendantale. En outre, cet appel à l’expérience de l’angoisse permet à Sartre de résoudre la question de la motivation de la réduction. En effet, avec l’angoisse et la compréhension préontologique de l’existence qu’elle enveloppe, nous tenons bien “ un motif permanent ” d’effectuer la ré­ duction phénoménologique. Autrement dit, en tant que disposition constante de l’affectivité originaire à laquelle je m’efforce habituelle­ ment d’échapper — par la réflexion impure entre autres — l’angois58 TE, p. 83. Sartre renvoie aux Méditations cartésiennes ainsi qu’à un ar­ ticle dans lequel Fink déclare que « l’absence de motivation de la réduction phénoménologique (le fait de n’être motivé par aucun problème mondain) ex­ prime “l’étrangeté” propre à la réduction », in « La philosophie phénoménolo­ gique d’Edmund Husserl face à la critique contemporaine », article publié une première fois en 1933 dans les Kant-Studien, tf. par D. Frank, De la phénomé­ nologie, Paris, Minuit, 1974, p. 130. De même, pour Husserl, la subjectivité transcendentale « ne se gagne qu’en un saut (Sprung) outrepassant son soi-mê­ me naturel, son être-homme », Note marginale 84 de Husserl à la Sixième mé­ ditation cartésienne de E. Fink, tf. N. Depraz, Grenoble, J. Millon, 1994, p. 36. Comparant Vépochè finkéenne et la conversion platonicienne, Sartre remarque que l’attitude naturelle ne possède pas pour Fink ces contradictions qui, dans le monde de Platon, invitent l’individu à s’élever au-dessus du sensible. On pour­ rait dire que les accidents de la vie quotidienne sont chez Sartre ce que sont pour Platon les contradictions du sensible. Platon, République, Livre VII, 523a, œuvres complètes, p. 1113 et sq. 59 L’EN, p. 71-3, souligne la rareté du phénomène d’angoisse en montrant que ma vie quotidienne se déroule généralement sur un plan irréfléchi où je dé­ couvre mes possibles en les réalisant, et que l’angoisse est liée à la saisie de mes possibilités comme telles, ce qui suppose la réflexion.

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se, comme l’ennui ou la nausée, peut à tout moment me saisir. Il suffit par exemple que je me penche légèrement au-dehors du balcon sur­ plombant le boulevard pour que l’angoisse sous la forme du vertige m’envahisse. Ainsi, à la suite d’un accident toujours possible de la vie quotidienne, la conscience reconnaît dans l’angoisse de la réflexion pure — quand bien même celle-ci ne serait pas parfaite — sa sponta­ néité constituante. Nous pouvons désormais comprendre de quelle ma­ nière la réflexion, l’angoisse et la réduction transcendantale s’enchaî­ nent et constituent pour Sartre les différents aspects complémentaires de la réduction phénoménologique : alors que dans l’attitude pré-réflexive la conscience est prise par le monde et comme oublieuse d’el­ le-même, c’est en se plaçant sur le plan de la réflexion qu’elle découv­ re dans l’angoisse son absolue spontanéité60 ; et c’est la compréhen­ sion préontologique à travers l’angoisse du mode d’être de la subjecti­ vité qui constitue le motif de la réduction transcendantale, c’est-à-dire de la mise hors circuit volontaire du psychique et, plus généralement, de toute objectité transcendante61. Manifestement, même si Sartre prétend n’avoir pour ainsi dire pas lu Heidegger à cette époque, sa conception de Vépochè s’inspire avant tout de ce dernier. Déjà, La transcendance de l’ego rapporte le dévoi­ lement du monde, de sa présence nue, à cette “ première réduction ” qui, dans Sein und Zeit, concerne l’être-à-portée-de-main des outils au sein de la préoccupation62. De même, sans oublier l’importance de 60 Ce lien de l’angoisse et de la réflexion est repris de manière beaucoup plus approfondie dans l’EN, p. 72-73. 61 On objectera peut-être qu’un tel motif ne suffit pas. Comme nous le verrons, la réduction trouve dans l’EN sa motivation ultime dans une exigence morale. 62 En effet, Sartre précise : « l’apparition du monde à l’arrière-plan des cho­ ses est assez rare ; il faut des circonstances spéciales fort bien décrites par Hei­ degger in (Sein und Zeit) pour qu’il se dévoile » ; et il ajoute en note de bas de page : « Pour que le monde apparaisse à l’arrière-plan des choses, il faut qu’é­ clatent nos catégories habituelles d’appréhension du monde. Leur saisie ne nous livre en effet que le monde spatio-temporel de la science. Mais il arrive que sou­ dain un autre monde surgisse, présence nue, derrière les instruments brisés », TE, p. 58 et note 56. Sartre se réfère ici au § 16 de SZ au cours duquel Heideg-

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Kierkegaard, La transcendance de l'ego fait sienne ici la description dans Sein und Zeit de l’angoisse comme Grundbefindlichkeit et ouver­ ture (Erschlossenheit) ; et nous retrouvons “ cette double vie ” que mè­ ne le Dasein heideggérien qui « se tient cooriginairement dans la véri­ té et la non-vérité63 ». Cependant, à la différence de Heidegger, Sartre d’une part associe étroitement — au point qu’on ne peut sinon par ab­ straction parler de l’une sans l’autre — l’angoisse à la réflexion pure ; et, d’autre part, il confère à l’angoisse une signification ontologique particulière puisqu’elle se rapporte de manière privilégiée non à l’êtredans-le monde mais à sa spontanéité en tant que mode d’être du sujet constituant. Lorsque la conscience réflexive saisit sa propre spontanéi­ té, elle ne peut échapper, déclare La transcendance de l'ego, à « cette angoisse absolue et sans remèdes, cette peur de soi, qui nous paraît constitutive de la conscience pure64 ». D’une certaine manière, la conception sartrienne de la réduction phénoménologique peut apparaître comme un essai de synthèse plus ou moins heureux des thèses husserliennes et heideggeriennes. D’un côté, Sartre reste fidèle à Husserl en reprenant sa conception de la ré­ duction eidétique et en développant l’idée d’une réflexion pure, antina­ turelle, à laquelle il revient de dévoiler les structures de la conscience. En même temps, Sartre est très tôt un lecteur attentif de Sein und Zeit, et on peut remarquer que, quarante ans environ avant la publication des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, et bien avant certains commentateurs qui font désormais autorité, Sartre a interprété les des­ criptions heideggeriennes de l’outil et de l’angoisse comme la répéti-

ger montre comment à partir de l’outil endommagé le monde commence à poin­ dre (meldet sich die Welt), SZ, p. 111. Cependant, c’est dans l’angoisse que le monde selon Heidegger se dévoile dans sa mondéité (Weltlichkeit), §40, p. 236. 63 SZ, p. 357. Si « le Dasein existe “cooriginairement” d’une manière pro­ pre et impropre », R. Bemet souligne qu’on retrouve également cette double vie du sujet chez Husserl et Fink entre le sujet constituant et le spectateur phé­ noménologique, « La réduction phénoménologique et la double vie du sujet » in La vie du sujet, p. 14 et p. 34. 64 TE, p. 83.

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tion (Wiederholung) de la problématique husserlienne de Vépochè65. Aussi, loin d’opposer le maître et le disciple et de choisir l’un contre l’autre, La transcendance de l'ego semble reprendre certaines thèses de Sein und Zeit comme si celles-ci venaient heureusement remanier une première conception par trop intellectualiste de la réduction phé­ noménologique66. Il nous faut à présent envisager dans quelle mesure la phénoménologie sartrienne et, en particulier, L'être et le néant conserve cette conception de la réduction. Il faut bien reconnaître le caractère embryonnaire de la synthèse que nous avons essayé tant bien que mal de reconstruire. Une certitude se dessine néanmoins : le lecteur de La transcendance de l'ego ne peut assimiler purement et simplement la réflexion pure et la réflexion phé­ noménologique67, et il y a pour Sartre une réflexion pure possible qui

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65 On sait que Husserl, dans sa conférence de juin 1931, « Phénoménologie et anthropologie », reproche à Heidegger d’avoir abandonné la réduction phé­ noménologique faute de l’avoir bien comprise, Husserliana XXVI7, tf. par D. Frank in Notes sur Heidegger, p. 57 et sq. De fait, ce jugement fut accepté et répété par la plupart des interprètes de Husserl et de Heidegger et, ce, au moins jusqu’en 1975, date à laquelle fut publié Die Grundprobleme der Phanomenologie. Dans ce cours de 1927, Heidegger présente en effet la réduction phéno­ ménologique comme une pièce fondamentale de la méthode phénoménolo­ gique tout en soulignant ce qui le sépare sur ce point de son maître. J .-Fr. Cour­ tine fut parmi les premiers à montrer que dans SZ l’analyse de l’angoisse cons­ titue comme la “répétition” de la problématique husserlienne de Vépochè. J.-Fr Courtine, Heidegger et la phénoménologie, “Réduction phénoménologiquetranscendantale et différence ontico-ontologique”, Paris, Vrin, 1990, p. 234. R. Bemet, La vie du sujet, p. 18 et p. 30, note 1. Heidegger, Les problèmes fonda­ mentaux de la phénoménologie, §5. Sur l’usage heideggerien de la réduction, cf. J. Greisch, Ontologie et temporalité, Paris, Gallimard, 1994, p. 470 et sq. 66 11 en va de même dans VEsquisse où Sartre invoque alternativement l’autorité de Husserl et de Heidegger dans la perspective d’une sorte de syn­ crétisme phénoménologique. Cf. Esquisse, p. 13-15. 67 La TE déclare expressément : « la réflexion pure n’est pas forcément la réflexion phénoménologique », p. 48. C’est parce que la réflexion pure trans-

