Les laïcs dans les villes de la France du Nord au XIIe siècle: Colloque organisé à l'Institut de France le vendredi 30 novembre 2007 9782503529080, 2503529089

Les villes de France du Nord au xiie siècle connaissent de spectaculaires transformations reflétant un dynamisme démogra

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Les laïcs dans les villes de la France du Nord au XIIe siècle: Colloque organisé à l'Institut de France le vendredi 30 novembre 2007
 9782503529080, 2503529089

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LES LAÏCS DANS LES VILLES DE LA FRANCE DU NORD AU XIIe SIÈCLE

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Rencontres Médiévales Européennes Volume 8 Ce volume est le huitième d’une collection intitulée Rencontres médiévales européennes, publiée par l’association Rencontres médiévales européennes dont le conseil scientifique est ainsi constitué : M. Jean-Pierre Babelon, membre de l’Institut M me Monique Cazeaux, Conservateur honoraire à la Bibliothèque natio­ nale de France M me Annie Cazenave, Ingénieur au C.N.R.S. M. Philippe Contamine, membre de l’Institut M. Olivier Cullin, Professeur à l’Université de Tours M. Alain Erlande-Brandenburg, Conservateur général du Patrimoine, Directeur du Musée national de la Renaissance M me Françoise Gasparri, Directeur de recherche au C.N.R.S. M. Édouard Jeauneau, Professeur à l’Institut Pontifical de Toronto M. Jean Jolivet, Directeur d’études honoraire à l’Ecole Pratique des Hautes Études M. Jean Leclant, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres M. Alain Michel, membre de l’Institut † M. Edmond Pognon, Conservateur en chef honoraire à la Bibliothèque nationale de France M. Dominique Poirel, Ingénieur de recherche au C.N.R.S., attaché à l’I.R.H.T. M. Emmanuel Poulle, membre de l’Institut M me Anne Prache, Professeur émérite à l’Université de Paris IV – Sorbonne M. Pierre Riché, Professeur émérite à l’Université de Paris X – Nanterre M. Jacques Verger, Professeur à l’Université de Paris IV – Sorbonne, corres­pondant de l’Institut de France, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres M. Michel Zink, membre de l’Institut, Professeur au Collège de France

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Les laïcs dans les villes de la France du Nord au xiie siècle Colloque organisé à l’Institut de France le vendredi 30 novembre 2007

par l’Association ‘Rencontres médiévales européennes’ présidée par Monique Cazeaux avec Lydwine Saulnier-Pernuit, Alain Erlande-Brandenburg, Patrick Demouy, Pierre Riché, Françoise Gasparri, Jacques Verger, Jean Longère, Paulette L’Hermite-Leclercq, Christophe Grellard

sous la présidence d’Alain Saint-Denis

Actes édités par Patrick Demouy Sous le patronage de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres

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© 2008 – Turnhout (Belgium) All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2008/0095/76 ISBN 978-2-503-52908-0

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Avant-propos Reims, Laon, Sens: autant de noms qui claquent comme des oriflammes au vent de notre mémoire. Ils évoquent en nous d’abord les cathédrales élevées à la gloire de Dieu par nos ancêtres. Ils évoquent aussi les cités qui sont autour de ces lieux sacrés, ces villes qu’on imagine pleines de vie, d’agitation, de labeur, car elles sont, elles aussi, liées à notre histoire. Inséparables, cette cathédrale et cette cité  : et pourtant, il nous reste beaucoup de choses à découvrir. Comment vivaient les gens, quels étaient les rapports qu’ils entretenaient entre eux, et surtout, quels repères avaient-ils ? Jusqu’au vingtième siècle, on peut en suivre les traces et c’est de nos jours qu’on en perd le sens. C’est dramatique. Le rôle de Rencontres médiévales européennes est de retisser les liens, depuis le Moyen Âge jusqu’à notre temps. Cela fait plus de dix ans que nous nous consacrons à cette tâche, avec foi et obstination. Nous sommes heureux de trouver sur notre route d’éminents chercheurs qui partagent cette vision des choses. Vous les entendrez aujourd’hui. Je remercie M. Alain Saint-Denis d’avoir bien voulu accepter de présider ce colloque, lui, dont les pages sur Laon m’ont éblouie et ont éclairé ma démarche. Je tiens à remercier également l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres qui nous permet de tenir nos colloques à l’Institut de France et qui nous accorde son patronage. Un grand merci enfin à M. Patrick Demouy qui a la lourde tâche d’en préparer l’édition. Mon ique C a z e au x

Président de Rencontres médiévales européennes



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Sommaire Monique Cazeaux, Conservateur honoraire à la Bibliothèque Nationale de France Avant-propos

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SÉANCE DE LA MATINÉE Sous la présidence d’Alain Saint-Denis Professeur à l’Université de Bourgogne Alain Saint-Denis, Professeur à l’Université de Bourgogne Introduction Lydwine Saulnier-Pernuit, Conservateur des Musées de la ville de Sens La ville de Sens au xiie siècle

p. 9

p. 17

Alain Erlande-Brandenburg, Conservateur général honoraire du Patrimoine La cathédrale Saint-Étienne de Sens. La première cathédrale gothique p. 29 Patrick Demouy, Professeur à l’Université de Reims Franchises urbaines et liberté de l’Église à Reims au xiie siècle

p. 43

Pierre Riché, Professeur émérite à l’Université de Paris X Nanterre Les laïcs lettrés ou illettrés au xiie siècle

p. 59

SÉANCE DE L’APRÈS-MIDI Sous la présidence d’Alain Saint-Denis Françoise Gasparri, Directeur de recherche au CNRS Mutations et renouveau : vers une société plus séculière

p. 79

Jacques Verger, Professeur à l’Université de Paris IV Sorbonne p. 99 Les écoles urbaines Jean Longère, Directeur de recherche honoraire au CNRS La prédication d’après les statuts synodaux de la province de Reims au xiiie siècle et ceux de Jean de Flandre, évêque de Liège (1288) p. 117

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Somm a ir e

Paulette L’Hermite-Leclercq, Professeur émérite à l’Université de Paris IV Sorbonne Un saint patron en sa ville. Recueil des miracles de saint Liesne de Melun à la date de 1136 p. 143



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Christophe Grellard, Maître de Conférences à l’Université de Paris I Sorbonne Le sacré et le profane. Le statut des laïcs dans la Respublica de Jean de Salisbury

p. 167

Alain Saint-Denis, Professeur à l’Université de Bourgogne Conclusion

p. 191

Index des noms des personnes

p. 197

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Introduction A la i n Sa i n t -D e n is * Les longs règnes successifs de Louis VI le Gros, Louis VII le Jeune et Philippe II Auguste ont vu se transformer profondément institutions et cadres de vie dans le royaume des Francs. On y voit se façonner l’image d’un roi guerrier, justicier, garant de la paix, protecteur des pauvres et de l’Église, s’esquisser une administration efficace et s’affirmer peu à peu les bases de la monarchie féodale. Cependant, la fréquentation assidue des cartulaires révèle à l’historien d’autres bouleversements autrement profonds, notamment dans cette France du Nord qui retient notre attention aujourd’hui. Ceux-ci affectent la démographie, le peuplement, les capacités de production du monde rural et la circulation des produits, des hommes et de l’argent. Les maîtres mots permettant de caractériser ce siècle pourraient bien être croissance et mobilité dont les effets les plus tangibles se traduisent par une urbanisation sans précédent. Vieilles cités, castra, abbayes et châteaux voient s’installer une population nouvelle et se développer des fonctions de plus en plus complexes. Au xiie siècle s’affirment l’influence et les exigences d’un personnage nouveau venu : le citadin. Ce dernier parvient souvent à faire valoir ses intérêts face aux puissances traditionnelles dominant la société féodale. La France du Nord et, plus particulièrement la province ecclésiastique de Reims, est le cadre de prédilection du mouvement communal et de diverses formes d’émancipation durement négociées et payées à prix d’or. Saint-Quentin, Noyon, Laon, Beauvais, Amiens entre autres, connaissent une nouvelle ère de leur

*  Professeur d’Histoire du Moyen Âge à l’Université de Bourgogne, U.M.R. ARTeHIS, 5594, C.N.R.S., Université de Bourgogne, Ministère de la Culture.



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histoire1. Mais les situations locales demeurent très contrastées et le succès des institutions nouvelles se heurte à la forte résistance des seigneurs ecclésiastiques. Que de contrastes entre les cadres politiques et juridiques d’Amiens et ceux de Reims où l’archevêque tient son monde avec fermeté et pis encore, ceux de Châlons-enChampagne où la ville peuplée d’hommes de corps n’est que la juxtaposition inaboutie de bans aux mains de l’évêque, des chapitres et des abbés. L’attention portée par les historiens aux institutions et à leur fonctionnement a fait oublier pendant fort longtemps la population de ces villes en plein essor2. Ces laïcs, hommes de chef ou communiers dont nous allons aujourd’hui tenter d’examiner les cadres de vie et de percevoir les compétences et les modes de pensée. Le thème de cette journée d’étude me paraît particulièrement bienvenu car les sociétés de la France du xiie siècle ne sont plus assez étudiées. On 1   A. Lefranc, Histoire de la ville de Noyon et de ses institutions jusqu’à la fin du xiiie siècle, Paris, 1887 ; L.-H. Labande, Histoire de Beauvais et de ses institutions communales jusqu’au commencement du xve siècle, Paris, 1892 ; A. Giry, Étude sur les origines de SaintQuentin, introduction aux archives anciennes de la ville de Saint-Quentin, éd. E. Lemaire, Saint-Quentin, 1888-1910, t. I, p. i-lxxi ; J. Flammermont, Histoire des institutions municipales de Senlis, Paris, BEHE, 1881 ; G. Bourgin, La commune de Soissons et le groupe communal soissonnais, Paris, BEHE, 1908 ; P. Godding, J. Pycke, La paix de Valenciennes de 1114, commentaire et édition critique, Louvain-la-Neuve, 1981 ; P. Desportes, « Les origines de la commune d’Amiens », dans É. Magnou-Nortier (dir.), Pouvoirs et libertés au temps des premiers Capétiens, 1992, p. 247-265 ; D. Barthélemy, « Lectures de Guibert de Nogent, Autobiographie, III-1-11 », Les origines des libertés urbaines, Congrès de la S.H.M.E.S.P., 1985, Rouen, 1990, p. 175-192 ; A. Saint-Denis, Apogée d’une cité, Laon et le Laonnois aux xiie et xiiie siècles, Nancy, Presses universitaires, 1994 ; C. Petit-Dutaillis, « Les communes françaises au xiie siècle. Chartes de commune et chartes de franchises », Revue d’Histoire du Droit français et étranger, Paris, 1944-1945 ; C. Petit-Dutaillis, Les communes françaises, caractères et évolution des origines au xviiie siècle, Paris, 1947  ; A. Vermeesch, Essai sur les origines et la signification de la Commune dans le Nord de la France (xie-xiie siècles), Heule, 1966 ; P. Desportes, « Le mouvement communal dans la province de Reims  », Les chartes et le mouvement communal, Saint-Quentin, 1982  ; O. Guyotjeannin, Episcopus et comes. Affirmation et déclin de la seigneurie épiscopale au nord du royaume de France. Beauvais – Noyon, xe - début xiiie siècle, Genève, 1987. 2   A. Saint-Denis, « Instigateurs et acteurs des premières communes françaises (fin xie-premier tiers du xiie siècle) », dans Statut et révolte sociale. De l’Antiquité tardive aux Temps modernes, éd. P. Depreux, Paris, Institut allemand, Pariser Historische Studien, vol. n° 87, Oldenbourg Verlag, 2008.

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Introduction

semble se reposer aujourd’hui sur les solides acquis du xixe siècle, sur quelques thèses de la 2e moitié du xxe siècle et considérer que l’affaire est entendue. Sans doute la raréfaction très préoccupante des bons latinistes parmi les générations de jeunes chercheurs y est-elle pour quelque chose. Mais on a préféré aussi ouvrir d’autres chantiers jugés plus novateurs du côté de l’histoire religieuse ou de la connaissance des mentalités. Des efforts considérables restent à accomplir pour connaître les sociétés urbaines sur lesquelles le doyen Jean Schneider attirait l’attention dans des articles fondateurs en 1968, 1975 et 19773. Contrairement à ce qui est trop souvent affirmé, les documents ne manquent pas. Il ne font défaut ni en qualité ni en quantité, ni en diversité, surtout après 1130. Il y a beaucoup à retirer du traitement informatique des données contenues dans les documents de la pratique. On retrouve là une partie intéressante de la population et bien des éclairages sur les cadres de vie. Il y a beaucoup à apprendre dans de nombreuses sources d’origine cléricale jusqu’ici peu utilisées tels les obituaires ou encore des sources narratives que sont les chroniques, gesta episcopi, et livres de miracles. Enfin, comment ne pas insister sur la nécessaire collaboration avec les archéologues et les historiens des arts qui a déjà tant apporté à notre connaissance de l’habitat urbain, des systèmes de défense et des grands monuments. Les thèmes abordés ce jour tentent de rendre compte de ces différentes approches à travers l’exemple de Sens, déjà, dont la magnifique cathédrale suscite beaucoup de questions et invite à reconsidérer nos connaissances des débuts de l’art gothique. Sens dont le tissu urbain a connu maints remaniements au point que l’on puisse évoquer «  la réorganisation de la ville  » au cours du xiie ­siècle.

3   J. Schneider, « Les origines des chartes de franchise dans le royaume de France (xie-xiie siècles) », Les libertés urbaines et rurales du xie au xive siècle, Collection histoire, n°19, Bruxelles, 1968, p. 29 ; Id., « Problèmes d’histoire urbaine dans la France médiévale », Actes du 100e congrès national des sociétés savantes, Paris, 1975, t. I, p. 137-162 ; Id., « Libertés, franchises, communes : les origines. Aspects d’une mutation », Les origines des libertés urbaines, Congrès de la S.H.M.E.S.P., 1985, Rouen, 1990, p. 7-30.



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L’autre métropole qu’est Reims connaît des tensions vives entre l’archevêque et ses bourgeois invitant à une réflexion sur l’affrontement si répandu entre les libertés individuelles chères aux laïcs et les libertés de l’Église. Viendra ensuite la délicate question des compétences de ces laïcs. Peut-on évaluer la proportion de lettrés et peut-on se faire une idée du type de formation dont ils ont bénéficié ? Ces questions débouchent sur une nécessaire mise au point : celle du rôle de l’école urbaine. L’origine cléricale de la grande majorité des sources rend particulièrement délicate l’appréciation du processus de sécularisation qui s’affirme au cours de ce siècle, Françoise Gasparri nous dira quels sont les indices de cette mutation. Sa réflexion trouvera un écho en fin d’après-midi grâce à l’étude par Christian Grellard du statut des laïcs dans la Respublica de Jean de Salisbury révélatrice de conceptions contemporaines du sacré et du profane. Avant cela nous aurons eu à découvrir quelques aspects de la vie religieuse et notamment de l’encadrement des laïcs par la prédication, tandis que les miracles de saint Liesne de Melun relatés en 1136 nous livreront quelques situations évocatrices de leur sensibilité religieuse. Au fil de ce programme très riche se dessinent le décor, le paysage, les préoccupations politiques, les compétences et la sensibilité de ces citadins laïcs. Mais au préalable, il importe de se pencher quelques instants sur cette société hiérarchisée diverse et caractérisée par la mobilité des statuts et des fortunes. Il n’est guère difficile d’évoquer le groupe dominant des proceres. Omniprésents dans les actes de donations et dans les listes de témoins, ces hommes se distinguent par leur imposante fortune foncière et par l’exercice de pouvoirs étendus. Châtelains, officiers royaux et épiscopaux, ces hommes détiennent de vastes seigneuries rurales, des droits dans les villages et les bourgs de la région et une partie du sol de la ville, sous forme d’un mansus indominicatus, grand enclos fermé de murs dominé par une maison plus ou moins fortifiée. Au fil du xiie siècle ces grands seigneurs prennent leurs distances avec la cité préférant organiser la vie des campagnes autour de leurs châteaux. Á leurs côtés, prospère une aristocratie subalterne dont les domaines et les responsabilités sont limités à un petit mansus urbain complété 12

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Introduction

d’une ou deux seigneuries rurales. Ceux-ci également tendent à se poster dans les maisons-fortes qu’ils érigent aux avants-postes de la ville au cours du dernier quart du xiie siècle. Ils partagent cette situation avec les milites de la garnison, propriétaires fonciers, seigneurs urbains plus modestes que les communes comme celle de Beauvais ou d’Amiens incitent peu à peu à résider sur leurs terres. Les cartulaires et obituaires mentionnent leurs relations privilégiées avec certains établissements religieux urbains. Á l’autre extrémité de l’échelle sociale, en revanche, on aura peine à caractériser le sort des plus pauvres, secourus par des institutions d’assistance en plein développement. Toutes les villes de quelque importance largement ouvertes sur leurs campagnes accueillent des populations encore mal sédentarisées dans des bourgs qui débordent des murailles et qui constituent le passage quasi obligé avant l’insertion dans la société urbaine. Certains iront offrir leurs bras et entreront dans la dépendance des établissements religieux  : tous les chapitres cathédraux du Nord de la France disposent d’un groupe d’hommes de corps affectés aux granges, aux celliers, à l’entretien des locaux, des jardins et du grand cloître. D’autres pourront après un an, pour peu qu’ils aient pu acquérir un petit lopin, s’intégrer à la commune. La plupart sont agriculteurs, horticulteurs, vignerons, artisans modestes. Ils voient leurs activités se développer au rythme de la croissance des marchés urbains. Beaucoup de ces petits producteurs de denrées alimentaires ou de produits fabriqués développent un commerce, occupent une maison sous le régime de la censive, payent un cens modeste et bénéficient d’une grande liberté de jouissance des biens qu’ils occupent. Ils constituent la majorité de la population urbaine et il est bien difficile, pour le xiie siècle d’en offrir un tableau plus précis. Entre les proceres et primores de plus en plus en plus absents et cette population laborieuse, s’affirme un groupe constitué dans la plupart des villes d’importance comparable, d’une centaine de chefs de familles. Á partir de 1130, il fait son apparition dans les listes de témoins, puis, après 1160, occupe une place déterminante dans la société urbaine. Ce sont les boni homines ou probi homines ou encore cives, groupe de notables, élite de citadins dont les caractéristiques communes sont : la propriété foncière, la possession d’importantes liqui

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dités leur permettant souvent de pratiquer le prêt, la maîtrise du marché urbain, le contrôle des relations économiques entre la ville et les campagnes où ils disposent de larges réseaux de relations et la gestion de domaines ecclésiastiques. L’exercice du pouvoir municipal (jurés), la participation au tribunal échevinal (échevins), leur donne une bonne connaissance de la coutume locale et leur permet d’exercer un rôle d’arbitrage dans les conflits familiaux ou bien entre seigneurs et paysans du plat pays et de pratiquer la juridiction gracieuse dans le cadre des institutions municipales. Enfin, ils participent à la défense de la ville dans le cadre de la milice communale et appartiennent à des groupes de bienfaiteurs entretenant des relations privilégiées avec certains établissements religieux où ils placent leurs enfants4. Certaines de ces familles venues des campagnes voisines se sont hissées dans la société urbaine grâce à leurs assises dans le monde rural et à leur compétence au service des grands : ce sont eux les instigateurs et les animateurs des communes. Leur dynamisme, leur âpreté au gain, se sont traduits dans le paysage par la construction de belles maisons de pierre, parfois dotées de tours et entourées de terrains enclos. Ils incarnent la vigueur de ces sociétés urbaines du nord de la France au xiie siècle, marquées par la croissance et la mobilité. Pour terminer, comment ne pas évoquer ce citoyen de Laon5, nommé Gérard de Gonesse, contemporain de Louis VII et de Philippe Auguste, arrivé à Laon dans l’entourage du roi, qui, ayant prêté de l’argent à l’Hôtel-Dieu en tant que pignor (prêteur sur gages), a réussi à obtenir en retour la jouissance d’une terre proche du palais royal et de l’abbaye de Saint-Jean ? Quelques années plus tard, cette grande parcelle qui était occupée par l’ancien hôpital de Sainte Marie, est lotie par le banquier et couverte de belles maisons de pierre cédées contre des loyers très élevés à des bourgeois en vue. Investisseur et constructeur, cet homme d’affaires apparaît régulièrement dans les 4  Pour de nombreux exemples de ces groupes familiaux de cives voir : J. Massietdu-Biest, « Les origines de la population et du patriciat urbain à Amiens (1109-xive siècle) », Revue du Nord, 30 (1948), p. 113-132 ; P. Desportes, Reims et les Rémois aux xiiie et xive siècles, Paris, Picard, 1979, chapitre I  ; Alain Saint-Denis, Apogée d’une cité, p. 6-240. 5   Idem, p. 238.

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Introduction

listes de témoins avec d’autres attributions : on le découvre tour à tour maire de la commune et chevalier de Laon. Gérard de Gonesse témoigne à lui seul de multiples compétences : il est représentatif de cette élite de notables influents dans la vie des grandes cités du Nord de la France. Il incarne parfaitement le dynamisme et la mobilité de ces sociétés laïques du xiie siècle capétien sur lesquels nous allons maintenant nous pencher.



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La ville de Sens au XIIe siècle Lydw i ne Sau l n i e r-P e r n u i t Dans l’histoire de la ville de Sens, le xiie siècle est une période importante au cours de laquelle s’affirment les forces religieuses en place depuis l’époque mérovingienne, tandis que naissent de nouvelles institutions. Sens devient alors le lieu d’accueil de personnalités telles que le pape Alexandre III, ou l’archevêque de Canterbury, Thomas Becket, dans son exil français1. Siège d’un puissant archevêché depuis les débuts de la chrétienté2, la cité est dominée par la cathédrale dont l’archevêque Henri Sanglier entreprend la reconstruction monumentale dans les années 1130. Comment cet édifice, marqueur de la puissance grandissante de l’archevêque métropolitain, et complété par de nombreux édifices annexes, s’insère-t-il au cœur de la cité, ainsi que dans la vie religieuse et quotidienne ? L’héritage romain On ne peut comprendre la ville de Sens et une partie des données de son histoire au Moyen Âge qu’en remontant à ses origines galloromaines. Agedincum est cette implantation gauloise – située de façon incertaine aujourd’hui encore –, où César fait reposer ses troupes,

  Chronique de l’abbaye de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, rédigée vers la fin du xiiie siècle par Geoffroy de Courlon, publiée par G. Julliot, Sens, 1876, p. 482-487. Ch. Larcher de Lavernade, Histoire de la ville de Sens, 1845, réd. 1976, p. 79-80. 2   La cathédrale est le siège de cette importante métropole, dont l’étendue reprend le découpage administratif romain, lorsque Sens était au ive siècle la capitale de la ive Lyonnaise. La célèbre devise du chapitre Campont correspond aux différents diocèses sous l’autorité religieuse de la métropole : Chartres, Auxerre, Meaux, Paris (qui ne s’en libèrera qu’en 1622), Orléans, Nevers et Troyes. 1



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Ly dw i n e S au l n i e r - P e r n u i t

lors de la conquête de la Gaule3. Elle devient aussitôt après une ville romanisée dont on a pu repérer quelques portions de quadrillage, au fil de sondages et de fouilles trop modestes puisque l’occupation a été ininterrompue : des îlots rectangulaires plutôt que carrés, le cardo et le decumanus, sans pouvoir localiser avec assurance l’emplacement du forum. Sont repérés aussi plusieurs nécropoles, les aqueducs, l’amphithéâtre et un grand monument au lieu dit La Motte du Ciar4. Après les premières menaces, et, selon un schéma classique, la ville se réduit à une superficie beaucoup plus petite (l’amande actuelle du centre ville), pour se protéger derrière un rempart. Cette muraille défensive, construite à la fin du IIIe siècle5, est bien connue dans son tracé comme dans sa structure par des gravures anciennes et des plans montrant la succession des portes et des tours, ainsi que par des vues romantiques et par quelques portions conservées6. Ce repli de la ville va marquer de façon irréversible l’urbanisme, opposant un centre ville dense, protégé et riche à l’extra-muros, fait de faubourgs plus parsemés, industrieux et plus menacés. L’implantation chrétienne Les origines chrétiennes de Sens sont très floues. En marge de la légende tardive de saint Savinien, apôtre du Sénonais et premier évêque de Sens, on ne sait presque rien de l’histoire de l’évêché jusqu’au vie siècle. La cathédrale, dont l’emplacement actuel intra-muros est probablement fort ancien, n’est signalée pour la première fois qu’au début du viiie siècle par la Vita S.Lupi. Comme le notait Jean-Charles Picard dans la Topographie chrétienne des cités de la Gaule, « la date de 3   Guerre des Gaules, VII, lviii. L’implantation des Sénons était-elle déjà à la confluence de l’Yonne et de la Vanne (découverte de céramiques et de monnaies gauloises dans le quartier Saint-Paul : L’Yonne et son passé. 30 ans d’archéologie, catalogue d’exposition, 1989, p. 130-132 et 142) ou sur la colline qui domine le site de Sens sur la rive gauche (Commune de Saint-Martin-du-Tertre : Id., p. 121) ? 4   Id., p. 159-160, et une étude récente de B. Debatty à paraître dans le Bulletin de la Société archéologique de Sens. 5   J. Nicolle, Agedincum-Sens, Les cent villes qui ont fait l’Occident, Actes du congrès Caesarodunum, 1978. 6   G. Julliot, Essai sur l’enceinte de la ville de Sens, Sens, 1913.

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sa construction et le nombre d’édifices qui la composaient sont incertains »7. Y a-t-il eu dès l’époque mérovingienne un groupe épiscopal ? Avant le xe siècle, on ne cite qu’une église dédiée à saint Étienne. Ce n’est qu’en 924 qu’une très vieille basilique Sainte-Marie proche de Saint-Etienne est restaurée par l’évêque Adaldus, et en 967, sous l’épiscopat d’Archambault, les basiliques Saint-Etienne, Sainte-Marie et Saint-Jean-Baptiste sont incendiées, puis reconstruites : c’est la première mention des trois églises qui formaient le groupe épiscopal8. Le monastère de Saint-Pierre-le-Vif, fondé par Théodechilde (que la tradition dit être une fille de Clovis), semble exister depuis le vie siècle9. Les rois mérovingiens, qui résident non loin dans leur villa de Massolacum (vers Mâlay-le-Grand), en sont les bienfaiteurs. Tout près se trouve l’église Saint-Savinien, édifiée dans l’ancienne nécropole gallo-romaine, et, selon la tradition, sur le lieu du martyre de l’apôtre du Sénonais. Elle est mentionnée pour la première fois dans la première Passion de Savinien, écrite à la fin du ixe siècle10. Wénilon en 847, à la suite d’un révélation divine, découvre les tombes des saints Savinien et Potentien, et fait la translation de leurs restes dans l’église abbatiale Saint-Pierre. Il assoit par là même l’autorité de l’abbaye Saint-Pierre-le-Vif, en lui donnant les importantes reliques de ces deux martyrs, fondateurs de l’Église de Sens. Dons et sépultures de personnalités importantes se multiplient et font du monastère Saint-Pierre-le-Vif une puissance incontestable pendant tout le Moyen Âge. Enfin la troisième grande force dans le paysage religieux sénonais au Moyen Âge est le monastère de Sainte-Colombe, construit à la sortie de la ville, sur les lieux du martyre de la vierge Colombe, dont elle abrite les restes11. Le premier édifice est mentionné à la fin du vie siècle. À sa mort (avant 627), saint Loup est enterré à l’extérieur de la basilique, sous la gouttière aux pieds de sainte Colombe. Des   Province ecclésiastique de Sens, Paris, 1992, p. 27.   R.-H. Bautier et M. Gilles, Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens dite de Clarius, Paris, 1979, p. 55, 73, 85. 9   H. Bouvier, « Histoire de Saint-Pierre-le-Vif », Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, 1891, tome 45. 10   A. Fliche, Vie de Saint Savinien, premier évêque de Sens, Paris, 1912. 11   G. Chastel, Sainte Colombe de Sens, Paris, 1939. 7 8



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miracles se produisent et rendent l’abbaye célèbre, protégée par des privilèges et des interventions royales. La ville sainte À la différence d’autres villes, la cathédrale et les bâtiments qui la complètent occupent le centre de l’intra-muros, et, comme cette surface protégée par les murailles est relativement grande (25 ha), l’édifice métropolitain a pu se développer, se renouveler en s’agrandissant et en s’entourant d’édifices annexes, sans avoir à franchir le rempart. On peut s’interroger cependant sur les démolitions et les modifications du parcellaire qu’a entraînées la construction de cet édifice monumental entrepris par Henri Sanglier. Que sait-on des bâtiments qui complètent la cathédrale à cette même époque ? La demeure de l’archevêque s’étend actuellement du côté sud, dans un espace qui était encore occupé par des constructions romaines au ive siècle, comme les fouilles réalisées dans le creusement de la salle souterraine des Musées de Sens l’ont prouvé  : vestiges de salles thermales équipées d’hypocaustes, monnaies et céramique d’Argonne12… Dans la Vita S. Lupi (début viiie siècle), la domus episcopi est dite voisine de l’ecclesia, et l’on peut raisonnablement penser qu’elle a toujours été placée côté sud, telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous. Le Palais Synodal, qui clôt la cour à l’ouest, est construit par l’archevêque Gautier Cornut dans les années 1230-40. C’est un témoin rare avec l’officialité et les prisons à rez-de-chaussée, ainsi que la vaste salle du premier étage destinée aux réunions ecclésiastiques. Cette architecture impressionnante est-elle une création nouvelle pour de nouveaux besoins – notamment le faste de l’Église de Sens – ou remplace-t-elle un bâtiment plus ancien ? Comment était disposé le palais de l’archevêque au xiie siècle ? Sous des constructions des xvie et xviiie siècles, il est impossible de le dire. Mais, là aussi, lors du creusement de la salle souterraine des musées, a été mis au jour un mur orienté nord-sud, perpendiculaire   L’Yonne et son passé, op. cit., p. 154-156.

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à l’actuelle aile François Ier et s’arrêtant peu avant la cathédrale, dans le prolongement du transept : c’est certainement le vestige d’un bâtiment médiéval d’une implantation différente et limitant une cour plus petite13. Le quartier canonial est situé quant à lui au côté nord de la cathédrale, à l’opposé de la demeure de l’archevêque. Les données historiques sont plus rares encore que pour le palais des archevêques. Mais l’emprise, que l’on peut cependant définir, est importante, allant du chevet de la cathédrale jusqu’à la muraille du côté nord. Le cloître des chanoines, protégé par des murs et cinq portes fortifiées, résistera longtemps à de nombreux aménagements urbains, jusqu’à ce que la route de Bourgogne arrive à le traverser à la fin du xviiie siècle, après un procès long de plus de 30 ans14. Enfin l’hôtel-Dieu se trouve à l’opposé de la place, face à la cathédrale. Sa fondation semble remonter au moins à l’époque carolingienne, et, à partir du xie siècle, on sait qu’il est dirigé par le chapitre15. La Commune de Sens Pendant tout le Haut Moyen Âge, l’autorité sur la ville a été partagée entre les comtes et l’archevêque en tant que seigneur. Ce furent d’incessantes luttes entre ces deux autorités jusqu’à ce que le roi Henri Ier prenne possession de Sens en 1055, la rattachant définitivement au domaine royal et ne laissant aux archevêques que le titre honorifique de vicomtes de Sens. Le palais du roi se trouve dans l’enceinte et les prévôts exercent maintenant la justice au nom du roi. Malgré ce changement, l’autorité des prévôts se révèle lourde et s’ajoute à celle des religieux avec des coutumes et des règlements différents. Cette double emprise est le contexte du mouvement communal16.   Id., p. 155.  P. Pinon, La traverse de Sens, Le Sénonais au xviiie siècle. Architecture et territoire, Musées de Sens, 1987, p. 316-324. 15   H. Bouvier, Histoire de l’église et de l’ancien archidiocèse de Sens, 1906, t. I, p. 179-180, II, p. 78. 16   M. Quantin, Histoire de la commune de Sens, Auxerre, 1857. J. Turlan, La Commune et le corps de ville de Sens, 1146-1789, Paris, 1942, p. 23-37. 13 14



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Une première commune, qui adopte la charte de Soissons, est proclamée en 1146 par les bourgeois, obtenant l’approbation de Louis VII. Devant ces menaces, le clergé en appelle au roi, dans une lutte qui semble menée par l’abbé de Saint-Pierre-le-Vif, Herbert, luimême probablement soutenu par le pape Eugène III. En mai 1147, en raison de violents affrontements et du meurtre de l’abbé Herbert, sur décision de Louis VII, la commune est supprimée17.  Il faut attendre une quarantaine d’années avant que le roi Philippe Auguste prépare une seconde commune, en tentant de concilier les intérêts de chaque partie, pour pacifier la ville. Dans une charte de 1189, il autorise la création d’un corps municipal, mais en soumettant maire et jurés à respecter par serment la décision du roi, afin de préserver l’archevêque et l’abbé de Saint-Pierre-le-Vif, dont la puissance contrebalance son autorité18. Soutenue par le roi, malgré les précautions qu’il prend lors de l’établissement de la deuxième charte, la Commune de Sens permet aux bourgeois en ce xiie siècle de s’émanciper un peu de la tutelle de l’abbaye de Saint-Pierre-le-Vif et de l’archevêque, et de créer une institution concurrente face à celles des religieux19. La confrérie des treize paroisses Parallèlement, la vie paroissiale s’organise aussi dans la ville intra-muros comme dans ses faubourgs. Une reconnaissance du 17   Il y a procès, exécution d’une partie des coupables, et amende expiatoire annuelle qui sera payée par les bourgeois à l’abbaye, au moins jusqu’au 13e siècle. 18   Les querelles de juridiction continueront sans cesse cependant, l’une des plus connues étant l’excommunication du maire et des jurés en 1213, à la demande des moines de Saint-Pierre-le-Vif qui se jugeaient gravement offensés par le corps communal. À la suite de dissensions internes et de problèmes financiers, la Commune de Sens est supprimée en 1317 par Philippe V. 19  Pour le décor de la salle du Conseil municipal du nouvel hôtel de ville, une commande est passée en 1903 à Jean-Jacques Scherrer (1855-1916) d’un tableau représentant La remise de la charte émancipant la Commune de Sens en 1189. À cette date, dans ce cadre et sous l’influence d’un maire radical, la Commune devient le prélude de la démocratie, fondement de la République. Pour Augustin Thierry et Michelet, le mouvement communal est une première révolution qui marque la naissance de la bourgeoisie et des libertés publiques. Mais on sait que le mouvement communal doit être replacé dans son cadre féodal, au cœur des rivalités seigneuriales.

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Collège des Treize prêtres de Sens est faite par l’archevêque Pierre de Corbeil en février 122020. Mais elle n’est que la reconnaissance d’une réalité antérieure, qui s’est probablement développée dans la seconde moitié du xiie siècle. Sens compte à ce moment-là treize paroisses, dont les curés se constituent en confrérie, pour s’imposer face à l’archevêque et au chapitre et gagner un peu en autorité. Sept paroisses se trouvent intra-muros (Saint-Maximin, SaintHilaire, Saint-Romain, Sainte-Colombe-du-Carouge, Saint-Pierrele-Rond, Saint-Pierre-le-Donjon, Saint-Benoit)  ; six sont extramuros (Saint-Maurice, Saint-Pregts, Saint-Symphorien, Saint-Paul, Saint-Didier, Saint-Léon). Cette confrérie a déjà amassé des biens grâce aux aumônes des fidèles et aux donations faites par les bourgeois qui demandaient aux treize prêtres de célébrer certains offices et processions ou d’assister à leurs obsèques. Il semble bien que l’ascension de cette confrérie, soutenue par les fidèles et les bourgeois, ait excité la jalousie de certaines autorités ecclésiastiques. Aussi les Treize prêtres s’adressent alors à leur archevêque pour obtenir la reconnaissance et la confirmation de leur collège, ainsi que de leurs biens acquis ou à venir, s’affirmant ainsi comme acteurs dans la ville. La vie économique Il faut terminer cette évocation de la ville de Sens au xiie siècle par quelques données économiques. Les documents sont plus rares encore et souvent tardifs, mais en raison d’une certaine permanence, on peut se permettre quelques remarques21. Dans la cité intra-muros, entre la cathédrale et le grand HôtelDieu, existent des lieux de commerce, comme la halle aux pains et un marché aux viandes. Des « estançons », mentionnés au début du xiie siècle contre la cathédrale, montrent une proximité étonnante

20   Ce document resté inédit est publié dans Le mariage de saint Louis à Sens en 1234, Sens, 1984, p. 35-36. 21   D. Cailleaux, « Notes sur le commerce et l’industrie à Sens au Moyen Âge », Bulletin de la Société archéologique de Sens, 1983, p. 66-76.



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avec l’église métropolitaine22. On a gardé une trace visuelle de semblables appentis contre le palais synodal, jusqu’au milieu du xixe siècle, avant la restauration qu’y mena Viollet-le-Duc. Dans le domaine économique, on retrouve les mêmes enjeux de rivalité que ceux des pouvoirs politique et religieux : l’archevêque, l’abbaye de Saint-Pierre-le-Vif, le chapitre et la Commune se partagent le contrôle de l’économie sénonaise, ce qui génère de nombreux conflits. On constate cette rivalité à la multiplication des lieux de marché, au dédoublement de chaque type de commerce. Ainsi les bouchers, qui tiennent une place prépondérante dans la ville, sont en plusieurs lieux. Dans le bourg Saint-Pierre qui formait un quartier commercial autonome, probablement en raison de son lien direct avec le monastère Saint-Pierre-le-Vif, les bouchers étaient protégés des commerçants extérieurs, mais ne devaient pas commercer avec la ville ; derrière l’Hôtel-Dieu, le marché aux viandes dépendait du chapitre ; et dans la première moitié du xiie siècle, la Commune s’affirme en bâtissant une nouvelle halle à la viande dans le Marcheau. Il en va de même pour la vente du blé, des pains, des draps ou de la laine. La répartition des lieux même de commerce est significative, montrant les zones d’influence des différentes autorités religieuses et laïques qui s’affirment au cours du xiie siècle. Cette topographie économique va devenir plus complexe encore au siècle suivant avec l’arrivée de nouveaux ordres proches des laïcs : les Dominicains qui développent le Vieux Marché au nord, à l’extérieur des murs, et les Franciscains, qui, en lien avec la Commune de Sens, vont étendre les zones de commerce extra-muros aussi, mais du côté sud.

22   AD Yonne G 95: Bail fait à Clément Mocquart d’un estançon situé devant le portail Saint-Jean-Baptiste de l’église de Sens, contigu à la porte par laquelle on entre dans le cloître en venant directement du palais (n°58) ; Bail fait par l’archevêque Gui à Garnier, neveu du doyen, d’un estançon situé devant la cathédrale Saint-Étienne (n°57).

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Fig. 1 – Plan de la ville de Sens.



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Fig. 2 – La remise de la charte émancipant la Commune de Sens en 1189, par JeanJacques Scherrer (1855-1916), commande passée en 1903 pour le décor de la salle du Conseil municipal du nouvel hôtel de ville. Cl. J.-P. Élie-Musées de Sens.

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Discussion M. Alain Erlande-Brandenburg. — J’aimerais poser la question, résolue je crois à Paris, de la réorganisation du réseau paroissial, conséquente de la création de la cathédrale. En effet Maurice de Sully a évacué de celle-ci la cura animarum – le cardinal Lustiger a fait exactement la même chose pour clarifier le rôle de chacun  – et cette décision des années 1160 a perduré jusqu’à la Révolution. Est-ce qu’il y a eu un système semblable à Sens ?

Mme Lydwine Saulnier-Pernuit. — Non, je ne pense pas.

M. Alain Erlande-Brandenburg. — Ce sujet n’est pas du tout étudié. Le concile de Latran IV (1215) rappelle que l’évêque ne dépend que des apôtres, chacun agit différemment, mais cette réorganisation a entraîné selon les cas des transformations radicales. Mme Lydwine Saulnier-Pernuit. — Il y a cette confrérie des treize paroisses dont je vous ai parlé, qui reconnaît quelque chose de plus ancien, datant de la deuxième moitié du xiie siècle. La cathédrale étant terminée vers 1160, on peut imaginer qu’il y a à ce moment-là naissance de ces paroisses qui s’affirment face à la puissance du chapitre et de l’archevêque.



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La cathédrale Saint-Etienne de Sens La première cathédrale gothique∗ A la i n Er l a n de-Br a n de n bu rg La cathédrale a fait l’objet depuis plus d’un siècle d’un certain nombre de recherches pertinentes1. Deux études récentes viennent d’en renouveler l’intérêt. La première est due à Francis Salet, la seconde à Jacques Henriet, l’une et l’autre ont abouti à remonter dans le temps le début des travaux de l’édifice. Il est depuis admis que l’initiative en revint à l’archevêque Henri Sanglier qui a occupé le siège archiépiscopal de 1122 à 1142 et qu’ Hugues de Toucy qui lui a succédé de 1142 à 1168, ne s’est pas cru autorisé à remettre en cause l’opération. Sa datation oblige à s’interroger sur les raisons de la construction de cette cathédrale, la première d’une longue série qui a fini par entraîner un grand nombre d’évêques, à travers l’Europe, dans une aventure délicate, obéissant aux mêmes motivations. Les choix opérés par le maître d’ouvrage ont servi de référence aux autres évêques dans les domaines toujours renouvelés: rapport à la ville, coût de l’opération, montage financier, choix de l’architecte, rassemblement de professionnels du bâtiment, approvisionnement des matériaux. La construction architecturale était une activité certes habituelle des hommes du Moyen Âge, elle n’avait jamais pris une telle ampleur. La   Je remercie Mme Lydwine Saulnier-Pernuit de son aide aussi efficace qu’amicale.   Fr. Salet, dans C.R.A.I, 1955, p. 182-187 ; J. Henriet, « La cathédrale SaintEtienne de Sens », dans Bulletin monumental, 1982, p. 81-174. Voir pour la bibliographie ancienne, Henriet, p.  159 note 2. Il faut retenir principalement pour l’historique, E. Chatraire, La cathédrale de Sens (Petites monographies), 1926. Pour la sculpture, les études de W. Sauerländer, La sculpture gothique en France, Paris, 1972. Pour la bibliographie récente, D. Cailleaux, La cathédrale en chantier. La construction du transept de SaintEtienne de Sens d’après les comptes de la fabrique 1490-1517, 1999 et Bulletin de la société archéologique de Sens, 5 (2006), consacré à des « Études nouvelles sur la cathédrale de Sens » concernant les travaux postérieurs à la cathédrale du xiie siècle. ∗

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question se révélait d’autant plus délicate que l’édifice se situait en milieu urbain alors en pleine renaissance sous la pression démographique. Maître d’ouvrage et maître d’œuvre ont imaginé des solutions nouvelles pour répondre à des problèmes qui ne s’étaient jamais posés jusqu’alors. Aux premiers siècles chrétiens, l’empereur avait joué un rôle essentiel qui ne s’était pas limité à des encouragements, il avait mis à disposition des prélats les moyens exceptionnels de l’administration impériale. Il en est allé de même sous les carolingiens qui ont pris leurs responsabilités lorsqu’ils ont lancé des projets ambitieux. Il suffit d’évoquer la construction de la cathédrale de Prague au xive siècle pour comprendre l’investissement personnel du souverain et juger de la solitude du prélat au milieu du xiie siècle. L’environnement Henri Sanglier se trouvait confronté à un certain nombre de contraintes lourdes dont il n’a pas cru devoir s’affranchir, contraintes liées au terrain et par voie de conséquence à la présence de la cathédrale antérieure. Les dimensions prévues pour la nouvelle cathédrale auraient pu l’inciter à faire choix d’un nouveau terrain, libre ou aisément libérable  : l’édifice actuel s’étend sur 122  m hors œuvre et 113,50 m dans œuvre. Il y aurait gagné une liberté d’action dans l’implantation des fondations et dans l’approvisionnement des matériaux. Il se tint à la tradition de l’Église qui souhaitait conserver la sacralité du sol reconnue par la construction de la première cathédrale après l’Édit de tolérance de Constantin (313). Une seconde tradition, tout aussi exigeante, imposait que la célébration eucharistique soit célébrée quotidiennement. Il devenait indispensable de conserver l’autel à son emplacement antérieur ou de le déménager dans la journée comme Paris en offre l’exemple en 1182. Il est vraisemblable que le respect de cette tradition rend compte de l’absence d’une nouvelle consécration d’autel aux termes des travaux. La cathédrale fut programmée au croisement des voies antiques, le « decumanus » est-ouest et les « cardines » nord-sud, à l’intérieur de deux «  insulae  » au centre de la cité antique2. L’enceinte romaine qui   Voir ici même l’article de Lydwine Saulnier-Pernuit.

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enfermait 25 ha de superficie a subsisté pour la plus grande partie jusqu’aux années 1836, date du début de sa destruction. La société archéologique a recueilli alors près six cents fragments d’inscriptions, de stèles funéraires, de bas-reliefs et d’architecture, ce qui permet d’estimer l’importance de la cité. Au milieu du xiie siècle lorsque fut prise la décision de construction de la nouvelle cathédrale, le panorama était celui du ive siècle. Cette situation privilégiée était une assurance du succès auprès des fidèles. Les textes Les différents documents concernant la construction de la cathédrale gothique ont été analysés avec le plus grand soin par Jacques Henriet. Il n’est pas nécessaire d’y revenir, mais d’en rappeler les conclusions, malgré leur indigence et souvent leur interprétation délicate. Comme il est fréquent, la date du début des travaux peut être approximativement évaluée, en revanche celle de la prise de décision de reconstruction suivie de l’élaboration du programme par le maître d’ouvrage et de celle du projet par le maître d’œuvre demeure hypothétique. Il est vraisemblable qu’elle remonte aux premières années du règne de l’archevêque. Une copie de la « Chronique dite de Clarius  » mentionne même, à la date de 1122, qu’Henri Sanglier, succédant à Daimbert, aurait entrepris de rénover la cathédrale. Cette mention n’apparaît pas dans le manuscrit originel de la Bibliothèque d’Auxerre3. Un second document, tiré de la « Chronique » de Geoffroy de Courlon, n’est pas antérieur à la fin du xiiie siècle-début xive. La troisième édition de la « Gallia christiana nova », parue en 1770, fait état de la date de 1140 sans donner de référence. Elle ne peut être écartée à priori, si l’on tient compte du soin apporté par les Mauristes à la nouvelle édition fondée en grande partie sur des textes inédits, dont certains concernant Henri Sanglier4. Ils sont tout aussi rares et imprécis pour l’archiépiscopat d’Hugues de Toucy. Il faut évoquer parmi les plus importants, la bulle d’ Eugène III, fulminée le 21 mars 1151 qui confirme les dis-

  Henriet, p. 86.   Henriet, p. 87.

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positions prises par l’archidiacre Thibaud à propos de quatre chanoines affectés à l’autel Notre-Dame5, la consécration d’un autel dédié aux apôtres Pierre et Paul, le 19 avril 1164 par le pape Alexandre III6. L’année suivante, le pape accordait des indulgences aux fidèles qui apporteraient leurs aumônes pour la construction de la cathédrale « alors en grande partie inachevée » ex majori parte…imperfecta7. Geoffroy de Courlon, en mentionnant l’élection d’Hugues de Toucy en 1142, souligne son action en faveur de la cathédrale, initiée par Hugues: multum laboravit et fere perfecit 8. Le texte ajoute qu’il fit exécuter les stalles en chêne, réaliser les ornementa ecclesiae, facilita la visite des reliques aux chanoines et les installa convenablement. Le successeur d’Hugues de Toucy, Guillaume de Champagne (1169-1176), put ainsi prendre les dispositions pour la garde de la cathédrale et son service qu’il confia à quatre marguilliers laïcs par un acte de 1176. Cette décision lui parut tellement importante qu’il en demanda la confirmation au pape Alexandre III. Il fulmina la bulle, le 8 juin 11769. À cette date et sans doute même avant celle-ci, la façade devait être très avancée comme le démontre l’étude de celle-ci et de sa sculpture. Elle était non seulement implantée, mais son premier niveau avec le programme sculpté réalisé, reprenant l’aménagement liturgique de la cathédrale et les indications de l’antependium : au centre l’autel dédié à saint Étienne, au nord celui de saint Jean-Baptiste, au sud celui dédié à la Vierge. Les textes ne permettent pas de conclure en toute certitude sur la chronologie de la construction des travaux. Il est vraisemblable   M. Quantin, Cartulaire général de l’Yonne, 2 vol., Auxerre, 1854-1860. L’archidiacre Thibaud y est mentionné à plusieurs reprises entre 1122-1127 et 1133 (Cartulaire, t. I, p. 250, 260, 267, 270, 273, 274, 291, 339). Voir Ph. Salmon, Notice sur les archidiacres de Sens, s.d. [1855], p. 12, d’après Fenel qui lui attribue la fondation vers 1120-1130, de quatre chanoines à l’autel Notre-Dame. 6   Henriet, p. 88. 7   Cartulaire, t. II, p. 179 ; Henriet, p. 88. Le pape Alexandre III prend sous sa protection et celle de saint Pierre la cathédrale de Sens par pivilège daté du 17 avril 1165, Cartulaire, II, p. 180. 8   Henriet, p. 89. Geoffroy de Courlon, Chronique de l’abbaye de Saint-Pierre le Vif à Sens, éd. Julliot, p. 484-485. 9   Cartulaire, t. II, p. 285. L’archevêque Michel devait se contenter de préciser en 1198 le détail de cette organisation (t. II, p. 49). 5

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que la décision a été prise peu près l’élection d’Henri, suivie aussitôt du programme et avec l’aide de l’architecte, du projet. Les travaux ont été entrepris dans les années 1130-1135. Ils se sont poursuivis sans interruption sous Hugues de Toucy. En 1151, la chapelle NotreDame était en service avec son autel et les chanoines et, par voie de conséquence, le chœur des religieux avec les stalles de bois. En 1176, le premier niveau de la façade était monté avec ses trois portails. Le maître d’ouvrage: Henri Sanglier La personnalité d’Henri Sanglier nous échappe en grande partie. Les textes se montrent d’une regrettable discrétion et parfois laissent soupçonner une certaine rancœur des moines de Saint-Pierre-le-Vif à son égard, choqués par son attitude. Il s’y fit pourtant enterrer et sa tombe couverte d’un très beau gisant de bronze. Certains points méritent d’être précisés, ils permettent de rattacher la construction au grand courant réformateur contemporain. Jacques Henriet a très utilement souligné ses rapports avec Bernard de Clairvaux : ce dernier lui dédia son traité De moribus et officio episcoporum daté de 1126 où il décrit un prélat certes attaché à la réforme de l’Église, mais souligne en même temps ses nombreux défauts qui ne correspondent guère à l’image que l’on se fait d’un prélat : la beauté de ses habits, ses chevaux, son orgueil, son origine sociale et donne en exemple Geoffroy de Lèves, évêque de Chartres et Bouchard, évêque de Meaux. Dans une lettre qui lui est adressée plus tardivement entre 1136-1139, il fait état de son humeur intraitable, de son opiniâtreté, de son caractère capricieux, de son humeur belliqueuse. Une fois de plus Bernard fait preuve de sa mauvaise humeur, de son opposition au clergé séculier, de ses critiques aux constructions trop somptueuses à son goût. Pour corriger ce portrait outré du prélat, il faut évoquer son engagement pour la réforme qui prend une dimension particulière si l’on fait état du don à l’abbaye de Saint-Victor à Paris de l’église de Notre-Dame de Fleury (Fleury-en Brière, Seine-etMarne). Les liens de l’archevêque avec l’abbaye de Saint-Victor n’ont rien pour étonner. Ils témoignaient de son attachement envers une institution qui jouait un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle et spirituelle de la ville de Paris dans la première moitié du xiie siècle.

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Hugues, dit de Saint-Victor, avait attiré par son enseignement les plus grands esprits contemporains de l’Europe du Nord, dès son entrée à l’abbaye après 1115. Il y mourut en 1141, après avoir enseigné à plusieurs générations de religieux, les arts libéraux, les sciences humaines et la philosophie. L’ouvrage qui lui valut sa réputation, le « Didascalicon ou l’art de lire » se voulait une introduction à l’ensemble des disciplines indispensables à l’étude des Écritures saintes et de la théologie. Il y substituait à la division traditionnelle des sept arts libéraux, une autre nouvelle quadripartite des sciences qui constituent la philosophie. Dans un ouvrage consacré aux Écritures sacrées et aux auteurs de ces textes, il distinguait trois sens de l’Écriture : le sens littéral ou historique, le sens allégorique qui constitue le sens théologique proprement dit et enfin le sens anagogique qui découvre dans l’Écriture les enseignements spirituels et moraux de la vie humaine. Il a développé cette démarche pour déboucher sur une spiritualité qui allie connaissance intime des Écritures et expérience personnelle. Ses commentaires sur la « Hiérarchie céleste » du pseudo-Denis l’aréopagite ont nourri la pensée contemporaine notamment de ceux qui ont joué un rôle décisif dans la création gothique  : abbés comme Suger, à Saint-Denis, Henri à SaintGermain-des-Prés à Paris, Pierre de Celle, à Saint-Remi de Reims (1162-1182)… et aussi évêques, Norman de Doué à Angers, Pierre à Senlis, Arnoul à Lisieux, Geoffroy de Lèves à Chartres, Maurice de Sully à Paris… Ils ont été d’audacieux maîtres d’ouvrage qui ont conçu des programmes de construction dont ils ont confié la réalisation à des architectes inventifs. Ils complétaient cette culture livresque par une seconde d’ordre visuel. Ils avaient saisi la beauté des constructions des premiers temps chrétiens, les basiliques constantiniennes qu’ils découvraient avec ivresse à Rome ou les réalisations contemporaines du Mont-Cassin ou de San Clemente, à Rome. Ils en ont été profondément marqués10.

