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French Pages [230] Year 2016
Gilbert Andrieu
Les jeux athlétiques en Grèce Prémices, excellence, démesure
Les jeux athlétiques en Grèce Prémices, excellence, démesure
© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris www.harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-09513-4 EAN : 9782343095134
Gilbert Andrieu
Les jeux athlétiques en Grèce Prémices, excellence, démesure
DU MÊME AUTEUR Aux éditions ACTIO L’homme et la force. 1988. L’éducation physique au XXe siècle. 1990. Enjeux et débats en E.P. 1992. À propos des finalités de l’éducation physique et sportive. 1994. La gymnastique au XIXe siècle. 1997. Du sport aristocratique au sport démocratique. 2002. Aux PRESSES UNIVERSITAIRES DE BORDEAUX Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19e et 20e siècles. 1992. Aux éditions L’HARMATTAN Les Jeux Olympiques un mythe moderne. 2004. Sport et spiritualité. 2009. Sport et conquête de soi. 2009. L’enseignement caché de la mythologie. 2012. Au-delà des mots. 2012. Les demi-dieux. 2013. Au-delà de la pensée. 2013. Œdipe sans complexe. 2013. Le choix d’Ulysse : mortel ou immortel ? 2013. À la rencontre de Dionysos. 2014. Être, paraître, disparaître. 2014. La preuve par Zeus. 2014. Jason le guérisseur au service d’Héra. 2014. Pour comprendre la Théogonie d’Hésiode. 2014. Héra reine du ciel. Suivi d’un essai sur le divin. 2014. Héphaïstos, le dieu boiteux. 2015. Perséphone reine des Enfers. Suivi d’un essai sur la mort. 2015. Hermès pasteur de vie. 2016. Apollon l’Hyperboréen. 2016. Les deux Aphrodites. 2016.
POUR MIEUX COMPRENDRE
Je voudrais, pour commencer, apporter une précision quant au titre de cet essai. Je n’envisage pas de refaire une histoire qui existe déjà et mon analyse ne cherche pas à la critiquer. Je souhaite produire ici une étude qui n’offre certainement pas la plus grande objectivité, mais qui pourrait bien apporter un nouveau regard sur les jeux antiques et sur les jeux rénovés, tout particulièrement sur l’esprit dans lequel ils ont été envisagés il y a bien longtemps. L’étude de la mythologie grecque m’a souvent placé devant des épreuves athlétiques et j’ai fini par éprouver le besoin d’observer plus finement les légendes afin de remonter le temps bien au-delà du premier millénaire avant notre ère. Je considère que les Jeux olympiques ne sont pas nés de rien, qu’ils n’ont pas été institués religieusement et politiquement sans avoir eu des prémices. Ils ont connu des équivalents de moindre importance, mais tout aussi chargés de sens. L’étude des mythes ou plus généralement des légendes, celles qui sont antérieures aux écrits d’Homère ou d’Hésiode, permet de s’interroger sur la redondance d’expression ou d’actions qui se rapportent à des performances purement physiques, à des concours et des victoires qui ne sont pas différents de ceux que l’on peut observer à Olympie après -776. Faire une coupure entre des Jeux historiquement reconnus et des jeux au caractère essentiellement mythique ne me semble pas la meilleure façon de procéder si nous voulons comprendre le sens qu’il faudrait leur donner, celui des prêtres de Zeus si l’on veut, mais surtout celui des aèdes en général, bien avant eux. 5
La mythologie trouve le besoin d’introduire des jeux dans le voyage des Argonautes lorsque Jason tue sans le vouloir le monarque des Doliones : Cyzicos. Il est dit qu’après trois jours de deuil ils avaient fait des jeux en son honneur comme le voulait la tradition. Pourquoi faut-il qu’au pays des Bébryces, ils rencontrent le géant Amycos, fils de Poséidon, qui forçait tous les étrangers qui abordaient sur son île à boxer avec lui ? Cette fois, ce sera Pollux, célèbre athlète dans cet art, qui vaincra le géant ! Les références à la force ou à la vitesse sont nombreuses et nous pouvons encore citer, toujours avec les Argonautes, la course de Calais et Zétès, deux fils d’Éole, qui durent poursuivre les Harpyes qui harcelaient Phiné, ce roi aveugle dont elles souillaient la nourriture. Autant dire qu’il est difficile de lire une légende sans rencontrer, à un moment ou à un autre, l’usage de qualités physiques ou mieux encore l’organisation de jeux athlétiques. C’est cette antériorité que je voudrais cerner le mieux possible pour éviter de limiter les jeux à de simples performances. Nous verrons qu’en lisant Homère, qui précède largement les jeux observables d’Olympie, ou en tenant compte de légendes qui précèdent ce poète jugé incontournable encore aujourd’hui, nous sommes conduits à les inscrire dans une histoire plus politique que poétique. Les récits des aèdes, leurs allusions à des exploits purement physiques, ne sont pas de pures inventions de leur part et s’enracinent dans un vécu que nous ne pouvons plus, hélas, observer avec toute la précision qu’il faudrait. Cela ne suffit pas pour condamner leurs souvenirs légendaires à l’oubli ou au simple qualificatif de fable. Je considère que si Homère fait usage de légendes qui lui sont forcément antérieures, nous pouvons les considérer comme existant bien avant l’Iliade, comme antérieures à l’écriture qui va permettre une nouvelle diffusion de la mythologie. Pour mener à bien mon étude, je commencerai donc par donner un certain nombre d’observations personnelles en essayant de les étayer le plus possible.
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Il m’est apparu nécessaire de dépasser le simple récit des mythes fondateurs de ces jeux, l’essentiel des légendes disparaissant sous l’anecdotique. Qu’il s’agisse de Zeus, d’Héraclès, de Pélops, dans le cas des Jeux olympiques, il faut tenir compte de ce qu’ils représentent dans un contexte légendaire plus large, ce qui pourrait bien nous éclairer autrement sur le sens que pouvaient avoir les jeux chez ceux qui les auraient instaurés il y a plus de trois mille ans. Il est probable que pour aller au-delà des légendes nous manquons sérieusement de connaissances appropriées. Nous pouvons nous instruire plus facilement qu’il y a une génération ou deux, mais nous ne cherchons pas, le plus souvent, à donner du sens aux idées reçues, aux événements qui ponctuent notre actualité. Mieux, nous nous targuons d’être des rationalistes, de baigner dans l’objectivité et nous ne voyons pas que nous sommes devenus de simples croyants pour tout ce qui concerne notre propre existence et le monde qui nous entoure. Je dis croyants parce que nos connaissances sont essentiellement celles que nous apportent les autres, depuis la naissance et tout au long de la vie. Il a dit et je le crois ! Qui prend le temps de vérifier la plus insignifiante des affirmations ? Nous sommes devenus des copieurs de vérités indémontrables ou faussement démontrées et même lorsqu’elles sont le fruit d’une recherche savante, il n’est jamais certain qu’une autre vérité ne viendra pas les contredire. Lorsque je prends en compte l’expression des stoïciens, je crois bien que presque tout ce que nous savons dépend des autres, ce qui n’a pas toujours été le cas. L’homme moderne ne fait plus confiance à ses sensations, à ses ressentis, comme on le dit à propos du temps qu’il va faire. Il se contente de répéter et nous n’avons jamais été plus moutons de Panurge qu’aujourd’hui. Nous survolons l’actualité et pour l’histoire nous préférons gober quelques résumés auxquels nous ne comprenons pas toujours grand-chose. Comprendre demande du temps et plus encore de la curiosité. Bien entendu, je vais utiliser des informations qui ne sont pas de moi, mais je vais m’efforcer de leur donner du sens en m’écartant des discours habituels en matière d’athlétisme. 7
Les Jeux olympiques sont devenus un spectacle mondial qui brasse des sommes énormes, de plus en plus grandes, et rares sont les individus qui s’interrogent sur le sens que peut avoir une telle manifestation. Qui s’inquiète du dopage qui sévit jusqu’au plus haut niveau des athlètes ? Qui s’inquiète des athlètes qui sont achetés par des états soucieux d’obtenir une médaille ? Je voudrais juste dire ici que ce n’est pas propre à notre temps et que cela se pratiquait dans l’Antiquité. Mais que savons-nous de l’Antiquité ? Ce qu’un certain nombre d’érudits a appris au grand nombre ! Là aussi, nous les croyons, ce qui n’enlève rien à leur mérite et à l’œuvre incontournable qu’ils ont pu nous laisser. Qui prendra le temps ou le soin d’aller consulter un certain nombre de leurs écrits, de croiser certaines informations pour tenter de comprendre pourquoi de tels jeux existaient et surtout depuis quand ? Comme tout le monde, je suis un croyant de vérités soutenues par d’autres, mais je voudrais essayer d’en découvrir le sens qui souvent se cache sous des images ou des mots, ce qui est pour moi la même chose.1 Depuis plus de dix ans, je traque l’enseignement caché de la mythologie, considérant que les aèdes furent des pédagogues d’un autre temps ! Nous évoquons souvent Pindare pour retrouver ces jeux anciens, mais peut-être faudrait-il commencer par admettre qu’il n’était pas qu’un poète reconnu et recherché. Il était aussi un professionnel qui se faisait largement payer et vivait de son art. Jean-Paul Savignac qui a traduit et présente son œuvre nous le laisse entendre dans sa préface : « Après une victoire agonistique, la joie explosait en une fête célébrée dans l’enthousiasme avec chants, danses, musique, exclamations rieuses, quolibets, procession et festin final. Cette festivité s’appelait le kômos, gala. On pouvait la célébrer aussitôt ou plus tard et on s’efforçait de faire coïncider ce gala avec une fête religieuse. Si on le pouvait, on demandait à un poète (un Sage, dit Pindare) qui se faisait payer très cher de
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ANDRIEU G. Au-delà des mots. Paris, L’Harmattan, 2012.
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chanter l’exploit : un chœur exécutait l’Ode qui comportait un accompagnement de musique, une chorégraphie et un chant. 2 » Cela n’enlève rien aux qualités poétiques de Pindare, mais relativise les textes qui honorent plus souvent des tyrans comme Hiéron de Syracuse et traite plus facilement de courses de chars qui nécessitaient une certaine fortune personnelle pour pouvoir présenter un attelage avec quatre chevaux, sans oublier celui qui devait le conduire. Jean-Pierre Vernant nous aide à mieux comprendre l’importance des Odes, ou plus généralement des laudateurs qui sont à l’origine d’une gloire immortelle. Dans une communication, en 1981, il disait : « Par rapport à d’autres civilisations, la stratégie des Grecs à l’égard de la mort, comporte deux traits caractéristiques solidaires. L’un concerne certains aspects de la personne dans la mort, l’autre les formes de la mémorisation sociale… Dans le chant qui dit sa gloire, sur la stèle qui signale son tombeau, il fait figure d’individu, défini en lui-même par ses hauts faits ; il coïncide, comme défunt, avec la carrière de vie qui lui fut propre et qui, dans la fleur de son âge, dans sa pleine vitalité, a trouvé son accomplissement dans la " belle mort " du combattant. Exister " individuellement " pour le Grec, c’est se faire et demeurer " mémorable " : on échappe à l’anonymat, à l’oubli, à l’effacement – à la mort donc – par la mort même, une mort qui, en vous ouvrant l’accès au chant glorificateur, vous rend plus présent à la communauté, dans votre condition de héros défunt, que les vivants ne le sont à eux-mêmes. Ce maintien continu de la présence au sein du groupe, c’est l’épopée, dans sa forme de poésie orale, qui en assure pleinement la charge. 3»
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PINDARE Œuvres complètes. Traduites du Grec et présentées par Jean-Paul Savignac. Texte bilingue. Paris, Éditions La Différence, I990, p.10. 3 VERNANT J.P. L’individu, la mort, l’amour. Paris, Gallimard, 1989, p.82.
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L’association de l’athlétisme et de la mort peut surprendre, mais je montrerai que la notion de belle mort pourrait bien expliquer les gloires sportives les plus actuelles. Nous connaissons un certain nombre de légendes qui permettraient de cerner l’origine de jeux plus anciens, mais depuis Platon, nous ne faisons plus confiance aux légendes. Pourtant, la mythologie est un ensemble de données utiles et ce qui nous la rend difficile d’accès c’est principalement sa nature. Tout ce qui est légendaire est devenu faux à moins qu’il ne s’agisse des légendes que l’on imagine soi-même. Platon n’a-til pas, lui aussi utilisé de tels récits pour nous enseigner ce qu’il voulait nous faire comprendre ? Pourtant, les récits d’Homère ou d’Hésiode qui sont les premiers à utiliser l’écriture pour propager le contenu de cette culture, dans laquelle ils ont puisé allègrement, sont aujourd’hui encore des références incontournables. Le problème que posent de tels écrits c’est qu’il est possible de les lire sur plusieurs plans de lecture. Il est possible de se passionner pour la guerre de Troie, par exemple, comme on peut le faire pour un simple roman et prendre position en faveur d’Achille ou d’Hector. Il est également possible de comprendre que les mots cachent un sens bien plus éducatif et qu’il faut s’efforcer de trouver sous les images une invitation à se dépasser, à atteindre un statut d’homme supérieur, statut octroyé par les dieux et non par un jury composé de mortels. Il existe enfin un troisième niveau qui ne se perçoit que dans les symboles qui fourmillent tout au long des récits et qui nous oriente souvent vers une approche mystique des faits. Lorsque Léto souffre neuf jours et neuf nuits avant d’accoucher d’Apollon et d’Artémis, le chiffre neuf a un sens symbolique qu’il ne faut pas sous-estimer. C’est en navigant sur ces trois plans de lecture qu’il faudrait s’intéresser à l’histoire des jeux qui ne sont pas tous olympiques et qui n’ont pas forcément commencé par des compétitions athlétiques. D’ailleurs, juste sur le mot athlétisme, il faudrait s’attarder plus longuement et rappeler que dans le monde grec antique, le mot sport n’existait pas et qu’en utilisant le terme anglais, nous avons gommé l’essentiel de la raison 10
d’être des jeux antiques. Il suffit de prendre comme exemple deux thèses, très intéressantes au demeurant, mais qui traitent du sport dans l’Antiquité comme si le mot pouvait être utilisé sans véhiculer un sens qui ne pouvait pas être celui des jeux, surtout associés à la mort comme ils l’étaient à l’origine.4 J’y reviendrai, mais ce glissement sémantique n’a fait que nous éloigner des racines de notre culture que d’autres se sont efforcés de banaliser, lorsqu’ils ne l’ont pas rejetée. Les jeux, tels que nous les voyons se développer aujourd’hui, sont des jeux pour un monde anglo-saxon alors qu’ils étaient le fruit, comme l’olivier, de la culture méditerranéenne. En s’efforçant de les rénover, le baron Pierre de Coubertin aurait aimé garder le nom et le sens qu’ils avaient pour les Grecs de l’Antiquité. Son œuvre n’a pas résisté longtemps à l’ensemble des pressions qui se sont opposées à son souci d’éduquer le futur citoyen du monde, en particulier les attentes politiques de la Troisième République et de la mise sous tutelle de l’individu sous le tout social, cher à Durkheim qui l’enseignait en Sorbonne. La morale de la Troisième République n’avait que faire d’une gloire individualisée ! Nous avons grandi avec ces jeux et nous ne savons même plus qu’ils ont été rénovés il y a à peine plus de cent ans. Mais, le plus important, à mes yeux, n’est pas ce qu’ils sont devenus, ce qu’ils représentent dans nos sociétés modernes, mais ce qu’ils auraient pu devenir. L’éducation athlétique chère à Pierre de Coubertin qui fut leur rénovateur en 1896, date des premiers jeux de l’ère moderne à Athènes, est probablement ce qu’il voulait faire connaître de par le monde. Il rêvait probablement d’un monde meilleur, mais son intervention en faveur des hommes arrivait certainement trop tard. Il a peut-être eu la faiblesse de s’inspirer du système scolaire anglais qu’il préférait à celui des Jésuites, mais il aurait dû, à mon avis, se tourner vers la culture grecque bien plus tôt, dès l’instant où il
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THUILLIER J. P. Les jeux athlétiques dans la civilisation étrusque. Paris, Diffusion de Boccard, 1985. ONDARÇUHU V. V. L’image de l’athlète d’Homère à la fin du Ve siècle avant J. C. Paris, Les Belles Lettres, 1999.
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éprouva le désir de revenir à la philosophie que manifestaient les compétitions athlétiques. L’esprit des écoles anglaises n’était pas celui des Grecs anciens !5 Lorsque nous étudions les jeux rénovés, nous oublions trop le contexte sociopolitique du moment, ce que nous continuons à faire aujourd’hui sur de nombreux sujets. Si, en surface, certaines ressemblances peuvent nous tromper, il reste qu’en profondeur l’esprit grec antique et l’esprit anglais moderne ne sont pas comparables. Pour essayer de comprendre ce que les jeux auraient pu représenter pour les jeunes générations, après 1870, il faut remonter le temps et dépasser très largement ce que nous considérons habituellement comme une origine objective, c’està-dire : -776. D’ailleurs, cette date serait due à l’initiative d’Iphitos, roi d’Élide et nous pouvons nous demander s’il n’est pas cet Iphitos qui les aurait instaurés en -884 après Héraclès qui les aurait lui-même fondés préalablement après ses douze travaux ? Pour leur donner de l’importance et en justifier la nature symbolique, les jeux rénovés s’appuyaient sur l’Antiquité, tout particulièrement sur ce qu’ils avaient été et sur les mythes qui étaient attribués à l’origine de leur fondation dans une Grèce qui était bien différente de celle d’aujourd’hui. Je voudrais reprendre ces racines qui me semblent faire l’impasse sur une réflexion de base qui doit commencer par prendre en compte l’ensemble de la mythologie et non quelques mythes dits fondateurs, mythes qui ne sont pas les mêmes pour tous les auteurs anciens. Il ne s’agit pas ici de faire l’analyse critique des auteurs sur lesquels se fondent nos informations, mais de bien comprendre que leurs analyses doivent être replacées dans le temps, elles aussi, et qu’il faut s’efforcer de ne pas en rester aux précisions qu’ils nous donnent. Si Pindare a écrit un grand nombre de poèmes qui peuvent nous faire revivre les jeux
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ANDRIEU G. Les jeux olympiques, un mythe moderne. Paris, L’Harmattan, 2004.
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anciens, il ne faut pas oublier qu’il serait né en -518 alors que les Jeux olympiques auraient débuté en -776 ! Ses œuvres ont donc un retard d’au moins trois siècles par rapport aux premiers jeux. De plus, il ne faut pas oublier qu’il s’agissait souvent de commandes pour honorer des champions ! Nous citons souvent Pausanias, peut-être parce qu’il nous paraît plus crédible, mais il serait né en 115 après Jésus Christ, donc nettement plus tard, peu de temps avant qu’ils ne soient supprimés. Pour ce qui est de la mythologie, nous faisons référence à Apollodore dit l’Athénien, mais il est lui aussi postérieur aux premiers jeux et, en ce qui concerne les légendes, il l’est nettement plus encore par rapport aux écrits d’Homère et d’Hésiode, si toutefois son écrit le plus connu : Bibliothèque6 est de lui ! Je pourrais parler aussi de Diodore de Sicile, d’Apollonios de Rhodes et de bien d’autres sans que cela ne puisse me convaincre du sens qu’il faudrait donner aux jeux antiques, car le problème n’est pas tant de montrer qu’ils ont existé, mais de comprendre le sens qu’ils avaient pour les Grecs anciens. Que dire des légendes qui existaient avant qu’elles ne bénéficient de l’écriture ? Ce qui est entièrement incontournable, c’est qu’Homère ne peut que regrouper des légendes qui étaient propagées par les aèdes avant qu’il ne les reprenne dans son œuvre. Il suffit de lire l’Iliade7 pour voir que son poème, en plus du sens particulier qu’il lui donne, est aussi une compilation de nombreuses légendes ce qui n’enlève absolument rien à sa richesse. L’écriture a permis de rassembler de nombreuses informations alors que les aèdes qui ne faisaient que les déclamer devant leur public ne pouvaient pas se le permettre. Lorsque nous lisons la Théogonie et surtout Les travaux et les
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APOLLODORE Bibliothèque. Préface, notes et traduction d’E. Clavier. Numérisé par M. Szwajcer. 7 HOMÈRE Iliade. Préface de Pierre-Vidal Naquet. Paris, Gallimard, 1975.
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jours8, nous comprenons qu’Hésiode, comme d’autres poètes, ait pu sacrifier nombre de détails lorsque nous savons que ses poèmes pouvaient concourir pour un prix et qu’ils devaient être entendus sans discontinuer, qu’ils devaient subir la voie d’une transmission orale. Je voudrais citer ici E. Clavier qui a traduit le livre attribué à Apollodore et nous dit dans sa préface : « Comme l’usage de l’écriture était très peu répandu et que la mémoire était presque le seul moyen qu’on eut pour transmettre à la postérité les événements importants, il fallait trouver l’art d’y fixer le plus grand nombre possible de faits et cela ne se pouvait qu’en revêtant le récit qu’on en faisait d’une certaine mesure qui les rendait plus faciles à apprendre. Les premières histoires durent donc être rédigées en vers et l’on y joignit le merveilleux pour mieux les imprimer dans la mémoire en frappant plus vivement l’imagination. D’après cela, il est aisé de sentir que les anciens poètes n’étaient autre chose que des historiens. 9» Je rejoins E. Clavier et l’ensemble de sa préface qui devrait nous inciter à plus nuancer lorsque nous affirmons des faits aussi anciens. Personnellement, je voudrais aller encore plus loin et dire que ces poètes, ou ces historiens d’un autre temps, ne se sont pas contentés de retenir les faits importants et de leur assurer une trace dans la mémoire. Ils ont aussi fait œuvre d’éducateurs. Je crois bien qu’à cette époque, celle qui précède les publications d’Homère, le partage des tâches n’existait pas comme aujourd’hui, du moins aussi nettement que cela peut apparaître lorsque l’on présente Apollodore comme un grammairien. Les aèdes ne se contentaient pas de propager
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HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux. Précédé par un essai de Jean-Pierre Vernant. Paris, Flammarion, 1993. HÉSIODE La théogonie. Les travaux et les jours et autres poèmes. Paris, Librairie Générale de France. 1993. 9 APOLLODORE Bibliothèque d’Apollodore l’Athénien. Traduction nouvelle par E. Clavier. Paris. De l’Imprimerie de Delauce et Lesueur, 1805, Préface.
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certaines histoires pour distraire, ils les inventaient et leur donnaient un sens qui devait servir au développement d’une qualité de vie. Bien avant Euripide, Eschyle ou Sophocle, ils ont enseigné une sorte de morale que nous pouvons percevoir sous des images qui ne la cachent qu’en partie. Notre morale laïque républicaine n’est pas celle du temps des rois, encore moins celle de Charlemagne, comment celle des aèdes anciens n’aurait-elle pas été différente de celle des tragiques ou bien d’Homère ? Je voudrais ajouter que ces récits, en vers, étaient chantés avec un accompagnement musical, peut-être rythmés à l’aide d’une lyre que les aèdes pouvaient utiliser eux-mêmes. Leurs vers atteignaient plus facilement le cœur des auditeurs et pénétraient plus profondément en eux, laissant une trace utile pour inciter au changement. Le plus difficile est peut-être de mettre en parallèle les différents récits qui sont censés parler de la même chose et les contextes culturels ou sociopolitiques correspondant à chacun d’eux. Comment peut-on écrire une histoire de la mythologie avec les mêmes préalables que nos histoires actuelles, lorsque l’on baigne dans un monde encore influencé par des dieux totalement grecs ou lorsque l’on se situe dans un monde profondément latinisé ou même christianisé ? Pour moi, le seul fait de parler d’Héraclès ou d’Hercule n’est pas quelconque. Si les dieux grecs ont trouvé des noms latins, il n’en demeure pas moins vrai que la place d’une divinité ne peut être envisagée dans un monde apolitique, chez des hommes qui n’auraient aucun ancrage dans la réalité, la quotidienneté. Il en va de même des jeux qui traversent le temps et donc ne peuvent avoir la même signification à tout moment. Comment ne pas situer les jeux modernes en les confrontant aux jeux anciens, mieux que cela n’a été fait, à d’autres jeux où les pratiques athlétiques étaient à l’honneur ? Si les aèdes ont cru bon disperser dans les légendes des faits de nature athlétique c’est certainement parce que ces faits revêtaient déjà une certaine importance et devaient entrer dans la mémoire collective. Les Jeux olympiques ne sont certainement pas les premiers jeux du genre.
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Nous pourrions, par exemple, nous demander pourquoi Persée tue son père qu’il ne connaissait pas en lançant le disque et en accomplissant ce que le destin avait prévu ? Pourquoi les aèdes associaient-ils des jeux à de nombreuses légendes ? Il est enfin probable que les clergés qui assuraient la bonne marche des différents sanctuaires en Grèce antique et qui ont intégré des jeux dans leurs enceintes ou à proximité l’ont fait pour des raisons souvent économiques plus que religieuses. Les sanctuaires étant des lieux de pèlerinage, ils ne pouvaient qu’accroître leur clientèle en ajoutant à leurs rituels des spectacles athlétiques et même progressivement équestres, lorsqu’ils n’étaient pas essentiellement musicaux. Il faut éviter de recouvrir l’ensemble d’un voile pudique qui nous éloignerait d’un sens moins idyllique, de tout placer sous l’autorité de la religion. De la même façon, nous ferions preuve d’un manque d’objectivité si nous ne prenions pas en compte la dimension sacrée des jeux, sous prétexte que nos jeux rénovés ont perdu ce caractère essentiellement antique, ou encore leur dimension guerrière. D’ailleurs, ne faudrait-il pas commencer par dire que l’athlète est étymologiquement un combattant ? À l’origine de l’athlétisme, il n’y a pas le sport comme certains le pensent ou même l’écrivent, mais les « agones » que l’on pourrait retrouver dans de nombreuses cités, bien avant le développement des Jeux olympiques. Le mot « athlos » nous renvoie à la notion de concours, d’ouvrage glorieux, mais surtout de combat. C’est ce que nous avons probablement trop négligé en voulant justifier les Jeux olympiques. Lorsque je lis que l’athlète est un sportif de la Grèce antique, j’ai du mal à retenir plus qu’un sourire. Lorsque je lis dans un dictionnaire que l’athlète est une personne qui pratique un sport et spécialement l’athlétisme, j’aimerais demander pourquoi les responsables de notre langue peuvent écrire des choses pareilles ! En mélangeant deux cultures, en valorisant la culture latine et en évacuant presque totalement la culture grecque, nous avons propagé de l’anti culture et surtout de l’ignorance. Que dire de l’influence anglo-
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saxonne en la matière ? J’en arrive parfois à me demander pourquoi nos origines dérangent tant ? Mais, revenons à la mythologie, celle qui fut écrite, mais aussi celle qui fut tout simplement déclamée. Chaque légende a sa propre dimension symbolique, mais les légendes regroupées ont aussi un sens et représentent, comme on le voit avec Hésiode, des enseignements cachés sous le merveilleux et destinés à instruire ceux qui les entendaient. Je considère que les aèdes étaient des enseignants itinérants, des poètes peut-être, des musiciens surtout au sens antique du mot, et qu’ils agissaient pour construire un monde nouveau à partir de leurs observations, de leurs croyances peut-être aussi. Mais, en le faisant, ils se comportaient d’abord comme des sociologues, des psychologues ou simplement des hommes politiques en plus d’être des philosophes avant l’heure. Leur souci n’était pas commercial comme il semble que ce fut le cas un peu plus tard avec les sophistes, il l’était certainement moins que les différents clergés voués à défendre telle ou telle divinité ou leur lieu de culte plus qu’un idéal mystique. Une observation même superficielle montre que les légendes n’ont pas cessé d’être reformulées et celles que nous trouvons sous la plume de Pausanias ne nous apportent qu’une adaptation personnelle de l’auteur dans un contexte sociopolitique que nous négligeons de considérer trop souvent, un contexte très différent de celui d’Hésiode qui n’était déjà plus le même que celui d’Homère. Il est donc important de faire un effort pour revenir à des sources peut-être moins objectives, moins précises, mais qui trouvent souvent dans l’archéologie une justification que nous ne pouvons pas ignorer. Je reviendrai plus loin et plus longuement sur le contexte socio historique et politique. Dénigrer les mythes parce qu’ils sont des produits de l’imaginaire, c’est les juger à partir de notre objectivité relative, c’est refuser une intelligence qui s’exprimait différemment et donnait de la vie une analyse que nous ne saurions plus faire avec autant de charme et peut-être d’efficacité. La difficulté provient surtout du langage symbolique que nous n’arrivons pas facilement à interpréter, du moins à retrouver tel qu’il pouvait 17
l’être par les Grecs d’une autre époque. Or ce langage symbolique était plus familier qu’il ne peut l’être aujourd’hui et permettait aux aèdes de ne pas tout expliquer à chacune de leurs déclamations. Les auditeurs connaissaient les images des aèdes et surtout connaissaient la nature des différents dieux sans qu’il soit nécessaire de la leur rappeler. Il est certain que nous n’utilisons plus beaucoup ce type de langage et qu’il nous est difficile de l’associer à des informations moins symboliques. De plus, à tout moment, les aèdes ont usé de symboles qui avaient une signification particulière et il est difficile de trouver dans chacun d’eux ce qui pouvait être caché à un moment donné. S’il sert à provoquer une pensée sur un thème particulier comme la justice, un élément comme la terre ou le ciel, une sensation comme la peur de la mort et d’autres choses encore, il est évidant que, d’un siècle à l’autre, la valeur d’un symbole ne peut qu’évoluer, comme le sens des mots lui-même. En se servant d’un grand nombre d’entre eux, autrement dit en représentant les comportements des hommes ou des dieux et les valeurs que les aèdes voulaient propager à l’aide d’images conventionnelles, ces derniers ont donné de la force à leur enseignement, mais ils nous en ont aussi compliqué notre compréhension. Il suffit de prendre comme exemple le mythe de Psyché attribué à Apulée, pour voir qu’il appartient aux débuts de l’ère chrétienne et ne peut être interprété comme s’il datait du temps d’Hésiode ou d’Homère. Certes, il parle d’Éros, mais cet Éros n’est ni celui qui sort de Chaos ni celui que font naître Aphrodite, fille de Zeus, et son amant Arès. Le sens de ce mythe ne peut être compris qu’à partir d’une conception de l’âme qui n’existait pas dix siècles plus tôt, au moment où les poésies d’Homère furent écrites. Il est probable que cette difficulté n’a pas encouragé les lecteurs modernes à l’étudier comme il aurait fallu essayer de le faire. Je disais que les dieux étaient connus, mais aussi qu’à chaque époque ils pouvaient être différents. Poséidon n’a pas toujours été le même dans ses attributions, comme Arès d’ailleurs ! À partir d’une fausse chronologie, d’une filiation organisée, les légendes écrasent le temps, tel que nous le considérons aujourd’hui. N’oublions pas 18
qu’Hésiode organise le monde des dieux non à partir de Gaia, mais à partir de Zeus, autrement dit la suprématie de l’idée ! Je voudrais parler ici essentiellement du passé en laissant à des politologues ou des sociologues soucieux de vérité objective le soin de traiter du présent. Je sais qu’il est dangereux d’établir un pont aussi long entre deux rives d’un fleuve tourmenté, mais je vais surtout essayer de ne pas en tomber et de me noyer dans un effort de clarification que j’aimerais utile avant tout. Je dois avouer que j’ai été séduit par le travail de Sri Aurobindo lorsqu’il étudie les textes sacrés de son pays. En lisant Le secret du Véda10, j’ai compris qu’il était possible de dépasser la simple lecture anecdotique des mythes et d’en retrouver le sens caché. Je ne voudrais pas tomber dans le travers que j’ai constaté trop souvent chez Paul Diel11 et qui consiste à rechercher dans les légendes l’idée préalable qu’il faut se faire du comportement humain aujourd’hui. Utiliser la mythologie comme une illustration est une chose, comme une référence en est une autre. Je crois l’avoir montré en publiant Œdipe sans complexe12. Je n’ai pas, non plus, l’intention de parler de la rénovation des Jeux olympiques à la fin du XIXe siècle, mais je serai probablement obligé d’y revenir après avoir exploré un passé beaucoup plus lointain. Essayons de prendre un peu de recul. La lecture de la mythologie grecque fait ressortir comme un conflit entre deux attitudes qui sont illustrées par des héros légendaires. Ces deux attitudes pourraient constituer le sens de la vie à toutes les époques, en admettant, bien entendu, que leur sens se colore avec le temps. L’homme nouveau, comme l’homme ancien, est appelé à se dépasser, à rechercher un idéal, l’excellence en toutes choses, que ce soit sur le plan
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AUROBINDO Le secret du Véda. Paris, Fayard, 1975. DIEL P. Le symbolisme dans la mythologie grecque. Paris, Payot et Rivages, 2002. 12 ANDRIEU G. Œdipe sans complexe. Paris, L’Harmattan, 2013. 11
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matériel ou spirituel, que ce soit dans ses actes ou ses pensées, mais cet idéal n’atteint-il pas très souvent la démesure ? Ce terme n’est peut-être plus à la mode, mais, dans l’Antiquité, du moins dans les légendes qui servaient à instruire les hommes, la démesure était peut-être la faute la plus grave et les divinités n’attendaient pas pour la sanctionner. Certes, il faut la retrouver dans des récits qui ne se rapportent pas clairement à la vie de tous les jours, mais lorsqu’Homère nous en parle dans l’Iliade, à propos de Patrocle, arrêté dans son élan guerrier par Apollon, nous pouvons saisir son importance et comprendre le pourquoi de l’intervention divine. Homère nous en donne d’autres exemples, mais la mythologie en est remplie et j’y reviendrai plus tard. Il est certain qu’il faut donner à l’intervention d’Apollon une autre dimension que la simple défense des Troyens. Il faudra surtout revenir sur la notion d’Hybris : de démesure. Lorsque je dis deux attitudes, c’est pour retrouver la discrimination qui commence à apparaître, dans les légendes, entre le corps et l’esprit – encore que ce mot ne soit pas bien choisi – entre l’acte et la pensée, entre la performance purement physique et la performance intellectuelle. Si le psychologue Henri Wallon a pu écrire De l’acte à la pensée13, nous n’en étions pas là avant et même après Homère. Le plus important n’était pas de connaître les liaisons qui pouvaient exister entre ces deux façons de manifester la vie, mais d’établir une comparaison, une préférence, une valorisation incontournable puisqu’elle émanait des dieux. Ce que nous oublions de prendre en compte c’est ce choix des aèdes, juste avant Homère, qui met la pensée au-dessus de l’acte, la ruse, peut-être davantage, audessus de la prouesse physique, la performance athlétique au dessus de la musique telle qu’elle était alors comprise. Ce choix est antérieur aux premiers jeux répertoriés et il n’est pas quelconque. Ces jeux servaient à glorifier des athlètes au sens antique du terme. Ceux de Delphes, à leur origine, servaient à glorifier des poètes !
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WALLON H. De l’acte à la pensée. Paris, Flammarion, 1942.
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En étudiant Héraclès, nous voyons que le héros n’était pas attiré par la musique et qu’il aurait même tué son maître de musique avant de bénéficier de circonstances atténuantes ! Les aèdes n’ont-ils pas voulu montrer la différence entre Héraclès et Achille qui chante comme un poète dans sa baraque pendant la guerre de Troie et joue de la lyre ? Il est facile de comprendre que l’excellence pouvait être attribuée aux deux performances, mais lorsque nous leurs opposons la démesure, nous sommes obligés de penser que leurs limites extrêmes ne suffisent pas à les définir l’une ou l’autre. L’excellence, comme la démesure, est quelque chose de plus que la performance en elle-même : ce sont les dieux qui semblent les détenir et les sanctionner. Lorsqu’Ulysse lance le disque plus loin que les Phéaciens, sa performance souligne sa supériorité, non l’excellence. Il n’est qu’un lanceur de disque supérieur aux lanceurs Phéaciens ! Lorsque Persée tue son père involontairement et devient l’instrument du destin, nous avons un autre usage de la prouesse physique. Il n’est pas question d’excellence, même si Persée peut être considéré comme un mortel à sa recherche. N’oublions pas que les aèdes ne faisaient pas que distraire leurs auditeurs. Ils les instruisaient et leur enseignaient des comportements capables de les élever, de les rendre semblables aux dieux. Étant donné que les dieux étaient leur création, nous pouvons dire aussi que les valeurs qu’ils illustraient, à l’aide d’exemples et qui opposaient le plus souvent des hommes supérieurs recherchant l’excellence des dieux, dépendaient de l’époque où ils imaginaient leurs récits. Les légendes représentaient alors un enseignement caché en ce sens qu’il restait noyé dans de l’affectif, dans de l’intuitif, dans de l’imaginaire, mais il n’en évoquait pas moins ce qu’il fallait faire ou ne pas faire au moment où ils étaient contés. Le poème d’Hésiode, Les travaux et les jours, nous permet de saisir la dimension didactique que l’auteur donne délibérément à ses vers. Nous sommes en droit de penser qu’il en allait de même chez les aèdes qui l’ont précédé. N’oublions pas qu’ils parlaient, en partie du moins, de ce que leurs auditeurs connaissaient déjà plus ou moins. Mais les travaux se trouvent 21
placés sous l’autorité de Zeus et c’est ce qui donne le sens de l’enseignement dans la vie des hommes désormais distincts des dieux. Annie Bonnafé qui commente la Théogonie après l’avoir traduite nous aide à remonter le temps : « Nous n’avons affaire ici ni à un érudit amateur de curiosités, ni à un rationaliste cherchant à déceler quelque vérité sensée, éparse dans l’incohérence des mythes de l’enfance des hommes. Sa foi polythéiste est fervente, même si ou parce qu’elle est sous-tendue par sa foi en Zeus et culmine avec elle. Ce que nous appelons mythe, pour lui comme pour son public, est l’unique réalité. Le mythe est sa manière de penser le monde et ce qui est pour lui et – il en est convaincu – par lui, donne cohérence au monde. » Je reviendrai plus longuement sur la distinction qu’il faudrait faire entre les deux termes : excellence et démesure, mais, dans l’immédiat, je voudrais poursuivre en abordant quelques généralités concernant les légendes pour mieux me faire comprendre. Nous avons l’habitude de fixer dans le temps les premiers Jeux olympiques et de les faire commencer en -776. Nous leur avons attribué au moins trois mythes fondateurs : celui de Zeus lui-même, celui de Pélops et celui d’Héraclès. Le besoin de tout ordonner et de placer ce que nous observons sur l’échelle d’un temps linéaire nous invite à établir une chronologie pour classer ces mythes, mais nous verrons qu’un tel classement n’a pas de raison d’être et que le temps mythique n’a rien à voir avec notre temps historique ou politique. Les mythes fondateurs, s’ils en sont, ne nous intéressent, à mon sens, que pour saisir l’esprit que les organisateurs des jeux voulaient leur donner ou mieux encore les aèdes qui en parlent, car ils sont bien le produit de leur pensée en même temps que celui de leurs observations. Nous pourrions en dire tout autant des mythes fondateurs des Jeux néméens, pythiques ou isthmiques qui sont avec les olympiques les plus connus. Il est cependant évident que les aèdes n’auraient pas utilisé de telles images s’ils n’avaient pas trouvé, dans le monde qu’ils
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connaissaient, des faits correspondants et vécus, soit qu’ils aient pu les observer eux-mêmes, soit qu’ils en aient entendu parler. La signification des Jeux olympiques pour les Grecs anciens n’a certainement pas été la même tout au long de leur développement ou de leur décadence, celle que nous pouvons imaginer d’après les écrits de Platon ou ceux de Philostrate d’Athènes. Or, pour comprendre l’esprit qui les dominait, il me paraît essentiel de dépasser une simple étude historique, au sens ordinaire du terme et de tenir compte d’autres compétitions athlétiques qui existaient bien avant leur institution, aussi bien en ce qui concerne leur déroulement que leur signification. N’oublions pas aussi que les aèdes ne faisaient que moduler poétiquement ce qui s’imposait à eux comme des événements notables. Ils évaluaient ce qu’ils observaient ce qui ne les empêchait pas de prendre position et d’apporter leur contribution à des changements souhaitables. Il est probable que les jeux avaient une utilité religieuse, une raison d’être que les aèdes n’ont fait que conforter. Sur le plan historique d’ailleurs, nous sommes déjà confrontés à une réalité incontournable : les premiers Jeux olympiques ont été précédés par les poésies d’Homère et d’Hésiode, et tout particulièrement par le récit concernant les jeux organisés en l’honneur de Patrocle. Nous pouvons les suivre dans l’Iliade comme si nous y étions. Nous pourrions aussi prendre en compte les jeux organisés chez les Phéaciens à la fin du retour d’Ulysse vers Ithaque, mais cette fois dans l’Odyssée.14 Si des stèles commémoratives permettent de retrouver des traces objectives des premiers jeux, disons simplement que les mythes fondateurs et tout le cérémonial qui les entoure se rapportent à une Grèce qui n’a pas d’âge, mais qui cohabite avec une Grèce qui évolue politiquement et que l’on peut connaître grâce à l’archéologie ou à une histoire telle que nous nous efforçons de la construire et que je survolerai ultérieurement.
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HOMÈRE Odyssée. Préface de Paul Claudel. Paris, Gallimard, 1955.
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Nous avons prélevé dans une Antiquité, revue et corrigée, ce qui correspondait à nos préoccupations d’ancrage et à nos efforts d’embellissement pour faire renaître un produit qui avait mérité de ne plus exister au début de notre ère. Il faudra dépasser cette approche superficielle. Je reviendrai plus en détail sur cette disparition délibérée qui mériterait peut-être une autre justification que la dimension païenne des jeux rejetée par Théodose Ier. Mais laissons pour plus tard ce genre d’appréciation. Ce qui est certain c’est que les jeux qui existaient du temps de Théodose n’étaient pas les jeux tels qu’ils existaient au moment où la trêve olympique fut inventée pour leur permettre de rassembler des foules, encore moins ceux qui servirent de modèle à ceux de Patrocle. Comment, sur près d’un millénaire, l’homme n’aurait-il pas changé lui-même, ou mieux encore ses connaissances, ses croyances, ses valeurs morales ou politiques ? Je voudrais, pour commencer, prendre du recul sur un plan proprement mythique. Depuis plus de dix ans, je m’efforce de lire les légendes à partir de l’idée qu’elles cachent un enseignement qui était donné aux Grecs d’autrefois. Les aèdes qui colportaient les légendes de cité en cité, qui certainement s’accompagnaient d’une lyre pour déclamer leurs poésies et charmer leur assistance, n’ont peut-être pas parlé des jeux comme le fera Homère après eux, mais ils ont certainement traité de tout ce qui se faisait, de tous les événements qu’ils prenaient le temps de retrouver, d’observer et d’analyser.15 Ces poètes itinérants étaient la mémoire collective de tout un peuple et taxer les mythes de contes pour enfants ne permet pas de les imaginer comme il se doit. Nous devrions considérer les aèdes au moins aussi bien que les prêtres ou les prêtresses qui assuraient les sacrifices dans des temples attribués aux divinités, chaque divinité ayant ses propres desservants. Lorsqu’Héra poursuit le
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Ce que nous acceptons d’Apollodore, par exemple, n’est en fait qu’une démarche qu’effectuaient les poètes anciens, et que pratiquaient les sages de tous les pays.
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roi d’Iolcos c’est parce qu’il a violé l’enceinte sacrée de son temple et le voyage de Jason sert à faire venir Médée qui sera chargée de le punir. Ici, l’aède intervient pour souligner l’acte répréhensible d’un roi. Ce qui nous choque ou nous rend l’analyse difficile c’est que d’autres actes ne sont pas évalués avec autant de force comme le viol de Perséphone par son propre père. Comment dépasser ce qui nous apparaît aujourd’hui comme inacceptable ? Les valeurs du temps d’Homère ne sont pas celles des tragiques comme Sophocle, Eschyle ou Euripide, elles ne sont certainement pas celles des aèdes qui les ont imaginées avant que l’écriture ne les fasse connaître. Les aèdes n’étaient pas liés à une divinité particulière et si Hésiode se recommande des Muses, c’est pour la forme et dans l’esprit du concours pour lequel il a écrit sa participation. Les aèdes s’adressaient à un public beaucoup plus large, plus populaire si l’on veut. Ils parlaient des dieux dans leur ensemble et tenaient, entre les sanctuaires et l’agora, une place intermédiaire un peu comme les devins, Tirésias ou Calchas pour ne citer qu’eux. Ils étaient des sages qui connaissaient le passé et donnaient une première forme d’explication à des comportements qui étaient attribués à des mortels ou des dieux sans visage. Chacun pouvait se sentir concerné et apprendre la leçon qui lui était destinée. Dans l’Iliade, Homère ne manque pas d’isoler, dans l’ensemble des belligérants, d’une part les monarques et leurs hommes, d’autre part certains individus comme les médecins, souvent magiciens comme l’était Asclépios, les devins qui pouvaient prédire l’avenir, les vieux sages comme Nestor. Les aèdes anciens n’ont peut-être pas assisté aux deux guerres contre Thèbes ni aux deux guerres contre Troie, car il y en eut bien deux, la première étant gagnée par Héraclès, mais il n’est pas impossible d’imaginer qu’ils en auraient eu des échos si elles avaient réellement existé. Les guerres mythiques ne sont que des amplifications des guerres qui existaient entre cités et qui devaient être au moins aussi meurtrières. On ne peut comprendre les récits mythiques qu’en les rapportant à des faits concrets qui dominaient l’histoire politique des hommes à tout moment. 25
Il suffit de lire les poèmes d’Hésiode pour percevoir une antériorité que le poète ne cherche pas à cacher, un effort de mémoire qu’il préfère attribuer aux Muses qui en sont la personnification divine. Hésiode ne parle pas de performances athlétiques, contrairement à Homère, mais il nous parle, à travers les guerres que mène Zeus, de tout ce qui pourrait bien concerner une forme d’excellence. Nous pouvons aussi parler des Jeux de Némée qui seraient nés lors de la Première Guerre contre Thèbes et qui nous feraient revenir en arrière certainement de plusieurs siècles, au moins de plusieurs générations. En fait, il devait exister de nombreux jeux, et ils n’étaient pas tous athlétiques à l’origine comme les Jeux pythiques le montrent. Les Jeux pythiques ou delphiques, les Jeux isthmiques faisaient partie avec les olympiques et les néméens des quatre principaux jeux antiques, mais ils n’étaient pas les seuls. Étant donné qu’Hésiode voit l’extinction de sa quatrième race16 mythique devant Thèbes et devant Troie, avant la naissance de la cinquième à laquelle il appartient, la race de Fer, nous pouvons considérer qu’Homère parle aussi de guerres et de compétitions qui ont eu lieu avant l’écriture de ses poèmes, peut-être celles de la troisième race mythique. Ce que nous pouvons dire alors c’est que les jeux dits communément de Patrocle ne sont pas de la pure invention de sa part et que des jeux n’ont pas commencé à se pratiquer à Olympie. Ce qui saute aux yeux immédiatement c’est que ces jeux sont intimement liés au devoir qu’Achille doit accomplir à l’égard de son ami qui ne peut devenir une ombre sans avoir subi l’épreuve du feu ! Homère et Hésiode, reprennent les légendes à leur façon, mais ils ne font qu’utiliser un matériau qui existait bien avant eux. Ils se servent d’une mémoire collective accumulée pendant des siècles, pour ne pas dire des millénaires et d’un ensemble de coutumes. Les jeux athlétiques faisaient partie d’un ensemble de rites, de comportements
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Si je parle de race c’est uniquement pour conserver le vocabulaire d’Hésiode. Il faut conserver au mot le sens qui était celui de l’auteur.
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acquis depuis de nombreuses générations et ils ne pouvaient pas les dédaigner pour la simple raison qu’ils correspondaient à l’esprit grec. Il suffit d’étudier les Jeux de Patrocle pour voir comment ils s’inscrivaient dans la vie des hommes à l’époque des Mycéniens, ou comment Homère aurait aimé qu’ils soient intégrés. Il n’est pas impossible de penser que les règles n’étant pas toujours correctement appliquées, Homère en profite pour en parler, en souligner l’importance, la réclamer à ses lecteurs ! La démesure peut-elle exister sans la présence d’au moins une règle et la règle n’est-elle pas dictée par les dieux ? Le héros organisateur n’est alors que leur interprète ? Toujours est-il qu’Homère nous montre des jeux qui ne peuvent avoir lieu sans un protocole strict, avec des juges, des conseillers, des arbitres, ce que prendront à leur charge les différents clergés qui les intégreront à leurs cultes. Encore faudrait-il éviter de ne pendre en considération que les épreuves dites athlétiques et bien articuler, entre eux, les deux moments clefs que sont la crémation de Patrocle et les jeux qui la suivent, plus largement la mort et les jeux. Il ne faut pas oublier, en effet, que les jeux sont ici étroitement liés à la crémation et ne représentent que la fin d’un rite qui mettait en rapport l’excellence athlétique et la mort du héros. Avec Homère, nous comprenons que la performance aussi bien militaire qu’athlétique est observée par les dieux, Athéna intervient aussi bien dans l’une que dans l’autre, et nous laisse entendre que la mort glorieuse peut être envisagée comme la victoire athlétique au regard de la règle divine. Il ne faudrait pas sous-estimer non plus les sacrifices humains qui accompagnaient la crémation. Ce n’est pas parce que notre sensibilité se trouve heurtée par de tels actes que nous devons les gommer ! Ce rapport à la mort était certainement fondamental et nous en avons perdu le sens. Il faudrait le retrouver. Il est clair qu’il faudrait également avoir de la mort une vision plus conforme à celle des Grecs à cette époque reculée de notre histoire. Pour le moment, il faut souligner que, dans les légendes, l’acte athlétique est souvent associé à la mort ou représente une action voulue par le destin, un lancer de disque 27
pouvant correspondre par exemple aux prévisions du destin, servir à accomplir le destin comme je l’ai rappelé pour Persée ! Le destin est lui-même étroitement lié à la mort autrement dit au fil que la troisième fileuse a prévu de couper.17 Ajoutons qu’Homère nous fait percevoir que la performance et l’excellence peuvent ne pas cohabiter chez le même individu. Le résultat d’un concours est une chose, la façon de gagner en est une autre, tout comme l’attitude des mortels devant la mort. Le temps historique qui nous sépare des jeux présentés par Homère ou de ceux qui se trouvent dans la mémoire des aèdes ne permet pas de leur donner une origine précise, mais il est permis de penser qu’ils pourraient bien remonter ne serait-ce qu’au temps de la civilisation mycénienne. Nous pourrions évoquer aussi la civilisation minoenne puisque Zeus lui-même serait né en Crète et que la première légende fondatrice des Jeux olympiques parle de son retour accompagné des Curètes qui auraient voulu le distraire en arrivant à Olympie. Il est fort probable que des jeux existaient bien avant, mais il est difficile de le montrer de façon objective. Si j’ai parlé des Jeux de Némée, c’est bien parce qu’ils sont liés à la première guerre contre Thèbes, donc bien antérieurs à ceux de Patrocle et nous savons que le temps mythique est beaucoup plus élastique que notre temps des horloges. Les mythes parlent plus souvent de myriades d’années que de siècles. Il suffit de parler des âges du Bronze pour que nous éprouvions du mal à nous situer, à imaginer nos ancêtres. Lorsqu’Homère nous parle des armes utilisées par les Achéens ou les Troyens, lorsque les légendes nous parlent des Curètes faisant grand bruit avec leurs armes pour couvrir les vagissements de Zeus enfant, nous oublions tout ce qui accompagne l’âge du bronze. Nous oublions qu’entre le néolithique et le premier âge du bronze les traditions
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Il est dit que trois filles de la Nuit, les Moires, étaient chargées de tisser le fil du destin. Atropos le filait, Clotho l’enroulait et Lachésis le coupait lorsque la vie s’achevait. Zeus fait naître avec Némésis d’autres Moires pour mieux les contrôler.