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n’est pas encore la réflexion pure transcendantale. Si nous prenons maintenant en compte les textes psycho-phénoménologiques de Sartre, dès lors plus aucune hésitation ne demeure68. Dans T Esquisse d'une théorie des émotions, publiée pour la première fois en 1938, Sartre dis­ tingue nettement entre trois domaines ou champs : celui de la psycho­ logie non phénoménologique qui a pour objet le psychique de la ré­ flexion impure, celui de la psychologie phénoménologique (ou psychologie pure) qui étudie du point de vue de la réflexion pure la si­ tuation de l’homme dans le monde, et enfin celui de la phénoménolo­ gie transcendantale. Aussi, quoique se limitant au plan d’une psycholo­ gie pure, V Esquisse envisage une phénoménologie de l’émotion « qui, après avoir “mis le monde entre parenthèses” étudiera l’émotion com­ me phénomène transcendantal pur » et « comme mode existentiel de la réalité humaine69 ». Cependant, il serait quelque peu simpliste de s’en tenir à une telle présentation, et de croire que les recherches psycho-phénoménolo­ giques de Sartre relèvent tout uniment de la seule réflexion pure, alors que la phénoménologie transcendantale supposerait Vépochè et la ré­ duction phénoménologiques. En effet, en opposition à W. James et à cette psychologie des états psychiques dominée par la réflexion impure, la description de l’émotion dans V Esquisse est, certes, conduite du point de vue de la réflexion pure, et l’émotion y apparaît alors comme une structure de la conscience. Cependant c’est, écrit Sartre, « la réflexion purifiante de la réduction phénoménologique » qui, seule, dévoile la di-

cendantale est une spécification de la réflexion pure qu’il arrive parfois à Sart­ re d’assimiler l’une à l’autre. 68 Rappelons que L'imaginaire se présente comme une psychologie phéno­ ménologique de l’imagination de même que V Esquisse comme une psycholo­ gie phénoménologique de l’émotion. De même, dans L'imagination, p. 143, Sartre distingue nettement cette psychologie phénoménologique et la phéno­ ménologie tanscendantale : « elle effectuera sur le plan intra-mondain des re­ cherches et des fixations d’essence comme la phénoménologie sur le plan transcendantal ». 69 Esquisse, p. 13 et p. 17.

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mension constituante de l’émotion qui a pour corrélât un monde ma­ gique70. C’est pourquoi nous sommes tentés de penser que Sartre sui­ vant les nécessités de la description recours à un type variable de ré­ flexion, et que parfois certaines affirmations ressortissent même au point de vue de la réflexion complice — ce qui ne laisse pas de susciter quelques malentendus. Le lecteur de La transcendance de l'ego peut, par exemple, légitimement s’étonner de constater que L’imaginaire ap­ plique à l’opposition de la conscience perceptive et de la conscience imageante celle de l’activité et de la passivité alors que la réflexion pu­ re découvre dans l’angoisse la pure spontanéité de la conscience, ce qui en exclut, par conséquent, toute forme de passivité et d’activité71. Dès lors se présente à nous une hypothèse séduisante : en distin­ guant l’étape intermédiaire de la réflexion pure, la phénoménologie sar­ trienne ne retrouve-t-elle pas, vraisemblablement sans le savoir, cette conception de la réduction phénoménologique thématisée chez Husserl sous le nom de voie de la psychologie ? Il serait à vrai dire abusif de li­ miter la réflexion pure à la psychologie : la réflexion pure doit pouvoir s’exercer dans d’autres domaines comme celui de la psychopathologie, de la sociologie, de l’histoire, de l’esthétique et, plus généralement, de l’anthropologie. Aussi serions-nous tentés de parler non d’une voie par la psychologie mais d’une voie par la réflexion pure qui, en opposition à la voie cartésienne caractérisée par son immédiateté72, retrouve l’idée husserlienne d’une réduction progressive, par étapes, dont la mise entre parenthèses du monde constituerait l’étape ultime.

70 Esquisse, p. 62. 71 L’imaginaire, p. 35. Toutefois, dans la mesure où même du point de vue de la réflexion impure la conscience imageante se donne comme une sponta­ néité, il n’est pas nécessaire en l’occurrence d’exiger du lecteur qu’il se hisse au point de vue plus radicale de la réflexion pure où, comme nous l’avons vu, toute conscience, y compris la conscience perceptive, est ce qu’elle produit. 72 « Le chemin cartésien (..) conduit, comme par un saut, toute de suite à l’ego transcendantal », La crise des sciences européennes et la phénoménolo­ gie transcendantale, §43, p. 176.

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c. Réduction et ontophénoménologie dans L'être et le néant

Du point de vue méthodologique, L'être et le néant coïncide mani­ festement avec une nouvelle étape de la pensée sartrienne, liée vrai­ semblablement à une relecture de Sein und Zeit au début de la guerre, et marquée par une plus grande distance à l’égard de Husserl73. Aussi voudrions-nous à présent déterminer dans quelle mesure Sartre conser­ ve en 1943 la conception de la réduction que nous avons esquissée à partir essentiellement de La transcendance de l'ego. Nous allons donc tout d’abord reprendre l’examen du concept de réflexion à la lumière de sa présentation dans L'être et le néant ; puis nous nous demanderons si L'être et le néant n’abandonne pas toute idée de mise entre parenthè­ ses du monde ; nous tenterons enfin de déterminer la fonction de l’an­ goisse dans la perspective d’une ontologie phénoménologique. L'être et le néant et les Cahiers pour une morale reprennent sans changements fondamentaux les notions de réflexion pure et de réflexion impure. Cependant, L'être et le néant nous en propose un exposé beau­ coup plus important — une dizaine de pages74 — à l’occasion duquel sont introduites deux modifications notables concernant, l’une, la tempo­ ralité de la réflexion pure, l’autre, la motivation de la réflexion impure. Nous avons vu en effet que, pour La transcendance de l'ego, la ré­ flexion impure élève des prétentions sur l’avenir comme sur le passé tandis que la réflexion pure s’en tient strictement à l’instant présent. C’était alors comprendre le temps comme une succession d’instant. Dans les Carnets de la drôle de guerre Sartre nous avoue une espèce de vergogne à aborder l’examen de la temporalité : « Le temps m’a toujours paru un casse-tête philosophique et j’ai fait sans y prendre garde une philosophie de l’instant (ce que Koyré me reprocha un soir de juin 39) faute de comprendre la durée75 ». Aussi Sartre remanie-t-il

73 M. Perrin, Avec Sartre au Stalag 12D, Opéra mundi, 1980, p. 64. 74 EN, « Temporalité originelle et temporalité psychique : la réflexion », p.189-210. 75 Carnets de la drôle de guerre, p. 256.

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en 1943 l’opposition de la réflexion pure et de la réflexion impure à partir de la distinction entre la temporalité originelle en tant que mode d’être de la conscience et la temporalité ou durée psychique qui ressor­ tit à la réflexion impure. Dès lors, la réflexion pure ne se caractérise plus par son instantanéité mais se définit comme présence et, plus exactement, comme « présence du pour-soi réflexif au pour-soi réflé­ chi76 ». Par suite, tandis que La transcendance de l'ego reproche à Descartes l’impureté de sa réflexion et de son cogito qui, s’évadant hors de l’instant présent, rapporte la pensée à un ego (psychique), L'ê­ tre et le néant critique au contraire la limitation à l’instant infinitésimal du cogito cartésien même si Sartre y reconnaît une “ conquête77 Désormais, la réflexion n’est plus tenue de « se limiter à une exis­ tence et à une certitude instantanées ». Dans L'être et le néant, l’histori­ cité du pour-soi, c’est-à-dire cette temporalisation originelle qui est aus­ si le mode d’être de la conscience, signifie que je suis mes possibilités comme je suis mon passé : le doute, par exemple, renvoie nécessaire­ ment au passé comme à l’avenir, et se découvrir doutant, c’est déjà être en avant de soi-même dans le futur qui recèle le but, la cessation et la si­ gnification de ce doute, en arrière de soi dans le passé qui recèle les mo­ tivations constituantes du doute et ses phases, hors de soi dans le mon­ de comme présence à l’objet dont on doute78. Or, pour L'être et le néant, ce qui fonde les droits de la réflexion c’est le rapport ontologique de la conscience réflexive à la conscience réfléchie : si le réflexif est le réfléchi et si le réfléchi est lui-même son passé et son avenir, les droits de la réflexion doivent être étendus au passé et à l’avenir. Cependant il ne s’agit ni de n’importe quel passé ni de n’importe quel avenir mais de

76 EN,p. 194. 77 TE, p. 73 ; EN, p. 190 et p. 195. « La réflexion est donnée par Descartes et par Husserl comme un type d’intuition privilégiée parce qu’elle saisit la conscience dans un acte d’immanence présente et instantanée ». 78 EN, p. 196. Nous retrouvons ainsi dans le doute en tant que réfléchi les trois ek-stases temporelles du passé, du présent et de l’avenir sans que pour au­ tant le doute soit, comme c’est le cas dans la TE, considéré comme une entre­ prise ou une action, c’est-à-dire un objet psychique transcendant.