10   Voir entres autres, « L’abbé Suger, le manifeste gothique de Saint-Denis et la pensée victorine », Turnhout, 2001 (Rencontres médièvales européennes, 1), avec importante bibliographie et l’introduction à la nouvelle édition des œuvres de l’abbé Suger : Suger, Œuvres, t. I, éd. Fr. Gasparri, Paris, 1996.

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Le programme de la cathédrale d’Henri Sanglier Henri Sanglier était très lié à ce milieu intellectuel de religieux, et influencé par la personnalité de l’abbé Suger qui avait commencé la reconstruction de son monastère au cours de la décennie 1130 avant de se lancer dans celle de l’abbatiale en 1137. Il a été le premier à reconstruire sa cathédrale. Le décalage habituel dans les travaux d’une certaine envergure entre la prise de décision et sa mise en œuvre, s’explique par les tâches antérieures : définition du budget, montage financier, choix de l’architecte, élaboration du projet par des maquettes, des dessins d’ensemble, de détail, gabarits, recrutement des professionnels, achat de terrain et bien d’autres nécessités11. Elles sont indispensables à la bonne marche d’un chantier qui innove à tous points de vue. La chronologie des travaux, comme on l’a vu demeure imprécise, les chroniqueurs manifestant pour la question un certain désintérêt. La seule date assurée concerne le chœur des chanoines, terminé bien avant la mort d’Hugues de Toucy, avant même le 21 mars 1151. Ainsi la bulle d’Alexandre III du 8 juin 1176 qui approuve l’organisation du service de la cathédrale élaborée par l’archevêque Guillaume de Champagne (1169-1176) cette même année, a été fulminée alors que la cathédrale était achevée avec le premier niveau de la façade et son programme sculpté. Le projet architectural de la cathédrale Le projet architectural d’un édifice médiéval s’analyse à partir de l’œuvre achevée puisque les différents documents graphiques qui ont servi à sa construction ont disparu. Nous savons aujourd’hui qu’ils ont existé comme nous en avons le témoignage à propos de la cathédrale de Canterbury construite par Guillaume de Sens après son incendie en 1175. Le plan de Sens apparaît unique dans l’Europe médiévale et dans l’architecture gothique (fig. 1). Le vaisseau est longé de collatéraux qui se rejoignent derrière l’abside pour former déambulatoire. Il faut

11   A. Erlande-Brandenburg, La cathédrale de Reims. Chef d’œuvre du gothique, Arles, Actes sud, 2007.



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souligner l’absence d’excroissance, au transept comme au déambulatoire. La chapelle orientale et les bras de transept sont des adjonctions ultérieures qui ont dénaturé le parti originel. Celui-ci est à mettre en relation avec les premières basiliques constantiniennes qui subsistaient alors à Rome, comme celles de Saints-Pierre-etMarcellin (fig. 2) et Sainte-Agnès et d’ Andernos en Gironde (France) auxquels les spécialistes ont donné le nom de circiforme en raison de ses ressemblances avec le plan du cirque romain. Ce choix, caractéristique de la première architecture gothique, se retrouve à NotreDame de Paris qui ne comporte pas de transept en plan, mais seulement en élévation. Il en allait de même à Senlis, à Mantes, à Bourges. Quant aux excroissances latérales, il s’agissait à l’origine de deux chapelles destinées à abriter chacune un autel, saint-Jean au nord, Notre-Dame au sud. Elles évoquaient vraisemblablement l’ancien groupe cathédral formé de la cathédrale dédiée à saint Étienne, d’une seconde cathédrale dédiée à la Vierge et enfin le baptistère qui l’était à saint Jean-Baptiste. La topographie intérieure de la cathédrale L’archevêque de Sens avait pris soin de préciser la topographie intérieure de la nouvelle cathédrale en définissant les différents espaces dévolus à l’évêque, aux chanoines et aux fidèles. La partie orientale de la cathédrale était dévolue au clergé, l’abside à l’archevêque, les deux travées suivantes aux chanoines. La clôture était tendue entre les deux supports orientaux de la cinquième travée remplacée au milieu du xiiie siècle par un jubé de pierre et plus tard par des grilles12. Les deux chapelles latérales se trouvaient donc situées à l’intérieur de la clôture du chevet. L’abside était réservée à l’autel et au prélat. Ce dernier était unique, comme il l’était dans les premiers temps chrétiens suivant l’expression de saint Ignace d’Antioche qui affirmait qu’il n’y avait qu’ « une eucharistie, qu’un évêque et qu’un autel ». Cette modification est à mettre en relation avec le souhait de s’inscrire dans cette « renaissance paléochrétienne » sur laquelle il a été justement insisté. Il est placé sous la clé de voûte octopartite   B. Moreau, « Les jubés des églises de l’Yonne du xiiie siècle au xixe siècles », p. 29.

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qui reproduit dans un schéma monumental le ciborium de ces mêmes périodes. La solennisation de l’autel par son unicité et par son emplacement est un trait caractéristique des réformateurs victorins. Il s’accompagne du rappel de sa finalité tout aussi exceptionnelle, il est exclusivement réservé à l’évêque. La consécration épiscopale lui a donné une position unique dans la hiérarchie cléricale. Il possède seul la plénitude du sacerdoce. Il est le représentant dans son diocèse des douze apôtres. La cathèdre épiscopale qui ne se confond pas avec la stalle épiscopale, exprime son double pouvoir et se trouve étroitement associée à l’autel13. Le sanctuaire est complété par les ornamenta ecclesiae habituels comme l’antependium. Celui de Sens a été donné par Hugues de Toucy avant 1151, date à laquelle le chevet était achevé, comme on l’a dit. Ce dernier, très célèbre, a été fondu en 1760, son souvenir nous est conservé par un dessin effectué avant sa disparition (fig. 3). Au centre, Dieu le Père était accompagné à dextre de saint Jean-Baptiste, à senestre de la Vierge, respectant l’aménagement liturgique de la cathédrale avec les autels latéraux14. Une barrière basse séparait le sanctuaire du chœur des chanoines. Cette organisation nouvelle du sanctuaire s’est aussitôt retrouvée dans les nouvelles cathédrales. L’emplacement du chœur des chanoines a été généralement modifié dès que le célébrant s’est tourné vers l’est délaissant la position traditionnelle depuis l’origine de l’église. Sens est le premier témoignage du chœur des chanoines ainsi rapproché de l’autel pour créer une communauté ecclésiastique étroite. La formule s’est aussitôt imposée dans les cathédrales gothiques, à l’exception de Noyon et de Laon où le chœur a été conservé à l’ouest du transept. Il a fallu à Laon comme à Rouen démolir, vers les années 1200, le chevet existant, l’allonger pour y placer le chœur. Les stalles, dorénavant exécutées en bois et non plus coulées dans le bronze, ont été disposées latéralement sur deux rangées est-ouest. Au centre se trouvait généralement le lutrin.

13   Elle est mentionnée dans le « cérémonial » du xive siècle publié par Ph. Salmon, Notice sur les archidiacres de Sens, 1855, p. 4 sous le terme de « sedes ». 14   G. Julliot « L’ancien rétable d’or de la cathédrale de Sens », Sens 1899. En 1151, il n’existait que trois autels, celui des Apôtres n’étant pas antérieur à 1164.



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La nef de six travées avait été prévue pour les fidèles. Ils trouvaient place dans un gigantesque volume qui évoquait par ses dimensions les basiliques antiques. Le vaisseau central large de 15,25 m est accompagné de collatéraux de 6,70  m chacun ce qui donne dans œuvre une largeur de 27,90 m. Ces dimensions rivalisent avec les largeurs du vaisseau central des basiliques constantiniennes qui se situent entre 24m. (Saint-Pierre) et 10m. (Saints Pierre-et-Marcellin) pour atteindre 17m. à Saint-Laurent. Pour ce qui est des constructions contemporaines, cette largeur n’a été dépassée que par Angers dont le vaisseau, unique, atteint 16,38 m et Saint-Remi de Reims, dont le vaisseau central de 14,60 de large, à l’origine charpenté, a été voûté d’ogives au cours des années 1170. La largeur des premiers édifices gothiques souligne que l’accueil des fidèles a été la préoccupation majeure du prélat. L’abbé Suger s’est d’ailleurs exprimé sur ce point15. Henri Sanglier, comme Suger peu auparavant, a choisi une façade de type harmonique dont la signification et le rôle sont très clairs : elle est signe et signal dans la cité qui demeure encore antique dans son aménagement et dans la hauteur du bâti, elle s’ouvre sur le cardo par trois portails sculptés, elle est sonore par l’appel de ses cloches qui rythment l’activité de la ville, elle est prolongée à l’ouest par une place dont la date n’est pas assurée mais qui s’inscrit également dans la tradition de l’atrium antique ou du parvis médiéval. Il faut ajouter en outre le message visuel très fort. Il a sans doute été repensé au moment de la construction de la façade, avant 1176, repris pour le tympan central au xiiie siècle, mais il a été prévu à l’origine avec un ensemble sculpté destiné aux fidèles, à l’image des trois portails de la façade occidentale de Saint-Denis, consacrée en 1140. Conclusion L’édifice, conçu au cours de la décennie 30 du xiie siècle, a été construit rapidement si on le compare aux premiers édifices gothiques, plus rapidement que la cathédrale de Paris, entre 30 et 40 ans pour la première, 40 et 50 ans pour la seconde. Les moyens financiers mis en œuvre ont été, dans l’un et l’autre cas, à la hauteur des ambi  Suger, t. I, p. 9.

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tions. Le cas de Sens s’explique également par la pression exercée par le pape désireux de voir s’achever une opération à laquelle il s’était particulièrement intéressé. L’audace de la réalisation a été un défi que les professionnels ont su assumer. Il suffit d’évoquer, après bien d’autres, la qualité de la construction pour juger du coût supplémentaire qu’elle induit : matériaux, taille de la pierre, mise en œuvre rivalisent entre eux. Les dimensions de l’édifice ont nécessité des inventions d’une rare ingéniosité ; le choix de la travée de plan carré a entraîné le couvrement sexpartite résolu par l’alternance de supports dont les fameuses colonnes doubles ; le vaisseau de 14,25 m de large et de 24,40 m. de haut ne pouvait être contrebuté que par un système approprié destiné à se substituer aux tribunes, les arcsboutants qui, lancés au-dessus des combles des collatéraux, s’appuient au point supposé de la poussée.



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Fig. 1 – Plan de la cathédrale de Sens avant 1142.

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Fig. 2 – Plan de la basilique constantinienne de Saint-Pierre-et-Saint-Marcellin à Rome.



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Fig. 3 – L’antependium de la cathédrale de Sens donné par Hugues de Toucy, fondu en 1759.

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Franchises urbaines et liberté de l’Église à Reims au xiie siècle : les relations entre les laïcs et l’archevêque-comte Pat r ic k D e mou y Reims était au xiie siècle une principauté ecclésiastique. Il ne faut pas entendre par là une principauté territoriale cohérente, mais la concentration entre les mains de l’archevêque de propriétés foncières et de droits régaliens, ainsi que l’exercice d’une seigneurie banale, principalement dans la cité. Cela se traduisait par la perception de cens sur les maisons et sur les hommes encore enserrés dans les liens de la dépendance, de fourniture d’aliments, de taxes sur les activités économiques (marchés et foires, tonlieux, change) ; par la convocation de l’ost et la défense de la ville ; par l’exercice de la justice et l’exclusivité des fourches patibulaires. Le prélat n’était pas le seul seigneur de la ville, il devait tenir compte des enclaves relevant des moines de Saint-Remi et des chanoines de la cathédrale notamment, mais il était de loin le plus puissant, investi des droits comtaux. Il n’y avait à Reims aucune place pour un seigneur laïc. Dans les années 1060 le comte de Champagne avait revendu ses dernières possessions périurbaines à l’archevêque. Celui-ci était donc le véritable maître, dans la fidélité due au roi1. La ville, dès avant l’an mil, avait connu un essor économique et démographique, se traduisant par le développement du bourg SaintRemi, au sud, et des excroissances auprès des portes de l’antique muraille. Il s’ensuivit une diversification de la composition sociale liée à l’expansion du commerce et de la production textile.

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1  P. Demouy, Genèse d’une cathédrale. Les archevêques de Reims et leur Église aux xie et siècles, Langres, 2005, p. 485-495.

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Le mouvement communal éclata tardivement à Reims en raison de la résistance des archevêques à toute forme d’association urbaine où l’élément laïque aurait eu la prépondérance. Celui-ci de surcroît ne formait pas un front uni : chevaliers urbains, ministériaux et notables bourgeois n’avaient aucun intérêt à affaiblir le pouvoir seigneurial qui récompensait bien les services et permettait l’ascension sociale2. C’est des milieux populaires que partit l’agitation. Un premier frémissement eut lieu sans doute dès 1128-29, au lendemain de la concession à Laon d’une charte ultérieurement revendiquée par les Rémois, mais, à en croire Guillaume de Saint-Thierry, le charisme de saint Bernard permit de réconcilier le clergé et le peuple, retardant l’éclatement de dix ans3. À la mort de l’archevêque Renaud II, dans les premiers mois de l’année 1139, le roi Louis VII, qui administrait la ville en vertu de la régale, accorda aux Rémois la charte communale qu’ils réclamaient, moyennant le versement d’une certaine somme d’argent, « étant saufs les droits et coutumes de l’archevêché et des autres églises  ». Mais celles-ci, chapitre en tête, outrées par les excès des communiers qui tentaient d’annexer les villages des environs, s’estimaient lésées et en appelèrent à Rome, argumentant que le roi n’avait pas le droit d’aliéner le temporel d’une Église vacante et qu’il devait le transmettre intact au terme de la régale. Le pape Innocent II, le 20 avril 1139, interdit l’institution de nouvelles lois dans la cité rémoise, faisant défense expresse à la population, sous peine d’anathème, de constituer une commune ; en même temps il demandait à Louis VII de dissoudre les infâmes associations qu’on appelait « compagnies » et de hâter l’élection d’un archevêque,  P. Desportes, Reims et les Rémois aux xiiie et xivesiècles, Paris, 1979, p. 73 sq. Après les troubles communaux qui avaient ensanglanté Laon en 1112, l’archevêque Raoul le Vert y avait clairement exposé sa conception de l’ordre : « Au cours de la messe, il prononça un sermon dans lequel il parla de ces communes exécrables où les serfs se soustraient par la violence à la juridiction de leurs seigneurs, en violant des lois divines et humaines […] ‘Serviteurs’, a dit l’Apôtre, ‘soyez soumis à vos maîtres en toute crainte’. Et que les serviteurs n’aillent point alléguer la dureté ou la cupidité des maîtres, car voici la suite : ‘Et non seulement aux maîtres bons et modérés, mais mêmes aux tracassiers’. Dans ces canons authentiques, on lit clairement que sont passibles d’anathème ceux qui conseillent à des serfs de désobéir à leurs maîtres, en vue d’entrer dans l’état religieux, ou de s’enfuir quelque part, à plus forte raison de leur résister » (Guibert de Nogent, éd. Labande, p. 361). 3  P. Demouy, op. cit., p. 338. 2

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les chanoines devant prendre conseil du légat du Saint-Siège, l’évêque Geoffroy de Chartres4. Heurté par cette prétention pontificale à peser sur le choix du titulaire du premier évêché royal, le jeune souverain ne se hâta pas d’accéder à la demande du pape et à autoriser l’élection. Le chapitre s’impatienta en jetant l’interdit sur la ville, interdit bravé par les meneurs de la commune. C’est dans ce contexte conflictuel que retentit la voix de l’abbé de Clairvaux interpellant le souverain pontife : La belle Église de Reims est sur le penchant de sa ruine et cette ville jadis si florissante est au comble de l’opprobre. Entendez ses cris de détresse, il n’est point de douleur semblable à la sienne. Hors de l’enceinte de la ville, ce ne sont que luttes et combats et à l’intérieur cette Église est non seulement en proie à des frayeurs continuelles, mais encore elle est déchirée par des luttes armées que ses enfants soutiennent contre elle parce qu’elle est sans époux qui la protège. Elle n’a plus d’espérance qu’en vous : Innocent seul peut essuyer ses larmes. Mais jusqu’à quand attendra-t-elle que vous la couvriez de votre protection ? Jusqu’à quand souffrirez-vous que ses ennemis la foulent au pied ? Le roi s’est humilié et sa colère est apaisée, il ne vous reste donc plus qu’à la soutenir de votre bras apostolique et à donner des soins empressés à ses blessures et un prompt remède à ses maux. La première chose à faire à mon avis, c’est de hâter l’élection de l’évêque, de peur que le peuple de cette ville ne pousse plus loin son insolence et ses excès, s’il n’en est empêché par une force supérieure…5

L’intervention de saint Bernard fut sans doute décisive pour amener le roi à « lâcher » la Commune de Reims, qui devait être dissoute manu militari, avec l’appui du comte de Champagne Thibaud II. En tout cas les chanoines témoignèrent leur reconnaissance à l’abbé de Clairvaux en l’élisant au siège archiépiscopal, ce que Louis VII approuva6. Mais ici comme ailleurs, l’élu déclina cet honneur et les suffrages du chapitre se portèrent alors sur Samson Mauvoisin,

 P. Varin, Archives Administratives de la ville de Reims, t. I, Paris, 1839, p. 301-302.   Sancti Bernardi Opera Omnia, éd. J. Mabillon, t. I, Paris, 1690, col. 296. Saint Bernard y mêle des références liturgiques de la semaine sainte (o vos omnes… videte si est dolor similis…) aux accents cicéroniens. 6   RHGF, XVI, p. 5-6. 4

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archidiacre de Chartres et neveu de Renaud II, qui réussit à maintenir le calme pendant plus de vingt ans7. La tension redevint vive avec Henri de France8. Évêque-comte, il l’avait déjà été plus de dix ans à Beauvais. Dès son arrivée, il y avait montré toute l’exigence du moine-évêque rigoureux, tout juste sorti de Clairvaux, en entreprenant de maîtriser le temporel épiscopal amoindri par la faiblesse de ses prédécesseurs. En visant les fiefsrentes qui grevaient le trésor de l’Église, il s’était brouillé avec les chevaliers du Beauvaisis et ne se sortit d’un mauvais pas que par l’intervention – peu empressée – de son royal frère Louis VII. Le même scénario se reproduisit à Reims en 1167, sans doute pour avoir heurté de front les échevins en développant les interventions des juges ecclésiastiques9. Appelé par l’abbé de Saint-Remi Pierre de Celle, il revint en hâte de Rome pour trouver des insurgés établis dans les maisons les plus fortes et les tours des églises ; les bourgeois toutefois ne demandaient qu’à négocier et offraient même deux mille livres pour récupérer la jouissance de leurs anciennes coutumes. Il refusa de céder, appela son frère qui vint le secourir sans rigueur excessive, fit une démonstration militaire en démolissant une cinquantaine de maisons appartenant à des meneurs, puis s’en retourna. Les bourgeois, qui s’étaient égaillés dans la campagne, revinrent en ville et abattirent à leur tour les maisons des partisans de l’archevêque. Celui-ci, ulcéré et trouvant sans doute le roi trop peu combatif, appela cette fois le comte de Flandre, qui vint avec un millier d’hommes. Mais les habitants avaient à nouveau pris la poudre d’escampette en emportant toutes les vivres, si bien que l’armée d’occupation, qui   En 1149, toutefois, il dut demander à Suger de l’aider à libérer et protéger les églises Sainte-Marie et Saint-Remi et de le secourir contre les bourgeois de Saint-Remi qui ont porté de graves préjudices à ces églises et ont loué des soldats pour s’attaquer à sa personne et à ses biens : Suger, Œuvres, t. II (lettres), éd. Fr. Gasparri, Paris, 2001, p. 127. 8  P. Demouy, « Henri de France et Louis VII. L’évêque cistercien et son frère le roi », dans Les serviteurs de l’État au Moyen Âge (xixe Congrès de la SHMES, Paris, mai 1998), Paris, 1999, p. 47-61 ; O. Guyotjeannin, Episcopus et comes. Affirmation et déclin de la seigneurie épiscopale au nord du royaume de France (Beauvais-Noyon – xe-début xiiie siècles), Genève, 1987, p. 128 sq. 9  P. Desportes, op. cit., p. 83-85 ; il est certain que la pratique du serment (sacramentum) prêté sur des reliques ou un livre sacré justifiait l’intervention des officiaux dans des affaires qui a priori ne relevaient pas d’un tribunal d’Église. 7

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devait avoir un solide appétit, ne tint pas quarante-huit heures. Lassé de jouer au chat avec ces insaisissables souris, Henri accepta enfin de composer et de consentir le rétablissement des anciens usages moyennant quatre cent cinquante livres de dommages et intérêts, ce qui était loin de compenser les dégâts, quatre fois plus élevés aux dires de Jean de Salisbury, témoin des évènements, qui critiqua sévèrement le prélat10. En 1176 fut élu Guillaume de Champagne, alors archevêque de Sens et légat du Saint-Siège, un diplomate-né qui avait de surcroît le sens des affaires. Sa famille en ce domaine était particulièrement douée. Considérant l’extension rapide mais peu structurée d’un bourg et de quartiers neufs autour de l’antique cité de Reims, il conçut rapidement une politique de développement urbain associant le lotissement de terrains lui appartenant à une foire d’intérêt régional. L’encadrement de la croissance – pour le plus grand profit du ban archiépiscopal – commandait une réconciliation avec les bourgeois. En 1182 il leur octroya une charte de franchise, connue sous le nom de charte willelmine11. Le document annonce d’abord que des échevins « sont restitués à la cité ». Cette phrase pose problème car il semble qu’un échevinage existait depuis longtemps, au point que les Rémois, selon Jean de Salisbury, le faisaient remonter au temps de saint Remi, donc à l’empire romain où les Rèmes bénéficiaient d’un statut d’alliés. Mais les échevins étaient nommés par le seigneur, sauf à l’époque de la commune voire, estime Pierre Desportes, sous l’épiscopat conciliant de Samson. Ce qui expliquerait que la reprise en main d’Henri de France se soit mal passée. Donc ce qui a été concédé c’est la libre désignation de l’échevinage par les bourgeois, présentée comme une restitution selon une rhétorique

10   RHGF, XVI, p. 182 : Conspiraverant enim cives, de clericorum concilio et auxilio militum, nitentes contra archiepiscopum qui novas quasdam indebitas et intolerabiles servitutes volebat imponere civitati. Au début de son épiscopat, Henri de France est entré en conflit avec le chapitre, très jaloux de son immunité ; cela pourrait expliquer ce « conseil des clercs et cette aide des chevaliers », proches des chanoines. C’est tout de même surprenant car les chanoines partageaient avec l’archevêque l’exercice de la seigneurie et en 1139 s’étaient clairement opposés aux communiers. Il faut sans doute comprendre plutôt que ces clercs étaient les membres du clergé paroissial, beaucoup plus proches des bourgeois. 11  P. Desportes, op. cit., p. 67-69 et 85-91.



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ecclésiastique où toute réforme est le retour à une situation antérieure, souvent idéalisée, qui n’aurait jamais dû cesser. L’élection annuelle donna à cet échevinage un caractère de magistrature publique, mais le seul rôle qui fût explicitement assigné à ses douze membres était de juger leurs concitoyens. Leur compétence était large, n’excluant que les affaires criminelles en flagrant délit, mais ils restaient clairement des officiers seigneuriaux, prêtant serment entre les mains de l’archevêque. La willelmine n’autorisait pas les hommes du ban archiépiscopal à se constituer en association jurée, il n’était pas question de commune. Mais le texte était libéral, notamment avec une conception très large de la liberté sous caution. Guillaume de Champagne ne manqua pas de se donner le beau rôle en écrivant dans le préambule : De la même façon que les princes territoriaux en observant le droit et la liberté de leurs sujets peuvent acquérir l’amour de Dieu et du prochain, ils peuvent, en violant et changeant les coutumes tenues de longue date, encourir l’irritation du Très-Haut, perdre la faveur du peuple et imposer à leurs âmes un fardeau perpétuel12.

Suivez son regard, quelque peu démagogique… Une rapide enquête historiographique nous montre que ce discours a remarquablement fonctionné. Ouvrons l’Histoire de Reims de Georges Boussinesq et Gustave Laurent, qui de 1933, date de sa publication, à 1983, où elle fut corrigée par celle que dirigea Pierre Desportes chez Privat, était l’unique synthèse accessible13. Beaucoup plus développée que la nouvelle (trois volumes au lieu d’un), cette Histoire de Reims reste très consultée et n’est d’ailleurs pas sans mérite. Pour la partie médiévale, la date de 1933 est trompeuse car Gustave Laurent mit en forme les notes des cours et conférences donnés entre 1911 et 1914 par Georges Boussinesq, bibliothécaire-adjoint, dans le cadre fort laïque de la Ligue de l’Enseignement et de l’Université Populaire. Ce dernier, mort au champ d’honneur, n’a pas pu les revoir. Il s’est appuyé sur « les savants travaux du regretté Achille Luchaire », disparu en 1908. Georges Boussinesq l’a bien lu pour présenter le contexte, distinguer ville franche et commune. Il ne  P. Varin, op. cit., p. 391-395 : texte de la charte en latin et en ancien français.   G. Boussinesq et G. Laurent, Histoire de Reims depuis les origines jusqu’à nos jours, 3 vol., Reims, 1933 ; P. Desportes (dir.), Histoire de Reims, Toulouse, 1983. 12 13

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manqua pas de citer sa traduction du sermon prononcé par l’archevêque de Reims Raoul le Vert à Laon quand il est venu « réconcilier » la cathédrale après les sanglantes profanations de 1112 : Serfs, a dit l’apôtre, soyez soumis en tous temps à vos maîtres. Et que les serfs ne viennent pas prendre comme prétexte la dureté ou la cupidité de leurs maîtres. Restez soumis, a dit l’apôtre, non seulement à ceux qui sont bons et modérés, mais même à ceux qui ne le sont pas. Les canons de l’Église déclarent anathèmes ceux qui poussent les serfs à ne point obéir, à user de subterfuges, à plus forte raison ceux qui leur enseignent la résistance ouverte.

« Pour l’Église souveraine, en effet », ajoute Boussinesq, « la commune n’est qu’une ‘conspiration’ intolérable tendant à détruire l’ordre social ». Puis, plus loin, à propos des évènements de 1139 : La commune de Reims souleva dans l’église un tollé général ; le pape Innocent II intervint aussitôt et s’indigna que l’autorité d’un archevêque, primat des Gaules [sic], pût être limitée par de vulgaires bourgeois.

D’Henri de France il déclare : C’était un prince dur et autoritaire qui était auparavant évêque de Beauvais et avait déjà retiré, à ses premières ouailles, le bénéfice de leur charte de Commune. Il arriva à Reims dans les mêmes dispositions de tout dominer, régenter à son gré.

Guillaume de Champagne est bien mieux traité. Après avoir accordé à Beaumont-en-Argonne la charte qui fut l’un des modèles d’affranchissement, il s’occupa de régulariser la situation des Rémois. Il fit preuve à leur égard des mêmes dispositions conciliantes qu’il avait manifestées pour les populations rurales […] Il alla au devant de leurs désirs et leur octroya, en 1182, une charte fameuse […] sur laquelle reposa pendant six siècles l’existence de la bourgeoisie rémoise14.

Cette dernière a lu, relu et goûté la prose de Georges Boussinesq. On y rencontre des bourgeois actifs et ingénieux, pénétrés des idées de liberté et de justice sociale, secouant des contraintes intolérables, 14   G. Boussinesq, op. cit., t. I, p. 263-272 ; A. Luchaire, Les communes de France à l’époque des Capétiens, Paris, 1911, p. 240-247.



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des bourgeois conquérants des libertés. Cela sent bon le xixe siècle, voire le xviiie. Boussinesq a largement utilisé l’Histoire de la commune de Reims d’Augustin Thierry, tirée de ses Lettres sur l’histoire de France, publiées en 182915. Avec un habillage savant et des citations de textes, ce dernier a recopié en grande partie… l’Histoire civile et politique de la ville de Reims de Louis-Pierre Anquetil, dont le premier tome, qui nous intéresse, parut en 1756. Chanoine régulier de l’abbaye SaintDenis de Reims marqué par l’esprit dit des Lumières, il plante le décor féodal, « assemblage confus […] domination arbitraire […] pouvoir despotique », dit d’Henri de France qu’il « fut presque toujours le fléau de son peuple », exagère considérablement la répression de 1167, soulignant que « la vue de ces maisons ruinées, marque honteuse d’une flétrissure injuste, allumait la rage dans tous les cœurs » etc16. Bien entendu des auteurs plus récents n’ont pas manqué de replacer ces évènements dans le cadre de la lutte des classes. Il faut sortir d’une analyse aussi réductrice et anachronique. À Reims au xiie siècle laïcs et clercs s’affrontent sur la question des libertés, qu’il faut placer au centre de nos réflexions… et pas du côté d’un seul parti. Le mouvement communal de 1139, de caractère populaire comme le souligne Pierre Desportes, avait pour objectif l’amélioration du sort des non-libres. Nous n’entendons pas leur voix, le texte de la charte un moment obtenue n’existe plus, mais il est clair qu’elle s’appuyait sur le précédent laonnois. La liberté revendiquée était celle des capite censi, comme les appellent les textes, les hommes encore enserrés dans les liens de la dépendance qui ne voulaient devoir qu’un chevage (ou cens) fixe, tant dans son montant (quelques deniers) que dans sa date d’exigibilité ; ils réclamaient l’abolition de la mainmorte. Ce régime existait déjà pour ceux qui occupaient un poste dans la ministérialité archiépiscopale ou capitulaire17. Mais quand les chanoines en appellèrent au pape, c’était pour se plaindre d’une atteinte à leurs libertés. Innocent II demande au roi

  A. Thierry, Lettres sur l’histoire de France, pour servir d’introduction à l’étude de cette histoire, Paris, 1829, (Lettre XX, Histoire de la commune de Reims, p. 313-331). 16   L.-P. Anquetil, Histoire civile et politique de la ville de Reims, t. I, Reims, 1756, p. 297-307. 17  P. Desportes, op. cit., p. 78-81. 15

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de « ramener tant l’Église que la ville [de Reims] en l’état de ‘liberté’ où elles étaient du temps de [son] père d’excellente mémoire  »18. Louis VII tance les bourgeois : Vous détruisez entièrement ou vous diminuez les ‘libertés’, coutumes et justice appartenant aux églises de Reims, et spécialement celles des chanoines de l’église Sainte-Marie […] En outre vous avez contraint à rançon les sergents des chanoines qui sont sous la même ‘liberté’ que leurs maîtres  ; vous en avez emprisonné plusieurs et quelques uns même n’osent sortir de l’église par la peur qu’ils ont de vous19.

(Cette phrase concerne les serviteurs particuliers, les francs-sergents, qui tout en habitant en ville et en y exerçant une profession, partageaient l’immunité du chapitre ; les communiers voulaient les réduire au droit commun et les faire entrer dans l’association jurée)20. Saint Bernard, quand il décline l’archevêché et demande au roi de ne pas retarder l’élection, lui écrit avec son éloquence habituelle : Elle est dans la tristesse la maîtresse des églises et les larmes coulent sur ses joues, elle a perdu ses belles couleurs, son antique beauté se fane, sa parure si précieuse est foulée aux pieds, sa noblesse est méprisée, sa ‘liberté’ est mise en servitude21.

Deux libertés s’affrontent, les libertés individuelles et la liberté de l’Église, expression chère aux réformateurs, qui revient souvent sous la plume de saint Bernard comme du pape Alexandre III, liberté

18   Per apostolica tibi scripta mandamus, ac in remissionem peccatorum injungimus, quatenus pravos illos Remensium conventus quos ‘Compagnies’ vocant, potestate regia dissipes, et tam ecclesiam quam civitatem in eum statum et libertatem in qua erat tempore egregiae recordationis patris tui, et fratris nostri Rainoldi archiepiscopi, nuper defuncti, reducas […], éd. P. Varin, op. cit., p. 302. 19   Ecclesiis remensibus, et canonicis maxime Sanctae Mariae quae modo in manu nostra est, et nullum alium praeter nos habet defensorem, libertates et consuetudines et justicias suas vel omnino aufertis, vel maxime diminuitis. Item proprios servientes canonicorum, qui in eadem libertate sunt in qua domini sui, ad redemptionem coegistis, quosdam etiam cepistis, quidam etiam prae timore vestro ecclesiam egredi non audent […], éd. P. Varin, op. cit., p. 299-300. 20   Sur les francs-sergents voir P. Desportes, op. cit., p. 89-90 21   Sedet in tristitia domina ecclesiarum et lacrymae ejus in maxillis ejus ; mutatus est color optimus, defloruit antiqua venustas pretiosissimus ille ornatus datus est in conculcationem, nobilitas in contemptum et in servitutem libertas […], éd. J. Mabillon, Annales Ordinis Sancti Benedicti, t. VI, Paris, 1739, p. 300.



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comprise ici comme l’ensemble des biens et des privilèges d’une Église particulière. Comme l’explique Marcel Pacaut : Amoindrir ses revenus, c’est forcer les clercs qui devaient en jouir à se plier aux exigences de celui qui les spolie et à accepter une persécution illégitime, donc tyrannique. Ainsi on élargit considérablement la notion de liberté et on en vient à invoquer celle-ci chaque fois que des ecclésiastiques sont lésés22.

Alexandre III (Roland Bandinelli) était canoniste. Dans sa Summa, qui faisait autorité, il avait approfondi les fondements juridiques de cette notion, poursuivant une réflexion développée depuis le milieu du xie siècle dans le cadre de la réforme grégorienne et aboutissant à assimiler libertés et droits. S’y ajoute au xiie siècle une dimension théologique, car si la liberté de l’Église repose sur ses droits, leur respect permet que tout se déroule selon l’ordre voulu par Dieu. Il a institué l’Église pour qu’elle « réalise la perfection de la justice ici-bas, dont la paix n’est qu’un corollaire, car elle est le résultat de la lutte contre le mal »23. À ce stade de la réflexion, il faut citer le préambule d’une charte d’Henri de France, à la fois disciple de saint Bernard et fidèle ami d’Alexandre III. Après avoir fait la paix avec les Rémois, il fonda en 1171 une foire destinée à recueillir une partie des retombées commerciales attirées par les célèbres rendez-vous d’affaires de la Champagne comtale. Cela supposait la sécurité des routes, donc des opérations de police comme celle menée, la même année, contre le chevalier-brigand Guermond de Châtillon qui détroussait les voyageurs empruntant la route de Reims à Châlons. L’archevêque justifie ainsi la destruction de son repaire, préalable à l’édification du château de Sept-Saulx : Nous sommes tenus, par l’exercice de notre office pastoral à assurer la tranquillité et la paix à nos ressortissants, surtout parce qu’il nous faut utiliser l’un et l’autre glaive, conformément au lieu et au temps, contre ceux qui haïssent la paix et combattent la justice ; nous sommes attentifs à cette considération prépondérante : s’il est opportun d’user de glaive matériel, il doit être accompagné du spirituel afin que celui qui   M. Pacaut, Alexandre III. Étude sur la conception du pouvoir pontifical dans sa pensée et dans son œuvre, Paris, 1956, p. 130. 23   M. Pacaut, op. cit., p. 134. 22

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échappe à l’un ne puisse se glorifier d’échapper à l’autre ; assurément le monde est installé dans le mal à tel point que ses mauvais fils doivent sentir l’un et l’autre glaive menacer leur nuque, à moins que par crainte ils ne se gardent des coutumes excessives24.

L’image des deux glaives, tiré du récit évangélique de l’arrestation du Christ au jardin des Oliviers (Luc XXII, 38), est bien connue. Dans le De consideratione saint Bernard en donne un commentaire à l’usage d’Eugène III : Celui qui te dénie […] la possession de cette épée ne me paraît pas accorder toute l’attention qu’il faut à la parole du Seigneur. Il dit expressément : ‘Remets ton épée au fourreau’. Elle donc bien à toi cette épée et, même s’il ne faut pas que tu la tires toi-même, peut-être as-tu le droit d’autoriser quelqu’autre à la tirer. S’il en était autrement, le Seigneur, quand ses apôtres lui dirent : ‘Nous avons ici deux glaives’, ne leur aurait pas répondu : ‘C’est assez’ mais ‘C’est trop’. L’Église tient donc en son pouvoir les deux glaives : le spirituel, cela va sans dire, et le matériel, mais celui-ci doit être tiré pour l’Église, celui-là par l’Église, le premier par la main du prêtre, le second par celle du chevalier mais assurément sur l’ordre du prêtre et le commandement du prince25.

L’abbé de Clairvaux utilise la même expression dans une lettre au pape : « L’un et l’autre glaives sont à Pierre, tirés du fourreau chaque fois que c’est nécessaire, l’un sur son ordre, l’autre de sa main »26. Les deux glaives, sous sa plume, représentent les deux formes du pouvoir coactif, excommunication ou contrainte corporelle 24   Cum ex administratione pastoralis officii teneamur subditorum nostrorum quieti providere et paci ; praesertim quia utrumque gladium nos exercere oportet, pro loco et tempore, in eos qui pacem oderunt et justicie adversantur, propensiori considerationi nobis attendendum est ut materialis gladius cum oportunum fuerit ita spiritualem comitetur, ne qui unum effugerit, alterum se effugisse glorietur ; sane mundus in maligne positus est adeo ut filii nequam licet alterum vel utrumque gladium presentiant suis cervicibus imminere, vix tamen a consuetudinibus excessibus continere vereantur […] : Cartulaire G du chapitre de Reims, AD Marne / Reims, 2 G 1656, fol. 23, éd. G. Marlot, Histoire de la ville, cité et université de Reims, t. III, Reims, 1846, p. 766. Á la même époque un texte rédigé à l’abbaye de Lobbes présente l’évêque de Liège « armé du double glaive » siégeant dans sa cathédrale « comme un grand roi, comme un grand prêtre » : J.-L. Kupper, Liège et l’Église impériale, xie-xiie siècles, Paris, 1981, p. 271. 25   Saint Bernard, De la considération, trad. P. Dalloz, Paris, 1986, p. 100 (livre IV, 7). 26   Per quem nisi per vos ? Petri uterque est, alter suo nutu, alter sua manu, quoties necesse est […], éd. J. Mabillon, col. 257.



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et non pas les deux pouvoirs, temporel et spirituel que saint Bernard a toujours été soucieux de distinguer27. C’est ainsi qu’il faut comprendre Henri de France, archevêque et comte, quand dans sa charte, il envisageait les formes de contrainte nécessaires pour établir la justice et la paix. Quatre ans après la révolte des Rémois de 1167, il éclairait a posteriori l’appel lancé au roi et au comte de Flandre, dont le glaive avait été sollicité pour lui restituer ses droits contestés. En même temps, il s’agissait de rétablir un ordre voulu par Dieu, assignant aux uns le commandement, aux autres l’obéissance. Dans tous les cas, il fallait faire régner la paix, préoccupation qui n’était pas nouvelle et rejoignait d’ailleurs l’un des objectifs affichés par le mouvement communal, même si les moyens et surtout les motifs étaient différents. Toujours est-il que réduire la politique d’Henri de France à l’acrimonie d’un prince dur et autoritaire, selon la vulgate historiographique, est une vision simpliste, bien qu’effectivement il ne devait pas avoir bon caractère. L’ordre et la paix supposaient l’unité dans la foi. Un autre motif d’hostilité des clercs aux communiers est leur tentation hétérodoxe. C’est du moins ce qu’on discerne à Reims en 1139. Conformément aux instructions pontificales qui anathémisaient les fauteurs des troubles, le chapitre avait décidé la suspension du service divin dans toute la ville. Or le jour de la Toussaint, les deux principaux meneurs ont fait célébrer la messe dans l’église Saint-Symphorien, par un prêtre interdit28. La documentation ne permet pas d’aller très loin et d’être affirmatif en ce domaine, mais il faut rappeler qu’en 1144-45 le clergé de Liège se plaignait du développement de l’hérésie cathare venue de Champagne29 et qu’en 1157 l’archevêque Samson dirigea le premier canon du concile de Reims contre l’hérésie des Popelicani manichéens, qualifiés de « tisserands très abjects » allant d’un endroit à un autre30. La contagion passait par le milieu des artisans. Certes la contestation, qualifiée d’hérétique par les clercs, pouvait être

27   B. Jacqueline, Épiscopat et papauté chez saint Bernard de Clairvaux, Lille-Paris, 1975, p. 197. 28  P. Desportes, op. cit., p. 81. 29   PL 179, col. 937. 30  P. Demouy, op. cit., p. 470-471 ; actes du concile de 1157 édités par Th. Gousset, Les actes de la province ecclésiastique de Reims, t. II, Reims, 1843, p. 287-288.

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d’abord dirigée contre un ordre déclaré providentiel qui justifiait le conservatisme social. Il est bien difficile, au Moyen Âge, de démêler le temporel du spirituel, a fortiori dans un évêché-comté. Archevêques et chanoines défendaient leurs intérêts, mais aussi une vision du monde intangible et hiérarchisée, qui devait permettre à chacun, à sa place, de préparer son salut31. Henri de France associait la possession des deux glaives à son office pastoral, qui lui commandait d’assurer la paix et la tranquillité, sous-entendu les conditions d’épanouissement d’une vie chrétienne. La prise en compte de cette protection des corps et des âmes était incompatible avec le partage des pouvoirs. D’autant plus que les pouvoirs temporels d’une Église étaient conçus par les clercs comme un dépôt d’ordre patrimonial dont ils avaient la garde et qu’ils devaient transmettre sans amoindrissements, un amoindrissement considéré comme une atteinte à leurs libertés. Si l’on ajoute, ponctuellement, le souci de transmettre le dépôt intégral de la foi contre toute déviance ou dissidence, on mesure, dans une société en mutation, la complexité des blocages opposant le clergé aux laïcs associés en « compagnies ». La révolte communale ne se heurtait pas seulement à une autorité seigneuriale mais aussi à une pensée transcendantale.

  Ch. Petit-Dutaillis, Les communes françaises, Paris, 1947, p. 79-80.

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Discussion M. Alain Saint-Denis. — À Reims l’archevêque réussit à rallier à son panache l’ensemble des autorités de l’Église dans les moments les plus difficiles. Il est beaucoup d’autres cas dans les villes du Nord de la France où un tel équilibre n’a pas été instauré. Je pense évidemment au cas de Laon où la commune, bien que fortement corsetée, a réussi à mettre en place un certain nombre de pratiques qui lui ont permis de subsister assez tranquillement pendant un siècle. On assiste à Laon à une évolution d’un autre type, ce n’est pas la personne de l’évêque qui peu à peu se saisit de l’opposition à la commune, c’est le chapitre cathédral, fort de ses quatre-vingt-quatre membres, qui s’est donné vraiment comme objectif ultime la disparition de la commune. Après un siècle d’efforts et un nombre considérable de procès méthodiquement menés, il a réussi à obtenir sa suppression au début du xive siècle. On voit que ce problème soulevé par Patrick Demouy existe à peu près partout où le clergé dispose d’une puissance ancienne, où le clergé est installé d’une façon importante dans le tissu urbain, où sa présence s’affirme par un grand nombre d’institutions. Le cas du chapitre cathédral de Laon est je crois assez exemplaire ; nous le retrouvons dans d’autres villes peut-être d’une façon atténuée. M. Michel Bur. — Dans le brillant tableau que vous avez tracé de ces expériences communales à Reims, l’archevêque est au premier plan. Qu’en est-il des chanoines, de leurs connivences avec la population, de leurs relations avec les agités de la commune ? À la différence de Laon où le chapitre, lui, est à l’avant-scène, à Reims c’est l’archevêque. Comment se fait-il que ce soit l’archevêque et pas les chanoines ? M. Patrick Demouy. — Les chanoines partagent avec l’archevêque la seigneurie urbaine, dans des proportions moindres, c’est le prélat qui est le principal seigneur ; ils ont clairement des intérêts communs à maintenir l’ordre social et le statu quo. On connaît mal le recrutement du chapitre au xiie siècle, mais il apparaît plus aristocratique que bourgeois, avec quelques membres de familles de ministériaux de l’archevêque. Dès lors la connivence n’est peut-être pas si grande entre la plupart des chanoines et les meneurs de la commune qui appartiennent aux milieux plus modestes de l’artisanat et de la marchandise. Lors de la vacance de 1140 ce sont les chanoines qui font de la résistance. Ils sont encore assez puissants lors de l’élection de l’archevêque, même si le roi ne souffre guère le choix d’un prélat qui ne serait pas fidèle. Quand ils élisent Henri de France en 1162, il n’est toutefois pas certain que Louis VII soit ravi,

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car son frère s’est révélé à Beauvais brutal et incontrôlable. Les chanoines ont manifestement recherché un homme à poigne, au caractère bien trempé, sur lequel ils pourraient s’appuyer pour défendre leurs intérêts, ou pour mieux dire leurs libertés… Le fait est qu’assez vite l’entente a été difficile entre Henri et le chapitre, mais je ne crois pas qu’ils aient soufflé sur les braises en 1167 ; les clercs dont parle Jean de Salisbury sont plutôt à rechercher dans le monde des paroisses, qui existent à Reims depuis le siècle précédent. M. Alain Erlande-Brandenburg. — Est-ce que la situation que vous avez évoquée pour le xiie siècle se retrouve au xiiie ou est-ce qu’il y a eu un changement ? Je trouve un changement considérable, les chanoines élisent comme doyen un chanoine de Paris, Pierre Le Chantre, qui était un opposant au luxe des cathédrales.Il mourut le 25 septembre 1197 avant de prendre sa fonction. M. Patrick Demouy. — Il s’est produit à deux reprises au début du xiiie siècle une situation de blocage où les rivalités entre chanoines prolongeaient la vacance du siège. Cela a autorisé le pape à prendre les affaires en mains et à nommer ses propres candidats, Gui Paré, ancien abbé de Cîteaux devenu cardinal-légat, puis Aubry de Humbert, un maître des écoles parisiennes ; c’est ce « parachuté » qui décide la reconstruction de la cathédrale. Quand en 1227 arrive Henri de Dreux (ou de Braine), petit-neveu d’Henri de France, prince du sang royal, l’histoire se répète. Il pousse à bout les bourgeois de l’échevinage, les inquiète par les mesures prises contre le prêt à intérêt, et déclenche une nouvelle révolte. Celle-ci oblige, dans les années 1234-1236, l’archevêque et les chanoines à quitter la ville, où ils ne reviennent qu’après une salve d’excommunications, un jugement royal et des amendes honorables. Il y a eu énormément de dégâts, des batailles rangées, de véritables barricades montées en partie avec les pierres du chantier de la cathédrale. La construction a été évidemment interrompue et cette affaire a durablement affecté les relations entre le chapitre et la cité. On remarque qu’à Reims il n’y a pas eu de chapelles latérales ouvertes dans les bas-côtés par des familles patriciennes ou des confréries ; les bourgeois se sont tournés vers les ordres mendiants. Cela a pesé lourd dans l’équilibre financier du chantier. M. Alain Erlande-Brandenburg. — La construction de chapelles a défiguré l’aspect intérieur des cathédrales. Ce qui fait la beauté de la cathédrale de Reims est que son enveloppe est celle du xiiie siècle. Donc pour vous la rupture se situe au moment de l’élection d’Aubry. M. Patrick Demouy. — Oui, Gui Paré n’a fait que passer (septembre 1204 juillet 1206).



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Laïcs lettrés et illettrés au XIIe siècle P ier re R ic h é Commençons, après d’autres1, par définir les termes. L’illettré est celui qui ne connaît pas la littera, c’est-à-dire la grammaire latine. Dans son Metalogicon (I, 14), Jean de Salisbury écrit : « La grammaire fait l’homme cultivé, le litteratus ». Ceux qui ignorent cet art sont dits illettrés bien qu’ils connaissent les lettres. Donc l’illettré n’est pas analphabète. Il connaît sa langue maternelle, il peut la lire, mais il ignore le latin, la littera. Guibert de Nogent, parlant du pape Pascal II, venu en France en 1107, nous dit : Autem res non materno sermone sed litteris c’est-à-dire en latin. Jean de Salisbury, dans le Policraticus (VII, 9), précise encore : Si on ne connaît pas les poètes, les historiens, les orateurs, les sciences, on est illettré bien qu’on connaisse les lettres ? On dit qu’il est idiota2. Les clercs, sauf exception, on le verra, connaissent le latin, ils sont lettrés. Mais un laïc qui connaît le latin mérite le nom de clerc. C’est ce que dit Philippe de Harvengt, abbé de Prémontré, dans le De institutione clericorum (IV, 110)3 : Si quis igitur litteratum militem idiotæ presbytero conferat… affirmabit eudem militem presbytero clericum esset quia scilicet miles legit, intellegit, dictat, versificatur, et inter clericos linguam latinam proferens solœcismi nescius approbatur ; presbyter non solum nescit orationem grammaticam irreprehensibiliter informare sed forte nec completorium solus regulariter cantitare.

1   H. Grundmann, « Litteratus – illiteratus. Der Wandlung einer Bildungsnorm von Altertum zum Mittelalter », dans Archiv fur Kulturgeschichte, 40 (1958), p. 1-65. 2   Y. Congar, « Clercs et laïcs au point de vue de la culture au Moyen Âge. Laicus = sans lettres », dans Studia mediævala et marialogica, Mélanges C. Balic, Rome, 1971, p. 309-332. 3   PL 203, 816.



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 Si quelqu’un compare un chevalier lettré à un prêtre illettré… il affirmera que le chevalier est davantage clerc que le prêtre, parce que le chevalier lit, comprend, écrit et versifie, parmi les clercs, parlant la langue latine, montrant qu’il ne fait pas de solécismes, tandis que le prêtre ne sait pas parler le latin ni, peut-être même, chanter les complies.

Même idée dans une lettre adressée au comte de Champagne, Henri le Libéral, qui possède une riche bibliothèque : Si par chance un prince est instruit, car l’instruction n’est pas seulement le privilège des clercs et beaucoup de laïcs la possèdent, il peut, loin du bruit ou des affaires militaires, prendre un livre et s’y regarder comme dans un miroir4. Cette comparaison est très ancienne et se retrouve particulièrement dans la littérature carolingienne5. Il y a donc au xiie siècle des laïcs lettrés. Examinons alors les différentes catégories de laïcs, à commencer par les rois. Un roi doit être lettré sinon c’est un « âne couronné ». La comparaison est fréquente. Prenons le Policraticus de Jean de Salisbury (III, 6) : Je me rappelle que, dans une lettre qu’il avait adressée au roi de France [Louis VII], pour l’inciter à veiller à ce que ses enfants fussent instuits dans les belles-lettres, l’Empereur [Conrad III] disait entre autres choses, dans une jolie formule, qu’un roi illettré était comme un âne couronné. S’il arrivait cependant que le prince ne soit pas un lettré, par une dispense que justifieraient les mérites d’un grand courage, il faudrait alors qu’il suive les conseils des clercs afin que tout aille bien […]. L’on ne peut dire qu’il soit tout à fait inculte, celui qui, même s’il ne lit pas lui-même, écoute attentivement les textes que d’autres lui lisent. Mais celui qui ne lit ni se fait faire la lecture, comment accomplira-t-il ses devoirs, alors qu’il néglige le premier de ses devoirs ? […]. Dans les Nuits attiques, je me rappelle avoir lu que, parmi les vertus attribuées à Philippe de Macédoine, l’éclat de sa renommée était avivé, entre autres mérites, tout autant par le goût qu’il manifestait pour les belles-lettres, que par ses activités guerrières et les triomphes de ses victoires, la fastueuse générosité de sa table, la bienveillance qu’il montrait, ou par la bonne grâce et le charme dont il faisait preuve dans ses paroles et ses actes. Or, ce en quoi il se jugeait supérieur aux autres, il   Ep. 17, PL 203, 54.  P. Riché, Écoles et enseignement dans le Haut Moyen Âge. Paris, 3e éd., 1990, p. 288

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voulut le transmettre, comme fondement même de son héritage, au fils unique qui, espérait-il, serait l’héritier de son royaume et de sa splendeur. C’est pour cette raison qu’il adressa à Aristote, qu’il espérait voir devenir le maître de son fils Alexandre tout juste né, une lettre dont on eut une copie. Elle était rédigée à peu près en ces termes : « Philippe salue Aristote. Sachez qu’il m’est né un fils, ce dont je rends grâces aux dieux : non pas tant parce qu’il est né, que parce qu’il est né au moment où toi, tu vis. J’espère en effet qu’éduqué et instruit par tes soins, il se montrera digne de nous et du gouvernement des affaires. »

Alexandre est donc le modèle des princes lettrés. Dans le Roman d’Alexandre – long poème en dodécasyllabes (d’où le nom d’alexandrins) et en vers français pour, dit-on, en faire profiter les laïcs – le prince grec est présenté comme le plus instruit de l’époque, ayant appris les arts libéraux de différents maîtres. Un prince que la science des lettres n’embellit pas est, nous dit Philippe de Harvengt, comparable à un paysan et même une bête. Prenons quelques exemples parmi les rois de l’époque. Philippe Ier a eu un pédagogue, il n’en a guère profité. De la culture de ses successeurs, Louis VI et Louis VII, Suger, qui écrivit des Vies de ces deux princes, ne parle pas. Nous avons vu plus haut que l’empereur Conrad III demandait à Louis VII de faire instruire ses fils. Parmi les empereurs de l’époque, peu de lettrés. Frédéric Barberousse ne connaît que sa langue maternelle, mais était savant dans la science morale. Son épouse, Béatrice de Bourgogne, protège Gautier d’Arras, auteur de romans courtois. Si nous passons à la cour de Normandie, puis chez les Plantagenêts, nous rencontrons des lettrés. Guillaume le Conquérant est plus pieux que lettré, son fils Guillaume le Roux n’eut jamais le goût ni le loisir de s’adonner aux études ; sa fille Adèle, au contraire, correspond avec le poète Baudry de Bourgueil et elle a, nous dit ce dernier, une magnifique chambre ornée de panneaux représentants les arts libéraux6. Henri Ier, fils de Guillaume, mérite le titre de « Beauclerc » et se voue autant aux études qu’à la guerre ; la fille d’Henri, l’« Empress » Mathilde, correspond avec Hildebert de Lavardin et Robert de Gloucester, fils bâtard d’Henri, est, selon Guillaume de Malmesbury,   Baudry, Poésies, n° 134.

