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French Pages 184 [216] Year 1983
Les livres du souvenir
Mémoriaux juifs de Pologne présenté par Annette Wieviorka
et Itzhok Niborski
940.54050/LIVR Collection Archives
dirigée par Pierre Nora
et Jacques Revel
kj 18577 BIBLIOTHEQUE MUNICIPALE 0214DE 19399 MARSEI LE
A. Wieviorka enseigne l'histoire dans un lycée parisien. Elle a publié un récit,
L'Ecureuil de Chine (Presses d'Aujourd'hui, 1979). Elle mène des recherches
sur l'histoire du judaïsme polonais contemporain.
I. Niborski enseigne le yiddish à l'Université de Paris VII et à l'Institut Martin-Buber de Bruxelles.
Ses recherches portent sur la grammaire du yiddish. Il a publié de nombreuses traductions du yiddish, de l'hébreu et de l'espagnol. O Éditions Gallimard/Julliard, 1983.
Présentation 9
1/
L'impossible retour
2/
Les voies du souvenir
3/
L'éternité perdue
67
4/
Changer la vie
89
5/
Les Juifs et les autres
6/
La romance du shtetl
Transmettre ? Glossaire
Éléments bibliographiques Références
31 49
119 141
173
177 179
180
NOTE SUR LA TRANSLITERATION
De nombreux termes du vocabulaire religieux existent sous deux
formes, hébraïque et yiddish. Nous avons choisi la forme hébraï que, tout en laissant parfois, dans les textes cités, la forme yiddish.
Présentation
L'expression yiddish yizker-buh (livre du souvenir) est un
néologisme forgé après la Seconde Guerre mondiale par la juxtaposition du mot d'origine germanique buh (livre) et du mot hébreu yizkor (rappel du souvenir des morts), titre et premier mot de la prière à la mémoire des morts : Puisse l'Éternel notre Dieu se souvenir dans sa bienveillance
de l'âme de mon regretté X... en considération de l'offrande charitable que je fais pour honorer sa mémoire. Puisse l'âme de mon regretté X... participer à la vie éternelle auprès de nos patriarches Abraham, Isaac et Jacob, de nos pieuses mères Sarah, Rébecca, Rachel et Léa, et de tous les justes qui jouissent de la béatitude éternelle ¹.
Ces livres, bien qu'appartenant à la littérature laïque nous employons ici le mot littérature dans le sens de chose écrite -, se
placent directement sous le signe d'une mémoire ayant une
dimension sacrée. Ils tiennent la place de mémorial, d'office commémoratif pour des morts sans sépulture. Dès la libération des camps d'extermination,
des
comités
historiques se réunirent dans les camps pour personnes déplacées et constituèrent des commissions pour rassembler les témoignages des survivants et établir la chronique du massacre. Bientôt, on passe de cette chronique à l'histoire et à la vie d'avant le génocide.
Et ce n'est pas le chroniqueur professionnel rabbin ou
talmudiste érudit, historien ou ethnologue qui tient la plume. On donne la parole à tout le monde. Avoir vécu dans une communauté, être rescapé du génocide, suffit à légitimer l'écrit et la parole. On rassemble ces écrits et ces paroles dans des livres qu'on nomme yizker-biher.
9
Présentation
La mémoire et l'histoire
C'est un lieu commun d'affirmer que les Juifs nourrissent un
rapport particulièrement fort avec leur histoire. Dans nos sociétés, le mot histoire désigne aussi bien ce qui est
arrivé que le récit de ce qui est arrivé; l'histoire est donc soit une suite d'événements, soit le récit de cette suite d'événements. Ceux ci sont réellement arrivés : l'histoire est le récit d'événements vrais,
par opposition au roman, par exemple. Par cette référence à une vérité, l'histoire, comme discipline, s'apparente à une science. Elle est une activité de connaissance. Si l'on accepte cette définition de l'histoire, force est de constater
que la tradition juive est a-historique. Dans la tradition talmudi
que la refonte de l'histoire est parfaitement admise.
Ce qui
importe, c'est la cohérence, une cohérence qui ne se soucie guère de chronologie et met à plat événements et personnages : pour les hassidim *, le patriarche Abraham est contemporain du Baal
Shem Toy, le fondateur de leur mouvement au XVIIf siècle. La Sortie d'Égypte fait partie des récits fondateurs du peuple juif. Elle
se répète chaque année dans la cérémonie du Sedder, la soirée de la Pâque, où la lecture de la Haggada, qui conte l'Exode, scande les différentes phases d'un repas où chaque mets est un symbole; et cette répétition, qui abolit le temps, fonde la légitimité de l'événement. La distinction que l'on trouve chez les Grecs entre
mythos et logos, entre mythe et pensée rationnelle, n'existe pas chez
les Juifs.
La doctrine se transmet de siècle en siècle,
essentiellement par le Livre, les écrits talmudiques et les commen taires sur les écrits talmudiques.
Dans cette tradition, certains écrits ont une fonction spécifique.
Celui qui meurt, assassiné parce qu'il est juif, est mort pour la
, et une signature inconnue. Je rencontrai la première personne que je connaissais. J'appris
qu'il y avait un comité juif à Praga ¹. 1945.
La Pologne est libérée. 5 % des 3250 000 Juifs qui
habitaient sur son territoire ont survécu. Aux rescapés des camps
de la mort s'ajoutent ceux qui sortent des bunkers, des caves, des forêts où ils s'étaient cachés et quelques milliers de Juifs qui se * L'un des faubourgs de Varsovie. 33
L'impossible retour
trouvaient dans les rares camps de travail et que les Allemands n'ont pas eu le temps d'exécuter sur place ou d'évacuer vers les lieux de l'extermination.
Czestochowa est la seule ville de Pologne où quatre camps ont été ouverts après les déportations. Il s'y trouvait 10990 Juifs. Parmi eux, 3490 de Czestochowa et 7500 venus d'autres villes et villages de Pologne. Czestochowa est aussi la seule ville de
Pologne où 5 194 Juifs ont été sauvés par l'armée victorieuse de I'U.R.S.S. qui les libéra le 16 janvier 1945².
Et naturellement, ils cherchent les repères de leur vie antérieure.
Immédiatement se présentent à eux les signes de l'exclusion
- la
maison est occupée par des Polonais - et les signes de l'espoir - il y avait un comité juif à Praga.
Retour à la vie ?
Dès la Libération se met en place un réseau d'institutions
destinées à venir en aide à ceux qui ont échappé à la déportation et aux survivants des camps. En juillet 1944, à Lublin où siège le Comité polonais de Libération nationale, se forme un Comité juif.
Rebaptisé Comité central des Juifs de Pologne en octobre 1944, il se transporte, au début de 1945, à Varsovie après la libération de
la ville. Son président est un sioniste, Émile Sommerstein, membre du Gouvernement provisoire de la République de Pologne. Au départ, le Comité pare au plus pressé et assiste matériellement ceux
qui ont tout perdu. Rapidement, il s'inquiète de leur faciliter le
retour à une vie productive et entreprend de reconstruire la vie sociale et culturelle juive.
Plus de deux cents comités locaux
constitués durant les premiers mois de 1945 permettent le retour à la vie dans toutes les localités de Pologne où se trouvent encore des Juifs.
Il faisait déjà presque sombre quand j'y arrivai [au Comité juif]. Je me fis enregistrer et fis savoir par la radio que j'étais en vie. Le local était plein d'hommes de retour des forêts ou sortis de leurs cachettes. Le couvre-feu était encore en vigueur et il
n'était pas question de retourner à Varsovie le jour même. Nous passâmes notre première nuit de liberté plancher du Comité juif de Praga. Le
lendemain,
retour
à
Varsovie,
à
la
sur
« maison ».
le
dur
Notre
maison était un bunker dans l'ancien « petit ghetto »>. 34
Beaucoup de jours passèrent avant que nous nous décidions à abandonner notre cachette pour occuper une des rares maisons restées entières de la rue Koszykowa. On comprendra aisément qu'il n'y avait plus de vitres dans l'appartement, mais des planches et des morceaux de carton.
Je restais
toujours sans lien
avec Lodz. Mais de tristes
nouvelles se frayaient leur chemin vers nous. Je savais déjà que l'offensive soviétique de janvier était venue trop tard. Pendant
des jours, j'hésitais. Par quoi commencer? Retourner à Lodz. l'étrangère? Rester à Varsovie? L'attachement pour Lodz triompha et j'y retournai en mars 1945. Dans ma vie commença
un nouveau chapitre qui dura douze années dures et violentes ³. L'homme qui, quelque trente ans après, fait ainsi le récit de sa réinstallation en Pologne s'appelle Rogojinski. C'est un dirigeant sioniste. Par attachement pour sa ville, il choisit de rester. Et il
reste, devenant vice-président du Comité juif de la voivodie de Lodz et président du K.K.L., le Fonds national juif pour l'achat de terres en Palestine. Son désir de vivre à Lodz n'obéit à aucun
appel idéologique, contrairement à celui de certains communistes qui restent ou reviennent, de France notamment, pour construire le socialisme dans ce qu'ils considèrent toujours comme leur patrie.
Pourtant, le retour des Juifs est vécu par les Polonais comme une intrusion. On a profité de leur absence pour occuper l'espace urbain et l'espace social qui étaient les leurs avant la guerre.