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ce passé et de cet avenir que le réfléchi a à être79. Corrélativement il va de soi que les droits de la réflexion ne s’étendent pas à tout le passé et à tout l’avenir. Sartre distingue ainsi entre le passé qui est l’objet de la mémoire et sur lequel je puis me tromper, et le passé que la conscience réfléchie a à être et sur lequel je ne puis pas me tromper. En outre, si la réflexion impure demeure ce type de réflexion qui étend ses prétentions plus qu’il n’est légitime — c’est-à-dire au-delà de ce que Husserl appelle pour sa part le présent vivant — en revanche sa motivation est approfondie à la lumière de l’ontologie. Pour La transcendance de l’ego, comme nous l’avons vu, la conscience réflexi­ ve s’efforce de se masquer sa spontanéité à travers son objectivation dans la psyché. L'être et le néant ainsi que les Cahiers pour une mora­ le ressaisissent le pour de la réflexion à partir du sens de la transcen­ dance humaine, c’est-à-dire de ce que manque le pour-soi et qui cons­ titue la valeur suprême. De ce point de vue le projet de la réflexion im­ pure relève de cette recherche vouée à l’échec d’une impossible syn­ thèse du pour-soi et de l’en-soi80. Ainsi, la réflexion impure consiste dans une double tentative d’objectivation et d’intériorisation. En d’au­ tres termes le pour-soi cherche dans la réflexion impure à se récupérer sous la forme de cet en-soi transcendant qu’elle constitue et que Sartre dénomme la psyché**. Enfin, certains éléments présents jusqu’ici en filigrane apparaissent maintenant clairement. Tel est le cas, en particulier, de la mauvaise foi de la réflexion impure qui dans sa volonté d’objectivation du réfléchi veut, selon L’être et le néant, ignorer le lien qui l’unit à la conscience réflexive82. Désormais la réflexion impure est première dans la vie quotidienne et relève de l’attitude naturelle alors que la réflexion pure 79 EN,p. 195. 80 D’un point de vue génétique, elle constitue comme un deuxième effort pour se fonder, le premier correspondant au surgissement même du pour-soi, EN,p. 122 et p. 193. 81 L’EN définit également la psyché par l’ego, ses états, ses qualités et ses actes. EN, p. 201. 82 EN, p. 201.

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est première d’un point de vue transcendantal, elle est « la forme origi­ nelle de la réflexion », « sa forme idéale » à laquelle on accède par une sorte de catharsis33 dont les Cahiers pour une morale s’efforcent de fixer les motivations. Sartre y rappelle que la réflexion pure trouve sa motivation, d’une part, dans l’échec perpétuel de toute tentative du pour-soi pour être en-soi : « l’échec peut être indéfiniment masqué, ré­ paré mais par lui-même il tend à révéler le monde comme monde de l’échec et peut pousser le pour-soi à se poser la question préjudicielle du sens de ses actes et de la raison de l’échec » ; et, d’autre part, dans l’échec de la réflexion complice elle-même à réaliser, via l’objectiva­ tion du réfléchi, l’unité contradictoire de l’en-soi-pour-soi84. Ainsi, en dépit de sa mauvaise foi, le pour-soi est sollicité à se placer sur le ter­ rain de la réflexion pure. Le passage de la réflexion impure à la ré­ flexion pure acquiert explicitement la dimension morale d’une “ conversion ” : la réflexion, désormais, « ne veut pas l’être mais l’existence85 », et, du même coup, surgit une nouvelle manière d’être caractérisée par l’authenticité, qui « consiste à refuser la quête de l’êt­ re, parce que je ne suis jamais rien86 ».

La conscience peut-elle encore, en 1943, mettre le monde entre pa­ renthèses ? Avant de répondre négativement à cette question, il nous faut rassembler tout d’abord un ensemble d’indications nous semble-til convergentes. Nous pouvons déjà constater que, parmi les différentes critiques adressées dans L'être et le néant à Husserl, Sartre remarque, d’une part, que la réduction ne saurait nous dévoiler une quelconque hylé ou matière impressionnelle — notion hybride qui conjugue les caractères 83 EN,p. 194 etp. 199. 84 CPM, p. 488. 85 CPM, p. 495. 86 CPM, p. 492. Déjà la TE rapportait la vie égoïste à la réflexion impure et affirmait que la réflexion impure “ ‘empoisonne’ le désir ” ; ce qu’illustre les CPM, p. 497, avec l’exemple de l’eau que je donne à un misérable : « Dans la réflexion complice je lui donne de l’eau pour que le Moi soit bienfaisant ».

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de la chose et ceux de la conscience, et que Sartre par conséquent re­ jette tout comme la notion de sensation qu’il qualifie de rêverie de psychologue87. D’autre part, que la réduction ne saurait s’étendre à au­ trui, et L'être et le néant invoque à l’appui de cette thèse les résistances que le sens commun oppose à l’argumentation solipsiste : « autrui se donne à moi comme une présence concrète et évidente que je ne puis aucunement tirer de moi et qui ne peut aucunement être mise en doute ni faire l’objet d’une réduction phénoménologique ou de toute autre épochè™ ». Alors que, pour Husserl, les autres moi tombent sous le coup de Vépochè au même titre que les autres objectités mondaines89, pour Sartre, en tant que regard, en tant que subjectivité sous le regard de laquelle je fais dans la honte ou la fierté l’épreuve de mon objecti­ vation, autrui n’est pas un objet transcendant qui appartiendrait au monde90. Aussi ne peut-il à proprement parler être réduit. Sans doute ces critiques de la réduction sont-elles nullement décisives, et si elles témoignent d'une interrogation renouvelée sur la possibilité et les limi­ tes de la réduction phénoménologique elles n’en signent pas pour au­ tant la déchéance. Pourtant, bien que Sartre ne l’affirme nulle part en toutes lettres, L'être et le néant renonce manifestement à reconnaître dans la réduc­ tion transcendantale la clef de la description phénoménologique. Il est frappant de voir à cet égard le désengagement avec lequel Sartre parle désormais de ce que d’aucuns considèrent comme la méthode-princeps de la phénoménologie. Non seulement, sur quelque 700 pages, la ques­ tion de la réduction surgit moins d’une dizaine de fois et, qui plus est, à chaque fois comme incidemment ; mais, en outre, Vépochè husserlienne, tout en conservant une certaine actualité semble désormais, à l’instar du cogito cartésien, appartenir à l’histoire de la phénoménolo­ gie voire de la philosophie dont elle serait, pour ainsi dire, un thème 87 EN,p. 26 et p. 363. 88 EN, p. 318. 89 Méditations cartésiennes, §8, p. 61. N. Depraz, Transcendance et incar­ nation, Paris, Vrin, 1995, p. 92. 90 EN, p. 319.

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parmi d’autres91 . De ce point de vue, si dans sa démarche Sartre re­ court fréquemment à l’acte même de mise entre parenthèses, il ne s’a­ git jamais à proprement parler d’une mise entre parenthèse du monde. Par exemple, nous retrouvons bien le vocabulaire de la réduction lorsque Sartre décrit la conduite interrogative : il souligne alors que le donné y est “mis hors circuit”, placé dans “un état neutre”, c’est-à-dire que son existence n’est ni affirmée ni niée de sorte qu’il est une pré­ sentation oscillant entre l’être et le non-être92 ; et nous retrouvons exactement les mêmes termes à propos de la structure autrui-objet à la­ quelle ses yeux ressortissent : « si j’appréhende le regard, je cesse de percevoir les yeux : ils sont là, ils demeurent dans le champ de ma per­ ception, comme de pures présentations, mais je n’en fais pas usage, ils sont neutralisés, hors-jeu, ils ne sont plus objet d’une thèse, ils restent dans l’état de “mise hors circuit” où se trouve le monde pour une cons­ cience qui effectuerait la réduction phénoménologique prescrite par Husserl93 ». Il va de soi ici qu’en raison de la particularité de l’objet transcendant auquel elle s’applique : les yeux d’autrui, la neutralisa­ tion n’a pas la signification méthodologique de la réduction transcen­ dantale qui se veut universelle. Si la mise hors circuit d’un étant intramondain est toujours possible, en revanche il semble qu’on ne saurait procéder de même à l’égard du monde, c’est-à-dire de ce qui est inas­ similable à une pure et simple objectité transcendante. En outre, L'être et le néant semble disqualifier toute “ mise hors circuit du monde en moi et hors de moi ” dans la mesure où celle-ci vi­ se à « découvrir la conscience transcendantale dans sa réalité abso­ lue 94 ». Surgit alors clairement ce qui sépare irrémédiablement Sartre du fondateur de la phénoménologie : à l’instar du doute méthodique de 91 EN, p. 60 et p. 63, p. 318. Dans cet ordre d’idée, la caractérisation de l’abjection que nous avons citée en exergue nous paraît exemplaire. Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 145 92 EN, p. 58-59. 93 EN, p. 304. Nous soulignons le conditionnel qui marque bien la distance prise par Sartre à l’endroit de la réduction prescrite par Husserl. 94 EN,p. 63 et p. 319.

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Descartes, la conception husserlienne de la réduction conduit à une conception substantialiste de la conscience. On se rappelle la fameuse formule des Ideen I : « L’être immanent est donc indubitablement un être absolu, en ce sens que par principe nidla “re” indiget ad existendiun95 ». Pour Sartre, tout à l’opposé, si la conscience existe bien par soi, si elle “se tire” de l’être, ceci ne signifie pas qu’elle est au fonde­ ment de son être mais seulement de son néant. Aussi, en tant que vide total, n’a-t-elle rien de substantiel et doit-elle être définie comme un “absolu non substantiel96”. Contre Husserl, L’être et le néant rappelle que la conscience est un abstrait et que « le concret, c’est l’homme dans le monde avec cette union spécifique de l’homme au monde que Heidegger, par exemple, nomme “être-dans-le-monde ”97 ». Il faut ajouter, enfin, que l’idée d’une mise entre parenthèses du monde va de pair également avec une conception idéaliste de la subjec­ tivité. Aussi, au nom d’un réalisme déjà affirmé à la fin de La transcen­ dance de l’ego. L’être et le néant dénonce les dangers d’une réduction phénoménologique conduisant à l’idéalisme de Berkeley, à l’assimila­ tion de l’esse au percipi, c’est-à-dire de l’être de l’apparition à son ap­ paraître. Telle est, selon Sartre, le piège que Husserl n’a pas su éviter : « après avoir effectué la réduction phénoménologique, il traitera le noème d’irréel et déclarera que son “esse” est un “percipi”9* ». Si Husserl réduit à juste titre l’objet à la série de ses apparitions ou manières d’être, en revanche, avec le phénoménisme, il ignore l’être du phénomène. C’est pourquoi Husserl « mérite d’être appelé, malgré ses dénégations, phénoméniste plutôt que phénoménologue99 ». Le reproche peut cho-

95 Ideen /, §49. Husserl reprend la définition de la substance que l’on retro­ uve également chez Descartes et que déconstruit SZ. Cf. Principes de la philo­ sophie, première partie, article 51 in Œuvres philosophiques ; SZ, §20. 96 EN, p. 23. 97 EN, p. 37-38. 98 EN, p. 16, p. 28. La comparaison avec le doute cartésien pourrait être poursuivie en considérant l’idéalisme de Berkeley comme la vérité du cartésia­ nisme. "EN,p. 111.