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ami des lettres et des arts. Mathilde a épousé en secondes noces Geoffroy IV le Bel, comte d’Anjou, lequel, d’après le poète Étienne de Rouen, est égal à Ciceron et à Virgile. Ce même poète célèbre la culture de Henri II, fils de Geoffroy le Bel et de Mathilde. Pierre de Blois, dans une lettre à l’archevêque de Palerme, écrit : « Chaque fois qu’il peut se reposer de ses soucis… il s’adonne à la lecture dans un coin retiré ou au milieu d’un cercle de clercs ». Et ailleurs, il dit qu’à la cour du roi il fréquentait des hommes les plus cultivés discutant de problèmes philosophiques. Pourtant, Giraud de Bari dans son traité De principis instructione, est plus sévère. Mais on le sait, il ne faut pas prendre à la lettre ce qu’il dit lorsqu’il écrit : « la cour fait naître des soucis et l’école fait naître des délices »7. Les enfants d’Henri II sont instruits. Pierre de Blois le conseille au roi : Un prince sans science ressemble à une galère sans rames ou à un oiseau sans ailes […]. Que votre Majesté fasse donc en sorte que votre fils emploie à l’étude des belles-lettres les premières années de sa jeunesse, afin que, par ce moyen, il puisse désapprendre toute la malice que les enfants apportent avec eux en venant au monde et qu’il apprenne au contraire à former ses mœurs et à régler sa vie sur les beaux modèles de piété et de vertu qui se trouvent dans les bons livres.

Parmi les enfants, citons Geoffroy II de Bretagne qui protège Gace Brulé, un des premiers poètes français à chanter l’amour courtois, et surtout Richard-Cœur-de-Lion, digne fils de sa mère Aliénor d’Aquitaine, qui s’entourait de trouvères et écrivit lui-même des poèmes. Une fille d’Aliénor et de son premier mari, Louis VII, Marie de Champagne, a épousé Henri le Libéral dont j’ai parlé plus haut. Sa cour accueille tous les poètes et, en particulier, Chrétien de Troyes. Le trouvère, Conon de Béthune, est un de ses familiers. Il a été digne de son maître, Huon d’Oisy, rendu célèbre par le « Tournoiement des dames » où toutes les nobles femmes de Picardie, de Champagne et de l’Ile de France sont représentées. Si nous passons à la petite aristocratie, nous trouvons également des lettrés. Marbode estimait que les lettres sont une habitude des nobles (mos est nobilium) et l’auteur de l’histoire d’Ercambert écrit 7   Sur ce traité, cf. F. Lachaud, « Le liber de principis instructione », dans Le prince au miroir de la littérature politique, Rouen, 2007, p. 133.

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« l’instruction ne nuit pas à celui qui se destine à une carrière militaire ». Le père d’Abélard, un chevalier lettré, souhaitant que son fils lui succède, lui fit donner une bonne instruction mais Abélard nous dit avoir préféré Minerve à Mars. Autre exemple de chevalier qui reçut une bonne instruction, Guibert de Nogent qui nous rappelle comment sa mère lui apprit les lettres, avant de le confier à un maître assez sévère8. Philippe de Harvengt, reprenant son thème de laïc digne d’être clerc, a rencontré le comte Ayulf qui rend grâce à ses parents de l’avoir fait instruire dès son enfance (ep. 16). Et on pourrait donner d’autres exemples, tel le chevalier Raoul Maucouronne qui, selon Orderic Vital, était compétent dans les arts libéraux et même la médecine9. Mais il faut remarquer que nous rencontrons des laïcs illettrés, c’est-à-dire ignorant la littera, le latin, mais pourtant très cultivés. Raymond de Poitiers, beau-frère de Foulques d’Anjou «  quoique illettré cultivait les lettres10 ». Le plus célèbre exemple est le comte Baudoin de Guines. Écoutons son biographe, Lambert d’Ardres : Chap. 80. Le savoir du comte Baudoin Le comte, investigateur très ardent, ne laissa Minerve à l’abri de ses entreprises dans aucune science. Il était pourtant tout à fait laïc et illettré, quel homme cependant, ineffable et étonnant par les capacités de l’esprit, quel fils érudit et quel élève de toutes les philosophies ! Tout à fait ignorant des arts libéraux, comme nous l’avons dit, il savait cependant user de leurs arguments, souvent et même très souvent, et, sans retenir ni refréner sa langue, il disputait avec les docteurs ès arts. Parce qu’il n’était pas un auditeur atteint de surdité, il comprenait et assimilait à la simple audition les oracles des prophètes, la force mystique et pas seulement le sens superficiel des livres historiques et des doctrines évangéliques. Aussi entourait-il les clercs d’une grande affection. Il reçut d’eux une éloquence divine et il leur transmettait et leur apprenait, en les interprétant lui-même, les chansons profanes qu’il avait apprises des conteurs. Il arrivait souvent que le comte, qui gardait entière mémoire de ce qu’il avait entendu et qui avait été instruit et formé jusque dans le détail des questions par ses lettrés, répondît sur-le-champ à ses interlocuteurs comme un homme instruit   De Vita sua, I, 4.   Orderic Vital, Histoire ecclesiastique, III, éd. Le Prévost, t. II, 69-70. 10   PL 201, 600. 8 9



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et incitât les autres à répondre également. Formé par les clercs audelà du nécessaire, il s’opposait à eux sur bien des points et les contredisait. Aussi les provoquait-il souvent et, avec une éloquence qui le faisait briller en tout, il se jouait d’eux avec une étonnante malice. Après la dispute, il leur témoignait son respect par de grands honneurs. Aussi, beaucoup de ceux qui l’entendaient sur les objections et les réponses étaient-ils plongés dans l’admiration et disaient souvent du comte : « Quel est cet homme que nous en fassions la louange. Il dit des choses admirables. Mais comment peut-il savoir les lettres puisqu’il n’a rien appris ? » C’est pour cette raison qu’il retenait auprès de lui des clercs et des maîtres, qu’il les interrogeait sur tout et les écoutait attentivement. Chap. 81. Comment il fit traduire de nombreux livres Il s’était attaché à l’étude entière de toutes les sciences avec avidité. Il n’était pourtant pas capable de tout retenir par cœur. Aussi, le comte, pendant qu’il était à la tête de la seigneurie d’Ardres, fit-il traduire par un maître très érudit, Landri de Waben, du latin en langue romane, le Cantique des Cantiques, à la lettre et dans son sens spirituel, pour pouvoir en comprendre et en goûter la force mystique. Il se faisait lire cette version très souvent. Il avait étudié avec attention un grand nombre d’évangiles, surtout ceux du dimanche, avec les sermons correspondants, une vie de saint Antoine, père des moines, composée par un nommé Alfred. Il se fit traduire par maître Godefroy, un homme très érudit, du latin en langue romane qu’il connaisait bien, la plus grande partie d’un ouvrage de physique. Quant au livre de Solin qui traite de la nature du point de vue physique autant que philosophique, il le fit traduire, qui ne le sait, dans une version digne de foi, du latin en langue romane qu’il connaissait parfaitement, par maître Simon de Boulogne, le vénérable père de tous les habitants de Guines, au prix d’un travail acharné. Il se le fit ensuite présenter et expliquer en public pour pouvoir en comprendre le sens et en faire son profit car il en avait attendu longuement le bienfaisant enseignement. Lambert d’Ardres, Histoire des comtes de Guines11

Si nous abandonnons l’aristocratie et nous tournons vers le monde du travail, la documentation est plus rare. Quelle était la culture des marchands, des artisans, de plus en plus nombreux dans les villes, et des paysans ?

  MGH, SS, XXIV, p. 599.

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Remarquons que ce monde du travail commence à être présent dans la littérature. Jean de Salisbury dit dans le Policraticus (VI, 20) que les travailleurs sont « les pieds de l’État ». « Quand la masse du peuple est dans l’affliction, c’est comme si le prince était atteint de la goutte ». Un deuxième exemple peut être tiré du « Roman d’Yvan » de Chrétien de Troyes. Il s’agit de la complainte des pauvres tisseuses : Toujours drap de soie tisserons Et n’en serons pas mieux vêtues Toujours serons pauvres et nues Et toujours faim et soif aurons. Etc.

Des artisans nous ne savons presque rien. Mais il est certain que dans les villes où les bourgeois cherchent à échapper au pouvoir épiscopal ou royal et proclament la « Commune », – « un nouveau mot exécré » dit Guibert de Nogent à propos de Laon –, l’instruction est indispensable. Il en est de même pour les marchands. Il y a bien longtemps, Henri Pirenne écrivait déjà : « le développement des instruments de crédits suppose nécessairement la connaissance de savoir lire et écrire ». Ailleurs il dit : « Tout commerce quelque peu développé suppose nécessairement chez ceux qui s’y adonnent un certain degré d’instruction »12. Nous connaissons dans les villes du nord des bourgeois cultivés. Ainsi, à Saint-Omer, Guillaume Cade († 1166) avance au roi d’Angleterre des sommes considérables. À Arras, les familles Crispin, Louchard, Wagon, se partagent les charges de l’échevinage et doivent avoir une certaine culture. Mais comment l’ont-ils reçue ? L’étude des écoles du xiie siècle peut répondre à cette question. Notons que, de plus en plus, ceux qui confient leur enfants aux écoles monastiques précisent que les moines leur apprendront l’essentiel : lire, écrire et compter, et que l’enfant pourra reprendre sa liberté. C’est ainsi qu’un marchand de Huy en Belgique installe son fils Abundus, à l’abbaye de Villiers-en-Brabant,

12   H. Pirenne, «  L’instruction des marchands au Moyen Âge  », dans Annales, 1 (1929), p. 13 et s.



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et pense qu’il pourra par la suite prendre sa succession dans sa ville. Hélas, l’enfant « tourna mal » et voulut rester dans le monastère13. Dans ces conditions, les bourgeois des villes souhaitent avoir leurs propres écoles dans leur ville. On connaît ce qui se passe à Gand en 1179. L’école de la collégiale ayant brûlée, les bourgeois ouvrent leur propre école dirigée par un chanoine, le secrétaire du comte de Flandre, et ils se font concéder une charte par la comtesse Mathilde dans laquelle il est dit «  si quelqu’un de convenable et capable veut ouvrir une école dans la ville de Gand, personne ne pourra les empêcher ». Mais les chanoines n’acceptent pas cette première «  école libre  » et cherche à retrouver leur monopole scolaire14. Mais que sait-on de l’instruction des paysans ? À peu près rien. Guibert de Nogent, dans son autobiographie (III, 17), se moque de deux paysans hérétiques de Soissons qui croient savoir le latin et traduisent Beati eritis par Beati hereticis. On connaît le cas de cette petite paysanne qui conjure son père de lui acheter un psautier et qui finit par obtenir ce qu’elle désirait. Le progrès de l’instruction des laïcs correspond au début de la littérature en langue vulgaire au xiie siècle. C’est Philippe de Flandre qui demande à Chrétien de Troyes d’écrire le conte du Graal : Chrétien qui se prend et se peine Par l’ordre de ce comte A rimer le meilleur conte Qui soit conté en cour royale C’est le conte du Graal Dont le comte lui donna le livre Entendez comme il s’en acquitte…

Ou encore du même auteur : Puisque Madame de Champagne Veut que roman j’entreprenne Je le ferai bien volontiers.



Il s’agit ici du « Chevalier à la charrette ». Nous trouvons même avertissement dans les Chansons de gestes.   Gesta sanctorum Villariensium, MGH, SS, XXV, p. 232.   Cf. H. Van Werveke, Gand, esquisse d’histoire sociale, Bruxelles, 1946, p. 42.

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Le couronnement de Louis commence ainsi : Écoutez Seigneurs que Dieu vous aide Vous plait-il d’entendre une histoire vaillante Bonne chanson courtoise et véritable ?



Et encore dans la « Chanson de Guillaume : Vous plait-il, barons, d’ouïr bonne chanson De grandes batailles, de forts combats méchants ?

Mais attention, cette littérature est réservée à l’aristocratie. L’auteur du « Roman de Thèbes » s’exprime ainsi : Que de tous ceux qui s’en aillent Qui sont ni clercs ni chevaliers Car ils ne pourraient m’écouter Que comme un âne qui écouterait le son de la harpe Je ne parlerai ni de pelletiers Ni de vilains, ni de bouchers15.

Nous sommes à l’époque où les chansons de gestes se multiplient, qu’il s’agisse du cycle de Charlemagne, de celui de Guillaume d’Orange ou de celui des Lorrains. Le Roman de Renart de Pierre de SaintCloud s’adresse aussi à l’aristocratie, puisque Renart est un baron vassal de Noble le Lion. Wace, à la cour d’Henri II, traduit pour Aliénor d’Aquitaine le « Roman de Brut », paraphrase de l’Historia regum Britanniæ et une suite, le « Roman de Roue », geste des Normands. Nous sommes également à l’époque où les trouvères, imitant les troubadours du Sud, chantent l’amour courtois. Ces trouvères, qui célèbrent le « fin amour », apanage des grands et non des vilains et des rustres. Nous trouvons beaucoup de ces trouvères dans le Nord de la France, et particulièrement à Arras. Même Abelard écrit pour Héloïse des chansons d’amour que tous connaissent : « la douceur de tes mélodies n’empêchait même pas les illettrés de t’oublier » dit Héloïse à son mari16. Des œuvres scientifiques sont présentées en langue vulgaire. Philippe de Thaon écrit pour Ælis de Louvain, femme d’Henri Ier Beauclerc, un « Bestiaire ». Il écrit également en vers un « lapidaire » et un « traité de comput » inspiré de Bède le Vénérable.   Cf. R. R. Bezzola, Le sens de l’aventure et de l’amour, Paris, 1947, p. 63 et s.  Éd. J. Monfrin, Historia calamitatum, Paris, 1962, p. 115.

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Enfin, il faut parler des fabliaux écrits en Flandre, en Picardie, en Normandie qui peuvent amuser les aristocrates car on y parle de maris trompés, de prêtres lubriques, de séducteurs mutilés, de femmes insatiables17. Après avoir rappelé la naissance d’une littérature destinée aux laïcs, examinons l’attitude de l’Église vis-à-vis de ces laïcs, qu’ils soient lettrés ou illettrés. Depuis la réforme grégorienne à la fin du xie siècle, les clercs veulent se distinguer nettement des laïcs. Saint Bernard comparait le monde à un océan que doivent traverser moines, clercs et laïcs. Les premiers passent sur un pont, les seconds prennent un bateau en se souvenant de la barque de saint Pierre, quant aux laïcs ils nagent comme ils peuvent et se noient souvent18. Dans son «  Décret  », Gratien nous dit qu’il y a deux sortes de Chrétiens : les clercs adonnés à l’office religieux, à la prière, ce sont les élus ; les laïcs qui possèdent des biens temporels, qui sont autorisés à se marier – c’était une concession à la faiblesse humaine –, qui paient la dîme, etc., peuvent être sauvés en évitant les vices et en faisant la vertu19. Richard de Saint Victor disait que ceux qui lisent sont les lettrés ou les docteurs, ceux qui écoutent désignent les laïcs et les auditeurs20. Nous avons là l’image de l’Église enseignante et de l’Église enseignée, telle que l’Occident la connaîtra jusqu’au xixe siècle. Henri Marrou ne disait-il pas, dans le premier volume des «  Quatre Fleuves » (1973) : « Nous ne sommes plus au temps de Newman où le clergé s’était accoutumé à penser que les laïcs, lorsqu’ils s’occupaient des questions religieuses, se mêlaient de ce qui ne les regardaient pas21 ». L’Église d’Orient a heureusement accepté que des laïcs soient théologiens. Quelques laïcs peuvent même ne pas faire leur salut. Ce sont les marchands, comme dit encore Gratien : Homo mercator nunquam aut vix potest Deo placere. Les marchands ne vivent que pour l’argent et

  M. Zink, Introduction à la littérature du Moyen Âge, Paris, 1993, p. 101.   PL 183, 634. 19   Cf. G. Le Bras, Institutions ecclésiastiques, I, 172, Paris, 1959. 20   Cf. H. Grundmann, p. 23. 21   H. Marrou, Les quatre fleuves, I, 1973, p. 3. 17 18

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sont quelquefois semblables aux usuriers. Ce n’est qu’à la fin du xiie siècle qu’en 1199, le marchand Homebon de Crémone sera canonisé par Innocent III. Il était pieux, généreux pour les pauvres et les malheureux. C’est un des premiers saints laïques22. L’Église s’oppose aux laïcs illettrés, mais encore plus aux clercs ignorant des lettres. Déjà, à la fin du xie siècle, Pierre Damien déplore que des prêtres « n’arrivent pas à comprendre ce qu’ils lisent, mais encore peuvent à peine balbutier en les parcourant, syllabes par syllabes, les éléments qu’ils trouvent écrits »23. Il s’en prend aussi aux clercs qui, à peine formés, cherchent des professions rémunérées, telles celles de notaires ou de médecins. Comment ainsi instruire le peuple ? Il est certain que beaucoup de clercs, surtout dans les campagnes, ignorent le latin et sont donc illettrés. Les conciles rappellent qu’il est interdit d’ordonner ce type de clercs et plusieurs maîtres rappellent que quiconque veut appartenir au clergé doit savoir lire, et qui n’est pas lettré n’est pas apte à la cléricature. Malheureusement, la culture des prêtres ruraux laissera à désirer jusqu’à la fin du Moyen Âge24. Curieusement, des laïcs veulent profiter de l’inculture des clercs pour les remplacer. Alexandre III, dans une lettre datée de 1176, écrit : « en raison de leur instruction, des laïcs veulent se rapprocher de la condition des clercs et en avoir les privilèges. » Les clercs s’opposent aux laïcs dans deux domaines : la défense du latin comme langue liturgique et la prédication. Il faut pour le premier point citer la lettre de Grégoire VII au duc de Bohème Wratislav. Ce dernier voulant introduire une liturgie en langue vernaculaire, c’est-à-dire en slavon comme l’avaient fait au ixe siècle Cyrille et Méthode, s’est vu répondre par Grégoire VII en ces termes : « Ce n’est pas sans raison qu’il a plu à Dieu tout puissant que la sainte Écriture reste cachée dans certains endroits, de crainte que si son sens était tout à fait clair à tous, elle en soit peu estimée, qu’elle soit mal interprétée par des gens de médiocre culture et ainsi induits

  A. Vauchez, Les laïcs au Moyen Âge, Paris, 1887, p. 77.   Cf. A. Cantin, Saint Pierre Damien, Paris, 2006, p. 11. 24  P. Riché, Grandeurs et faiblesses de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006, p. 225. 22 23



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en erreurs »25. La liturgie en langue vernaculaire sera interdite jusqu’au concile Vatican II et, on le sait, certains le déplorent encore. Quant à la prédication, elle est elle aussi, par principe, interdite aux laïcs. Sans doute les clercs prêchent en langue vulgaire26, déjà les conciles carolingiens le recommandaient, mais les laïcs ne pouvaient, jusqu’au xiie siècle, prêcher. Pourtant, la question se pose à cette époque. Déjà, à la fin du xie siècle, Pierre Damien félicitait le préfet de Rome, Cencius, de l’avoir remplacé dans une église de Rome « non comme préfet de la république, mais comme un prêtre de l’Église »27. Et, dans sa lettre à Cencius, il cite le passage de la première Épître de saint Pierre (2, 4-5 et 9-10) : « Vous êtes la race élue, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis pour que vous proclamiez les vertus de celui qui vous a appelé des ténèbres à son admirable lumière ». À saint Pierre, ceux qui veulent interdirent aux laïcs de prêcher opposent saint Paul qui, dans sa lettre aux Romains (10, 15), écrit « Comment entendre sans prédicateur ? Et comment prêcher sans être d’abord envoyé ? ». La prédication faite par les laïcs a donné lieu à un débat à la fin du siècle28. Pierre Le Chantre (†  1197) écrit «  De nos jours, on baillonne la bouche des simples qui prêchent la vérité… Si la langue des prélats et de l’Église se taisent, il est licite que les simples et les illettrés prêchent. Pourquoi interdit-on aux Lyonnais de prêcher tant qu’ils ne disent rien contre la foi et la morale ? ». Ici Pierre le Chantre fait allusion aux disciples du marchand de Lyon, Pierre Valdo. Ce dernier, ayant entendu un trouvère raconter l’histoire de saint Alexis, se convertit à la pauvreté et appela le peuple à abandonner les richesses et à suivre l’Évangile. Il se fait traduire les textes sacrés par des clercs et avec quelques disciples, s’adonne à la prédication. Une étude récente, intitulée « Au temps où Valdes n’était pas hérétique29 »,   PL 148, 555.   M. Zink, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, 1976. 27   Lettre 145, MGH, Die Briefe der Deutschen Kaizerzeit, IV, 527. 28  Ph. Buc, « Vox Clamantis in deserto ? Pierre le Chantre et la prédication populaire », dans Revue Mabillon, n. s. 4 (1993), p. 5-47. 29   M. Rubellin, Au temps où Valdes n’était pas hérétique, dans Inventer l’hérésie, sous la direction de M. Zerner (Collection du Centre d’études médiévales de Nice), t. II, 1998, p. 191-217. 25 26

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montre que cet ancien marchand, ce prédicateur populaire, est encouragé par l’archevêque de Lyon, Guichard de Montigny, qui veut réformer son église et est en conflit avec ses chanoines. Il envoie Valdo au concile de Latran III (1179). C’est alors que Gautier Map, qui était présent à Rome, dénonce ces Vaudois. Les Vaudois, des hommes ignorants ne connaissant pas le latin, qui sont ainsi nommés à cause de leur chef Valdo, un citoyen de Lyon sur le Rhône, présentent au seigneur le pape un livre écrit en français contenant le texte glosé du Psautier et de plusieurs autres livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Avec beaucoup d’insistance ils demandaient que leur soit confirmé le droit de prédication, car à leurs propres yeux ils étaient instruits, bien qu’ils connaissent à peine leur alphabet. … Va-t-on donc jeter les perles devant les porcs, donner la parole aux ignorants, qui sont, on le sait, incapables de la recevoir. … Ces individus n’ont aucun domicile fixe et circulent deux par deux, les pieds nus, habillés de laine, n’ayant rien de personnel mais tout en commun, suivant nus le Christ nu. Ils commencent de cette façon très humble parce qu’ils ne peuvent se faire accepter immédiatement, mais si nous les laissons entrer chez nous, nous serons expulsés nous-mêmes. Que celui qui ne me croit pas entende ce que je viens de dire à leur sujet30.

Mais curieusement, le pape Alexandre III, convaincu de l’orthodoxie de Valdo, accepte qu’ils prêchent, si l’archevêque est d’accord. Malheureusement, et le pape et l’archevêque Guichard meurent en 1184. Le successeur de Guichard, Jean de Belles-Mains, est hostile aux laïcs qui s’arrogent des fonctions réservées aux clercs. Valdo et ses amis sont expulsés et la secte des Vaudois voit le jour. Il est vrai que laisser les laïcs prêcher n’était pas sans danger à l’époque où les hérésies se multiplient. Au début du siècle, Hildebert de Lavardin avait demandé à Henri de Lausanne de prêcher le carême aux habitants du Mans. Mais Henri, reprenant les méthodes des Patarins de Milan qui dénonçaient à la fin du xie siècle la corruption du clergé, parle si bien qu’en l’écoutant faire le procès des clercs

30   M. Perez, Contes des courtisans, trad. De Nugis curialum de Gautier Map, Lille, 1988, p. 80.



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indignes, les chrétiens n’entrent plus dans les églises. Henri et ses disciples seront combattus par saint Bernard, tandis que l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, pourchasse les « petrobusiens », c’est-àdire Pierre de Bruys et ses disciples. En 1184, par sa décretale Ab abolendam, le pape Lucius III s’en prend aux Cathares, aux Patarins, aux humbles (Humiliati), aux pauvres de Lyon « tous ceux qui exercent le ministère de la prédication alors que cela est interdit et qu’ils n’en ont pas été chargés » et de citer l’Épître aux Romains (10, 15). Les Vaudois continuent pourtant à avoir du succès et nous savons, d’après une lettre d’Innocent III à l’évêque de Metz (1199), « qu’une multitude de laïcs et de femmes traduisent les textes sacrés en langue vulgaire, et méprisant les remarques des prêtres, s’adonnent à la prédication ». Il répond à l’évêque : Bien que le désir de comprendre les divines Écritures et le zèle à exhorter selon les Écritures ne soient pas répréhensibles, mais plutôt recommandables, on peut toutefois leur reprocher de former des conventicules secrets, d’usurper pour eux l’office de la prédication, de se moquer de la simplicité des prêtres et de rejeter leur présence… Dieu en effet est la véritable lumière, qui illumine dans ce monde tout homme venant à lui. Et il a une telle haine pour les œuvres des ténèbres que, sur le point d’envoyer ses apôtres dans le monde pour prêcher l’Évangile à toute créature, il leur a enseigné clairement ceci : « Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière ; et ce que vous entendez par vos oreilles, prêchez-le sur les toits » [Mt 10, 27] ; par là, il a clairement voulu dire que la prédication évangélique doit être faite publiquement, non dans des conventicules secrets, comme le font les hérétiques, mais dans les églises, selon la coutume catholique… Les secrets de la foi (arcana fidei sacramenta) ne doivent pas être exposés à tous, alors que tous ne peuvent les comprendre, mais [ils doivent être exposés] seulement à ceux qui peuvent les concevoir dans leur esprit… La profondeur des divines Écritures est en effet telle que non seulement les simples et les illettrés, mais aussi les prudents et les savants ne réussissent pas à pénétrer pleinement leur intelligence… (Il ne faut pas) que quelqu’un de simple et d’inculte prétende atteindre la sublimité de l’Écriture sacrée, ou la prêcher aux autres…31.

  PL 214, 615.

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Pourtant, Innocent III avait « récupéré » les Humiliati, condamnés en 1118, par Lucius III et leur avait permis d’exhorter hors des églises le peuple à une vie morale plus exigeante. Élève du canoniste Huguccio de Pise, le pape est d’accord pour que des laïcs pratiquent « l’exhortation »32. Il s’agit, comme l’écrit le père Congar, « seulement d’un verbum exhortationis destiné à former aux bonnes mœurs et aux œuvres de piété à l’exclusion des questions dogmatiques de articulis fidei et sacramentis Ecclesiæ »33. Lorsque, en 1209, des laïcs se présentent à Rome devant le pape, laïcs menés par François d’Assise, qui déjà prêchaient dans les villes et les campagnes d’Italie, Innocent III les accueille bien mais à condition que François soit tonsuré… François et ses disciples, les frères mendiants, vont, on le sait, sauver l’Église médiévale. Ainsi la distinction entre exhortatio et prædicatio que proposait déjà Pierre le Chantre, va permettre à des laïcs, sous le contrôle de l’Église, de s’adonner à la prédication populaire. Nous devrions maintenant, si le temps nous était permis, parler de la formation religieuse de ces laïcs illettrés34. La prédication, dont il sera parlé plus tard, était un des moyens d’instruction religieuse et Alain de Lille († 1203) dans Summa de Arte prædicandi le rappelle souvent. Des types de sermons adaptés à l’auditoire, sermones ad status sont recommandés. On ne parle pas de la même façon aux femmes, aux marchands, aux soldats, etc35. Les laïcs s’organisent en confréries religieuses dont l’idéal est la vie apostolique des premiers chrétiens. On en trouve déjà à Arras, au Mans, à Angers. Elles vont se multiplier au xiiie siècle36. Les laïcs prennent connaissance des textes religieux en langue vulgaire. La « Vie de saint Alexis » a été, je l’ai dit, à l’origine de la conversion de Pierre Valdo. D’autres Vies sont écrites en roman : Vie

  M. Lauwers, « Prædicatio-exhortatio, L’Église, la Réforme et les laïcs, xiexiii s. », dans R. M. Dessi et M. Lauwers, La parole du prédicateur, ve-xve s. (Collection du Cantre d’études médiévales de Nice, 1), p. 187-232. 33   Y. Congar, Jalons pour une théologie du laïcat, Paris, 1953, p. 418. 34  É. Delaruelle, La culture religieuse des laïcs en France au xie-xiie s., (Miscellanea del Centro du Studi medievali, V, Milan, 1968, p. 548 et s. 35   Alain de Lille, Summa de arte prædicandi, ch. 39 (PL 210, 185). 36   C. Vincent, Les confréries médiévales dans le royaume de France, Paris, 1994. 32

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de saint Eustache, de saint Thomas Becket, de saint Sylvestre, de saint Nicolas, etc37. Puisque je parle de saint Nicolas, il faut citer le « Jeu de saint Nicolas » écrit par Jean Bodel d’Arras en 1202. Il avait été précédé au milieu du siècle par le « Jeu d’Adam » écrit par un anglo-normand et représenté devant le porche d’une église. Ainsi la paraliturgie qui, depuis le xe siècle, était née en Angleterre et à Fleury au moment de Pâques – c’est le Quem quæritis – permet au peuple chrétien d’avoir une certaine culture religieuse en français. Les laïcs, qui savent lire, ont maintenant à leur disposition des textes sacrés traduits. La traduction des Écritures, qui avait commencé dès le viiie siècle en Angleterre, même si elle a été l’objet de dénonciation de ceux qui combattaient les hérétiques, est maintenant acceptée38. Les psautiers sont traduits, les Proverbes de Salomon sont présentés en langue vulgaire à Ælis de Condet par le poète anglonormand Samson de Nanteuil. Les Actes des Apôtres et les Épîtres de saint Paul sont traduits par Lambert le Bègue († 1177), sans doute suspecté d’hérésie. Évrat, un familier de Marie de Champagne, a traduit en vers la Genèse39. Enfin, comment ne pas parler de ce qu’on appelle la « prédication muette », à savoir les peintures et les vitraux des églises ? Depuis Grégoire le Grand, à la fin du vie siècle, qui écrivait à l’évêque iconoclaste de Marseille qu’il fallait que « les illettrés lisent au moins en regardant les murs », les représentations graphiques sont considérées comme la littérature des laïcs. Hugues de Fouilloy (1153) recommande de retenir la foule des fidèles par le charme de la peinture, eux qui ne peuvent profiter des subtils enseignements de l’Écriture40. Eudes de Châteauroux se souvient que, dans son enfance, il ne comprenait pas la signification d’un vitrail représentant le bon Samaritain : « Un jeune laïc qui se trouvait là par hasard lui dit que la scène du vitrail permet de comparer les religieux et les laïcs, com-

  Cf. É. Delaruelle, p. 563, et s.  É. Delaruelle, p. 567 et s. 39   La Genèse d’Évrat, éd. W. Boers, Leyde, 2002. Du même auteur, « La Genèse d’Évrat », dans Scriptorium, 61 (2007), p. 74-149. 40   De claustro animæ, II, 4 (PL 176, 1053). 37 38

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paraison accablante pour les premiers, car seuls les seconds se montrent compatissants à l’égard des voyageurs et des pauvres » 41. C’est par l’éloge des laïcs que je termine ma communication, ces laïcs qui ont joué un rôle capital dans l’histoire de ce temps. Le xiie siècle n’est pas seulement le siècle de saint Bernard ou d’Alexandre III, c’est le siècle des laïcs, qu’ils soient lettrés ou illettrés.

41   Sermon 74, cf. J. Hubert, « La place faite aux laïcs dans le églises monastiques et dans les cathédrales aux xie et xiie siècles », dans Il laici nella Societas Christiana, p. 474.



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Discussion N.N. — Comment les hautes fenêtres de Chartres ou des autres cathédrales, dont on dit qu’elles sont destinées à l’instruction des laïcs, pouvaient-elles être utiles aux illitterati, avec leur phylactères en latin, comment pouvaient-ils les comprendre ? Nous-même avons besoin de jumelles pour les voir. M. Pierre Riché. — C’est plus bas qu’on pouvait voir. Hugues de Fouilloy recommande de retenir la foule des fidèles par le charme de la peinture puisqu’ils ne peuvent profiter des subtils enseignements de l’écriture. Un autre texte met en scène un laïc devant un vitrail représentant l’histoire de l’enfant prodigue, qu’il ne comprend pas ; c’est un autre laïc qui lui donne l’explication. On pouvait voir les vitraux des fenêtres hautes et essayer de les commenter ; la prédication muette est quelque chose de très important qu’il faudrait davantage étudier. M. Alain Erlande-Brandenburg. — Il faut distinguer les vitraux des fenêtres hautes avec de grands personnages, qui se comprennent immédiatement, et ceux du niveau inférieur qu’il faut décrypter. Je ne crois pas qu’on lisait les scènes. Suger croyait que c’était possible, il a tenté d’expliquer par des inscriptions ce qu’il a fait représenter, mais je ne suis pas sûr que nous comprenions toujours tout nous-même… Il y a vraiment une différence. Ce qui comptait beaucoup plus pour l’instruction c’étaient les portails sculptés ou les clôtures du chœur comme à Notre-Dame de Paris, où vous avez des sortes de bandes dessinées qui racontent l’enfance du Christ, aujourd’hui encore commentées par des conférenciers au temps de Noël. Mme Françoise Gasparri. — L’expérience que j’ai avec l’abbatiale de Suger et d’autres églises me fait conclure que l’iconographie des vitraux et des chapiteaux devait donner dans l’église une encyclopédie du savoir chrétien, en dehors de la compréhension du peuple ; il fallait donc résumer de manière figurée l’Ancien et le Nouveau Testament. M. Pierre Riché. — Saint-Denis est un monastère. Mme Françoise Gasparri. — Je ne parle pas uniquement de Saint-Denis, qui était certes un monastère mais attirait des foules énormes de pèlerins M. Pierre Riché. — Il fallait bien expliquer tout cela, comme de nos jours on emmène les enfants des écoles devant le portail de la Madeleine de Vézelay ou de Notre-Dame de Paris.

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Mme Françoise Gasparri. — Mais il fallait que l’église contienne ce dictionnaire. Comprenne qui pourra ! M. Alain Erlande-Brandenburg. — Quand vous lisez un texte qui vous dépasse complètement vous déclenchez le processus intellectuel par l’image ! M. Pierre Riché. — Rappelez-vous Théodulf qui disait : « Si on ne met pas un titulus sous le vitrail, quand il y a la Vierge et l’Enfant on ne sait pas si c’est Didon et Astyanax » ! M. Alain Saint-Denis. — Je crois qu’il y a une pédagogie qui met en œuvre l’image avec la sculpture et le vitrail, mais aussi des représentations scéniques à l’intérieur de l’église faites par des personnages vivants ; les chanoines mettent en scène aux grandes fêtes des représentations qui en général reproduisent exactement ce que l’on voit sur les vitraux ou les sculptures. Il y a une identité très grande entre les représentations données dans la cathédrale, décrites précisément par certains ordinaires et rituels, et les représentations figurées dans le décor. Les vitraux étaient placés d’une façon voulue dans la vision directe des laïcs pour transmettre un message très précis. Il y a des programmes clairement indiqués. M. Patrick Demouy. — Bien qu’il n’y ait pas beaucoup de témoignages écrits, il devait y avoir une part importante de médiation, comme on dit aujourd’hui, effectuée par les clercs. Une cathédrale médiévale grouillait d’ecclésiastiques. Les chanoines n’étaient peut-être pas toujours résidents, mais il y avait en permanence des dizaines de chapelains et de clercs mineurs qui pouvaient expliquer, être à l’écoute des questions posées. M. Alain Erlande-Brandenburg. — À Reims, dans les fenêtres surmontant la cathèdre, vous voyez la figuration de l’archevêque au-dessous de la Crucifixion, la représentation de l’Église de Reims au-dessous de la Vierge et tout autour les apôtres et les évêques suffragants. Ce sont des images très simples qui rendent compte de la position de l’archevêque de Reims. M. Pierre Riché. — Il fallait bien quelqu’un pour expliquer. M. Alain Erlande-Brandenburg. — Notre mémoire aujourd’hui est une mémoire littéraire. La mémoire visuelle est une autre mémoire. Avec les enfants vous vous rendez compte à quel point on les impressionne par une image, commentée ensuite. Le déclenchement intellectuel c’est l’image.



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Mutations et renouveau : vers une société plus séculière Fr a nçoi se G a spa r r i Durant les deux siècles qui séparent l’empire carolingien du début du xiie siècle, l’émergence des entités féodales, principautés, seigneuries, châtellenies, dispersent le pouvoir dans toute l’Europe : le phénomène est bien connu, bien étudié. La montée en puissance, en France surtout, des comtes, châtelains, chevaliers, ne fait que s’accélérer tout au long du xie siècle, portant atteinte au pouvoir royal, le menaçant même, et dangereusement, d’étouffement, jusqu’à la fin du règne d’Henri Ier. Avec le règne de Philippe Ier cette tendance commence à s’inverser : les plus grands feudataires s’écartent de la cour, desserrent les liens vassaliques, prennent leurs distances, voire leur indépendance, à l’égard du roi, laissant la place à des familles de condition sociale moins élevée, plus dépendantes du pouvoir, qui deviennent aussi plus urbaines, offrant les conditions d’un regain des prérogatives royales. Le resserrement se fait aussi sur le plan géographique : la Francia en est essentiellement le théatre. L’horizon des petits féodaux étant de plus en plus limité, leurs intérêts entrent pour une grande part dans leur présence auprès du roi. Le pouvoir central, en même temps qu’il se restreint, se renforce, tenant dans sa main le destin de ces familles désormais intéressées à sa puissance. Ce réseau de dépendances continue, bien sûr, de représenter un danger pour le roi qui n’est encore, à la charnière des xie-xiie siècles, qu’un seigneur de faible envergure : réseau enchevêtré, compliqué, de familles de châtelains, toutes apparentées, les Monfort, Montlhéry, Rochefort, Le Puiset, Montmorency, ou encore dans les régions de l’Oise, où les Coucy, Nesle, Ribemont et surtout les Garlande ne furent pas toujours des voisins pacifiques pour le roi car leur comportement politique sera essentiellement dicté par la défense de leurs intérêts privés. Or ces derniers ne convergent pas toujours, et d’autant moins

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que la tactique du roi Philippe Ier va être de placer plus bas encore les assises de son pouvoir, soucieux de maintenir le lien entre les titres et les fonctions, toujours déléguées par lui. Vers la fin du xie siècle, par le jeu des sous-inféodations, accompagné du retrait progressif de la haute aristocratie de l’entourage royal, à commencer par les évêques, il se produit une prolifération de petites châtellenies tenues par des hommes que de plus en plus on appelle milites1, mais à côté de cette population figurent aussi désormais auprès du roi des personnages plus modestes : clercs ou laïcs, bourgeois ou petites gens, qui vont composer autour du roi un entourage plus familier, de mœurs plus simples, moins influent mais qui présentera pour la royauté un gage essentiel de redressement 2. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les actes royaux de cette époque pour constater que les comparants, qui figuraient jusque-là à titre de fidèles pour attester l’authenticité de ces documents, ne figurent plus que comme témoins, dans des listes parfois fort longues qui font ressembler ces chartes à des actes privés : signe apparent, certes, de décadence juridique formelle, mais aussi signe de redressement dans la mesure où émergent de plus en plus en tête de ces listes, d’ailleurs progressivement plus restreintes, dès les années 1080, les noms des quatre grands officiers du roi (sénéchal, connétable, chambrier, bouteiller), lesquels, dès les années1085, figurent seuls et représentent le regale palatium : ce qui signifie un encadrement du personnel de la cour, une plus stricte organisation de la preuve en justice, un renouveau dont le gouvernement royal devait bénéficier dès avant la fin du règne de Philippe Ier (1107). C’est donc dans ce climat de redressement, encore modeste certes, que le nouveau roi, Louis VI, monte sur le trône. L’efficacité de son règne, dès les premières années, est un fait bien attesté, qui a été clairement mis en lumière non seulement par les historiens mais par les historiographes contemporains de son règne, au premier rang desquels se situe l’abbé Suger de Saint-Denis. À lire ses Gesta Ludovici Grossi on aperçoit les signes d’une politique énergique3. Rôle de jus1   Cf. J. F. Lemarignier, Le gouvernement royal aux premiers temps capétiens:(987-1108), Paris, 1965, p. 133 et suiv., et 146-147. 2   G. Duby, « Une enquête à poursuivre : la noblesse dans la France médiévale », Revue Historique, 459 (1961), p. 1-22. 3   Suger : vie de Louis le Gros, éd. et trad. H. Waquet (Les classiques de l’histoire de France au moyen-âge), 2e éd., Paris, 1964.

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ticier d’abord, apaisant dès 1100 les conflits entre les seigneurs d’Ile de France, donnant à la justice royale une force coercitive en même temps qu’un renforcement de l’hommage, même pour les évêques, par la dation des mains et le serment, y compris la soumission, que les évêques devaient au roi : par exemple, Louis VI ne consentit à accepter l’élection du nouvel archevêque de Reims, Raoul le Vert, qu’à la condition que celui-ci, selon les mots mêmes d’Yves de Chartres, « lui fasse foi par la main et serment » : et l’archevêque s’incline. La fidélité exprimée par l’hommage et assise sur un fief fondé sur la puissance du roi, suivant les termes de Suger : « fort de la haute situation dont le roi Louis dominait le roi d’Angleterre et duc de Normandie, il s’élevait toujours au-dessus de lui comme audessus de son feudataire » 4. Dans le même texte, Suger rapporte le même fait de la part du roi à l’égard du comte d’Auvergne. C’est cette construction progressive d’une doctrine de la suzeraineté royale, tout autant que les guerres interminables que le roi dut mener pendant une grande partie de son règne contre les seigneurs alentour et contre l’Anglais5, qui expliquent en grande partie l’essor du pouvoir centralisateur capétien. Il suffit de regarder la carte des fondations de sanctuaires pour constater à quel point le pouvoir central se cristallise en Ile de France, établissant son siège à Paris. L’abbé Suger, conseiller du roi, nous dit lui-même qu’il dut acheter une maison « au-dessus de la porte de Paris, vers Saint-Merry » pour pouvoir être logé plus près du Palais royal, et pouvoir ainsi mieux vaquer aux affaires du royaume6. C’est donc à Paris que se tient le centre des décisions, internes et externes : guerres et négociations avec le roi d’Angleterre (1113-1119), menaces d’invasion de l’empereur Henri V   Ibid., chap. XXVI, p. 184-185.   « le roi cependant ne ménageait ni les Normands ni les gens du pays chartrain, ni ceux de la Brie. Placé entre ses deux adversaires comme au centre d’un cercle, la dispersion des terres l’obligeant à se tourner tantôt contre les uns, tantôt contre les autres, il fit éclater, en de fréquentes rencontres, toute la vigueur de la majesté royale », ibid., p. 184-185. 6   Suger, Œuvres, texte établi, traduit et commenté par Fr. Gasparri, I : Écrit sur la consécration de Saint-Denis. L’œuvre administrative, Histoire de Louis VII (Les classiques de l’Histoire de France au moyen âge, 37), Paris, 1996, p. 60-61 : « nous avons acheté pour mille sous une maison sise au delà de la porte de Paris, vers Saint-Merry car, participant souvent aux affaires du royaume, nous avons estimé que ce serait un logis plus convenable pour nous et pour nos chevaux, ainsi que pour nos successeurs ». 4 5



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avec la complicité du roi anglais (1124), à l’occasion de laquelle le roi leva à Saint-Denis l’étendard du Vexin, qui deviendra l’oriflamme7, intervention énergique du roi dans le comté de Flandre lors du meurtre de Charles le Bon (1127)8, et surtout interventions dans les affaires du Saint-Siège, pour lesquelles l’abbé Suger fut souvent l’ambassadeur, qui s’échelonnent tout au long de son règne, depuis le concile de Poitiers, en 1116, la visite du pape en 1117 pour la consécration de l’abbaye de Saint-Benoit où il fut reçu par la famille royale, et de l’église de Chartres, invité par l’évêque Yves ; puis à Saint-Denis où le moine Suger reçut aussi la famille royale (Pâques 1117), la fuite en France du pape Gélase II, le concile de Reims réuni par le nouveau pape français, Calixte II (octobre 1119), jusqu’à la grande crise du schisme de 1130, à la mort du pape Honorius II, dont la France fut bien souvent le théâtre et l’abbé Suger l’acteur9. L’autorité royale s’en trouvait non seulement renforcée mais prenait dès lors une dimension internationale : un redressement que l’on peut mesurer par l’extraordinaire multiplication des documents royaux conservés, un redressement dont profitera le futur roi Louis VII, malgré l’échec cuisant de la croisade, car, grâce à la gestion rigoureuse du royaume, assurée en l’absence du roi par le régent, l’abbé de Saint-Denis (tant sur les finances, le maintien en état des palais royaux et des forteresses, que la maîtrise des troubles politiques), le royaume de France s’élevait peu à peu au rang d’une véritable nation10. Mais les évènements n’expliquent pas tout. Si les premières décennies du xiie siècle, correspondant au règne de Louis VI, furent un temps de redressement, les véritables conditions de renouveau sont ailleurs tout aussi significatives. Les grands élans de la vie intellectuelle ne s’expliquent pas par des causes extérieures, et sur ce plan le renouveau de cette époque n’est pas une affaire de cour, comme le fut la Renaissance carolingienne, car la cour de France fut, à cet égard, insignifiante, contrairement à d’autres cours européennes. Il n’est pas non plus lié au pays puisqu’il se manifeste sur tout le terri  ibid., p. 66-67.   Waquet, op. cit., chap. XXX, p. 240-251. 9   Fr. Gasparri, « L’abbé Suger de Saint-Denis et la papauté », dans Suger en question : regards croisés sur Saint-Denis, études réunies par R. Grosse, Munich, 2004, p. 69-80. 10   Suger, Œuvres, op.cit., t. II : Lettres de Suger, chartes de Suger, Vie de Suger par le moine Guillaume, Paris, 2001, p. 32-39 (lettre n° 6). 7 8

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toire européen. Les véritables agents de ce renouveau sont, d’une part la société, d’autre part l’Église. Le xie siècle déjà, époque de relative tranquillité, vit un regain d’activités et d’échanges commerciaux, une population de marchands, artisans, de bourgeois, qui rompt avec la terre et qui circule à la faveur des grandes routes de pèlerinage, jalonnées d’églises, d’hospices et de maisons-Dieu, et effectue des déplacements qui sont pour nous à peine croyables. La croissance urbaine est un des faits majeurs de cette époque, sur le modèle italien : organisation des villes, création de villes nouvelles, émergence d’une certaine forme de bourgeoisie, une population fondée sur les échanges et sur l’argent, sur les premières confréries qui virent le jour dès le xie siècle dans le nord et l’est de l’Europe : Liège, Gand, Saint-Omer, Cambrai, Worms, Cologne, avec une multiplication des bourgs, dans et autour des villes, éparpillant ainsi les juridictions11.Ayant rompu avec le domaine, et donc avec le recours à la protection du seigneur, la bourgeoisie affirme alors son existence par le moyen d’un serment de protection et d’aide mutuelle, « commune aide, commun conseil, commune défense », se donnant par là une existence légale, celle de la commune. Depuis Saint-Quentin (fin du xie siècle), Cambrai, Arras, Noyon, Laon, Valenciennes, Amiens, Beauvais, toutes antérieures à 1125, toutes créations auxquelles le Capétien participe activement, et qui suscitent un déplacement massif de la campagne à la ville, des pôles, aussi bien de la vie économique qu’intellectuelle. Car dans le même temps, la réforme grégorienne opère de profonds changements dans la vie de l’Église. Si l’expansion monastique fut considérable, portée par l’Ordre de Cluny en Normandie (favorisée par la politique de Guillaume le Conquérant), avec des écoles célèbres, si sous l’effet de l’impératif élan spirituel le choc de la première Croisade provoqua un mouvement de piété suscitant l’action de prédicateurs itinérants qui sillonnèrent toute l’Europe, et la création d’ordres nouveaux au début du xiie siècle, le retour à la pureté primitive entraîne un resserrement de l’école abbatiale sur ellemême : on y accueille de moins en moins d’élèves et elle est en déclin.   A. Derville, « Naissance du capitalisme », dans Mutations et renouveau dans la première moitié du xiie siècle, études publiées sous la direction de Fr. Gasparri (Cahiers du Léopard d’or, 3), Paris, 1994, p. 33-60. 11



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De sorte que, l’école monastique étant rentrée dans le cloître, l’enseignement se cristallise dans les églises présentes en ville : collégiales et surtout cathédrales, dont le rôle déjà puissant dans l’institution scolaire se trouve singulièrement renforcé. Au xie siècle, Chartres et Laon avaient tracé la voie ; au xiie siècle Paris prend la relève : le fait est bien connu. La ville attire à elle la fine fleur du monde intellectuel, les écoles y pullulent. Cette convergence des maîtres et des intelligences dans Paris, qui prend de plus en plus des allures de capitale, est due pour l’essentiel à la centralisation du pouvoir, celui du roi et celui de l’évêque ; et c’est alors que la ville explose12. Limitée au noyau de l’Ile de la Cité entourée d’ilots déserts et de quais sablonneux, elle renferme à l’ouest le Palais Royal et ses jardins, peut-être créés par Louis VI. Bâti sur le palais impérial romain au ive siècle par l’empereur Julien (358-360), le palais fut plusieurs fois détruit et reconstruit, d’abord par les rois mérovingiens, jusqu’à Dagobert où il fut détruit dans un grand incendie qui ravagea la Cité (629-639). Ruiné de nouveau par les invasions normandes, il fut reconstruit dans des proportions déjà imposantes par le roi Robert le Pieux. Dans la partie est de l’île s’élevait la cathédrale SaintEtienne, église mérovingienne de très grandes dimensions. Tout autour de l’église Notre-Dame, qui deviendra cathédrale, se trouvaient l’ancien baptistère et l’hôpital des pauvres ; au nord, les demeures des chanoines, le cloître Notre-Dame : c’est là que se tenaient les écoles. Il fut agrandi par Louis VI en raison de l’activité des maîtres, de l’afflux des écoliers, de leurs agitations bruyantes. Et c’est pour ces mêmes raisons qu’en 1127 les écoles furent transportées de l’autre côté du goupe épiscopal, près du Petit-Pont, face à la rive gauche. C’est donc là que devait désormais se concentrer l’activité scolaire au cours du siècle. Sur la rive gauche de la Seine, vers l’est, les vignes, les jardins et les clos qui montaient jusqu’à la puissante abbaye SainteGeneviève vont être lotis par Louis VI et ses successeurs. Quant à la rive droite, l’activité y était, comme on le sait, essentiellement commerciale, centrée sur le Pont de Grève, les habitats groupés autour du monceau Saint-Gervais, l’église Saint-Merry, et le long des voies antiques de Saint-Denis et Saint-Martin, qui conduisaient vers 12   R. H. Bautier, « Quand et comment Paris devint capitale », Bull. de la Soc. Hist. de Paris, 105 (1978), p. 17-46.

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le nord aux abbayes de Saint-Denis et Saint-Martin-des-Champs, récemment rétablie par le roi Henri Ier. Là aussi les interventions de Louis VI marquent une étape décisive dans l’expansion de la ville : obligé de se protéger des incursions anglaises dans la Cité, le roi fait déplacer le Grand Pont, jusqu’alors situé devant la place de Grève, le fait reconstruire en pierres, dans le prolongement du palais, et pour protéger en cet endroit l’entrée de la Cité il fait édifier la forteresse du Châtelet commandant l’accès d’une nouvelle voie conduisant au Palais. Quant au Palais lui-même, il fut considérablement fortifié, pourvu de tours et de nouveaux logis. Ces nouveaux aménagements favorisaient l’activité commerciale tout alentour, multipliant boutiques, ateliers, étals et entrepôts, marchés et regroupement des corps professionnels dans les zones du Châtelet et des Champeaux, dont celui des bouchers qui a laissé son nom, aujourd’hui encore, dans la topographie parisienne. Dès les années 1120 le centre de Paris avait pris une nouvelle physionomie13. Mais ce sont les quartiers de la rive gauche qui ont bénéficié le plus de cette expansion de Paris capitale, et par son essor intellectuel, et par la poussée démographique consécutive. Reliée à la Cité par le Petit-Pont, la rive gauche offrait un habitat encore clairsemé, groupé autour des grandes abbayes (SaintGermain-des-Prés, Sainte-Geneviève, bientôt Saint-Victor), ou encore les paroisses Saint-Médard, Saint-Marcel, Saint-Serge-etBacchus, Saint-Etienne. La plus puissante des abbayes était, au début du xiie siècle, Sainte-Geneviève au sommet de la montagne, nécropole des rois avant Saint-Denis, dont la seigneurie s’étendait jusqu’à la Seine, au Petit-Pont. Après sa destruction par les Normands, elle fit l’objet de grands travaux, ver la fin du xie siècle : restaurée, agrandie, munie d’une tour (la Tour Clovis), et l’on construisit l’église Saint-Etienne pour abriter les reliques de la sainte protectrice de Paris14. Tous ces aménagements furent terminés au début du xiie siècle et c’est cette nouvelle configuration que vont connaître les étudiants venant fréquenter son école.