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ne changent guère, mais que très vite la métallurgie qui se développe va entraîner de nombreuses adaptations sur le plan économique, mais aussi sociologique et politique, les lieux d’extraction du minerai n’étant pas forcément ceux de son exploitation ou de sa vente. Avec les échanges se sont développés les déplacements terrestres et maritimes, Chypre étant pour le bronze une destination importante pour les Grecs. En marge de cela ne pouvait progresser qu’une certaine insécurité et le besoin de se défendre, d’où des progrès également sur le plan des combats. Si, globalement, l’âge du bronze commence bien avant la fin du IIe millénaire, disons qu’il va jusqu’en -700 pour céder la place à l’âge du fer. Nous comprenons mieux alors, à la fois les différentes races proposées par Hésiode, à la fois la guerre de Troie qui correspondrait à la civilisation mycénienne que l’on situe ordinairement à la fin de l’âge du bronze. Que penser de l’importance accordée à Héphaïstos en tant que forgeron, de même qu’aux Cyclopes ? Il est difficile de ne pas faire coïncider les légendes avec l’histoire, de ne pas penser que les aèdes ne font que traduire une évolution qui change peu à peu les mœurs, les coutumes, les comportements. Bien entendu, il faut y ajouter les migrations dont la dernière attribuée aux Doriens pourrait bien être à l’origine politique des Jeux olympiques ou à des changements importants dans leur organisation. Toutes les légendes étaient connues depuis longtemps lorsque l’écriture est venue donner une nouvelle ampleur aux traditions. C’est essentiellement la rénovation des Jeux olympiques par le baron Pierre de Coubertin qui est à l’origine d’un effort de mise en scène qui, sans être du cirque comme le dit très bien Pierre de Coubertin dans ses mémoires, reste une mise en résonnance avec l’Antiquité à un moment où la modernité va précipiter les hommes dans les horreurs que nous connaissons tous. Il paraissait alors souhaitable d’essayer de les rénover en leur donnant l’esprit qu’ils avaient autrefois. Toujours est-il que les Jeux rénovés ne sont pas éloignés des jeux anciens ne serait-ce que par leurs intimes relations avec la notion de combat. Le seul mot d’athlète suffirait à nous le 29
rappeler, mais nous avons préféré le remplacer pas un mot anglais qui n’en change que l’apparence. Le Sport est un jeu qui n’ignore pas le combat, l’athlétisme est un combat qui se pratique comme un jeu sans intention de donner la mort ! Mais cela ne suffit pas pour les différencier. L’actualité nous montre aisément que les sports sont associés à des notions de combat ou même de guerre et les présentations qui en sont faites regorgent d’un vocabulaire militaire. J’ajouterai que les compétitions athlétiques ont précédé largement l’éducation spartiate que nous avons longtemps opposée à l’éducation athénienne, sans ajouter qu’elles n’étaient pas les premières du genre. Je reconnais que tout cela est vite dit, mais il suffirait de lire La République de Platon pour voir comment il se préoccupe de ceux et celles qui devront la défendre. Peut-être faudrait-il commencer par comprendre que pour bien faire la guerre, celle que nous présente Homère surtout, il faut s’y préparer et cette préparation nous est principalement rapportée lorsque les légendes nous parlent de l’éducation des demi-dieux dont Chiron a la charge. Pour approfondir cette éducation, il faudrait lire le merveilleux livre d’Henri Irénée Marrou : Histoire de l’éducation dans l’Antiquité,18 mais nous ne serions plus tout à fait dans l’esprit des légendes. L’enseignement de Chiron est un symbole qu’il faudrait travailler autrement qu’en l’intégrant à la vie des demi-dieux. Il me paraît plus juste de faire remonter les anciens jeux à une époque plus reculée encore, peut-être même envisager que les jeux que nous considérons comme les plus anciens ne sont qu’une reprise de jeux antérieurs, reprise semblable à la rénovation de 1896. Ces derniers ne seraient observables que dans les légendes et participeraient à un enseignement caché dont ils seraient un élément non négligeable. Le malheur, pour l’historien, est que les légendes les plus anciennes n’ont pas laissé de trace si ce n’est dans la mémoire d’Homère ou
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MARROU H.I. Histoire de l’éducation dans l’Antiquité. Paris, Seuil, 1948
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d’Hésiode au moment où ils s’en saisirent. Mais, les aèdes n’étaient pas que des artistes et si nous percevons très clairement chez Hésiode la volonté d’instruire ses semblables en faisant la morale à son frère, comme dans Les travaux et les jours, il est possible d’admettre que ses prédécesseurs en faisaient tout autant. Or les compétitions s’inscrivent très nettement dans une suite de rivalités qui ne concerne pas seulement les cités, mais aussi les hommes et gardent en arrièreplan une philosophie qui n’est certes pas encore celle de Platon. Nous aurions tort de fixer les rivalités guerrières ou athlétiques entre les hommes au début de l’âge du bronze. Les jeux présentés par Homère sont en relation étroite avec la mort et il faudrait s’attarder sur la façon dont les anciens Grecs la concevaient. Ils sont des sacrifices que l’on offre à ceux qui abandonnent la lumière du jour et retournent vers l’obscurité de la nuit en devenant des ombres. Il est même certain que la crémation, qui semble s’opposer à l’ensevelissement, a certainement apporté sur le plan des esprits une véritable rupture dans la façon d’honorer les morts, ce qui ne semble pas transparaître dans l’histoire des jeux. Disons que les jeux dont nous parlons habituellement, connus surtout après les premières publications des légendes, sont postérieurs à cette façon d’honorer les morts et que la crémation n’a certainement pas changé l’esprit des compétitions. Faut-il ajouter que les Grecs ont pratiqué la crémation deux ou trois siècles avant Homère et que cette pratique remonte bien plus loin dans le temps pour ne pas dire au début de l’âge du bronze qui pourrait correspondre, dans les légendes, à la troisième race d’Hésiode soumise à l’influence d’Arès ? Les jeux étaient aussi organisés pour d’autres faits marquants, qu’il s’agisse d’une cité ou bien d’un moment privilégié dans une vie de mortel. Ils pouvaient être une façon de se faire pardonner, de se faire purifier par les dieux pour une faute commise qui pouvait troubler la vie d’une collectivité. C’est ainsi que seraient nés les Jeux pythiques lorsqu’Apollon avait voulu se faire pardonner d’avoir tué Python qui était un enfant de Gaia. Nous voyons vite la fragilité d’une telle 31
attribution alors que c’est Zeus qui avait chargé Apollon de prendre possession de l’oracle de Delphes qui appartenait à Gaia, si l’on en croit la légende. Nous ne sommes pas exactement dans la même situation que Pélops après la mort d’Oenomaos. Chaque mythe dit fondateur doit être compris à partir des symboles utilisés ou des choix des aèdes qui peuvent varier d’une époque à l’autre. Ils se rapportent à une histoire qui n’est pas dite en tant que telle et mettent en valeur des attitudes difficiles à dater. Les épreuves athlétiques que l’on retrouve dispersées dans les légendes et qui sont en rapport avec des hommes supérieurs, avec des destins particuliers, avec des performances surprenantes, sont utilisées par les aèdes pour illustrer certains enchaînements, certaines actions louables ou critiquables qui devaient avoir une signification précise pour leurs auditeurs. Je pourrais rappeler brièvement ici que Phocos, fils d’Éaque était un très bel athlète et qu’il fut tué par ses deux frères jaloux de lui ! Il est probable que les aèdes faisaient alors référence à des actions à caractère athlétique parce qu’elles correspondaient à des jeux institués localement pour commémorer un fait important, une victoire, une naissance, un mariage ou une mort, mais aussi parce qu’elles permettaient de qualifier rapidement un héros ou un mortel sur le point de le devenir. Cela permettait de distinguer l’homme qui trouvait la gloire en agissant de façon athlétique en dehors de la guerre ou qui atteignait la démesure. Peut-être existait-il déjà un glissement entre la guerre et le jeu, entre deux façons d’obtenir la gloire et l’immortalité. À cette époque, il faut bien voir que les hommes étaient naturellement des athlètes, forgés par les épreuves de la vie courante, et que les meilleurs étaient d’abord les mieux formés physiquement. Lorsque nous parlons d’Héraclès, il ne faut pas oublier qu’il s’appelait d’abord Alcide, du nom de son grandpère, ce qui se rapportait à un physique particulièrement développé. Il n’est devenu Héraclès qu’en commençant sa quête d’immortalité : Héraclès signifiant « La gloire d’Héra ». Pour comprendre une telle antériorité des performances athlétiques, il faut prendre en considération l’ensemble des 32
légendes et les articuler, un peu comme l’a fait Hésiode en écrivant la Théogonie. C’est dans ce poème d’Hésiode que nous trouvons une première proposition du sens qu’il faut donner à la genèse des dieux, à la séparation des hommes et des dieux, à la difficulté des hommes à redevenir des dieux ou du moins à vivre comme des divinités. La compétition, telle qu’elle se pratique alors, n’est pas éloignée des guerres conduites par Zeus et qui opposent les premiers dieux, jugés monstrueux, aux enfants de Cronos, dotés de l’art de penser la vie ou la mort. Hésiode, différemment d’Homère, nous parle d’excellence, même si sa façon de la concevoir peut surprendre aujourd’hui. N’oublions pas que les dieux étant immortels, ils peuvent se faire la guerre sans se donner la mort. Il serait possible de confondre les guerres menées par Zeus à des compétitions dont les aèdes auraient fixé le résultat par avance. Lorsque nous lisons l’Iliade, à la suite de la Théogonie, nous comprenons mieux que le poème d’Homère ne soit pas qu’une chanson de geste, une poésie glorifiant des monarques mycéniens. Elle est un enseignement pour les hommes en général. Ce que vivent les héros devant Troie peut être vécu par d’autres mortels, partout en Grèce, dès lors qu’ils veulent se comporter de façon à obtenir une gloire posthume. C’est bien dans la mort jeune que se situe l’immortalité à laquelle ils peuvent prétendre. La gloire qu’obtient Achille en tuant Hector est une gloire qui permettra aux générations futures de le louer pour sa bravoure. Il en ira de même pour Patrocle et tous les héros qui font la guerre pour reprendre à Pâris la femme de Ménélas, la belle Hélène, mais à un degré moindre peut-être. Nous pourrions penser que l’immortalité est offerte par les dieux lorsque l’excellence est acquise. Or l’immortalité n’est donnée qu’en compensation d’une mort glorieuse ! En attendant de l’obtenir, l’homme s’efforce de devenir un surhomme autrement dit fait l’expérience de la supériorité qui semble ne pas avoir de limites. Retenons que l’homme doit combattre en lui ce qui lui interdit de devenir un homme supérieur, qu’il doit mettre à mort l’homme ancien pour révéler l’homme nouveau, l’homme supérieur que son éducation ne valorise pas encore. L’histoire légendaire d’Héraclès nous le montre avec précision.
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Je voudrais rappeler que nous devons éviter de laisser aux mots le sens que nous leur donnons aujourd’hui. C’est vrai pour l’excellence, c’est aussi vrai pour la gloire. Nous pourrions penser que certaines actions d’Hector ou d’Achille sont de nature à minimiser leur gloire, mais ce serait oublier l’esprit qui les habite alors et qui dépend du rapport que les aèdes ont établi entre ces héros et les dieux. Tydée, Homère le montre, n’a pas obtenu l’immortalité parce qu’Athéna l’a surpris mangeant la cervelle crue de son adversaire avant de mourir. Par contre, Hector qui fuit devant Achille en faisant trois fois le tour de la ville et n’accepte le combat qu’en se croyant épaulé, ou qui n’a pas résisté à s’emparer le l’armure d’Achille sans avoir vaincu Patrocle lui-même, nous semble loin du discours qu’il tient à son fils et à sa femme lorsqu’elle veut le retenir. Comment faire l’éloge d’Achille qui a passé son temps à bouder dans sa baraque et qui a perdu la tête en plongeant dans le Xanthe dont les dieux le sortiront ? Comment ne pas être de l’avis d’Apollon lorsque l’on voit Achille s’en prendre au corps d’Hector ? Nous oublions alors que Zeus est l’arbitre de tous les combats, qu’il distribue les bons points, qu’il accorde les louanges et la mort glorieuse. C’est lui le juge suprême, l’arbitre qui attribue le résultat. La règle dont parlent les aèdes n’est pas celle que nous appliquons sur un stade lorsque nous entrons en compétition aujourd’hui. La différence dépend surtout du contexte et de l’époque. Dans les Jeux de Patrocle, Achille est celui qui juge en même temps qu’Agamemnon, mais ce sont les dieux qui sont les responsables de la règle et lorsqu’Athéna intervient en faveur d’Ulysse, ses concurrents ne peuvent que rendre hommage à la déesse tout en comprenant qu’il est son protégé. Tout le problème consiste à ne pas confondre le fond et la forme ! La recherche d’immortalité peut être en effet assimilée à une recherche d’excellence. Nous en reparlerons mieux plus tard. Nous le voyons chez Homère, mais on le verrait dans la mythologie tout entière. Or, l’excellence est souvent associée à la démesure et les châtiments sont à la hauteur de la démesure. Lorsqu’Ixion, que Zeus a pourtant purifié d’un crime horrible et même rendu immortel en lui faisant consommer nectar et 34
ambroisie veut faire violence à Héra, Zeus remplace Héra par une nuée et, après cet accouplement trompeur, finit par l’enchaîner à une roue enflammée qu’il lance et fait tourner dans le ciel. Sa démesure lui vaut un supplice éternel ! Je parlerai de Tantale plus tard en évoquant Pélops. Chaque fois, la folie des mortels ou des demi-dieux les pousse vers la démesure et ils ne peuvent qu’en récolter une punition divine, autrement dit exemplaire. Je pourrais parler aussi de Pirithoos, l’ami de Thésée, descendu en Enfer pour enlever Perséphone. Il restera assis à la table d’Hadès collé à son banc alors que Thésée pourra revenir à la lumière du jour avec Héraclès ! N’oublions pas que si Thésée est considéré comme le fils de Poséidon, Pirithoos serait celui de Zeus ! Il faut étudier la sanction des deux amis sur le plan symbolique et tenir compte de l’ensemble de la mythologie pour mieux comprendre les sanctions. Comment n’en irait-il pas de même pour les prouesses athlétiques ? Elles sont des actes humains jugés par des dieux. L’homme qui concourt sait très bien que les dieux le regardent. Chez les Phéaciens, il faut qu’Ulysse soit longtemps interpellé pour qu’il finisse par lancer le disque et montrer sa supériorité en la matière. Nous comprenons que dans un contexte particulier, entre monarques souvent, il était de bon ton de s’affronter en luttant ou en lançant le disque. Il n’y avait pas alors un souci d’excellence dans ce genre de rencontre amicale et festive ! Ulysse n’atteint pas l’excellence en lançant le disque, il ne fait que montrer sa capacité à bien le lancer. L’utilisation de son arc met en lumière sa force et sa technique, mais tout reste mis sous la protection ou l’autorité d’Apollon. En demandant le parrainage de l’acte qu’il va commettre, Ulysse fait preuve de pondération. Il connaît ses qualités en la matière, mais il veut aussi avoir les dieux de son côté. N’oublions pas que pour Athéna, il est le plus rusé des mortels. La victoire sera donnée par les dieux ! Ce sont eux qui décident de la vengeance d’Ulysse. Pour comprendre les jeux antiques, d’où qu’ils soient, il faut les associer à une forme de guerre, une guerre que les 35
phalanges spartiates remettront en question et qui est en relation avec la fin de la civilisation mycénienne et les invasions doriennes, si le mot n’est pas disproportionné. Les héros d’Homère se battent en combats singuliers, ils s’affrontent comme sur un stade, sauf que la mort est ici réelle et que la gloire obtenue est liée à une rencontre entre deux armées dont le plus important pourrait bien être le pillage et l’appropriation d’un butin plus que l’accession à l’immortalité. Le comportement d’Ulysse nous fait d’ailleurs réfléchir sur cette époque lorsque nous suivons son retour vers Ithaque. En publiant Le choix d’Ulysse,19 j’ai compris qu’il ne cherchait ni l’immortalité ni l’excellence. Ulysse est d’abord un roi mycénien, un roi qui veut commander et veut le faire bien ! Il est clair qu’Homère n’a pas connu la guerre de Troie qui semble regrouper tous les monarques mycéniens pour les faire lutter contre un peuple lointain pour l’époque, mais aussi connu pour ses richesses et comme il l’écrit : pour ses « cavales ». Il s’agit d’une expédition véritable pour Homère et lorsqu’il nous présente des armées en présence au début de l’Iliade, nous comprenons que les quelques héros qui combattront pour la gloire représentent une minorité. L’enlèvement d’Hélène, la femme de Ménélas, le frère d’Agamemnon, est une invention du poète pour donner du sens à cette guerre, un sens plus épique que la simple recherche de butin. Le récit du combat entre Pâris et Ménélas, roi de Spartes, suffit pour montrer que la guerre n’est pas celle que les Grecs pouvaient observer au temps d’Homère. La folie qui consiste à se prendre pour un dieu n’est pas la seule faute sanctionnée et l’hospitalité est aussi une règle qu’il faut respecter. Pâris l’a violée en enlevant Hélène, il doit être puni, mais comme Priam et toute la ville de Troie, dont il est le roi, ont accueilli les fugitifs c’est l’ensemble de la population qui doit en supporter les conséquences. Toutefois, si l’enjeu semble clair, il reste que toute la guerre de Troie est une sorte de machination voulue par Zeus pour éprouver les meilleurs guerriers, les mettre en compétition si l’on peut dire et
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ANDRIEU G. Le choix d’Ulysse. Paris, L’Harmattan, 2013.
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voir s’ils méritent d’être comparés à des dieux, s’ils peuvent se rapprocher de l’excellence. C’est sur le champ de bataille que les héros troyens ou achéens doivent le montrer. Il n’en demeure pas moins vrai qu’ils le montrent aussi en participant aux jeux funèbres. D’autres héros le feront plus tard, objectivement, en luttant sur un stade. Le passage du champ de bataille au stade n’enlève rien à la gloire recherchée dans une mort jeune qui seule apporte l’immortalité inscrite dans la mémoire des descendants. Déjà, nous comprenons que l’excellence n’est pas donnée en échange d’une simple victoire sur l’adversaire, mais qu’elle est liée à l’art de se comporter avant pendant et parfois après le combat. Il est clair que ce n’est pas Homère qui parle du suicide d’Ajax, mais un tragique quelques siècles plus tard ! Nous pourrions méditer sur l’excellence en parlant de l’amour de Zeus pour Ganymède ou de Poséidon pour Pélops ! Autres temps autres mœurs ! Disons que l’amour a une autre valeur à cette époque et que c’est la beauté supérieure que les deux frères veulent auprès d’eux. Comment ne pas réfléchir sur le comportement d’un dieu, jugé le plus fort athlétiquement, le plus valeureux sur le plan militaire et devenant amoureux fou d’une beauté de même sexe à nulle autre pareille ? Ne retrouvons-nous pas l’extase connue par Hermaphrodite ? Pour dépasser la simple remarque en ce qui concerne l’homosexualité des dieux, il faudrait tenir compte des symboles qui l’accompagnent en particulier les cadeaux qui vont avec, c’est-à-dire des chevaux divins, sans oublier la symbolique du cheval ! La décision de Zeus de mettre les mortels de la quatrième race dans l’obligation de combattre pour montrer leur supériorité pourrait nous sembler machiavélique. En fin stratège, Zeus organise tout pour que le résultat final soit l’accession à l’immortalité, mais pour les meilleurs seulement. Tout commence avec le jugement de Pâris et la proposition d’Aphrodite qui lui offre l’amour de la fille de Zeus. Hélène est alors un appât divin et la ruse d’Ulysse, qui préfère épouser sa cousine Pénélope, permet de rassembler tous les monarques 37
mycéniens qui sont alors des prétendants. Zeus organise une immense compétition devant la ville de Troie qu’il peut surveiller du sommet de l’Ida. Il faudrait voir avec quelle minutie il prépare cette rencontre, ou du moins la rend inévitable. Mais Zeus n’est que le fruit de l’imagination des aèdes et s’ils ont pu raconter une véritable guerre en lui donnant une justification, il reste qu’Homère se saisit des légendes pour mettre en lumière la recherche de l’excellence chez les demidieux. La rivalité que l’on perçoit entre les hommes n’a pas le même sens que la rivalité entre les deux armées. D’ailleurs, l’Iliade prend fin avant que la ville ne soit conquise ! L’important n’est pas le résultat militaire, mais le comportement des quelques élus observés et même conseillés, encouragés, retenus par les dieux. L’enseignement à peine caché reste l’art d’accéder à une gloire telle qu’elle est perçue à cette époque et, dans la poésie d’Homère, cet art est dominé par la raison, autrement dit par Athéna. Or, lors des Jeux qui suivent la crémation de Patrocle, les Grecs entre eux luttent pour obtenir un prix ce qui pourrait bien nous éloigner de l’excellence. Ce qui subsiste c’est la présence des dieux, Athéna surtout, et la victoire semble perdre de son importance à partir du moment où elle n’est plus confrontée à la mort. Toutefois, ne peut-on pas penser qu’en redevenant une pratique festive, rituelle, la victoire retrouve une valeur plus humaine, davantage liée à des relations de préséance ou d’amitié ? Ce n’est plus la mort qui permet d’évaluer le comportement des hommes, mais la règle qui domine chaque concours, chaque affrontement. La règle prend la place de la mort, peut-être parce que la règle aussi est donnée par les dieux ! Il n’est pas impossible qu’Homère ait associé pour son récit deux époques, deux pratiques, la crémation avec des sacrifices humains et les jeux proprement dits. Dans tous les cas, il y a des règles qu’il faut respecter et ce sont elles qui assurent à la victoire sa dimension proche de l’excellence. La performance peut correspondre à une victoire les armes à la main ou bien au fait d’arriver premier dans une course, elle peut prendre une même valeur au regard des 38
hommes qui veulent plaire aux dieux dans les deux cas. Comment ne pas voir ici la récupération de la performance physique pour enseigner un comportement idéal, apprécié des dieux, qui permet de s’approcher de l’excellence ? Allons plus loin. Les Jeux olympiques antiques, tels que nous les imaginons, se trouvent devant une sorte de contradiction entre l’époque où ils se déroulent, celle des cités dirigées par des aristocrates et qui se font une autre guerre que celle dont parle Homère, et l’époque où ils trouvent leur valorisation mystique, époque légendaire et mythique dans laquelle nous avons isolé des mythes fondateurs. En réalité, cette valorisation ne résistera pas longtemps devant les problèmes politiques réels. Les héros d’Homère peuvent combattre à partir d’un char ou en descendant du char, face à face, avec une lance, une épée et un bouclier, ils sont les mêmes à lutter ou à courir pour un prix lors des funérailles de Patrocle, mais ils ne sont surtout pas des mortels du temps d’Homère, d’Hésiode, ou plus encore de Platon. Ils font partie du passé. Je crois qu’il faudrait éviter de continuer à rêver et prendre seulement dans l’Antiquité ce qui peut nous servir pour enrubanner l’actualité. Il serait bon de ne pas cacher le sens qu’elle peut donner à des compétitions qui n’ont plus rien à voir avec l’esprit des Grecs anciens comme l’aurait dit Walter Otto. Il est plus qu’évident que le rapport entre la guerre et les jeux n’est plus le même avec et surtout après Homère. Les jeux que nous prenons en référence aujourd’hui vont être de plus en plus distants des combats meurtriers et il est permis de penser aussi que le cérémonial qui les encadre prendra de moins en moins une dimension religieuse. En passant sous la tutelle des prêtres, ils deviendront moins guerriers, la compétition devenant en elle-même une nouvelle façon d’honorer les divinités, ils n’en resteront pas moins soumis au jugement des dieux avant de perdre progressivement leur valeur de sacrifice. Lorsque nous parlons des jeux antiques, n’avons-nous pas tendance à le faire comme s’ils avaient toujours existé, comme s’ils étaient nés à Olympie, comme si les valeurs que 39
nous leur attribuons aujourd’hui étaient celles que nos ancêtres leur attribuaient jadis ? Ne les figeons-nous pas dans le temps pour mieux les sacraliser ? Les jeux du huitième siècle avant notre ère ne seraient-ils pas déjà une renaissance, un effort pour trouver une solution à des problèmes politiques, des problèmes de société ? Ne seraient-ils pas une proposition émanant de quelques sages pour aider une société en pleine mutation à progresser vers ce qu’ils considèrent comme meilleur ? En isolant les jeux de leur contexte sociopolitique d’alors, n’avonsnous pas perdu le sens qu’il aurait fallu leur donner et qui ne pouvait pas être perçu immédiatement par les athlètes qui ne pensaient qu’à vaincre leurs adversaires, même s’ils devaient suivre des règles religieuses strictes ? Ces règles n’ont pas toujours existé et nous le comprenons en lisant Homère. Il faut considérer une rupture qui semble donner plus de poids au clergé du moment. Pourquoi ? C’est bien une question qu’il faut se poser, car elle donne une autre dimension à la recherche d’excellence et à son rapport avec la démesure. Est-ce Zeus qui prend de l’importance ou bien son clergé ? Avant de parler d’Héraclès, de Pélops ou de Zeus, il faut étudier l’ensemble des légendes en s’efforçant de lire entre les lignes des récits. Nous sommes trop souvent victimes du merveilleux, mais nous ne sommes pas au cirque et si l’on a pu classer les mythes dans les fables pour enfants il reste qu’elles s’adressaient à des hommes, peut-être aussi à des femmes, tous plus ou moins capables de raisonner. C’est d’ailleurs parce qu’ils étaient en mesure d’interpréter chacune des légendes qu’ils entendaient, d’en ressentir l’enseignement que les aèdes les utilisaient pour les instruire. Je crois qu’il ne faudrait pourtant pas se méprendre sur le public que pouvaient avoir les aèdes. Il me semble que ce public devait être essentiellement masculin et adulte. Comme Hestia ou les vestales romaines, les femmes devaient plus souvent rester à la maison et ne connaissaient les légendes que par l’intermédiaire de leur conjoint. Si Homère parle d’assemblées chez les mortels et chez les dieux, celles des dieux étant imaginées à partir de celles des hommes, il parle surtout de rassemblement de divinités mâles et, chez les dieux, c’est surtout Athéna qui prend la parole pour 40
appuyer ou nuancer les propos de son père. Héra ne fait que calmer l’ambiance de l’Olympe lorsque c’est nécessaire. Il suffit de prendre comme modèle Pénélope, chez les mortels, pour comprendre que la femme tisse à longueur de journée, lorsque l’on est femme de roi, loin du tumulte des idées que les hommes utilisent comme des armes. Athéna, tisseuse jalouse de ses prérogatives, comme le montre la légende d’Arachné, a-telle succédé ou précédé la guerrière ? Les autres sont des servantes ou des esclaves. Nous pourrions faire référence à l’aventure de Télémaque voulant regrouper le peuple d’Ithaque à l’agora, mais nous pourrions aussi tenir compte de la façon dont il met à mort les servantes qui se sont mal conduites. Si les hommes ont droit à des flèches qu’Ulysse a placées sous l’autorité d’Apollon, le dieu à l’arc d’argent, les femmes seront pendues comme de simples oiseaux ! Nous pourrions aussi nous demander pourquoi tout au long des légendes, les hommes sont tués avec des flèches des épées ou les lances, l’arc étant souvent l’arme des lâches, tandis que les femmes se pendent ou sont pendues ? N’oublions pas que les aèdes utilisent les légendes pour développer une façon de vivre, un rapport particulier entre les hommes et les femmes qui n’a pas toujours été le même. Ce rapport nouveau pourrait-il correspondre à leur sédentarisation et à la gestion des cités de plus en plus grandes de plus en plus politisées ? Nous pouvons imaginer que c’est essentiellement au moment où nos ancêtres sont passés d’une vie de nomade à une vie de plus en plus sédentaire qu’un tel enseignement a pu voir le jour et se propager comme il se propagera plus tard en connaissant de multiples reformulations. Les tragiques qui les reprendront pour forger une morale indispensable à la vie de leur temps en donneront une nouvelle version et l’on sait que Freud s’est appuyé sur la tragédie de Sophocle pour illustrer le fameux complexe d’Œdipe. Lorsque nous lisons les légendes qui n’ont pas attendu Sophocle pour exister, nous découvrons qu’Œdipe n’a pas voulu tuer son père ni épouser sa mère. Mais le plus important n’est pas là. Freud a utilisé la légende pour donner plus de relief à ses propres recherches. Il aurait certainement pu se servir davantage de la mythologie et 41
interpréter bien d’autres comportements mythiques. Ce qu’il faut retenir ici, c’est la récupération d’une image qui n’avait probablement pas le même sens à l’époque des aèdes antiques. Comment ne pas voir une distorsion du sens lorsque l’on confronte la légende de Jason et la tragédie d’Euripide : Médée ? Pour les besoins du moment, l’auteur donne à ses personnages des caractères différents et nous offre une morale qui n’était pas celle de ses prédécesseurs. Nous utilisons les mêmes procédés aujourd’hui ! Aussi faut-il s’efforcer de remonter le temps d’une façon ou d’une autre tout en évitant d’interpréter les légendes à partir de ce que nous sommes devenus, en figeant des valeurs comme si elles étaient éternelles. Remarquons aussi l’utilité de l’image pour fixer les idées ! Celle d’Hestia toujours au centre du foyer ou celle d’Hermès toujours dehors, en voyage et même invisible ! Autant que faire se peut, tout traitement des légendes à partir d’une culture qui nous est propre doit être évité. Les aèdes de jadis, ne savaient pas ce que nous savons, mais autre chose et autrement. Si nous utilisons un vocabulaire qui semble hors du temps, n’oublions pas que le sens des mots a pu changer, correspondre à de nouvelles interprétations du réel que nos sens ne perçoivent plus de la même façon. Il y a trois mille ans, Homère ne pensait pas comme nous, il ne vivait pas non plus dans une société semblable à la nôtre et la morale qu’il connaissait nous surprendrait certainement. La justice d’Ulysse est loin de correspondre à celle que nous utiliserions probablement, mais nous ne sommes pas un monarque et nous n’avons pas crevé l’œil rond de Polyphème. L’usage de l’Agora est loin d’être développé et nous sommes encore loin de l’époque de Pisistrate. N’oublions pas cette évolution qui se perçoit clairement chez Hésiode et qui va faire passer le pouvoir des aristocrates terriens, ou de leur oligarchie, à des aristocrates mécontents puis à des tyrans qui enrichiront les cités en développant leur commerce et leurs conquêtes de territoire avant d’atteindre une autre forme de démesure. Pisistrate prendra le pouvoir en 561 avant notre ère et deviendra le premier tyran d’Athènes ! On peut aussi percevoir chez Pindare
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comment il honore ces nouveaux athlètes qui n’ont plus rien à voir avec les héros d’Homère ! À tout moment, nous pouvons percevoir que chaque détail des légendes se comprend en soulevant les voiles que les aèdes ont posés sur les faits. Ils utilisent des symboles la plupart du temps et j’ai constaté que l’interprétation des symboles que nous utilisons aujourd’hui se faisait à l’ombre d’une culture essentiellement chrétienne. Les symboles ne pouvaient qu’avoir un autre sens mille ans et plus avant notre ère ! Pourquoi Ulysse navigue-t-il neuf jours et neuf nuits sur son mât de navire avant d’atteindre le royaume de Calypso ? Pourquoi les Argonautes portent-ils leur navire en plein désert avant que Triton ne les aide à retrouver la mer ? Pourquoi Jason ressort-il de la rivière après avoir traversé Héra sur son dos en perdant une sandale ? Pourquoi l’Argo, le navire des Argonautes possède-t-il une proue prophétique taillée dans le chêne oraculaire de Dodone ? Je n’en finirais pas d’évoquer de telles précisions symboliques en dehors desquelles toute interprétation des légendes devient incompréhensible. Nous sommes donc tributaires de l’écriture des premières légendes tout en comprenant qu’elles s’enracinent dans un passé difficile à apprécier. Plus qu’Homère, Hésiode est celui qui nous permet d’avoir un regard synthétique sur l’ensemble. Il nous permet de prendre un recul indispensable pour approcher l’enseignement qui était dispensé oralement par les premiers aèdes. Il nous propose une composition qui finalement semble s’articuler autour d’un personnage principal qui n’est autre que Zeus. N’est-ce pas Hésiode qui lui offre sa royauté, plus que les enfants de Cronos, ses frères et ses sœurs ? Hésiode valorise l’idée et donc Zeus parce qu’il fait un choix à la fois poétique et politique. Dans Les travaux et les jours, il ne cache pas ses intentions et son poème peut passer pour un véritable manuel de bon agriculteur, ou de bon fermier. Il est aussi, surtout peutêtre, un manuel de morale qui nous dit quels doivent être les rapports entre l’homme et la femme, entre l’homme et les dieux, entre l’homme et le travail, entre l’homme et la qualité de la vie. 43
Mais revenons à la mythologie qui est notre base de réflexion. Je retiendrai plus particulièrement, dans la Théogonie, une rupture à laquelle il faut prêter attention. La genèse des dieux est probablement secondaire, en tout cas elle masque le plus important à l’aide d’une amorce de chronologie ou de filiation entre les divinités. L’essentiel n’est pas que Zeus soit le plus jeune fils de Cronos, mais qu’il prenne le pouvoir sur les hommes et sur les dieux, ou plus exactement les hommes tels qu’il voudrait qu’ils soient. Mais les décisions de Zeus sont celles des aèdes et d’Hésiode, ne l’oublions pas. C’est Hésiode qui aimerait bien que les hommes soient la copie des divinités de seconde génération, autrement dit des émules de Zeus et non d’Arès, un dieu inintelligent ! C’est Hésiode qui veut imposer aux hommes une justice qui serait celle de Zeus et non celle des oligarques. En lisant les tragiques, la tragédie d’Euripide : Oreste, par exemple, nous trouvons une autre approche de la justice ainsi qu’une justification d’un nouveau comportement devant la règle lorsqu’Athéna juge son crime, qu’Apollon devient avocat de la défense et que les Érinyes deviennent responsables de l’accusation ! À l’origine de toutes les légendes, il faut situer le sens que les aèdes veulent leur donner. Si nous voulons comprendre l’enseignement caché de la mythologie, il faut lire la Théogonie à l’envers, autrement dit commencer par la fin, le règne de Zeus, et remonter à l’origine du cosmos attribué à Gaia. Chez Hésiode, le discours le montre nettement, Zeus doit régner, la justice doit être celle des dieux, mais aussi et surtout s’imposer aux hommes. Dans Les travaux et les jours, il le dit à l’aide d’une fable qui oppose un rossignol et un épervier qui le tient dans ses serres. Zeus doit dominer les aristocrates qui gouvernent les villes au moment où il écrit son poème et il le dit avec force à son frère Persès qui lui a détourné une part d’héritage. Homère, mais autrement, rend hommage à Zeus en écrivant l’Odyssée et en faisant rendre à Ulysse, revenu à Ithaque, la justice qu’il aurait rendue lui-même. Nous le comprenons lorsqu’il intervient pour que la vengeance des familles des prétendants soit stoppée. La bonne justice ne peut être qu’une justice divine. Elle est excellente dans la bouche 44
d’Hésiode ! Aujourd’hui, nous aurions tendance à considérer que la justice excellente est celle d’un Dieu chrétien, ce n’était pas le cas pour Hésiode qui ne pouvait avoir de Dieu la même idée ! Celle qui est excellente pour le poète est celle d’une divinité qui personnalise l’idée, et même la ruse. Zeus n’a-t-il pas rusé pour avaler Métis sa première épouse afin de ne pas être détrôné plus tard ? Hésiode ne nous dirait-il pas que la ruse est supérieure à la prudence dont Métis serait la personnalisation ? Ne confondons pas ! Ce n’est pas Zeus qui possède l’idée, c’est l’idée qui est déifiée par les aèdes et prend le nom de Zeus ! C’est peut-être cette rupture sur le plan religieux qui pose le plus de problèmes aujourd’hui dans la lecture et l’interprétation que l’on peut faire des légendes. Une autre rupture a déjà existé certainement. Les anciens Grecs ne sont pas passés spontanément d’une croyance tournée vers les Grandes Mères, Gaia, Rhéa, Cybèle, Métis ou Thémis, à une croyance tournée vers les dieux mâles : Cronos puis Zeus et Apollon, secondairement Arès et Héphaïstos, Dionysos peutêtre aussi. Lorsque nous étudions les légendes concernant la ville de Thèbes, surtout celle d’Œdipe, nous comprenons que nous ne sommes pas dans l’époque dont parlent Homère et Hésiode. Les deux guerres de Thèbes sont encore sous la dépendance des Grandes Mères, des Érinyes plus que sous celle d’Apollon ou d’Athéna et de Zeus bien entendu. Ce n’est plus la même dépendance avec la guerre de Troie. En étudiant les jeux qui accompagnent la crémation de Patrocle, il ne faut pas ignorer cette rupture que les aèdes ont dû connaître et qu’ils symbolisent à leur façon dans les légendes. Les Jeux néméens qui sont instaurés lors de la première guerre contre Thèbes sont aussi des jeux en rapport avec la mort, mais ils s’inscrivent dans une religion qui reste encore dominée par les déesses, plus particulièrement par Gaia. Ne faut-il pas souligner que c’est une sphinge qui interroge Œdipe lorsqu’il arrive devant Thèbes ? La rupture qui semble s’imposer ici sur le plan religieux n’est pas due à l’idée d’une possible réincarnation soutenue par les Mystères d’Éleusis ou les légendes concernant Déméter et Perséphone. Elle a pour origine l’émancipation des hommes qui, grâce à Prométhée selon la légende, deviennent 45
responsables de leurs actes, réfléchissent avant d’agir, prennent alors leur distance par rapport aux dieux dont ils ne sont plus de simples vassaux comme au temps de Cronos. Les deux poètes valorisent l’idée, la raison, la capacité à ne rien entreprendre sans en avoir mesuré les conséquences, sans avoir pris une décision mûrement réfléchie. Certes, l’intelligence des hommes n’a plus à démontrer son importance, mais il semble bien que la vie en société laisse encore à désirer et qu’elle manque de rigueur, de justice, de bons rapports entre les hommes. Comme les aèdes anciens, nos deux poètes cherchent à corriger les méfaits d’une société qui est sur le point d’en appeler à la force d’un tyran qui mettrait de l’ordre dans ses rouages dispersés entre les petits propriétaires terriens et les nouveaux aristocrates en mal de pouvoir. Nous avons tendance à ne voir dans le mot tyran que le négatif retenu par l’histoire. Mais les tyrans ne deviendront des despotes que peu à peu et du temps d’Homère ou d’Hésiode il était possible d’imaginer la tyrannie comme étant meilleure pour gouverner une cité. Ulysse se comporte comme un tyran, même si on parle à son sujet et pour le louer d’assemblées tenues sur l’agora ou d’un comportement de père. Il n’y a pas plus d’assemblées véritables chez Ulysse que chez Zeus, le contraire aurait été surprenant. Les dieux n’existent pas, ils sont des puissances que les aèdes utilisent pour faire connaître aux hommes des comportements extrêmes qu’ils devraient s’efforcer de copier, pour atteindre l’excellence. Les légendes sont des livres d’images en quelque sorte. Pour donner de la force à leurs idées, les aèdes ont inventé des personnages, comme Molière a pu inventer l’Avare ou le Tartuffe. Il s’agit d’une traduction théâtrale de la vie idéale, telle que les hommes pourraient la mener en respectant certaines règles, en acceptant l’ordre que Zeus leur apporterait s’il prenait le pouvoir. C’est cette prise de pouvoir qui est essentielle et se trouve au cœur de leur enseignement. Les poètes, comme Hésiode, font peut-être appel aux Muses, mais il s’agit d’une formule poétique qui reste une tradition. Ils sont surtout des hommes qui appartiennent à un pays, une région, une cité, qui connaissent une transformation 46
des mœurs qui n’est pas la même sur tout le territoire au même moment. Leur poésie ne peut qu’avoir pour soubassement une qualité de vie qui ne cesse de changer et qui est tributaire d’une politique et d’un esprit religieux, des différentes migrations qui changent la Grèce. Avec ses vers, le poète prend position et tente de guider les contemporains de sa ville, de son pays, vers un idéal qu’il perçoit peut-être mieux que d’autres parce qu’il pense plus qu’eux. Or Zeus personnalise l’idée. Il est un dieu qui pense, à l’inverse des premiers dieux qui ne semblent pas avoir beaucoup de cervelle, du moins les Titans auxquels il faut ajouter Arès ce qui demanderait une explication sur le plan symbolique ! L’opposition que les aèdes mettent entre les dieux de première génération, les enfants de Gaia et d’Ouranos, d’une part et les dieux de seconde génération, les enfants de Cronos, les Olympiens, d’autre part, sert surtout à illustrer un changement qui doit se faire, s’amplifier en faveur de l’intelligence et au détriment de l’action brutale, improvisée ou encore injuste. Le plus important n’est pas la guerre que se livrent les dieux, mais le fait que les hommes et les dieux vivaient ensemble du temps de Cronos, et que cela doit changer. Les hommes ne sont pas des dieux, ils ne peuvent que s’efforcer de se comporter comme eux, de cultiver leur excellence. Or le changement est porté par l’art de penser, par l’intelligence qui est divinisée pour induire son développement. À noter que les Titans sont monstrueux, mais que les Titanides permettent à Zeus de faire des enfants qui serviront sa cause ! Une autre précision doit nous interpeller ; Zeus après sa triple victoire aurait-il envoyé la guerre sur terre ? Pourquoi ? Veut-il que les hommes se battent comme les dieux ou bien la symbolique d’une telle décision nous inviterait-elle à penser que les hommes doivent combattre le monstrueux en eux comme il l’a combattu au sein des dieux ? Les mortels semblent condamnés à vivre sur terre, à travailler la terre pour survivre et à faire des enfants si l’on en croit la légende. Si Zeus leur a envoyé la guerre, ce n’était pas pour s’entretuer, mais pour tenter de devenir des immortels ou tout simplement devenir meilleurs ! Prométhée leur a donné 47
l’intelligence, le feu divin est ce cadeau fondamental. Sans intelligence, les hommes ne pourraient pas rechercher l’excellence que les aèdes leur montrent dans le comportement des nouveaux dieux, en particulier Zeus, Athéna, Apollon. Toutes les qualités supérieures qui donnent du sens aux légendes sont à la racine de l’enseignement des aèdes. Celles d’Homère ou d’Hésiode ne sont certainement pas les mêmes que celles de leurs prédécesseurs, mais il semble bien que l’excellence soit toujours dépendante de la règle souhaitée par les aèdes et attribuée aux dieux avant d’être contrôlée par leur clergé. Il n’est pas inintéressant de voir qu’Hésiode place les grandes guerres entre les dieux, toutes gagnées par Zeus, après avoir séparé les hommes des dieux. Le sacrifice de Prométhée fait des mortels de simples observateurs, comme les lecteurs actuels de la Théogonie. La guerre contre les Titans ou contre Typhon permet à Hésiode de montrer comment Zeus vient à bout des dieux monstrueux, qui sont surtout des dieux qui ne pensent pas, à la différence de Prométhée. Il passe sous silence la guerre contre les Géants. Il est souvent dit que Zeus fait la guerre aux Titans, dont Cronos fait partie. Mais tous les Titans ne seront pas traités de la même façon après la guerre et nous ne devons pas oublier que les dieux sont immortels ! Cette seule observation doit nous faire penser que la monstruosité des premiers dieux ne cesse d’exister, que l’homme en a hérité après le déluge et qu’il doit la combattre ! L’excellence pourrait bien résulter de cette guerre que nous avons traduite par un rapport souvent conflictuel entre le ça, le moi et le surmoi. L’opposition entre Arès, dieu de la guerre et Athéna, la raison, illustre le changement demandé par les poètes. D’ailleurs, Hésiode fait d’Arès le grand responsable de sa troisième race, et de Zeus celui de la quatrième. Arès c’est la violence sans idée, Zeus c’est la violence au service de l’idée. Or l’idée doit permettre l’épanouissement de l’homme nouveau, qui pense avant, comme Prométhée. Arès est porté par le plaisir de détruire, Zeus par le désir de construire l’homme excellent. Faut-il penser qu’il a échoué puisque la quatrième race a laissé la place à la cinquième, la race de fer, dont les 48
historiens connaissent toutes les guerres qui n’ont pas l’excellence pour but ? La guerre que Zeus a envoyée sur terre est bien ce qu’Homère semble nous montrer au premier degré, lorsque les Grecs et les Troyens s’opposent devant Troie. Lire l’Iliade en ne voyant qu’une suite de combats mortels serait une erreur. Au second degré, le poète nous montre très clairement ce qui se passe dans l’esprit des héros et leur volonté d’en découdre pour obtenir la gloire qui leur assurera, après la mort, une immortalité dans la mémoire des générations futures. Cela dit, constatons, au passage, que tous ne sont pas des héros, il y a les simples soldats, comme les marins d’Ulysse que Circé transformera en cochons, et il y a les quelques autres qui ont des problèmes de conscience, comme nous le dirions aujourd’hui. Achille et Hector, comme Diomède ou les deux Ajax, Ménélas ou Énée ne sont là que pour illustrer l’art de devenir semblable aux dieux. La guerre n’est donc qu’une traduction du combat que l’homme doit livrer en lui-même pour devenir meilleur, pour transcender sa vie si l’on veut, et le plus important c’est qu’il ne peut le faire qu’en y pensant sérieusement. D’ailleurs, par qui est-il aidé dans une telle entreprise ? Par la fille de Zeus, Athéna, que le dieu a fait jaillir de sa tête tout armée et poussant un cri de guerre retentissant ! Athéna personnifie la raison, comme son père l’idée, et c’est bien en raisonnant que les hommes, pour Homère, peuvent changer leur façon de vivre. Les philosophes qui poursuivent l’effort des aèdes ne feront que prolonger et approfondir le regard que l’homme doit porter sur la vie et sur la mort. Platon aurait aimé qu’ils prennent en charge l’avenir des cités et des hommes, nous sommes obligés de voir que nous ne l’avons pas écouté ! Il ne faut donc pas confondre la guerre, telle que nous la comprenons, et l’usage qu’en fait Homère pour nous parler d’une guerre intérieure que l’homme doit conduire s’il veut progresser. Ce combat intérieur est le même que le combat que livre Zeus contre les enfants de Gaia.
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Pour construire l’excellence, il faut commencer par détruire la monstruosité qui est en nous ! Or, la mythologie nous le fait comprendre, les dieux sont immortels, il ne peut donc y avoir de destruction définitive, ou totale, permettant une nouvelle construction à partir de zéro. Les mauvais dieux ne peuvent être qu’enfermés dans le Tartare. Certes, ils sont bien gardés et des portes de bronze en ferment l’entrée, mais ce n’est qu’une image et nous savons depuis que nous avons tendance à cacher ce qui nous dérange plutôt que de le détruire. En parlant d’Héraclès, je m’attarderai sur ce que signifie l’Hydre de Lerne. Lorsqu’il était dominé par la nature, par tout un ensemble de forces invisibles ou incompréhensibles, par la nature elle-même ou des animaux plus puissants que lui, l’homme n’avait que peu de temps pour penser, échafauder des plans, ou même projeter sur les murs des cavernes l’image des monstres qu’il combattait, des proies qu’il convoitait, des dieux qu’il voulait honorer. Il est certain que le feu devait lui permettre d’amorcer une sorte de distanciation entre ses adversaires et lui. Ses observations se sont multipliées, sa mémoire s’est enrichie et, de découverte en découverte, il a fini par comprendre que la culture de la terre pouvait lui apporter une meilleure existence. Agriculture et élevage furent certainement à l’origine d’un mieux-être qui permit à l’homme de penser de plus en plus efficacement. Il est possible d’imaginer que les hommes ont essayé de dialoguer avec les puissances qui les impressionnaient et que c’est en les visualisant ou en leur donnant une forme qu’ils ont commencé à leur offrir des sacrifices, bien avant d’imaginer un panthéon aussi compliqué que celui qu’Hésiode nous présente comme une photographie de famille. Tout cela ne s’est pas fait en un jour et le moment où Zeus prend le pouvoir s’étend certainement sur des millénaires plus que des siècles. Nous oublions trop que la pensée des aèdes ne s’est pas forgée en un jour, elle non plus, tout comme le bouclier d’Achille dans la forge d’Héphaïstos. Le plus important reste la lutte, peu importe le temps qu’il lui faut pour obtenir le changement.
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Les divinités des anciens Grecs font partie du monde, comme le souligne Jean-Pierre Vernant. L’homme rencontre le divin partout dans le monde et en lui-même, les dieux ne sont pas des entités indépendantes, mais des forces que l’homme découvre en vivant sa vie plus qu’en l’imaginant. Je dirai volontiers que le Grec d’autrefois portait en lui le sublime. Les sculptures antiques nous le font comprendre aisément. Les aèdes ne font que moduler des impressions, leur donner de l’importance en les divinisant. Ce sont eux qui ont imaginé une distance et une relation entre les hommes et les dieux pour des raisons d’éducation. Les dieux sont la symbolisation de l’excellence et elle évolue avec les dieux eux-mêmes tels que les aèdes les utilisent dans leurs récits. Or, ce changement, qui fait passer l’homme de l’état presque animal à un état véritablement humain, de celui de centaure, de cyclope, de satire, de gorgone ou de nymphe à celui de simple mortel, comme pouvait l’être Épiméthée qualifié de « pense après », a précédé celui d’homme intelligent, éveillé, comme pouvait l’être Prométhée, le frère d’Épiméthée, qualifié de « pense avant ». Les légendes ne font que montrer ce changement et surtout instruisent les mortels sur les difficultés qui l’accompagnent. Le héros est celui qui entreprend cette guerre intérieure, qui met en lumière les étapes du changement, de la réussite et de l’échec, qui invite ses semblables à se comporter comme lui. Il a fallu beaucoup de temps pour arriver à mettre en forme une telle recherche d’excellence. Lorsqu’Homère nous montre cet effort totalement humain, il associe normalement la guerre et les jeux athlétiques parce qu’ils sont de même nature. Ils sont encore des rapports de force entre des hommes soucieux de domination, de pouvoir entre eux bien plus qu’en eux-mêmes. La recherche d’excellence n’est qu’à ses débuts. Nous nous trouvons au moment où une prise de conscience de soi commence à prendre de l’importance. Les jeux vont se distinguer de plus en plus de la guerre et l’organisation politique des peuples compte beaucoup dans cette séparation.
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En fait, j’en suis arrivé, personnellement, à penser que ce besoin d’excellence, cette prise de conscience d’une forme supérieure de vie a toujours existé et appartient en propre à la matière qui, forme après forme, n’a cessé de se modifier, de se parfaire, de dépasser son état d’origine. Je sais que cela est difficilement acceptable alors que nous avons fait de la pensée une divinité qui ne supporte plus la moindre concurrence ! Or si nous suivons la genèse des dieux selon Hésiode, nous pouvons penser que Chaos, qui pourrait bien être l’origine de toutes les forces et de toutes les formes de vie, a donné à la matière la capacité de se manifester et de donner à ses manifestations la plus grande jouissance d’être. Certes, nous avons progressé, mais d’une façon telle que notre intelligence, en prenant de plus en plus d’importance et en devenant autonome vis-à-vis de la matière, ne nous a pas conduits vers l’excellence que les aèdes semblaient espérer. Je ne peux m’empêcher de dire que l’instruction sous toutes ses formes n’apporte pas systématiquement l’excellence qui n’est pas un simple savoir ! C’est peut-être dans l’image de l’homme, celle que nous avons forgée à l’aide de mots et d’idées, que nous avons élevé le pire des obstacles. Nous avons isolé l’art de penser comme si nous n’étions pas matériellement responsables de cette pensée. La forme que nous habitons est faite de matière et c’est cette matière ainsi manifestée qui produit la pensée. Comment ne produirait-elle pas le désir d’excellence ? La démesure, dans cette vision de l’homme et de sa recherche d’idéal ne serait que le produit des règles qu’il se donne pour tenter de dominer le besoin d’excellence qui échappe à sa volonté ? L’homme supérieur que nous voulons devenir n’est-il pas le plus grand des obstacles à l’obtention de l’excellence ? Ne pourrait-on pas dire qu’il en va de même dans ce que nous qualifions aujourd’hui de sport ? Les sportifs, en recherchant ce qu’il y a de supérieur en eux pour essayer d’obtenir une immortalité éphémère, ne sont-ils pas tentés par la démesure qu’une société avide de performances en tous genres ne fait qu’encourager ? Nous avons changé la forme de l’excellence et de la démesure, nous n’avons pas supprimé le fait que la démesure interdit l’obtention de l’excellence.