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quer. Il montre en tout cas le chemin parcouru depuis le fameux article de 1939 dont le titre à lui seul vaut serment d’allégeance100. En 1943 Husserl est dit avoir méconnu le caractère essentiel de l’intentionnalité, et l’onto-phénoménologie sartrienne découvre dans l’intentionnalité, à rebours de son interprétation idéaliste, le principe d’un réalisme ontolo­ gique : que la conscience soit conscience de quelque chose signifie que la transcendance, en un sens ici évidemment non husserlien, est structu­ re constitutive de la conscience, « c’est-à-dire que la conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle101 ». Il nous est désormais possible d’interpréter, sans grand risque d’er­ reur, cette affirmation apparemment neutre de Sartre : « On se déclarera sans peine convaincu de ce que, à supposer que la réduction phénomé­ nologique soit possible — ce qui reste à prouver — elle nous mettrait en face d’objets mis entre parenthèses, comme purs corrélatifs d’actes po­ sitionnels102 ». Ainsi, non seulement la réduction phénoménologique re­ lève d’une conception substantialiste et idéaliste de la conscience mais on a jamais établi sa possibilité, et elle est en tant que telle à vrai dire impossible. Nous serions tentés d’appliquer au monde ce que Sartre dit au sujet de la mise hors circuit d’autrui. Nous avons vu que l’évidence avec laquelle autrui se donne disqualifie immédiatement toute forme de solipsisme, et que, n’appartenant pas au monde, autrui ne saurait faire l’objet d’une mise entre parenthèses. De manière analogue, dans la me­ sure où le “monde”, compris ici comme cette totalité de l’être que tra­ verse le circuit de l’ipséité103, ressortit aux structures immédiates du pour-soi, et que le pour-soi ne peut, sinon par abstraction et sous peine de perdre son fondement dans l’être, se saisir réflexivement indépen­ damment du monde, il faut renoncer à prétendre mettre le monde entre parenthèses comme s’il s’agissait d’un étant parmi d’autres ; le monde ne saurait être réduit à une présentation oscillant entre l’être et le nonêtre, et on doit reconnaître l’impossibilité ontologique d’une telle opé-

100 Situations /, p. 38 et sq. 101 EN,p.28. 102 EN, p. 363. 103 EN,p. 141.

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ration dès lors qu’elle s’applique à la totalité de l’être104. Autant deman­ der au pour-soi de mettre en doute sa propre existence. Une fois admis que Sartre refuse en 1943 le tournant transcendan­ tal de la phénoménologie husserlienne, on peut se demander si L’être et le néant ne tourne pas le dos désormais à toute perspective constitu­ tive. En répondant à cette question nous voudrions montrer de quelle manière l’ontophénoménologie sartrienne trouve sa source d’inspira­ tion dans des expériences qui enveloppent une compréhension préon­ tologique de la réalité humaine comme des étants intra-mondains, et qui viennent comme se substituer à l’impossible mise hors circuit du monde chez Husserl. Une objection surgit en effet : si Sartre dénonce l’idée d’une réduc­ tion transcendantale, ne conserve-t-il pas cependant l’idée d’une sub­ jectivité transcendantale constitutive ? Or, si « la constitution est la ré­ duction menée à sa conclusion105 », si les deux idées sont rigoureuse­ ment inséparables, en refusant de mettre entre parenthèses le monde Sartre ne devient-il pas nécessairement aveugle à la dimension consti­ tutive de la conscience ? D’une manière générale, le dévoilement, en un sens inspiré de VErschlossenheit heideggerienne106, est pour Sartre l’œuvre d’une conscience qui, par sa transcendance, est constitutive du “ il y a ” de l’étant intra-mondain. Toutefois, selon une logique cette

104 On objectera peut-être à une telle interprétation que l’EN reconnaît ex­ pressément la possibilité d’une mise entre parenthèses du monde en la fondant sur la liberté : « la réalité humaine ne peut s’arracher au monde — dans la question, le doute méthodique, le doute sceptique, Vépochè, etc. — que si, par nature, elle est arrachement à elle-même », EN, p. 60. Nous remarquerons simplement que rien ne nous dit qu’il s’agisse ici, à proprement parler, de Vépochè husserlienne, c’est-à-dire d’une mise entre parenthèses du monde, et que Sartre n’emploie pas ce terme de manière plus vague comme cela lui arri­ ve. Ainsi, dans son article sur Descartes, Sartre évoque une épochè dans le do­ maine moral, « La liberté cartésienne », SI, p. 389. 105 K. Schumann, Die fundamentalbetrachtung der Phdnomenologie, La Haye, M. Nijhoff, 1971, p. xxxviii. IO6SZ,§44.

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fois husserlienne de la fondation (Fundierung) d’une couche (Schichté) sur une autre, L'être et le néant distingue au sein de ce dévoilement trois couches différentes : la couche de l’en-soi ou du phénomène d’ê­ tre, celle des déterminations pré-objectives de l’étant intra-mondain et, enfin, la couche des multiples significations qui définissent ma situa­ tion. Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici pour Sartre de déterminations “objectives” au sens où l’entend le réalisme naïf. Ainsi, les significa­ tions de la dernière couche, qui constituent sur le fondement des étants intra-mondains le monde singulier d’un projet singulier originel (la montagne comme obstacle à franchir du randonneur ou comme specta­ cle à contempler de l’esthète), relèvent de la liberté d’un pour-soi sin­ gulier. De manière analogue, les différentes couches de sens pré-objec­ tives de l’étant intra-mondain, comme la structure ceci-cela, l’ustensilité ou encore les déterminations temporelles du passé, du présent et du futur107, trouvent leur principe dans la transcendance qui elle-même enveloppe les différentes structures du pour-soi108. Reste l’être du phé­ nomène, dont les déterminations sont indépendantes du procès de constitution du phénomène évoqué ci-devant, c’est-à-dire les caracté­ ristiques de l’en-soi pur que Sartre expose dès l’introduction de L'être et le néant : l’être est, l’être est en soi, l’être est ce qu’il est109. Ceci établi, on peut dès lors se demander de quelle manière le pour-

107 Comme le souligne Bernard Besnier, cette constitution par couches de significations se distingue de la constitution statique husserlienne dans la me­ sure où elles ne relèvent pas d’intentionnalités objectivantes mais plutôt d’intentionnalités pré-objectives qui sont en tant que telles « condition de la dona­ tion de l’objet et non pas “parties”, contenu de cette donation elle-même ». B. Besnier, « Le problème du mouvement », in Sartre et la phénoménologie, tex­ tes réunis par J.-M. Mouillie, Fontenay-aux-Roses, ENS éditions, collection Theoria, 2000, p. 176-179. 108 Ces différentes structures s’ordonnent selon les degrés d’approfondis­ sement de la néantisation avec un niveau immédiat composé par la présence à soi et la facticité ; un deuxième niveau, composé par le circuit de l’ipséité, et qui comprend l’être des possibles et l’être de la valeur ; enfin, le niveau ultime de la temporalité. B. Besnier, op. cil., p. 179. 109 EN, section VI de l’introduction, p. 29 et sq.

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soi découvre non seulement son mode d’être et ses structures immédia­ tes mais également son propre pouvoir constituant ainsi que les caractè­ res de l’en-soi antérieurs à toute constitution. En ce qui concerne ces derniers, Sartre nous répond d’emblée : « Le phénomène d’être, comme tout phénomène premier, est immédiatement dévoilé à la conscience. Nous en avons à chaque instant ce que Heidegger appelle une compré­ hension préontologique, c’est-à-dire qui ne s’accompagne pas de fixa­ tion en concepts et d’élucidation110 ». Et cette compréhension coïncide entre autres — mais il est en effet d’autres moyens d’accès immédiat à l’être comme par exemple l’ennui111 — avec cette nausée qui me hante et par laquelle je saisis de manière non positionnelle la contingence de ma propre existence ainsi que celle de tout être (même si certains phé­ nomènes, comme l’explicite la psychanalyse des choses, la suscitent de manière privilégiée : la viande pourrie, le sang frais, les excréments, etc.112 ). Exprimé en termes anthropomorphiques, la nausée me révèle sur le mode d’une compréhension préontologique que l’être est de trop, superflu, c’est-à-dire qu’il ne peut être dérivé de quoi que ce soit, « ni d’un autre être, ni d’un possible, ni d’une loi nécessaire », bref, et telle est la troisième caractéristique que révèle l’examen du phénomène d’ê­ tre dans l’introduction de L'être et le néant, “ l’être-en-soi es/113”. En ce qui concerne le mode d’être du pour-soi, L'être et le néant retrouve évidemment l’angoisse qui, souligne Sartre, n’est pas une preuve de la liberté mais la conscience spécifique — la “ donnée im­ médiate ” écrit-il en référence à Bergson — de la liberté : « C’est dans

1,0 EN,p. 30. 111 EN. p. 14. Rappelons que pour Qu'est-ce que la métaphysique ? l’ennui véritable ainsi que la joie « nous mettent en présence de l’existant en son en­ semble », auxquels Heidegger oppose l’angoisse, dans la mesure où ces tonalités-affectives « nous dérobent le Néant », Questions I et IL P- 29-31. Sur la si­ gnification de l’ennui chez Heidegger, cf. M. de Beistegui, « L’ennui — à la charnière de l’existence et de l’histoire », Revue de phénoménologie ALTER, N°7, 1999, p. 67 et sq. 1.2 EN, p. 387, p. 661. 1.3 EN, p. 33. Naturellement, il faudrait pour bien faire montrer de quelle manière nous sont révélées les autres caractéristiques de l’en-soi.

