Les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine: René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy 9782336006017, 2336006014

La poésie française contemporaine connaît d'importantes mutations formelles. Les formes hermétiques, comprises à pa

112 50 3MB

French Pages 186 Year 2013

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD PDF FILE

Table of contents :
Introduction Les territoires des formes hermétiques
Première partie
Une tradition de l’hermétisme
Chapitre 1 Les formes quarantenaires
Chapitre 2 Diction de soi et expression du rapport au monde
Instabilité des formes hermétiques
Chapitre 3 Le brouillage poétique
Chapitre 4 Poésies fragmentées et énigmatiques
Chapitre 5 La figuration poétique
Esthétique des formes hermétiques
Chapitre 6 Une poésie illisible
Chapitre 7 Une poésie du silence
Conclusion Poésie hermétique,
Biobibliographie des auteurs
Index des noms
Index des notions
Références
Table des matières
Recommend Papers

Les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine: René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy
 9782336006017, 2336006014

  • 0 0 0
  • Like this paper and download? You can publish your own PDF file online for free in a few minutes! Sign Up
File loading please wait...
Citation preview

Omer Massoumou

Les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy

Les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine

Du même auteur : (1998). L’écriture poétique de René Char depuis Le Nu perdu, Villeneuved’Ascq, Septentrion, 398p. (2004). L’image de l’autre dans la littérature française, Paris, L’Harmattan, 229p. [édition scientifique]. (2006). La marginalité en République du Congo. Contextes et significations, Paris, L’Harmattan, 218p. [édition scientifique]. (2007). Le français en République du Congo sous l’ère pluripartiste (19912006), Paris, Éditions des Archives contemporaines, Agence universitaire de la Francophonie, 451p. [co-publication avec Ambroise Queffélec].

© L’Harmattan, 2013 5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00601-7 EAN : 9782336006017

Omer MASSOUMOU

Les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy

Groupe de recherche en études sémantiques et interprétation Formation doctorale Espaces linguistiques, littéraires et culturels (ELLIC) Faculté des lettres et des sciences humaines Université Marien Ngouabi de Brazzaville (Congo)

A la mémoire de mes parents

Mutà nkùma wa fwila mù nkùma yi ka kõno ku bangla (Le diseur de proverbes mourut à cause du proverbe qu’il ne pût interpréter)

Introduction Les territoires des formes hermétiques La spécificité de la poésie française contemporaine fait l’objet de nombreuses discussions, réflexions, études ou monographies. Et, tous les critiques sont unanimes sur les mutations intervenues au cours du siècle dernier dans l’organisation du langage poétique. Jean-Louis Joubert parle par exemple de métamorphoses et affirme que : Le Dieu Vishnou a connu dans les vieilles mythologies hindoues des avatars innombrables. La poésie s’est elle aussi métamorphosée en des incarnations potentiellement infinies. [Mais il précise tout de suite qu’] Il est sans doute impossible de rendre compte de toutes ses transformations, qui accompagnent les variations dans l’histoire des sociétés humaines1. La poésie nouvelle connaît effectivement différentes caractéristiques au point où la notion même de « poème » est systématiquement redéfinie. L’émergence du surréalisme au début du XXème siècle coïncide définitivement avec la fin des formes fixes dans la création poétique. Les poètes en particulier et les écrivains en général ne se soumettent plus à une poétique pour écrire. Albert Léonard parle d’une crise de la littérature : Avec Mallarmé est née une espèce de religion de la littérature considérée comme activité orphique, comme explication ultime du réel et de la création, comme recherche d’un sens totalisant, comme alchimie. L’activité littéraire devient réflexion sur l’essence de la poésie, la poésie devient poésie de la poésie et ouvre la voie aux théoriciens modernes d’une nouvelle poétique, de Brémond à Gérard Genette2.

1

Jean-Louis Joubert, Genres et formes de la poésie, Paris, Armand Colin, 2003, p. 13. Albert Léonard, La crise du concept de littérature en France au XXe siècle, Paris, Librairie José Corti, 1974, p. 24. 2

12 Les modifications intervenues dans la pratique de la poésie touchent bien sûr les formes mais aussi et surtout le contenu sémantique. Christine Andreucci note à ce titre que : L’histoire de la poésie depuis plus d’un siècle est celle de la disparition progressive de tout critère définitionnel du genre, ceci en grande partie en raison de la dissociation qui s’est faite à la fin du XIXe siècle entre poésie et écriture versifiée3. Dans le cadre d’une lecture des formes sémiotiques, Georges Molinié opère une distinction entre le monde et le mondain. L’homme en tant que sujet parlant ou écrivant est en relation avec le monde, lequel est autonome et factice. La relation ou le contact avec le monde est considéré comme rudimentaire en dépit de son intensité. L’expérience humaine fait valoir plusieurs procédures de médiation et le langage verbal est un des moyens de médiation entre le monde et le sujet. Et « ce qui est médiatisé par la procédure [...] c’est du mondain »4. Le discours poétique relève donc du mondain et obéit à une procédure de symbolisation spécifique qui fait que les formes hermétiques renvoient à des « formes particulières, reconnaissables et identifiables dans un milieu de réception », un milieu qui a une conception bien spécifique de la clarté. En pensant aux formes hermétiques, nous relevons qu’elles participent à la fois du mondain et du monde, c’est du monde à peine appréhendé qui nécessite un espace propre de réception. Il existe donc un « territoire », un environnement à partir duquel, il nous est possible de concevoir et de recevoir tout texte hermétique. Notre propos porte ainsi sur une lecture du mondain catégorisé de façon hermétique dans le contexte de la poésie française des XXe et XXIe siècles. Une rapide observation des formes poétiques permet de distinguer deux tendances dans la pratique de la poésie française du XXe siècle. D’un côté la poésie s’identifie à des formes brèves. La poésie se retient de trop parler ; elle se fait brève ou elliptique pour faire prévaloir une poésie essence mettant en exergue la substance ou l’absolu du discours. C’est l’expression d’un minimalisme, d’un réductionnisme formel qui obéit chez la plupart des poètes à une poétique, à une « morale de la forme » pour reprendre une expression de Roland Barthes5. Et de l’autre à des formes expansées qui se manifestent par un déploiement, un déferlement de l’écriture où la syntaxe et la grammaire sont mises à mal. Le langage devenant une parole ininterrompue, inaudible pour le grand public. Il s’opère une rétention 3

Christine Andreucci, « La poésie française contemporaine : enjeux et pratiques », http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/artigo6781.pdf lu le 23 juillet 2007. 4 Georges Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, p. 8. 5 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Editions du Seuil, « coll. Points », 1953, 1972, 128p.

13 sémantique à cause du flot de parole que seul un lecteur exercé et bien informé parvient à surmonter. Se trouve alors impliquée une philosophie du langage reposant sur l’inférence et la rationalité. Au début du siècle, c’est le dadaïsme et le surréalisme qui dominent le genre poétique et donnent au poème en prose ses éléments de reconnaissance, font prévaloir le non-sens, le sacré, l’hermétique... Nadja d’André Breton en est un exemple saillant. Dans la seconde moitié, ce sont des figures solitaires qui se sont illustrées. Des poètes d’importance variable ont donné aux lettres françaises des œuvres aux tonalités brèves, elliptiques, silencieuses, etc. La rétention de la parole donnait lieu à une écriture du secret, à une écriture opaque, sinueuse ou fragmentée. On comprend finalement que la société humaine ne saurait échapper aux ruptures du langage et du sens produisant de l’informe et du non-sens. La logique de la représentation objective des choses constitue un pôle de perception et de réception de la réalité qui trouve ses limites avec les formes hermétiques en poésie. L’hermétisme dans la poésie française définit un mode de perception de la réalité pour le poète émetteur. Le code poétique ou la forme d’écriture repose alors sur des conventions en instance de réinvention. Dans la pratique, il s’est institué une « faille-apparemment irrémédiable »6 entre la poésie et les lecteurs récepteurs du discours. Le décodage de la poésie n’est possible qu’en prenant un nombre important de précautions. Plusieurs poètes produisent des formes hermétiques au point où des passages de leurs œuvres restent incompréhensibles. Dans cette activité, la subversion, la dé-formation ou la dés-organisation du langage occupe une part considérable. Pourtant l’idée d’une gratuité formelle, syntaxique et sémantique dans l’organisation ou la construction de la poésie reste difficilement admissible. Si la poésie contemporaine française passe pour hermétique et résiste à la lecture, c’est en partie parce qu’elle s’assimile à un « pro-verbe », à une écriture essence, à une « désécriture » dont on ignore les sens multiples et cette ignorance risque de perdre l’homme. Il faut en conséquence interroger continuellement la « matière émotion ». L’homme risquerait en effet sa perte s’il n’arrivait plus à donner du sens au discours qu’il produit. Claude Esteban n’affirme-t-il pas ? En déstabilisant le langage, les poètes, hier, à leur insu, aujourd’hui en pleine conscience de leur tâche, remettent en cause, sinon les assises de la société, du moins les prémisses conceptuelles de sa rationalité et de ses conventions7.

6

Claude Esteban, « Le travail du poème », Ministère des Affaires Etrangères, Poésie contemporaine de France, Paris, ADPF, 1994, p. 5. 7 Claude Esteban, Ibidem, p. 10.

14 La mise en cause des conventions –particulièrement en ce qui concerne la langue– et de la logique rationnelle caractériserait donc des entreprises poétiques anarchistes. Le poète refuserait de se soumettre aux principes de la société, à l’ordre établi des choses en raison d’une recherche portée sur un devenir autre de l’être-au-monde de l’homme, de la langue, en raison aussi de son statut. On enregistre une insoumission, une insubordination de la parole à l’ordre, à la clarté de la cité. Cela a pour principale conséquence, le rejet, la marginalisation de la poésie et des poètes. Christine Andreucci évoque cette mise à l’écart de la poésie française contemporaine en ces termes : Les analyses qu’on peut lire sur [la] marginalisation indéniable de la poésie en font porter diversement la responsabilité aux poètes eux-mêmes ou à la société. L’évolution de la poésie en France au cours du XXe siècle est ainsi régulièrement accusée de s’être séparée du public par trop d’intellectualisme et de complexité sophistiquée, se réservant à quelques happy few initiés. Ainsi voit-on naître une réaction récente [...] des poètes eux-mêmes pour un retour à la communication simple et directe qui toucherait le grand public... 8 La sophistication du langage poétique correspond à une pratique hermétique, à une forme poétique qui n’a rien de simple, de direct et de gratuit. Parler des « formes hermétiques » nous permet d’éviter l’emploi du syntagme poème hermétique qui renferme la lexie poème que la tradition a fossilisé et qui empêche en soi toute remise en cause. L’innovation formelle dans la poésie contemporaine demande une attitude nouvelle. Le discours poétique tel qu’il se présente en France est davantage une parole interrogative, une tête chercheuse de vérité dans une société « décadente », une société en crise dont l’image glorieuse et dominante coïncide avec le cartésianisme et le libéralisme issu de l’époque de la Révolution de 1789. L’innovation poétique se concrétise par des formes nouvelles dont l’une des caractéristiques est l’absence de logique de l’écriture, la propension à accorder une place trop grande à l’irrationnel, au mystique... Cette situation a pour principale conséquence de placer le poète et le lecteur dans une fausse impossibilité de communiquer car les trop grandes innovations du poète créateur ont placé le lecteur dans l’incapacité de lire ou de recevoir le dire non conventionnel de l’écriture poétique. Avec les formes hermétiques, nous nous rendons aussi compte que la culture française n’est pas réductible au raisonnable, à la logique. Elle accorde une place non négligeable à l’informe, à l’énigmatique, à l’impensé comme toute société humaine.

8

Christine Andreucci, art.cit.

15 Dans la création littéraire et particulièrement en poésie, il existe une tradition et une pratique d’une littérature mystique dont découlerait l’écriture hermétique9. L’expression formes hermétiques est à comprendre comme une notion générale renvoyant à plusieurs aspects. Elle pose la corrélation entre forme et sens, entre la forme et le contenu sémantique. Si les formes fixes, simples et brèves renvoient davantage à la disposition des écrits sur la page qu’au sens, les « formes hermétiques » se conçoivent dans l’unité des deux aspects. Ce syntagme postule une conceptualisation d’une réalité poétique de la non forme ou de l’informe qui construit du non-sens ou de l’hermétisme. Face à « l’impossibilité de s’en tenir à une définition de la poésie qui soit unitaire, totalisante, absolue », Jean-Louis Joubert préfère parler des « formes historiques des poèmes » qui se particularisent en une « multitude de modes : poésie épique, poésie lyrique, poésie didactique, poésie satirique, poésie de circonstance, poésie fugitive, poésie pastorale, poésie en prose, poésie pure, poésie spatialiste, poésie sonore, poésie-action... »10. Bernard Roukhomovsky porte son attention sur ce qu’il appelle les « formes brèves » comprises principalement comme « formes sentencieuses, fragmentaires, épigrammatiques »11. Pour notre part, nous cherchons à appréhender les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine, celle des XXe et XXIe siècles, comme des formes au contenu sémantique ambigu, paradoxal et discutable c’est-à-dire polysémique. Les formes hermétiques participent également d’une esthétique de l’éloquence. Le substantif forme est utilisé diversement pour désigner des modes de (re)présentation ou des catégories du discours poétique. L’approche de la poésie adopte ainsi plusieurs modes de (re)présentation du poème. Le problème de l’hermétisme des formes poétiques est aussi lié à la production et à la réception ou à la lecture. A priori, tout langage poétique serait hermétique tant que le lecteur ignorerait l’art verbal présidant à la création poétique. Il s’agit de la question de la communication verbale avec un code spécifique. Mais il s’agit aussi de reconnaître l’existence des formes hermétiques dans la poésie française contemporaine. La majorité des poètes post-surréalistes produit des formes hermétiques. De façon restrictive, la lecture des formes hermétiques va se faire chez les auteurs suivants : René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy. Dans sa lecture des formes poétiques, Jean-Louis Joubert (2003 ; 115238) en identifie plusieurs. De l’acrostiche au virelai en passant par l’aphorisme, la mazarinade et plusieurs autres formes, le critique fait un inventaire large. Nous constatons que certaines formes sont consubstantiellement hermétiques et d’autres non. Notre étude retient les 9

Dans Livre de lectures, Marthe Robert relève ce que le fait littéraire « a de flou, de fuyant et d’incompréhensible », Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1977, p. 5. 10 Jean-Louis Joubert, Genres et formes de la poésie, Paris, A. Colin, 2003, p. 6. 11 Bernard Roukhomovsky, Lire les formes brèves, Paris, A. Colin, 2001, p. 2.

16 formes essentiellement hermétiques. L’établissement d’une liste permettrait aussi d’apprécier l’emploi de ces formes dans les œuvres des poètes sélectionnés. Notre propos porte sur une volonté de comprendre l’organisation formelle et sémantique du texte qui aboutit à une rétention du sens, à un hermétisme. Il est aussi question de consolider une intuition de lecture qui nous a fait penser à l’existence possible des formes poétiques à la fois spécifiques et sémantiquement opaques. En effet, les formes renvoient à des procédés poétiques. La marque plurielle permet à la fois de convoquer la pluralité et la polysémie de la notion. Ce que disent Georges Molinié et Alain Viala sur les "formes génériques" quand ils expliquent les possibilités offertes par la poétique nous semble concevable aussi pour les formes poétiques : « […] les formes génériques ne se bornent pas au seul littéraire, […] ; aussi est-il important et opportun de chercher quelle logique différente et voisine à la fois fonctionne pour une même forme, selon qu’elle est incluse dans l’espace littéraire ou pas, et quelle signification elle prend dans l’un et l’autre cas. Comme les effets de signification résultent à la fois de la position des locuteurs, de la situation de locution –choses que la sociologie est apte à analyser- et des codes employés dans l’échange – chose que la poétique permet d’analyser- le dialogue semble là encore devoir être parfaitement fructueux »12. Prise dans le contexte français, la notion de forme revêt un fonctionnement divers, une position particulière au sein des œuvres littéraires et des significations contextualisées. L’épithète hermétique mérite encore une explication. Le lexicographe écrirait qu’il s’agit de ce qui est relatif à l’hermétisme. Et l’hermétisme lui-même est une doctrine des choses secrètes ou mystiques née dans l’Antiquité (IIe siècle après Jésus-Christ). Cette doctrine était fondée par Hermès Trismégiste (trois fois grand) dont les écrits nous sont parvenus grâce à une traduction de Marcile Ficin au XVIe siècle. Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert ont défini la nature de ces écrits en ces termes : Dans le Corpus hermeticum était affirmée la nature divine de l’intellect humain, origine que l’expérience religieuse permet de retrouver, ainsi que la correspondance entre l’homme, le microcosme, et l’univers, le macrocosme. Tout objet du monde recèle ainsi un secret à déchiffrer13. 12

Georges Molinié et Alain Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Puf, 1993, 155p. 13 Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand Colin/VUEF, 2002, p. 92.

17

La doctrine hermétique concerne aussi les traditions mystiques des Hébreux, de la Kabbale et elle est à l’origine de l’alchimie et de l’occultisme en littérature en général et en poésie en particulier. Dans la mythologie grecque, Hermès est un dieu aux attributs multiples. Dieu du vent, grand orateur et musicien, Hermès est aussi un messager des dieux, inventeur de la lyre. Il se métamorphose souvent et fréquente le monde souterrain où il conduit les âmes des morts auprès de Hadès (ce dernier est un dieu du monde souterrain qui règne sur les morts et possède un casque d’invisibilité. Son monde cache des richesses et lui vaut le surnom de Pluton c’est-à-dire « le riche »). Hans Staub note que l’art et la doctrine fonderaient l’hermétisme d’un poète comme Scève. Il écrit : Ces deux formes de l’hermétisme, celle de l’expression comme celle de la doctrine, s’inspirent de façon plus ou moins directe de l’enseignement hermétique contenu dans les écrits qui ont été réunis sous le nom d’Hermès Trismégiste14. Il existe donc un héritage relatif à la pratique de l’hermétisme dans la poésie. En indiquant les trois significations du mot, Hans Staub (1963 : 26) situe les niveaux de l’héritage. Il parle de l’hermétisme comme d’un ensemble de doctrines philosophiques et théologiques du Corpus hermeticum, des différents courants ésotérique et initiatique et du sens de l’obscurité concertée. L’Encyclopaedia universalis apporte d’autres précisions sur le sens et sur le rapport avec le dieu égyptien Thot : Ignoré de la langue classique, qui usait uniquement de l’adjectif « hermétique » pour désigner ce qui avait rapport au grand œuvre alchimique, le mot « hermétisme » est un néologisme de la fin du 19e siècle, au contenu ambigu, tout comme les termes souvent synonymes. Pour éviter toute confusion, il conviendrait de ne l’employer, [...] que pour désigner les doctrines propres aux ouvrages qui circulèrent sous le nom d’Hermès Trismégiste. Les écrits, dont les plus anciens remontent à l’époque hellénistique et les plus récents au Moyen Age, se présentaient, en effet, comme ceux du dieu égyptien Thot, que les Grecs identifièrent à Hermès, et s’étendaient à toutes les branches de la connaissance : astrologie, médecine, magie, alchimie, philosophie, théologie15.

14

Hans Staub, « Scève, poète hermétique ? », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, vol. 15, 1963, p. 25. Article disponible sur http://www. persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1963_num_15_1_2241 15 Encyclopaedia universalis, Vol. 11, 2002, p. 260.

18 Michel Serres considère Hermès dans le sens de la mythologie grecque. Dans leur entretien, Bruno Latour interroge Michel Serres sur les deux formes d’hermétisme de l’œuvre de ce dernier. La première forme correspondrait à la « figure de médiateur libre qui se promène dans ce temps plié et qui établit donc des connexions »16. Le « second hermétisme, qui recouvre l’autre, qui le contredit, qui est hermétique au sens d’ésotérique, de volontairement ésotérique, qui ne fait aucune médiation [...] »17. En réponse à ces questions, Michel Serres compare Hermès à un messager : Hermès, le messager, apporte d’abord la clarté dans les textes et signes hermétiques, c’est-à-dire obscurs. Un message passe en luttant contre le bruit de fond ; Hermès, de même, traverse le bruit vers le sens18. Michel Serres récuse le second aspect de l’hermétisme et fait observer que le sentiment ésotérique du discours n’est imputable qu’à « l’effet ordinaire du messager, qui arrive de loin pour dire les événements. Le messager porte toujours d’étranges nouvelles, sinon ce n’est qu’un perroquet »19. La réponse de Michel Serres pose le problème de validité même de la parole poétique et de la réception du discours littéraire hermétique. Elle résume en fait la position de plusieurs poètes qui n’acceptent pas ou qui récusent toute catégorisation hermétique de leur œuvre. L’hermétisme ne dépendrait donc pas du messager mais de la traversée du bruit vers le sens et du pôle de réception. Les formes hermétiques sont alors comprises comme des poèmes de l’informe et du non-sens, des poèmes d’interprétation délicate, des poèmes qui peuvent avoir un sens édulcoré ou retenu dans le sinueux acheminement vers le sens. Cela relève d’une pratique singulière de la langue que le lecteur ignore au départ. Le renvoi non évident à un référent unique, pluriel ou paradoxal, l’emploi de l’ambiguïté, de l’illuminisme, des figures... construisent les formes hermétiques. La légitimation de ce présent ouvrage peut donc se limiter à cette ambition sans nul doute contestable mais simplement solidaire et humaine d’une lecture herméneutique de la poésie française contemporaine perçue comme texte marqué volontairement par un brouillage sémantique du message. Nous voudrons aussi admettre le « plaisir du texte » que nous ressentons à suivre les labyrinthes des formes hermétiques comme argument parmi tant d’autres pour justifier l’objet de ce livre. Il s’agit de prendre en compte la fonction esthétique ou de sublimation de la vie que Georges 16 Michel Serres, Eclaircissements. Cinq entretiens avec Bruno Latour, Paris, Editions François Bourin, 1992, p. 98. 17 Michel Serres, op. cit., p. 99. 18 Michel Serres, op. cit., p. 100. 19 Michel Serres, op. cit., p. 101.

19 Molinié accorde à la littérature : l’artistisation du discours. Cette fonction qui est plutôt une dynamique correspond à un ensemble de préoccupations de nature linguistique, sociopoétique et sémiotique. Si la poésie française depuis Lautréamont, Stéphane Mallarmé et les poètes surréalistes fait bon ménage avec l’hermétisme, elle établit aussi une autre stratégie de lecture. La littérarité de la poésie pose problème. La dislocation de l’unité de la forme permet par exemple au Groupe — de penser à la lecture tabulaire ou à Julia Kristeva20 de parler de la révolution du langage poétique : La révolution poétique dans ses rapports avec le langage [définit une] technique subversive. Désormais le sens va se séparer de la signification et la poésie s’enfermer sur elle-même confiant le poète dans le seul exercice du discours clos21. Il s’agit d’une « technique subversive » ; nous parlerions volontiers de rhétorique subversive dans le sens où il est bien question d’un art du langage. Etudier en conséquence un aspect de l’hermétisme c’est adopter une démarche d’exploration, celle qui est propre à la société contemporaine, dans la façon de se représenter le monde. En somme, tout montre la prédominance du nouveau dans la poésie, nouveau qui participe d’une dynamique de la modernité et qui s’accompagne d’une multiplication de formes. L’absence de critère définitionnel reposant sur la forme pose en conséquence le problème de sa lecture, de son interprétation, de sa réception et de son esthétique. Dans la poésie française contemporaine, les manipulations formelles conduisent à une restructuration générique importante qu’évoquent des auteurs comme Ferdinand Brunetière (2000) ou Michèle Aquien et JeanPaul Honoré (1993). Les formes de la poésie caractérisent les évolutions du genre. Julia Kristeva (1974), G. Gros et M.M. Fragonard (1995) et Michel Jarrety (1997) décrivent ses profondes mutations. Dans cette histoire, des critiques ont identifié des formes brèves (Alain Montandon, 1992 et Bernard Roukhomovsky, 2001), des formes fixes (Maurice Grammont, 1954 ; J.M. Gouvard, 1999 ; Jean-Louis Joubert, 2003). André Jolles parle même des formes simples pour faire allusion à des formes qui échappent à la stylistique, à la rhétorique et à la poétique, à des formes qui renvoient à la poésie de certaines formes de discours. Les formes simples ne sont pas des poèmes comme on le comprend habituellement. A. Jolles (1972 : 17) inventorie la légende, le geste, le mythe, la devinette, la locution, le cas, le mémorable, le conte et le trait d’esprit comme des formes simples. Il existe donc une diversité formelle qui mérite une attention particulière. Parlant non 20

Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Paris, Editions du Seuil, 1974. Albert Léonard, La crise du concept de littérature en France au XX e siècle, Paris, Librairie José Corti, 1974, p. 91.

21

20 pas de la poésie mais de l’art en général, Jan Baetens et Bernardo Schiavetta écrivent dans l’introduction aux actes du colloque sur La forme et l’informe dans la création moderne et contemporaine ce qui suit : À mesure que l’art contemporain fait reculer les limites de la création ses enjeux formels s’estompent, comme si l’acceptation d’une infinité de formes scellait par là même l’inutilité d’une appréciation comparative. L’invention et l’originalité formelles ne seraient plus les conditions de la qualité des œuvres. Il est frappant de constater dans l’art contemporain des vingt dernières années que la démultiplication des formes est proportionnellement inverse à la quasi-absence d’une esthétique censée l’accompagner. Préférant mettre en avant les enjeux sociopolitiques, les affects, les divers subjectivismes et pluralismes, ce « monde de l’art » dont on se gargarise tant semble être un monde sans forme, voire un monde informe22. La pertinence de ce constat touche spécifiquement la poésie au point où la notion d’informe peut aider à lire les formes de poésie hermétique. L’abandon des formes fixes, du vers libre et l’adoption des formes libres aboutit à la réalité d’une poésie sans forme, à l’informe23. Nous sommes à ce stade tenté d’établir une corrélation entre l’informe et l’hermétique. En déstabilisant la forme, les poètes créeraient-ils des formes nouvelles ayant vocation à être obscures ? Une autre question qui intervient est celle de savoir si l’hermétisme de la poésie contemporaine découle davantage de sa nature informe. De telles interrogations contribuent à justifier l’intérêt de notre lecture de la poésie contemporaine. Alison James distingue deux tendances dans la pratique poétique contemporaine. Le New formalists et le Language. Si la première tend à respecter les contraintes, la seconde tente de s’en émanciper, elle développe une écriture de l’informe ou du déformé24. L’analogie forme-sens se mue en informe-non sens (hermétisme) ou déformé-hermétisme. La notion de

22

Jan Baetens et Bernardo Schiavetta, « Introduction », Jean-Jacques Thomas et Bernardo Schiavetta (sld), La forme et l’informe dans la création moderne et contemporaine, Acte du colloque publié dans la revue Formules, Paris, noésis, 2009, p. 14. 23 Il est nécessaire de rappeler ici la valeur du signifiant dans la conception même de l’hermétique. 24 Alison James, « Mètre, contrainte, procédé : quelques problèmes de la forme poétique en France et aux Etats-Unis », Jean-Jacques Thomas et Bernardo Schiavetta (sld), La forme et l’informe dans la création moderne et contemporaine, Acte du colloque publié dans la revue Formules, Paris, noésis, 2009, p. 164.

21 déformé semble intéressante pour envisager une lecture de l’hermétisme en poésie car elle s’opposerait aux contraintes formelles et aux conventions25. Nous nous situons dans la perspective des études qui mentionnent le caractère hermétique, illisible, obscure ou fermé des écritures poétiques contemporaines comme une donnée opératoire. Il s’agit particulièrement de Hans Staub (1963), Weber Henri (1963), Bergé Aline (2001), Mathieu JeanClaude (2003), Bikialo Stéphane (2003), Louvel Liliane et Rannoux Catherine (2006), Ripoll Ricard (2006), etc. qui ont appliqué les notions d’illisibilité ou d’obscurité comme des grilles de lecture de quelques œuvres poétiques. En associant la notion de forme à l’obscurité du texte poétique, nous sommes amené à parler des formes hermétiques. Il s’agit d’une expression déjà employée par plusieurs critiques pour désigner des aspects sémantiquement obscurs de la poésie. Il existe donc une détermination de la poésie à partir de sa présentation formelle et sémantique car il s’agit d’un langage complexe ou artistique. Le langage est ce qui donne forme, et sens — sens par la forme, sens en tant que forme —, non au sensible ou au sensoriel, qui y demeurent fermés, mais à notre expérience sensible et sensorielle : à notre expérience du sensible et du sensoriel. Obscurément, obstinément, vertigineusement, de ces coins enfoncés — interposés —, naît la conscience26. Sans se situer dans une démarche formaliste, notre lecture de la poésie se construit à partir d’un « horizon d’attente »27 spécifique. Nous voulons saisir les formes non pas dans une dynamique littéraire globale au sujet des genres mais dans une perspective singulière au sein d’un seul genre littéraire : la poésie. Comment appréhender la poésie française contemporaine dans toute sa diversité formelle et dans son abstraction sémantique ? Plusieurs approches en permettent en effet la saisie. En portant une attention particulière au sens, nous allons opter pour une lecture associant des outils 25

Alison James écrit : « […] le formalisme de l’écriture Language rejoint paradoxalement l’informe -ou plutôt le déformé, car « toute écriture existe en forme [in form, in shape], comme mode, dans un style, dans des genres » (ibid.). Si Bernstein propose ironiquement de fonder un mouvement de « nude formalism » (formalisme nu) (1989 ; 1999 : 11, 33), ce n’est pas seulement pour se moquer des New Formalists, mais aussi pour prôner une mise à nu de la forme- manière de démontrer et de démonter la forme normative, d’écrire avec et contre les conventions », art. cit., p. 164. 26 Jean-Pierre Bobillot « Les formes remises à nu par leur informe, même », Jean-Jacques Thomas et Bernardo Schiavetta (sld), La forme et l’informe dans la création moderne et contemporaine, Acte du colloque publié dans la revue Formules, Paris, noésis, 2009, p. 174. 27 Nous pensons inévitablement à Hans Robert Jauss qui a construit une poétique de la réception à partir d’une démarche interprétative. Cf. Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, 333p.

22 théoriques propres à la linguistique (énonciative), à la poétique, à la sémiotique et à la sociopoétique. Il existe en conséquence plusieurs possibilités d’orientation de l’étude. Comme les formes poétiques sont fixes, brèves, simples ou hermétiques, nous pouvons choisir de leur associer la notion d’hermétisme. Nous aurons ainsi des formes fixes hermétiques, brèves hermétiques et simples hermétiques comme approches de notre réflexion. Une autre hypothèse est celle de la place des formes hermétiques dans la poésie française. Une telle lecture s’appuierait sur une approche contrastive. Dans une démarche globale, il serait question de quantifier les textes hermétiques et de proclamer l’hermétisme les formes poétiques qui apparaissent dans un recueil de poèmes. Par sa nature exploratoire, la poésie contemporaine expérimente diverses formes au point où la déformation poétique devient une dé-sémantisation de la poésie. L’informe ou le déformé devient alors une hypothèse envisageable pour lire les formes hermétiques. La dernière hypothèse qui retient notre attention est celle relative à l’esthétique des formes hermétiques. Il est question de voir si au regard des évolutions sociales, ces formes construisent une vision du monde nouvelle et pertinente. De toutes ces démarches, nous sommes intéressé par la première et la dernière. En effet, nous voulons identifier les formes hermétiques à partir à la fois des formes dites fixes, brèves et simples. La seconde orientation de notre étude sera celle relative à l’esthétique des formes hermétiques. Pour étudier, l’hermétisme des formes poétiques, nous allons recourir à la linguistique énonciative parce qu’elle permet de traiter de la subjectivité du langage qui a un lien avec les constructions opaques ou hermétiques. Nous voudrons aussi emprunter à la sociopoétique quelques démarches qui permettent de parler du sens et de la signification28. Les deux principales questions qui organisent les réflexions en sociologie de la littérature se recoupent dans notre objet d’étude. Nous allons en effet déterminer l’hermétisme à partir de l’axe du sens qui met en relation le littéraire (ici le poétique) et le social. Si pour cet axe, il est dit que la connaissance du référent favorise une explication du texte, nous nous appuyons sur cette hypothèse pour poser l’émergence de l’opacité de la poésie. Implicitement, la non connaissance du référent rend hermétique le contenu du littéraire. Le texte poétique acquiert encore une dimension hermétique sur l’axe dit de la signification quand l’insertion d’une œuvre dans la société manque de clarté. A ce niveau encore, l’hermétisme poétique sera être interprété par le désintérêt social de la poésie en France. Nous allons aussi recourir à l’analyse du discours comme outil théorique. Sans chercher à considérer l’inconscient du poète créateur, nous voulons recourir à tout outil susceptible 28

Nous faisons allusion à la méthode sociopoétique telle que présentée par Georges Molinié et Alain Viala dans Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Puf, 1993, pp. 137-303.

23 de nous aider dans notre interprétation des discours poétiques. En accordant une place non négligeable à la structuration du discours, aux conditions sociales de production et à la transdisciplinarité, l’analyse du discours, dans la dynamique que dessinent Dominique Maingueneau et Patrick Charaudeau (2002), peut justement nous offrir des éléments intéressants pour l’interprétation des formes poétiques hermétiques. Ainsi allons-nous nous situer entre ces différentes approches. Nous pensons qu’elles sont susceptibles de nous aider, en tant que lecteur, à décrire le processus d’hermétisation du langage relevé chez plusieurs poètes contemporains. L’approche sémiotique que nous allons utiliser est celle que Georges Molinié développe dans des essais publiés au cours des dernières décennies. Cette approche théorique fournit plusieurs outils d’analyse dont quelques uns serviront de fondement à notre lecture des formes hermétiques. Pour l’analyse du discours, c’est principalement les thèses présentées dans le Dictionnaire de l’analyse du discours. Nous traitons premièrement de la tradition hermétique en essayant de faire non pas une analyse de type herméneutique mais une analyse historique. Il s’agit pour nous de montrer que l’hermétisme dans la littérature française n’apparaît pas de façon spontanée au XXe siècle. Il est un attribut régulièrement présent des écrits des époques antérieures. C’est une présentation quelque peu descriptive des catégories hermétiques que l’histoire littéraire a consacrées. Deuxièmement, nous allons décrire les formes hermétiques à partir essentiellement des œuvres de René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy. Nous portons une attention particulière aux procédés poétiques qui permettent aux poètes de produire des formes hermétiques. Troisièmement, nous pensons à une lecture de la part esthétique des formes hermétiques. L’écriture poétique devient hermétique en entretenant des rapports avec le silence, le blanc typographique, l’illisible… Ces types de rapport inscrivent une symbolisation de la poésie contemporaine et caractérisent une référence à l’énigmatique que notre conception du monde tantôt accepte tantôt récuse au nom de la représentation objective des choses. Nous allons donc suivre ces étapes en commençant par une lecture de la tradition hermétique française. Qu’il nous soit permis de formuler nos sincères remerciements à l’endroit des professeurs Claude Perez et Philippe Jousset de l’Université de Provence (France) d’une part et Ingse Skattum de l’Université d’Oslo (Norvège) d’autre part qui avaient apprécié le projet de ce livre dans le cadre du dossier de notre Habilitation à diriger des recherches. Leurs observations nous ont significativement aidé à corriger quelques aspects de l’ouvrage. Nous n’oublions pas le professeur Antoine Yila de l’Université Marien Ngouabi (Congo) qui a pris tout son temps pour relire notre manuscrit. Qu’il trouve à travers ces lignes la marque de notre profonde reconnaissance. Mais nous

24 restons entièrement responsable des faiblesses encore présentes dans ce livre. Aux professeurs Mukala Kadima-Nzuji et André-Patient Bokiba, nous adressons un hommage renouvelé en raison de leur action scientifique qui nous a servi de modèle au sein de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Marien Ngouabi. Et à Ambroise Jean-Marc Queffélec, toute notre amitié pour le sens du partage scientifique auquel il nous a encouragé. Je remercie en dernière instance tous ceux qui nous ont toujours encouragé dans nos activités scientifiques.

Première partie Une tradition de l’hermétisme

Dans cette première partie, nous nous proposons de montrer qu’il existe bien une tradition de l’hermétisme dans la poésie française. Nous situons les formes hermétiques dans une historicité parce que, théoriquement, les formes poétiques contemporaines expriment un rapport à des modèles. Sans chercher à lire tous les textes hermétiques des poètes s’étant inscrits dans cette dynamique, nous commençons par une lecture de l’expérience de l’hermétisme en France avant le XXe siècle. Nous situons notre propos dans une double orientation. D’une part, nous esquissons une présentation de quelques formes hermétiques que l’histoire littéraire française a consolidées ņil s’agit particulièrement des formes dites quarantenairesņ, d’autre part nous évoquons quelques expériences singulières que les critiques désignent souvent par poésie obscure. Il s’agit également de noter la rupture d’avec la tradition poétique, logique et rationnelle du classicisme et du romantisme. Nous fixons en fait les contours du langage obscur par la spécification des variations formelles. Les figures emblématiques d’Arthur Rimbaud et d’Isidore Ducasse dit Comte de Lautréamont… nous permettront aussi de décrire les tendances des formes hermétiques au XIXe siècle.

Chapitre 1 Les formes quarantenaires Qu’il s’agisse de la parole ou de l’écriture, la poésie française enregistre au cours de son histoire des formes hermétiques. Si pendant plusieurs siècles des formes canoniques ont dominé la création littéraire, des formes jugées rapidement magiques ou alchimiques ont également été produites mais n’avaient pas bénéficié d’une audience considérable. Il n’y a pas de naissance ex nihilo des formes hermétiques dans la poésie française contemporaine. L’existence des formes hermétiques peut être constatée depuis le Moyen Age littéraire français. Des textes ayant mis en avant des pratiques scripturales d’interprétation peu aisée permettaient d’exprimer des élans de pensée liés au mysticisme, à la dérision, au jeu. L’aphorisme, le calligramme, le coq-à-l’âne, l’énigme, l’exorcisme, le fatras, les fragments, le proverbe, etc., ont donné lieu à une littérature de l’hermétisme. De façon pratique, nous nous proposons de faire une présentation de quelques formes discursives hermétiques héritées de la tradition comme l’aphorisme, le calligramme, l’énigme... 1.1. Quelques formes brèves hermétiques Nous ne concevons pas les formes brèves comme des formes systématiquement hermétiques. Nous trouvons simplement que plusieurs formes brèves que la tradition littéraire a inventées posent des problèmes de lecture et qu’elles sont employées par les poètes français contemporains reconnus hermétiques et ne prenant pas de précaution oratoire particulière. Le fragment, l’aphorisme, l’épigramme, le haïku, etc., peuvent être cités comme des formes brèves dont la propension à l’hermétisme reste saillante. Nous allons rappeler quelques aspects théoriques liés à la conception de ces formes brèves et corrélativement, nous définirons leur lien avec la « doctrine » de l’hermétisme. Dans cette phase, il s’agit davantage de montrer que l’histoire littéraire donne plusieurs exemples d’écriture hermétique lesquels ne relèvent pas forcément et spécifiquement du genre poétique.

30 1.1.1. L’aphorisme et le fragment [...] les termes d’aphorisme et de fragment entrent en concurrence, dès le XVIIIe siècle, pour désigner les mêmes formes ou les mêmes pratiques d’écriture : de nos jours, constate Alain Montandon (Les Formes brèves, p. 89), « on parle souvent indifféremment d’aphorisme ou de fragment ». Dans le sens ancien du terme, l’aphorisme a vocation à prendre place dans une typologie des formes sentencieuses : il est traditionnellement défini comme une « sentence renfermant un grand sens en peu de mots » (Littré). Mais si l’idée de concision demeure prééminente dans les emplois modernes du vocable, la limite entre l’aphorisme et le fragment tend cependant à s’estomper ou se brouiller29. L’aphorisme est une formule brève. Il devient forme hermétique quand il contient des formules paradoxales qui peuvent toutefois être éclairées. Il s’agit là de la « textualité » et non du modèle générique. Pendant l’Antiquité, les aphorismes sont considérés comme des maximes ou des préceptes (cf. Hippocrate, Ve siècle avant Jésus-Christ) destinés à conseiller le lecteur ou l’auditoire. Ils avaient vocation à énoncer des vérités générales et éternelles. Au XVIIIe siècle, les aphorismes deviennent avec Chamfort des « formules brûlantes, ironiques, paradoxales »30. Les poètes du XXe siècle ont exploité le sens de l’aphorisme compris comme formule paradoxale pour développer une philosophie de la pensée expérimentale et hermétique. L’aphorisme demeure marqué tantôt par un laconisme hermétique, tantôt par une dimension philosophique du message. Il suggère et affirme sur le mode proverbial des vérités issues des expériences de l’inconnu ou des stratégies de diction spécifique. Le caractère mystique associé à la doctrine hermétique émerge grâce à un dialectisme irréductible qui rend la formule lâchée à la fois lisible et illisible, compréhensible et incompréhensible. Il s’agit là du dialectisme que dessinent les philosophes présocratiques dont les maximes sont restées célèbres à l’instar de cette formule d’Héraclite « vivre de mort et mourir de vie ». L’aphorisme ou le fragment hermétique ne recherche pas le consensus. Il se contente de dire sa part de vérité en ne prenant point des précautions oratoires, en ignorant complètement la lecture qui en découlera. Par une telle dynamique, l’aphorisme instaure la pluralité d’interprétations, une pluralité qui concourt à valider et à discréditer tous les sens donnés à une expression. On arrive à une espèce d’objet dont l’inachèvement ou l’incomplétude sémantique nous agace, nous oblige à entrer dans la quête ininterrompue du sens. Cet inachèvement sémantique, auquel nous ferons constamment allusion, nous permet de penser le fragment comme ébauches ou écrit en chantier, non finalisé. L’ordre fragmentaire 29 30

Bernard Roukhomovsky, op. cit., p. 110. Jean-Louis Joubert, op. cit., p. 118.

31 volontaire ou involontaire caractérise un mode de composition faisant dans la discontinuité (désordre), la répétition, l’incantation ou l’illogisme. Dans la tradition française, la pratique du fragment est généralement attestée au Moyen Age avec les Essais de Montaigne et les Pensées de Pascal31. L’écriture du fragment est également associée à l’émergence, au XVIIIe siècle, du romantisme allemand, particulièrement celui d’Iéna autour des frères Schlegel. Le fragment représentait un fondement poétique puisqu’il : désign[ait] à la fois un mode d’exploration privilégié, par une série de coups de sonde dans une réalité qui échappe, et la prise de conscience qu’il est sans doute impossible de parvenir au rêve hégélien de la "belle totalité"32. La forme fragmentaire correspond alors à l’essence romantique et baudelairienne de la modernité caractérisée par le renouvellement sans cesse ininterrompu, par la faculté de présent. Elle est de nature hermétique en raison de sa propension à associer ordre et désordre, spleen et idéal. Elle récuse toute systématisation et établit des contra-(de)-dictions (contrats de diction/ des contradictions). Le fragment reproduit des bribes, des lambeaux d’idées dans un désordre a priori insurmontable. Il participe de la poésie contemporaine, laquelle adopte souvent les formes brèves en raison de leur capacité à assurer l’indistinction textuelle (poésie et prose/ sens et non-sens, forme et informe). La poésie française contemporaine, dans sa version hermétique et en raison d’une certaine mode, s’assimile davantage à l’écriture fragmentaire. A ce titre, les poètes surréalistes ont produit des fragments poétiques considérables. Sur le plan de la composition du discours poétique, on ne peut pas parler d’une réelle innovation mais simplement d’une évolution de la pratique fragmentaire dans une perspective de plus en plus élitiste, sectaire, donc peu ouverte au grand public. Dans ses Œuvres complètes, René Char emploie l’aphorisme et le fragment de façon régulière. Un tel usage singularise son écriture poétique. Les Feuillets d’Hypnos (pp. 171-233), Les « Vers aphoristiques » de La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle et les fragments de « L’âge cassant » (pp. 763-768) illustrent cette dynamique poétique obscure. Dans le chapitre 4 infra, nous abordons la place de ces procédés dans son œuvre. Dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, l’écriture aphoristique et fragmentaire est assez prononcée. Chez Philippe Jaccottet, les fragments et les aphorismes expriment la nature profonde d’une poésie qui s’associe à la méditation. 31 Les Pensées de Pascal (1670) se présentent sous une forme lacunaire et morcelée. Cela est expliqué tantôt par la mort prématurée de l’auteur tantôt par la composition programmatique de l’œuvre comme l’indique le fragment 457 « J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein [...] ». 32 Jean-Louis Joubert, op. cit., p. 183.