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En revenant sur le mythe de la construction du monde, nous pouvons penser que Gaia a commis la faute de se donner un double viril en créant Ouranos. Il serait intéressant de comprendre pourquoi elle a donné naissance au monde, toute seule et que pour faire naître les premières divinités elle ait eu besoin de se dédoubler. Je crois que nous pouvons dire que pour les aèdes, Hésiode ici, il était difficile de faire admettre à leurs semblables que les hommes, ou les dieux eux-mêmes, ne soient pas le produit d’un couple. C’est si vrai que seul Zeus peut enfanter Athéna et qu’il est dit qu’Héra, jalouse, voulant enfanter seule Héphaïstos, n’avait fait qu’un enfant boiteux et l’avait jeté de l’Olympe pour ne pas le montrer. Il faudrait approfondir la symbolique de cet ensemble pour bien comprendre l’origine du besoin d’excellence. Ce n’est pas la matière qui chercherait la supériorité, mais la forme qui en est la manifestation. Les formes se succéderaient en cultivant la supériorité et en cherchant à survivre en tant que telles tandis que la matière qui, par nature, serait immortelle resterait sensible à l’excellence. Les guerres entre les dieux symboliseraient des oppositions entre des formes et les aèdes qui les racontent seraient à l’origine d’un autre regard que l’homme devrait porter sur la vie. Ils inviteraient les mortels à dépasser la mort et à trouver l’excellence au-delà de toutes les formes de supériorité. La supériorité sur le stade ne serait pas meilleure que celle qui peut se trouver les armes à la main ! Comment faut-il lire le changement illustré par le sacrifice de Prométhée ? Le moment qu’Hésiode met en lumière en parlant du sacrifice de Mécôné semble ne durer que peu de temps. Or, il est essentiel et donne tout son sens à l’ensemble de la Théogonie. Zeus ne voulait plus qu’il y ait confusion entre les dieux et les hommes et avait demandé à son cousin Prométhée de sacrifier un bœuf pour en faire deux parts, l’une devant revenir aux hommes, l’autre aux divinités. Jusque-là, les hommes que Cronos avait créés, semblables aux dieux, vivaient sans travailler, se nourrissaient comme eux de nectar et d’ambroisie. Profitant du fait que cette race ne lui plaisait pas, trop soumise 53
aux plaisirs d’une guerre dénuée d’intelligence, Zeus avait mis fin à son existence en envoyant un déluge qui l’avait anéantie, sauf un homme et une femme. Il s’agissait de Deucalion, le fils de Prométhée, donc un être qui pense avant et Pyrrha, la fille d’Épiméthée, semblable à sa mère Pandore que Zeus avait imaginée pour asservir les hommes davantage. La quatrième race, selon Hésiode, était le fruit de la Terre, puisque c’est en jetant des cailloux par-dessus leur épaule que Deucalion avait donné naissance aux hommes et Pyrrha aux femmes. Il fallait maintenant gérer tout ce monde nouveau et lui imposer un ordre que Cronos n’avait même pas imaginé. Avant de parler des deux parts du sacrifice, il faut tenir compte du fait que Zeus était surtout rusé, le plus rusé des dieux, qu’il savait que Prométhée, qualifié également d’« ami des hommes », ferait tout pour que la part des mortels corresponde à leurs besoins, enfin aux besoins qui allaient devenir les leurs puisqu’ils n’auraient plus de nectar et d’ambroisie pour se nourrir. La légende nous montre un monarque révolté qui finit par punir son cousin parce qu’il l’aurait trompé. Je reviendrai sur la punition, car elle illustre bien la façon dont les aèdes envisageaient le changement d’état. La nature des deux parts ne serait-elle pas essentiellement dépendante de la volonté de Zeus, auquel cas, tout ce que fait Prométhée serait dicté ou suggéré par Zeus ? Prométhée avait donc fait deux parts. La première cachait toute la viande en la dissimulant sous la peau de l’animal, la seconde les os dégarnis de viande, mais placés sous une belle graisse blanche. Zeus avait choisi la seconde, mais il savait pourquoi. Désormais, la viande reviendrait aux hommes, mais ils devraient la produire, autrement dit élever du bétail, les odeurs des sacrifices seraient offertes aux dieux. Les dieux immatériels n’avaient pas besoin de viande pour vivre ! Pour accentuer le résultat d’un tel partage, Zeus avait, sous prétexte de vengeance, supprimé aux hommes le feu divin qui n’était autre que l’art de penser, d’agir intelligemment. Prométhée, toujours « ami des hommes » avait alors volé ce feu aux dieux et, en réaction, Zeus avait inventé le plus terrible des fléaux : Pandore. Il avait donné aux hommes qui jusque-là vivaient seuls un pendant de sexe opposé, mais il avait surtout voulu que 54
cette femme soit belle et leur fasse oublier d’utiliser le peu d’intelligence qu’ils avaient acquise grâce à Prométhée. Ce faisant, il voulait qu’ils oublient de rechercher l’immortalité. Il ne voulait pas d’intrus dans son royaume ! La confusion engendrée par son père Cronos ne pouvait que disparaître. Le sacrifice de Prométhée n’est certainement pas le premier du genre. D’autres sacrifices, peut-être même humains, l’ont certainement précédé. Ce qu’Hésiode veut montrer c’est que les hommes ont besoin de viande pour vivre or ce besoin ne date pas du temps d’Hésiode. Il est un besoin qui remonte au nomadisme de nos ancêtres. Ce qui transparaît chez le poète c’est que pour mieux vivre il faudra cultiver davantage la terre et l’élevage en utilisant l’intelligence nécessaire au progrès. Si la légende concernant la guerre entre Héraclès et les Centaures nous rappelle que ces derniers mangent de la viande crue alors que son ami Pholos la fait cuire Hésiode n’éprouve plus le besoin de dissocier les deux comportements. Le changement a donc eu lieu en ce domaine. Par contre, il souligne que les dieux ne sont plus avec les hommes, qu’ils sont au-dessus, dans le Ciel, et que c’est là qu’ils attendent les odeurs du sacrifice. Le matériel est pour les hommes, l’immatériel pour les dieux, du moins tout ce qui peut l’évoquer ! Il semblerait que je m’éloigne de mon propos ! Pas vraiment ! En cherchant à mettre de la distance entre le Ciel et la Terre, entre les dieux et les hommes, les aèdes voulaient que leurs semblables ne fassent pas la confusion eux-mêmes, qu’ils se situent bien sur Terre et non au Ciel, qu’ils ne s’imaginent plus être des dieux, ou semblables aux dieux, qu’ils soient conscients des efforts qu’ils devaient faire pour vivre, enfin qu’à l’aide de l’intelligence ils puissent s’élever au-dessus d’une condition difficile et partir en quête d’une sorte d’immortalité. Les aèdes ne trompaient pas leurs auditeurs ! Ils n’ont jamais envoyé Achille au Ciel, ni les autres héros glorieux. Seul Héraclès sera le contre-exemple et ne devra une autre forme d’immortalité qu’à la décision de son père. Toutefois, les légendes ne disent pas qu’il est devenu un dieu, mais qu’il a épousé Hébé, la jeunesse éternelle. Dans l’Île des 55
Bienheureux, les héros héritent aussi d’une sorte de jeunesse éternelle et peuvent y connaître des mariages identiques. Il est clair que la force des aèdes tenait essentiellement dans l’espoir qu’ils pouvaient apporter aux hommes en les amenant à comprendre le sens de la mort. Si Zeus ne veut pas que Pandore libère l’espoir contenu dans la jarre, n’est-ce pas pour mieux commander les hommes en les laissant subir l’angoisse de la mort ? Lorsque les aèdes instruisaient les hommes pour qu’ils s’intéressent à l’immortalité, ils ne leur cachaient pas la difficulté d’une telle entreprise. Toutes les légendes ne leur faisaient pas connaître que des victoires et il suffirait ici de rappeler l’orgueil de Bellérophon qui croyait monter au Ciel en enfourchant Pégase ! L’immortalité n’était pas un cadeau et devait être méritée. Ce que Zeus remet en question, dans la légende, ce n’est pas l’accession au Ciel, à une vie idéalisée ou glorieuse, mais l’idée qu’une telle recherche puisse être facile. Nous retrouvons le même esprit dans toute forme d’initiation. Ce qui confirme à la fois le refus de la confusion et la possibilité pour les hommes de s’affranchir d’une basse matérialité, c’est la punition de Prométhée. Le Titan se retrouve enchaîné à une colonne qui va de la Terre au Ciel, qui pourrait être également le Caucase. La colonne symbolise ici le chemin qu’il faut prendre pour aller de la Terre au Ciel et je n’ai pas à revenir sur un symbole aussi fréquent dans notre culture chrétienne. Qu’il s’agisse d’une colonne ou d’une échelle, le problème reste le même. Prométhée est enchaîné parce qu’il lui est interdit de remonter au Ciel. Il y a volé l’intelligence, désormais les hommes la possèdent, mais cela ne suffira pas pour en faire des dieux. Le plus important n’est pas qu’il l’ait volée, mais que les hommes puissent s’en servir sans respecter certaines règles. La posséder est une chose, s’en servir en est une autre, et d’un monde à l’autre subsistent des obstacles qu’il faut franchir. Prométhée symbolise l’homme enchaîné à la Terre, celle que l’homme doit cultiver, la colonne à laquelle il est attaché symbolise un chemin semé d’épreuves. Or pour monter au Ciel, il doit devenir de plus en plus immatériel et abandonner toute trace de 56
ses origines terrestres. Il doit supprimer en lui tout ce que la Terre lui a donné après le déluge. Zeus a vaincu les dieux monstrueux, l’homme doit vaincre ses propres démons monstrueux. Remarquons, au passage, que nous sommes déjà dans une idéalisation de la verticale. Le monde de Gaia est un monde à trois étages au moins : l’Enfer, la Terre et le Ciel. La légende, reprise par Hésiode nous parle d’une distance équivalente entre les trois et qui correspondrait à la chute d’une gueuse pendant neuf jours et neuf nuits ! Le plus important n’est pas cette distance, mais bien la position du Ciel qui, pour les mortels de l’époque, coiffe les plus hauts sommets observables, l’Olympe en particulier. Nous pouvons aussi retenir que Gaia est à l’origine de ce Ciel qui est distant de la Terre le jour alors qu’il semble s’accoupler la nuit avec elle, du moins avant sa castration. Ce n’est qu’après qu’il reste distant et devient étoilé. La légende nous dit bien que les gouttes de sang dues à la castration donneront naissance aux Géants qui seront combattus par Zeus et en même temps son fils, car ils ne pouvaient mourir qu’en étant tués simultanément par un dieu et un mortel. Nous voyons ici jusqu’où peut aller l’imagination des aèdes pour instruire les mortels. L’homme combat et les dieux sont près de lui ! Hésiode rappelle que Prométhée est enchaîné, que l’aigle de Zeus ronge son foie tous les jours et que cet organe se recrée toutes les nuits. C’est là que se trouve l’immortalité de l’« ami des hommes » et nous comprenons que celle-ci disparaît le jour et se reforme la nuit. Le symbole n’est pas très compliqué : l’homme oublie, le jour, qu’il est semblable aux dieux et retrouve, la nuit, le souvenir de cette autre nature. Le travail, ou l’obligation imposée aux hommes se retrouve dans la punition du fils de Japet. En prolongeant l’interprétation de la légende, nous pouvons dire que l’idée, ou l’art de penser, en devenant immatérielle, permet aux hommes de se comporter comme des dieux alors que le jour, penchés sur la terre qu’ils cultivent, ils oublient qu’ils peuvent devenir immortels. Zeus ne semble donc pas avoir interdit toute élévation chez les mortels, il la contrôle et les aèdes nous font savoir que penser c’est déjà 57
agir comme des dieux, se rapprocher d’eux, se préparer à monter au Ciel, mais qu’il faut aussi accepter la difficulté du voyage. Passer d’un monde à l’autre, d’un comportement à un autre, c’est passer d’un point à un autre, entreprendre un voyage et il est toujours possible de faire naufrage. Nous le comprenons avec la légende des Argonautes, nous le percevons aussi avec le retour d’Ulysse. Prométhée finira bien par revenir au Ciel ! Mais sous condition et la sentence divine prolonge notre interprétation. Héraclès vient de tuer l’aigle de Zeus, en fait la décision du monarque. Il délivre Prométhée de ses chaînes et lui rend la possibilité de s’élever le long de la colonne jusqu’au royaume céleste. Mais Zeus lui impose un souvenir qui le rendra à jamais différent des dieux de seconde génération. Il portera au doigt une bague faite avec un maillon de la chaîne et un morceau de la colonne ou du Caucase. Il entre donc dans le Ciel avec un signe précis : il est un dieu qui retrouve la déité, mais qui ne peut oublier qu’il l’avait perdue. Du côté des mortels, cela signifie clairement que l’homme peut devenir un dieu en se servant des idées, mais qu’il ne sera jamais un dieu véritable, que même au Ciel il gardera des traces de sa Terre natale. L’homme ne peut devenir un dieu pour la simple raison que les dieux sont des idéaux que les aèdes ont imaginés et qu’il est impossible d’être un simple idéal. L’homme ne peut supprimer ce qu’il y a de matériel, de monstrueux en lui et ne peut que se parfaire en se pliant à certaines règles dont la plus importante, dans l’Antiquité, était certainement celle de la démesure. Se prendre pour un dieu ne pouvait être que de la démesure ! Les hommes doivent rester dépendants de l’idéal que les dieux représentent et l’excellence ne peut être qu’un état divin vers lequel il est permis de tendre. Oublier ses propres limites c’est faire preuve de démesure. C’est bien ce qui perd Patrocle, l’ami d’Achille. Lorsqu’il se saisit des armes du fils de Thétis, qu’il remporte victoire sur victoire contre les Troyens et se trouve sur le point de prendre la ville, que sa gloire devient telle qu’elle risque de dépasser celle d’Achille, c’est Apollon qui intervient. Avec nos propres interprétations de la situation, 58
nous pourrions dire que c’est bien fait pour Achille et qu’il n’avait pas à bouder dans sa baraque alors que les Achéens se faisaient massacrer. S’il était si fort, pourquoi ne défendait-il pas les siens ? Ce serait méconnaître la volonté de Zeus. Il a promis à Thétis qu’Achille serait couvert de gloire. Or, pour cela, il faut que son adversaire Hector le soit juste avant lui. Patrocle ne peut pas faire ombrage à un demi-dieu. Apollon intervient parce qu’il ne respecte pas la règle de la démesure. C’est lui qui met un terme à la vie de Patrocle. Pourrions-nous dire qu’Apollon agit parce qu’il défend les Troyens ? Ce n’est pas ce qu’Homère nous laisse entendre. Il nous montre un Patrocle allant de victoire en victoire, heureux de venger les morts qu’Achille n’a pu sauver, incapable de percevoir qu’il est devenu invincible et que cela risque de ne pas plaire aux dieux. Patrocle ne cherche pas l’immortalité, il ne peut connaître la démesure. Excellence et démesure vont ensemble et la première dépend de la seconde. La règle de la démesure nous permet de comprendre que l’excellence n’est qu’un objectif, toujours repoussé, mais qu’une force invisible en contrôle l’approche. Être excellent n’est pas être meilleur en tout, mais l’être selon des règles et en sachant que l’état extrême ne peut pas être atteint.20 La mythologie nous enseigne qu’être excellent n’est pas être supérieur. Vaincre ne suffit pas, encore faut-il vaincre d’une certaine façon et la démesure est une des règles qui en donnent le sens. Se dépasser sans cesse pour devenir le meilleur des mortels ne peut conduire qu’à de la démesure, à la recherche d’un pouvoir absolu et ce n’est pas ce que les aèdes veulent enseigner. Peut-être faudrait-il reprendre les exploits athlétiques, aujourd’hui sportifs, en les observant à l’aide de la démesure ? Nous trouvons dans les différents jeux qui se développeront dans l’Antiquité, des compétitions aussi bien
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C’est bien ce qu’Homère nous montre dans l’Odyssée en parlant d’Ulysse.
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athlétiques que poétiques et nous comprenons pourquoi Pierre de Coubertin a toujours voulu associer les deux formes de manifestation d’une recherche d’excellence. Il faudrait bien s’interroger sur le fait qu’Héraclès qui n’aimait pas la musique a fini par tuer son maître qui le bousculait un peu trop peutêtre ! La musique n’était pratiquée aux temps anciens, de la période archaïque au VIe siècle avant notre ère, que par les aèdes et les rhapsodes qui déclamaient les mythes en jouant d’un instrument comme la lyre. Elle ne deviendra un élément d’éducation qu’après. Les légendes qui nous en parlent nous font surtout connaître l’art des aèdes et nous comprenons qu’Héraclès se situe essentiellement du côté des guerriers dont la monstruosité est loin d’être abolie. Les aèdes ne disent pas que l’homme peut devenir un dieu. Ils savent bien que les dieux n’existent pas et sont le fruit de leur invention, qu’ils sont des modèles proposés à leurs semblables. Par contre, ils savent que les hommes en utilisant les idées peuvent se désenchaîner à condition de se libérer de ce qui les rend mortels, plus simplement de ce qui les asservit à la terre. Sans aller jusqu’à analyser cette comparaison, ne faudraitil pas s’interroger sur la façon d’échapper à notre enchaînement à la terre en découvrant l’extase ? Comment ne pas remarquer que seuls les hommes seraient intéressés à ce genre de métamorphose ? La femme, semblable à Pandore, serait par contre l’obstacle majeur et c’est un peu ce que nous retrouvons dans les nouvelles religions. En prenant en compte les légendes comme si elles avaient toujours tenu le même discours, nous oublions de considérer cette distinction qui pourrait bien être politique et que la mythologie reproduit à sa façon. Sur le plan mythique, les mâles n’ont pas toujours eu le pouvoir et les Grands-mères ont précédé les dieux dans la gestion du Ciel. Il suffirait de noter ici que la déesse Héra était honorée à Olympie deux siècles et demi avant Zeus ce qui pourrait et même devrait nous faire réfléchir sur l’origine des Jeux olympiques. Des jeux purement féminins n’ont-ils pas précédé les jeux masculins ? Pourquoi avons-nous retenu surtout l’interdiction aux femmes d’y participer ? 60
Autant dire que les aèdes ont valorisé, à un moment difficile à déterminer, le pouvoir des hommes, censés détenir l’art de penser en même temps que toutes les formes de pouvoir, économique et politique surtout. Vous me direz qu’Athéna est une déesse ! Enfin si l’on veut ! Elle sort armée du crâne de son père, pousse un cri de guerre qui fait trembler le Ciel et la Terre et manifeste surtout l’impérialisme de l’idée qui doit précéder toute action. Elle est le prolongement de l’idée que personnifie Zeus et restera vierge. La légende nous fait savoir qu’elle refusera l’amour d’Héphaïstos, le feu de la Terre, et dans son refus nous retrouvons l’opposition entre l’esprit et la matière. La semence du fils de Zeus, tombée sur la cuisse de la déesse, puis rejetée par la déesse sur la terre ne donnera naissance qu’à un être qui n’a rien d’humain puisqu’il est dit qu’Athéna, l’ayant enfermé dans un berceau, il se serait enfui sous la forme d’un serpent pour échapper à des regards indiscrets. Érichthonios, le premier roi mythique d’Athènes était cet enfant ! Les légendes ne nous cachent pas l’importance de la virilité et de ses rapports avec le pouvoir. À l’origine, Gaia a donné naissance au monde et aux premiers dieux. Lorsque Cronos a castré son père sous prétexte de délivrer sa mère du joug qu’il lui imposait, il n’a fait que prendre le pouvoir. C’est bien l’ablation du sexe d’Ouranos que coupe Cronos qui sépare la Terre du Ciel, deux mondes distincts qui deviendront des royaumes particuliers : le premier observable et quantifiable, le second irréel, totalement imaginaire, si ce n’est que peu à peu il s’est trouvé constellé d’étoiles en plus du Soleil et de la Lune. Le premier semble soumis à un temps linéaire, le second à un temps circulaire, mais les deux sont restés longtemps associés, ne serait-ce que sur le plan de l’agriculture. C’est au moment où Cronos castre son père qu’apparaît la distinction entre mortalité et immortalité, mais cette distinction ne devient une réelle prise de conscience qu’avec la quatrième race d’Hésiode, les hommes créés par Cronos n’éprouvant pas un besoin d’éternité puisqu’ils sont semblables aux dieux. 61
N’est-il pas possible de dire que c’est à ce moment que le symbole de la virilité devient le symbole du pouvoir, aussi bien sur un plan politique que sur un plan religieux ? Or, si l’on suit la légende, ne peut-on pas dire aussi, que la naissance d’Aphrodite, née de l’écume de la mer, devient alors le contraire du pouvoir ? Cronos, en jetant le sexe d’Ouranos dans la mer, aurait permis que la virilité donne naissance à l’amour au sens le plus divin qui soit ! Hésiode ne nous aide pas à confirmer cette hypothèse en donnant les caractéristiques de l’amour. Mais il confond aussi un Éros, sorti de Chaos en même temps que Gaia et un autre Éros, fils d’Aphrodite et de son amant Arès. Le problème concernant les deux Aphrodites a été repris par Platon, ce qui montre l’importance de la confusion. La fille de Zeus se rapporte davantage à la politique de son père et sert à détourner les hommes d’une quête de Ciel. Elle est la personnification du désir et non l’amour sublimé, ce que Platon traduit par de l’amour vulgaire. La première Aphrodite serait en rapport avec la recherche de l’excellence, alors que la seconde Aphrodite, fille de Zeus et de Dioné serait en rapport avec la recherche de la gloire et de l’immortalité soumise à l’évaluation divine. Cela nous permettrait de comprendre pourquoi Arès est son amant et pourquoi leur fils, le deuxième Éros, ou Cupidon, détruit la sagesse et rompt les membres pour Hésiode. Mais cela conduirait alors à penser autrement l’excellence et à la situer au-dessus de l’idée ou de Zeus qui la personnifie, ce que j’ai déjà suggéré. La castration d’Ouranos est donc également un moment clef dans l’histoire de l’humanité. Tandis que la virilité prend le pouvoir politique, elle donne naissance à un amour idéal qui n’a rien à voir avec l’art de penser. Cet amour est totalement oublié par Hésiode et semble écarté au moins autant que la monstruosité ! Reconnaissons qu’il disparaît de la scène proprement athlétique aussi, dès lors qu’elle est réservée aux hommes. La punition de Prométhée est finalement la traduction poétique et symbolique de la nature des futures épreuves des hommes et nous voyons que les aèdes étaient déjà très avancés 62
sur un plan que nous pourrions dire psychologique aujourd’hui. Par bien de leurs aspects, les légendes sont une formulation ancienne de notre psychologie et en les lisant à l’aide de nos connaissances modernes nous pourrions les interpréter à peu près comme les aèdes le faisaient jadis. En se développant, notre cerveau est devenu de plus en plus capable d’inventions diverses et a pu dépasser ce que nous pourrions qualifier d’intelligence « dédalienne ». Je pense en particulier à cet ingénieux système qui maintenait invisible le fameux Minotaure et dont Dédale, l’inventeur, n’avait pu s’échapper qu’en inventant des ailes factices, collées sur son dos et celui de son fils avec de la cire. Tout le monde connaît le mythe d’Icare, mais n’a peut-être pas compris qu’Icare a voulu monter trop vite vers le Ciel, découvrir la vérité immatérielle sans dépasser les obstacles toujours nombreux sur un tel chemin. Il aurait lui aussi oublié la règle de la démesure. Toutefois, comme les légendes permettent souvent plusieurs interprétations, il est aussi possible de dire qu’Icare est mort tout simplement en s’abandonnant au plaisir de la chaleur que lui apportait le Soleil , en devenant ce que nous appelons un fou de dieu ! Par contre, nous n’avons pas assez étudié l’origine du Minotaure et l’amour que Pasiphaé avait pu ressentir pour le taureau de Poséidon. L’intelligence divine, le feu divin, n’a plus rien à voir avec l’intelligence conceptuelle que nous connaissons tous. Il faudrait ici se rapporter à Platon pour comprendre ce qu’est l’intelligible et tenir compte du mythe de la caverne tel qu’il nous le présente dans La République. Ce que nous pouvons retenir encore c’est l’utilisation, sur le plan poétique, de ces différents niveaux d’intervention du cerveau humain : une intelligence instinctive tout juste bonne à éviter certaines difficultés de la vie, une intelligence pratique pour construire un cadre de vie plus agréable. Sortir de la caverne pourrait correspondre à l’usage réflexif de notre intelligence, une intelligence plus politique et traduite par des règles, des lois, une justice, des assemblées, tout cela se développant dans les cités à l’ombre des acropoles, une intelligence plus spirituelle et capable d’imaginer un monde 63
idéal, divin si l’on veut. Ces plans n’étaient pas les seuls et d’autres légendes peuvent nous aider à comprendre que nos ancêtres étaient capables de distinguer l’intuition ou le rêve d’une vie active ou réflexive. Ce que je peux ajouter c’est que les aèdes n’ont pas valorisé l’intuition et ont donné la priorité à la raison tout en isolant le politique du religieux. Les aèdes avaient-ils perçu que nous possédions deux plans de conscience et que nous pouvions passer spontanément de l’un à l’autre ? Que signifie le retour d’Ulysse endormi sur le navire des Phéaciens et se retrouvant sur son île sans savoir comment il est arrivé là ? Que signifie le repos de Jason à l’ombre de l’Argo avant de recevoir la proue du navire sur lui et de trouver une mort prophétique ? L’homme de jadis était certainement confronté autant que nous à ce qu’il voyait et ce qu’il devinait de façon intuitive. Que penser des héros ? Sont-ils des êtres particuliers ou des hommes qui portent de plus en plus loin leur soif de supériorité ? Comme nous le voyons dans l’Iliade, le plus important n’est pas de vaincre l’autre, mais de se vaincre soimême, d’aller vers une mort glorieuse en dominant ses inquiétudes, la peur de perdre tout ce qu’il y a de matériel en soi, autrement dit la vie. Homère a certainement voulu nous montrer cette compétition entre les idées, ce qui montrerait qu’elles n’appartiennent pas seulement à notre monde moderne. Lorsqu’Homère nous parle du père de Diomède, Tydée, qui n’avait pas obtenu l’immortalité de la part d’Athéna parce qu’il avait mangé la cervelle de son ennemi avant de mourir, il nous fait savoir que les dieux surveillent les mortels et sont responsables de leur immortalité. Il aurait pu nous parler d’Héraclès affrontant les centaures qui voulaient boire le vin apporté par Dionysos. Le plus important n’est-il pas, tout au long des récits, la surveillance des dieux qui conduisent les hommes vers le but qui doit être le leur en luttant de toutes leurs forces, mais aussi avec intelligence ? Or les dieux n’existent que dans l’imaginaire des héros. Ils sont cette force qui les guide vers une vie transcendée. Cette vie est celle que les aèdes imaginent comme 64
étant la meilleure, celle qui devrait être développée. Les héros ne sont dissociés des dieux que dans les récits des aèdes et pour mieux se faire comprendre de leurs auditeurs. Les hommes ressentaient en eux ce besoin de dépassement qui les faisait combattre pour devenir supérieurs à ce qu’ils étaient à l’origine. Ce que les aèdes nous montrent c’est ce besoin naturel qui semble dépendre de l’idée que les hommes s’en font. Qu’ils fassent la guerre ou se rencontrent amicalement pour gagner des prix, ils savent, au plus profond d’eux-mêmes que l’idéal qu’ils recherchent dépend d’une force qu’ils ne maîtrisent pas. C’est probablement la raison pour laquelle ils ont cru dans la puissance des dieux. En valorisant la dimension symbolique de la mythologie, je cherche essentiellement à trouver un sens aux discours des aèdes tout en sachant qu’ils sont des hommes dont la vie se déroule aussi dans un temps et un espace précis, comme c’est le cas d’Hésiode qui nous le fait comprendre dans Les travaux et les jours. En nous parlant de faits observables, ils n’ont pas cherché à faire œuvre d’historiens. Ils voulaient marquer les esprits, éduquer leurs semblables, peut-être impulser le changement sur un plan plus politique et plus social. C’est en essayant de mettre en parallèle la mythologie et l’histoire que je tenterai de revenir à une réalité plus acceptable.
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LES FONDATIONS MYTHIQUES
Il est difficile de ne pas se perdre dans les méandres d’une histoire dès lors qu’elle est mythique. Certains diront qu’elle n’est pas de l’histoire, du moins au sens le plus scientifique du terme, mais elle devait l’être lorsque nos ancêtres ne connaissaient pas d’autres façons de rassembler et d’organiser dans le temps, tel qu’ils le concevaient, des données se rapportant à un même événement. Si Hérodote mérite le qualificatif d’historien, il ne fait pas encore la même histoire que nos spécialistes contemporains. Alors avant lui ? La prudence s’impose et il devient hasardeux de se prononcer en faveur de la moindre chronologie, mais il faut essayer. Toujours est-il que les légendes, par leurs récits, montrent qu’elles ne se rapportent pas toutes à la même époque, qu’il serait donc souhaitable de les situer sur l’échelle d’un temps linéaire, un temps mythique certes, mais proche de notre temps ordinaire dans son souci de marquer des successions, des progressions, des changements qui éclairent une évolution. Les différentes légendes, qui nous font revivre les travaux d’Héraclès se succèdent dans le temps, elles aussi, ne serait-ce que parce que symboliquement, et sur un plan initiatique, elles ne peuvent que s’enchaîner tout en dépendant les unes des autres ou mieux en se complétant. Lorsque l’on parle de Zeus, également, nous ne pouvons pas ignorer qu’il fut d’abord enfant, que son enfance se situe en Crète, et qu’il ne devient un dieu grec qu’après avoir quitté la Crète, ou après avoir quitté la civilisation minoenne pour s’intégrer à la civilisation mycénienne. Chaque légende utilise le temps, mais le propre du temps mythique c’est qu’il ne peut pas être chiffré. Cela dit, les 67
deux formulations sont étroitement liées, la difficulté résultant d’une synchronisation impossible. Si nous sommes incapables de dater la mort de Python qui gardait l’oracle de Delphes, de même que l’installation d’Apollon et des jeux qui furent organisés pour honorer le fils de Gaia, il n’en demeure pas moins vrai que l’oracle de Delphes a sa propre histoire et qu’elle se lit dans la pierre. Or la pierre ne dit pas tout et le bois a certainement servi à construire les premiers temples avant qu’ils ne disparaissent brûlés ! Si nous ne pouvons pas établir une chronologie rigoureuse à partir des légendes, n’oublions pas que les aèdes, même avant l’écriture, étaient des hommes influencés par un temps linéaire et que leurs efforts, pour expliquer le passé, ne peuvent être isolés de leurs propres efforts d’analyse et de leurs interprétations du présent. Ce que je voudrais ajouter, en commençant ce survol mythique, c’est que nous pouvons envisager au moins deux ruptures religieuses importantes que les légendes ne font que nous illustrer les unes après les autres et qui séparent trois longues périodes avant l’épanouissement des Jeux olympiques ou plus précisément de ce que certains considèrent comme une décadence, particulièrement au regard d’une chrétienté de plus en plus exigeante. Au commencement, il y aurait eu une période vide de sanctuaires, sans prêtres et sans rituels chtoniens, qui auraient pu correspondre à l’explosion de la vie avec sa force monstrueuse, à la création du monde et son peuplement divin hypothétique. C’est peut-être à cette époque que les Cyclopes étaient les forgerons qui utilisaient le feu terrestre, que les Centaures mangeaient de la chair crue, mais ce qui domine c’est que tous ces êtres à demi-hommes à demi-animaux ne cohabitaient pas avec des hommes puisque Cronos ne les avait pas encore créés. Les enfants de Gaia et d’Ouranos, mais aussi ceux de Gaia et d’Océan, enfin toutes les manifestations de Gaia peuplaient le monde avant que les aèdes n’aient trouvé le besoin d’approfondir leurs relations. Disons qu’ils 68
s’accouplaient entre eux et faisaient des enfants. Quant à Ouranos, selon les légendes, il n’était pas satisfait et voulait que la terre les garde cachés dans son ventre. Les premiers dieux étaient surtout des forces que les hommes allaient découvrir par la suite et personnifier pour établir de meilleures relations avec elles. Les hommes de Cronos avaient-il alors la tâche d’engendrer les prémices d’une religion, avec des hommes semblables à des dieux, capables d’expliquer aux autres la vie qu’ils pouvaient mener, mais, pour le moment, tout était plongé dans les ténèbres ? Cette première période représente la naissance du monde et de ses premiers habitants si l’on peut parler ainsi des puissances de Gaia qui les détenait de Chaos. Ici, nous avons déjà une différence nette entre les mythes et les croyances. Il semble en effet que, sur ce dernier plan, les dieux n’ont pas créé le monde ni les hommes, qu’ils ont été créés et que les légendes nous attirent dans un univers que les Grecs ne connaissent pas eux-mêmes. Il ne faudrait surtout pas prendre les légendes pour des révélations. Elles ne sont que des formulations imagées et imaginées par des hommes pour instruire leurs semblables. Une telle formulation est rendue possible par le fait même que le sacré, tel que nous l’entendons aujourd’hui, n’existait pas, qu’il s’agissait surtout de respecter les traditions, le juste milieu, ce que nous verrons mieux en parlant de la démesure. Le rapport entre la religion et la politique se précisera beaucoup plus tard avec le développement des cités. Lorsque Gaia sollicita ses enfants pour mettre fin à la tyrannie d’Ouranos, c’est Cronos qui sépara pour toujours la Terre et le Ciel, donnant au monde la forme que nous lui connaissons. Nous comprenons très bien qu’il fallait trouver un commencement à tout, que les aèdes aient pu imaginer un monde invisible, inobservable et pourtant originaire de tout ce que les hommes allaient découvrir à la lumière du Soleil. Ce retour au passé ne pouvait être qu’une invention utile, nécessaire pour justifier le présent, celui du conteur.
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La seconde période, qui reste sous la domination de Gaia, se prolonge au-delà de la prise de pouvoir de Cronos, de la séparation de la Terre et du Ciel. Nous pouvons nous situer à l’époque des deux premières races d’Hésiode, avec des hommes semblables aux dieux et ne se préoccupant pas de leur avenir, insouciants devant la mort, banquetant avec les Titans aux côtés de Cronos. Le plus jeune des Titans, qui avait castré son père, les avait conçus semblables aux premiers dieux, donc à luimême et de ce fait monstrueux. C’est encore une époque où Gaia dominait le monde, imposait ses règles ou allait devoir les défendre contre son petit-fils qui était venu de Crète pour prendre à son tour le pouvoir. Les légendes nous montrent Gaia intervenir vis-à-vis des Cyclopes, enfanter les Géants puis s’associer avec Tartare pour donner naissance à Typhon. Zeus combat sans relâche et finit par l’emporter, entraînant la première rupture importante de l’histoire de la religion. Il est évident que cet enchaînement de combats entre Gaia et Zeus est aussi une tentative d’explication du changement que peuvent observer les premiers hommes. Cronos est surtout connu pour avoir avalé ses enfants, non pour avoir combattu Zeus luimême. Jusque-là, les Érinyes faisaient respecter les lois de la Terre. Comme le dit Hésiode, à leur mort, les premiers hommes disparaissaient sous la surface du sol, la Terre les possédait. Le plus bel exemple de cette mort nous est donné par la légende d’Œdipe lorsque le roi exilé de Thèbes est conduit, par les Érinyes, près d’Athènes, jusqu’au lieu même où il doit disparaître sous Terre, redevenir un élément de la Terre. Faut-il souligner que Sophocle a gardé en mémoire cette forme de fin de vie, de nombreux siècles après, ce qui dénote une réflexion de sa part sur la mort et sa façon de la concevoir qu’il serait bon d’analyser. C’est surtout à cette époque que nous retrouvons des taureaux, mais aussi des serpents, des dragons, tout ce qui manifeste la puissance de la nature qui sera gravée dans la pierre. C’est l’époque où l’on parle de Poséidon comme étant l’Ébranleur de la terre.
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La troisième race d’Hésiode semble être le prolongement des deux premières si ce n’est qu’elle est devenue de plus en plus combative, au point de déplaire à Zeus qui venait probablement d’en finir avec la violence des premiers dieux. Nous pourrions croire qu’il n’existait toujours pas de culte permettant de policer ces premiers hommes. Les légendes qui mettent l’accent sur la pensée, sur la raison, sur les idées plus que sur les actes semblent nous inviter à le dire. Mais non ! Ce n’était certainement pas le cas et les cultes chtoniens eurent certainement un rôle non négligeable dans l’instruction des premiers hommes. Si la mythologie oppose des individus monstrueux à des individus qui découvrent la sagesse, c’est essentiellement pour glorifier Zeus, l’installer dans son rôle de monarque céleste. Les légendes nous éclairent plus sur un changement d’orientation religieuse que sur des héros. Il faut étudier ces derniers comme autant de preuves à verser au dossier de la domination des Olympiens. Si Hésiode est un émule de Zeus et ne peut pas cacher ses préférences sur le plan divin, il n’en rappelle pas moins les forces, les démons ou les divinités qui commencèrent à ordonner le monde à partir du moment où il devint visible. Les hommes n’ont pas attendu Zeus pour s’adapter à leur environnement et n’ont pas attendu non plus pour observer les forces de la nature et les diviniser. Il est alors compréhensible que, pour des raisons de survie, les premiers hommes aient appris à se battre et pu, symboliquement, correspondre à la troisième race d’Hésiode. Les légendes, à leur façon, nous offrent un résumé de ce qui fut et, en schématisant à outrance, nous rappellent les étapes de notre propre évolution. Nous connaissons mieux la religion grecque à partir du moment où les cités s’organisent et associent le religieux et le politique. Il n’existait pas de clergé autonome ce qui n’interdisait pas d’avoir des idées sur la meilleure façon de se comporter, civilement et religieusement. Ce que les aèdes nous font connaître et que les premiers écrits nous relatent, ce sont des règles de bienséance, de respect d’autrui, surtout des anciens, les sanctions qui tentent d’interdire le crime et soulignent la différence entre ce qui est pur et impur. Cela peut 71
d’ailleurs surprendre au regard de nos propres traditions. Il est enfin difficile de ne pas imaginer des lieux de culte ou des lieux où l’on se rapprochait du divin idéalisé, où l’on faisait des sacrifices, où l’on venait l’interroger comme à Delphes. Tout n’est pas né en même temps que les cités. Si Apollon doit se purifier du meurtre commis sur la personne symbolisée par Python, c’est bien parce que la tradition existait avant qu’il ne mette en place son propre oracle. Nous pouvons penser que c’est aussi le moment où s’élevèrent les premiers sanctuaires en l’honneur de Gaia et lorsque nous parlons de Delphes dominé par Thémis, fille de Gaia, nous serions dans cette période, essentiellement placée sous l’influence de la matière, de la Terre, de Gaia et plus largement des Déesses Mères qui respectaient les mêmes règles. Nous comprenons vite que Zeus, du moins les prêtres qui agissaient en sa faveur, ait cherché à dominer les lieux de culte attribués à la Terre. Si les batailles dont parlent les aèdes sont monstrueuses, elles n’en sont pas moins des guerres entre divinités, par prêtres interposés. Zeus ne pouvait pas supporter la monstruosité de ses adversaires et il ne pouvait pas accepter les hommes que son père avait imaginés et qui maintenant se faisaient la guerre de façon aussi monstrueuse que les dieux. C’est probablement ces mortels épris de guerre, émules d’Arès, qu’Hésiode désignait sous le nom de troisième race, celle de Bronze. Zeus ne pouvait que la faire disparaître pour la remplacer selon ses convenances. Le seul fait que l’oracle de Delphes existait avant l’avènement de Zeus et qu’Apollon soit obligé de combattre pour en prendre possession montre qu’il existait bien une expression religieuse avant que les desservants de Zeus n’imposent leur ordre. Les légendes ne font que broder à partir d’un choix qui appartient aux aèdes, mais qui ne fait que reprendre les querelles entre les religions. Ce qu’il ne faut donc pas négliger, c’est que les batailles sont la manifestation de conflits religieux qui commencent à exister sur Terre et qui sont tout simplement des querelles de pouvoir. La victoire de Zeus ne s’obtiendra pas facilement et nous pouvons penser que cette querelle sous 72
couvert de monstruosité est d’abord une querelle inévitable pour imposer les cultes de Zeus ou ceux du futur monarque. Il ne semble pas que Cronos ait pris part à cette dispute religieuse et qu’il ait été plutôt le témoin des différentes luttes, d’abord avec d’autres dieux, ensuite avec des Géants qui étaient mortels, enfin avec Typhon, le dernier monstre mis au monde par Gaia. Cette guerre pourrait bien représenter aussi l’évolution de la religion chtonienne, son effort d’adaptation pour résister aux concepts religieux du futur monarque. Cela ne pouvait que se traduire sur le terrain par l’intervention des prêtres qui s’opposaient entre eux, par la construction et la multiplication de sanctuaires toujours plus imposants, de lieux oraculaires et d’aèdes capables de propager les informations utiles au changement. Ce que les légendes nous disent, il faut le traduire sur le plan humain par des conflits religieux et politiques et par des oppositions qui ont certainement duré longtemps. Les guerres entre cités ne sont pas les premières du genre. Seule la façon de combattre changera. Quel rapport peut-on faire entre les dieux de première génération et les races de mortels ? Pour qu’il y ait un lien entre les deux, il faudrait envisager une continuité et admettre que les premiers hommes aient pu combattre aux côtés des Titans. Ou, alors, les aèdes ont inventé cette évolution des hommes à partir des réformes religieuses des prêtres de Zeus, autrement dit en s’efforçant de démontrer qu’ils étaient incapables de penser correctement et qu’il fallait les remplacer par d’autres types d’hommes. Pour les détruire, il suffisait de les traiter comme les enfants de Gaia dont ils étaient la copie. Cette fois, Zeus ne devait pas utiliser les armes des Cyclopes ! Il préféra utiliser un déluge qui devait tous les détruire, sauf Deucalion et Pyrrha. Nous entrons ensuite dans une troisième période que nous pouvons considérer comme celle de l’apparition d’hommes capables de suivre les ordres de Zeus, de lui accorder leurs sacrifices, et d’abandonner les croyances propres à Gaia. Cette période peut être envisagée comme un long processus évolutif et les deux guerres qui la manifestent représentent l’évolution des croyances au sein des hommes. Les nouvelles croyances ne sauraient être isolées de la vie des hommes et de 73
leur évolution sociopolitique, de leur façon de mieux vivre, en particulier leur sédentarité, leur productivité, leur commerce, leurs voyages de plus en plus longs sur la mer et sur la terre. Jusqu’à la naissance de la quatrième race d’Hésiode, celle des demi-dieux, celle qui devait mourir devant Thèbes et devant Troie, il n’y a pas eu de véritable rupture sur le plan religieux. Il est probable qu’une lente évolution ait pu avoir lieu sans connaître de véritables cataclysmes. Le changement est ici très net. Zeus demande à Gaia de participer à la naissance des nouveaux hommes. Au lieu d’être des créations divines, ils seront des enfants de la Terre. Nous pouvons dire qu’Hésiode, dans la Théogonie, se rapproche lentement de la réalité. Mais, le plus important, peut-être, c’est qu’en imaginant des hommes comme des êtres mortels et de matière, les légendes leur attribuent aussi la possibilité de penser comme des dieux. Ce n’est plus uniquement en combattant qu’ils pourront progresser, mais en faisant preuve de raison, de ruse pourquoi pas ! Or, ce qu’il faut souligner, c’est qu’entre Thèbes et Troie se trouve la véritable rupture. C’est à ce moment que nous passons vraiment d’une religion encore chtonienne à une religion de plus en plus ouranienne. Faut-il voir dans la guerre de Troie la fin d’un long processus de transformation qui pourrait déboucher sur la race de Fer, la cinquième ? Homère nous présente la guerre en nous montrant les efforts des guerriers pour dépasser la simple violence des combats. Toutefois, il reste que les jeux de Patrocle sont encore en rapport avec une gestion des rituels par les guerriers euxmêmes. La guerre et les jeux funèbres sont voulus, contrôlés, idéalisés par eux. Homère évoque un temps révolu, ne l’oublions pas ! Lorsque je parle de rupture, il faut lui assurer une épaisseur, une durée, et ne pas imaginer une révolution qui ne tiendrait pas compte des deux religions qui resteront influentes comme l’immortalité des dieux nous le fait comprendre. Les dieux ne diffèrent des hommes que parce qu’ils ne meurent pas ! La mort est donc la charnière entre les hommes et les dieux. Cela dit, la croyance en Zeus ou en ses vertus ne peut 74
éliminer entièrement celle que les hommes accordaient préalablement à Gaia. En rendant les dieux immortels les aèdes font savoir que certaines valeurs sont éternelles et ne dépendent pas de la volonté des hommes, je dirai même de leur intelligence. Cette coupure religieuse sépare deux mondes de plus en plus isolés. En fait, il faudrait dire trois : la Terre ou le monde des morts, des ombres, le Ciel ou le monde des dieux, et la surface de la Terre où se trouvent les hommes, dans l’entredeux. Les légendes nous instruisent surtout sur les rapports qui existent entre ces mondes mythiques qui sont liés à deux conceptions de la vie et de la mort, de la justice, du rapport entre l’action et la pensée, et qui proposent aux mortels des cultes différents. Les guerriers qui meurent devant Thèbes, comme Tydée, sont encore dominés par les rites des prêtres de Gaia, les guerriers qui mourront devant Troie ont adopté les rites des prêtres de Zeus. Dans le premier cas, ils retournent à la Terre qui les reçoit comme ses enfants, dans le second cas, les meilleurs, ceux qui sont jugés dignes, reçoivent des funérailles particulières et surtout la part de feu qui les libère avant qu’ils ne deviennent des héros dans la mémoire des survivants. Les légendes, dans leur ensemble, nous font vivre ce basculement qui se perçoit d’abord à travers la guerre. Mais, c’est le développement des clergés, de leur puissance sur le plan social et politique, qui permet d’assurer la suprématie de Zeus, de faire que son culte devienne le plus important. Cette troisième période, celle dans laquelle se trouvent les mythes fondateurs de tous les jeux athlétiques ou musicaux, correspond à la mise en place de la suprématie d’un culte qui donne aux hommes une part de responsabilité en matière de dépassement de soi, de rapprochement du divin. C’est dans cette période que les hommes prennent conscience de leur capacité à vouloir le changement et à le maîtriser. Il ne s’agit plus de faire la guerre, de tuer l’autre, mais de réfléchir à la meilleure façon de se dominer, de poursuivre un progrès tel que l’homme peut l’imaginer à l’aide de sa pensée. Nous sommes en quelque sorte à la naissance de l’homme supérieur, de 75
l’homme qui envisage de dominer le monde et lui-même comme une partie du monde. Bien entendu, légendes et religions sont liées pour accompagner cette lente transformation des hommes et de leurs habitudes de vie. Nous pouvons dire qu’il devient alors possible d’envisager une quatrième période qui correspondrait à la mise en place définitive des jeux, à Olympie et ailleurs, des jeux qui perdurent et mettent en lumière des capacités de développement humain. Progressivement, sous le contrôle des prêtres plus que des dieux, les hommes de la cinquième race d’Hésiode, enfin les hommes tout simplement, vont cultiver non plus le monde qui les entoure, mais eux-mêmes. Ils vont épanouir leur propre individualité et découvrir leur propre puissance, non celle qu’ils honoraient dans les différents dieux, qu’ils respectaient en essayant d’échapper à des forces qui leur paraissaient hostiles. Les meilleurs vont peu à peu remplacer les héros de légende. Peut-être peut-on noter, sans attendre, que le pugilat aura plus d’effet sur la foule que la course et je comprends mieux aujourd’hui pourquoi Maurice Genevoix a fait de Sostratos un pugiliste.21 Il semble bien que l’épanouissement des jeux, les olympiques surtout, soit dû essentiellement au rôle que prennent les prêtres dans un monde où ils contrôlent la pensée mieux que les responsables politiques. Il faut éviter de se référer trop rapidement à la culture indo-européenne en disant qu’elle serait en grande partie à l’origine des jeux. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de rechercher un rapport nouveau entre trois classes d’individus : les prêtres, les guerriers et les producteurs dans lesquels on retrouverait les agriculteurs, les éleveurs, les marins les commerçants, les industriels qui travaillent le cuivre et bien d’autres. Les légendes ne facilitent pas une telle approche et les textes d’Homère non plus. Ce qui peut avoir joué un rôle dans leur renaissance et leur développement est certainement le climat de guerre qui sévit dans le Péloponnèse et peut être attribué aux Doriens venus du Nord. Cela reste aussi à
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GENEVOIX M. Vaincre à Olympie. Paris, Stock, 1977 (1924).
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démontrer. D’ailleurs, le poids du clergé ne sera pas toujours aussi grand dans l’organisation des jeux, du moins avec les mêmes valeurs religieuses. N’oublions pas la dimension économique et militaire qui donne une meilleure idée de la progression des croyances, j’y reviendrai un peu plus loin en essayant d’approfondir le contexte historique. Ce que les jeux vont mettre en lumière, au-delà de leur épanouissement commercial ou de leurs problèmes politiques, c’est le développement chez les hommes d’un esprit de supériorité. En cherchant à obtenir la gloire sans craindre la mort, les hommes vont finir par se croire immortels et semblables aux dieux sans voir que leur volonté de puissance les entraîne vers la démesure. La recherche du pouvoir de l’homme sur l’homme va changer la nature des comportements qui perdront peu à peu la dimension religieuse qui était la leur au départ. Nous pouvons alors percevoir non pas une seconde rupture franche et rapide, mais un glissement progressif vers l’humain au détriment du religieux. L’homme supérieur va naître de la confrontation des athlètes et connaître une évolution telle qu’ils finiront par être supprimés par un empereur chrétien qui les juge irrecevables aux yeux de la chrétienté. Je ne crois pas qu’il soit alors possible de parler de recherche d’excellence ou d’immortalité comme on le voit encore dans la poésie d’Homère. Vouloir devenir supérieur est autre chose et c’est ce qui va donner son caractère à la nouvelle période, celle que nous connaissons mieux objectivement. Tout ceci servant de base à nos observations, nous pouvons méditer maintenant sur les mythes fondateurs. Les Jeux olympiques bénéficient de plusieurs mythes fondateurs et ces derniers ne sont pas en rapport avec un ordre immuable. Qui fut le premier à les concevoir, ou, seulement, à les faire revivre ? La question mérite-t-elle d’être posée ? Ou bien nous aimerions les mettre en parallèle avec les jeux depuis -776, date correspondant à leur première trace objective, ou bien nous aimerions en avoir une explication et comprendre, grâce à eux, la raison de leur institution. Il est certain qu’une
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date précise pour chacun d’eux ne pourrait que nous aider. Mais ce sont des mythes ! Qui de Zeus, de Pélops ou d’Héraclès détient l’honneur d’être le premier ? Ne faudrait-il pas, préalablement, les replacer dans le contexte plus large de la mythologie pour voir pourquoi ces trois noms apparaissent dès lors que nous parlons de Jeux olympiques ? Il est un fait indéniable : ce n’est pas Pausanias qui nous aidera ! Que dire des mythes fondateurs des autres jeux ? Ceux de Némée sont étroitement liés à la première guerre mythique contre Thèbes et les aèdes les ont mis sous la dépendance de la Terre et de la mort. Ceux de Corinthe sont rattachés à Poséidon et à la métamorphose du fils d’Ino. Dans les deux cas, Zeus ne semble pas jouer un grand rôle et si les légendes les situent en amont d’un culte ouranien c’est bien parce qu’ils doivent être pensés dans un contexte chtonien. Certes, ils ont pu évoluer, mais les légendes nous invitent à les différencier des Jeux olympiques. Les Jeux de Delphes sont eux aussi en rapport avec la mort, mais cette mort marque la rupture entre les deux croyances, celle de Gaia et celle de Zeus. Cela dit, Apollon semble bénéficier d’une certaine autonomie vis-à-vis de son père. Je crois qu’il faut revenir à une dimension plus symbolique des légendes et les articuler autour d’un fait incontournable sur un plan sociopolitique et religieux : Zeus devient le monarque autour duquel il faut situer la majeure partie des récits. En écrivant Les Jeux olympiques un mythe moderne22 j’avais donné la parole à Philippe de Carbonnières qui disait : « Les traditions mythiques reflètent, et ce n’est pas le moindre de leur intérêt, le contexte politique, démographique ou religieux du Péloponnèse protohistorique, et les rapports de
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ANDRIEU G. Les Jeux Olympiques : un mythe moderne. Paris, L’Harmattan, 2004.
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l’Élide si mouvementés avec le monde méditerranéen. On peut donc aussi les appréhender sous cet angle. La légende des Kourètes et sa forte connotation crétoise correspondraient à l’époque mycénienne ; celle de Pélops qui s’inscrit dans un contexte mycénien révèle une ouverture vers l’Asie Mineure dont le héros est originaire ; celle d’Héraclès illustre la conquête dorienne, annonçant à la fois les liens futurs avec la Grande Grèce et la mainmise progressive sur le Péloponnèse de Sparte, dont le rôle, aux origines historiques d’Olympie, sera grand.23 » C’est vrai qu’en suivant les légendes concernant les jeux, nous pouvons percevoir l’histoire politique de la Grèce, une histoire qui ne se limite pas aux conquêtes doriennes et au Péloponnèse. Je voudrais aller plus loin aujourd’hui, particulièrement sur le plan mythique et religieux.
tout
Le seul fait de reconnaître plusieurs mythes fondateurs aux Jeux olympiques suffit pour soutenir l’idée que ces jeux que nous connaissons surtout après -776 sont la renaissance de jeux anciens qui à leur origine ne se déroulaient pas tous à Olympie. Olympie est devenue leur berceau pour l’époque la moins ancienne, la mieux observable grâce à l’écriture et à l’archéologie. Des jeux ont certainement vu le jour en d’autres lieux, bien avant qu’ils ne deviennent une force de cohésion pour le monde grec. Il est fort probable que, dans l’ensemble, ils ont surtout servi à donner de l’importance aux sanctuaires dans lesquels ils étaient organisés grâce à l’afflux de pèlerins qui venaient de plus en plus pour voir les athlètes. Il n’en demeure pas moins vrai que ces jeux sont étroitement liés aux rites religieux et ont épousé en quelque sorte l’évolution qui les fait passer par les différentes étapes de leur transformation. Ils ont été certainement associés à des rites chtoniens avant de l’être à des rites plus respectueux de l’ordre
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CARBONNIÈRES PH. de Olympie. La victoire des dieux. Paris, CNRS Éditions, 1995, p.16.
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que l’on attribue ordinairement à Zeus. À Olympie, comme ailleurs, Zeus a supplanté progressivement Cronos comme Gaia avait été supplantée en d’autres lieux. Certes, nous n’en avons pas une preuve incontournable, mais l’évolution telle que nous la présente Hésiode est, à sa manière, un résumé de ce qui s’est passé pendant plusieurs siècles. Les légendes, en évoquant la présence de jeux athlétiques au fil de l’évolution des idées religieuses, montrent que les rites furent premiers dans cette association et nous ne devons pas être surpris de voir qu’ils ont d’abord été liés étroitement à des rites de pouvoir ou des rites funéraires. Plutôt que de partir des mythes fondateurs, qui sont d’ailleurs fortement isolés de leur contexte mythique global, il vaut mieux partir des légendes et percevoir le rôle que les aèdes accordaient aux jeux. Les aèdes qui étaient des éducateurs, sans avoir besoin d’en porter le titre, étaient certainement des philosophes et des historiens, mais ils ont caché leur savoir dans des récits légendaires et sous de multiples symboles. Lorsqu’Homère entreprend d’en rassembler un certain nombre, nous sommes déjà passés d’un monde religieux à un autre, de celui de Cronos et des Titans à celui de Zeus et de ses propres enfants. Pélops se situe dans l’Ancien Monde et Zeus, comme son fils Héraclès dans le nouveau. Comme je l’évoquais plus haut, ce qui pourrait surprendre, dans un tel changement, est qu’au moment où l’esprit a succédé à la violence, à la force, des jeux athlétiques aient pu se développer de façon pérenne. Se sont-ils développés, justement, parce que l’idée l’emportait sur la force pure, la force physique et qu’ils étaient le complément indispensable au développement de la pensée ? Se sont-ils développés parce que la nature des combats changeait elle aussi et qu’il fallait s’y préparer en respectant certaines règles ? Ou bien se sont-ils développés parce que les épreuves athlétiques permettaient de soutenir l’ordre de Zeus, de le mettre en scène et donc d’instruire ceux qui ne faisaient que regarder ? Ajoutons qu’à l’origine, les jeux n’ont pas été le spectacle que nous imaginons souvent et que les premiers concours athlétiques ont été plus discrets. L’intégration d’épreuves nouvelles n’est pas seulement 80
une préoccupation des jeux modernes, celle des concours hippiques le montre. Faut-il rappeler que les premiers ne comportaient qu’une simple course ? Si l’histoire écrite ou observable des Jeux olympiques peut éclairer des réalités militaires ou politiques ou être interprétée à la lumière d’une histoire qui les englobe, il est difficile de revenir plus en arrière et de prendre en compte, en même temps, toutes les migrations qui ont transformé le monde grec en lui donnant sa culture propre. Comme je l’ai déjà évoqué, il est possible que la recherche d’excellence dans un nouveau contexte religieux, mais aussi sociopolitique ait permis le développement de jeux athlétiques sous couvert de la religion du moment et distinctement par rapport aux guerres qui ne manquaient pas, guerres qui ont justifié la fameuse trêve olympique. Restons sur le plan de la mythologie. Comme j’ai commencé à le montrer, il y a un avant Mécôné24 et un après. L’avant serait l’obscurité, la confusion entre les hommes et les dieux, l’après serait la lumière, la domination des dieux sur les hommes et la découverte d’un combat nécessaire pour acquérir l’excellence tout en se gardant d’atteindre la démesure. Les luttes entre Cronos et les Titans d’une part, Zeus, ses frères, ses sœurs et certains de ses enfants d’autre part seraient le modèle des luttes que les hommes doivent mener à leur niveau. Symboliquement, les dieux représenteraient ce qu’il y a de monstrueux et d’excellent dans l’homme, ce dernier se devant de vaincre les forces matérielles pour assurer la gloire des forces spirituelles. Nous pouvons, déjà, imaginer que les Jeux, d’Olympie ou d’ailleurs, seraient la manifestation de la mise sous tutelle des forces physiques par la pensée, rendue plus objective à l’aide de règles instituées par un clergé ou des monarques guerriers ou simplement attribuées à des dieux. Nous comprenons alors que la règle ne pouvant
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Autrement dit le moment où le sacrifice de Prométhée sépare les mortels des immortels.
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qu’être appliquée par le clergé, les Jeux olympiques aient pris de l’importance sous la surveillance stricte des prêtres, en particulier ceux qui étaient chargés de propager la croyance en Zeus qui assurait le changement. Il ne semble pas que les prêtres aient eu la même importance avant les écrits d’Homère. Si l’on se réfère à l’Iliade, nous pouvons penser que l’esprit des jeux a commencé à s’épanouir chez les guerriers avant que les prêtres ne s’en saisissent. La guerre entraînant la mort, les survivants fêtaient la mémoire des guerriers tombés les armes à la main, les honoraient aussi bien par des rites religieux que par des concours athlétiques. Il est probable que de tels concours aient pu se tenir dans d’autres occasions. Les Jeux de Patrocle ne sont qu’un rappel de ce qui devait être plus largement répandu. Je dirai même que le changement ne s’est pas fait de façon brutale et que le personnage de Zeus est lui-même au cœur d’un long processus d’idéalisation. Le Zeus qui naît en Crète, n’est certainement pas le Zeus qui est honoré à Dodone où l’oracle reste essentiellement de nature chtonienne, non plus le Zeus qui fait la guerre aux Titans ou celui qui assure le pouvoir après sa triple victoire. Les légendes nous le font connaître à l’aide d’un nom, mais elles nous montrent aussi qu’il ne se comporte pas toujours de la même façon. Le Zeus Crétois est un Zeus qui meurt et renaît, le Zeus grec est un Zeus qui rayonne en tant que monarque immortel. Ne peut-on pas imaginer qu’il apparaît dans la civilisation minoenne, alors que Poséidon semble en dominer l’actualité, qu’il s’impose plus tard avec la civilisation mycénienne, Homère aurait peut-être dit achéenne, qu’il rayonne avec la domination dorienne, bien avant que la Grèce passe sous la tutelle de Rome ? Pour insister sur cette lente transformation je voudrais citer Pierre Lévêque : « À Dodone, en Épire (Grèce du Nord-ouest), les interprétations oraculaires se multiplient. La plus ancienne – très ancienne, puisqu’on a retrouvé sur le site un sanctuaire du début de l’âge du bronze – interprète le bruissement des feuilles du chêne qui est au centre de l’enclos sacré. C’est Zeus qui y préside à la mantique, un Zeus Naios, du « temple », associé 82
dans un couple hiérogamique à une Dioné Naia – dont le nom est celui d’ « une Zeus », un Zeus au féminin. Un étrange clergé dessert ce lieu redoutable : les prêtres, les Selles, sont tenus à ne jamais se laver les pieds afin de conserver un contact étroit avec la terre, sans doute la première à être honorée ici ; des prêtresses sont dites Péleiades, c’est-à-dire Colombes ou mieux Grisets, perpétuant le souvenir d’un de ces oiseaux venus de Thèbes d’Égypte nicher à Dodone. On est ici dans une couche religieuse très ancienne, dans un culte des forces les plus intimes, les plus profondes et les plus essentielles, qui sont celles de l’arbre sacré qui parle et qui répond aux angoisses des hommes. 25» Il est certain que les légendes brouillent les pistes que pourraient prendre les chercheurs avides d’objectivité. Si elles se rapportent à des faits précis, ces derniers sont noyés dans une présentation imagée dont il faut s’extraire pour obtenir un début d’explication. Il est évident que l’oracle de Delphes est un lieu privilégié où se lit le changement puisque c’est la Pythie qui met en relation les hommes et les dieux. Mais la légende ne ditelle pas qu’avant d’être sous la domination d’Apollon, de Dionysos aussi lorsque le fils de Léto partait retrouver les Hyperboréens, l’oracle était sous celle de Thémis à qui Gaia en aurait confié la charge ? Zeus aurait mis Apollon à sa place et, de cette façon, imposé une mantique plus conforme à ses propres règles qui n’étaient plus alors d’influence chtonienne ! Nous percevons assez facilement le rôle du clergé dans un tel changement. En fait, Delphes apparaît comme le confluent des mantiques les plus importantes et plus encore de l’influence grandissante d’un clergé qui contrôle un véritable commerce et intervient souvent dans les affaires politiques. Il ne faut pas oublier que les demandeurs devaient payer une taxe et parfois une surtaxe lorsqu’ils voulaient passer avant les autres. À propos de Delphes, Pierre Lévêque continue à nous instruire sur
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LÉVÊQUE P. En Grèce, la religion des oracles. Article de Clio, Mars 2015.