Quand les militaires allemands quittèrent Lodz* des dizaines de milliers d'Allemands, des habitants de Lodz, quittèrent aussi
la ville. Mais leurs appartements, auparavant logements des
Juifs, avaient déjà été pris par des Polonais. Les Juifs qui étaient revenus dans leur ville natale avaient trouvé leurs logements d'avant occupés par des personnes inconnues qui les avaient
regardés comme on regarde des ennemis 4. Ce témoignage, nous l'avons retrouvé identique dans de nom breux récits et dans le film de Robert Bober, Réfugié provenant
d'Allemagne, Juif apatride d'origine polonaise, tourné à Radom en 1976.
Les Juifs acceptent souvent cette spoliation, exemple à l'idée de récupérer leurs commerces.
renonçant par
* Lodz comptait, au recensement de 1931, plus de 202 000 Juifs. En outre, une nombreuse population ouvrière d'origine allemande y travaillait, notamment dans l'industrie textile.
35
L'impossible retour
Les Juifs qui, d'un nombre supérieur à cinq mille, retournèrent
à Czestochowa dès 1945, venant des camps d'esclavage des alentours, ne tentèrent même pas de récupérer leurs commerces. Ils sont allés travailler dans les usines ou coopératives de l'État, et aussi comme fonctionnaires 5.
Reconstruire, réparer
Ce qui permet de penser que la vie juive est à nouveau possible en Pologne, c'est la position nette, sans aucune ambiguïté, du nouveau gouvernement.
Le 22 juillet 1942, dans les rues du ghetto de Varsovie, parut un décret sur la « réinstallation des Juifs » sur un autre « terri
toire ». Il apparut que ce territoire était une fabrique de mort Deux ans plus tard, le 22 juillet 1944, fut rendu public le manifeste du Comité polonais pour la Libération nationale où l'on promettait la liberté et l'égalité à tous les citoyens de la
République populaire, sans différence d'origine, de religion et de nationalité. Pour la première fois dans l'histoire de la Pologne, il y avait dans le nouveau gouvernement un représentant juif, un
représentant du peuple juif, député à la diète polonaise, le sioniste Emile Sommerstein.
Le pays était infesté par l'antisémitisme S.S., mais le nouveau pouvoir faisait beaucoup pour éliminer cette peste. Les manifes tations ouvertes d'antisémitisme étaient punies et les antisémites
se terraient. Par endroits, la violence surgissait, principalement sur les routes. Même celle de Lodz à Varsovie n'était pas sûre.
Bien que le gouvernement fût composé de représentants de différents partis politiques, comme le parti socialiste polonais, le parti du Peuple, et bien évidemment le parti ouvrier polonais [communiste], tous les nationaux polonais ne le soutenaient pas.
À l'horizon se dessinait un nouveau phénomène politique, les Comités juifs. Ils avaient augmenté à mesure que de nouvelles zones étaient libérées. Les Juifs s'étaient réjouis de la liberté
revenue. Avec la fin de l'hitlérisme, il semblait qu'une époque
nouvelle se construisait, une époque qui serait libre de persécu tions raciales, de pressions économiques et politiques. [...] Quand je me suis montré à Lodz, en mars 1945, la vie était
déjà plus ou moins organisée. La ville était restée pratiquement 36
intacte. Le seul quartier qui avait été détruit était le Balout; c'était un exploit des Allemands (la même chose est aussi arrivée à Varsovie.
Après avoir conduit
les Juifs hors du ghetto,
ils
emportèrent tous leurs biens en Allemagne et détruisirent les
appartement vides). L'administration de la ville et ses services fonctionnaient. Les
installations de gaz et d'électricité étaient restées intactes. Les tramways avaient une autre couleur et un autre itinéraire, mais
parcouraient
la ville entière.
Les commerces, bien que peu
approvisionnés, étaient dans leur majorité ouverts et accessibles
à la population. Une chose manquait pourtant dès le départ : les logements... Ce qui attira mon attention, c'est que la vie associative juive était déjà en partie reconstituée. Rue Srodmiejska (qui prit plus tard le nom de Wieczkowski) fonctionnait déjà un Comité juif qui menait une activité vivante. Il portait sur ses épaules une
responsabilité extraordinaire car Varsovie avait été presque
détruite. Lodz, la cendrillon des villes polonaises avant la guerre, était devenue la capitale de fait. Elle avait le mérite de se trouver
au centre de la Pologne et près de Varsovie. On commença à ouvrir à Lodz plusieurs institutions centrales, pas seulement étatiques, mais juives aussi. C'est là que se trouvaient la presse juive centrale, la commission historique centrale, les comités des
partis politiques et d'autres institutions comme les deux fonds nationaux pour la Palestine.
À Lodz se trouvaient aussi des Juifs, originaires de cette ville ou non, sauvés des bois et des bunkers, ceux de retour des camps
allemands ou rapatriés par milliers de Russie. La plus grande partie de ceux qui revenaient ne possédait pratiquement rien. Le Comité juif devait pourvoir aux besoins des gens. On intervint auprès du pouvoir de la ville pour qu'il distribue des logements et des meubles. Vite, on organisa un magasin au 32 rue Narutowicz, où l'on distribuait vêtements et vivres aux nécessiteux.
Nourriture et vêtements commencèrent à parvenir d'orga nismes
étrangers
comme
le Joint*.
Peu
de
temps après
la
Libération, une délégation du Joint arriva en Pologne qui mit sur pied une aide systématique en argent, vêtements et nourriture. Une des contributions importantes du Comité fut de rendre possible la recherche et les retrouvailles des membres de familles
* Joint American Jewish Joint Distribution Commitee organisation américaine fondée en 1914 pour venir en aide aux victimes juives de la Première Guerre mondiale, et qui poursuit son œuvre d'assistance tout au long du xx° siècle.
37
L'impossible retour
dispersés de par le monde. Tous ceux qui arrivaient étaient
enregistrés. Le réseau des Comités juifs enserrait le pays entier. Là où se trouvait un groupe de Juifs se créait un comité. Les Comités s'échangeaient les listes avec les noms et adresses de ceux qui étaient retrouvés et de ceux qu'on recherchait. Le
Comité juif de Lodz reçut en masse de l'étranger des questions sur le destin de certains habitants de Lodz. Une partie venait pour rechercher leur famille, une partie pour se reposer et prendre les forces qui leur permettraient de continuer plus loin. D'autres voulaient rester en Pologne et recommencer une vie nouvelle.
Pour ceux qui avaient décidé de rester en Pologne, on avait organisé toute une série de coopératives de travail, principale
ment de tailleurs et de cordonniers. Dans le Comité juif de Lodz
se trouvait une section spéciale pour la production qui s'occupait
d'organiser les coopératives. Cela n'était guère facile. On avait dû trouver des locaux adaptés et approvisionner les coopératives en matières premières. On doit vraiment remercier le Joint dont les fonds furent en grande partie utilisés pour rendre les Juifs
productifs. Les coopératives produisirent aussi un travail social et
culturel
ramifié.
Elles
étaient le
réservoir
humain
où
l'on
pouvait puiser les forces et les talents pour le cercle dramatique et la chorale qu'on avait organisés auprès du Comité juif.
La banque, que l'on avait créée auprès du Comité juif, joua un rôle important pour rendre les Juifs productifs. Elle prêtait de
l'argent aux artisans individuels et aux autres personnes pour leur permettre d'ouvrir des ateliers privés. Le directeur de la banque était Marc Bialkover (habite maintenant à Melbourne), un des fondateurs du Comité de Lodz 6.
Mais il ne faut pas seulement reconstruire, il faut aussi réparer : réparation spirituelle et corporelle qui sont mises sur le même plan.
On organisa un asile de nuit pour les Juifs qui erraient à partir
des divers camps. Une station de séjour pour les sans-abri
temporaires. Un logement collectif et une halte pour les plus
jeunes. Une école éducative pour les enfants et les jeunes. Grâce
au travail actif de deux docteurs, M. Spirowitch et B. Rozano witch, on ouvrit deux stations d'aide médicale [...] Dans un
village à proximité de Czestochowa, on organisa une maison de repos pour convalescents et personnes physiquement épuisées.
Les invalides furent soignés, non seulement physiquement mais aussi avec des journaux, du cinéma, du théâtre, des prothèses
38
pour les mains et les pieds. Chacun apprit, selon ses possibilités, un métier approprié 7.
La mutilation spirituelle est particulièrement insoutenable
quand elle concerne les enfants. Beaucoup ont été sauvés par des Polonais ou placés dans des couvents où ils ont été convertis au catholicisme.
La
conversion
a toujours été vécue comme une
trahison et le père dont l'enfant embrasse une autre religion prend le deuil de celui qu'on considère comme mort, et dont on ne doit
plus prononcer le nom. Dans le contexte de l'après-guerre, les jeunes générations sont plus que jamais celles qui doivent assurer la continuité d'un groupe désormais exsangue. On comprend aisément pourquoi il est si important de les réintégrer dans la communauté.
Un problème encore plus grand fut la question des enfants; outre qu'on dut faire des recherches pour les retrouver et obtenir leur rachat, se dressa la question de leur condition physique,
spirituelle, psychologique... Certains souffraient de troubles nerveux. D'autres étaient traumatisés. Certains refusaient de se reconnaître comme Juifs et certains manifestaient même de
l'hostilité envers les Juifs et le judaïsme; certains montraient de fortes tendances au vol et à la délinquance; il y avait aussi des
enfants convertis à la religion catholique qui, dans la maison d'enfants, se mettaient à genoux avant d'aller dormir et à chaque
réveil, et priaient avec l'image de la « Sainte Mère >> devant les
yeux. C'était un problème difficile à résoudre, même pour les pédagogues les plus expérimentés et les psychologues les plus
compétents. On mobilisa les intelligences. Les éducateurs les plus chevronnés, les meilleurs amis des enfants firent preuve de cœur et de bonté dans ce problème difficile et lourd de responsabilité qui fut, après des mois d'un travail épuisant,
partiellement réglé ³.