  Idem, « Paris au temps d’Abélard », dans Abélard en son temps : Actes du colloque international organisé à l’occasion du 9e centenaire de la naissance de Pierre Abélard, 14-19 mai 1979, Paris, 1981, p. 21-52. 14   M. Vieillard-Troïekouroff, « L’église Sainte-Geneviève de Paris au début du xiie siècle », ibid., p. 83-94. 13



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Nous n’évoquerons pas ici les circonstances de la fondation de l’abbaye de Saint-Victor, l’épisode est parfaitement bien connu. Guillaume de Champeaux choisit, en 1108, pour se retirer, une cella vetus (petit ermitage) au bord de la Bièvre, établie sur une nécropole mérovingienne où se trouvaient deux chapelles, l’une dédiée à saint Victor, l’autre à saint Sébastien. Au-dessus de la première, qui était une crypte semi-souterraine, était déjà édifiée une église, de sorte que dans la charte de fondation par Louis VI, en 1113, c’est d’une véritable ecclesia qu’il s’agit, et l’on peut estimer que des bâtiments étaient déjà aménagés pour y permettre la tenue d’« écoles publiques ». Grâce aux privilèges royaux et à bien d’autres donations, on construisit ensuite, nous apprend Jean de Thoulouse, une église plus grande, qui ne fut terminée que dans la deuxième moitié du xiie siècle, tandis que les bâtiments furent achevés plus tôt, avant la fin de l’abbatiat de Gilduin (1155) : ecclesiam et ceteras officinas a fundamentis et inchoavit et consummavit. : le temporel de l’abbaye était limité par les censives de Sainte-Geneviève, Saint-Médard et Saint-Marcel : il était donc enclavé, ce qui provoquera de graves conflits avec le chapitre Notre-Dame15. L’œuvre réformatrice mais autoritaire de l’abbaye de Saint-Victor, opérée par l’abbé Suger de Saint-Denis à la demande du pape, aboutit, en 1147, à sa véritable mainmise sur l’abbaye de Sainte-Geneviève16 ; et ce sont ces deux institutions désormais réunies qui vont se trouver au centre de la vie scolaire et de l’éclosion de l’institution universitaire. Un urbanisme entièrement rénové, un pouvoir politique centralisé, un univers intellectuel et scolaire regroupé sous le chef de quelques grandes institutions, telle est la situation nouvelle qui se met en place en trois décennies, et qui, à partir du milieu du xiie, siècle va donner à la royauté française un visage nouveau, celui d’un ÉtatNation. Ce renouveau, qui s’est accompli si rapidement, n’était pas fondé sur un retour aux modèles classiques, comme le fut la renaissance carolingienne, ni sur celle des Italiens du mouvement humanistique, mais sur l’assimilation des savoirs dans de nouveaux modes d’expression, dans une œuvre créatrice originale, marquée par le   J. P. Willesme, « Saint-Victor au temps d’Abélard », dans Abélard en son temps, p. 95-105. 16   Suger, Œuvres, t. II, p. 14-33 (lettres 4 et 5). 15

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primat de la logique et plus généralement de la philosophie sur les lettres, orientant les études vers des disciplines plus séculières, voire plus scientifiques. Une des meilleures illustrations de ce phénomène est la résurgence du droit romain, facteur de mutation aussi bien dans le mode de penser que dans celui des relations entre les hommes : à Bologne, avec les maîtres Pepo, que l’on surnommait « la lumière de Bologne », puis Irnerius, un familier de la comtesse Mathilde de Toscane, qui, le premier, sépara le droit de la rhétorique et en fit une discipline indépendante, jusqu’aux maîtres des écoles normandes, Lanfranc et Anselme d’Aoste. Or l’étude du droit était l’expression d’une survivance antique, celle de l’instruction des laïcs, laquelle en Italie n’avait jamais disparu. C’est cette nouvelle situation, qui va peu à peu permettre d’offrir le terrain à des professions séculières : celles du droit, de la médecine, du notariat, dans les villes. La voie est donc désormais ouverte, pour les laïcs, à d’honorables carrières d’administrateurs. Depuis Irnerius la méthode de« lectures » sur le texte juridique, de questions et de réponses, favorisa dans les autres domaines la démarche exégétique. Vers 1140, un juriste bolonais, Gratien, publia la Concordantia discordantium canonum, appelé Decretum, suivant la méthode abélardienne du sic et non (première partie du Corpus juris canonici). Le droit romain, non seulement ouvrait de grandes perspectives pour le développement du droit canon, mais il entraîna aussi, à partir du milieu du siècle, le renouveau de la jurisprudence, même dans les pays de droit coutumier, la mise par écrit des coutumes et plus généralement la mise par écrit des actes de la pratique de toutes sortes17. L’explosion des archives à partir du xiie siècle, et plus précisément de la deuxième décennie du siècle, même si l’on prend en compte une probable meilleure conservation des documents, en est la preuve matérielle flagrante. Cette prolifération de l’écrit (phénomène tout aussi important que l’apparition de l’imprimerie et beaucoup moins étudié) devait entraîner une augmentation de la bureaucratie et refléter un renforcement de l’État, de plus en plus centralisé. L’exemple de la cour d’Angleterre est à cet égard significatif : la conquête de la Normandie et son rattachement à la couronne avaient 17   S. Kuttner, « The revival of jurisprudence », dans R. L. Benson et G. Constable, Renaissance and renewal in the 12th Century, Oxford, 1982, p. 299-323.



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obligé le roi à adapter son appareil administratif aux nouvelles nécessités et à introduire par conséquent des innovations dans son fonctionnement, mettant en jeu dans des proportions toujours plus écrasantes la pratique de l’écrit. À titre d’exemple : pour l’Angleterre anglo-saxonne, on a conservé 2000 documents écrits, alors que pour le xiiie siècle on dispose de dizaines de miliers de documents. Les nouvelles procédures administratives et judiciaires de l’Échiquier anglo-normand sont enregistrées dans les Pipe Rolls à partir de 113018. Les officiers du roi Henri Ier traversaient fréquemment la Manche pour assurer une présence régulière dans l’une et l’autre partie du royaume. Or nous savons que Suger de Saint-Denis, ami et conseiller de Louis VI, fut nommé au début de sa carrière monastique, dès 1107, prévôt de la possession sandionysienne de Berneval, près de Dieppe, continuellement en contact avec les administrateurs normands et avec le roi Henri Ier lui-même, qu’il admirait profondément. Pour la cour de France, l’évolution se manifeste un peu plus tardivement, dans la deuxième décennie du siècle, probablement stimulée par l’exemple normand. La chancellerie du roi capétien était restée en effet jusque-là un modeste service, composé du chancelier, garde du sceau royal, et de quelques auxiliaires. Son activité était d’autant plus chétive que se pratiquait alors couramment la rédaction et même la confection complète des actes au nom du roi par les établissements destinataires, et souvent aussi par des tiers. Le chancelier recevait alors le document tout prêt, sur lequel il n’avait plus qu’à apposer le sceau royal (sceau plaqué tout d’abord, puis sceau pendu au repli). Or cette pratique diminue progressivement tout au long du règne de Louis VI pour ne devenir qu’exceptionnelle puis disparaître complètement à la fin du règne de Louis VII (1180). De sorte que les actes royaux de cette période présentent, au début, une variété extraordinaire de types graphiques, chacun d’eux appartenant au bureau d’écriture de l’établissement, destinataire ou tiers, qui l’a établi, ou par des clercs travaillant pour la chancellerie du roi mais appartenant à sa chapelle et conservant les habitudes graphiques des églises dont ils dépendaient. Mais à partir de la deuxième décennie du xiie siècle on voit apparaître, parmi les actes expédiés par le roi Louis VI, quelques groupes de documents d’aspect et d’écriture parfaitement   M. Clanchy, From memory to written records: 1066-1307, Londres, 1979.

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homogène pour des destinataires différents : ce qui laisse supposer la formation auprès du roi d’un service d’écriture sans doute rudimentaire mais permanent, assuré par des clercs stipendiés, de rang plus modeste : une organisation à laquelle il n’est pas déraisonnable de penser que le moine puis l’abbé Suger, présent auprès du roi, ait pu participer19. Et l’on constate tout au long du siècle que l’usage des chartes comme titres de propriété descend dans la hiérarchie sociale, depuis la cour et les monastères vers les clercs séculiers et les chevaliers, les pratiques écrites se répandant peu à peu et devenant plus familières dans les milieux extérieurs à l’Église. La chancellerie royale, de son côté, prend alors une part de plus en plus importante à la rédaction de ses propres actes dont le polymorphisme tend de ce fait à disparaître. Puis viendront s’ajouter, en se multipliant rapidement, les mandements et les lettres, de rédaction plus simple, plus laconique, limités à un ordre d’exécution et à un destinataire dûment nommé. Ce qui est frappant, au fil des années, c’est la normalisation des caractères externes et internes des documents royaux : mise en page, mise en texte, et surtout l’écriture qui prend, à la fin du règne de Louis VII, une forme stéréotypée révélant désormais l’existence d’habitudes prises, d’usages « canonisés » par des équipes bientôt très nombreuses de notaires de chancellerie, et peut-être même d’écoles (mais cela reste à prouver) où ces clercs pouvaient apprendre, d’une part à rédiger les actes, d’autre part à les grossoyer de manière uniforme, qui laisse entrevoir l’élaboration évidente d’un professionnalisme rigoureux. Pour ce qui est de la pratique de conservation, de classement et d’enregistrement des document, les choses sont moins nettes que pour le royaume anglais. On a coutume de considérer que c’est après la bataille de Fréteval (1194), au cours de laquelle le roi Philippe Auguste perdit une partie de son trésor et des documents importants, que la décision fut prise de déposer les archives royales dans un lieu sûr et stable, et d’entreprendre la rédaction de registres dans lesquels seraient consignés tous les actes de politique royale et tous les documents utiles au gouvernement : registres destinés à suivre le roi dans ses déplacements pour lui fournir à la fois des preuves écrites des 19   Fr. Gasparri, « La politique de l’abbé Suger de Saint-Denis à travers ses chartes », dans Cahiers de Civilisation Médiévale, 46 (2003), p. 233-245.



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droits de la Couronne en même temps qu’un recueil de pièces sur les ressources de la royauté : car pour garantir droits, privilèges et propriétés, la mémoire vivante et la sagesse des anciens ne suffit plus, suivant le mot d’Étienne de Galardon dans le registre de Guérin (1220) verax exhibitio veratius astruit argumentum 20. Cependant il apparaît plus raisonnable de penser que l’idée de dépôt et de classement des archives, comme celle de l’enregistrement, devaient exister depuis au moins le milieu du xiie siècle. Avant même, l’abbé Suger, énumérant ses actions les plus importantes pour l’État et l’abbaye, renvoie son lecteur désireux de plus de précisions à la consultation des « archives publiques ». Bien sûr nous n’avons pour cette période aucune source d’information précise : absence de documents administratifs, silence des sources, total anonymat sur les auteurs des chartes et sur les scribes des bureaux d’écriture. Mais nous avons des indices de ces nouvelles pratiques dès avant le milieu du siècle. Nous possédons en effet, grâce à l’édition de François Duchesne, deux recueils de lettres écrites par Suger ou à lui adressées, toutes de nature politique, pendant qu’il administrait le royaume (1147-1150) : un corpus de la plus grande importance, impliquant les plus grands personnages de l’État et l’action diplomatique de l’abbé en l’absence du roi. Nous possédons par ailleurs, dans un manuscrit de très peu postérieur à la mort de l’abbé, une collection de vingt-quatre lettres, formant le dernier cahier d’un ensemble21. Il a été démontré que ces deux collections ne font qu’un et qu’il s’agit d’un enregistrement de la correspondance relative à l’administration du royaume par le régent de France : choix de pièces dans l’ordre chronologique, qui n’a pu vraisemblablement être composé qu’à la chancellerie, et probablement aussi, « constitué au fur et à mesure et non d’un seul coup ». On peut donc parler ici d’un embryon de registre de chancellerie fort proche du premier registre de la chancellerie de Philippe Auguste, le Registrum Veterius 22 qui, sauf en son début, proche du 20   Fr. Gasparri, « Les registres de la chancellerie de Philippe Auguste », dans Annali della scuola speciale per archivisti e bibiotecari dell’università de Roma, 23 (1983), p. 5-55. 21   M.  Nortier, Étude sur un recueil de lettres écrites par Suger ou à lui adressées (1147-1150), sous presse. 22   Fr. Gasparri, « Note sur le Registrum veterius, le plus ancien registre de la chancellerie de Philippe Auguste », dans Mélanges de l’École française de Rome, 83 (1971, 2), p. 363-388.

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cartulaire, se présente ensuite comme un répertoire administratif de documents utiles au jour le jour au gouvernement. Il est en tout cas certain qu’au fur et à mesure que l’on a accumulé les documents, et surtout les lettres, infiniment plus nombreuses mais en grande partie perdues, s’établit l’usage de les consulter et de dépendre d’eux. Un autre témoin de cette pratique est le recueil élaboré dans le troisième quart du xiie siècle à l’abbaye de Saint-Victor, abbaye urbaine s’il en est, et proche du centre du pouvoir. Nous possédons en effet, conservé à la Bibliothèque Apostolique Vaticane, un recueil formé par Hugues de Champfleury (ancien chancelier du roi Louis VII), composé en grande partie de lettres émanées du roi ou à lui adressées, entre 1156 et 1172, portant la marque de possession de l’abbaye, composé vers 1174-1175, c’est à dire au moment ou très peu après la rédaction de ces lettres. Ces lettres sont réparties selon la condition des personnes, ce qui les rapproche des registres C et E de Philippe Auguste (1212 et 1220). Sachant qu’à l’abbaye de Saint-Victor étaient déposés des documents et des objets appartenant au roi, que ce manuscrit fut composé par son ex-chancelier, on peut considérer qu’il s’agit là d’un premier registre, certes copié à main posée, mais présenté sous forme de dossier utile au gouvernement : peut-être un signe précurseur de la future méthode de l’enregistrement 23. En Angleterre, toujours en avance sur la France, du moins en ce domaine, nous avons le témoignage du biographe de Thomas Becket, Fitz Stephen, qui le décrit comme chancelier entouré de cinquantedeux clercs à son service. Pour la France, la période la plus décisive pour la prolifération des documents est le dernier quart du siècle, et surtout le règne de Philippe Auguste. Or par les sources historiques et par Guillaume Guillart nous savons que le roi ne perdit à Fréteval que les documents les plus récents et non les archives anciennes ; et par les mêmes sources nous savons que la chancellerie disposait déjà de registres comptables et des deux séries de documents, layettes et registres, qui formeront le trésor des chartes. En outre, l’existence de registres suppose au préalable un classement ou re-classement des documents originaux : or dans l’œuvre accomplie par Gautier de   Fr. Gasparri, « Manuscrit monastique ou registre de chancellerie? À propos d’un recueil épistolaire de l’abbaye de Saint-Victor », Journal des Savants, 1976 (avril-juin), p. 131-140. 23



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Villebéon, chambellan du roi, que Guillaume le Breton comparait au travail d’Esdras, qui cuncta reduxit ingenio naturali sensusque vigore in solitum rectumque statum, on n’a pas assez insisté sur les classements préalables des archives elles-mêmes.La nécessité où l’on se trouve désormais de mettre par écrit les biens, les droits, les privilèges possédés parfois d’antiquité mais dont il faut maintenant fournir la preuve écrite, se fait sentir tout aussi bien dans les chancelleries des autres grands établissements, dont la puissance se mesure à cette aune24. C’est pourquoi cette époque fut si active dans la fabrication de nouveaux documents, de confirmations, voire de faux. La chose est démontrée pour la chancellerie épiscopale de Paris, suivant en cela une ancienne tradition sandionysienne (d’ailleurs toujours vivante), du temps du doyen Bernier (1105-1139). Une autre pratique, très significative d’une nouvelle méthode de travail et d’une préoccupation d’archivage, dès le début du xiie siècle, est celle de l’établissement des actes en double original : l’un en forme diplomatique, scellé, destiné à être expédié ou communiqué à toute réquisition, et donc susceptible de se dégrader ou de disparaître, l’autre sous forme de copie figurée ou non, en écriture plus livresque, non scellé, que l’on gardait pour mémoire dans le chartrier de la maison : sans doute est-ce là aussi un signe précurseur de celui de l’enregistrement. Du fait de leurs plus grandes responsabilités dans le domaine scolaire et de leur plus large ouverture dans l’univers des intellectuels, les chancelleries épiscopales se trouvent devoir assumer, au cours du siècle, un surcroît d’activités : c’est là en effet que l’on était assuré de trouver, en particulier, les meilleures garanties de qualité rédactionnelle et de perfection graphique. De sorte que les chancelleries cathédrales intervenaient souvent dans l’établissement d’actes en qualité de tiers, n’étant ni expéditrices ni destinataires, mais seulement parce que leur prestige socio-politique dans la ville, la qualité de leur activité intellectuelle étaient si grands et si reconnus que telle personne devant établir un acte- et cela est vrai pour les petites églises mais plus encore pour les seigneurs laïcs- ne disposant pas encore d’une chancellerie vraiment organisée, s’adressait à elles, s’assurant ainsi de sa bonne qualité. C’est ce contact de plus en plus grand avec 24   Fr. Gasparri, « Bibliothèque et archives de l’abbaye de Saint-Victor de Paris au xiie siècle », Scriptorium, 55 (2001), p. 275-284.

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le monde extérieur qui définit le rôle des cathédrales au xiie siècle, et singulièrement la cathédrale de Paris, comme celui des collégiales au cœur de la ville. Un clergé mieux formé, organisé en chapitres souvent réguliers, l’école, la bibliothèque et les archives, en font un centre intellectuel riche et puissant qui s’exercera dans deux domaines : d’une part une pensée philosophique très forte, alimentée par le climat des écoles et de leurs maîtres éminents, d’inspiration néo-platonicienne dominée par la lumière (lumière terrestre comme voie vers la contemplation de Dieu), qui va très vite orienter les constructions vers des formes et des normes nouvelles, plus ouvertes aux exigences des fidèles ; d’autre part le rôle que jouent de plus en plus ces grands établissements religieux comme intermédiaires entre l’Église et les cours princières ; et ce rôle ne sera pas étranger à l’éclosion de la littérature en langue vernaculaire, à l’acculturation progressive des laïcs, à la formation de biliothèques princières et privées à partir du milieu du siècle. La plupart des grands intellectuels du xiie siècle furent évêques : Hildebert de Lavardin, Gilbert de la Porrée, Pierre Lombard, Jean de Salisbury etc…, ou encore professeurs dans des écoles cathédrales : Hugues Primat, Robert de Melun, Guillaume de Conches etc. Certains grands prélats se sont intéressés de près aux études et ont possédé des collections de manuscrits : Henri de France, frère du roi Louis VII, Guillaume aux Blanches Mains, frère d’Henri le Libéral, comte de Champagne, dont la cour fut si brillante. En Angleterre : Thibaud de Canterbury (1138-1161), ancien élève du Bec, qui prit pour secrétaire Jean de Salisbury, puis Thomas Becket, lequel fut instruit à la cathédrale comme à la cour et étudia le droit à Bologne, grand amateur de manuscrits et entouré d’érudits. Les princes prennent exemple sur eux : le roi Henri II, Henri le Libéral, le comte de Guines, devenant eux-mêmes des mécènes, promoteurs de la littérature vernaculaire. Il se produit alors un déplacement des lieux d’écriture. Le cas de l’abbaye parisienne de Saint-Victor en est un modèle éclatant : abbaye royale, devenue rapidement très opulente, à la tête d’une école de renommée européenne peu après l’arrivée de maître Hugues (1115), elle éprouva le besoin de se constituer en peu de temps une bibliothèque capable de répondre à un enseignement universel. Un collège de chanoines lettrés ne pouvait se consacrer entièrement à la copie

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des livres, et comme on avait les moyens, on fit appel à l’extérieur, à des copistes soldés. Le règlement de l’abbaye, rédigé avant 1139, en atteste clairement : « toutes les écritures qui se font à l’intérieur ou hors de l’église incombent à l’armarius, de sorte qu’il pourvoie à tout le matériel nécessaire à l’écriture et qu’il embauche ceux qui écrivent pour de l’argent25 ». À un moment où « la grammaire fleurit de tous côtés et où le grand nombre des écoles la met à la portée des plus pauvres », suivant l’observation de Guibert de Nogent (1104-1110), où l’esprit de l’école se détachait du milieu clérical qui la supportait, il était normal que la confection des manuscrits, que l’édition des textes en franchissent aussi les portes. Ce qui veut dire qu’il y avait, dès avant 1139, date limite de la rédaction de cette règle, sur la place de Paris, des copistes qui travaillaient en ville et faisaient métier d’écrivains. C’est l’émergence de ces professionnels, travaillant suivant des normes dictées désormais par l’efficacité et l’économie, qui fait évoluer le livre, à partir du milieu du xiie siècle, vers une standardisation, un aspect si banal, si stéréotypé, une graphie uniforme plus ou moins brisée (suivant la nature du texte), où alternent sans surprise des lettrines désespérément rouges et bleues à filigranes de couleur inversée. Esprit de hiérarchisation et de classification qui sera la marque du siècle suivant. Les exigences des études font aussi se multiplier des manuscrits plus simples, sans décoration sinon quelques rubriques tracées à la hâte par le copiste lui-même, et, fait exceptionnel encore pour ce siècle, quelques manuscrits autographes. Ces mêmes exigences entraînèrent aussi l’obligation de classer, de ranger, d’inventorier, pour améliorer l’accès à un nombre grandissant de livres pour un nombre sans cesse croissant de lecteurs ; comme on l’observe par exemple à l’abbaye de Saint-Victor, dès le milieu du xiie siècle, où quatre personnes au moins semblent avoir collaboré à l’enregistrement des livres. Cette nouvelle mise en œuvre du matériel intellectuel était à l’évidence le reflet d’une plus grande individualisation des connaissances, une émergence de la personne, de la conscience de soi (Selbstbewustsein) face à l’institution. La poésie 25   Liber ordinis Sancti Victoris Parisiensis, éd. L. Jocqué et L. Milis, Turnhout, 1984 (CCCM, 61), p. 79-80. Cf Fr. Gasparri, « Scriptorium et bureau d’écriture à l’abbaye Saint-Victor de Paris au moyen-âge », dans L’abbaye parisienne de Saint-Victor au moyen âge, Turnhout, 1991 (Bibliotheca victorina, 1), p. 119-139.

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comme l’historiographie de l’époque en témoignent.Les œuvres historiques s’enracinent dans les évènements contemporains : Sigebert de Gembloux, son continuateur Robert de Torigny (1186), Romuald de Salerne, Othon de Freising, Orderic Vital, le plus grand historien, dont l’ouvrage documenté de pièces d’archive est de portée européenne, et bien sûr Suger de Saint-Denis dont les récits ne portent pour l’essentiel que sur les évènements qu’il vécut lui-même. Parfois les historiens sont des laïcs, surtout en Italie (Caffaro, consul de Gênes). L’intérêt se porte de plus en plus sur les biographies, les guides « touristiques » (les Mirabilia urbis Rome), sur le modèle de la cité antique, favorisé en outre par la querelle des investitures, puis par le schisme de 1130. C’est là une véritable « archéologie » politique plus que spirituelle, plongée dans les temps présents26. Mais l’Italie n’est pas seulement le creuset de vestiges antiques, c’est aussi un monde où l’antiquité n’avait jamais vraiment cessé d’exister, où l’école antique urbaine fut relayée par les tabellions et les notaires, qui maintinrent la survivance de l’éducation des laïcs, d’une culture profane, offrant le terrain favorable à des carrières de médecins ou de juristes. Pise et Venise tout d’abord ont connu des érudits laïcs, hellénistes et traducteurs. La culture juridique y fit éclore l’apparition, avant le milieu du siècle, d’un droit commercial et maritime qui devint très vite un droit international. Marchands et artisans doivent savoir lire et écrire : apparaîssent alors les petites « écoles laïques » dispensant un enseignement élémentaire, dont nous n’avons de traces, pour le reste de l’Europe, qu’à partir de la deuxième moitié du xiiie siècle. C’est ainsi que cette discipline séculière, celle des clercs et des laïcs, instruits en droit comme en lettres, va produire un nouveau corps d’agents et administrateurs, une bureaucratie professionnelle qui s’installa dans les cours, ecclésiastiques comme laïques, celles des princes et des seigneurs, pour participer au gouvernement du monde. Ainsi se renforçait le lien entre les intellectuels et la classe dirigeante qui permit d’une part la diffusion d’une certaine culture, l’éclosion de la littérature profane en langue vernaculaire, et d’autre part la   Fr. Gasparri, « Le renouveau de Rome », dans L’architecture gothique au service de la liturgie, Actes du colloque organisé à la fondation Singer-Polignac (Paris, 24 octobre 2002), Turnhout, 2003 (Rencontres médiévales européennes, 3), p. 43-66. 26



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mise en place d’un appareil administratif et judiciaire, constitutif et au service d’un État qui devenait résolument souverain, autour du roi qui suivant le mot de l’abbé Suger « portait l’image de Dieu ».

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Discussion M. Alain Saint-Denis. — Vous avez bien mis l’accent sur cette dimension essentielle qu’est la prolifération de l’écrit, véritable révolution qui a transformé les rapports entre les pouvoirs, entre les hommes de la ville, sur lesquels nous nous penchons, et les autorités qui les dominent. Qu’en est-il des chancelleries des communes ? Avez-vous des informations sur ces hommes qui passent du monde clérical au monde laïc avec leurs compétences ? Mme Françoise Gasparri. — Pour le Nord je suis moins bien informée que pour certaines villes du Midi que j’ai étudiées. Au xiiie siècle ce sont les notaires qui rédigent les procès-verbaux des conseils municipaux en latin et c’est le trésorier, responsable du budget, qui rédige les comptes en langue vulgaire. Pour le xiie siècle nous sommes moins renseignés. M. Alain Saint-Denis. — Il y a quelques indices de l’existence de scribes de la commune qui figurent dans des listes de témoins de certaines chartes. Malheureusement, en France, nous avons perdu ou égaré une grande partie des archives des communes ; le travail d’inventaire reste à faire, ce serait intéressant. Mme Françoise Gasparri. — Malheureusement on n’a pas beaucoup conservé d’archives non plus dans le Midi, même pour Toulouse et Marseille, qui sont les villes les plus puissantes, où le notariat apparaît en premier. Au xiie siècle j’imagine que le notaire qui prend en note le procès-verbal est certainement le notaire d’une chancellerie proche, ecclésiastique sans doute, ou seigneuriale. M. Pierre Riché. — Vous avez parlé d’écoles de notaires et ce sont des clercs en général qui les dirigent. Il y a une thèse indéfendable disant que la tradition romaine s’était maintenue et que c’étaient des maîtres laïcs qui enseignaient au Moyen Âge en Italie. Au xiie siècle ce sont toujours des clercs. Mme Françoise Gasparri. — Mais qu’est-ce qu’on entend par clercs ? M. Pierre Riché. — Ce sont peut-être de faux clercs ! Ils ont commencé dans une église puis ont trouvé que c’était plus rentable d’être notaire ou avocat. Mme Françoise Gasparri. — C’est exact, ce sont des clercs au départ.



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Les écoles urbaines Jacque s Verger Les écoles du xiie siècle ont fait depuis longtemps l’objet de nombreux travaux dont certains, malgré leur âge, restent des classiques incontournables1. Il s’en faut cependant de beaucoup que toutes nos curiosités soient satisfaites à ce sujet, et ceci tient d’abord à l’état des sources. Les écoles du xiie siècle n’ont en effet pas laissé d’archives propres. On doit donc avoir recours, pour essayer d’en comprendre la nature et le fonctionnement, aux œuvres littéraires de cette époque, publiées ou inédites, qui semblent porter plus ou moins fidèlement le reflet d’un enseignement effectif. Il faut aussi collecter patiemment les indications éparses qui se peuvent trouver dans les cartulaires cathédraux ou monastiques, dans les correspondances, dans les chroniques et autres textes narratifs du temps. Ce travail a déjà été partiellement fait2, il peut encore être enrichi, mais il demeure évident qu’on ne pourra jamais établir de manière complète la liste des écoles occidentales du xiie siècle, ni la chronologie précise de leur apparition et de leur existence. On est condamné  Parmi ces travaux anciens, citons L. Maître, Étude historique sur les écoles épiscopales et monastiques depuis Charlemagne jusqu’à la création des Universités, Paris, 1864  ; A. Clerval, Les écoles de Chartres au Moyen Âge, du ve au xvie siècle, Paris, 1895 ; G. Robert, Les écoles et l’enseignement de la théologie pendant la première moitié du xiie siècle, Paris, 1909 ; G. Paret, A. Brunet, P. Tremblay, La Renaissance du xiie siècle. Les écoles et l’enseignement, Paris-Ottawa, 1933 ; É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France, vol. V, Les écoles de la fin du viiie siècle à la fin du xiie, Lille, 1940 ; Ph. Delhaye, « L’organisation scolaire au xiie siècle », Traditio, 5 (1947), p. 211-268 (réimpr. dans Id., Enseignement et morale au xiie siècle, Fribourg-Paris, 1988 (Vestigia, 1), p. 1-58 ; J. de Ghellinck, Le mouvement théologique du xiie siècle. Études, recherches et documents, 2e éd., Bruges-Bruxelles-Paris, 1948 ; Id., L’essor de la littérature latine au xiie siècle, 2e éd., Bruxelles-Bruges-Paris, 1955. 2   Notamment, pour la France, dans É. Lesne, Les écoles de la fin du viiie siècle à la fin du xiie, op. cit. 1



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en la matière à une histoire qui restera toujours largement qualitative et littéraire. Et plus lacunaires encore, à coup sûr, sont les répertoires que l’on peut essayer de dresser des maîtres et, a fortiori, des élèves de ces écoles3. Quant au cadre institutionnel de la vie scolaire, au fonctionnement concret de l’enseignement, aux méthodes pédagogiques, aux éventuels examens et diplômes, pour l’essentiel, ils nous échappent irrémédiablement. Dernière difficulté dont il convient de s’expliquer, l’insertion de cet exposé dans un ensemble de communications portant sur « les laïcs dans les villes de la France du Nord au xiie siècle » ne va pas de soi car, si l’on peut admetttre que les écoles dont nous allons parler étaient bien des écoles urbaines et qu’elles ont été particulièrement nombreuses dans la France du Nord, il est clair que ni socialement, ni institutionnellement, ni intellectuellement, elles ne peuvent être qualifiées de laïques. Elles se rattachaient presque toutes, nous le verrons, à des établissements ecclésiastiques, leurs maîtres et leurs étudiants étaient presque tous des clercs, des moines ou des chanoines, les disciplines religieuses constituaient la majeure partie des programmes enseignés. Il a certainement existé au xiie siècle des écoles qu’on peut appeler laïques, mais elles se rencontraient ailleurs, avant tout dans les pays méditerranéens, Italie au premier chef, accessoirement Provence et Languedoc4. Reste, et c’est sans doute ce qui peut justifier ici l’existence de la présente communication et lui servir de fil directeur, que ces écoles, même ecclésiastiques, se sont développées en participant du dynamisme général qui, au même moment, transformait les sociétés urbaines de la France du Nord et permettaient aux laïcs de s’y émanciper des anciennes contraintes et structures d’encadrement religieu  Même pour un maître aussi célèbre que Pierre Abélard, D. E. Luscombe, The School of Peter Abelard. The Influence of Abelard’s Thought in the Early Scholastic Period, Cambridge, 1969, n’a pu identifier de manière certaine qu’une vingtaine d’élèves. 4   Notre connaissance des écoles juridiques du Midi au xiie siècle a été complètement renouvelée par les importants travaux d’André Gouron, réunis pour la plupart dans La science du droit dans le Midi de la France au Moyen Âge, Londres, 1984, et Id., Études sur la diffusion des doctrines juridiques médiévales, Londres, 1987 ; voir aussi, du même auteur, « Médecins et juristes montpelliérains au xiie siècle : une convergence d’origines ? », dans Hommage à Jean Combes (1903-1989). Études languedocienens offertes par ses anciens élèves, collègues et amis, Montpellier, 1991 (Mémoires de la Société archéologique de Montpellier, 19), p. 23-37. 3

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ses et « féodales » pour jouer un rôle accru et plus actif sur le plan non seulement économique, mais politique et spirituel. C’est donc l’impact sur l’école de cet « esprit nouveau », spécifiquement urbain, sinon laïc, que je voudrais essayer de dégager en retraçant à grands traits l’essor scolaire du xiie siècle dans la moitié septentrionale du royaume de France. 1. Croissance L’augmentation du nombre des écoles au xiie siècle semble incontestable, même si cette impression est certainement accentuée par des sources plus abondantes qui nous font sans doute sous-estimer le réseau scolaire du xie siècle5. Elle a été la résultante quasi mécanique de l’essor urbain général lui-même, qui a favorisé à la fois les anciennes cités et les villes neuves, et ceci à un moment où, a contrario, la dernière grande génération de monastères, celle de l’ordre de Cîteaux, renonçait à se doter d’écoles propres. Naturellement, ceci ne signifie pas que l’institution scolaire ait totalement déserté les campagnes. Les anciens monastères gardaient sans doute leurs écoles traditionnelles et on ne peut exclure que de petites écoles de grammaire aient déjà existé dans certains villages, même si la documentation n’en parle guère. Par ailleurs, le lien entre croissance urbaine et essor scolaire n’était malgré tout pas strictement mécanique. Les grandes villes de Flandre et d’Artois, par exemple, ne semblent pas avoir été aussi bien pourvues d’écoles que de vieilles cités épiscopales voisines à la croissance pourtant beaucoup plus modeste. En fait, on ne peut se contenter d’affirmations globales et une analyse un peu fine de l’essor scolaire du xiie siècle devrait s’attacher à en dégager la géographie exacte, la périodisation et le dynamisme propre. La France du Nord a-t-elle véritablement été une zone privilégiée de multiplication des écoles urbaines ? Si son avance par rapport au Midi semble incontestable, elle l’est sans doute moins en comparai  Notons quand même qu’ É. Lesne, Les écoles de la fin du viiie siècle à la fin du xiie, op. cit., a recensé plus de soixante-dix écoles attestées comme actives en France à un moment ou un autre du xie siècle. 5



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son non seulement avec l’Italie du Nord, mais même avec l’Allemagne rhénane ou l’Angleterre6. Et au sein même de la France du Nord, faut-il penser à une extension diffuse du réseau scolaire, touchant presque toutes les villes de quelque importance, ou faut-il plutôt, au contraire, en souligner le caractère fortement hiérarchisé et le prépondérance très vite acquise par le pôle parisien, qui aurait rejeté dans l’ombre tous les autres foyers de vie scolaire ?7 Quant à la périodisation du mouvement, les lacunes des sources et les imprécisions de la chronologie en rendent l’appréhension difficile8. Le xiie siècle scolaire a-t-il été un tout, emporté dans un mouvement régulier de croissance ? Ne faudrait-il pas plutôt parler de rythmes variables selon les lieux et les moments, des phases de croissance rapide faisant ensuite place à des périodes de stabilisation, voire de déclin, au profit de centres nouveaux ou plus solides ? Les débats dont a fait l’objet le devenir des écoles de Liège, de Reims, de Laon9 et surtout de Chartres10 au cours du xiie siècle, portent bien la marque 6  Tableau général des écoles cathédrales allemandes du xiie siècle dans P. B. Pixton, The Implementation of the Decrees of the Fourth Lateran Council by the German Episcopacy (1216-1245). Watchmen on the Tower, Leyde, 1995, p. 203-216 ; pour l’Angleterre, voir N.  Orme, Medieval Schools. From Roman Britain to Renaissance England, New HavenLondres, 2006, p. 189-217, qui a recensé 39 écoles cathédrales ou canoniales attestées en Angleterre au xiie siècle, sans parler des écoles monastiques. 7   Le thème de la prépondérance absolue de Paris, « the scholastic metropolis of Northern Europe », sur tous les autres foyers scolaires dans la France du xiie siècle est largement développé dans R. W. Southern, Scholastic Humanism and the Unification of Europe, vol. I, Foundations, Oxford, 1995, p. 198-233. 8   J’ai abordé cette question de la périodisation de l’essor scolaire du xiie siècle dans J. Verger, « Des écoles du xiie siècle aux premières universités : réussites et échecs », dans Renovación intelectual del Occidente europeo (siglo xii), Pampelune, 1998 (XXIV Semana de Estudios Medievales), p. 249-273. 9  Pour Liège, voir Chr. Renardy, «  Les écoles liégeoises du ixe au xiie siècle  : grandes lignes de leur évolution  », Revue belge de philologie et d’histoire, 57 (1979), p. 309-328 ; pour Reims, J. R. Williams, « The Cathedral School of Reims in the Time of Master Alberic, 1118-1136 », Traditio, 20 (1964), p. 93-114 ; pour Laon, V. I. J. Flint, « The ‘School of Laon’. A Reconsideration », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 43 (1976), p. 89-110. 10   On sait qu’une vive polémique a opposé R. W. Southern et ses élèves, pour qui l’« école de Chartres » n’est guère qu’un mythe historiographique, à divers historiens qui maintiennent qu’a bien existé à Chartres, au moins jusqu’au milieu du xiie siècle, une école cathédrale active et brillante, possédant une originalité doctrinale incontestable et un large rayonnement. Le principal article de R. W. Southern sur ce thème est « The

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de ces incertitudes quant à la chronologie exacte et à l’importance respective des diverses écoles attestées en France du Nord à cette époque. De toute façon, le rayonnement de ces écoles ne peut jamais être apprécié que de manière assez subjective ; si on peut porter au crédit de quelque-unes leurs capacités à attirer des auditeurs d’origine lointaine et à diffuser largement les œuvres de leurs maîtres11, nulle part il n’est possible de proposer, par-delà les exemples individuels, une estimation vraisemblable des effectifs réunis. 2. Diversification Plus encore que la multiplication des écoles, c’est sans doute leur diversification qui a caractèrisé le xiie siècle par rapport au haut Moyen Âge où s’imposaient de manière quasi exclusive les modèles traditionnels des écoles cathédrales et monastiques. Cette diversification a d’abord été institutionnelle – Richard W. Southern préférait, quant à lui, parler de «  désinstitutionnalisation »12, entendant par là une moindre emprise sur l’école des institutions traditionnelles, rendant par le fait même une certaine marge d’initiative aux acteurs directs de la vie scolaire, c’est-à-dire les maîtres et les étudiants. Certes, les anciennes écoles monastiques n’ont pas disparu, même si elles ont dû se refermer quelque peu sur elles-mêmes, en sorte que leur rayonnement extérieur devient difficile à mesurer.

School of Paris and the School of Chartres », dans Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, éd. R. L. Benson, G. Constable, Cambridge Mass., 1982, réimpr. Toronto, 1991, p. 113-137 ; en sens opposé, la contribution la plus documentée est celle de N. M. Häring, « Chartres and Paris Revisited », dans Essays in Honor of A. C.Pegis, éd. J. R. O’Donnell, Toronto, 1974, p. 268-329. 11   Sur le rayonnement « international » des écoles parisiennes dès le xiie siècle, voir A. L. Gabriel, « English Masters and Students in Paris during the Twelfth Century », Analecta Praemonstratensia, 25 (1969), p. 51-95 (réimpr. dans Id., Garlandia. Studies in the History of the Mediaeval University, Francfort/M, 1969, p. 1-37) et J. Ehlers, « Deutsche Scholaren in Frankreich wärhend des 12. Jahrhunderts », dans Schulen und Studium im sozialen Wandel des hohen und späten Mittelalters, hg. v. J. Fried, Sigmaringen, 1986 (Vorträge und Forschungen, 30), p. 97-120. 12   Dans l’article cité ci-dessus n. 10, « The School of Paris and the School of Chartres », p. 114.



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Quant aux écoles cathédrales, dans leurs structures classiques, c’est-à-dire directement rattachées au chapitre sous la direction ou au moins la supervision d’un « écolâtre », elles ont même, en revanche, largement profité de la conjoncture nouvelle. Jamais sans doute n’avaient-elles été aussi nombreuses et aussi actives. On peut considérer qu’au xiie siècle la plupart des cathédrales de la France du Nord possédaient une école en activité et se conformaient donc à l’obligation rappelée par le canon 18 du troisième concile de Latran (1179)13. Ceci dit, ces écoles cathédrales étaient d’importance et de qualité très variable et si quelques-unes ont pu, au moins épisodiquement et sous la direction d’écolâtres prestigieux, rayonner au loin, la plupart n’avaient d’autre ambition que d’assurer dans le cadre diocésain la formation d’une partie au moins du clergé cathédral et paroissial, selon des programmes d’études traditionnels centrés sur la grammaire et la sacra pagina. À côté de ces modèles anciens mais toujours vivants, le xiie siècle a apporté deux grandes nouveautés. D’abord, les écoles canoniales, celles des nouvelles fédérations de chanoines réguliers. Dans le cas de la France du Nord, on pense évidemment, en particulier, à l’école parisienne de Saint-Victor dont le prestige fut considérable tout au long du siècle14. Ensuite, ce que, par commodité, on appellera les écoles « privées », entendons par là des écoles fondées à l’initiative individuelle de magistri qui se sentaient une compétence suffisante pour enseigner et se montraient capables de réunir un certain public d’auditeurs (payants), attirés par le seul attrait de leur enseignement. Ces écoles « privées », dont celle tenue par Abélard à plusieurs reprises dans sa carrière fut le prototype, n’avaient pas de cadre statutaire précis, elles ne délivraient pas de diplômes, leur réputation dépendait toute entière de la fama du maître ; c’est dire que leur succès était aléatoire et leur existence souvent éphémère. Ceci dit, il serait faux de croire qu’elles se sont multipliées au hasard. Même s’ils ne s’étaient pas encore regroupés de manière formelle en associations de type

  Canon traduit dans R. Foreville, Latran I, II, II et Latran IV, Paris, 1965 (Histoire des conciles œcuméniques, 6), p. 219. 14   Cf. J. Châtillon, « Les écoles de Chartres et de Saint-Victor », dans La scuola nell’Occidente latino dell’alto Medioevo, Spolète, 1972 (Settimane di Studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 19), p. 795-857. 13

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universitaire, les maîtres indépendants avaient tendance à se rassembler dans les mêmes villes, voire les mêmes quartiers, en particulier à Paris, autour de la cathédrale Notre-Dame et sur la Montagne Saint-Geneviève. C’est dire que, tout en restant autonomes dans leur fonctionnement, ces écoles se trouvaient souvent de fait dans la mouvance de quelques grands établissements ecclésiastiques qui contribuaient à leur prestige et à leur tranquillité ; c’est dire aussi que, d’autant que ces maîtres « privés » étaient presque toujours des clercs, l’Église n’avait pas renoncé à exercer sur eux une certaine forme de contrôle qui visait à la fois la qualité et l’orthodoxie de l’enseignement : la procédure de la licentia docendi conférée aux maîtres qui en faisaient la demande par l’évêque ou son écolâtre, système qui semble être apparu en France du Nord au milieu du xiie siècle et fut théoriquement généralisé par le troisème concile de Latran en 1179, fut, on le sait, l’instrument habituel de ce contrôle ecclésiastique15. Échappaient sans doute à ce contrôle les écoles privées proprement laïques, spécialisées en particulier dans l’enseignement du droit romain et de la médcine, qui ouvrirent à la même époque dans le Midi16, mais l’existence de telles écoles au Nord de la Loire est assez douteuse ou, en tout cas, impossible à saisir. Mais il reste par ailleurs que le système de la « licence » ne fut pas forcément très rigoureux, ni très efficace. Il faut à cet égard souligner que le sentiment d’appartenance ecclésiastique de certains maîtres et plus encore étudiants n’était probablement pas très fort, surtout pendant la durée de leur séjour à l’école : les premiers n’avaient souvent que les ordres mineurs, peut-être même étaient-ils parfois mariés (comme l’avait été, pour son malheur il est vrai, Abélard avec Héloïse) ; quant aux seconds, simples tonsurés, ils pouvaient envisager, surtout s’il s’agissait de fils d’aristocrates, de reprendre après leurs études une existence laïque. Pour de tels individus, le système

  Sur l’histoire de la licentia docendi au xiie siècle, voir l’article classique de G. Post, « Alexander III, the ‘Licentia docendi’ and the Rise of the Universities », dans C. H. Haskins Anniversary Essays in Medieval History, C. H. Taylor, J. L. LaMonte eds., Boston, 1929, p. 255-277. 16   Voir ci-dessus n. 4. 15



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de la licence ne devait guère apparaître que comme une formalité administrative, peut-être onéreuse mais peu contraignante. De toute façon, nous l’avons vu, la licentia docendi n’a été généralisée que tardivement et il est difficile d’affirmer qu’une sorte de « proto-licence » ait existé dès le début du xiie siècle17, surtout dans les territoires d’exemption régulière échappant à l’autorité épiscopale. Et est-il sûr que, même après 1179, tous les maîtres désirant tenir école, aient réellement sollicité une licentia docendi ? De toute façon, on ignore comment celle-ci était octroyée : l’écolâtre procédait-il à un examen sérieux du candidat ? Prenait-il conseil ? Ou accordait-il libéralement les autorisations demandées, du moment que les postulants payaient les droits exigés et prêtaient le serment requis ? En fait, une assez grande facilité d’installation semble avoir régné jusqu’à la fin du xiie siècle, que l’université régulera de manière beaucoup plus efficace au xiiie, et surtout, une fois installés, les maîtres paraissent avoir joui d’une liberté à peu près totale dans le choix à la fois de leurs matières et de leurs méthodes d’enseignements, n’étant tenus en l’occurrence ni par des statuts, ni par des programmes officiels, ni par des procédures standardisées de collation des grades. Une seule exigence demeurait, celle de l’orthodoxie doctrinale. Le maître suspecté d’y manquer s’exposait évidemment aux censures et aux condamnations ecclésiastiques. Mais il s’agissait là de procédures lourdes, qui ne se déclenchaient souvent qu’au bout de plusieurs années, et ont dû être, au total, fort rares. Les déboires célèbres d’Abélard, condamné aux conciles de Soissons (1121) et de Sens (1140), ou ceux de David de Dinant ou d’Amaury de Bène au tout début du xiiie siècle, furent des épisodes spectaculaires, mais exceptionnels et le plus souvent l’émotion suscitée par les audaces de certains enseignements ne dépassa pas le niveau de la polémique littéraire18. Car, par-delà la diversification institutionnelle, c’est plus encore de diversification intellectuelle qu’il faut parler à propos des écoles du xiie siècle. Au haut Moyen Âge, les programmes étaient restés 17   Comme l’a suggéré H. Santiago-Otero, « Pedro Abelardo y la ‘licentia docendi’ », dans Id., Fe y cultura en la Edad Media, Madrid, 1988, p. 139-153. 18   Voir St. C. Ferruolo, The Origins of the University. The Schools of Paris and their Critics, 1100-1215, Stanford, 1985.

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dans l’esprit du De doctrina christiana augustinien mis en forme pédagogique par les réformateurs carolingiens : les arts libéraux – en fait, pratiquement, la seule grammaire – comme disciplines préparatoires à la lecture biblique. Sans qu’il soit nécessaire d’entrer ici dans le détail des mutations pédagogiques du xiie siècle dont le Didascalicon d’Hugues de Saint-Victor (v. 1130) est le meilleur témoignage19, retenons simplement que celles-ci se sont caractérisées à la fois par la réapppropriation de disciplines « profanes » négligées depuis l’Antiquité et, plus globalement encore, par un considérable élargissement du contenu des savoirs en même temps que des méthodes mises en œuvre pour les enseigner (avec l’essor de la glose, de la sentence, de la question)20. Le renouveau de certaines disciplines –  notamment le droit romain et la médecine – a trouvé son berceau en Italie (Bologne, Salerne) et n’a atteint que secondairement les écoles de la France du Nord21. Dans celles-ci, ce sont avant tout les arts libéraux et en particulier, à Paris, la dialectique, révélée à travers les nouvelles traductions de l’Organon d’Aristote, dont l’enseignement a pris une importance croissante, à la fois pour eux-mêmes et comme instruments de nouveaux modes d’interrogation du texte sacré et d’approche des questions théologiques formulées à travers les recueils de sentences laonnois ou parisiens22. Ce renouveau des savoirs enseignés, cette contamination des savoirs religieux par les démarches de la raison dialectique a suscité de nombreuses critiques, modérées

19   Hugonis de Sancto Victore Didascalicon de studio legendi, éd. C.  H.  Buttimer, Washington, 1939 (Studies in Medieval and Renaissance Latin, 10) ; trad. fr. de M. Lemoine dans Hugues de Saint-Victor, L’Art de lire. Didascalicon, Paris, 1991. 20  Présentation générale dans Les genres littéraires dans les sources théologiques et philosophiques médiévales. Définition, critique et expoitation, Louvain-la-Neuve, 1981 (Publ. de l’Institut d’Études médiévales, s. 2, 5). 21   Le caractère « importé et donc surajouté » des disciplines juridiques d’origine italienne lorsqu’elles pénétrèrent dans les écoles parisiennes à la fin du xiie siècle a été bien mis en valeur par A. Gouron, « Une école ou des écoles ? Sur les canonistes français (vers 1150 - vers 1210 », dans Proceedings of the Sixth International Congress of Medieval Canon Law, Città del Vaticano, 1985 (Monumenta Iuris canonici. S. C, subsidia 7), p. 223-240 (réimpr. dans A. Gouron, Droit et coutume en France aux xiie et xiiie siècles, Aldershot, 1993, n° VIII). 22   Cf. G.  R. Evans, Old Arts and New Theology. The Beginnings of Theology as an Academic Discipline, Oxford, 1980.



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chez un Jean de Salisbury23, véhémentes chez un Gauthier de SaintVictor24, mais qui n’ont au total pas réussi à bloquer une évolution qui trouvera son plein épanouissement au temps de l’université et de la seconde scolastique. Globalement d’ailleurs, l’Église n’y a point fait obstacle et dès les dernières décennies du xiie siècle, les signes se multiplient de l’active protection romaine au développement des écoles parisiennes. 3. L’esprit nouveau Peut-on cependant repérer, au-delà de cette diversification des implantations et des contenus disciplinaires, quelque chose qui ferait l’unité du mouvement scolaire dans la France du xiie siècle ? Jacques Le Goff proposait naguère de chercher ce facteur d’unité précisément dans le contexte d’essor urbain où étaient immergées toutes les écoles nouvelles de cette époque : « Au début il y eut les villes », écrivait-il en ouverture du chapitre sur le xiie siècle de ses Intellectuels au Moyen Âge, présentant un peu plus loin le professeur de ce temps comme «  un homme de métier, […] côtoyant sur le chantier urbain l’artisan et le marchand »25. Ce rapprochement se fondait sur trois éléments bien connus, également à l’œuvre, selon lui, dans les écoles et dans les sociétés urbaines du temps. D’abord, l’argent. Malgré les appels ecclésiastiques à la gratuité de l’enseignement, l’école urbaine s’était introduite dans les circuits de l’économie monétaire, typiquement urbaine  : les professeurs

23   La prépondérance excessive de la dialectique dans les écoles parisiennes est le thème central du Metalogicon achevé par Jean de Salisbury en 1159 (Ioannis Saresberiensis Metalogicon, éd J. B. Hall et K. S. B. Keats-Rohan, Turnhout, 1991 (CCCM, 98) ; voir à ce propos K. S. B. Keats-Rohan, « John of Salisbury and Education in Twelfth Century Paris from the Account of the Metalogicon », History of Universities, 6 (1986-7), p. 1-45. 24   Voir P. Glorieux, « Le ‘Contra quatuor labyrinthos Franciae’ de Gauthier de Saint-Victor. Édition critique », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 19 (1952), p. 187-335 ; dans ce poème satirique écrit vers 1175, le prieur de Saint-Victor taxait sans nuances d’hérésie aussi bien Abélard et Gilbert de la Porrée que Pierre Lombard et Pierre de Poitiers. 25   J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Âge, 2e éd., Paris, 1985 (Points-Histoire H78), p. 9 et 68.