32 L’un de ses derniers recueils poétiques, Ce peu de bruits n’est rien d’autre qu’une série de fragments. Michel Deguy trouve dans le fragment une expérience poétique d’affirmation. Dans le recueil Donnant Donnant, c’est l’ensemble « Fragment du cadastre » (pp. 23-32) qui exprime la pratique poétique du fragment ; ce qui en tant que tel représente un héritage. Ces différentes données nous permettent de dire que l’aphorisme et le fragment sont bien des formes poétiques pratiquées par les quatre poètes retenus dans cette étude. Et à ces différents procédés, l’énigme peut être ajoutée. 1.1.2. De l’énigme à la poésie énigmatique S’agissant de l’énigme, elle est l’une des formes qui correspond à une certaine pratique de l’hermétisme. Paul Zumthor parle de l’énigme comme d’un « genre poétique ». Par sa fonction d’obscurité, la poésie énigmatique exalte les limites d’une fonctionnalité du langage. « L’énigme remplit, en principe, tout l’espace sémantique d’un terme en dissimulant celui-ci »33. La poésie énigmatique participe de la tradition hermétique parce qu’elle épouse l’ambiguïté, la jonglerie ou la prestidigitation qu’on ne reconnaît à aucun autre genre littéraire. Stéphane Bikialo présente une double orientation définitionnelle intéressante de l’énigme34 comprise comme une source de la poésie hermétique ou obscure. Dans l’Antiquité, les deux dimensions sont présentes à travers d’une part « l’ainigma » désignant des paroles obscures, chargées de sens », et d’autre part le « griphos » qui renvoie à la catégorie formelle analysée dans le Traité des griphes de Cléarque. Les énigmes bibliques et les prophéties des oracles relèvent ainsi davantage de l’énigmatique que de l’énigme, et l’énigmatique domine jusqu’au XVIIe siècle avec le Père Ménestrier (1694) qui analyse « plus la catégorie de l’énigmatique que l’énigme proprement dite » [M. Charles]. Pour lui en effet "tout ce qui est couvert de voiles et enveloppé de ténèbres dans les Sciences et dans les Arts a reçu le nom d’Enigmes"35. Il existe donc une poésie énigmatique que nous incluons dans un ensemble plus vaste, celui de la poésie hermétique. Historiquement l’énigme est utilisée par les auteurs baroques au Moyen Age comme un jeu de société.

33

Paul Zumthor, Langue, texte, énigme, Paris, Editions du Seuil, « Coll. Poétique », p. 39. Le proverbe et la devinette, par leur syntaxe elliptique, sont assimilables à l’énigme. Ils peuvent être considérés parmi les fondements des formes hermétiques de la poésie contemporaine. 35 Stéphane Bikialo, « Les mots sous le mot : de l’énigme à l’énigmatique », La licorne. L’Enigme, n° 64, 2003, p. 8. 34

33 C’est un jeu de questions-réponses qui prend plusieurs formes dont le logogriphe (énigme qui trouve sa réponse par un seul mot) ou la charade36. Les formes hermétiques en poésie, au XXe siècle, héritent de l’énigme le goût des choses cachées ou obscures que le lecteur ou l’interlocuteur est appelé à découvrir, à deviner. L’émergence d’une poésie interrogative, le recours à la métaphore, aux tournures périphrastiques correspondent aux jeux d’esprit où le texte est recouvert d’une réelle opacité. Si la tradition reconnaît une seule et même réponse pour toute énigme ou devinette, la poésie hermétique milite au contraire pour une pluralité de lectures. Stéphane Bikialo annonce la mutation intervenue à l’ouverture de son texte sur « Les mots sous le mot : de l’énigme à l’énigmatique ». Il s’agit de la substitution au XXe siècle de l’énigme par l’énigmatique : Si l’énigme comme genre discursif relativement fixe est devenue rare, l’énigmatique sature sinon la littérature tout au moins la critique littéraire du XXe siècle, au point d’être devenu un lieu commun au sujet de la littérature (contemporaine), en particulier de la poésie37. L’énigmatique a donc supplanté l’énigme car il définit un aspect non négligeable de la poésie française contemporaine. Il coïncide avec l’idée que nous nous faisons des formes hermétiques. Les poètes reproduisent la part de jeu, d’inexplicabilité et de mystère, part liée à la pratique d’une poésie procédant de l’énigme. Grâce à un langage reproduisant des traces de vie, des bribes de paroles ou des ruines dans une organisation innovante, déconstruisant le temps et l’espace, l’énigmatique connaît actuellement une fortune considérable. La poésie énigmatique adopte des formes variées. Elle s’écrit en vers de forme fixe et libre, en prose et adopte aussi des formes narratives ou dialogiques. La devinette, le logogriphe, le proverbe, le rébus sont des formes d’écriture ayant des liens avec l’énigmatique. Des procédés rhétoriques singuliers sont davantage utilisés ici que dans d’autres formes littéraires. La syllepse, la métaphore, l’antithèse, l’allégorie, la catachrèse, l’allusion... sont des stratégies récurrentes dans l’expression de l’énigmatique. Syntaxiquement, l’énigmatique adopte de préférence des constructions interrogatives ou périphrastiques. La dimension de l’énigme est bien perceptible chez René Char. Quand on lit les Notes des Œuvres complètes, on se rend compte par exemple de la dynamique des mots sous les mots. Les poèmes « Divergence » (p. 293) et 36

Reprenant les propos de Friedrich Schlegel, Tzvetan Todorov considère que le jeu de mots est une forme originelle de la poésie. L’intérêt du jeu de mots est de « mettre en œuvre ou d’observer, dans des conditions en quelque sorte expérimentales, l’un des principes fondamentaux de la production verbale, plus particulièrement littéraire », Les genres du discours, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 303. 37 Stéphane Bikialo, art. cit., p. 7.

34 « Hermétiques ouvriers… » (p. 303) sont au départ un seul texte. Mais leur dissociation dans les Œuvres complètes offre une écriture assez énigmatique que les Notes tentent d’expliciter en ces termes : « le poème « Divergence » a été publié en préoriginale dans Les Cahiers de la Pléiade (printemps 1949) sous le titre « Site », sans les six derniers vers. « Hermétiques ouvriers… » y est intitulé « Doléances du feutre »38. L’interrogation qui ouvre le texte « argument » du Poème pulvérisé « comment vivre sans inconnu devant soi ? » (p. 247) est en soi une énigme poétique. Elle se situe dans la logique de la question-réponse et définit en réalité une poétique en rapport avec une certaine obscurité du texte. Ces quelques données textuelles permettent de parler de l’écriture de l’énigme comme une stratégie employée par plusieurs poètes contemporains. 1.2. Le calligramme Appelé initialement vers figuré ou vers rhopalique39 dans l’Antiquité, le calligramme devient, au XXe siècle avec Guillaume Apollinaire le poème iconique par excellence. Bien avant lui, Théocrite (IVe siècle avant JésusChrist) produisit la forme calligrammatique ayant la forme d’une syrinx (flûte de Pan). Le vers figuré a alors une nature laudative, et ludique. Pendant le Moyen Age, la pratique du vers figuré connaît une certaine mode avec des poètes comme Venance Fortunat, Théodulf et Raban Maur. C’est à cette date que le vers figuré adopte des valeurs sacrées puisqu’il se compose à partir des pratiques de la science de la numérologie. Paul Zumthor aborde ces questions dans un chapitre de son livre sur Langue, texte, énigme40. D’autres pratiques comme la présentation des figures à l’envers, la volonté d’attribuer une vocation herméneutique au signifiant vont concourir à faire du vers figuré un vers programmatique au sujet des choses sacrées. Ce vers finit par devenir moins lisible pour le lecteur ordinaire. Le vers figuré s’associe à l’histoire ou au mythe de la création lorsqu’on l’assimile à « l’écriture arabe, qui a accueilli la Parole du Prophète et qui est donc la réalisation de la Parole de Dieu »41. S’agissant du mot « calligramme », il se comprend comme un mot-valise formé à partir des signifiants calligraphie et idéogramme. Le besoin de lyrisme propre à l’écrit(ure), à la poésie est associé à l’élan figuratif de l’image au sein d’une seule entreprise poétique. Le poète vise ainsi un lyrisme visuel. Guillaume Apollinaire a donné à la poésie française du XXe 38

René Char, Notes dans Œuvres complètes, p. 1373. Siammias de Rhodes est considéré comme le premier poète à avoir utilisé les vers rhopaliques au IIIe siècle avant Jésus-Christ cf. Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand Colin/VUEF, 2002, p. 30. 40 Paul Zumthor , op. cit. pp. 25-35. 41 Jean-Louis Joubert, op. cit., p. 134. 39

35 siècle ses calligrammes les plus significatifs. Le calligramme porte sur une double transcription d’une idée et d’une réalité iconique, voire d’une musique. Il possède un caractère répétitif, voire redondant. Et cela instaure généralement un régime d’hermétisme. En dehors de cette forme d’écriture, il existe encore bien d’autres qui sont à l’origine des pratiques poétiques hermétiques dans la poésie contemporaine. Nous pensons au coq-à-l’âne, au fatras et à la fatrasie. 1.3. Le coq-à-l’âne, le fatras et la fatrasie Par son aspect désordre, le coq-à-l’âne peut être assimilé au fragment. Il est défini comme un genre littéraire décousu excellant dans les tournures énigmatiques, équivoques et allusives. Grâce à l’obscurité de son discours, le coq-à-l’âne était employé comme forme satirique dans la société française post-moyenâgeuse. Le fatras et la fatrasie sont deux formes poétiques qui se distinguent par leur tendance à privilégier le non-sens ou les incohérences syntaxiques et sémantiques. Ces formes sont apparues au Moyen Age chez des poètes cherchant à renouveler les formes canoniques. Le renouvellement des formes semble convenir avec une pratique du non-sens en poésie. C’est cette réalité qui peut avoir influencé implicitement ou explicitement les poètes qui ont cherché à révolutionner leur langage. Plusieurs poètes ont recours à l’étymologie des mots dans leur création pour en exploiter toute la vigueur, toutes les potentialités ou tous les errements sémantiques. Les poètes contemporains produisent des formes hermétiques en raison d’un recourt à une esthétique du non-sens ou du désordre. La mise en cause de la syntaxe comme donnée rendant délicate toute interprétation consolide la pratique d’une poésie singulière. Le poème s’entoure d’un halo d’hermétisme. Ces formes littéraires militent pour une transgression sémantique ouverte. Le texte écrit a vocation à dire le non-sens. Ces formes poétiques constituent en cela de véritables fondements de la poésie hermétique du XXe siècle. Jean-Louis Joubert affirme à ce sujet que « les surréalistes crurent découvrir dans la fatrasie l’ancêtre de l’écriture automatique, en oubliant sans doute la rigidité de la contrainte formelle des poèmes du XIIIe siècle »42. Toutes ces formes d’écriture sont marquées par un relent d’hermétisme. Elles apparaissent dans des textes qui, de façon explicite ou implicite énoncent leur propension à l’obscurité. Nous n’avons pas recensé toutes les formes d’écriture pouvant avoir une incidence quelconque chez des poètes français contemporains en général et chez les quatre poètes retenus dans ce livre comme objet d’étude. 42

Jean-Louis Joubert, op. cit., p. 183.

36 Dans sa lecture du sens, l’approche sociopoétique accorde une place au contexte. Lorsque Georges Molinié et Alain Viala parlent de l’axe du sens, ils font référence à des données sociales qui définissent le littéraire. Ils affirment : Sur l’axe du sens, la mise en relation du littéraire et du social vise à nantir les textes d’un référent qui, pour peu qu’on le connaisse, donne l’explication : par exemple, un événement historique ou une donnée culturelle que le texte relate, ou à quoi il fait référence ou allusion43. Nous considérons ici les textes littéraires antérieurs de nature hermétique comme des modèles qui expliquent explicitement ou implicitement les formes hermétiques contemporaines. Nous considérons que les textes littéraires antérieurs intègrent un processus de socialisation qui permet de parler de formes hermétiques44. Ils sont des réalités et à ce titre, nous apprécions les liens entre les faits de société et les états de poétique sur l’hermétisme. Dès que l’on quitte le plan des catégories les plus extensives de support (oral/écrit), ou de domaines (raconter/représenter/dire), la poétique ne peut éluder la nécessité de se faire historique, et à moins de postuler que les causes internes à chaque genre sont tout, force est d’admettre que les variations historiques des répertoires, définitions et répartitions de genres se font sous l’effet de causalités externes à la pure textualité, donc sous l’effet de faits de société : la corrélation entre ces faits et les états de la poétique donne l’objet de la sociopoétique45. Nous cherchons à montrer que le contexte social, historique et littéraire permet l’émergence d’une pratique poétique hermétique, que la poésie obscure ne résulte pas d’une pratique spontanée et que sa réception participerait d’une herméneutique organisée à partir des contextes formels et discursifs antérieurs et actuels. Nous allons procéder à une rapide histoire littéraire pour présenter les poètes phares d’une tradition hermétique française. Il est question de situer les tendances qui relève des pratiques et théories autour des poésies obscures. Et, en restant dans la perspective sociopoétique, nous visons une lecture plus large du contexte littéraire46. 43

Georges Molinié et Alain Viala, op. cit., p. 143. La socialisation du texte suppose une communication entre un émetteur, l’auteur qui est différent du destinateur (le lecteur) : « Le texte entre dans un jeu de déterminations ou interviennent les compétences et les buts de celui qui donne à lire, de celui qui lt, etc. », Georges Molinié et Alain Viala dans op. cit, p. 149. 45 Georges Molinié et Alain Viala, op. cit., p. 147. 46 Georges Molinié et Alain Viala affirment : « Comme elle (la poétique) rend compte d’un aspect crucial du littéraire, l’art des formes, elle constitue l’analyse d’un domaine de variables 44

37 Nous allons lire les conceptions des poètes français des formes hermétiques. Il s’agit de considérer leurs pratiques et leur signification dans l’espace national français. Les formes hermétiques deviennent un domaine d’identification des pratiques poétiques spécifiques. Dans la suite de l’étude, sans chercher spécifiquement à rattacher les auteurs et les œuvres soumis ici à l’analyse à telle ou telle forme hermétique antérieure, nous allons procéder à une lecture des formes hermétiques dans la poésie française contemporaine en privilégiant les œuvres de René Char, Philippe Jaccottet, Michel Deguy et Yves Bonnefoy. La prise en compte des poètes comme Arthur Rimbaud, Lautréamont et Stéphane Mallarmé dans la production des textes hermétiques permet de dessiner une historicité dans l’émergence de l’hermétisme.

essentiel pour caractériser ce qui est conception du littéraire dans un temps et une société donnés : elle peut donc dialoguer particulièrement bien avec une discipline qui elle-même vise, dans les textes, à caractériser un état du discours social […] », op. cit., p. 155.

Chapitre 2 Diction de soi et expression du rapport au monde

La tradition poétique évoquant l’expérience du poète comme sujet écrivant renvoie à la poésie lyrique en vigueur en France voire en Europe depuis le Moyen Age. Cette poésie porte sur l’expression des sentiments par un locuteur « je » ayant pour référent le poète. Le contexte énonciatif définissait alors les conditions objectives d’interprétation du poème. Au cours de l’histoire littéraire, le poème lyrique a été redéfini dans son statut énonciatif grâce à l’instauration de la subjectivité du sujet énonciateur. La personne locutrice ne référant plus systématiquement au poète. Elle tend à assumer de façon autonome le discours poétique. Il y a eu la naissance de l’indistinction du sujet qui a, à son tour, conduit à l’indistinction de l’objet même du poème. De cette façon, le poème n’est plus perçu comme l’énonciation d’une réalité objective. Le lecteur est invité à assumer la fonctionnalité de l’instance énonciatrice par une identification au « je » ou au « nous » du poème ou par une distanciation des actants du discours poétique. La poésie nouvelle opère in fine une rupture avec le sujet. Cette rupture est amplifiée dans la poésie des poètes dits hermétiques. Par ailleurs, pour spécifier le littéraire, nous savons que le point de vue sociologique retient deux types de catégories. D’une part, il est question des catégories de la différance et de l’autre des catégories de la destination aléatoire. Ces catégories permettent de définir une littérarité considérée comme une propriété distinctive de certains et particulièrement en ce qui nous concerne ici les textes poétiques hermétiques. Il s’agit des enjeux liés à la textualité. Les textes sont évalués dans leur double nature d’abord comme objet matériel et ensuite comme un intérieur. En admettant supra le lien entre Hermès et le poète contemporain, nous évoquons la possibilité de considérer ce dernier comme celui qui porte un message altéré, un message qui a subi des avatars du parcours entre le

40 « monde souterrain » et le nôtre. Le poète énonce sa vision dans une dynamique de l’expression de soi et du rapport au monde. 2.1. Poésie de la rupture et hermétisme Les formes hermétiques exploitent en effet la poétique de la rupture par la stratégie de l’indistinction du sujet pour détacher le poème de toute histoire trop individuelle. La philosophie de la rupture participe à l’expression énigmatique du langage pour valider les spécificités de l’écriture. Le poème inaugure une abstraction actantielle et auctoriale qui, lorsqu’elle est associée à d’autres procédés de déconstruction ou de décontextualisation (au sujet du temps et de l’espace par exemple), place le lecteur dans une dynamique des hypothèses toutes aussi valables et toutes aussi contestables. Au niveau culturel et idéologique, la Révolution française (1789) a aussi généré des incidences sur la pratique de la poésie. Elle a en effet permis l’approche de l’homme à partir du moi profond. Elle a rendu possible l’examen de la subjectivité du sujet, de la part obscure de l’humain avec particulièrement l’émergence de la psychanalyse. L’âme, l’intériorité de l’homme devient une interrogation poétique à la mode47. Dans la pratique, au XIXe siècle, plusieurs poètes ont contribué à définir les orientations de la poésie nouvelle, celle des formes hermétiques. L’exploration du dedans ou l’introspection, pratique poétique majeure chez des poètes comme Rimbaud, Lautréamont..., consolide une écriture des profondeurs. Le poète est amené à présenter une expérience intimiste par un usage singulier et individuel de la langue. Le lecteur est confronté à l’expression du poète écrivant non pas un langage quotidien, celui qui est simple et directe mais un langage qui sonde les obscurités intérieures. Le poète flirte avec les limites du langage verbal et son discours devient fréquemment et inévitablement inaudible, incompris sans la « clef » qu’il détient encore ou que le spécialiste qui, grâce au parcours réalisé avec le poète, a appris à partager son destin, pourrait prêter au lecteur. Dans ce type de poème, l’écriture est expérience personnelle. Et l’hermétisme du poème ne reflète que la part d’obscurité de l’altérité. C’est la prédominance de la subjectivité de l’écriture que Van Eynde Laurent justifie en ces termes : L’homme romantique est confronté à une situation de crise provoquée par l’émergence d’une conscience moderne critique, c’est-à-dire d’une conscience qui assume la modernité tout en découvrant enfin les 47

Vincent Engel énonce cette tendance chez les romantiques allemands qui abordent ces aspects par « une conception de l’homme basée sur son intériorité », Histoire de la critique littéraire des XIX e et XXe siècles, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 1998, p. 13.

41 implications pratiques et théoriques de l’avènement d’une subjectivité constructrice du sens48. Mais la crise de la poésie est encore assumée par certains poètes qui prônent un romantisme noir reposant sur une esthétique de l’obscur. Ce romantisme exprime un goût prononcé pour les choses cachées, les mystères, l’occultisme. Il engage une exploration du pittoresque, de l’obscur ou de la folie. Dominique Rincé et Bernard Lecherbonnier expliquent ce type de romantisme en ces termes : Le romantisme noir, ou romantisme obscur, caractérise précisément ces « obscurs » du mouvement romantique, ces jeunes gens volontiers bohèmes, qui se disent « jeune-France », « bousingots » ou « frénétiques » : par exemple Philothée O’Neddy, Charles Lassailly ou Xavier Forneret. Leur obscurité est d’abord celle de leur infortune littéraire, de leurs conditions d’existence et de la précarité de leur statut d’écrivains méconnus ou méprisés49. Les formes hermétiques dans la poésie française du XXe siècle découlent, en conséquence, en partie de la tradition de la subjectivité et de l’obscurité ainsi définie. Daniel Leuwers, par exemple, reconnaît la place de la subjectivité dans la poésie contemporaine lorsqu’il parle de René Char comme d’un poète à l’hermétisme pudique : Le caractère elliptique, si ce n’est hermétique, dont est souvent créditée l’œuvre de René Char n’est en fait qu’un signe de pudeur, une façon de ne pas donner voix à des drames trop personnels, pour ne laisser percer qu’une interrogation plus générale sur l’histoire et ses multiples outrages, sur l’être-au-monde de l’homme et sur l’inanité des dieux50. L’expression du personnel peut donc générer une obscurité de certaines productions poétiques. Plusieurs poèmes posent ainsi la problématique du nouveau ou des nouveautés, ce qui autrement suppose chez le poète une définition d’une poétique personnelle, une recherche constante de la forme et du sens. Par la forme hermétique de son écriture, le poète répond à une exigence non moins essentielle de l’exploration de la subjectivité, de l’inconnu, de la quête ininterrompue de l’être-au-monde de soi et des 48

Laurent Van Eynde, Introduction au romantisme d’Iéna. Friedrich Schlegel et l’Athenäum, Paris, 1997, p. 11. 49 Dominique Rincé et Bernard Lecherbonnier, Littérature. Textes et documents XIXe siècle, Paris, Editions Nathan, « coll. Henri Mitterand », 1986, p. 255. 50 Daniel Leuwers, « Un poète immense », Europe n° 705-706, revue littéraire mensuelle, Europe et Messidor, 1988, p. 6.

42 hommes d’aujourd’hui. Et dans une telle dynamique, le poète ne peut être que celui qui annonce les « matinaux ». Il est à l’avant de l’action, c’est-àdire précurseur de tout. C’est la conscience profonde de l’humanité dans l’approche à la fois de la lumière et de l’obscur. Cela coïncide avec l’éthique de la modernité baudelairienne telle que définie par Yves Vadé en ces termes : Tous les schémas historiques, toutes les visions globalisantes de la Modernité – "tâche inachevée" ou "grands récits" désormais clos- peuvent être discutés. Mais la "faculté de présent" qui est l’essence même de la modernité baudelairienne est imprescriptible. En dissociant la "modernité" esthétique de "l’époque" ou de "l’ère" moderne, alors que tout l’invitait à les associer fortement, en refusant de spéculer sur le sens de l’Histoire, Baudelaire a créé un concept fuyant, décevant dans la mesure où il s’inscrit dans une historicité sans chronologie, labile comme le temps lui-même, et par là indispensable51. La poésie contemporaine se définit alors dans un contexte nouveau où les poètes par leur œuvre construisent des espaces de réflexion, mettent en place des éléments d’affirmation de soi à travers leur œuvre poétique, leur histoire. Elle pose le rapport du sujet et du sens comme un enjeu de l’écriture poétique. Les œuvres des poètes comme A. Rimbaud, Lautréamont… permettent de montrer cette dynamique grâce à une lecture de leur structure formelle et sémantique. 2.2. Des poètes ultimes précurseurs L’autre versant de la tradition hermétique repose sur la poésie de l’exploration de l’univers avec des exigences singulières sur les mots, sur les faits. L’écriture poétique devient tantôt une réflexion théorique qui interroge le pouvoir des mots (du verbe), tantôt une glose qui tente une systématisation de l’ensemble de l’univers. La difficulté de dire des choses nouvelles avec des mots anciens dénature la poésie qui devient alors hermétique car elle épouse l’expression mystérieuse de l’être-au-monde de l’homme, elle se construit avec une parole brouillée, hésitante ou hermétique. Nous nous proposons de montrer que l’héritage hermétique se produit aussi avec une ouverture au monde à partir des expériences de deux poètes du XIXe siècle : Arthur Rimbaud et Isidore Ducasse (le compte de Lautréamont). Le premier poète, Arthur Rimbaud, est surnommé « l’homme aux semelles de vent » en raison de ses multiples voyages. Mais 51 Yves Vadé, « L’invention de la modernité », Modernités 5. Ce que modernité veut dire (I), Presses universitaires de Bordeaux, 1998, p. 70.

43 l’exploration de l’univers faite au niveau de l’écriture est amorcée avec le poème « Le bateau ivre ». 2.2.1. Arthur Rimbaud La poésie rimbaldienne constitue avec les lettres dites du « Voyant », les Illuminations et Une Saison en enfer une œuvre programmatique de l’hermétisme moderne. La mise en cause de la poésie ancienne correspond à un dérèglement de l’édifice poétique français tel que conçu et amendé par les poètes romantiques. Par son utilisation du langage, sa thématique du nouveau, sa référence à l’alchimie, Arthur Rimbaud produit des formes hermétiques balisant des trajets pour la postériorité. L’élan de rupture exprimé dans les lettres du « Voyant » consacre l’invalidation des pratiques poétiques antérieures à 1871. Rimbaud s’engage dans une entreprise de destruction de la poésie ancienne et inaugure une poésie nouvelle, celle qui épouse l’actualité et celle qui découle du « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens »52. La démolition de l’ancienne poésie touche avant tout le langage c’est-à-dire le vers dans sa structure, l’emploi des mots et de la syntaxe. Les Illuminations et Une Saison en enfer consacrent le poète dans sa vision de la poésie nouvelle dont l’une des caractéristiques est l’hermétisme. L’adoption de la prose détermine la nouvelle optique et consacre des formes spécifiques comme les fragments et les énigmes dans la poésie. Cette orientation traduit le dessein du poète à situer son écriture dans un jeu paradoxal où le non-sens n’est plus proscrit, un jeu qui réinvente les limites du genre. La thématique rimbaldienne de l’exploration de l’inconnu devient une mode et un modèle. Elle correspond à une quête de soi par le dérèglement des sens (pratique de l’hallucination) ou à un examen de la réalité spatiale et temporelle. La fulgurance de la vision devient illumination et touche l’intégrité du langage. Rimbaud utilise des stratégies langagières récurrentes dans les formes hermétiques. Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey notent par exemple dans leur Dictionnaire des littératures de langue française la tendance à l’hermétisme dans les écrits du jeune poète qui : joue de l’énigme (« H » est un poème emblématique, à cet égard), de l’ellipse (la lacune, dans « Sonnet »), de la polysémie (« le temps des Assassins », dans « Matinée d’ivresse », « les huttes d’opéracomique », dans « Fête d’hiver »). Ailleurs, au contraire, un terme courant s’écoule en une périphrase insolite (« qui s’alimentent chez les fruitiers », dans « Métropolitain »53. 52

Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1954, p. 254. Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey Dictionnaire des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1984, p. 1937. 53

44

La propension de la poésie rimbaldienne à reproduire un discours abscons est prédominante à travers ces quelques procédés. Au regard du rayonnement qu’elle acquiert, cette poésie devient un modèle et fait des émules dans la poésie du XXe siècle. Ces différentes stratégies inscrivent le poète dans la logique de la modernité poétique française qui devient une nécessité : « il faut être absolument moderne ». Le langage de la poésie moderne se fait sens et non-sens. Le rapport au langage porte sur une dimension non référentielle. 2.2.2. Le Comte de Lautréamont Les Chants de Maldoror et les Poésies d’Isidore Ducasse dit le Comte de Lautréamont intègrent une tradition des formes hermétiques en raison de plusieurs aspects. Michel Pierssens dit des Chants qu’il s’agit d’une œuvre que nous ne pouvons pas espérer comprendre au premier degré, puisque son sens nous échappe (au moins temporairement et peut-être nécessairement et n’est pas dans l’œuvre elle-même mais dans ses conséquences54. Nous n’allons pas faire une recension de tous les phénomènes favorisant l’hermétisme textuel. Nous allons évoquer quelques aspects. Dès le départ, le lecteur est confronté à la décontextualisation comprise comme stratégie poétique de gommage des données référentielles. L’effacement par exemple du nom de famille (Isidore Ducasse) au profit du Comte de Lautréamont participe d’une tactique de suppression des références autobiographiques, ce qui peut concourir à donner à l’œuvre une indistinction générale. Ce nom fonctionne comme un masque qui cache une certaine réalité. Deuxièmement, Lautréamont confronte le lecteur à une rencontre avec l’inconnu représenté par le monde animal dont la figure dominante reste le sphinx. Le poète nous conduit dans un chemin « à travers les marécages », un chemin labyrinthique où l’on rencontre diverses figures animales, des plus ordinaires aux plus étranges. La valeur sémantique de ces figures animales se détermine délicatement. Scott Carpenter affirme a propos que « ces images semblent lourdes de potentiel figural, dont on a tout de même mal à cerner le sens » 55.

54

Michel Pierssens, « Isidore Ducasse : l’avant et l’après », Maldoror hier et aujourd’hui. Lautréamont : du romantisme à la modernité, Actes du Sixième colloque international sur Lautréamont, Tokyo, Du Lérot Editeur, 2002, p. 345. 55 Scott Carpenter « Lautréamont et la logique de la digression », Maldoror hier et aujourd’hui. Lautréamont : du romantisme à la modernité, Actes du Sixième colloque international sur Lautréamont, Tokyo, Du Lérot, 2002, p. 143.

45 Troisièmement, un autre aspect de l’hermétisme est celui qui porte sur l’expérience de la folie ou du langage de la folie. Lautréamont se confronte à l’ambiguïté du langage désarticulé de la folie. Il fait l’option de produire un langage face à quoi le lecteur se sent inévitablement étranger. Et ce sentiment d’étrangeté coïncide avec toute la philosophie des écritures hermétiques. Quatrièmement, la thématique du cercle participe aussi chez Lautréamont de l’esthétique de l’hermétisme en ce qu’elle pose les bases d’un mouvement rapide et giratoire, en ce qu’elle suggère le tourbillon. Dans l’œuvre de Ducasse, le tourbillon qui prend une place centrale, connote en effet le chaos, le chaos du langage et du sens. En dernière instance, nous considérons le langage décousu et la chronologie événementielle désarticulée. Ces stratégies discursives instaurent un discours non linéaire, un discours hermétique en raison d’une illisibilité structurale. On aboutit à un obscurcissement de la signification textuelle. Le défaut de linéarité des Chants s’établit avec un nombre considérable de digressions au point où se dessine toute la philosophie ducassienne de l’hermétisme du langage. Ces quelques procédés caractérisent un jeu de symbolisation du langage poétique hermétique qui s’accentue avec les poètes contemporains. Le poétique en tant que texte littéraire se place ainsi dans ce que la sociopoétique désigne par « l’espace des biens symboliques »56. Tout en renforçant son abstraction langagière, il dessine des possibilités nouvelles de l’art poétique. La fonction de communication est réduite à la portion congrue et le lecteur se trouve désorienté. L’analyse n’est pas volontairement exhaustive mais elle permet d’indiquer le fonctionnement perceptible des formes hermétiques à travers les Chants de Maldoror dans une histoire de l’hermétisme en France. 2.2.3. Stéphane Mallarmé (1842-1898) Considéré comme le chef de fil des parnassiens et des symbolistes, Mallarmé est l’un des icônes de l’hermétisme de la littérature française. Dès qu’on parle de poésie obscure ou hermétique en France, c’est son nom qui revient souvent57. Le discours poétique de Mallarmé est en effet hermétique en raison d’une double disposition. D’une part, le poète pratique délibérément un langage difficile à lire. On cite les trouvailles lexicographiques se rapportant à des petits secrets, l’usage des mots du

56

Georges Molinié et Alain Viala, op.cit., p. 152. On comprendra à juste titre que les quelques lignes que nous lui consacrons ici ne peuvent pas nécessairement donner la totale dimension de son envergure dans une histoire de la poésie française. 57

46 Littré58, la déstabilisation de la syntaxe. Au sujet par exemple de la syntaxe, il est établi que la restauration de l’ordre normal des mots bouleversé par le poète permet d’obtenir des phrases grammaticalement acceptables. D’autre part, il véhicule une poétique nouvelle de l’écrit poétique. Par son amour de la vérité cachée et supérieure de la réalité, il prône une poésie des symboles. Son écriture se fixe un idéal que le langage ne parvient à exprimer que par sa part d’inaptitude à véhiculer le contenu sémantique du discours. A la place d’un texte qui signifie quelque chose, c’est plutôt des séquences textuelles qui énoncent un processus poétique. Le poète recourt à la polysémie pour atteindre une imprécision sémantique dans ses poèmes. La lecture linéaire n’est plus opérationnelle pour dire le poème. C’est la lecture inférentielle qui s’impose comme démarche de définition des vérités et des parts d’ombre du poème. La valeur connotative des mots détermine le sens final attribué à un texte. « Le poète est celui qui transmue le langage ordinaire, les mots de tous les jours en leur donnant une multiplicité d’interprétation seule capable d’engendrer l’émotion poétique »59. Pour Mallarmé, la poésie doit à la fois être mystérieuse, énigmatique et obscure. Daniel Bilous note à ce titre : Des Hérésies artistiques – L’art pour tous, il compare l’art (et la poésie, « le plus grand »), aux anciens cultes à mystères : « Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère. Les religions se retranchent à l’abri d’arcanes dévoilés au seul prédestiné : l’art a les siens (p. 257)60. Dans ses Œuvres complètes, Stéphane Mallarmé donne des affirmations qui illustrent une conception de l’écriture poétique construite sur un langage non ordinaire. - « attendez, par pudeur que j’y ajoute, du moins, un peu d’obscurité » (p. 407). - « il doit toujours y avoir énigme en poésie » (p. 869). Avec de telles conceptions, la poésie de Mallarmé se situait résolument dans la tradition de l’hermétisme. Albert Léonard rapporte que : Mallarmé écrivait déjà en 1865 à Henri Cazalis : « Je crois que l’art n’est fait que pour les artistes ». Ce choix annonce une décadence 58

Daniel Bilous cite l’expérience de Charles Chassé qui, en 1947, essayait de traduire en clair les poèmes de Mallarmé en partant du dictionnaire Littré, « Quelle glose pour la « poésie obscure » ? (autour de Mallarmé) », Recherche et Travaux n° 53, p. 67-68. 59 Jean-Luc, « Repères biographiques sur Stéphane Mallarmé (1842-1898) », http//www.mallarmé, Toute l'âme résumée_htm, 2008. 60 Daniel Bilous, art. cit., p. 57.

47 progressive et les premiers signes de la mort de la littérature. Depuis une vingtaine d’années, la France a vu naître une génération d’écrivains qui écrivent pour d’autres écrivains et non pour le public61. Et cela coïncidait aussi avec une nature personnelle du poète qui avait une prédilection pour les choses cachées. Son appartenance à une société secrète, la franc-maçonnerie, en serait une preuve. Au regard de toutes ces pratiques au cours des différents siècles, une tradition de l’écrit hermétique reste vivante. Elle connaît certes des fortunes diverses mais elle dessine des options constantes dans la perspective de l’abstraction sémantique. Nous ne prétendons pas avoir présenté ici toutes les formes littéraires ayant généré les formes hermétiques dans la poésie contemporaine. Nous avons décrit un cadre de possibilités. Il s’agit donc de retenir que l’histoire littéraire française compte plusieurs modes de discours pouvant servir de modèles à certains poètes actuels dont les textes sont marqués par le sceau de l’hermétisme. Nous avons noté que la poésie intimiste, celle portant sur l’écriture du sujet écrivant, relevait d’une démarche séculaire. Les poèmes lyriques ne sont ni des biographies ni des hagiographies. Ils n’ont pas vocation à épuiser le secret du sujet énonciateur dont le référent est inconnu. Ces formes poétiques gardent une part de mystère, une part d’ombre qui les rend irréductibles et impénétrables. C’est cette part de mystère qui est amplifiée dans le cadre de la poésie moderne et contemporaine. Les formes hermétiques de la poésie épousent le caractère insondable de l’homme et du monde. Toutes les informations relatives aux conditions historiques, aux pratiques poétiques, à circulation des œuvres déterminent les lectures des œuvres contemporaines dans l’ensemble et des poètes retenus ici en particulier. L’expérience des limites place le poète dans la relation avec l’inconnu. La difficulté de dire cette part d’inconnu devient une impossibilité de nommer, une impossibilité de formuler, ce qui sur le plan de la lecture se solde par l’émergence d’une écriture du silence ou une écriture déconstruisant la langue. La poésie est devenue hermétique en raison d’une organisation linguistique mettant en cause la phraséologie et la sémantique de la phrase. Nous allons, dans le chapitre suivant aborder ces deux points.

61

Léonard Albert, La crise du concept de littérature en France au XX e siècle, Paris, Librairie José Cordti, 1974, p. 27.

Deuxième partie Instabilité des formes hermétiques

Dans cette partie, nous entreprenons une lecture des formes hermétiques chez les poètes français faisant l’objet de notre étude c’est-à-dire René Char, Philippe Jaccottet, Michel Deguy et Yves Bonnefoy. Au regard de la première partie, nous avons une idée des principales tendances qu’emprunte la poésie hermétique en France. Celle-ci se situerait formellement en effet entre l’élan de brièveté, le développement prolixe et l’expression tue de la page blanche (une sorte de préservation de la part intime). Les formes fixes sont recomposées et se donnent à lire sous une diversité organisationnelle. Le non respect des formes fait émerger une instabilité formelle qui se caractérise par un jeu de composition. Tantôt c’est la non-fixité des formes qui s’associe à un hermétisme, tantôt c’est la brièveté formelle qui empêche le sens de s’établir tantôt encore c’est la simplicité formelle qui convoque des procédés de rétention sémantique. Nous envisageons ici une analyse des formes et des contenus en considérant les stratégies d’écriture à partir des usages linguistiques, sémantiques et des options poétiques ainsi qu’esthétiques des œuvres poétiques. En dehors de ces poètes retenus ici comme icônes d’une poésie française hermétique, d’autres poètes pourront être cités pour étendre l’horizon de notre réception et de notre « perception » des formes hermétiques. Pourquoi parlons-nous d’instabilité des formes poétiques ? C’est fondamentalement parce que l’histoire contemporaine de la poésie française ne nous offre pas un canon esthétique fixe à partir de quoi il est possible de les analyser. Les mouvements littéraires surréalisme, dadaïsme, symbolisme, romantisme, classicisme… définissaient des critères formels, poétiques et esthétiques des œuvres poétiques. Mais au XXe siècle, après les années soixante, plus rien. L’absence des formes fixes de poésie a pour principale conséquence de libérer les poètes dans leur pratique. La convention formelle qui permettait d’établir une relation forme-sens est caduque. La forme résiste à la lecture et le sens se fait rare sinon absent. Et comme chaque poète affiche sa liberté, il apparaît une instabilité formelle et sémantique constante qui peut être comprise comme une variation esthétique déterminée à la fois par l’histoire du genre et par l’appel de l’avenir, de la modernité. Et face à cette poésie, le lecteur doit trouver des repères propres en vue de dégager un sens de l’œuvre ou du poème, un sens qui restera aussi instable que sa source. D’ordinaire, la lecture de tout texte correspond à la construction d’une adéquation entre discours et réalité c’est-à-dire à une aptitude à renvoyer à la réalité immédiate, à une lisibilité construite sur une continuité syntaxique, lisibilité obtenue à partir d’une démarche syntagmatique logique ou référentielle. Derrière donc l’idée des formes hermétiques, se dresse la volonté de vérifier la pertinence de la conception de Lanson selon laquelle la

52 littérature est le reflet de la société. Il s’agit d’une posture qu’adopte aussi la sociologie de la littérature à ses commencements : « le sens des œuvres s’inscrit en première ou dernière instance dans leur relation au social »62. Mais l’organisation des formes poétiques hermétiques oblige souvent le lecteur à adopter des voies spécifiques de médiation. En effet, pour la poésie hermétique, la dynamique d’interprétation logique ou objective n’est plus opérationnelle. Le lecteur doit recourir à de nouvelles stratégies pour appréhender la cohérence textuelle et sémantique, pour affirmer une lisibilité du poème. La cohérence d’un poème hermétique est fondamentalement contestable parce qu’elle dépend de différentes opérations d’hermétisation initiales, opérations difficiles à prendre globalement en compte dans la phase de la lecture. De façon générale, nous retenons que ces opérations restent spécifiques aux textes littéraires dits hermétiques même si elles peuvent s’appliquer à d’autres types de texte (nous avons évoqué le cas des textes sacrés). Elles relèvent d’une activité énonciative en quête d’intelligibilité et de sens du monde. Le poème hermétique passe alors pour un énoncé « discursif » qui porte « la promesse d’un objet signifiant »63 susceptible d’avoir un nombre considérable de significations dépendant à leur tour des stratégies de lectures appliquées. Dans le cadre de cette étude, nous allons identifier les signes ou procédés qui fondent la spécificité de la poésie hermétique. Nous voulons entreprendre une lecture de la textualité des œuvres afin d’identifier de façon méthodique les formes hermétiques. Mais avant cela nous voulons évoquer quelques analyses théoriques. Le Groupe — a proposé des lectures poétiques pour interpréter « l’orchestration de l’impertinence », le rapport du « rhétorique au mythique », les « modes de l’isotopie » 64… bref pour commenter ce que nous désignons ici par formes hermétiques. Il s’agit de décrire les modes d’instauration de la cohérence65 et de définir les différentes conditions de lisibilité du texte. Georges Molinié a développé une démarche proche et explique le résultat du postulat de la signification et de l’interprétation des textes en ces termes : « Tout le mondain est appréhendable ; tout l’appréhendable est du mondain. Ce qui veut dire qu’on n’appréhende que du mondain, et jamais du monde : le monde est effectivement indicible »66. Si le monde est indicible, cela coïnciderait avec sa propension à demeurer opaque, avec son intrinsèque élan d’énigmaticité 62

Georges Molinié et Alain Viala, op.cit., p. 140. Michael Schulz, René Char : du texte au discours. Trois lectures sémiotiques, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 18. 64 Nous pensons au Groupe —, Rhétorique de la poésie. Lecture linéaire, lecture tabulaire, Paris, Editions du Seuil, 1990, pp. 263-339. 65 On retiendra qu’un mode d’instauration de la cohérence correspond à une rationalité comprise comme « toute manière d’assurer l’intelligibilité du monde ou des énoncés en ramenant la multiplicité phénoménale à l’unité », Michael Schulz, op. cit., p. 19. 66 Georges Molinié, op. cit., p. 9. 63

53 que le poème manifeste dans toute sa splendeur. L’hermétisme de la poésie n’est rien d’autre que l’hermétisme d’un langage indispensable ; ce qui suppose que l’ambition de la poésie est d’être un langage absolu, un langage essence. L’entreprise de lecture resterait possible grâce à la rationalité inférentielle qui explique les phénomènes à partir d’une cohérence interne et à la rationalité mythique qui tente une compréhension globale de l’univers considéré comme un ensemble signifiant67. Notre propos est de montrer que la rationalité inférentielle repose sur une instabilité formelle construite au niveau de l’œuvre dans son ensemble et de façon spécifique au niveau des textes poétiques. Il y a pour chaque poète une interrogation sur [sa] pratique de la poésie. L’œuvre obéit à une organisation déstabilisatrice des formes génériques en vue de signifier des sens spécifiques et de poser un langage transparent mais un langage qui manifeste une ambiguïté référentielle. Et le poème ou ce qu’il en reste est souvent aussi une rupture formelle et entre, par ce fait même, dans la problématique de l’histoire des formes et des genres de la littéraire française. Dans l’ensemble, les poètes, par leur pratique poétique, touchent à l’historicité du poème et de la poésie. A partir de cette réalité, nous relevons la présence de l’instabilité formelle et sémantique, offrant ainsi une justification textuelle de la poésie hermétique. C’est dans cette double perspective que nous inscrivons notre lecture des poètes français contemporains. Nous allons ainsi nous intéresser aux formes hermétiques des poètes René Char, Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet et Michel Deguy par l’analyse de leur système poétique. L’hermétisme apparaît aussi chez ces poètes par l’établissement des contrats de diction ou par le recours à la figuration qui instaure un régime de poéticité. Nous allons étudier la façon dont l’instabilité construit l’hermétisme des systèmes poétiques de ces différents poètes.