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la complexité du lieu et la confusion entre le politique et le religieux. « Ce sanctuaire est essentiellement sous l’invocation d’Apollon, ce qui n’est pas sans une contradiction interne, en fait vite résolue. Apollon est en effet un dieu tardivement établi en Grèce, vers -1000 sans doute, et son nom ne figure pas sur les tablettes mycéniennes du IIe millénaire. Mais le mythe dit expressément qu’il n’a pas été le premier propriétaire des lieux, d’abord livrés à une Terre-Mère, dont le culte restera associé, dans un coin du sanctuaire, aux forces chtoniennes représentées par un couple mère-fille, Gé et Thémis, une prophétesse, la Sibylle, et le Sphinx des Naxiens… Ce n’est pas tout : il y a à Delphes des attestations de cultes de Poséidon et de Dionysos. Poséidon avait un autel à l’intérieur du grand temple, situation très rare et qui attire l’attention sur l’ancienneté de l’implantation du dieu des forces souterraines, des tremblements de terre, des eaux vives de l’union sexuelle avec la Grande Mère qui ébranle le sol – Poséidon étant ici l’amant de Gé la Terre. » Toujours dans cet article il a ce propos : « Le rôle de la mantique pythique n’est pas moindre dans les affaires de l’État. C’est elle qui favorise le mouvement de colonisation, soutenant religieusement les colons dans leurs dures conditions d’exilés, parfois même les conseillant dans le choix de leur implantation. Quelques-unes des plus grandes fondations de l’Occident grec lui sont dues, telles Syracuse, Géla, Crotone, Tarente… Considérable aussi le rôle politique du sanctuaire oraculaire. Hélas ! dirait-on, car le clergé delphique, qui dirigeait en fait la politique de l’oracle bien plus que la parole du dieu qu’on interprétait comme on le voulait, suivait la loi du plus fort et a pu être accusé sans injustice de prendre le parti de Sparte au VIe siècle, celui du roi de Macédoine au IVe siècle. » Zeus n’est donc pas un dieu qui se présente toujours avec les mêmes caractéristiques. Il change de visage et ne cesse de prendre de l’importance. Avec Homère et Hésiode, nous commençons à percevoir l’évolution de cette prise de pouvoir. C’est bien en affrontant les anciennes règles, les influences des 84
anciens dieux qu’il finit par s’imposer, mais à Delphes, il semble bien qu’il doive composer avec d’autres divinités. Certes, ce n’est pas lui qui gouverne le sanctuaire, mais son fils qu’il a missionné pour imposer ses propres rituels. Les légendes nous éclairent sur sa façon de prendre le pouvoir. Zeus se marie, il épouse et fait des enfants. C’est donc par l’intermédiaire d’une hiérogamie qu’il s’installe et ramifie son influence. En épousant Thémis, il prend l’ascendant sur l’oracle de Delphes, le plus important en Grèce, et non content de faire des enfants avec la Titanide, il fait naître Apollon et demandera à Thémis d’instruire son fils pour qu’il puisse diriger l’oracle à sa place ! Peut-être pourrions-nous dire que Zeus fait la conquête du Ciel en guerroyant contre les anciens dieux et en épousant les anciennes déesses, autrement dit leurs sœurs ? Mais, Zeus ne fait pas des enfants qu’avec des filles de Gaia ! Alors, lorsque nous établissons une liaison entre les jeux et les cultes qu’ils accompagnent, nous comprenons mieux qu’ils n’ont pas toujours été institués pour soutenir l’art de penser au détriment de la force pure. Il est permis d’imaginer que les premiers jeux, pas forcément ceux d’Olympie, étaient plus proches de l’acte guerrier comme le laisse entendre Homère en nous présentant les jeux organisés pour les funérailles de Patrocle. Ce qui a changé n’est pas tant le rapprochement des jeux et des cultes, mais la vision que l’homme pouvait avoir de la guerre et d’un acte de plus en plus libéré de son influence. Ce ne sont plus les guerriers seuls qui entrent en compétition, mais désormais toute une jeunesse qui, tout en se préparant à faire la guerre, prend plaisir à concourir. Un tel changement nous renvoie à l’éducation des jeunes Spartiates. Nous comprenons alors combien l’association du politique et du religieux a pu compter dans l’évolution des jeux. Ils étaient une sorte de délassement pour une caste à part, pour des monarques qui se donnaient leurs propres règles, ils deviennent une pratique encouragée pour toute la jeunesse d’un pays sous le contrôle de
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prêtres dévoués à Zeus et de politiques qui dirigent les cités. L’influence des gymnastes ne viendra qu’après. Surtout ne confondons pas les monarques mycéniens et les lords anglais plus proches de notre vision du monde ! Lorsque Pausanias nous parle d’un Héraclès qui serait un Dactyle Idéen ou un Curète et ajoute qu’il serait un gardien du temple de Cronos, nous voyons vite qu’il ne peut pas être question du fils de Zeus, conçu avec Alcmène, la femme d’Amphitryon, un mortel qui sera à ses côtés dans la guerre contre les Géants. Cet Héraclès aurait proposé à ses frères une course avec comme récompense une couronne d’olivier sauvage et aurait donné le nom d’Olympique à ce concours amical et familial. Ils étaient alors cinq frères et leur jeu se renouvelait tous les cinq ans ! Une fois encore la mythologie peine à préciser ce que fut ce commencement et les Dactyles sont souvent confondus avec les Curètes, les Corybantes ou les Cabires. Ils offraient, en tant que prêtres, des sacrifices à Rhéa ou à la Terre. Autrement dit, ces premiers jeux seraient en relation avec une religion chtonienne, et il ne serait pas impossible de les mettre en rapport avec les débuts de l’oracle de Delphes qui était alors sous la domination de Gaia par l’intermédiaire de Thémis. Cela nous ferait remonter au moins au deuxième millénaire avant notre ère. Ce qui peut être retenu c’est que ces concours auraient eu lieu en -2500 ou -2300 et se seraient déroulés en Élide, contrée qui ne saurait être confondue avec la Crète. Il est probable que nombre d’associations sont dues à des efforts de justifications impossibles et que leur superficialité vient de l’habitude de jouer avec des noms sans tenir compte que certains se rapportent à des lieux très différents comme le mont Ida par exemple qui est aussi un mont situé près de Troie. Parce que les auteurs des légendes tentent de respecter une sorte de chronologie entre la naissance de Zeus en Crète et sa prise de pouvoir en Grèce, il s’en suit des interprétations parfois abusives, en particulier en ce qui concerne Héraclès. En voulant faire coïncider les mythes et l’histoire, les auteurs qui ont
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reformulé les légendes, selon leurs propres préoccupations, nous compliquent souvent la tâche. Si cet Héraclès Idéen a souhaité donner le nom d’Olympique à cette première course, dans laquelle la qualité athlétique assure le pouvoir, cela peut-être un abus de la part du poète qui nous en parle, ou peut-être du simple rapport avec l’Olympe, ce lieu magique pour les Grecs compte tenu de sa hauteur, de la méconnaissance des hommes à son sujet, de l’idée que les dieux pouvaient s’y trouver. Ou bien encore la qualité d’Olympique a été ajoutée abusivement à un moment moins ancien par un aède désireux de mettre ces premiers jeux en valeur. Cela dit, les jeux des Dactyles ayant sombré dans l’oubli, ce serait Clyménos, le roi des Minyens, qui les aurait repris tout en construisant un autel à la mémoire des Curètes et de l’Héraclès Idéen. Cela se passait en -1450. Endymion, le premier roi d’Élide à son tour aurait repris les jeux et la légende raconte qu’ayant trois fils il les aurait fait concourir dans une course à pied pour choisir son successeur. L’esprit ne change pas vraiment ! L’auteur de cette légende n’aurait-il pas voulu donner de l’importance à une simple course ? Un siècle après ce serait Pélops qui aurait repris les jeux en les organisant en l’honneur de Zeus Olympien. Le cas de Pélops est intéressant parce qu’il nous permet une transition entre l’avant et l’après. Nous pouvons dire qu’il est le dernier à s’inscrire dans le contexte d’une religion chtonienne et qu’il manifeste le besoin de glorifier Zeus. Mais revenons rapidement sur un enchaînement qui ne manque pas de rebondissements, et qui nous fait passer d’une autorité religieuse à une autre, de Poséidon à Zeus. Pélops était le fils de Tantale. Pour mettre à l’épreuve l’omniscience des dieux, Tantale les invita à un repas où il leur servit son fils coupé en morceaux avec d’autres viandes. Il est dit que seule Déméter en aurait mangé avant de s’en apercevoir. Zeus devait rendre la vie à Pélops et comme il lui manquait une partie de son corps elle avait été remplacée par de l’ivoire. C’est alors que Poséidon était tombé amoureux du jeune Pélops et 87
l’avait pris à ses côtés dans l’Olympe pour lui servir d’échanson. Mais Pélops, à la demande de son père probablement, prenait du nectar et de l’ambroisie pour les donner aux mortels et Zeus intervint pour qu’il quitte l’Olympe. C’est en revenant sur terre qu’il devait rencontrer Hippodamie et décider de l’épouser. Or, Oenomaos, le père, fils d’Arès et roi de Pise en Élide, savait qu’il mourrait de la main de son gendre et avait trouvé une parade qui lui permettait d’éviter cette fin prophétique. Possédant des chevaux particulièrement rapides, cadeau du dieu Arès, il proposait une course de chars, l’enjeu de la course étant Hippodamie. Si le prétendant était vaincu, il subissait la mort. Treize prétendants l’avaient déjà trouvée et leur tête ornait le temple d’Arès à Corinthe. Tandis que le prétendant s’élançait sur son char, on dit accompagné de sa future épouse, ce qui ne pouvait que le distraire ou le ralentir, Oenomaos, confiant dans ses chevaux, commençait par offrir un sacrifice et partait ensuite à la poursuite du prétendant qu’il rejoignait avant d’arriver à Corinthe. Partant de Pise les chars longeaient l’Isthme de Corinthe et devaient arriver devant l’autel de Poséidon à Corinthe. Habituellement, Oenomaos tuait le prétendant avec sa lance qui était un cadeau de son père et pouvait continuer à vivre auprès de sa fille. Pélops ayant reçu de Poséidon des chevaux ailés, capables de battre l’équipage d’Oenomaos, il demanda la main d’Hippodamie. La confrontation ne pouvait qu’avoir lieu. Mais, Hippodamie, ou lui-même aurait assuré la victoire en soudoyant l’écuyer du roi : Myrtilos, qui aurait remplacé une goupille en bois par de la cire. En mourant, Oenomaos aurait maudit son écuyer qui plus tard, avant de mourir à son tour, aurait maudit Pélops. Myrtilos était le fils d’Hermès ou peut-être de Zeus et il aimait Hippodamie. Il semble que pour le convaincre de trahir son maître, Hippodamie lui aurait proposé une nuit d’amour ou bien Pélops lui aurait proposé la moitié du royaume de Pise et la nuit de noces avec Hippodamie. Toujours est-il que cela ne devait pas se faire, Pélops ayant choisi de tuer Myrtilos qui le maudit ainsi que sa descendance en attirant sur lui la colère des Érinyes. Pélops eut de nombreux enfants dont le plus important fut certainement Atrée qui succéda à Eurysthée à Mycènes, 88
mais il est évident que la malédiction qui pesait sur sa descendance allait porter ses fruits si l’on en juge par tout ce qu’elle dut subir. Ce que la légende consacrée aux Jeux olympiques ne dit pas c’est que Pélops avait eu un autre fils Chrysippe avec une nymphe nommée Danaïs et que Laïos, futur roi de Thèbes, en était tombé amoureux. Lorsque Laïos, le père d’Œdipe, était arrivé en âge de prendre le pouvoir, il avait été chassé de Thèbes et s’était réfugié chez Pélops qui lui avait demandé d’apprendre à son fils la conduite d’un char. C’est ainsi que Laïos était devenu amoureux du jeune homme avant de l’enlever. Chrysippe se serait pendu de honte, mais une version plus crédible laisse à penser qu’Hippodamie aurait poussé ses demi-frères à l’assassiner. Soupçonnée, Hippodamie avait été chassée à la suite du meurtre. Ne peut-on pas penser que Pélops, en réorganisant les Jeux olympiques et en les plaçant sous l’autorité de Zeus, se plaçait lui-même sous sa protection et lui demandait, de la sorte, la purification de son crime ? Comme Cadmos, en créant Thèbes, avait dû tuer un enfant d’Arès qui était un dragon, Pélops avait tué un autre enfant d’Arès qui était Oenomaos. Pélops ne pouvait que souhaiter l’indulgence du père d’Arès dont l’autorité pouvait minimiser le crime. Pélops se savait maudit par Myrtilos, le fils d’Hermès, et se sentait obligé de chercher refuge qu’auprès du seul dieu qui pouvait l’absoudre. Cela dit, comme je l’ai rappelé dans Les Jeux olympiques un mythe moderne, Jean Amsler donnait une autre version de la rénovation de Pélops : « Du point de vue de la seule Olympie, Pélops, quoiqu’antérieur à Héraclès, appartient à une seconde couche mythique, invoquée pour étendre le programme des Jeux et augmenter leur retentissement ; l’introduction des courses attelées touchait un nouveau public. 26»
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AMSLER J. « Recherches sur l’Olympisme antique » Revue EPS, 1967, N° 87, p.18.
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Selon Pausanias, Pélops était le plus vénéré des héros dans le sanctuaire d’Olympie, presque à l’égal de Zeus. Lorsque les jeux vont prendre leur progression constante et rassembler toute la Grèce, Zeus est déjà le seul responsable des dieux et des hommes, il règne définitivement sur la religion grecque. Nous pouvons comprendre que dans le contexte de l’évolution de la religion, les légendes ne font que représenter la prise de pouvoir progressive de Zeus. Les aèdes ne pouvaient pas avoir un avis divergeant par rapport à celui du clergé. Il fallait bien, sur le terrain, et non au Ciel, qu’une explication soit trouvée pour passer d’un gouvernement religieux à un autre, de le traduire ensuite par un changement de politique au sein des hommes en ayant recours à la mythologie. Restait à établir le rapprochement qui doit exister entre le mythe et le politique retenu par l’histoire. La légende de Pélops pourrait bien se comprendre en l’associant à Apollon. En faisant renaître à son tour des jeux, auxquels serait ajoutée une course de chars, il ne faisait que manifester le début des pleins pouvoirs de Zeus dans le clergé grec de la fin du second millénaire. Le politique et le militaire auraient alors influencé le religieux et nous pourrions dire que nous nous trouvons à la charnière d’un autre bouleversement qui voit le religieux prendre le pas sur le militaire. L’interprétation de la légende de Pélops, du moins en ce qui concerne les Jeux olympiques, nous fait penser à un glissement sur le plan religieux qui nous ferait passer de Poséidon à Zeus. Il est clair que les Érinyes n’ont plus le pouvoir qu’elles avaient du temps de la domination de Gaia dans les esprits et que la malédiction de Myrtilos ne peut suffire pour les faire intervenir contre Pélops. Par contre, nous sommes bien obligés de voir que les Atrides subiront cette malédiction très longtemps, Agamemnon étant le dernier à en supporter les effets. Mais la malédiction des Atrides est une chose, la décision de Pélops de donner les pleins pouvoirs à Zeus en est une autre. Nous comprenons qu’Euripide finisse par donner raison à la sagesse d’Athéna, autrement dit à Zeus, mais lorsque Pélops fait renaître des jeux en intégrant symboliquement une course de chars, des siècles sont passés. Nous pourrions dire aussi que Pélops remercie Zeus de l’avoir fait renaître alors que 90
son père lui avait ôté la vie. Là aussi, ne serait-il pas possible de voir que les influences religieuses se chevauchent, mettent du temps à s’affirmer ou sont adroitement récupérées lorsque cela est possible ? En faisant intervenir Pélops de la sorte, les aèdes n’ont-ils pas voulu souligner la fin d’une justice archaïque ? Pour l’essentiel ne faudrait-il pas s’en tenir à la diminution du pouvoir de Poséidon, époux de Gaia, au profit de Zeus ? Ce glissement se serait opéré entre la civilisation minoenne et la civilisation mycénienne ! En 2004, j’avais rapporté le travail fort original de Jean Amsler sur les jeux. Je voudrais revenir sur ce qu’il disait à propos de Pélops qu’il considérait comme un chaman. Il écrivait en 1967 : « La personnalité mythique de Pélops ressort nettement de la conjonction des traits qui tous répondent au type du chaman : Avoir subi une mort rituelle par dépècement et une résurrection assortie d’une mutilation corporelle ; Avoir un visage livide, celui d’un mystique en crise ou du mort ressuscité ; Avoir été distingué par un dieu lié au chamanisme indoeuropéen ; Avoir été par lui transporté au ciel ; Avoir dérobé le nectar et l’ambroisie, boissons et aliment des dieux ; Avoir reçu du dieu des chevaux ailés, instrument du vol magique. » (EPS, N° 87, p.19) Un peu plus tard, N° 88, il ajoutait une analyse sur les rituels d’initiation et les mettait en relation avec les pratiques athlétiques. Jean Amsler voulait pousser aussi loin que possible l’étude des procédures olympiques pour en comprendre le cérémonial religieux en tenant compte d’une « rationalité théologique ». « La nudité reproduit l’état de l’homme à sa naissance ; l’huile figure le liquide amniotique ou baigne le fœtus : la poussière signifie que le mort présumé a séjourné au sein de la terre, source de toute vie. » (p.13)
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C’est probablement parce que Pélops est un personnage important de l’histoire mythique et qu’il s’intègre à l’histoire politique que sa légende a marqué son temps. Il est indéniable qu’au IIe millénaire, le Péloponnèse fut le siège de la brillante civilisation mycénienne qui, à l’époque classique, se confondra avec celle de Sparte. Comment Homère ne se serait-il pas inspiré d’une histoire qui lui est antérieure et qui incluait le légendaire Lycurgue qui avait organisé cette partie de la Grèce en état oligarchique et militaire puissant ? Peu importe si Pélops a ou non rénové des jeux. Ce qui compte c’est que les jeux sont étroitement liés à l’histoire politique et mythique, qu’il faut leur reconnaître une dimension religieuse indéniable, une sorte d’intrication voulue par les aèdes cherchant à expliquer l’évolution de la religion. L’importance de Pélops était telle qu’il aurait donné son nom à la région qu’il gouvernait et qui serait devenue le Péloponnèse : « l’île de Pélops ». Mais la légende des Atrides montre que toute sa descendance allait devoir subir une sanction divine ce qui pourrait expliquer que les jeux puissent être oubliés pendant de longues années encore. Il n’est pas nécessaire ici de rappeler que cette famille était maudite depuis que Tantale avait offert son banquet aux dieux en leur faisant manger son fils, autrement dit en le destinant aux Olympiens ! Zeus lui avait redonné la vie, mais il n’avait probablement pas oublié qu’il avait trahi sa confiance en volant du nectar et de l’ambroisie pour les donner aux mortels. Sa victoire sur Oenomaos était entachée d’un double crime, et sa volonté d’expier en rétablissant des jeux ne suffisait pas. Ses enfants allaient se livrer à d’autres crimes : meurtre, parricide, infanticide, inceste et Euripide nous apprend que cela ne prendra fin qu’avec un jugement donné par le premier tribunal constitué par Athéna à Athènes. C’est avec Oreste jugé non coupable que prendra fin la malédiction qui pesait sur Pélops et sa famille. Cette fin n’est-elle pas significative ? Ne faut-il pas remarquer le poids des malédictions ou des sanctions divines ? Pélops est puni avec toute sa descendance, mais celle d’Harmonie ne l’est-elle pas aussi en 92
considérant Laïos puis Œdipe, ses enfants, Jocaste et Créon ? Peut-être serait-il bon de changer la façon d’attribuer les sanctions pour mieux en comprendre le sens. Si la justice de Zeus finit par s’imposer, la justice des preuves si l’on veut, ou bien celle des discours, le plus important n’est-il pas le passage d’une supériorité de la Terre à celle du Ciel, de celle de la matière à celle de l’esprit ? Faut-il être surpris de voir qu’Agamemnon préside en quelque sorte aux jeux organisés pour les funérailles de Patrocle ? Il est le chef de l’expédition et remplit ses fonctions même si la malédiction pèse sur ses épaules avec plus de lourdeur depuis qu’il a dû se soumettre à la demande d’Artémis et mettre à mort sa propre fille à cause de sa vantardise ! Cela dit, Homère ne fait pas de confusion et traite les Jeux de Patrocle distinctement, comme d’anciens jeux servant à honorer les morts glorieuses. C’est en revenant de Troie qu’il sera tué en même temps que Cassandre, dont il a fait sa maîtresse, par sa femme et par Égisthe devenu son amant. C’est Oreste devenu adulte qui devait accomplir les derniers meurtres de la série en tuant Égisthe et Clytemnestre. Le plus important ne serait-il pas la remise en question du pouvoir des Érinyes chargées ordinairement du châtiment des criminels ? En perdant ce pouvoir au profit d’Athéna et d’Apollon, en fait de Zeus lui-même, la justice ancienne, celle d’une vengeance divine, doit céder devant la justice nouvelle, celle que soutien Hésiode dans Les travaux et les jours. Pélops n’est pas encore un émule de Zeus et ne peut avoir sur les jeux qu’une influence très limitée, mais les aèdes ont peut-être anticipé ! Même si des traces de la décision de Pélops se retrouvent à Delphes, disons que l’effet ne fut qu’éphémère et qu’il faudra attendre plusieurs siècles avant qu’Iphitos, en -884 les restaure à son tour. Or, même là, les légendes qui se rapportent à Iphitos, autre roi d’Élide, ne sont pas très crédibles. Il semblerait qu’il soit à l’origine de la restauration des jeux et de la création d’une trêve olympique qu’il aurait conçue avec Lycurgue, alors roi de 93
Sparte. Il semble difficile d’oublier le Lycurgue, roi de Thrace qui s’était opposé au culte de Dionysos et que Zeus aurait puni en l’aveuglant ou qui se serait mutilé en devenant fou, en même temps que son fils qu’il aurait pris pour un sarment de vigne ! Mais, ne faut-il pas se demander surtout si le Lycurgue de Sparte n’est pas ici récupéré pour justifier la valeur de la trêve puisqu’il fut surtout connu comme un brillant législateur, et même comparé à un dieu lorsqu’il avait présenté ses lois à Delphes pour qu’elles soient jugées par la Pythie ? Disons que toutes les légendes qui traitent de la rénovation des jeux ou de leur création et qui se placent avant la première trace objective de -776 sont à relativiser et surtout à mettre en rapport avec ce que vivent les auteurs au moment où ils créent leurs légendes, ou leurs certitudes apparentes. Ce qui semble transparaître dans cet ensemble qui fait appel à des noms connus et prestigieux sur le plan légendaire est surtout la montée en puissance de l’ordre nouveau attribué à Zeus. Il semble bien qu’avec le début de l’an mille avant notre ère, la suprématie de Zeus, sur le plan religieux corresponde à celle des Doriens sur le Péloponnèse. J’y reviendrai plus loin. Toujours est-il que les cultes ont précédé les jeux sur le site d’Olympie si l’on fait référence aux fouilles archéologiques. Des offrandes ont été retrouvées, en effet, pour l’époque géométrique et elles étaient attribuées à Gaia non à Zeus, qui sera honoré plus tard. Parce que l’enceinte avait acquis une grande réputation, le clergé a certainement trouvé bon d’adjoindre des jeux aux cérémonies religieuses. C’est encore le clergé du sanctuaire d’Olympie qui a fini par donner la priorité à Zeus sur tous les autres dieux et à lui consacrer les jeux dont nous avons des traces historiques et non plus mythiques. Comme je l’ai dit, les Jeux olympiques ne sont pas seuls à bénéficier de légendes fondatrices. Les Jeux néméens en ont une eux aussi comme s’il n’était pas possible d’exister sans qu’ils aient été préalablement pensés et organisés en rapport avec les dieux.
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La légende se rapporte cette fois à la guerre contre Thèbes, au moment où Polynice cherche à récupérer le trône que son frère ne veut plus lui céder comme cela avait été décidé. La guerre nous est rapportée par Eschyle, bien longtemps après celle de Troie par Homère, mais la poésie d’Hésiode nous permet de les inverser dans le temps. Ici nous sommes encore dans l’enchaînement des effets d’une malédiction qui remonterait à Cadmos, meurtrier d’un fils d’Arès, ou tout simplement à la jalousie d’Athéna et d’Héphaïstos sur la personne d’Harmonie, la femme de Cadmos. Mais, ne nous attardons pas sur la guerre elle-même. Ce serait en route vers Thèbes que les armées se seraient arrêtées pour boire en arrivant près de Némée, ou pour faire un sacrifice. Ils auraient alors demandé à Hypsipyle, une esclave de Lycurgue, le roi de Némée, de leur indiquer une source. La servante de Lycurgue, qui portait l’enfant du roi dans ses bras, l’aurait posé par terre pour les renseigner, mais c’est à cet instant qu’un serpent qui gardait la source se serait précipité sur l’enfant et l’aurait étouffé. Or un oracle avait demandé à ce que l’enfant ne soit jamais posé par terre avant qu’il ne marche. Amphiaraos, qui était un devin, avait alors compris le sens du présage : l’expédition serait un échec, mais personne n’accepta de l’entendre. L’enfant qui s’appelait Opheltès devait alors prendre le nom d’Archémore qui signifie celui par qui le malheur arrive. Les guerriers s’empressèrent d’organiser des Jeux auxquels ils participèrent presque tous et dans lesquels Amphiaraos aurait emporté le saut et le disque, Tydée le ceste, Polynice la lutte et Parthénopaéos le tir à l’arc. On dit qu’après les jeux, les vainqueurs auraient pris le deuil et se seraient recouverts d’ache qui était une plante à petites fleurs blanches sur laquelle la nourrice avait posé l’enfant. Comme pour les Jeux de Patrocle, ce ne sont pas les simples soldats qui auraient concouru, mais les chefs de chaque armée. Notons au passage la présence d’un serpent, signe essentiellement chtonien, qui serait la cause de la mort de l’enfant et en même temps l’annonciateur d’une fin tragique pour un grand nombre d’entre eux.
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Déjà, nous pouvons être surpris par la nature des épreuves, mais nous pouvons imaginer, la légende ne le précise pas, que les concours se seraient déroulés un peu comme dans l’Iliade après les funérailles de Patrocle. Nous pouvons dire aussi que ces Jeux étaient en relation étroite avec la mort du fils du roi de Némée et qu’ils furent décidés, vécus, contrôlés par les guerriers eux-mêmes. Si Amphiaraos est un devin, protégé par Zeus pour être plus précis, il n’est pas un prêtre et le seul fait que Zeus les avertisse par l’intermédiaire d’un devin montre qu’il n’est pas encore véritablement installé à Némée comme il le sera beaucoup plus tard au VIe siècle avant notre ère. C’est en effet à ce moment que sera construit le sanctuaire de Zeus dans lequel se dérouleront les Jeux néméens à partir de – 573 tous les deux ans. Il est dit que lors de ces jeux on commémorait la mort du fils de Lycurgue. Un siècle plus tard, ils auraient été transférés à Argos. Pour Pindare, ils comprenaient avec les jeux gymniques, des courses de chars et des concours de poésie, mais nous ne sommes plus aux origines mythiques de tels jeux. Les Jeux pythiques, comme leur nom l’indique, sont en rapport avec les légendes d’Apollon, tout particulièrement la mort du serpent Python qui protégeait le sanctuaire de Gaia, du moins son oracle. Apollon avait été envoyé par Zeus pour prendre sa place et il avait dû le tuer d’où le besoin d’expier son meurtre et de lui consacrer des jeux. Ici, nous voyons clairement que les jeux sont liés à la religion, mais qu'ils semblent naître en même temps que le culte de Zeus détrône celui de Gaia. Si le sanctuaire était connu depuis le 8e siècle avant notre ère, les jeux véritables ne seront connus qu’à partir de -590. Disons que pour se justifier ou leur donner de l’importance l’Amphictyonie qui les organisa choisit de faire référence à Apollon plutôt qu’à Zeus. Il s’en suivit qu’ils furent d’abord des jeux musicaux, au sens antique du terme, ou poétiques. On y présentait des hymnes en l’honneur d’Apollon, des péans, et ils étaient accompagnés à la cithare.
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Ils ne devinrent définitifs qu’en -590 avec de véritables épreuves musicales comportant des aulétiques ou solos de flûte, des aulodies ou cantates avec accompagnement de flûte. Faut-il rappeler que les amphictyonies étaient des regroupements de cités autour d’un sanctuaire commun et que leur rôle essentiel était de le gérer, de le surveiller, de le protéger, de permettre aux pèlerins qui se rendaient sur le site de le faire en toute tranquillité ? Toutefois, si le sacré était la base de leurs activités, quel que soit le lieu, si leur principal devoir était de surveiller les fêtes ou les célébrations organisées, elles avaient aussi un droit d’intervention armée contre ceux qui dérangeaient le bon fonctionnement du sanctuaire. Leurs intérêts pouvaient être aussi économiques et elles s’occupaient du prélèvement des taxes comme je l’ai déjà dit. Nous pouvons comprendre que les sanctuaires qui recevaient des donations de toutes parts, et possédaient un véritable trésor devaient s’organiser pour le défendre ! Les épreuves athlétiques ne se grefferont que plus tard aux concours musicaux, mais le plus important, en ce qui concerne l’origine mythique, reste la main mise par les prêtres d’Apollon, proches de ceux de Zeus, sur l’ensemble du sanctuaire et le contrôle économique des festivités en même temps que celui de l’oracle. C’est peut-être avec le sanctuaire de Delphes que nous percevons le mieux le passage d’une influence religieuse à une autre. Resterait à évoquer les Jeux isthmiques, dédiés à Poséidon. Selon Pindare, les Corinthiens étaient affligés par la peste et pour y mettre un terme ils auraient institué des jeux en l’honneur de Mélicerte, le fils d’Ino, que les dieux ou Poséidon lui-même auraient métamorphosé en dieu marin sous le nom de Palémon. Cela nous oblige à revenir à la légende d’Ino pour comprendre l’enchaînement qui mène à Palémon. Il faut savoir qu’Ino était poursuivie par la jalousie d’Héra et qu’au moment où le petit Dionysos était né, sa mère Sémélé étant morte, elle était devenue sa nourrice. Héra avait rendu fou le couple qu’Ino formait alors avec Athamas et tandis que le mari tuait l’un de ses enfants, Ino se jetait dans la mer un 97
autre enfant dans les bras. Les Néréides avaient eu pitié d’elle et l’avaient accueillie. Selon d’autres légendes, Zeus aurait alors demandé à Poséidon de les transformer en divinités de la mer. Ino avait alors pris le nom de Leucothée et Mélicerte celui de Palémon. Ils venaient en aide aux marins et nous retrouvons Ino dans l’Odyssée lorsqu’Ulysse revient de chez Circé. L’histoire de la légende est plus complexe, mais nous comprenons que Zeus ait pu intervenir une fois encore pour aider ceux qui lui rendaient service. Dionysos était son fils ! Or, comme j’ai pu le comprendre en étudiant le personnage d’Héra,27 les aèdes la disent jalouse, mais cette jalousie cache mille et une façons d’intervenir pour que les projets de Zeus, son époux, aboutissent. Elle envoie souvent la folie contre ceux qu’elle voudrait faire souffrir, mais, plus qu’une vengeance contre l’infidélité de son mari, ses actions mettent en lumière les étapes à franchir pour devenir immortel. Nous pouvons le voir avec Héraclès, ici c’est avec Ino que la folie provoque le retour à la mer, étape indispensable pour devenir une déesse marine. Héra semble punir, Zeus semble récompenser, mais les deux actions sont complémentaires comme pour Tirésias. Sur le plan des jeux, cela signifie qu’ils sont eux aussi attribués à Zeus, même si c’est Poséidon qui est honoré. Il était difficile d’oublier Poséidon qui est la divinité la plus aimée dans ces lieux dominés par la mer. Lorsque nous examinons l’ensemble de ces mythes, il apparaît effectivement qu’ils sont en liaison étroite avec les croyances religieuses. En approfondissant, ils ne le sont pas de façon quelconque. Ils épousent les changements qui font passer d’un culte qui se rapporte à Gaia à un autre qui se rapporte à Zeus. Dans le cas des Jeux pythiques, nous voyons bien que la mort de Python marque la transition, mais aussi que l’abandon des rites chtoniens ne se fait pas en faveur d’épreuves athlétiques. Les concours seront musicaux et cela correspond
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ANDRIEU G. Héra Reine du Ciel. Suivi d’un essai sur le Divin. Paris, L’Harmattan, 2014.
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mieux à la personnalité du fils de Zeus. Pour autant, il est permis de voir que Zeus, qui pense à tout, ou du moins les aèdes, a voulu préciser la nature du changement et faire savoir que désormais la musique devait primer sur la guerre, sur l’usage d’une force toujours liée à la violence, à la monstruosité. Apollon est le contraire d’Arès, il fallait qu’il donne le ton à la nouvelle façon de penser la vie et l’immortalité. Autant dire que Zeus avait changé lui aussi et que son fils Héraclès n’était plus le modèle qu’il fallait suivre. Faut-il rappeler qu’Apollon et Héraclès s’opposeront à propos de la mantique à Delphes et que Zeus devra les séparer avec sa foudre ? Autre remarque. Les jeux athlétiques sont en relation constante avec la mort. Nous pouvons nous demander s’ils ne sont pas essentiellement des rites d’initiation permettant le passage d’une vie de mortel à une vie d’immortel. Ceux qui participent aux jeux seraient initialement des individus qui veulent faire le voyage en Enfer que Circé recommande à Ulysse et la victoire serait alors l’équivalent de la mort, l’accès à l’autre monde. Nous pourrions être surpris aujourd’hui par une telle attitude, mais nous avons laïcisé les jeux au point de ne plus pouvoir les penser autrement. Ce n’était pas le cas jadis. Les concours faisaient partie d’un ensemble profondément religieux et la victoire pouvait correspondre à une sorte de métamorphose voulue ou acceptée par les dieux. Je reste persuadé que le sport peut être, aujourd’hui encore, une voix d’initiation. Cela peut faire sourire, mais je sais que nombre d’athlètes en ont fait l’expérience. Je l’écrivais en 2004 dans Les Jeux olympiques un mythe moderne et je ne peux que me citer : « Au-delà de chaque victoire, il y a l’éveil de l’Esprit. » (p.164) La mort sublimée ne peut être que le symbole d’une transformation spirituelle et c’est parce qu’elle échappe à tout raisonnement que nous la nions, sauf lorsque nous la vivons personnellement. 99
Homère, dans l’Iliade, ne nous aide pas à l’approcher et nous restons dominés par les efforts d’Athéna et le jeu de la raison. C’est au-delà de toute forme de violence que le passage a lieu. Lorsque tous les efforts ont été faits, au moment de cette mort initiatique, l’individu découvre un autre lui-même que sa raison ne pouvait pas soupçonner, mais vers lequel elle l’a plus ou moins dirigé. C’est lorsque l’homme s’oublie en tant qu’être pensant, comme Socrate qui interroge la Pythie, qu’il peut accéder à cette immortalité qui n’est qu’une autre façon de percevoir le monde dont il est une manifestation. Aussi je comprends mieux que nous puissions passer de jeux athlétiques organisés et ordonnés par des guerriers à des jeux placés sous la domination des prêtres. En allant plus loin encore, il me semble que ce glissement en annonce un autre, celui de leur laïcisation, leur ordonnancement par des juges qui n’ont plus rien à voir avec la religion si ce n’est celle de l’argent, du profit, du vedettariat. Peut-être parce que je suis musicien autant que sportif suis-je plus sensible aux concours musicaux des Jeux pythiques ? Ce dont je suis certain, par expérience, c’est qu’ils étaient l’exemple à suivre, surtout lorsqu’ils ont rassemblé l’athlétisme et la musique. Notre intelligence ne pouvait qu’apprécier le génie de Dédale ! Nous n’avons pas encore trouvé le moyen de le dépasser et les jeux antiques, en développant la simple victoire qui se chiffre et reste matériellement refermée sur elle-même, nous ont entraîné vers l’épanouissement d’un homme-machine qui n’atteindra jamais l’au-delà de la mécanique humaine. Il peut paraître surprenant de voir qu’Héraclès, le fils d’Alcmène et d’Amphitryon, est relativement ignoré en tant que fondateur des Jeux olympiques. Il ne faut surtout pas le confondre avec l’Héraclès Idéen. Certes, Pindare nous parle de la victoire d’Héraclès sur Augias et des jeux pour la fêter, mais cela relève peut-être de la fantaisie du poète. Que dire des inscriptions de Delphes qui parlent de jeux institués par
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Héraclès pour louer Pélops ? Les deux informations ne s’accordent pas vraiment. Lorsque la légende nous parle d’Augias et de ses écuries, lorsqu’elle nous fait voir Héraclès obligé de les nettoyer à la demande d’Eurysthée, on peut penser qu’il s’agit de nettoyer chez lui tous les obstacles qui s’opposent encore à son immortalité. Or, le fils de Zeus négocie ! Il propose de le faire en un jour contre rémunération, un dixième du troupeau. Au lieu de faire le travail lui-même, il oblige les fleuves Alphée et Pénée, qui sont des divinités, à le faire à sa place. Il détourne leur lit et les fleuves emportent tout sur leur passage. Augias refuse de lui payer ce qu’il avait promis et Héraclès revient, quelques années plus tard, pour se venger, mais de quoi ? Ni l’un ni l’autre n’avait respecté le contrat ! Une fois encore Héraclès a voulu ruser et a contourné la dimension initiatique de son épreuve. Il m’arrive de me demander si ce héros voulait lui-même obtenir l’immortalité ? Il m’apparaît plus clairement que les références à Héraclès répondent à sa force plus qu’à son intelligence et qu’il est bien le symbole de jeux athlétiques essentiellement tournés vers la supériorité d’une puissance qui échappe à toute forme de croyance. Dans ce sens, je comprends mieux que l’on ait retenu plus facilement Hercule qu’Héraclès !
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LE CONTEXTE HISTORIQUE
Pour aller plus loin dans l’interprétation des légendes, il serait possible de faire référence à l’histoire de la Grèce, plus particulièrement celle du Péloponnèse ou plus particulièrement de l’Élide si l’on s’intéressait exclusivement aux Jeux olympiques. Mais peut-être faut-il, là encore, dépasser l’anecdotique et se promener dans la Grèce à l’époque où elle n’était encore que de petits villages souvent opposés les uns aux autres, longtemps avant de donner naissance à des cités. Si les cités États commencent à se développer vers -800, il faut dire aussi qu’elles restent isolées les unes par rapport aux autres. Pierre Lévêque nous dit à ce propos : « Ce sont les facteurs du début du Ier millénaire qui sont vraiment explicatifs. Les groupes d’envahisseurs doriens étaient indépendants les uns des autres et ils formèrent une communauté en chaque lieu où ils s’arrêtèrent ; il en était de même des immigrants grecs qui peuplèrent la côte asiatique. L’élément militaire a dû jouer d’abord un rôle prépondérant : le mot même de polis désignait à l’origine une citadelle, avant de prendre son sens ultérieur de cité État ; chez les Doriens surtout, les premiers dirigeants furent des chefs de bandes armées… 28» Autant dire que, depuis ce premier millénaire, l’histoire légendaire n’a pu que prendre racine dans des suites de guerres qui ne trouveront leur dimension épique que dans les poésies
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LÉVÊQUE P. L’aventure grecque. Paris, Armand Colin, 1964, p. 144.
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d’Homère qui nous parlent à leur façon des monarques mycéniens. Mais la Grèce n’a pas commencé à exister seulement en -800 ! Pierre Lévêque, qui nous invite à tenir compte de la Grèce avant les Grecs fait remonter son étude au Néolithique, soit jusqu’en -4500. Il note l’apparition des premiers établissements fondés par des populations originaires du Proche-Orient asiatique. Il nous parle même d’une ville fortifiée en Thessalie : Dimini. Quant à la ville de Troie, sa première construction remonterait à -3200, la ville conquise, la sixième, à -1900, car les villes étaient construites les unes sur les autres. À cette époque, les premiers habitants de la Grèce vivent d’agriculture et d’élevage avec des outils en pierre, sans charrue et même sans araire pour gratter le sol. La forêt descend des montagnes très bas dans les vallées avec des pins, des châtaigniers ou des chênes, quelques figuiers et quelques amandiers. Les moutons, les porcs et les chèvres sont les animaux domestiques. Les bœufs sont rares et les chevaux sont ignorés. La religion est dominée par les Déesses-Mères chargées d’assurer la fertilité ainsi que la fécondité de la terre et des animaux. Viendront ensuite des migrants venus d’Anatolie qui seront à leur tour dominés par de nouveaux arrivants, en -1950, et que Pierre Lévêque appelle les Premiers Grecs. C’est donc au troisième millénaire que la Grèce, les îles comme les Cyclades ou la Crète passent sous l’autorité des envahisseurs anatoliens. Ce sont eux qui ont introduit l’usage du bronze. Cela va entraîner la naissance des laboureurs, car ce sont les hommes qui désormais vont utiliser l’araire et prendre en charge un travail jusque-là réservé aux femmes. Les villages se multiplient et le commerce commence à prendre de l’importance grâce au bronze et à la céramique, disons aux importations indispensables pour la fabrication du bronze. C’est le moment où Lerne se développe et bénéficie de sa situation particulière dans le bassin méditerranéen et permet de dire qu’une organisation monarchique commence à voir le jour, Lerne possédant un palais et des fortifications.
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Arriveront ensuite les Grecs qui appartiennent à des populations indo-européennes originaires des steppes de la Russie méridionale et des confins carpatho-danubiens. Pour Pierre Lévêque, ce qui est sûr, c’est qu’ils ont traversé les Balkans pour arriver en Grèce, en prendre possession. Pour lui ces premiers Grecs sont des Ioniens et ils auraient occupé la Grèce continentale et le Péloponnèse par la force. Commence alors une période de quatre siècles, -1950 à -1580, qui correspond à la période dite du Bronze moyen. Ce seraient ces premiers migrants qui auraient introduit l’usage du cheval. Sur le plan humain, les Premiers Grecs sont des guerriers, organisés en sociétés militaires et sont regroupés autour de rois qui s’installent dans des palais. Le peuple est essentiellement formé de paysans. Sur le plan religieux, des sanctuaires où domine la religion indo-européenne apparaissent, autrement dit une religion ouranienne commence à se développer. Elle subira ultérieurement l’influence des cultes chtoniens méditerranéens. La période qui suit correspond à la civilisation mycénienne. Mais il ne faudrait pas négliger la civilisation minoenne qui domine la mer Égée et qui n’a pas souffert des invasions des Premiers Grecs. À noter que les Crétois honoraient davantage des Déesses Mères qui représentent différentes manifestations de la Terre Mère. Pierre Lévêque nous dit à ce propos : « On ne saurait trop insister sur l’importance historique de la religion crétoise, qui, par l’intermédiaire de la religion achéenne, a tant fourni à la religion grecque du Ier millénaire… C’est toute l’atmosphère des cultes égéens qui subsistera dans les cultes chtoniens et mystiques du monde hellénique ; c’est leur spiritualité, leur optimisme, leur préoccupation de l’outre-tombe que nous retrouverons constamment dans l’étude de la religion grecque. » (p.53) C’est certainement avant -1400 que les Achéens ont fait de la Crète une véritable principauté et prolongé sa propre histoire en profitant de son influence. Les invasions doriennes, pour leur part, auraient mis fin à la civilisation mycénienne et apporté les changements les plus notables sur le plan humain, à la fois politiques et religieux. En 105
fait, il est difficile de résumer en quelques lignes un passé de plusieurs millénaires, au moins de plusieurs siècles et le croisement d’informations éparses et distinctes ne permet que des interprétations qui laissent les historiens divisés. Il ne s’agit pas ici de rappeler cette histoire pour tenter de donner plus d’objectivité aux poésies d’Homère ou d’Hésiode, mais de dire que les légendes ne sont que des poésies prenant leur origine dans des faits concrets, vécus, mémorisés, exploités à d’autres fins que des rappels historiques. Si les premiers jeux semblent être objectivement ceux d’Olympie, à partir de -776, il n’en demeure pas moins vrai que l’histoire nous invite à ne pas négliger les siècles qui précèdent, à ne pas nous arrêter à la Grèce des cités dans notre effort d’analyse. Pour comprendre les jeux, il faut revenir bien avant les guerres qui se déroulent dans le Péloponnèse, bien avant l’hégémonie d’Athènes, bien avant que Pindare ne loue Hiéron, tyran de Syracuse. Il faut comprendre ce qui fait la caractéristique des Mycéniens autrement dit le passage par un passé mythique pour légitimer un pouvoir qui n’est pas encore celui des aristocrates. Il est difficile le percevoir l’homme grec en dehors d’une philosophie de la vie et d’une administration de la société plusieurs siècles avant l’Iliade. Comme l’écrit Claude Mossé : « Les héros, que ce soit par leur ancrage au sol, dans les chants du poète ou déjà sur les flancs des vases cérémoniels, sont les éléments indispensables d’une société d’aristocrates fonciers où le culte des personnes joue un rôle déterminant.29 » À la fin du second millénaire, la Grèce n’était certainement pas ce qu’elle est aujourd’hui. Pour retrouver les jeux athlétiques et les sanctuaires où ils furent organisés, les villes auxquelles ils donnèrent leur éclat, il faut essayer de connaître la Grèce que n’ont pu observer ni Homère ni Hésiode eux-mêmes de leur vivant. Il est peut-être surprenant de
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MOSSÉ CL. Précis d’histoire grecque. Paris, Armand Colin, 2014, p.110.
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remonter le temps avec autant d’insistance, mais il faut essayer de retrouver son épaisseur qui fait passer les hommes du chalcolithique au fer, en traversant le bronze. Louis-René Nougier terminant son étude sur « La préhistoire » nous fait remarquer : « Dans le monde néolithique déjà densément peuplé, avec une concurrence qui croît chaque jour, l’introduction du métal est l’apanage d’une classe sociale privilégiée. Seuls, les « grands » peuvent se permettre la substitution précieuse et bénéfique. 30» Nous pouvons poursuivre avec cette précision apportée par Jean Beaujeu qui traite, pour sa part de « L’Antiquité » : « Entre 1700 et 1450, plus précisément à partir de 1500, la domination « minoenne » est bien attestée sur les Cyclades ; la tradition parle d’asservissements et de bannissements, de partages de terre, d’un tribut humain payé chaque année par Athènes au monstrueux Minotaure : tous les indices se rapportent manifestement à la période achéenne. L’expansion de l’empire achéen qui atteignit son apogée au XIIIe siècle, après l’anéantissement des palais crétois, dépassa largement celle de la thalassocratie préhellénique. » (p.130) Comment éviter la collusion entre la légende et le réel ? Nous avons tendance à ne voir dans la guerre de Troie que des guerriers utilisant des armes de bronze, et nous oublions qu’ils s’inscrivent dans une société qui, elle-même, se situe dans une transformation constante des habitudes, des façons de penser, de croire aussi. L’héroïsme qui accompagne les exploits aussi bien militaires que légendaires et athlétiques ne doit pas cacher que depuis des siècles, bien avant les premiers jeux d’Olympie, la gloire accompagne une grande partie des préoccupations mortelles. Jean-Paul Savignac à la fin de sa préface des Œuvres complètes de Pindare nous dit bien :
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PARIAS L.H. Histoire universelle des explorations. « La préhistoire » par Louis-René Nougier. Paris, F. Sant’Andrea, 1960, p.103.
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« Grâce à la gloire qui attire la lumière éternelle d’en haut et que le Temps assume, Pindare a offert à l’éphémère la possibilité de persister dans l’être. Les hommes, dès lors, ont pu accéder par leurs mérites à un degré d’humanité supérieure, où sont Sages, Athlètes et Rois ; et comme cette classe était à même, selon certaines doctrines orphico-pythagoriciennes admises par le poète, après plusieurs existences irréprochables, de rejoindre le monde des héros mythiques à qui la religion rendait un culte et qui vivent, semblablement aux Hyperboréens dans les îles des Bienheureux. » (p.37) Contrairement aux guerriers d’Homère, les Doriens ne cultivent pas l’héroïsme. Mettre les jeux d’Olympie, les autres aussi, en relation avec les invasions doriennes, avec une éducation à la spartiate ne peut être qu’un contre sens idéologique. C’est dans un comportement opposé à celui de l’hoplite qu’il faut essayer de comprendre ce que la gloire, obtenue lors des compétitions athlétiques, peut apporter à un citoyen grec. Jean-Pierre Vernant, dépasse l’histoire pour nous parler du héros qui ne le devient que lorsqu’il est chanté par un poète. Il nous permet de comprendre que le temps ne se limite pas à des exemples. « Non que l’honneur héroïque soit une pure convention de style et le héros un personnage entièrement fictif. L’exaltation de la « belle mort » à Sparte et à Athènes, en plein âge classique, montre le prestige que l’idéal héroïque a gardé et son impact sur les mœurs jusque dans des contextes historiques aussi éloignés du monde d’Homère que celui de la Cité. Mais, pour que l’honneur héroïque demeure vivant au cœur d’une civilisation, pour que tout le système de valeurs reste comme marqué de son sceau, il faut que la fonction poétique plus qu’objet de divertissement, ait conservé son rôle d’éducation et de formation, que par elle et en elle se transmette, s’enseigne,
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s’actualise dans l’âme de chacun cet ensemble de savoirs, de croyances, d’attitudes, de valeurs dont est faite une culture.31 » Ce que les jeux mettent en évidence c’est la relation surprenante qui existe entre la gloire de l’athlète et la gloire du héros. Les vers d’Homère se rapportent à une société qui n’existe plus, un type de mortel qui ne peut plus s’épanouir dans une collectivité où l’individu est devenu citoyen. Il faut bien avoir en tête l’image de la cité pour bien comprendre le rôle que peuvent jouer les compétitions athlétiques. Jean Pierre Vernant nous rappelle cette réalité entre le VIIIe et le IVe siècle avant notre ère. « La cité définit le groupe de ceux qui la composent en les situant sur un même plan horizontal. Quiconque n’a pas accès à ce plan se trouve hors cité, hors société, à la limite hors humanité, comme l’esclave. Mais chaque individu, s’il est citoyen, est en principe apte à remplir toutes les fonctions sociales, avec leurs implications religieuses. Il n’y a pas de caste sacerdotale, pas plus que de caste guerrière. Tout citoyen, comme il est apte à faire la guerre, est qualifié, dès lors qu’il n’est pas entaché de souillure, pour accomplir le rituel du sacrifice, chez lui dans sa maison, ou au nom d’un groupe plus large si son statut de magistrat l’y autorise. » (p.213) Poursuivant ses observations, il en arrive à distinguer l’individu et la valeur qui lui est donnée par le groupe, l’institution, le sujet qui peut s’exprimer en tant que personne et le moi se rapportant à son intériorité, son originalité. Toutefois, dans l’atmosphère de la cité, disons que l’homme n’a pas pris conscience de lui-même. Désormais, les qualités humaines qui isolaient le héros au moment de la mort sont apportées par le groupe. « C’est le corps social lui-même qui les reconnaît, les fait siennes et leur assure, dans les institutions, honneur et permanence. » (p.217)
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VERNANT J.P. L’individu, la mort, l’amour. Paris, Gallimard, 1989, p.54.
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Je reviendrai sur cette opposition, mais, pour le moment, revenons en arrière. C’est dans un paysage profondément marqué par les montagnes et les cours d’eau avec un habitat morcelé qu’il faut situer les aèdes au moment où ils ont inventé les légendes qui évoquent les premiers jeux et c’est à partir d’un ensemble de ruines qu’il faut retrouver leur pensée, du moins à partir des quelques précisions que l’archéologie peut nous donner conjointement à une céramique de plus en plus commercialisée ou exportée, également aux travaux menés par les philologues. Ne soyons pas surpris si chaque cité, que l’on peut visiter aujourd’hui, possède une origine mythique avec des rois mythiques et que c’est à partir de tels souvenirs qu’elles se sont développées. Nous pourrions reprendre l’histoire d’Athènes pour évoquer ce passé qui précède de plusieurs siècles l’écriture, mais peut-être vaut-il mieux prendre celle de Thèbes qui nous permet de mieux suivre la pensée d’Hésiode. Il parle en effet de Thèbes et de Troie qui marqueraient la fin de la quatrième race mythique, celle des demi-dieux. Or, c’est bien sur un plan politique aussi bien qu’économique qu’il se situe dans Les travaux et les jours. Hésiode est un poète qui ne nous parle pas seulement des dieux, il nous parle aussi de son temps, des difficultés que l’on rencontre dans les cités au moment où elles commencent à s’organiser. Son témoignage est proprement historique. Tous ses efforts de poète sont d’abord des efforts d’éducateur, mais au lieu de demander à ses semblables d’analyser les événements, il fait naître chez eux des sentiments, des affects, pour les inviter à changer, à progresser, à respecter certaines règles de vie. Il suffit de consulter le Petit Larousse pour retrouver cet enchaînement ou ce glissement : « Thèbes. Ville de Grèce en Béotie ; 16000 habitants. La légende la rattache au cycle d’Œdipe. Elle disputa à Sparte,
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au temps d’Épaminondas l’hégémonie sur les cités grecques (371-362 av. J.-C.) Alexandre la détruisit en 335 av. J.-C. 32» Comment ne pas être surpris de lire une telle succession de faits, de voir que le seul rapport au passé mythique est la légende d’Œdipe ? L’auteur de ces lignes ne pouvait certainement pas en dire plus ! Pourquoi choisir Œdipe alors que Thèbes est aussi marquée par une partie de la légende d’Héraclès, celle de Dionysos, le mariage de Cadmos avec Harmonie et bien d’autres légendes comme bien d’autres personnages ? En réalité, ce ne sont pas les faits qui découlent des légendes, mais le contraire ! Les légendes nous parlent d’événements précis qui ont existé, mais elles le font à l’aide d’images qui nous rendent tout raisonnement difficile. La Grèce n’a pas attendu que les aèdes nous la présentent et brodent sur les événements qui la concernent pour exister. Par contre, ce qui peut surprendre, c’est que l’histoire semble s’enraciner dans les légendes et qu’elle apparaît très souvent comme la suite logique de la mythologie. Nous avons constamment l’impression que le passé historique explique le passé mythique ou que les légendes justifient le présent que vivaient les aèdes. Il est certainement très difficile d’établir un quelconque rapport entre les deux, mais il ne faut pas négliger le fait que la mythologie remplacera l’histoire tant que celle-ci ne verra pas le jour à partir de faits réels et observables. Or, l’observation que nous aimerions avoir, pour construire le passé avec nos critères, ne nous est proposée que par les ruines de ce temps dont nous parlent les légendes. N’oublions pas qu’elles représentent un véritable effort de mémorisation au bénéfice d’une population le plus souvent inculte essentiellement instruite dans les travaux de la terre. Thèbes nous est surtout connue par les légendes qui lui donnent de l’importance sur le plan mythologique, mais que cachent-elles ?
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LAROUSSE Petit Larousse en couleur. Paris, Librairie Larousse, 1980, p.1595.