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étaient rémunérés par leurs élèves, les livres se vendaient, les études ouvraient la voie des carrières « lucratives », etc. Ensuite, l’échange et le débat : à la seule lectio magistrale, paraphrase respectueuse de l’autorité, écoutée en silence par les disciples, sont venues se surimposer la quæstio et bientôt la disputatio, qui permettaient de prendre ses distances par rapport à la lettre du texte par la confrontation des idées et l’échange des références ; polémique ou amical, le débat devient en tout cas élément essentiel de la pédagogie scolaire et introduit celle-ci dans une autre économie des rapports intellectuels, de la même manière que la négociation et le contrat fixaient désormais les règles de la production et du commerce, en lieu et place des redevances perpétuelles et des exactions arbitraires qui commandaient jadis l’économie seigneuriale. Enfin, la liberté : maître mot du mouvement communal, la liberté devient aussi (quoique dans les limites intangibles de l’orthodoxie doctrinale) un qualificatif constant de la vie scolaire, qu’il s’agisse de la liberté de choix et de déplacement des acteurs de la vie scolaire (le maître installe et déplace à peu près à sa guise son école, l’élève choisit librement le maître dont il veut suivre les leçons) ou de leur liberté de parole, condition indispensable, nous venons de le dire, de la fécondité de l’échange et de la sincérité du débat. Ces rapprochements sont incontestables, suffisent-ils cependant à faire des nouvelles écoles un pur produit de l’essor urbain, en reproduisant les valeurs et les démarches ? Une telle interprétation se heurte à de sérieuses objections. La première est que les écoles urbaines du xiie siècle, en tout cas en France du Nord, sont restées des institutions d’Église et n’ont nullement glissé, nous l’avons vu, vers un statut laïc. Elles sont d’autant plus aisément restées institutions d’Église que cette dernière a su s’adapter à l’évolution des esprits et des attentes sociales. Il y a eu, bien sûr, les protestations véhémentes de certains auteurs monastiques et, surtout d’ailleurs dans la première moitié du siècle, quelques condamnations doctrinales, déjà mentionnées. Mais de manière générale, il faut souligner que les autorités ecclésiastiques, papes, évêques, abbés des nouveaux ordres canoniaux, ont accepté sans renacler l’ouverture aux nouvelles disciplines nourries des traductions et des redécouvertes textuelles ; qu’ils ont également accepté les nouvelles méthodes d’enseignement et le questionnement systé

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matique à propos des vérités de la foi ; qu’ils ont mis au point, avec le système de la licentia docendi, un dispositif propre à encadrer libéralement l’essor scolaire. Surtout dans la seconde moitié du siècle, le souci du renouveau intellectuel semble être devenu un souci largement partagé dans les sphères dirigeantes de l’Église et peut-être même de la monarchie capétienne, autant et plus que dans les milieux communaux au sens strict26. Seconde observation, si l’école du xiie siècle se développe dans la ville, elle ne se fond pas totalement dans la société urbaine ; elle y reste en position quelque peu marginale. Pour autant qu’on le sache, elle y recrute assez peu27 : maîtres et élèves semblent avoir été plus souvent d’origine aristocratique et/ou rurale que « bourgeoise » ; ils appréciaient dans l’existence quotidienne les irremplaçables commodités de la vie urbaine, mais en rejettaient les contraintes les plus caractéristiques, constitutives de la solidarité communale, en matière de serment, de justice, de taxation, d’obligations militaires, etc. À Paris, les gens des écoles évitèrent d’ailleurs la rive droite en pleine expansion des marchands et des artisans pour s’installer dans la Cité et sur la rive gauche, près du palais royal, des demeures aristocratiques, des églises et des monastères28. Dans ces choix intellectuels enfin, l’école resta fidèle aux classifications traditionnelles du savoir, aux arts libéraux et à la sacra pagina, au latin. Une école en prise directe avec le « chantier urbain » n’aurait-elle pas dû, au contraire, s’ouvrir à la langue vernaculaire et aux disciplines utiles aux activités productives (droit coutumier, arithmétique, techniques, etc.) ; le célè26   Sur les liens anciens entre la Curie romaine et les écoles parisiennes, voir P. Classen, « La Curia Romana e le scuole i Francia nel secolo xii », dans Le istituzioni ecclesiastiche della societas Christiana dei secoli xi-xii. Papato, cardinalato, episcopato, Milan, 1974, p. 432-436 ; les indices de la faveur royale sont moins nombreux, mais on notera par ex. que, selon le chroniqueur Guillaume le Breton, le roi Louis VII (1137-1180) se comportait déjà en protecteur des écoliers parisiens  : In diebus illis studium litterarum florebat Parisius […] propter libertatem et specialem prerogativam defensionis quam Philippus rex, et pater ejus ante ipsum, ipsis scholaribus impendebant (Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, historiens de Philippe Auguste, publ. par H.-Fr. Delaborde, t. I, Paris, 1882 (Société de l’Histoire de France), p. 230). 27   Cf. J. Verger, « Abélard et les milieux sociaux de son temps », dans Abélard en son temps, Paris, 1981, p. 107-131. 28   Cf. R.-H. Bautier, « Paris au temps d’Abélard », dans Abélard en son temps, op. cit., p. 21-77.

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bre éloge des arts mécaniques par Hugues de Saint-Victor dans son Didascalicon tourne court et n’a eu aucune traduction pratique dans les programmes effectifs d’enseignement29. En définitive, plus que l’intégration au « chantier urbain », c’est sans doute « la conscience (accrue) de soi-même », pour reprendre une autre expression de Jacques Le Goff 30, qui caractérise le mieux l’école et les gens des écoles dans la France du Nord du xiie siècle. Certes, ils ne s’étaient pas encore dotés de la base institutionnelle solide que leur fournira au xiiie siècle l’université, même si on est parfois tenté de parler d’une sorte de « pré-université » de Paris pour les dernières décennies du xiie siècle, déjà marquées par la forte concentration topographique des écoles sur la Montagne SainteGeneviève et l’existence d’une solidarité élémentaire entre les nombreux scolares établis dans cette partie de la ville31. En tout cas, existait déjà le sens d’une valorisation de l’étude en tant qu’activité spécifique, à la fois, au plan intellectuel, comme moyen d’accès à la vérité – « mes élèves me demandaient des raisons de croire », dit en substance Abélard32 – et, sur le plan social, comme voie de qualification, voire de promotion. Le temps de l’étude ne se perdait plus dans celui, plus vaste, de l’observance régulière ou liturgique, il devenait bien un temps à part de l’existence, avec son rythme et ses exigences propres. Et corrélativement, les gens des écoles devenaient eux-mêmes, sinon déjà un groupe autonome et organisé, en tout cas une figure sociale nouvelle, liée certes à l’Église et à sa vaste mouvance cléricale, liée aussi, éventuellement, à d’autres réseaux pré-existants (familiaux,

29   Didascalicon, I, II, 20-27 (cf. ci-dessus n. 19) ; texte commenté, sans doute avec un enthousiasme excesssif, par M.-D. Chenu, « Civilisation urbaine et théologie. L’école de Saint-Victor au xiie siècle », Annales. É. S. C., 29 (1974), p. 1253-1263. 30   J. Le Goff, « Quelle conscience l’Université médiévale a-t-elle eue d’elle-même ? », texte de 1964 réimpr. dans Id., Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, 1977 (Bibl. des Histoires), p. 181-197. 31   C’est en tout cas la situation qui semble ressortir de la célèbre charte de Philippe Auguste de juillet 1200, accordant aux scolares Parisienses la protection spéciale du roi (Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. par H. Denifle et É. Châtelain, t. I, Paris, 1889, n° 1, p. 59-61). 32   Abélard, Historia calamitatum, 2e éd., publ. par J. Monfrin, Paris, 1962, p. 82-83, l. 690-701.



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« féodaux », etc.)33, mais identifiable comme telle, comme l’indique d’ailleurs le succès du vocabulaire spécifique qui la qualifie désormais : magister, scolaris, philosophus 34. Ces personnages bénéficiaient d’une véritable reconnaissance sociale, voire politique, et certains textes du temps, un peu complaisants il est vrai, pouvaient célèbrer à l’envi la notoriété et le poids, y compris dans la vie publique, des maîtres les plus prestigieux, d’Anselme de Laon à Pierre le Chantre en passant par Abélard (malgré les vicissitudes de son existence troublée), Hugues de Saint-Victor ou Pierre Lombard : fama, gloria, auctoritas étaient désormais la récompense de ces lettrés35 et leur permettaient de s’inscrire de manière bien visible dans l’espace non seulement des villes mais, pourrait-on dire, de toute la société et l’Église du xiie siècle.

33   R.-H. Bautier, dans son article cité ci-dessus n. 28 : « Paris au temps d’Abélard », a par ex. bien relevé tout ce qu’Abélard avait dû à la faveur de la puissante famille des Garlande, à la clientèle de laquelle il appartenait. 34   Dans La théologie au douzième siècle, 2e éd., Paris, 1966, M.-D. Chenu a bien mis en évidence cette promotion intellectuelle et sociale des magistri au xiie siècle ; voir en particulier le chap. X, « Les Magistri. La ‘science’ théologique », p. 323-350. 35   Ce thème de la fama et de l’auctoritas des maîtres du xiie siècle a été bien mis en valeur dans la thèse encore inédite de C. Giraud, ‘Per verba magistri’. Anselme de Laon (m. 1117), son école et le mouvement théologique du xiie siècle, Université de Paris-Sorbonne, 2006.

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Discussion M. Pierre Riché. — À cette époque dans les contrats entre les maîtres et les moines, il y avait possibilité d’envoyer un enfant apprendre à lire, écrire et compter, puis de sortir du monastère, il n’y avait plus d’oblation. Je cite souvent le cas d’un jeune fils de marchand de Huy envoyé à l’école de Villers-en-Brabant pour qu’il apprenne à lire, écrire et compter, avant qu’il ne revienne lui succéder. Malheureusement l’enfant a mal tourné, il a été conquis par la règle et il est resté au monastère… C’est comme cela qu’on le connaît. À Gand, il y avait une école de chanoines, qui a brûlé. Alors des laïcs ont créé une école avec un maître qui était clerc, la première école libre, si l’on peut dire, école reconnue par les autorités aristocratiques de la ville. On n’a malheureusement pas beaucoup de renseignements sur ce type d’établissement. M. Jacques Verger. — Il est évident que les écoles peuvent recevoir des gens qui retournent ensuite dans le siècle. C’est peut-être vrai aussi des monastères de femmes, au moins pour des jeunes filles de l’aristocratie. Nous sommes mieux renseignés pour les pays méridionaux, le Sud de la France, l’Italie. Dès la fin du xiie siècle certaines villes d’Italie recrutent et paient des maîtres. Gand est un bon exemple pour le Nord, il y en a en effet très peu à cette époque. Mme Françoise Gasparri. — En Angleterre il y a dès le xiiie siècle des petites écoles ouvertes en ville par des scribes. On a retrouvé – pour le xvie il est vrai – des affiches portant encore des traces de punaises, où l’on peut lire en substance : « Venez chez moi, les pauvres ne paieront pas, les riches paieront pour les pauvres. Je vous apprendrai à lire, écrire et compter ». M. Jacques Verger. — Oui, cela existe au xiiie siècle et sans doute déjà au xii . Il me semble que dans la coutume de Montpellier, datée de 1204, il y a un paragraphe sur les écoles. Elles ne sont pas apparues soudainement en 1204, il y a tout lieu de penser qu’elles existaient auparavant. e

N.N. — En vous entendant parler du droit romain, je me suis dit que c’était peut-être en opposition avec la coutume. M. Jacques Verger. — On a souvent tendance à interpréter les choses comme cela. Au niveau des écoles l’opposition droit romain/coutume est une opposition sociale. Mais au niveau supérieur, plus savant, le droit romain est perçu comme le seul vrai droit ; il vient au-dessus du droit coutumier et se combine avec lui. Quand apparaît en Angleterre le premier recueil de Common



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Law de Glanville, il renferme à la fois des règlements coutumiers, des ordonnances royales et du droit romain. On a parfois invoqué cette opposition, au début du xiiie siècle, pour expliquer l’interdiction du droit romain à Paris. Si l’on n’a pas voulu l’enseigner, c’était pour ne pas fâcher les théologiens, ne pas leur faire de concurrence. Et on l’a enseigné à Orléans, qui n’était pas loin. Ce que vous dites a pu exister, mais je ne suis pas sûr que ce soit la réaction universelle. Il y a une réelle popularité du droit romain. De même que la philosophie d’Aristote restituait un savoir antique, de même le droit romain permettait de récupérer quelque chose de perdu et allait dans le sens d’un progrès culturel. M. Alain Saint-Denis. — J’évoquais ce matin la personnalité d’un grand bourgeois, chevalier, banquier, investisseur. Où cet homme a-t-il pu recevoir une formation ? M. Jacques Verger. — Dans le cas précis, je n’en sais rien. Dans un de ses articles, Pirenne a posé la question de l’éducation des marchands. Ils peuvent avoir eu un précepteur. Le préceptorat n’était pas réservé à l’aristocratie, on le rencontre aussi pour les riches familles urbaines. On peut imaginer aussi des écoles semblables à celles qu’évoquait M.  Riché, des écoles de marchands, comme on en voit en Italie, mais qui n’auraient pas laissé de traces. Les laïcs illettrés ne savent pas le latin mais ils peuvent être cultivés. Cela veut-il dire que leur culture était simplement orale, qu’ils apprenaient par cœur ? Ou bien avaient-ils une culture purement vernaculaire, sachant lire et écrire, mais pas en latin ? J’ai peine à le croire car normalement dans les écoles on apprend en latin. Il n’y a pas de manuel en langue vernaculaire au xiie siècle. Je me demande si les gens n’allaient pas quand même dans les petites écoles, où ils se formaient comme les autres avec le psautier ; ensuite leur pratique sociale était telle qu’ils ne devenaient pas clercs, n’avaient plus l’usage du latin et transféraient cette capacité sur le vernaculaire. Il y a là un vrai problème. M. Alain Saint-Denis. — Autre question, directement liée, quand on observe les campagnes autour d’une grande ville (Arras, Laon…), on y rencontre, à la fin du règne de Philippe Auguste, de nombreux clercs qui sont en même temps exploitants agricoles. Où ces gens ont-ils pu être formés ? M. Jacques Verger. — Comme le rappelait Patrick Demouy ce matin, il y avait autour des cathédrales et des collégiales de nombreux petits clercs, il y avait des écoles. Venaient-ils de là ? Est-ce que les curés –  pas tous illettrés – les formaient eux-mêmes ? De nombreux membres du clergé étaient recrutés après avoir été repérés par leur curé. Pourquoi pas ? M. Alain Saint-Denis. — Dans la mesure où dans certains villages 10% des chefs de famille étaient dans ce cas, c’était tout de même un phénomène important.

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M. Jacques Verger. — Pourquoi n’y aurait-il pas eu des écoles dans les bourgs, avec des maîtres ? En Angleterre on trouve les chantries qui font office d’écoles dès le xiiie siècle. Nicholas Orme a essayé de repérer toutes les fondations de ce genre. M. Pierre Riché. — Vous avez évoqué le préceptorat. C’est très important. Pensez à Guibert de Nogent : sa mère a eu beaucoup de mal à trouver le précepteur qui l’a formé. Jean de Salisbury a gagné sa vie en étant précepteur. Pensez aussi à Abélard et Héloïse… Le précepteur a été pour beaucoup dans la formation de ces laïcs. M. Alain Saint-Denis. — Oui, mais il y a l’objection du nombre. Dans des villes comme Reims, Laon, Beauvais ou Amiens, il y a au moins 130-150 chefs de famille qui semblent bien rompus à tous les exercices que nous avons évoqués et qui ont l’air d’avoir reçu une formation. Peut-on imaginer autant de précepteurs dans ces différentes familles ? À ce moment-là on fait une école. M. Jacques Verger. — À l’époque suivante, à partir du moment où l’Université existe avec de grosses facultés des arts, une formation devient possible. M. Alain Erlande-Brandenburg. — La technique de la construction gothique exige une connaissance de l’écrit très poussée. Guillaume de Sens, qui va restaurer la cathédrale de Cantorbéry stupéfie les Anglais par sa science, qu’il communique d’ailleurs très largement. Villard de Honnecourt recopie des dessins qui ont servi à la construction de la cathédrale de Reims.Aujourd’hui vous ne trouvez pas un architecte qui soit capable d’imaginer une réalisation sans dessin ; je pense que cette nécessité remonte très haut. Où ont-ils appris ? Je suis d’accord qu’une partie de leur savoir relève de l’oral, du terrain, etc. Mais dès lors qu’ils réalisent des dessins techniques, ils ont reçu une formation. La conquête du gothique va de pair avec cette technicité, cette maîtrise du gabarit, du dessin et de la connaissance de la pierre. Cela concerne très peu de gens, il est vrai. M. Jacques Verger. — Vous mettez le doigt sur le problème auquel on pense le plus, avec celui des musiciens. Le cas des architectes est le plus flagrant. Ils ont besoin d’une vraie culture pour être capables de faire des calculs. Les sources ne nous les montrent pas particulièrement dans les écoles recevant un enseignement de type scolaire. Au xiiie siècle, après l’apparition de l’Université, on voit des gens comme Pierre de Maricourt, dans le domaine de l’ingénieur militaire – il a inventé des machines de guerre pour Charles d’Anjou  – en rapport avec la faculté des arts. Dans ce cadre les enseignements scientifiques, le quadrivium, sont un peu marginaux mais existent ; il peut y avoir des enseignements qui ne débouchent pas nécessairement sur l’examen de la maîtrise ès arts, fondée sur la logique. Pierre de Maricourt a toutefois été



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maître ès arts à Paris. Cela dit, je n’ai pas de preuve à produire pour les architectes. M. Alain Erlande-Brandenburg. — Sur sa dalle funéraire, à Reims, Hugues Libergier est représenté comme un professeur, avec robe longue et bonnet. Pierre de Montreuil à la même date est dit magister lapidum. Qu’est-ce que cela veut dire ? On le traduit soit par « maître ès pierres », comme un titre universitaire, soit « maître des maçons  ». J’aurais tendance à choisir la première formule, sans certitude. C’est dire que la technicité de son savoir était telle qu’on lui a donné une sorte de doctorat honoris causa…

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La prédication d’après les statuts synodaux de la province de Reims au XIIIe siècle et ceux de Jean de Flandre, évêque de Liège (1288) Jea n L ongè r e On ne peut considérer les statuts synodaux de l’ancienne province de Reims (Cambrai, Arras, Noyon, Soissons et Tournai) au xiiie siècle, et ceux de Jean de Flandre, évêque de Liège (1288), sans consulter les législations antérieures de Paris (vers 1205) et d’Angers (vers 1220), séparées par le Concile Latran IV (1215). 1. Les Statuts d’Eudes de Sully, le Concile de Latran IV et le Synodal de l’Ouest a. Les Statuts d’Eudes de Sully (vers 1205) Les statuts d’Hervé de Troyes et d’eudes de sully apparaissent au début du xiiie siècle. Seuls les seconds ont été conservés. Juriste de formation, Eudes de Sully, évêque de Paris (1196-1208), donne, là, une preuve de l’intelligence et du zèle pastoral avec lesquels il administra son diocèse. Dix-sept canons sur quatre-vingt-seize s’intéressent à des degrés divers à l’enseignement des fidèles. La pastorale sacramentaire est la première et la plus longuement traitée1 : Il faut que les prêtres enseignent fréquemment aux laïques qu’ils doivent baptiser les enfants en cas de nécessité, les femmes aussi et même les père et mère de l’enfant en cas d’absolue nécessité (c. 7). 

1   O. Pontal, Les statuts de Paris et le Synodal de l’Ouest, Paris, 1971 (Les statuts synodaux français du xiiie siècle, I), p. 51-101.



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Les prêtres doivent fréquemment aviser le peuple de faire confirmer les enfants; le sacrement de confirmation doit, en effet, être reçu après le baptême (c. 12). Les fidèles doivent être fréquemment avertis d’avoir à ployer le genou en quelqu’endroit que ce soit, lorsqu’ils voient transporter le saint corps du Christ, comme devant leur Seigneur et leur Créateur. Qu’ils prient, les mains jointes, jusqu’à ce qu’il soit passé (c. 20). Que les prêtres invitent fréquemment à la confession et qu’au commencement du Carême principalement, ils fassent un devoir à tous de venir se confesser (c. 36). Les prêtres doivent interdire aux laïcs de se donner le consentement mutuel, si ce n’est devant un prêtre et dans un lieu fréquenté, c’est-àdire devant les portes de l’église et en présence de témoins (c. 41). En ce qui concerne le sacrement d’extrême onction, les prêtres en instruiront le peuple, non seulement les riches et les vieux, mais aussi les pauvres et les jeunes, surtout à partir de quatorze ans et au-dessus. Qu’ils se tiennent prêts à le conférer à tous, en cas de nécessité (c. 47). Les prêtres indiqueront qu’il est licite de réitérer ce sacrement et qu’on peut le recevoir plusieurs fois, c’est-à-dire à chaque maladie qui entraîne la crainte de la mort (c. 48).

D’autres canons précisent les prières à savoir par tout chrétien et le contenu de la prédication dominicale : Les prêtres exhorteront sans cesse le peuple à réciter l’oraison dominicale, le Je crois en Dieu et la salutation de la bienheureuse Vierge (c. 62).

Il faut ici le souligner : eudes de Sully est le premier à demander dans un texte législatif que le Je vous salue Marie (première partie) fasse partie des prières à savoir et à réciter. Les dimanches et jours de fête, il est prescrit aux prêtres d’exposer souvent et avec fidélité au peuple, en quelque partie du sermon, le symbole de foi. Qu’ils lui distinguent les articles de foi et l’affermissent en chacun d’eux par le recours aux autorités et aux arguments de la sainte écriture; qu’ils fassent tout leur possible à cause des hérétiques (c. 84).

Quelques préceptes sont plus circonstanciés : ainsi de la requête à faire dans les paroisses pour l’envoi de linge liturgique à l’église cathédrale qui en manque beaucoup (c. 92), ou de la prédication de croisade (c. 95) et de celle contre les Albigeois (c. 94). Le droit de prêcher est soumis à réglementation : on ne peut l’exercer si l’on n’y est pas habilité personnellement ou envoyé par 118

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l’évêque (c. 68). On n’autorisera pas les prédicateurs ambulants; les présentateurs de reliques apporteront leurs brefs et les prêtres parleront en leur faveur (c. 61). On ne laissera pas des inconnus, lettrés ou non, prêcher même hors de l’église, dans les rues, sur les places ou à un autre endroit de la paroisse. « Le dimanche, les prêtres avertiront fréquemment leur ouailles et leur interdiront, sous peine d’excommunication, d’écouter de tels individus en raison des dangers d’hérésies et d’erreurs qu’il répandent » (c. 92). On notera que l’homéliaire n’entre pas dans la liste des livres que doit posséder tout prêtre de paroisse (c. 49 et 50). b. Le Concile Latran IV (1215) Les conciles de Paris (juin 1213) et de Rouen (février-mars 1214) interdisent de laisser parler sans autorisation les quêteurs d’aumône; ils prescrivent aux évêques de prêcher ou du moins de faire prêcher les jours de grande fête. Latran IV s’ouvre par un long canon, De fide catholica, qui n’est pas directement orienté vers la prédication. Il s’agit plutôt d’une mise au point théologique motivée par les récentes controverses trinitaires ou christologiques, les progrès de la réflexion sacramentaire, la lutte contre l’hérésie cathare. Cette constitution souvent désignée par son premier mot Firmiter ouvre la Compilatio quarta (1216) et les Décrétales de Grégoire IX (1234). Elle éclaire, sans nul doute, les commentaires du Symbole de la foi que proposeront canonistes et collections synodales. Dans la ligne de décisions conciliaires antérieures, Latran IV condamne ceux qui s’attribuent le pouvoir de prêcher et l’exercent sans mission de l’ordinaire (c. 3) et, de même, les quêteurs d’aumônes dont les propos contiennent souvent de nombreuses erreurs (c. 62). Latran IV limite également la perception des taxes (procurationes) aux visites effectives de l’évêque et de l’archidiacre. Il précise que, « dans l’exercice de cet office, les visiteurs ne doivent pas chercher leur profit personnel, mais servir les intérêts de Jésus-Christ (Phil. 2, 21), prêchant, exhortant, corrigeant et réformant en vue des biens impérissables ». Ce texte montre que l’enseignement est un élément essentiel de la visite pastorale faite par l’autorité diocésaine (c. 33). Mais la disposition la plus originale et la plus forte est celle du c. 10, de praedicatoribus instituendis. Constatant que les évêques ne

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peuvent suffire à proclamer la parole de Dieu, en particulier dans les territoires étendus à la population dispersée, le concile demande que soient désignés dans chaque diocèse « des hommes capables, puissants en œuvres et en paroles pour remplir sainement le ministère de la sainte prédication ». Ils devront visiter le peuple confié aux évêques; lorsque ceux-ci ne pourront le faire, l’édifier par la parole et l’exemple. Le ministère de suppléance vise « non seulement la prédication, mais encore l’audition des confessions, l’injonction des pénitences, et toutes œuvres relatives au salut des âmes ». Le concile prescrit enfin de punir quiconque néglige de remplir ce devoir2. Enfin, selon Latran IV (1215), c. 6, les archevêques métropolitains feront observer ce qui a été statué dans les conciles provinciaux, en les publiant dans les synodes épiscopaux, lesquels doivent se tenir tous les ans dans chaque diocèse. c. Le synodal de l’Ouest Vers 1220, guillaume de Beaumont, évêque d’Angers (1202-1240), publie un recueil de statuts, connu sous le nom de synodal de l’Ouest. On peut le diviser en trois parties : 1-74, directives générales pour la plupart d’ordre sacramentaire; 75-121, sacrement de pénitence; 124-134, instruction des fidèles. S’il emprunte à la collection parisienne, le Synodal de l’Ouest est plus long et structuré différemment. Au plan de la prédication elle-même, on peut noter la reprise de l’interdiction de parler faite aux quêteurs et prédicateurs sans mandat (c. 41-42). La possession d’un homéliaire par les prêtres n’est pas prévue (c. 25). Le Synodal énumère une longue série de jours fériés à faire connaître aux laïcs, afin qu’ils les respectent (c. 62). Une prescription probablement ancienne mais inconnue de Paris : « Que les prêtres avertissent fréquemment leurs paroissiens de faire instruire soigneusement leurs fils et d’inciter ceux-ci à fréquenter avec assiduité les écoles, car les illettrés ne peuvent être admis aux bénéfices ecclésiastiques » (c. 45).   Latran IV (1215), c. 1, 6 et 10, dans Les conciles œcuméniques. Les décrets, t. II-1 : Nicée I à Latran V. Texte original établi par G. Alberigo ; édition française sous la direction de A. Duval, Paris, 1994 (Le Magistère de l’église), p. 494-496, 512-514. 2

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Plusieurs canons de la section pénitentielle du synodal (c. 75-12) ont pour but l’instruction spirituelle et morale du pécheur par le confesseur. Il s’agit d’un enseignement individuel, non pas de celui que propose globalement le pasteur à ses paroissiens. La troisième partie du Synodal (c. 123-134) esquisse un véritable programme d’enseignement, sans équivalent dans le texte parisien et qui s’articule autour du Credo, des sept sacrements, de la lutte contre les péchés capitaux. « Les prêtres doivent avoir soin d’instruire diligemment les gens, qu’ils soient majeurs ou mineurs, dans la croyance en la Trinité et en l’Incarnation, dans les sept sacrements et dans les sept œuvres de miséricorde qui s’opposent aux sept péchés capitaux » (c. 123). Les canons 123 et 124 s’inspirent, de toute évidence, de Latran IV, c. 1, avec, cependant, quelques nuances. La profession de foi est ici plus courte. Latran IV n’envisageait pas les rapports de la raison et de la foi; le synodal les simplifie pour le moins : « Comme la foi n’est pas soumise à la raison, on n’a pas à demander le pourquoi et le comment des choses qui regardent la foi; nous devons seulement les croire, et, dans la vie future, nous les comprendrons pleinement » (c. 123). Le dogme de la création du monde et de l’homme n’est pas évoqué. Les articles de foi relatifs à l’Incarnation sont formulés en termes moins théologiques que ceux de Latran IV. Ils insistent sur les souffrances de la Passion, notent l’envoi de l’Esprit dont ne parlait pas le concile. Deux fois, il est question des sanctions eschatologiques pour les bons et les mauvais. Le septénaire sacramentel, dont la mise au point remonte au milieu du xiie siècle, fait son entrée en tant que tel dans un document d’ordre législatif (c. 125). Le Synodal précise ce qu’il faut dire de chacun : « les prêtres doivent enseigner ». Ainsi la nécessité du baptême pour le salut (c. 125); l’obligation faite aux adultes de se confesser avant de recevoir la confirmation (c. 126); les trois éléments de la pénitence : on doit dire que, de même que pour l’enfant, il n’y a pas de salut sans baptême, de même pour l’adulte qui a violé l’alliance du baptême, il n’y a pas de salut sans pénitence, à moins de contrition, de ferme propos et de l’ardente volonté de confession et de satisfaction (c. 127). L’article sur l’eucharistie insiste sur le changement du pain et du vin au corps et au sang du Christ, mais sans employer le

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terme transsubstantio que venait d’authentifier Latran IV, c. 1. Il faut dire aussi que le sacrement s’accomplit, que le prêtre soit bon ou mauvais. Les effets de l’eucharistie sont notés : nourriture et résurrection pour l’âme vivant par la grâce, damnation pour l’âme morte par le péché (c. 128). L’enseignement sur le mariage se limite à rappeler que l’union sexuelle n’est tolérée qu’entre époux (c. 129). De l’extrême onction on doit enseigner que, comme le dit Jacques, « par elle sont remis les péchés véniels et parfois est affermi le malade affaibli. Par elle, il est invité à la vraie contrition et à la contemplation de la vie éternelle » (c. 130). L’enseignement sur l’ordre est modeste : « les laïcs doivent croire que personne ne consacre sinon le prêtre, et que nul, sinon l’évêque, ne confère les ordres sacrés et que ceux-ci ont la vertu que leur reconnaît l’église » (c. 131). Le Synodal revient sur les articles de foi (c. 132) dans le même sens qu’au c. 123 : il faut y adhérer plutôt qu’en rechercher les raisons. Il s’achève par un canon moral qui recommande de fuir les sept péchés capitaux et de pratiquer les sept œuvres de miséricorde. L’ordre des vices est le suivant : gulositas, luxuria, auaritia, tristitia siue acedia, ira, inuidia, inanis gloria siue superbia. Cette liste emprunte la classification d’évagre le Pontique († 399) adoptée et diffusée en Occident par Jean Cassien († 435). Il y a quelques différences : chez évagre et dans le Synodal, la tristesse précède la colère; Cassien inverse cet ordre. évagre et Cassien ignorent l’envie; enfin, ils distinguaient entre tristesse et acédie, réunies par le synodal. Grégoire le Grand († 604) faisait de l’orgueil la racine de tout mal. Comme Grégoire, le Synodal a inséré l’envie dans sa liste; il a fait de l’acédie que tait le pape, l’équivalent de la tristesse (c. 134). On notera le silence du Synodal sur les vertus, point fort cependant de la théologie morale et pastorale du Moyen Âge et leur remplacement par les œuvres de miséricorde. à la suite de Matthieu 25, 31-46, la plupart des auteurs en comptaient six; à la fin du xiie siècle, elles passent à sept, avec l’ensevelissement des morts recommandé par Tobie 12, 13, sans doute à cause de l’attrait contemporain pour les classifications septénaires3.   O. Pontal, Les statuts de Paris et le Synodal de l’Ouest, p. 137-239.

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2. L  es statuts synodaux de l’ancienne province de reims (cambrai, arras, noyon, soissons, tournai) et de liège (1288) a. Dates et structures des statuts conservés Sur les douze diocèses relevant de la métropole rémoise4, cinq seulement ont conservé des statuts synodaux pour le xiiie siècle : Cambrai, Arras, Noyon, Soissons, Tournai5. Les statuts de Reims 1330 6 laissent supposer une législation plus ancienne qui doit beaucoup aux statuts épiscopaux d’Hincmar († 884) dont le succès a connu une longue durée. Réginon de Prüm († 915), Burchard de Worms († 1025), Yves de chartres († 1116), Gratien († après 1140) ont inséré nombre de capitula d’Hincmar dans leurs sommes canoniques. Entre 1050 et 1158, les statuts d’Hincmar ont été particulièrement lus et utilisés dans les milieux favorables à la réforme grégorienne7.

 P. Demouy, Genèse d’une cathédrale. Les archevêques de Reims et leur église aux xie et xii siècles, Langres, 2005. En particulier : ch. IV, 2. « La province de la Belgique seconde » (p. 427-475); Annexes 1 « Les archevêques de Reims de 997 à 1218. Notices biographiques » (p. 603-639). 5   J. Avril, Les statuts synodaux de l’ancienne province de Reims (Cambrai, Arras, Noyon, Soissons et Tournai), Paris, CTHS, 1995 (Les statuts synodaux français du xiiie siècle, IV) ; P. Demouy, « Synodes diocésains et conciles provinciaux à Reims et en Belgique seconde aux xie-xiiie siècles », dans La Champagne et ses administrations à travers le temps. actes du colloque d’histoire régionale, Reims  – Chalons-sur-Marne, 4-6 juin 1987, Paris, 1990, p. 93-112. 6  Pour les statuts de Reims 1330 et années suivantes, voir A. Artonne, L. Guizard, O. Pontal, Répertoire des statuts synodaux des diocèses de l’ancienne France du xiiie à la fin du xviiie siècle, 2e éd. revue et augmentée, Paris, 1969 (Documents, études et Répertoires publiés par l’I.R.H.T., 8), p. 367-371. édition des statuts de 1336, dans Th. Gousset, Les actes de la province ecclesiastique de Reims, t. II, Reims, 1843, p. 534-575, édités d’après le manuscrit Reims, BM 668 (1), f°2-54v. étude des statuts de 1330 par J. Avril, « Remarques sur le livre synodal de Guillaume de Trie, archevêque de Reims (vers 1330) », dans Licet preter solitum Ludwig Falkenstein zum 65. Geburstag, herausgegeben von L. Kery, D. Lohrmann, H. Müller, Aachen, 1998, p. 193-201. 7   édition des statuts d’Hincmar : Hincmari archiepiscopi Rhemensis Capitula synodica (PL, 125, c. 773-778); Th. Gousset, Les actes de la province ecclésiastique de Reims, t. I, Reims, 1842, p. 204-224. Analyse des statuts et de leur transmission, dans J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims (845-882), Genève, 1976, p. 872 sq. et 1458sq. Voir P. Demouy, Genèse d’une cathédrale, p. 246 sq. 4

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Dans les diocèses de Beauvais, Laon, Senlis et Thérouanne, il faut attendre les éditions imprimées des temps modernes, c’est-à-dire plus tardivement encore qu’à Reims. Cette situation n’a rien d’extraordinaire, les statuts conservés des xiiie et xive siècles constituent l’exception dans le Répertoire des statuts synodaux des diocèses de l’Ancienne France. Le diocèse de Cambrai est un cas unique8. En effet, trois manuels, sans cesse complétés et remaniés, se sont succédé depuis la première moitié du xiiie siècle jusqu’au début du xive : en 1238-1248 ; 1273-1288; livre synodal du xive siècle. Les recueils d’Arras et de Tournai présentent quelque ressemblance avec les statuts de Cambrai. Noyon et Soissons relèvent d’une inspiration différente. Les codifications d’Arras et de Noyon ont été réalisées vers 1280-1285; celles de Tournai et de Soissons le furent fin xiiie, début xive siècle. Les cinq législations conservées ont toutes subi l’influence des statuts d’Eudes de Sully, complétés par Guillaume de Seignelay (1219-1224). Parfois simplement transcrits, les canons parisiens ont été le plus souvent résumés ou simplifiés. Le Synodal de l’Ouest n’a pas pénétré les diocèses septentrionaux : aucune collection ne propose le guide du confesseur, l’abrégé des vérités à croire, si importants dans la codification angevine, le canon moral sur les vices à éviter et les vertus à pratiquer. Inspiré du modèle parisien, augmenté de plusieurs titres complémentaires, un plan-type a été élaboré après Latran IV (1215) dans l’un ou l’autre diocèse de la province, peut-être à Cambrai. Le synodal traitait des sacrements, de la vie et de l’honnêteté des clercs, des questions relatives au gouvernement des paroisses (testaments, quêteurs, fêtes, églises…) et du diocèse (avocats, procureurs). On trouve trace de ce fonds commun à Cambrai en 1287-1288 et vers 1300-1302, à Arras vers 1280, à Tournai (début du xive siècle), à l’extérieur de la province dans la collection de Jean de Flandre, évêque de Liège (vers 1288), voire dans les plus anciens statuts suédois.

8  P. C. Boeren, La vie et les œuvres de Guiard de Laon, 1170 env.-1248, La Haye, 1956; et « Les plus anciens statuts synodaux du diocèse de Cambrai », dans Revue de Droit canonique, 3 (1953), p. 1-32, 131-172, 337-415; 4 (1954), p. 131-158. Guiard de Laon fut un prédicateur renommé à qui J. B. Schneyer attribue plus de 400 sermons, presque tous inédits : Repertorium der lateinischen Sermones des Mittelalters für die zeit von 1150-1350 (Autoren E-H), Münster, 1970 (BGBTM, 43-2), p. 253-282.

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Les diocèses de Noyon et de Soissons sont demeurés fidèles au synodal parisien, sans aucun emprunt à la première législation de Cambrai. Mais ils ont introduit des dispositions propres. Certaines parties du livre synodal demeurent à peu près inchangées : ainsi les traités des divers sacrements, exception faite de la pénitence (cas réservés) et du mariage (empêchements). Des précisions et compléments sont apportés au De uita et honestate clericorum. Comme à tours, Bourges, Narbonne, de nouvelles décisions intéressent la défense des libertés et la juridiction de l’église, le fonctionnement des tribunaux, les peines canoniques dont surtout l’excommunication, l’exécution des testaments, l’usure. Ce dernier point, longuement développé à Arras, témoigne peut-être de l’essor commercial de la ville au xiiie siècle. Cambrai est favorable aux mendiants, Tournai est plus réservé, voire méfiant. Afin d’alléger les répétitions inhérentes aux législations synodales, leur enseignement a été regroupé sous quelques rubriques : sacrements, contenu de la prédication, contrôle des prédications, canons largement inspirés de ceux d’Eudes de Sully, source, on l’a dit, des synodes du Nord de la France. b. Enseignement sacramentaire Baptême et Confirmation Tous les diocèses se préoccupent d’une administration correcte, valide du sacrement de baptême nécessaire au salut. Il n’y a guère matière à inflexion d’un recueil à l’autre. Les synodes rappellent aux prêtres les gestes à faire, les paroles à prononcer. En particulier, les prêtres doivent fréquemment enseigner aux hommes et aux femmes, «dans leur propre langue» comment baptiser, au père et à la mère de l’enfant qu’ils doivent le faire eux-mêmes en cas de nécessité9. Selon les prescriptions de Guiard de Laon, évêque de Cambrai (1238-1248), c. 20, reprenant Paris (1205), c. 12, les prêtres ont à signifier aux parents le devoir de faire confirmer leurs enfants dès l’âge de sept ans, par l’évêque qui a, seul, le pouvoir. à partir de douze ans,   Cambrai (1238-1248), c. 7-19; c. 7-19 (1287-1288), c. 6-13; (xive s.), c. 12-13; Arras (1280-1290), c. 18-19; Tournai (fin xiiie s. - début xive s.), c. 3 (qui reprend Cambrai (1288), c. 10; dans Les statuts synodaux français, IV, p. 30-32; 115, 153, 193, 324. 9



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il faut préalablement se confesser à son prêtre. Avant la célébration, les prêtres doivent préparer les confirmands et leur indiquer que l’évêque peut alors changer leurs prénoms. Les parents rappellent souvent à leurs enfants qui les a confirmés, quand et où ils le furent10. Eucharistie Selon Guiard de Laon (1238-1248), les prêtres doivent enseigner à leurs fidèles que, lorsqu’ils viennent communier à Pâques ou un autre jour, « ils soient à jeun, recueillis; qu’ils se soient préalablement confessés ». Que nul étranger ne se joigne aux paroissiens, sauf s’il s’agit d’un voyageur ou d’un pèlerin qui le fait avec la permission de son propre prêtre (c. 80). Disposition reprise par le livre synodal de Cambrai 1277-1278 (c. 56), et par les Antiqua statuta de Tournai (fin xiiie s. - début xive s.), VI, 36. En dépendance des Statuts de Paris (1205), c. 80, le Synodal d’Arras (1280-1290) c. 16, demande aux prêtres qu’ils invitent le peuple à s’incliner avec respect à l’élévation de l’hostie durant la messe ou lors du port de l’eucharistie aux malades11. Guiard de Laon exigeait qu’il n’y ait pas de procès dans les églises, à leurs portes, ou dans les cimetières (c. 159). Disposition déjà prise par le concile de Westminster (1175), c.  15, par Lucius III (1181-1185), qui sera aussi retenue par les conciles de Saumur (1253), c. 6, de Bordeaux (1255), c. 12. Le statut sera renouvelé à Cambrai (1287-1288), c. 112, et au début du xive siècle, c. 124. Il est repris et développé à Liège (1288), VIII, 18, mais textuellement transcrit à Tournai, Antiqua statuta, XIII, 6. Paris (1205), c. 88, interdisait aux prêtres de laisser faire des danses, particulièrement en trois endroits : églises, cimetières et processions. Prescription réaffirmée à Tournai, Antiqua statuta, XIII, 7a, modifiée à Liège, VIII, 20, et englobée dans 10   Cambrai (1238-1248), c.  20-24; (1287-1288), c.  17; Arras (1280-1290), c. 28; Cambrai (début xive s.), c. 19; Noyon (vers 1280-1285), c. 16-17, dans Les statuts synodaux français, IV, p. 53, 115, 194, 154, 241. 11   J. Longère, « La dévotion eucharistique d’après quelques statuts synodaux français du xiiie s. », dans Au cloître et dans le monde. Femmes, hommes et sociétés (ixe-xve siècle). Mélanges en l’honneur de Paulette L’Hermite-Leclercq, Paris, 2000, p. 347-355.

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un ensemble plus large de défenses relatives aux jeux et spectacles à Cambrai (1287-1288), c. 86. Selon Arras (1280), c. 68, c’est aux curés qu’il appartient d’avertir fréquemment leurs paroissiens de ne faire, dans les églises, ni batailles, ni disputes, ni procès, ni danses12. Le concile général Lyon II (1274), c. 25, exigeait la cessation des conseils d’universités ou d’associations, d’entretiens entre les fidèles, dans les églises « où il convient d’offrir des prières dans la paix et la tranquillité »13. Pénitence Guillaume de Seignelay, évêque de Paris (1219-1224), c. 8, demandait aux prêtres d’avertir fréquemment leurs paroissiens, au moins les pères et mères de famille, de venir se confesser avant les Rameaux. Ceux qui négligeraient cette demande devraient attendre l’octave de Pâques pour l’accomplir; et, d’ici là, ils auraient à se priver de viande, comme durant le carême. Canon repris par Guiard de Laon, c. 42, qui étend la prescription à tous les fidèles à partir de quatorze ans; même formulation à Tournai, Antiqua statuta, V, 17. Les statuts additionnels de Cambrai (1260), c. 21-24, intègrent le canon 21 de Latran IV (1215), demandant « à tout fidèle de l’un ou l’autre sexe, parvenu à l’âge de discrétion, de confesser loyalement ses péchés au moins une fois l’an à son propre prêtre, d’accomplir avec soin, dans la mesure de ses moyens, la pénitence imposée, et de recevoir avec respect, pour le moins à Pâques, le sacrement de l’Eucharistie, sauf si, sur conseil de son propre prêtre, pour raison valable, il juge devoir s’en abstenir temporairement ».

  B. Delmaire, Le diocèse d’Arras de 1093 au milieu du xive siècle. Recherches sur la vie religieuse dans le nord de la France au Moyen Âge, t. I, Arras, 1994, p. 274 et 304, n. 78. 13   Concile de Lyon II (1274), c. 25, dans Les conciles œcuméniques. Les décrets, t. II, 1. Nicée I à Latran V, texte original établi par g. alberigo, éd. française sous la direction de A. Duval, Paris, 1994, p. 683 : « En ces mêmes lieux (les églises), dans lesquels il convient d’offrir des prières dans la paix et la tranquillité, personne ne suscitera de sédition, ne provoquera de cris, ou ne commettra de violences. Que cessent de se tenir dans les églises, les conseils des universités ou de quelque association que ce soit, de même que des discours et des réunions du Parlement. Que cessent tous les entretiens entre fidèles. Que toutes les autres choses pouvant troubler l’office divin ou offenser les yeux de la divine majesté restent entièrement étrangères aux églises ». 12



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à partir de Guiard de Laon, c. 42, et des Statuts additionnels de 1260, c. 21, le livre synodal de Cambrai (1287-1288), c. 18, enjoint aux prêtres qu’au début du carême et aux Rameaux, ils invitent leurs paroissiens à la confession fréquente, au moins une fois par an, à leur propre prêtre, qui, « non seulement entend les confessions et absout, mais aussi administre les sacrements de l’église ». Liège (1288), c.  23, reste fidèle à la législation parisienne de Guillaume de Seignelay, en intégrant toutefois l’élargissement opéré par Guiard de Laon, c. 42, à tous les fidèles à partir de quatorze ans. Liège n’a pas inséré Latran IV, c. 21. Dans le même temps, le synodal d’Arras (1280-1290), c. 36, celui de Noyon (1280-1285), c. 42, reprennent le statut d’Eudes de Sully, Paris (1205), c. 36, demandant aux prêtres d’inciter fréquemment à la confession « et qu’au commencement du Carême principalement, ils fassent un devoir à tous de venir se confesser ». Les Praecepta synodalia de Soissons (fin xiiie s.) ne s’éloignent pas, quant à eux, de la doctrine traditionnelle recommandant trois confessions annuelles : Noël, Pâques, Pentecôte. Prescription ou plus exactement exhortation déjà formulée par un concile tenu en 1114 à Cran en Hongrie, à laquelle fait allusion Alain de Lille († 1203) dans la Summa de arte praedicatoria et que rappellera encore Guillaume durand de Mende, vers 129514. Indépendamment de la confession qu’il prescrit à Pâques, Guiard de Laon, c. 26, demande aux prêtres d’inviter les fidèles à la confession fréquente, à préparer celle-ci avec attention, douleur, crainte du jugement de Dieu. L’accusation des péchés mortels doit être intègre, complète, avec indication précise des circonstances : quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando (c. 34). Ce que demandent aussi à Cambrai les statuts de 1287-1288, c. 19 et le synodal (début xive s.), c. 21, à Liège les statuts de 1288, IV, c. 11, les Antiqua statuta de Tournai V, 7. L’accusation des péchés véniels peut être globale selon Guiard de Laon, c. 34, repris par Cambrai 1287-1288 c. 19, Liège IV, 14   Synodus Strigoniensis (1114), c. 4 : « Ut omnis populus in Pascha et Pentecoste, et Natali Domini poenitentiam agat et communicat; clerici uero in omnibus marioribus festis communicent »; Mansi, XXI, c. 100. Alanus de Insulis, Summa de arte praedicatoria, XXXI (PL, 210, 173A) ; Instructions et Constitutions de Guillaume Durand le Spéculateur, publiées d’après le manuscrit de Cessenon par J. berthelé et M. valmary, Montpellier, 1905, p. 120.

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c. 11, Tournai V, 7. Hérité de l’antiquité grecque et latine, l’intérêt porté aux circonstances, ici à celles du péché, est partagé par les canonistes et les auteurs de manuels de confesseurs. Latran IV, c. 21, y fait allusion, sans rappel de la liste15. Tournai, Antiqua statuta V, 32, paraît être le seul à condamner « l’aveu fragmenté » qui consiste à morceler sa confession en avouant à divers confesseurs une partie seulement de ses péchés : on cache à l’un ce qu’on révèle à l’autre. Placé sous le patronage de saint Augustin et datant de la fin du xe siècle ou du début du xie, la lettre anonyme De uera et falsa poenitentia s’élevait contre cette pratique. Reprise en grande partie par le Décret de Gratien (vers 1140) et les sentences de Pierre Lombard (1155-1157), cette lettre a joui d’une grande autorité tout au long du Moyen Âge16. Les statuts de Paris (1205), c. 101, demandaient aux prêtres d’avertir leurs paroissiens, au confessionnal ou au prône, de venir au moins une fois par an en pèlerinage à leur église cathédrale. Le synodal de l’Ouest n’avait pas retenu cette disposition. Mais les statuts additionnels de Cambrai (1260), c. 6, ordonnent aux prêtres d’imposer comme pénitence un pèlerinage à l’église-mère de Cambrai « une ou deux fois dans l’année, ou même plus, selon la distance, la qualité et la quantité du délit ». Le livre synodal de Cambrai (1287-1288), c. 29, reprend cette demande; de même, toujours à Cambrai, le Synodal du xive siècle, c. 3817. Les statuts synodaux de Soissons (fin xiiie s.), c. 110, font leur le c.  101a de Paris, sans commentaire et donc sans lien direct, comme à Cambrai, avec une pénitence imposée. Les autres diocèses ne parlent pas d’un pèlerinage à l’église cathédrale que devraient proposer les prêtres. à la différence d’Angers (1220), c. 120, mais comme Paris, les différents statuts synodaux du

15   Voir bibliographie des sources dans Petrus Pictaviensis, Compilatio praesens, edita a J.  longère, Turnhout, 1980 (CCCM, 51), p.  49, n.  48. J.  Gründel, Die lehre von den Umständen der menschlichen Handlung im Mittelalter, Münster, 1963 (BGPTM, XXXIX, 5). 16   Ps. Augustinus, De uera et falsa poenitentia, XV, 31 (PL, 40, 1125D-1226A); Gratianus, Decretum, De penitentia DI, c.1 (Friedberg, I, 1239-1240); Petrus Lombardus, Sententiae in IV libris distinctae, IV, dist. XVI, c.  2, 5, éd. Grottaferrata, Roma, 1981, p. 339. 17   Sur le pèlerinage expiatoire ou judiciaire, voir R.  Naz, « Pèlerinage », dans dictionnaire de droit canonique, t. 6, Paris, 1957, c. 1314-1317.



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Nord de la France n’indiquent pas quelques-unes des équivalences de pénitence, comme le jeûne, l’aumône, l’abstinence de viande ou de poisson, la discipline que prévoyait le synodal de l’Ouest, c. 120. Pourtant, ce thème de la diversité ou de la commutation des pénitences est très développé dans les manuels de confesseurs des xiie et xiiie siècles, cela afin d’adapter la satisfaction non seulement à la gravité du péché, mais aussi à l’état et à la condition du pécheur afin d’éviter principalement tout découragement de celui-ci18. Guiard de Laon, c. 132, les statuts de Cambrai 1287-1288, c. 95, et ceux du début xive siècle, c. 146, demandent aux prêtres d’exhorter leurs paroissiens à prévoir un don dans leurs testaments en faveur de la fabrique de la Bienheureuse Marie de Cambrai, selon leurs possibilités et leur dévotion. Cette invitation à faire un don à la cathédrale n’est pas propre à Cambrai puisqu’elle est déjà formulée à Bordeaux (1234) c. 88 b, et qu’on la retrouve à Liège (1288), XIII, 4.  Extrême onction Paris (1205), c. 47-48, repris par Angers (1220), c. 68, demandait aux prêtres d’en instruire tous les fidèles, non seulement les riches et les vieux, mais aussi les pauvres et les jeunes, surtout à partir de quatorze ans et au dessus. Les prêtres avertiront fréquemment le peuple qu’il est licite de renouveler ce sacrement et qu’on peut le recevoir plusieurs fois, c’està-dire à chaque maladie grave d’où peut surgir la crainte de la mort. Arras (1280-1290), c.  24-25, reprend l’enseignement parisien; de même Noyon (1280-1285), c. 60-61, en partie Soissons (fin xiiie s), c. 59. Guiard de Laon exige une confession préalable à l’extrême onction. Il ne parle pas d’une reprise possible des rapports conjugaux après le sacrement (c. 107-109). Il est suivi à Cambrai par les statuts   Voir Burchardus, Decretum, XIX, 12 (PL 146, 981); Bartholomew of Exeter, The Poenitential, 135, éd. A. Morey, Cambridge, 1937, p. 297; Alain de Lille, liber poenitentialis II, 12, éd. J. Longère, Louvain, Lille 1965, p. 55; Robert of Flamborough, Liber poenitentialis, V, 353, éd. F. Firth, Toronto, 1971, p. 275; Petrus Pictaviensis, Compilatio praesens, éd. j. longère, Turnhout; 1981, c. XLI, p. 50. Voir Th. P. Oakley, « Alleviations of Penance in the continental Penitentials », dans Speculum, 12 (1937), p. 488-502; Id., « Commutations and Redemptions », dans Catholical Historical Review, 18 (1932), p. 344-351. 18

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de 1287-1288, c. 81, et par ceux du début xive s., c. 102; de même par Liège (1288), VII, 5, et Tournai, Antiqua Statuta, VIII, 5. Paris et les statuts qui lui empruntent littéralement parlaient des pauvres et des jeunes à qui on doit faire connaître le sacrement. Guiard de Laon précise que les pauvres ne peuvent s’en dispenser pour cause d’indigence. L’administration de l’extrême onction avait pu donner lieu à des exactions, ce qui explique l’insistance générale sur sa gratuité et son universalité19. Jeûnes et fêtes Paris (1205), c. 39, dressait une liste des jours de jeûne obligatoire : Carême, Quatre Temps, Vigiles, Vendredi. Eudes de Sully précisait : « et autant que faire se peut, sans commettre de péché mortel ». Arras (1280-1290), c. 60, ne parle que du Carême, des Quatre Temps, des vigiles instituées. Il tait l’invitation à ne pas commettre de péchés mortels. même canon à Noyon (1280-1285), c. 46. Soissons (fin xiiie s.), c.  49, passe le Carême sous silence, mais ajoute les Rogations et précise qu’il faut suivre les usages de la cathédrale; ils étaient applicables, en effet, dans toutes les églises du diocèse. Dans la ligne d’Angers (1220), c. 60, Guiard de Laon (c. 51-52) propose une liste beaucoup plus développée des jours de jeûne, notamment grâce à l’énumération des vigiles : Carême, Quatre Temps, processions de saint Marc et des Rogations; Nativité du Seigneur et celle de Jean Baptiste, Laurent, Assomption de la Vierge, toussaint, apôtres comme Pierre et Paul, Simon et Jude, Matthieu. Les statuts de Guiard de Laon sont repris, à Cambrai, par les statuts de 1287-1288, c. 26 et 27, et par ceux du début du xive s., c. 3020, Liège (1288) compte deux listes de jours de jeûne IV, 28 : vigiles de la 19   Voir B. Poschmann, Pénitence et onction des malades, Paris, 1966 (Histoire des dogmes, 23), p. 212; J. Avril, « La pastorale des malades et des mourants », dans Death in the Middle Ages, par H. Braet et W. Verbeke, Louvain, 1983, p. 104-105. 20   Cambrai, début xive siècle, dans J. Avril, Les Statuts synodaux de l’ancienne province de Reims, p. 173-177: c. 160 : de uigiliis et aliis ieiuniis totius anni; c. 161 : de ieiuniis quatuor temporum; c. 162 : de festis maioribus; c. 163 : de festis minoribus; c. 164 : de festo Annunciationis; c. 165 : de festo beati Marci; c. 166 : de festo beati Ambrosii; c. 167, de Ascensione Domini et Inuentione sanctae Crucis; c. 168, de festo beati Andree et Aduentu; c. 169 : de festo Purificationis et Septuagesima; c. 170 : de festo Fabiani et



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Nativité du Seigneur, de la Pentecôte, de la Nativité de Jean Baptiste, de Laurent, de l’Assomption, de la toussaint, et des apôtres précisément nommés en XIV, 27 : Jean l’évangéliste, Philippe et Jacques. Rappel aussi des vigiles à observer, déjà mentionnées, de la Toussaint, de l’Assomption. Angers (1220), c. 62, avait prévu une longue liste de jours fériés « à faire connaître aux laïcs ». Arras (fin xiiie s.)21, Liège (1288) XIV, 21-27, Cambrai (début xive s.) s’inscrivent dans cette tradition et insèrent des listes de fêtes majeures ou mineures, complètement ou partiellement chômées, nouvelles, mobiles, reportées. à peu près en même temps, Angers et Cambrai, sous Guiard de Laon, dressent des listes de fêtes à célébrer. à la différence d’Angers, à Cambrai les Saints-Innocents, la Saint-Sylvestre, les mardis de Pâques et de Pentecôte ne sont pas fêtés. Angers mentionne l’Invention de la Sainte Croix et Cambrai parle de deux fêtes de la Sainte Croix. Angers énumère les saints locaux propres au diocèse, Guiard de Laon les ignore. Cambrai, début xive s. offre une longue liste de fêtes majeures, une liste courte de fêtes mineures, mais les saints locaux sont absents. Du calendrier de Cambrai, début xive s., de loin le plus développé de tous, on retiendra aussi quelques imbrications du temporal et du sanctoral : Ascension et Invention de la sainte Croix; saint André et Avent; Purification de Marie et Septuagésime. c. symbole de la foi Guiard de Laon, c. 177, s’appuie sur le statut de Paris (1205), c. 84, pour prescrire aux prêtres d’exposer quelque partie du symbole de la foi, d’en distinguer avec soin les articles, de confirmer dans la foi leur peuple par le raisonnement et par l’autorité de la sainte écriture. Qu’ils le fassent par eux-mêmes ou par d’autres prédicateurs, à cause des hérétiques et des corrupteurs de la foi. Le Synodal d’Arras (1280-1290), c. 59-60, reprend d’autres canons de Paris (1205), c. 62-63; les prêtres exhortent le peuple à apprendre et à réciter souvent l’oraison dominicale, le Je crois en Dieu, la saluSebastiani; c. 171 : de festo beate Agnetis; c. 172 : de notitia festorum mobilium; c. 173 : de festis que habent duplicia per constitutionem. 21   J. Avril, Les statuts synodaux de l’ancienne province de Reims, p. 225-227.