L'antisémitisme
après le génocide
En juillet 1946, alors que les deux cent cinquante mille Juifs à peine réinstallés commencent à se réhabituer à vivre, éclate, dans la ville de Kielce, un véritable pogrome. Jeudi, 4 juillet 1946, au petit matin, on nous fit savoir que la
police avait 39
arrêté
un Juif accusé d'avoir enlevé
L'impossible retour
un enfant
d'accord, mais pour l'hébreu on dut se battre). On tint des sessions incessantes, des conférences. Nous rencontrâmes des obstacles de tous côtés. Et nous les écartâmes tous. La seule pensée qui nous guidait était la réalisation de la chose sacrée à la
mémoire des martyrs de Lodz. C'était de découvrir enfin, près de l'entrée du cimetière juif, le monument. Des Juifs de toute la Pologne vinrent honorer les nôtres. Mais
nous n'étions pas tranquillisés et la question de savoir qui s'occuperait des pierres tombales et viendrait les visiter quand la Pologne, nous le savions, serait devenue judenrein continuait de nous torturer.
Notre martyr, le professeur Simon Doubnov, victime lui aussi de Hitler, raconta que, lorsque les Juifs furent chassés d'Espagne
en 1492, leur dernier regard fut pour la tombe de leurs parents. Ils donnèrent de l'argent à leurs ennemis, les Espagnols, et leur demandèrent de veiller aussi longtemps que possible sur les tombes.
Qui, aujourd'hui, veillera sur tous les lieux sacrés ?
Les
quelques malades, vieillards, invalides qui n'ont, hélas, plus la force de quitter le pays ? On peut être sûr que les Polonais n'y prêteront pas attention. Oi Veï! Le souvenir réclame toujours.
Les mots de Dieu à Caïn résonnent encore : « La voix du sang
de ton frère crie du sol vers moi ¹2. »
L'année où ceux de Lodz réussirent à ériger leur monument est aussi celle où ils doivent, encore une fois, quitter la Pologne,
abandonnant tout. Plus tard, lorsqu'une dernière vague d'antisé mitisme, celle de l'année 1968, balaya un pays où il ne restait que
de minuscules témoins du peuple juif, devaient s'effacer les dernières traces : les noms.
Il est compréhensible qu'après les émigrations de masse des Juifs
en 1947-1948 et 1956-1957, et aussi plus tard, les coopératives aient perdu leur caractère spécifiquement juif. Les coopératives portaient les noms de militants communistes juifs de la Pologne d'avant guerre mais, après la guerre des Six Jours, même les
noms juifs devinrent gênants
13.
Il n'y a plus de Juifs à Rzeszow et leurs tombes n'y sont pas
restées. Plus une seule maison juive, plus un simple coin, pas une seule plaque commémorative pour signaler que les Juifs ont vécu et été actifs dans cette ville. Le vieux cimetière, dans la rue de la
Synagogue, a été labouré et transformé en jardin municipal. Le nouveau cimetière, sur la route de Lancut, a été cassé et détruit 46
officier polonais s'était présenté pour exiger qu'on lui rende les armes que nous avions...
Il y avait deux pièces et un couloir. Les soldats avancèrent par le couloir en tirant des coups de feu. Ils pénétrèrent dans la
première pièce, puis dans la deuxième, tuant ou blessant les jeunes gens qui s'y trouvaient. En descendant de mon bureau, j'entendis des tirs et des cris. Nous nous réfugiâmes donc dans une pièce, assis à même le sol à cause des balles qui entraient par les fenêtres. A ce moment-là, le téléphone sonna. Le docteur Kahane, qui
attendait une communication du gouvernement
régional, entra dans la pièce partiellement détruite où le poste téléphonique se trouvait sur le plancher. Il s'allongea par terre et
commença à parler mais, soudain, des soldats firent irruption et le tuèrent sur place de plusieurs balles...
Nous devions apprendre qu'à
Varsovie on était déjà au
courant, à 13 heures, de ce qui se passait à Kielce. Le lendemain, vendredi, l'officier Albert, un officier juif des Forces de Sécurité,
vint me dire qu'un groupe de journalistes américains allait visiter l'hôpital; il me pria d'aller les voir et de ne pas dire que le
pogrome avait été commis par l'armée et la police, afin de ne pas nuire au gouvernement polonais.
Je me suis ensuite rendu à l'hôpital où j'ai trouvé environ quatre-vingts blessés et quarante tués. L'officier chez qui je logeais m'a confié que le commandant des Forces de Sécurité,
Sowczynski, qui aurait dû accourir avec les forces de l'École d'officiers de la police de Slowik, près de Kielce, pour maîtriser la foule,
les avait fait traîner pendant une heure et demie,
prétextant une conférence. Le dimanche, M. Mordhe Gertler vint me voir pour me dire
que les blessés hospitalisés s'étaient mis en grève de la faim pour obtenir d'être soignés ailleurs qu'à l'hôpital municipal où ils
craignaient d'être empoisonnés par les infirmières polonaises. En outre, ils ne supportaient plus la vue des gardes armés. Ils
exigeaient qu'on fasse venir un médecin juif. J'ai donc demandé à la police une voiture sous protection armée pour aller à Czestochowa où il y avait alors des médecins juifs. Malgré tous mes efforts, je n'ai pas réussi à trouver un seul médecin juif prêt à se rendre à Kielce. Seule une infirmière juive, Mme Majtlis,
accepta de m'accompagner [...] Le mardi eut lieu le premier procès militaire contre dix des émeutiers, tous des civils, sauf un agent de police. Ce dernier, en
compagnie d'un chauffeur et d'un autre civil, avait traîné Mme Fisz hors de la ville et l'avait tuée à coups de fusil, de même
que son bébé. Quand on lui demanda pourquoi il avait aussi tué 41
L'impossible retour
le bébé, l'accusé répondit : « Je ne pouvais pas le laisser vivre, puisque sa mère était morte. » Neuf des accusés furent condam nés à mort, et une femme à dix ans de travaux forcés.
Les
exécutions eurent lieu le lendemain.
Ce même 4 juillet 1946, les émeutiers avaient aussi pris d'assaut le train Czestochowa-Kielce; le mécanicien de
la
locomotive avait ralenti exprès la marche ; tous les passagers juifs avait été obligés de descendre et tués. Plus tard, je demandai au gouverneur régional de me communiquer le nombre des per
sonnes ainsi tuées, mais il me fut répondu qu'on l'ignorait [...] Pendant les semaines que nous passâmes encore à Kielce, les enquêtes policières et judiciaires se poursuivirent. Je ne connais
pas les résultats des autres procès, car nous ne fûmes pas autorisés à y assister. Signalons qu'après les événements, la
police arrêta plusieurs fonctionnaires polonais. Soit dit en passant, les frais d'hospitalisation des blessés et d'enterrement des tués furent couverts par le Comité central des Juifs de Pologne
Les éléments du pogrome que relate ce récit sont « classiques ». La disparition d'un enfant polonais évoque, en filigrane, les
accusations de meurtre rituel. La provocation policière, la dispari tion des forces armées au moment de l'émeute, leur arrivée au
moment où tout est terminé rappellent le scénario de presque tous les pogromes. Pourtant, on relève dans ce récit des indices qui tendent à montrer que quelque chose a changé dans
l'État
polonais présence d'un capitaine juif, procès et exécution immédiate de ceux qu'on désigne comme responsables des assassi
nats. Mais la lumière sur l'affaire n'est pas totale; les Juifs ne furent pas autorisés à être présents dans la suite des procès et ne furent pas dédommagés matériellement. L'ambiguïté des autorités polonaises est relevée dans les déclarations des dignitaires de
l'Église polonaise par le rabbin David Kahane.
La déclaration du primat de l'Église catholique polonaise, le cardinal Hlond, se caractérisa par son ton éhonté et agressif à l'égard du peuple juif. Pressé par les journalistes étrangers, le cardinal daigna finalement publier son point de vue où il disait :
l'Église catholique est opposée à tout meurtre; elle le condamne, quelles que soient ses causes et origines. En ce qui concerne les
assassinats de Juifs à Kielce, le cardinal pense qu'ils ne sont pas dus à une haine du peuple polonais envers les Juifs, ce n'est pas du tout une question d'antisémitisme. À la fin de cette déclara
tion ambiguë, il est dit que le cardinal s'oppose à la participation 42
du peuple juif à la vie de la société polonaise. Il y a beaucoup
trop de Juifs aux postes clés du gouvernement, beaucoup trop de hauts fonctionnaires et d'officiers dans l'Armée. En disant cela,
le cardinal se démasquait, il semblait donner raison aux assail lants qui auraient agi en conformité à la ligne tracée par l'Église :
les Juifs ne doivent pas se mêler des affaires intérieures des chrétiens 10
L'Église et les autorités polonaises minimisent donc la portée du
pogrome qui est pourtant considérable sur tous les Juifs de Pologne. Qu'on puisse, après le génocide, tuer à nouveau des
Juifs semble impensable. Qu'on l'ait fait réveille avec violence les craintes ancestrales et la blessure toute fraîche et incicatrisable de
la guerre. Les Juifs sentent à nouveau l'insécurité et une véritable psychose s'empare d'eux. Si le chiffre de 40 morts, en regard des 3 250 000 victimes du génocide en Pologne, est dérisoire, émotion nellement,
l'événement est insupportable.