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C’était certainement un petit village comme il y en avait tant, plus de mille ans avant notre ère. Ce qui est vrai, géographiquement aujourd’hui et l’était avant même que les légendes s’emparent de lui c’est qu’il se situait dans une plaine fertile, une région dépourvue de relief et donc une sorte de croisement naturel de plusieurs voix de communication que ce soit pour aller jusqu’au golfe de Corinthe ou bien vers Athènes, encore que l’Attique se trouvait de l’autre côté des monts Cithéron. De là une importance économique à une époque reculée où la Grèce n’était encore qu’une multitude de petits villages semblables, dispersés et peu à peu entourés de murs pour se protéger. Il est probable que la Thèbes ancienne ne fut pas immédiatement pourvue d’une citadelle, la Cadmée, mais, bien située en Béotie, elle finit par lui donner de l’autorité sur toute la région. Nous avons l’habitude d’utiliser le temps court pour nos réflexions les plus ordinaires, les plus utilitaires, et il nous est difficile d’utiliser un temps plus long qui se chiffre en siècles au lieu de se chiffrer en années. Que dire des légendes qui parlent de myriades d’années ? Les fouilles archéologiques permettent de dire qu’elle fut une cité mycénienne, disons un habitat mycénien, peut-être même un village bien antérieur au XVIe siècle avant notre ère et qu’elle aurait été détruite vers -1200 sans être totalement désertée, peut-être grâce à des immigrants. Le palais de Cadmos aurait été détruit lui aussi, peut-être incendié. Pour les archéologues, il représenterait les vestiges d’un palais d’architecture mycénienne avec des fonctionnalités typiquement minoennes comme des murs renforcés avec des pièces de bois, des couloirs, des porches et des patios entourés de nombreuses pièces. Il aurait été détruit puis reconstruit avant qu’un temple dédié à Déméter ne s’élève au même endroit. Claude Mossé, parlant des débuts de la civilisation mycénienne nous dit : « Les fortifications, encore très rares à l’Helladique Moyen, tendent à se développer dès le début de la période suivante et les bourgades à se transformer lentement en noyaux urbains pour les plus importantes d’entre elles, avec de véritables " maisons princières " qui annoncent les palais futurs : à Thèbes, dès l’Helladique Moyen, la bourgade couvre 112
plus de deux hectares enclos de murs et des traces de fresques sont perceptibles dans les restes de l’habitation principale. 33» Comment ne pas relier cette réalité archéologique et la légende d’Amphion et de Zéthos ? Mais entre cette époque faste et la renaissance de la ville s’écouleront des siècles. Claude Mossé note, en évoquant l’effondrement du système palatial, qu’un certain nombre de villes, dont Thèbes, seront abandonnées, sans traces de destruction massive à la fin du XIIIe siècle av. J.-C. ! La ville actuelle, qui reprendra un éphémère pouvoir sur toute la Grèce, semble émerger au VIIIe siècle av. J.-C. Elle sera dotée d’un gouvernement oligarchique qui aurait vu le jour vers -728. Il serait l’œuvre de Philolaos de Corinthe si l’on en croit Aristote. Vers -728, il serait venu à Thèbes avec son amant et vainqueur des Jeux olympiques : Dioclès de Corinthe. Reconnu pour son savoir, il aurait imposé ses réformes et dès le VIIIe siècle Thèbes aurait dominé la Béotie, Cadmée devenant une capitale en quelque sorte. La ville semble se développer vers le VIe siècle et affirme sa suprématie sur les autres cités de la région. Elle prend alors la tête de la Ligue Béotienne sans jamais réussir à les unir en un seul État. C’est aussi le moment où Athènes devient sa grande rivale. À ce moment, les campagnes se sont repeuplées et l’artisanat du textile s’est développé. Les premiers sanctuaires sont connus : Dodone, Delphes, Éleusis… par exemple et servent de lieux de réunion ou de banquets, sans avoir encore de temples ce qui n’empêche pas les premiers rituels ou les apports d’offrandes. Mais n’oublions pas que nos aèdes ne pouvaient pas bénéficier des fouilles archéologiques qui seront faites des millénaires plus tard. Notons cependant qu’Hésiode distingue Thèbes de Troie, comme il distinguera la religion chtonienne de la religion ouranienne. Ne serait-il pas profondément marqué par la civilisation mycénienne qui s’est effondrée sous la poussée dorienne et par cette période qui prit le nom d’« âges
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MOSSE CL. La Grèce archaïque d’Homère à Eschyle. Paris, Seuil, 1984, p.45.
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sombres » lorsque la Grèce n’était plus qu’un ensemble de ruines ? Ne faudrait-il pas être admiratif devant cette mémoire collective à laquelle s’abreuvent les poètes pour faire naître leurs récits versifiés ? Comment Thèbes fut-elle évoquée sans preuve matérielle, uniquement à l’aide de souvenirs ? C’est là que nous percevons le travail des aèdes, leur interprétation d’un passé qu’ils ne pouvaient plus observer, mais qui pouvait les aider à construire l’avenir. Plus rien ne subsiste de la vieille ville, mais on sait qu’elle fut détruite. Toute leur sagesse va se concentrer sur la raison d’une telle destruction, sur l’enseignement qu’il faut en tirer. Encore une fois, disons que le génie des aèdes consiste à imaginer une autre histoire et à la faire aboutir au présent et même lui faire soutenir le futur qui se dessine dans l’organisation politique de la cité. Comme on le voit chez Hésiode, cette organisation est encore loin d’être fixée et pose problème. Il est assez intéressant de voir qu’un poète, mais aussi petit propriétaire terrien, peut se permettre de porter un jugement de valeur sur ce qu’il voit, sur ce qu’il n’apprécie pas. Le plus important est qu’il est instruit, du moins qu’il est un des maillons de la mémoire collective. Or, c’est à partir de souvenirs, transmis de génération en génération, de légendes construites il y a longtemps à partir de fait réels, que les aèdes successifs ont conservé l’essentiel de ce que nous révèlent nos recherches actuelles. Comment ne pas être surpris d’apprendre que la citadelle s’appelle Cadmée, du nom de Cadmos, son créateur mythique ? Les fouilles parlent des ruines de Cadmée, mais Cadmée existerait-elle sans son créateur ? Il est certain que l’on ne connaît rien de cette création réelle, puisqu’il y eut destruction et qu’il devient facile pour les aèdes de bâtir des enchaînements en tenant compte des données légendaires existantes. Ce qu’il faut prendre en considération, c’est que les faits ont été mémorisés par les générations antérieures et que des aèdes, à chaque génération, leur ont donné une certaine autorité sur le plan de l’imagination populaire.
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Inutile de revenir en détail sur les multiples rebondissements de la naissance de la ville mythique. Zeus a enlevé Europe et l’a transportée en Crète. Cadmos, son frère, comme ses autres frères et sa mère l’aurait cherchée inlassablement. Finalement, il aurait demandé à la Pythie de l’aider et elle lui aurait conseillé de suivre une génisse et de construire une ville là où elle s’arrêterait épuisée. Il avait donc suivi une génisse, mais avant de construire la ville, il voulait faire un sacrifice et ses hommes, envoyés pour apporter de l’eau ayant été tués par un dragon qui gardait la source il avait dû commencer par le tuer. Or le monstre était un enfant d’Arès ! Disons qu’il n’est pas très conseillé de tuer des enfants de divinités. Notons surtout que tout semble commencer sous le règne de Zeus ! Après avoir purgé sa peine, huit ans au service d’Arès, Cadmos se marie, en présence de tous les dieux, avec Harmonie qui était la fille d’Aphrodite et de son amant Arès. Ce jour-là, Héphaïstos, le mari d’Aphrodite et Athéna auraient offert des cadeaux destinés à empoisonner la vie de ses descendants. Cadmos avait eu un fils et quatre filles, dont Sémélé qui sera la mère de Dionysos, sa sœur Agavé devait engendrer Penthée qui devait succéder à Cadmos. Lorsque Dionysos revint d’un long périple, durant lequel il avait été initié par Cybèle, et voulu installer son culte, Penthée, qui régnait sur Thèbes, s’y opposa. C’était son droit en tant que monarque. Il fallait une acceptation des principaux responsables locaux ce qui explique nombre d’oppositions rencontrées par Dionysos. Finalement, le jeune dieu se joua de lui et c’est sa propre mère qui fut à l’origine de la mort de Penthée. Ce furent alors les deux jumeaux Amphion et Zéthos qui prirent le pouvoir et construisirent les remparts de la ville. Pendant ce temps, Laïos qui était trop jeune pour régner avait été accueilli par Pélops et c’est pendant ce séjour qu’il avait enlevé son fils entraînant sur lui et sa descendance la malédiction du fils de Tantale. Devenu roi de Thèbes à son tour, ne pouvant pas avoir d’enfant, il avait interrogé la Pythie qui lui avait fait savoir qu’il serait tué par son fils. C’est ce qui devait arriver et, sans le savoir, croyant que son père était le roi qui l’avait hébergé lorsque Laïos l’avait fait exposer, mais que des bergers avaient 115
recueilli, Œdipe avait tué son père. Ayant sauvé Thèbes du fléau que représentait la Sphinge, Créon qui occupait le pouvoir, lui avait demandé de le prendre et d’épouser la reine qui était veuve, en réalité sa mère. Il est probable que c’est avant la prise de pouvoir par Œdipe que le drame avait eu lieu et qu’Héraclès, dans un accès de folie, avait tué les enfants qu’il avait eus avec Mégara. Œdipe ayant eu quatre enfants, deux garçons et deux filles, les garçons devaient s’entendre pour régner lorsque le père se condamna lui-même à l’exil pour expier ses fautes. C’est la mauvaise entente entre les deux frères qui devait amener les deux guerres meurtrières qui allaient détruire Thèbes. Inutile de reprendre ces deux guerres qui, selon Hésiode, commencèrent à faire disparaître la quatrième race voulue par Zeus. Zeus ne devait pas être encore totalement installé en tant que monarque de l’Olympe, car les Déesses Mères semblent garder leurs prérogatives sur Thèbes et l’ensemble des mortels qui la dirigent, mal si l’on en croit les légendes. Était-il nécessaire de rassembler tant de preuves pour expliquer la disparition d’une vieille ville, disons un village peut-être fortifié ? Fallait-il tant de détours pour en arriver à la critique d’une ville mal gouvernée ? Mais, les légendes ne s’efforcent-elles pas d’instruire des hommes et de leur montrer des comportements inacceptables ? Si Thèbes fut détruite, c’est à cause de mauvais rois et parce qu’ils n’étaient pas placés sous l’autorité des nouveaux dieux. Nous l’avons dit, juste avant, la nouvelle ville est gouvernée par des aristocrates si nous nous référons au poème d’Hésiode. C’est déjà mieux que des mauvais rois, mais cela semble encore insuffisant au regard du droit qui n’est pas respecté. Nous pouvons faire référence à Hésiode et son poème : Les travaux et les jours. D’ailleurs, Pierre Lévêque nous le présente comme un « paysan-poète » qui défrichait une petite terre sur le versant sud de l’Hélicon.34
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ANDRIEU G. Pour comprendre la théogonie d’Hésiode. Paris, L’Harmattan, 2014.
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Il retient de son œuvre des détails importants sur la société de cette époque et sur une réalité qui n’apparaît pas souvent dans les légendes : « Les Travaux apportent un témoignage capital sur la vie à la campagne. On voit les grands propriétaires, les « rois », comme dit le poète, dont le cœur est rempli par la démesure et qui s’acharnent sur les petites gens comme des éperviers sur des rossignols ; on entrevoit les ouvriers agricoles et les esclaves. Cependant, c’est surtout au petit propriétaire que s’intéresse Hésiode. Sa vie est rude, asservie à la loi du labeur sans répit ; il fabrique lui-même sa charrue, ses vêtements de peau de chèvre, ses chaussures ; il vit dans la hantise perpétuelle de mourir de faim au cours de l’hiver, dont l’âpreté est peinte de saisissante façon ; il doit penser uniquement à travailler… Il n’est point d’évocation plus forte du monde des humbles, de ceux que généralement les épopées homériques montrent à peine. » (p.137) J’ajouterai que ce sont ces paysans qui écoutent le plus souvent les aèdes et nous pouvons comprendre que les légendes puissent être adaptées à leur forme de vie et certainement leur faible niveau d’analyse et de compréhension de tout ce qu’ils ne maîtrisent pas. Hésiode parle bien de son temps dans ce second poème et nous pouvons penser que la vie n’était guère plus facile avant -850. Ne faut-il pas souligner ici que les détails les plus importants des légendes font référence à une période religieuse dominée par Zeus ? Derrière Thèbes, nous percevons les nouveaux dieux et tout semble désormais dépendre de leur pouvoir, la Pythie n’étant qu’un élément de ces preuves mythiques. Si j’ai pris Thèbes comme lieu d’analyse du rapport qu’il faut approfondir entre la mythologie et l’histoire, c’est à cause d’Hésiode. Il est le type même d’aède qui utilise un passé non observable pour en déduire un enseignement, aussi bien sur le plan de la vie quotidienne que sur celui de la gestion d’une cité. Thèbes fait partie de l’ancien temps, celui de Gaia si l’on veut, Troie fera partie du nouveau, celui de Zeus et de sa fille Athéna. Pour passer de la race de Bronze à la race de Fer, 117
Hésiode nous invite à suivre les tribulations des demi-dieux. Or c’est bien dans cet intervalle que vont apparaître concrètement des jeux athlétiques qui caractériseront la Grèce un peu moins de mille ans avant notre ère. Si l’archéologie nous permet de situer la prise de Troie au XIIIe siècle av. J.-C., vers -1230, ou -1280, date qui serait aussi celle que propose Hérodote, on ne peut que situer celle de Thèbes bien avant et la Première Guerre dirigée par Adraste encore plus tôt. Or c’est au cours de cette première tentative pour imposer Polynice qu’auraient été organisés des jeux athlétiques ! Nous sommes alors en plein dans l’époque où se développe le monde mycénien, entre -1600 et -1200. Pierre Lévêque fait remarquer qu’en dehors d’une représentation légendaire du monde achéen par Homère, qui placerait tous les chefs achéens sous l’autorité d’un seul, le roi de Mycènes, Agamemnon, la réalité est tout autre. « Les différents royaumes achéens sont, dans une large mesure, indépendants les uns des autres. Toutefois, unis par des intérêts communs, possédés d’une même soif de puissance qui suppose leur coalition, ils admettent bon gré mal gré, en cas de besoin, l’autorité d’un seul, le roi de Mycènes, qui joue bien le rôle d’un primus inter pares. Ainsi, le morcellement politique de la Grèce du Ier millénaire est déjà en germe dans la Grèce achéenne, de même que ces confédérations qui unissent plusieurs États devant un ennemi commun.» (p.63) Si la guerre de Troie décrite par Homère met en scène l’ensemble des monarques achéens, celle de Thèbes, du moins sa légende, regroupe également sept rois sous l’autorité d’un seul qui s’appelle Adraste. Adraste est alors le roi d’Argos. Pierre Grimal nous dit à propos de la première guerre contre Thèbes : « À cette expédition participèrent les descendants de Bias et de Mélampous, ainsi que ceux de Proetos, c’est-à-dire les trois maisons qui régnaient sur l’Argolide. D’après des additions à cette légende primitive, il y avait aussi des alliés arcadiens et messéniens, c’est-à-dire des contingents du reste du Péloponnèse, sauf de Mycènes dont les princes, qui étaient les 118
Atrides, Agamemnon et Ménélas, prévoyaient que cette guerre ne pouvait qu’avoir une issue désastreuse. Sous la conduite d’Adraste, les sept chefs étaient : Amphiaraos, Capanée, Hippomédon, le neveu d’Adraste, Parthénopaeos, Tydée et Polynice.35 » Il était difficile de parler de Thèbes et des enfants d’Œdipe sans parler des guerres qui allaient détruire la ville, en particulier de la première dans laquelle devait mourir Amphiaraos émule de Zeus. Mais, la légende évoque-t-elle un problème politique qui aurait réellement existé ? Toujours est-il qu’un fait particulier nous interpelle. Les sept chefs, rassemblés pour redonner, le trône à Polynice, s’étaient arrêtés à Némée pour y faire un sacrifice, car c’était un lieu sacré. Je ne reviendrai pas sur la légende et la mort de l’enfant du roi que sa nourrice avait posé à terre. Ce qui peut nous intéresser c’est que Némée fut le siège de jeux athlétiques dans un contexte militaire comme ceux de Patrocle devant Troie. La différence se trouve dans le temps qui les sépare, mais aussi la ressemblance dans leur relation étroite avec la guerre. Némée apparaît aujourd’hui comme une municipalité administrée par Corinthe. Elle était, dans l’Antiquité, un site religieux qui est devenu un sanctuaire consacré à Zeus et dans lequel se déroulaient des jeux. Nous pouvons penser que le site avait existé bien avant qu’il ne soit consacré à Zeus et qu’il était en rapport avec la vieille ville d’Argos, dès la fin de l’âge du Bronze. Argos était alors une place forte mycénienne importante qui gouvernait presque tout le Péloponnèse avant qu’elle ne tombe aux mains des Doriens. C’est cette ville qui dans l’inventaire des vaisseaux d’Homère est venue avec un contingent de navires dirigé par Diomède. Il est difficile de ne pas s’interroger sur le mythe fondateur des Jeux néméens et sur son lieu d’instauration, comme sur le premier travail d’Héraclès chargé de tuer le Lion
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GRIMAL P. Dictionnaire de mythologie grecque et romaine. Paris, PUF, 1969, p.13.
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qui ravageait la région, de même que sur la personnalité d’Argos, qui devait surveiller avec ses cent yeux celle que Zeus avait transformée en génisse et qu’il avait dû abandonner aux prêtres d’Héra. Leur nature symbolique saute aux yeux, mais là n’est pas l’essentiel dans notre survol historique. Une fois encore les aèdes se sont livrés à des rassemblements d’histoires qui ne pouvaient qu’avoir du sens. Ce que nous constatons c’est que les Jeux néméens sont liés à la mort et à une expédition militaire, celle-ci vouée à l’échec si l’on tient compte principalement de la prise de Thèbes, peutêtre moins s’il s’agit de mettre à l’épreuve les demi-dieux. C’est en traversant la forêt de Némée, probablement en rapport avec le sanctuaire, que les armées en route vers Thèbes s’étaient arrêtées pour faire un sacrifice. À qui ? La légende ne le dit pas. En disant qu’Opheltès était le fils de Lycurgue alors roi de Némée, les aèdes nous font croire qu’il s’agissait d’une ville. Mais le plus important n’est-il pas que l’enfant meure, tué par un serpent alors qu’il n’aurait pas dû être posé par terre ? La Terre c’est aussi Gaia, ne l’oublions pas. Les aèdes voulaient-ils souligner le conflit qui existait depuis longtemps entre les deux cultes, l’ancien et le nouveau, le chtonien et l’ouranien ? Pourquoi ces jeux précèdent-ils la mort de tous les participants sauf d’Adraste sauvé par son cheval Arion ? Pourquoi les vainqueurs de ces jeux sont-ils couronnés d’ache qui est une plante considérée comme aphrodisiaque ? Pourquoi la nourrice est-elle l’ancienne reine de Lemnos, pays dont Aphrodite avait puni toutes les femmes en leur faisant perdre l’amour de leurs maris ? Pourquoi Amphiaraos est-il protégé par Zeus alors qu’il fuit après la bataille et qu’il se trouve englouti dans un gouffre qui s’ouvre devant lui ? Peut-être que Zeus lui accordera l’immortalité et lui permettra de donner des oracles, mais il n’est pas dans ses attributions d’ouvrir la Terre pour sauver ses émules ! Il y a là comme une contradiction religieuse ! Pourquoi Zeus aurait-il offert de la sorte un de ses élus à Gaia ? Toutes ces questions montrent que les légendes ne sont pas faciles à interpréter lorsqu’on en cherche le sens éducatif. Cette opposition entre Gaia et Zeus, entre un culte chtonien et un culte ouranien, que l’on retrouve dans l’échec de 120
la guerre, ne serait-il pas à mettre en parallèle avec les invasions doriennes et la fin brutale du monde mycénien ? L’enchaînement des deux guerres contre Thèbes puis de la guerre contre Troie où l’on retrouve les descendants des guerriers de la Première Guerre peut se lire comme un glissement voulu par les dieux d’un culte chtonien à un culte ouranien. Les Jeux de Némée et ceux de Patrocle devant Troie diffèrent par leur nature et nous comprenons qu’ils peuvent être chtoniens à Némée, ouraniens à Troie, mais la différence ne se perçoit pas dans les concours eux-mêmes. Devant Troie comme à Némée, c’est le prestige et la gloire que cherchent les guerriers. Les jeux qui sont ici gérés par les soldats eux-mêmes, sans l’aide d’un quelconque clergé, montrent que devant Troie ils ne sont plus liés à la guerre ou au retour à la Terre, mais à la gloire que procurent le combat et la mort, gloire qui sera très vite récupérée par les clergés ouraniens, plus que par les dieux eux-mêmes. Il y a donc un changement qui semble imposé par les hommes, par une idéologie nouvelle, mais qui va trouver chez les desservants des sanctuaires une dimension que la guerre seule ne pouvait pas leur donner. Le changement ne serait-il pas dû seulement à Homère ? L’avènement de Zeus au sommet du panthéon et qui est une conséquence des invasions doriennes va soutenir les jeux avant qu’ils ne s’émancipent de plus en plus sous la pression du politique, des aristocrates et plus encore des tyrans. Les jeux vont servir au développement des sanctuaires et nous pouvons dire qu’ils vont s’épauler mutuellement. Les légendes qui se rapportent, plus ou moins directement à la destruction de la vieille Thèbes sont nombreuses et il est compréhensible que les hommes de cette époque, sans les preuves qui sont les nôtres aujourd’hui, ont du se contenter de mots ou d’images, de noms, d’enchaînements que les aèdes utilisaient avec art. Mais le plus important était-il de connaître la cause exacte d’une telle destruction, qu’elle soit naturelle ou politique, provoquée par un tremblement de terre ou par une suite de dissensions internes entre les différents 121
groupes qui voulaient en assurer le contrôle ? Le fait est que les légendes mettaient l’accent sur ces difficultés humaines et ne faisaient que les éclairer par des compléments de nature religieuse. En plaçant les jeux athlétiques dans un contexte de guerre, ici probablement pour en prévoir la réussite ou l’échec, secondairement en offrant des jeux athlétiques pour honorer un mort, ce que l’on retrouvera chez Homère, les aèdes nous font comprendre que les jeux étaient des rituels connus bien avant l’invention de leurs légendes explicatives. Ils devaient accompagner les sacrifices et nous pouvons penser qu’ils étaient plus nombreux et plus dispersés. Il est certain que s’ils étaient connus depuis bien longtemps, ils ne bénéficiaient pas toujours d’un regroupement de personnalités aussi importantes ou prestigieuses comme nous le verrons à Corinthe. Nous voyons aussi qu’ils sont évoqués le plus souvent en même temps que des rassemblements de demi-dieux. Il est étonnant que la légende traitant de la chasse au sanglier de Calydon ne parle pas de jeux, mais la chasse pourrait bien en être un avec ses règles de préséance qui sont confirmées par la légende de Méléagre qu’Homère se plaît à nous rappeler. Pouvons-nous dire que les jeux athlétiques étaient exclusivement liés à la mort ? C’est bien pour honorer un mort qu’ils sont souvent envisagés, mais il est difficile d’imaginer un lien plus étroit en dehors du deuil qui doit être respecté comme avec la renaissance par exemple. Ne confondons pas renaissance et vie après la mort, ce qui est une réalité observable en étudiant les sépultures. Les jeux semblent surtout associés au passage dans l’autre monde. Comme on le voit avec Patrocle, il sont déjà une façon d’honorer le mort avant que son ombre puisse vivre sa nouvelle vie. Ce qui peut nous interpeller c’est l’apparente opposition entre l’incinération et l’inhumation. Certains savants font remonter l’incinération à ce qu’ils qualifient de « champ d’urnes » en faisant référence à des découvertes archéologiques. Faut-il aller jusque-là ? Il est vrai qu’Homère nous en parle de façon précise et nous fait comprendre que les cendres de 122
Patrocle seront placées dans une urne avant qu’elle ne soit ramenée en Grèce. Sera-t-elle associée à d’autres urnes ? Il ne le dit pas ! Sera-t-elle placée dans un lieu où ses amis pourront lui rendre des hommages plus ou moins réguliers, un véritable rituel ? Ce n’est qu’une supposition. Ce qui est de plus en plus admis, c’est que les Mycéniens pratiquaient la crémation qui était connue en Crète autour de -1100, plus avant encore à Chypre ou à Rhodes. Elle serait même attestée en Anatolie à partir du XIIIe siècle av. J.-C. Nous pouvons dire que les migrations indo-européennes l’ont importée en faisant la conquête de la Grèce. Il est aussi permis de penser que l’éloignement, du fait de la guerre, imposait ce genre de traitement dès lors que l’on voulait conserver et rapatrier le corps d’un défunt important et cela correspondrait surtout aux siècles de la civilisation mycénienne. Cela ne pouvait se faire qu’en le réduisant en cendres. Toutefois, la façon d’adjoindre d’autres corps en sacrifice montre bien qu’il s’agissait d’un rituel. Les jeux, quant à eux, venaient clore la cérémonie d’adieu en quelque sorte. Sans aller trop loin dans ce raisonnement, soulignons que les Jeux de Némée sont liés à Thèbes plus qu’à Corinthe qui n’est pourtant pas loin géographiquement. Il est certain que nous ne devons pas considérer Lycurgue, le père d’Opheltès, comme un roi historique, mais comme un intermédiaire légendaire entre les deux religions qui s’opposent à ce momentlà. Si les armées dirigées par Adraste échouent, il semble, dans le même temps, qu’Apollon soit l’esclave du frère de Lycurgue, autrement dit d’Admète dont il doit garder les troupeaux. Fautil rappeler que c’est aussi à ce même moment qu’Hermès va lui en voler une partie ! Il est évident que les allusions pastorales des aèdes ne concernent pas de véritables troupeaux, mais des adeptes des différents dieux. Les hommes sont des troupeaux pour les dieux, et les aèdes nous font comprendre que les dieux s’opposent souvent pour être ceux que les mortels honoreront plus que les autres. Chaque ville est comme gardée par une divinité particulière, Athéna à Athènes par exemple. Ici l’opposition ne concerne plus une ville, mais les hommes qui vont se battre et qui sont déjà des mortels surveillés et sur le 123
chemin de l’immortalité. Homère nous rappellera le refus d’Athéna en ce qui concerne Tydée. Nous pourrions nous demander sur quel emplacement réel ont eu lieu ces premiers jeux ? C’est en traversant une forêt qu’ils avaient décidé de faire des sacrifices ! C’est dans un vallon boisé que les armées d’Adraste s’étaient arrêtées, probablement pour prévoir le résultat de leur entreprise. Le lieu devait être connu, comme pouvaient l’être d’autres lieux naturels et nous devons comprendre que les présages avaient alors de l’importance. Les devins ne sont pas les mêmes devant Thèbes et devant Troie, cela n’enlève rien à leur autorité et l’influence qu’ils pouvaient avoir sur les esprits. Ici c’est un guerrier, mais aussi un devin qui devait interpréter la mort d’un enfant dévoré ou tué par un serpent. Or nous trouvons souvent un bois sacré comme à Olympie ou des oliviers sacrés comme à Delphes. Pouvons-nous dire qu’il suffisait, comme cela peut se comprendre lors des Jeux de Patrocle, de tracer une sorte d’enceinte, de lieu isolé, retranché, une sorte de temenos réservé au sacrifice que l’on veut faire et sur lequel les jeux peuvent se dérouler après les sacrifices ? Un tel espace n’est-il pas évoqué lorsqu’Œdipe arrive près d’Athènes et se trouve dans l’enceinte sacrée réservée aux Euménides ? Le fait est qu’il n’est pas fait mention de courses de chevaux montés ou attelés, ce qui pourrait nous aider à les dater ou du moins à les placer avant les invasions doriennes. Jacques Brosse qui a produit une livre fort intéressant sur la Mythologie des arbres nous dit en parlant des bois sacrés : « Ils étaient certainement les plus anciens sanctuaires, bien antérieurs à la construction des temples, lesquels s’élevèrent souvent au milieu d’eux, ou faisaient partie, comme à Dodone, de l’enclos qui enfermait et protégeait les arbres voués aux dieux… Dans la Grèce homérique, où les édifices cultuels étaient encore peu nombreux, "c’était toujours en plein air,
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autour d’un autel, dans un bois sacré, que se réunissaient les fidèles" et Homère en mentionne plusieurs.36 » Ce qui pourrait nous éclairer aussi c’est le passage d’une religion qui restait enfermée dans les forteresses mycéniennes à une religion que l’on peut qualifier d’urbaine, de populaire à partir du moment où se développent les cités États. J’y reviendrai plus loin. Nous sommes bien dans un contexte mycénien au moment où des armées se déplacent pour attaquer une ville lointaine. Dans son livre Olympie. La victoire pour les dieux, Philippe de Carbonnières nous dit à ce propos : « Concluons ce rappel des légendes fondatrices en soulignant un point particulièrement important, qui est le caractère funéraire de ces premiers Jeux. Comme tous ceux d’une très haute antiquité, ceux d’Olympie ne furent certainement, au début, qu’un concours funèbre. Le culte des morts est, en effet, indissociable de la religiosité des peuples primitifs. Les sacrifices et les concours athlétiques que l’on donnait en hommage à un héros mort – l’Iliade en fournit un bon exemple avec les funérailles de Patrocle – furent ensuite dédiés aux dieux, à qui l’on offrit ces manifestations rituelles originellement destinées à se rendre les morts propices. » (p.16) Nous avons pris l’habitude de ne jurer que par rapport à Olympie. Les autres jeux nous intéressent moins et c’est regrettable parce qu’ils sont certainement antérieurs et d’un esprit différent. Si les Jeux de Patrocle honorent une mort glorieuse, ceux de Némée pourraient bien être exclusivement liés à la mort d’un enfant royal, à une personne qui pouvait bénéficier d’un ensemble de rites, les jeux athlétiques n’étant qu’une partie d’une cérémonie funèbre. Claude Mossé nous dit à ce propos : « On peut avancer que les Mycéniens avaient deux grandes catégories de lieux sacrés : des sanctuaires de plein air, situés auprès de sources, grottes, arbres ou autres particularités
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BROSSE J. Mythologie des arbres. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p.219.
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naturelles, parfois pourvus d’un autel…, des bâtiments urbains, particulièrement isolés, situés dans des groupes de maisons ou intégrés dans le palais… » (p.76) Mais le plus important pour reconnaître l’antériorité de ces jeux mythiques pourrait bien être l’absence presque totale de cultes héroïques sur les territoires occupés par les Doriens. Comment ne pas s’interroger sur une époque encore plus ancienne et qui se rapporte à la civilisation minoenne ? Comment interpréter par exemple les fresques de Théra (Santorin) évoquant des cérémonies ou des processions rituelles durant lesquelles étaient pratiquées des joutes athlétiques en même temps que des jeux tauromachiques ? De Némée à Corinthe, la distance n’est pas grande, mais si Némée était essentiellement un sanctuaire, Corinthe était un carrefour commercial et une ville importante depuis bien longtemps. Les découvertes archéologiques montrent que le site de Corinthe fut déjà occupé épisodiquement au Néolithique, depuis -6500 et de façon plus régulière à la fin de l’âge du Bronze. Vers -3000 il était un centre commercial que sa situation géographique et même géologique pouvait rendre prospère. Il semble que la ville ait été détruite entièrement en -2000 ce qui nous ramène aux remarques précédentes sur les autres sites anciens, politiques ou religieux. Corinthe bénéficiait en effet de sa position sur l’Isthme et la possibilité d’agir aussi bien sur la mer Ionienne que sur la mer Égée. Elle possédait deux ports : Léchée sur le golfe de Corinthe et Cenchrées sur le golfe Saronique. Ces deux ports apportaient à la ville une situation stratégique sur le plan commercial et sur le plan militaire. Elle assurait les échanges entre le monde oriental et le monde occidental. Il faut bien voir que sa position faisait d’elle une sorte d’obstacle ou de barrière pour qui voulait pénétrer dans le Péloponnèse. L’Acrocorinthe était une forteresse naturelle pourvue de nombreuses sources et sa position stratégique permet de comprendre qu’elle sera longtemps le théâtre de convoitises et de guerres, la première étant celle menée par les Doriens pour succéder aux Mycéniens à partir de -900. Le culte d’Aphrodite semblait ici important. 126
Celui de Poséidon devait l’être également dans son sanctuaire, mais les ruines de son temple et l’utilisation des pierres, pour construire des remparts et la forteresse de Justinien au VIe siècle, ne permettent pas d’en imaginer l’importance au moment de sa construction vers le VIIe siècle avant notre ère. C’est dans le sanctuaire de Poséidon, plus à l’est de l’Acrocorinthe, que les Jeux isthmiques étaient organisés. On y pratiquait la lutte, la course, le saut, le disque et le javelot sous le nom de pentathlon, également la course du stade, la course de fond et la course en armes. Plutarque nous dit que l’on y pratiquait aussi des concours de poésie et de musique, mais cela ne s’est pas fait dès l’origine comme à Delphes. On peut remarquer à Isthmia, le sanctuaire de Poséidon, la ligne de départ qui donne au vieux stade un caractère novateur. Elle était constituée d’un pavement qui était certainement recouvert d’argile battue. Mais le plus important était le système qui commandait le départ des athlètes. Il s’agissait, semble-t-il, de barrières de bois commandées par des cordelettes qui s’abaissaient devant les coureurs au bon moment. Les jeux devaient bénéficier eux aussi de la position du sanctuaire à la croisée de voies de circulation qui en facilitaient l’accès. Il est dit que le sanctuaire était trop petit et ne permettait pas de recevoir tous ceux qui voulaient voir les athlètes concourir. N’allons pas plus loin en ce qui concerne l’histoire de Corinthe et celle du déroulement des jeux. Une fois encore les aèdes ont brodé sur leurs raisons d’être. C’est ainsi que la rivalité entre Athènes et Corinthe est à l’origine d’une légende faisant de Thésée celui qui les aurait instaurés ! Cela semble peu probable. Par contre, Pausanias nous parle d’une origine plus locale, d’un héros qui serait le fils du roi Athamas et qui s’appelait Mélicerte-Palémon. C’est certainement la légende la plus acceptable et qui a au moins le mérite de faire intervenir Poséidon, en tant que dieu de la mer. Une fois encore les jeux étaient liés à la mort, ici à la métamorphose du héros local, ce qui est bien différent d’une renaissance. Mais cette métamorphose n’est-elle pas, une fois 127
encore, la traduction d’un rapport de force ou peut-être d’entente entre deux cultes, celui de Poséidon et celui de Zeus ? Pourquoi Héra aurait-elle poussé Ino à se jeter dans la mer pour devenir une déesse marine en même temps que son fils ? Héra, toujours jalouse aurait-elle subtilisé la mère et l’enfant à son époux qui en avait fait les gardiens de Dionysos ? Ou bien tout cela était-il organisé de main de maître par le monarque divin, ou par les aèdes qui tenaient à montrer que les dieux avaient toujours le dernier mot ? N’oublions pas la mort de Jason à Corinthe à la fin de sa vie ! Ce que nous observons dans les deux cas, c’est la présence de jeux réels, mais beaucoup plus tard que les Jeux d’Olympie et qui ne semblent pas aller de pair avec le développement des cités qui les administrent. Les cités les ont largement précédés. Ce que l’on peut dire également, en les dissociant des jeux décrits par Homère, c’est que les compétitions anciennes, qui n’étaient pas directement associées à des sacrifices faits pour glorifier un émule de Zeus, étaient des jeux en relation avec des traditions plus anciennes, héritées de croyances accordées certainement aux Grandes Déesses autrement dit à la Terre, à une conception de la mort, celle que nous retrouvons avec Œdipe, Amphiaraos, Opheltès ou Mélicerte. Il s’agit bien, dans ces différents cas, d’un retour à la Terre ou à la Mer, autrement dit aux origines de la vie sans passer par l’épreuve du feu. Si les Jeux d’Olympie ne sont plus associés à la mort comme au temps des Mycéniens ou même avant, ils sont étroitement liés aux sacrifices qui servent à glorifier Zeus ou Apollon à Delphes. Dans son Atlas du monde grec, Peter Levy nous dit que le sanctuaire de Delphes était fréquenté par les bergers et que quelques fragments de poteries mycéniennes auraient été découverts au IXe siècle av. J.-C., mais ne nous aide pas à imaginer une activité du site oraculaire avant cette date. Si nous n’avons pas de légende permettant d’imaginer des jeux athlétiques anciens, il est permis de penser qu’il y en eut, bien avant les poésies d’Homère, pour la simple raison qu’ils faisaient partie des rituels, même s’ils étaient limités à 128
des combats de boxe ou de lutte et ne comprenaient pas de courses hippiques. Parmi les petites îles de la mer Égée, Théra est peut-être un jalon à ne pas négliger. Prospère grâce à la fertilité de son sol et à son agriculture elle offre aussi des témoignages de temps plus anciens. Exhumées par l’archéologue S. Marinatos, des fresques, remontant probablement au XVIe siècle av. J. -C., montrent un couple de jeunes boxeurs qui semblent appartenir à un niveau social élevé et qui pourraient bien jouter de façon rituelle. À ce propos, Jean-Paul Thuillier, dans l’introduction de sa thèse nous en parle et apporte des réserves : « L’idée d’un match rituel, trop souvent invoquée à nos yeux, ne repose ici non plus sur aucun argument décisif. (Et même, s’il en était ainsi, cela nous confirmerait l’existence de " vrais " pugilats, dont les combats rituels seraient en quelque sorte le décalque). » (p.21) Le plus important pour moi est que cette fresque montre que le pugilat était pratiqué, bien avant qu’il ne figure dans les jeux athlétiques officiellement connus. Le pugilat était certainement pratiqué en Crète, comme certaines acrobaties avec taureau, au temps de la civilisation minoenne. Il avait certainement suivi l’expansion d’une culture qui associait les jeux à ses rituels essentiellement chtoniens. Convenons que le combat imaginé par Homère entre Épéios et Euryale n’a rien d’un simulacre et pourrait bien se rapprocher davantage d’un sacrifice. Ce qui pourrait mériter une étude plus poussée en ce qui concerne le pugilat, qui se distingue nettement de la lutte, c’est sa nature violente qui peut conduire ouvertement jusqu’à la mort. Le pugilat ne serait-il pas l’activité athlétique la plus proche des sacrifices religieux, l’activité la plus proche de la guerre ? Comment ne pas repenser à Tydée qui, dans la légende et avant la bataille lors de la première guerre contre Thèbes, défie individuellement les Thébains et les domine les uns après les autres ? Les légendes évoquent-elles des combats athlétiques ou seulement rituels, associés à des sacrifices et pouvant entraîner la mort ? Lorsque Philippe de Carbonnières, à propos d’Olympie et en présentant les épreuves nous parle du pugilat : « La brutalité de ce type de combat qui peut provoquer 129
des accidents mortels… Néanmoins, les peintures sur vases les montrent généralement (les pugilistes) avec un visage régulier et inexpressif, où seule l’effusion de sang rappelle la violence de l’action représentée. » (p.79), peut être oublie-t-il d’envisager la nature sacrificielle de tels combats ? S’il est difficile de retrouver des traces de jeux anciens, il faut surtout éviter de faire commencer les jeux sous la domination dorienne. Les légendes nous permettent d’envisager un avant qui pourrait bien se chiffrer en siècles. Si nous attribuons l’interprétation de la mort du fils de Lycurgue à Amphiaraos, il faut aussi essayer d’utiliser la nature de ce devin qui est en rapport avec les premiers sites oraculaires, ceux des premiers dieux. Il tenait ses dons de prophétie de son arrièregrand-père Mélampous qui les aurait obtenus après avoir enseveli un serpent qu’il aurait trouvé mort. Le serpent est symboliquement lié aux croyances anciennes et lorsque la légende nous dit qu’Amphiaraos disparaît dans un gouffre avec son char, cela nous permet d’envisager deux choses : la prophétie qui précède des jeux placés sous l’autorité d’Adraste et la capacité à porter la parole d’un dieu. Jean Servier nous le dit clairement : « L’engloutissement fait passer Amphiaraos de l’art de la prophétie à la parole oraculaire : du mortel élu au dieu investi.37 » Il ajoute : « De plus, toujours conformément à la mentalité antique, Amphiaraos est fondamentalement attaché au site où se manifeste sa puissance : Knopia, en territoire thébain, puis Oropos, localité située aux confins de la Béotie et de l’Attique, revendiquaient l’honneur d’abriter Amphiaraos dans son sol. Oropos s’imposera. » (p.75) La consultation s’opérait alors par le biais de l’incubation qui serait la plus vieille des mantiques. C’était au
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SERVIER J. Dictionnaire critique de l’Ésotérisme. Paris, PUF, 1998, p.75.
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cours de son sommeil à même le sol du sanctuaire et après des rites de purification que le demandeur était visité par le dieu, ou par Amphiaraos. Sacrifices, jeûne, allongement sur le sol, tout cela était d’essence chtonienne et permettait l’apparition d’un rêve et son interprétation par oniromancie. L’association des Jeux de Némée et la présence d’Amphiaraos permet de penser qu’ils précédèrent largement ceux que nous connaissons mieux comme ceux de Delphes, placés sous l’autorité d’Apollon qui ne pratique pas la même mantique. Ces jeux seraient en rapport avec une période difficile à dater, antérieure à la barrière que représentent la civilisation mycénienne et surtout son effondrement. Ils pourraient remonter au second millénaire avant notre ère. Ils accompagneraient un style de vie qui précéderait un passé prestigieux, plus largement encore la naissance et le développement des cités qui feront naître des problèmes variés de gestion et donc de relation entre les hommes. Si les jeux changent de nature, et ne sont plus associés à une même vision de la mort ou une nouvelle mantique, c’est qu’ils entrent dans une nouvelle compréhension de la vie, une nouvelle relation entre les hommes et les dieux. La coupure politique, disons historique au sens habituel du terme, semble coïncider avec le passage d’une religion chtonienne à une religion ouranienne, mais, sur ce plan, la rupture fut certainement moins brutale. Il me semble qu’il s’agit plutôt d’un glissement progressif vers la domination de Zeus dans la majorité des sanctuaires grecs et, faut-il le souligner, ce ne fut pas l’œuvre des dieux, mais bien celle des prêtres secondés par les aèdes. Tous les changements observables sont dus aux choix des hommes et s’inscrivent donc dans l’histoire, non dans la légende. Cette dernière ne fait que l’accompagner, la soutenir sur le plan de la pensée collective. Redisons-le, ce ne sont pas les dieux qui se font la guerre, mais les hommes qui sont favorables aux uns ou aux autres. Les légendes nous font comprendre les difficultés et la durée du changement.
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Cela dit, il ne faut pas oublier que le monde achéen n’est pas né de rien, ne représente pas un temps zéro. S’il offre une transformation importante dans ce qui existait, il faut bien considérer que la Grèce était déjà occupée par des populations venues d’Anatolie entre -3000 et -2400. C’est avec elles que se développe en Grèce l’usage du bronze, même si la civilisation reste agraire et pastorale. C’est aussi le début de la culture de la vigne et de l’olivier. Comment ne retrouverions-nous pas tous ces éléments dans les légendes grecques ? C’est cette première population anatolienne qui laisse sa place aux « premiers Grecs », selon l’expression de Pierre Lévêque à la fin du IIIe millénaire av. J.-C. Les « premiers Grecs » apportent une forme de vie particulière et comme l’a montré G. Dumézil, un type de société fondée sur une division tripartite et trifonctionnelle avec des prêtres, des guerriers et des paysans. La différence est notable avec la civilisation minoenne. Les Anatoliens occupent la Crète vers -2700 et les « premiers Grecs » n’envahiront la Crète durablement qu’un millénaire plus tard. Chez eux, les déesses sont plus importantes que les dieux. C’est souvent dans des grottes, considérées comme des lieux sacrés, que sont honorées les divinités tandis que les morts sont enterrés avec des offrandes qui montrent que les Crétois croyaient en la survie, du moins dans une existence particulière aux Champs-Élysées où régnait Perséphone, une déesse crétoise. Ne pourrions-nous pas envisager alors une sorte de nostalgie de la part des aèdes qui ne voudraient pas oublier un autre temps que celui qu’ils subissent sous la domination dorienne ? Les Doriens vont imposer Zeus et surtout Apollon. Leurs histoires ne seraient-elles pas des témoignages d’un changement religieux qui n’a pu se faire en un jour. Pierre Lévêque nous en parle en présentant les invasions doriennes : « Sur le plan religieux, les transformations furent aussi profondes. Chez les Achéens, les dieux balançaient en importance les déesses ; désormais ils les dépassent en l’on voit s’instaurer une société divine de type patriarcal, conçu à l’image de la société humaine. C’est le moment où, un peu 132
partout, deux divinités masculines, Zeus et Apollon, affirment leur hégémonie aux dépens de Terres-Mères ou de jeunes dieux adolescents. Dodone et Olympie, qui jalonnent en terre grecque la marche des Doriens, deviennent le domaine de Zeus, alors que les déesses semblent y avoir eu l’hégémonie avant eux. Apollon s’installe à Delphes en dépossédant lui aussi une divinité matronale, dont l’animal était le serpent Python… » (p.123) Autrement dit, nous retrouvons dans les légendes des coupures militaires et religieuses, deux ruptures qui ne pouvaient pas s’oublier et pouvaient être mémorisées par l’intermédiaire des aèdes. Faut-il envisager les Jeux pythiques comme un tournant dans la métamorphose des jeux ? Ils sont liés essentiellement à un site oraculaire aussi bien dans la légende que dans la réalité. Les Jeux pythiques en rapport avec le sanctuaire de Delphes, il faudrait dire l’oracle de Delphes, restent, bien que tardivement instaurés, dépendants de la personnalité du dieu Apollon, et par conséquent de Zeus. Il est permis de penser que l’oracle a largement précédé le sanctuaire dans le temps et que si nous faisons référence à l’archéologie, nous pouvons remonter plusieurs siècles en arrière quant à l’activité du site. Si le sanctuaire se développe entre -1100 et -800, le village qui existait avant ces dates ne devait pas ignorer les qualités géologiques du lieu. Lorsqu’Apollon devient une autorité largement reconnue audelà du site et même de la Grèce, les légendes disent bien qu’il a dû s’imposer, se battre contre un monstre chtonien qui gardait l’oracle. Il devient le responsable de l’oracle en luttant et même après avoir expié la mort de Python qui était un enfant de Gaia. La mise en place du nouvel oracle, entre le VIIIe siècle et le VIIe siècle av. J.-C., peut apparaître comme un acte de violence, mais il faut nuancer un tel propos, car Thémis, qui le dirigeait avant lui, cédera sa place en devenant l’épouse de Zeus et même en lui enseignant la divination. Les oracles n’étaient pas que légendaires et même représentaient un commerce qu’il fallait gérer et qui rapportait assez pour que des guerres puissent avoir lieu à son propos. Il est regrettable que des écrits
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antérieurs à ceux de Plutarque ne soient pas connus pour nous aider à mieux suivre les progrès de la mantique à Delphes. Ce que l’on comprend, lorsque l’on tient compte des guerres sacrées menées par l’amphictyonie de Delphes, particulièrement celle contre Crissa, c’est que très vite la possibilité d’interroger la divinité est devenue un commerce. Cette guerre avait eu lieu avant les premiers jeux en -590. Crissa était une petite ville en contrebas du site, entre Delphes et la mer et ses habitants prélevaient sur les pèlerins un droit de passage et les cités États voisins du site avaient décidé de la sanctionner, en fait la ville avait été rasée. Bien entendu, nous n’avons pas de dates antérieures, mais, si l’occupation du site paraît commencer au paléolithique, disons que le problème de la gestion de l’oracle remonte bien avant la destruction de Crissa. La nature particulière des lieux ne pouvait passer inaperçue et il est compréhensible que les desservants des différentes religions aient essayé de l’occuper et de l’utiliser au mieux de leurs intérêts. Il est facile de comprendre que la guerre fut d’abord politique avant d’être sacrée, mais ces deux raisons ne pouvaient qu’être étroitement liées ! La nature des lieux peut expliquer leur développement tardif et surtout l’instauration de jeux qui, du fait de leur date de création, ne pouvaient être que dédiés à Zeus par l’intermédiaire d’Apollon. L’oracle fut connu de tout le monde grec et même des pays avoisinants bien avant l’instauration des concours athlétiques, eux-mêmes précédés par des concours musicaux et poétiques. Les premiers jeux permettaient de juger des hymnes à Apollon, des péans et nous pouvons penser qu’ils commencèrent bien avant les épreuves athlétiques dont les déroulements sont permis sur des annexes à proximité du site, là où il était possible de construire un stade. Par contre, le théâtre se situait un peu plus haut que le temple d’Apollon et pouvait accueillir poètes et musiciens. Il pouvait recevoir jusqu’à 5000 spectateurs ce qui suffit à donner un ordre de grandeur pour la fréquentation à la fois panhellénique, européenne et asiatique. S’il fut construit, semble-t-il, au IVe siècle av. J.-C., rien n’interdit de penser qu’il fut alors érigé sur décision de l’amphictyonie de Delphes pour mieux accueillir ceux qui venaient nombreux depuis bien longtemps, à une époque où les 134
gradins de pierre n’existaient pas. Le premier temple d’Apollon était en bois et n’a pu que brûler en -548 avant d’être construit en pierres, mais les écrits concernant le site sont ceux de Strabon, de Plutarque ou de Pausanias et sont trop éloignés d’une origine qui reste essentiellement mythique. Ce que l’on peut retenir, en dehors des dates, c’est que tout ce qui pouvait servir au bon fonctionnement du site n’était pas négligé par les différents clergés. La construction d’un théâtre, d’un stade, avec ses gradins de pierre, d’un gymnase, d’un bassin qui pouvaient servir aux athlètes pour se débarrasser de l’huile et du sable qu’ils utilisaient lors des concours, et pas seulement au moment des sacrifices, tout cela était évalué, décidé, financé en grande partie grâce aux taxes et surtaxes qui étaient prélevées pour interroger la Pythie ou grâce aux dons des grands personnages ou des cités États qui tenaient à honorer la divinité. L’histoire du sanctuaire montre qu’il fut utilisé pour répondre à de nombreuses motivations, qu’il s’agisse de la création de colonies ou de guerres. J’ai évoqué ce problème en citant Pierre Lévêque qui ne cache pas ses regrets quant à l’intervention du clergé. Lorsque les aèdes voulurent nous faire comprendre l’importance que pouvait avoir un tel site, ils ne purent que suivre de près l’enseignement des prêtres d’Apollon et le firent venir de Crète à leur tour. Mais de quel Apollon est-il question à Delphes ? Est-il le fils de Zeus que ce dernier aurait envoyé sur un char tiré par des cygnes jusqu’au pays des Hyperboréens ? Pourquoi était-il adoré sous la forme d’un dauphin ? La légende dit qu’après avoir tué Python il lui fallut trouver des prêtres pour son nouveau culte et voyant un navire crétois allant vers Pylos il se serait changé en dauphin pour les guider et les conduire vers Delphes. C’est alors qu’ils auraient construit Crissa avant d’exploiter le site oraculaire à leur façon. Les légendes qui nous parlent de cette divinité font de lui un dieu qui voyage, qui part régulièrement chez les Hyperboréens. Mais quelle est l’origine de ces voyages, le fait que l’oracle ne fonctionnait pas l’hiver, par exemple, ou bien parce qu’Apollon devait se purifier, vivre une retraite nécessaire à sa mantique ? 135
Vient-il du Nord ou bien de l’Asie comme nous pourrions le penser en tenant compte de sa naissance à Délos ? Peut-on parler de cité à propos de Delphes ? L’ensemble du site se compose surtout de temples qui sont entourés de murailles qui les protègent ainsi que d’une fontaine qui donnait l’eau utile aux cérémonies et permettait aux pèlerins de se purifier avant de consulter la Pythie, ou encore des monuments commémoratifs, des sculptures, un théâtre édifié tout près du sanctuaire de Dionysos, des édifices appelés « trésors » élevés par des cités États comme Athènes, Tarente, Sicyone, Thèbes, Corinthe, Cyrène. Mais Delphes était devenu un État autonome après la Première Guerre sacrée, avait ses propres magistrats, possédait un gouvernement aristocratique et théocratique. Lorsque l’on dit qu’elle livra la guerre, il faudrait traduire par l’Amphictyonie qui regroupait toutes les cités proches du site oraculaire. Le sanctuaire en lui-même pouvait apparaître comme une ville fortifiée. L’organisation des jeux aurait été envisagée pour commémorer la victoire sur Crissa lors de la première guerre sacrée et non pour commémorer la victoire d’Apollon sur Python ! Mais, peut-être, faut-il distinguer les jeux poétiques des jeux athlétiques ? Au tout début du fonctionnement du site oraculaire, dans la mantique propre au fils de Zeus, auraient eu lieu des cérémonies religieuses pendant lesquelles on chantait des hymnes à la gloire du dieu. Puis ces chants auraient pris de l’importance et donné naissance à des concours poétiques antérieurement aux concours athlétiques. Cela se passait avant que l’Amphictyonie ne soit constituée pour prendre le site en charge. Les premiers jeux se célébraient tous les huit ans avant de se dérouler tous les quatre ans comme les Jeux olympiques. Leur rayonnement était dû essentiellement aux concours littéraires et artistiques. Peter Levy nous dit à propos de Delphes : « L’oracle s’établit à proximité de deux sources qui jaillissaient de la montagne. Les Mycéniens n’ignoraient pas ces points d’eau, mais l’endroit ne semble pas avoir été fréquenté en permanence. À partir de la fin de la période archaïque, la 136
renommée de l’oracle ne fit qu’augmenter. Les cités grecques prirent l’habitude de le consulter avant de lancer la moindre expédition. Puis le site devint un carrefour de rencontre au moment de la création, vers -590 des Jeux pythiques.38 » Il est évident que nous ne savons pratiquement rien sur la période où le sanctuaire de Delphes était géré par des desservants attachés aux croyances chtoniennes. Notre histoire fait tout commencer avec la prise de pouvoir par Apollon, mais les temps anciens, évoqués par de nombreuses légendes, ne peuvent pas avoir duré l’espace d’un instant. Apollon, ou son clergé a certainement lutté longtemps pour prendre l’ascendant. Or le clergé victorieux n’a pas instauré des jeux en prenant le pouvoir. Il a pris son temps et suivi tardivement l’exemple d’Olympie. Cela ne permet pas de dire qu’il n’y avait aucune activité sur le sanctuaire avant l’instauration des Jeux pythiques. Pindare n’est pas, hélas, d’un grand secours pour nous aider à remonter le temps. À quand remontent les premiers Péans à la gloire d’Apollon ? Et avant eux Gaia, Thémis, Poséidon peutêtre aussi, n’ont-ils pas été honorés par des chants, des danses, ou même des luttes ? La danse, par excellence, n’était-elle pas une façon d’honorer la Terre, d’entrer en contact avec elle autrement qu’en la cultivant ? Ne retrouvons-nous pas les mêmes associations que pour l’incubation ? Enfin Peter Levy le rappelle : « Au fur et à mesure que le temple devenait au VIIe siècle, un lieu sacré réputé, les familles aristocratiques ou les riches États se livrèrent à une véritable course aux offrandes. » (p.73) Ce fut certainement le cas dans tous les sites oraculaires. Il est bien possible que cette course au prestige ait commencé bien avant et que ceux qui cherchaient à se montrer, comme plus tard les tyrans honorés par Pindare, aient imaginé des jeux en marge des pratiques religieuses.
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LEVY P. Atlas du monde grec. Paris, Nathan, 1982, p.76.