67

Pierre Jacob, « Interprétation, inférence et rationalité », Intellectica, n° 11, janv. 1991, pp. 193-217 (lire aussi François Rastier).

Chapitre 3 Le brouillage poétique Le brouillage poétique est à comprendre comme une technique langagière utilisée par les poètes pour produire une poésie brouillée, une poésie n’obéissant à aucun principe prédéfini. Le brouillage porte à la fois sur l’ensemble de l’œuvre, le système poétique de chaque poète et sur le poème ou sur l’écrit poétique. L’œuvre poétique est une totalité offerte au lecteur sous la forme d’une nébuleuse. Elle obéit à une dynamique de dépouillement personnel marqué souvent par le secret, l’éparpillement, l’éclatement, l’informe et le non-sens. Nous retenons ici deux principes de brouillage textuel. Il s’agit d’une part de la dynamique d’opacification qui porte sur l’œuvre entière, dynamique de nature systémique et qui touche à une conception du genre poétique. D’autre part, les formes hermétiques sont souvent traduites par les écrits poétiques en raison de pratiques langagières spécifiques (fragments, vers, proses …) sollicitant constamment d’autres langages comme le pictural, le musical, le silencieux, etc. Chez René Char nous allons lire son œuvre à partir de la poétique des bandeaux. Chez Philippe Jaccottet, l’œuvre est à percevoir dans une stratégie du secret. 3.1. Les bandeaux, une hermétisation poétique systémique Notre conception de la notion de bandeaux se définit à partir de l’œuvre de René Char chez qui elle caractérise une poétique. Un bandeau est une bande d’étoffe qui serre à ceindre le front ou la tête mais qui empêche de voir quand elle est appliquée sur les yeux. Dans le cadre de l’œuvre poétique, le bandeau est le texte poétique qui empêcherait de définir le sens d’un poème. Il empêche en effet de lire ou de comprendre le poème. René Char a rédigé des bandeaux de certains recueils poétiques. Le Grand Larousse de la langue française le définit comme une « frise placée en tête d’un chapitre, dans un livre »68. Cette définition indique le sens des bandeaux dans l’œuvre du poète : un discours sur un discours. René Char 68 Cf. Omer Massoumou, Les procédés poétiques de René Char depuis Le Nu perdu, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998.

56 fait de la parapoésie ou de la métapoésie une particularité de son écriture. Mais au lieu d’avoir les bandeaux en tête des recueils, le poète les place dans un livre postérieur rendant ainsi délicate la lecture des textes poétiques. Sans son bandeau, le recueil ne peut plus se lire de façon orientée. Il existe ainsi un jeu de brouillage poétique où le poète procède par dislocation des éléments du discours poétique. Les bandeaux construisent en effet un univers d’interprétation des poèmes. Par un système d’inférence, ils définissent, à partir de plusieurs contraintes, des modèles d’interprétation des poèmes. Le rapprochement bandeaux-poèmes correspond à une réception verticale où une dynamique d’ascension-descente est continuellement renouvelée pour permettre des lectures chaque fois nouvelles, des lectures se fondant sur des orientations du poète sur son art. Et comme l’écrit Georges Molinié, « le matériau sémiotique en jeu avec ce genre d’art étant le langage, il s’agit de savoir comment cela fonctionne : on cherche donc à décortiquer un fonctionnement, particulier, du langage –un régime particulier de fonctionnement du langage. Et non une fonction particulière du langage »69. Nous portons donc notre attention sur le fonctionnement particulier de cette poésie. Le bandeau est un discours parapoétique qui contextualise le poème ou le recueil. Son détachement du recueil dont il a vocation à expliquer le sens devient une stratégie définissant un hermétisme de la poésie. En tant que texte d’ouverture détaché de son premier univers, le bandeau est une clé qui permet ou oriente la lecture d’un ensemble de poèmes. Ainsi le Bandeau de « Retour amont » aide à lire le recueil Retour amont voire l’ensemble plus vaste du Nu perdu, et Bandeau de Fenêtres dormantes et porte sur le toit oriente la lecture du recueil Fenêtres dormantes et porte sur le toit. Mais il est aussi arrivé que le texte ou le poème qui aide à lire un recueil ne soit pas explicitement désigné par le terme bandeau. Dans l’ultime recueil poétique de René Char, les Voisinages de Van Gogh, le poème éponyme offre des clés pour une meilleure lecture du recueil et de la poésie antérieure. De même, le poème « Bestiaire dans mon trèfle » passe pour le poème bandeau du recueil Eloge d’une soupçonnée. Ce poème attribue des contenus sémantiques à la vie et à la poésie. De cette organisation particulière émerge une écriture poétique complexe. Il y a une dynamique de particularisation du langage qui touche aussi bien la structure interne, celle de la phrase, que la superstructure de l’œuvre poétique. La question à laquelle nous sommes appelé à répondre est celle de savoir comment le système poétique charien construit son hermétisme. De 1929 à 1988, nous avons les deux bornes temporelles de la production poétique de René Char où « poèmes » et discours para ou métapoétique s’enchevêtrent. 69

Georges Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, p. 93.

57 Nous allons convoquer dans un premier temps le Bandeau de « Retour amont ». Ce texte définit essentiellement trois perspectives. Nous avons premièrement le refus de l’idéalisme et l’adoption d’un matérialisme humaniste. Le détachement d’Icare et la volonté de vivre et mourir filialement avec les loups sur la terre, cette rondeur, trop éclairée, en constituent les caractéristiques. Deuxièmement, le Bandeau présente une option dialectique de la poésie. « Malheureux et heureux », l’homme doit vivre sa vie. Troisièmement, le Bandeau définit le sens du retour aux sources qui correspond à un parcours inévitable d’un labyrinthe semé d’embûches à la recherche de l’amont (le pire lieu déshérité, la cause première, la cause causante), à la recherche de l’être. Le Bandeau nous place ainsi dans une dynamique à plusieurs orientations. Le lecteur se met à la recherche du sens véritable, du sens le plus prégnant au risque de se perdre. Dans la dynamique sémiotique, Georges Molinié spécifie ce type de démarche de lecture quand il affirme : Progressant […] à la recherche de l’émotion disparue, plutôt de la source disparue de l’émotion actuelle, vivante, saisissante, à la souche obscure du trouble éclatant, on arrive finalement pourrait-on dire, à une rencontre. C’est normal puisque l’on a posé, au départ et en chemin, le corps [textuel]. L’émotion de l’art en effet tient toujours, d’une certaine façon, à l’espoir d’aimer en chemin (…)70. En lisant l’œuvre poétique, le lecteur partirait à la quête de « l’émotion disparue ». Nous identifions cette émotion à la source de la poésie, au bandeau qui détermine d’une certaine manière l’émotion poétique. Et la poésie ou les écrits poétiques, dans leur forme instable, passent alors pour une émotion présente. Le lecteur se trouve engagé dans un chemin pour un parcours au bout duquel il parvient à la rencontre du sens ; ce qui a pour principale corrélation l’amour de la poésie. Il existe donc un espoir de lisibilité du corps poétique aussi disloqué soit-il. Par ces propos de Georges Molinié, nous pouvons considérer les poèmes de Retour amont ainsi que ceux d’autres recueils comme lisibles. Il y a en effet un élargissement de l’univers de réception, du champ de conjonction, de la zone de rencontre entre bandeau et poèmes. Le Bandeau de « Retour amont » éclaire, oriente ou détermine la représentation du texte littéraire. La démarche non idéaliste est par exemple traduite dès le premier poème de Retour amont. Il y a dans le poème « Sept parcelles du Luberon » une présentation physique ou géographique de la province natale du poète. Ce poème traduit autrement l’enracinement à la vie sur terre, l’attachement à la Provence (sud-est de la 70

Georges Molinié, op. cit., p. 224.

58 France), une partie de cette « rondeur trop éclairée » qu’est la terre. L’enracinement est encore exprimé par des poèmes comme « Effacement du peuplier », « Chérir Thouzon », etc. Dans ces poèmes, c’est la réalité immédiate, quotidienne qui est révélée sous la forme d’un secret. Il y a certes une vision éclatée, parcellisée du monde rendu en termes épars comme pour respecter le parcours labyrinthique mais il y a aussi et surtout une rétention de la parole. Un poème comme « Aux portes d’Aerea » présente l’orientation dialectique définie dans le Bandeau. L’évocation de « l’heureux temps » qui s’y oppose au « présent perpétuel » suffit à activer la dualité de l’univers décrit. En outre, ce poème fait référence au parcours vers l’amont en ces termes : […] Mais le présent perpétuel, le passé instantané, sous la fatigue maîtresse, ôtèrent les lisses. Marche forcée, au terme épars. Enfants battus, chaume doré, hommes sanieux, tous à la roue ! Visée par l’abeille de fer, la rose en larmes s’est ouverte. « Aux portes d’Aerea », Le Nu perdu, p. 425. Il existe dans ces lignes une allusion aux difficultés annoncées de la recherche de l’être, de l’essence de l’homme. Et ces difficultés deviennent au niveau du poème des structures syntaxiques sémantiquement elliptiques ou opaques. Elles construisent un discours hermétique dont la valeur réside dans leur impertinence syntaxique et sémantique mais une impertinence relative. La prise en compte des différentes occurrences et du contexte permet de surmonter l’énigme du sens. C’est comme si le poème empruntait des éléments aux formes simples mais au lieu de garder le contexte narratif du conte par exemple, il recourt à l’elliptique et le sens devient difficile à déterminer. 3.1.1. Une abstraction sémantique relative Et au-delà du recueil Retour amont, le Bandeau reste une torche lumineuse, éclairante. Si les bandeaux conditionnent les possibilités de lecture de la poésie, les poèmes instaurent à leur tour une dynamique interne d’écho sémantique. Le sens poétique est donc irradiant. Des éléments des différents poèmes construisent ensemble des champs sémantiques, fondant ainsi une unité supérieure. Le caractère parapoétique dessiné par les bandeaux intervient dans la mesure où un poème permet de lire un autre poème et réciproquement. Le poème « Dyne », fait allusion presque explicitement au retour aux sources : Passant l’homme extensible et l’homme transpercé, j’arrivai devant la porte de toutes les allégresses, celle du Verbe descellé de ses restes

59 mortels, faisant du neuf, du feu avec la vérité, et fort de ma verte créance je frappai. Ainsi atteindras-tu au pays lavé et désert de ton défi. Jusque-là, sans calendrier, tu l’édifieras. Sévère vanité ! Mais qui eût parié et opté pour toi, des sites immémoriaux à la lyre fugitive du père ? « Dyne », Le Nu perdu, p. 458. Ces séquences textuelles et poétiques sont marquées, dans leur manifestation textuelle, par une nature elliptique. Le contexte ne permet de définir les déterminants de l’énonciation poétique de façon évidente et consensuelle. Les unités linguistiques qui renvoient d’une manière ou d’une autre à la source « déconstruisent » l’abstraction sémantique des poèmes. En effet, les phrases, les vers ou les aphorismes n’ont finalement pas à être lus en référence à la réalité linéaire du texte ; ils imposent une lecture horizontale prenant en compte un co(n)texte singulier. Ils marquent des inférences dont la nature particulière reste complexe et pas seulement symbolique. La lecture porte alors sur la définition des inférences qui favoriseraient l’interprétation des unités lexicales ou syntaxiques n’ayant pas de sens par elles-mêmes mais qui construisent plusieurs univers d’interprétation où chacune d’elles intervient à un moment stratégique. Ainsi, par exemple, le parcours du labyrinthe évoqué dans le Bandeau infère le sens des mots, le parcours interprétatif, le mouvement poétique, etc. Cela permet la lecture, dans plusieurs poèmes, de la dynamique du mouvement. Avec des verbes de déplacement « arriverai », « atteindras » ou du substantif « marche », il y a une émergence évidente du sens du déplacement. Le poème construit un univers de mobilité. On comprendra aussi que les occurrences sur les termes « amont » ou « sources » qui apparaissent dans Retour amont ou dans l’ultime recueil Éloge d’une Soupçonnée (p. 837) représentent singulièrement et collectivement une idée plurielle, variable de la source ou de l’amont. Ce qui sur le niveau de la représentation sémantique caractérise une posture objective dans la vision du monde. - la reculée aux sources. Revers des sources : pays d’amont (« Aiguevive », p. 433). - L’amplitude d’amont (« Le village vertical », p. 433). - Notre figure terrestre n’est que le second tiers d’une poursuite continue, un point, amont. (« Lenteur de l’avenir », p. 435). - O source qui mentis (« Déshérence », p. 437). - Le point fond. Les sources versent. Amont éclate. (L’Ouest derrière soi perdu », p. 439). - Il faut à tout moment expulser de soi ce qui trouble cette source, (Riche de larmes, p. 841).

60 - Donne-moi ta main de jonc avançante. Rendez-vous sur tes barres, devant la source qui nous a séparés (« Nous étions l’août… », p. 846). - Dessus le plus souvent dessous l’écervelée source séduite (« Rare le chant … », p. 846). En partant des occurrences des mots « source » ou « amont », nous pouvons faire une lecture parapoétique ou horizontale de l’écriture poétique. En effet, ces différentes unités lexicales permettent de définir une cohérence au niveau référentiel. Elles construisent des champs sémantiques dont le fonctionnement occupe l’étendu de toute l’œuvre. Nous comprenons ainsi que « les caractéristiques de [la] source ne sont jamais les mêmes comme si elle était sujette à des changements continuels malgré les précautions de ne pas la « troubler ». Un coup, elle est « la source qui sépare » ; un coup elle est « l’écervelée source séduite ». Ces attributs humains, utilisés pour déterminer une source « agissante » rehaussent la valeur accordée à l’expression poétique. C’est une forme de poéticité qui catégorise l’écriture poétique et impose des modèles de lecture non traditionnels71. Ce type de fonctionnement textuel fonde la dynamique des formes poétiques hermétiques. L’écriture poétique fonctionne encore à partir d’une dynamique parapoétique, itérative à l’origine d’un univers d’interprétation à plusieurs variables. Elle laisse émerger un phénomène de co-présence référentielle qui fait qu’à côté de la poétique du déplacement, on peut lire celle de la spatialisation, de la temporalisation, de l’aspectualisation, de la figurativisation, etc. Serge Perségol et Jacques Fontanille ont montré la pertinence de cette lecture. D’ailleurs, comme pour fixer l’évidence de la pluralité sémantique du texte poétique, le premier écrit : « la visée créatrice est atteinte tout en restant indéfiniment ouverte »72. La poésie de René Char se situe ainsi dans une double dynamique. Elle adopte les procédés mis en valeur avec la révolution du langage poétique au XX e siècle. Elle n’est plus un discours directement consommable. Elle exige des efforts de lecture. En étudiant ces quelques aspects de l’abstraction sémantique de l’écriture poétique charienne, nous avons montré le caractère volontairement brouillé du discours poétique par sa composition et ses structures langagières. Si le 71

Patrick Née note au sujet de l’amont : « Amont, ici, avec sa « part d’ombre », réclame ses droits : « celui qui oublie où mène le chemin » ne s’interroge plus avec angoisse sur les dangers d’aval et la rage engloutissante des mers. Son étrange calme provient d’une certitude intérieure ; quel que soit le chemin parcouru, il en connaît le prix ; tout chemin qui soit chemin de parole pensante ou poétique est, paradoxalement, « chemin qui ne mène nulle part » -c’est-à-dire chemin dont l’orientation ne passe plus par l’extérieur et qui, nécessairement, mènera en amont de lui-même. En ce sens, tous les « chemins » mènent amont », René Char, une poétique du Retour, Paris, Hermann Editions, 2007, p. 300. 72 Jacques Fontanille, « Interstice et résistance dans Feuillets d’Hypnos : une forme de vie chez René Char », Nouveaux Actes sémiotiques, Des figures de discours aux formes de vie à propos de René Char , n° 44-45, Pulim, Université de Limoges, 1996, p. 38.

61 langage poétique résiste à la lecture, la prise en compte de l’obscurité sémantique par des procédés linguistiques et sémiotiques permet de dire les perspectives de lecture de façon particulière avec le Bandeau de « Retour amont » et le recueil Retour amont. Nous comprenons ainsi que, de façon générale, l’écriture poétique adopte la dynamique d’une œuvre ouverte telle que la conçoit Michel Foucault : Pour la première fois, peut-être dans la culture occidentale se découvre cette dimension absolument ouverte d’un langage qui ne peut plus s’arrêter, parce que jamais enclos dans une parole définitive, il n’énoncera sa vérité que dans son discours futur, tout entier consacré à dire ce qu’il aura dit ; mais ce discours lui-même ne détient pas le pouvoir de s’arrêter sur soi, et ce qu’il dit l’enferme comme une promesse léguée encore à un autre discours…73 . La poésie de René Char dessine en somme un parcours labyrinthique dont la lecture passe par la prise en compte de sa spécificité. Elle construit un contenu sémantique pluriel et une validité poétique par la prise en compte du fondement générique de la poésie comme parole essence. De la technique des bandeaux chez René Char, nous passons à l’art du secret comme mécanisme systémique de brouillage de la poésie chez Philippe Jaccottet. 3.2. Philippe Jaccottet ou la transaction secrète La problématique que pose l’œuvre de Jaccottet se définit à partir de quelques postures qui justifient sa poésie et qui en déterminent ce que nous comprenons par hermétisme. Dans Une transaction secrète, Philippe Jaccottet reprend en épigraphe une interrogation de Virginia Woolf « Ecrire de la poésie, n’est-ce pas une transaction secrète à une autre voix ? »74. La réponse que nous sommes tenté de donner à cette question est affirmative si nous tenons compte de la poésie même de Jaccottet. Cette transaction secrète fonde le brouillage poétique et participe d’une poétique de l’écriture. Hervé Ferrage relève cette particularité de la poésie de Jaccottet en ces termes : « La rigueur du rapport au langage visée par le poète et la signification qu’il donne (signification toujours menacée d’incertitude mais sans cesse ravivée par l’évidence d’une expérience sensible) trouvent dans la réflexion et les lectures de Jaccottet des garants qu’en apparence tout oppose mais qui ont exercé sur lui, dès ses années de formation ou peu 73 74

9.

Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 55-56. Philippe Jaccottet, Une transaction secrète. Lectures de poésie, Paris, Gallimard, 1987, p.

62 au-delà, une influence déterminante. Sans accorder une valeur absolue à ce qui n’est qu’une simplification toute relative, on pourrait parler d’un côté diurne et d’un côté nocturne qui cherchent tant bien que mal à s’équilibrer dans une quête poétique située résolument au carrefour de la vie et du langage » 75. Le langage poétique de Jaccottet est donc un langage au bord de la rupture, un langage qui conjugue l’alliance des contraires pour poser le secret comme une poétique. Il s’agit en fait de cette tension langagière qui engage le lecteur dans la manifestation du sens poétique. C’est cette organisation de l’œuvre qui construit l’hermétisme poétique puisque la poésie est loin d’être objective et la référence à la réalité est souvent ambiguë. Aline Bergé est aussi convaincue de la place du secret dans la pratique poétique de Jaccottet. Dans son article sur « Alphabet d’une énigme », elle écrit justement : « (Ce qui advient au fil des ans autour de Grignan […] advient aussi en Autriche, en Andalousie, et ailleurs encore : une langue du secret, un art du blason, qui, poursuivant des énigmes, sait combien celles-ci excèdent l’écriture et la traduction d’un seul « rébus ». De la langue du « Blason vert et blanc », figure parmi d’autres d’une poétique du secret […]) »76. Si l’œuvre de Jaccottet est fondamentalement marquée par le secret d’une diction qui évite le dévoilement total ; elle semble aussi être marquée par une rupture constitutive d’une ambivalence, d’une opposition dialectique comme le laisse entendre toute lecture attentive. Dans notre lecture du recueil Paysage avec figures absentes, nous avons étudié la manière dont l’expression de l’éphémère et de l’éternité découle d’une écriture de ce qui a vocation à disparaître77. Nous relevons que Jean-Claude Mathieu définit aussi cette ambivalence à un niveau singulier. Ce dernier note en effet : « Tout, c’est-à-dire la naissance à soi dans l’écriture commence pour Jaccottet non par un cri de joie […] mais avec la sensation de la séparation, l’épreuve douloureuse d’une distance de soi à soi, et aux autres, et au

75

Hervé Ferrage, Philippe Jaccottet, le pari de l’inactuel, Paris, PUF, 2000, p. 35. Aline Bergé, « Alphabet d’une énigme (sur le « Blason vert et blanc » du Cahier de verdure) », Patrick Née et Jérôme Thélot (sld), Philippe Jaccottet, Cognac Edition, Le Temps qu’il fait, 2001, p. 61. 77 Omer Massoumou, « Figuration de l’absence dans Paysage avec figures absentes de Philippe Jaccottet », Cahiers du GRESI n°4, Brazzaville, revue du département LLF, université Marien Ngouabi, 2007, pp. 113-124. 76

63 monde »78. Avec Michèle Monte, l’ambivalence est perçue au niveau de l’alliance prose-vers : « Mon hypothèse de départ sera la suivante : bien que le travail de Jaccottet ait conduit, semble-t-il, à brouiller les différences entre textes versifiés et non-versifiés dans la mesure où ses œuvres en prose sont bien souvent poétiques et où ses poèmes évoluent vers un certain « prosaïsme » (pour faire vite), la coexistence dans un même recueil de textes versifiés et non versifiés doit conduire à accentuer la spécificité de chacune de ces écritures […] »79. En raison de cette ambivalence, nous relevons des niveaux presque programmatiques de mise en abyme, de brouillage de l’écriture poétique. La parole poétique est donc une parole du lointain dont la perception deviendrait étrange. Elle se définirait par une alliance entre ce qu’ailleurs René Char désigne par « alliés substantiels » d’une part et par une communication avec le lecteur de son œuvre d’autre part. Pour le poète, il existe des alliés, des topoï qui lui permettent d’exprimer la séparation, la distance, l’écart entre le réel et le non-réel, entre le passé et le présent, etc. Le poème est perçu comme le : « moment de la séparation, où autrui et le monde, jusque-là tout emmêlés à l’enfant, se referment dans leur étrangeté (« Un paysage qui s’enferme dans son étrangeté comme un mollusque dans sa coquille ») ; c’est-à-dire sécrète comme ce mollusque leur secret, se replient dans leur altérité ; le secret, secretum, c’est, l’étymologie le dit, ce qui est séparé, et cette séparation présente deux versants, le sentiment qu’à l’âme d’être distante, la perception des choses comme éloignées »80. L’œuvre de Philippe Jaccottet est encore déterminée par l’empreinte de son maître, Gustave Roud. Il a existé une complicité et une interdépendance entre les deux ; la vie des deux poètes s’éclaire ou s’obscurcit par les mêmes éléments. L’écriture poétique de Philippe Jaccottet participe de ce que nous appelons brouillage poétique parce qu’il y a une véritable gestion de l’hermétisme. La dernière phrase du récit L’Obscurité évoque une poétique d’éclatement, de dispersion : « De mon maître, j’ai su que les cendres

78

Jean-Claude Mathieu, « La séparation et les commencements de l’écriture », Philippe Jaccottet, La mémoire et la faille, Acte du colloque, Université Paul-Valéry Montpellier III, 2002, pp. 133. 79 Michèle Monte, Mesures et passages. Une approche énonciative de l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 336. 80 Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 134.

64 avaient été dispersées dans une forêt »81. Et nous osons affirmer ici que la forêt dont parle Jaccottet n’est que son œuvre dans laquelle la nature, les arbres prennent une place importante. Ceci conforte l’idée d’une symbolisation propre à l’expression poétique « des biens symboliques ». Dans l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet, il existe aussi une dynamique systémique d’organisation du langage, dynamique qui en détermine le fonctionnement. Plusieurs études critiques retiennent le caractère peu lisible de sa poésie. Philippe Jaccottet est fasciné par le maître qui trouve dans sa retraite le moyen « d’éteindre l’éclat de sa gloire »82 et l’élève qui, porté par la flamme du savoir, par l’énergie de la connaissance, va s’engager dans une quête de lumière. Il s’agit là d’une tension congénitale qui caractérise un des fondements esthétiques de l’œuvre. Cela n’échappe pas à José-Flore Tappy qui écrit dans la préface consacrée aux correspondances entre le poète et son maître ceci : « Près de quarante ans plus tard, Philippe Jaccottet retrouve, à la faveur d’une lumière blanche d’hiver, l’une des émotions fondatrices de sa vocation de poète : sa rencontre avec l’œuvre de Gustave Roud »83. Le poète « retrouve » des émotions dans le sens où il (re)produit une poétique, une vision du monde marquée par l’émotion initiale. La question de la vision du monde de l’auteur qu’aborde la sociologie de la littérature se trouve ici au centre de la réflexion. Ce qui semble intéressant encore dans ce parcours, c’est sans doute la mise en exergue du cheminement par le poète lui-même quand il affirme : « je ne fais que redire la même chose toujours » / « si au moins ce pouvait être de plus en plus vrai »84. Cet aveu est si laconique que le lecteur doit faire preuve d’une réelle érudition pour produire un sens conséquent. Mais la poésie hermétique est celle qui interroge encore la validité du sens. JeanClaude Mathieu parle en effet de : L’évidence du simple et l’éclat de l’obscur, peut-être est-ce, du moins on peut en faire l’hypothèse, ce qui transparaît à travers les transformations de l’œuvre, et que l’on voudrait sauver par ces mots entre ombre et lumière, entre abstrait et concret. Ce qui la relie aussi, dans l’attention à l’élémentaire, lorsqu’il est donné dans la lumière mouvante des passages, aux poètes de sa génération85.

81

Philippe Jaccottet, L’Obscurité, Paris, Gallimard, 1961, p. 171. Ibidem, p. 9. 83 Philippe Jaccottet, Jaccottet-Gustave Roud Correspondance 1942-1976, Paris, Gallimard, 2002, p. 7. 84 Extraits cités par Hervé Ferrage, op. cit., p. 23. 85 Jean-Claude Mathieu, Philippe Jaccottet, l'évidence du simple et l'éclat de l'obscur, éditions Corti, 2003. cf . http://www.fabula.org/actualites/article6518.php 82

65 Dans son introduction à ses Lectures de Philippe Jaccottet, Bruno Blanckeman écrit également : L’univers et le projet littéraires de Philippe Jaccottet conservent une discrétion, sinon une part de secret, qu’un demi-siècle de création poétique n’a pas altérée. Le présent ouvrage, s’il n’entend pas forcer la réserve de l’œuvre, propose plusieurs pistes pour suivre l’itinéraire du poète et différentes clefs pour comprendre les postulations éthiques qui le sous-tendent86. Le brouillage qui touche en somme l’œuvre correspond à une démarche programmatique qui ne manque pas de porter un effet sur les textes poétiques. Le brouillage se construit à partir de l’expression du secret, ce qui concrètement renvoie soit à la brièveté des poèmes, à la fragmentation et au métissage du poème, à l’inachèvement des poèmes, à l’expression du rapport du moi au monde, etc. Il existe en effet une hétérogénéité formelle considérable au sein de la production poétique. Michèle Monte l’illustre bien quand elle parle des différences des poèmes dans Cahier de verdure. Ses interrogations informent sur l’ampleur du brouillage : « à quoi correspondent les différences de typographie ? les poèmes en italiques sont-ils différents des poèmes en caractères romains ? Qu’en estil pour les proses ? La différenciation typographique est-elle plus importante que la différenciation formelle ou est-ce l’inverse ? Et que penser du premier texte qui commence en vers et finit en prose ? »87. Le poète exploite toutes les ressources langagières pour produire une poésie dont la vocation n’est pas de livrer son sens dès la première lecture. Il situe le lecteur dans un parcours labyrinthique dont l’issue reste incertaine. Hélène Samson explique le brouillage au sein de l’écriture de Jaccottet par la marque d’une pudeur. Pour elle, le poète assume sa finitude d’homme blessé par le monde moderne dans le travail d’une écriture fragmentée. Et cette attitude porte les fondements et les enjeux de sa poétique. Les fragments dans l’œuvre poétique se justifient à partir d’un déclic : « [Airs] constitue un pôle de référence pour la production ultérieure, notamment pour la pratique et la reconnaissance du fragment poétique »88.

86 Bruno Blanckeman (sld), Lectures de Philippe Jaccottet, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2003, 288 p. cf http://www.fabula.org/actualites/ article7048.php 87 Michèle Monte, art. cit., p. 338. 88 Hélène Samson, Le « tissu poétique » de Philippe Jaccottet, Hayen (Belgique), Pierre Mardaga, 2004, p. 34.

66 Philippe Jaccottet lui-même affirme que sa poésie est faite d’une « histoire d’inflexions »89 (seulement musicales ?) à tel point que même des caractéristiques négligées resurgissent dans son œuvre de façon « [éparse] dans le temps comme dans l’espace ». Nous avons relevé cette hétérogénéité dans d’autres recueils poétiques comme Paysages avec figures absentes, Ce peu de bruit. Une telle structuration de l’œuvre ne correspond pas à une réalité hasardeuse mais une stratégie poétique de brouillage du poème. Après cette mise en exergue du système structurant l’hermétisme au sein de l’œuvre de Philippe Jaccottet, nous portons notre attention à un autre poète, Michel Deguy qui construit aussi une dynamique d’ensemble d’hermétisation de sa parole poétique à partir d’une diction inachevée. 3.3. Michel Deguy, l’inachèvement de la parole Michel Deguy impose au lecteur une participation dans la création poétique. L’œuvre serait en quelque sorte inachevée et ne parviendrait à sa finalité que grâce à une (re)sémantisation engageant le lecteur. La lecture du poème est perçue comme une phase de réception mais aussi d’échange créateur du sens. Nous présentons infra le fonctionnement de cette poésie dans la sous-chapitre « le contrat du paradoxe ». Martin Rueff explique le fondement de la poésie de Michel Deguy à partir de l’alliance à la philosophie. Le brouillage poétique interviendrait donc du fait da la propension philosophique de la poésie. « Je me suis demandé ce qui faisait la singularité de Michel Deguy. J’ai trouvé que sa poésie et sa poétique rencontraient la question qui a dominé la pensée et l’existence depuis une bonne cinquantaine d’années : celle du rapport de l’identité et de la différence. Comme il est hautement révélateur que cette rencontre ait d’abord eu lieu en poésie, j’ai compris que la question du rapport poésie et philosophie était mal posée »90. 3.3.1. Brièveté poétique, des ellipses sémantiques Dans le cadre de l’écriture poétique contemporaine, certaines formes hermétiques dépendent des structures syntaxiques brèves. Nous pensons que les formes brèves ne sont pas systématiquement hermétiques mais qu’elles le deviennent lorsqu’elles se construisent sur le modèle de l’ellipse.

89 Philippe Jaccottet, « Rien qu’une note ou deux » préface du livre d’Isabelle Lebrat, Philippe Jaccottet tous feux éteints. Pour une éthique de la voix, Paris Bibliophane-Daniel Radford, 2002, p. 16. 90 Martin Rueff, « Différence et identité », Michel Deguy, Situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel, Paris, Hermann Editeurs, 2009, 4ème de couverture.

67 Dans le contexte discursif de la poésie contemporaine, les unités elliptiques, hermétiques correspondent à des structures narratives d’interprétation délicate en raison soit de leur polysémie intrinsèque, soit de leur figement. Elles peuvent être assimilées à des « unités significatives »91 mais dont l’évidence sémantique reste à prouver. Il faut souvent recourir, pour leur saisie, à des domaines autres que ceux de la grammaire descriptive parce que les manipulations lexicales ou morphosyntaxiques y relatives intègrent des stratégies linguistiques et sémiotiques d’hermétisation du discours. En conséquence, en nous appuyant sur la méthode de l’analyse du discours, nous étudierons le rôle des expressions figées comprises comme unités lexicales polysémiques et comme unités lexicales ambigües dans le processus d’hermétisation de la poésie. Nous convoquons quelques outils de la lexico-grammaire et de la sémiotique pour décrire les formes hermétiques brèves auxquelles les trois poètes recourent pour produire une écriture spécifique et non linéaire. 3.3.2. Les expressions figées hermétiques Les formes hermétiques dépendent d’une organisation linguistique singulière. Les phrases contiennent en effet des unités lexicales ou des expressions figées hermétiques issues d’une reproduction de quelques dispositifs lexicaux ou syntaxiques peu ordinaires. Les unités lexicales et les expressions figées sont à considérer comme des constructions lexicogrammaticales spécifiques. Il s’agit des unités polysémiques ou des phénomènes de type collocatif liés à la syntaxe et à la sémantique mais n’ayant a priori aucun lien avec la métaphysique92. Dans le cadre de cette étude, nous les assimilons à des structures poétiques ayant une nature inédite et dont l’interprétation n’est pas satisfaisante. Ces structures sont issues d’une créativité phraséologique que Christopher Gledhill et Pierre Frath expliquent comme « toute innovation expressive qui ne constitue pas une collocation régulière (une expression déjà connue) dans une langue donnée »93. L’irrégularité des formes hermétiques qui repose souvent sur le vocabulaire et la syntaxe intègre des

91

Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, 1972, 1995, p. 387. 92 Dans les œuvres poétiques, nous constatons l’émergence des systèmes langagiers où existe « un continuum entre le mot simple et l'expression totalement figée d'une part, et la phrase d'autre part, construite par agencement et entrecroisement d'éléments référentiels plus ou moins lexicalisés, plus ou moins figés, ordonnés au niveau de la phrase par des régularités syntaxiques mémorisées ». Cf. Pierre Frath et Christopher Gledhill « Qu'est-ce qu'une unité phraséologique? », www.res-per-nomen.org/respernomen/pubs/ling/SEM16-Phraseoactes.doc page consultée le 12 décembre 2010 93 Christopher Gledhill et Pierre Frath, « Collocation, phrasème, dénomination : vers une théorie de la créativité phraséologique », La Linguistique, vol. 43, Paris, PUF, 2007, p. 63-88.

68 innovations expressives propres à la poésie contemporaine94. Dans chaque œuvre poétique, plusieurs unités lexicales aux valeurs sémantiques contestables sont produites. Le recours à une linguistique de corpus pourrait rendre perceptible leur présence et leur validité. Dans la recherche d’outils linguistiques pertinents pour l’appréhension de la richesse et de l’originalité de la poésie moderne et contemporaine, nous nous intéressons à cette série de composants grammaticaux et lexicaux qu’on définit à partir de la notion de la lexico-grammaire, pour affirmer le caractère obscur de la poésie française contemporaine. Nous admettons en effet que les expressions figées ou celles qui peuvent être considérées comme telles, ont un potentiel d’hermétisation de l’écriture poétique. La polysémie lexicale concourt à la particularisation du langage ; ce qui suppose que l’étape de la lecture doit prendre en compte ce paramètre. Des poèmes de René Char, de Philippe Jaccottet et de Michel Deguy vont nous permettre d’illustrer l’hermétisation de la poésie. 3.3.3. De l’hermétisme et de la polysémie lexicale La poésie contemporaine acquiert une dimension hermétique en partie à cause de l’emploi des mots ayant plusieurs sens. Dans la logique de l’écriture, il s’agit de rendre actifs tous les sens. Ce qui fait que le discours poétique privilégie les sens et non la valeur référentielle. Le poème ne renvoie pas à une réalité extérieure. Ce qui renvoie à une non-référentialité à une réalité précise, une non-référentialité qui instaure un langage hermétique parce qu’enclin à exprimer à la fois ce qui est ordinaire et ce qui est extraordinaire, ce qui est sacré ou mystérieux et ce qui ne l’est pas. Le figement des mots au sein des structures syntaxiques est généralisé puisqu’il touche aussi les mots comme « lampe » et « étincelles » qui dénotent la lumière dans le cadre par exemple de la construction d’un paradigme. La syntaxe devient un élément constitutif de l’hermétisme car elle juxtapose les structures. La linéarité du texte est moins perceptible. Le poète fait prévaloir des unités syntaxiques dans une logique déstructurée. Dans la séquence poétique suivante, les unités lexicales sont porteuses d’une dynamique propre mais participe aussi à la créativité phraséologique : « La porte qui ne s’ouvre pas/ La main qui passe/ Au loin un verre qui se casse/La lampe fume/Les étincelles qui s’allument »... Le dispositif lexical procède par une énumération et une juxtaposition des éléments, ce qui rend le poème hermétique dans la mesure où la logique objective et référentielle n’est pas observée. Le dispositif lexical et syntaxique repose sur un figement expressif. Les unités syntaxiques tendent à exprimer des valeurs absolues et organisent, par 94

Si la grammaire descriptive échouait à rendre compte des structures syntaxiques de la poésie contemporaine, ce type d’analyse sur la créativité linguistique offre une possibilité de lire la poésie contemporaine.

69 ce fait même, un langage hermétique. Les unités lexicales qui se rapportent au sujet de l’énonciation construisent une polysémie lexicale interne à l’œuvre poétique. L’instance énonciatrice est successivement dure et tendre. Elle est aussi celle qui a perdu son temps, qui a trouvé son absence, celle qui est dans le néant... Le poème efface les conditions de vérité du discours pour se situer en dehors du temps. Il fait prévaloir un hermétisme relatif en raison d’une impossible référence immédiate à la réalité. Les différentes phrases successives deviennent des expressions figées car elles entrent dans une dynamique de mise en exergue du discours hermétique. La connaissance de l’objet par les mots ou le langage coïncide souvent avec une pratique hermétique de la poésie. Nous remarquons que l’écriture du « monde muet » des choses donne lieu à des poèmes qui conservent aussi un mutisme congénital, un mutisme que nous associons volontairement au mystère de la parole obscure qui caractérise une expérience renouvelée du langage. Dans son rapport au monde et aux choses, le poète exploite les mots dans toute leur plénitude. Il s’appuie sur des sens soit très anciens et donc précieux, soit très récents et engage de la sorte toutes les possibilités sémantiques du langage. L’emploi des unités lexicales spécifiques répond à une poétique de l’hermétisme du monde.95. Après la lecture des systèmes poétiques chez ces trois premiers poètes, nous allons aborder le brouillage chez Yves Bonnefoy par la considération de plusieurs stratégies d’écriture. 3.4. Les données du brouillage chez Yves Bonnefoy Notre lecture de la poésie de Bonnefoy nous a permis de relever quelques données organisant l’écriture sur le modèle d’un brouillage. L’écriture porte sur un jeu de disqualification sémantique. L’approche sémiotique rend compte de la spécificité des textes poétiques en ce qu’elle instaure des axes de lecture et recourt alors à un contexte canalisant l’interprétation de la poésie. Nous pouvons ainsi partir de la dénomination comprise comme la vocation d’un signe linguistique à renvoyer de manière logique à un référent précis dans un discours donné. En considérant consécutivement que la phrase poétique épouserait une esthétique singulière à faire rêver les âmes sensibles et qu’elle se comprendrait aisément grâce à la diction qu’on en ferait, il resterait donc à chercher l’hermétisme ou l’opacité du poétique ailleurs que dans la structure de la phrase. 95 Jean-Pierre (de) Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey, J-P. Beaumarchais, D. Couty et A. Rey indiquent par exemple que chez Francis Ponge « le projet d’un « parti pris » des choses naît sur le fond d’une philosophie du non-sens du monde et de l’indigence essentielle des moyens d’expression », cf. Dictionnaire des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1984, p. 1776.

70 On pense inévitablement à Ronsard, à Victor Hugo, à Alphonse de Lamartine dont les poèmes sont devenus des hymnes. La poésie hermétique se met à l’opposé de cette dynamique affable et tend à reproduire des structures absconses qui mettent à l’épreuve la syntaxe au point où elles (ces structures) échappent constamment à la mémoire du lecteur. Le lexique n’est pas toujours raffiné, la syntaxe reste souvent abrupte ou paratactique, elle s’assimile à la parataxe, le sens devient évasif et le référent se fait rare sinon absent96. Qu’il s’agisse de la poésie brève ou expansée, les éléments constitutifs de la phrase subissent le même traitement. L’hermétisme est construit par un usage de procédés rhétoriques, une polysémie lexicale et une organisation syntaxique déroutante. Yves Bonnefoy proclame métaphoriquement la fin de la poésie lyrique en ces termes : Vous avez été l’évidence, vous n’êtes plus que l’énigme. Vous inscriviez le temps dans l’éternité, vous n’êtes que du passé maintenant, par où la terre finit, là, devant nous, comme un bord abrupt de falaise. « Par où la terre finit », Ce qui fut sans lumière…, p. 51. Par une analyse tant soit peu approfondie de quelques extraits poétiques, nous allons montrer en quoi le poème hermétique ne se situe pas dans la logique référentielle habituelle ou sociale. Il se construit sémantiquement à partir d’un champ associatif défini par le lecteur. Il existe plusieurs mécanismes langagiers qui participent au brouillage poétique dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Trois procédés majeurs peuvent être retenus. Nous pensons premièrement aux « ensembles poétiques » compris comme une dynamique globale de l’œuvre ; ce que Jean Starobinsky désigne par « totalité cohérente »97. Deuxièmement, le brouillage poétique émerge aussi avec l’imprécision lexicale et la pluralité sémantique. Troisièmement, la figuration poétique est un mécanisme qui brouille l’écriture par l’instauration systématique de liens métaphoriques. S’agissant du premier point, il apparait que les poèmes construisent une dynamique d’ensemble qui associe deux périodes et renvoient d’une part à 96 François Rastier postule pour une sémantique unifiée lorsqu’il affirme : « Il existe sans doute des raisons académiques pour isoler la lexicologie, la syntaxe, et les diverses disciplines qui traitent du texte; mais nous n'en connaissons pas de scientifiques. La signification linguistique ne se définit pas relativement au mot (comme le veut la tradition «triadique»), ni relativement à l'énoncé (comme le pensaient les Stoïciens), ni relativement au texte (comme dans certaines herméneutiques) : elle se définit dans l'interrelation de ces trois paliers du langage. Aussi nous faut-il une sémantique unifiée qui puisse opérer aussi bien en-deçà du mot qu'au delà de la phrase », « La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique », Nouveaux Actes Sémiotiques [ en ligne ]. Recherches sémiotiques. Disponible sur : (consulté le 12/12/2008). 97 Jean Starobinsky, « La poésie, entre deux mondes », Préface aux Poèmes d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, « NRF »1982, p. 7.