Les Juifs quittent
d'abord les villages où ils se sentaient trop isolés, puis le pays. Certains tournent leurs regards vers Israël : l'État n'est pas encore créé mais on commence à croire à la possibilité qu'il le soit.
L'exode et la mémoire
Pourtant, la situation commença se modifier. Les agisse ments des forces réactionnaires et obscures dans le pays, la
situation psychologique des Juifs et la position de certains courants politiques du milieu juif poussèrent les Juifs de notre
ville à l'exode. La colonie de Czestochowa commença à se rétrécir. On liquida des boutiques, des ateliers, des coopératives et autres établissements 11 ¹¹.
Le yizker-buh de Czestochowa, une des villes de Pologne où la vie juive perdura après la guerre, donne quelques statistiques. Le
chiffre de la population s'était stabilisé: 1235 habitants juifs demeuraient dans la ville et 69 dans les villages environnants après
le départ des réfugiés, à la fin de 1945. Après le pogrome de Kielce, il n'en reste que 862 dans la ville et 49 dans les villages
environnants. En décembre 1949, l'année qui suit la création de l'État d'Israël, les Juifs ont disparu des villages, et il n'en reste que 612 dans la ville, chiffre réduit à 404 l'année où est rédigé l'article, en 1954.
Au fur et à mesure que le nombre des Juifs diminue comme une
peau de chagrin, que l'on sent que leur histoire millénaire sur cette 43
L'impossible retour
terre va être définitivement close, se pose au dernier quarteron de ceux qui, l'illusion chevillée à l'âme, continuent à vouloir habiter
de façon juive dans un pays ethniquement homogène depuis la
rectification des frontières au lendemain de la guerre, le problème du souvenir: comment laisser une trace sur cette terre ?
C'était en
Pologne,
en
1956.
L'année de
la « révolution
d'octobre » polonaise qui mit fin à la domination stalinienne et
eut pour résultat l'arrivée au pouvoir du « bon » Wladyslaw Gomulka.
Le pays se débattait dans les problèmes. Les Juifs de Pologne, en plus des problèmes généraux, avaient les leurs propres. Une
question tourmentait les Juifs de Lodz à laquelle ils n'avaient pas
encore trouvé de réponse : comment réaliser leur désir d'ériger un modeste monument à la mémoire des Juifs de Lodz assas sinés ?
Des années durant nous, les Juifs de Lodz, nous sommes posé une question : est-il possible que nous disparaissions silencieuse
ment sans laisser dans la ville qui, par le passé, bouillonnait de vie juive, une tombe modeste à nos martyrs ? Lodz était, tout compte fait, la deuxième grande ville juive de Pologne. Dans notre ville natale, près d'un quart de million de Juifs avaient vécu
et créé. Personne d'entre nous n'est capable de recenser toutes les institutions qui existaient par le passé. Pourtant, jusqu'en 1956, nous n'avions aucun pouvoir, ni politique, ni financier, et
nous ne pûmes rien faire [...] En fait, les Juifs réalisèrent le même jour deux choses sacrées : 1.
L'érection d'un modeste monument;
2.
La mise en terre de trois cercueils contenant les ossements
de quatre-vingt-quatre femmes juives de Lodz qui avaient été tuées à Mereshin, non loin du tristement célèbre camp hitlérien
de Stutthof [...]. À Lodz vivait un Juif qui fabriquait des casquettes (malheu reusement nous avons oublié son nom) chez qui les paysans avaient l'habitude de venir acheter de la marchandise. C'est des
paysans que le fabricant apprit que, sur les champs de Mereshin, étaient éparpillés les ossements de femmes juives assassinées qui étaient internées pendant les années de guerre. Par différents
moyens, l'homme réussit à savoir que sa femme avait été tuée dans le même camp.
À partir de ce moment, le fabricant de casquettes ne put trouver le calme. Il était perpétuellement torturé par la pensée de
mettre
en
terre
les ossements
de
sa
femme
et
des
autres
victimes abandonnées. Enterrées comme des chiens!... Ça, non ! 44
Cet homme ne trouvait plus le repos. Il commença par crier alarme, réveiller, réclamer son dû auprès de tous ceux dont il
pensait qu'ils pouvaient l'aider à réaliser sa tâche sacrée. On le rencontrait tous les jours dans le local de l'Union culturelle où il déversait son cœur douloureux, réclamait, demandait, exigeait qu'on fasse cette chose sacrée. Et, le moment venu, la mise en terre des ossements de ces femmes victimes de l'hiltlérisme eut lieu dans l'honneur.
Le 13 avril 1956, au cimetière de Lodz, furent mis au tombeau les ossements des femmes juives.
L'auteur de ces lignes prit alors la parole, au cimetière, lors de la réunion des Juifs de Lodz, et rappela entre autres les paroles
de notre prophète Ézéchiel : « Fils de l'homme, ces ossements peuvent-ils revivre ? » Les ossements desséchés que nous avons fini par mettre en terre vivront toujours en nous comme un souvenir et une vision.
À partir de ce moment, il fut plus facile pour nous d'entrepren dre la réalisation de l'érection du monument pour faire entrer dans l'éternité notre kehila Lodz et acquitter la dette dont nous étions redevables envers les nôtres.
Cela coûta une fatigue
colossale, de l'énergie et, aussi, cela se comprend, beaucoup de moyens financiers. Nous voulons mettre l'accent sur le fait que nous ne désirons
pas comparer notre acte avec l'érection, en avril 1948, à Varsovie, du monument pour le cinquième anniversaire de l'insurrection héroïque du ghetto. A Varsovie, la Seconde Guerre venait de se terminer. Les ruines et les fractures étaient
encore fraîches dans la mémoire de tous. Il n'y eut pas de difficultés financières. Les Juifs de l'étranger contribuèrent à couvrir la dépense. Même la situation politique en Pologne était,
à l'époque, différente. Le pouvoir soviétique n'avait pas encore
étendu sa patte sur tout et sur chacun. On devait encore un peu
compter avec le monde extérieur qui était plein des remous du génocide. A Lodz, nous avons dû nous occuper de l'érection du monument dans des circonstances bien différentes.
Cette pensée aussi avait mûri tardivement. D'abord, dans les années
1945-1946-1947.
En 1947, on posa même la première
pierre d'un tel monument. Mais, du fait de la dissolution des
partis politiques, on fit silence sur ce sujet. À cette époque, le Joint était encore « kasher ». Il avait promis une forte somme
d'argent pour aider à réaliser le projet. Mais des difficultés de caractère technique étaient apparues. Il fallait désigner un endroit approprié, élaborer le projet du monument, sa forme et même la langue de l'inscription (yiddish, polonais, on était 45
L'impossible retour
d'accord, mais pour l'hébreu on dut se battre). On tint des sessions incessantes, des conférences. Nous rencontrâmes des obstacles de tous côtés. Et nous les écartâmes tous. La seule pensée qui nous guidait était la réalisation de la chose sacrée à la
mémoire des martyrs de Lodz. C'était de découvrir enfin, près de
l'entrée du cimetière juif, le monument. Des Juifs de toute la Pologne vinrent honorer les nôtres. Mais
nous n'étions pas tranquillisés et la question de savoir qui s'occuperait des pierres tombales et viendrait les visiter quand la Pologne, nous le savions, serait devenue judenrein continuait de nous torturer.
Notre martyr, le professeur Simon Doubnov, victime lui aussi
de Hitler, raconta que, lorsque les Juifs furent chassés d'Espagne
en 1492, leur dernier regard fut pour la tombe de leurs parents. Ils donnèrent de l'argent à leurs ennemis, les Espagnols, et leur
demandèrent de veiller aussi longtemps que possible sur les tombes.
Qui, aujourd'hui, veillera sur tous les lieux sacrés ? Les quelques malades, vieillards, invalides qui n'ont, hélas, plus la force de quitter le pays? On peut être sûr que les Polonais n'y
prêteront pas attention. Oi Veï! Le souvenir réclame toujours.
Les mots de Dieu à Caïn résonnent encore : « La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi
12
L'année où ceux de Lodz réussirent à ériger leur monument est aussi celle où ils doivent, encore une fois, quitter la Pologne,
abandonnant tout. Plus tard, lorsqu'une dernière vague d'antisé mitisme, celle de l'année 1968, balaya un pays où il ne restait que de minuscules témoins du peuple juif, devaient s'effacer les dernières traces : les noms.
Il est compréhensible qu'après les émigrations de masse des Juifs
en 1947-1948 et 1956-1957, et aussi plus tard, les coopératives aient perdu leur caractère spécifiquement juif. Les coopératives portaient les noms de militants communistes juifs de la Pologne d'avant guerre mais, après la guerre des Six Jours, même les noms juifs devinrent gênants
13
Il n'y a plus de Juifs à Rzeszow et leurs tombes n'y sont pas
restées. Plus une seule maison juive, plus un simple coin, pas une seule plaque commémorative pour signaler que les Juifs ont vécu et été actifs dans cette ville. Le vieux cimetière, dans la rue de la
Synagogue, a été labouré et transformé en jardin municipal. Le nouveau cimetière, sur la route de Lancut, a été cassé et détruit 46
et
les
pierres
tombales
utilisées
pour paver des
routes
aux
environs.