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À vouloir ne reconnaître l’existence que d’activités semblables à nos sports actuels, n’oublierions-nous pas tout ce qui fut différent, humainement différent ? Les techniques importent peu, l’acte physique n’avait peut-être pas la même intensité, la même recherche de victoire, il n’en était pas moins un acte ritualisé, associé à un contexte spirituel, à un art de penser, de concevoir la vie et la mort. Pour comprendre les jeux pratiqués à Olympie, il faut se transporter en Élide au Nord Ouest du Péloponnèse, là où coulent deux grands fleuves : le Pénée et l’Alphée. L’Élide s’étend le long de la mer Ionienne, au sud de l’Achaïe, à l’ouest de l’Arcadie. Elle est marquée par ses vallées fluviales chargées d’alluvions et donc très productrices. Par contre, son rivage sablonneux ne donne pas de ports naturels permettant d’abriter les navires, comme nous l’avons vu en parlant de Corinthe. Ce rivage retenant les eaux des petits cours d’eau, et présentant des chapelés de lagunes apportait une grande insalubrité à la saison chaude. Le fleuve le plus considérable est l’Alphée, célèbre parce qu’Héraclès aurait détourné son cours pour nettoyer les écuries d’Augias. En fait c’est le Pénée qui aurait changé le cours de son lit ! Les légendes nous rappellent souvent ce qui fut et n’est plus visible. L’Élide fournissait du vin et, grâce à des pâturages de qualité, produisait des bœufs et des chevaux renommés. Sur le plan humain, ses premiers habitants étaient apparentés aux Arcadiens et occupaient presque tout le Péloponnèse. Puis ils furent refoulés dans les montagnes au XIVe siècle av. J.-C. Au moment de l’invasion dorienne dans le Péloponnèse, les Étoliens occupaient le bassin du Pénée. Puis, en se rassemblant, les Étoliens et les Épéens donnèrent les Éléens. Les Éléens fonderont au Ve siècle av. J.-C. la ville d’Élis. C’est alors qu’Olympie devint une capitale religieuse pour le Péloponnèse, suscitant une rivalité entre Élis et Pise à propos du contrôle des fêtes. Définitivement maîtres de l’Élide, les Éoliens d’Élis connurent deux siècles de prospérité et leur 138
territoire fut considéré comme sacré ce qui les mettait alors à l’abri des guerres. Mais si les Jeux d’Olympie sont liés à l’histoire politique du Péloponnèse, il faut surtout retenir que c’est sous la domination des Doriens qu’ils devinrent des concours athlétiques ne reculant pas devant la violence et peu éloignés d’une formation militaire. Si les jeux anciens étaient en relation avec la mort, participaient à l’honneur que l’on devait à un défunt de marque, les jeux nouveaux vont surtout assurer la valorisation des hommes, comme si peu à peu le religieux devenait secondaire. C’est bien au VIIIe siècle av. J.-C. que les aristocrates, en prenant le pouvoir, vont utiliser leur fortune pour briller dans des activités qui restent parallèles à des exploits guerriers. Comme le remarque Pierre Lévêque : « Tout un idéal moral sous-tend leur conception de l’existence. En pays dorien, l’accent est mis sur l’équilibre physique, la valeur guerrière et la camaraderie virile ; en Ionie, ce sont le luxe, les voluptés, voire une certaine mollesse, qui caractérisent les puissants… Mais partout, le même orgueil les sépare des autres citoyens, orgueil qui se déploie jusque dans les cortèges funèbres, tels qu’on les voit au flanc des vases. » (p.154) Puis il ajoute : « Les tyrans, en proie à l’hostilité des aristocrates déchus, ont tous cherché à assurer leur autorité par une politique de prestige. La religion tient le premier rang dans leurs préoccupations ou plus exactement dans leur propagande. Périandre et Pisistrate, zélateurs du culte populaire de Dionysos, le renforcèrent à Corinthe et à Athènes. Ils instituent des fêtes brillantes, double occasion de faire admirer aux étrangers le luxe de leur cité et d’endormir dans de pieuses distractions le menu peuple ; Périandre réorganise avec pompe les concours isthmiques ; Clisthène fonde à Sicyone des jeux en l’honneur d’Apollon Pythien ; Pisistrate rehausse l’éclat des Panathénées et crée les Grandes Dionysies. Par-dessus tout, ils ont soif de la considération que donne l’appui de l’oracle de Delphes. » (p.177)
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Nous pourrions lire aussi Pindare et voir comment il honore Hiéron, le tyran de Syracuse. En devenant un objet politique autant que religieux, les jeux vont répondre de plus en plus aux besoins des puissants et vont perdre cette atmosphère qui était celle des guerriers achéens dans la poésie d’Homère. Olympie est sous l’influence de Sparte, de sa vision de l’homme et nous pouvons comprendre que l’effort devenu spectacle plus que sacrifice soit devenu peu à peu le tremplin d’une gloire qui n’est plus celle d’Achille devant Hector. Pierre Lévêque nous fait remarquer que les Jeux olympiques, comme ceux de Delphes, devinrent panhelléniques parce qu’ils étaient des sanctuaires éloignés des grandes villes. Il nous informe également qu’Héra était honorée à Olympie deux siècles et demi avant Zeus ce qui pourrait nous interpeller. Après avoir rappelé les légendes héroïques qui accompagnent les Jeux d’Olympie, il a cette précision qui donne une autre profondeur à ces manifestations : « Dans ces légendes s’exprime toute la complexité des influences qui se sont mêlées à Olympie dans l’élaboration des concours, où l’on aurait bien tort de ne voir qu’une institution dorienne… L’histoire des jeux, dans la première moitié du Ier millénaire, est celle d’une continuelle expansion. La tradition attachait une importance primordiale à l’année -776, point de départ des olympiades qui servaient aux Grecs à mesurer le temps ; elle y voyait la date de leur fondation, alors qu’elle n’est sans doute que celle de leur définitive réglementation. » (p.211) Mon propos n’est pas d’observer comment, dès la seconde moitié du VIIIe siècle, le monde grec tout entier pouvait les suivre. Ce qui me semble plus intéressant serait de comprendre pourquoi nous avons retenu cette date de -776 qui ne fait que confirmer une volonté politique et religieuse dès lors qu’il s’est agi d’imposer le culte de Zeus. Cela ne signifie pas, c’est évident, que d’autres jeux n’ont jamais vu le jour avant cette date. Nous retrouvons à Olympie, comme à Delphes, les rapports de force entre les différents clergés et la dimension 140
proprement économique qui dominait le développement des sanctuaires. Pierre Lévêque parle même de « luxueuse piété » (p.211). En étudiant les différents jeux, il a cette remarque édifiante : « L’analyse permet de déceler dans les Jeux olympiques des éléments d’origine fort diverse, car ils ont recueilli l’héritage aussi bien des festivals donnés dans les théâtres minoens que des épreuves de force des guerriers doriens. » (p.321) Si les Doriens envahirent le Péloponnèse, ce que la légende présente en parlant des Héraclides, ils ont surtout donné certains traits de caractère à la société dans laquelle dominaient les influences mycéniennes et minoennes. Deux traits peuvent surprendre et se retrouvent dans les légendes : la nudité athlétique et la pédérastie. Pierre Lévêque nuance la dimension guerrière qui était surtout spartiate et nous dit : « Mais l’essentiel n’est pas là : il est plutôt dans l’idéal chevaleresque d’une telle société, qui exalte les vertus viriles, la force, la vaillance, la fidélité. On retrouve beaucoup de ces traits dans les sociétés doriennes les moins évoluées, à Sparte par exemple. » (p.123) Un peu plus loin dans son étude de la Grèce il ajoute : « Il n’y a guère plus de vie en dehors de Sparte dans un Péloponnèse qui se refuse en bloc à toute vie intellectuelle. Cependant, l’Élide s’éveille de sa torpeur rurale et la ville d’Élis est fondée en -472 ; le sanctuaire d’Olympie reste l’un des plus purs foyers de l’hellénisme dorien. » (p.357) Comment Zeus ne serait-il pas devenu un chef de guerre dans les légendes ? Par contre, c’est son clergé qui comprit que son intérêt se trouvait dans le développement des jeux qui pouvaient conduire à Olympie de plus en plus de pèlerins. Faut-il attribuer l’appât du gain aux Achéens ou aux Doriens ? Disons que tous ont compris l’importance du bon fonctionnement d’un sanctuaire ou d’un site oraculaire. Il est probable que cet esprit se soit accru avec l’avènement d’une religion propre à la cité, ce que nous pourrions appeler une 141
religion aristocratique. Lorsqu’au début du VIIIe siècle av. J.-C., la monarchie cède la place à l’aristocratie, le prestige et une richesse essentiellement foncière sont ses caractéristiques principales. Ce sont souvent des éleveurs de chevaux et Pierre Lévêque fait remarquer que leur nom propre dérive souvent de hippos, le cheval. Il fallait de grandes ressources pour se livrer à ce genre d’élevage et nous comprenons que les courses de chars aient pu être introduites dans les jeux. Nous pouvons même penser que la légende de Pélops vient confirmer un changement dans leur déroulement et que ce dernier est probablement lié à l’influence des aristocrates qui tenaient à briller dans de telles compétitions. C’est de cette société coupée en deux qu’Hésiode nous parle dans Les travaux et les jours. Au moment où s’organise la cité, elle le fait à partir d’un double espace : l’acropole et l’agora. Ce qui se met en place c’est un panthéon civique entretenu financièrement par la cité et qui s’accompagne d’un culte obligatoire pour les citoyens. La religion donne alors du poids aux décideurs politiques qui d’ailleurs fournissent les prêtres chargés de gérer le sacré. Ce sont eux qui organisent les festivités au nom des dirigeants qui en tirent un surcroît de notoriété. Nous comprenons mieux à partir de cette époque que le politique et le religieux puissent s’associer et soutenir des jeux qui répondent à leur soif de prestige et de pouvoir. Comment les villes ne s’opposeraient-elles pas pour détenir le pouvoir de gérer les Jeux ? Ils vont devenir une tribune ce qu’ils n’étaient pas au début, lorsqu’ils étaient en rapport avec la mort et l’accès au monde des ténèbres. Pour aller plus loin, il faudrait relire Platon et sa critique des jeux comme sa conception des guerriers chargés de défendre la République telle qu’il l’imagine. En retrouvant la réalité d’une histoire qui ne peut se comprendre qu’en remontant plusieurs millénaires avant notre ère, nous comprenons mieux que les aèdes aient dû la transformer pour donner du relief à des faits invisibles. Les découvertes archéologiques permettent à peine d’entrevoir quelques détails de cette histoire, mais il est permis d’imaginer
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le passé en comprenant qu’il fut à l’origine du possible. On peut comprendre Peter Levy lorsqu’il dit : « Olympie était un centre religieux sans population stable. On sait bien sûr que les Éléens attendirent longtemps avant de construire de véritables cités, mais ils préférèrent continuer à vivre comme autrefois dans les campagnes. Peutêtre peut-on expliquer cette situation par les exceptionnelles ressources en eau de l’Élide. Le temple de Zeus a une signification sociale : il représente la première manifestation de la démocratie éléenne. C’est pourquoi il est si intéressant de souligner qu’il fut édifié à Olympie et non à Élis. » (p.75) Ne faut-il pas dépasser une histoire impersonnelle, oubliant l’évolution des mœurs et négligeant les changements de mentalité ? La naissance des cités et des jeux athlétiques qui semblent leur appartenir ne peut se concevoir sans liens avec une prise en compte d’une vie plus archaïque qui n’a pas la même conception de la vie ou de la mort. Claude Mossé, achevant de traiter de la chute des palais mycéniens, nous invite à plus de considérations pour les siècles qui précèdent la mise en place des jeux. Retenons quelques détails de son propos : « La guerre elle-même est ritualisée à l’extrême, ce qui ne l’empêche pas d’être dévastatrice et meurtrière dès les premiers conflits attestés… Les chefs aristocratiques combattaient à cheval, et leurs armées s’entre-tuèrent pendant de nombreuses années, dans le plus pur style épique. Les funérailles des champions de deux cités (Chalcis et Érétrie en Eubée) donnèrent lieu à de grandioses jeux funéraires, comme celui en l’honneur d’Amphidamas de Chalcis, où Hésiode est dit avoir gagné le prix de poésie… On remarquera que ces tentatives de lecture des formes premières d’existence de la cité laissent prudemment de côté une fraction non négligeable de la population, celle des artisans : forgerons, orfèvres, potiers, charpentiers, etc., pourtant déjà présents en nombre et bien spécialisés, comme on le voit dans la poésie homérique… Dans quelle mesure faisaient-ils partie de la cité archaïque ? » (p.117)
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Si les chefs, les aristocrates, les riches, sont à l’origine du changement, ce dernier n’a pu s’épanouir qu’en se déclinant sur toutes les couches d’une société, quelle que soit l’époque. Or, si les dominants ont progressivement tout fait pour obtenir toujours plus de prestige, il est permis de penser que les jeux furent le théâtre de leurs exploits comme la guerre pouvait l’être pour les plus glorieux des guerriers mycéniens et même minoens. Leur rituel peut apparaître comme le prolongement du rituel de la guerre et nous pouvons plus facilement admettre que le pugilat fut l’un des premiers concours athlétiques, bien longtemps avant les courses de chevaux auxquelles seuls les riches purent participer. Ce que les légendes nous apportent c’est l’atmosphère d’un passé qui ne peut être le seul produit de l’imagination. Les jeux athlétiques ont certainement eu lieu dans de nombreux sites religieux, peut-être même en marge des rites pratiqués et entre membres d’une même famille, entre pairs. Nous pouvons penser que c’est le développement des sites religieux et l’accroissement des pèlerins qui ont permis leur vulgarisation. Les funérailles de Patrocle ne sont pas ouvertes à tout le monde. Elles semblent réservées aux Myrmidons et Homère nous dit bien qu’Agamemnon disperse les hommes et que seuls les intimes restent là pour élever le bûcher. Mais, au petit matin, lorsque le feu s’apaise, quand Achille voudrait bien dormir, l’Atride revient et Homère parle d’une masse de guerriers ! Il dit même qu’Achille retient son monde pour siéger en assemblée et c’est alors qu’il organise des jeux. Pourtant, cette assemblée semble bien être celle des monarques achéens et c’est aux meilleurs d’entre eux que les prix seront attribués. Il n’y a pas véritablement spectacle. D’ailleurs, la course de chars est le premier jeu proposé et nous découvrons, dans l’attitude de Ménélas, que la préséance importe plus que la victoire ellemême. Nous pouvons dire que les Jeux de Patrocle représentent la fin d’un style de compétition, une joute entre nobles, entre monarques, en marge de la guerre et de la masse des guerriers qui ne sont pas encore des citoyens soldats. Cela ne veut surtout pas dire qu’ils sont les seuls prémices des jeux que nous connaissons mieux. Ils sont les derniers jeux dont il 144
est presque impossible de retrouver les traces. Comment interpréter la légende qui fait de Clyménos, un descendant d’Héraclès pour les Crétois, qui aurait fondé les Jeux cinquante ans après le déluge ? Comment interpréter celle de Danaos et des Danaïdes, et des jeux que Danaos aurait organisés pour sélectionner les prétendants voulant épouser ses cinquante filles ? Que dire de Phocos, excellent athlète, tué volontairement par Télamon, frère de Pélée, en lui lançant un disque sur la tête ? Éaque aurait alors banni les deux frères jaloux ! En ce qui concerne Anchise, il est dit qu’Énée aurait fondé en son honneur des jeux funèbres qui seraient devenus des jeux Troyens, encore célébrés à Rome sous l’Empire. Un de ses compagnons, Nisos, aurait participé à ces jeux. Un Clyménos crétois, descendant d’Héraclès, aurait fondé des jeux après le déluge à Olympie et après avoir construit un autel aux Curètes. Que dire de la légende concernant Ilos, fils de Tros et de Callirhoé, père de Laomédon ? Il était originaire de Troade et aurait pris part à des jeux en Phrygie. Il aurait alors remporté le prix qui consistait en cinquante jeunes esclaves. Sur les conseils d’un oracle, une vache tachetée aurait été ajoutée aux esclaves et Ilos aurait reçu le conseil de fonder une ville là où la vache s’arrêterait et c’est ainsi qu’était née la ville d’Ilion, la future Troie. Nous avons aussi les jeux auxquels devait participer Mopsos, des jeux funèbres célébrés après la mort de Pélias ce qui montre qu’ils ne sont pas en rapport avec la condamnation d’Héra et la mort horrible conçue par Médée à sa demande. On ne peut pas oublier que Pâris n’aurait retrouvé sa place à Troie qu’à l’occasion de jeux funèbres destinés à honorer sa mémoire, son père Priam le croyant mort. Alors qu’il gardait un troupeau, les serviteurs de Priam seraient venus chercher un taureau auquel il était attaché. Il avait alors décidé de prendre part aux jeux pour reconquérir son taureau. Vainqueur dans toutes les épreuves, contre ses frères, il avait soulevé leur colère et l’un d’eux Déiphobe avait voulu le tuer avec son épée. Se réfugiant à l’autel de Zeus, Cassandre l’avait alors reconnu et elle avait permis à Priam de retrouver son fils.
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Ces jeux ne peuvent faire oublier ce qui devait être des combats rituels, pouvant entraîner la mort, et qui ont peut-être précédé les épreuves du stade. Une interprétation particulière mériterait d’être envisagée à propos du pugilat. Les pugilistes sont nombreux dans les légendes et sont peut-être les premiers compétiteurs avant même toutes sortes de courses. Ce qui pourrait être retenu, en marge des combats eux-mêmes, c’est la notion de défi qui les accompagne et qui pourrait être lié à un rituel, même s’il n’est pas évoqué. Lorsque Tydée lance son défi contre les Thébains et les domine les uns après les autres, il s’agit bien de pugilat au sein même de la guerre et avant qu’elle ne se déroule. Que penser de Phorbas, un Phrygien, qui attaquait les voyageurs sur la route conduisant à Delphes et qui les contraignait à boxer contre lui ? Après les avoir vaincus, il les tuait. Apollon aurait fini par s’indigner et, en se faisant passer pour un enfant, il l’aurait défié à son tour avant de le vaincre. Que penser aussi de Pollux vainqueur d’Amycos, un fils de Poséidon, qui attirait les étrangers en Bithynie et les mettait à mort en les boxant ? Pollux avait alors demandé au géant vaincu de respecter les étrangers ! Mais, ne peut-on pas voir dans cette rencontre un combat symbolique entre deux croyances, plus qu’entre deux frères ennemis ? Inutile de relever tous les récits qui parlent de jeux pour diverses raisons. Comprenons seulement qu’ils étaient anciens et servaient à justifier certaines démarches louables ou non, certains comportements et surtout des actions humaines évaluées par les dieux. Dans les compétitions anciennes, les dieux intervenaient directement pour accorder la victoire à ceux qu’ils préféraient, dans les nouvelles, la distance entre les dieux et les hommes ne cessera de grandir, même si les athlètes commencent par honorer les divinités avant de se mesurer dans le stade.
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LA DÉMESURE DANS LES LÉGENDES
La majeure partie des légendes qui traite des origines des Jeux olympiques fait émerger un changement d’attitude en ce qui concerne les comportements, uniquement celui des hommes, ce qui n’est pas quelconque. Les légendes nous transportent dans un monde qui n’existe pas, mais qui laisse voir dans quel esprit elles ont été produites, ou du moins au moment où elles sont rapportées. Ce monde invisible pourrait bien nous aider à comprendre qu’il n’est pas facile d’atteindre l’excellence et que, plus souvent, nous faisons preuve de démesure. Déjà là, nous percevons une distinction qui pourrait surprendre, mais qui résulte certainement du changement religieux qui donne la priorité aux dieux en discréditant les déesses. Les jeux dont nous parlons le plus souvent sont des jeux pour hommes, ils sont même interdits aux femmes. On oublie ordinairement de s’interroger sur les jeux qui regroupaient les mortelles et qui auraient pu commencer bien avant ! Faut-il associer les jeux avec le pouvoir ? Il semblerait, en effet, que l’on parle d’eux à partir du moment où Zeus règne sur l’ensemble des dieux et des hommes, et sur la Grèce. Mais revenons à la démesure. Notre difficulté d’analyse provient du fait qu’elle n’est plus ce qu’elle était, qu’il nous est difficile d’oublier le présent pour nous situer entièrement dans le passé. Il faut commencer par comprendre que les légendes nous parlent d’un vrai monde, d’un monde vis-à-vis duquel nous serions les témoins d’actes variés pouvant atteindre des extrémités crédibles dans l’horreur aussi bien que le dans le merveilleux.
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N’oublions pas que les aèdes sont des hommes et qu’ils savent très bien que les dieux n’existent pas puisqu’ils sont le produit de leur invention. Or leur invention leur est utile pour instruire leurs semblables, pour les amener à percevoir ce qu’il vaut mieux faire ou ne pas faire. C’est là que nous serions tentés de leur attribuer nos valeurs et nos jugements alors qu’ils en ont d’autres, parfois surprenants, parfois totalement contraires à nos coutumes ou nos lois. Ajoutons, car il ne faut pas le négliger, que les dieux sont des immortels. Cela signifie que leurs qualités ou leurs défauts ne peuvent pas disparaître intégralement, qu’ils ne changent jamais entièrement et que leur combat n’est que l’expression d’une lutte permanente entre deux attitudes qui restent toujours présentes et qui peuvent, à tout moment, relancer un processus de domination. Zeus contre Cronos, nous sommes les partenaires d’un combat d’influence qui ne peut prendre fin qu’avec la mort ou la dissolution de la forme qui libérerait la matière qu’elle manifestait. Mais restons dans l’actualité des légendes. Rappelons seulement qu’Hésiode fait sienne l’idée que la femme est un obstacle pour l’homme, qu’elle ne peut que lui rendre la vie difficile et la recherche d’immortalité pratiquement impossible. Les concours athlétiques auraient-ils pour fonction de rappeler la suprématie des hommes, de leur force physique, force si souvent évoquée par Homère entre Zeus et Poséidon ? Les légendes semblent plus souvent isolées ou regroupées comme par familles. Les aventures d’Héraclès forment un tout, celles des Atrides aussi et d’autres encore. Mais il est possible de trouver une sorte de fondement commun en ce qui concerne les actes et leurs conséquences. Nous sommes systématiquement informés quant aux effets de chacun d’eux et, qu’il s’agisse des dieux entre eux ou des dieux avec les demi-dieux, il est fait état régulièrement des sanctions, agréables ou cruelles qui mettent un terme à la légende. L’aventure de Tirésias, par exemple, se termine par deux sanctions : Héra le rend aveugle et Zeus lui donne en compensation le don de la prophétie. Faut-il admettre que rien 148
ne peut être entièrement positif ou négatif, lumière ou obscurité, sagesse ou folie ? En ce qui concerne les légendes que nous venons de rappeler, nous pouvons le vérifier. Pour ce qui est des Atrides, mais aussi de Pélops et de Tantale, car ils forment un tout, les sanctions sont multiples et souvent en rapport avec un détail qui les particularise. Par exemple ! Agamemnon devenu chef de l’expédition punitive des Achéens contre les Troyens ne peut donner le signal de départ, non parce qu’il subit la malédiction qui pèse sur Pélops ou Tantale, mais parce qu’il s’est vanté d’être au moins aussi bon chasseur qu’Artémis. Cela n’a pas plu à la déesse et elle est intervenue pour que les enfants d’Éole ne bougent pas, qu’aucun vent ne se lève. Tous les navires sont bloqués et l’oracle interrogé dit que seul le sacrifice d’Iphigénie peut satisfaire Artémis et permettre le départ de l’expédition. La sanction semble disproportionnée avec notre regard ordinaire, mais nous sommes confrontés à une autre hiérarchie des valeurs. Ici, ce qui dépasse tout c’est la vantardise du roi de Mycènes. Il a osé se comparer à une divinité et a fait preuve de démesure, ce qu’il y a de pire semble-t-il. Artémis est la déesse de la chasse et les mortels, même les Atrides, ne peuvent être que des chasseurs de moins grande valeur, ou du moins ne doivent pas s’en vanter. C’est bien le propos tenu par Agamemnon qui le condamne. Aucun mortel ou demi-dieu n’a pu voir un jour chasser Artémis et nous comprenons que la déesse personnifie un idéal qui ne peut être atteint, qui doit rester en dehors de toute comparaison. La sanction imposée par Artémis nous fait comprendre que les hommes ne seront jamais les égaux des divinités, qu’ils peuvent obtenir une perfection technique ou personnelle qui peut les classer dans leur catégorie, celle des mortels ou celle des rois, mais qui les laisse loin en dessous des qualités divines. Pour montrer comment cette démesure intervient chez les hommes, nous pourrions rappeler les paroles de Ménélas qui perd la course de chars lors des jeux de Patrocle : « Antiloque, si sage naguère, qu’as-tu donc fait aujourd’hui ? Tu as abaissé ma valeur, tu as fait tort à mes 149
chevaux, en lançant devant eux les tiens, qui sont bien loin de les valoir. Allons ! guides et chefs des Argiens, entre nous deux, impartialement, prononcez, sans chercher à soutenir ni l’un ni l’autre. Je ne veux pas qu’un jour l’on aille dire parmi les Achéens à la cotte de bronze : " Ménélas, par ses mensonges, a fait violence à Antiloque ; il est parti emmenant la cavale, parce qu’avec des chevaux loin de valoir les autres, il l’emportait par le rang et la force. "… » (p.471) Ce n’est pas ici le résultat qui compte, mais le rang social des compétiteurs ! Il y a démesure à se mesurer à plus puissant que soi ! Il arrive que des mortelles soient sanctionnées aussi et le cas d’Arachné nous place dans la même situation, mais avec Athéna cette fois. Cela montre déjà que les hommes ne sont pas les seuls à subir la différence et à craindre la colère des dieux ! Athéna avait entendu parler d’une mortelle qui tissait merveilleusement et elle s’était déguisée pour la rencontrer. Alors qu’Athéna s’émerveillait devant son travail, Arachné se prétendit la meilleure tisseuse du monde et même supérieure à Athéna. Bien entendu, la déesse entra dans une colère épouvantable et proposa un concours pour savoir qu’elle serait vraiment des deux la meilleure tisseuse. Quand les ouvrages furent terminés, Athéna n’acceptant pas d’être battue dans un art qu’elle maîtrisait parfaitement, mais aussi parce qu’elle était une déesse, s’empara de l’ouvrage d’Arachné et le détruisit. Ne pouvant se révolter, Arachné alla se pendre. C’est alors qu’Athéna, peut-être sous l’effet du remords, décida d’accorder une nouvelle vie à sa rivale et la transforma en araignée pour qu’elle puisse tisser tout au long de sa vie. La sanction n’est peut-être pas comparable, mais elle provient, elle aussi, d’une vantardise, d’un propos que nul mortel ne doit tenir. Là aussi, Arachné se disait aussi bonne et même meilleure qu’Athéna ! Impensable, inacceptable. Aucun mortel ne peut se comparer à une divinité. Si Pénélope tisse inlassablement son ouvrage et reste sous la protection d’Athéna c’est peut-être bien parce qu’elle ne revendique aucune excellence en la matière et ne fait que retarder le moment de se
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soumettre aux prétendants, à moins qu’elle n’espère qu’Ulysse revienne avant qu’il ne soit trop tard. Un troisième exemple nous est donné par ce monarque que nous pourrions qualifier de fou assez facilement et qui se nomme Salmonée. Pour ressembler à Zeus et l’égaler, il se promenait sur un char en lançant des torches enflammées qui remplaçaient les éclairs et, pour remplacer le tonnerre, il avait posé sur son char et les routes sur lesquelles il circulait des plaques de bronze pour en imiter le bruit. Son peuple subissait ses extravagances et il finit par déplaire à Zeus qui le foudroya. Ce n’est plus un propos qui est tenu ici, mais la mise en action de la démesure. Se prendre pour un dieu, en copier les comportements, en imiter les actions, s’attribuer ses qualités… tout cela n’est pas permis et nous pouvons dire que les deux mondes sont nettement séparés. Ils le sont, nous l’avons vu, depuis le sacrifice de Prométhée rapporté par Hésiode. Il représente le début de la prise en compte de la différence. Zeus a voulu qu’il n’y ait plus confusion entre les dieux et les hommes, tout le reste découle de cette volonté. Si les hommes peuvent éprouver le désir de se rapprocher des dieux, ils ne peuvent qu’obtenir une immortalité apparente, une immortalité de mémoire, si l’on peut dire, et la mort reste tout de même un obstacle incontournable. Les mortels sont avertis de leurs limites par les aèdes qui leur racontent des légendes édifiantes, mais les candidats à la recherche d’une attention divine ne devaient pas être nombreux à cette époque et leur travail quotidien ne leur en laissait pas la possibilité. Notons simplement, de façon générale, que l’excellence ne peut être attribuée à de simples mortels ce qui donne plus d’importance aux efforts qu’ils doivent faire pour être remarqués par les divinités. Il semblerait que la démesure que l’on doit associer à la différence soit aussi en rapport avec la transition mystique, le passage de la matière à l’esprit. Il est en effet beaucoup plus facile, avec la pensée, de se prendre pour un dieu et d’oublier son statut de mortel. Les aèdes ont probablement compris qu’il 151
y avait là un danger d’assimilation trop rapide qui pouvait être préjudiciable à l’espèce humaine. Ce qu’ils n’avaient pas prévu c’est que les concours athlétiques s’émanciperaient au point de perdre leur ancrage religieux, disons idéologique, de ne plus dépendre de l’idée qui les dominait à leur origine. Il a certainement fallu du temps pour que les jeux échappent à l’ordre divin. Si nos deux poètes, Homère et Hésiode, dominent l’usage des mots et des idées, il ne devait pas en aller de même des mortels ordinaires, des paysans et des gardiennes du foyer. Les échanges incessants que nous effectuons entre l’acte et la pensée, n’étaient peut-être pas aussi nombreux il y a trois mille ans ! Peut-on dire que l’excellence existait avant que les hommes ne soient distincts des dieux ? La confusion qui régnait sous le règne de Cronos ne permettait pas de l’établir et nous conviendrons que c’est la séparation, voulue par Zeus, qui l’a fait apparaître, du moins qui lui donne toute son importance. Parce que les hommes ne sont plus des dieux, ils découvrent une différence et c’est elle qui met en lumière l’excellence qu’ils n’ont pas. Les aèdes sont avec les prêtres ceux qui pouvaient lui donner sa nature. Or, justement, ils ont dû comprendre très vite que cette nature ne devait pas être atteinte sous peine de disparaître, de revenir à la confusion qui existait sous Cronos. Ce sont eux qui ont alors inventé la démesure pour combattre tous ceux qui voudraient revenir à la confusion. Les légendes qui mettent en lumière l’hybris ou la démesure sont nombreuses et montrent que les Grecs étaient soucieux de la juste mesure. Mais cette mesure était associée au destin, autrement dit aux Moires et si ces dernières faisaient partie des divinités primordiales, appartenaient à la première génération de dieux, Zeus en avait fait naître de nouvelles avec Thémis pour mieux les contrôler. Quoi qu’il en soit, le destin donnant à chacun sa part de bon et de mauvais, il était démesuré de vouloir le contredire d’une façon ou d’une autre. Vouloir plus que sa part de bonheur était un crime puni par Némésis chargée de surveiller la bonne répartition. C’est bien en même temps que se développe l’ordre imposé par Zeus que la démesure 152
prend de l’importance et précède la loi morale qui condamnera tout les excès. Revenons sur le destin d’Achille : une vie courte et glorieuse ou une vie longue et sans gloire. Il semble qu’il ait choisi. Mais la légende nous montre Achille dépassant parfois son destin. Était-il nécessaire d’outrager Hector pour obtenir sa part de gloire ? D’ailleurs Apollon s’insurge et veut que cela cesse. Les dieux surveillent le corps d’Hector et Zeus envoie Hermès conduire Priam jusqu’à la baraque d’Achille. Mais Homère ne peut que juger de l’hybris à partir des décisions de Zeus. Encore une fois, nous voyons que la démesure est liée à l’analyse que peut en faire le tyran divin. Elle n’était peut-être pas de même nature avant son règne ou peut-être même n’étaitelle pas nécessaire. Mais Zeus dépend des aèdes qui en ont fait le portrait et toutes ses qualités, ou ses défauts avec notre façon d’évaluer ses comportements. Zeus tient la balance d’or qui pèse tout et rien ne lui échappe. Les aèdes pouvaient penser qu’ils avaient tout prévu pour assurer l’avenir des hommes, mais ils l’avaient fait avec leur intelligence et n’avaient pas assez tenu compte des forces de la matière que leur croyance en Zeus leur avait fait oublier. Il reste qu’il ne faut jamais tenter d’égaler un dieu ou une déesse pour la simple raison que leur existence repose sur un absolu qui ne peut pas être atteint. Se prendre pour un dieu, c’est détruire cet absolu, c’est mettre à mort un immortel en lui donnant une forme réellement observable, c’est faire de l’homme une divinité potentielle et c’est cette distance entre le réel et l’imaginaire qui n’a pas été prise en compte avec toute l’attention qu’elle méritait. La performance athlétique en dehors de la victoire elle-même, les rivalités que cela pouvait entraîner, les reconnaissances des cités qui n’étaient grecques que superficiellement et bien d’autres choses n’ont pu que faciliter l’éclosion d’une dimension plus politique que religieuse avant que le commerce ne s’impose à son tour.
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Si les dieux nous sont connus à travers des personnifications, des actions, des réactions aussi, des propos, qui sont tenus par les aèdes en réalité, ils le sont parce que ce sont les hommes qui peuvent les apercevoir en eux-mêmes. Ils sont cet idéal que l’homme découvre en lui et auquel les aèdes ont donné des noms, des visages parfois, des attitudes, des idées, pour mieux les reconnaître. Quel que soit l’idéal que l’homme prétend égaler, peut-être même obtenir ou dépasser, il se trouve rapidement devant la démesure. Le mot lui-même ne peut que confirmer cette idée : l’idéal ne peut être mesuré d’aucune façon. Toute mesure ou matérialisation le condamne à disparaître, le rend mortel. Lorsque les aèdes envisagent des sanctions, c’est bien pour prévenir leurs auditeurs qu’il est dangereux de se prendre pour un dieu. Or, cet idéal va peu à peu se limiter à des performances et à leurs comparaisons. Tant que les combats resteront les épreuves incontrôlables, ils garderont à la victoire une dimension quasi divine et symboliseront encore une possible intervention divine. Le regard que nous portons sur les concours de cette époque ne doit pas être induit par celui que nous portons sur les épreuves actuelles, sur le fait par exemple de battre des records ! Les courses de chars ne seront qu’ajoutées aux jeux athlétiques que pour permettre à une catégorie de mortels de briller, mas aussi d’apporter, loin des louanges, des trésors dont les clergés ont besoin. La course de chars chez Homère est déjà une course entre monarques, cela ne fera que se confirmer. Les autres épreuves n’auront jamais valeur de spectacle comme les épreuves qui associent l’homme et le cheval. Pour Hérodote, la pratique athlétique représente une marque d’excellence spécifique aux Grecs. Valérie Visa-Ondaçuhu, dans sa thèse nous dit : « Chez Hérodote, l’athlétisme s’affiche donc comme une marque de distinction des Grecs ; être athlète, qui plus est vainqueur, peut même garantir auprès des peuples étrangers une renommée qui, chez des ennemis comme les Perses, devient signe de méfiance et d’inquiétude, chez d’autres, occasion d’admiration et de respect. » (p.316) Un peu plus loin elle ajoute :
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« Les succès sportifs restent ainsi des critères de jugement des qualités d’un homme et un moyen de les exprimer. » (p.321) Mais nous sommes déjà dans l’ambiance des jeux qui ne sont plus ceux d’Homère. En allant plus loin, nous pouvons penser que l’évolution de la justice met en scène l’effort de laisser les idéaux à bonne distance. Lorsqu’Hésiode s’en prend aux petits aristocrates qui veulent rendre une justice qui n’est que la leur, ils ne peuvent pas se comparer à Zeus qui détient l’idéal de la justice. La démesure est toujours en relation avec ce besoin qu’ont les hommes d’être supérieurs. En cherchant à devenir supérieurs, les hommes marchent vers la démesure ! Les aèdes avaient clairement perçu le danger et comprenaient peut-être que seule une justice divine pouvait s’opposer à toutes les justices mortelles. À leurs yeux, les dieux étaient seuls capables de sanctionner la démesure. Leur autorité, loin de toute évaluation, de toute comparaison, de toute opposition servait à maintenir les hommes dans la recherche de l’idéal et Hésiode le montre bien dans Les travaux et les jours lorsqu’il s’interroge sur la montée au ciel des derniers dieux. L’orgueil des hommes ne date pas d’aujourd’hui et les aèdes avaient certainement compris le danger qu’il représentait à partir du moment où les mortels seraient en mesure de penser autrement que pour survivre. La sanction n’est pas toujours due à des propos tenus, comme ce fut le cas pour Agamemnon. Lorsque Tantale décide de vérifier l’omniscience des dieux en leur faisant manger son fils coupé en morceaux, il ne cherche pas à les égaler, il ne dit rien, il les invite à un banquet assez particulier, il faut bien le reconnaître. Or Tantale est fils de Zeus, ne l’oublions pas et c’est peut-être là qu’il faut trouver une instruction de la part des aèdes. Il est vrai qu’il est aussi le fils de la nymphe Plouto et qu’il est donc mortel. L’attitude de Tantale peut sembler incompréhensible. Comment peut-il douter de l’omniscience des dieux, lui un fils de divinité ? Ne faut-il pas voir l’origine de son doute dans le fait qu’il soit 155
également mortel ? Ne serait-il pas avant tout un mortel qui doute de l’idéal divin ? Pour Pindare sa faute commencerait avec le vol du nectar et de l’ambroisie au profit des mortels et là nous retrouvons l’accusation proférée contre Pélops. Mais il semble que le sacrifice de son enfant soit aussi une réalité remise en question par les aèdes. Nous la retrouvons avec Agamemnon qui sacrifie sa fille. Il semblerait que ce type de sacrifice ait existé, mais ne peut-on pas envisager une explication plus symbolique ? Lorsque Zeus se bat avec son fils Héphaïstos et le jette de l’Olympe, ne sommes-nous pas devant une sorte de sacrifice de même nature ? Zeus ne rejette-t-il pas une partie de luimême qu’il ne veut plus assumer, le feu de la terre qui pourrait remettre en question la puissance des idées ? Héphaïstos serait cette partie de lui qui fait obstacle à la domination de l’esprit ? Ne peut-on pas dire que Tantale doute de la puissance de son père parce qu’il se sait mortel et qu’il l’affronte, en même temps que tous les dieux, pour connaître la vérité que les dieux conservent jalousement ? Devant une telle vérité, il ne pouvait mettre en jeu qu’une mise de la plus haute importance, autrement dit son fils ! En restant sur le versant de l’horreur, nous ne pouvons que juger comme Zeus et enfermer son fils dans le Tartare. Mais nous oublions qu’il est mortel ! Nous faisons de son supplice un supplice éternel parce qu’il est en nous comme il était dans le cœur des aèdes. Ici, Tantale ne veut pas tuer son père, il veut seulement savoir s’il peut lui mentir, le tromper, s’il est capable de deviner ce qu’il mange. Il n’est pas dit qu’il veut prendre sa place, qu’il veut être aussi divin que lui, il veut savoir si le divin est une valeur qu’il faut respecter parce qu’elle est omnisciente. Disons que c’est le doute qui est sanctionné, plus que la volonté de mettre un terme à ce type de sacrifice. Au moment où les aèdes punissent Tantale, ils sont plutôt attentifs au besoin d’affirmer la toute-puissance des dieux et de Zeus en particulier. La question n’est pas de justifier ou d’interdire les sacrifices humains, auquel cas il faudrait se pencher aussi sur les Troyens sacrifiés lors des funérailles de Patrocle qui ne sont qu’un rappel qu’Homère ne semble pas critiquer. N’oublions 156
pas que pour honorer l’esprit il faut bien sacrifier la matière ! Zeus n’a-t-il pas imaginé Pandore pour qu’elle encourage l’homme à faire des enfants et qu’il oublie, en même temps, de s’interroger sur la nature du Ciel et sa possibilité d’y monter ? Pandore trompe l’homme et donne à l’enfant une valeur particulière. Si Héraclès avant de commencer son voyage initiatique tue ses propres enfants, c’est bien parce que, symboliquement, les enfants sont l’obstacle à toute recherche d’immortalité. L’enfant est une fausse immortalité. Il faut la tuer symboliquement pour commencer à entrevoir le monde divin. Lorsque nous évoquons le doute de Tantale, il faudrait aussi évoquer celui d’Orphée qui se retourne en sortant de l’Enfer pour voir si sa femme est toujours derrière lui. En fait elle n’y a probablement jamais été, et ce retournement du poète souligne surtout la distance qu’il garde vis-à-vis des dieux. Le supplice de Tantale consiste à ne jamais obtenir ce qu’il désire ! Tantale est plongé dans un fleuve et sous des arbres chargés de fruits. Lorsqu’il veut boire, le fleuve s’assèche et lorsqu’il veut manger, le vent soulève les branches d’arbre et son bras ne peut atteindre les fruits. Traduisons : vouloir connaître l’omniscience divine est impossible. Tout effort pour s’élever jusqu’au divin est voué à l’échec. Si l’on peut s’en approcher, on ne peut jamais l’atteindre. Nous rejoignons alors les sanctions précédentes et pouvons dire que Tantale, mais sans le vouloir aussi clairement, fit preuve de démesure. À sa façon, la démesure ressemble aux portes de bronze qui séparent l’Enfer du Tartare ! L’excellence se trouve derrière des portes et les dieux en ont les clefs. Nous pouvons déjà nous interroger sur le sens de la perfectibilité, le sens que les athlètes antiques pouvaient mettre derrière la victoire et la gloire qui l’accompagnait. Permettre au vainqueur d’une simple course à pied de régner, n’est-ce pas symbolique ? Certes, sur le plan mythique il règne sur un royaume mythique, mais plus concrètement l’homme n’est-il pas en soi un royaume, peut-être même un ensemble d’États ? Le plus important n’est pas d’arriver le premier, mais de prendre le pouvoir pour faire régner l’ordre et la bonne justice. 157
Une telle légende fut-elle imaginée au commencement de l’institution des activités athlétiques ? Si les premiers jeux sont en relation avec la guerre et avec les différentes formes de combat, que vient faire ici une course ? Nous sommes en droit de nous demander si la légende qui la propose ne serait pas une légende tardive. Dans l’épreuve, l’homme apprend à dominer tout ce qui pourrait l’empêcher d’être le meilleur et tout au long de la vie d’Héraclès, il s’agit bien pour lui de lutter contre tout ce qui l’éloigne de l’Olympe. Le but n’est pas la ligne d’arrivée du stade, mais la porte de l’Olympe. Ses concurrents ne sont pas ses adversaires, en particulier le fils du Soleil : Augias. Ils sont les divers éléments de sa propre nature mortelle, celle dont il a hérité en naissant d’une mère mortelle. Héraclès n’est rien sans son père, un géant bardé de muscles et instruit pour se battre. Toute sa vie, le monstrueux domine chez lui et Eurysthée, sous les ordres d’Héra, n’arrivera pas à le transformer en dieu. Or le monstrueux n’est pas que de la force pure, il se traduit aussi par de l’attirance pour la femme. Toute sa vie Héraclès ne peut échapper au désir qui le tenaille et qu’il n’a pas su brûler luimême lorsqu’il renaissait de la tête de l’Hydre de Lerne sous la forme d’un serpent. Le sens de la légende est facile à comprendre. On peut couper la tête d’un monstre, elle renaît aussitôt si on ne la brûle pas. Héraclès n’a pas brûlé l’amour et il renaît à tout instant que ce soit avec Mégara, avec Omphale, avec Penthésilée la reine des Amazones, avec Déjanire et avec Io qui engendrera le doute dans l’esprit de son épouse et le conduira à souhaiter la mort. Zeus savait bien que l’obstacle le plus important sur le chemin du Ciel reste le désir. Il faudrait dépasser le désir de la femme, à la croupe aguicheuse dit Hésiode, pour comprendre qu’il est, en lui-même, l’obstacle à tout changement. Mais nous entrerions alors dans une réflexion métaphysique qui nous éloignerait des légendes. Bien qu’imaginée par des poètes, une telle attitude est d’abord celle d’un homme qui comprend que le divin et le désir de l’amour s’opposent. Ce que nous oublions de considérer ici c’est que la femme devient alors une force qui met en danger l’élévation spirituelle de l’homme et qu’elle révèle sa fragilité.
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Le cas d’Héraclès est hautement symbolique, il ne peut vaincre cet obstacle et son père doit intervenir. En voulant devenir des hommes supérieurs, atteindre la gloire à la guerre comme sur un stade, les mortels d’autrefois, recherchaient l’immortalité comme les aèdes le leur enseignaient ou comme les prêtres le leur apprenaient aussi, enfin certains hommes ! Dans les deux cas, l’objectif était le même. Les hommes devaient se dépasser, et surtout ne pas douter de l’excellence divine. Ils ne pouvaient pas en avoir une représentation précise pour la simple raison qu’elle appartenait aux dieux et qu’ils n’avaient pas le droit de se l’approprier, plus encore d’en découvrir la nature. Comment le pouvoir des prêtres n’aurait-il pas été remis en question s’ils avaient compris quel était cet idéal ? Il est possible de dire qu’à cette époque ils étaient probablement les seuls à posséder une vision du sens de la vie. Ils l’imposaient aux hommes dans le cadre de leurs missions, dans les temples ou les sanctuaires, les lieux oraculaires, ou les lieux à Mystères. Les aèdes apportaient leur soutien à cette vision et s’efforçaient de la vulgariser. Le rapport de force que l’on perçoit entre les dieux et les hommes, associé à la volonté chez Zeus de séparer les mortels des immortels, montre bien qu’il existait un réel besoin de distinction. Sans cette distance entre les dieux et les hommes, il n’était pas possible d’imaginer un progrès quelconque. Les prêtres ayant l’ascendant sur l’ensemble des mortels, ils étaient, avec les aèdes, responsables d’une prise de conscience induisant l’excellence et la démesure. Lorsque Pélops, après la mort d’Oenomaos, veut consacrer des jeux à Zeus, il cherche surtout à effacer son crime en demandant à Zeus de le pardonner, de le purifier, ce qui est loin d’être aussi difficile que pour Ixion semble-t-il. N’aurait-il pas dû commencer par offrir un sacrifice à Poséidon qui, en lui donnant des chevaux ailés, lui permettait de vaincre sans avoir à faire intervenir Myrtillos ? La légende ne nous apprend-elle pas autre chose en opposant les deux divinités, deux enfants de Cronos ? Poséidon fait partie de l’ancien monde, de l’ordre ancien, celui de Gaia. Ordinairement, il est à l’origine de tout ce 159
qui est monstrueux, mais s’il a aimé Méduse, il a donné naissance à Pégase ! Les chevaux ailés connaissent le chemin du Ciel, mais dans l’ordre ancien. Pélops serait un enfant du passé et aspirerait à un monde nouveau ! Il a connu le Ciel en devenant l’échanson de Poséidon, Zeus l’a renvoyé, il ne fait donc que demander son indulgence, la possibilité de revenir dans son royaume, redevenir son émule. Il a gagné la seule course qu’il voulait faire, il a conquis l’amour d’Hippodamie, il n’a pas cherché à se mesurer à d’autres champions que son père qui était fils d’Arès, un dieu en rapport avec un passé révolu. Ce qu’il voulait résultait du désir de prendre femme et d’avoir des enfants, un peu comme Héraclès. Se prenait-il déjà pour un mortel supérieur ? Cela semble difficile, car il n’hésite pas à soudoyer l’écuyer de son adversaire pour être sûr de la victoire. Agit-il en bon stratège en voulant consacrer des jeux à Zeus ? Nous pourrions le penser. Imagine-t-il que Zeus lui a accordé la victoire ? Là encore, nous pourrions le croire. Le fait est qu’il n’est pas personnellement poursuivi pour son crime et que se sont ses héritiers qui connaîtront la lourdeur de la malédiction du fils d’Hermès. Pour ce qui est de Pélops nous ne trouvons pas chez lui de sanction qui puisse nous aider à mieux connaître l’excellence et la démesure. Peut-être qu’elles n’existaient pas dans l’ordre ancien ? Le crime était puni et les Érinyes poursuivaient le criminel jusqu’à ce qu’il ait payé sa dette. Or Apollon commet un crime pour satisfaire Zeus ! Zeus ne veut peut-être pas que des fils d’Arès continuent à propager une guerre inutile, une guerre par plaisir. Il suffit que son fils et Athéna se chargent de le rappeler à l’ordre. Par contre si nous restons attentifs aux chevaux ailés de Poséidon, nous pouvons parler de Pégase qui devint le portefoudre de Zeus et qui fut monté orgueilleusement par Bellérophon qui se croyait en capacité d’accéder au Ciel. Il tomba de cheval et fut précipité de sorte qu’il ne connut jamais l’immortalité qu’un moment il pouvait espérer. Après de multiples exploits, devenu orgueilleux à la fin de sa vie, il pensait qu’il était digne du séjour divin, que les dieux allaient le 160
recevoir et il s’était élancé vers le ciel en chevauchant Pégase. Zeus envoya alors un taon piquer Pégase et fit tomber Bellérophon dans un buisson rempli d’épines. Il devint aveugle et erra le restant de sa vie sur terre sans jamais connaître l’Olympe. Une fois encore la démesure avait anéanti tout ce qui précédait d’excellent dans sa vie de demi-dieu. Une fois de plus un fils de Poséidon voyait les portes du Ciel se fermer devant lui ! En restant avec Bellérophon, ne peut-on pas dire qu’il cherchait le Ciel avec un regard d’Ulysse, qu’il n’avait pas compris que l’excellence divine était en lui et qu’il ne fallait pas la chercher comme un objet observable ? Il est évident que la chute de Bellérophon est symbolique et que son aveuglement doit être pris en compte. Si Tirésias et devenu en même temps aveugle et devin c’est parce qu’il avait perçu une vérité divine. Ce n’est pas le cas de Bellérophon. Il ne finit pas sa vie comme Œdipe, lui aussi aveugle, mais, conduit par les Érinyes, il se dirige seul vers la mort à la fin de son exil. Tous les efforts pour devenir supérieur peuvent griser celui qui les accomplit et l’entraîner dans la démesure. Le plus difficile, dans cette montée vers le Ciel, dans l’accession à l’immortalité est certainement la fin du voyage. Héraclès aussi avait vaincu de nombreux monstres, réussi de nombreux exploits et, à la fin de sa vie, alors qu’il s’était marié avec Déjanire, il avait voulu prendre lui-même le cadeau qu’il avait gagné et qu’on lui avait refusé. C’était Iolé qui était le prix d’un concours d’arc qu’il avait gagné. Était-elle devenue réellement sa concubine ? Son épouse le pensa et utilisa le philtre, donné par Nessos, qui précipita le héros vers le bûcher. Cette démesure était la dernière du héros et devait lui apporter les pires souffrances qu’il aurait pu éviter s’il n’avait pas voulu sanctionner lui-même un coupable. Mortel à qui rien ne résiste, il se croyait tout permis et ne comprenait pas que la destruction de la matière était nécessaire avant de monter chez les dieux. Le bûcher, ou mieux le feu de la Terre achèvera ce qu’il n’a pas réussi à faire, même avec l’aide d’Héra. Il est la sanction décidée par Zeus et par Héra, mais on ne parle jamais de la démesure du héros !