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l’angoisse que l’homme prend conscience de sa liberté ou, si l’on pré­ fère, l’angoisse est le mode d’être de la liberté comme conscience d’ê­ tre114 ». Cependant la liberté n’est encore qu’un mot et il nous faut comprendre plus précisément ce que nous révèle l’angoisse telle qu’el­ le est décrite dans la première partie de L’être et le néant, c’est-à-dire dans son moment régressif où l’angoisse est explicitée selon sa signifi­ cation préontologique. Dans cette perspective Sartre oppose la peur de tomber dans le précipice et la “peur” de s’y jeter, c’est-à-dire l’angois­ se devant l’avenir115. Dans la peur proprement dite je me saisis comme un objet transcendant destructible au milieu des autres objets ; dans l’angoisse, au contraire, je découvre mes possibles en tant que condui­ tes possibles vis-à-vis du précipice, et qui n’ont d’autre être que leur “ être tenu ” ; ce faisant, je me saisis comme échappant à toute forme de déterminisme psychologique. De ce dernier point de vue, ma conduite serait nécessaire et comme déterminée par des motifs tels que la peur du précipice. Or, tout à l’opposé, dans le retour réflexif de l’an­ goisse mes motifs se donnent comme conscience de motifs ; et c’est à la conscience que je suis qu’il incombe de leur conférer significations et importances. Les motifs ne sont donc pas plus des contenus que la conscience un contenant mais, distincts de la conscience, extérieurs ou transcendants, ils en sont séparés par un rien néantisant. De même, l’angoisse dévoile à la conscience son mode d’être tem­ porel, et c’est « la conscience d’être son propre avenir sur le mode du n’être-pas que nous nommerons Vangoisseii(> ». En effet, ma liberté si­ gnifie que je ne puis faire fond sur ce que je suis pour savoir ce que je ferai : ma crainte du précipice ne suffit pas à me garantir que je ne m’y jetterai pas tout à l’heure. Certes, il y a bien un rapport entre mon être futur et mon être présent mais, parce que du temps m’en sépare, je ne suis pas ce que je serai. Toutefois, à moins de nier toute solidarité avec moi-même, ce que je serai n’est pas totalement autre que ce que je suis. Bref, je suis celui que je serai sur le mode de ne l’être pas. Nous retro1.4 EN p. 64, p. 69, p. 79. 1.5 EN, p. 65-6. 1.6 EN, p. 67.

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uvons mutatis mutandis les mêmes significations dans l’angoisse de­ vant le passé. Dans le cas du joueur qui a renoncé au jeu et qui, lors­ qu’il s’approche du tapis vert, voit soudain fondre toutes ses résolu­ tions, nous rencontrons bien, à nouveau, ce rien néantisant qui sépare le joueur de lui-même. Force est pour lui de constater que cette déci­ sion est bien sa décision, elle est lui mais il l’est sur le mode du n’être pas. Ainsi nous pré-découvrons ce que Sartre dénomme dans la deuxiè­ me partie de L’être et le néant le caractère “diasporique” du poursoi117 ; l’expérience de l’angoisse offre bien une compréhension pré­ ontologique « de la liberté empirique comme néantisation de l’homme au sein de la temporalité118 ». Mais l’angoisse sartrienne ne se limite pas à me révéler le néant qui m’habite. C’est à travers elle que je prends également conscience de mon propre pouvoir constituant, comme le montre de manière exem­ plaire la description de l’angoisse, dite en l’occurrence angoisse éthique, qui me révèle l’idéalité des valeurs. En effet, celles-ci en tant qu’exigences ou devoir être ne sauraient trouver leur fondement dans l’être, et si « l’esprit de sérieux119 » me dissimule ma liberté en saisis­ sant les valeurs comme des choses et comme inscrites dans l’être, dans l’angoisse de la réflexion pure je me découvre comme le fondement in­ justifiable des valeurs qui ne se maintiennent à l’être que par mon seul truchement : « je me découvre tout à coup comme celui qui donne son sens au réveil, celui qui s’interdit, à partir d’un écriteau, de marcher sur une plate-bande ou sur une pelouse, celui qui prête son urgence à l’or­ dre du chef, celui qui décide de l’intérêt du livre qu’il écrit, celui qui fait, enfin, que des valeurs existent pour déterminer son action par leurs exigences ». Plus généralement, je m’aperçois dans l’angoisse que les multiples significations constitutives de ma situation proprement dite ressortis­ sent à ma seule liberté. Mais on peut se demander si la conscience que le pour-soi possède de son mode d’être temporel à travers l’angoisse ne

1.7 EN, p. 176. 1.8 EN, p. 80. 1.9 EN, p. 75.

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lui révèle pas également et du même coup, qu’il est au principe des dif­ férentes couches de sens pré-objectives de l’étant intra-mondain. Sans entrer dans le détail d’une étude que nous n’avons pas faite, nous nous contenterons de rappeler en faveur de cette interprétation que pour Sar­ tre la néantisation est au principe de la constitution de ces transcendan­ ces ou quasi-dehors que sont le passé, le présent et le futur du réflé­ chi120, et qu’elle contribue à constituer ces autres transcendances que sont les possibles, les motifs et les valeurs121, en tant que transcendan­ ces dans l’immanence, dont nous avons vu que dans l’angoisse le poursoi découvre leur “ être tenu Soulignons cependant les limites du dévoilement qu’opère l’an­ goisse. Tout d’abord il faut bien reconnaître que l’angoisse est loin, tant s’en faut, de nous épeler une à une les différents structures du pour-soi ainsi que les différentes couches constitutives de l’étant intramondain qui leur correspondent : cette tâche revient précisément à l’explicitation phénoménologique de ce que nous laisse simplement entrevoir l’angoisse qui, encore une fois, n’est qu’un mode préontolo­ gique de compréhension. Il serait alors absurde d’attendre que cette dernière nous donne explicitement ce que seule une patiente explicita­ tion (Auslegung) conceptuelle peut nous offrir. En outre, tout en lui ac­ cordant une place privilégiée, L’être et le néant confère à l’angoisse une fonction limitée. Il n’est pour s’en rendre compte que d’examiner plus attentivement la démarche régressive qui ordonne la première par­ tie de L’être et le néant et qui nous mène des transcendances dites “négatités” jusqu’à l’être qui est son propre néant. On constate alors que le premier chapitre, intitulé : “ L’origine de la négation ”, s’ouvre sur une conduite, en l’occurrence l’interrogation (mais Sartre aurait pu choisir

120 EN, p. 197. 121 En toute rigueur, comme l’établit le plan même de l’EN, la constitution des possibles, des motifs comme des valeurs est indépendante de la néantisa­ tion temporelle. L’élucidation de celle-ci dans le chapitre 2 de la deuxième par­ tie de l’EN succède à celle des structures immédiates du pour-soi dont relèvent ces transcendances. Mais il est vrai qu’elles ne prennent leur pleine significa­ tion qu’en se déployant temporellement.

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n’importe quelle autre conduite dans la mesure où, conduite de l’hom­ me dans le monde, elle aurait été tout aussi susceptible de nous livrer le rapport qui unit l’homme et le monde122), dont l’examen permet à Sar­ tre de mettre en évidence ces petits lacs de non-être, ces réalités en quantité infinie ou “négatités” qui enveloppent une négation. C’est en­ suite seulement que Sartre s’appuie sur l’angoisse afin de répondre à la question de l’origine du néant. A cette limite inférieure s’ajoute, si l’on suit l’ordre de la remontée analytique, une limite supérieure. L’angoisse ne se rapporte en effet qu’à une néantisation secondaire, et ne fournit pas une réponse com­ plète à la question de l’origine du néant ; la structure néantisante de la temporalité n’est pas, selon Sartre, la néantisation première et le fon­ dement de toute néantisation. En effet cette néantisation secondaire est au principe de la constitution de ces transcendances ou quasi-dehors qui sont transcendances dans l’immanence ; elle suppose donc une néantisation préalable qui « serait exercée au sein même de l'immanence123 ». Il convient alors d’abandonner l’angoisse et d’interroger l’expérience instantanée de la mauvaise foi dans la mesure où ce type de conduite enveloppe la compréhension préontologique de la toute première structure instantanée de la conscience. Que la femme frigide puisse nier qu’elle éprouve du plaisir, que l’homosexuel puisse soute­ nir qu’il n’est pas homosexuel, le lâche qu’il n’est pas lâche, etc. sup­ pose qu’il y ait « une différence impondérable qui sépare l’être du nonêtre dans le mode d’être de la réalité humaine ». En d’autres termes le projet d’être ce qu’on est pas serait impossible, si j’étais ce que je suis et n’étais pas ce que je ne suis pas sur le mode où cette table est cette table et n’est pas ce cendrier. Ainsi, la conduite de mauvaise foi repose sur la compréhension préontologique de l’être de la réalité humaine, et son analyse nous conduit au dévoilement de cette infrastructure du cogito préréflexif que désigne la présence à soi qui, en tant que telle, n’est pas ce qu'elle et est ce qu’elle n’est pas. De ce point de vue, com-

122 EN,p. 38. 123 EN,p. 81.

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me Sartre le déclare lui-même, L'être et le néant trouve son principe dans une « eidétique de la mauvaise foi124 ». Sans doute l’angoisse occupe-t-elle du point de vue méthodologique une fonction insigne. Dans l’angoisse, je me saisis à la fois « comme to­ talement libre et comme ne pouvant pas ne pas faire que le sens du monde lui vienne par moi125 ». Ceci n’exclut cependant pas que le phé­ noménologue doive aussi se tourner vers certaines conduites humaines comme le doute l’interrogation, la mauvaise foi126 , et prendre appui sur ces multiples tonalités affectives telles que la nausée, l’ennui, le délais­ sement, le désespoir; sans oublier la fierté, la honte, la pudeur qui, de manière privilégiée, révèlent à la conscience son être-pour-autrui127. Conclusion En 1943, quelque dix ans après la soirée au Bec de Gaz et son cocktail à l’abricot, Sartre est-il encore phénoménologue ? Pour autant qu’on tien­ ne réduction transcendantale pour l’alpha et l’oméga de la phénoménolo­ gie, et lorsqu’on mesure l’évolution de Sartre sur cette question, la répon­ se ne fait guère de doute. Nous avons vu en effet que, dès 1934, La trans­ cendance de l'ego prend ses distances vis-à-vis de Husserl en s’interro­ geant sur la motivation et le caractère miraculeux de la réduction. Sartre pense alors résoudre la difficulté en reprenant le concept heideggérien d’angoisse compris dans le prolongement de la problématique hussserlienne de la réduction. L’angoisse constitue alors un motif permanent d’ac­ complir la réduction transcendantale en ouvrant la subjectivité à sa réalité transcendantale de sorte que la réalité humaine participe à la fois au mon­ de de l’attitude naturelle et à celui de la subjectivité transcendantale128.