71 un moment critique et un moment de conciliation. Nous remarquons l’existence d’un parcours poétique à travers lequel se conçoit toute l’œuvre. La non-prise en compte de cette dynamique aboutit à une autonomisation poétique susceptible de décontextualiser le poème. Les recueils de poèmes sont des fragments ou des étapes ouvertes d’un cheminement. Ainsi la poésie se dessine dans la dualité du raidissement critique propre à la première période d’écriture et de l’acceptation de l’union nouvelle dans la seconde période. La structuration de l’œuvre devient ainsi un premier aspect de mise en extrait du sens. 3.4.1. Dynamique associative et poésie brouillée L’hermétisme en poésie reste sans nul doute insoluble. Mais elle est bien prise en charge par une mise en application d’une pratique associative des éléments significatifs éparpillés dans l’œuvre. Le champ associatif devient alors un espace poétique qui accorde une signification en fonction d’un parcours de lecture. Il s’agit pour le lecteur de déterminer une cohérence, des isotopies sémantiques, des similarités signifiantes face une unité texte a priori sans valeur. Le lecteur entreprendrait la construction d’un sens acceptable parce qu’il mettrait en pratique une théorie de la réception. Cela intéresse en effet la notion de l’immanence. L’étude du vocabulaire permet en partie la détermination des champs associatifs et contribue à lever ipso facto le voile du discours poétique. Avec l’approche associative, le lecteur apprécie de façon intéressante l’ensemble des sens et des valeurs que prend une œuvre. Le champ associatif est considéré comme un ensemble de sens issus de différents éléments d’un discours. Il réunit essentiellement les mots qu’un auteur emploie dans un texte littéraire. Mais il peut aussi concerner les structures syntaxiques et tous les éléments dénotatifs et connotatifs du texte. Par le jeu de la progression textuelle, ces mots construisent des champs sémantiques identifiables par le lecteur. La pratique lexicale dans la poésie hermétique ne construit pas des champs sémantiques à travers un ensemble de poèmes. C’est souvent à travers tout un recueil sinon toute l’œuvre d’un poète que le lecteur parvient à reconstruire une visée sémantique d’une thématique ou de l’œuvre98. La lecture d’un poème implique alors un parcours de découverte d’un ensemble beaucoup plus considérable. C’est une démarche qui suppose « l’établissement d’une grille lexicale »99. C’est un acte singulier de lecture qui permet de prendre en compte l’hermétisme du poème et d’en définir un 98 Georges Molinié affirme « [...] en général, c’est plutôt par rapport aux valeurs de connotation proprement dites que l’on peut le plus efficacement appréhender l’objet, surtout en pragmatique littéraire, où ce qui compte est principalement l’effet produit par les mots, toute question de sens mise à part », La Stylistique, PUF, 1993, p. 59. 99 Georges Molinié, ibid., p. 60.

72 sens acceptable. Pour un poème, il est aussi possible de retrouver un hermétisme gérable à partir d’une lecture associant des éléments ou des séquences du poème. On comprend ainsi que l’hermétisme demeure lisible grâce à une stratégie spécifique de lecture tenant compte de la difficulté poétique ad hoc. Le poème « Rose, soudain comme une rose » de Philippe Jaccottet peut être cité en exemple. Rose, soudain comme une rose apparue à la saison froide Il n’y a pas de neige, mais beaucoup d’eau vaillante dans les roches et des violettes en plein sentier. De l’eau verte à cause de l’herbe. Rose, portière de l’année. Comme la rose furtive à la joue, la neige qui s’efface avant de toucher le sol, bienfaisante. Dans ce poème, nous pouvons sélectivement apprécier le sens des mots « rose » et « eau ». La référence à la rose est ambiguë. Ce mot peut être compris à la fois comme une personne (avec la lettre R en majuscule) qui se dérobe puisqu’elle est furtive et comme une fleur dans la mesure où elle ouvre une période de l’année (l’hiver et/ou le printemps ?). Et toute la symbolique de la rose est activée rien que par son emploi. Mais la structure eau vaillante, si elle semble acceptable à première vue, conserve néanmoins un caractère incongru. Elle fonctionne avec une « caractérisation non pertinente »100. Dans le poème, le mot vaillante n’intègre pas une structure collocative régulière. On est loin des structures analogiques attendues avec le substantif eau. Le lecteur est habitué à des formes comme eau claire, eau bénite, eau fluviale, etc. Quand le poète utilise l’adjectif vaillante, il crée une rupture dans le champ sémantique du vocable eau. Cet adjectif renvoie à l’idée d’une conscience. Une eau vaillante désignerait littéralement une eau animée d’un courage, une eau susceptible d’affronter le danger. Mais cette lecture reste peu satisfaisante. L’expression demeure en conséquence

100 Georges Molinié, Eléments de stylistique française, Paris, PUF « Linguistique Nouvelle », 1986, p. 100.

73 ambiguë, hermétique. Etudiant l’analogie dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, Patrick Née écrit : « [C]e qui caractérise la poésie dans son rapport à l’analogie, c’est essentiellement […] une confiance dans ses pouvoirs, une conviction que par elle –et fût-ce dans l’ambiguïté de "l’abolition"– on peut chiffrer l’unité de l’être, et parler ainsi de cette présence que le langage met en péril. « Espérance métaphysique », commente aussitôt le poète – « en tout cas métalinguistique » : vers l’au-delà des signes »101. 3.4.2. De l’hermétisme des structures poétiques En parlant de structures poétiques, nous pensons à l’ouvrage de Jean Cohen (1966) sur la Structure du langage poétique. On sait que cet auteur aborde plutôt la structure du langage poétique que les structures poétiques en tant que telles. Par structures poétiques, nous entendons structures de la poésie c’est-à-dire structures linguistiques poétiques extraites à partir d’un poème. L’optique n’est pas la même mais il apparaît assez bien que la notion de structure revient souvent lorsqu’il s’agit de parler de poésie. L’écriture romanesque ne donne pas souvent lieu à des expressions comme « structure prosaïque ». Nous nous situons à un niveau d’analyse de la phrase poétique. La phrase est perçue comme structure porteuse d’un sens. Et quand le sens ne peut pas systématiquement être établi, nous considérons cette structure comme une structure poétique hermétique. Il existe certes plusieurs approches linguistiques proposant une analyse de la phrase en poésie. Jean-Michel Adam présente une lecture intéressante de l’organisation syntaxique de la poésie. Nous pouvons nous en inspirer pour décrire l’organisation de la phrase dans la poésie française du XXe siècle. A partir d’une démarche prenant en compte la grammaire traditionnelle et une certaine pragmatique de la langue, nous étudierons quelques structures poétiques hermétiques pour décrire leur fonctionnement syntaxique et sémantique. Le poème suivant est intéressant à examiner. Ils s’attardaient, le soir, Sur la terrasse D’où partaient les chemins, de sable clair, Du ciel sans nombre Et si nue devant eux Etait l’étoile, Si proche était ce sein 101 Patrick Née, Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy, Paris, Hermann Editeurs des sciences et des arts, 2004, p. 87. Les crochets dans la citation sont de l’auteur.

74 Du besoin des lèvres Qu’ils se persuadaient Que mourir est simple, Branche écartée pour l’or De la figue mûre. Les Planches courbes, p. 12. Au regard de la logique grammaticale, plusieurs faits ne facilitant pas l’émergence du sens du poème peuvent être relevés comme éléments d’hermétisation du sens du poème. L’usage des pronoms sans antécédent, l’emploi anaphorique de certains outils de la langue, l’inversion syntaxique, les constructions oxymoriques... peuvent être relevés comme des procédés idoines. Il s’agit là de la forme expressive qui renvoie à une rhétorique poétique102. L’hermétisme reste toutefois relatif puisqu’au-delà de la construction lexématique et syntaxique, le poème est plutôt d’un certain érotisme. Deux amants se retrouvent le soir sur une terrasse et sous un ciel étoilé, laissant exprimer leur désir face à une nudité corporelle suggérée (étoile nue suggérant une star nue) qui offre la possibilité de cueillir les fruits mûrs pour sentir un réel bonheur.

102

Georges Molinié retient quatre composantes du style dont « la forme de l’expression », considérée comme « un stock lexico-figuré et des tours de phrase, ce qui correspond, dans la tradition rhétorique, à l’élocution, c’est-à-dire exactement à la définition rhétorique du style », cf. « Linguistique du texte et de l’écrit, stylistique » dans Durand J. Habert B., Laks B. (éds.) Congrès Mondial de Linguistique Française - CMLF'08, Paris, 2008, Institut de Linguistique Française, DOI 10.1051/cmlf08259.

Chapitre 4 Poésies fragmentées et énigmatiques Nous avons repris supra les propos de Bernard Roukhomovsky qui établissent une indistinction entre le fragment et l’aphorisme. Proche encore de la sentence, le fragment se caractérise par la concision, par un grand pouvoir d’évocation sémantique. Sa propension à l’hermétisme privilégie des formules elliptiques et paradoxales, des constructions elliptiques et prône une parole noétique103. Nous allons montrer la manifestation de l’instabilité poétique par la prise en compte de la manière dont fonctionne le fragment dans la poésie de René Char, de Philippe Jaccottet et de Michel Deguy. Ces trois poètes ont, dans leur œuvre, fait explicitement référence au fragment ou à l’aphorisme. Les formes fragmentées construisent une image nouvelle de la poésie contemporaine, une image qui est à l’origine de la modernité même des pratiques poétiques. Dans le recueil Cahier de verdure de Philippe Jaccottet, nous avons l’ensemble « Fragments soulevés par le vent » ; Michel Deguy nous gratifie du « Fragment du cadastre » et René Char a écrit les « Vers aphoristiques ». 4.1. Caractéristiques formelles 4.1.1. L’hermétisme poétique des fragments Il convient de préciser que le parcours poétique de Jaccottet connaît un achèvement avec la forme du fragment. Il existe un réel intérêt pour cette forme d’écriture. Jean-Marc Sourdillon note à ce sujet : « Si l’esthétique de la nomination simple et l’invention d’une nouvelle rhétorique permettant dans une certaine mesure d’accéder à une parole juste et de transmettre, de propager une émotion par le poème, Jaccottet déplore néanmoins dans une page de ses carnets, de ne plus écrire que des 103

Jean Beaufret explique le dialogue de la poésie et de la pensée en ces termes : «malgré la séparation des existences et des langages, une entente vient de s’établir. C’est le dialogue de la poésie et de la pensée. […] Le dialogue hégélien est une tentative de s’ouvrir à la totalité de la parole. Mais la parole n’est pas que la parole de la pensée. Plus ancienne encore que la parole noétique du penseur a retenti la parole poétique », « L’entretien sous le marronnier », René Char, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1983, p. 1169.

76 fragments, de n’être plus capable "d’écrire un poème autonome, se suffisant à lui-même, n’exigeant ni retouche, ni complément, ni prolongement" »104. Les fragments de Philippe Jaccottet sont organisés sous deux formes. Il y a un premier ensemble composé de onze poèmes en caractère normal et un second groupe de six fragments en italique. Dans la première partie, les poèmes sont brefs et rédigés en vers. C’est le cas par exemple avec les poèmes « Oui, oui » et « Ordre aux bergers absents ». Plusieurs poèmes privilégient un vide intermédiaire sur une page, disloquant considérablement les unités strophiques. Le texte est placé en haut et en bas de page mais pas au milieu. Oui, oui, c’est cela, c’est cela ! Et son visage semblait éclairé par quelque chose qui lui faisait face. « Oui, oui », Cahier de verdure, p. 63. Ordre aux bergers absents : qu’ils retiennent les biches qui s’échappent, mal conseillées par les nuages, qu’ils dénouent une à une les tresses des ruisseaux, qu’ils épargnent les herbes rares de la combe et qu’ils fassent tinter l’ivoire des pierres dans la montagne où chaque arbre se tord en lyre. « Ordre aux bergers absents », Cahier de verdure, p. 68. A la page 67, nous avons deux unités strophiques séparées par un blanc assez important. La première compte trois vers et la seconde en a deux. Nous reproduisons ici les deux strophes sans observer de manière significative le blanc initial. « Le tronc ridé, taché qu’étouffe, à force, le lierre du Temps, si l’effleure une rose, reverdit.

104 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux. Essai sur Philippe Jaccottet et les poètes qu’il a traduits, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 205.

77

Dis plutôt la rivière que la ruine ou mieux : pour toute ruine cette ruine d’eau ». Les fragments en italique sont tantôt brefs, tantôt denses. Ils se succèdent sans titre. Les sauts de ligne sont variablement importants. Le premier fragment en italique se présente de la manière suivante : « Couleurs des soirs d’hiver : comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue » « Couleurs des soirs », Cahier de verdure, p. 71. Jean-Pierre Giusto pense que la fragmentation de l’écriture poétique à partir de « petites notations » à travers le recueil par exemple L’Effraie permet au poète d’exprimer une méditation et d’inscrire des images particulières. Il écrit : « Pour Philippe Jaccottet le mot est toujours « faible », « hâtif » et le langage donc ne peut être occupé comme un lieu. Sa valeur est de témoignage et il reste au service d’un regard »105. Jean-Marc Sourdillon explique de façon intéressante l’écriture fragmentaire. De façon implicite, il indique la corrélation et l’interdépendance systémique. Il note que l’hermétisme lié au fragment est nécessaire et qu’aucun autre choix n’est possible : « […] il serait possible d’écrire à la fois des œuvres autonomes façon Haïku mais qui ne renverraient ni à une totalité augurée ni à une vision du vide, et des fragments qui ne seraient plus l’expression mutilée d’un entier absent, mais une forme qui dans la mesure où elle témoigne d’un élan brisé, montre par-delà son interruption une inatteignable cible. La limite imposée non plus par la crise mais par la condition humaine désigne un illimité qui l’excède. Ainsi, haïku ou fragment, le poème laisse transparaître comme sa nervure ou son intention, un élan sousjacent qui le dépasse infiniment ou "passage". Ces poèmes, de loin en loin, signalant le mouvement de l’errance, constituent le véritable langage de la fidélité »106. En ce qui concerne les formes fragmentaires chez Michel Deguy, le recueil Fragment du cadastre est retenu ici comme un élément d’illustration en raison même du titre qui énonce explicitement l’univers du fragment. Si le cadastre est compris comme un cahier contenant des plans, le titre renvoie alors à un univers fragmenté où l’unité textuelle initiale n’apparaît plus. 105

Jean-Pierre Giusto, Philippe Jaccottet ou le désir d’inscription, Presses universitaires de Lille, 1994, p. 18. 106 Jean-Marc Sourdillon, op. cit., p. 224.

78 Fragment du cadastre compte sept poèmes en prose et en vers libres. Nous en retenons deux textes pour illustrer la manifestation de l’hermétisme. Cependant ils mouraient par paquets comme des algues à marée basse Ils mouraient par grappes comme la vigne dans la cuve Ils mouraient comme des méduses sur la grève Comme si les germains les frères n’étaient nés Que pour inventer ces neuves hécatombes Une incroyable façon de nous faire mourir Les cantonniers aux yeux de nuit et de brouillard Carbonisèrent les tas de peaux mortes En novembre parmi les déchets des marronniers Et partout La Hesse la Bavière et la Saxe et la Prusse Où les villages ont des noms de charnier « Cependant ils mouraient », Fragment du cadastre, p. 27. L’ORAGE MENACE Quand les nuages épais tirent la nuit Bien avant son heure Quand le chemin rencontre un horizon de brume Avant l’horizon Quand les saules se tassent et frissonnent silencieusement Avant la venue du vent Quand l’humidité éparse blesse doucement les yeux Avant l’énigme enfume le terrier « L’orage menace », Fragment du cadastre, p. 28. Ces deux poèmes donnent une idée de ce que représentent les formes hermétiques dans la poésie de Michel Deguy. Ils sont convoqués pour nourrir le discours sur les formes fragmentaires. On distingue le laconisme, la rupture syntaxique entre les phrases, l’ambiguïté du propos, la densité sémantique, etc. Le discours poétique instaure alors un régime de poéticité qui valorise et discrédite à la fois le sens. L’ambiguïté perturbe nécessairement l’univocité sémantique du discours poétique car elle instaure une prolifération sémantique inévitable. Mais avant de passer à la lecture du contenu sémantique, nous relevons de façon préalable, quelques textes poétiques fragmentaires dans la poésie de René Char.

79 Dans sa lecture « du fragmentaire » dans la poésie de René char, Patrick Née met l’accent sur « les blancs du texte fragmentaire qui trouent toute progression linéaire »107. Il s’agit d’une conception philosophique du fragment susceptible de déterminer la lecture de toute l’œuvre. Nous admettons qu’il existe donc, au départ, une philosophie de l’écriture du fragment. Dans le recueil La nuit talismanique qui brillait dans son cercle, nous portons notre attention sur un sous-ensemble que René Char intitule « Vers aphoristiques »108. Il s’agit d’un sous-recueil qui compte sept poèmes en prose organisés en petits paragraphes et s’étalant sur une ou deux pages. Nous proposons une lecture de l’hermétisme à partir des deux poèmes. DESTINATION DE NOS LOINTAINS

La liberté naît, la nuit, n’importe où, dans un trou de mur, sur le passage des vents glacés. Les étoiles sont acides et vertes en été ; l’hiver elles offrent à notre main leur pleine jeunesse mûrie. Si les dieux précurseurs, aguerris et persuasifs, chassant devant eux le proche passé de leurs actions et de nos besoins conjugués, ne sont plus nos inséparables, pas plus la nature que nous ne leur survivrons. Tel regard de la terre met au monde des buissons vivifiants au point le plus enflammé. Et nous réciproquement. Imitant de la chouette la volée feutrée, dans les rêves du sommeil on improvise l’amour, on force la douleur dans l’épouvante, on se meut parcellaire, on rajeunit avec une inlassable témérité. O ma petite fumée s’élevant sur tout vrai feu, nous sommes les contemporains et le nuage de ceux qui nous aiment ! « Destination de nos lointains », La nuit talismanique…, p. 490.

107

Patrick Née, René Char, une poétique du Retour, Paris, Hermann Editions, 2007, p. 38. Nous définissons ailleurs (L’écriture poétique de René Char depuis Le Nu perdu, p. 48) la tension de l’aphorisme en reprenant les propos de Pierre Missac : « s’il (l’aphorisme) n’échappe pas tout à fait à la durée, à la nécessité soulignée par Valéry, de "tracer un temps", conserve comme vocation, ou en tout cas comme nostalgie, de tenter de revenir en arrière, d’inverser le mouvement par lequel il s’était déployé, en un mot, de se ressaisir dans l’instant », « Aphorisme et paragramme », Poétique, n° 67, 1986, p. 302. 108

80 ECRASEZ-LEUR LA TETE AVEC UN GOURDIN, JE VEUX DIRE AVEC UN SECRET

Toute lumière, comme toute limite, passe par nos yeux : tant la clarté, au foyer clos, des songes, que l’étamine obtuse des lanternes. Vecteur infaillible de l’homme au rat quand cette voix jamais refoulée, basse comme l’absence, répète : « Tu n’échapperas pas. Tu es parmi nous. » Fourche couchée, perfection de la mélancolie. Successives enveloppes ! Du corps levant au jour désintégré, des blanches ténèbres au mortier hasardeux nous restons constamment encerclés, avec l’énergie de rompre. L’eau de ma terre s’écoulerait mieux si elle allait au pas. « Ecrasez-leur la tête…», La nuit talismanique…, p. 492. Ces deux poèmes aphoristiques manifestent de façon exemplaire ce que peut être le fragment chez René Char. La poésie dans ces textes devient une parole absolue. Et chaque paragraphe semble présentifier une spécificité formelle et sémantique. A cette démarche description, il convient d’ajouter les fragments pour montrer le constant élan d’instabilité des formes hermétiques qui se fondent sur une logique de négation du sens à partir duquel se construisent plusieurs sens. Comme le note Patrick Née : La continuité fragmentaire chez Char restitue un sens au passage d’un fragment à l’autre : le blanc interstitiel y sert de véritable jointure pour un déploiement (qu’il soit de nature sémantique, prosodique ou euphonique). C’est sur ce plan d’une horizontalité fondamentale du style que se cueillent les plus beaux fruits du fragment : chaque partie s’y articule au tout, selon un ordre de composition qui joue d’une dialectique plus fine de la partie et du tout : qui ne s’emballe pas dans l’identité proclamée de l’un et de l’autre, qui ne consomme pas instantanément leur différence et respecte cette médiation (que pointe la formule de Heidegger) de la nonidentité dans « l’identité »109.

109

Patrick Née, René Char, une poétique du Retour, Paris, Hermann Editions, 2007, p. 44.

81 S’il est vrai qu’il existe une jointure entre les fragments, c’est dans leur dynamique à constituer l’œuvre. Mais leur présence sur la page pose l’énigme de l’existant, de la présence. Le lien entre fragments n’est pas à rechercher sur une linéarité horizontale qui nous prédispose à les créditer d’un sens référentiel ou consensuel ; il est à construire dans l’affirmation de la totalité. Ce qui voudrait dire qu’il faut situer le fragment dans le cercle de la totalité pour envisager son lien sémantique, prosodique et euphonique. La phraséologie construit un figement et un défigement de la langue et instaure une certaine obscurité du poème. Le titre « Ecrasez leur la tête avec un gourdin, je veux dire avec un secret » pose une expression figée et l’inscrivant dans la dynamique de l’œuvre poétique. L’expression figée construit, en dépit de sa nature fragmentaire et elliptique, un espace intertextuel. La poésie s’ouvre à un espace culturel. Les fragments compris par exemple comme de « Successives enveloppes ! » contiennent intérieurement un sens qui détermine à son tour le sens attribuable à l’œuvre entière. René Char évoque la tension dialectique qui ne suppose pas un dépassement des contradictions, l’aptitude à renvoyer à une totalité du fragment lorsqu’il écrit : « Du corps levant au jour désintégré, des blanches ténèbres au mortier hasardeux nous restons constamment encerclés, avec l’énergie de rompre ». L’encerclement souligné ici correspond à « l’impulsion à ajointer la saisie de l’être en fragments »110. C’est autrement la parcellisation de l’écriture qui, en se donnant à lire en termes épars, ne manquer de signifier la métaphore de l’archipel : « les différentes îles de l’archipel, formes visibles et isolées, mais reliées par un fond invisible et unitaire, représentant à merveille le conflit de l’explicite et de l’implicite ainsi que celui de la discontinuité postulant une continuité à rétablir »111. 4.2. Fragments et contenus sémantiques Les différents recueils qui font explicitement allusion au fragment permettent d’envisager ici la reconnaissance d’une forme poétique et de penser aussi à une approche de son contenu sémantique. Le recueil-fragment instaure un certain hermétisme de l’écriture en raison d’une démarche consubstantielle d’opacification sémantique. La nature propre du fragment réside dans sa concision, son inachèvement et son éclatement. Les exemples cités ci-dessus montrent que les ensembles poétiques ont pour vocation de poser leur réalité de maintenir en retrait le sens de leur discours.

110

Patrick Née, op. cit., p. 46. Tineke Kingma-Eijgendaal, « La poéticité de l’aphorisme chez René Char : quelques exemples », Tineke Kingma-Eijgendaal et Paul J. Smith, Lectures de René Char, AmsterdamAtlanta, Editions Rodopi B.V., 1990, p. 111

82 Le Fragment du cadastre de Michel Deguy procède ainsi de la rétention de la parole pour énoncer le drame de l’homme. Le discours fragmentaire pose la quête de la vérité comme une éventualité du sens : Cherche cherche la vérité Cela mène grand bruit dans l’âme Oh ! comme il a grandi le petit jeu d’enfants ! Cherchons Cherchez la vérité La quête du sens que prône ainsi le Fragment du cadastre nous situe dans la dynamique de l’écriture dite hermétique parce qu’elle ne se dévoile pas dès la première lecture. Le poème fragment ou fragmenté pose l’inachèvement du sens comme un mode de représentation du sens. Dans le poème « Cependant ils mouraient », nous pouvons relever la discontinuité poétique qui génère une rupture du sens. Mais grâce à une lecture immanente, il est possible d’établir des choix sémantiques qui valident des interprétations du poème et du recueil. Ainsi la répétition de la structure syntagmatique « mourir […] comme » pose les variations formelles et sémantiques du rapport à la mort. Si le poème-fragment renvoie implicitement à l’Allemagne et aux hécatombes des guerres mondiales, c’est pour tout de suite les dépasser en se situant dans l’indistinction formelle qu’exprime la forme infinitive dans « une incroyable façon de nous faire mourir » (p. 27). Le « nous » engage tout le monde et pose ainsi la référence à l’homme comme fondement de l’écriture poétique qui devient une écritureessence où l’homme par son sort avec les êtres et les choses, la flore et la faune (algues, vigne, méduses…). Dans le poème « L’orage menace », c’est la référence aux temps (aux fragments) du commencement qui est convoquée par un jeu anaphorique qui disqualifie les précisions temporelles pourtant nécessaires dans la définition du contenu sémantique du message. Le dernier vers « Quand l’énigme enfume le terrier » est assez symptomatique à ce sujet. L’énigme de la forme et du sens évoque l’avènement précipité des phénomènes divers (la nuit, l’horizon, le vent, la pluie) avant qu’elles n’adviennent réellement. On peut dire que l’homme se trouve dans l’optique de « l’orage [qui] menace ». Nous nous rendons aussi compte que le fragment pourrait être compris comme le moment poétique qui brouille (enfume) l’univers poétique de l’écriture. Si le propre du fragment est d’être commencé et de demeurer inachevé, le poète ouvre les voies de l’inachèvement sémantique. Le sens ne s’accomplit pas parce que le lecteur entretient un rapport avec un poème-énigme qui accepte des interprétations diverses. En ce qui concerne Philippe Jaccottet, nous pouvons relever les commentaires de Jean-Pierre Giusto au sujet du recueil Les Cormorans

83 (1974). L’écriture poétique est confrontée à la diction de la réalité et le poète interroge constamment les moyens de son travail. « Avec Les Comorans il s’agit d’entrer dans un labyrinthe : un voyage dans le Roussillon marqué par la déception permet de retrouver ce qui avait fait signe dans un précédent voyage en Hollande. Le fil conducteur, qui devient de plus en plus clair à lui-même, est celui de la destruction. L’aventure humaine telle que l’architecture ou la musique peuvent en témoigner, laisse échapper de confuses paroles ; il y aurait un message humain à retrouver comme réponse à une parole enfouie du moi qui ne trouve pas de mots pour apparaître »112. Nous avons retenu le recueil Fragments soulevés par le vent pour montrer que le fragment est une forme hermétique dans la poésie contemporaine. Les poèmes de cet ensemble posent l’écriture comme un jeu de devinette. La poésie procède alors de l’énigmatique qui est une forme d’hermétisme. Le gommage des indices contextuels contribuent à renforcer le sens de la devinette. Dans le poème « Oui, oui », nous avons l’expression d’une femme illuminée qui acquiesce. Il est difficile de dire, avec exactitude, à qui renvoie le « elle » de la première strophe, de même ce « quelque chose qui faisait face » reste indéfini. L’hermétisme émerge ici parce l’indéfinition formelle et sémantique émerge d’une pratique poétique qui met en exergue l’instabilité du sujet. Il peut être question d’un procédé de décontextualisation. Le lecteur n’a pas d’information sur les acteurs qui sont supposés agir dans l’histoire. Le cri du « oui » peut être diversement interprété. En nous plaçant dans le cadre de la tradition judéo-chrétienne, nous pouvons dire que le poète figure la scène de Marie acceptant l’offre de l’ange de Dieu et cela serait renforcé par le fait que le visage est illuminé. Mais une telle lecture peut être contredite dans la mesure où l’on pourrait aussi voir une femme quelconque sur qui réfléchit la lumière (d’un soleil couchant) et qui serait en train de crier son accord à un amant. L’excitation de l’amour contribuerait bien à lui donner un visage illuminé. La poésie fragmentaire repose ainsi sur une stratégie de décontextualisation laissant libre cours à une pluralité de lectures. Dans l’« Ordre aux bergers absents », c’est le paradoxe de l’ordre qui est posé. En effet, les bergers absents sont, par le fait même qu’ils sont absents, voués à ne pas appliquer l’ordre qu’on leur donne, quelle que soit la façon de le formuler. Le paradoxe est aussi construit à partir de la contradiction entre le titre qui énonce un ordre (singulier) et le contenu du poème qui dicte quatre actions à exécuter par les bergers absents. Une telle façon d’organiser 112

Jean-Pierre Giusto, op. cit., p. 85.

84 le poème répond à une dynamique de rupture et pose la forme hermétique fragmentaire comme expérience nouvelle de poésie. René Char parle des « Vers aphoristiques ». Ces vers ou ces proses aphoristiques ou fragmentaires construisent aussi dès le départ un paradoxe, une ambiguïté. Le poète exploite les conceptions formelles relatives aux notions de vers, prose et aphorisme. En intitulant son recueil « Vers aphoristiques », René Char sait bien que les poèmes de cet ensemble sont écrits en prose. Le titre aurait donc pu être « Proses aphoristiques ». Mais en se situant entre deux notions proches et distinctes, le poète a assurément voulu refonder la notion de vers. Ou bien il a donné à lire des formes non encore accomplies de vers, ceci en conformité même avec la caractéristique fragmentaire qu’elles revendiquent. Dans « Destination de nos lointains », l’organisation poétique est fondée sur une juxtaposition de six brefs paragraphes n’ayant pas de liens sémantiques. Cela établit la rupture sémantique et la juxtaposition d’éléments différents au niveau d’une stratégie d’hermétisation du langage. Le poète regroupe dans un poème fragment les pensées les plus éloignées sans prendre les précautions linguistiques au sujet des transitions ou de cohérence textuelle. Quand le poète écrit « nous sommes les contemporains et le nuage de ceux qui nous aiment ! », il traduit d’une certaine manière la part d’héritage et la part d’altérité qui déterminent la raison d’être de l’écriture laconique et instable. Ainsi la « Destination de nos lointains » peut traduire la part d’héritage enfuie en nous, la part de destin qui détermine nos actions, notre devenir. La réactivation de ces pensées antérieures reste caractérisée par un décalage comme un écart langagier. Notre langue quotidienne n’étant pas apte à traduire les pensées ou les idées de nos lointains (intérieurement enfouies en nous ou temporellement éloignées de nous). Yves Bonnefoy note la part d’évanescence du fragment en ces termes Parce que ce qui existe ici, sous notre regard, c’est avec les moyens de la pensée conceptuelle qu’il faut bien tenter de le comprendre, d’où suit que nous n’en avons que des représentations toujours fragmentaires, c’est une intimité refusée. Même le désir doit en passer par cette pensée qui délimite, qui suggère donc des pratiques, lesquelles nourrissent le rêve113. Ce que veut affirmer Bonnefoy, c’est la justification d’une pratique spécifique de l’écrit fragmentaire à partir des représentations fragmentaires. On peut clairement relever la manifestation d’une vision du monde. Le poète reconnaît implicitement la complexité voire l’impossibilité de la saisie de l’absolu. Le fragment exprimerait ainsi une idée forte de la poésie114, du 113

Yves Bonnefoy, Sous l’horizon du langage, Paris Mercure de France, 2002, p. 7. « J’appelle poésie ce qui, dans l’espace des mots, notre monde, a mémoire du surcroît de ce qui est sur ses représentations : des référents dans l’espace des signifiés. Et ce qui, du fait 114

85 sujet et de l’être-au-monde. Cette conception de la poésie est une mise en garde sur sa nature éventuellement hermétique. En somme, le fragment comme forme hermétique dans la poésie française contemporaine fonctionne de diverses manières. Si dans l’ensemble, il reste laconique et polysémique, il adopte des stratégies formelles changeantes. Il joue tantôt sur l’ambiguïté référentielle grâce à une décontextualisation, tantôt sur la convocation d’une disposition langagière intrinsèquement énigmatique. La lecture que nous trouvons satisfaisante du fragment est celle qui procédera de la théorie de l’immanence ou de l’isotopie. Cette lecture permet de surmonter les distances ou les disfonctionnements des structures poétiques dont le niveau sémantique reste littéralement délicat. La lecture du contenu sémantique propose une ou plusieurs interprétations et construisent des cohérences textuelles variables. Les formes fragmentaires dont la propension à l’hermétisme est assez marquée (puisqu’elles répondent à un élan d’artistisation de la poésie), peuvent être aussi lues dans le cadre d’une démarche sémiotique qui systématise la lecture isotopique.

de la grande contrainte, ne cesse pas d’oublier, même désire oublier, substituant imaginaire à présence, mais revient à son intuition à des moments imprévus de sa constante inquiétude. Et ce sont alors non pas vraiment les poèmes mais des trouées à l’horizon de ceux-ci. Rien parfois d’un début de rythme, ou la rencontre de quelques moments : mais cela de la lumière, en son instant d’origine », Yves Bonnefoy, Sous l’horizon du langage, Paris, Mercure de France, 2002, p. 2.

Chapitre 5 La figuration poétique

La figuration poétique est considérée comme un ensemble de procédés poétiques auxquels recourent les poètes pour transcrire leurs expériences. Comprise comme stratégie, la figuration occupe une place non négligeable dans le processus d’opacification du poème. Elle correspond à une dynamique où des figures rhétoriques sont employées pour évoquer une réalité ou une expérience quelconque. Ainsi l’opposition dialectique est construite à partir des figures paradoxales disséminées dans une œuvre ou une unité textuelle, la figure métonymique peut contribuer à marquer la parcellisation de l’écriture mais aussi à exprimer l’unité de l’ensemble. La figuration poétique établit la réalité de la poésie figurée ou imagée. Elle exprime l’instabilité du genre poétique dans la mesure où aucune figure ne s’impose de façon considérable. Ce qui est évident, c’est que toute poésie procède de la figuration. A ce sujet Michael Schulz écrit : « Cette forme d’organisation discursive informe un objet textuel donné d’une hiérarchie d’espaces textuels partiels complémentaires, dont l’instauration résulte d’une suite ordonnée de partitions de l’espace de texte global à des endroits formellement indexés par des faisceaux de signaux démarcateurs. La répétition d’un lexème ou d’une grandeur figurative, l’occurrence d’un parallélisme phonique, figuratif ou syntaxique, ou encore le changement de modalité énonciative constituent quelques uns des procédés textuels qui peuvent servir de signal démarcateur »115. Nous avons en effet constaté que la figuration instaurait un « régime de haute littérarité » ou haute poéticité dont la caractéristique principale reste les formes hermétiques instables. Ces formes sont établies par des répétitions lexématiques, par la décontextualisation, l’allusion, l’opposition dialectique, etc. Ces procédés apparaissent finalement comme des partitions qui permettent de voiler et de dévoiler le contenu du texte poétique. Ces formes 115

Michael Schulz, René Char : du texte au discours. Trois lectures sémiotiques, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 41.

88 ne participent pas d’un système clos c’est pour cela qu’il est difficile d’en dégager une poétique. Nous allons montrer comment les procédés de figuration poétique fonctionnent dans quelques poèmes de Michel Deguy, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et René Char. Nous porterons notre attention sur les procédés que nous avons jugés plus significatifs. 5.1. Michel Deguy, le contrat du paradoxe La poésie de Michel Deguy116 construit un espace propre d’investigation du sens, un espace continuellement redéfini. Elle impose « à la langue cette tâche paradoxale d’exprimer une signification et en même temps de la cacher. L’obscurité est devenue le principe esthétique dominant »117. Le contexte est celui de la particularisation de l’écriture poétique, particularisation qui concerne en grande partie l’avènement du sens du poème. Nous comprenons par particularisation sémantique le processus de construction, dans l’entreprise de l’écriture, d’un contexte paradoxal qui rend non immédiate la signification linguistique au profit d’un hermétisme relatif. Il existe alors une conjonction entre l’élan de particularisation du sens et l’hermétisme poétique du poème. C’est ce que nous désignons ici par « contrat du paradoxe ». Plusieurs formes langagières paradoxales peuvent être identifiées. Jean-Michel Adam cite par exemple un cas de particularisation sémantique lorsqu’il parle du « transfert d’un discours d’une formation discursive (celle de la presse quotidienne ou celle du dictionnaire de langue) dans une autre (la littérature et la poésie comme genre du discours littéraire) »118 chez Blaise Cendrars et René Char. Michel Deguy inscrit son écriture dans la dynamique d’un partage ambigu autour de l’écrit. Dans le recueil Donnant Donnant, le poète définit justement un paradoxe de l’écriture puisqu’il livre un message mais attend du lecteur une contribution non négligeable. Il écrit : « Donnant Donnant est la formule l’échange sans marché où la valeur d’usage ne serait que de l’échange du don où le commun n’est pas même cherché, foison des incomparables sans mesure prise en commun, un troc où la fleur d’ail se change en ce qui n’est pas de refus 116

Nous avons utilisé le recueil Donnant Donnant Poèmes 1960-1980, Paris, Gallimard, « NRF », 2006, 443p. 117 Friedrich Hugo, Structure de la poésie moderne, Paris, Librairie Générale Française, 1999, p. 255. 118 Jean-Michel Adam, « Pour une pragmatique linguistique et textuelle », Claude Reichler (eds), L’interprétation des textes, Paris, Les Editions de Minuit, 1989, p. 189.

89 Que désirez-vous donner C’est le geste qui compte Le Ventoux » Donnant Donnant, « Phases du VX », p. 419. La lecture de ce recueil permet de relever la nécessité de l’échange autour du langage poétique. En effet, l’écriture poétique de Michel Deguy se situe dans la tradition moderne par une indistinction du langage. L’allusion et l’anaphore sont deux procédés parmi tant d’autres qui permettent au poète d’inscrire son discours dans l’optique du discours abscons. Le fonctionnement de ces deux mécanismes se lit à travers toute l’œuvre. Mais de façon corrélative, le poète présente une poétique susceptible d’orienter la lecture de ses poèmes. 5.1.1. Michel Deguy, une poésie allusive Donnant Donnant est un recueil qui compte neuf sous-recueils : « Fragment du cadastre », « Poèmes de la presqu’île », « Biefs », « Ouï Dire », « Actes », « Figurations », « Tombeau de Du Bellay », « Jumelages » et « Donnant Donnant ». Dans ces différents ensembles, le poète respecte une discipline qui consiste à poser l’écriture non pas comme un dévoilement mais comme un compromis. L’écriture engage le lecteur dans l’orée de la dynamique du sens mais ne va pas plus loin. La poésie devient : « Poème au bruit de main lasse sur la vitre obstinée. Brouillard ciel et marais terre banquise dépolie où l’homme lapon s’écarquille Enorme illusion d’optique où Dieu rôde comme un ours. Vraiment est-Il astreint à cette zone de visibilité merveilleuse, à cette grande brume du matin polaire qui cache et grandit tout ? Et dans le safari sacré de l’homme tend ses pièges, et l’ombre ne devient jamais proie ». « Adieu », Donnant Donnant, p. 43. La poésie est à la fois clarté et obscurité. Elle procède volontairement par tâtonnement ou approximation et se situe historiquement dans le sillage du symbolisme et du surréalisme. En parlant de poésie allusive, nous situons le discours poétique dans une optique linguistique où le contexte de l’énonciation ne livre pas toutes les informations pour rendre compréhensible le poème dès la première lecture. Le poème reste effectivement « cette grande brume du matin polaire qui cache et grandit tout ». Ainsi les « Fragments » ou les « Poèmes de la presqu’île » s’inscrivent avant tout, dans la perspective d’un rapport figural, dans la dynamique de la séparation, de l’isolement. Un fragment n’a pas de lien avec

90 un autre, de même les « Poèmes de la presqu’île ». Si lien il y a, c’est le poème lui-même qui le symbolise : « Le poète est le traître qui ravitaille l’autan. Il rythme sa course et la presse avec ses lyres, lui montre des passages de lisière et de cols »119. Nous nous inscrivons en conséquence dans une lecture qui prend en compte la particularisation sémantique du poème, particularisation qui est aussi à comprendre comme une décontextualisation du discours en poésie. Si « le texte et le contexte sont à considérer comme des réalités indissociables »120, le poète dans la poésie contemporaine les disloque au point où toute lecture devient recréation ou réécriture du poème. La particularisation sémantique renvoie donc à un contexte où la réalité linguistique (les liens intra-textuels), la réalité non linguistique (impliquant le texte ou poème et les conditions de production) et les réalités linguistiques et non linguistiques connaissent des dimensions variables. Ainsi la lecture de la poésie moderne ne ressemble pas à une lecture de la poésie romantique ou classique. Le contexte de la poésie contemporaine prédispose le poète ou le lecteur à rencontrer des formes brèves, hermétiques ou incongrues. Michel Deguy est conscient des évolutions progressives du genre poétique quand il écrit : « Cependant aujourd’hui (21e siècle) ce Principe d’Hésitation ne suffit plus à retenir « la poésie » au sein de, et en continuité (malgré tout) avec, sa tradition »121. Dans le poème « Soleil », l’écriture allusive émerge en raison de l’indétermination sémantique du discours. Le processus cognitif, tel que les fondements de la linguistique générale les enseignent, ne permet aucune référence à la réalité immédiate décrite par le poète. Il y a une généralisation qui situe le poème dans une dynamique sémantique globale du recueil. La réalité linguistique peut être analysée à partir de sa structuration : Soleil, pot de braise où prend racine la frondaison que nos pieds parcourent Car c’est comme avant l’homme, qui survient pour surprendre Tout était agencé, et déjà il quitte ce poste furtif Déjà il meurt parmi d’autres, sous la dalle grise des nuages, l’enseveli « Soleil », Donnant Donnant, p. 32. Cet extrait du poème « Soleil » possède un caractère sémantique allusif en raison de l’éclatement de la phrase qui tend à épouser la variation du 119

Cf. Michel Deguy, « Le traître », Donnant Donnant, p. 40. Anne-Marie Chabrolle-Cerretini, « Le contexte (du linguistique au littéraire) : une notion à géométrie variable », Pratiques. Textes contextes, n° 129-130, juin 2006, p. 91. 121 Michel Deguy, « Relation d’incertitude » (texte introductif), Donnant Donnant, Paris, Gallimard, 2006, p. 9. 120

91 rythme poétique. La ponctuation y est rare et s’invite comme un paramètre linguistique non négligeable dans le processus d’établissement du sens du poème122. Ainsi l’extrait présenté s’avère allusif par le fait que la structure du poème, sa syntaxe, prend à contre-pied les repères du lecteur. Le principe de vérité du poème n’est pas observé par la syntaxe. Si nous considérons la séquence suivante comme une première phrase123 : « Soleil, pot de braise où prend racine la frondaison que nos pieds parcourent ». L’interprétation de cette phrase (autant qu’on puisse encore parler de phrase) plutôt de cette parole dépend de plusieurs paramètres qui peuvent renvoyer à des contextes chaque fois différents. Nous pouvons admettre le jeu syntaxique de la juxtaposition et le terme « soleil » est défini comme un « pot de braise » à partir duquel naît une frondaison parcourue par « nos pieds ». Une telle reformulation ne poserait pas de problème si le sens établi renvoyait à une réalité immédiate. Nous réalisons en effet qu’il n’est pas possible que la frondaison puisse naître du soleil. Il s’agit là d’une perception au sens propre qui, rapidement peut être acceptable si on considère l’action bienfaitrice du soleil pour la vie sur terre, un monde de verdure (frondaison) que nous parcourons. L’écriture poétique procède par condensation des figures de style rendant ainsi l’interprétation polysémique. En effet, l’emploi des figures tropiques (métaphore, métonymie) fait émerger dans l’écriture un raccourci fascinateur qui comme l’écrit le poète lui-même est une « brume » susceptible d’aveugler le lecteur. L’écriture de Michel Deguy affiche une allusivité fréquente, une indétermination sémantique qu’on peut encore lire dans les poèmes ci-après :

122

-

Le poulpe bat le ciel Racines s’épuisent contre les pierres Des tessons de soleil puis de neige m’emprisonnent ta face Celui-ci gît érodé par les astres extrait, Donnant Donnant, p. 85.