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tation de la bienheureuse Vierge. De même, devront-ils inviter à ne pas faire de vœux sans réflexion, en particulier les femmes mariées qui doivent solliciter l’assentiment de leur mari et le conseil des sages. Le livre synodal de Cambrai (1287-1288), c. 117, enjoint plus brièvement aux prêtres d’exposer et de promouvoir les affaires de la foi (ipsi autem presbyteri eorum exponant et promoueant negotia fidei). Cambrai (début xive s.) demande aux prêtres d’instruire leurs sujets du symbole et des articles de la foi. Tournai (début xve s.) VI, 43, reste proche de la formulation de Paris et de Guiard de Laon. Le cérémonial des synodes de Noyon fait une brève allusion au sermon qui, après le chant du Veni Creator, devait ouvrir l’assemblée. à la fin de l’assemblée, sont nommés les prédicateurs et confesseurs autorisés par l’évêque22. Selon Soissons (fin xiiie s.), c.  70, les prêtres doivent souvent exhorter le peuple à dire l’oraison dominicale, le Je crois en Dieu, la salutation de la bienheureuse Vierge Marie23. Ce que demandait déjà Paris, c.  62. à la fin de c.  70, Soissons demande que les parents apprennent ces prières à leurs enfants. Guiard de Laon, c. 16, faisait cette même recommandation aux parents et parrains, sans inviter directement ceux-ci à réciter eux-mêmes cette prière24. Prédication à finalité caritative pour faire connaître par les prêtres à leurs paroissiens l’indulgence accordée dans la province de Reims à ceux qui font des offrandes en faveur des pauvres. Mais le nombre grandissant de ceux-ci et la prolifération des faux quêteurs

  Ordo Synodi Nouiomensis, in Les statuts synodaux de l’ancienne province de Reims, p. 276 : « Tunc fit sermo in ecclesia, deinde fit decretalis »; p. 278 : « Item predicatores et confessores authoritate domini episcopi in plena synodo debent nominari ». 23   Praecepta synodalia de Soissons, c. 70, dans Les statuts synodaux de l’ancienne province de Reims, p. 299 : « Exhortentur sepe presbyteri populum ad dicendum orationem dominicam et Credo in Deum et salutationem beate Marie uirginis, et ut ea filiis suis addiscant ». 24   Statuts de Guiard de Laon, évêque de Cambrai (1238-1248), c. 16, dans Les statuts synodaux de l’ancienne province de Reims, p. 32 : « Parentes et patrini filios doceant dominicam orationem, Symbolum apostolorum, Ave Maria, et exhortentur eos prie et iuste uiuere ». 22



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invite à la prudence et fait qu’à Tournai, les quêtes seront effectuées par deux personnes dûment accréditées25. Plus généralement, la question des prédications non autorisées et des faux quêteurs se pose souvent, comme elle l’avait été à Paris (1205), c. 68 et 92, à Angers (1220), c. 41, et à Latran IV (1215), c. 62. Guiard de Laon, c. 171 interdit aux quêteurs de prêcher dans les églises, mais les prêtres, en fonction de la teneur de leurs lettres d’autorisation, exposeront fidèlement leurs demandes; le c. 175, écho de Paris (1205), c. 61, interdit aux quêteurs de prêcher ou de célébrer sur les tombes, d’agiter leurs clochettes dans les rues ou les églises. Toujours à Cambrai, la formulation à leur endroit est encore plus restrictive dans les Statuts additionnels de 1260, c. 31, et dans les statuts de 1287-1288, c. 116. Comme Guiard de Laon, c.  175, Noyon (1280-1285) reprend Paris (1205), c. 61, relatif à l’interdiction de prêcher sur les tombes. Liège (1288), XII, 1-3, est particulièrement sévère envers tous les quêteurs, goliards et autres ignorants qui vont dans les églises, les rues, sur les places, de porte en porte. Le prêtre du lieu doit les excommunier et invoquer, si nécessaire, le secours du bras séculier. Les dimanches et jours de fête, les prêtres doivent avertir leurs paroissiens et leur défendre, sous peine d’excommunication, d’écouter ces individus à cause du danger d’hérésie et des erreurs qu’ils sèment trop souvent. Tournai, Antiqua statuta X, 1, demande que les quêteurs ne soient pas reçus à l’office de la prédication, qu’ils n’osent pas ouvrir la bouche dans les églises. S’ils sont autorisés par lettres épiscopales, les prêtres exposeront à leur place leurs demandes. Les mendiants, prêcheurs et mineurs, s’étaient tôt installés dans le diocèse de Cambrai, à Valenciennes d’abord, puis à Bruxelles, Malines et Anvers26. Guiard de Laon leur est favorable et demande qu’un bon accueil leur soit réservé par les prêtres et que soient reçus

  Cambrai, Statuts additionnels 1260, c. 47, et Statuts de 1287-1288, c. 118; Tournai, Statuta antiqua X, 7, dans Les statuts synodaux de l’ancienne province de Reims, p. 82, 124, 335. 26   H. Platelle, « Les origines, le Moyen Âge », dans Cambrai et Lille, sous la direction de P. Pierrard, Paris, 1978 (Histoire des diocèses de France, 8), p. 57-58. 25

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ceux qui quêtent à leur intention (c. 173-174). Le synodal de Soissons (fin xiiie s.), c. 68, reste favorable aux Frères prêcheurs et mineurs. Les Antiqua statuta de Tournai (fin xiiie - début xive s.) témoignent d’une évolution défavorable des législations conciliaire et synodale à l’égard des religieux, des Mendiants en particulier. Tournai commence par rappeler la nécessaire autorisation donnée par le Siège apostolique ou l’évêque du lieu pour prêcher de façon publique ou privée (XVII, 1). Prêcheurs et mineurs ne peuvent entendre les confessions dans aucun diocèse de la province de Reims, à moins d’une autorisation spéciale du diocèse attestée par lettre de l’évêque (XVII, 2a). Les prédicateurs mercenaires ne sont pas autorisés à parler; seuls, les prêtres du lieu exposeront fidèlement leurs requêtes (XVII, 2a). Les moines ne doivent pas exercer l’office de la prédication en dehors du monastère (XVII, 3)27. Le dernier canon (XVII, 5) apporte un assouplissement à XVII, 1. Il s’agit du pouvoir d’absoudre les péchés réservés à l’évêque, quand déjà ils ont été confessés au propre prêtre, et qu’en raison de la distance ou de tout autre juste raison, l’évêque ne peut être atteint facilement. Mais le canon répète ensuite l’interdiction d’absoudre les autres péchés (non réservés à l’évêque) à moins d’avoir demandé et obtenu l’autorisation. Tournai XVII, 5 reproduit ensuite le c. 12 du concile de Saint quentin (1231) : les pouvoirs de prêcher (licentia praedicandi), de confesser, d’absoudre, ne doivent être accordés à aucun Prêcheur, Mineur ou autre religieux, sauf pour la ville et le diocèse où sont situés les couvents des dits religieux 28. La dégradation des relations entre séculiers et Mendiants incitera ces derniers à construire des églises conventuelles assez vastes pour accueillir des fidèles; ils y parleront de façon plus ou moins libre, selon les époques29.

  Sur l’interdiction faite aux moines de prêcher, voir j. longère, La prédication médiévale, Paris, 1983, p. 85-86. 28   La dernière partie de Tournai, Antiqua statuta, XVII, 5, est empruntée au concile de Saint-Quentin (1231), c. 12, dans Th. Gousset, Les actes de la province ecclésiastique de Reims, t. 2, Reims, 1843, p. 361. 29   Sur les relations parfois difficiles, au plan pastoral, entre séculiers et mendiants, voir Paul Adam, La vie paroissiale en France au xive siècle, Paris, Sirey, 1964 (Histoire et ­sociologie de l’église), p. 220-245. 27



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La prédication des Mendiants dans les églises paroissiales donnera lieu à des décisions diverses de l’autorité. à la suite de la querelle entre Guillaume de Saint-Amour et les Mendiants au sujet du ministère des religieux, Innocent IV interdit aux frères de prêcher solennellement dans les églises paroissiales, sans invitation ou du moins sans autorisation (bulle Etsi animarum du 21 nov. 1254). Ces restrictions sont levées un mois plus tard par le nouveau pape, Alexandre IV, qui laisse cependant à l’Ordinaire l’octroi de la juridiction. Clément IV (1265-1268) est favorable aux Mendiants, de même Martin IV (1281-1285) qui leur restitue une pleine indépendance par rapport aux prélats locaux (13 déc. 1281). Les supérieurs généraux Mendiants décidèrent de n’user qu’avec modération de ces privilèges (1282). La bulle Super cathedram de Boniface VIII (18 fév. 1300) rend à l’Ordinaire l’octroi de la juridiction; en cas de refus systématique celle-ci peut être donnée par délégation pontificale. Par la bulle Inter cunctas (17 fév. 1304), Benoît XI abrogea ces dispositions qu’à l’inverse remirent en vigueur Clément V et le concile de Vienne, c.  10 (1311-1312)30. En résumé, selon la bulle Super cathedram de Boniface VIII renouvelée par Vienne, franciscains et dominicains peuvent prêcher dans leurs églises et sur les places publiques en dehors des heures déjà retenues par les prélats du lieu à cet effet. Pour parler dans les églises paroissiales, il faut l’invitation ou la permission du curé. L’autorisation de l’Ordinaire est obligatoire pour les confessions; en cas de refus systématique de tous les religieux présentés, ceux-ci auraient le droit de confesser « en vertu de la plénitude des pouvoirs du siège apostolique ». Les religieux pourront donner les sépultures chez eux à qui ils voudront; ils devront transmettre au curé le quart des offrandes, dons ou legs reçus. Ces dispositions devaient régir les rapports des Mendiants avec les évêques et le clergé séculier jusqu’à Sixte IV (1471-1484)31.

30   Concile de Vienne 1311-1312, c. 10, dans Les Conciles œcuméniques. Les décrets, t. II-1, Nicée I à Latran V, Paris, 1994, p. 756-764. 31   Sur les prédicateurs mendiants, xiiie-xve siècles, voir j. longère, La prédication médiévale, p. 93-122.

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conclusion L’étude d’un thème à travers une série de textes fausse quelque peu la perspective, car elle revient à privilégier ce qui n’est qu’un élément parmi d’autres. Ainsi la place de la prédication dans les statuts synodaux doit être relativisée par rapport à des ensembles plus importants, tels ceux consacrés à la présentation complète de chaque sacrement, à la vie des clercs, à l’administration ecclésiale tant au point de vue spirituel que temporel. Il n’empêche que, peu ou beaucoup, tous les statuts synodaux ont parlé de l’instruction des fidèles. N’ont été retenus dans l’exposé que les canons où il était expressément demandé aux prêtres d’enseigner les fidèles ou de les exhorter sur tel point de doctrine ou de leur vie religieuse. On peut remarquer l’intérêt général porté aux divers sacrements. On a, là, l’écho pastoral à destination des fidèles, de la réflexion théologique des xiie et xiiie siècles. Le quatrième livre des Sentences de Pierre Lombard († 1160) leur est consacré et, comme l’ensemble du traité du Maître des Sentences, il donnera lieu à de nombreux commentaires. Avec les statuts synodaux, nous avons une application certaine, même si elle est limitée, de l’intérêt porté aux sacrements par les théologiens. Le premier objectif des statuts synodaux n’est certes pas l’approfondissement doctrinal ou la controverse. Mais l’essentiel est dit quant à ce que doivent faire et dire les ministres des sacrements, ceux qui les reçoivent, les conditions d’accès, les fruits que peuvent en retirer les fidèles. Les sacrements sont la base et le cadre de la pastorale. On comprend que les statuts insistent sur la nécessité pour les prêtres de les administrer correctement et validement et, pour les fidèles, de s’en approcher en comprenant ce qu’ils font et ce à quoi ils s’engagent. Un autre point d’enseignement a trait au contenu de la foi proposé par le Je crois en Dieu, que les prêtres devront, dimanches et jours de fête, expliquer aux fidèles. écho de Paris (1205), c. 84, les statuts synodaux du Nord de la France ne développent pas une catéchèse possible à partir des articles du Je crois en Dieu. Ils parlent seulement de s’appuyer sur le raisonnement et les citations de l’écriture, alors que le Synodal de l’Ouest expliquait en quoi consistait la foi en la Trinité (c. 123), en l’Incarnation (c. 124), qu’il posait au

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moins le problème des rapports de la raison et de la foi (c. 132) et qu’il incitait à s’inspirer des témoins de la foi comme les apôtres, les martyrs, les confesseurs, les vierges (c. 133). Guy de la Tour, évêque de Clermont, a publié en 1268 un Synodal qui reprenait textuellement ce que disait le Synodal de l’Ouest à propos de la foi en la Trinité et en l’Incarnation et, de même, les canons sur le exigences et les témoins de la foi. Il a donné un commentaire du Symbole, réparti comme dans la quatrième division d’Hostiensis32 en un double septenaire : l’un regardant les Trois Personnes, l’autre l’humanité du Christ33 à Rodez en 1289, Raymond de Calmont d’Olt avait proposé lui aussi un commentaire de quatorze articles qui traitent de la Trinité et de l’Incarnation et sur lesquels repose la foi catholique. Par l’intermédiaire du Synodal de Clermont, il reprenait également ce que disait le Synodal de l’Ouest à propos des exigences et des témoins de la foi. à Clermont, à Rodez, les évêques demandent qu’on explique le Décalogue34. Si l’on peut esquisser une comparaison, le contenu de la prédication relative à la foi et à la vie morale paraît donc plus étoffé dans l’Ouest et le Sud de la France que dans le Nord. Outre le Je crois en Dieu à expliquer, tous les statuts synodaux demandent aux prêtres d’apprendre aux fidèles le Notre Père et le Je vous salue Marie. Quelques-uns, comme à Cambrai avec Guiard de Laon, ou à Soissons, demandent que les parents, parrains et marraines s’associent à cette éducation à la prière. On remarquera qu’il n’est jamais demandé qu’un commentaire de l’évangile dominical ou festif soit fait par les prêtres. De même, la possession d’un homéliaire n’est pas envisagée, pas plus qu’elle ne l’était à Paris (1205) ou à angers (1220), mais, comme à Paris, guiard   Henri de Bartholomeis, né à Suze en 1210, professeur de droit à Paris, évêque de Sisteron (1241), archevêque d’Embrun (1250), évêque et cardinal d’Ostie (1263), d’où le nom d’Hostiensis sous lequel il est habituellement désigné. Entre autres œuvres : Summa, Lectura sur les Novelles d’Innocent IV, Lectura in quinque libros Decretalium. Il mourut à Lyon le 6 novembre 1271. 33   Extrait de la Summa, texte du commentaire d’Hostiensis sur le Symbole, dans J.  longère, «  L’enseignement du Credo : conciles, synodes et canonistes médiévaux jusqu’u xiie siècle », dans Sacris erudiri, 32 (1991), p. 337-341. 34   Sur les statuts de Clermont, Rodez, Mende, voir j. longère, « La prédication d’après les statuts synodaux du Midi au xiiie siècle », dans La prédication en Pays d’Oc (xiie début xve siècle), Toulouse, Privat, 1997 (Cahiers de Fanjeaux, 32), p. 264-271. 32

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de Laon, c. 129, arras (1280), c. 26, Tournai, Antiqua statuta, XII, 20, exigent que les prêtres possèdent le livre appelé manuale, c’est-à-dire un rituel des sacrements. Comme à Paris, c.  50, Noyon (vers 1280-1285), demande aux prêtres d’avoir les canons pénitentiels et l’ordinaire des offices de l’église. Enfin, si la réserve à l’égard des prédicateurs-quêteurs est générale, on constate que la présence des Mendiants, d’abord bien perçue, comme à Cambrai avec Guiard de Laon, suscite des réserves grandissantes. Des recueils de statuts synodaux qui, au fil des ans, s’enrichissent, se complètent, mais où, peut-être, l’aspect directement canonique a tendance à l’emporter sur la dimension pastorale.



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Discussion M. Pierre Riché. — Quelle était la langue des sermons aux laïcs ? Au xiie siècle dans les villes, on parlait en langue vulgaire. Michel Zink dans sa thèse sur La prédication en langue romane (1976) a utilisé les sermons de Maurice de Sully. P. Jean Longère. — Il y a deux versions ; celle en latin est l’édition définitive, mais il est évident que les sermons ont été prononcés en français. M. Pierre Riché. — Il y a aussi le problème des sermons spécialisés, aux marchands par exemple. Le prédicateur s’adresse à tel ou tel fidèle de façon différente. P. Jean Longère. — Il ne faut pas majorer l’importance de ces sermons aux diverses catégories. Il y en a quelques uns d’Honorius Augustodunensis, d’Alain de Lille, puis au xiiie siècle, les recueils proprement ad status de Jacques de Vitry et de Guibert de Tournai. Mais les collections sont très restreintes et n’ont pas eu un très grand succès. M. Alain Erlande-Brandenburg. — Je croyais que pour l’élévation de l’hostie c’est Eudes de Sully qui avait donné l’exemple. P. Jean Longère. — Oui, dans les statuts synodaux, c. 80, du diocèse de Paris promulgués par l’évêque Eudes de Sully vers 1205.Il est précisé que le prêtre ne doit pas laisser voir l’hostie avant d’avoir prononcé Hoc est enim corpus meum, car les fidèles avaient tendance à l’adorer dès qu’ils l’apercevaient entre les mains du célébrant, avant qu’elle fût effectivement consacrée.Le rite de l’élévation s’est propagé très rapidement. M. Alain Erlande-Brandenburg. — Cela se comprend. Il s’agit d’un rapport avec les fidèles. Le célébrant se retrouve quelquefois dans l’obligation de la tenir très longtemps pour leur permettre de la voir. L’essentiel pour les chrétiens de cette époque-là c’est la vision. Pourquoi cette apparition de l’élévation ? Doit-on la mettre en rapport avec une clôture quelconque qui aurait fait barrage entre le célébrant, tourné vers l’Est, les chanoines au devant, et enfin les fidèles, bien au-delà ? P. Jean Longère. — On dit que c’est une communion de substitution à un moment où la communion est peu fréquente. En même temps la dévotion à l’Eucharistie s’intensifie tout au long du xiiie siècle.



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M. Alain Saint-Denis. — Est-ce qu’on peut supposer que certains livres de miracles rédigés dans des diocèses particuliers aient pu servir de base à la prédication sous forme d’exempla ? Peut-on imaginer qu’ils aient été rédigés dans cette perspective de la prédication et de l’enseignement ? P. Jean Longère. — Je ne suis pas spécialiste de la littérature hagiographique. On peut bien le penser. Saint Grégoire le Grand disait déjà que les gens sont plus frappés par l’exemple des saints que par les exposés doctrinaux. Il faudrait reprendre les recueils de sermons de sanctis, qui ont été peu étudiés. J’ai édité des sermons de Jacques de Vitry sur saint Martin, il s’inspire beaucoup des Vies, qu’il cite. M. Alain Saint-Denis. — Les Vies de saints d’accord, mais les recueils des miracles locaux ? P. Jean Longère. — Il faudrait établir le lien de façon très précise ; le travail reste à faire.

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Un saint patron en sa ville Recueil des miracles de saint Liesne de Melun à la date de 1136 Pau let te L’ H e r m i t e-Le c l e rc q Melun a deux saints patrons, saint Liesne1 et saint Aspais. Tous deux avaient au Moyen Âge leur église paroissiale, sur la rive droite ; leurs deux églises dépendaient de la grande abbaye bénédictine Saint-Père de Melun  sur la même rive du fleuve. Aujourd’hui l’église SaintAspais existe toujours, fort belle, mais l’église Saint-Liesne a été rasée sous la Restauration : il ne reste plus de son titulaire que le nom d’une rue et d’un ancien lavoir. Siècle après siècle, comme je l’ai montré ailleurs, l’historiographie a fini par faire de ces deux personnages   Liesne est totalement absent de Bibliotheca Hagiographica Latina (y compris du Novum supplementum de 1986). U. Chevalier (Bio-bibliographie, t. 2, col. 2836) dit seulement de lui que ce confesseur de Melun a vécu au vie siècle mais ne renvoie à aucune étude. J’avais écrit un premier article sur le sujet (intitulé « Une œuvre retrouvée. Les miracles de saint Liesne, patron de Melun (1136) », p. 59-78, à l’occasion du colloque qui s’est tenu à Melun en 1998 et dont les actes ont été réunis par Yves Gallet sous le titre Art et architecture à Melun au Moyen Âge, Paris, Picard, 2000. Je renouvelle ici l’expression de ma gratitude à Yves Gallet qui, le premier, avait repéré, parmi les documents des Archives départementales de Seine-et-Marne (sous la cote Mdz 560), le premier jet d’une transcription des miracles de saint Liesne par A. Vidier, inspecteur général des Archives, faite à partir du manuscrit de la BnF lat. 12690. Cet autographe a été déposé à sa mort par sa veuve aux Archives départementales de Melun, ce qui m’a permis de revenir à la source. Sur cette transcription qu’A. Vidier n’a jamais reprise ni eu le temps de publier, je renvoie à mon article (n. 2). Depuis cette première publication j’ai achevé de transcrire le manuscrit, je l’ai traduit et commenté (ouvrage à paraître). La quasi-totalité des archives manuscrites de Saint-Père sont des copies des xviie-xviiie siècle, les originaux ayant disparu, en particulier pendant les Guerres de Religion. Pour écrire l’histoire des deux patrons de Melun j’ai été amenée à chercher toute la documentation disponible aux Archives de Melun (Archives départementales, Archives communales, Bibliothèque municipale) et à Paris à la BnF et aux Archives nationales. Il m’est impossible dans le cadre de cette contribution de citer toutes mes références. 1



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deux contemporains, qui auraient vécu au vie siècle, éradiqué les dernières traces de paganisme de la ville et y seraient ensevelis, une église s’élevant à leur mémoire. Là ne s’arrête pas leur communauté de destin, au moins dans la mémoire historique. Sur aucun des deux n’a jamais été signalé de vita et sur aucun des deux n’avait non plus été conservé de recueil de miracles anciens (alors que des miracles dus à saint Liesne sont encore signalés au début du xxe  siècle2). L’œuvre de Gautier, moine de Saint-Père de Melun, consacrée à saint Liesne, réalisée à la demande de son abbé et achevée en 1136 avait disparu au xixe siècle. Elle est désormais retrouvée sous la forme de la copie qu’en avaient faite les Mauristes du xviie siècle pour le Corpus Monasticum, et c’est, semble-t-il, le seul exemplaire conservé du document du xiie siècle3. Ce précieux document désormais accessible n’était connu que par les brèves analyses, souvent fautives, de Sébastien Roulliard, melunais d’origine, avocat au parlement de Paris et auteur d’une Histoire de Melun parue en 1628 dont le poids sur l’historiographie a été très lourd et durable. Le moine auteur du recueil est un fervent dévot de saint Liesne – il ne parle en revanche jamais de saint Aspais. Qu’attendre de ce document de type hagiographique ? On peut d’abord y chercher des indices sur ce que la mémoire de la communauté melunaise peut ou croit savoir de son passé en général et plus précisément de l’un de ses deux saints patrons. De façon plus visible il éclaire les fonctions du saint en sa ville et la place de son culte dans le paysage urbain. Il donne enfin des indications sur le rayonnement à l’extérieur du prestige de la ville grâce à celui du saint.

2   Cf. R. Lecotté, Recherches sur les cultes populaires dans l’actuel diocèse de Meaux, Paris, 1953, p. 166sq : les informateurs de l’auteur l’ont assuré que, à cette époque, la fontaine était encore fréquentée par des malades souffrant de fièvres ou de paralysie. 3   Les Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur prennent possession de l’abbaye Saint-Père de Melun en 1654. En vue de l’élaboration du Monasticon gallicanum ils rassemblent et recopient de nombreux actes concernant cette abbaye dans les deux gros registres des manuscrits latins de la Bibliothèque nationale 11818 et 12690.

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1. Melun au premier tiers du xiie siècle face à son passé Cette ville d’époque romaine située sur la Seine en amont de Paris a un site très semblable à celui de la capitale : une île sépare en deux branches le cours du fleuve. Ce qu’est devenue cette ville après la chute de l’Empire a été éclairé remarquablement par l’archéologie récente4. En ce qui concerne le faubourg de la rive droite qui portait alors l’église dédiée à Saint-Liesne, on a découvert de nombreuses tombes mérovingiennes, datées par des objets caractéristiques comme des scramasax et des boucles de ceintures – preuve que l’occupation de cette rive ne s’est pas interrompue brutalement. La ville a souffert à plusieurs reprises des invasions normandes mais avec la dynastie capétienne on voit Melun devenir un poste stratégique important en direction de la Champagne, ce qui explique qu’il n’y ait plus de comte depuis le début du xie siècle mais seulement un vicomte qui la gouverne au nom du roi. Lui-même y vient souvent, surveille la ville de près et fait de grandes largesses aux églises. Elle est très active du point de vue agricole, commercial et intellectuel : Abélard s’y réfugie à deux reprises, exactement à l’époque de la rédaction des miracles. Il est intéressant de chercher ce qui peut filtrer dans ce recueil de la mémoire du passé de la ville. Car la première obligation de l’écrivain qui va recueillir les récits de miracles est de se demander où, quand, comment a vécu le saint. Et Gautier n’y manque pas. Mais avant d’observer ses réponses, demandons-nous ce que l’histoire aujourd’hui peut bien connaître de saint Liesne. Où trouver avant le xiie siècle les premières mentions de saint Liesne ? Elles ne sont pas antérieures au ixe siècle et ont la sécheresse du genre de documents où elles figurent. Le martyrologe métrique de Wandelbert de l’abbaye de Prüm5, au Nord du Luxembourg, date   Cf. Art et architecture (signalé n. 1) et la bibliographie qu’il contient.   On sait sur quoi s’est fondé le moine de Prüm, Wandelbert. Il travaille avec Florus et le martyrologe dit hiéronymien mais il fait aussi œuvre personnelle. Son martyrologe est une des bases de celui d’Usuard. En revanche le martyrologe d’Adon rédigé c. 855 ne connaît pas saint Liesne, ce dont on peut s’inquiéter quand on sait qu’Adon a été élevé à Ferrières, tout près de Melun – une des plus riches bibliothèques du temps – et surtout a séjourné dans ce même monastère de Prüm, dont l’abbé lui aussi venait de Ferrières, de 841 à 853, époque d’élaboration du travail de Wandelbert dont il a été, on le sait encore, un des informateurs. Sur les martyrologes cf. J. Dubois, « Le martyrologe métrique 4 5



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de 848 et est le premier document connu à ce jour à mentionner un saint Liesne « confesseur sur les rives de la Seine », dont la fête est célébrée au 12 novembre, date qui va s’imposer pour son culte au calendrier6. Le martyrologe d’Usuard, moine de Saint-Germaindes-Prés dont on sait l’importance, et qui utilise Wandelbert et le complète, est rédigé c. 865-870. Il a l’avantage de situer le saint à Melun même et place lui aussi sa fête le 12 novembre7. Il est donc important d’observer, à partir de sources extérieures au recueil de Gautier, qu’aux décennies où Melun est susceptible d’avoir été prise par les Normands8, le souvenir du saint confesseur de Melun ne s’était pas perdu. Que savait Gautier ? Il ne nous dit pas avoir consulté le martyrologe d’Usuard et on ne sait d’où il tire son information mais elle va dans le même sens. Un des seuls indices chronologiques qu’il nous donne dans le préambule est que l’église consacrée à saint Liesne existait avant les invasions normandes, a été détruite puis reconstruite après. Mais Gautier n’en sait pas plus long que nous sur la biographie du saint. Il dit avoir cherché des renseignements sur la vie de Liesne, l’époque où il vivait, ce qu’il avait pu faire. Il était cependant le mieux placé à Melun, avec les archives de son monastère, de surcroît patron de l’église Saint-Liesne, sans parler des archives des autres églises, notamment de la collégiale Notre-Dame qui possédait comme on le voit dans le texte (chap. 9) le chef du saint depuis plus d’un siècle. Il pouvait, et l’avait sans doute fait, s’enquérir à Paris auprès des moines

de Wandelbert. Ses sources, son originalité, son influence sur le martyrologe d’Usuard », Analecta Bollandiana, 79 (1961), p.  257-293  ; Id., Les martyrologes du Moyen Âge latin (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 26), Turnhout, 1978 ; Id., Le martyrologe d’Usuard, Bruxelles, 1965 (Subsidia hagiographica, 40), p. 13. Remarquons que le martyrologe hiéronymien importé en Occident fin vie avait, à Auxerre, reçu des modifications : il s’ouvrit alors à des saints du diocèse de Sens, dans lequel se trouvait Melun, en particulier à sainte Colombe, mais pas à saint Liesne. 6   Leonium Sequanæ recolunt quoque littora sanctum. Notons que cette mention d’un culte qui provient de Prüm en Germanie est à peu près contemporaine des expéditions normandes sur la Seine dont l’une, d’après l’auteur de notre recueil de miracles, avait entraîné l’incendie de l’église Saint-Liesne. 7   Cf. J. Dubois, Le martyrologe d’Usuard, p. 136. 8   J’ai dû reprendre dans l’étude annoncée la chronologie des invasions normandes dans la région de Melun. Les seules qui soient à peu près sûres sont 856/857, 861, 866, peut-être aussi 888.

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de Saint-Germain-des-Prés et de combien d’autres abbayes ou évêchés de la région… Il ne précise pas où il a cherché mais il n’a rien trouvé. Honnêtement il n’essaie ni d’identifier plus précisément le saint, sa famille, ni les temps où il a vécu…Si on compare l’attitude du rédacteur avec celle de son exact contemporain Guibert de Nogent, la différence saute aux yeux à l’avantage de ce dernier. Dans son fameux traité sur les reliques, l’abbé de Nogent mettait en garde contre le culte voué à des individus dont on ne savait rien, ni quand ils étaient nés, ni ce qu’ils avaient fait, ni quand ils étaient morts9. Or chez Gautier l’aveu honnête de son ignorance ne refroidit en rien sa dévotion éperdue et son souci d’édifier les fidèles. Mais au moins ne se croit-il pas tenu d’échafauder de grandioses hypothèses, subrepticement muées en certitudes. Sur ce point il est moins déraisonnable que les historiens postérieurs qui ont cru pouvoir établir la « véritable » biographie des deux saints patrons de la ville. On constate donc que, à cette date de 1136, la vitalité d’un culte n’exige pas que son nouveau propagandiste, sous la responsabilité de son abbé, et encore moins les croyants de la ville ou d’ailleurs, aient quelque connaissance de l’histoire du saint – vraie ou fictive comme il en est tant dans le genre hagiographique. En revanche une conviction s’impose implicitement dans le récit. Jamais le moine Gautier n’a pu laisser croire que saint Liesne ne fût pas un enfant du pays, mort et enterré là où il avait vécu10. En ce sens il est certainement beaucoup plus proche des désirs de ses compatriotes que les savants auteurs postérieurs : les fidèles veulent avoir leur saint à eux, savoir que sa dépouille, infiniment précieuse, est à portée de main et de prière. Or le saint corps est là, dans la crypte d’une église de Melun (chap. 3). C’est manifestement ce qui tient le plus à cœur des Melunais, tous siècles confondus : que leur patron soit bien de chez eux et à eux d’abord. Cette conviction contraste fortement avec les tentatives qui au cours des siècles ont, malgré les précisions des martyrologes du ixe siècle, proposé d’identifier le Leonius, Liesne de Melun, avec le pape saint 9   Cf. en particulier H. Platelle, « Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum », dans Les reliques. Objets, cultes, symboles, Actes du colloque international de l’Université du Littoral-Côte d’Opale (Boulogne-sur-Mer, sept. 1997), éd. É. Bozòky et A.-M. Helvétius, Turnhout, 1999 (Hagiologia, 1), p. 109-121. 10   Contrairement à ce qui se passe pour saint Aspais de Melun, le méridional : après avoir été évêque du Gers, Roulliard pense qu’il s’est installé à Melun.



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Léon le Grand11, avec un saint Léon, archevêque de Sens du vie siècle12, ou encore un saint Léon archiprêtre de Poitiers du ive siècle13, compagnon de saint Hilaire. Un autre enseignement se dégage de la confrontation du récit de Gautier avec les reconstructions postérieures de la figure du saint. On aura remarqué que les identifications du Liesne de Melun avec d’autres saints Leo ou Leonius du calendrier aboutissaient à le faire vivre aux tout premiers siècles chrétiens de la Gaule. Cette tentation souvent attestée des communautés chrétiennes, quand elles reconstruisent leur histoire, de se donner le héros local qui a définitivement dissipé les ténèbres du paganisme n’est en tout cas pas décelable dans le récit du moine du xiie siècle. Il serait utile d’observer dans son ensemble la chronologie de ces réécritures de l’histoire urbaine qui aboutissent à remonter dans le temps, voire jusqu’à l’époque apostolique, les biographies des saints supposés évangélisateurs. Pour ce qui touche au saint, Gautier nous livre une information d’une autre portée encore. Elle révèle la polémique qui manifestement agitait la ville de son temps, même si on ignore quand la rumeur était née, sur quoi elle se fondait et comment elle s’était transmise. Elle est de première importance à la fois pour la connaissance de la mémoire de la ville et pour le statut du saint local, les deux choses semblant indissociables. Beaucoup de Melunais, nous dit-il, et parmi les plus dignes de foi, probatissimae personae (chap. 11), affirment que Melun a été autrefois siège épiscopal et que Liesne a été évêque. La nostalgie de l’éminente dignité de la ville dans le passé ne disparaît pas avec le xiie siècle : elle enfle avec les historiens locaux du xviie   Cette tentation n’est pas morte. L’ouvrage très récent dû aux Bénédictins de Ramsgate, Dix mille saints. Dictionnaire hagiographique, paru en 1988 et publié en français par les éditions Brepols en 1991, place (p. 310) un Léon de Melun (dont le titre de saint est prudemment assorti d’un point d’interrogation) avec cette notice qu’on s’explique mal : « Vénéré de temps immémorial à Melun. Les savants modernes l’identifient avec saint Léon le Grand qui mourut le 10 nov. » 12   Le prénom de Leo est fréquent. Il existait dejà un saint Léon archevêque de Sens avant celui du vie siècle dont on reparle plus bas – époque supposée où Liesne aurait vécu : Leontius † esse dicitur c. 320 : cf. B. Gams, Index episcoporum Ecclesiae catholicae, Ratisbonne, 1873, t. 2, p. 628. 13   Cf. B. Gams, ibid., t. 2, p. 601 : saint Hilaire, doctor Ecclesiae, mort en 367 (ou 368) le 13 janv. et Le diocèse de Poitiers, dir. R. Favreau, Paris, 1988 (Histoire des diocèses de France, 22), p. 343 et 368. 11

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siècle et surtout avec Roulliard. La question vient d’être reprise14. Qu’en pense Gautier ? Il parvient à dissocier les deux choses : rang ancien de la ville et charge exercée par saint Liesne. Lui d’abord l’intéresse. L’auteur, attaqué personnellement, vilipendé parce qu’il parle toujours de son héros comme d’un saint prêtre et non pas d’un évêque, persiste et il est difficile d’imaginer que son abbé eût pu être d’un autre avis. Avec quel argument ? Il ne peut citer aucun témoignage écrit. Il appuie sa position sur un nouveau miracle : une épiphanie du saint en personne qui a également l’intérêt de fournir un témoignage sur ce qu’on étudiera plus bas : le rayonnement du culte hors de Melun. Il nous raconte qu’un monastère voisin, La Celle15, à l’initiative du pieux moine Gozlin, est parvenu à obtenir du vénérable gardien du trésor de Saint-Père une parcelle de relique de saint Liesne 14   Cf. Y. Gallet, « Childebert Ier et le groupe épiscopal de Melun au vie siècle », dans Art et Architecture, op. cit., p. 100-120. On sait que la démarche de Childebert auprès de l’archevêque de Sens a bien eu lieu mais elle a échoué. Il a fallu attendre la publication d’un unique manuscrit par le jésuite J. Sirmond au xviie siècle pour que soit connue la réponse au roi de l’archevêque, Léon (mort en 549), lui signifiant son refus de laisser ériger un diocèse de Melun réclamé par la ville et le roi. Il n’est cependant pas totalement exclu que pendant une brève période du vie siècle Melun eût été un siège épiscopal et si Liesne vivait alors il eût pu en être le titulaire. Remarquons cependant que, si cela avait été le cas, le souvenir s’en était perdu au ixe siècle alors qu’Usuard, moine de SaintGermain des Prés († c. 877), était particulièrement bien placé pour connaître l’histoire de Melun. Aucun des martyrologes ne le dit évêque. Pourrait-on prouver que, sans que soit connue cette lettre, l’actualité politique du premier tiers du xiie siècle avait fait resurgir des souvenirs très lointains et surtout rallumé les revendications des Melunais ? Dans quel milieu se recrutent les probatissimae personae qui arguent du brillant passé de la ville ? Gautier ne le dit pas. Les rois capétiens auraient-ils vu d’un bon œil la création d’un siège épiscopal dans une ville où ils séjournent souvent ? Ce n’est pas impossible mais, pour l’instant, les preuves manquent. 15   On est embarrassé pour localiser ce toponyme, uniquement désigné dans le texte par in finibus, aux confins. Car il se trouve plusieurs La Celle en Seine-et-Marne : La Celle-en-Brie, encore appelée La Celle-sur-Morin, non loin de Crécy, dioc. de Meaux ; La Celle-sur-Moret, cant. Moret, arrond. Fontainebleau ; La Celle-sur-le-Bied, prieuré de Ferrières, cant. et arrond. Courtenay. Il pourrait s’agir plutôt de la Celle-sur-Seine, prieuré bénédictin de Saint-Germain-des-Prés, dioc. de Sens, appelé Saint-Germain de Cellis. Il existe depuis c. 678 et a laissé son nom à un lieu-dit dans la commune de La Grande-Paroisse, cant. Montereau-fault-Yonne (Monasteriolum prope Melodunum), arr. Fontainebleau. C’est manifestement la localisation retenue par L.  H. Cottineau, Répertoire topo-bibliographique des abbayes et prieurés, t. I et II, Mâcon, 1935-1939; t. III, Mâcon, 1970 (t. I, col. 643 et 646).



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conservée dans l’abbaye. Ce qui est fait avec la solennité requise16. Mais Gozlin voudrait lui aussi savoir qui était saint Liesne et n’a pas réussi à satisfaire sa curiosité en discutant avec le sacriste de SaintPère. Aussi, sur ses conseils, s’adresse-t-il au ciel, implorant Dieu afin d’obtenir quelque éclaircissement. Dans la nuit un bienheureux lui apparaît, rayonnant. Interrogé sur son identité il se nomme. Gozlin le voit portant sur la poitrine, comme beaucoup de gisants de l’époque, ses propres reliques transférées à La Celle justement grâce à son initiative. Épreuve de vérité : il porte l’habit sacerdotal et affirme « avoir plu à Dieu dans l’exercice de cette charge ». Le mot utilisé pour désigner ses vêtements, infulae, est bien insuffisant pour faire reconnaître un évêque17. À coup sûr, le saint ne porte ni la mitre ni la crosse. Notons aussi que le saint n’a donné aucun éclaircissement ni sur l’époque où il vivait ni sur la moindre de ses activités terrestres. L’obscurité sur son histoire reste totale. Gautier n’exprime pas de déception pour autant : manifestement il s’incline devant le secret des cieux. Il est comblé par la confirmation surnaturelle : Liesne était un saint prêtre. C’est après avoir raconté ce miracle dont a joui un pieux moine, étranger à la ville de Melun, que Gautier pose la question d’un évêché à Melun. Il fait état de l’opinion de gens dignes de confiance sur l’ancienne dignité épiscopale de Melun mais il ne développe pas. On voit en tout cas que, dès le premier tiers du xiie siècle, l’enjeu du débat dépassait de loin le seul statut d’un des patrons de Melun. À l’époque moderne

16   Quand a eu lieu ce miracle et de quelle relique s’agit-il ? Gautier ne le précise pas. Il parle d’un des artisans de ce transfert, le sacriste de Saint-Père, comme «  de bonne mémoire ». Les verbes sont au passé. Il est vraisemblable que la cession de la relique a eu lieu après la seconde reconnaissance de la dépouille du saint que j’ai cru pouvoir dater c. 1100, comme on va le voir. 17   Infulae peut désigner plus précisément une chasuble. Si tel est le cas on pourrait voir ici une explication à un rite intéressant qui a sa place dans une procession qu’on évoque plus bas : tous les ans, une procession part de Saint-Liesne et va chercher la chasuble du saint conservée à Notre-Dame. Une deuxième apparition du saint mentionnée dans le recueil qui se produit également hors de Melun, au Mans, aurait pu désigner le saint comme évêque. Au chap. 20 saint Liesne apparaît sans se nommer à un homme à l’agonie, en compagnie du Christ et de la Vierge et dirige le malade vers Melun sur son tombeau. La seule pièce de son costume qui soit notée cette fois par le bénéficiaire de la vision est l’amict qui n’est pas plus que les infulae le privilège de l’évêque. Dans ce miracle non plus le saint ne dit rien de sa vie terrestre.

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la reconstruction du passé de la ville qui aurait été évêché au temps de Clovis, aussi puissante que Sens et ensuite injustement dépossédée, se fixe, et avec plus de passion encore, sur une seconde figure, celle de l’autre patron encore plus mal connu que saint Liesne, saint Aspais, comme on l’exposera ailleurs. 2. Le saint, son église, le monastère Saint-Père, la ville C’est en effet par cercles concentriques que l’on mesure l’influence du saint. En ces premières décennies du xiie siècle la ville de Melun, castrum et faubourgs des deux rives, est remarquablement développée et le recueil de miracles nous donne des indications précieuses, même si elles sont partielles, sur la géographie eclésiastique de la ville et sur le peuplement des faubourgs, tout au moins de la rive droite, celle qui porte le monastère Saint-Père et l’église SaintLiesne. Parmi les autres églises connues de la ville n’apparaissent que Saint-Sauveur et Notre-Dame (chap. 6, 9). Commençons par l’église du saint, manifestement paroissiale avec ses bâtiments, sa recluse (chap. 6, 12), le grand domaine de l’illustre seigneur Odon à côté (chap. 6), les ruelles tout autour (chap. 5, 18), son curé (chap. 3, 7, 18), ses paroissiens qui accourent quand il y a miracle ou se regroupent autour du prêtre devant le portail pour bavarder (chap. 7, 18, 19), ses champs de blé (chap. 8), ses vignes fournissant le vin local (chap. 10), ses troupeaux (chap. 6). Gautier nous explique que le corps du saint repose dans la crypte voûtée de l’église sauf quelques reliques disséminées. Il faut commencer par rétablir ce qui est, à mon sens, la vérité des faits qui se sont succédé à partir de la fin du xe siècle. Ainsi sera-t-il, espérons-le, mis fin à toute confusion. Le recueil décrit au chapitre 3 un examen du tombeau du saint. Celui-ci me semble avoir été mal interprété et confondu avec une élévation antérieure que le récit de Gautier laisse supposer plus bas (chap. 9). En bref il a dû y avoir deux démembrements du corps à la suite de deux reconnaissances, la première que je crois pouvoir placer autour de l’an mil ou au début du xie siècle ; la seconde consiste en un réexamen solennel de l’authenticité du corps, longuement décrit, et qui entraine des miracles en série, et a dû avoir lieu un siècle plus tard, c. 1100, et antérieure de quelques décennies seulement au chapitre qui la relate (chap. 3). Le récit du moine apporte en effet les

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éléments permettant de redresser les erreurs transmises jusqu’à aujourd’hui. Elles portent sur la localisation du corps du saint, les circonstances et la date même de l’authentification des reliques décrite par Gautier. À la lecture du recueil il est indubitable que l’essentiel des reliques du saint qui se trouvait dans l’église Saint-Liesne y reste – usque hodie permanens, précise l’auteur dans le préambule : il nous dit au chapitre 3 que le sarcophage a été exploré à la demande de feu l’abbé de SaintPère qui s’appelait Gautier comme lui. Il est resté à sa place jusqu’à la Révolution et peut-être même jusqu’à la destruction de l’église au xixe siècle18. Il n’a jamais été transporté au monastère de Saint-Père, comme on le lit partout19. On vérifie d’ailleurs dans la plupart des autres miracles retenus que le tombeau est resté dans son église. Il y a plus grave. Contrairement aussi à ce que l’on croyait, l’élévation du corps décrite dans ce chapitre ne doit pas être confondue avec celle qui a selon toute vraisemblance eu lieu beaucoup plus tôt, sous l’abbatiat d’un autre abbé Gautier. Ce qui nous oblige à un détour. Nous savons en effet que, en 991, sur l’initiative conjuguée du roi Robert et de l’archevêque de Sens, deux bâtiments religieux de Melun ont été relevés, l’église Saint-Étienne qui appartenait à l’ancien   Comme le précise encore en 1745 le curé de Saint-Liesne, Huchereau, dans une lettre manuscrite conservée aux archives départementales de Seine-et-Marne à Melun, cotée Mdz 127. 19   Les deux recueils des Mauristes, BN 11818 et BN 12690 qui fondent la tradition de l’ordre bénédictin réformé ont dû alimenter toutes les publications suivantes (Gallia Christiana, Histoire littéraire de la France, Vies des saints, Bibliotheca sanctorum, etc. y compris le propre du diocèse de Meaux, dont dépend Melun depuis le xixe siècle), le plus curieux étant qu’ils prétendent se fonder sur le récit tiré du recueil des miracles de 1136 dont l’auteur raconterait donc que l’abbé de Saint-Père translationem e suburbana ecclesia ipsius (= Leonii) nomini dicata in principis apostolorum basilicam (= Saint-Père) procuravit (BN 11818, fol. 184). Dans BN 12690, fol. 201v, on lit de même que l’abbé Gautier fit faire la translation des reliques de l’église de son nom (Saint-Liesne) à l’abbaye (Saint-Père) « au rapport du religieux qui a ecrit les miracles en 1130 (sic)». D’où vient la confusion ? En fait Gautier écrit que l’examen de la dépouille s’est fait non pas dans la crypte où se trouvait le sépulcre mais dans la basilica superiora, dans laquelle on a voulu voir l’église monastique alors que manifestement la formule désigne la nef de l’église Saint-Liesne par opposition à la crypte. On a dû monter le cercueil pour faciliter la prospection en présence d’une foule nombreuse, turba. On l’a manifestement redescendu ensuite surtout qu’il est surmonté d’un autel. La plupart des miracles ont lieu dans cette église. Inversement aucun de ceux rapportés par le moine n’a pour cadre l’église de SaintPère. 18

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groupe des églises de la cité et le monastère Saint-Père qui était détruit 20. Ce dernier doit être rendu à la vie régulière sous la direction d’un abbé envoyé de Sainte-Colombe de Sens qui s’appelait lui aussi Gautier21. Les historiens lisant le recueil de 1136 ou son résumé, ont identifié le premier abbé du Saint-Père restauré, Gautier, avec l’abbé, son homonyme22, qui a demandé la réouverture du tombeau23. La reconnaissance du corps, racontée par le moine a eu lieu « le jour de l’anniversaire du saint », donc un 12 novembre, preuve indirecte, s’il en était besoin, que le saint avait sa place dans les commémorations liturgiques de l’abbaye. Cet événement, d’après ce qui nous a été dit des témoins invoqués, a eu lieu vers 1100, plus d’un siècle après la reconstruction du monastère. Ce qui nous oblige à poser la question suivante : le rédacteur des miracles a affirmé que l’église SaintLiesne avait été reconstruite après les invasions normandes. Quand précisément ? On l’ignore. Une chose est sûre pourtant. Dans les

20   Notation intéressante : on nous dit que ces églises n’ont plus de toitures et que le culte ne peut plus s’y célébrer (tegminibus nudatae cultuque carentes). 21   Cf. W. M. Newman, Catalogue des actes de Robert II, Paris, 1937, n° 5 ; et Gams, op. cit., p. 622. Acte passé à Compiègne le 15 sept. 991. On ne peut que signaler ici l’étroite parenté entre la politique de restauration ecclésiastique à Sens et à Melun par la même autorité. Il est frappant de constater que le même archevêque de Sens, Sevin, à l’initiative de qui Saint-Père de Melun est restauré, donne en 980 d’importants privilèges à l’abbaye sénonaise dédiée aussi à saint Pierre. À la fin du xe et au xie siècle on reconstruit les oratoires et anciens lieux de culte. Saint-Savinien à Sens avait été détruit par les Normands et est reconstruit en 1068. À la même époque où étaient composées l’histoire des reliques et les Passions des saints martyrs patrons de Sens, l’abbaye de Melun faisait de nouveau authentifier la dépouille de saint Liesne. Enfin, au premier tiers du xiie s., Gautier moine de Saint-Père, rassemblait les matériaux pour son recueil des miracles. Pour Sevin (ou Sévin, Séwin ou Séguin), cf. A. Fliche, Bull. de la Société archéologique de Sens, 24 (1909), p. 149-206. 22   G. Sénéchal (« Aspasius : Aspais. Étude sur le nom du saint honoré à Melun », Bulletin de la Société d’archéologie… de Seine-et Marne, 11 (1905-1906), p. 213-292) soulignait déjà la fréquence dans les documents de la région du prénom Gautier. Les recherches récentes sur l’anthroponymie médiévale ont fait apparaître le faible emploi des noms de saints locaux dans l’attribution de leur prénom, au moins jusqu’au xve siècle (cf. l’art. de M. Bourin dans Le culte des saints aux xie-xiiie siècle dir. R. Favreau, Poitiers, 1995. Il ne faut donc pas s’étonner de ne pas trouver à Melun beaucoup de garçons appelés Liesne. 23  Pourquoi ce ré-examen qui prouve d’abord que le culte est toujours vivant ? Il a incontestablement pour objectif, grâce à une reconnaissance officielle et solennelle de « l’authenticité » des reliques, de prouver le bien-fondé de la vénération, de confondre les sceptiques et peut-être d’apporter au monastère un supplément de prestige.