124 Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 196. 125 EN, p. 75. 126 On ne saurait trop insister sur l’importance de la mauvaise foi dans l’é­ conomie de l’EN que Sartre présente comme « une eidétique de la mauvaise foi », Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 196 note 1. 127 L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970, p. 27, p. 33 et p. 49. 128 On peut comprendre de ce point de vue que la phénoménologie n’ait

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Si les essais de psychologie phénoménologique, vaisemblablement par commodité, prorogent pour ainsi dire cette synthèse, cet essai d’on­ tologie phénoménologique qu’est L'être et le néant marque nous semble-t-il un tournant méthodique : la réduction transcendantale serait tout à la fois dangereuse, superflue et impossible. Dangereuse, parce que so­ lidaire d’une conception substantialiste et idéaliste de la conscience. Superflue car c’est à la nausée, à l’angoisse, à la mauvaise foi, à la fier­ té, etc. qu'il revient de dévoiler tout à la fois la liberté de la conscience, son pouvoir constituant et son mode d’être de même que celui de la chose en-soi. Ainsi la réalité humaine possède une compréhension pré­ ontologique de l’existence, exposée dans la première partie de L’être et le néant, qu’il revient à l’ontophénoménologie d’expliciter selon une démarche synthétique, en allant par conséquent du plus simple au plus complexe, du cogito préréflexif à la liberté en situation129. Impossible enfin : si la conscience peut procéder à une mise entre parenthèse par­ tielle, le monde en revanche n’est pas une simple objectité transcendan­ te mais le fondement dans l’être de toute conscience intentionnelle qui ne peut pas plus mettre le monde entre parenthèses qu’elle ne peut met­ tre hors jeu sa propre existence ou celle d’autrui. De ce point de vue Sartre est naturellement très proche de Merleau-Ponty qui, comme on le sait, déclare à la même époque que « le plus grand enseignement de la réduction est l’impossibilité d’une réduction complète130 ». Mais nous ne voudrions pas achever ce chapitre sans revenir sur

pas besoin d’une théorie de la réminiscence ; en d’autres termes, la double vie du sujet est à la phénoménologie ce que la réminiscence est à la philosophie platonicienne. 129 Que la démarche progressive trouve son point de départ dans le cogito ne signifie nullement que le phénoménologue ait procédé à une quelconque mise entre parenthèses du monde. La démarche synthétique suppose simple­ ment que l’on commence en partant de la structure concrète la plus simple. Ainsi la présence à soi est décrite indépendamment de toute intentionnalité et a fortiori de toute intersubjectivité qui, en l’occurrence, n’a pas été mise hors circuit — nous avons vu que cela était impossible. 130 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception. Avant-propos, p. VIII.

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l’importance du concept de réflexion que Sartre emprunte, certes, à Husserl mais dont La transcendance de l’ego nous offre d’emblée une profonde réélaboration en distinguant un cogito préréflexif ainsi qu’u­ ne réflexion pure et une réflexion impure131. Nous avons vu que, tout en la dégageant d’un point de vue instantanéiste, L’être et le néant rep­ rend pour l’essentiel cette conception de la réflexion. Sans doute représente-t-elle pour son auteur la condition de toute démarche phénomé­ nologique et, en ce sens, retrouvant l’orientation antinaturelle de la méditation husserlienne, Sartre demeure bien un phénoménologue fi­ dèle au projet d’une description (Beschreibung) ou d’une explicitation (Auslegung) de l’inapparaissant, c’est-à-dire de ce qui échappe habi­ tuellement au regard et, en particulier, à l’introspection. Pour Sartre, comme pour Husserl ou Heidegger, la phénoménolo­ gie ne peut partager les convictions du sens commun qui relèvent de l’attitude naturelle, et exige une catharsis, impliquant une véritable conversion dont les Cahiers pour une morale soulignent la significa­ tion morale132. Sartre demeure par la suite fidèle à cette thèse, comme en témoigne la Critique de la raison dialectique qui reprend et appro­ fondit à son tour cette conception de la réflexion à travers la notion d’expérience critique. Celle-ci vise à découvrir et à fonder la rationali­ té dialectique, et son point de départ est à nouveau le cogito, c’est-à-di­ re « la conscience comme certitude apodictique (de) soi et comme conscience de tel ou tel objet133 ». De ce point de vue, il n’est pas ab-

131 Une confrontation s’impose ici avec l’idée merleau-pontienne d’une “ réflexion radicale ” dite aussi “ surréflexion ”, Phénoménologie de la percep­ tion, Avant-propos, p. IX, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, col. TEL, 1986,p.61. 132 Patocka rappelle que Hegel fut le premier à faire dans le projet d’une phé­ noménologie comme « le chemin de la conscience naturelle (..) ou comme le che­ min de l’âme (..) pour se purifier à l’esprit quand, à travers la complète expérience d’elle-même, elle parvient à la connaissance de ce qu’elle est en soi-même », He­ gel, Phénoménologie de l'esprit, cité par J. Patocka, « Epochè et réduction » in Qu 'est-ce que la phénoménologie ?, tf. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1988, p. 250. 133 Critique de la raison dialectique, p. 167.

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surde de s’interroger sur les fondements phénoménologiques de la Cri­ tique de la raison dialectique elle-même.

II. Sartre et la différence ontologique

Tu vois cette brèche dans la porte ? C’est Dieu. Tu vois ce trou dans la terre ? C’est Dieu encore. Le silence, c’est Dieu. L’absence, c’est Dieu. Dieu, c’est la solitude des hommes. Il n’y avait que moi : j’ai décidé seul du Mal ; seul, j’ai inventé le Bien. Le diable et le bon Dieu, acte III, scène IV. A l’occasion d’une conférence prononcée, fin 1952, à Freiburg im Breisgau, Sartre rendit visite à Heidegger. Même si nous ne possédons pas un récit circonstancié de cette rencontre, on en devine facilement l’atmosphère à travers les souvenirs du secrétaire de Sartre. Dans ses mémoires, J. Cau nous rapporte en effet que Sartre est rentré à Paris de fort mauvaise humeur. Il lui dit que Heidegger ressemble à « un colo­ nel en retraite » et le compare assez énigmatiquement au « vieux de La Montagne magique » de Thomas Mann134. Manifestement, le contact

ne s’est pas établi entre les deux hommes. Comme cela arrive souvent avec Sartre — que l’on pense à sa collaboration avec John Huston pour un scénario sur Freud135 —, la discussion tourne court et se transforme

134 Sartre pense-t-il à Naphta, ce jésuite qui se suicide à la fin de l’ouvrage, baptisé par le voltairien rationaliste Settembrini, de princeps scholasticoruin 1 Th. Mann, La montagne magique, tf. M. Betz, Paris, le livre de poche, 1977, t. II, p. 45, 60,90. 135 J. Huston raconte : « Je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un d’aussi en­ têté et catégorique que Sartre. Impossible d’avoir avec lui une conversation. Impossible de l’interrompre. Sans reprendre souffle, il me noyait sous un tor­ rent de paroles Il m’arrivait, épuisé par l’effort, de quitter la pièce. Le bourdonnement de sa voix me suivait un moment et lorsque je revenais, il n'a­ vait pas même remarqué que j’étais sorti ». Cf. Sartre, Le scénario Freud, pré­ face de J.-B. Pontalis, Paris Gallimard, 1984, p. 11. i

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en un pur et simple monologue. Sartre confie d’ailleurs à Jean Cau qu’il a parlé de l’engagement à quelqu’un qui “ vomit l’engagement ”, et ajoute : « Il me regardait avec une infinie pitié. A la fin je parlais à son chapeau : un chapeau vert de chasseur de chamois136 ». A vrai dire le courant avait peu de chance de passer entre les deux hommes. Dans les Cahiers pour une morale, écrits entre 1947 et 1948, Sartre déclare : « à considérer les choses sans parti pris, Hegel repré­ sente un sommet de la philosophie. A partir de lui, régression : Marx apporte ce qu’il n’avait pas donné entièrement (développement sur le travail). Mais il manque beaucoup de grandes idées hégéliennes. Infé­ rieur. Dégénérescence marxiste ensuite. Dégénérescence allemande post-hégélienne. Heidegger, Husserl petits philosophes. Philosophie française nulle137 ». Le jugement est sans conteste lapidaire et quelque peu risible. N’oublions pas toutefois qu’il s’agit de notes de travail qui, en l’état, n’étaient pas destinées à la publication. Elles suffisent, ce­ pendant, à nous faire comprendre que le Sartre qui rend visite en 1952 à Heidegger est celui qui a découvert l’histoire, Hegel, et qui s’engage — d’aucuns diront : s’enfonce — toujours plus avant aux côtés des communistes. On en viendrait presque à se demander pourquoi Sartre, qui était ô combien économe de son temps, qui était alors plongé dans la rédac­ tion des Communistes et la paix, accepte de rencontrer Heidegger pour précisément parler d’engagement à un homme qui, on le comprend, ne voulait vraisemblablement plus en entendre parler. Et pourtant, c’est bien ce même Sartre qui, douze ans plutôt, dans une lettre à S. de Beauvoir d’avril 1940, se présente comme un zélateur de Heidegger, et

136 Cette visite aurait dû initialement avoir lieu à l’automne 1945 mais, se­ lon F. de Towamicki, Sartre n’obtint pas l’autorisation de séjour, et le train était complet. Rüdiger Safranski, Heidegger et son temps, tf. I. Kalinowski, Paris, Grasset, 1996, p. 366-67. F. de Towamicki, Martin Heidegger, Paris, Payot, 1999, p. 94. Jean Cau, « Croquis de mémoire » in Les temps modernes, N°531-533, oct.-déc. 1990, p. 1127-28. Récit assez différent de cette visite par S. de Beauvoir dans La force des choses, t. Il, p. 22. 137 Cahiers pour une morale, p. 67.