-

Peut-être était-ce jour du jugement Les taureaux blancs s’agenouillaient Les chevaux se rangeaient de profil Le vent précédait le soleil par les ponts courbés comme des lavandières

Parlant du sens des fonctions syntaxiques, Christian Touratier indique que « le sens des différentes unités de la structure informative se construit à partir de la signification en contexte et en situation et de l’organisation syntaxique des unités significatives minimales qui le constituent », La Sémantique, Paris, Armand Colin, 2000, p. 167. 123 La phrase n’est alors pas comprise sur le plan de la graphie (« une suite de mots délimitée par une lettre majuscule initiale et par une ponctuation forte finale », Martin Riegel et alii, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1994, p. 103.) mais comme « une séquence autonome dans laquelle un énonciateur (locuteur) met en relation deux termes, un sujet et un prédicat. La phrase typique, de référence, est la phrase assertive (conclusive) à l’indicatif » (Pierre Le Goffic, Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette supérieur, 1993, p. 8).

92

Les hommes pour saluer devaient dresser les yeux à hauteur de vitrail Les églises cernées redevenaient contemporaines « Peut-être », Donnant Donnant, p. 131. Et comment va la vie qui n’est pas éternelle ? Il y eut la clarté Il y eut l’énigme Puis ce fut Il y eut l’énigme. Il y eut la clarté Etre parut cela Il y eut l’énigme il y eut la clarté Puis fut la terre au centre de la table Qui sinon ce sera la force des faibles ? « Mouvement de monde... », Donnant Donnant, p. 273. Dans ces extraits, l’écriture poétique reste allusive. Les poèmes en prose ou en vers proposent une discontinuité et une juxtaposition de plusieurs réalités. Les trois extraits développent une rupture de la continuité. Les structures (phrastiques ?) manquent de cohérence textuelle. Elles n’entretiennent pas de relation logique. Chaque séquence affiche une certaine autonomie. Dans l’extrait du poème « Le poulpe » (p. 85), les structures sont séparées par des espaces (des blancs) beaucoup plus importants et reliées par une (dé)ponctuation de l’ensemble. L’allusivité procède ici par la pratique d’une écriture elliptique. Le poème de la page 131 pose la même stratégie d’écriture. La phrase française n’est observée que par l’inscription des éléments syntaxiques. L’aspect sémantique n’est pas visiblement pris en compte. L’écriture allusive, comme l’évoque, le poème « Mouvement de monde... » devient une clarté et une énigme. Une clarté parce qu’elle situe le poème dans une perspective générale de lecture comme le rapport entre le soleil et la neige (premier exemple), comme le jour du jugement par l’inscription des hommes, des animaux et des églises (deuxième exemple), comme les hauts et les bas qui caractérisent toute vie (troisième exemple). Mais le poème se veut davantage énigmatique ou hermétique. En effet, les structures, les unités syntaxiques voire lexicales qui composent le poème n’entretiennent pas de relations logiques. L’emploi des blancs typographiques, le jeu de la juxtaposition permettent une transgression des frontières de la langue favorisant ainsi une figuration poétique qui est processus de particularisation sémantique du langage. Si la notion d’hermétisme chez Mallarmé renvoie à « une poésie du concept, qui [parvient] à s’extraire de la réalité matérielle pour devenir une sorte de

93 « parole pure » »124, chez Michel Deguy c’est la « relation d’incertitude » qui « [établit] les deux paramètres, ou constantes, complémentaires c’est-à-dire co-impliqués dans le (et coopératrices du) poème, se renforcent et se gênent mutuellement (...) »125. 5.1.2. Figuration par l’anaphore et la polysémie La structure des poèmes de Michel Deguy se caractérise souvent par des constructions anaphoriques. « Un segment de discours est dit anaphorique lorsqu’il fait allusion à un autre segment, bien déterminé, du même discours, sans lequel on ne saurait lui donner une interprétation (même simplement littérale) »126. L’anaphore peut être comprise à partir de cette définition du segment anaphorique. La figuration poétique définie à partir de l’anaphore est intéressante parce que l’anaphore « intervient dans la combinatoire sémantique interne à la phrase, mais elle engage aussi la phrase dans les relations transphrastiques constituant le texte »127. Nous allons examiner à partir de deux poèmes le fonctionnement de l’anaphore dans le recueil Donnant Donnant. Il sera question de montrer comment ce procédé construit un discours figural privilégiant une pluralité sémantique : Quand les nuages épais tirent la nuit Bien avant son heure Quand le chemin rencontre un horizon de brume Avant l’horizon Quand les saules se tassent et frissonnent silencieusement Avant la venue du vent Quand l’humidité éparse blesse doucement les yeux Avant la tombée de la pluie Quand l’énigme enfume le terrier « L’orage menace », Donnant Donnant, p. 28. Dans ce poème, la construction anaphorique émerge avec la répétition des termes « quand » et « avant ». Si l’anaphore repose sur la reprise d’un segment bien délimitable du contexte, nous pouvons donc parler d’emploi anaphorique pour les deux termes indiqués. La distinction faite par Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer de l’anaphore et de la deixis est 124

« Bonnefoy et l’hermétisme », htt://www.ac-amiens.fr/etablissements/0600001a/ SPIP-v18-1/article.php3?id_article=228 lu le 22 novembre 2006. 125 Michel Deguy, « Relation d’incertitude » (préface), Donnant Donnant, Paris, Editions Gallimard, 2006, p. 9. 126 Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, 1972, 1995, p. 548. 127 Ibid, p. 548.

94 intéressante128. Mais en pensant à la situation de discours, il est tout à fait possible que les mêmes segments puissent renvoyer à une réalité extralinguistique identique. Dans ce poème, nous nous rendons compte que l’adverbe quand a un fonctionnement double. Au niveau du contexte, il joue un rôle anaphorique. Mais il passe aussi pour un déictique car, dans le cadre de la situation extralinguistique, il renvoie à un cadre spatio-temporel. Dans la démarche d’interprétation du poème, le lecteur essaie de percevoir la situation. Il peut ainsi essayer de se représenter les différents moments auxquels renvoient l’adverbe et la préposition, il peut aussi envisager l’aspect cumulatif de ces différents moments... Christian Touratier note les processus codiques et linguistiques d’une part et les processus référentiels et pragmatiques d’autre part qui permettent l’interprétation des énoncés. Il est intéressant de convoquer ces genres d’outils linguistiques pour apprécier le langage à l’étude. Nous voulons par là montrer qu’il y a une double orientation dans la compréhension du texte. Mais dans le cadre du poème, certaines informations font défaut. Pour le poème « l’orage menace », le lecteur ignore la situation de discours ; ce qui rend imprécis le sens de « quand » ou « d’avant ». La communication verbale est une forme complexe de communication. Le codage et le décodage linguistiques y jouent évidemment un rôle, mais la signification linguistique d’une phrase énoncée n’encode pas complètement le vouloir-dire du locuteur : le sens aide simplement le destinataire à inférer ce vouloir-dire. Le résultat du décodage est à juste titre traité par le destinataire comme un indice des intentions du communicateur. Autrement dit, le processus de codagedécodage est subordonné à un processus inférentiel129. Dans le cadre de la lecture de la poésie de Michel Deguy, la décontextualisation du discours est assez renforcée que cela met à mal le processus inférentiel auquel il est fait allusion. Et le poème garde alors un halo de mystère, un certain hermétisme. Dans le poème suivant, les 128 « Anaphore et deixis. La distinction de ces deux notions, longtemps tenue pour claire, est souvent mise en doute de nos jours. Pour qu’elle soit claire, il faut tenir aussi pour claire l’opposition entre contexte (environnement linguistique d’une expression, en entendant par là l’énoncé où elle se trouve, les énoncés antérieurs du même locuteur, ceux de l’interlocuteur auquel il répond), et situation de discours (ensemble de circonstances non linguistiques, comprenant la localisation spatio-temporelle de la parole, l’identité des interlocuteurs, le stock de connaissances qu’ils partagent). Il semble alors facile de distinguer l’anaphorique, qui fait allusion au contexte, et le déictique, qui montre directement tel ou tel élément de la situation », cf. O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, 1995, p. 549. 129 Dan Sperber et Deirdre Wilson cités par Christian Touratier, La Sémantique, Paris, Armand Colin, 2000, p. 177.

95 constructions anaphoriques des pronoms « il » et « elle » se comprennent à partir du mot « Homme ». Homme qui plonge si avant dans la nuit que parfois, tympans déchirés, il ne peut remonter ! Il cherche les eaux plus profondes, toujours, et doit s’y prendre de plus haut. Les plus ennemis lui font échelle, Benn et Hopkins, Rilke et Claudel ; car il y avait ces deux paroles d’homme. Homme qui passe les limites et qui plonge en la nuit, il remonte les mains blessées de coraux qu’au jour il ne reconnaît plus. Mais au bord de la nuit, elle, lisse et longue d’ivoire, il la trouve, ses jambes au bout des bras, défenses parallèles. Il s’y blesse d’abord ; au bord de la nuit il y a son corps d’ivoire. Poème au bruit de main lasse sur la vitre obstinée. Extrait de « Adieu », Donnant Donnant, p. 42. Dans cet extrait, nous notons que dans le deuxième vers, le pronom « il » renvoie au mot Homme. Mais l’emploi absolu du mot source pose problème. De qui parle-t-on ? S’agirait-il d’un homme bien précis qui plongerait si avant dans la nuit, qui passerait les limites... ? S’agirait-il d’un homme exceptionnel ? Nous aboutissons à un constat celui de l’inexistence d’une connaissance partagée au sujet de la réalité dont parle le poète. Pour le lecteur, la signification de l’anaphorique n’est tout simplement pas déterminable à partir du texte, du contexte et de la situation de discours. Nous appréhendons le sens du poème par un jeu de recoupement d’éléments et reconstitution de puzzle. Nous retenons le rapport prédicatif pour noter ce qui est spécifique à l’« homme » ou à la « nuit ». Mais là encore les liens sont difficilement établis. Dans la phrase suivante « Mais au bord de la nuit, elle, lisse et longue d’ivoire, il la trouve, ses jambes au bout des bras, défenses parallèles », les pronoms « elle » et « la » ont-ils pour antécédents la nuit ? Dans quelles conditions pouvons-nous envisager une nuit « lisse et longue d’ivoire » ? Dans l’expression « ses jambes », il est question des jambes de « il » ou de « la » ? Toutes ces questions paraissent irréductibles. Et le poème pose alors la pluralité sémantique comme condition de lecture. L’application du principe d’inférence est envisagée dans une perspective plus large, celle du recueil ou de toute l’œuvre ou encore de toute la poésie française contemporaine. La particularisation sémantique de la poésie ou l’hermétisme dans Donnant Donnant peut être étudiée dans cette perspective. Michel Deguy en rassemblant plusieurs recueils sous ce titre symbolique s’inscrit dans la dynamique figurale des poètes contemporains qui mettent en cause la logique de la sémantique référentielle.

96 Nous allons noter quelques aspects de la poétique du poète pour voir comment le métadiscours assume le non-sens du poème. 5.1.3. L’interprétation de l’hermétisme, épouser les voies du poète L’hermétisme chez Michel Deguy fonctionne comme un jeu de langage dans lequel le lecteur est embarqué sans grande précaution. Mais il s’agit souvent pour le poète d’une exigence formelle due à la pensée nouvelle qui le place lui-même dans le non-sens du verbe. C’est comme si le poète était constamment tenu de gloser sur sa poésie. Il existe un double cheminement où la poésie est doublée d’une métapoésie susceptible d’aider le lecteur. L’argumentation sur la poésie participe de l’expérience de l’écriture et de la lecture. Elle permet de contextualiser le non-sens de l’écrit et de l’envisager comme possible par rapport à la logique sémantique. Le recueil fixe une exigence : le lecteur doit donner pour recevoir. Et le sens du texte dépendrait de l’investigation du lecteur dans le jeu de définition sémantique. Le sens du recueil est spécifié dans le poème « Phases du VX ». L’échange et le troc sont envisagés dans le sens du geste. Et le poème est là pour poser le don du poète au lecteur. Au lecteur de recevoir ce qui lui est donné. Le poète Michel Deguy définit un art poétique à travers tout le recueil. Il écrit ceci : « J’assigne à l’art poétique le propos de témoigner comment résonnent et consonnent un certain nombre de pensées en un dessin dont le notaire explicitement contemporain de son geste d’écrire, tel l’annoncier délégué à l’intrigue, facilitera le déroulement pour sa propre édification et celle du lecteur », (Donnant Donnant, « Actes », p. 168). Le poète situe son art dans une perspective d’élucidation. Ce qui présuppose une pratique reposant sur une écriture ne respectant pas des règles de la communication linguistique quotidienne. Le témoignage du poète remplit une fonction contextualisante. L’écriture poétique, le geste d’écrire a une manière singulière de « résonner et de consonner » les pensées. Il faut en être conscient pour pouvoir envisager son édification. En inscrivant son écriture dans le sens du témoignage, Michel Deguy pose le problème du rapport de la poésie à la vérité historique. Le poète définit aussi le sens qu’il accorde au poème : « Le poème commence fête rythmique par son ouverture ouvragée qui fait le silence, et nous aurons des mots pleins d’odeur légère... Car un poème est une sorte d’anagramme phonique de ce « mot de lui-même » qu’il ne livre pas autrement, ce mot crypté en lui comme l’acrostiche sonore qui se cache, cette arcature qu’il cherche en avançant comme le

97 sourcier de sa propre source, une sorte de variation paronomastique sur son propre ton-clé qu’il fraye aveuglément à soi-même ; le poème se fait sonner pour ausculter son cristal ». (Donnant Donnant, « Comme en jour de fête », p. 178). Le poète définit le poème à partir de la sonorité. Le poème est fête rythmique. Cette conception du poème explique probablement la suppression de la ponctuation dans plusieurs poèmes car ce procédé permet de favoriser l’accélération rythmique. Michel Deguy précise ici que l’ouverture du poème est « ouvragée » c’est-à-dire élaborée de façon artistique. Ainsi se comprend la figuration ou le cryptage de l’écriture mais un cryptage qui trouve sa résolution dans sa propre source. Donnant Donnant se décline en définitive comme un recueil de poèmes où le principe majeur consiste à sortir le poème de son contexte linguistique et de sa situation de discours par un ensemble de procédés. On comprend mieux alors le poète quand il écrit : le principe de figurativité : nous sommes CE comme quoi nous sommes. Le schématisme, c’est la parole en langue. Il faut qu’il y ait du « je » pour qu’il y ait (de l’être). Il n’y a de « je » que par le langage. N’étant rien, il est à tout – à condition qu’il ne se prenne pas pour quelque chose130. Ce « je(u) » du langage que revendique le poète coïncide avec plusieurs procédés. Nous avons ainsi noté que l’écriture poétique allusive et les constructions anaphoriques mettent en exergue une poésie particulière, une poésie décontextualisée qui impose un nouveau contexte au lecteur, un contexte dépourvu de repères. La pratique de la poésie devient une démarche critique qui est encore précisée en ces termes : Ayant pris la mesure d’un défaut ou d’une absence, cette démarche critique est en premier lieu une manière d’en rabattre et de demeurer malgré tout. Lorsqu’il n’est pas de saisie possible de l’essence, ni d’expression plénière, la poésie est rencontrée au sein même de son processus d’identification, lequel s’avère seul susceptible d’intégrer la déception, et d’opérer à partir d’elle un renversement positif : il retrouve la nécessité du poème dans le mouvement qu’il développe pour saisir ce qui lui demeure hors d’atteinte131.

130 131

Michel Deguy, « Relation d’incertitude », op. cit., p. 20. http://www.maulpoix.net/deguy.htm consulté le 4 décembre 2006.

98 Le processus d’identification, de désignation du sens poétique justifie l’engagement interprétatif qui garantit l’existence car l’homme doit toujours se situer dans et en dehors du sens mais un sens qui n’est plus univoque, un sens devenu pluriel. 5.2. Les formes de l’hermétisme chez Philippe Jaccottet La poésie de Philippe Jaccottet épouse la dynamique hermétique parce qu’elle contient plusieurs formes hermétiques. Les recueils poétiques Paysages avec figures absentes (1976), A la lumière d’hiver suivi de Pensées sous les nuages (1994), Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années (1994), etc. construisent un espace textuel où l’émergence du sens ne repose pas sur une objectivité des faits. Il existe une figuration où le langage verbal suggère d’autres langages. Nous construisons notre argumentation à partir du recueil Paysages avec figures absentes parce qu’il évoque dès son titre la notion de « figures » et le poète y propose une peinture de « figures absentes » à travers des poèmes qui sont des images-textes ou de la poésie iconique. Le poème devient, à l’instar d’un tableau de peinture, un paysage, un espace pour rendre présentes des figures qui auraient pu disparaître. Cela définit une dynamique particulière de l’appréciation de la référence puisque « nous allons par le langage vers les choses. C’est par ce mouvement orienté que nous passons du vide au plein, de l’absence à la présence, de Sinn à Bedeutung »132. Ce recueil de poésie se construit à partir d’un paradoxe et autour d’une idée centrale, celle de rendre lisible ou visible ce qui n’est pas ou n’est plus. L’absence énoncée des « figures » n’est qu’un prétexte puisque le langage verbal assure leur existence grâce au pouvoir-faire-exister de la parole poétique. Le défi poétique est considérable et le poète utilise un langage verbal singulier qui, au-delà des fonctions traditionnelles reconnues au langage, recourt à des stratégies de figuration tropique, à des représentations paradoxales voire à des illustrations contradictoires des « paysages », à des représentations qui nous intéressent. Notre problématique porte sur la référence à l’art pictural comme stratégie poétique. Comment le langage poétique en tant que langage verbal réalise-t-il le projet du contenu sémantique d’un langage pictural ? De façon complémentaire, nous abordons les questions de la figuration de l’absence comprises comme un ensemble de procédés linguistiques et sémiotiques133 exploités par le poète. Quelles sont 132

Jean-Claude Coquet, La quête du sens. Le langage en question, Paris, PUF, 1997, p. 240. Nous concevons la sémiotique dans le sens que définit Georges Molinié une discipline qui porte sur « l’analyse des processus de réalisation ou de manifestation de la valeur des signes, et précisément de l’ensemble sémiologique verbal (langagier), et qui en même temps propose des modèles de symbolisation de ces processus », cf. Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, p. 5. 133

99 les stratégies discursives que le poète utilise pour énoncer ce qui n’est pas, pour éterniser ce qui aurait pu disparaître ? A la lumière de la théorie sémiostylistique, nous allons étudier quelques procédés ayant servi à la figuration de l’absence dans Paysages avec figures absentes. Notre réflexion s’articule autour de deux orientations. D’une part, nous abordons la mise en présence de l’absence par des moyens linguistiques, essentiellement des figures tropiques. D’autre part, nous recourons, dans le cadre d’une sémiotique culturelle, à la relation entre le langage verbal (le poétique) et le non verbal ou langage pictural. 5.2.1. Le paradoxe du langage poétique, l’enjeu de la figuration Philippe Jaccottet contribue à renouveler les formes et le sens de la poésie contemporaine française. Dans le recueil Paysages avec figures absentes, il élabore une stratégie d’écriture où l’absence occupe une position significative. Pour dire ce qui n’est pas ou ce qui n’est plus, le poète recourt à plusieurs procédés figuratifs dont le fonctionnement et la fonction tendent à construire la spécificité du discours poétique. La référence constante à l’absence construit un discours figuratif. Le trope compris comme figure microstructurale peut nous donner les moyens théoriques pour aborder les rapports sémantiques instaurés par les mots dans le texte poétique. « [...], on dira qu’il y a trope « dans un segment de discours, lorsqu’un terme occurrent ne renvoie pas à son sens habituel, mais à un autre, que cet autre sens soit ou non indiqué d’autre part, dans le segment, par le terme approprié : dans le cas où il y a double indication du sens, par le terme tropique et par le terme non tropique [...], le trope est in praesentia ; quand le terme tropique est seul à véhiculer l’information pertinente [...], le trope est in absentia »134. Dans Paysages avec figures absentes, le langage verbal assume le contenu sémantique du pictural par la manifestation d’une certaine homologie. Le langage poétique tente de résoudre, dès le départ la contradiction qui fonde les deux arts mis en présence : la poésie et la peinture. Ici la figuration des paysages par le langage poétique emprunte les techniques de l’art pictural. La poésie cherche à atteindre l’efficacité communicationnelle et visuelle du tableau par un usage singulier des mots. Le langage verbal - donc le langage poétique - devient en effet une expression figurée où la référence à l’image, au graphisme ou aux couleurs se fait par des mots et garantit une régénérescence poétique.

134

Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie générale française, 1992, p. 328.

100 Paysages avec figures absentes est un projet poétique de mise en valeur de tout ce qui risque de disparaître135. Par sa fonction de substitution, d’évocation transversale, le trope (la métaphore, la métonymie et la synecdoque), est employé pour figurer la présence d’une chose, d’un être... Les deux extraits suivants nous permettent de faire un premier commentaire sur le fonctionnement du paradoxe des figures absentes. 1. « J’ai vu ces choses qui elles-mêmes, plus vite ou au contraire plus lentement qu’une vie d’homme, passent » (Paysages avec figures absentes, p. 11). 2. « Aire choisie, délimitée par le vent, site d’obélisques semés par le souffle d’un Passant invisible, tout de suite et toujours ailleurs... » (Paysages avec figures absentes, p. 16). La figuration de l’absence se fonde sur une poétique paradoxale de l’énonciation-présentification des choses qui passent. L’énonciation des « choses qui [...] passent » dans l’extrait (1) a pour fonction de les fixer au paysage du présent poétique pour que l’oubli ne s’installe pas sur elles. Cette énonciation poétique annule leur effacement et, en réalité, les choses ne passent plus puisqu’elles cessent de disparaître. Pour fixer dans l’éternité les choses passantes ou les choses du lointain136, le poète en fait une peinture par des mots (des signes) dont la fonction essentielle réside dans leur pouvoir de suggestion et de régénération. Le poète exploite le pouvoir pragmatique du langage verbal pour faire exister une réalité. Il annule l’effacement, la disparition des choses en affirmant l’éventualité de leur disparition, de leur absence. Le poète utilise une métaphore verbale avec le verbe « passer ». Quand les choses passent, on suppose qu’elles sont hors de la vue, qu’elles deviennent invisibles, des choses qu’on ne peut plus voir. L’énonciation poétique de cette potentialité des choses à disparaître leur attribue une vitalité nouvelle grâce à la figure microstructurale de la métaphore qui connote ou sous-tend une présence éternelle. Georges Molinié caractérise ainsi la fonction du langage poétique : « [...] s’il existe de la substance du contenu intégrée dans le tout sémiotique mis en œuvre dans les pratiques des arts non-verbaux, celle-ci

135

Ce qui ne contredit pas l’affirmation de Jean-Pierre Jossua mais le confirme plutôt quand il écrit : « Paysages avec figures absentes. On sait que cette expression vise les dieux, le divin, Dieu même, figures qui se sont absentées et que l’on ne peut plus invoquer », Figures présentes, figures absentes, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 8. 136 Le lointain peut avoir une valeur spatiale ou temporelle. Et Jean-Pierre Jossua de dire « […] cet éloignement n’empêche pas de s’engager dans une quête de l’Illimité, du SansNom, à travers les signes qui peuvent en être donnés dans ce monde », op. cit., p. 8.

101 est particulièrement instable, et qu’elle ne saurait trouver, à la limite, d’autre manifestation que verbale »137. Le verbe passer définit ainsi un paradoxe. Par le langage poétique, il n’évoque plus un mouvement ; il traduit le figement du mouvement. Le poète pose le figement du passage comme une image d’éternité. Le lien des « choses qui passent » et de « la vie d’homme » définit un rapport de durée. Dans le second extrait, la référence au « souffle d’un Passant invisible » constitue une figuration de l’absence. Le fonctionnement discursif par rapprochement d’images permet au poète d’énoncer la présence du Passant. C’est à partir de la référence au graphisme (dessin et couleur) que le poète paysagiste nous donne à voir, grâce au langage poétique, ce qui relève du pictural. L’adjectif invisible énonce les qualités particulières de celui qui passe. Il s’agit d’un être qu’on ne peut pas voir. Le poète convoque pourtant, le lien métonymique entre le souffle et l’homme, un être ayant les vertus d’invisibilité mais qui se manifeste par son souffle. Le jeu poétique construit l’image sur laquelle repose le paradoxe de l’absence poétique dans Paysage avec figures absentes. Cette image a aussi pour fonction de dire le contraire de ce qu’elle est supposée être. Le passant invisible cesse d’être invisible à partir du moment où le poème en tant que paysage et espace le fait exister, l’illustre. Le poème assume le rôle d’un dessin ou d’un tableau de peinture. Ces extraits assument aussi une fonctionnalité picturale en ce que les signifiés entretiennent une relation tropique avec un référent de type iconique. La lecture du poème se concrétise par la prise en compte de l’image évoquée par le contenu sémantique et le langage poétique se donne à voir en une série d’images évanescentes. L’instauration d’un rapport de similitude entre le verbal et le pictural se concrétise par la mise en exergue d’images fugitives. Le poète rend présentes dans le discours poétique des figures dynamiques en train de s’absenter. L’écriture poétique consiste à dire ce qui est en train de disparaître. Par la valeur dénotative, la phrase ou les mots énoncent une réalité qui est image ou graphisme. Les passages ci-après tirés des Paysages avec figures absentes, la dénomination des lieux et la référence au fugitif contribuent à évoquer des paysages dignes des tableaux de peinture. 3.

« Plus qu’aucune autre saison, j’aime en ces contrées, l’hiver qui dépouille et les purifie » (p. 12). 4. Paysages / comme ce qui se dérobe ; la flèche tirée qu’on ne retrouve plus/ le lieu où se cache la demeure d’une fée. 5. « [...] Ainsi, par une suite de négations, approchais-je quand même d’une découverte quant à ces paysages... » (p. 29). 137

Georges Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, p. 18.

102 6. « [...] d’où les figures s’étaient enfuies, la grâce de l’Origine était encore plus présente ; et que, s’il avait essayé quelquefois d’y situer des baigneuses,... » (p. 34). Le paysage d’hiver où aucune nature vivante n’apparaît (extrait 3), l’étendue, l’infinitude ou la variété du paysage (extraits 4 et 5), les personnages dans un décor (extrait 6) sont énoncés dans un cadre poétique où le sens habituel cède la place à un nouveau sens. Ce qui fonctionne ici c’est surtout le niveau connotatif. La lecture devient un processus de représentation de l’image énoncée par le langage verbal. Le langage poétique serait moins apte à dire le mondain, tellement il est évasif. La parole poétique est peu rassurante, elle se concrétise dans une instabilité de la pensée. Il s’établit une vision d’un paysage immense en train de disparaître. La parole poétique adopte l’image des choses évasives vers quoi aspire l’aventure poétique : 7. « De la même façon, ma pensée, ma vue, ma rêverie, plus que mes pas, furent entraînées sans cesse vers quelque chose d’évasif, plutôt parole que lueur et qui m’est apparu quelquefois analogue à la poésie même » (p. 21). Si le poète reconnaît une instabilité du langage poétique, c’est vers le visible qu’il s’élance. Le regard ouvre l’espace du paysage. Il permet de construire l’espace de la réception du langage poétique. La poésie est un discours précieux mais qui est en cours de disparition à l’instar des paysages énoncés. Les passages ci-après énoncent les termes du poème faisant prévaloir la vue. - « Dès que j’ai regardé, [...] la demeure d’une fée » (p. 21). - « Du plus visible, il faut aller maintenant vers le moins en moins visible, qui est aussi le plus révélateur et le plus vrai » (p. 27). « Ils s’appesantissent, tandis que dehors s’éveillent les choses immatérielles que le jour cache » (p. 43). La dynamique poétique s’apprécie à partir du visible et du non visible. L’univers se retire, s’éloigne de l’homme qui est alors contraint de scruter le paysage de « moins en moins visible », les « choses immatérielles » qui ont la fonction de révéler la vérité au sujet de quoi le poète affirme : « "La vérité" semblait pourtant si simple : je n’en garde plus que la coque, vide même pas : des masques, une singerie... » (p. 64).

103 5.2.2. Capter le fugitif, écrire ce qui se dérobe Dans Paysages avec figures absentes, le poète se donne la mission de capter l’essence des choses avant qu’elles ne disparaissent. Dans notre démarche interprétative et en nous situant dans le rapport molinien du monde et du mondain, nous pouvons établir le fait que le poète reproduit ce qui relève du mondain car seul le mondain est appréhendable, le monde est indicible. Le poète reconnaît le caractère évanescent des choses puisque nous les percevons dans un élan dynamique : une telle réalité ne peut être assurée que par l’instant du langage poétique, ce que Philippe Jaccottet appelle le « parler bref ». L’expérience poétique se singularise dans l’écriture de ce qui évite d’être vu, de ce qui se soustrait aux regards. Il s’agit de ce mouvement qui définit la dynamique de la modernité. Les séquences suivantes illustrent de façon saisissante les éléments qui retiennent le regard du poète138. 8. « Comme si, pour parler bref, le sol était un pain, le ciel un vin, s’offrant à la fois et se dérobant au cœur : je ne saurais expliquer autrement ni ce qu’ont poursuivi tant de peintres (et ce qu’ils continuent quelquefois à poursuivre), ni le pouvoir que le monde exerce encore sur eux et à travers leurs œuvres, sur nous » (p. 10)139. 9. « Mais je ne veux pas dresser le cadastre de ces contrées, ni rédiger leurs annales : le plus souvent, ces entreprises les dénaturent, nous les rendent étrangères ; sous prétexte d’en fixer les contours, d’en embrasser la totalité, d’en saisir l’essence, on les prive du mouvement et de la vie ; oubliant de faire une place à ce qui, en elles se dérobe, nous les laissons tout entières échapper » (p. 10). Dans l’extrait 8, le poète cherche à adopter le caractère suggestif, la brièveté du tableau de peinture. Mais aussi son aptitude à faire parler, à suggérer. Le poète est en effet attiré par le besoin d’illustration propre au langage pictural. Aussi le langage poétique sert-il à afficher l’objet. La relation établie entre les choses désignées (sol, pain, ciel, vin) caractérise une dualité puisque ces choses s’offrent et se dérobent.

138

Suzanne Allaire affirme en effet "Parole-passage, ouverture laissée au souffle" : au travers des mots et par eux, le poème scrute ce qui est vu de l’intérieur "bien que vu du dehors", dévoilant "ce point central d’extrême densité où tous les contraires se dérobent". Ainsi doit-on "poursuivre, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne jamais cesser jusqu’à la fin –contre, toujours contre soi et contre le monde, avant d’en arriver à dépasser l’opposition, justement, à travers les mots qui […] parfois triomphent […] un instant, seulement un instant », « Philippe Jaccottet : regards sur la poésie », Bruno Blanckeman, Lectures de Philippe Jaccottet. « Qui chante là quand toute voix se tait, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 267. 139 C’est nous qui soulignons les occurrences du verbe se dérober.

104 Dans le texte 9, Philippe Jaccottet refuse la description des paysages parce qu’il ne dresse pas « le cadastre de ces contrées ». Il tente plutôt de les appréhender dans leur dynamisme. Il s’intéresse au fugitif des choses pour mieux isoler leur essence140. Le fugitif introduit un lien métonymique entre l’objet et son mouvement. La perception du mondain fuyant devient ainsi possible parce que la chose en tant que telle est insaisissable ; elle nous échappe. Le lien métonymique s’énonce non pas entre le signe et le signifié mais entre le signifié et le référent. Le poème ou le langage poétique construit un contenu sémantique dont la dénotation est poétique et la connotation iconique. 10. « Dès que j’ai regardé, avant même – à peine avais-je vu ces paysages, je les ai sentis m’attirer comme ce qui se dérobe, ainsi que parfois dans les contes, [...] » (p. 21). 11. « Et l’on finit par penser que toutes les choses essentielles ne peuvent être abordées qu’avec des détours, ou obliquement, presque à la dérobée. Elles-mêmes, d’une certaine façon, se dérobent toujours. Même, qui sait ? à la mort » (p. 22). 12. « Ces troncs charbonneux, couverts de lichens bleuêtres, on croirait qu’ils diffusent une lumière. C’est elle qui m’étonne, qui se dérobe, qui dure » (p. 45). 13. « Mais ce qui décourage, en même temps rassure : plus le signe se dérobe, plus il y a de chances qu’il ne soit pas une illusion » (p. 62). 14. « Théories : parce que je ne sais plus que dire, parce que tout se dérobe de plus en plus, se fige ou se vide » (p. 66). 15. « Ainsi cette réalité se dérobe-t-elle à moi, ainsi m’appelle-t-elle sans que je parvienne à la rejoindre, ainsi tout est promesse, et ces roseaux ne devraient-ils pas être nommés "ailleurs", ou "demain" ? » (p. 67). 5.2.3. La visée picturale, une validation poétique L’analyse du recueil peut se poursuivre par la prise en compte de la représentation picturale à partir de l’approche sémiostylistique. Georges Molinié indique en effet que la sémiostylistique est une « sémiotique de second niveau, c’est-à-dire l’étude de la représentativité culturelle des systèmes de valeur anthropologique, étude qui s’insère elle-même dans la 140

Philippe Jaccottet rejoint son maître Roud qui avait dans la nature l’essence de sa poésie. Jean-Pierre Jossua écrit d’ailleurs : « Roud a vécu dans un pays, un paysage. Et un pays limité, élémentaire, rude et archaïque, dans lequel il a sans cesse erré. De là est née sa poésie, dont il a écrit : « La poésie (la vraie) m’a toujours paru être […] une quête de signes menée au cœur d’un monde qui ne demande qu’à répondre, interrogé, il est vrai, selon telle ou telle inflexion de votre voix ». C’est alors que surgit l’expérience décisive : « […] au centre de ma vie, il y a cette faille, cette transparence, ce suspens indicible sur quoi se fixent, fascinés, mon regard et ma pensée », op. cit., p. 46.

105 sémiotique de la culture [...] »141. La peinture ou la représentation des paysages dans Paysages avec figures absentes est à la fois objet et objectif du recueil. Philippe Jaccottet considère les contraintes discursives du genre poétique pour en modifier les déterminations. Il construit en effet une représentation qui prend en compte des stratégies en vigueur dans un art non verbal : la peinture. Nous entendons par visée picturale les différentes stratégies qui empruntent à peinture afin de sublimer le poème. Une telle disposition dans le discours poétique conduit à poser des éléments nouveaux du fonctionnement et d’appréciation du poème et du genre poétique. Nous savons en effet que : « La forme du contenu réside, pour le verbal, dans la position à l’égard des grandes contraintes des formes discursives, génériques et thématiques ; pour le pictural, dans les choix généraux des positions thématiques et génériques, ainsi que dans les déterminations que l’on pourrait qualifier de macro-stylistiques (comme abstrait/figuratif ; cubisme/impressionnisme) ; [...] »142. Le poème en tant que langage verbal propose un contenu idéologique et des déterminants formels. Dans le recueil Paysages avec figures absentes, le poète procède à une poétisation, à une « artisation du verbal » (p. 33) où le verbal s’associe sinon s’assimile au pictural. Le fonctionnement et la fonction de ce langage deviennent singuliers. Ils obéissent à des choix conformes à un espace culturel, à une aire sociale. Le poème en prose définit à la fois un respect de la forme et du genre poétique mais fixe en même temps les conditions de sa réception. Dans l’ensemble Soir (pp. 103-106), le poète évoque les éléments opposés de la nature. Il énonce un discours qui est à la fois catégorisable par le fait qu’il implique la structure sémantique du discours et non-catégorisable puisqu’il relève de la figuration picturale. Lorsque le poète écrit : [...] elles aussi suspendues à la profondeur, de plus en plus limpide, du soir d’été : l’une loue la chaleur qu’elle semble avoir serré dans ses tiroirs comme autant de pièces d’or, l’autre rappelle à voix basse l’obscurité qu’elle retient dans ses fontaines (p. 104). Ce serait plutôt, juste encore visible avant la nuit comme à la lueur jaune d’une bougie, une sorte de concile chuchotant, de conseil occupé d’on ne sait quel souci (p. 105).

141 142

Georges Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, p. 5. Georges Molinié, Ibid. p. 13.

106 Dans ce poème, si ces deux extraits renvoient à la contradiction dialectique, elles établissent deux rapports distincts avec la référence textuelle. Le premier concerne principalement le niveau sémantique qui construit une représentation du discours le second réfère à la figuration picturale au sujet du tableau de peinture de Georges de la Tour. Un tel fonctionnement du langage verbal contribue à sa recatégorisation discursive. En l’effet, ce langage va exprimer « de l’instable, de la fuyance, du noncatégorisable en soi »143. Le poème de Philippe Jaccottet ne se donne pas à lire, il propose à voir des paysages au point où il restitue constamment des univers en passe d’effacement ou de disparition. Le poète épargne de l’oubli des données diverses. Il réagit à sa manière à la disparition programmée des êtres et des choses en tentant de lutter contre le paradoxe qui établit la fin de toute chose que caractérise la mort. La mission du poème est de témoigner, de rendre présent ce qui est absent, visible ce qui échappe à la vue. Nous constatons par exemple que dans la partie intitulée « Même lieu, autre moment », le poète énonce la présence des mûriers pour figurer toute invisibilité ou toute absence. Mais cette figuration suffit à donner une réalité autre de l’objet évoqué. Le poème exprime la présence des choses qui, audelà d’elles-mêmes, renvoient à des référents bien spécifiques : « Au milieu du pré, trois mûriers côte à côte sont pareils à des harpes dressées pour les Invisibles, les Absents, et dont la voix aussi se dérobe. Ils sont là groupés telle une haute et fragile barrière, telles ces choses qui se trouvent sur un passage pour intervenir, pour transformer : barrière, écluse, tamis » Paysages avec figures absentes, p. 111. Ce paysage singulier des trois mûriers au milieu d’un pré exprime une présence. L’univers poétique est celui des Invisibles et des Absents. Le poète renvoie probablement à des divinités dont la parole nous est plus accessible puisqu’elle se dérobe. L’homme n’est plus apte à comprendre le langage de la nature, le langage des trois mûriers. Il s’agit alors, pour le poète d’accorder tout en expliquant leur rôle une vie plurielle aux mûriers. Philippe Jaccottet établit une symbolique des mûriers pour voir à partir de tout arbre un référent autre qui pourrait être une chose ou un être. Une analyse de l’aspectualisation peut contribuer à bien définir ces structures poétiques. L’aspectualisation se définit comme : « la manifestation de catégories aspectuelles qui relèvent d’un actant observateur jouant le rôle d’une échelle de mesure anthropomorphe qui, 143

Georges Molinié, Ibid., p. 34.

107 appliquée à l’action réalisée par un sujet opérateur installé dans le discours, la transforme en procès inscriptible dans le temps, l’espace, et la "qualité" de la réalisation »144 Dans « Si simples sont les images, si saintes... », le poète utilise une figure tutélaire : Hölderlin. Ce philosophe et poète allemand a défini dans sa poétique une vision du monde qui est considérée ici comme une leçon de sagesse qu’il faut sauver de la disparition ou de l’oubli. Philippe Jaccottet confie au poème la mission de reconquérir le temps du poète allemand en proposant de lutter contre l’absence, en proposant de conserver les « traces » du divin. [...] comme le dernier des dieux grecs, le plus précieux sans doute, mais enfin celui qui, frère de Dionysos et Héraclès, parachève par sa mort l’éloignement du Divin et inaugure la mort de l’absence des dieux pendant laquelle le poète ne peut que veiller sur leurs traces (puis, si c’est bien ce que Hölderlin a voulu dire plus tard, oublier même ces traces, pour une plus vraie fidélité. Paysages avec figures absentes, p. 152. La filiation divine a un attribut temporel. Tout ce que le poème énonce est situé sur le plan de l’omniprésence divine et peut-être aussi de l’éternité divine. La fonction du poème se résume dans cet élan de peinture d’une nature humaine hors du temps qui s’écoule. 5.3. Yves Bonnefoy : hermétisme et leurre des mots Les formes hermétiques dans la poésie d’Yves Bonnefoy correspondent à une série de procédés linguistiques qui se renouvellent à travers les différents recueils publiés. L’écriture de l’obscurité devient par exemple dans Ce qui fut sans lumière suivi de Début et fin de la neige un objet d’écriture et repose sur l’évocation d’une réalité vacillante insolite. Jean-Pierre Richard instruit le lecteur au sujet des obstacles dans la lecture de ces formes poétiques de Bonnefoy en ces termes : Pour entrer dans l’univers poétique d’Yves Bonnefoy, le plus simple sera sans doute d’emprunter la voie mauvaise : j’entends celle que dénoncent tous ses écrits théoriques et dont entreprend de nous détourner chacun de ses poèmes, la voie à la fois enchanteresse et maléfique du 144

A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome 2, Paris, Hachette, 1986, p. 19 cité par Serge Persegol, « Recatégorisation discursives dans la poésie de René Char », Nouveaux actes sémiotiques, Des figures de discours aux formes de vie à propos de René Char, n° 44-45, Université de Limoges, 1996, p. 17.