En cinq ans, les Juifs ont été anéantis par les soldats de Hitler. En cinq ans, le centre d'activité juif, construit en cinq siècles, a
été détruit. Le dernier Juif qui restait, un dirigeant du parti communiste, a quitté la ville pour Israël, en 1957. Il ne reste plus un Juif à Rzeszow, mais près d'un millier de rescapés de l'enfer
habitent en Israël ou dans la diaspora [...] La terre de Rzeszow, cette terre où nous et nos pères sommes
nés, avec le boulevard des Châtaigniers, restera gravée dans la mémoire des derniers survivants des Juifs de Rzeszow. Mais les
générations futures se rappelleront la Pologne comme le pays des crématoires et des camps de la mort, le pays qui a englouti sans laisser de traces ceux qui leur étaient chers, sans tombes, sans
pierres tombales ¹4. C'en est fini. La mémoire a perdu ses derniers repères sociaux.
Elle ne peut plus s'inscrire dans la pierre. Il n'y a plus de shtetl où
se promener, plus personne pour perpétuer le souvenir sur la terre où on a enterré ses morts depuis un millénaire. Il ne reste plus que
le monument de papier. Le yizker-buh.
2
Les voies du souvenir
Miracle, hasard, deux mots qui reviennent sans cesse sous la
plume des survivants, qu'ils doivent leur survie à l'émigration outre-mer, à une évasion, au fait de s'être caché ou d'avoir été caché, d'avoir résisté à cinq années de camp. Mais cette survie, cette vie en plus est rongée par la culpabilité. Ils doivent payer, ils
doivent réparation aux morts. Curieusement, ce n'est pas une affaire entre bourreaux et victimes, mais une affaire entre victimes du même cataclysme. Dans les premiers yizker-biher, ceux publiés dans l'immédiat après-guerre, sauver de l'oubli ceux qui sont
morts en les individualisant, les sortir de l'anonymat massifié des camps est une nécessité et un devoir. La dette
La vie continue. Nous commençons déjà à ne plus compter par
mois, mais par années le temps qui s'est écoulé depuis notre libération. Notre existence, vue de l'extérieur, a presque repris
sa forme d'avant, d'avant la guerre. Pourtant est-il possible, devant
ces
ruines infinies,
de trouver réconfort dans
notre
philosophie traditionnelle qui choisit toujours la vie : « Ce qui
est couvert par la terre doit être oublié* » ? Dans toutes nos pérégrinations, en toutes circonstances, partout et toujours,
chacun de ceux qui ont été sauvés grâce à des dizaines de
miracles porte dans son cœur une plaie profonde d'où perle le sang et qui ne se cicatrisera jamais le souvenir de ceux qui ont disparu de façon si tragique, nos frères et sœurs, nos pères et mères, et tous ces enfants innocents tombés dans les mains
sanglantes des nazis. Nous avons tous contracté une dette implacable que nous ne pouvons pas ne pas payer celle d'immortaliser leur souvenir d'une façon concrète et digne.
Nous avons longtemps réfléchi, longtemps cherché dans quoi devait s'incarner la mémoire de nos martyrs et nous avons décidé * Dicton
populaire
yiddish qui exprime l'exigence religieuse d'accepter le
jugement de Dieu. 51
Les voies du souvenir
de créer un livre du souvenir, un album où chacune des victimes
du nazisme de notre ville ait sa place. Un tel album doit, pour les générations, rester la trace d'une ville qui a disparu, d'une kehila
qui a été détruite. Un tel album doit rapprocher nos landslaït, qu'ils se trouvent dans l'Europe sinistrée ou de l'autre côté de l'Océan. Ce livre doit être pour tous ceux de Levertow aussi
sacré qu'un souvenir de famille légué par les parents aux enfants. Nous nous sommes attelés à notre tâche avec vénération et
crainte. Nous avons porté le plus gros de nos efforts dans la
collecte de la plus grande quantité possible d'images et nous n'avons pas épargné notre peine pour citer le plus grand nombre possible de gens originaires de Levertow, de tous ceux de
Levertow, tant ceux qui partirent de la cour de la Synagogue ou
de la rue de Lublin pour leur dernier voyage que ceux qui
tombèrent dans les mains des nazis à Paris et dans d'autres villes
de France. Pourtant, nous n'avons pas perdu de vue que des familles, par centaines, n'ont eu aucun survivant, et il n'est pas
difficile de concevoir les énormes difficultés auxquelles nous nous sommes heurtés. C'est pourquoi notre objectif n'a pas été atteint à cent pour cent. Nous espérons que les éventuels membres de familles dont le nom ne figure pas dans la liste ne s'en offenseront pas.
La ville de Lubartow continue d'exister en tant que ville. Mais,
à l'emplacement où se dressait la vieille synagogue de Lubartow,
pousse aujourd'hui de l'herbe sauvage et les dignes héritiers polonais des bandits nazis se sont comportés de telle sorte que, dans les trois années qui ont suivi notre libération, les derniers Juifs ont dû abandonner notre maison, notre shtetl aimé. C'est
pourquoi Lubartow est pour nous une ville détruite. C'est
pourquoi notre livre s'intitule « La destruction de Lubartow ». C'est pourquoi nous avons, dans le présent ouvrage, ménagé une place aux chroniques du temps passé. De pair avec ceux de Lubartow qui ont disparu, nous voulons immortaliser le Lubar
tow juif, dans la mesure du possible, la ville de nos martyrs, la ville de nos années d'enfance, de nos joies et de nos peines.
Aucune destruction, dans notre long martyrologe, n'a été une mort totale. Comme par le passé surgissent aujourd'hui aussi un espoir nouveau, un courage nouveau, une obstination nouvelle à
continuer la chaîne d'or de notre tradition. Mais ce qui nous est arrivé ne doit pas être oublié. Nous devons à chaque occasion répéter le proverbe biblique : « Souviens-toi des Amalécites *. »
Les Amalécites, tribus habitant le sud du Canaan, symbolisent les ennemis acharnés d'Israël (Exode, xvII, Deutéronome, xXV, 7).
52
Rappelle-toi ce que les Amalécites nazis t'ont fait à une époque où les peuples et les hommes étaient fiers du progrès et de la civilisation.
Nous sommes profondément convaincus que le
souvenir de nos martyrs, l'absence d'oubli à chaque minute de ce
que les Amalécites modernes nous ont fait nous les rendront incomparablement vivants ¹.
Une géographie du souvenir
Les toponymes ont autant d'importance que les noms des
martyrs et on prend soin d'expliquer leur étymologie dès le début de chaque livre mémorial.
Le plus souvent, le nom polonais se double d'un nom yiddish. On vient de le voir dans un texte qui passe du Levertow yiddish au
Lubartow polonais. Au Borszczow polonais répond le Borshtiv
yiddish; à Zyrardow, Zherde; à Rzeszow, Reishe; à Miedzyrzec, Mezritch; à Opatow, Apt... Cet usage témoigne d'une appropria
tion par les Juifs de la géographie polonaise. Le nom yiddish n'est pas réservé au parler ou à la littérature populaire; très souvent, il
est officialisé de longue date dans la littérature rabbinique. Pourtant, dans les titres des yizker-biher, c'est le nom polonais qui est conservé le plus souvent. On peut y voir un respect de la chose officielle.
Dans
le
texte,
on
utilise
indifféremment la
forme
polonaise et la forme yiddish, parfois même une troisième forme, hébraïque, qui diffère légèrement de celle yiddish. Mais quand on évoque sa ville natale en lui donnant son nom yiddish, la charge affective est plus forte.
Tlomacz est une ville administrative, centre d'un district qui porte son
Pologne en
nom.
1772,
Autrichienne après le premier partage de la
elle est redevenue polonaise entre les deux
guerres. La signification de son nom, de ses noms, résume ce que l'on trouve ailleurs de façon plus diffuse.
La ville était appelée différemment selon les langues : Tlo
macz en polonais, Towmatch en ukrainien, Tolmitch en yiddish. Selon une version, son nom viendrait de la présence d'un interprète militaire qui servait dans l'armée des cosaques zaporo gues. Il avait fondé un bureau d'interprétariat et parmi ses fonctions figurait aussi le fait d'assurer les contacts avec les Polonais, les Tatars, les Grecs et les Moldaves. On l'envoyait
souvent dans les pays voisins pour obtenir des renseignements ou transmettre des instructions secrètes. Un tel homme était très 53
Les voies du souvenir
bien placé pour obtenir de bonnes conditions pour la population locale qu'il aidait face aux agressions des Tatars qui tuaient les
habitants, pillaient et détruisaient leurs biens. Pour le remercier, l'endroit où les négociations avaient eu lieu
et où la destruction par les Tatars avait été évitée fut appelé Tlomacz (Tolmitch) (interprète). Selon une autre version, les interprètes établis à cet endroit
étaient plusieurs, et c'est pourquoi on l'a appelé Towmatch ou Tlomacz 2.
Par le biais des variantes du toponyme s'exprime le pluri ethnisme de la Pologne avant la Seconde Guerre mondiale. Le
sens du nom met l'accent sur les nécessaires échanges entre les peuples qui habitaient son territoire. Les Juifs ont conscience
d'être une ethnie à part entière, et non la moindre. Derrière le mot
La manifestation se dirigea vers la tombe des héros de 1863.