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Mais alors que penser du Minotaure ? Ne serait-il pas une sanction imposée à la femme du fils de Zeus par son frère Poséidon ? On sait que chez Homère les deux frères se demandent sans cesse qui est le plus fort et qu’ils ne sont jamais d’accord ! Nous avons bien dans l’Iliade et l’Odyssée la traduction de ces deux ordres qui s’opposent : celui des Grandes Mères et celui de Zeus. Lorsque Minos avait voulu prendre le pouvoir et l’imposer à ses frères, il leur avait dit qu’il était le préféré des dieux et qu’il suffisait de demander à Poséidon de le certifier. Pour donner raison à Minos, Poséidon avait envoyé un merveilleux taureau que Minos aurait dû sacrifier une fois devenu roi. Or il l’avait gardé. Il était donc fautif. Or, c’est sur son épouse que porte la sanction. Poséidon la rend amoureuse du taureau, elle s’accouple avec lui et lui donne un enfant le Minotaure. Peut-on dire qu’il s’agit d’une sanction ? À cette époque, les Grandes Mères sont encore associées au taureau et la légende ne fait que reprendre une réalité du monde ancien. Minos a certainement fait preuve de démesure, mais par rapport au passé. C’est ce passé que personnifie le Minotaure et que Minos va s’efforcer de cacher en demandant à Dédale de construire un labyrinthe. C’est ce passé chtonien qui hante l’homme et qu’il ne peut abolir entièrement. Parce qu’il est devenu un homme supérieur, Thésée pourra tuer le monstre, mais comme il est aidé par Ariane, il ne bénéficiera pas de son exploit d’autant plus qu’il l’abandonne au lieu de l’épouser. Là encore Ariane est un symbole, elle représente la lumière et Thésée, tout à ses exploits, ne peut saisir l’occasion de se dépasser spirituellement. Avec la légende de Minos et de Pasiphaé, nous pouvons penser que c’est bien la femme qui supporte la faute et subit l’ordre ancien. Seul le fils de Zeus pouvait accéder à l’ordre nouveau. Nous pouvons aussi simplifier le sens de la légende en acceptant qu’il s’agisse d’une vengeance d’Aphrodite envers Hélios, puisque Pasiphaé est sa fille. Hélios, en informant Héphaïstos qu’Aphrodite le trompait avec Arès, avait déclenché la colère de son mari et l’affront qu’il leur avait fait subir devant les dieux assemblés. Dans les deux cas, la sanction n’est pas subie par Minos qui, par contre, sera sanctionné pour ses 162
nombreuses maîtresses. Nous pouvons donc envisager un rapport de force entre Poséidon et Zeus, entre deux ordres différents et la faute de Pasiphaé comme sanctionnée par l’ordre nouveau plus que par l’ancien. Si l’on tient compte des légendes de Thésée, nous pouvons dire que le héros, en abandonnant Ariane, qui devient l’épouse de Dionysos, perd aussi toutes ses chances d’accéder à l’immortalité telle que Zeus la conçoit. Sa mort laisse d’ailleurs entendre qu’il disparaîtra dans la terre tout comme Œdipe. Soulignons que Thésée, comme son ami Pirithoos ne feront pas preuve d’excellence et feront montre au contraire de démesure en voulant enlever deux filles de Zeus : Hélène pour Thésée, Perséphone pour Pirithoos. Voulaient-ils se rapprocher de Zeus en épousant ses filles ? Le rapt n’était pas la meilleure façon d’y arriver. Peut-être manifestaient-ils les derniers sursauts de l’ordre ancien contre le nouveau, mais ce fut un échec. En descendant en Enfer, ils devinrent les prisonniers d’Hadès et seul Thésée put ressortir lorsqu’Héraclès vint chercher Cerbères. On ne vole pas l’excellence ! Le personnage de Thésée nous montre la différence qu’il faut établir entre la supériorité et l’excellence. En imitant son modèle Héraclès, il devient un homme supérieur, mais il ne peut pas dépasser ce stade mortel et nous le comprenons lorsqu’il abandonne Ariane. Il n’épouse pas la lumière qui s’offre à lui, celle qui lui permet de ressortir du labyrinthe. Il reste un homme de la nuit et ne peut devenir un homme de lumière. D’ailleurs, il ne sort de l’Enfer qu’avec le concours d’Héraclès ce qui montre que la descente en Enfer, épreuve initiatique, se solde par un échec. Lorsque l’on s’interroge sur la démesure et l’impossibilité qui l’accompagne d’atteindre l’immortalité ou l’Olympe, le cas d’Icare peut venir aussi en mémoire. Sommesnous dans une situation semblable aux précédentes ? Icare et son père Dédale, étaient prisonniers du labyrinthe dont Thésée était sorti grâce à Ariane. Pour s’échapper de cette prison, Dédale avait imaginé des ailes et pour les utiliser les avait fixées avec de la cire. Dédale avait prévenu son fils pour qu’il ne s’approche pas trop du Soleil en 163
s’élevant : la cire pouvait fondre. C’est ce qui devait arriver, soit que le fils de Dédale fut grisé par son vol, soit qu’il fut spontanément attiré par le Soleil et ce fut la chute. La dimension symbolique nous permet d’interpréter la chute. Cette fois encore, il s’agit d’une élévation, d’un vol même, et d’un amour incontrôlé qui conduit à la mort de celui qui semble ne pas avoir la sagesse indispensable à ce genre de voyage. Dédale est un inventeur qui connaît les limites de son art. Il ne revendique pas l’immortalité. Son fils non plus. Il est innocent et se laisse dominer par la chaleur du Soleil. Mais la chute signifie-t-elle la mort tout simplement ou le retour à la terre, ou à la mer qui représentent l’origine de la vie ? Nous pouvons penser qu’Icare ne fait pas preuve de témérité, qu’il s’abandonne et connaît comme Thésée ou Œdipe une fin de vie en devenant la mer Icarienne. Il ne devient pas une fleur comme Narcisse, il devient une mer en trouvant le dieu qui l’accueille. La mort d’Icare n’est pas une sanction et il ne fait preuve de démesure à aucun moment, sauf peut-être en ne suivant pas les conseils de son père, mais ce dernier n’avait pas perçu le vrai danger que représentait le Soleil. Le conseil de Dédale à son fils n’était-il pas contraire à l’amour qu’un mortel peut avoir pour un dieu ? Icare ne s’était rapproché du Soleil que de façon artificielle, ou par l’intermédiaire d’une ruse et cela ne permettait pas de monter jusqu’au ciel ! Une autre légende pourrait nous donner l’impression que le héros fait preuve de démesure dans ses propos, mais ce n’est qu’une première impression, et Apollodore ne nous aide pas à dépasser la simple description des faits légendaires. Elle traite de Persée qu’Apollodore qualifie de fanfaron et cela pourrait être le cas s’il n’y avait pas la suite de l’aventure. N’oublions pas que Persée est un fils de Zeus, alors que Danaé est sa mère. Le père de Danaé, ne voulant pas que sa fille puisse avoir un enfant l’aurait enfermée dans une chambre de bronze, elle et sa nourrice pour qu’aucun prétendant ne la courtise. C’est en se transformant en poussière d’or que Zeus avait pénétré dans cette chambre et donné naissance à Persée. Déjà, nous voyons l’opposition symbolique entre le bronze et l’or, entre Zeus et ce qui symbolise les temps anciens, ceux des 164
premiers dieux qu’il ne cesse de combattre. Déjà nous pouvons penser que Persée est conçu pour servir Zeus. Danaé et son fils sont placés dans un coffre et confiés à la mer, comme cela se faisait assez souvent et nous pouvons dire que la mer refuse d’engloutir la mère et l’enfant. Récupéré par un pêcheur, qui n’était autre que le frère du roi, Persée grandit et devient jeune homme. Polydectes, le roi de Sériphos voulant organiser un banquet qui regroupait la jeunesse de son île, Persée lui aurait demandé ce qu’il voulait qu’on lui apporte comme cadeau et il aurait répondu des chevaux. Alors Persée lui aurait dit qu’il lui apporterait la tête de la Gorgone. Le jour du banquet, les autres jeunes hommes avaient apporté un cheval et Persée n’avait rien apporté. Polydectes lui demanda alors d’aller chercher la tête de la Gorgone, autrement dit de Méduse. Il ne faut pas négliger que Polydectes, qui avait aperçu Danaé, était tombé amoureux de la mère de Persée ce qui pourrait justifier qu’il puisse exiger une telle expédition à son fils, espérant probablement qu’il ne revienne pas et n’intervienne pas pour contrarier son désir Il est peu probable que Persée ait pu proposer un tel cadeau sans savoir qui était Méduse. La légende semble accentuer le besoin de Polydectes d’éloigner ou de perdre Persée pour pouvoir courtiser sa mère. Mais c’est isoler cet instant de l’ensemble de la légende et négliger que Persée est le fils de Zeus. D’ailleurs, lorsque Persée doit accomplir sa mission il est aidé par Hermès et Athéna ce qui montre que Persée n’a pas lancé sa proposition à la légère. N’oublions pas que les légendes sont imaginées pour montrer à ceux qui les écoutent ce qu’il en coûte de ne pas respecter les dieux, tout particulièrement Zeus. Dans la légende de Persée, il faut considérer le cheval comme un symbole essentiellement chtonien. Les chevaux que peuvent apporter les autres jeunes gens sont chtoniens. Or c’est en coupant la tête de Méduse qu’il libère un autre cheval, de type ouranien, un cheval ailé, enfant de Poséidon certes, mais Poséidon est aussi un dieu de seconde génération. Pégase est le type de monture qui peut permettre à l’homme de monter vers l’Olympe et dès sa libération, c’est vers le Ciel que Pégase s’élance. Alors que le taureau symbolise la puissance de la matière, le cheval symbolise le véhicule qui 165
permet de passer de la Terre au Ciel. Il est en quelque sorte le symbole de la matière au service de l’esprit dans cette légende et nous pouvons penser que Zeus se sert de Persée pour imposer sa loi. C’est lui qui protège Danaé, et qui permet à Persée de triompher. Mais c’est certainement lui qui a fait demander à son fils ce genre de mission. Nous ne pouvons pas taxer Persée de démesure, car il est d’abord un héros qui agit selon les ordres de Zeus. Nous pouvons penser que Persée est un modèle d’excellence tel que les aèdes l’imaginent en cherchant à imposer la royauté spirituelle de Zeus. Ils font de lui un surhomme idéal, autrement dit un individu qui ne cherche pas à l’être, mais le devient naturellement en agissant conformément à la demande de celui qui décide tout au plus profond de luimême. En faisant de Zeus l’équivalent d’un homme supérieur qui fait des enfants à de belles mortelles encore plus qu’à des déesses, nous oublions que Zeus n’existe pas, qu’il est immatériel, qu’il représente une force intérieure capable d’engendrer le meilleur et le pire. Parce que Zeus est le père de Persée, il est cette force qui conduit Persée tout au long de sa vie. De la même façon que l’on sait peu de choses sur la mort de Thésée, fils de Poséidon, on sait peu de choses sur celle de Persée, fils de Zeus. Persée est certainement le héros qui représente le mieux l’élévation telle que les aèdes pouvaient la décrire. Le plus important, pour leur enseignement, était certainement la libération d’Andromède, le combat de Persée contre le dragon envoyé par Poséidon. Ne pourrions-nous pas imaginer que Poséidon et Zeus étaient alors associés pour montrer aux mortels ce qu’ils devaient faire pour plaire aux dieux ? Poséidon n’aurait-il pas envoyé un monstre marin pour permettre à Persée de le vaincre et pour montrer que la justice divine pouvait tout dominer ? La démesure semble n’avoir de valeur qu’entre les hommes et les dieux. Pourtant comment peut-on interpréter certaines situations, certaines attitudes qui ne sont pas de cette nature ? 166
Lorsqu’Ulysse revient à Ithaque, protégé par Athéna qui l’accompagne jusque dans sa vengeance, le comportement des prétendants qui l’insultent, lui font des affronts, cherchent à le chasser comme un chien, n’est-il pas à la limite au moins de la démesure ? Ulysse fait tout pour les y pousser, mais ne le fait-il pas sous l’œil d’Athéna et indirectement de Zeus ? Les prétendants, en agissant comme ils le font, n’offensent-ils pas l’ordre que Zeus veut imposer, n’agissent-ils pas contre celui qui défend Ulysse ? La vengeance d’Ulysse n’est-elle pas finalement celle de Zeus lui-même ? Je crois que nous pouvons dire que les prétendants qui usurpent le domaine du roi font preuve de démesure parce qu’ils ne respectent pas la propriété du roi et se moquent de son fils qui ne peut faire régner la justice à la place de son père. Leur comportement dépasse celui qu’ils devraient avoir en tant que simples prétendants. Ils ne font pas la cour à Pénélope, ils pillent les biens du roi. La démesure des prétendants n’est autre que le rejet de toute considération à l’égard d’un émule de Zeus, d’un protégé du monarque. Dans le cas de Persée, Zeus a délégué Hermès et Athéna, dans le cas d’Ulysse il n’a envoyé qu’Athéna, mais dans les deux cas, c’est lui qui organise, qui juge, qui supervise ! Je ne sais pas si nous pouvons glisser de cet abus à un autre, peut-être moins spectaculaire, mais tout aussi inacceptable au point que, sans Athéna Achille, aurait certainement tiré son épée pour venger l’outrage. C’est lorsqu’Agamemnon, lui prend sa part de butin en échange de la sienne qu’il doit rendre au prêtre d’Apollon. Si nous tenons compte du fait que l’échange de captives s’inscrit dans une suite d’actes militaires, il est possible de laisser l’affaire au stade de querelle entre chefs d’armées. Mais, l’acte est étroitement lié à la peste envoyée par Apollon pour soutenir son prêtre qui veut retrouver sa fille, et nous sommes entre rois. Le partage du butin devait être l’équivalent d’un acte sacré et il ne pouvait pas être remis en question. Chacun avait sa part et Homère fait dire à Ulysse qu’il l’avait fait honorablement avec ses marins. Nous sommes à la limite de la démesure parce qu’Agamemnon ne 167
veut pas reconnaître la faute commise envers un prêtre d’Apollon et qu’il fait porter ses responsabilités de chef suprême sur Achille. Or Achille est le fils d’une déesse ! Autant dire qu’il aurait mieux valu qu’il trouve une autre compensation, mais la guerre de Troie aurait-elle eu le même visage et la gloire d’Achille aurait-elle été aussi grande ? N’y aurait-il pas ici deux façons de concevoir la démesure, l’une chez un mortel, même monarque, l’autre chez un demi-dieu ? Que penser des problèmes qui opposent des divinités et qui conduisent à des sanctions qui peuvent paraître disproportionnées ? Le cas le plus typique est certainement celui qui oppose Artémis et Aphrodite et conduit à la mort d’Hippolyte, le fils de Thésée. Hippolyte vouait une véritable adoration à Artémis et négligeait Aphrodite. Il délaissait l’amour tel qu’Aphrodite le représentait. Jalouse, Aphrodite fit en sorte que Phèdre, la seconde femme de Thésée, devienne amoureuse d’Hippolyte. Ce dernier l’ayant éconduite, elle fit en sorte que Thésée le punisse, ce qu’il fit faire d’ailleurs par Poséidon. Sa mort est ici la sanction correspondant à son manque d’adoration pour Aphrodite. Comme quoi, il valait mieux honorer l’ensemble des dieux en évitant d’accorder une préférence à l’un d’eux. Il est ici permis de dire que les dieux ne connaissent pas la démesure et qu’ils ont toujours une bonne raison de commettre des crimes pour nous injustifiables. Hippolyte n’est alors que le jouet dans les mains de deux déesses rivales ! Serait-il possible d’évoquer l’oubli d’Oenée, le père de Méléagre, et la vengeance d’Artémis qui envoya un sanglier monstrueux ravager son royaume avant de susciter la chasse de Calydon dont parle Homère dans l’Iliade ? Cette fois, Artémis aurait été simplement oubliée pendant des sacrifices effectués par le roi de Calydon. Mais, il est difficile de parler ici de démesure. Artémis avait bel et bien subi un affront. Que penser de l’attitude d’Apollon et d’Artémis vis-àvis des enfants de Niobé, la fille de Tantale ? Léto avait souffert neuf jours et neuf nuits pour mettre au monde Apollon et Artémis. De son côté, Niobé, qui était aussi orgueilleuse que 168
son père, se vantait de sa fécondité et se moquait de Léto qui n’avait mis au monde qu’un garçon et une fille alors qu’elle en avait enfanté six de chaque. Pour venger leur mère d’un tel affront, Apollon avait tué les six garçons avec ses flèches et Artémis les six filles. Un mortel agissant de la sorte aurait subi certainement la foudre de Zeus ou la réaction de Némésis L’aventure de Tityos n’est guère plus valorisante pour les dieux. Lorsque Zeus l’avait fait naître d’Élara, il avait placé la mère et l’enfant sous terre pour qu’Héra ne les persécute pas. Aussi appelait-on ce géant, le fils de la terre. Lorsqu’il sortit de sa cachette, Héra, qui continuait à regretter que Léto ait pu accoucher sans elle et sa fille Ilithye, grâce à Poséidon, se servit de ce géant pour se venger de Léto. Elle fit naître en lui un amour de plus en plus fort pour la mère d’Apollon et d’Artémis. Comme Léto se refusait à lui, il finit par lui faire violence. Soit Zeus l’aurait alors foudroyé avant de l’envoyer en Enfer soit Artémis et Apollon seraient intervenus avec leurs flèches. Là, Tityos devait subir un atroce supplice. Attaché au sol, deux vautours venaient lui dévorer le foie qui ne cessait de se reformer, comme dans le supplice de Prométhée. Nous pourrions rapporter aussi la mésaventure du pauvre Orion qui est due à la rivalité toujours exacerbée qui existait entre Artémis et Aphrodite ! Ce qui semble clair c’est que les mortels se doivent d’éviter de se laisser piéger par ce genre de mécontentement divin. Respecter tous les dieux est donc primordial, ne pas en oublier aussi au moment des sacrifices. Il y aurait donc danger à ne développer qu’une seule qualité divine dans l’homme ! Lorsqu’Homère écrit l’Iliade, il semble que cette dimension d’excellence soit centrée sur une supériorité spirituelle. Les héros ne combattent pas pour une justice divine, mais pour obtenir la gloire qui les rendra immortels dans la mémoire de leurs descendants. La formation des athlètes ne semble pas être posée et les Jeux de Patrocle servent surtout aux monarques à se mesurer entre eux, à vivre une sorte de compétition entre pairs. Il semble que leur esprit soit loin de la mort de Patrocle et centré essentiellement sur les prix, mais cela devait être la coutume et la mort n’était plus que le prétexte. 169
Durant ces jeux, le plus important était de gagner, d’être meilleur, pas de briller ni d’être excellent. La recherche de la victoire, dans le respect de la règle qu’Achille rappelle avant chaque épreuve, est certainement ce qui sépare très nettement l’acte, que nous pouvons qualifier d’athlétique au sens étymologique, et la démesure, qui ne peut être qu’une évaluation, une estimation, une impression, une idée. À ce stade de l’observation, nous comprenons mieux que la victoire sur un adversaire n’est pas celle que l’individu recherche sur lui-même. Homère le montre en isolant les angoisses des héros devant la mort et les engagements des mêmes héros dans une épreuve athlétique. La victoire ne conduit pas dans tous les cas vers l’excellence. Dans un cas elle reste matérielle, étroitement liée à l’ordre ancien, dans l’autre elle laisse entrevoir, juste avant la mort glorieuse, un cadeau des dieux qui sont les gardiens de l’excellence. C’est au moment où l’homme ne combat plus pour obtenir la victoire, autrement dit se laisse guider par le divin qu’il porte en lui, qu’il peut s’approcher de cette qualité particulière.
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EXCELLENCE ET SUPÉRIORITÉ
Je crois bien que les aèdes antiques ont devancé nos aèdes modernes, mais les plus actuels ont certainement trouvé d’autres motivations pour inviter les mortels à se dépasser en oubliant la démesure ou en lui cherchant une dimension laïque qui n’a pas fait ses preuves, il faut bien le reconnaître. La morale de la Troisième République n’a pas résisté longtemps devant les problèmes politiques ou économiques du moment et le professionnalisme, à son tour, a confirmé une dérive qu’aucun aède n’a pu enrayer depuis que les jeux athlétiques ont été exploités. Je crois qu’il faudrait avoir l’honnêteté de ne plus faire référence à un passé mythique dont les valeurs sont trop souvent évoquées pour se donner bonne conscience. Aujourd’hui, le symbole de la flamme est devenu une véritable mascarade et, cette fois, je dirai que nous nous comportons de la façon la plus hypocrite qui soit. Nous faisons du cirque ou du mauvais théâtre. Pourquoi allumer la flamme olympique à l’aide d’un miroir concentrant les rayons du soleil, regrouper de fausses prêtresses autour des ruines du temple d’Héra et invoquer Apollon ? Que reste-t-il de la flamme qui brûlait dans le temple d’Héra ? Que reste-t-il de la dimension religieuse des premiers Jeux en -776 ? Pourquoi invoquer Apollon qui serait davantage en rapport avec les Jeux delphiques ? L’esprit des Romains n’était plus l’esprit des Grecs, que dire du nôtre ? En -776 tout a déjà perdu le sens que les jeux athlétiques avaient à l’origine ! En ce qui concerne le feu, ne pratiquerions-nous pas des sacrifices à la Rome antique plus qu’à la Grèce ? Les légendes ne suffisent-elles pas à nous détourner d’une fausse copie ? L’hymne à Hermès qui semble postérieur de plusieurs siècles 171
aux poèmes d’Homère ne nous parle pas d’une telle naissance du feu. Par contre il parle bien du frottement d’un bois tendre contre un bois dur ! Hermès aurait inventé ce feu en faisant pivoter une branche de laurier sur du bois de faux grenadier ! Que dire du vol de Prométhée qui prélève une étincelle du feu divin et le descend chez les mortels dans une tige de férule ? Que sont les frênes qui distribuent aux mortels le feu envoyé par Zeus grâce à la foudre ? Il est difficile de remplacer des symboles par des faits réels. D’ailleurs l’usage d’un miroir parabolique n’a rien d’antique et n’a pu être utilisé pour allumer un quelconque feu sacré sur un autel antique quel qu’il soit. Alors, pourquoi fausser le passé en lui offrant des techniques d’un autre âge ? Depuis que nous faisons voyager la « flamme olympique », nous faisons voyager une idée qui manque grandement de fondements ! La déesse Hestia n’est pas la déesse Vesta ! Fille de Zeus, elle a reçu pour mission de siéger au centre du palais olympien comme elle siégera au centre des maisons mortelles. Elle manifeste le centre religieux fixé par Zeus à jamais. Alors qu’Hermès se déplace sans cesse, Hestia reste immobile. Quel sens faut-il apporter à cette opposition ? Alors qu’Hestia est la déesse du foyer, conçu en tant que centre, Héphaïstos est le dieu du feu, ne l’oublions pas, et Arès le dieu de la guerre. Ajoutons que si les hommes doivent entretenir le feu ou le recréer lorsqu’il s’éteint, les dieux possèdent un feu permanent, immortel lui aussi. Certes, le feu est souvent attribué au Soleil, en particulier dans le mythe de Prométhée, mais ce feu qui éclaire n’est pas le feu qui brûle, celui que réclame Patrocle dans l’Iliade. Quel est le feu que nous allumons durant les Jeux olympiques ? Un feu qui brûle ou un feu qui éclaire ? Je doute que la flamme répande aujourd’hui des valeurs originelles auprès des individus qui viennent voir courir leurs héros ! Son plus grand intérêt reste de rapporter de l’argent. En ce sens, la dimension économique des jeux n’a guère changé depuis l’Antiquité comme on le voit clairement à Delphes. Peut-on considérer que nous perpétuons l’attitude des Grecs anciens qui emportaient une part de leur feu sacré pour assurer la fondation d’une colonie ? 172
Quand donc apporterons-nous des informations qui rétabliront le sens des comportements anciens ? Les prêtres antiques n’allumaient pas le feu autrement qu’Hermès, cela n’enlève rien à la qualité que ce dernier pouvait avoir dans leurs esprits et dans celui de tous ceux qui l’observait pendant qu’ils faisaient des sacrifices ! Il est vrai que tout a changé, même avant notre ère, bien avant le rétablissement des Jeux olympiques en -776 ! Pourquoi mettre les Jeux modernes sous l’autorité des Olympiens alors que le seul dieu de notre monde actuel est l’argent ? Il l’était déjà pour les tyrans ou les spécialistes qui, seuls, pouvaient briguer une médaille dans les courses de char. Pourquoi donner aux Jeux une pureté qu’ils n’ont peut-être jamais connue ou bien juste à leurs débuts ? N’oublions pas que les Jeux olympiques sont contemporains des premières cités et d’une éducation du citoyen encore balbutiante. Ne sommes-nous pas, aujourd’hui encore, soucieux d’une telle formation ? La religiosité des Grecs avant la prise en charge des cités par les aristocrates n’était pas celle de la cité ! En rénovant les Jeux olympiques, nous avons trouvé d’autres raisons de les légitimer et ils n’ont pas cessé de se développer en s’adressant au monde entier. Il m’arrive de penser que nous avons œuvré à ce niveau comme les religions ou les sectes qui cherchent à s’épanouir et tentent de s’imposer un peu partout jusque dans les parties du monde les plus reculées. Se pouvait-il qu’une culture, typiquement grecque à son origine, finisse par donner un enseignement mondial qui méconnait ses origines, antérieures aux migrations doriennes ? Enfin, disons plutôt un spectacle mondial, capable d’imposer un ordre qui ne peut plus être celui de Zeus ni d’ailleurs d’un dieu quelconque ! Il est celui d’une supériorité nouvelle dont l’athlète serait un prototype et qui a vu le jour dans un monde qui n’était plus vraiment adepte d’excellence et ne faisait plus de la démesure un garde-fou nécessaire.
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En ne cherchant pas à comprendre pourquoi les Jeux dont nous avons fait une référence incontournable ont perdu peu à peu leurs valeurs, leur capacité à conduire vers l’excellence, nous avons suivi l’évolution d’un monde de moins en moins attentif à l’homme en soi. En inventant un nouvel humanisme qui n’était plus celui des Grecs anciens, nous avons amorcé la reprise en main d’un idéal qui ne pouvait plus survivre tel que les héros d’Homère pouvaient encore le connaître. Mais, l’excellence peut-elle dépendre uniquement des dieux, plus encore de notre esprit que nous avons divinisé ? Si je me réfère à la mythologie, les aèdes qui ont inventé les divinités avaient compris que l’idéal ne peut pas être défini et contrôlé par des hommes ! Alors que faire ? Par qui ou par quoi peut-on remplacer les dieux anciens ? Celui que Théodose n’a pas dû trouver dans l’enceinte olympique ? En observant les légendes antiques et en dépassant les récits qui cachent le sens que les aèdes donnaient à leur imagination, nous pouvons comprendre les dérives du monde moderne et du spectacle qui est sa manifestation la plus éloquente. Les Jeux modernes ne sont plus en relation avec la mort comme ils l’étaient encore au temps d’Homère, mais la mort a changé de visage et nous ne la regardons plus avec les mêmes yeux, le même état d’esprit. La mort est devenue un objet qui dérange la médecine et nous ne raisonnons plus comme Asclépios ! Le dépassement de soi n’est plus, lui aussi, dicté par les mêmes préoccupations individuelles ou collectives. Tout a changé, mais ce qui apparaît, aux premiers regards, c’est la montée en puissance d’un besoin de supériorité, non plus entre deux hommes, mais entre des groupes d’hommes, entre des sociétés, des États, et pour être encore plus proche de l’actualité entre des cultures ou des religions. Ce ne sont plus les hommes qui se font la guerre, mais les idées elles-mêmes ! L’homme a disparu en tant qu’individu et rares sont ceux qui le cherchent. Je crois que le mal a trouvé ses lettres de créance avec les cours d’Émile Durkheim en Sorbonne et le soutien politique de ce que j’appelle le « tout social ». Il est probable que cela ne serait pas arrivé sans l’éclosion d’un 174
climat propice et sans la philosophie positive d’Auguste Comte. Mais ne cherchons pas des responsables, ils ne sauraient se limiter à quelques-uns ! En nous centrant de plus en plus sur le citoyen, n’avons-nous pas accentué cette dérive et refoulé l’humain toujours plus loin ou plus profondément dans notre inconscient ? N’avons-nous pas tué l’homme tout simplement ? Comment ne pas se demander si les aèdes qui ont placé l’idée au-dessus de l’acte ne sont pas responsables d’une évolution contraire à l’épanouissement de l’humain. Il faudrait relire Pierre de Coubertin pour s’apercevoir qu’il n’a pas envisagé la déformation de son idéal ou du moins qu’il n’a pas pu le conduire à son terme ayant peur de devoir abandonner son projet. En s’appuyant sur une histoire idéalisée, il n’a pu que soutenir un rêve. L’erreur a probablement été de vouloir vivre comme les héros grecs vivaient 3000 ans auparavant ! Aujourd’hui je comprends mieux son rêve, mais je crois qu’il n’y a jamais eu plus d’oppositions ou de détournements qu’ils soient d’origine politique ou économique. Je ne parlerai par d’origine culturelle parce qu’elle m’apparaît comme un masque qui cache le vrai sens de toutes les réformes. J’oppose souvent deux façons de regarder la vie : celle de Polyphème, fils de Poséidon, et celle d’Ulysse en les qualifiant de regard intérieur pour le premier, de regard de chercheur pour le second. Il se pourrait que ce soit une distinction semblable à celle de Pavlov qui parlait d’un cerveau d’artiste et d’un cerveau de savant en isolant le cerveau droit du cerveau gauche ! Ulysse voyait le monde avec ses deux yeux et ne pouvait que le connaître fait de deux parties qu’il fallait joindre ou que la lumière du soleil nous montrait avec l’ombre correspondante à chaque objet. Polyphème le voyait dans l’obscurité de son moi profond et sa monstruosité n’était visible que pour Ulysse. Homère ayant choisi le parti de Zeus, de l’idée, de la raison, d’une justice qu’ils confieront à Athéna quelques siècles après, il est évident qu’Ulysse correspondait mieux à leur conception de la vie. Homère, s’il est bien l’auteur de l’Odyssée a-t-il voulu nous rappeler ces deux façons d’observer le monde et de 175
comprendre l’homme ? Je crois qu’il a choisi en faveur d’Ulysse parce qu’il a voulu donner le pouvoir à Zeus ! D’ailleurs, il ne parle pas souvent d’Héraclès qui ne semble plus être un modèle pour les humains. Je suis de plus en plus persuadé que nous avons donné à ce fils buté de Zeus, ce Grec qui n’aimait pas la musique, plus d’importance qu’il n’en avait par le passé. Nous avons retenu ses exploits que nous appellerions aujourd’hui des challenges et nous ignorons ce qu’ils renferment de symbolique. Si nous honorons Hercule plus souvent, c’est parce que nous avons perdu nos racines helléniques les plus anciennes et que nous avons changé de valeurs. Homère qui nous exhorte à regarder la vie comme Ulysse, a-t-il envisagé les dangers d’une telle vision du monde ? Il croyait en la puissance de la raison, il ne sera pas le dernier à la louer, mais un simple regard sur ce que l’homme a produit depuis cette époque nous laisse grandement dubitatifs ! En s’arc-boutant sur les bienfaits de l’intelligence, les légendes associées à leur présentation écrite n’ont fait que renforcer une croyance peut-être légitime en son temps, mais qui faisait table rase d’un passé qui aurait pu la contredire ou en corriger les excès. Rares sont les légendes qui ne font pas l’éloge de Zeus, de ses enfants, de son ordre nouveau, de la fin d’un règne que les Grandes Mères assumaient depuis longtemps. L’homme nouveau est né après le sacrifice de Prométhée, et cet homme nouveau n’avait comme objectif que son dépassement et l’accession à une immortalité nouvelle, fabriquée et non perçue intuitivement. Le sens de la vie dépendait de l’enseignement des aèdes, tandis que les clergés de Zeus ou d’Héra s’efforçaient de propager la bonne conduite avec peut-être plus de force et de profondeur. Je l’ai déjà dit : le mythe d’Héraclès n’est que la démonstration d’un parcours initiatique qui peut servir de modèle aux hommes tout en étant étroitement surveillé par Héra. On oublie que le fils de Zeus aurait échoué à ses examens de passage si Zeus n’avait pas décidé, au dernier moment, de surseoir à leurs prolongations. Les hommes apprenaient alors à louer l’excellence en la plaçant sous l’autorité des dieux ! Prêtres et aèdes tenaient le même discours. C’est en se 176
retrouvant enfermée dans une religion citoyenne que l’excellence a commencé à perdre son rôle de guide et la démesure a commencé à s’imposer ! Il faut relire Hésiode pour comprendre qu’à cette époque les dieux abandonnent les hommes, ou alors que les hommes ne croient plus aux dieux ! Ici, sans attendre, il faudrait prendre en compte le fait que les dieux n’étaient que des substituts, qu’ils manifestaient ce que les hommes vivaient d’abord au plus profond d’euxmêmes. En devenant des forces indépendantes, éprises ellesmêmes d’une volonté de puissance, les dieux ont fait perdre aux hommes leur responsabilité. Celle-ci était primitivement celle qui appartenait à la matière qui les constituait. En sacrifiant la matière au bénéfice de l’idée, nos ancêtres, épris de ruse, devenus émules de Zeus, ont choisi pour nous et nous n’avons jamais remis ce choix en question. Il est probable que les aèdes ont compris que les hommes avaient besoin d’une force particulière pour se contrôler, revenir à la raison lorsqu’ils atteignaient la démesure. Cette force, pour les dominer valablement, ne pouvait pas être le degré extrême d’une progression uniquement matérielle. Elle devait être hors de toute manipulation, de tout procédé permettant de l’obtenir. En plaçant les dieux hors d’atteinte, et en donnant les pleins pouvoirs à Zeus, les aèdes ont surtout voulu limiter les prétentions des hommes, prétentions naturelles et difficilement dosables. Hésiode est peut-être le premier aède, ou poète, à interdire par écrit tout dépassement qui permettrait à un homme de revendiquer le pouvoir et de détrôner Zeus en fin de compte. La barrière est encore visible chez lui, mais Hésiode n’appartenait pas au clergé. Ce n’est pas lui qui a imaginé que des jeux pourraient faire comprendre aux hommes que leurs victoires n’avaient aucune valeur sur un plan strictement matériel et qu’ils la devaient aux dieux avant de la devoir à leurs muscles. Il a fallu que les clergés respectifs s’en chargent à leur façon, tout particulièrement celui d’Olympie ou de Delphes, comme ceux de Corinthe ou de Némée. Le mythe d’Héraclès est certainement un symbole qui n’a pas été retenu dans sa totalité et lorsque l’on s’efforce de lui 177
attribuer le mérite de faire renaître les jeux, nous ne percevons pas le non-sens d’une telle responsabilité ! Sans Héra, Héraclès ne serait rien, tout juste un mortel plein de force et à la cervelle étriquée ! Lorsque les tragiques, Sophocle, Euripide ou Eschyle, utilisent les légendes pour en dégager une morale utile aux hommes, ils ne sont ni les premiers ni les derniers à faire l’erreur de penser que les hommes vont savoir s’en servir et que leur conscience saura la respecter. Nous n’avons pas cessé de reproduire cette erreur et nous avons même fait disparaître entièrement l’enseignement de cette morale. Hésiode nous le fait comprendre dans Les travaux et les jours lorsqu’il parle des dieux qui abandonnent les hommes. Cela se passait il y a bien longtemps ! En fait, ce sont les hommes qui vont abandonner les dieux et Mircea Eliade nous le dit à sa façon : « L’homme se fait lui-même, et il n’arrive à se faire complètement que dans la mesure où il se désacralise et désacralise le monde. Le sacré est l’obstacle par excellence devant la liberté. Il ne deviendra lui-même qu’au moment où il sera radicalement démystifié. Il ne sera vraiment libre qu’au moment où il aura tué le dernier dieu. 39» Le malheur, c’est que nous n’avons pas perçu que les dieux n’existaient pas indépendamment des hommes et du monde. Si nous avions tué les dieux, tels que nous les imaginons, distincts et anormalement puissants, nous serions revenus au temps où les Grecs anciens découvraient le monde et la vie. Au contraire, nous avons tué les dieux pour prendre leur place et faire de notre cerveau le plus puissant des monarques. Le plus difficile, pourrait-on dire, reste à faire ! Non que la désacralisation n’ait pas commencé depuis longtemps, mais parce que l’actualité montre à la fois les résistances du sacré et les difficultés que l’homme rencontre pour le remplacer par une recherche d’excellence irréprochable. D’une certaine
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ELIADE M. Le sacré et le profane. Paris, Gallimard, p.172.
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façon, les Jeux olympiques anciens et modernes montrent cette difficulté que les organisateurs, religieux ou laïques n’ont pas pu ou pas voulu dépasser pour des raisons qui étaient propres aux prêtres de Zeus et d’Héra et qui le sont aux organisateurs d’aujourd’hui. En étudiant les légendes les plus connues, on s’aperçoit que les héros, souvent des demi-dieux, n’étaient pas visiblement à la recherche de l’excellence, mais de l’immortalité, de la gloire qui pourrait assurer le souvenir de leur passage sur terre. Peut-être Thésée voulait-il égaler son modèle, autrement dit Héraclès, avant de venir se présenter comme successeur d’un père qu’il ne connaissait pas, mais, le plus souvent, les mortels deviennent des héros comme s’ils étaient guidés par une force inconnue, une moire, la leur, bien plus que par une prise de conscience et un choix délibéré. Disons que le héros serait appelé à matérialiser son destin en devenant celui que les dieux voudraient qu’il soit, enfin en devenant celui que les aèdes préfèrent imaginer. Mais, ne sommes-nous pas enfermés dans l’idée que les Moires sont filles de Zeus, alors qu’elles sont les filles de Nyx, la nuit émergeant de Chaos comme Gaia et Éros ? Pouvons-nous certifier que ce sont les aèdes qui ont créé ce besoin de supériorité ? N’ont-ils pas, les premiers, compris que l’homme pouvait se dépasser jusqu’à l’extrême et devenir semblable à des dieux tout en comprenant le risque qui accompagnerait cette démarche ? Ce sont eux qui ont traduit ce penchant vers la supériorité en s’efforçant d’en maîtriser les effets secondaires, et c’est pourquoi ils ont inventé des dieux en les distinguant des hommes. Ce sont eux qui ont colporté les légendes pour montrer que le dépassement de soi était nécessaire à un rapprochement du divin, une acquisition plus ou moins grande de l’excellence telle que les dieux la représentaient. Ce sont eux qui ont montré également que tout excès pouvait être puni sévèrement, même après la mort. Mieux, les Grecs, dans leur ensemble, n’ont-ils pas découvert le sublime avant de le manifester dans l’art, ce qu’aucune civilisation ne retrouvera avec la même élégance, 179
avec la même force ? Je crois bien que nous avons oublié trop vite la dimension sublime de la sculpture antique et nous nous sommes comportés comme un Héraclès tuant son maître de musique ! Les anciens Grecs n’ont pas sculpté l’homme tel qu’il était, ils l’on montré tel qui pouvait se percevoir en luimême lorsqu’il découvrait l’excellence. Ils ont dépassé le réel et nous n’avons fait que revenir à la dissection de ce réel pour lui donner une supériorité digne de nos inventions. Il est plus qu’évident que se dépasser et se connaître sont deux recherches bien différentes. Se connaître est souvent en relation avec Delphes et Apollon, mais peut-on se connaître sans faire référence aux autres, en refusant toute donnée qui dépendrait des autres, en se tournant vers l’être et non le paraître ? Peut-on se connaître sans faire l’expérience de l’être ? Dans son étude sur L’individu, la mort, l’amour, JeanPierre Vernant nous dit à propos de la mort glorieuse : « À celui qui a payé de sa vie son refus du déshonneur au combat, de la honteuse lâcheté, elle assure un indéfectible renom. La belle mort, c’est aussi bien la mort glorieuse. Pour toute la durée des temps à venir, elle fait accéder le guerrier disparu à l’état de gloire ; et l’éclat de cette célébrité, kléos, qui s’attache désormais à son nom et à sa personne, représente comme le terme ultime de l’honneur, son extrême pointe, l’arete accomplie. Par la belle mort, l’excellence (arete) cesse d’avoir sans fin à se mesurer à autrui, à s’éprouver en s’affrontant. Elle se réalise d’un coup et à jamais dans l’exploit qui met fin à la vie du héros. » (p.41) La belle mort est la mort qui ne dépend pas de l’âge, de la vieillesse, mais d’une volonté de l’homme qui souhaite obtenir dans la fin d’une vie à son apogée un honneur éternel, une gloire impérissable. « Ce que le héros perd en honneurs rendus à sa personne vivante, quand il renonce à la longue vie pour choisir la prompte mort, il le regagne au centuple dans la gloire dont est auréolé, pour tous les temps à venir, son personnage de défunt. » (p.52) Grâce aux poètes, à l’honneur qui est rendu au héros et justifié par la poésie, sa gloire devient objet d’éducation, de 180
formation et pénètre dans l’âme de chacun tout en contribuant à l’évolution d’une société. Nous comprenons alors ce que veut dire le mariage d’Héraclès avec Hébé, la Jeunesse éternelle, lorsque son corps n’est plus qu’un souvenir. Comment ne pas percevoir dans les jeux athlétiques le prolongement des effets de la guerre ? Si la guerre permet au héros de vivre une mort glorieuse et de s’assurer dans la mémoire collective un renom éternel, de connaître une sorte d’immortalité, les jeux athlétiques, sans atteindre le stade de la mort, permettent d’obtenir l’équivalent d’une mort glorieuse. L’athlète ne meurt pas concrètement, il meurt symboliquement, couronné il devient un autre, l’homme ancien est mort, l’homme nouveau est né. L’exploit remplace la mort glorieuse, mais il n’en a plus la grandeur. Lorsque la victoire athlétique permet d’identifier le meilleur, celui qui peut régner par exemple, elle ne fait pas de l’homme un dieu, elle le rapproche seulement de l’excellence. Avec le comportement de Ménélas, qui refuse de perdre un pouvoir qui reste politique au sens large du terme, nous comprenons que l’excellence ne dépend pas du bon vouloir des hommes et qu’elle n’est donnée qu’en échange d’une belle mort. La façon de gagner importe plus que la victoire ellemême et nous ne devons pas oublier que la victoire véritablement glorieuse ne fait qu’accompagner la mort du héros. La disparition de l’homme ancien est nécessaire ! Ménélas réclame une victoire politique, il ne cherche pas l’excellence. Prenons un peu de recul. Je crois, personnellement, que l’homme étant essentiellement une forme qui manifeste la puissance de la matière, ce besoin de supériorité est un besoin naturel qui appartient d’abord à la matière elle-même. C’est elle qui cherche sans cesse à se dépasser et la volonté des hommes n’y est pour rien. L’homme ne fait qu’orienter ce besoin vers des objectifs qui lui semblent utiles ou louables ou encore personnels. Les aèdes l’avaient compris et leur enseignement consistait à canaliser ce besoin. Ce qu’ils n’avaient peut-être 181
pas prévu c’est qu’en subissant l’effet du temps ce besoin se ferait sentir sous d’autres formes que le plaisir de vaincre, d’être le meilleur, de devenir immortel en obtenant la gloire nécessaire. Tant que les hommes sont restés les vassaux des divinités, servies ou brandies par des prêtres, ils ont connu un dépassement modelé et pondéré par des règles que Zeus leur imposait. Il fallait bien que les pratiques athlétiques suivent la même progression que le reste de la vie, mais il est permis de se demander si l’importance accordée par le clergé responsable du site d’Olympie ne montre pas une inquiétude grandissante devant la difficulté à rester les dépositaires de la seule règle acceptable. En donnant plus d’importance aux épreuves athlétiques, n’ont-ils pas d’abord cherché à sauver leur ascendant sur les esprits, à vulgariser aussi la croyance qu’ils défendaient ? Ont-ils perçu la fin d’un règne dans l’acquisition de la supériorité qu’obtenaient certains athlètes et des effets qu’elle pouvait produire sur un peuple de plus en plus spectateur pour ne pas dire idolâtre ? Ou bien encore faudrait-il se demander si ce clergé, à la recherche d’un pouvoir toujours plus grand, n’a pas utilisé les jeux pour l’obtenir et l’entretenir ? Pourquoi les prêtres de Zeus, après avoir minimisé l’importance d’Héra, n’auraient-ils pas ressenti eux aussi un besoin de supériorité ? Les prêtres sont des hommes ne l’oublions pas ! Comment ne pas comprendre que tout se joue dans la recherche ou le maintien du pouvoir lorsque les légendes ne font que nous le montrer ? N’oublions pas que le premier à prendre le pouvoir fut Cronos. Zeus ne fut que le deuxième, mais en utilisant la ruse ! La mythologie nous enseigne d’abord que les dieux sont des créations des hommes et les desservants de Zeus ont fait preuve de ruse comme leur idole bien avant que la philosophie ne s’empare de l’idée. En castrant son père Ouranos, Cronos, qui symbolise aussi le temps, n’a-t-il pas fait naître une volonté de puissance qui n’existait pas encore du temps de Gaia puisque la Terre ne faisait que manifester sa puissance ? Notre tendance à tout isoler pour mieux observer nous éloigne souvent des explications les plus simples ou les plus ordinaires. Les luttes pour imposer des idées que nous pouvons 182
observer de nos jours et que nous situons sur le plan de l’histoire devraient nous aider à comprendre qu’il en a toujours été ainsi et que la recherche du pouvoir, qu’il soit religieux, politique ou simplement culturel n’a jamais cessé d’exister. Aussi suis-je enclin à penser que ce besoin de gouverner, qui se cache sous des didactiques diverses, fait partie de la nature humaine et cette nature, la légende nous le dit bien, est essentiellement terrestre. L’homme est d’abord fait de terre et l’idée n’est qu’une qualité observable de la matière elle-même ! C’est Zeus qui a demandé à Gaia de faire naître les hommes ! Pourquoi les aèdes ont-ils éprouvé le besoin de demander à la raison d’assister la matière lorsque Deucalion et Pyrrha se trouvaient seuls sur Terre après le déluge ? Ont-ils voulu notifier que la raison avait besoin de la matière pour prendre forme ? N’ont-ils pas rappelé que la matière est première et que la pensée ne sert qu’à contrôler son besoin de supériorité ? Lorsque Prométhée vole le feu que Zeus refusait aux mortels, les aèdes nous font croire que l’homme est fait de deux parties distinctes : le corps fait de terre et l’esprit fait de feu divin. En même temps ils font naître deux formes d’amour : celui de la matière, de la Grande Mère et celui de l’esprit, autrement dit de Zeus, le plus rusé des dieux ! Or les aèdes ne nous parlent pas de ce qui fut et n’est plus observable, mais de ce qu’il faut accepter comme fondement de la vie. Toutes les religions et toutes les politiques s’enracinent dans cette dualité totalement imaginaire. Allons plus loin. L’homme voulait être supérieur, et comme il ne pouvait pas l’être en tout, il s’est spécialisé ! Tous les dieux ne pouvaient donc pas se ressembler, toutes les formes d’excellence non plus. Il reste que les capacités psychomotrices de l’homme moderne sont elles aussi dépendantes des idées qui les précèdent et donc de l’idée que nous nous faisons de l’excellence. Si l’excellence est ce qui représente le plus haut degré de perfection, il est clair que ce degré sera toujours supérieur à toute forme de supériorité humaine. Il n’est pas nécessaire de l’appeler Zeus ou Dieu pour le comprendre.
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L’exemple d’Héraclès est certainement le plus symbolique de tous et nous fait voir que ce géant devait être maîtrisé. Lorsqu’il gagne le concours d’arc pour lequel Iolé était le prix accordé au vainqueur, les frères d’Iolé refusent de la lui donner craignant qu’il se comporte avec elle comme il s’est comporté préalablement avec sa première épouse : Mégara ! Ce que l’on néglige souvent c’est qu’Eurytos, le père d’Iolé, avait reçu son arc d’Apollon qui lui avait appris à s’en servir et qu’il avait fini par se déclarer meilleur tireur que son maître. Il avait donc fait preuve de démesure à l’égard d’Apollon. Nous pouvons penser que la victoire d’Héraclès était une première démonstration du mécontentement du dieu. En refusant de donner Iolé au vainqueur, craignant qu’il se comporte encore une fois comme avec sa première épouse, ils ne faisaient qu’aggraver son cas et on comprend qu’Héraclès, prenant plus tard sa revanche, en vienne à tuer Eurytos et ses trois fils qui avaient refusé de donner leur sœur au fils de Zeus. Héraclès avait certainement fait preuve de démesure en tuant ses enfants ! Il aurait même failli prolonger son crime, mais ainsi le voulaient les dieux, du moins Héra. Athéna était alors intervenue pour arrêter sa folie. Sa démesure était voulue pour le mettre sous les ordres d’Eurysthée ! Alors ! Disons que la démesure ne devient inacceptable que si les dieux le jugent ainsi ! Du moins les aèdes ! Bien entendu, pour comprendre les légendes il faut en maîtriser les codes, saisir leur valeur symbolique. Si nous considérons qu’Héraclès est devenu un berger, un pasteur d’hommes, sur la fin de son initiation, nous pouvons dire que les jeux, qu’il aurait réactivés à Olympie, étaient des jeux qui permettaient de rassembler des adeptes, bientôt une clientèle, sur le site qui devait prospérer grâce à cette nouvelle organisation. Nous sommes loin des Jeux de Patrocle, il faut bien le reconnaître ! Le rapport au divin n’était peut-être qu’une récupération du phénomène, il n’en était pas moins, à travers sa dimension symbolique, un enseignement des aèdes qui ne pouvait que collaborer avec l’évolution de la religion au sein de la cité. Comme j’ai pu l’écrire, les aèdes et les prêtres ou 184
prêtresses ne pouvaient pas se méconnaître et ne pouvaient pas tenir des discours opposés. Ils œuvraient distinctement et avec des populations différentes, mais leurs enseignements ne pouvaient être que complémentaires. Les sites oraculaires existaient eux aussi en dehors des sanctuaires où se pratiquaient les rites religieux et les sacrifices, comme celui dont parle Hésiode dans la Théogonie. Retenons que les aèdes s’adressaient certainement à une plus grande population, que leur langage, moins religieux, n’en était pas moins chargé du respect que les mortels devaient porter aux dieux sous peine de se compromettre dans des actions pouvant engendrer des sanctions. À leur façon, les aèdes soutenaient les clergés existants tout en essayant de faire comprendre aux hommes qu’il leur appartenait de se comporter autrement pour ressembler véritablement à des dieux. Ils furent, à leur façon, les premiers à commencer la désacralisation dont parle Eliade. Les sanctions, qui étaient imaginées dans les légendes et s’adressaient aux héros, mettaient en lumière une idée de l’excellence et celle-ci ne pouvait être qu’un idéal jamais atteint à moins de devenir celui d’un dieu. Vouloir égaler une divinité correspondait systématiquement à de la démesure. Nous avons banalisé ce terme et il ne s’accorde plus aujourd’hui qu’avec des réalités mondaines, ou laïques, mais les hommes ne vivaient pas comme nous il y plus de trois mille ans. Il suffit de lire Les travaux et les jours d’Hésiode pour comprendre que la vie baignait dans une sorte de dépendance vis-à-vis du religieux. Le travail ou la procréation ne pouvaient se comprendre que dans un cadre de vie soigneusement ordonné par les divinités et tout manquement semblait avoir des effets néfastes aussi bien pour l’individu que pour sa propre famille, sa descendance ou le groupe tout entier. Disons que le commun des mortels ne pouvait pas ressembler spontanément à un demi-dieu et que l’éducation des aèdes ne pouvait se concevoir que par l’intermédiaire de l’imitation, et de la copie de comportements idéalisés. Nous devons admettre que l’enseignement, qui était donné par les aèdes sous forme d’images et dans l’attente d’un minimum de prise de conscience, ne pouvait être qu’une mise 185
en scène attribuant aux dieux tous les mérites, toutes les valeurs acceptables et aux mortels tous les dangers occasionnés par leur non-respect ou dans la tentative d’appropriation de leurs valeurs. Les mortels n’étaient pas encouragés à devenir des dieux, mais à se comporter comme eux et si cela peut surprendre toute comparaison avec notre monde moderne reste impossible, voire tendancieuse. Je ne dirai pas que les dieux n’existaient pas, qu’ils n’étaient pas distincts des mortels, leur localisation étant difficile et l’Olympe n’étant qu’un lieu poétiquement idéalisé. Je dirai que chaque individu percevait clairement dans chaque objet, dans chaque partie du monde, dans chaque être vivant, en lui-même aussi, la présence d’une force qui le conduisait à se dépasser. Cette force est devenue un ensemble de dieux parce qu’elle permettait de séparer chacun de ses élans vers l’être supérieur qu’il voulait devenir. Il est possible qu’Héraclès ait pu correspondre très tôt à ce dépassement athlétique que l’on retrouve dans les jeux. Dans ceux de Patrocle, ce ne sont pas les prix qui ont le plus d’importance, mais la victoire, le fait d’être supérieur, et de l’être selon la règle. Gagner, oui, mais en respectant la règle, tel est le sens des épreuves des jeux arbitrés par Achille. Pierre Lévêque nous aide à comprendre une évolution qui devrait nous faire réfléchir sur l’esprit des jeux : « Le cas d’Olympie me paraît particulièrement signifiant. Pélops y est honoré dès le IIe millénaire. Le Pélopion du Ier millénaire est un sanctuaire chtonien, complanté d’arbres, où l’on sacrifie des béliers noirs. Pindare est formel dans sa Ière Olympique : c’est le tombeau du héros. Les chronologies mythiques étant souvent pleines d’enseignement, il est bon de rappeler que la tradition en attribuait la fondation à Héraclès, descendant de Pélops. On pourrait voir dans cette création un témoignage d’un processus de genèse d’un culte héroïque autour d’une tombe vieille de trois générations.40 »
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LÉVÊQUE P. Introduction aux premières religions. Bêtes, dieux et hommes. Paris, Livre de poche, 1977, p.220.