108 concept. Car l’abstraction égare, mais enchante : nul doute que n’existe pour Bonnefoy un bonheur de l’idée, un charme profond du nombre. A travers la magie des notions la primitive opacité des choses se mue peu à peu en transparence ; leur tremblé, « tout le heurté, le hagard d’ici-bas […] s’apaise en une harmonie qui n’offre plus de prise aux déséquilibres du hasard145. La poésie de Bonnefoy décrirait ainsi une contradiction apparente entre les mots, leur sens et leur usage dans le poème. Et l’opacité discursive resterait donc relative. Elle s’affiche mais se résorbe à partir d’une adéquation de la révélation des choses qui, derrière une présence opaque, manifestent une transparence conceptuelle significative. Nous avons constaté dans notre lecture du long poème « Le souvenir »146, la mise en valeur du concept même de souvenir. Le poète illustre la nature vague, vacillante et instable du souvenir. En tentant d’évoquer un souvenir, le poète construit en même temps une rhétorique du langage poétique. La première strophe de ce poème permet de dégager quelques aspects à ce sujet : Ce souvenir me hante, que le vent tourne D’un coup, là-bas, sur la maison fermée. C’est un grand bruit de toile par le monde, On dirait que l’étoffe de la couleur Vient de se déchirer jusqu’au fond des choses. Le souvenir s’éloigne mais il revient, C’est un homme et une femme masqués, on dirait qu’ils tentent De mettre à flot une barque trop grande. Le vent rabat la voile sur leurs gestes, Le feu prend dans la voile, l’eau est noire, Que faire de tes dons, ô souvenir, […] (« Le souvenir », p. 11). En considération ici le concept souvenir, nous pouvons comprendre l’abstraction sémantique construite autour de ce mot. Nous notons dès le titre l’emploi du déterminant « le » qui a pour vocation de référer au générique et non de renvoyer à un souvenir bien précis. Le poète semble annoncer, par l’emploi de l’article défini, que le souvenir dont il est question est le souvenir des souvenirs, celui qui le « hante » le plus. A la lecture de la strophe, nous constatons que le souvenir concerne un tableau de peinture, 145

Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, Paris, Editions du Seuil, 1964, p. 207 (les italiques sont de l’auteur). 146 Ce poème est tiré du recueil d’Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière suivi de Début et fin de la neige, Paris, Gallimard, « NRF », 1991, 171p.

109 une toile figurant une tempête, un déchirement, un couple, une tragédie… Il y a une imprécision dans la diction du souvenir en raison de la reprise de la structure syntaxique « on dirait… ». Donc à la superposition des images du souvenir s’ajoute une approximation langagière. Cette structure instaure une imprécision qui attribue un caractère vague au souvenir qui garde, malgré sa récurrence, un certain hermétisme. De manière totale, le souvenir est impénétrable, il existe toujours une espèce de « vent [qui] rabat la voile sur [le souvenir] ». Et cette caractéristique du souvenir touche le langage poétique qui a des dons en échos et qui garde un mystère. La poésie de Bonnefoy construit encore son hermétisme à partir d’une application de la « désécriture » dont la particularité est ainsi définie par Michèle Finck : « "Tout le visible/Se décrit" (LS, p. 268). La nécessité de la désécriture, par laquelle le mot fait l’épreuve de la mort, s’impose d’abord à Bonnefoy comme le moyen de lutter contre la tentation qu’il reconnaît sienne –celle de "l’art" : "Ce que j’accusais en moi (…) c’était le plaisir de créer artistiquement, la préférence accordée sur l’expérience vécue à la beauté propre d’une œuvre (…) Il faut porter le soupçon sur toute la poésie qui ne serait pas quant à ce besoin de clore ou de forme, expressément négative" (AP, p. 107-110). Aussi, avant d’être un impératif éthique : elle est le refus de la propension de chaque œuvre à se refermer sur la beauté close de sa forme. La désécriture est un "sacrifice" de la "langue" : "Je ne cherche pas, au début, à dire, ayant au contraire une langue (…) à oublier, à sacrifier" (NR, p. 274) »147. L’une des conséquences de la problématique de la désécriture est de générer un certain hermétisme. C’est le parcours dans le labyrinthe du sens qui perturbe la représentation sémantique et déstabilise le lecteur. C’est une expérience qui ne garantit pas l’émergence du sens. Michèle Finck affirme justement : « Il faut d’abord s’enfoncer dans le non-sens, dans ce que le langage a de plus obscur, pour rejoindre ensuite –peut-être– le "sens"148. Le langage verbal est interrogé en premier et permet de construire différentes interprétations. Nous constatons que cette dynamique poétique intègre une pratique historique. Yves Bonnefoy ne ferait que répondre à la force du leurre des mots. « L’histoire de la poésie est celle d’une propension accrue de la parole à se reclore sur ses propres signes et sur l’anatomie d’une existence mentale. Il est probable que le langage poétique est le fait d’une subjectivité qui se sépare […] »149. Michèle Finck étudie ce phénomène du leurre des mots à 147

Michèle Finck, Yves Bonnefoy le simple et le sens, Paris, José Corti, 1989, p. 314. Michèle Finck, op. cit., p. 318. 149 Michèle Finck, op. cit. p. 110. 148

110 travers quelques procédés grammaticaux comme la brièveté expressive, la confusion des catégories grammaticales, l’effacement des différences entre nom commun et nom propre et la désarticulation rythmique. Ce sont ces différents mécanismes associés à d’autres que nous alignons sous le concept d’hermétisme poétique150. Pour notre part, nous pouvons illustrer l’inscription de l’hermétisme à partir des formes poétiques, de l’allusion et de l’incohérence linéaire ou syntaxique. Dans Les Planches courbes151, l’expression de l’hermétisme coïncide avec ce que le poète désigne par « leurre des mots ». Ce recueil de poèmes est composé de sept sousensembles ou parties : La Pluie d'Été, La Voix lointaine, Dans le leurre des mots, La Maison natale, Les Planches courbes, L'Encore Aveugle et Jeter des pierres. L’expression poétique y est tantôt forme brève ou elliptique, tantôt longs poèmes en prose. Au niveau du contenu, ce sont les problématiques du rapport du sujet au monde, de la présence qui sont prédominants. La question du langage ou du leurre des mots apparaît aussi comme une préoccupation centrale. Les Planches courbes portent encore sur « une interrogation ardente et douloureuse sur l'origine, et l'affirmation désespérée que la poésie reste la seule chose qui permet d'affronter le chaos »152 du monde contemporain. Nous savons qu’Yves Bonnefoy accorde dans son œuvre une place considérable au langage et dans ce cadre, les mots sont à la fois des adversaires et des partenaires153. Par une lecture plutôt sémiotique154, nous 150

Dans son article « Peut-on dire de la poésie d’Yves Bonnefoy qu’elle est hermétique ? », Hervé Le Fiblec écrit : « La part d’ombre. Les trois sections, " Dans le leurre des mots ", " La maison natale " et " les Planches courbes ", sont cependant marquées par la présence d’un univers obscur, celui de la nuit, de la mort, des Enfers, conçus, comme pour les Anciens auxquels il est fait constamment référence au travers des figures mythologiques (Ulysse, Céres, Charon...) comme le " pays des morts " et non un lieu de châtiment. Il y a quelque chose d’orphique dans sa démarche, et rappelons que les rites orphiques étaient caractérisés par l’initiation, le secret, le code, qui distinguait l’initié du profane », http://etablissements.acamiens.fr/0600001a/SPIP-v1-8-1/article.php3?id_article=228 article consulté vendredi 12 mai 2006. 151 Nous avons utilisé l’édition de poche parue en 2001 aux éditions Gallimard (139 pages). La première édition des Planches courbes était parue en 1998 et contenait des lithographies originales de Farhad Ostovani et comptait moins de textes poétiques. 152 Robert Repetto (2006). « Yves Bonnefoy, Les Planches courbes, mémoire, mythe et poésie », http://www.ac-amiens.fr/pedagogie/lettres/lycee/bonnefoy/bonnefoy2. htm page internet consultée le 13 juin 2007. 153 « Les mots et le langage utilisant le concept et brisant l’unité de notre perception du monde, ils trahissent ce qu’ils sont censés exprimer : Bonnefoy les considère ainsi comme des « leurres », des « mensonges » » in Wikipedia (2006). « Yves Bonnefoy. La Présence », http://fr.wikipedia.org/wiki/Yves_Bonnefoy, page internet consultée le 13 juin 2007. 154 Nous parlerons davantage de sémiotique comprise comme « l’étude des systèmes de signification et non des systèmes de signes » que de sémiologie. L’approche sémiotique convient en effet au langage verbal qu’est la poésie. Il n’est donc pas question de sémiologie dont l’objet porte sur la description des « systèmes intentionnellement et exclusivement utilisés à des fins communicatives : par exemple le code de la route (...), les micro-systèmes

111 portons une attention particulière sur les unités lexicales qui ont a priori la mission de présenter la poétique du recueil. Nous voudrons, au-delà de la diversité que l’analyse sémiotique propose, considérer le fonctionnement dénotatif puis connotatif des mots dans le recueil choisi pour voir comment fonctionne la figuration poétique. Nous prendrons également en compte les « rationalités inférentielle et mythique »155 dans la lecture de l’image de la poésie et du poète dans le recueil. 5.3.1. De l’analyse formelle de la poésie La poésie d’Yves Bonnefoy se présente en vers libres ou en prose et obéit à l’une des exigences de la modernité en poésie156. En adoptant ces modes d’écriture fondés sur la rupture, le poète s’arrime à une pratique contemporaine de la poésie. Yves Bonnefoy rend encore possible l’écriture de la poésie par une œuvre programmatique et illustrative. Se situant à la croisée des chemins, l’œuvre condense toute une histoire sur les métamorphoses du poème et en prolonge les extensions pour se situer dans le discours contemporain. Le poète exploite la polysémie et la récurrence lexicales, l’imprécision anaphorique, l’incohérence syntaxique, la puissance sémantique des phrases nominales, l’absence des marqueurs d’intégration linéaire, la juxtaposition... A ces différents procédés, s’ajoute l’inscription des figures mythiques qui déterminent le jeu interprétatif. En choisissant de lire Les Planches courbes à partir d’une approche de nature sémiotique, nous avons retenu le signe lexical comme premier volet d’une étude qui en compte deux. Le signe lexical ou mot permet au poète de montrer sa conscience linguistique du langage. Le mot dans le poème acquiert un fonctionnement sémiotique ou sémantique. Reprenant les thèses d’Emile Benveniste, Gérard Dessons affirme : le sémiotique "est par principe retranché et indépendant de toute référence", le sémantique, lui, "prend nécessairement en charge l’ensemble des référents" de la parole, "s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du discours". C’est-à-dire que le signe, en soi, de symboles de la vie quotidienne (...), les systèmes de chiffres, etc. », cf. Jean-Claude Coquet, La quête du sens. Le langage en question, Paris, PUF, 1997, p. 33. 155 Jacques Geninasca, La Parole littéraire, Paris, PUF, 1997. 156 La modernité est souvent perçue dans le sens d’un combat continu. Henri Meschonnic insiste particulièrement sur la notion de « présent » compris comme le temps propre de la modernité. Pour lui, « [la modernité] est un état naissant indéfiniment naissant, du sujet, de son histoire, de son sens », cf., Modernité Modernité, Paris, Verdier, 1988, p. 9. Pour Daniel Leuwers, la modernité ou le moderne renferme une prédisposition ou une exigence, celle qui consiste à mettre en cause des acquis aussi importants soient-ils. Il affirme dans ce sens l’importance de la rupture : « Tout poète (moderne) se doit d’être en rupture avec l’esthétique qui a précédé et même avec sa propre esthétique » cf., Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Paris, Bordas, 1990, p. 118.

112 n’a pas besoin de se situer dans un rapport au monde pour signifier ; il lui suffit pour cela d’être signe, élément d’un système157. Nous nous situons donc dans l’optique sémiotique où les mots construisent une signification par rapport à leur espace textuel. La lecture de la poésie repose alors sur une rationalité comprise comme « un mode d’instauration de la cohérence »158 et qui n’est fonctionnelle qu’à partir d’une logique bien définie. Par la rationalité inférentielle, le discours poétique d’Yves Bonnefoy est rendu intelligible grâce à une interprétation textuelle logique. 5.3.1.1. L’usage des mots Le mot est compris ici comme un signe lexical qui a un signifiant et un signifié. Ferdinand de Saussure établit un arbitraire du signe en retenant que le sens des mots n’a pas nécessairement de lien avec sa forme. Cette conception est de type sémiotique et permet de considérer le recueil comme une entité indépendante. Dans la poésie contemporaine, les poètes exploitent le caractère arbitraire des mots pour produire une écriture singulière et les « trois types généraux d’organisation possible du rapport entre signifiant, signifié et dénotation, susceptibles de varier ou de s’imbriquer selon la mise en œuvre du discours et sa réception »159. Au début de son étude sur quelques poètes contemporains, Georges Mounin160 aborde la problématique de l’usage poétique du langage en général et des mots en particulier chez des poètes comme Valéry, Ponge, Char... Georges Mounin (1992 : 18) parle finalement du « secret de la signification non dénotative des mots » qui est à comprendre comme l’absence d’adéquation entre le signifiant et le signifié. Les mots n’ont pas de signification dénotative. Il existerait ainsi dans le cadre du discours poétique une figuration discursive à interpréter. Dans Les Planches courbes, Yves Bonnefoy fait un emploi des mots qui lui permet d’exploiter la faille référentielle entre le signifiant et le signifié. Dans la partie La pluie d’été, l’usage des mots dans des vers libres avec une métrique variable définit toute une poétique du langage sur les mots. La 157

Gérard Dessons, Emile Benveniste, l’invention du discours, Paris, Editions in Press, 2006, p. 94. 158 Michael Schulz, op. cit., p. 20. 159 Georges Molinié, Eléments de stylistique française, Paris, PUF, 1986, p. 19. 160 Reprenant les gloses de René Char, Georges Mounin écrit : « Dans le poème, chaque mot ou presque doit être employé dans son sens originel. Certains, se détachent, deviennent plurivalents. Il en est d’amnésiques » (La Parole en archipel, 1962 : 73). Il écrit aussi, toujours très ésotériquement mais plus proche des linguistiques un bref instant : « Toute association de mots encourage son démenti, court le soupçon d’imposture. La tâche de la poésie, à travers son œil et sur la langue de son palais, est de faire disparaître cette aliénation en la prouvant dérisoire », A une sérénité crispée (1951 : 15), cf. Sept poètes et le langage, Paris, Gallimard, 1992, p. 18.

113 poésie est considérée comme un parcours d’amour et (avec) des mots161. La reprise et la polysémie lexicale permettent au poète d’explorer poétiquement la richesse des mots. Yves Bonnefoy est en effet conscient de la part d’incertitude dans la création poétique. Pour lui, la période contemporaine permet la vibration des sens d’un mot contrairement aux périodes antérieures (classiques et romantiques visiblement) où la tradition avait appauvri les pratiques poétiques par l’exigence du respect des normes. Ils ont vécu au temps où les mots furent pauvres Le sens ne vibrait plus dans les rythmes défaits, « Une pierre », La pluie d’été, p. 35. L’allusion aux « rythmes défaits » de la poésie traduit pour le poète un positionnement explicite dans la poésie contemporaine. Du contexte restreint de l’écriture poétique, le poète convoque un plus large, celui de la poésie contemporaine. Il élabore différentes stratégies discursives pour mettre en exergue son option. L’usage des mots prend une place considérable et est analysable à travers plusieurs occurrences révélatrices de la conception poétique du poète. Nous avons choisi deux mots, pierre et voix pour illustrer les mécanismes linguistiques auxquels le poète recourt. Nous avons choisi ces deux mots parce qu’ils contribuent de façon significative, au-delà de leur nature peu poétique, à définir toute une poétique. Il s’agit aussi des mots qui sont récurrents et qui affichent une polysémie. Dans la manifestation de la signification, nous abordons le premier volet de l’analyse qui rend compte des « investissements sémiques réalisés dans les sémèmes »162. Dans Les Planches courbes, nous avons comptabilisé huit poèmes ayant un même titre « Une pierre » et un poème titré « Sur la pierre tachée ». Si dans l’ensemble, ces poèmes posent l’énigme de la poésie, ils correspondent aussi au commencement de la parole poétique puisqu’ils posent le rapport entre le mot et le référent. L’approche greimassienne paraît alors intéressante pour inventorier tous les sèmes identifiables par le lecteur. Mais nous nous rendons compte que le poète nomme la pierre pour dénoter la parole : La pierre, où vous voyez que son nom s’efface, S’entrouvait, se faisait une parole. « Une pierre », La pluie d’été, p. 39.

161

Même s’il nourrit une réelle méfiance à l’égard des mots (qu’il considère comme des « leurres »), Yves Bonnefoy exploite le pouvoir de médiation du langage poétique pour assurer la présence de l’homme au monde. 162 Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, 2002, p. 126.

114 Cette pierre qui s’entrouvre, si ce n’est pas la pierre philosophale, devient ici la pierre poétique qui annonce le commencement de la parole163. La signification de ce signifiant n’est envisageable que dans le contexte du recueil poétique. Le signe lexical ne se situe pas en dehors du système poétique étudié. Dans le poème « Une pierre », le poète énonce la possibilité de (trans)figuration de la réalité (« Tout était pauvre, nu, transfigurable, /Nos meubles étaient simples comme des pierres », (p. 14). Mais la pierre dont parle le poète semble être à la fois un objet conquis et ambigu. Elle est « tachée de mousses » (p. 41) et se définit aussi comme un espace où danse une ombre ressemblant à deux nymphes. La pierre est encore une réalité concrète contre laquelle des ombres ont ricoché : Elles [nos ombres] eurent Rebond, contre des pierres (La pluie d’été, « Une pierre », p. 23). Déclinées au pluriel, les pierres décrivent un espace d’amour et de poésie, un espace de rencontre. Il s’agit des pierres « là où nos fronts/se penchaient l’un vers l’autre, se touchant presque/Du fait de mots que nous voulions nous dire » (p. 23). Le poète tend à associer son existence et celle de son partenaire à celle des pierres. Les pierres semblent alors animer d’une vie, « A travers nous des ombres et des pierres » (p. 24). Le poète unit son destin à celui des ombres et des pierres. Les différentes occurrences sont des « articulations sémiques »164 du mot pierre qui construisent un micro-univers sémantique. La pierre est une dénotation de la parole poétique et de l’espace du discours poétique que traversent des ombres. La pierre se comprend comme un chemin qui mène vers la fusion amoureuse grâce aux mots. L’emploi du déterminant « une » fixe l’indistinction de la pierre en tant qu’objet et la singularité de la poésie et en tant que parole165. La poésie d’Yves Bonnefoy construit les catégories de la signification à partir des signes lexicaux qui ont des sémèmes non conventionnels. Ronald Gérard Giguère relève une autre explication du mot pierre : « Dans la seconde partie de Pierre écrite dont le titre porte celui de tout le recueil, Bonnefoy reprend une pratique poétique courante employée par Maurice Scève et Mallarmé pour ne mentionner que deux poètes auxquels j’ai déjà fait allusion. Il s’agit des « tombeaux ». C’est le rappel de 163

La pierre peut aussi figurer la table des Dix commandements reçue par Moïse dans la tradition judéo-chrétienne. 164 Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, 1986, 2002, p. 126. 165 Il s’agit ici de considérer les effets de sens dont parle Algirdas Julien Greimas, « Le contenu ainsi manifesté, par son mode d’existence, est une combinatoire de sémèmes ; par son mode d’apparence, il constitue le monde des qualités, cette sorte d’écran opaque sur lequel viennent se refléter d’innombrables effets de sens », Sémantique structurale, Paris, PUF, 1986, 2002, p. 126.

115 la présence de "l’indispensable mort" nécessaire à l’intuition de présence »166. Lorsque le poète parle de « Jeter des pierres » (pp. 119-125), il rappelle la fonction du poète martyre, la fonction prométhéenne. Le poète « se déchire » les mains pour apporter à l’humanité la « clarté » dont elle a tant besoin dans un monde nuageux. C’est l’éloge de la poésie contemporaine puisque le poète lui confie encore la mission de sauver l’humanité en allant « plus vite et plus loin ». C’est l’allusion au mouvement difficilement rattrapable de la poésie qui se nourrit encore de l’alliance de la lumière et de l’obscurité. L’article défini « la » catégorise la pierre comme une réalité générique. La pierre est alors la poésie vue de façon globale dans sa progression historique. S’agissant du mot voix, il est très récurrent dans le recueil et renvoie à plusieurs sens. Le syntagme où ce mot apparaît de façon significative est « la voix lointaine » (titre d’une partie du recueil, p. 55). Le qualificatif « lointaine » concerne à la fois l’espace et le temps. La voix lointaine peut donc être une voix antérieure ou postérieure par rapport au temps présent. C’était plutôt entre voix et langage Une façon de laisser la parole Errer, comme à l’avant incertain de soi, (La voix lointaine, « Ou bien je l’entendais », p. 58). Et demain, à l’éveil, Peut-être que nos vies seront plus confiantes Où des voix et des ombres s’attarderont, (Dans le leurre des mots, « I. C’est le sommeil d’été », p. 75). Ces deux extraits montrent l’incertitude de la voix antérieure et la confiance de la voix future. La poésie à venir est une parole nue, capable de dire la vérité : « Et plus tard on l’entend,/[...]/Comme s’il allait nu/Sur une plage » (p. 53). Le sens spatial de l’adjectif lointain est affiché par la capacité ou non d’entendre la voix. En effet, tout éloignement de la voix entraîne son "inaudibilité". Yves Bonnefoy demande à la voix de perdurer même quand elle n’est plus qu’un simple murmure, de s’affirmer comme telle quand elle nous est proche. Il recourt ainsi à un procédé où le mot est employé en tenant compte de « ses vertus et de ses valeurs les plus durables » (Friedrich Hugo, 1999 : 165). Ne cesse pas, voix dansante, parole De toujours murmurée, âme des mots 166 Ronald Gérard Giguère, Le Concept de la réalité dans la poésie d’Yves bonnefoy, Paris, Librairie AG Nizet, 1985, p. 91.

116 Qui et colore et dissipe les choses (La voix lointaine, « Ne cesse pas, voix dansante », p. 63). Ne cesse pas, voix proche, il fait jour encore, Si belle est même la lumière, comme jamais. « Ne cesse pas, voix dansante », La voix lointaine, p. 64. La voix dansante est assimilable à une voix lyrique, celle qui fait danser, elle est une parole chuchotée comme quand on dit une prière. Elle passe alors pour une voix intérieure qui guide le poète dans un univers de plus en plus obscur. Mais ce qui apparaît encore à la lecture de ce recueil, c’est que la voix, destinée à être écoutée, peut devenir inaudible ; sa clarté peut nous faire défaut, « ... la voix que j’écoute se perd, /Le bruit de fond qui est dans la nuit la recouvre » (p. 75). Dans un contexte nouveau marqué par un certain désordre, le poète devient celui qui nous fait passer d’une rive à l’autre, il assume la fonction du passeur. Mais il nous recommande à voix basse d’oublier les mots et d’écouter la voix : Il faut oublier tout cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots. « L’homme était grand », Les Planches courbes, p. 104. De façon figurative, Yves Bonnefoy énonce une présence de la voix comme parole poétique qui s’inscrit dans la dynamique sémantique du recueil. C’est une voix qui se veut exploratrice des profondeurs, une voix qui se construit dans le minimalisme et procède de la rétention du dire, une voix précaire qui devient murmure, chuchotement. Passant, ce sont des mots. Mais plutôt que lire Je veux que tu écoutes : cette frêle Voix comme en ont les lettres que l’herbe mange. « Passant, ce sont des mots », La pluie d’été, p. 40. Plusieurs autres sens du mot voix peuvent être étudiés dans Les Planches courbes. L’analyse lexicale présentée ici a permis de dire ce qui caractérise une dynamique de la poésie bonnefoyenne au sujet de l’usage des mots. Georges Mounin qui analyse le poème Le Martinet de René Char évoque l’importance du sens lexical dans la poésie contemporaine : « Certes il y aura sans doute des lecteurs qui ne verront pas sur-lechamp que le martinet peut être l’un des symboles les plus inattendus mais les plus saisissants de ce qu’est le cœur. Ils ne doivent pas être nombreux. Surtout, ceux qui sont insensibles à des images comme celle-

117 là ne risquent guère d’être tentés d’ouvrir les Œuvres complètes de René Char »167. Ce commentaire est valable pour les mots étudiés dans Les Planches courbes et pour la majorité des œuvres poétiques contemporaines. Les mots essaient d’établir un lien entre le poème et le monde. Il s’agit d’assurer la Présence du langage poétique et de l’homme. C’est l’être-au-monde de l’homme qui est à lire dans la perspective de la poésie contemporaine. 5.3.1.2. L’incohérence linéaire L’expression de la modernité poétique par Yves Bonnefoy se traduit en partie par l’emploi d’une syntaxe incohérente qui rend difficile l’interprétation ou la lecture du poème. L’organisation syntaxique n’apparaît pas dans sa norme traditionnelle et l’émergence du sens devient problématique. La phrase se désintègre et tend à privilégier des structures fragmentaires ou paradoxales. A ce niveau syntaxique, il existe plusieurs procédés qui rendent la poésie de Bonnefoy incohérente. Dans le cadre de cette étude, nous retenons aspects linguistiques se rapportant aux inversions syntaxiques, aux phrases nominales, à la juxtaposition des syntagmes nominaux. En considérant par exemple les inversions syntaxiques, nous notons qu’elles correspondent au déplacement d’un élément de la structure phrastique. Les inversions syntaxiques ne sont pas propres à la poésie contemporaine. Mais ce qui peut être relevé actuellement, c’est que l’inversion syntaxique s’accompagne d’une abstraction sémantique de la structure poétique. Et si nue devant eux Etait l’étoile, Si proche était ce sein Du besoin des lèvres Qu’ils se persuadaient Que mourir est simple, Branche écartée pour l’or De la figue mûre. « Ils s’attardaient, le soir », La pluie d’été, p. 12. Sur la pierre tachée De mousses l’ombre 167

Mounin Georges, Sept poètes et le langage, Paris, Gallimard, 1992, p. 144.

118 Bouge. On dirait de nymphes Dansant ensemble. « Sur la pierre tachée », La pluie d’été, p. 41. Dans ces deux extraits, nous remarquons que l’inversion syntaxique contribue à amplifier l’abstraction sémantique des poèmes. L’inversion de l’ordre des groupes syntaxiques peut dans certains cas générer des phrases non grammaticales. Le premier extrait construit son abstraction autour de l’emploi du pronom personnel sujet « ils » dont le poème ne signale aucun antécédent et de l’usage d’une proposition subordonnée conditionnelle introduite par si. Le lecteur est tenté de reformuler la phrase pour penser son sens. Ainsi, la strophe initiale peut être restructurée ou réorganisée de la manière suivante : « et si l’étoile était nue devant eux, si ce sein était si proche du besoin des lèvres ... ». Le poète part d’une double hypothèse pour affirmer que des hommes se disaient que mourir était simple. L’ambiguïté sémantique émerge avec des structures irréductibles comme « l’étoile était nue devant eux », « ce sein était si proche du besoin des lèvres » et « branche écartée pour l’or de la figue mûre ». Dans une démarche d’interprétation, le lecteur prend en charge l’incomplétude sémantique ou référentielle et assure, à partir des données textuelles, des interprétations du poème. Une telle démarche vient à bout de l’obscurité du poème mais valide par la même occasion une dynamique polysémie. Dans le second extrait qui est la première strophe du poème Sur la pierre tachée, la syntaxe est ambiguë non en raison d’une inversion mais par la nature délicate du groupe nominal prépositionnel. Une réécriture de la phrase donne l’organisation suivante : l’ombre bouge sur la pierre tachée de mousses. La structure « tachée de mousses » est sémantiquement obscure et impose des relectures qui dépendent à la fois des connaissances linguistiques et culturelles du lecteur. L’organisation syntaxique dans le recueil recourt à l’incongruité de la caractérisation lexicale ou verbale. Elle correspond à une prise en compte des possibilités exploratrices du langage verbal que le lecteur peut aborder dans une approche sémiotique. Dans certains poèmes, ce sont les phrases nominales ou la juxtaposition des structures syntaxiques que le poète met en exergue. Mais le plus cher mais non Le moins cruel De tous nos souvenirs, la pluie d’été Soudaine, brève. « I Mais le plus cher », La pluie d’été, p. 15.

119 Dans cette strophe, la structure nominale de la phrase génère une accélération du rythme poétique et affiche le caractère abrupt de la réalité présentée. Yves Bonnefoy tente grâce à la suppression des liens dans la phrase nominale d’affirmer la Présence des faits du monde. Le poème est alors figuration de la réalité. Dans cet autre extrait, nous remarquons que la juxtaposition construit une écriture fragmentaire, énigmatique. L’effacement de certains outils grammaticaux dans la phrase complète donne lieu à une forme poétique peu ordinaire. Ils se sont éveillés. Mais l’herbe est déjà noire. Les ombres soient leur pain et le vent leur eau. Le silence, l’inconnaissance leur anneau, Une brassée de nuit tout leur feu sur terre. « Une pierre », La pluie d’été, p. 35. Dans cette strophe, les deux derniers vers contiennent différents éléments qui sont posés les uns à côté des autres sans lien évident. Il y a une juxtaposition, une énumération qu’on ne retrouve que dans la poésie moderne et contemporaine. Le poète procède à une suppression de tout marqueur d’intégration linéaire168 et renforce de la sorte l’étrangeté du poème. Il situe en effet son langage « dans le leurre des mots » pour évoquer le monde de l’innocence de la parole (de l’enfant). Il s’agit d’afficher une liaison dialectique où la parole et le silence se côtoient de façon à rendre autonomes les mots qui composent la structure phrastique. Ces différents procédés employés par Yves Bonnefoy dans Les Planches courbes tendent à montrer la nature moderne de sa poésie. La parole poétique est aux limites du lisible en raison de sa discontinuité syntaxique, de la rétention discursive qui favorise une écriture hermétique. En cela, Les Planches courbes sont un véritable hymne à la poésie. Par une lecture inférentielle, nous définissons des éléments du sens du poème ou du recueil. Une telle réalité textuelle conduit le lecteur dans la dynamique référentielle et non extratextuelle. 5. 3.2. Le poète comme passeur 5.3.2.1. La poésie comme manifestation mythique Yves Bonnefoy se distingue par des réflexions constantes sur les formes et les moments de sa poésie. L’écriture de la poésie prend chez lui les marques d’une poétique. Dans l’Anti-Platon (1962), La Vie errante suivi de 168

Dominique Maingueneau parle des marqueurs d’intégration linéaire comme des outils grammaticaux qui organisent l’ordre du discours et dont « la fonction est de structurer la linéarité du texte, de l’organiser en une succession de fragments complémentaires qui facilitent le traitement interprétatif », cf. Linguistique pour le texte littéraire, Paris, Armand Colin, 2005, p. 187.

120 Une autre époque de l’écriture, (1993) il indiquait sa vision de l’art poétique. Son essai sur La Vérité de Parole (1988) ou ses Entretiens sur la poésie (1972-1990) sont des témoignages d’un poète soucieux de définir son art. Les Planches courbes s’inscrivent dans la dynamique d’une poésie de la poésie, d’une poésie qui définit la fonction du poète. Dans la prise en compte de la manifestation du sens, nous considérons maintenant la seconde approche du discours dont parle A. J. Greimas au sujet de « l’organisation des contenus investis ». A partir d’un modèle syntaxique, il propose l’organisation des contenus à l’intérieur de l’univers manifesté. Il affirme : « l’univers manifesté est, à son tour, soumis à un modèle, qui en organise le fonctionnement en combinant les sémèmes en messages : une syntaxe immanente doit, par conséquent, être postulée pour rendre compte, grâce à une combinatoire très simple, d’une typologie de messages manifestés »169. Les Planches courbes contribuent à situer la poésie bonnefoyenne dans une manifestation mythique. Les recueils antérieurs réunis ici ont souvent une vocation métapoétique. Nous relevons que le poète Yves Bonnefoy considère le poème comme un espace de figuration, de sublimation de la réalité. C’est un espace de la parole ou de la voix mais une voix frêle, murmurée à l’autre dans une atmosphère de dénuement. La poésie s’inscrit dans une dynamique de la vérité grâce à un jeu connotatif. L’élan discursif et esthétique coïncide avec l’exigence moderne par une exploitation de la richesse lexicale, des incohérences syntaxiques et des rapports sémiotiques liés au mythique. Ce qui en réalité porte sur « l’approche des jeux sémantiques figurés »170. La valeur connotative pose le problème de la stratégie de l’économie lexicale comme mode opératoire puisque « la connotation est l’ensemble des évocations accompagnatrices du noyau dénotatif, comme un mouvement d’associations qualitatives qui colorent l’émission de la lexie dans le domaine affectif et social »171. En énonçant un mot donné, le poète renvoie à plusieurs sèmes. Il peut alors confier aux mots et aux images la mission de sauver l’humanité. Dans l’éloge de la poésie, le poète se fait sauveur de l’humanité. Cette dimension de l’écriture est bien lisible dans Les Planches courbes au niveau du sousensemble éponyme. Le poète est un passeur mais aussi un messager qui rapporte des réalités ou des expériences vécues dans d’autres espaces :

169

Algirdas Julien Greimas, op. cit., p. 126. Georges Molinié, op. cit., 1986, p. 21. 171 Georges Molinié, Ibid., p. 21. 170

121 « La pluie d’été, première partie des Planches courbes, est à la fois chemin et succession de stations : un déplacement ponctué d’arrêts, de « pierres écrites », méditations et inscriptions, stèles aussi bien que tables d’écriture où se dépose et s’examine cela, cet appel, cette « hâte mystérieuse », cette évidence imminente d’une voix, d’une vie longtemps rêvée… Il y a toujours, dans l’univers d’Yves Bonnefoy, des arbres, de l’eau et des pierres : ce qui s’élève, ce qui s’écoule, ce qui s’immobilise »172. La fonction poétique qu’assume la poésie par une symbolisation accrue trouve des points déterminants avec l’inscription des mythes. Nous nous intéressons à la légende du passeur exprimée dans la partie éponyme des Planches courbes. 5.3.2.2. Le poète passeur, une catégorisation mythique renouvelée Dans le sous-ensemble Les Planches courbes, Yves Bonnefoy évoque dans un poème narratif la rencontre d’un homme très grand et d’un enfant. Les attributs de cet homme correspondent à ceux d’un être exceptionnel. Cet homme est un passeur qui vit au bord du fleuve. L’image du passeur se donne à lire ici comme celle du poète. S’il n’est pas celui qui peut remplacer le père, il est néanmoins celui qui sert de lien, de pont. En assurant la traversée du fleuve, l’homme passe d’une rive à l’autre comme on passe alternativement dans deux univers différents. Le passeur embarque l’enfant mais ils n’atteignent l’autre rive qu’à la nage puisque la barque coule. L’homme, le géant devient un sauveur de l’enfant. Il possède une connaissance des deux rives et passe sans encombre de l’une à l’autre en éludant tous les risques. Le passeur peine à la (la barque) pousser en avant, l’eau arrive à hauteur du bord, elle franchit, elle emplit la coque de ses courants, elle atteint le haut de ces grandes jambes qui sentent se dérober tout appui dans les planches courbes. L’esquif ne coule pas, cependant, c’est plutôt comme s’il se dissipait dans la nuit, et l’homme nage, maintenant, le petit garçon toujours agrippé à son cou. « N’aie pas peur, dit-il, le fleuve n’est pas si large, nous arriverons bientôt ». « L’homme était grand », Les Planches courbes, p. 104. Dans cet extrait, le poète procède à une figuration ou à une symbolisation importante de la scène. L’image du passeur qui perd sa barque au milieu du fleuve peut être comparée à la situation du poète qui perd son langage dans 172

Jean-Michel Maulpoix (2001). « La voix qui espère : Yves Bonnefoy Les Planches courbes », http://www.maulpoix.net/bonnefoy.html consulté le 3 septembre 2007.

122 son cheminement ou son parcours poétique173. Au moment où « les planches courbes » ne le soutiennent plus, le passeur atteint l’autre rive à la nage. Le passeur qui perd sa barque est comparable au poète qui perd son code poétique mais tout comme le passeur conduit l’enfant à bon port en recourant à la nage, le poète, lui, recourt à un langage nouveau c’est-à-dire à un langage obéissant à des lois nouvelles qui ne dépendent plus des préceptes anciens, des « planches courbes ». A l’issue de cette expérience, le poète est celui qui connaît la réalité des deux langages comme le passeur connaît les formes des deux rives. Yves Bonnefoy conçoit le passeur ou le poète dans un dualisme métaphorique : « Mais je ne suis que le passeur ! Je ne m’éloigne jamais d’un bord ou de l’autre du fleuve » (2001 : 104). Une telle affirmation coïncide avec une opinion noble de la poésie et définit l’écriture poétique comme une parole se déroulant en dehors de toute esthétique imposée. La poésie est parole de liberté et de vérité. La figuration construit une image du poète à partir des sèmes comme porteur, sauveur définissable à partir de l’unité lexicale passeur. Le poète passeur est sauveur de l’humanité car il permet de passer d’une rive à l’autre. La poésie fonctionne comme une présence du monde et au monde. Elle devient le sujet central du recueil de poèmes. Yves Bonnefoy écrit : Que ce monde demeure ! Que l’absence, le mot Ne soient qu’un, à jamais, Dans la chose simple. « Que ce monde demeure ! », La pluie d’été, p. 27. Yves Bonnefoy voudrait exploiter les capacités du langage pour dire le monde dans son caractère unique, immédiat, pur et originel. On sait que tout passe par le langage. Et pour exprimer la présence du/au monde, le poète utilise un langage qui se révèle malheureusement inapte à dire le monde car celui-ci est indicible, illisible. L’expérience humaine fait valoir plusieurs procédures de médiation et le langage verbal est un des moyens de médiation entre le monde et le sujet. Et « ce qui est médiatisé par la procédure [...] c’est du mondain »174. Le poète est conscient de l’inaptitude de la parole poétique à combler le besoin d’appréhension du monde. S’il recourt à la poésie c’est parce qu’elle est une parole résiduelle et originelle qui peut néanmoins approcher l’homme de l’inconnu.

173 On pense à la scène du « Bateau ivre » d’Arthur Rimbaud. C’est l’affirmation de l’ivresse de la parole qui devient inaudible si on ne prend pas des précautions particulières. La lecture de l’unité sémique le "passeur" va se poursuivre infra par une considération de la dimension mythique. 174 Georges Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, p. 8.

123

O poésie, Je ne puis m’empêcher de te nommer Par ton nom que l’on n’aime plus parmi ceux qui errent Aujourd’hui dans les ruines de la parole. « II. Et je pourrais », Dans le leurre des mots, p. 78. L’éloge de la poésie situe Les Planches courbes dans la problématique du dire non accepté par tous mais d’un dire qui permet pourtant à l’homme d’affirmer sa présence au monde. Les Planches courbes reproduisent une contradiction oxymorique de la planche symbole de la rigidité et de la courbe. La poésie est en effet à la fois rigide et flexible. O poésie, Je sais qu’on Qu’on t’estime un théâtre, voire un mensonge, Qu’on t’accable des fautes du langage, Qu’on dit mauvaise l’eau que tu apportes A ceux qui tout de même désirent boire Et déçus se détournent, vers la mort. « II. Et je pourrais », Dans le leurre des mots, p. 79. Yves Bonnefoy pose dans Les Planches courbes et dans toute son œuvre le problème de la présence au monde des êtres et des choses. La poésie, leurre ou imposture, est considérée comme le seul moyen capable de surmonter la rupture, la faille de plus en plus prononcée entre le monde et le mondain. En proposant des mots et des images qui assument la précarité, la fragilité, l’illusion de la condition humaine, Yves Bonnefoy accomplit la mission du poète et rend hommage au langage des origines, au langage de la survie. Algirdas Julien Greimas en définit le sens et caractérise bien la particularité de la fonction mythique de la poésie quand il écrit : Le rôle des figures, dans ce genre de manifestation mythique, est double : d’une part, elles portent en elles les sèmes constitutifs de l’isotopie poétique ; d’autre part, elles servent de relais sémiques, c’est-àdire de lieux où s’effectuent les substitutions des sèmes les uns aux autres175. En tenant compte des conditions singulières du langage poétique, le poète recourt à plusieurs stratégies que le lecteur tente de décortiquer par des 175

Algirdas Julien Greimas, op. cit., p. 135.

124 spéculations interprétatives et des expériences de lecture renouvelées. Si la connaissance du rapport au monde est envisagée grâce aux mots, le poète explore aussi la part mythique. Il utilise d’importantes figures de médiation pour signifier la fonction et le fonctionnement du dire poétique. Il existe dans Les Planches courbes un nombre important de renvois à la mythologie grecque. Cela définit un lieu où certains sèmes se répètent et construisent des isotopies poétiques. Au-delà des figures constamment signalées dans la poésie d’Yves Bonnefoy (celles relatives à Marsyas et Cérès), nous pouvons revenir sur celle du passeur déjà évoquée supra. La figure du passeur peut encore être assimilée à la figure d’Hermès Psychopompe176, dieu aux multiples attributs, messager des dieux, conducteur des morts. Les Planches courbes traduisent une poésie hermétique parce que plusieurs lieux de symbolisation de l’écriture trouvent leur valeur sémantique dans le discours de la figure mythique du passeur. Le fleuve, le passeur et la nuit sont des unités sémiques de médiation qui ne peuvent s’analyser que dans le cadre du mythe d’Hermès. Dans l’entreprise de lecture des Planches courbes, nous constatons que l’élan d’abstraction n’est imputable qu’à la nature intrinsèque du poème. Quand dans le poème « L’homme était grand », le poète fait référence à la légende du passeur, nous voyons une inscription d’un attribut d’Hermès, celui du conducteur des âmes. Mais ce qui est singulier dans la poésie de Bonnefoy, c’est que le passeur ne conduit pas un mort mais un enfant. Il établit un lien entre deux rives, deux univers totalement différents. JeanMichel Maulpoix explique le mythe du passeur en ces termes : Le poème est la barque du passeur. Il traverse le rien, il cherche un rivage, noue une ombre à une illusion, mais sait avec exactitude quel poids d’espérance et de chair est une existence. Et cette barque, n’est-ce pas le ciel même qu’elle paraît franchir, lorsque celui-ci se reflète sur la rivière et se voit poussé par la rame ? Ce ciel, qui est l’inaccessible, où les hommes ont logé « le sans nom », « ce qu’ils appellent Dieu », le voici à portée du regard et de la main, comme tombé en flocons sur le monde, parmi toutes ces choses qui y brillent un peu : des graines, des herbes sèches, ou ce broc d’eau claire « posé sur les dalles sonores »… 177.

176

« Hermès est dieu du vent, [...] dieu musicien [...] dieu des voyageurs sur mer comme sur terre, et l’on place sur les routes des bornes à son effigie. Enfin, on comprend pourquoi il est chargé de conduire les âmes des morts auprès de Hadès », cf. Gilles Van Heems, Dieux et héros de la mythologie grecque, Paris, EJL « Librio », 2003, p. 54. 177 Jean-Michel Maulpoix (2001). « La voix qui espère : Yves Bonnefoy Les Planches courbes », http://www.maulpoix.net/bonnefoy.html consulté le 3 septembre 2007.