Au milieu des champs se trouvait une croix au-dessus de la tombe du dénommé Arlik, qui avait été tué en 1863 par les 132
bourreaux
tsaristes.
Les quelque dix mille manifestants s'y
arrêtèrent.
Susanna Morawska fit le premier discours. Elle commença par
les mots « frères juifs » et parla de la liberté de la Pologne, de la
tradition et de la tolérance. À Malwa, il régna vraiment durant ces journées une authentique liberté.
Après le discours de Morawska, les manifestants revinrent au marché
en chantant. Yoker Warshawski entonna avec une
ferveur de jeune homme la Ha-Tikvah* et nous répondîmes par le chant : « Nous tendons la main vers l'est et nous jurons. »>
Le marché ressemblait au Hyde Park londonien. Dans chaque coin, on tenait un discours [...].
Quelques jours après la manifestation, la répression tsariste
recommençait et il y eut de nombreuses arrestations 7.
Hors ce moment de fusion entre les révolutionnaires polonais et
juifs où on n'établit pas de hiérarchie dans la ferveur, la tendance générale des yizker-biher est de montrer que, dans le domaine de la vie politique, de l'organisation des travailleurs, les Juifs sont
plus avancés que les Polonais. On aurait tort de voir dans ces affirmations l'expression exclusive d'un chauvinisme, car les Juifs,
beaucoup plus urbanisés, beaucoup plus nombreux dans les
différentes branches de l'industrie, se politisèrent réellement plus tôt et créèrent les premiers partis politiques révolutionnaires et les premiers syndicats. Il est bien naturel que l'on ait aimé préserver le souvenir de cette réalité.
Pour évaluer le développement du mouvement ouvrier juif à
cette époque, à Nowy Dwor, il est utile de rappeler comment il s'est passé parmi les travailleurs polonais. À la différence de la classe ouvrière juive organisée qui avait
une activité politique et professionnelle dynamique, les travail leurs polonais n'étaient pratiquement pas organisés. Beaucoup d'efforts furent accomplis pendant deux décennies pour fonder
des organisations P.P.S. et communistes, mais elles furent éphémères et ne réussirent pas à mobiliser autour d'elles une masse stable de militants. Dans la mesure où il y avait des actions
communes des travailleurs polonais et juifs, l'initiative et le principal apport venaient du Bund, et notamment du camarade Roudavski qui était en contact personnel avec les petits groupes
organisés des travailleurs polonais et avec leurs dirigeants 8.
*
133
Ha-Tikvah chant sioniste devenu hymne national de l'État d'Israël. Les Juifs et les autres
Une coexistence
difficile
La fin de la Grande Guerre » et la proclamation de la
République de Pologne sont marquées par une vague de pogromes, de vols, de pillages, d'agressions. La Pologne indépen
dante, État pluri-ethnique, inscrit dans son acte de naissance les violences antisémites. Toute la panoplie classique de l'antisémi
tisme se retrouve dans la presse de droite, où les Juifs sont accusés de meurtres rituels, de trahison envers l'armée, de collaboration
avec l'occupant allemand -le yiddish n'est-il pas une langue qui a -
des consonances germaniques ? de bolchevisme. Après quel ques mois d'apaisement dus au débat de la conférence de Paris qui élabore les traités sur les minorités nationales qui doivent être annexés au traité de Versailles, la situation se dégrade à nouveau.
La guerre polono-bolchevique qui voit la retraite des armées polonaises et l'avance de l'Armée Rouge provoque une véritable
psychose d'un complot judéo-bolchevique. Les Livres du souvenir rendent compte de cette période et de la
reconstruction ultérieure de la vie politique, notamment à l'éche lon des municipalités. Les Juifs participent malgré tout aux élections. Il faut parfois arracher le droit de vote. L'auteur se rappelle ici son enfance dans un monde ballotté par la guerre dans laquelle les Juifs de sa bourgade n'ont pas voulu combattre, à la différence des Juifs plus assimilés qui rivalisèrent de patriotisme
et s'engagèrent, quand ils n'étaient pas encore naturalisés, dans les armées française, allemande, russe. Il se souvient de l'inquié
tude qui saisit l'ensemble de la population; tout changement peut se répercuter de façon néfaste sur la vie de la population juive. Mais le texte se termine sur une note triomphale: les chrétiens
sont obligés de reconnaître la valeur de la « tête juive ». J'avais douze ans lorsque la Première Guerre mondiale commença. Vers le soir, un Polkovnik de la garde frontalière
russe se présenta sur la place du marché et pria les gens du village de l'aider à charger ses affaires personnelles et les biens de l'État
sur les quelques charrettes qu'il avait préparées. Le lendemain, de très
bonne heure,
mon
frère Avrom-Mihoel rentra de
Varsovie pour passer en Allemagne afin d'éviter d'être mobilisé
pour la guerre imminente. Lorsque la guerre éclata, un silence
bizarre et menaçant
s'installa dans le village où tout pouvoir s'était soudain évanoui. Les allègres dragons à cheval disparurent, de même que tous les 134
officiers et les commandes de viande pour le régiment. Plus de
clients dans les magasins et plus de commandes passées aux artisans. Le commerce fut paralysé, le chômage sévit, même la vie sociale s'arrêta. Ce furent d'abord les riches qui décidèrent de
partir; après eux, les commerçants avec leurs marchandises ;
puis, la vague d'émigration fut générale, même les plus miséra bles quittèrent le village [...]
Un jour d'hiver, un jeune Polonais se présenta sur le marché et demanda
l'adresse de la caserne des sapeurs-pompiers. Là, il
réunit chrétiens et Juifs et leur fit savoir que les Allemands
avaient perdu la guerre et que les Polonais avaient décidé de
prendre le pouvoir entre leurs mains; la Pologne libre était fondée. Tout de suite, la jeunesse polonaise gagna les rues pour
prendre leurs armes aux Allemands. Les jeunes Juifs comprirent
la menace implicite qui pesait sur la population juive dans l'intérim entre les deux pouvoirs, et s'organisa sans perdre de
temps pour prendre à son tour des armes aux Allemands (la
plupart préféraient nous les donner plutôt qu'aux Polonais) [...] Cette nuit-là, les Allemands quittèrent le village, mais il ne se passa rien.
[...] L'ordre parvint à Chorzele d'élire un Conseil municipal.
Le soir, les goyim se réunirent dans l'école du village pour élire leurs représentants, sans même penser à la population juive (mille trois cents habitants sur trois mille). Mais nous nous sommes organisés et nous nous sommes présentés, un groupe de
soixante-dix jeunes gens, à l'Assemblée électorale qu'on tenait à l'école. Moïshe Czwirkowski que sa mémoire soit bénie!
expliqua aux participants et aux représentants du pouvoir central que les Juifs du village exigeaient une représentation convenable dans le Conseil municipal. D'emblée, les goyim étaient étonnés du culot juif, mais ensuite, on discuta; nous ne transigeâmes pas
et, finalement, nous obtînmes satisfaction. Les goyim comprirent qu'ils n'y connaissaient rien et agirent dans l'espoir que la « tête
juive » arrangerait tout. En effet, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, Avrom-Mihoel Adler, meneur communautaire, fut le
représentant des Juifs au village, et le maire ne faisait rien sans le consulter ⁹.
Participer
Il faut parfois aussi convaincre la population juive qu'il est de son intérêt de participer aux travaux des municipalités. On insiste
sur le fait que cette participation a été bénéfique à la population juive. 135
Les Juifs et les autres
Nowy Dwor a élu pour la première fois un Conseil municipal en 1919 ou 1920. Mais ce premier Conseil fit long feu; son action fut interrompue par la guerre polono-bolchevique. Malheureuse ment, nous ne disposons pas de chiffres sur le partage de voix
cette fois-là; parmi les conseillers, nous ne nous souvenons que de notre digne concitoyen, le dentiste Shmuel Grabman, élu sur
la liste des folkistes, et qui, par la suite, vota toujours en accord avec les représentants ouvriers.
Le nombre de membres juifs du Conseil municipal était encore
fort restreint à l'époque. La population juive voyait encore la mairie comme un endroit étrange, réservé aux goyim, pas pour nous... Le changement n'intervint qu'en 1923, lorsqu'il fallut compléter le Conseil et que le staroste convoqua à un scrutin complémentaire. Pour la première fois, la population urbaine
participa au grand affrontement politique pour un gouvernement municipal juste.
Soulignons ici que les travailleurs juifs et polonais constituè
rent ensemble, à cette occasion, un front solidaire, le « bloc
socialiste », où étaient représentés P.P.S., Bund et communistes, ces derniers se présentant sous le nom de P.P.S. de gauche. Les
deux partis polonais ne possédaient pas encore, à Nowy Dwor, d'organisation stable. [...] À cause de cette faiblesse, le bloc
socialiste s'appuyait surtout sur l'organisation bundiste, laquelle constituait la force principale et déterminante du bloc [...] Il faut ajouter que les conseillers du bloc socialiste ont agi
pendant les quatre années de leur mandat municipal en groupe homogène, ont toujours voté solidairement et été en contact permanent.