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Pour ceux que cela surprendrait, il faut rappeler qu’Amphitryon, le père mortel d’Héraclès, était le fils d’Alcée et de la fille de Pélops, Astydamie. Il apparaît rapidement que nos athlètes modernes ont bien plus de responsabilités que les athlètes antiques. Ils sont livrés à eux-mêmes ou à leur conscience et n’ont plus Athéna pour les suivre dans leur évolution. Les dieux ne sont plus là pour leur servir de modèle et, par contre, l’esprit du monde moderne conduit nos athlètes à croire qu’ils sont eux-mêmes devenus des dieux ! On a parlé des dieux du stade, l’image est plus qu’éloquente. Comment ces dieux nouveaux penseraientils qu’ils doivent craindre la démesure ? Puisqu’ils incarnent l’excellence, ils ne peuvent être qu’exemptés de toute démesure et c’est ce que nous observons trop souvent aussi bien dans l’arène du stade que dans les tribunes où s’entassent des spectateurs avides de sensations. Comment des mortels, aveuglés par leur supériorité ou celle qu’ils veulent obtenir ne seraient-ils pas invités à copier une société qui se développe dans la compromission ou la tricherie permanente ? Sans entrer dans les détails, notons que pour aider les héros des temps modernes dans leur ascension vers la gloire, ce ne sont plus des dieux qui les observent et les surveillent de l’Olympie, mais des structures administratives et politiques sensées traquer la démesure. Les sanctions ont changé, elles n’ont pas donné naissance à un homme meilleur ! Plus que jamais, l’homme est devenu une machine et la société le juge à partir de son rendement. C’était vrai au XIXe siècle, c’est encore plus vrai au XXIe siècle. Comme je l’ai brièvement rappelé, cette comparaison entre les dieux et les hommes n’a pas été de même nature à toutes les époques. Pour simplifier, j’ai pu opposer un avant et un après par rapport à la castration d’Ouranos, par rapport à la séparation de la Terre et du Ciel et à la prise de pouvoir par Cronos puis par Zeus. C’est la castration d’Ouranos qui fait apparaître la distinction entre la matière et l’esprit, entre la nuit et le jour, entre l’acte et la pensée, entre la monstruosité et la 187
raison. L’après est à son tour divisé en deux selon Hésiode et nous pouvons considérer la confusion qui règne entre les hommes et les dieux lorsque règne Cronos. Nous avons enfin la séparation nette entre eux lorsque Zeus prend le pouvoir. Cette dernière période est certainement la plus importante et correspond à la mise en place de l’ordre imposé par Zeus considéré comme maître de l’idée. Désormais, les hommes, grâce à Prométhée, sont capables de penser avant d’agir. En traitant la mythologie comme de l’histoire, ce qu’elle était à son époque, nous avons tendance à ne plus savoir qui fait quoi. Le fait est que la relation entre le réel sociopolitique et le religieux est telle que l’on parle souvent des dieux en oubliant qu’ils ne sont que des images dans l’esprit des aèdes, sans que cela soit irrévérencieux. Lorsque Platon compare l’homme à une marionnette, il ne fait que nous donner une autre image. Les aèdes antiques en faisaient de même en parlant des dieux. J’ai peu à peu compris ce qui me gênait dans les discours des Grecs d’aujourd’hui, autrement dit l’association constante entre le mythique et le politique. Le mythique continue à faire partie de leur vie intime, il ne fait que précéder le politique et il n’y a pas de coupure entre les deux. Ils se confondent aujourd’hui comme ils se confondaient jadis et c’est bien ce que nous ne comprenons pas. Notre façon d’utiliser la dualité ou de tout couper en quatre est à l’origine de notre difficulté à prendre la place des Grecs anciens, à penser comme eux, à croire comme eux. Comment n’aurions-nous pas des comportements athlétiques différents ? Lorsque j’évoque le spectacle de la flamme, nous sommes bien dans une mauvaise copie au regard du sens qu’il aurait fallu lui donner. N’oublions pas la date de sa première apparition sur la scène olympique ! Il est probable que la romanisation de notre culture à la fin du XIXe siècle et notre retour vers un monde dominé par Arès soit à l’origine de notre volontaire incompréhension. Notre monde moderne avait besoin de se libérer de ses racines et nous subissons la magie de Dionysos, celle qui a conduit Lycurgue à se mutiler et à mutiler son fils en le prenant pour un cep de vigne. Le délire dionysiaque, dans ce qu’il a de destructeur, serait-il la seule voie de libération et peut-être de progrès ? 188
Je perçois mieux aujourd’hui, en étudiant la mythologie, que le problème actuel n’est certainement pas de basculer dans un monde ou dans un autre, d’être religieux ou areligieux. Ces deux formules sont à dépasser pour que l’homme puisse devenir réellement responsable du sens de sa vie. À quoi pourraient servir des dieux que nous nous donnerions comme modèles si nous nous comportons autrement en recherchant une supériorité toujours plus grande sur les autres, mais aussi sur le monde dont nous sommes à la fois responsables et dépendants ? Notre volonté de puissance sur tout, y compris sur nous-mêmes, ne serait-elle pas le fruit d’une folie induite par la raison ou que la raison est incapable de maîtriser ? Quel peut être l’enseignement des champions modernes de la surpuissance, d’une supériorité qui n’est qu’humaine dans les mots, si les héros actuels, les dieux du stade, n’ont plus pour mesurer leurs exploits que des applaudissements ou des odes encore plus éphémères que celles de Pindare ? D’ailleurs l’une des fragilités du système n’est-elle pas déjà visible dans les louanges d’un poète qui était payé pour honorer les vainqueurs ? Il faut relire Pindare à la lumière d’une réalité que nous oublions trop souvent ! Si la pensée est en net progrès par rapport à ce qui se passait auparavant, elle a sa contrepartie. Cette liberté offerte aux hommes de décider de leurs actes les rend aussi responsables et c’est alors qu’apparaît la sanction. L’intelligence, le feu divin, étant un produit des dieux, tel que les aèdes le présentaient, il devenait évident que la responsabilité des hommes était relative et qu’ils ne l’utilisaient qu’à travers une vassalité qui diminuait d’autant leur liberté. Lorsqu’Homère nous montre les mortels en pleine guerre de Troie, qu’il nous dépeint les relations qu’ils entretiennent avec les dieux, nous voyons bien que les hommes sont en permanence poussés à l’action par les divinités, que ces dernières les observent constamment, leur font la morale ou les dirigent carrément. Il nous montre des mortels guidés vers la
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gloire parce que tel est le bon plaisir de Zeus qui trouve agréable de se distraire en les regardant du haut de l’Ida. C’est Zeus qui a tout organisé pour que les hommes démontrent leur capacité à devenir immortels, disons bien dans la mémoire des autres hommes. Peut-être pourrions-nous comprendre enfin que le Ciel ou l’Olympe n’existent pas comme la Terre et sont des virtualités seulement indispensables pour mettre en évidence une supériorité. Le Ciel est un idéal, le Ciel et les dieux bien entendu, or ce sont des créations des hommes, des aèdes, pour fixer l’imagination des mortels. Les dieux personnifient l’excellence dans ses multiples détails et pourraient être comparés à des images renvoyées par le miroir de notre conscience lorsque nous l’interpellons. Les dieux ne sont rien en dehors de l’espoir de qualités humaines portées à leur plus haut degré de manifestation et les légendes sont là pour les illustrer. Toutes les légendes concernant Athéna, par exemple, mettent en lumière les multiples effets de la raison. Mais, en y regardant de plus près, il s’agit bien de la raison telle qu’Homère pouvait la concevoir. Une fois encore il faut éviter de tomber dans le piège d’une interprétation inféodée à notre actualité, à notre culture. Ce qui était raisonnable du temps d’Homère, ou avant qui plus est, ne l’est plus aujourd’hui ! L’enseignement d’Homère correspond à une autre époque et nous pourrions même dire qu’il pourrait bien être une sorte de critique ou de reprise en main des mortels qui ne vivent plus comme au temps des Achéens. Homère ne cherche-t-il pas à corriger une évolution morale, mais aussi politique et religieuse qui commence à mettre en lumière des effets négatifs ? Le discrédit d’Arès, les interventions d’Athéna, les extravagances d’Achille, l’incapacité du vieux Nestor à faire entendre raison à un jeune écervelé… tout cela ne nous fait-il pas voir que le changement réel fait fausse-route ? Homère avait-il la nostalgie des origines ? L’ordre que les aèdes veulent instaurer et qu’ils placent sous l’autorité de Zeus n’est pas l’ordre tel que nous l’imaginons dans notre monde moderne, mais il en est l’origine. Nous n’avons fait que lui donner peu à peu des visages plus appropriés à nos façons de vivre, à nos regroupements humains, 190
à nos valeurs qui ne sont plus les mêmes. Les Jeux olympiques ne sont qu’un témoignage parmi tant d’autres d’une évolution qui ne peut que plaire ou déplaire. C’est peut-être en prenant un peu de recul vis-à-vis des légendes que nous percevons le rapport étroit qui existait entre le politique et le religieux, que l’on retrouve aujourd’hui entre le politique et l’éthique. C’est parce que les hommes étaient devenus sédentaires, vivaient au sein de groupes de plus en plus importants qu’il fallait qu’un ordre soit proclamé, imposé, utile à la fois au progrès du groupe et de chacun. L’ordre était utile à la survie de l’espèce. Les aèdes, comme les prêtres ne pouvaient que rechercher le meilleur ordre possible et, en donnant la priorité à celui de Zeus, ils ont certainement réglé nombre de problèmes de société à leur époque. Lorsqu’Homère nous parle d’Ulysse, lorsqu’Hésiode nous parle de son frère Persès, ils ne font que prolonger l’effort des aèdes anciens. Ils font des choix et cherchent à les inscrire dans ce que nous appellerions, peutêtre, un inconscient collectif. C’est en observant les Jeux olympiques des huit derniers siècles avant notre ère avec ce même souci d’analyse que nous pourrions les apprécier autrement que ne le fait Pindare et d’autres après lui. L’écart entre les événements de la vie et le religieux s’est peut-être creusé progressivement, il n’en demeure pas moins vrai qu’il y a toujours un rapport entre l’excellence et un monde irréel qui ne saurait appartenir en propre aux philosophes, aux scientifiques de toutes natures, aux religieux de notre temps. Ce rapport reste dépendant d’une idéalisation des valeurs que les religions ou les morales n’ont pas cessé de proposer. Lorsque nous restons attachés à l’idée que Théodose a supprimé les Jeux, il faut prendre du recul et ne pas se contenter d’une histoire trop anecdotique. Certes, Théodose a supprimé les Jeux en 394 par un Édit qui les considéraient comme étant une source de diffusion du paganisme. Cela se passait un an avant sa mort peu avant que l’Empire Romain éclate en deux Empires : celui d’Occident à domination latine et celui d’Orient à domination grecque. Il faut surtout tenir compte de l’Édit de 191
380 qui demandait à tous les peuples de l’Empire de se rallier à la foi chrétienne transmise par l’apôtre Pierre et qui était fondée sur la Sainte Trinité. La foi catholique était alors devenue unique et obligatoire. Les Jeux olympiques furent donc contraints de disparaître au profit d’une croyance qui ne prônait pas les mêmes valeurs. Pour aller plus loin, il faudrait étudier les textes religieux et voir quelle était la place réservée au corps. Disons simplement que le corps n’étant pas un produit de l’intelligence des hommes, son développement ne pouvait pas être accepté, encore moins sa glorification au travers des différents concours. Le corps représentant essentiellement la force, la violence, l’acte de Théodose n’est finalement qu’une nouvelle guerre entre divinités, un combat qui ressemble grandement aux luttes que Zeus dut engager pour dominer les dieux et les hommes. Les Jeux olympiques représentaient ce qu’il y avait encore de monstrueux dans l’homme et leur suppression peut être comparée à la domination par Zeus des Titans, des Géants et de Typhon. Il est évident que nous nous sommes de plus en plus éloignés d’une telle analyse et que nous pourrions bien connaître, un jour une nouvelle interdiction qui serait en rapport avec une nouvelle conception de la monstruosité, autrement dit de la démesure. Pour Zeus, la démesure était ce qu’il y avait de monstrueux dans les dieux, voire les premiers hommes semblables aux dieux. Pour Théodose elle était l’expression de la puissance de la matière au détriment du spirituel. Que sera-telle la prochaine fois ? Essayons de dépasser un a priori religieux. L’excellence ne saurait avoir de forme et sa perception ne peut être que personnelle, intuitive, au-delà de toute pratique. L’homme peut désirer s’approcher de l’excellence il sait qu’il ne l’atteindra pas. Du moins, ceux qui détiennent le pouvoir sur les esprits se chargent de lui faire comprendre. Toutefois, il suffirait de raisonner un peu pour saisir qu’un idéal ne peut se concrétiser à moins de perdre sa qualité propre. L’homme n’est pas un objet qui peut être travaillé comme de la matière, il est un devenir et c’est certainement là que réside la difficulté. Il est 192
alors difficile d’associer deux termes aussi contradictoires que le devenir et la mort. C’est parce que l’homme avait peur de mourir qu’il a imaginé les dieux et qu’il a pensé qu’il pouvait en être un, autrement dit devenir immortel. J’aimerais reprendre cette image d’Alain qui traite Dieu d’homme qui ne meurt pas ! Pour arriver à dépasser l’obstacle l’homme a pensé qu’il lui suffisait de se dépasser lui-même sans cesse, de devenir supérieur à ce qu’il était, mais de progrès en progrès il n’a pu que se gonfler d’orgueil sans jamais apercevoir les portes de l’Olympe. Il a fait preuve de démesure parce qu’il n’a pas compris que l’Olympe n’existait pas, que les dieux étaient une invention naturelle de son esprit pour se donner un but, pour donner du sens à sa vie. Il semblerait aujourd’hui que la mort ait perdu sa valeur d’obstacle et que dans un monde de plus en plus désacralisé ou banalisé, elle soit même devenue un simple enjeu de compétition. Je pense alors que la seule idée de renaissance, celle qui pouvait être maîtrisée par Asclépios, ou par Zeus qui n’a pas supporté la concurrence en ce domaine puisqu’il l’a foudroyé, ne pouvait que déplaire à des Romains christianisés et soumis à une croyance totalement différente. Lorsque j’étais étudiant, les Propos sur l’éducation du philosophe Alain étaient notre livre de chevet. Il me semble que ce propos éclaire ma réflexion aujourd’hui : « La principale idée de toute religion, c’est que tout pesé et compté, famille, ambition, pouvoir, ordre public, patrie, tout mesuré et même convenablement traité, il y a autre chose. En ce sens, il faut que toute Église soit dépassée et niée : l’Église n’est pas Dieu ; il y a autre chose, Dieu n’est même pas Dieu. Le libre penseur continue le mouvement du moine théologien.41» Si les Jeux olympiques ont été supprimés, ce n’est pas parce qu’ils étaient païens, mais parce que l’Église qu’ils représentaient en glorifiant le corps n’était surtout pas conforme à la Sainte Trinité. Le malheur c’est qu’ils n’ont pas su se hisser au-delà de la démesure, ils n’ont pas su dépasser l’homme qui
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ALAIN Propos sur l’éducation. Paris, PUF, 1956, p.191
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se cachait sous le héros. Si les Grecs, au meilleur moment de leur civilisation, ont inventé le sublime, tout particulièrement dans la sculpture, ils n’ont pas fait naître le surhumain. Il suffirait de lire Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche pour voir que nous ne sommes pas en voie de réaliser un tel projet.42 L’homme est porté spontanément, naturellement vers le dépassement de lui-même, mais le seul fait de vivre regroupés et sédentaires a posé des problèmes politiques au sens large du terme et il a bien fallu leur trouver des solutions. Qui dit dépassement de soi, semble imposer la domination des autres. Sur le plan mythologique, Cronos est celui qui fait la première expérience volontaire du pouvoir. Nous pouvons considérer qu’Ouranos dominait Gaia, mais n’oublions pas que c’est Gaia qui le lui avait permis en lui donnant le jour. Cronos a pris le pouvoir, mais c’est surtout Zeus qui illustre cette soif de domination et qui part en guerre contre tous ceux qui ne respectent pas ses idées. Il est évident que les aèdes ont mis en scène cette prise de pouvoir pour faire comprendre à leurs auditeurs que les idées devaient dominer la force pure, celle qu’ils avaient l’habitude d’utiliser dans leurs travaux quotidiens. Ce n’est pas tant la recherche de pouvoir qu’ils recommandaient, mais la façon de l’obtenir et toutes les méditations des héros montrent que l’usage de la force pure ne plaisait pas aux nouveaux dieux. Devenir fort n’était pas un objectif en soi à moins que la force ne soit mise au service d’une cause louable, c’est-à-dire agréable aux divinités. Tous les crimes qui sont dus à l’usage de la force doivent être punis ou les criminels purifiés pour effacer leurs crimes, nous le percevons clairement dans les légendes. Par contre, utiliser la force, ou même la ruse, pour venir à bout de tous les monstres que la Terre a pu produire, cela plaisait aux divinités, à Zeus en particulier, aux aèdes aussi, bien entendu !
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NIETZSCHE F. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris, Mercure de France, 1946.
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Remarquons que déjà là nous avons les débuts d’une explication quant à l’impossibilité des hommes à devenir des dieux. En les multipliant, ils ont perdu l’idéal qui était le leur à l’origine. Ils le sentaient en eux-mêmes magistral et inatteignable. Ils l’ont délimité par des dieux qui se faisaient la guerre et ont perdu ce qui devait rester une attirance incompréhensible. En allant plus loin je dirais que l’idée, tant vantée par les aèdes, est grandement responsable de cette perte irréparable. Parce qu’ils ont voulu valoriser l’idée, autrement dit une partie de l’homme, ils ont commencé à morceler la supériorité donc à la désacraliser. Les Jeux olympiques qui représentaient le complément de l’idée n’ont pu connaître que la même désacralisation. En se morcelant eux-mêmes, en adoptant les courses de chars par exemple, les jeux ne pouvaient que perdre le sens de leur raison d’être originelle. En s’ouvrant aux pratiques collectives, les jeux modernes n’ont fait que donner plus d’importance au collectif au détriment de l’homme. Or le collectif ne saurait avoir les mêmes objectifs en matière d’excellence ! N’oublions pas que l’essentiel de la mythologie consiste à démontrer que la monstruosité de la matière doit céder la place à la finesse de l’esprit, l’esprit est supérieur à la force et les dieux de première génération perdront la guerre, par principe, pour bien montrer que le temps de la prise de pouvoir par la force est fini. D’ailleurs, Zeus ne combat pas Cronos, il lui fait absorber un philtre qui l’oblige à restituer ses enfants qu’il avait avalés pour garder le pouvoir. L’esprit est alors essentiellement de la ruse, Zeus avale Métis en rusant, ou de la magie comme on le voit avec Jason et Médée. Athéna est probablement la divinité qui donne à la pensée son véritable rôle dans la recherche de la supériorité. Or avec Athéna, du moins chez Homère, cette recherche est surtout orientée vers un meilleur contrôle de soi, une domination de ce qu’il y a de moins bon dans l’homme qui prend conscience d’un combat intérieur, peut-être plus important que le combat ordinaire contre un ennemi. Nous pourrions interpréter la relation entre Athéna et Diomède comme un enseignement qui conduit le héros à se 195
dépasser et à combattre essentiellement les deux obstacles majeurs que sont Arès, ou l’envie de se battre, et Aphrodite, ou le désir de l’amour. Alors qu’elle a refusé l’immortalité à Tydée, le père de Diomède, parce qu’il se comportait comme un animal en mangeant la cervelle de son ennemi, elle fait comprendre au héros qu’il faut savoir choisir ses ennemis tout en respectant les valeurs suprêmes que représentent les nouveaux dieux. S’il peut combattre Arès et si elle le soutient dans cet affrontement, ce n’est pas seulement parce qu’Athéna n’aime pas Arès, comme son père, mais parce qu’Arès est un dieu qui ne pense pas, qui se bat par instinct, qui ne raisonne pas. Il représente le besoin naturel de la matière, besoin nécessaire à sa reproduction. En ce qui concerne Aphrodite, le héros combat le désir qui pourrait l’éloigner d’une mort glorieuse, qui l’enfermerait dans un plaisir sans gloire. Homère nous présente donc déjà les conséquences d’un usage de plus en plus poussé de la raison. La supériorité, quant à elle, se rapporte à une graduation dans la façon d’être. Elle s’accompagne d’une idée de grandeur, de dépassement, de progression, de trajectoire, de comparaison et surtout d’obtention. Parler de supériorité c’est déjà évoquer l’idée de devenir supérieur et envisager l’effort nécessaire pour passer d’un degré de supériorité à un autre. Comment ne pas voir presque immédiatement que cette recherche n’a pas de limites si ce n’est, dans la mythologie, l’impossibilité d’être, par exemple, aussi fort que Zeus, aussi bon tireur à l’arc qu’Apollon. La légende qui raconte le combat entre Zeus et son fils Héphaïstos peut s’interpréter de cette façon. Le feu de la terre, de la matière, est un feu qui doit disparaître ou être rééduqué pour devenir un feu divin. Héphaïstos ne reviendra dans l’Olympe qu’à partir du moment où il aura vécu ce changement. Même Poséidon le frère de Zeus, qui se dit plus fort, n’entre jamais en compétition avec lui, et lorsqu’Héphaïstos se bat contre son père il est rejeté hors de l’Olympe. Il est évident que tout cela est symbolique, mais, autrefois, la force des hommes était, elle aussi, systématiquement inférieure à celle que possédaient les dieux. 196
Ulysse a la sagesse de ne pas se dire meilleur archer qu’Apollon et place l’usage de son arc sous la tutelle spirituelle du dieu à l’arc d’argent. Nous l’avons vu pour Artémis et sa qualité de déesse de la chasse. Tous les dieux représentent un degré supérieur dans une qualité humaine et vouloir être supérieur dans l’absolu consisterait à dépasser les dieux et faire preuve de vanité, d’orgueil, de démesure. Que les dieux se battent entre eux, cela peut arriver comme le rappelle Homère à la fin de l’Iliade. Héraclès luttant avec Apollon pour s’imposer à Delphes montre que les rivalités n’existaient pas qu’entre les nouveaux dieux et les hommes voulant le devenir. Zeus dut intervenir en faveur d’Apollon parce qu’Héraclès voulait enlever la Pythie. Mais la force d’Héraclès ne représente-t-elle pas ce que les héros ont le plus de mal à contrôler en eux ? La légende d’Héphaïstos ne met-elle pas en scène elle aussi ce passage difficile entre la Terre et le Ciel ? Tombé de l’Olympe, Héphaïstos change de nature en passant neuf ans sous la mer près de Téthys, il n’est plus alors un simple forgeron, il devient un véritable orfèvre. Lorsqu’il revient dans le royaume des dieux, c’est pour délivrer Héra qui s’est laissé piéger et ne peut plus sortir d’un trône d’or que son fils lui a fait parvenir. Là encore, la force brutale, attribuée aux forgerons que sont les Cyclopes, s’est transformée et il peut revenir chez les dieux ! Nous comprenons que l’accession à la supériorité puisse se traduire par un voyage rempli d’obstacles, mais des obstacles placés devant le héros par les dieux. Il ne s’agit pas alors d’interdire la recherche de l’excellence, mais d’en assurer son approche, de faire franchir au héros, pas à pas, les différents degrés qui le rapprocheront des plus élevés qui lui sont autorisés. Bien entendu, ce sont les aèdes qui fixent les étapes de la progression, qui organisent les voyages que nous pourrions qualifier d’initiatiques. Par leurs discours, ils invitent les mortels à faire l’effort de changer, de bonifier selon leurs propres critères et ils utilisent les dieux qu’ils ont inventés pour mettre en lumière à la fois l’intérêt du changement, sa difficulté, mais aussi l’aide qu’il est possible de recevoir en chemin, les
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sanctions lorsque le changement ne se fait pas dans les règles. Les aèdes ont tout prévu, semble-t-il ! Ce que nous pouvons souligner ici c’est que la supériorité voulue par les hommes est à cette époque aussi bien politique que mystique, aussi bien individuelle que collective, il n’y a pas de véritable division entre chaque forme de supériorité. Être supérieur n’a de sens que par rapport à un idéal divin, la supériorité est étroitement liée à l’excellence et à la démesure. Le mortel qui cherche l’excellence ne peut le faire que par rapport à lui-même. Cette recherche ne le pousse pas à devenir supérieur aux autres, mais supérieur à lui-même sans qu’un terme soit prévu à cette escalade que sa nature vit de façon inconsciente. Tout progrès vers l’excellence échappe à l’analyse d’un état qui serait contrôlé par la volonté. En ce qui concerne Persée, il est clair que les aèdes ont prévu qu’il serait aidé par Athéna et par Hermès, qu’il bénéficierait de sandales ailées, du casque d’Hadès qui rend invisible, mais tout cela reste symbolique. Pour libérer Pégase, ce cheval ailé qui lui permettra d’accomplir un exploit en délivrant Andromède, il lui faut d’abord faire confiance aux dieux qui l’assistent. Mais les dieux se servent aussi de lui pour faire régner l’ordre qu’ils veulent imposer. Une fois encore tout est lié. La gloire du héros est accordée par les dieux, le héros rend service aux dieux en mettant en lumière les valeurs qui doivent être respectées. L’accession à l’immortalité dépend toujours des dieux. L’acquisition de la supériorité est alors comme un intermédiaire, un procédé nécessaire et indispensable, un préalable à l’obtention de la gloire qui donne droit à la reconnaissance divine au moment où Zeus a les pleins pouvoirs. L’homme doit se montrer supérieur, gravir les différents degrés de la supériorité sans jamais déroger à la règle que Zeus a donnée. Or, cette règle qui dépend de l’ordre divin dépend aussi d’une autre supériorité, celle que les dieux s’imposent entre eux et qui n’est pas de même nature pour les dieux de première génération et les dieux de seconde génération. La supériorité de
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l’esprit sur la matière n’a pas toujours existé. Les héros ne se situent pas tous sous le régime tyrannique de Zeus. Jason est un exemple de héros à mi-chemin entre les deux ordres divins. Il ne recherche pas la supériorité pour atteindre la gloire. Lorsqu’il vient à Iolcos pour se faire reconnaître il rencontre Héra qui grimée en vieille femme lui demande de l’aider à traverser une rivière. Il accepte et perd une sandale dans l’aventure ce qui permet à Pélias de le reconnaître et de comprendre que c’est lui que l’oracle a désigné. Le fait est que nous retrouvons avec Jason l’équivalent de la légende de Persée. Il n’est plus question d’aller chercher la tête de Méduse, mais d’aller chercher la Toison d’Or en Colchide. Comprenons que cette recherche est voulue pas les dieux, probablement Héra qui veut faire venir Médée pour se venger de Pélias, peut-être aussi de Zeus qui veut mettre Jason à l’épreuve de sa supériorité. Il a été élevé par Chiron ce qui déjà dénote une attention divine à son égard. Jason en proposant d’aller chercher la Toison d’Or à Pélias ne fait que demander ce que les dieux lui dictent de faire. Jusqu’à la fin de sa vie, Jason apparaît comme le serviteur des dieux, d’Héra pour commencer,43 d’Apollon pendant le voyage puis d’un Zeus qui n’est encore connu modestement que par l’oracle de Dodone et n’a pas encore installé Apollon à Delphes. Le voyage de l’Argo permet à d’autres héros de devenir des hommes supérieurs, mais seul Jason doit acquérir la Toison. Comme le voulait Héra, la rencontre avec Médée permet au futur couple de revenir à Iolcos. Peu importe les épreuves vécues par Jason. Lorsqu’il revient, il sera chassé d’Iolcos à cause du meurtre de Pélias assuré totalement par Médée. À Corinthe, il a des enfants avec Médée, mais au moment de leur assurer une situation de qualité en épousant la fille de Créon, il déclenche la jalousie de Médée qui utilise sa magie pour tuer sa rivale et son père avant d’en faire autant avec ses propres enfants. Elle part ensuite retrouver Égée pour l’épouser avant le retour de Thésée qu’elle cherchera
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ANDRIEU G. Jason le guérisseur au service d’Héra. Paris, L’Harmattan, 2014.
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à empoisonner. Dans tous les cas, Jason semble étranger et nous pourrions nous demander pourquoi Médée n’a pas atteint la démesure si ce n’est qu’elle est la petite-fille du Soleil ! Lorsque Jason meurt probablement écrasé par la proue prophétique de l’Argo qui provenait du chêne de Dodone, au moment où il se reposait à l’ombre de son navire, n’est-ce pas une sanction symbolique de Zeus lui-même qui assure à Jason ce qu’il ne cherchait pas : l’immortalité ? Jason n’apparaît pas comme un homme épris de supériorité. Il aurait pu prendre le pouvoir qui lui revenait de droit et que Pélias usurpait. Il en est écarté par l’intervention odieuse de Médée ! Il sert Héra plus que ses propres intérêts et nous pouvons penser que l’épouse de Zeus savait que Jason et sa magie pouvaient lui être utiles. D’un autre côté, Jason rend service à tous les demi-dieux qui sont eux-mêmes à la recherche de la supériorité, autrement dit d’un comportement humain digne du regard des dieux. Il est difficile de ne pas penser ici que les dieux utilisent les mortels, uniquement pour leur satisfaction personnelle. Faut-il voir dans la légende de Jason une sorte de rivalité entre Héra et Zeus, comme ce fut le cas pour Tirésias ? Héra l’avait rendu aveugle et Zeus en avait fait un devin ! Ici Héra lui aurait imposé l’exil après le meurtre de Pélias, Zeus lui aurait donné la mort en l’immortalisant ? Ne faut-il pas dépasser cette interprétation et dire que cette légende est probablement fort ancienne et que nous sommes encore à une époque où Zeus n’a pas tous les pouvoirs sur les hommes et sur les dieux ? Nous sommes à une époque au cours de laquelle Poséidon et les Grandes Mères dominent la situation. Jason se situe entre deux mondes, entre Terre et Ciel et s’il peut donner l’impression de rechercher l’immortalité, il ne va pas jusqu’au bout d’un tel désir. Sa magie et celle de Médée ne suffisent pas à le changer. Il faut l’intervention de Zeus pour qu’il soit immortalisé. Peut-être Zeus et Héra s’opposent-ils à propos des mortels qui pourraient leur appartenir ? La mythologie parle beaucoup de troupeaux, de bergers, et lorsqu’Hermès vole du bétail à Apollon, ne s’agit-il pas de fidèles comme ce sera le cas pour les bœufs de Géryon volés par Héraclès avant de les donner à Héra ? Jason est un fidèle qui semble appartenir à 200
Héra, mais qui, à la fin de sa vie, pourrait bien rêver en ce qui concerne les deux mondes divins. Il se repose à l’ombre de l’Argo qu’il a consacré à Poséidon et c’est la proue, qui appartient à Zeus, qui l’écrase. Zeus profiterait-il de la situation pour faire de Jason un de ses fidèles ? Dans le contexte de la supériorité, nous pouvons dire qu’il est le modèle de héros qui s’oppose le mieux à Héraclès. Il ne lutte pas contre lui-même, ce qui est tout le contraire du fils d’Alcmène. Lorsque l’on parcourt les aventures d’Héraclès, on comprend mieux pourquoi il est associé, comme par principe, à la création des Jeux olympiques. Il est le type du mortel œuvrant pour atteindre l’immortalité qui correspond à la plus grande des supériorités, mais après avoir franchi l’obstacle de la mort. Toutefois, il n’y arrivera que grâce à son père qui l’enlèvera de son bûcher dans un grand bruit de tonnerre. Il n’y a donc pas d’exception à la règle : nul mortel ne peut devenir supérieur à un dieu, ou son égal, pas plus qu’il ne peut atteindre l’excellence d’aucune divinité. Héraclès bénéficierait donc comme Jason de la volonté de Zeus, mais seul Héraclès connaîtra l’épreuve du feu autrement dit, chez lui, une mort volontaire. Son initiation, dirigée par Eurysthée, le montre. Disons qu’Héra est alors devenue l’épouse de Zeus et qu’elle intervient pour assurer son voyage symbolique. Si nous avons retenu le nom d’Hercule plus que le sien, c’est peut-être aussi parce que le fils de Jupiter n’est pas tout à fait le même personnage et parce qu’il ne correspond pas à la même vision du monde. Il est certain qu’Ovide ou Virgile ne pouvaient pas imaginer notre héros de la même façon, moins encore que les aèdes qui ont précédé Homère. Dans le langage courant, on parlera facilement d’Hercule de foire et le cinéma s’est empressé de mettre en valeur sa puissante musculature. Disons qu’avec le changement, Héraclès a grandement perdu de son caractère symbolique. En devenant un nom commun, en devenant un leveur de fonte ou un homme qui exécute des tours de force devant des badauds, il a perdu sa capacité à servir 201
d’exemple pour dépasser tout ce qui est matériel dans l’homme afin de libérer l’esprit qui seul peut conduire auprès des dieux ou de l’idéal qu’il faut atteindre en soi. Nous pouvons même considérer qu’il est devenu le contraire de ce qu’il était. Au XIXe siècle Héraclès, devenu hercule de foire, montre avec dérision ce que la matière peut enfanter de grotesque, de puéril, de misérable. La sueur des banquistes, leurs tricheries aussi, leur misérable mise en scène font de la force poussée à l’extrême le contraire de l’idéal qu’un homme doit poursuivre. Ajoutons que parallèlement la force physique devient aristocratique et qu’après les lamentations romantiques, elle devient une valeur recherchée par les intellectuels comme par les nobles. Sous l’influence anglaise plus qu’aristocratique, l’athlétisme deviendra un jeu, un sport ! Mais très vite le sport devra se démarquer de ses ancêtres et tout particulièrement de l’acte marchand qui maintient l’homme à l’état de machine. La guerre contre le professionnalisme commence dès cette époque pour distinguer les partisans de l’esprit et ceux de la matière. Comment ne pas comprendre que nous avons abandonné la défense de l’esprit en développant la supériorité de la matière sous toutes ses formes ? Notre effort à placer cette supériorité sous le contrôle de l’éthique le confirme et montre, simultanément, les limites d’une telle démarche. Mais de quelle matière parlons-nous alors ? Que font les athlètes contemporains ? Ne sont-ils pas comme les saltimbanques à la recherche d’un exploit purement moteur qui mettrait en valeur une supériorité à l’échelle humaine puisque chaque spécialité est désormais mondialement respectée avec ses propres règles ? Les dieux de l’Olympe étaient des juges et je crois qu’il ne faudrait surtout pas penser que nos juges modernes les remplacent. Les deux catégories n’ont rien à voir l’une avec l’autre et l’organisation des jeux actuels ne connaît rien du sens que les anciens voulaient donner à l’effort ou à la victoire. Le caractère sacrificiel, la dimension rituelle et profondément religieuse des jeux ont totalement disparu.
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J’ai pourtant dit que l’athlète moderne pouvait échapper à la matérialisation de sa victoire lorsqu’il l’obtenait et qu’il pouvait, dans un moment de surprise totale, de rencontre inattendue avec un monde qu’il n’avait pas imaginé, découvrir cet autre lui-même qui le situe brutalement beaucoup plus haut que la première marche du podium. En 2004, dans Les Jeux olympiques un mythe moderne, j’écrivais à propos du sportif : « En vivant l’acte sur un plan purement mécanique, il ne fait que découvrir les notes de sa partition. Ce n’est qu’en cherchant à se perfectionner qu’il découvre le dialogue secret entre son être et le mouvement. En sublimant sa virtuosité, il se rapproche de la dimension sacrée du sport. » (p.167) Ai-je dérangé ou simplement surpris en disant cela ? Je l’affirme encore et l’étude de la mythologie, ainsi que mes propres expériences, ne sauraient me faire changer d’avis, bien au contraire. Par contre, je mesure mieux le hiatus qui se trouve entre l’organisation d’un spectacle mondial et la rencontre de soi qui pourrait être comparée à une mort initiatique qui ne dure qu’un instant toujours trop court, mais inoubliable. En se préparant à vivre son exploit, l’athlète peut être comparé à tous les héros mythiques et il n’est pas nécessaire d’ajouter que les dieux le surveillent comme Sostratos peut l’être dans le roman de Maurice Genevoix Vaincre à Olympie. Rien n’a changé quant à la préparation des athlètes et les symboles du passé permettent de comprendre les moments heureux ou difficiles de l’athlète moderne. Ce n’est pas parce que nombre d’athlètes ne perçoivent pas un tel moment de grâce qu’il n’existe pas. Ce n’est pas non plus parce que nombre d’entre eux font preuve de démesure dans leur propos, leur préparation, leur attitude devant la règle qu’il faut banaliser l’effort ou la victoire et nier l’existence de l’excellence. Ce ne sont plus les dieux qui la surveillent, ce ne sont pas les juges qui contrôlent les performances, ce ne sont pas les pourfendeurs du dopage non plus, mais la conscience de l’athlète lui-même comme par le passé. Pierre de Coubertin craignait l’influence des applaudissements et de la foule, mais la véritable montée au Ciel se fait au beau milieu de la foule et 203
sous les applaudissements, lorsque l’athlète n’entend plus rien, ne voit plus rien, ne peut plus juger de quoi que ce soit, lorsqu’il se retrouve seul au milieu de tout le monde. Il est au paradis, le sien, car, comme dans l’Antiquité, c’est dans l’homme que résident les dieux et leur excellence. Je ne dirai pas qu’il a atteint l’excellence, elle est sans limites et lui-même peut en connaître d’autres paliers, à d’autres moments. Mais il sait, à partir du moment où il en a fait l’expérience, qu’elle existe et qu’il la retrouvera peut-être un jour. Je crois que l’athlète qui vit une telle expérience comprend mieux ce qu’est la démesure, parce qu’elle rappelle les obstacles qu’il a pu franchir pendant de longues années et des obstacles qu’il n’a pas toujours dressés lui-même devant lui, comme a pu le dire Pierre de Coubertin. La démesure se combat tandis que l’excellence est offerte comme un cadeau sans qu’il soit possible de connaître le donneur. Je ne cherche pas à redonner ici de l’importance au divin ! Comme je l’ai déjà dit, mais j’aime insister sur ce point : l’homme est d’abord de la matière. C’est cette matière qui est à l’origine d’un besoin de dépassement, de surhumanité, d’immortalité si l’on parle symboliquement. La matière aspire à s’élever vers des sommets que l’esprit n’envisage même pas. C’est sa nature et l’homme devrait comprendre que son esprit se comporte souvent comme un produit dopant et qu’il fausse les efforts en les orientant vers des victoires qui n’ont rien de surhumain. Les aèdes antiques ont cru bon de personnaliser le surhumain en lui donnant des formes et des noms, mais ils sont aussi à l’origine d’une méprise. Ils n’ont pas respecté leurs propres légendes et la nature des hommes qui sont des enfants de Gaia. Si j’oppose l’acte athlétique à l’acte joué, c’est bien parce que le jeu ne permet pas d’atteindre l’excellence et permet toutes les tricheries chez les adultes comme chez les enfants. En jouant, l’homme ne peut atteindre qu’une supériorité éphémère, il ne saura jamais qu’il porte en lui l’excellence. Tous les psychologues savent que l’enfant n’aime pas perdre et que dans un jeu, il préfère changer les règles plutôt 204
que de perdre. Notre société fabrique des multitudes d’enfants et le sport actuel n’engendre que des adolescents perdus dans un voyage sans grande importance. N’oublions pas que commettre l’hybris, la démesure, c’est vouloir obtenir plus que sa part du destin. Mais le destin était tissé par les Moires, filles de la Nuit, sœur de Gaia, toutes les deux issues de Chaos l’origine de toutes les manifestations. Les Grecs anciens avaient certainement inventé le destin pour contrebalancer la soif de pouvoir des uns et des autres. Or, c’est cette soif de pouvoir qui, ne trouvant plus de limites à sa gourmandise, conduit l’homme à toutes les formes de démesure. Si j’ai opposé la supériorité à l’excellence c’est parce qu’elle implique, au niveau humain, la comparaison avec autrui et la volonté d’être meilleur, d’être au-dessus, plus grand, plus beau, plus fort, plus intelligent ou plus rusé ce qui entraîne le plus souvent un sentiment particulier de suffisance, mais aussi toutes les stratégies pour dominer l’adversaire. C’est ce sentiment qui cause la démesure et qui peut, à tout moment ramener l’homme à sa nature monstrueuse. Les aèdes avaient compris qu’il fallait envisager des sanctions exemplaires pour combattre toutes les extravagances des hommes atteints de démesure. Les légendes le montrent. La morale des tragiques plusieurs siècles après Homère a bien tenté de trouver un remède en remplacement des dieux qui étaient montés au Ciel et avaient abandonné les hommes, elle n’a pas réussi à corriger les comportements démesurés. Disons que Platon l’avait compris en présentant l’homme comme une marionnette et en conseillant de n’utiliser que le fil d’or ! Mais il n’a pas été entendu ou bien les hommes n’ont pas encore trouvé ce fil d’or. Si l’homme n’est pas encore parvenu à se dépasser sans faire preuve de démesure, c’est bien parce que l’effort le plus difficile reste à faire, trouver le fil d’or et apprendre à s’en servir ! Je doute que la raison nous permette un jour d’atteindre le surhumain autrement dit l’excellence que voudrait bien atteindre la matière. Cette excellence se perçoit trop brutalement et trop peu de temps dans l’extase ou dans la méditation lorsque l’individu ne cherche plus rien, ni hors de lui 205
ni à l’intérieur de lui. L’activité athlétique pourrait nous y conduire. Mais elle devrait échapper à sa forme spectaculaire dominée par l’argent ! J’ai tenté de l’expliquer, en 2009, dans deux livres : Sport et spiritualité et Sport et conquête de soi44. La mythologie ne fait que les enraciner dans le temps. Il ne servirait à rien de faire l’analyse critique des jeux athlétiques, tels qu’ils sont organisés aujourd’hui, que ce soit sur le plan individuel ou sur le plan collectif. Un changement de nature est impossible, non parce que les organisateurs ne le souhaitent pas, mais parce que le contexte économique, politique et social ne le permet pas. Les jeux athlétiques ne sont pas responsables des comportements humains, ils ne font que les mettre en lumière. Aussi je doute que, dans le contexte mondial actuel, l’homme soit en mesure de reprendre en main une recherche d’excellence qui pourrait le conduire vers une surhumanité qui ne serait pas prisonnière de la démesure, sous quelque forme que ce soit. Les athlètes n’ont pas attendu l’ère moderne pour vivre les débordements que nous regrettons aujourd’hui. Toute analyse de la démesure est faussée d’avance si nous continuons à l’étudier à partir de l’image que nous avons de l’homme rationnel ou de l’homme religieux tel que nous l’avons construit avec des idées et des mots. Dépasser le paraître me semble de plus en plus impossible ou limité à quelques heureux bénéficiaires de l’extase, quelle que soit son origine ou la façon d’y aboutir. Parce que nous refusons ou méprisons ces instants d’éveil qui montrent clairement que tout notre savoir ne peut que nous maintenir sous la dépendance d’une conception de la vie et de la mort, nous ne pouvons trouver de solution qu’en marge des idées reçues, des normes tacites, d’une forme d’intelligence repliée sur elle-même. Parce que l’homme se veut différent de l’animal, parce qu’il refuse d’admettre qu’il est d’abord et essentiellement de la matière qui pense, il tourne le dos à la meilleure voie de progrès qui s’offre à lui.
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ANDRIEU G. Sport et spiritualité. Paris, L’Harmattan, 2009. ANDRIEU G. Sport et conquête de soi. Paris, L’Harmattan, 2009.
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L’effort en lui-même n’est pas l’obstacle qu’il faudrait supprimer. Ce qui le rend dangereux pour l’homme qui veut se comporter en athlète reste sa volonté de dominer ou tuer l’autre au sens symbolique du terme, qu’il soit un étranger ou luimême. Certes, l’athlétisme moderne n’a pas la mort pour objectif, la mort concrète, mais une mort symbolique envahit constamment toutes les épreuves, qu’il s’agisse d’être le plus fort, le plus rapide, le plus résistant…, plus fort qu’on ne l’était la veille. L’homme, comme tout dans la nature, doit lutter pour vivre, pour vivre mieux parce que c’est le propre de la matière et que sa nature ne peut pas échapper à cette règle commune et originelle. L’homme moderne n’a plus l’impression de lutter contre des forces naturelles et pourtant il ne fait que cela à longueur de journée ! Il ne cesse de fabriquer des armes pour rester en vie, que ce soit contre d’autres hommes ou contre toutes sortes de maladies. Lorsqu’il ne lutte pas contre un agent extérieur il lutte contre lui-même, sans grand succès il faut bien le reconnaître. Angoisses, dépressions et suicides font douter de son bien-être ! Comme chez Homère, la raison doit aider l’homme à lutter contre Arès ! La peur de la mort, qu’elle soit due à la vieillesse ou à un accident sans être un choix de jeunesse, comme Jean Pierre Vernant nous la présente en parlant des héros antiques, conduit l’homme à la combattre ou à la donner. L’homme n’a pas encore pris conscience du non-sens d’une telle situation. Et pourtant ! Parce qu’il ne veut pas perdre, l’athlète est prêt à toutes les compromissions en plus des efforts louables qu’il peut s’imposer. Gagner, devenir supérieur est peut-être le pire des obstacles lorsque la victoire est considérée comme le fruit de la volonté ou du savoir. Parce que l’homme se veut responsable, parce qu’il ne comprend pas que sa raison ne peut pas tout contrôler, il est devenu un obstacle pour lui-même. C’est parce qu’il veut tout penser, tout diriger, tout maîtriser qu’il s’est donné des dieux, hier, mais encore aujourd’hui, et qu’il s’est embourbé dans la démesure. Les dieux ne sont que l’évocation 207
de l’idéal qu’il recherche pour lui-même et c’est bien à l’immortalité qu’il pense lorsqu’il veut être supérieur, lorsqu’il veut vaincre, qu’il se comporte comme Tydée, dévorant la cervelle de son adversaire ou comme Ulysse ne pensant qu’à maîtriser le monde par la ruse, quand ce n’est pas la perfidie. Nous avons érigé une muraille cyclopéenne qu’aucun monstre, envoyé par Poséidon, ne pourrait détruire. Cette muraille devient chaque jour plus épaisse et passer entre les pierres qui la composent devient de plus en plus difficile. Nous méditons parfois sur la poussière qui se dépose sur le miroir dans lequel nous cherchons à nous regarder, mais à quoi bon ! Nous ne percevrons jamais que l’image que notre raison a dessinée pour nous. Or c’est bien la raison qui a construit cette muraille et qui a enfermé notre conscience dans une citadelle imprenable que nous partageons avec la mort. Comme je l’ai dit, l’athlète peut entrevoir cet autre luimême pendant ou en dehors de l’épreuve parce qu’elle est un instant où la muraille de notre savoir peut se lézarder, où l’ombre qu’engendre la lumière peut disparaître. Le seul inconvénient reste que l’individu, qui peut être aussi un simple spectateur, se retrouve seul pour vivre l’instant et ne peut en témoigner que difficilement tant son vécu est intraduisible avec les mots ordinaires. Alors, il garde pour lui ce qui l’a émerveillé, ravi trop peu de temps à la vie de tous les jours, peut-être aussi à la mort, et ne peut en faire bénéficier les autres. Ce n’est pas lui qui refuse de partager, ce sont les autres qui refusent le plus souvent de l’entendre ! La société a fabriqué un autisme particulier dans lequel l’homme se retrouve isolé alors qu’il passe son temps à faire semblant d’échanger avec ses semblables. Ce qu’il n’a pas encore compris c’est que ses échanges n’ont rien d’une communion, que leur superficialité en a fait le pire des leurres que le monde ait engendré. Tant que l’athlétisme restera sous la tutelle d’un monde qui l’utilise pour se complaire dans ses erreurs, il ne sera que l’outil d’un enfermement de l’homme, comme l’était l’éducation spartiate, dans un statut d’objet manipulable. 208
L’athlétisme ne pourra conduire l’homme vers une connaissance de soi véritable que s’il rompt les chaînes du tout social et si l’athlète lui-même peut dépasser l’effort qui fait de lui un citoyen, autrement dit un esclave. Ce n’est pas l’effort qui doit être détruit, mais l’usage que l’on en fait. Dépasser l’effort, c’est oublier qu’ilt est dirigé vers un but qui n’est autre que la victoire. Le jour où l’homme ne projettera plus un idéal comme un but à atteindre, lorsqu’il comprendra que cet idéal chimérique n’est qu’une étape à franchir pour devenir soi-même et qu’il n’est surtout pas le fruit d’une épuisante recherche, il découvrira cet autre lui-même qui n’est pas sans saveur. Combien nous sommes loin des inscriptions du fronton du temple d’Apollon à Delphes ! L’athlétisme aujourd’hui, comme jadis, reste dominé par la « belle mort » dont parlait Jean Pierre Vernant. Cette mort n’est plus celle du guerrier qui bientôt aura sa part de feu avant de devenir une ombre et de trouver sa place dans la mémoire collective, mais si sa forme a changé, sa nature est restée la même. Quand donc l’athlétisme permettra-t-il d’échapper à cette image d’une mort glorieuse ? Notre temps est enfermé dans une vision de la mort qui n’est plus celle des héros antiques, mais celle d’une chrétienté ou d’une rationalité qui nous imposent leur loi. Toutes nos recherches scientifiques, notre désir d’objectivité, l’usage de notre raison ne peuvent rien contre des idées reçues qui dominent notre inconscient. Toutes nos interprétations d’un passé athlétique se font à partir de nos croyances modernes et nous ne pouvons pas admettre des comportements qui remettraient en question des certitudes qui ne font que prolonger celui de Théodose. Le seul fait de parler de sport dans l’Antiquité révèle bien plus qu’une facilité de langage, de banalisation de l’acte. Le mot met en lumière la domination de l’acte par un esprit qui n’est surtout pas celui des guerriers achéens devant Troie. Plaquer ce mot anglais sur des rituels antiques, sur des attitudes liées à des funérailles, au respect du mort et à son accompagnement au-delà d’une « belle mort », c’est ou bien ne 209
rien comprendre au passé, ou bien le refuser. C’est imposer des comportements conformes à une autre conception du combat, une conception économique celle-là, un combat dominé par l’Angleterre gouvernée par l’esprit de la reine Victoria. Or, c’est bien ce combat qui empoisonne le monde aujourd’hui, un peu plus d’un siècle après la rénovation des Jeux. C’est un mot anglais qui dicte au monde l’esprit avec lequel il faut participer, mot de l’évêque de Pennsylvanie et non de Pierre de Coubertin. Notre culture, qui a près de trois mille ans d’âge, s’est enfermée dans une autre tyrannie que celle de Zeus, or elle n’en est pas moins castratrice. Par contre, nous oublions que les Grecs avaient trouvé le sublime dans l’art et il suffit de comparer la sculpture grecque et la sculpture romaine pour voir rapidement le chemin que nous avons pris. Pourquoi refusonsnous le modèle grec antique si ce n’est que chaque jour il nous montre nos erreurs et qu’en le suivant nous deviendrions des hérétiques par rapport aux lois du marché ? Quelle est l’éthique dont nous nous gargarisons quotidiennement ? Devrait-elle être celle des athlètes, des sponsors, des administrateurs, des pouvoirs politiques, du public, des media ? La prohibition est devenue un mythe et c’est au nom d’une morale bafouée, à tout instant, que nous partons en guerre pour défendre nos turpitudes en tout genre ! Inutile de brandir de grandes tirades, la réalité est là et parce que la mort est toujours un obstacle majeur, nous fuyons devant elle en voulant arriver premier, mais où ? Tant que l’homme ne déposera pas sa cuirasse de mots, il connaîtra la pire des angoisses, celle qu’une société marchande lui impose pour se donner des allures de monarque ou de divinité ! Nous avons fait comme Héraclès, nous avons revêtu la peau d’un lion, mais nous oublions que cette peau ne l’a pas protégé lorsqu’il a lutté contre l’Hydre de Lerne, ne lui a pas permis d’échapper à ses passions ! Fils d’un athlète épris de libre pensée, athlète moimême avant de devenir entraîneur, je ne peux pas cautionner pareille dérive. 210
Grâce à la mythologie, à la méditation aussi, à la musique certainement, la véritable, pas le bruit qui jouit de tous les éloges, j’ai compris que l’homme n’était pas qu’un cerveau qui raisonne et qu’il pouvait se connaître autrement qu’à partir d’idées ou de mots. Qu’il soit originaire d’Orient ou d’Occident, l’homme est d’abord prisonnier d’un idéal qui plonge ses racines dans les combats qui font de Zeus le grand vainqueur, mais aussi probablement le premier des charlatans. Ce n’est pas Hermès qui est le roi des menteurs, mais Zeus qui est essentiellement le plus rusé de tous les êtres et dont le pouvoir fait de nous des esclaves. Si l’athlétisme peut un jour permettre à l’homme de se libérer du carcan qui fait de lui un criminel exposé, ce sera lorsqu’il aura gagné son autonomie à l’égard des discours qui l’enchaînent. Tant que l’homme ne retrouvera pas une véritable responsabilité vis-à-vis de lui-même, il restera un objet, ou tout simplement une série de mots qui dictent son paraître. En développant en lui une conscience d’être, l’athlétisme peut rendre à l’homme sa liberté et sa responsabilité sans lesquelles il ne peut pas retrouver le sens de l’excellence qui sommeille en lui et doit pouvoir le guider dans tous les actes de sa vie. En restant un produit de société, l’athlétisme ne peut être qu’un poison, une drogue, un produit qui endort la conscience et fait de l’homme une marionnette sans fil d’or.
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TABLE DES MATIÈRES Pour mieux comprendre ..............................................................5 Les fondations mythiques .........................................................67 Le contexte historique .............................................................103 La démesure dans les légendes ...............................................147 Excellence et supériorité .........................................................171 Bibliographie...........................................................................213
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Sport aux éditions L’Harmattan
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Kacou Olivier K.
Cet ouvrage est un guide pédagogique dans le cadre de l’enseignement de la gymnastique des lycées et collèges, dont le but est de : rechercher la construction des attitudes et positions essentielles à l’activité ; résoudre des difficultés simples avec une intention esthétique ou acrobatique ; savoir composer un enchaînement dans un espace donné ; assurer sa silhouette devant un groupe. (Coll. Harmattan Côte-d’Ivoire, 18.00 euros, 180 p.) ISBN : 978-2-343-04575-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36832-0 fabuleux (Le) parcours du Bayern Munich lors de la Ligue des champions 2013
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Ce livre permet de revivre la formidable épopée du FC Bayern Munich dans cette formidable épopée de la Ligue des champions 2013, à travers les treize matchs de la compétition, du premier de la phase de groupes jusqu’à la mythique finale de Wembley. Tous sont analysés en détail et les compositions des équipes sont précisées. Il revient aussi sur l’ensemble de la saison 2012-2013, en or pour ce club, ponctuée par un triplé historique (Ligue des champions, Bundesliga, Coupe d’Allemagne). (14.50 euros, 146 p.) ISBN : 978-2-343-05043-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36658-6 enjeux (Les) du sport en Afrique Dopage, hooliganisme... et terrorisme
Aziza Antoine Hongnyo Jean-Jacques Préface de Mathias Eric Owona Nguini - Postface de Joseph Tchatchoua
Depuis que le sport est devenu un enjeu politique, économique, social, diplomatique, géopolitique et géostratégique, des comportements qui n’ont rien à voir avec l’esprit olympique ou le fair-play se sont développés autour de cette discipline, la mettant même en danger. Ce livre est une analyse systémique de la violence dans le champ sportif. (Coll. Harmattan Cameroun, 24.00 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-04024-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-35747-8 Corps, Sport, Handicaps (Tome 2) Le mouvement handisport au XXIe siècle – Lectures sociologiques
Sous la direction d’Anne Marcellini et Gaël Villoing
Plus d’un demi-siècle après la création de l’Amicale sportive des mutilés de France en 1954, ce second tome nous plonge dans une analyse détaillée des pratiques, des discours et des questionnements actuels du mouvement handisport. Après un développement national et international très rapide dans la seconde moitié du XXe siècle, le mouvement français handisport est, en ce début de XXIe siècle, traversé par de multiples interrogations. (Téraèdre, 22.00 euros, 204 p.) ISBN : 978-2-36085-056-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-35902-1
Pratiques langagières et basket-ball professionnel en France
Martin Fanny Préfaces de Jean-Michel Eloy, Karim Souchu et Alain Weisz
Cet ouvrage s’intéresse à l’environnement linguistique du basket-ball professionnel en France et propose de mettre en évidence les ressources (complexes) de la communication de la performance. Comment ces basketteurs communiquent-ils au quotidien tant dans le domaine professionnel que dans le domaine relationnel ? Comment le rempart des langues peut-il être brisé ? Quels sont les besoins linguistiques réels ? Quels sont les moments de communication les plus révélateurs de la performance dans le haut niveau ? (Coll. Espaces discursifs, 15.50 euros, 152 p.) ISBN : 978-2-343-03933-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-35739-3 Épistémologie du corps savant Tome I : Le chercheur et la description scientifique du réel
Sous la direction de Matthieu Quidu
Dans ce premier volume seront envisagés les apports et limites de l’engagement corporel du chercheur dans l’enquête empirique. Le corps du savant ne constituet-il qu’un obstacle qui entrave la connaissance de l’objet ? Des mises en oeuvre empiriques, dans des domaines comme la recherche sur le sport ou le handicap, sont élaborées. Des outils de réflexivité corporelle sont construits, permettant de reconnaître la subjectivité charnelle du savant tout en la contrôlant. (Coll. Espaces et Temps du Sport, 27.00 euros, 266 p.) ISBN : 978-2-343-03953-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-35803-1 La recherche scientifique comme expérience corporelle Tome II : Épistémologie du corps savant
Sous la direction de Matthieu Quidu
Dans ce volume, « la recherche scientifique comme expérience corporelle » sera envisagée comme une activité et un processus incarné. Il s’agit de documenter ce que cette expérience a d’incertain et d’affectif, notamment dans le cadre des recherches sur le sport. Nous plongeons aux racines de la création scientifique. La recherche apparaît comme une pratique instrumentale, mais aussi communicationnelle, présentant des homologies avec d’autres activités charnelles, comme la danse ou la méditation. (Coll. Espaces et Temps du Sport, 31.00 euros, 310 p.) ISBN : 978-2-336-30707-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-35804-8 Accompagner les jeunes sportifs Manuel pédagogique
Gourmelen Bernard - Préface de Guy Roux
Cet ouvrage a pour but de fournir aux nombreux encadrants sportifs, bénévoles ou professionnels, un instrument fiable et complet leur permettant d’œuvrer de la meilleure manière possible, quel que soit le domaine sportif envisagé. Pour autant, cet ouvrage ne donne pas de recettes toutes faites et cherche à ouvrir des pistes de réflexion. Entre théorie et expériences de terrain, il doit permettre à tout
encadrant sportif de se faire une réelle idée de sa fonction mais aussi d’y puiser ce qui peut l’aider. (Coll. Enfance éducation et société, 19.00 euros, 180 p.) ISBN : 978-2-343-04058-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-35611-2 monde (Le) des courses de chevaux
Pereira Carlos Henriques
Portrait de l’institution des courses en France, outil didactique destiné aux professionnels, aux élèves, aux parieurs de courses hippiques, ce petit ouvrage permet d’appréhender les divers acteurs des hippodromes. Les cadres politiques, les collectivités pourront aussi mieux cerner les enjeux financiers et économiques de la filière. Enfin, le présent ouvrage comporte un lexique des termes anciens et modernes pour mieux jouer et suivre les paris organisés par le PMU et les sociétés mères, France Galop ou Le Cheval français. (12.50 euros, 118 p.) ISBN : 978-2-343-03484-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-35805-5 fondements (Les) du système sportif Essai d’anthropologie historique
Darbon Sébastien
Qu’est-ce que le sport ? Cet ouvrage analyse la révolution qu’a constituée l’avènement, dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle, de ce que l’on peut appeler le «système sportif». Cette nouvelle configuration introduit notamment une conception entièrement différente de l’espace et du temps de la pratique, un abandon de la référence au sacré ou au religieux, des modalités d’institutionnalisation de la pratique, une diffusion planétaire des règles du jeu, une recherche de l’égalité entre participants. Ce système s’est diffusé tout au long des XIXe et XXe siècles à l’échelle mondiale. (24.00 euros, 240 p.) ISBN : 978-2-343-04038-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-35490-3 Tour (Le) de France dans tous ses états !
Larizza Olivier
Voici l’un des livres les plus originaux jamais écrits sur le Tour de France. Anecdotes insolites et confidences d’anciens champions, scènes cocasses observées sur les étapes ou en coulisse, aperçus historiques et souvenirs personnels colorent chaque page. Olivier Larizza surprend, amuse, attendrit. Et restitue à merveille l’épopée de la Grande Boucle. (Editions Orizons, Coll. Témoins, 10.00 euros, 106 p.) ISBN : 978-2-296-08867-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-53651-7
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Les jeux athlétiques en Grèce L’étude de la mythologie et les données de l’archéologie montrent que les jeux athlétiques n’ont pas commencé en -776, comme on le dit souvent. Il suffirait de citer Homère et les jeux de Patrocle dans l’Iliade pour s’en convaincre. Mais c’est encore avant Homère qu’il faut chercher l’origine de tels jeux. Qu’ils soient d’Olympie, de Delphes, de Corinthe ou de Némée, ils ont des origines lointaines. C’est leur évolution qui permet de comprendre comment l’homme, soucieux de la démesure à l’origine, a oublié l’excellence en voulant devenir supérieur. Cela ne lui a pas encore permis d’atteindre la surhumanité. Loin de vouloir prendre le contrepied des Jeux olympiques rénovés par Pierre de Coubertin, Gilbert Andrieu cherche dans la mythologie ce que fut leur origine et dépasse les mythes fondateurs habituellement évoqués. Son souci n’est pas d’évaluer leur organisation, mais de comprendre les comportements humains qui sont à l’origine de l’athlétisme. Il soulève le problème de l’excellence et de la démesure qui pourrait bien expliquer certaines dérives propres à tous les temps. Professeur des universités à la retraite, profondément amoureux de la Grèce antique, très attaché au langage symbolique des mythes, Gilbert Andrieu est l’auteur de nombreux ouvrages sur le sport et la mythologie.
Illustration de couverture : Le temple d’Héra à Olympie.
ISBN : 978-2-343-095134
23,50 €