125 Dans ses attributs de conducteur des âmes et messager, Hermès est celui qui a la connaissance des réalités des deux rives et est capable d’en rendre compte puisqu’il est messager. Mais ce qui vient de l’autre rive garde un caractère étrange et inaudible. De façon analogique, le poète dessine une voie, un parcours poétique abrupt mais qui est à suivre si on veut prétendre à la vérité. La mission qui revient au poète est celle de guider des âmes et c’est en cela que Les Planches courbes sont un hymne consacré à la poésie. C’est le rôle prométhéen du poète sauveur de l’humanité qui semble prévaloir dans ces écrits. C’est un discours de connaissance et de reconnaissance de l’écrit poétique. Le poète situe son langage dans un espace où les éléments sémiques affichent un devenir, une actualisation sémantique de la poésie. Michael Schulz précise l’importance du poème en tant qu’acte énonciatif dans l’établissement de la signification en ces termes : [...] dans la perspective de la rationalité mythique le sens d’un énoncé discursif ne dépend plus du respect des axiomes du savoir associatif partagé : il réside tout entier dans l’acte énonciatif, qui prend en charge, en les articulant par des relations, paradigmatiques, syntagmatiques et hiérarchiques, l’ensemble des représentations sémantiques qu’actualisent les grandeurs figuratives et conceptuelles installées dans l’énoncé discursif178. L’articulation des données paradigmatiques, syntagmatiques et hiérarchiques nous permet de poser une représentation sémantique grâce à une cohérence textuelle qui n’est pas supposée dépendre de la réalité. Le discours poétique est susceptible d’être interprété de diverses manières. Les Planches courbes est un chant en faveur des actants de la poésie contemporaine, mots et poètes. Même si la poésie ne bénéficie plus d’une audience considérable, Yves Bonnefoy lui accorde une chance et admet que cette parole est la seule capable de dire le vrai rapport entre le monde et les choses. Mais la connaissance du monde suppose une expérience éprouvante où la quête du sens porte atteinte à la forme du discours. La poésie souffre de cette épreuve et si les lecteurs se détournent d’elle, c’est parce qu’ils n’ont pas compris son véritable sens. Par une lecture sémiotique des Planches courbes, nous avons montré que l’énoncé poétique construit un univers sémantique qui donne lieu à plusieurs interprétations. Et ce qui est essentiel, c’est que nous avons proposé, à partir de certaines déterminations, une double lecture du recueil de poèmes. L’emploi des mots et l’image du poète passeur sont investis de sens nouveaux grâce à une lecture adoptant une cohérence textuelle différente. 178

Michael Schulz, René Char : du texte au discours. Trois lectures sémiotiques, Paris, L’Harmattan, « sémantiques », 2004, p. 21.

126 La lecture du recueil n’est pas à l’abri de cette mode et nous place dans un labyrinthe du sens non pas pour nous égarer mais pour nous situer dans la « vérité de la parole » car les mots, la phrase, les éléments culturels et esthétiques permettent une saisie sémantique renouvelée du discours poétique. Et la magie du verbe poétique se situe justement dans ces formes à la fois simples et complexes, des formes que nous pouvons encore lire chez René Char. 5.4. René Char, l’éloge des formes hermétiques René Char a produit une écriture dont l’élan d’abstraction coïncide avec un nombre considérable de procédés poétiques qui définissent des gloses poétiques. Ces gloses ont une fonction poétique car elles constituent des balises de lecture à une œuvre qui risque constamment de demeurer illisible. 5.4.1. La poésie essence ou le retour aux aliments non différés de la source Le Retour amont apparait dans l’œuvre poétique de Char comme un point de nouveau départ. Si littéralement Retour amont désigne un retour à la source ou à l’origine, le poète en donne une autre acception. Ainsi l’expression acquiert-elle une valeur littérale et figurée. Retour amont ne signifie pas retour aux sources. Il s’en faut. Mais saillie, retour aux aliments non différés de la source, et à son œil, amont, c’est-àdire au pire lieu déshérité qui soit179. L’exploration de la source dans l’œuvre poétique se transforme en une expérience sur la quête du sens. En effet, ce passage du Bandeau de Retour amont réoriente le sens de la poésie. L’attribution d’un sens particulier à celui communément admissible instaure la polysémie comme mode de fonctionnement de la poésie. La métonymie établie entre la source et ses aliments, entre le contenant et le contenu, la considération des signifiants dans leur sens premier (des- hérité, dépourvu d’héritage) et la négativité expressive définissent autrement l’hermétisme de la poésie charienne et une ligne de lecture. Une dynamique de la source s’instaure et accorde au mot une valeur expressive considérable. Par les paradigmes du contenu et des constructions, les unités lexicales dessinent le parcours labyrinthique du cheminement poétique. Le Retour amont célèbre le pays natal à travers des poèmes comme « Sept parcelles de Luberon », « Tracé sur le gouffre », « Devancier », etc. Dans « Sept parcelles de Luberon », l’hermétisme repose sur une syntaxe 179

René Char, Recherche de la base et du sommet, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1983, p. 656.

127 paratactique qui laisse plus d’importance aux mots. La syntaxe se désarticule en effet et laisse libre court à des formes sémantiques obscures. Couchés en terre de douleur, Mordus de grillons, des enfants, Tombés des soleils vieillissants, Doux fruits de la Brémonde. Le Nu perdu, p. 421. La structure syntaxique énonce une poétisation du pays natal. L’absence de verbe conjugué, l’usage des participes passés instaurent un rythme rapide. La poésie du pays d’amont présente un tableau où des noms sont simplement inventoriés, cités. Il y a des présences qui fondent un mystère des lieux. L’éclatement du paysage dans le recueil se fait par une évocation des noms de localité comme Buoux, Romarin, Provence, Mérindol, etc. Le poète évite la description des routes du labyrinthe qui mènent vers le « pays heureux ». Il fait allusion aux étapes du parcours de façon laconique : -

Dans la pluie chimérique de Vaucluse je vous ai regardé souffrir Bonheur d’être et galop éteint.

Le caractère labyrinthique du parcours marque la poésie d’un halo de mystère, d’hermétisme. Le monde transposé dans le poème acquiert une âme, une sensibilité. En allant dans les profondeurs inconnues du pays, le poète est confronté à la réalité brute qui ne se conçoit pas toujours sur le plan de l’écriture. Il se situe alors dans le labyrinthe du langage où de « leurre en leurre », il cherche à retrouver un site et un mot perdus. Le poète devient cet « hôte itinérant » et infatigable qui parcourt le tracé du gouffre : -

Vous étiez une eau verte, et encore une route (p. 423) ; Je ne voudrais pas m’en aller devant toi (p. 427) ; Une vallée ouverte une côte qui brille un sentier d’alliance (p. 429).

Ce déplacement dans le labyrinthe devient une errance que le recueil Dans la pluie giboyeuse exprime. Le sens de la poésie est difficilement définissable. Le poème « Pierres vertes » du recueil Les Voisinages de Van Gogh repose par exemple sur une opposition dialectique où les couples de mots suivants posent l’ambiguïté du discours : vie/mort ; esprit rongé/flancs meurtris ; s’endormir/s’éveiller. Le dialectisme devient ainsi une forme qui fonde un hermétisme de la poésie parce qu’il s’accompagne d’un laconisme et d’un éclatement du sens dans l’œuvre. Dans la lecture des formes

128 hermétiques, il existerait en conséquence une base constitutive de leur appréhension ; ce qui fait que l’obscurité des poèmes reste relative. Le poème se lit à partir d’un ensemble de manifestations textuelles. Georges Molinié indique à ce titre l’intérêt à accorder au : système des liaisons sémiotiques fondamentales : doxa, topique, légitimité, c’est-à-dire finalement, les conditionnements de la signification, comme valeur sociale englobant le sémanticolinguistique180. La signification des formes hermétiques repose sur des questions de doxa, de topique et de légitimité. Le travail de lecture doit donc prendre en compte tous ces paramètres. Les poètes construisent leur discours en recourant à un usage spécifique des mots, à une figuration rhétorique, à un univers culturel dense. 5.4.2. Du mot à la figuration poétique La poésie de René Char construit son hermétisme à partir de plusieurs procédés difficilement identifiables mais il s’avère que l’usage du mot, la phraséologie, la sublimation figurative… sont à l’origine des difficultés de définition de la signification des textes. Nous ne voudrons pas revenir ici sur les mots chez Char. L’étude de Georges Mounin est suffisamment claire làdessus. L’hermétisme du langage tient du fait que les mots sont employés dans leur essence. Les textes et les contextes de René Char à propos des mots sont une des confirmations les plus éclatantes et les plus riches de la découverte sémantique capitale des linguistiques –parce qu’elles sont totalement liées à l’intuition creusante du poète, loin de tout savoir scientifique préalable qui aurait pu les conditionner et les biaiser181. Nous considérons donc que l’usage du mot apparait comme un procédé de la poésie hermétique que plusieurs poètes contemporains utilisent à l’instar de Mallarmé182. Il s’agit d’un emploi lexical qui exploite la part d’arbitraire du signe linguistique. Le lecteur échoue parfois à établir un sens mais le principe de cette poésie est de ne pas se laisser dévoiler dès la 180

Georges Molinié, « Doxa et légitimité », Langages. Discours et sens commun, n°170, Paris, Larousse, 2008, p. 73. 181 Georges Mounin, Sept poètes et le langage, Paris, Gallimard, 1992, p. 91. 182 Nous avons montré dans la première partie l’enjeu de l’usage des mots chez Stéphane Mallarmé qui utilisait préférentiellement le dictionnaire Littré. Sans chercher à parler d’une influence directe de Mallarmé sur René Char, nous pensons que le recours au sens étymologique ou rare des mots constitue une stratégie poétique d’obscurcissement du langage.

129 première lecture car l’écriture porte « une expérience intime saisie au plus près de la perception »183. Ce fonctionnement de la poésie renvoie à une poétique hermétique exprimée par la plupart des poètes. L’emploi spécifique des mots est associé à une construction syntaxique particulière. En pensant à la phraséologie ainsi qu’à la figuration, nous citons des auteurs comme Jean-Claude Mathieu, Christine Dupouy, Jacques Fontanille, Serge Perségol, etc. qui ont contribué à décrire la poésie de Char. Dans l’ensemble, la déstabilisation de la syntaxique devient un critère de mise en cause du sens. Elle procède par une « […] mise en réserve ou en retrait du sens par l’implicitation des rapports qui lient deux énoncés successifs. Ces courts-circuits, ces parcours ultra-rapides produisent une obscurité rayonnante »184. La pratique de la poésie ne cherche pas à fixer des procédés identifiables pour produire des poèmes obscurs, elle s’écarte plutôt d’un ensemble de principes et c’est cet éloignement qui nous permet de penser à hermétisme, c’est-à-dire à son existence formelle et esthétique, voire rhétorique. La lecture des formes hermétiques chez les quatre poètes retenus dans cette réflexion vient de montrer que les différentes expériences poétiques transcrivent des parcours singuliers et qui fonctionnent avec des clefs de lecture. Si la figuration poétique est actuellement très dans les études sémiotiques, nous relevons l’usage du langage dans la manipulation lexicale et syntaxique fonde aussi l’hermétisme. Pour poursuivre l’analyse, nous cherchons à construire une dynamique de la poésie comme un discours illisible et silencieux dans la partie suivante.

183

Georges Mounin, op.cit., p. 94. Jean-Claude Mathieu, La poésie de René Char ou le sel de la splendeur II. Poésie et Résistance, Paris, José Corti, 1988, p. 252. 184

Troisième partie Esthétique des formes hermétiques

Les formes hermétiques instaurent un rapport dialogique instable entre le texte et le lecteur. Ce dernier se retrouve dans une insécurité de lecture car ces formes mettent en exergue une subjectivité paradoxale non partagée. Elles invitent à adhérer à une perspective rhétorique que le poète définit en rapport avec une doxa. En adoptant un positionnement sémiotique, nous pouvons faire une lecture cognitive qui tienne compte des différentes données textuelles. A partir de l’histoire de la linguistique, nous savons que le langage est compris dans une double vision, comme un moyen de représentation et comme un moyen de communication. En tant que moyen de représentation, le langage considère « le sens comme une relation entre le sujet et l’objet »185 et s’appuie sur la tradition grammaticale. Cette vision met en valeur le signe linguistique et la proposition. Elle fonde les questions de la référence et de la vérité. Le langage compris comme moyen de communication instaure « une relation entre sujets ». Cette vision du langage a « pour objet les textes et les discours dans leur production et leur interprétation » 186. C’est cette seconde vision du langage qui permet ici de parler de l’esthétique des formes hermétiques puisqu’elle participe d’une herméneutique littéraire. François Rastier affirme à ce propos : [la problématique de la communication] se pose les problèmes de ses conditions historiques et de ses effets individuels et sociaux, notamment sur le plan artistique. Issue et religieuse, la problématique rhétorique/herméneutique conçoit le langage comme le lieu de la vie sociale et des affaires humaines : les affaires de la cité, pour le droit et la politique, mais aussi le lieu de l’histoire culturelle, tradition et innovation, déterminée par la création et l’interprétation des grands textes187. La poésie hermétique participe d’une innovation formelle et catégorise une herméneutique du sujet, ce qui rend possible la figuration poétique. Donner à lire un texte abscons, c’est penser l’illisible, le silence, le nonsens…, c’est interroger les capacités du langage compris comme l’expression d’un pouvoir dire, d’un pouvoir être mais aussi comme la marque d’une limite non franchie vers le sens. Ce qui génère un réel plaisir du texte lors de la lecture, plaisir qui a un rapport étroit avec la notion d’esthétique. 185

François Rastier, « Rhétorique et interprétation des figures », Sémir Badir et Jean-Marie Klinkenberg (eds), Figures de la figure. Sémiotique et rhétorique générale, Limoges, Pulim, 2008, p. 81. 186 François Rastier, ibid. 187 François Rastier, art. cit., pp. 81-82.

134 Les formes hermétiques nourrissent l’insatisfaction du désir puisque ce qui les fonde c’est justement cette vocation à ne pas signifier. L’esthétique des formes hermétiques est avant tout une poétique. Et comme toute poétique, cette esthétique porte sur des dispositions de la poésie à situer les conditions de sa raison d’être. Les formes hermétiques se situeraient délibérément dans l’énigmatique, l’illisible, dans le non-sens, dans le silence… En considérant la tradition poétique française, il apparaît que le recours à l’hermétisme coïncide avec l’émergence d’une poésie qui s’interroge sur son objet, son sens et son histoire. Lorsque nous choisissons d’aborder l’esthétique des formes hermétiques, nous cherchons à déterminer les fondements d’une poésie illisible, d’une poésie du silence bref d’un langage qui déconstruit son propre objet. Les formes hermétiques renvoient à une ambiance de chaos. Nous allons faire une lecture de l’esthétique de l’hermétisme en considérant l’illisible et la philosophie de la parole silencieuse dans l’acheminement vers le sens... Dans le cadre de cette partie, il est question de traiter des questions esthétiques dans l’élan de modernité de la littérature française sur l’enjeu du sens du discours poétique de façon générale et sur celui de la poésie contemporaine de façon spécifique. Nous ne nourrissons pas l’ambition d’être exhaustif sur les différents aspects envisageables d’une esthétique des formes hermétiques. Nous retenons deux axes pour aborder cette question esthétique : l’illisible et l’écriture du silence.

Chapitre 6 Une poésie illisible « Le monde est illisible sur la peau » Edmond Jabès 6.1. Caractéristiques de la poésie illisible L’esthétique de l’hermétisme dans la poésie française se construit autour de plusieurs notions dont celle de l’illisible, c’est-à-dire d’une poésie qu’on ne saurait lire. La question de la poésie illisible est indissociable de celle de la particularité de l’expérience transcrite. Elle correspond à une expérience qui pose la difficulté d’accomplir l’acte de lecture parce qu’on se perd dans le labyrinthe de la structure phrastique, du sens ou du non-sens. La poésie illisible résulte a priori d’une opération de transcription qui s’écarterait des usages codiques ainsi que de l’horizon d’attente du lecteur. Elle se produit chaque fois qu’une faille plus ou moins considérable surgit entre le texte et son horizon d’attente. Elle permet de parler de l’illisible en poésie qui répond à une herméneutique du sujet, à une mondanisation singulière du monde. L’illisible touche aux modes de représentation, aux questions d’investigation du sens (de la vie) et pose de nouveau et historiquement les rôles et fonctions de la poésie dans la société contemporaine. Dans « l’avantpropos » de la revue La Licorne n°76, consacrée à l’illisible, une lecture intéressante en est faite. Dire d’un texte qu’il est illisible, d’une écriture qu’elle est inlisible, pour parler comme au temps de Madame de Sévigné, c’est toujours pointer quelque chose de l’ordre de la résistance. Autour de l’illisible s’agrègent donc les figures de la négation : mise à mal de l’intelligible, défaut du visible, obscurcissement par excès ou par manque, l’illisible tient de l’empêchement, de l’obstacle dressé sur une trajectoire que l’on espérait sans encombres. A croire que l’illisible serait le revers d’une transparence de la parole, idéale ou revendiquée. Tel est du moins le

136 piège qu’il nous tend pour peu qu’on réduise à n’être qu’un raté dans un parcours du sens qui se devrait d’être sans heurt188. Une telle conception de l’illisible, nous permet de considérer les écritures poétiques des auteurs retenus dans cette étude sous les angles de la négation, de l’empêchement (obstacle) et de la non-transparence de la parole poétique. L’écriture ne parviendrait pas à réaliser, à dire, de façon satisfaisante, l’expérience individuelle d’un rapport à soi, au monde et au langage. Quand le poète aborde des sujets relevant d’une expérience non partagée du monde, du sacré, des choses cachées ou mystiques, son langage s’obscurcit et devient illisible. 6.1.1. Des obstacles à la lisibilité poétique Dans Ce qui fut sans lumière, Yves Bonnefoy présente une réalité sans lumière dont la conséquence première est de faire émerger l’illisible. Il y existe par exemple une négation de la lumière que le poème « Les arbres » mentionne en ces termes : […] Vois, te disais-je, il fait glisser contre la pierre Inégale, incompréhensible, de notre appui L’ombre de nos épaules confondues, Celle des amandiers qui sont près de nous Et celle du haut des murs qui se mêle aux autres, Trouée, barque brûlée, proue qui dérive, Comme un surcroît de rêve ou de fumée […] L’absence d’égalité, la non compréhensibilité de la pierre manifestent une réalité de la matière comparable à quelque chose d’évasif à l’instar du rêve ou de la fumée. Les ombres qui, « se mêlent aux autres » et qui expriment les limites de la lumière, peuvent représenter des obstacles à l’émergence ou à la définition du sens. Le poème ne livre pas un message de consensus. Il construit un discours aux sens multiples et irradiants au point où l’a priori poétique est l’absence de sens ou l’illisibilité. La poésie illisible érige des obstacles dans la perspective de sa lecture. Elle s’entoure d’un halo de mystère au point où le lecteur ne parvient pas à construire un sens conséquent ou satisfaisant du poème. Philipe Jaccottet évoque par exemple la part lisible et illisible du poème quand il parle de la

188 Liliane Louvel et Catherine Rannoux, « Avant-propos », L’Illisible, La Licorne n° 76, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 3.

137 « lumière qui franchit les mots » et « d’autres choses qui se cabrent contre eux, les altèrent […] » : Y aurait-il des choses qui habitent les mots plus volontiers, et qui s’accordent avec eux - Ces moments de bonheur qu’on retrouve dans les poèmes avec bonheur, une lumière qui franchit les mots comme en les effaçant- et d’autres choses qui se cabrent contre eux, les altèrent, qui les détruisent : comme si la parole rejetait la mort, ou plutôt, que la mort fit pourrir même les mots « Parler », A la lumière d’hiver, p. 47. Ce quatrième poème tiré de l’ensemble « Parler » énonce particulièrement les empêchements ou les obstacles qui habiteraient les mots au même titre que les sens. Ces obstacles auraient vocation à se cabrer, à se rebeller contre la valeur signifiante des mots au point d’atteindre la mort du sens. L’illisible concernerait ainsi la mort du sens ou plutôt le franchissement du sens par des mots spécifiques. Yves Bonnefoy parle de la lumière, de la mort, de la parole, des mots comme des formes poétiques (des "moments de bonheur") qui fondent l’esthétique de l’écriture ou la beauté même du poème. Le poème atteint alors sa vocation sublime et tend à résister à toute lecture, d’où sa nature illisible. Une telle posture n’est pas propre à Bonnefoy, Michel Deguy évoque également cette réalité de la parole illisible dans son œuvre. Il met en exergue la souveraineté des "paroles du langage". L’esthétique du discours repose sur le fait que la parole poétique est un absolu, est un langage qu’on ne saurait lire. On tue un qui parlait parce qu’il disait ; on ne tue pas la langue qui parle ; le je qui suis qui je est, le jeté à l’angoisse de la langue, qui va réinventer, immortel lecteur survivant à tout scribe mortel, les fables, les audaces, les sacrifices, et qui survit aux bourreaux des livres, au pouvoir fou de faire taire les discours tyrannicides - mais non pas les paroles du langage ; à moins que… « Finale », Donnant Donnant, p. 319. Dans le meurtre de celui parlait (parce qu’il disait), il y a l’affirmation d’une parole consommée donc épuisée par le meurtre du sujet parlant. Le poète établit une distinction entre l’émetteur et le code. Le sujet émetteur peut faire défaut mais pas la parole poétique dans toute sa splendeur. Le caractère précieux de cette parole est préservé à travers les formes poétiques

138 ou le poème (on ne tue pas la langue qui parle). Cette parole est devenue incapable de signifier et pose en somme son illisibilité comme un principe d’être opposé à la mortalité du lecteur. Nous comprenons ainsi que l’esthétique des formes poétiques est consubstantiellement une esthétique de l’illisible parce que la poésie contemporaine revendique sa posture dans la diction du mondain dans un langage qui mérite une attention particulière. 6.1.2. Un langage limite Le devenir hermétique du poème, quelle que soit sa forme, évoque toujours une expérience des limites du langage naturel à pouvoir formuler de façon objective les expériences inédites d’un poète. L’écriture poétique devient alors un questionnement qui touche les limites du dicible, du compréhensible donc inévitablement de l’existence de l’être. Nous pouvons encore renvoyer à Ricard Ripoll qui cite les principaux arguments du lisible à partir de quoi il est possible de se prononcer sur l’illisibilité de tout texte, de toute écriture. « Je voudrais énumérer quelques-uns de ses arguments : 1) la coupure générique, qui oblige à concevoir deux modes d’expression : celui des sentiments, la poésie, et celui des événements, le roman qui raconterait des histoires, diction et fiction. 2) la neutralité de la langue, qui doit fonctionner sans se faire remarquer, en tout cas en s’appuyant sur le dictionnaire 3) la prise en charge d’un message : toute littérature a quelque chose à dire. 4) la stabilité narrative : il faut éviter les ambiguïtés entre narrateur, personnage, auteur. 5) la construction d’un projet : il faut aller vers quelque chose, la chute, un effet surprise, une morale. 6) l’acceptation de la bienséance : il convient de ne pas agresser le lecteur »189. Ces différents critères qui établissent le caractère objectif d’un texte littéraire ne sont pas observés par plusieurs poètes du XXe siècle. Nous pensons en effet que les poètes retenus dans cette étude René Char, Yves Bonnefoy, Michel Deguy et Philippe Jaccottet se situent davantage dans l’illisible en privilégiant une langue déstabilisée. Yves Bonnefoy parle par exemple de la poésie comme de la parole de ruines, de la propension à 189

Ricard Ripoll, « L’illisible comme projet du sens », Louvel Liliane et Rannoux Catherine, L’Illisible, La Licorne n° 76, Presses universitaires de Rennes, 2006, pp. 59-60.

139 l’énigme, au mensonge… « Dans Le leurre des mots », le caractère paradoxal de la poésie est défini en ces termes : Et c’est vrai que la nuit enfle les mots, Des vents tournent leurs pages, des feux rabattent Leurs bêtes effrayées jusque sous nos pas. Avons-nous cru que nous mènerait loin Le chemin qui se perd dans l’évidence, Non, les images se heurtent à l’eau qui monte, Leur syntaxe est incohérence, de la cendre, Et bientôt même il n’y a plus d’images, Plus de livre, plus de grand corps chaleureux du monde A étreindre des bras de notre désir. « Dans Le leurre des mots », Les Planches courbes, p. 75. La poésie se construit dans une incohérence du langage que le lecteur ne parvient pas toujours à élucider, d’où une part d’illisibilité consubstantielle au discours poétique. René Char parlant de la poésie comme d’une soupçonnée lui attribue une démence pour imposer un chaos de l’écriture. « Dans ce monde transposé, il nous resterait à faire le court éloge d’une Soupçonnée, la seule qui garde force de mots jusqu’au bord des larmes. Sa jeune démence aux douze distances croyant enrichir ses lendemains s’illusionnerait sur la moins frêle aventure despotique qu’un vivant ait vécu en côtoyant les chaos qui passaient pour irrésistibles. » « Bestiaire dans mon trèfle », Eloge d’une Soupçonnée, p. 843. La poésie est un chaos illisible et qui tombe alors dans ce que Bernard Noël cité par Ricard Ripoll désigne par « l’empire de la sensure »190. L’écriture se conçoit alors à partir d’une pluralité de lectures. Le texte projette plusieurs référents caractérisant l’illisible comme une stratégie ou un dispositif spécifique de l’expression du mondain. Le rapport entre le lisible et l’illisible coïncide avec le couple dialectique du être et du non-être ; le lisible relevant du domaine de ce qui est et l’illisible de ce qui n’est pas, n’est pas encore, de ce qui sera peut-être possible ou ne sera jamais possible. L’illisible correspond finalement à l’impensé. Le langage de l’impensé étant ce langage qui relève d’une exploration de l’inconnu dans le sens rimbaldien et se manifeste par une hermétisation subséquente. Les formes hermétiques de la poésie française contemporaine ont inévitablement quelque chose à 190

« Il [Bernard Noël] propose de nommer « sensure » la privation de sens, par rapport à la « censure », privation de parole. Or cette « sensure » recouvre en partie ce que nous appelons « illisible », car « elle déplace si bien le lieu de la censure qu’on ne la perçoit plus ». Ce qui est illisible tombe sous la sensure ». cf. Ricard Ripoll, art. cit., p. 62.

140 avoir avec l’illisible. Elles présentent une écriture illisible dans le sens d’une poésie qu’on ne saurait lire. Toute lecture de ces formes reste une possibilité parmi tant d’autres d’interpréter le poème dont la plurivocité participe de l’essence poétique. 6.2. Lecture de l’illisible Dans l’approche de l’hermétisme, l’illisible dans la poésie française contemporaine est aussi à considérer comme une expérience non satisfaisante de lecture d’un poème. Au-delà de l’héritage poétique des siècles antérieurs, défini partiellement infra, l’approche de l’illisible devient un enjeu existentiel. Quand René Char énonce son « comment vivre sans inconnu devant soi ? », il situe la poésie contemporaine dans le défi d’un langage singulier. Mais l’interrogation que nous posons face à ce discours est celle de savoir si la quête du sens demeure possible. Sommes-nous capables de tout lire ? L’expérience de la lecture devient une expérience redoutable. Marthe Robert affirmait le caractère mortel de la lecture191. Lire la poésie serait donc une expérience épuisante, surtout quand la période actuelle connaît une augmentation considérable du nombre d’œuvres publiées. L’illisibilité de la poésie hermétique se situerait dans une alternative : lire ou ne pas lire. La lecture suppose une appropriation du langage, une construction d’un sens à partir d’un objet texte qui ne résiste pas à la lecture. L’illisibilité de la poésie contemporaine pose le problème du rapport du lecteur avec le langage verbal. Si la poésie se veut quête du langage premier, le lecteur se place alors dans la dynamique du langage non normé du poète procédant de l’essentialisme poétique. La poésie illisible adopte tantôt une technique assimilable à celle de la peinture abstraite contemporaine, tantôt elle s’associe à la pensée ou au noématique192 pour tenter de faire parler autant que la philosophie, tantôt encore elle déconstruit la syntaxe ou l’intégrité du mot pour postuler une vérité sémantique nouvelle (Jean-Claude Coquet). 6.2.1. Interpréter l’illisible Si nous ne pouvons lire telle poésie ou tel poète, ce n’est pas parce que nous en serions incapable, nous ne pourrions en définir les liens logiques, en 191

Marthe Robert écrit : « De la lecture considérée et pratiquée comme une forme de suicide. Le poète allemand comte August von Platen en savait long là-dessus, qui écrivait dans une lettre à un ami : Ich habe mein leben verlesen, c’est-à-dire : "J’ai passé ma vie entière à lire", ou pour serrer de plus près le raccourci original, qui de toute façon ne peut se rendre sans détours : "J’ai consumé ma vie en lectures, j’ai lu au lieu de vivre et les livres m’ont tué de mon vivant ». cf. Livre de lectures, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1977, p. 6. 192 Jean Beaufret, « L’Entretien sous les marronniers », René Char, Œuvres complètes, p. 1171.

141 donner un sens, mais ce qui se passe dans l’élan d’interprétation du poème illisible ou hermétique, c’est que nous sommes placé dans la transparence de notre propre miroir. L’expérience de lecture reste tributaire d’une culture qui peut être conséquente ou non conséquente. La ou les lecture(s) que nous pouvons faire du poème illisible ne reflète(nt) que notre aptitude à parler de la poésie contemporaine grâce à des stratégies d’approche du langage poétique définies par les grands critiques contemporains. C’est l’horizon d’attente qui nous permet de nous situer dans l’univers gigantesque de la littérature et de la poésie. L’illisibilité de la poésie répond à une nécessité historique. L’écriture illisible découle d’une pratique ancienne du langage, une pratique qui s’est raffermie au fil des années. Le recours à l’image, à la figuration reste des procédés poétiques productifs coïncidant avec un horizon d’attente d’une société nouvelle. Les procédés poétiques de glissement ou de substitution sémantiques, de figuration... ont fini par porter atteinte au langage poétique lequel cesse alors d’être transparent sémantiquement pour le lecteur193. Cette stratégie de l’écriture en poésie correspond à une conception de l’illisibilité du langage comme une illisibilité de l’homme. L’écriture comme l’homme est une énigme. Elle s’identifie à l’énigmatique dans la mesure où le discours que produit l’homme reste marqué par une imperfection originelle (celle liée à l’impossibilité de l’émetteur de dire le monde). Le poème est un langage incapable de produire un absolu où tout lecteur comprendrait la même chose. Il y a donc une illisibilité intrinsèque au langage. Les formes hermétiques dans la poésie française témoignent et décrivent donc une expérience du rapport au monde. Leur interprétation devient une urgence dans un monde où les changements s’imposent de façon trop rapide au sujet et laissent tout aussi rapidement leurs effets à l’histoire en disparaissant. La raison d’être de l’écriture hermétique illisible ne porte que sur cette volonté humaine de chercher à éloigner l’étendu du non-sens qui caractérise l’existence humaine. L’expérience du poète cherche à domestiquer l’obscurité du mystère de la vie, de la parole et du monde. 6.2.2. L’illisible comme parole éteinte L’écriture de l’illisible coïncide avec un usage retenu de la parole. Ce sont des bribes de phrases qui sont transcrites dans le texte poétique. La perte de l’identité ou l’interrogation sur sa relation avec l’altérité est à l’origine d’une dislocation des formes poétiques. Yves Bonnefoy offre une poésie illisible parce que chez lui, le mot perd son sens habituel ou traditionnel au bénéfice d’une pluralité de référents. 193

« Toutes les écritures censurées par l’illisible se posent comme écritures paradoxales, échappant à la transparence puisque leur propos n’est pas de communiquer mais plutôt de signaler une communication », cf. Ricard Ripoll, art. cit., p. 67.

142

Je célèbre la voix mêlée de couleur grise Qui hésite aux lointains du chant qui s’est perdu Comme si au-delà de toute forme pure Tremblât un autre chant et le seul absolu. « A la voix de Kathleen Ferrier », p. 159. Le caractère absolu du chant dont parle le poète définit une dimension de l’illisibilité. En fait, celle-ci émerge du fait que la voix est mélangée, que le chant s’est perdu, il est allé au-delà de toute pureté (de toute forme pure ?). D’où sa nature irradiante qui instaure une écriture hermétique. La forme absolue ne peut être approchée que par plusieurs démarches aussi différentes les unes que les autres. Ton visage ce soir éclairé par la terre Mais je vois tes yeux se corrompre Et le mot visage n’a plus de sens « Ton visage ce soir éclairé », p. 56. La perte du sens du mot « visage » résulte de plusieurs opérations comme l’éclairage du visage par la terre (ce qui constitue un brouillage car l’astre qui a vocation d’éclairer n’est pas la terre mais le soleil ou dans une certaine mesure la lune), comme la corruption des yeux, qui participe de l’enjeu de la réception… Que le verbe s’éteigne Sur cette face de l’être où nous sommes exposés Sur cette aridité que traverse Le seul vent de finitude « III Que le verbe s’éteigne », p. 85. L’illisibilité de l’écriture se construit aussi à partir de l’idée d’une parole éteinte. Yves Bonnefoy parle de « l’immense matière indicible » (p. 85) qui pourrait renvoyer au monde qui ne saurait être dit. C’est l’indicibilité du monde, l’impossibilité de fixer par le langage la réalité du monde que l’entreprise poétique mentionne de façon explicite. Si la parole poétique ne peut pas dire le monde, elle peut néanmoins exprimer « la finitude » de l’être : « que le froid par ma mort se lève et prenne un sens ». Nous retrouverons chez Yves Bonnefoy la position internaliste sur le rapport au monde. Comme nous l’avons indiqué supra au sujet de Georges Molinié qui affirmait l’indicibilité du monde, c’est ici le lieu de dire qu’Yves Bonnefoy affirme autrement ce qui est lisible, c’est le mondain.

143 Il est la terre, elle l’obscure, où tu dois vivre, Tu ne dénieras pas les pierres du séjour, […] Il est la terre d’aube. Où une ombre essentielle Voile toute lumière et toute vérité. IV « Il est la terre », p. 156. Dans ce poème, la terre (le monde ?) est assimilée à un espace obscur. Ce qui renvoie au principe de non-représentation du monde (contrairement au mondain). L’illisibilité du monde est due à une « ombre essentielle » qui voile toute lumière et toute vérité. Si la lumière et la vérité sont voilées, y accéder supposerait donc entreprendre une opération de dévoilement. L’illisibilité de l’écriture poétique ressemble en effet à celle du monde puisque nous pouvons en fixer un sens par différentes approches de lecture. Le poème n’est pas définitivement fermé. En définitive, la poésie illisible instaure un régime de poéticité qui déstabilise la procédure de construction traditionnelle du sens. Elle s’affiche comme une parole rebelle niant sa propre existence, instaurant des obstacles pour une non-lecture. Le poème se donne à voir et non à lire, proclamant ainsi la fin de la diction poétique. La poésie illisible se donne en biais et suscite le plaisir du lecteur averti. Il s’agit de regarder les mots comme expression d’une communication et non d’entreprendre une lecture qui resterait vaine. Mais nous réalisons que l’absence de lecture du poème hermétique met en place un silence poétique que nous nous empressons de lire dans le chapitre suivant.

Chapitre 7 Une poésie du silence La poésie du XXe siècle flirte avec l’hermétisme grâce à une mise en œuvre de plusieurs procédés comme celui relatif à l’écriture du silence qui définit tout un programme sinon toute une poétique. L’allusion au silence suppose une absence de parole, d’écrit. En parlant d’écriture du silence, nous sommes conscient que nous nous situons dans l’opposition écriture versus silence. L’écriture connote une voix, une parole dont la mission première est la brisure du silence par le jeu de la lecture. Le silence suppose l’absence de voix ou de bruit. Le silence peut être compris comme une absence de vie, de mouvement... L’écriture du silence renvoie donc à une réalité contradictoire. Elle se rapporte à la nécessité de dire ce qui ne saurait se dire ou s’écrire : le silence. Ecrire le silence, c’est cesser d’écrire, faire prévaloir l’espace vide. L’écriture du silence suppose simplement la non-écriture, la page blanche. Il s’agit donc d’une contradiction qui apparaît dans la poésie en ce qu’elle définit un écartèlement entre le besoin de méditation propre au poète et le besoin de témoigner, de rapporter l’expérience de l’inconnu. 7.1. Un silence énigmatique 7.1.1. Une poésie du silence pour accéder à la vérité Il y a aussi dans le principe de l’écriture du silence l’alternance entre vide et écrit sur une page. Le vide entre les mots permet à la parole poétique d’être. Mais lorsque ce vide devient plus important, la poésie plonge dans un mutisme énigmatique qui devient souvent une poétique. La dislocation de la poésie entreprise à l’époque contemporaine a produit dans l’organisation des formes poétiques un chaos où le langage devient une expérience transcendante. Roland Barthes évoque l’avènement du silence dans l’écriture comme finalité : « Les Belles-Lettres menacent tout langage qui n’est pas purement fondé sur la parole sociale. Fuyant toujours plus en avant une syntaxe du

146 désordre, la désintégration du langage ne peut conduire qu’à un silence de l’écriture »194. C’est la fin de la résonance de la parole, donc de la parole elle-même que le poète pose comme enjeu du discours poétique. C’est l’auto-strangulation de l’écriture ou son « suicide » qui se comprend dans la relation mythique du renoncement, du dépouillement ou du minimalisme. Roland Barthes évoque le personnage mythique d’Orphée « qui ne peut sauver ce qu’il aime qu’en y renonçant »195. Le langage poétique se situerait ainsi dans la problématique de sa dislocation en cherchant à échapper à sa modernité, c’est-à-dire à son rythme et à son sens. Dans l’exploration du nouveau, il est apparu à plusieurs poètes que le langage échouait à rendre compte des expériences inédites et singulières qu’il engageait. L’écriture ou le langage ne permettrait pas d’atteindre la vérité. Le langage ne parviendrait pas à résoudre l’adéquation entre les mots et les choses. Il demeurerait un vide permanent à continuellement combler. Et ce vide ne peut être comblé que par le silence. Dans le cadre d’une approche mystique, le silence est considéré comme la seule attitude digne susceptible de garantir l’accès à la vérité car elle correspond à une phase de méditation prononcée. Le silence coïncide avec une philosophie méditative où la réalité est envisagée dans des dimensions ascétiques ou alchimiques. L’écriture du silence se présente sur la page dans une brièveté remarquable. Elle correspond à « l’écriture blanche libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage »196, dans la mesure où les espaces et les vides y sont plus considérables. La pratique de l’écriture du silence permet au poète de faire prévaloir l’espace et le temps. Le silence épouse en effet le temps dans toute son incommensurabilité. Il parle sans parler. Edward T. Hall affirme en effet que le temps : « parle plus simplement que les mots. Le message qu’il porte se transmet à haute voix et clairement. Parce qu’il est utilisé moins consciemment, il ne risque pas d’être dénaturé comme l’est le langage parlé. Il peut clamer la vérité quand les mots mentent »197. 7.1.2. Un acheminement vers le silence Si nous retenons ici le fait que l’hermétisme repose sur une diversité de phénomènes textuels difficilement perçus lors de la lecture, nous affirmons que l’analyse de l’écriture du silence ne participe que d’une herméneutique sur des possibles composantes de la poésie contemporaine. En tenant compte 194

Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Editions du Seuil, « Points », 1953, 1972, p. 54. 195 Roland Barthes, Ibid., p. 55. 196 Roland Barthes, Ibid. 197 Edward T. Hall, Le langage silencieux, Paris, Editions du Seuil, « Points », 1984, p. 18.

147 du fait que la réception d’un texte est fondamentale dans la définition de son caractère hermétique ou pas, nous fondons notre lecture sur la référentialité du discours poétique198. Le niveau linguistique du dénotatif nous semble déterminant dans la phase de lecture. Mais nous nous considérons encore ici le niveau de lecture sémiotique qui considère des valeurs connotatives détermine des niveaux d’interprétation fort différents. François Trémolières souligne cette dimension dans sa réaction à la lecture de l’œuvre de Philippe Jaccottet. Il relève la vacuité de la parole et l’importance de silence et nous laisse comprendre la situation dialectique du poète qui se trouver entre l’expérience de la diction et celle de la nondiction. Dans son poème singulier, François Trémolières écrit : Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais tout paraît mensonge au silence le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre le corps se détend et glisse dans un fleuve immatériel me voici à mes côtés comme un étranger actif passif celui qui contemple et celui qui parle ou qui ne parle pas L’ignorant C’est l’autre nom du poète199. Notre expérience de lecture nous a conduit à prendre en compte des éléments textuels récurrents qui construisent le silence du texte et qui tendent à renforcer la nature hermétique de la poésie contemporaine. Nous avons identifié quatre types de séquences qui caractérisent l’écriture du silence dans la poésie. Premièrement les vides et les espaces blancs définissent une stratégie d’organisation formelle et sémantique. Deuxièmement, il y a le paradoxe de l’écriture du silence. Certains poètes exploitent en effet l’ambiguïté de l’expression du silence par la parole poétique. Ecrire le silence manifeste un enjeu contradictoire de nature hermétique. Troisièmement, les poètes construisent une représentation du silence par la singularité de sa désignation ou de sa caractérisation. Enfin quatrièmement, 198

Georges Molinié indique à ce sujet que « c’est le pôle récepteur qui mesure la littérarité d’un texte ; cela veut dire que le pôle récepteur établit la littérarisation, dont il est pleinement responsable », Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, p. 133. 199 François Trémolières, « Art poétique », Patrick Née et Jérôme Thélot (sld), Philippe Jaccottet, Cognac Edition, Le Temps qu’il fait, 2001, p. 59.

148 le silence devient chez certains poètes une fin en soi. Ils entreprennent alors une espèce de quête et l’écriture poétique minimaliste où le poème devient une parole tue dont l’interprétation pose d’énormes problèmes. Nous allons aborder ces différents aspects à partir de deux démarches. Après une brève description de la poésie du silence chez les quatre poètes, nous proposerons une lecture inférentielle de la poésie du silence. 7.2. Des traces de voix dans l’écriture 7.2.1. Des espaces blancs dans les poèmes ou de longs silences énigmatiques La poésie brève renouvelle une tradition comme nous l’avons évoqué dans la première partie de cette réflexion. Elle correspond à un minimalisme de la parole ; ce qui fait que sur la page prédominent non pas les écrits mais des espaces blancs. Ces espaces sont à considérer comme des signes ayant également, à l’opposé des signes linguistiques que sont les mots, une valeur communicative. La pragmatique en tant qu’approche du langage dans son aspect énonciatif peut ici être convoquée comme un mode de lecture intéressant en ce qu’il porte son attention sur l’utilisation d’un signe et qu’elle spécifierait les contrats de lecture suggérés par les poètes. Nous allons nous intéresser aux espaces pour déterminer le type de contrat de lecture qu’ils proposent. Les quatre poètes que nous avons retenus dans ce livre recourent aux formes brèves. Sans prétendre à une description exhaustive de leurs formes brèves, nous allons nous limiter à une présentation de quelques tendances. 7.2.1.1. Les verdures silencieuses de Philippe Jaccottet Dans Cahier de verdure, Philippe Jaccottet présente des formes poétiques renvoyant au silence. Le sous-recueil Eclats d’août compte en effet plusieurs poèmes qui mettent en exergue un espace vide ou blanc figurant le silence. Les poèmes « Tard dans la nuit d’août », « Cette nuit » et « Orvet » se composent de deux ensembles textuels séparés d’un grand vide correspondant à plusieurs sauts de ligne. Avons-nous un seul ou deux poème(s) sur la page ? Telle est la première question que la rupture textuelle au sein de la page nous impose. Les textes poétiques se présentent de la manière suivante :

149 Tard dans la nuit d’août l’œil du Taureau devient rouge comme s’il allait ensemencer la terre Il sait qu’on va l’abattre tôt ou tard, et pas de vache au pacage de ce côté-ci du ciel

Cette nuit, un vent glacé fouette les astres ; on dirait qu’eux aussi flambent plus avides. Y aurait-il même pour eux de l’impossible ?