La population juive commença à ressentir que l'administration de la ville cessait d'être une affaire à « eux », mais que chacun parmi nous avait ses droits et ses devoirs, qu'il devait connaître et
réclamer. À la tête de cette lutte se plaça l'organisation bundiste, avec son seul conseiller à l'époque, Rudawski. Il menait donc
une double lutte sur le plan politique, pour conquérir une majorité socialiste dans la municipalité et, sur le plan quotidien,
à la mairie, pour aider autant que possible les Juifs les plus
pauvres en intervenant auprès de différents organismes commu naux. « Intervenir », c'était s'occuper d'un malade sans le sou pour qui Rudawski demandait qu'il soit soigné par le médecin de la mairie ou accueilli à l'hôpital. Il fallait de même intervenir en faveur d'un locataire menacé d'expulsion ou d'un malheureux
que le percepteur voulait dépouiller [...] Lorsque le Conseil termina son mandat et que de nouvelles 136
élections furent organisées, en 1927, le Bund obtint un grand succès. La coalition avec le P.P.S. et les communistes permit une
majorité socialiste [...]
Le final de ce grand événement politique eut lieu pendant la première séance du nouveau Conseil municipal. Y participèrent non seulement les conseillers des différentes fractions, mais aussi
de larges secteurs de la population, surtout juive. La ville vivait dans l'atmosphère de la victoire populaire. La séance eut lieu dans la plus grande salle, la salle Rosenboïm, et son déroulement fut houleux et dramatique.
Deux points principaux figuraient à l'ordre du jour. 1. Élection
des officiers municipaux (magistrat, maire); 2. Déclarations des
groupes. Pour le premier point, tout était prévu : la majorité était résolue et bien préparée à faire passer ses candidats. Mais
on avait l'intention de lire en yiddish certains paragraphes de la
déclaration du groupe bundiste et, pour cela, on avait besoin de l'accord du P.P.S., donc de pourparlers à ce sujet. La lecture de
déclarations en yiddish n'était pas une invention locale. C'était
une pratique commune aux conseillers bundistes dans tous les conseils municipaux, notamment là où il y avait une majorité socialiste. Par là, on soulignait les droits à l'enseignement en
yiddish, on affirmait l'existence de la langue et de la culture yiddish. Lorsque le moment fut arrivé de lire les déclarations, on sentit dans la salle l'orage imminent. Ce fut Sinek Hirshbein qui
commença à lire la déclaration au nom du groupe bundiste.
Lorsqu'il passa au yiddish et que les conseillers non juifs entendirent quelques phrases inintelligibles pour eux, le prési
dent tenta un moment de les ignorer. Mais la sonnette se fit vite
entendre, rappelant l'orateur à l'ordre, puisqu'il avait enfreint la loi. Or, malgré le chahut des conseillers polonais réactionnaires, l'orateur réussit à continuer et à terminer, bruyamment applaudi
par le nombreux public qui s'était rassemblé de bonne heure dans la galerie. La population juive soutenait la lutte de tout son enthousiasme [...]
Bien sûr, le pouvoir du Conseil municipal socialiste ne dura pas longtemps. Il fut dissous par décret du gouvernement central. S'ensuivirent des années de réaction politique accrue, de lutte contre le mouvement socialiste et démocratique, contre le centre-gauche. L'organisation P.P.S., à Nowy Dwor, fut prati
quement brisée, ce qui entraîna la fin de la majorité socialiste. Mais,
dans
le
milieu
juif, l'influence du Bund se retrouva
renforcée et le nombre de ses voix croissait. Jusqu'à la fin, en
1939, le Bund eut ses cinq représentants au Conseil municipal,
bien que le nombre de voix nécessaires pour élire un conseiller 137
Les Juifs et les autres
eût augmenté à cause du rattachement de districts extérieurs à la ville peuplés par des Polonais, dans le but de christianiser le Nowy Dwor juif.
La réaction antisémite accrue des années trente obligea les
conseillers bundistes à mener une dure lutte pour les droits de la population travailleuse juive, à des affrontements acharnés avec
la majorité de droite pour un partage plus juste du budget municipal, pour aider les institutions juives et faire reconnaître le droit des travailleurs et des chômeurs juifs à être embauchés dans
les travaux publics de la ville ¹0.
L'effacement
des « goyim »
Les textes sur la participation des Juifs à la vie politique polonaise portent principalement sur l'entre-deux-guerres. Pour
tant, l'impression générale qui se dégage de l'ensemble des textes des yizker-biher reste celle d'une vie juive close, qui paraît se suffire à elle-même et ne communique pas avec la société polonaise majoritaire. Deux mondes qui se juxtaposeraient et échangeraient, rarement, un regard. Les bourgades dont parlent
nos textes comportaient toutes, dans des proportions variables, des Juifs et des goyim. Les contacts entre eux existaient, notamment
par le biais du commerce, et ils ne se réduisaient pas aux violences. De ces contacts quotidiens, on ne parle jamais de façon concrète,
comme s'il importait de préserver l'identité du shtetl étanche au milieu ambiant.
Dans son ouvrage L'Image du shtetl ¹¹, le critique littéraire Dan Miron compare les informations données par le jeune frère de Sholem Aleihem sur l'enfance de l'écrivain avec l'image du shtetl qui ressort de l'autobiographie et des romans du grand classique
de la littérature yiddish. olem eihem était un gamin turbulent, grand inventeur de bêtises. Quand il sortait du heiïder avec ses
camarades, il empruntait la « rue de l'Église » et s'arrêtait à la porte de l'édifice religieux. Les galopins bourraient le tronc de boue et de pierres et prononçaient des prières pour tourner la religion chrétienne en dérision.
Les jeunes héros de Sholem
Aleihem ont gardé ce caractère effronté, mais,
dans toute son
œuvre, il n'y a ni rue de l'Église ni église quand il est question du shtetl. De même, dans la bourgade juive qu'il dépeint, on peut
compter les goyim sur les doigts de la main. N'ont droit de cité que ceux qui sont enjuivés ou qui sont indispensables à la vie juive, 138
comme le shabes goy, chargé d'allumer le feu et les lumières les jours de fête ou de shabbat où cet acte est interdit aux Juifs.
De même dans les yizker-biher on rencontre quelques goyim dont la finalité est d'aider les Juifs à pratiquer leur religion, comme cet aubergiste auquel on vend symboliquement l'auberge pour ne pas avoir à la débarrasser de son hometz, c'est-à-dire du
levain interdit aux Juifs pendant la durée de la Pâque. Il est arrivé à ce cher Naftouli une histoire qui s'est gravée dans ma mémoire.
Depuis de nombreuses années, Naftouli vendait, à la veille de
Pâque, son hometz à son plus proche voisin, un vieux paysan du
nom d'Ivan. Un beau jour, Ivan mourut. A la veille de Pâque, Naftouli appela chez lui son fils, Stephan, et il lui parla de cette affaire de hometz. Compte tenu de la vieille amitié qui l'avait lié à son père défunt, il souhaitait continuer cette affaire avec lui, Stephan. Et il énuméra toutes les conditions : il devait rester huit
jours dans l'auberge, en être le seul patron. La cession n'existait que sur le papier, et, au bout des huit jours, l'auberge retournait
à son propriétaire. On scelle le contrat en buvant un verre d'alcool à 96°, Stephan
complète sa dose avec un autre verre et rentre chez lui. En chemin, sous l'influence du deuxième verre, lui vient une idée
géniale : « Si je suis le patron de l'auberge, je peux offrir à mes copains une tournée d'eau-de-vie. >> Aussitôt dit, aussitôt fait. Il s'arrête chez tous ses amis et les
invite pour le lendemain. Le lendemain, premier jour de Pâque, Naftouli se comporte
comme chaque année. Il se lève, se rend avec Braïne au shtetl
pour prier. Après la prière, ils rentrent chez eux. Arrivés près de l'auberge, ils remarquent un mouvement inhabituel pour un jour de semaine ordinaire. Mais, ne soupçonnant rien de mal, ils
rentrent sereinement chez eux. Quand ils ouvrent la porte, leur vue s'obscurcit. Autour de la table était installée la moitié des
paysans du village et Stephan leur servait avec largesse ce qu'ils demandaient.
Naftouli prit Stephan à part, et ce dialogue se déroula entre eux
:
Naftouli: À ce que je sais, ce n'est pas une fête goy aujourd'hui.
Stephan Non. C'est un jour de semaine comme les autres. Naftouli: Alors, que font tes amis à trinquer ?
Stephan Je les ai invités à trinquer en l'honneur de mon nouveau titre de patron d'auberge. 139
Les Juifs et les autres
Naftouli: Qu'est-ce que tu dis? Patron de l'auberge ! Tu sais bien que l'affaire est conclue pour de rire et que tu n'y as même
pas investi cinq groschen! Stephan: Tu te trompes. J'ai acheté l'auberge pour de bon, et
nous n'avons pas parlé d'argent! Laisse-moi tranquille ou, avec mes copains, ça sera ta fête ! Le vieux Naftouli resta la tête courbée, le cœur brisé de voir
son travail couler gratuitement dans les gosiers goys! On raconta souvent et longtemps cette histoire survenue à
Demienew... 12
Le besoin d'être aimé
Dans le souvenir des rapports aux non-Juifs, quel que soit le domaine qu'abordent les textes, une idée prédomine, celle de l'utilité des Juifs dans le fonctionnement économique, social et politique de la Pologne. Cette certitude témoigne d'un ethnocen
trisme certain, mais aussi de la réminiscence des premiers temps, quand les Juifs jouèrent réellement un rôle prééminent. En garder précieusement le souvenir après le génocide, alors que l'antisémi
tisme polonais a été actif pendant la Seconde Guerre mondiale, témoigne d'un besoin de compensation affective, une manière de dire : on nous a aimés, on a désiré notre présence. Sans nous rien n'eût été possible. Ce besoin d'être aimé n'a plus aucun enjeu dans la réalité : les Juifs n'ont plus besoin d'effectuer de manœuvre de
séduction à l'égard d'un pays devenu judenrein. Dès que l'évocation des Polonais cesse de fournir cette compen
sation affective, on préfère les occulter. Dans l'œuvre de Sholem Aleïhem, nous dit Dan Miron, l'occultation des goyim s'explique
par le fait que le shtetl doit être « un monde juif idéal, un îlot de 13
pure yiddishkeït >> Spontanément, sans passer par le travail .
d'élaboration de l'écrivain, les Livres du souvenir reproduisent le
même phénomène. Le shtetl dont on se souvient est un monde pur, non contaminé par des éléments exogènes,
où la vie
foisonnante se suffit à elle-même. Dans la mémoire, le shtetl souhaite exister sans goyim. Par là s'exprime un besoin d'utopie
juive qui peut se projeter vers l'avenir c'est par exemple le rêve -
sioniste ou vers le passé, sur le paradis deux fois perdu du shtetl parce qu'on l'a quitté pour émigrer et parce que les traces en ont été détruites. Ainsi s'élabore la romance du shtetl.