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qui, en écho au titre même de Sein undZeit intitule son essai d’ontolo­ gie phénoménologique : L’être et le néant. Que s’est-il donc passé ? Comment comprendre que Sartre, à la différence de Merleau-Ponty138, se détourne de Heidegger comme s’il avait épuisé une fois pour toutes l’œuvre de ce dernier alors même que celle-ci se poursuit ? Par-delà la question des engagements politiques et les considéra­ tions psychologiques sur le caractère des deux hommes, le “mur” qui sépare les deux philosophes nous semble avoir une signification plus fondamentale qui touche à l’histoire même de la phénoménologie. Aussi voudrions-nous tenter de dégager ici ce que nous appellerions, en soulignant son caractère méta-rationnel, la décision philosophique qui, d’emblée, sépare irrémédiablement Sartre de Heidegger. Et pour la clarté de notre propos précisons par avance que cette décision se rap­ porte, nous semble-t-il, à ce que Heidegger dénomme la différence on­ tologique {die ontologische Differenz)ï39• En d’autres termes, ce qui nous paraît séparer Sartre de Heidegger ce n’est pas la question de la différence entre ces deux étants que sont la conscience et la réalité, ni celle de la différence entre les manières d’être de ces deux étants : exis­ tence {Existenz) d’une part et subsistance {Vorhandenheit) d’autre part, mais plus fondamentalement la différence entre l’être {Sein) et l’étant {das Seiende)140. Dans cette perspective, nous voudrions tout d’abord revenir sur la lecture sartrienne de Heidegger — son célèbre contresens —, et déga­ ger ce que Sartre retient de celle-ci. Dans un deuxième temps, nous tenterons de distinguer la description sartrienne de l’être de l’étant d’u-

138 Françoise Dastur, Chair et langage, essai sur Merleau-Ponty, « Lecture de Heidegger », Fougères, Encre marine, 2001, p. 191 et sq. 139 Pour V. de Correbyter, de même, le thème de la différence ontologique trace entre Heidegger et Sartre « une frontière infranchissable ». Sartre face à la phénoménologie, p. 72. Cf., également, J. Simont, « Le néant et l’être, Sartre/Heidegger : deux stratégies » in La naissance du phénomène Sartre, éd. In­ grid Galster, Paris, Seuil, 2001, p. 159 et sq. 140 Nous empruntons cette présentation de la différence ontologique à J.-L. Marion, Réduction et donation, Paris, Puf, 1989, p. 192.

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ne part, de la pensée de la différence de l’être et de l’étant d’autre part. Enfin, à partir de l’analyse de quelques concepts apparemment com­ muns aux deux philosophes, nous voudrions prendre la mesure du fos­ sé qui sépare l’ontophénoménologie sartrienne du projet heideggérien d’une ontologie fondamentale.

a. Sartre, lecteur de Heidegger

On dit souvent que, pour Sartre, la lecture de Heidegger fut une ré­ vélation. On cite habituellement à ce propos les Carnets de la drôle de guerre au cours desquels Sartre élabore certains concepts fondamen­ taux de L'être et le néant : « Je veux réfléchir sur l’influence que Hei­ degger a exercé sur moi. Cette influence m’a paru quelquefois, ces der­ niers temps (février 1940), providentielle, puisqu’elle est venue m’en­ seigner l’authenticité et l’historicité juste au moment où la guerre allait me rendre ces notions indispensables. Si j’essaie de me figurer ce que j’eusse fait de ma pensée sans ces outils, je suis pris de peur rétrospec­ tive. Que de temps j’ai gagné. J’en serais encore à piétiner de grandes idées closes, la France, F Histoire, la mort141 ». Providentiel. Il faut bien convenir que le mot serait plus à sa place sous la plume d’un bon chrétien. Que recouvre-t-il en réalité ? Rappelons tout d’abord briève­ ment de quelle manière Sartre découvre l’œuvre de Heidegger, celle tout du moins publié avant la seconde guerre mondiale. D’une manière générale il nous semble nécessaire de nuancer l’af­ firmation selon laquelle ce n’est « pas avant les années de captivité (1940-1941) que Sartre a vraiment travaillé sur Sein und Zeit142 ». Nous dirions plutôt que la découverte de la phénoménologie heideggérienne s’est faite en plusieurs étapes. Dans un premier temps, en 1931, Sartre essaie de lire Heidegger mais cette première lecture demeure apparemment stérile143. De manière analogue, Sartre dit avoir acheté

141 Carnets de la drôle de guerre, p. 224. 142 A. Renaut, Sartre le dernier philosophe, Paris, Grasset, 1993, p. 44. 143 Ainsi Sartre affirme dans les Carnets de la drôle de guerre qu’il avait lu « sans comprendre, en 1930, Qu’est-ce que la métaphysique ? dans la revue

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Sein und Zeit au cours de son séjour à Berlin en 1934 mais que, « satu­ ré de Husserl », il en avait lu 50 pages et n’avait pas poursuivi plus loin sa lecture144. Il écrit dans les Carnets de la drôle de guerre : « Je com­ mençais Heidegger et j’en lu 50 pages mais la difficulté de son voca­ bulaire me rebuta ». Pourtant Sartre n’en resta pas là puisqu’il affirme dans ces mêmes carnets que depuis son séjour en Allemagne il avait à plusieurs reprises rouvert Sein und Zeit ; et il suffit de relire La trans­ cendance de l’ego, rédigé à Berlin , pour constater l’émergence expli­ cite de certains thèmes heideggérien à travers des concepts comme ceux d’angoisse, d’outil et de monde145 . Sans doute, la publication en 1938 de la traduction par Henry Corbin de Qu’est-ce que la métaphysique ? marque-t-elle une étape im­ portante dans la découverte sartrienne de Heidegger146. A ce propos, les Carnets de la drôle de guerre déclarent : « C’est alors que parut le livre de Corbin. Juste quand il le fallait. Suffisamment détaché de Hus­ serl, désirant une philosophie “pathétique”, j’étais mûr pour compren­ dre Heidegger ». Ensuite, Sartre dit avoir lu sans difficulté Sein und Zeit à Pâques dernières, c’est-à-dire en 1939, et c’est alors que, comme

Bifur ». A vrai dire, Sartre par l’intermédiaire de Nizan avait publié en 1931 un fragement de La légende de la vérité dans la revue Bifur qui comprenait égale­ ment la traduction d’un fragment de Was ist Metaphysik ?, mais selon S. de Beauvoir ils n’y auraient rien compris. S. de Beauvoir rapporte à ce propos : « nous n’en vîmes pas l’intérêt car nous n’y comprîmes rien ». Carnets, p. 225 note 1, M. Contât et M. Rybalka, Les écrits de Sartre, p. 53 note 1 ; S. de Beau­ voir, La force de l'âge, 1.1, p. 92. 144 Selon W. Biemel, ce serait un étudiant japonais de Heidegger qui aurait offert Sein und Zeit à Sartre. W. Biemel, Sartre, Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1991, p. 18. 145 Carnets de la drôle de guerre, p. 225 et p. 227. 146 Heidegger, Qu ’est-ce que la métaphysique, tf. Henry Corbin, Paris, Gal­ limard, 1938. Rappelons que cette traduction est accompagnée de celle de Ce qui fait l’être essentiel d’un fondement ou raison, de la traduction également des §46 à 53, sur l’être-pour-Ia-mort, et des §72 à 76, sur la temporalité et 1 historialité, de Être et temps ; des §42 à 45 de Kant et le problème de la métaphy­ sique, et de la traduction du texte de 1936 Hôlderlin et l'essence de la poésie.