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dernières décennies du xe siècle, du temps du comte Bouchard qui meurt au tout début du xie siècle, et que l’on retrouvera plus tard, l’église du saint et sa réputation n’étaient plus à faire. Il y a fort à parier que la reconstruction de Saint-Liesne a largement précédé celle du monastère en 991. Au total il est donc obligatoire de postuler deux reconnaissances du corps à environ un siècle de distance. Le recueil précise en effet que, à la date du miracle décrit au chapitre 9, qui a eu lieu cette fois dans la collégiale Notre-Dame, le chef du saint s’y trouvait depuis plus d’un siècle, soit depuis les toutes premières décennies du xie siècle, époque d’ailleurs où cette église était également restaurée24. On sait aussi que le suaire quant à lui a été transféré à Saint-Père, le lendemain de la seconde reconnaissance, donc un 13 novembre, un peu avant ou après 1100 (chap. 4). Avant d’en venir à la typologie des miracles, remarquons que le site le plus chargé de la virtus du saint est bien autour de son tombeau. Le saint veille tout particulièrement sur le territoire de son église, sa terre (chap. 6), gleba, bornée par un petit cours d’eau dont les eaux font merveille, on y viendra. La sphère d’influence la mieux protégée par la virtus du saint est son faubourg devenu paroisse avec son tombeau, son église, ses habitants et leurs biens. Le second cercle sur la même rive est celui du monastère car l’église Saint-Liesne l’a pour patron et c’est à ce titre seulement, à mon sens, que feu l’abbé Gautier mis en scène par le rédacteur a pu faire réexaminer les reliques du saint sans que l’évêque fût présent. Depuis quand ? Tout ce que nous possédons est non pas l’acte d’appropriation mais un acte de confirmation. Le patronat de cette église, comme de plusieurs autres églises de Melun, lui a été confirmé par l’archevêque de Sens en 1080 et ce droit traverse les siècles, comme le prouvent les pouillés25. Ce droit s’est traduit notamment par le   Cf. Y. Gallet, « La collégiale Notre-Dame de Melun au temps de Robert le Pieux, dans Art et Architecture, p. 151-167. 25   À cette date de 1080 en effet l’archevêque de Sens, Richer (1062-1096), confirme au monastère de Saint-Père plusieurs églises dont trois sur le seul territoire de Melun et sur la même rive de la Seine : Saint-Liesne, Saint-Aspais et Saint-Barthélemy, ainsi que le droit de présenter les prêtres qui les desservent. Ici aussi le recueil devrait mettre fin à des affirmations non fondées comme celle selon laquelle l’église Saint-Liesne de Melun appartiendrait aux nonnes de Notre-Dame d’Argenteuil… Il n’est pas possible de déve24

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transfert à Saint-Père de quelques saintes reliques comme on l’a vu. On perçoit dans le récit les mouvements entre les deux monuments. Quand un miracle survient sur le tombeau du saint, les moines accourent (chap. 12). Il est sûr, même si ce n’est pas dit, que le monastère nomme le curé que l’on croise à plusieurs reprises. C’est lui surtout qui fait recueillir par un des siens les miracles du saint et en a ainsi perpétué le souvenir. On a vu le sacriste de Saint-Père accepter de céder une relique à un monastère proche parce qu’il souhaitait étendre le culte. Notons toutefois que jamais l’auteur, moine de Saint-Père pourtant, ne donne la moindre indication sur les origines de son monastère. Il ne signale pas qu’il existait avant les invasions normandes alors qu’il le précisait pour l’église Saint-Liesne. Il ne nous dit nulle part quand le monastère – nous avons signalé qu’il avait été reconstruit en 991 – aurait été fondé, détruit puis relevé, alors que les siècles postérieurs vont lui bâtir sans état d’âme à lui aussi un prestigieux passé. On retrouve ici, de la part du rédacteur la même réserve qu’on avait notée quand il se demandait si saint Liesne avait été évêque. Occupé uniquement d’exalter la vertu et les pouvoirs du saint, il est frappant qu’il ne se demande jamais s’il y a pu avoir des relations autres que de dévotion entre Liesne et son monastère ni ne rappelle les liens étroits qui unissent le patron monastique et l’église construite sur le tombeau – liens qu’il ne peut pas ignorer. Il aurait pu en dire plus qu’il n’en savait ! C’eût été un honneur, un titre de gloire pour Saint-Père que Liesne eût été un de ses moines, ou, mieux encore comme on va le lire plus tard, un ancien moine qui aurait quitté la communauté pour vivre reclus dans la pénitence à l’emplacement de l’église élevée sur ses restes à sa mort 26. Mesurons de lopper ce dossier ici. L’original de l’acte de 1080 semble perdu mais on en a plusieurs analyses notamment dans AM GG d 56 et des mentions (ex. dans un inventaire des titres de l’abbaye Saint-Père du xviie siècle : AD H 224, p. 1). Relevons bien les termes employés dans l’analyse du manuscrit GG d 56 : elle parle de confirmation, donnée en assemblée synodale, de la possession à Melun de SaintBarthélemy, Saint-Liesne, Saint-Aspais « dont l’abbé avait déjà le droit de présentation » (je souligne). 26   Cf. un mémoire sur l’abbaye de Saint-Père dans AM GG d 61, p. 1 à 7. La même tradition d’un Liesne moine de Saint-Père, puis ermite et reclus dans une cellule devenue l’église qui porte son nom, est retenue par BN 11818, fol. 186 et par l’auteur du xviie siècle qui a rédigé la note contenue dans AN 723 (n°164), fol. 10. On ne peut exclure la possibilité que Liesne, sans avoir été moine, eût été, en un siècle inconnu, un pieux er-



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nouveau ici la portée de ce silence. Ne sait-il rien ? Se refuse-t-il par principe à embellir la réalité ? Ici encore l’enjeu historique est important et dépasse de loin l’histoire du saint. S’il avait fait de Liesne, –  avec, ou surtout, sans preuves, comme ses successeurs vont le faire – un moine de Saint-Père, la cause était entendue : le monastère était largement antérieur à 848 puisque à cette date son nom figurait déjà dans un martyrologe. Il acquérait aux yeux des Melunais une antiquité prestigieuse. C’est, à côté de l’affaire du siège épiscopal, un autre pan de l’histoire de Melun au premier millénaire qui, selon le cas, s’échafaude ou s’effondre. Pour de nombreux historiens postérieurs à Gautier, et d’abord pour Roulliard, Saint-Père existait au temps de Clovis…Venons-en à la typologie des miracles euxmêmes. 3. Les bienfaits du saint urbi et orbi Sur la vingtaine de miracles retenus, nous dit le rédacteur, quand il pourrait en relater des milliers, plusieurs se rangent dans les catégories classiques des miracles intemporels. Le type de miracles qui se retrouve dans tous les documents hagiographiques ; dont les bénéficiaires sont trop obscurs pour être reconnus et qu’aucun indice ne permet de dater. J’insisterai sur les plus originaux ou les plus datés, donc les plus marqués par le contexte social et politique de ce premier tiers du xiie siècle. Ils vont du dernier tiers du xe siècle à la fin du premier tiers du xiie. Les quatre éléments du cosmos exaltent la gloire du saint. L’église est inondée d’une lumière surnaturelle (chap. 1, 2, 6), traversée par des colombes (chap. 2). L’air de la ville est parcouru de lumières extraordinaires, une boule de feu d’une prodigieuse clarté irradie sans brûler d’abord Saint-Liesne puis Saint-Père et enfin SaintSauveur avant de disparaître (chap. 5) ; l’air retentit de chœurs angéliques (chap. 3). À l’inverse le saint conjure les incendies qui menacent les lieux sacrés à commencer par son église, qu’ils soient criminels

mite mort en odeur de sainteté et qu’un culte sur son tombeau, attesté au milieu du ixe siècle, eût entraîné la construction d’une église dans le faubourg.

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ou accidentels : une gigantesque meule de gerbes de blé qui a été entreposée tout près de l’église est entièrement dévorée par un feu allumé par la malveillance, mais l’église reste intacte (chap. 8). Les cierges déposés sur l’autel et oubliés brûlent jusqu’à la dernière goutte de cire sans enflammer la nappe (chap. 7). Le feu embrase un autel de Notre-Dame mais le chef du saint dans son reliquaire posé sur la sainte Table se soulève seulement, et reste longtemps suspendu en l’air, porté, caressé, par les flammes (chap. 9). Les deux autres éléments, la terre et l’eau, sont au service du saint dans son espace réservé : l’emplacement au sol de son église (chap. 18), le territoire attenant, sa gleba, sont protégés et bornés par un petit ruisseau qui s’écoule devant le portail et qui est investi d’un pouvoir très particulier. Dans ce recueil n’apparaît pas la propriété thaumaturgique de son eau qui va devenir une des grandes spécialités du saint et qui est toujours attestée au début du xxe siècle, on l’a signalé. Il semble qu’elle n’apparaisse que plus tard. Selon Roulliard François Ier en aurait bénéficié. Était-il le premier ? Sûrement pas puisque, à Fontainebleau, le roi brûlant de fièvre a entendu parler de cette eau miraculeuse et envoie un serviteur en chercher. Au xiie siècle d’une manière sans doute plus originale l’eau de Saint-Liesne est investie d’un pouvoir judiciaire aussi imparable que redoutable. Une espèce de barrière magique se met en action quand un forfait est commis : impossible à l’agresseur ou au sacrilège de traverser le petit cours d’eau pour s’enfuir. La punition est immédiate : les chevaux s’ensauvagent et expulsent le cavalier, foudroyé, paralysé (chap. 17, 18). Le saint est guérisseur : plusieurs chapitres relatent ces miracles classiques. Des aveugles recouvrent la vue (chap. 14), des infirmes, des paralytiques se redressent, que leurs voisins les amènent à l’église par compassion ou qu’ils se rendent eux-mê au sanctuaire en se traînant sur des escabeaux, accrochés ensuite à une poutre pour attester la guérison (chap. 12, 19). Le saint est le défenseur de la morale. Le ciel exige que les honneurs lui soient rendus. Malheur à la femme du village proche qui travaille le jour de sa fête : la toile qu’elle file s’incruste dans sa main qui se dessèche (chap. 21). Liesne punit la luxure, surtout s’il y a récidive (chap. 13). Plusieurs miracles attribuent un autre pouvoir au saint : celui de défaire les liens. Saint Liesne délivre des prisonniers (chap. 15, 16)

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qu’ils soient des victimes innocentes d’un coup de main27 mais même s’ils ont été à bon droit chargés de chaînes, à condition qu’ils se repentent et invoquent pieusement le saint. On vérifie sûrement dans cette spécialité que l’on retrouve dans d’autres hagiographies une prédestination liée au nom : la traduction concrète de la parenté phonétique entre lien (legamen) et Liesne (Leonius). Et cette virtus a deux facettes, si l’on peut dire externe et interne, exactement comme saint Léonard de Noblat, le saint limousin du vie siècle au nom très voisin avec lequel il n’a cependant rien à voir. Liesne fait à la fois tomber les chaînes à la fois des prisonniers et délivre les femmes en couche. Le cingulum du saint – la ceinture de l’ascète ou du militaire ? – est à Saint-Père et les femmes viennent la toucher avant leur délivrance. Nous le savons par d’autres documents. Plusieurs interventions directes du saint ont retenu l’attention du rédacteur et la nôtre. Gautier aime démontrer une aptitude de saint Liesne peut-être plus originale dans la littérature hagiographique. Ce que l’on appellerait un sixième sens, le sens politique, avec la double signification, étroite et large du mot. En pleine période de construction de l’ordre féodal saint Liesne serait de ces célicoles qui, manifestement très au fait des mutations politiques et sociales dans leur patrie d’origine, ont choisi leur camp, celui des faibles opprimés par les puissants. Il combat les prétentions conférées par la naissance ou par les hautes charges quand elles conduisent aux abus de pouvoir et aux injustices. Il ajuste les ripostes en conséquence. Pour le mettre en relief il fallait tâcher d’identifier un certain nombre de personnages présentés par le narrateur de façon très laconique tant ils devaient être familiers à ses contemporains. Quatre grands personnages du monde politique local sont présents dans le récit. Par ordre d’apparition : Odon/Eude (chap. 6)  ; Guillaume (chap. 8)  ; Hervé (chap. 10)  ; Bouchard (chap. 17). D’Odon on nous dit seulement qu’il est illustris. Guillaume est proconsul. Hervé istius opidi dudum sub advocationis vocabulo dominus et Bouchard hujus castri dudum advocatus et princeps. Hommes publics, la connaissance de leurs fonctions respectives devrait nous permettre de replacer le discours hagiographique dans   La tradition veut qu’au xixe siècle encore que, dans les convois de forçats envoyés aux galères et traversant Melun, l’invocation fervente de saint Liesne pouvait leur laisser espérer la libération. 27

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l’histoire des institutions locales. Je ne peux ici que donner les résultats auxquels j’ai cru pouvoir arriver28. Présentons-les dans l’ordre des chapitres eux-mêmes. Qui peut être l’illustre Eude, propriétaire d’un domaine dans le quartier Saint-Liesne et bénéficaire d’un miracle29 ? Le qualificatif à lui seul – il n’est employé qu’une fois dans cette hagiographie – impose l’idée qu’il s’agit d’un très haut personnage, notamment un comte, manifestement connu de tous dans la région sans qu’il soit besoin de préciser davantage. Je propose de reconnaître en lui Eude IV, de la famille comtale de Champagne, mort en 1093. Il aurait pu, de la possession ancestrale du comté de Melun, avoir conservé des terres au faubourg Saint-Liesne de Melun, jouxtant l’église du bourg extra muros. En tout cas le nom, le qualificatif, la date – fin du xie siècle- conviendraient. Le proconsul Guillaume me paraît être le vicomte de Melun Guillaume, dit le Charpentier en raison de ses exploits physiques en Palestine, qui apparaît en 1094 dans un acte passé dans la tour de Melun par lequel, Willermo tunc vicecomite, Philippe Ier confirme les privilèges accordés par ses prédécesseurs à Saint-Père de Melun30. Il se croise dès 1096 et on le voit cité dans les chroniques d’Orderic Vital et Aubry-des-Trois-Fontaines notamment. En tout cas, feu le vicomte Guillaume de notre récit qui vivait sans doute dans l’île où se concentrent le palais royal et les bâtiments administratifs, a fait entreposer un énorme gerbier – provenant des tailles ? – près de l’église Saint-Liesne et la surplombant. Ses ennemis y mettent le feu mais l’église est indemne. Venons-en à Hervé. La seule explication que l’on soit en mesure de proposer pour tenter de l’identifier est que la périphrase sub advocationis vocabulo, par laquelle est présenté ce seigneur de la ville, istius oppidi ... dominus, n’est pas exactement l’équivalente du titre d’advocatus utilisé pour le comte. Elle équivaudrait plutôt au titre de proconsul du chapitre précédent et signifiant vicomte. Je propose de voir en lui un de ces vicomtes de la première maison des vicomtes de Melun dont

  Il n’est pas possible de fournir ici toutes les justifications.   Je signale seulement ici que c’est lui qui a fait le plus fantasmer les historiens depuis Roulliard… On a notamment voulu en faire un des personnages de la geste de Girard de Roussillon… 30   Cf. Recueil des actes de Philippe 1er, éd. M. Prou, Paris, 1908, n° 133. 28

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on ne connaît pas les noms entre 1100, dernière date où apparaît dans les actes le vicomte Guillaume le Charpentier, et 1138 où la vicomté de Melun change de ligne. Il serait dans ce cas rigoureusement contemporain du narrateur. Ce qu’on nous dit de lui cadre parfaitement avec l’exercice des droits seigneuriaux, et les tentatives de résistance qu’ils suscitent, parallèles au renforcement de l’autorité capétienne à Melun. L’identification proposée de ces deux personnages, Guillaume et Hervé, qui apparaissent dans les deux chapitres 8 et 9 qui se suivent, aurait ainsi l’avantage d’apporter une unité thématique et, pour une fois, chronologique aux deux miracles. Ils pourraient être coiffés par le titre : le saint et le vicomte. Et suivraient le fil du temps : voici ce qui arriva à Guillaume d’abord, à Hervé ensuite. Le plus facile à identifier est le dernier à apparaître mais est le mieux connu : il s’agit du comte Bouchard31, comte de Melun, mort sous la coule au monastère de Saint-Maur et dont les sbires se font remettre à leur place par le saint. On sait aussi qu’après lui – ou après son fils, Renaud, évêque de Paris, mort c. 1016 –, le titre et la charge comtale disparaissent à Melun32; elle était sans nul doute menaçante pour le roi capétien, de plus en plus intéressé par ce castrum en amont de Paris. Il n’y a plus désormais à Melun que des vicomtes dont nous aurions deux représentants dans le récit. La morgue et la violence des grands personnages et de leurs hommes apparaissent bien mais le saint ne supporte pas qu’ils malmènent les laïcs, et jusqu’au prêtre desservant de l’église, qu’ils n’aient aucun scrupule à la souiller, à y faire couler le sang, à l’insulter en fouettant son autel, en le traitant de « vieux décrépit » (chap. 18). Le plus bel exemple est celui du seigneur des lieux, le vicomte Guillaume (chap. 10) qui, faisant valoir le privilège seigneurial du banvin, interdit donc aux taverniers de vendre leur récolte tant que les tonneaux seigneuriaux ne sont pas vides. On voit ici le représentant du seigneur, l’écume à la bouche, armé d’une broche, venir transpercer le tonneau du tavernier rebelle dans sa boutique en face de l’église… 31   Cf. La chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, éd. R.-H. Bautier, Paris, 1979, p. 105. D. Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme de l’an mil au xive siècle, Paris, 1993, p. 278-283. 32   Selon D. Barthélemy, op. cit., p. 291, Renaud, seul héritier mâle de Bouchard Ier, n’hérite ni du comté de Paris, ni de Corbeil, ni, pour ce qui nous intéresse ici, du comté de Melun.

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Celui-ci a le bon, le pieux réflexe : il appelle le saint à l’aide. Comme jadis chez le poète Ovide, instantanément le vin gèle et refuse de s’écouler, assurant la déroute et la conversion du méchant. Plusieurs autres récits malheureusement très allusifs et sans noms de personnes ni références chronologiques repérables (chap. 16, 18) suggèrent d’autres troubles, des pillages, des voies de fait, des condamnations par les Grands, évoquent une redoutable forteresse et ses prisonniers. Ils pourraient faire surtout référence aux événements graves dont Melun a été le théâtre en 991, donc plus d’un siècle avant l’achèvement du recueil, au temps de la collusion entre le châtelain de la ville et Eudes de Blois contre le comte Bouchard resté fidèle au roi. Melun a été assiégé mais les troupes royales l’emportèrent et le châtelain et sa femme furent décapités. Il n’est pas possible de développer ici. Quelques miracles repoussent enfin l’horizon urbain. La réputation du saint échappe à la ville et y attire des pèlerins et des offrandes. Le recueil fournit quelques indices de la diffusion du culte en dehors de Melun, à Moisenay, village voisin (chap. 21) ou à La Celle, comme on l’a vu. Mais le rayonnement s’étend sensiblement plus loin vers l’ouest de la France. Une noble dame, recluse à Saint-Chéron près de Chartres (chap. 6, 12) reçoit du ciel l’ordre de quitter sa ville où elle connaît trop de gens et où elle ne réalise que trop imparfaitement la rupture avec le monde qu’exige la pénitence : pour son salut elle doit se transporter à Melun, dans une cellule accolée à l’église SaintLiesne. De même un homme du Mans est, à l’agonie, invité par le saint lui-même, flanqué du Christ et de la Vierge en personnes, à aller implorer sa guérison sur le sépulcre (chap. 20). Autour de lui personne ne sait qui est ce saint Liesne ni où sont ses reliques, à commencer par le prêtre qui bénit sa panoplie de pèlerin. Le malheureux tenant à peine debout part au hasard puis, arrivé à Orléans, quelqu’un enfin est en mesure de lui indiquer la direction, celle de Melun – ce qui, incidemment, démontre la liaison entre les deux bassins fluviaux du Bassin Parisien. Une autre relique du saint est dérobée par des pèlerins à la collégiale Notre-Dame (chap. 9) et transportée quelque part en Neustrie : une église est construite en son honneur. On est ici dans le domaine bien étudié des vols pieux, parfaitement agréés par le saint33.  P. Geary, Furta sacra, Princeton, 1978.

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Resterait à faire le point sur la liturgie à cette date. Malheureusemnt tous les documents conservés (sacramentaires, bréviaires, missels, lectionnaires) sont très postérieurs à la période considérée. Tout permet de penser que puisqu’aucun document écrit ne subsistait avant le travail de Gautier (vita, ou recueil de miracles précédant le sien) c’est sur son travail que comptaient les églises où se célébrait la fête du saint, à Saint-Liesne, à Saint-Père et à Notre-Dame au moins34. Les leçons rimées par Roulliard dans son hymne en l’honneur de saint Liesne35 sont exactement démarquées du recueil de Gautier. Il est impossible aussi de connaître la décoration des églises anciennes qui auraient pu représenter le saint. On étudiera ailleurs ce que l’on peut reconstituer de la décoration de l’église Saint-Aspais qui, après la disparition de l’église saint-Liesne, avait accueilli ses anciens paroissiens et représentait saint Liesne dans ses vitraux…Tout ce que l’on peut supposer en ce premier tiers du xiie siècle est l’existence d’une procession solennelle qui allait de Saint-Liesne à Notre-Dame : dans cette basilique était conservée en plus du chef que nous connaissons une chasuble qui aurait été celle du saint36. Même si l’existence 34   Le ms BN 12690 fait allusion à un lectionnaire conservé à Notre-Dame et aujourd’hui perdu. 35   La Polymnie chrestienne ou hymnes et proses de l’Église, traduite en vers françois avec les hymnes specialles des SS Patrons et SS Patrones des paroisses de Paris, par Mr Sebastian Roulliard de Melun, Advocat en Parlement. À Paris, 1628, fol. 146r et v. Ce manuscrit se trouve à la Biblioth. municipale de Melun, n° 81. 36   Dans une lettre de 1745 restée manuscrite à l’archevêque de Sens qui sera publiée ailleurs, Huchereau, le curé de la paroisse Saint-Liesne au milieu du xviiie siècle, signale deux fêtes du saint : le 12 nov., jour de son natalice, on le sait, et la fête de la « translation des reliques », le dimanche dans l’octave de l’Ascension. Que commémore cette seconde fête ? De quelle translation s’agit-il ? Il ne saurait s’agir de l’événement décrit en 1136 puisqu’on nous dit qu’il a eu lieu le jour anniversaire du saint ni du transfert du suaire à l’abbaye qui a eu lieu le lendemain, donc un 13 novembre. Cette seconde procession organisée par le clergé de Saint-Liesne pourrait commémorer un autre événement important de l’histoire de Melun, la restauration de Notre-Dame et la cession du chef de saint Liesne. Le compte rendu du curé Huchereau révèle en effet d’autres liens que ceux qui se sont tissés entre Saint-Liesne et Saint-Père. Il explique que la procession solennelle, placée la semaine de l’Ascension, honore la collégiale Notre-Dame, qui dispute d’ailleurs au monastère siècle après siècle l’ancienneté et le prestige, chaque établissement voulant porter le titre de mater ecclesiarum. Huchereau fait savoir à l’archevêque que cette église – qui, disons-le au passage, prétend posséder aussi le corps de saint Aspais ! – possède plusieurs reliques de saint Liesne. En plus du chef et de quelques ossements – ici la précision est neuve – la vénérable chasuble, conservée « dans le trésor de Notre-

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de cette procession est connue très tardivement il est possible qu’elle soit ancienne car elle pourrait commémorer le transfert solennel du chef à la collégiale au début du xie siècle. Plus tard, apparaîtront d’autres légendes à la vie dure, notamment une, recueillie encore dans la sérieuse étude de Lecotté en 195337, selon laquelle les reliques de saint Liesne auraient été mises à l’abri au moment de l’arrivée des Normands, puis on aurait, pendant des siècles, oublié où elles avaient été cachées jusqu’à ce qu’elles soient miraculeusement retrouvées grâce à une vision des lépreux de la ville de Melun…en 1322. Heureusement pour nous le recueil du moine est là pour dissiper les chimères. L’apport majeur de ce recueil de 1136 est double. Il nous permet d’éclairer de nombreux aspects de la ville de Melun, la distribution de sa population, de ses églises, de ses activités, de ses dévotions, de même que le réaménagement des pouvoirs politiques et religieux. Le plus étonnant est peut-être les réflexions sur les processus de la mémoire collective qu’il autorise. De l’histoire du saint nous ne savons rien de plus que le moine Gautier. Peut-être avait-il suffi que son nom, un simple nom gravé sur une sépulture des premiers siècles, et pas forcément chrétienne d’ailleurs, apparaisse un jour – du sarDame », qui aurait appartenu à saint Liesne. Le titulaire de la cure de Saint-Liesne va la chercher la veille de l’Ascension, le mercredi des Rogations, pour s’en revêtir à l’occasion des cérémonies du dimanche suivant et de la procession qui se rend dans plusieurs églises de la ville malheureusement non précisées. Notons la place de la fête dans le calendrier liturgique : le rituel des Rogations a pour but d’attirer la bénédiction divine sur le territoire. Le hasard a fait qu’il n’ait jamais été question de cette procession avant cette lettre et on ignore quand la tradition a été fondée mais tout laisse penser qu’elle est ancienne. Il est donc très possible que cette seconde fête de saint Liesne qui réactive les liens entre le faubourg et le castrum, avec ce jeu de la sainte chasuble prêtée/rendue, portée par le curé de l’église construite au-dessus du tombeau et conservée ailleurs, commémore le transfert du chef du saint à Notre-Dame que nous avons daté du début du xie siècle. Tout semble ainsi conforter notre hypothèse. La création du chapitre de chanoines par Robert le Pieux, qui faisait aussi relever l’abbaye, avait pu s’accompagner du transfert d’insignes reliques du saint à Notre-Dame : le chef et sans doute aussi la chasuble qui avait dû être, elle aussi, retirée du sépulcre au cours de l’élévation du corps contemporaine – à savoir la première des deux que nous avons évoquées ici. Avant donc cette première reconnaissance des reliques que nous avons située aux alentours de l’an mil on ignore tout des aventures qu’avait pu connaître la sépulture du saint. 37   Op. cit., p. 165.



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cophage dans lequel il reposait, son sang toujours frais comme nous l’affirme Gautier, nous ne savons rien et il a disparu. Ce seul nom aurait pu – on en a d’autres exemples – suffire à promouvoir Leonius en saint local. En tous cas son église était ancienne et la dévotion vigoureuse a traversé les siècles jusqu’à hier. De l’autre côté nous avons, au fil des siècles, une inflation de reconstructions de l’histoire aussi majestueuses que mythiques qui lui sculptent une statue d’évangélisateur et d’évêque. Quant à sa ville, Melun, les historiens surtout de l’époque moderne, renouant avec des aspirations du vie siècle, historiquement prouvées, mais déçues, cultivant une nostalgie parfaitement perceptible au début du xiie siècle, ils succombaient aux tentations : ils ont voulu nous persuader qu’elle méritait d’être un évêché, qu’elle avait été brimée par Sens. Peut-être même qu’elle eût mérité autant sinon mieux que Paris, d’être la capitale de la France…

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Discussion M. Alain Saint-Denis. — Cette communication nous met en contact avec ce goût des hommes du xiie siècle pour le merveilleux. Nous trouvons des récits de ce type dans bien d’autres villes à la même époque. N.N. — Entre culture savante et culture populaire, on a l’impression que le peuple a construit une légende autour du simple nom : le lien. Mme Paulette L’Hermite-Leclercq. — C’est exact. Les historiens depuis le xiie siècle ont essayé de savoir qui était ce Liesne. On a essayé de le rattacher à un Léonius, disciple de saint Hilaire de Poitiers. Mais les Poitevins ont répondu : « Nous avons notre saint Liesne, vous avez le vôtre… ». On a essayé de l’identifier à saint Léon, pape du Ve siècle ; cela n’a pas marché non plus. Tout se passe comme si le nom de ce saint avait imposé, même au clergé, l’idée qu’il y avait un rapport avec le mot latin qui veut dire le lien, ce qui permet à saint Liesne de lier et de délier. N.N. — Est-ce que dans les registres paroissiaux on trouve de nombreux baptisés portant ce nom ? Mme Paulette L’Hermite-Leclercq. — Je n’ai pas l’impression que beaucoup d’enfants aient porté le nom de Liesne, ce qui me donne l’occasion de prolonger un peu ma réponse. Le culte s’est étendu en direction de la Normandie, notamment, au Mans et à Chartres. Saint Liesne apparaît à certaines personnes et leur dit de ne pas rester là où elles sont si elles veulent être guéries et faire leur salut ; il leur dit de demander où est Melun. On voit se tisser ainsi un réseau de connexion entre des villes. Le seul document historique daté est le martyrologue de Wandelbert de Prüm (848) : saint Liesne est attesté comme saint confesseur dans la vallée de la Seine. Il est signalé aussi comme confesseur dans le martyrologe écrit par Usuard pour Saint-Germaindes-Prés, ce qui est normal en raison des relations entre cette abbaye et SaintPère de Melun. Pour revenir à votre question, il n’y a pas eu beaucoup de Liesne à Melun, mais vous savez que l’adoption des noms de saints par les fidèles a demandé plusieurs siècles. Saint Aspais a eu un peu plus de chance, mais il n’est pas plus connu historiquement. Lui a une belle église et une fête, saint Liesne n’en a plus.



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Le sacré et le profane Le statut des laïcs dans la Respublica de Jean de Salisbury C h r i stophe G r e l l a r d

Examiner le statut des laïcs chez Jean de Salisbury, considéré unanimement et à juste titre comme l’un des principaux théoriciens du politique au xiie siècle, c’est dans une large mesure interroger un silence : de fait, Jean ne traite pas ex professo de la notion de laïcat, et semble à première vue faire assez peu de cas du problème de l’encadrement pastoral des laïcs (que ce soit par la prédication ou la confession). Pourtant, il s’efforce, au moyen d’un modèle organiciste, qui a été largement glosé, de mettre au jour les modalités de fonctionnement de la société, et ce faisant il est amené à détailler les fonctions propres à chaque catégorie sociale. En ce sens, il y a bien un souci pour la situation politique et sociale des laïcs. Pourtant, pour évaluer correctement la place que Jean réserve aux laïcs dans sa théorie politique, il faut prendre en compte le vécu du philosophe, c’est-à-dire sa propre expérience des laïcs. Or, il semble bien que sa relation aux laïcs, ou du moins à une partie d’entre eux, soit très fortement conflictuelle : le laïc, c’est celui qui spolie l’Église, en cherchant à s’emparer de ses biens. Toute la réflexion de Jean s’inscrit ainsi indubitablement dans le prolongement de la réforme grégorienne. Dans cette perspective, et c’est la thèse que l’on souhaiterait soutenir ici, l’élaboration d’une théorie de la respublica est indissociable d’une théorie de la régulation sociale qui vise à maintenir le contrôle par le clergé d’une société de part en part chrétienne. Cette régulation sociale est fondée sur deux modèles principaux, un modèle vertical qui entérine certaines hiérarchies sociales et un modèle horizontal d’encadrement du peuple chrétien. Toute cette théorie peut être lue comme une tentative de répondre directement aux problèmes concrets auxquels

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Jean était confronté en tant que bureaucrate ecclésiastique. Je commencerai donc par essayer d’évaluer concrètement qui sont les laïcs pour Jean, avant d’exposer les solutions théoriques qu’il propose. Jean de Salisbury et les laïcs : des rapports conflictuels Avant de s’interroger sur la place réservée par Jean aux laïcs dans sa théorie du corps politique, il semble opportun d’élucider les relations qu’il a entretenues avec les laïcs de son temps. En d’autres termes, qui sont les laïcs et comment Jean les considère-t-il  ? C’est principalement dans la correspondance (qui couvre une vingtaine d’années entre 1154 et 1175) que l’on trouve ce sous-bassement pratique à la théorie développée parallèlement dans le Policraticus (achevé en 1159). Qui sont les laïcs ? On ne trouve pas de définition explicite des laïcs chez Jean. Ce qui émerge de son œuvre, c’est davantage la caractérisation négative d’un état : sont des laïcs ceux qui ne sont pas des clercs (clerici, sacerdotes). D’emblée, ce qui structure cette opposition, c’est une réflexion sur les fonctions (officia) propres à chacun et sur les droits et devoirs afférents. Comme le rappelle Jean dans la Lettre 187, en s’appuyant sur la tradition véto-testamentaire (Nombres, 3-4), et son interprétation paulinienne, les prêtres sont les héritiers de la tribu de Levi, et à ce titre, ils sont exempts des fonctions publiques (a publicis fonctionibus) et ne sont soumis qu’au seul souverain pontife1. Ce statut particulier du sacerdoce tient au fait qu’il lui revient de manipuler le sacré2, de prendre en charge les âmes des fidèles, toutes choses qui impliquent une certaine dignité liée à un ordo. De fait, Jean utilise la notion d’ordo presque exclusivement pour désigner le sacerdoce, ou éventuellement, comme on le verra les fonctions publiques qui se

  Jean de Salisbury, The Letters of John of Salisbury, ed. and tr. W. J. Millor and H. E. Butler, Oxford, 2 vol., 1979-1986 (Oxford Medieval Texts), II, p. 234: Lettre 187. 2   Dans la Lettre 187 (II, p. 244), Jean définit le clergé par la gestion des lois du culte et des rites du sacrifice : « Non est qui trium dierum itineri uacationem impetret clero degenti sub Moyse et Aaron, id est, in cultu legis et ritu diuini sacrificii occupato. » 1

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rapprochent du sacerdoce. Le laïc, ainsi défini par opposition au clerc, est donc celui qui s’occupe des affaires publiques, lesquelles relèvent du domaine du profane. Dans cette perspective, Jean va distinguer deux types de laïcs, désignés par des termes différents. D’un côté, il utilise les termes de laicus, saecularis, prophanus, souvent comme adjectifs de potestas : il s’agit alors de renvoyer, le plus souvent, à l’aristocratie laïque qui a la mainmise sur les affaires publiques et sur la puissance exécutive. D’un autre côté, il utilise la notion de populus, sans doute en réminiscence des Etymologies d’Isidore de Séville (laos enim graece populus dicitur)3 pour désigner la partie des laïcs qui exerce les humiliora officia et qui n’a pas accès à la puissance publique. La dichotomie des laïcs (1) : le populus Si l’on se fie à la seule Correspondance de Jean, qui reflète ses préoccupations de bureaucrate, il semble bien que le populus ne soit pas son principal souci. Il y fait fort peu allusion dans ses lettres, et jamais de façon détaillée. Il semble néanmoins que transparaisse une certaine sympathie de Jean pour ces laïcs. Il semble y avoir une proximité entre les clercs et le peuple dont ils ont la charge, voire une certaine convergence4. Celle-ci apparaît dans l’usage du syntagme figé « le peuple et les clercs » (tam populus quam clerici/sacerdotes). Par exemple, dans la Vita Thomae5, Jean tient à souligner les communes réjouissances du peuple et du clergé lors du retour d’exil de Thomas Becket. Cette proximité du peuple et du clergé renvoie très nettement à l’idée que le clergé est responsable du peuple chrétien, et qu’il se doit de le contrôler. À plusieurs reprises6, en effet, Jean reprend   Isidore de Séville, Etymologiarum siue Originum libri XX, IX, 4, 6.   Cette proximité entre le peuple et les clercs, en tant que ces derniers sont les défenseurs de la liberté et les médiateurs de la foi et de la rectitude, est déjà soulignée dans l’Entheticus de dogmate philosophorum, v. 1379-1382, in John of Salisbury’s Entheticus maior and minor, éd. J. van Laarhoven, Leiden - New York - København - Köln, 1987, p. 195 : « Presbiteros tamquam patres populus veneratur/ et fidei pars est, iussa subire patris:/ iussa subire patris, praesertim recta iubentis,/ pro quibus expletis vita beata datur. » 5   Jean de Salisbury, Vita Thomae, § 20, in Anselmo e Becket, due vite, éd. et trad. I. Biffi, Milano, 1990, p. 190. 6   Voir par exemple Policraticus, V, 16, in Policraticus sive de nugis curialium et de vestigiis philosophorum, éd. C. J. Webb Clement, 2 vol., Oxford, 1909, I, p. 352, 23. Par la 3 4



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l’expression d’Isaïe (24, 2) : sicut populus sic et sacerdos, tels prêtres, tel peuple. Cette similitude des prêtres et du peuple peut se produire pour le meilleur comme pour le pire. Jean donne un exemple du premier cas dans la Lettre 223, à propos de la révolte communale de Reims en 1167  : il suggère en effet que les citoyens rémois ont conspiré contre l’évêque de clericorum consilio. La collaboration du clergé et du peuple (ici les cives et les milites) est justifiée par l’attitude tyrannique de l’évêque qui cherche à subvertir la coutume pour imposer de nouvelles servitudes (« [l’archevêque] voulait imposer à la cité certaines nouvelles servitudes indues et intolérables »7), qui fait preuve de rigueur et refuse de s’amender à l’appel du pape et du roi de France (« Ils s’étaient adressé au roi très chrétien, mais même par son intermédiaire, ils n’avaient pu fléchir la rigueur de l’archevêque »8), et qui finalement fait usage de la violence pour soumettre le peuple dont il a la charge (« Donc l’archevêque implora l’aide du comte de Flandre, …afin que les citoyens périssent par la bouche du glaive (Eccl. 28, 22) »9) : toutes choses qui correspondent exactement à la conception que Jean se fait d’un tyran, et qui justifie sinon le tyrannicide, depuis la sédition populaire appuyée par le clergé10. L’action du clergé, dans ces circonstances particulières, cadre bien avec l’idée exprimée de façon plus théorique dans le Policraticus, selon laquelle le clergé, en vertu de son rôle de gardien du peuple, est en partie responsable de l’éventuelle instauration de la tyrannie dans suite, je cite les livres V à VIII du Policraticus dans cette édition, et les livres I à IV dans l’édition suivante  : Policraticus sive de nugiis curialium et de vestigiis philosophorum, éd. K. S. B. Keats-Rohan (CC CM, 117), Turnhout, 1993. 7   Lettre 223 (II, p. 384) : « …qui nouas quasdam indebitas et intelorabiles seruitutes uolebat imponere ciuitati ». 8   Lettre 223 (II, p. 384) : « Adierant etiam Christianissimum regem, sed nec per eum rigorem archiepiscopi flectere potuerunt ». 9   Ibid. : « Unde archiepiscopus comitis Flandrensis implorauit auxilium … ut ciues perirent in ore gladii ». 10   Sur la conception du tyran chez Jean voir en particulier Policraticus, IV, 1, p. 231, 2 - 232, 5, et Policraticus, VIII, 18 (II, p. 345, 4 - 346, 13). La question du tyran et celle connexe du tyrannicide ont été largement glosées par les commentateurs. On se reportera spécialement à R.  & M.  A Rouse, «  John of Salisbury and the Doctrine of Tyrannicide », Speculum, 42 (1967), p. 693-709 ; J. van Laarhoven, « Thou shalt not slay a tyrant ! The so-called theory of John of Salisbury », in The World of John of Salisbury, éd. M. Wilks, Oxford, 1984, p.  319-341; C.  Nederman, « A  Duty to Kill: John of Salisbury’s Theory of Tyrannicide », Review of Politics, 50 (1988), p. 365-89.

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une société11. À l’inverse, on trouve un exemple du second cas, celui d’une mauvaise collaboration, dans la Lettre 87. Fustigeant la gens rudis et indomita de l’évêché gallois de Bangor, Jean écrit : Mais, ce qu’il y a de plus misérable c’est que le clergé se comporte comme le peuple, et imprégné des mêmes erreurs, ils entretiennent la peste et corrompent par leur exemple pernicieux ceux qu’ils devaient conduire sur la voie de la vertu et de la vérité12.

On le voit, la fonction d’encadrement des laïcs par le clergé revêt pour Jean une importance fondamentale que l’on retrouvera dans sa théorie politique. Cet encadrement peut produire des effets bénéfiques quand le clergé se révèle vertueux, négatifs quand il ne l’est pas. Mais Jean ne semble pas accorder une grande autonomie à cette catégorie de laïcs, pour ainsi dire inexistante. La dichotomie des laïcs (2) : la potestas laica En revanche, la seconde catégorie des laïcs se révèle pour le moins encombrante, et c’est elle qui accapare l’attention épistolaire de notre philosophe. Cette catégorie concerne ceux des laïcs qui, directement ou indirectement (c’est-à-dire par délégation du prince), possèdent la puissance publique. Or, les relations qu’ils entretiennent avec le clergé se révèlent fortement conflictuelles. On peut relever deux sources principales de conflit dans la correspondance : d’une part le problème de la simonie (définie par Jean, à la suite de Gratien : « quiconque accompagne le trafic avaricieux des affaires spirituelles c’està-dire des choses sacrées et ecclésiastiques  »13), d’autre part le problème des exemptions juridiques. Le premier problème semble le plus prégnant durant la période où Jean est le secrétaire de Thibaud de Canterbury. Un nombre important de lettres consiste en appel au 11   Policraticus, VIII, 18 (II, p. 358, 10-12) : « Nam et peccata populi faciunt regnare ypocritam et, sicut Regum testatur historia, defectus sacerdotum in populo Dei tirannos induxit ». 12   Lettre 87 (I, p. 135) : « Quod autem miserabilius est, ut populus sic et sacerdos, et eisdem inbuti erroribus pestem fouent et pernicioso corrumpunt exemplo quos ad uiam uirtutis et ueritatis reducere oportebat ». 13   Policraticus, VII, 19 (II, p. 173, 9-11) : « …quisquis in spiritualibus id est rebus sacris et ecclesiasticis, mercimonium auaritiae comittit ». Voir Gratien, Decr., ii, i, q. i, c. 114.



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pape contre des laïcs qui cherchent à s’emparer des biens de l’Église, et à déposséder des clercs. Ainsi la Lettre 85 fait allusion à l’église de Tewkesbury que cherche à s’approprier un chevalier : Parmi d’autres affaires, un certain chevalier entreprend de s’emparer d’une église qu’ils [les moines] ont détenue fermement pendant 40 années, au prétexte qu’il en est le protecteur, prétexte que les laïcs par chez nous mettent fréquemment en avant, de façon très pernicieuse contre l’Église de Dieu14.

De façon plus générale, Jean prétend dans la Vita Thomae que l’archevêque de Canterbury a favorisé l’accession de Thomas Becket à la fonction de chancelier afin de réfréner les spoliations dont était victime l’Église d’Angleterre : L’archevêque procurait un chancelier à la cour par l’action et l’intervention duquel il puisse freiner le mouvement du roi en vue de sévir contre l’Église, qu’il tempérât la perversité de ses décisions, qu’il réprimât l’audace de ses officiers qui, au nom de la puissance publique et sous prétexte du droit, conspiraient en vue de piller les ressources tant de l’Église que des provinces15.

Ce qui semble scandaliser Jean dans ces pratiques des laïcs, c’est qu’ils veuillent s’emparer des églises sans accepter les devoirs afférents à la charge de prêtre16. L’idée sous-jacente est bien qu’à chaque officium correspond un ensemble de droits et de devoirs que l’on ne peut refuser sans remettre en cause les fondements mêmes de la société. C’est l’empiétement des fonctions les unes sur les autres qui

14   Lettre 85 (I, p. 133) : « Inter cetera miles quidam ecclesiam quam xl annis inconcusse tenuerunt, eis molitur auferre sub praetextu aduocationis, quam aduersus ecclesiam Dei laici apud nos perniciossime uendicant ». Comparer à Policraticus, VII, 17 (II, p. 164, 21-25) : « Numquid in forum approbante praetore non ueniunt quae iure antiquo sic possidentur a laicis ut transeant ad heredes et titulo donationis aut permutationis alienentur ab eis ? ». 15   Vita Thomae, § 6, p. 162 : « …cancellarium procurabat in curia ordinari, cuius ope et opera novi regis ne saeviret in ecclesiam, impetum cohiberet, et consilii sui temperaret malitiam, et reprimeret audaciam officialium, qui sub obtentu publicae potestatis et praetextu iuris team ecclesiae quam provincialium facultates diripere conspiraverant ». 16   Policraticus, VII, 17 (II, p. 166, 17-20) : « Nolunt tamen sacerdotio onerari aut seruire altario qui de altario uiuunt ne (ut populus arguit) dicam luxuriantur, sed personatus quosdam introduxerunt quorum iure ad alium onera, ad alium referuntur emolumenta ».

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produit le désordre. Cette même idée se retrouve dans le second motif de confrontation. C’est la dignité et l’ordre du clerc qui lui interdisent de se soumettre à un tribunal laïc17. En l’occurrence, c’est l’immunité et la supériorité même du sacré qui interdit que lui soit mêlé le profane  : le supérieur ne peut relever de l’inférieur18. Ce second motif d’opposition culmine bien entendu avec la constitution de Clarendon (consuetudinum clarendoniae) que, par un jeu de mots, Jean appelle Cleridamni19. Si l’on résume, donc, Jean semble distinguer deux catégories de laïcs, l’une qui est presque inexistante dans la Correspondance, et qui concerne le populus, l’ensemble des laïcs qui ne disposent pas de la puissance exécutive ; l’autre, qui semble désigner l’aristocratie, c’est-à-dire les détenteurs de la puissance exécutive, et qui précisément fait usage de cette puissance pour empiéter par force sur le domaine du sacré dévolu aux clercs20. Le rapport de Jean aux laïcs est ainsi vécu sur un mode conflictuel, et s’inscrit dans l’horizon de la réforme grégorienne : l’Église doit lutter contre la simonie et les empiétements de juridiction, afin de maintenir une séparation des domaines du sacré et du profane21. En raison de cette perception conflictuelle de la réalité des rapports entre clergé et laïcs, la théorie de Jean va avoir pour objectif principal de fixer les modalités de la régulation sociale qui permettent de maintenir l’équilibre entre les ordres. Dans cette perspective, il va s’agir pour Jean de sanctuariser l’ordo clericorum.

17   Lettre 16 (I, p. 26) : « Osbertus uero constantissime crimen infitiatus, priuilegio dignitatis et ordinis se non laicorum sed ecclesiastico tantum iudicio subiacere, et se illi per omnia paratum stare respondit ». 18   Voir ci-dessous les remarques sur la hiérarchisation de la société. 19   Lettre 231 (II, p. 420). 20   Sur cette aristocratie, voir F. Lachaud., « L’idée de noblesse dans le Policraticus de Jean de Salisbury (1159)  », Cahiers de recherches médiévales, 13 (2006), p.  3-19  ; C. Grellard, « Who is the noble man ? John of Salisbury’s critics of aristocratic values », à paraître. 21   On retrouve une perspective similaire chez plusieurs clercs des xe et xie siècles. Voir C. Carozzi, « D’Adalbéron de Laon à Humbert de Moyenmoutier : la désacralisation de la royauté », in La Cristianità dei secoli xi e xii in occidente : coscienza e strutture di una società. Atti della ottava settimana internazionale di studio, Mendola, 30 giugno 5 Iuglio 1980, Milano, 1983, p. 67-84.



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Les modalités du contrôle social des laïcs Jean de Salisbury indique très clairement les objectifs de cette régulation sociale au début du chapitre 21 du livre VII du Policraticus : Mais, bien que l’irréflexion du peuple ou la licence des puissants puissent être contenues par les préceptes légaux et par l’institution divine, l’ambition cependant ne peut pas être domptée22.

Je laisserai de côté la question de l’ambition qui, du point de vue de Jean, concerne principalement les clercs eux-mêmes23, pour m’intéresser à la temeritas populi et à la licentia potestatum. Jean semble confiant dans la capacité d’une société bien ordonnée, c’est-à-dire réglée à la fois par la loi divine et par les lois humaines (lesquelles ne sont que les interprètes de la première24), à éviter ces deux écueils. De fait, on peut considérer la théorie du corps politique mise en place par Jean comme une réponse à ce double problème qui renvoie aux deux catégories de laïcs examinées auparavant. Pour le dire brièvement, Jean met en place un double modèle de régulation sociale, un modèle vertical et un modèle horizontal, tous deux fondés sur une conception organiciste de la société. La place des laïcs dans le corps politique Se réclamant de Plutarque, Jean de Salisbury, c’est bien connu, réinvestit le modèle du corps comme description du fonctionnement et des finalités de la société25. Quoique ce modèle soit très largement   Policraticus, VII, 21 (II, p. 190, 26-28) : « Licet autem populi temeritas aut licentia potestatum praeceptis legittimis et diuina institutione reprimi possit, ambitio tamen domari non potest ». 23   La question de l’admonition du clergé par Jean, qui prolonge en un sens la critique de Cornificius dans le Metalogicon, mériterait une étude à part entière, qui à ce jour, sauf erreur de ma part, n’existe pas. 24   Voir Policraticus, IV, 2, p. 234, 4-10. 25   Jean de Salisbury réfère ce modèle à l’Institutio Traiani de Plutarque. Voir Policraticus V, 1 (I, p. 281, 9 - 282, 2). Il est assez largement admis depuis la contribution de H. Liebeschütz que l’Institutio Traiani est un faux élaboré par Jean lui-même. Voir H. Liebeschütz, « John of Salisbury and Pseudo-Plutarch », Journal of Warburg and Courtlaud Institutes, 6 (1943), p. 33-39 ; le point de vue contraire est néanmoins défendu par S. Desideri, La institutio Trajani, 12, Genova, 1958, et plus récemment par C. Brücker, 22

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répandu dans la littérature chrétienne antérieure, ainsi que dans les commentaires du Timée, on s’accorde à reconnaître à Jean d’avoir poussé ce modèle à un haut degré de raffinement, et d’avoir permis par là de dépasser le modèle trifonctionnel26. Rappelons brièvement que ce modèle organiciste consiste à comparer les principales fonctions sociales à une partie d’un corps27. Au sommet de ce corps politique se trouve la tête, dont il faut considérer deux aspects, la tête proprement dite qui correspond à la fonction du prince, et celle de l’âme qui relève des prêtres. Il y a donc un primat (au moins dans l’ordre de l’exposition) du sacerdoce : puisque la vie du corps est impulsée par Dieu, ses serviteurs sont premiers par l’importance de leur fonction. L’âme est à la fois fonction animatrice et ce qui permet la réflexion et la connaissance28. Les prêtres sont donc destinés, sinon à gouverner le corps et à le présider, du moins à orienter son action par un rôle de conseil. La tête est en effet soumise à l’âme en ce qu’elle est excitée et dirigée par cette dernière. Aux niveaux inférieurs des fonctions corporelles, on trouve le cœur qui renvoie au Sénat compris comme une sorte de conseil du prince ; les yeux qui sont les dans son introduction à Le Policratique de Jean de Salisbury. Livre V, trad. D. Foulechat, édition critique et commentée des textes français et latin avec introduction par Ch. Brucker, Paris-Genève, 2006. 26   Sur les origines et les transformations de ce modèle voir notamment E. Kantorowicz, Les Deux corps du roi, trad. J. Ph. Genet & N. Genet, Paris, 2000, chap. 5, p. 793-842 ; P. Dutton, « Illustre ciuitatis et populi exemplum : Plato’s Timaeus and the Transmission from Calcidius to the End of the Twelfth Century of a Tripartite Scheme of Society », Medieval Studies, 45 (1983), p. 79-119. Plus spécifiquement sur Jean de Salisbury, voir G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, dans Féodalités, Paris, 1996, p. 726-732 ; Y. Congar, « Les laïcs et l’ecclésiologie des ordines chez les théologiens des xie et xiie siècles », in I Laici nella societas christiana di secoli xi et xii, Milano, 1986, p.  83-117  : 101-102  ; C. Nederman, « The Physiological Significance of the Organic Metaphor in John of Salisbury’s Policraticus », in History of Political Thought, 8 (1987), p. 211-223. 27   Policraticus, V, 2 (I, p. 282, 5 - 284, 5). 28   Policraticus, V, 2 (I, p. 282, 11-22) : « Est autem res publica, sicut Plutarco placet, corpus quoddam quod diuini muneris beneficio animatur et summae aequitatis agitur nutu et regitur quodam moderamine rationis. Ea uero quae cultum religionis in nobis instituunt et informant et Dei (ne secundum Plutarcum deorum dicam) cerimonias tradunt, uicem animae in corpore rei publicae obtinent. Illos uero, qui religionis cultui praesunt, quasi animam corporis suspicere et uenerari oportet. Quis enm sanctitatis ministros Dei ipsius uicarios esse ambigit ? Porro, sicut anima totius habet corporis principatum, ita et hii, quos ille religionis praefectos uocat, toti corpori praesunt ».



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gouverneurs, c’est-à-dire les représentants provinciaux du prince et son substitut ; les mains, armées ou désarmées, c’est-à-dire respectivement, les soldats et les fonctionnaires ; les flancs qui sont équivalents aux courtisans, aux proches du roi et qui, en principe, lui apportent une assistance physique et morale ; l’estomac, la partie sensible du corps politique qui gère la finance ; enfin, les pieds, à savoir les paysans (catégorie élargie aux artisans par la suite). Un tel modèle permet d’insister à la fois sur la cohérence et la coopération des parties du corps entre elles, ainsi que sur l’idée d’équilibre interne. Ainsi, ce modèle reproduit l’ordre cosmologique du macrocosme et du microcosme et la hiérarchie corps-âme-Dieu, avec soumission et participation de l’inférieur au supérieur, qui seules peuvent garantir le bon fonctionnement de la société, c’est-à-dire la bonne santé du corps politique. Le modèle organique permet aussi de souligner cette solidarité des parties dans le bien et dans le mal de sorte que toute déficience d’une partie a des répercussions sur les autres : Il nous suffit à présent d’avoir dit ceci de l’unité de la tête et des membres, et d’y ajouter ce que nous avons indiqué en préambule, à savoir qu’une lésion de la tête, comme on l’a dit auparavant, se répercute sur tous les membres, et qu’une blessure injustement faite à l’un des membres concerne aussi la tête29.

C’est ce principe d’harmonie coopérative qui réconcilie des individus disparates et essaie de les lier ensemble en les soumettant au primat du bien public. Quels enseignements peut-on tirer de ce modèle pour la question, qui nous occupe, de la place des laïcs dans la société théorisée par Jean ? Il pourrait sembler au premier abord que Jean, en transformant le modèle trifonctionnel, théorise les mutations de la société dans laquelle il vit. En fait, il faut bien mesurer qu’il prend acte d’une mutation plus qu’il ne la théorise. S’il élargit la catégorie en question, celle des pieds, au-delà des seuls paysans, en y ajoutant les métiers urbains (les artes mechanicae), tous qualifiés de humiliora officia, Jean considère néanmoins que les dits officia ne relèvent pas de l’autorité 29   Voir Policraticus, VI, 25 (II, p. 73, 24-29) : « Nobis autem haec de unitate capitis et membrorum ad praesens dixisse sufficiat, hoc de adiecto quod praemisimus, quod lesio capitis, ut praediximus, ad omnia membra refertur et cuiusque membri uulnus inisute irrogatum ad capitis spectat iniuriam ».