6
La romance du shtetl
Les mots yiddish donnés
Sur les monts Sinaï : les shtetleh juifs ¹. Ces mots ouvrent Un Juif de Lublin, le recueil où le poète Glatstein chante sa ville natale. En 1931, Lublin compte près de
quarante mille juifs, qui constituent 35 % de la population totale. Statistiquement, c'est une ville en yiddish une shtot- et non un shtetl.
Les critères statistiques pour définir le shtetl sont larges : de mille à vingt mille habitants. Mais le shtetl se caractérise moins par
sa taille que par un modèle de vie sociale et culturelle. Pourtant,
tous les Juifs polonais n'habitaient pas dans ce cadre. Certains,
paysans ou aubergistes, vivaient isolés; d'autres dans de petits villages, en yiddish dorf; d'autres encore dans de grandes villes
comme Lodz ou Varsovie où la population juive s'implanta dans la deuxième moitié du xix siècle et qui devinrent très rapidement
les plus grandes concentrations juives de la Pologne.
Malgré tout, c'est le nom du shtetl qui prédomine dans la littérature de
la nostalgie, sans souci de vérité sociologique.
Zyrardow, ville ouvrière bâtie autour d'une importante fabrique textile au début du xixe siècle, reçoit elle aussi cette dénomination.
La couleur de la vie
Le shtetl est un espace idéal, le lieu d'origine, où s'inscrit le
mythe d'origine. Sur le mont Sinaiï, Dieu a révélé la Torah à tout le peuple juif réuni, générations passées, présentes, futures, de
celle vivant à l'époque du patriarche Abraham jusqu'à celle de la fin des temps historiques. Quand le poète compare les shtetleh au
mont Sinaï, l'image a valeur de symbole. La yiddishkeït révélée dans les shtetleh est le modèle du judaïsme valable pour les
générations passées, celles d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et pour les générations à venir. On a affaire à un transfert, une 143
La romance du shtetl
nouvelle révélation qui origine le judaïsme et le légitime pour l'ensemble du peuple juif et de son histoire.
Historiquement et géographiquement,
les centres les plus
vivants du judaïsme se sont déplacés au cours de l'Exil. Tolède et
Grenade symbolisent l'Âge d'Or du judaïsme sépharade qui dura du
x² au XII° siècle.
Mayence et
Worms,
une des
villes
du
commentateur Rachi, furent les lieux du rayonnement du monde juif de Rhénanie jusqu'au xve siècle. D'autres villes ont vu naître
des mouvements spirituels importants : Ladi, berceau du hassi disme Habad, plus connu sous le nom de Loubavitch, à la fin du XVIII et au début du xixe siècle, Mezhibuzh où vécut le Baal Shem
Tov, Novaredok qui fut le théâtre du renouveau éthique dans le judaïsme orthodoxe dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais le shtetl est autre. Il est vécu comme le microcosme d'un
judaïsme hors de l'histoire. Et globalement, c'est cette vision qui triomphe dans les yizker-biher. Grenade
et
Worms
brillent
encore,
nous
éclairent
et
ont
marqué nos esprits de leur sceau. Dans notre culture, Ladi a écrit des pages de créativité. Mais aucune ville juive, dans notre long passé et dans la géographie juive du monde entier, n'a créé cet élément dramatique et violent qui s'est épanoui dans les pro
vinces de la Pologne centrale. Tolède a pu être le
jardin
splendide de notre poésie. Mayence la résidence des étudiants juifs. La source du sentiment juif a failli à Mezhibuzh. Novare dok
s'est
inscrite dans notre esprit par
une
puissante
lutte
morale. Mais il manquait, dans l'une ou l'autre de ces kehilot, ce
qui rendit le shtetl unique : un arc-en-ciel éclatant de plusieurs mondes et d'idées qui fusionnèrent, donnant la couleur unique
de la vie populaire juive ². Toute la littérature yiddish est marquée par le shtetl. Schémati
quement, on peut dire que l'image qui ressort de cette littérature est
une image critique. Tout au long du xixe siècle, les écrivains
s'emploient à dénoncer les abus de l'autorité rabbinique et les méfaits de l'isolement culturel. Les Voyages de Benjamin III, de Mendele Mother Sforim, le « grand-père de la littérature yiddish », résume cette veine romanesque. Les noms fictifs qu'il donne aux shtetleh où se déroule une partie du voyage initiatique de son
héros sont à eux seuls significatifs de sa vision sarcastique :
Touneïadevke, l'endroit où l'on crève de faim, ou, selon une autre
version, le tonneau où l'on est serré comme des sardines, Gloupsk,
la ville des idiots, Kabtsansk, la ville des mendiants. Dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale, alors que le 144
shtetl est déjà en pleine décomposition et que l'émigration massive
l'a vidé de ses forces les plus jeunes, naît, au contraire, chez les poètes habitant les grandes villes de Pologne ou qui ont quitté le
pays, une poésie élégiaque, le plus souvent naïve. Le poète
Hershele qui peint une série de chromos du shtetl obtient un
succès considérable chez les Juifs polonais et la chanson Mon shtetl Bels est un des « tubes » du New York juif de l'entre-deux guerres.
Oh... Bels, mon petit village
Le foyer où j'ai vécu enfant
Chaque samedi j'allais courir Avec tous les petits gars
Nous nous asseyions sous les arbres verts Et jetions des cailloux dans l'étang. La nostalgie du bonheur
Avant le génocide, la vision critique, ironique, amère du shtetl, celle des romans de Oizer Warshawski, coexiste dans la littérature avec la vision idéalisatrice, celle de Sholem Ash par exemple. Dans les yizker-biher, seule subsiste la vision idyllique, bien rendue par de nombreux poèmes écrits par des poètes amateurs. Je me languis de ma maison J'ai la nostalgie de toi
Ô mon petit shtetl, Ma Pologne à moi. De tes rivières de cristal,
Longues et étroites comme un ruban, Coulant dans l'herbe profonde et verte Et murmurantes dans leur langage. De tes vieux ponts
Sous lesquels coule l'eau profonde Avec les légendes
Qui chaque année envoûtent un homme.
Chères maisonnettes, petites et grandes, Ruelles tortueuses pleines d'ordures, Je tombe à genoux devant vous Et je prie... 145
La romance du shtetl
Près de vous est restée Mon enfance et
Sur ton pont de pierre Mon pas fier.
Je me languis de tes champs
Et des jours ensoleillés
De quelque chose comme une image Qui était pleine de promesses. De ta vieille forêt
Qui délimitait la vertu Sur ton arbre est resté
Mon rêve suspendu ³. La mémoire contracte le temps et superpose deux images : celle
de l'enfance heureuse et riche de promesses, et celle des ruines. La
nostalgie englobe le cadre et ses habitants. L'élégie peut aussi évoquer le monde artisanal et ouvrier. Radom, ma ville natale orpheline
Je vais chanter tes métiers juifs
Lorsque de tes ruelles montaient Les chants et les rires des apprentis. Tes fabriques de cuir m'ont connu, Moi et ma famille
Tes souliers et tes bottes
Ont parcouru villes et hameaux.
Ruelles des quartiers ouvriers pleines de tumulte et de cris. Pleines de fumée toute la semaine
Pourtant les enfants des tanneurs poussaient sains Qui leur barrera le chemin de la liberté ?
Fabrique de fonte rue de la Fonte,
Où des Juifs fabriquaient des pièces de chemin de fer Les Juifs forgerons et fondeurs chantent
Où trouvera-t-on de tels gaillards ? Couturiers, tailleurs, cordonniers et pelletiers,
Boulangers qui cuisaient le pain savoureux, Peintres en bâtiment, charpentiers, où sont-ils tous ? Les ruines racontent leur mort 4. 146
La litanie
de la pauvreté
Dans la nostalgie se confond le regret du lieu et celui de
l'enfance. Dans la plainte passéiste perce le charme discret du sous-développement. Le monde des shtetleh était un monde de misère. On y était pauvre et l'espoir de sortir du dénuement était quasi inexistant. L'économie semblait bloquée et les Juifs occu
paient les places les plus fragiles et les plus vulnérables de la pyramide sociale.
La plus grande partie des Juifs de Bursztyn vivait dans une extrême pauvreté. L'angoisse du gagne-pain était lourde, très lourde.
80 % des Juifs s'occupaient de commerce. On appelait tout