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nous l’évoquions en introduction, Sartre se déclare « zélateur de Hei­ degger147 ». Enfin, alors qu’il est prisonnier en Allemagne Sartre relit Sein und Zeit en compagnie du prêtre catholique Marius Perrin qui af­ firme dans ses souvenirs : « Ce qui est pour moi une laborieuse initia­ tion n’est pour lui (Sartre) qu’une relecture en vue d’une œuvre qu’il médite148 ». Nous retiendrons de ces différents éléments, d’une part, que la découverte par Sartre de l’œuvre de Heidegger s’est faite pro­ gressivement et, d’autre part, qu’il ne suffit pas de dire que Sartre a lu Heidegger. Il nous paraît important, au contraire, de souligner que Sar­ tre, lecteur négligent s’il en est, a lu et relu à plusieurs reprises Heideg­ ger, et on peut penser que Sein und Zeit fait partie, avec les Recherches Logiques et le premier volume des Idées directrices de Husserl, des textes philosophiques que Sartre a le plus profondément médité au mo­ ment où il écrit L'être et le néant. Mais si Sartre a réellement et attenti­ vement lu Heidegger l’a-t-il pour autant bien lu ? Pour qui tient Sartre en quelque estime, il est toujours agaçant de constater le “ton grand seigneur” — celui-là même que Kant reproche à Platon lorsque ce dernier joue les mystagogues149 —, adopté encore et toujours par nombre de nos contemporains à l’encontre de l’auteur de L’être et le néant : cet ouvrage reposerait, répète-t-on, sur un contre­ sens lamentable lié d’une manière générale à une interprétation exis­ tentielle de Sein und Zeit, et réduit la pensée de Heidegger à une philo­ sophie existentialiste150. Rappelons alors qu’en leur temps de grands

147 Lettre du 23 avril 1940 à S. de Beauvoir. De même, dans une lettre du 9 janvier 1940 à S. de Beauvoir, Sartre dit au sujet de ses carnets : « il m’a sem­ blé qu’il y avait du vague, des gentillesses et que les idées les plus nettes étaient des resucées de Heidegger », Lettres au Castor, t. Il, Paris, Gallimard, 1983, p. 27 etp. 180 148 A. Cohen-Solal, Sartre, p. 281. M. Perrin, Avec Sartre au Stalag 12D, p. 64. 149 Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 394. 150 A. Boutot, Heidegger, Paris, Puf, col. Que sais-je ?, 1989, p. 40. Fr. Dastur, Heidegger et la question du temps, Paris, p. 40. Consacrant à Sartre le deuxième chapitre de son Heidegger en France, D. Janicaud rappelle avec hu­ mour qu’un cliché « forgé par les heideggeriens s’est répandu : Sartre aurait bâ-

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professeurs comme Jean Hyppolite ou Henri Birault ont su au moins reconnaître au contresens sartrien un caractère “ génial151 ”, Certains contempteurs vont plus loin, et croient découvrir dans L’être et le néant des insinuations plus que discutables à l’encontre de Heideg­ ger152. Ainsi, lorsque Sartre affirme à propos d’autrui que « l’image empirique qui symboliserait le mieux l’intuition heideggérienne n’est pas celle de la lutte, c’est celle de l’équipe », J. Launay s’indigne et dé­ nonce l’amalgame par Sartre du Mitsein de Heidegger à l’équipe alle­ mande des Jeux de 1936 ! A lire certains fidèles de la pensée heideggé­ rienne, on en viendrait presque à prendre Sartre pour ce critique pressé ou limité, que Kant évoque dans les Prolégomènes, et qui, feuilletant un exemplaire des Eléments d’Euclide, déclare tenir en main une mé­ thode de dessin153. Plus sérieusement. La pensée de Heidegger relève pour Sartre, tout du moins en 1945, de cet existentialisme athée dont il se réclame luimême et auquel L’existentialisme est un humanisme oppose un exis­ tentialisme chrétien représenté par Karl Jaspers et Gabriel Marcel154. Notons que, même s’il est contestable, un tel rapprochement n’est pas

ti sa propre philosophie en pillant les dépouilles d’un Heidegger mal compris, tel un éléphant trop littéraire dans un magasin de porcelaine de Saxe (ou plutôt de Souabe) ». Heidegger en France. Paris, Albin Michel, 2001, t. 1, p. 61. 151 H. Birault, Heidegger et l'expérience de la pensée. Paris, Gallimard, p. 1978,p.451. 152 EN, p. 292. Jean Launay, « Sartre lecteur de Heidegger ou l’être et le non », in Témoins de Sartre. 1.1, Les temps modernes. 1990, N°53 l-533,p.432, note 19. 153 Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, appendice, tf. J. Gi­ belin, Paris, Vrin, 1974, p. 170. J. Beaufret évoque lui-même, à propos de la ré­ ception de l’œuvre de Heidegger par ses contemporains, le malentendu entre Kant et certains de ses critiques qui est à l’origine de la mise au point des Pro­ légomènes. J. Beaufret, « Martin Heidegger et le problème de la vérité », in De l’existentialisme à Heidegger, Paris, Vrin, 2000, p. 77. 154 L'existentialisme est un humanisme, p. 17. Sans aucun doute, Sartre modi­ fiera par la suite son jugement, et Heidegger sera bien plutôt tenu, comme l’écrit D. Janicaud, pour un « idéaliste crypto-religieux ». D. Janicaud, op. cit.. p. 79.

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dépourvu de sens, et que ce point de vue fut et demeure relativement partagé. Il suffit pour l’établir de rappeler les lectures convergentes sur ce point de Jean Wahl ou d’Emmanuel Mounier qui, en 1962, dans son Introduction aux existentialistes, croit pouvoir identifier les concep­ tions sartrienne et heideggérienne de la transcendance155. Nous pour­ rions évoquer également la figure de J. Beaufret dont les palinodies sont relativement bien connues. Ainsi dans son article intitulé « A pro­ pos de l’existentialisme », écrit en 1945 pour la revue Confluences, avant sa première visite en 1946 à Heidegger, Jean Beaufret qualifie Heidegger d’existentialiste malgré lui. Et même dans sa conférence, « La philosophie existentialiste », prononcée en mai 1963, il convient qu’il est vrai, “ en gros ”, que la pensée de Heidegger relève de l’exis­ tentialisme156. Plus récemment, dans un petit livre particulièrement ri­ che consacré à l’existentialisme, Jacques Colette n’hésite pas à comp­ ter Heidegger et Sartre au nombre des principaux auteurs de ce courant philosophique qui commencerait avec Kierkegaard et se poursuivrait également à travers les œuvres de K. Jaspers et G. Marcel157. Il n’en est pas moins vrai que la lecture sartrienne de Sein und Zeit s’opère dans la perspective spécifique d’une anthropologie philoso­ phique et non d’une ontologie fondamentale au sens où l’entend Hei­ degger dès 1927 voire dès 1925 dans les Proiegomena'5*. Cependant,

155 J. Wahl, Petite histoire de l’existentialisme, Paris, éd. Club Maintenant, 1947 ; E. Mounier, Introduction aux existentialismes, Paris, Gallimard, 1962, p. 180-81. Sur cette question cf. G. Vattimo, « Esquisse d’un histoire de la ré­ ception », in Introduction à Heidegger, p. 155 et sq. 156 Toutefois, à la question du journalise Roger-Pol Droit : « Qu’est-ce qui vous avait poussé à rencontrer Heidegger ? », J. Beaufret déclare en 1974 : « Ce qui m’intéressait, à l’époque, c’était de découvrir auprès de lui ce que je croyais être l’arrière-plan de l’existentialisme de Sartre qui se réfère à Heideg­ ger dans l’Être et le Néant. Or je me suis vite aperçu que je faisais fausse rou­ te » J. Beaufret, De l’existentialisme à Heidegger, p. 34, p. 66 et p. 162. 157 J. Colette, L’existentialisme, p. 3 note 1. 158 Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, p. 98. En effet, c’est la découverte de l’intuition catégoriale, qui n’est elle-même possible que sur le fondement de l’intentionnalité, qui a permis à Husserl de réouvrir la voie des

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nous voudrions ajouter immédiatement que si la perspective sartrienne est bien une perspective existentielle, comme l’ont remarqué aussi bien Emmanuel Levinas que Jacques Derrida159, l’auteur de L'être et le néant ne se soucie nullement de l’attribuer à Heidegger. Sartre n’est pas un historien de la philosophie. En vérité, c’est bien plutôt le fonda­ teur de la phénoménologie, Husserl lui-même qui, quelques années au­ paravant, commet le fameux contresens attribué à Sartre. Dans une conférence de 1931, Husserl dénonce vigoureusement l’œuvre de celui qu’il considéra un temps comme son unique disciple160, et soutient que Sein und Zeit relève de cette “ anthropologie philosophique ” qui croit réformer la phénoménologie constitutive en la fondant exclusivement sur « l’homme et dans une doctrine de l’essence de son Dasein mondano-concret161 ». Ainsi, c’est au nom d’une phénoménologie véritable­ ment transcendantale qui, seule, accomplirait l’idée d’une ontologie

recherches ontologiques qui, de cette manière, demeurent à l’intérieur de la phénoménalité elle-même. Françoise Dastur, Dire le temps. Encre marine, 1994,p.57. 159 J. Derrida, Marges, Paris, Minuit, 1972, p. 137. E. Levinas marque éga­ lement avec précision ce qui sépare Heidegger de l’existentialisme lorsqu’il déclare : « ce qu’on a appelé l’existentialisme a certainement été déterminé par Sein und Zeit. Heidegger n’aimait pas qu’on donne à son livre cette significa­ tion existentialiste ; l’existence humaine l’intéressait en tant que “lieu” de l’on­ tologie fondamentale », Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 30. 160 En 1928, Husserl déclarait encore : « La phénoménologie c’est moi et Heidegger ». D. Caims, Conversations with Husserl and Fink, Den Haag, 1976, p. 9. tf. J.-M. Mouillie, Conversations avec Husserl et Fink, Grenoble. J. Millon, 1997, p. 91. 161 Husserl, « Phénoménologie et anthropologie », Husserliana XXVII, Aufsétze und Vortrége (1922-1937), tf. D. Franck, in Husserl, Notes sur Hei­ degger, p. 57 et sq. R. Cristin : « Husserl versteht den Sinn der von Heidegger gestellten Seinsfrage nicht, wenn er die durch die Henneneutik der Faktizitét ausgearbeitete ontologische Analyse als “philosophische Anthropologie” bezeichnet », Die Phénoménologie zwischen Husserl und Heidegger in E. Husserl-M. Heidegger, Phénoménologie (1927), Duncker & Humblot, Berlin, 1999,p.27.

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