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publique (« …occupations qui ne relèvent pas de l’autorité du gouvernement, et qui profitent en toutes occasions à l’ensemble de la société »30). Plus encore sa remarque sur les innombrables métiers impossibles à décrire pourrait être lue comme l’aveu même de cette incapacité à théoriser les transformations du monde laïc (« elles revêtent tant de formes différentes que nul ne pourra jamais décrire en particulier les devoirs propres à chaque espèce de fonctions »31). Jean se contente d’un précepte général à destination de cette catégorie de laïcs : ils doivent respecter la loi et le bien commun, c’est-à-dire se soumettre aux supérieurs qui en retour doivent assurer leur protection32. Jean se limite donc ici à reproduire un schéma féodal classique fondé sur la réciprocité des services. Ainsi, sa tentative de préciser, d’élargir la catégorie du populus semble ne pas devoir aboutir. De toute évidence, ce qui intéresse Jean ici, comme dans la Correspondance, ce sont les laïcs qui disposent du pouvoir exécutif, juges, chevaliers, percepteurs, qui sont l’objet d’une description minutieuse, et que Jean s’efforce de soumettre à une forme de contrôle clérical33. De fait, il faut surtout noter que ce modèle induit une stricte séparation du spirituel et du matériel et une nette subordination du second au premier. C’est sur cette subordination que ce fonde le premier modèle de régulation social, que j’ai qualifié de modèle vertical. Le modèle vertical de régulation sociale : les hiérarchies sociales Le principe de soumission de l’inférieur au supérieur, joint à la subordination du matériel au spirituel, en tant que ce dernier joue un rôle de principe moteur, contribue à inclure la respublica dans un

30   Policraticus, VI, 20 (II, p. 59, 1-3) : « …nec ad praesidendi pertinent auctoritatem et uniuersitati rei publicae usquequaque proficiunt ». 31   Policraticus, VI, 20 (II, p. 59, 7-9) : « …tam uariae figurae sunt ut nullus umquam officiorum scriptor in singulas species eorum speciala praecepta dederit ». 32   Ibid. (II, p. 59, 12-13) : « Debent autem obsequium inferiora superioribus quae omnia eisdem uicissim debent necessarium subsidium prouidere ». 33   À titre de comparaison, Jean consacre trois chapitres à l’examen de l’âme (V, 3-5), trois à la tête (V, 6-8, pour ne rien dire du livre IV qui lui est entièrement dédié), sept aux oreilles et yeux (V, 11-17), dix huit à la main armée (VI, 2-19), mais un seul au cœur (V, 9), au flanc (V, 10), à la main désarmée (VI, 1) et aux pieds (VI, 20).



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schéma pyramidal34. C’est cette dimension pyramidale qui conduit Jean à insister sur la nécessaire exemplarité du sommet (clergé et princes), dans la mesure où les niveaux inférieurs seront amenés à imiter leur comportement. Reprenant un modèle néo-platonicien d’émanation, il cherche ainsi à montrer comment l’autorité et la puissance se diffusent du sommet à la base, en s’épuisant davantage à chaque niveau35. Puisque c’est l’âme qui anime le corps et dirige la tête, la préséance revient au sacerdoce dont le prince est le serviteur. Cette soumission du prince au clergé vient de ce qu’il est appelé, de façon imparfaite, à la manipulation du sacré dans la mesure où le clergé lui délègue les parties inférieures des fonctions sacrées, celles qui ne peuvent convenir à la dignité des prêtres, parce qu’elles les mêleraient à une forme d’impureté. En l’occurrence, donc, il s’agit de ces fonctions liées au sang :

34   L’idée d’une hiérarchie idéale, qui conduit à Dieu, hiérarchie fondée sur ces deux principes, est introduite par Jean dès l’Entheticus dans le cadre plus général d’une réflexion eschatologique très nettement inspirée de saint Augustin. Voir Entheticus, 543-548, p. 141 : « Vera quies aderit tunc, cum caro subdita menti/ morte triumphata spiritualis erit ;/ et caro nil recepit, nisi quod ratione probatur,/ et mentem puram firmat agitque Deus ;/ unitur menti caro subdita, mensque beatur plena Deo ». 35   Dionysius Areopagita secundum translationem quam fecit Iohannes Sarracenus, De Caelesti hierarchia, c. xiii, 3 (P. Chevallier, Dionysiaca. Recueil donnant l’ensemble des traductions latines des ouvrages attribués au Denys de l’Aréopage, Paris - Bruges, 1937-1951, p. 953, col. 4) : « Ipsae enim cognoscentes primae deum, et diuinam uirtutem superposite desiderantes, et primi operatores fieri (sicut est possibile) deiimitatiuae uirtutis et operationis dignae sunt habitae, et quae sunt post ipsas substantias ipsae ad concertationem, secundum uirtutem, boniformiter extendunt, copiose ipsis tradentes de illa quae in ipsas est superueniens claritate; et rursus illae subiectis; et secundum unamquamque prima illi quae est post ipsam tradit de dato et ad omnes iuxta proportionem prouidentia transeunte diuino lumine ». Comme chacun sait, Jean était en relation épistolaire avec le nouveau traducteur des œuvres de l’aréopagite, Jean Sarazin : voir la Lettre 194 (II, p.  268-274). Sur la diffusion du néoplatonisme du pseudo-Denys au xiie siècle, voir D. Luscombe, « The Commentary of Hugh of Saint-Victor on the Celestial Hierarchy », dans Die Dionysius-Rezeption im Mittelalter, éd. T.  Boiadjiev, G.  Kapriev, A.  Speer, Turnhout, 2000, p. 159-175. L’importance de cette œuvre néoplatonicienne pour les théories politiques a été soulignée à plusieurs reprises, voir notamment G. Duby, Les trois ordres, p. 573-580, et D. Iogna-Prat, « Le ‘baptême’ du schéma des trois ordres fonctionnels. L’apport de l’école d’Auxerre dans la seconde moitié du ixe siècle », Annales. Histoires, Sciences Sociales, 41/1 (1986), p. 101-126 ; Id., Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, 1998, p. 22-26.

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Le prince est donc assurément le serviteur du sacerdoce et celui qui exerce cette partie des fonctions sacrées qui semblent indignes des mains de prêtres. Car toute fonction liée à la loi sacrée est religieuse et pieuse, mais celle-ci est inférieure qui exerce le châtiment des crimes et que semble représenter l’image du bourreau36.

Jean prend soin néanmoins d’éviter toute prétention de la royauté à la sacralité au sens plein et d’assurer la subordination de ce serviteur au moyen d’un double argument ontologique et juridique : d’un point de vue ontologique, celui qui bénit est plus grand que celui qui est bénit (Héb. 7, 7 : sine ulla autem contradictione quod minus est a meliore benedicitur) ; d’un point de vue juridique, pour vouloir, il faut pouvoir ne pas vouloir (Dig. 50, 17, 3), c’est-à-dire que seul celui qui confère un droit peut le retirer : De même, selon le témoignage des docteurs païens, celui qui bénit est plus grand que celui qui est bénit, et celui qui est en possession de l’autorité de conférer une dignité a préséance sur celui à qui est conférée cette dignité. En outre, selon la raison du droit, celui qui a le pouvoir de vouloir l’a également de refuser, et celui qui peut conférer des droits, peut les retirer37.

Dans la mesure où tout pouvoir vient de Dieu, il revient à ses serviteurs (le clergé) de médiatiser cette délégation de pouvoir. En assurant un lien de dépendance, fondé sur le principe de délégation du pouvoir, Jean inclut toutes les relations sociales dans un système pyramidal. De fait, ce principe de délégation se retrouve ensuite au niveau des relations entre le prince et ses officiers. Même s’il est le seul dépositaire du glaive, il peut en déléguer l’usage aux juges et aux soldats :

  Policraticus, IV, 3, p. 236, 7-12 : « Est ergo princeps sacerdotii quidem minister et qui sacrorum officiorum illam partem exercet quae sacerdotii manibus uidentur indigna. Sacrarum namque legum omne officium religiosum et pium est, illud tamen inferius quod in poenis criminum exercetur et quandam carnificii repraesentare uidetur imaginem. » 37   Policraticus, IV, 3, p. 237, 35-39 : « …maior est qui benedicit quam qui benedicitur, et penes quem est conferendae dignitatis auctoritas, eum cui dignitas ipsa confertur honoris priuilegio antecedit. Porro de ratione iuris, eius est nolle cuius est uelle, et eius est auferre qui de iure conferre potest ». 36



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Car même si le prince semble avoir ses propres exécutants, il faut le considérer comme le seul et principal exécutant à qui il est permis de frapper par une main déléguée38.

Pour ces fonctions, la dimension sacrée ne provient plus directement de Dieu, mais seulement du fait que leurs dépositaires sont les représentants et les exécutants du prince. C’est dans la mesure seulement où ils diffusent la loi divine aux niveaux inférieurs de la société, que ces offices revêtent indirectement une dimension sacrée. Pour rendre compte de la sacralité de ces fonctions, Jean recourt à la notion de religion, entendue comme l’observance d’un ensemble de prescriptions. De la sorte, il y a une forme d’analogie structurelle entre le sacerdoce et ces fonctions sacralisées, cette sacralisation étant matérialisée par l’exigence du serment dont sont redevables juges et soldats : Considère les paroles de leur serment et tu découvriras que la milice armée n’est pas moins liée que la milice spirituelle par la nécessité d’une fonction orientée vers la religion et le culte de Dieu puisque, fidèlement et en fonction de Dieu, ils doivent obéir au prince et servir avec vigilance la république39.

Ainsi, toute fonction accomplissant les lois sacrées est pieuse et religieuse, mais il faut tenir compte de la hiérarchie des fonctions, c’est-à-dire de la proximité avec le principe délégateur. La stratégie de Jean pour assurer le contrôle des laïcs n’est donc pas, comme cela se faisait classiquement, de séparer radicalement les domaines du sacré et du profane40, mais au contraire de multiplier les participations au sacré de la part de quiconque détient une partie du pouvoir exécutif, pour mieux assurer la domination de ceux qui, en dernier recours, sont pleinement dépositaires du sacré. 38   Policraticus IV, 2, p. 236, 56-58 : « Nam etsi suos princeps uideatur habere lictores, ipse aut solus aut praecipuus credendus est lictor cui ferire licitum est per subpositam manum ». 39   Policraticus, VI, 8 (II, p. 21, 27-31) : « Sed ipsius iuramenti uerba reuolue et inuenies armatam militiam non minus quam spiritualem ex necessitate officii ad religionem et Dei cultum artari, cum fideliter et secundum Deum principi debatur obsequium et rei publicae peruigil famulatus ». 40   C’est déjà le cas dans la lettre bien connue de Gélase, Lettre VIII à l’empereur Anastase (PL, 59, col. 42). Voir également, l’exemple d’Humbert de Moyenmoutier analysé par C. Carozzi, « D’Adalbéron de Laon à Humbert de Moyenmoutier », p. 72-83.

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Le modèle horizontal de régulation sociale : le quadrillage de la société Le premier modèle de régulation sociale, qui opère par diffusion, est renforcé en amont par un second modèle que l’on peut qualifier d’horizontal qui a pour fonction d’encadrer le comportement du peuple chrétien41. Reprenant l’exemple de l’institution de la religion romaine par Numa Pompilius42, qui édicta un ensemble de rites en vue de délimiter les domaines du sacré et du profane et afin de rendre sensible la divinité, Jean énumère quatre fonctions sociales de la religion : empêcher de violer la loi en la sacralisant, réduire la violence en la canalisant (la religion étant alors dépositaire de l’usage légitime de la violence), développer le sens de la justice, c’est-à-dire l’obéissance aux lois divines, et finalement développer la charité et l’affection mutuelle qui rendent possible la vie en communauté : …des prêtres de divers rites furent institués afin d’occuper ainsi leur barbarie, de tempérer leur penchant aux infractions, de ranger leurs armes, de pratiquer la justice, et leur faire partager mutuellement leur affection43.

41   Je développe cet aspect de la théorie politique de Jean de Salisbury dans C. Grellard, « La religion comme technique de gouvernement chez Jean de Salisbury », à paraître. 42   Policraticus, V, 3 (I, p. 285, 21 - 286, 6) : « Vnde et Numam Pompilium cerimonias quasdam legimus indixisse Romanis et sacrificia, ut sub immortalium deorum praetextu ad colendam pietatem religionem et fidem et cetera, quae eis intimare uolebat, ipsos facilius inuitaret. Testantur hoc ancilia atque Palladium, sacra quaedam imperii pignora; Ianus bifrons, belli et pacis arbiter ; focus Vestae uirginibus consecratus, quo in honore celestium syderum flamma custos imperii iugiter uigilaret. Sed et annus in menses duodecim dilatatus, fastorum et nefastorum dierum uarietate depictus, pontifices, augures, et sacerdotiorum uarii ritus, quibus ita barbariem occupauit, ut ab iniuriis temperarent, feriarentur ab armis, iustitiam colerent, et ciuilem sibi inuicem impertirent affectum ; eo que ferocem redegit populum, ut imperium, quod ui (ut dicitur) et iniuria occupauerat, iustitiae et pietatis legibus feliciter gubernaret ». Il s’agit d’une citation, presque mot pour mot, de l’Epitome de Florus. Voir Florus, Œuvres, t. 1, texte établi et traduit par P. Jal, Paris, 1967, p. 10-11 43   Policraticus, V, 3 (I, p. 286, 1-3) : « …et sacerdotium uarii ritus, quibus ita barbariem occupauit, ut ab iniuriis temperarent, feriarentur ab armis, iustitiam colerent, et ciuilem sibi inuicem impertirent affectum ». Dans l’Entheticus, c’est Varron, mis en parallèle avec Moïse, qui est crédité de l’élaboration des rites sacrés et de l’officium Dei, v. 1181-1182, p. 183 : « Mistica naturae pandit, ritusque sacrorum, officiumque Dei, gestaque prisca patrum ».



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La religion est nettement présentée comme une entreprise de classification et de régulation. L’institution de la religion a pour but premier de classer les choses corporelles autant qu’incorporelles selon les catégories du sacré44 et du profane, et à partir de ce classement, de régler la conduite à l’égard du sacré au moyen d’un ensemble de rites. En ce sens, l’administration du sacré qui échoit au sacerdoce est avant tout une entreprise de direction des conduites, au même titre que la morale et le droit, à ceci près que la morale et le droit sont justifiés par la religion. Cette direction des conduites du peuple chrétien est renforcée en amont par la théorie de la reverentia, et en aval par l’usage de l’anathème. Jean développe le premier point, à partir de Cicéron45, en identifiant quatre types de respect dû aux personnes, selon qu’il provient de la nature. de la fonction, des mœurs, et de la condition ou de la fortune, Ce qui justifie ces différentes formes de respect, c’est leur rapport à Dieu. Le respect dû aux proches est attesté par l’ancienne loi, tandis que le respect dû aux fonctions repose sur les lois divines et humaines, les premières fondant les secondes. Quant aux vertus et à la condition fortuite, elles sont la manifestation du soutien divin. D’une façon ou d’une autre, c’est donc toujours Dieu qui est honoré à travers ces différents intermédiaires sensibles : Dans la personne de ceux qui servent la loi divine, Dieu est honoré ou méprisé devant tous, puisque l’on considère que lui revient l’honneur ou le mépris porté à ceux-ci46.

La conséquence sociale qu’en tire Jean, c’est qu’il y a une hiérarchie de ces degrés en fonction de la proximité à Dieu. Le plus haut niveau, celui du respect dû à Dieu, englobe l’ensemble de ses serviteurs, ainsi que les symboles sensibles de la divinité, c’est-à-dire les res sacrae, res qui peuvent être corporelles comme les lieux de culte, 44   Jean définit le sacré comme ce qui est interdit au public, dans l’Entheticus, v. 188, p. 117 : « Nam sacra vulgari publica iura vetant ». Sur la notion de « sacré » au Moyen Âge, voir M. Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005, p. 89-111. 45   Voir Policraticus, V, 4 (I, p. 289, 29 - 295, 28). Peut-être Jean développe-t-il une théorie présente de façon embryonnaire chez Cicéron, De officiis, I, 28, 99. 46   Policraticus, V, 5 (I, p. 296, 5-7) : « In his autem qui iura diuina ministrant, Deus prae ceteris honoratur aut spernitur, cum illorum honorem aut contemptum proprium reputet ».

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ou incorporelles comme les lois divines47. C’est donc toujours le rapport d’imitation à Dieu, et de service rendu à la divinité, qui justifie la reverentia. Cette théorie du respect permet d’entériner un habitus social du chrétien constitué par une double dimension, soumission aux institutions humaines, et soumission aux institutions divines. Chaque fois, la soumission aux institutions entraîne l’obéissance à ceux qui les incarnent par leur fonction. On obtient ainsi un quadrillage efficace de l’ensemble de la communauté. Jean n’aborde pas, ou peu, les questions de la prédication aux laïcs48 et de la confession, comme si, finalement, la manipulation de symboles sensibles suffisait au contrôle de la temeritas populi. En revanche, le respect dû à la fois aux personnes et aux lieux sacrés est renforcé par l’admonition et surtout par l’arme de l’anathème ou de l’excommunication49. Leur fonction est de retrancher le contrevenant de la communauté des chrétiens, de l’en exclure, en interdisant aux autres chrétiens d’entrer en contact avec lui, et en privant l’excommunié des sacrements50. Ce qui justifie cette mise à l’écart des excommuniés, c’est encore une fois ce principe de hiérarchie qui

47   Ibid. (I, p. 296, 14-19) : « Illa uero reuerentia, quae in rerum ueneratione consistit, multiplex est. Aut enim corporales res sunt, ut edes et loca sacra et quae piis dicantur usibus et sacrificia quae uisibiliter exercentur; aut incorporales, ut iura quae sacris rebus competunt, quae temerare sacrilegium est morte piandum alia ue pena grauissima pro qualitate admissi. Rerum ergo sacrarum immunitates conuellere, insurgere in Deum est et quasi uendicare eum in seruitutem ». 48   Les prêtres sont néanmoins ceux qui remplissent l’officium praedicationis : Lettre 140 (II, p. 24), Lettre 175 (II, p. 152-154). 49   Policraticus, V, 5 (I, p. 297, 14-20) : « Quae uero priuilegia ecclesiarum locorum que uenerabilium et ministrorum sunt, diuino fiunt et humano iure notissima, cum uel usu iam liqueat quod non possunt nisi apud iudices ecclesiasticos conueniri; et si quis in aliquem de clero uiolentas manus iniecerit, anathemate feriatur, ut nisi per Romanum pontificem absolui non possit ». Sur l’usage de certains rites publiques comme mode de résolution des conflits à cette époque, voir P. Geary, « Vivre en conflit dans une France sans État : typologie des mécanismes de règlement des conflits (1050-1200) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 41/5 (1986), p. 1107-1133. 50   Lettre 1 (I, p. 2) : « Tibi quoque, Waltere, ne hoc facias ex parte omnipotentis Dei sub anathemate interdicimus, et quacumque die hoc attemptaueris, omnibus fratribus nostris episcopis et omnibus parrochianis et subditis nostris in uirtute obedientiae praecipimus ne tibi, donec cesses et condigne satisfacias, ullo modo communicare praesumant ». Jean le rappelle avec force dans plusieurs lettres à Gérard Pucelle, à l’occasion d’un voyage que ce dernier doit effectuer à Cologne. Voir les Lettres 182, 184 et 187.



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enjoint de subordonner toute relation sociale au service dû à Dieu51. Néanmoins, Jean semble conscient des limites de ces techniques de gouvernement permettant au clergé de contraindre les laïcs, comme l’atteste sa description de la situation de l’évêché gallois de Bangore, dans la lettre 87 à laquelle on a déjà fait allusion52. La lettre commence par avouer à demi-mot l’échec de la régulation des mœurs au moyen des rites. Le peuple de l’évêché reste irrémédiablement attaché à sa barbarie et ne professe pas sincèrement la foi chrétienne53. Cette population galloise se caractérise en effet par son ignorance de la loi divine, c’est-à-dire de la loi naturelle, autant que du droit canon qui l’interprète. Cette ignorance de la loi se traduit dès lors par une vie bestiale, des mœurs étrangères aux exigences de la religion qui conduisent à pratiquer le commerce d’esclaves chrétiens, la polygamie et l’inceste54, toutes choses dont leur prince donne l’exemple et qui reçoivent le soutien du clergé. Face à cette situation, l’évêque commence par l’admonition, mais sans succès. Au contraire, cet usage légitime de la liberté de blâmer se retourne contre lui puisqu’il est expulsé de l’évêché, ses biens saisis55. L’évêque excommunie alors 51   Lettre 289 (II, p. 654) : « Et quia pro tuo et quia tuus est meo Exoniensi sollicitaris, interim probo quod fecit, subtrahens se ab excommunicatorum participatione. Indubium enim est quin a fidelibus tales oporteat euitari, quousque de absolutione constiterit. Deo enim quam hominibus potius oboediri oportet ; quod tamen saepissime, praesertim in talibus, sine periculo non contingit, eo quod per multas tribulationes intratur in regnum Dei ». 52   Voir ci-dessus, n. 12. 53   Lettre 87 (I, p. 135) : « Venerabilis frater noster Mauritius Pangorensis episcopus, facultate et possessione tenuis sed opinione nostra uir religiosus et timens Deum, ecclesiam cui auctore Deo praesidet turbatam et deturpatam inuenit a malitia inhabitantium in ea, utpote legis diuinae ignaram et canonicas institutiones penitus ignorantem. Gens rudis et indomita bestiali more uiuens aspernatur uerbum uitae, et Christum nomine tneus profitentes uita et moribus diffitentur ». 54   Ibid. (I, p. 135) : « Ab his enim Christiani usitato commercio in partes transmarinas uenundati ab infidelibus concaptiuantur. Legem uero matrimonii contempnentes concubinas, quas cum uxoribus habent, commutant pretio, et crimen incestus ignorantes consanguinearum turpitudinem reuelare non erubescunt ». 55   Ibid. (I, p. 136) : « Ad huius uero pestilentiae cumulum, istorum barbarorum princeps Oenus et rex, auunculi sui abutens filia, tam a nobis quam ab episcopo suo frequenter admonitus, ut licentius et liberius in sua possit malitia permanere, partem cleri non modicam in patrocinium flagitiorum suorum traxit, et ipsum episcopum bonis suis spoliatum ab episcopatu expulit, quia tam eius quam populi zelo caritatis succensus adeo audacter redarguebat errores ». La liberté de parole de l’évêque, et plus généralement

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le peuple et le clergé qui refusent de faire pénitence. Mais les excommuniés contournent l’interdit en allant recevoir les sacrements dans les évêchés voisins de Galles, d’Écosse, d’Irlande et d’Angleterre56. À ce moment, l’évêque, avec le soutien de l’archevêque de Canterbury, en est réduit à faire appel au Pape pour qu’il renforce l’excommunication en enjoignant l’ensemble des évêques à la faire respecter57. La situation décrite par Jean fait bien apparaître, à travers le récit d’un échec, à la fois les techniques de régulation du populus, et leurs limites : tant les procédures extra-légales (encadrement moral, admonition) que celles légales (appel au droit naturel, au droit canon, et à l’excommunication) se révèlent inefficaces en raison de l’impossibilité à contraindre les corps. L’attitude du prince Owen souligne suffisamment l’importance du soutien de la puissance publique, c’est-àdire la collaboration entre le roi et le clergé, que Jean appelle de ses vœux dans la bonne respublica, c’est-à-dire dans ces sociétés où la tête et l’âme travaillent de concert en vue du bien commun58. des prêtres, est une pierre angulaire du système de Jean de Salisbury. Comme il le rappelle dans le Policraticus, le prince doit s’instruire de la langue des prêtres et régler son action sur leur prédication (Policraticus, IV, 3, p. 240, 105-113 : « Dum ergo sic crucis ignominiam praedicaret ut gentium paulatim euacuaretur stultitia, sensim ad Dei uerbum Dei que sapientiam et ipsum etiam diuinae maiestatis solium uerbum fidei et linguam praedicationis euexit, et, ne uirtus Euangelii sub carnis infirmitate uilesceret a scandalo Iudaeorum gentium que stultitia, opera Crucifixi, quae etiam famae testimonio roborabantur, exposuit, cum apud omnes constaret quod ea non posset facere nisi Deus  » ; Policraticus, IV, 6, p. 251, 117 - 252, 120 : « Eo forte spectat quod exemplar legis a sacerdotibus Leuiticae tribus iubetur assumi, quia praedicatione eorum debet potestas commissi magistratus gubernacula moderari. »). Cette liberté de parole est largement exemplifiée dans la Correspondance par le cas de Thomas Becket qui prêche contre les vices, et pour la liberté et la justice, face à la tyrannie d’Henri II. Voir notamment les Lettres 187 (I, p. 187), 235 (I, p. 435) et 275 (I, p. 580). 56   Lettre 87 (I, p. 136) : « Episcopus uero quosdam de clero, quosdam de populo contumaces anathematis uinculo innodauit, ipsi uero palantes et uagi ad uicinos episcopos Waliae, Angliae, Hiberniae, Scotiae confugiunt, et ab ipsis ordinaes, crisma et alia sacramenta ecclesiae fraudulenter percipiunt ». 57   Ibid. : « Idcirco sanctitati uestrae, pater reuerende, supplicamus ut nobis et praefato episcopo suffraganeo nostro in auxilium exurgatis, et patentibus litteris uestris communiter ad episcopos Angliae, Waliae, Hiberniae, Scotiae destinatis praecipiatis, quatinus quod nos, urgente necessitate episcopi apud nos exulantis, canonice statuemus in Walenses, ipsi ratum habeant et sententiam nostram firmiter obseruent ». 58   Voir par exemple la lettre 116 qui est très nettement une application des théories développées dans le Policraticus (I, p. 190) : « Illa est regnorum uera pax et semper op-



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Conclusion Dans une large mesure, il semble que la construction théorique que Jean de Salisbury met en place a pour but d’apporter une solution aux rapports conflictuels entre clercs et laïcs tels que Jean les a vécus. De fait, à aucun moment Jean ne semble se préoccuper d’élaborer une morale statutaire propre aux laïcs59. Sa réflexion se développe entièrement dans l’horizon d’un rapport de forces. Dans cette perspective, il est amené à distinguer deux catégories principales de laïcs, l’une qui renvoie à l’aristocratie et aux officiers de la couronne, c’està-dire aux laïcs qui participent à la puissance publique ; l’autre, plus indifférenciée, qui renvoie au populus, catégorie qui subsume l’ensemble des laïcs dont les fonctions ne relèvent pas de la gouvernance publique. Accaparé par son souci de contrôler les premiers, Jean n’a sans doute pas pris la mesure du développement des seconds. Il semble postuler une convergence entre le clergé et des laïcs que la seule manipulation de symboles sacrés et de rites suffit à encadrer. En revanche, la première catégorie est l’objet de toute son attention en raison du danger qu’elle représente pour l’ordo clericorum. Il s’avère donc indispensable de borner la licence de la puissance publique en soumettant le temporel au spirituel. Sur ce point, Jean ne se montre pas d’une grande originalité : la manipulation du sacré relève du domaine exclusif des clercs, et c’est ce qui fait leur suprématie. Néanmoins, Jean ne se contente pas de séparer les domaines du sacré et du profane. L’application du schème néo-platonicien de l’émanatanda tranquillitas, cum in fide et dilectione sibi cohaerent membra ecclesiae, et sacerdotibus debitam reuerentiam principes et principibus pleane fidelitatis obsequium exhibent sacerdotes. Si uero suis in se facultatibus collidantur, tam saecularis quam ecclesiasticae potestatis eneruabitur uigor, quia iuxta uocem Altissimi, ‘in se diuisum regnum quodlibet desolatur’ (Luc. 11, 17) ». Sur la typologie des respublicae chez Jean de Salsibury, voir C. Campbell & C. Nederman, « Priests, Kings and Tyrants : Spiritual and Temporal Power in John of Salisbury’s Policraticus », Speculum, 66 (1991), p. 572-590 : 581-587. 59   Sur cette question de la morale statutaire à destination des laïcs, et qui est élaborée par le clergé dès l’époque carolingienne, voir R. Savigni, « Les laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne : normes statutaires et idéal de ‘conversion’, in Guerriers et moines, conversion et sainteté aristocratique dans l’occident médiéval (ixe-xiie siècle), éd. M. Lauwers, Antibes, 2002, p. 40-92 ; D. Iogna-Prat, « La place idéale du laïc à Cluny : d’une morale statutaire à une éthique absolue ? », in Études clunisiennes, Paris, 2002, p. 94-124.

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tion le conduit plutôt à défendre l’idée d’une participation plus ou moins affaiblie de tous les degrés de la puissance publique à la puissance divine. Contre les tendances à la sécularisation de la société médiévale, Jean cherche au contraire plutôt à sacraliser à des degrés divers l’ensemble des fonctions exécutives afin de les maintenir sous la coupe du clergé.



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Discussion M. Pierre Riché. — Dans le corps humain, les pieds ont une grande importance. On ne peut pas marcher sans eux. Quand Jean de Salisbury dit que les pieds sont le populus, à cette époque c’est capital. Il dit que quand la masse du peuple souffre, c’est comme si le prince était atteint de la goutte. Je ne vois pas cela dans d’autres textes. On commençait donc à s’intéresser au peuple. M. Christophe Grellard. — Oui, il y a une sollicitude de Jean de Salisbury pour le populus, qui n’a pas d’équivalent dans les autres textes politiques. Ce que j’ai voulu dire c’est qu’il ne cherchait pas vraiment à faire une théorie des laïcs. N.N. — Si le sens de la théorie de Jean de Salisbury est celui d’un contrôle par le clergé de la société, il y a la perception que le corps social est menacé par deux tendances à la décadence, qui sont la barbarie du peuple et la licence des puissants. M. Christophe Grellard. — Jean ne parle pas de la barbarie du peuple, il parle plutôt de la témérité. Il décrit un modèle social de collaboration entre le prince et le clergé, qui est repris exactement dans la lettre 116 adressée au roi Henri II lors de son avènement. Toute la réflexion de Jean à la fin du Policraticus sur ce qui peut détruire le corps politique, c’est cette idée que les différentes forces du corps partent dans des directions opposées. N.N. — Le modèle ce n’est sans doute pas Aristote, dont la Politique n’était pas encore traduite, mais sans doute un texte de Plutarque, et à vous entendre peut-être le De Officiis de Cicéron. M. Christophe Grellard. — Le modèle organiciste… Sur le problème du pseudo-Plutarque, je crois que l’hypothèse de Liebeschutz selon laquelle l’Institutio Trajani est un faux forgé par Jean est assez recevable. L’origine de la métaphore, si elle est de Jean de Salisbury, se trouverait plus sûrement dans les réflexions sur le Christ comme corps de l’Église et les réflexions sur le Timée ; les commentaires du Timée reprennent la comparaison de la société politique avec un corps. Effectivement il n’y a aucune influence d’Aristote. M. Guy Berger. — Ce passage du schéma trifonctionnel au schéma organiciste, vous l’interprétez à juste titre en intégrant la théorie de l’émanation. Or le xiie siècle est très marqué par la mobilité sociale. Est-ce que le schéma de

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l’émanation n’est pas une manière de rendre compte de cette mobilité sociale en la bloquant, puisque l’émanation ne peut venir que du haut ? M. Christophe Grellard. — Je ne pense qu’il y ait volonté de bloquer. M. Guy Berger. — Il introduit un mouvement orienté de telle sorte qu’il bloque toute possibilité de mobilité. M. Christophe Grellard. — On peut l’interpréter comme cela. M. Alain Saint-Denis. — Cette réflexion est largement partagée par une grande partie du clergé. Les propos que tenait l’archevêque de Reims après la commune de Laon sont éclairés par ce que vous venez de dire, cette crainte de voir l’ordre perturbé et cette crainte de la mobilité, précisément. Il est intéressant de voir que Jean de Salisbury n’écarte pas à priori cette mobilité, mais met en place une formule qui tend à la nier. M. Pierre Riché. — Regardez Gautier Map, qui a peur du succès des Vaudois. D’autre part est-ce qu’il y a des sermons de Jean de Salisbury ? M. Christophe Grellard. — À ma connaissance non, hélas. M. Jacques Verger. — Cette Église qui doit guider le roi, qui est l’âme du roi, qui est-ce ? Les évêques, l’archevêque de Cantorbéry, le pape ? C’est bien cela qui fait problème dans la perspective grégorienne du xiie siècle, où l’on finit toujours par remonter au pape. M. Christophe Grellard. — Dans le Policraticus je n’ai pas le souvenir d’avoir vu beaucoup d’allusions au pape. Il y en a davantage dans la correspondance. On a l’impression que le clergé, qui reste indifférencié, ce sont avant tout les évêques et leurs serviteurs. M. Pierre Riché. — Quelle place fait-il aux moines ? M. Christophe Grellard. — Ils ne sont pas très présents. Il a tendance à idéaliser les moines en disant que ce sont les nouveaux philosophes ; les philosophes païens ont essayé en vain de réaliser la vertu, les moines y arrivent. Il doit y avoir chez Jean une nostalgie du cloître, des moments passés avec Pierre de Celle à Saint-Remi de Reims.



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Conclusion A la i n Sa i n t -D e n is

On sait qu’il n’est pas abusif de parler de « Renaissance » pour caractériser le xiie siècle. Par quelque biais qu’on l’aborde, cette époque impressionne par sa vigueur et sa créativité. Notre journée de travail en rend bien compte et au fil de la dizaine d’interventions entendues aujourd’hui miroitent plusieurs facettes caractéristiques de ce siècle attachant. On retient de ces différentes approches le dynamisme très fort qui bouscule les cadres de la société, créé des inquiétudes et transforme les paysages, la croissance qui apporte des moyens considérables jusque là ignorés, et une mobilité surprenante au regard des moyens de l’époque. Une mobilité qui fait circuler les hommes entre les différentes couches de la société tout autant que dans l’espace géographique, et qui accélère les échanges de produits, d’argent et d’idées. La communication de Françoise Gasparri a dressé un tableau général des apports marquants de ce xiie siècle. De façon très concrète, nous avons vu comment le pouvoir royal trouvant progressivement ses marques a consolidé son administration, affirmé sa présence par de nouvelles constructions, et  «  mis en scène  » la ville de Paris, désormais largement à son service, pour en faire un précieux instrument de son action. Le roi, désireux de s’entourer d’hommes compétents, a compris l’intérêt des écoles et de tout ce qui favorise la transmission des connaissances. Ses choix, contribuant à une progressive sécularisation du pouvoir, ont débouché sur la mise en place de tout un groupe de spécialistes aux compétences nouvelles, capables de diffuser dans les différents cadres de la société, connaissances, méthodes et techniques. Ces changements initiés par le Capétien et son entourage, répondent dans une certaine mesure à l’action de l’Église dont le rayonne

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ment retrouvé s’affirme de manière spectaculaire dans le paysage des villes du Nord de la France. La consolidation de plus en plus nette des institutions ecclésiastiques se traduit par une véritable mise en scène de l’espace urbain. Les cités sont transformées physiquement non seulement par la prolifération des clochers des églises paroissiales mais aussi par la reconstruction des abbayes puis par l’érection d’un monument qui domine tous les autres : la cathédrale, mater ecclesia, entourée d’une véritable petite cité, avec la maison de l’évêque, vite muée en palais, le grand cloître où prennent place demeures et bâtiments communs de la communauté des chanoines, et, non loin de là, l’hôpital capitulaire. Partout, à Sens, présenté par Lydwine Saulnier-Pernuit, comme à Soissons, Beauvais, Reims, Châlons-enChampagne, Laon, Noyon, le clergé domine le paysage urbain avec ses vastes enclos qui occupent plusieurs hectares et interrompent le tissu urbain. L’exemple de Sens est particulièrement évocateur et caractéristique. La ville organisée en treize paroisses a été profondément transformée au xiie siècle, ce qui a donné lieu à des affrontements en vue de s’approprier l’espace urbain. Dès 1130, est érigée une cathédrale dont les dimensions n’ont plus rien à voir avec les édifices du passé : loin d’être fermée, réservée aux clercs, la nouvelle église, dont Alain Erlande-Brandenburg souligne le caractère novateur, s’organise autour du sanctuaire qui reçoit la cathèdre de l’évêque et les stalles des chanoines mais consacre plus de la moitié de son volume d’ensemble à l’accueil des laïcs. On voit s’affirmer cette « mère des églises » comme un modèle dans toutes les villes du Nord de la France, avec des dimensions de plus en plus impressionnantes à mesure qu’on avance dans le temps. Certes, les toits de la ville sont dominés physiquement par la présence de l’Église, mais il y a aussi, à ses côtés, tout un monde de laïcs qui envahit peu à peu de façon très dense le parcellaire jusqu’audelà des murs, fait pousser les bourgs hors des limites traditionnelles de la cité ancienne, ce qui constitue un tout nouveau paysage. On ne saurait oublier, en effet, les mansi des riches citadins laïcs, entourés de hauts murs et, parfois, dotés de tournelles. Ces « grandes maisons » (magne domus) affirment la présence d’une aristocratie bourgeoise solidement implantée dans le cœur des cités. Dans le même temps, les familles de la noblesse régionale et leurs subalternes, se recentrent sur leurs seigneuries rurales, et, cédant peu à peu la place, 192

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se retirent dans leurs châteaux et maisons-fortes. Les grandes maisons urbaines aux mains de propriétaires, négociants et hommes d’affaires, établies parfois sur sept ou huit niveaux, comportent des installations de stockage, des locaux commerciaux et des appartements. Elles figurent parmi les marques visibles de l’évolution de la société laïque, de cette sécularisation que plusieurs intervenants ont aujourd’hui évoquée. Á Reims dont l’évolution est en tous points semblable à ce qui précède, Patrick Demouy montre combien les ambitions des bourgeois de l’archevêque provoquent de vives tensions et suscitent les craintes du chapitre cathédral et du chef de l’église locale. Les tentatives d’instauration par le roi d’une commune à Reims se sont heurtées à l’opposition farouche des clercs qui, sentant une menace pour les libertés de leur église sont parvenus à tenir le monarque en échec. Il s’agissait de maintenir un ordre supposé favorable au bon fonctionnement de la société. Et la grande crainte venait de ces laïcs entreprenants qui avaient capté une partie du sacré par le biais du serment collectif d’entraide, successeur dévoyé des serments de paix autrefois encadrés par les évêques de la province. L’usurpation fut jugée d’autant plus intolérable que les bourgeois s’en sont emparé pour mieux fonder leur pouvoir. Le combat fut rude car ces laïcs pleins d’ambition n’étaient pas dépourvus de compétences juridiques et bénéficiaient du soutien royal. Leurs comportements arrogants ne sont sans doute pas étrangers à la méfiance très grande que Jean de Salisbury exprime à leur encontre. Selon Christophe Grellard, la distinction qu’il fait entre cette élite d’hommes influents et le populus est révélatrice de la perception que les clercs avaient d’un monde laïc travaillé par d’incessants combats pour le pouvoir. Ces préventions sont à l’origine d’une volonté de double régulation de la société comparée à un corps humain. L’une doit diffuser « l’influx vital » et le respect de l’ordre de la tête vers les membres selon une rigoureuse hiérarchie, l’autre relevant d’une séparation scrupuleuse entre le profane et le sacré, tentera de répandre les notions d’obéissance et de charité. Cette vision aspirant à tempérer les relations entre laïcs et clercs affirme sans ambiguité la supériorité du spirituel sur le temporel et tente de contrer une sécularisation jugée dangereuse, prônant, à l’inverse, une

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sacralisation de l’exercice du pouvoir permettant au clergé de maintenir un contrôle vigilant. Quoi qu’en pense Jean de Salisbury, dans le monde urbain du Nord de la France, de quelque côté que l’on se tourne, on voit à l’œuvre ces laïcs entreprenants qui contrôlent l’économie locale, essaient de développer leur influence et de protéger leurs intérêts en négociant avec les seigneurs dont, souvent, ils administrent les biens. Ils se sont montrés capables d’obtenir par la discussion des modifications de la coutume et des avantages fiscaux. Leur formation leur a permis d’accéder à la lecture et peut-être aussi à l’écriture. Peut-on pour autant les compter au nombre des litterati ? Grâce à une vaste enquête menée dans des sources très variées, Pierre Riché, se fondant sur de nombreux exemples précis a pu définir ce que l’on entendait à l’époque par litteratus et illiteratus permettant de mieux poser les limites des différents niveaux de compétence. Les bonshommes ou prud’hommes constituant les élites urbaines ont-ils bénéficié de l’enseignement de précepteurs ? Ou bien sont-ils allés dans les écoles de plus en plus nombreuses dans les villes du xiie siècle  ? Ces questions ont été au cœur de notre démarche. Avec Jacques Verger, nous nous sommes interrogés sur les facettes de la formation diffusée par des lieux d’enseignement de différents types dont certains se sont peut-être spécialisés dans des contenus adaptés aux cives. On peut évoquer également l’existence, à côté des écoles cathédrales de « petites écoles » qui ont permis la diffusion de savoirs pratiques. Mais rien dans les sources, ne permet de répondre clairement à la question de la formation des différentes catégories de citadins laïcs. Il faut, pour l’heure, s’en tenir à des suppositions et l’enquête demeure ouverte. La journée s’est achevée par l’évocation de la vie religieuse multiforme et omniprésente de ce xiie siècle. Celle-ci manifeste sa vigueur dans tout le paysage urbain. Hormis les églises paroissiales, les repères sont de plus en plus nombreux : ici le souvenir d’un saint ermite, là le tombeau d’un évangélisateur, ailleurs le lieu d’un miracle, la ville est jalonnée de ces sites qui suscitent la mémoire et ramènent chacun des citadins à ses racines religieuses. Autour de l’église-mère s’organise concrètement la vie religieuse de cette société et se diffuse l’enseignement du message chrétien. 194

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Nous avons réfléchi avec le père Jean Longère sur les formes adoptées et les contenus particuliers de la prédication à partir des statuts synodaux. Ces derniers recèlent des informations précises sur la manière dont les évêques orientaient la prédication pour que les laïcs bénéficient de sacrements de qualité, et qu’ils puissent se mettre en disposition de les recevoir le mieux possible. Constatation surprenante, malgré la puissance de l’ordre canonial dans le Nord de la France, et la présence d’écoles et de nombreux prédicateurs bien formés, il semble que le clergé n’était pas très préoccupé d’expliquer au plus grand nombre les mystères de la chrétienté. Autre facette de la sensibilité religieuse du xiie siècle, le culte des saints méritait une évocation que justifie le succès des nombreux pèlerinages. Nous avons donc approché grâce à Paulette L’HermiteLeclercq, et à l’évocation des miracles de saint Liesne de Melun, une dimension surprenante des mentalités de cette époque capable de mêler intimement réalité et merveilleux. Le xiie siècle est celui des voyages de reliques ; les processions occupent une place importante dans la vie des villes et des diocèses. Les corps des saints dans leurs coffrets couverts d’or ou d’argent sont exhibés au long des rues et font des miracles. Dans l’église, témoins actifs de l’action divine dans l’humanité, ils entourent le maître-autel, bien exposés sous la clef de voûte majeure de l’édifice. Un grand nombre de récits nous sont parvenus qui sont à peu près tous contemporains (1120-1140). Tous obéissent aux mêmes normes, et racontent les mêmes choses, avec toutefois, – on l’a remarqué à Melun – des particularités locales très originales qui suscitent l’intérêt de l’historien. C’est là un contact privilégié avec la vie émotionnelle de cette société dont la sensibilité et les réactions nous dépaysent, nous éloignent du règne sans partage de la raison et méritent de notre part une démarche de compréhension mélée d’humilité. Ainsi observant « les laïcs dans les villes du Nord de la France », nous aurons évoqué ce xiie siècle foisonnant en nouveautés. L’une des plus importantes est sans conteste l’affirmation d’une société séculière dont les élites apprennent à maîtriser les connaissances et les instruments nécessaires au pouvoir, les mécanismes d’une économie de type nouveau où les échanges, l’écoulement des surplus de production et la possession de liquidités, prennent peu à peu le pas sur la seule puissance foncière. Les richesses ainsi produites ont été

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largement draînées par les villes où se manifestent avec force les ambitions de cette nouvelle aristocratie désireuse de partager le pouvoir et de mettre à profit les atouts de la croissance. Ces hommes dont les réalisations, les compétences et les préoccupations nous ont retenu aujourd’hui ont joué un rôle essentiel dans le développement du royaume capétien. Si nous avons pu rappeler quelques aspects de leur existence, les études manquent encore qui permettraient de les mieux connaître : le chantier demeure largement ouvert.

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Index de noms des personnes

Abélard  62, 67, 104, 105, 106, 111, 112, 115, 145 Adaldus, év. de Sens  19 Adèle de Blois  61 Adon  145 Aelis de Condet  74 Aelis de Louvain  67 Alain de Lille  73, 128 Alexandre le Grand  61 Alexandre III  17, 32, 35, 51, 52, 69, 75 Alexandre IV  136 Aliénor d’Aquitaine  62, 67 Amaury de Bène  106 Anselme d’Aoste  87 Anselme de Laon  112 Archambault, arch. de Sens  19 Aristote  61, 107, 114, 188 Arnoul, év.de Lisieux  34 Aubry de Humbert, arch. de Reims  57 Aubry de Trois-Fontaines  159 Augustin  129, 178 Augustin Thierry  22, 50 Ayulf  63 Baudouin de Guines  63, 93 Baudry de Bourgueil  61 Béatrice de Bourgogne  61 Bède le Vénérable  67 Benoît XI  136 Bernard de Clairvaux  33, 44, 45, 51-54, 68, 72, 75 Bernier, doyen de Paris  92 Boniface VIII  136 Bouchard, év. de Meaux  33



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Bouchard de Melun  154, 160 Burchard de Worms  123 Caffaro de Gênes  95 Calixte II  82 Cencius, préfet de Rome  70 César  17 Charles d’Anjou  115 Charles le Bon, comte de Flandre  82 Childebert Ier  149 Chrétien de Troyes  62, 65, 66 Cicéron  62, 182, 188 Clément IV  136 Clément V  136 Clovis  19, 151, 156 Conon de Béthune  62 Conrad III  60, 61 Dagobert  84 Daimbert, arch. de Sens  31 David de Dinant  106 Étienne de Galardon  90 Étienne de Rouen  62 Eudes de Blois  161 Eudes de Châteauroux  74 Eudes de Melun  158, 159 Eudes de Sully, év. de Paris  117, 118, 124, 125, 128, 131, 140 Eugène III  22, 31, 53 Évagre le Pontique  122 Évrat  124 Fitz Stephen  91 Foulques d’Anjou  63

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I n de x de n o m s de s p e r s o n n e s

François d’Assise  73 Frédéric Barberousse  61 Gace Brûlé  62 Gautier Cornut, arch. de Sens  20 Gautier d’Arras  61 Gautier de Saint-Père  144-163 Gautier de Saint-Victor  108 Gautier de Villebéon  92 Gautier Map  71, 189 Gélase II  82 Geoffroy II de Bretagne  62 Geoffroy de Courlon  17, 31, 32 Geoffroy de Lèves, év.de Chartres  33, 34, 45 Geoffroy le Bel,comte d’Anjou  62 Gérard de Gonesse  14, 15 Gérard Pucelle  183 Gilbert de la Porrée  93 Gilduin  86 Giraud de Bari  62 Gozlin  149, 150 Gratien  68, 87, 123, 129, 171 Grégoire le Grand  74, 122, 141 Grégoire VII  69 Grégoire IX  119 Guermond de Châtillon  52 Guiard de Laon, év. de Cambrai  125-139 Guibert de Nogent  59, 63, 65, 66, 94, 115, 147 Guibert de Tournai  140 Guichard de Montigny, arch. de Lyon  71 Guillaume Cade  65 Guillaume de Beaumont, év. d’Angers  120 Guillaume de Champagne, arch. de Sens puis de Reims  32, 35, 47-49, 93 Guillaume de Champeaux  86

Guillaume de Conches  93 Guillaume de Malmesbury  61 Guillaume de Saint-Amour  136 Guillaume de Saint-Thierry  44 Guillaume de Seignelay,év.de Paris  124, 127, 128 Guillaume de Sens  35, 115 Guillaume de Trie, arch. de Reims  123 Guillaume Durand, ev. de Mende  128 Guillaume Guillart  91 Guillaume le Breton  92 Guillaume le Charpentier  158, 159 Guillaume le Conquérant  61, 83 Guillaume le Roux  61 Guy de la Tour, év. de Clermont  138 Guy Paré, arch. de Reims  57 Héloïse  67, 105, 115 Henri, abbé de Saint-Germaindes-Prés  34 Henri Ier  21, 79, 85, 88 Henri V  81 Henri Beauclerc  61, 67 Henri II Plantagenêt  62, 67, 93, 185, 188 Henri de Bartholomeis, v. d’Ostie  138 Henri de Dreux, arch. de Reims  57 Henri de France, arch. de Reims  46-57, 93, 170 Henri de Lausanne  71 Henri le Libéral, comte de Champagne  60, 62, 93 Henri Sanglier arch. de Sens  17, 20, 29-35, 38 Herbert, abbé de Saint-Pierre-leVif  22

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I n de x de noms des person n es

Hervé, év. de Troyes  117 Hervé de Melun  158, 159 Hildebert de Lavardin  61, 71, 93 Hincmar,arch.de Reims  123 Homebon de Crémone  69 Honorius Augustodunensis  140 Honorius II  82 Huguccio de Pise  73 Hugues de Champfleury  91 Hugues de Fouilloy  74, 76 Hugues de Saint-Victor  34, 93, 107, 111, 112 Hugues de Toucy, arch. de Sens  29, 31-35, 37, 42 Hugues Libergier  116 Hugues Primat  93 Huon d’Oisy  62 Innocent II  44, 45, 49, 50 Innocent III  69, 72, 73 Innocent IV  136 Irnerius  87 Isidore de Séville  169 Jacques de Vitry  140, 141 Jean Bodel d’Arras  74 Jean Cassien  122 Jean de Belles-Mains, arch. de Lyon  71 Jean de Flandre, év. de Liège  117, 124 Jean de Salisbury  12, 47, 57, 59, 60, 65, 93, 108, 115, 167-189, 193 Jean de Thoulouse  86 Jules Michelet  22 Lambert d’Ardres  63, 64 Landri de Waben  64 Lanfranc  87 Léon le Grand  148



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Léon, év. de Sens  149 Louis VI  9, 61, 80, 81, 82, 84- 86, 88 Louis VII  9, 14, 22, 44- 46, 51, 56, 60- 62, 82, 88, 89, 91, 93 Louis-Pierre Anquetil  50 Lucius III  72, 73, 126 Marbode  62 Marie de Champagne  62, 74 Martin IV  136 Mathilde, impératrice  61, 62 Mathilde de Flandre  66 Mathilde de Toscane  87 Maurice, év. de Bangore  184 Maurice de Sully, év. de Paris  25, 34, 140 Michel, arch. de Sens  32 Norman de Doué, év. d’Angers  34 Numa Pompilius  181 Orderic Vital  63, 95, 159 Othon de Freising  95 Ovide  161 Owen  185 Pascal II  59 Pepo de Bologne  87 Philippe Ier  61, 79, 80, 159 Philippe Auguste  9, 14, 22, 8991, 114 Philippe V  22 Philippe de Flandre  66 Philippe de Harvengt  59, 61, 63 Philippe de Macédoine  60 Philippe de Thaon  67 Pierre, év. de Senlis  34 Pierre Damien  69, 70 Pierre de Blois  62

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I n de x de n o m s de s p e r s o n n e s

Pierre de Bruys  72 Pierre de Celle, abbé de SaintRemi  34, 46, 189 Pierre de Corbeil, arch. de Sens  23 Pierre de Maricourt  115 Pierre de Montreuil  116 Pierre de Saint-Cloud  67 Pierre le Chantre  57, 70, 73, 112 Pierre le Vénérable  72 Pierre Lombard  93, 112, 129, 137 Pierre Valdo  70, 71, 73 Plutarque  174, 188 Pseudo-Denys  34, 178 Raoul Maucouronne  63 Raoul le Vert, arch. de Reims  44, 49, 81 Raymond de Calmont d’Olt  138 Raymond de Poitiers  63 Réginon de Prüm  123 Renaud, év. de Paris  160 Renaud de Martigné, arch. de Reims  44, 46 Richard Cœur-de-Lion  62 Richard de Saint-Victor  68 Richer, arch. de Sens  154 Robert de Gloucester  61 Robert de Melun  93 Robert de Torigny  95 Robert le Pieux  84, 152, 163 Romuald de Salerne  95

Samson de Nanteuil  74 Samson Mauvoisin, arch. de Reims  45, 47, 54 Sevin, arch. de Sens  153 Sigebert de Gembloux  95 Simon de Boulogne  64 Sixte IV  136 Suger  34, 35, 38, 46, 61, 76, 8082, 86, 88, 90, 95, 96 Théodechilde  19 Théodulf  77 Thibaud, archidiacre de Sens  32 Thibaud II, comte de Champagne  45 Thibaud de Canterbury  93, 171 Thomas Becket  17, 91, 93, 169, 172, 185 Usuard  145, 146, 165 Villard de Honnecourt  115 Virgile  62 Wace  67 Wandelbert de Prüm  145, 146, 165 Wénilon, arch. de Sens  19 Wratislav de Bohême  69 Yves de Chartres  81, 82, 123

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