A quel brasier échappés, ces frelons ? Nuages assis en majesté comme des dieux. Moi, quand mes pensées brûlent, ourlés de pourpre s’ils vont vers la nuit. je sais pourquoi. (p.54) (p. 53) Mais qu’il s’agisse d’un poème ou de deux, comment gérer l’espace blanc lors de la lecture ? Faut-il l’ignorer ? Combien de temps faut-il rester silencieux ? Une minute comme pour respecter la mémoire d’un mort ? Toutes ces interrogations que soulève la forme du texte poétique ont une réelle validité. Elles posent l’ambiguïté du corps du poème, une ambiguïté qui débouche inévitablement sur le sens. Il s’agit d’une pratique déjà employée dans A la lumière d’hiver. Les poèmes « Je suis comme quelqu’un… » (p. 123), « Toute joie est très loin » (p. 124), « Ce matin, il y avait un miroir » (p. 132)… sont construits de deux strophes séparées d’un espace blanc considérable. Indubitablement, Philippe Jaccottet recourt à une écriture du silence pour laisser le temps à la méditation. Ainsi pour le poème « Tard dans la nuit d’août », pensons-nous au sort du Taureau avant de poursuivre la lecture et envisager toutes les interprétations possibles. Dans le poème « Cette nuit », le temps se définit comme un moment opportun et inopportun. La brièveté formelle et silencieuse déconstruit le sens du langage poétique et se situe dans une quête de la vérité du langage absolu. L’œuvre de Jaccottet présente d’autres formes connotant le silence. Nous relevons encore dans A la lumière d’hiver des poèmes en prose occupant le centre de la page sur quelque quatre, cinq ou six lignes. Le premier poème « Qu’il se tienne dans l’angle de la chambre » est donné en quatre lignes. Voici comment il se présente sur la page.

150

Qu’il se tienne dans l’angle de la chambre. Qu’il mesure, comme il a fait jadis le plomb, les lignes que j’assemble en questionnant, me rappelant sa fin. Que sa droiture garde ma main d’errer ou dévier, si elle tremble (p. 9).

Ces quelques lignes encadrées par des espaces blancs donnent autant à réfléchir que ces espaces vides. Le dénuement de la page nous interpelle. Le poète serait-il en panne d’inspiration pour réduire autant son temps de parole ou rechercherait-il à isoler une parole poétique avec ces blancs ? Ce qui est singulier lorsque nous cherchons à lire la poésie hermétique brève, c’est que le lecteur ne tient toujours pas compte du rôle que jouent les espaces blancs. Ceux-ci échappent souvent à la lecture. Le lecteur a tendance à n’y accorder aucune attention. La poésie française contemporaine regorge pourtant de plusieurs formes de cette nature. 7.2.1.3. Les silencieux incurables de René Char Chez René Char, ce sont les poèmes de Moulin premier, Seuls demeurent, En trente-trois morceaux… qui mettent en exergue, par leur forme

151 fragmentaire, le paradoxe de l’écriture silencieuse200. Le poète privilégie une prose brève fragmentée en petits paragraphes de quelques lignes. Les phrases sont souvent elliptiques et énigmatiques comme si elles cherchaient à fondre leur sens au non-sens des espaces blancs. Le non-sens ici ne voulant pas dire absence de signification. LVIII A partir de la courge l’horizon s’élargit. LIX Le chien errant n’atteint pas forcément la forêt. LX Au bout du bras du fleuve il y a la main de sable qui écrit tout ce qui passe par le fleuve.

LXI A mots comptés, voyage heureux. (Holà, frisé, aguerri dans les griffes du feutre !) LXII Au couchant, les déblais. Toujours plus larges fiançailles des regards. La reproduction de la page 77 des Œuvres complètes de René Char permet de visualiser le texte. Face à une telle page, le lecteur a tendance à ne 200

René Char écrit : « Les silencieux incurables/le figuier allaiteur de ruines/ceux qui canalisent l’écume du monde souterrain », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1983, p. 777.

152 pas s’attarder sur les blancs de la page. Il lit rapidement le texte et oublie de considérer le silence. L’association de ces deux éléments caractérise une indissociabilité congénitale qu’on ne devrait pas ignorer lors de la lecture. Cette association instaure une dynamique méditative et donne au texte une densité hermétique et philosophique. Les fragments poétiques de René Char définissent un espace de l’écriture du silence, une écriture parce qu’elle est davantage présence que signification. C’est cette présence unique qui pose l’écriture comme vérité poétique de la rareté de la parole dans l’historicité du sujet qui nous intéresse. La poésie devient une écriture sans parole. 7.2.1.3. Michel Deguy et Yves Bonnefoy, des non-dire poétiques Michel Deguy accorde aussi une place considérable au silence dans certains de ses poèmes. Dans la somme poétique Ouï dire, les textes sont situés au milieu de la page laissant des blancs importants en dessus et en dessous. Les pages 102 et 103 nous en donnent un exemple saillant :

… Les yeux coulent encaissés Passage de l’âme en ce défilé Remontant de la perte à fleur d’être Fontaines comme à Vaucluse Inattendus paisibles On les voyait passer tout le jour Presque sans bruit …

102

Des maux secrets comme des hauts-fonds Nous guérissons sans les connaître Parfois au verso des paupières Dans les plis de l’aveuglement Les veines d’une vierge prévalent

103

153 En dehors de cette organisation où les espaces blancs connotant le silence prédominent, nous avons des formes poétiques proches du fragment ou des traditionnels sonnets ou odes. Chez Yves Bonnefoy, ce sont pratiquement les mêmes formes poétiques qui permettent de parler de poésie du silence. Dans L’Ordalie, le poète écrit : « Enfin Jean Basilide avait tué le silence (…) C’était un grand bonheur. Et composé des phrases les plus simples, mais chargées désormais de sens ». La somme poétique Ce qui fut sans lumière suivi de Début et fin de la neige adopte une disposition textuelle traditionnelle. Les écrits sont en vers se donnent à lire comme une colonne. Des strophes composent la plupart des poèmes. Ainsi si le texte occupe souvent toute la page, les espaces blancs émergent au niveau latéral. A gauche et à droite de la page se trouve un vide, un blanc qui participe de l’écriture du silence. Si les espaces blancs entre les mots reproduisent le rythme habituel de l’énoncé, la segmentation de la communication verbale, les espaces plus importants qui occupent plus de la moitié de la page ont visiblement une autre vocation. Nous pensons qu’ils symbolisent un silence dont le contenu sémantique reste diffus. Nous estimons que les espaces blancs définissent une alternance, qu’ils créent un dialectisme qui rend possible l’existence même de la poésie hermétique. Le silence alterne avec la parole poétique et porte atteinte à la signifiance propre du langage verbal. Les blancs deviennent alors « des mots au bord du silence et du non-compréhensible, mais avec une sorte de calme au sein même de la dislocation et de la dispersion des vocables (un silence presque zen?) »201. Si les espaces participent à la construction du contenu sémantique du texte poétique, leur signification véritable repose sur un paradoxe existentiel que nous allons essayer de mettre en exergue. 7.3. Poésie silencieuse et écriture paradoxale 7.3.1. Une voix qui habite un silence Ecrire le silence correspond à une démarche paradoxale en raison de la contradiction apparente entre le silence et le verbe poétique. La parole poétique exclurait a priori le silence et inversement le silence cesse ou disparaît dès qu’il y a parole. Les poètes se trouvent écartelés entre le désir de parole, celui de dire des réalités singulières et la nécessité de garder intact le sens immuable du monde dont seule la contemplation silencieuse est capable de rendre compte de façon satisfaisante. La poésie du silence s’énonce à partir de plusieurs éléments. Yves Bonnefoy présente une conception de la poésie du silence à partir d’un ensemble d’arguments

201

http://www.pum.umontreal.ca/theses/pilote/stockman/these_body.html

154 disséminés dans son œuvre poétique. Nous avons choisi d’en faire une lecture à partir essentiellement du recueil de poèmes publié en 1978202. « Couverte de l’humus silencieux du monde, Parcourue des rayons d’une araignée vivante Déjà soumise au devenir du sable Et tout écartelée secrète connaissance » « Couverte de l’humus », Poèmes, p. 55. L’évocation de « l’humus silencieux du monde » pose un problème d’interprétation. Ce syntagme pourrait renvoyer à la part incommunicable du monde que seul le silence permet de signifier. Et cette « secrète connaissance » que la poésie énonce n’est pas toujours bien comprise parce qu’elle est teintée d’étrangetés. Yves Bonnefoy s’interroge justement sur cette voix susceptible de dire le silence : « Quelle divine ou quelle étrange voix/Eût consenti d’habiter mon silence ? » (« Quelle parole a surgi près de moi »)203. Le poète suppose un univers de silence duquel surgirait une parole, une voix. Il pose la vacuité de l’écriture soumise à l’effet du feu. L’écriture n’a de vocation qu’à être consumée par le feu et le poète lui-même est obligé de reculer face au flot des mots et de se réfugier dans le silence de la nuit. Il écrit encore : Quelle maison veux-tu dresser pour moi Quelle écriture noire quand vient le feu ? * J’ai reculé longtemps devant tes signes Tu m’as chassée de toute densité. * Mais voici que la nuit incessante me garde, Par de sombres chevaux je me sauve de toi. « Une voix », p. 80. Dans ce poème, l’interrogation initiale pose le problème de la demeure et de l’écriture de la voix. Le poète note sa reculade face aux signes de la voix, signes qui renvoient à un univers sémantique non spécifié puisque celui-ci est marqué par une obscurité permanente, celle de la « nuit incessante ». 202

Yves Bonnefoy, Poèmes. Du mouvement et de l’immobilité de Douve Hier régnant désert Pierre écrite Dans le leurre du seuil, Paris, Gallimard, « NRF », 1978, 349p. 203 Yves Bonnefoy, Ibid., p. 79.

155

7.3.2. Se situer dans le silence La poésie hermétique a tendance à se situer dans le silence qui est une attitude de communication efficace à l’instar de l’art pictural. Le silence ne mentionne pas la signification du discours. Il la laisse émerger, la suggère par des indices de bruit ou de parole. La plupart des poètes contemporains associent à leur discours poétique une marque du silence pour donner non pas à lire mais à méditer. Qu’il s’agisse de René Char, de Philippe Jaccottet, de Michel Deguy ou d’Yves Bonnefoy, nous retrouvons une référence au silence. L’expérience du silence dans la poésie de Bonnefoy permet d’aborder ici les caractéristiques de cette écriture. Il cherche alors à se situer dans le silence : Tais-toi puisqu’aussi bien nous sommes de la nuit Les plus informes souches gravitantes, […] Et parole vécue mais infiniment morte (« Tais-toi… », p. 92). L’écriture du silence passe par un ordre rompu. Il se dessine en effet un paradoxe. Les structures poétiques « tais-toi » et « parole vécue » construisent l’ambivalence de la réalité qui permet au poète d’exprimer une préférence. C’est l’écriture qui permet d’énoncer le silence. La spécificité de l’écriture est qu’elle correspond à une parole tue, à une parole morte qui n’advient à la vie qu’avec une opération de lecture. L’espace du poème est un espace de silence qui reste propice à l’émergence de toute sonorité. Yves Bonnefoy écrit : « Le lieu était désert, le sol sonore et vacant, /La clé, facile dans la porte. » (« Le lieu était désert », p. 95). Le texte poétique est un silence qui peut devenir potentiellement un bruit, un bruit dont le sens reste délicat à définir et qui n’est toujours pas audible : « Toujours ce même cri, mais tu ne l’entends pas » (« Tu es seul maintenant », p. 120). La nonperception du cri correspond à un problème de réception. Le lecteur ne parviendrait pas à assumer la charge sémantique du cri poétique laissant rayonner le silence. Le bruit des voix s’est tu, qui te désignait. Tu es seul dans l’enclos des barques obscures. « Le bruit des voix », p. 122. Dans ces lignes, Yves Bonnefoy parle de la parole (du bruit) qui s’estompe pour laisser la place au silence. L’émergence du silence situe le lecteur dans les « barques obscures », dans de nouvelles harmoniques, dans

156 « un autre chant » pour mieux apprécier la nuit (aimer la nuit) ainsi que l’obscurité y relative grâce à la torche. Dans l’écriture, en hâte Engrangé de nuit Et dans les mots éteints Avant même l’aube « Dans le rassemblement », p. 258. Par la référence explicite aux « mots éteints », cet extrait renvoie à l’écriture du silence. Ces mots ont perdu leur vertu signifiante et ne disent plus rien en dépit de leur présence. Les mots éteints sont les mots du silence qui dessinent une ambiguïté, un hermétisme poétique.

Conclusion Poésie hermétique, l’éloge de la part obscure

La poésie française contemporaine tend à se réaffirmer à partir des formes poétiques que nous avons désignées comme formes hermétiques. La lecture des formes nous a permis de poser l’hermétisme comme une part propre au texte et fait de la lecture un moment décisif de la réalisation ou de la manifestation du sens. En tentant de recenser les formes poétiques hermétiques à partir des formes quarantenaires, nous avons été amené à identifier les origines des productions textuelles obscures. Historiquement, nous avons trouvé des formes poétiques plus aptes à exprimer l’opacité. L’hermétisme est avant tout un héritage. Dans l’histoire littéraire de la France et des pays qui l’ont culturellement influencé, les formes obscures manifestent la part la plus inextinguible de l’être dans le processus de la connaissance de soi et du monde. Nous avons cité, dans la première partie, la plupart des formes hermétiques employées dans la tradition littéraire française. Sans nécessairement restreindre l’approche au niveau poétique, nous avons identifié les formes littéraires qui ont pu donner lieu à des pratiques absconses. Aussi avons-nous mentionné les fonctions de l’aphorisme et du fragment, de l’énigme et de l’énigmatique, du calligramme, du coq-à-l’âne, du fatras et de la fatrasie dans l’émergence des formes poétiques obscures aux XXe et XXIe siècles. Nous avons également relevé la part des mutations culturelles dans la tradition française puisque du Moyen-âge littéraire au romantisme en passant par la période classique, la littérature hermétique a constamment donné lieu à des textes inoubliables voire inaudibles. Dominique Rincé et Bernard Lecherbonnier parlent à ce titre du romantisme obscur qui renvoie à des auteurs comme Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé… Une brève présentation de ces poètes a orienté la contextualisation des formes hermétiques au XIXe siècle. Ce propos initial permettait de justifier notre étude. En pointant certaines formes hermétiques, nous ne les avons pas nécessairement identifiées, à l’instar de la tradition qui a fossilisé le sonnet ou l’ode en tant de formes poétiques pour penser à des restructurations génériques. C’est dans la deuxième partie que nous avons tenté de présenter les formes hermétiques chez quatre poètes français. A partir d’une approche de nature sémiotique, inspirée essentiellement des outils théoriques de Georges

158 Molinié et d’autres auteurs ayant traité de la linguistique énonciative, de la sémiotique et de la pragmatique du langage, nous avons essayé de parler des formes hermétiques. Ainsi avons-nous présenté le brouillage textuel chez René Char comme une organisation textuelle tendant à obscurcir le poème par une disjonction des éléments d’un même poème. Il s’agit de la poétique des bandeaux qui prend chez ce poète une place non moins prépondérante. Nous avons encore présenté les formes fragmentées et énigmatiques chez Philippe Jaccottet et Michel Deguy. Si l’étude ne se veut pas exhaustive, elle définit néanmoins les tendances des textes et explique les types de procédés qui situent résolument les recueils de poésie dans une dynamique de l’hermétisme. Nous avons spécifié l’instabilité des formes hermétiques pour relever le fait qu’elles ne sont pas réductibles à une image, à un schéma, à une convention, à une glose. Elles posent leur diversité formelle, structurelle et sémantique comme principes d’existence. Chaque poète construit son hermétisme à partir des stratégies personnelles. Il n’existe pas un art poétique d’où il puise les principes d’écriture. Les vers aphoristiques de René Char sont définis et présentés comme formes hermétiques. Il apparaît globalement que la décontextualisation, l’allusivité, le paradoxe, l’anaphore, la polysémie fondent la poésie obscure et définit le cadre de sa lecture. Ces procédés d’écriture sont appliqués au texte dans l’objectif d’instaurer une non référentialité discursive. Nous avons aussi constaté que la référence à l’art pictural chez Philippe Jaccottet fonctionne comme une figuration poétique à l’origine d’une opacité poétique. Le poème se refuse à la lecture ; il se donne à voir. Yves Bonnefoy s’intéresse au leurre des mots et construit à partir d’eux l’énigme du sens et l’incohérence syntaxique. La poésie offre à la lecture des formes hermétiques en raison des manifestations mythiques. Nous avons relevé cette part mythique dans Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy avec la figure du passeur. En définitive, ce que nous appelons formes hermétiques ici peut se comprendre dans le sens où il s’agit des formes de poésie qui ne postulent pas une référence objective à la réalité et participe d’un brouillage textuel en rapport ou non avec des formes traditionnelles ou linguistiques portant atteinte au sens. L’hermétisme émerge par une décontextualisation scripturale, par une polyvalence lexicale, par la convocation des référents artistiques et culturels comme la peinture, la musique, etc. et les mythes. Dans l’ultime partie de cette réflexion, nous nous sommes proposé de lire la valeur esthétique associable aux formes hermétiques. S’il apparaît clairement que les poésies illisible, silencieuse… répondent au besoin d’un art qui porte une exigence sémantique, c’est nécessairement en fonction d’une sublimation de la réalité observée, ce que Georges Molinié désigne

159 autrement par « artistisation des langages »204. L’esthétique de l’illisible participe d’un élan d’affirmation du sujet qui cherche à échapper à la durée, à la temporanéité. Les formes poétiques traduisent un silence avec la prise en compte du contrat de diction mettant en exergue fragments ou bribes poétiques et blancs typographiques. Toute une philosophie de l’écriture poétique se dégage et élève la pratique des formes hermétiques comme modèle de poésie. Dans la dynamique de déconstruction du château formel et sémantique de la poésie (cf. Lionel Ray, Comme un château défait), les poètes posent les bases du nouveau système. Si le leurre des mots et la sinuosité des courbes qu’évoque Yves Bonnefoy participent à l’éloge de la poésie nouvelle, celle qui est une « soupçonnée » pour reprendre le mot de René Char, c’est principalement en mettant en retrait le sens et laisser émerger un hermétisme rayonnant. Il faut ainsi entrer dans une transaction (secrète comme le pense Philippe Jaccottet ?), interroger l’obscurité dans une stratégie du donnant donnant (comme le conseille Michel Deguy) pour accéder à l’espace du sens ou à la source. L’esthétique de la poésie contemporaine se pose ainsi en discours métapoétique pour lever le voile sur la précieuse parole cédée à l’humanité. Nous avons en effet constaté que, bien qu’ils soient instables, les procédés, employés par les poètes dans les formes poétiques hermétiques, tendent à valider l’émergence d’une poétique au sujet de l’informe et du non sens. La pratique du fragment comme forme poétique hermétique semble presque systématique dans la plupart des œuvres poétiques contemporaines. Une étude spécifique sur cette question permettrait de confirmer la tendance fragmentaire de la poésie actuelle. Et plusieurs autres procédés peuvent être lus dans le même élan. Nous pensons à l’exploitation de la polysémie des unités lexicales, à la suppression des données du contexte de communication linguistique, à la convocation des topoï culturels… La poésie française contemporaine implique le lecteur dans un labyrinthe du sens et la lecture devient un acte de re-création poétique. Poser la communication des choses du monde, du sujet, de l’être-aumonde de l’homme dans une expression ordinaire ne génère aucun intérêt. Le plaisir des formes poétiques hermétiques est plutôt dans la sublimation du langage qui tient lieu d’une valorisation, d’une poétisation intense, excessive, d’une histoire d’amour, celle du sujet et de son devenir.

204

Pour Georges Molinié, « […] l’artistisation du langage verbal, du linguistique, correspond à la littérarisation, qui produit ce que l’on appelle communément la littérature (avec ses grandes formes génériques, comme le théâtre, le roman, la poésie, leurs mélanges, leurs subversions, leur négation ; leurs formes moins canoniques ; et d’autres encore, réelles ou possibles, qui nous sont étrangères ou inconnues) […] », Hermès mutilé. Vers une herméneutique matérielle. Essai de philosophie du langage, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 142.

Biobibliographie des auteurs 1. René Char (1907-1988) Il est né en 1907 à l’Isle-sur-Sorgue et mort à Paris en 1988. Renvoyé du lycée d’Avignon en 1918, il s’engagea assez jeune dans la vie active. Entre 1929 et 1988, il publie une œuvre poétique considérable dont les titres majeurs sont : - Les Cloches sur le cœur, 1928. - Le Marteau sans maître, 1934. - Dehors la nuit est gouvernée, 1934. - Feuillets d’Hypnos, 1946. - Fureur et mystère, 1948. - Commune présence, 1964. - Le Nu perdu, 1971. - Les Voisinages de Van Gogh, 1985. - Eloge d’une soupçonnée, 1988. 2. Yves Bonnefoy (né en 1923) Il est né en juin 1923 à Tours. Professeur de littérature, il va porter son attention sur l’histoire des formes et des grands moments de la poésie française. Il a enseigné au Collège de France de 1981 à 1993. Il est l’auteur de plusieurs essais et traductions. Les principales publications poétiques d’Yves Bonnefoy sont : - Traité du Pianiste, 1946. - Du mouvement et de l’immobilité de Douve, 1953. - Anti-Platon, 1962. - Dans le leurre du seuil, 1975. - Ce qui fut sans lumière, 1987. - La Vie errante, suivi de Une autre époque de l’écriture, 1993. - L’Encore aveugle, 1997. - La Pluie d’été, 1999. Les Planches courbes, 2001.

162

3. Philippe Jaccottet Né en 1925 à Moudon en Suisse, Philippe Jaccottet a vécu à Paris. Après 1953, il vit dans la Drôme. Son intérêt pour la littérature, le pousse à traduire en français des auteurs divers comme Homère, Hölderlin, Rilke, Ungaretti… Son œuvre littéraire est dense et on peut y lire : - Requiem, Lausanne, Mermod, 1946 ; Paris, Fata Morgana, 1991. - L’Effraie et autres poésies, Paris, Gallimard, 1946-1950, - L’Effraie, Paris, Gallimard, 1953. - L’Ignorant, poèmes Paris, Gallimard, 1957. - La Promenade sous les arbres, proses, Lausanne, Mermod, 1957. - Eléments d’un songe, proses, Paris, Gallimard, 1961. - L’Obscurité, récit, Paris, Gallimard, 1961. - Observations et autres notes anciennes, Paris, Gallimard, 1947-1962, 1998. - Autriche, proses de voyage, Lausanne, l’Age d’homme, 1966, 1994. - Airs, poèmes, Paris, Gallimard, 1961-1964, 1967. - Gustave Roud, Paris, Seghers, 1968, 1982. - L’Entretien des Muses, chroniques de poésie [1955-1966], Paris, Gallimard, 1968. - Tout n’est pas dit, proses, [1956-1964] Cognac, Le temps qu’il fait, 1994. - Ecrits pour papier journal, chroniques [1951-1970], Paris, Gallimard, 1994. - Paysages avec figures absentes, proses [1964], Paris, Gallimard, 1970, 1976. - Rilke par lui-même, Paris, Seuil, 1970, 1985. - A la lumière d’hiver (1974-1976) précédé de Leçons (1967) et de Chants d’en bas (1973), Paris, Gallimard, 1977. - A la lumière d’hiver suivi de Pensées sous les nuages, 1977. - A travers un verger [1971-1974] suivi de Les Cormorans [1974] et de Beauregard [1976-1980], Paris, Gallimard, 1980. - Pensées sous les nuages, [1976-1982], Paris, Gallimard, 1983. - La semaison, carnets, poèmes [1954-1979], Paris, Gallimard, 1984. - Une transaction secrète, [1954-1986], Paris, Gallimard, 1987. - Cahier de verdure, proses, Paris, Gallimard, 1990. - Libretto, proses, Genève, La Dogana, 1990. - Cristal et fumée, proses de voyage, Paris, Fata Morgana, 1993. - Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d’années, 1990, 1994. - Après beaucoup d’années, proses, Paris, Gallimard, 1994. - La seconde Semaison, carnets [1980-1994], Paris, Gallimard, 1996. - Haïku, Paris, Gallimard, 1996. - D’une lyre à cinq cordes, Paris, Gallimard, 1996. - Philippe Jaccottet II, Cognac, Le temps qu’il fait, 2001.

163 - Carnets 1995-1998. La Semaison III, Paris, Gallimard, 2001. - Notes du ravin, prose, Fata Morgana, 2001. - Le Bol du pèlerin, Genève, La Dogana, 2001. 4. Michel Deguy Né à Paris en 1930, Michel Deguy a écrit une œuvre essentiellement poétique. Il enseigne à l’Université Paris VIII comme professeur émérite et participe à la direction scientifique de plusieurs revues comme Po&sie et Les Temps modernes. Il a réalisé plusieurs travaux critiques et traduit en français le poète et philosophe allemand Heidegger ainsi que des poètes américains. Nous notons ci-après quelques publications du poète. - Les Meurtrières, 1959. - Fragments du cadastre, 1960. - Briefs, 1964. - Figurations, 1969. - Poèmes 1960-1970, 1973. - Donnant Donnant, 1981. - La poésie n’est pas seule, 1987. - L’énergie du désespoir, 1998.

Index des noms Cet index ne réunit que les noms apparaissant dans le texte principal, de l'introduction à la conclusion. Nous n’avons pas retenu les noms des auteurs étudiés en raison d’un nombre d’occurrences élevé. A Adam Jean-Michel, 73, 88 Aline Bergé, 21, 62, 165 Andreucci Christine, 12, 14 Apollinaire Guillaume, 34 Aquien Michèle, 19 B Baetens Jan, 20 Barthes Roland, 12, 145, 146 Beaumarchais Jean-Pierre de, 43, 69 Benveniste Emile, 111, 112 Bikialo Stéphane, 21, 32, 33 Bilous Daniel, 46 Blanckeman Bruno, 65, 103 Bobillot Jean-Pierre, 21 Bokiba André-Patient, 24 Brémond, 11 Breton André, 13 Brunetière Ferdinand, 19 C Carpenter Scott, 44 Cazalis Henri, 46 Cendrars Blaise, 88 Chabrolle-Cerretini Anne-Marie, 90 Claudel Paul, 95 Comte de Lautréamont, 19, 27, 37, 42, 44, 45, 157 Coquet Jean-Claude, 98, 111, 140 Couty Daniel, 43, 69 D Dessons Gérard, 111, 112

Ducasse Isidore, (Le Comte de Lantréamont), 27, 42, 44, 45 Ducrot Oswald, 67, 93, 94 E Engel Vincent, 40 Esteban Claude, 13 F Finck Michèle, 109 Fontanille Jacques, 60, 129 Fortunat Venance, 34 Foucault Michel, 61 Fragonard M.M., 19 Frath Pierre, 67 G Gardes-Tamine Joëlle, 16, 34 Genette Gérard, 11 Geninasca Jacques, 111 Giusto Jean-Pierre, 77, 82, 83 Gledhill Christopher, 67 Gouvard J.M., 19 Grammont Maurice, 19 H, I Héraclite, 30 Hermès, 16, 17, 18, 39, 124, 125, 159 Honoré Jean-Paul, 19 Hubert Marie-Claude, 16, 34 Hugo Friedrich, 88, 115 Hugo Victor, 70 J Jabès Edmond, 135 James Alison, 20 Jarrety Michel, 19 Jauss Hans Robert, 21

166 Jolles André, 19 Joubert Jean-Louis, 11, 15, 19, 30, 31, 34, 35 Jousset Philippe, 23 K Kadima-Nzuji Mukala, 23 Kingma-Eijgendaal Tineke, 81 Kristeva Julia, 19 L Lamartine Alphonse de, 70 Latour Bruno, 18 Le Fiblec Hervé, 110 Le Goffic Pierre, 91 Lebrat Isabelle, 66 Lecherbonnier Bernard, 41, 157 Léonard Albert, 11, 19, 46, 47 Leuwers Daniel, 41, 111 Louvel Liliane, 21, 136, 174 M Maingueneau Dominique, 23, 119 Mallarmé Stéphane, 11, 19, 37, 45, 46, 92, 114, 128, 157 Marthe Robert, 15, 140 Mathieu Jean-Claude, 21, 62, 63, 64, 129 Maur Raban, 34 Molinié Georges, 12, 16, 19, 22, 23, 36, 37, 45, 52, 56, 57, 71, 72, 74, 98, 99, 100, 101, 104, 105, 106, 112, 120, 122, 128, 142, 147, 158, 159 Montaigne, 31 Montandon Alain, 19, 30 Monte Michèle, 63, 65 N, P Née Patrick, 60, 62, 73, 79, 80, 81, 147 Pascal, 31 Perez Claude, 23 Perségol Serge, 60, 129 Pierssens Michel, 44 Q, R Queffélec Ambroise Jean-Marc, 24

Rannoux Catherine, 21, 136, 138 Repetto Robert, 110 Rey Alain, 43, 69 Ricard Ripoll, 21, 138, 139, 141 Riegel Martin, 91 Rimbaud Arthur, 27, 37, 40, 42, 43, 122, 157 Rincé Dominique, 41, 157 Ronsard, 70 Roud Gustave, 63, 64, 162 Roukhomovsky Bernard, 15, 19, 30, 75 Rueff Martin, 66 S Samson Hélène, 65 Schaeffer Jean-Marie, 93, 94, 67 Schiavetta Bernardo, 20, 21 Schlegel Friedrich, 31, 33, 41 Schulz Michael, 52, 87, 112, 125 Serres Michel, 18 Siammias de Rhodes, 34 Skattum Ingse, 23 Sourdillon Jean-Marc, 75, 76, 77 Sperber Dan, 94 Staub Hans, 17, 21 T, U Tappy José-Flore, 64 Théocrite, 34 Théodulf, 34 Thomas Jean-Jacques, 20, 21 Todorov Tzvetan, 33 Touratier Christian, 91, 94 V Vadé Yves, 42 Van Eynde Laurent, 40, 41 Vishnou, 11 W, X Weber Henri, 21 Wilson Deirdre, 94 Y, Z Yila Antoine, 23 Zumthor Paul, 32, 34

Index des notions Dans cet index, l'élan d'exhaustivité n'est pas à envisager. Il est juste question de quelques notions ayant une relation avec les formes hermétiques. A, B allusion, 33, 87, 89, 110 aphorisme, 15, 29, 30, 31, 32, 59, 75, 84, 157 bandeaux, 55, 56, 58, 61, 158 brouillage poétique, 55, 56, 61, 63, 66, 70 brouillage textuel, 55, 158 C calligramme, 29, 34, 35, 157 contenu sémantique, 12, 15, 46, 56, 61, 78, 81, 82, 85, 98, 99, 101, 104, 153 coq-à-l’âne, 29, 35, 157 D décontextualisation, 40, 44, 83, 85, 87, 90, 94, 158 désécriture, 13, 109 discours poétique, 12, 14, 15, 23, 31, 39, 45, 56, 60, 68, 71, 78, 89, 99, 101, 105, 112, 114, 125, 126, 134, 139, 146, 147, 155 E écriture poétique, 14, 21, 23, 31, 42, 46, 56, 60, 61, 63, 66, 68, 77, 82, 83, 88, 89, 91, 92, 96, 97, 101, 113, 122, 136, 138, 143, 148, 159 écriture hermétique, 15, 29, 45, 82, 119, 141, 142 énigmatique, 14, 23, 32, 33, 34, 35, 40, 46, 75, 83, 85, 92 , 119,

134, 141, 145, 148, 151, 157, 158 énigme, 29, 32, 33, 34, 43, 46, 58, 62, 70, 78, 81, 82, 92, 93, 113, 139, 141, 157, 158 être-au-monde (de l’homme), 14, 41, 42, 85, 117, 159 F, G fatras, 29, 35, 157 fatrasie, 35,157 figement, 67, 68, 81, 101 figuration poétique, 70, 87, 88, 92, 93, 111, 128, 129, 133, 158, formes brèves, 12, 15, 19, 29, 30, 31, 66, 90, 148 fragment, 29, 30, 31, 32, 35, 43, 55, 65, 71, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 89, 152, 152, 153, 157, 159 H hermétisation, 23, 52, 55, 66, 67, 68, 74, 84, 139 I, J, K illisibilité, 21, 45, 136, 138, 139, 140, 141, 142, 143 illisible, 21, 23, 30, 122, 126, 129, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 143, 158, 159 incohérence linéaire, 110, 117 incohérence syntaxique, 35, 111, 120, 158 indistinction, 31, 39, 44, 75, 82, 89, 114

168 instabilité, 49, 51, 53, 75, 83, 87, 102, 158 L langage verbal, 12, 40, 98, 99, 100, 102, 105, 106, 109, 118, 122, 140, 153 lecture inférentielle, 46, 119, 148 lisibilité, 51, 52, 57, 136 M, N, O métapoésie, 56, 96 modernité, 19, 31, 40, 42, 51, 103, 111, 117, 134, 146 mondain, 12, 52, 102, 103, 104, 122, 123, 138, 139, 142, 143 non-sens, 13, 15, 18, 20, 31, 35, 43, 44, 55, 96, 109, 133, 134, 135, 141, 151, 159 P, Q, R paradoxe, 66, 83, 84, 88, 98, 99, 101, 106, 147, 151, 153, 155, 158

poème en prose, 13,78, 79, 92, 105, 110, 149 poésie hermétique, 20, 32, 33, 35, 51, 52, 53, 64, 70, 71, 124, 128, 133, 140, 150, 153, 153, 157 polysémie lexicale, 68, 69, 70, 113 procédures de médiation, 12, 122 rationalité inférentielle, 53, 111, 112 S symbolisation, 12, 23, 45, 64, 121, 124

Références 1. Œuvres poétiques 1.1. Œuvres poétiques des poètes étudiés 1.1.1. Bonnefoy Yves - Les Planches courbes, Paris, Gallimard « NRF », 2001, 139p. - Poèmes. Du mouvement et de l’immobilité de Douve Hier régnant désert Pierre écrite Dans le leurre du seuil, Paris, Gallimard, « NRF » (Préface de Jean Starobinski), 1978, 349p. - Ecrits sur l’art et livres avec les artistes, Paris, Tours, Flammarion-ABM, 1993, 191p. - Sous l’horizon du langage, Paris, Mercure de France, 2002, 313p. 1.1.2. Char René - Œuvres complètes, Paris, Editions Gallimard « Pléiade », 1983, 1995, 1517p. 1.1.3. Deguy Michel - Donnant Donnant, Paris, Editions Gallimard, « Coll. Poche », 2006, 443p. 1.1.4. Jaccottet Philippe - Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard « NRF », 1976, 2006. - L’Obscurité, Paris, Gallimard, 1961. - Jaccotet-Gustave Roud Correspondance 1942-1976, Paris, Gallimard, 2002. - Une transaction secrète. Lectures de poésie, Paris, Gallimard, 1987, 343p. 1.2. Œuvres poétiques d’autres poètes - Rimbaud Arthur, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1954. 2. Etudes critiques sur les auteurs étudiés - Allaire Suzanne, « Philippe Jaccottet : regards sur la poésie », Blanckeman Bruno (sld), Lectures de Philippe Jaccottet. « Qui chante là quand toute voix se tait, Presses universitaires de Rennes, 2003, pp. 261-269.

170 - Bergé Aline, « Alphabet d’une énigme (sur le « Blason vert et blanc » du Cahier de verdure) », Née Patrick et Thélot Jérôme (sld), Philippe Jaccottet, Cognac Edition, Le Temps qu’il fait, 2001, pp. 61-63. - Dupouy Christine, René Char, Paris, Belfond, 1987. - Ferrage Hervé, Philippe Jaccottet, le pari de l’inactuel, Paris, PUF, 2000, 398p. - Finck Michèle, Yves Bonnefoy le simple et le sens, Paris, José Corti, 1989, 456p. - Fontanille Jacques, « Interstice et résistance dans Feuillets d’Hypnos : une forme de vie chez René Char », Nouveaux actes sémiotiques. Des figures de discours aux formes de vie à propos de René Char , n° 44-45, Pulim, Université de Limoges, 1996, pp. 31-61. - Giguère Ronald Gérard, Le concept de la réalité dans la poésie d’Yves Bonnefoy, Paris, Librairie AG Nizet, 1985, 168p. - Giusto Jean-Pierre, Philippe Jaccottet ou le désir d’inscription, Presses universitaires de Lille, 1994, 89p. - http://www.ac-amiens.fr/pedagogie/lettres/lycee/bonnefoy/bonnefoy 2.htm - http://www.maulpoix.net/deguy.htm consulté le 4 décembre 2006. - Jourde Pierre, Langle Catherine, Massonnaud Dominique, Présence de Jaccottet, Paris, Editions Kimé, 2007, 266p. - Lançon Daniel et Née Patrick, Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs, Paris, Hermann Editeurs, 2007, 612p. - Massoumou Omer, L’écriture poétique de René Char depuis Le Nu perdu, Presses universitaires du Septentrion, 1999, 399p. - Mathieu Jean-Claude, La poésie de René Char ou le sel de la splendeur I. Traversée du surréalisme, Paris, José Corti, 1988. - Mathieu Jean-Claude, La poésie de René Char ou le sel de la splendeur II. Poésie et Résistance, Paris, José Corti, 1988. - Mathieu Jean-Claude, Philippe Jaccottet l’évidence du simple et l’éclat de l’obscur, Paris, José Corti, « Les Essais », 2003, 551p. - Maulpoix Jean-Michel, (2001). « La voix qui espère : Yves Bonnefoy Les Planches courbes », http://www.maulpoix.net/ bonnefoy.html - Monte Michèle, Mesures et passages. Une approche énonciative de l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet, Paris, Honoré Champion, 2002, 451p. - Née Patrick, Philippe Jaccottet à la lumière d’ici, Paris, Hermann Editeurs, « coll. Savoirs lettres », 2008. - Née Patrick, Zeuxis Auto-analyste ; Inconscient et création chez Yves Bonnefoy, Bruxelles, Editions de la lettre volée, 2006, 287p. - Perségol Serge, « Recatégorisations discursives dans la poésie de René Char », Nouveaux actes sémiotiques. Des figures de discours aux formes de vie à propos de René Char, n° 44-45, Pulim, Université de Limoges, 1996, pp. 1-30.

171 - Repetto Robert, « Yves Bonnefoy, Les Planches courbes, mémoire, mythe et poésie », http://www.ac-amiens.fr/pedagogie/lettres/ lycee/bonnefoy/ bonnefoy2.htm, 2006. - Samson Hélène , Le « tissu poétique » de Philippe Jaccottet, Hayen (Belgique), Pierre Mardaga, 2004. - Schulz Michael, René Char : du texte au discours. Trois lectures sémiotiques, Paris, L’Harmattan, 2004, 154p. - Trémolières François, « Art poétique », Née Patrick et Thélot Jérôme (sld), Philippe Jaccottet, Cognac Edition, Le Temps qu’il fait, 2001, pp. 57-60. - Ventresque Renée, Philippe Jaccottet La mémoire et la faille, Acte du colloque, Université Paul-Valéry Montpellier III, 2002, 287p. 3. Ouvrages théoriques et méthodologiques 3.1. Ouvrages généraux et usuels - Beaumarchais Jean-Pierre (de), Couty Daniel et Rey Alain, Dictionnaire des littératures de langue française, Paris, Bordas, 2637p. - Bourdieu Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Editions du seuil, 1998. - Ducrot Oswald et Schaeffer Jean-Marie, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, 1972, 1995, 821p. - Engel Vincent, Histoire de la critique littéraire des XIX e et XXe siècles, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 1998, 134p. - Gardes-Tamine Joëlle et Hubert Marie-Claude, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand Colin/VUEF, 2002, 240p. - Hall T. Edward, Le langage silencieux, Paris, Editions du seuil, 1984. - Heems Gilles Van, Dieux et héros de la mythologie grecque, Paris, EJL « Librio », 2003, 95p. - Molinié Georges, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie générale française, 1992, 351p. - Serres Michel, Eclaircissements. Cinq entretiens avec Bruno Latour, Paris, Editions François Bourin, 1992, 299p. 3.2. Ouvrages sur la critique littéraire - Barthes Roland, Essais critiques, Paris, Editions du Seuil, « coll. Points », 1964, 280p. - Barthes Roland, Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Editions du Seuil, « coll. Points », 1953, 1972, 190p. - Compagnon Antoine, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Editions du Seuil, 1998. - Genette Gérard, Introduction à l’architexte, Paris, Editions du Seuil, 1973, 90p.

172 - Heidegger Martin, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, 261p. - http://www.pum.umontreal.ca/theses/pilote/stockman/these_body.html consulté en décembre 2006 - Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, 333p. - Laurent Van Eynde, Introduction au romantisme d’Iéna. Friedrich Schlegel et l’Athenäum, Paris, 1997. - Léonard Albert, La crise du concept de littérature en France au XXe siècle, Paris, Librairie José Corti, 1974, 270p. - Rincé Dominique et Lecherbonnier Bernard, Littérature. Textes et documents XIXe siècle, Paris, Editions Nathan, « coll. Henri Mitterand », 1986, 592p. - Robert Marthe, Livre de lectures, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1977, 157p. - Todorov Tzvetan, Les genres du discours, Paris, Editions du Seuil, 1978, 313p. - Vadé Yves, « L’invention de la modernité », Modernités 5. Ce que modernité veut dire (I), Presses universitaires de Bordeaux, 1998, pp. 5171. - Zumthor Paul, Langue, texte, énigme, Paris, Editions du Seuil, « coll. Poétique », 1975, 269p. 3.3. Ouvrages de science du langage, linguistique, stylistique et sémiotique - Adam Jean-Michel, « Pour une pragmatique linguistique et textuelle », Claude Reichler (sld), L’interprétation des textes, Paris, Les Editions de Minuit, 1989, pp. 183-222. - Chabrolle-Cerretini Anne-Marie, « Le contexte (du linguistique au littéraire) : une notion à géométrie variable », Pratiques. Textes contextes, n° 129-130, juin, 2006, pp. 89-97. - Coquet Jean-Claude, La quête du sens. Le langage en question, Paris, PUF, 1997, 262p. - Dessons Gérard, Emile Benveniste, l’invention du discours, Paris, Editions in Press, 2006, 220p. - Gledhill Christopher et Frath Pierre, « Collocation, phrasème, dénomination : vers une théorie de la créativité phraséologique », La Linguistique, vol. 43, Paris, PUF, 2007, pp. 63-88. - Greimas Algirdas Julien, Sémantique structurale, Paris, PUF, 1986, 2002, 262p. - Kokelberg Jean, Les Techniques du style. Vocabulaire, figures de rhétorique, syntaxe, rythme, Paris, Nathan, 1991, 256p.

173 - Le Goffic Pierre, Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette supérieur, 1993, 591p. - Maingueneau Dominique, Linguistique pour le texte littéraire, Paris, Armand Colin, 2005, 243p. - Molinié Georges, « Doxa et légitimité », Langages. Discours et sens commun, n°170, Paris, Larousse, 2008, pp. 69-78. - Molinié Georges, Hermès Mutilé vers une herméneutique matérielle. Essai de philosophie du langage, Paris, Honoré Champion, 2005, 284p. - Molinié Georges, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, 285p. - Molinié Georges, Eléments de stylistique française, Paris, PUF, 1986, 213p. - Molinié Georges et Viala Alain, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, 1993, 306p. - Pierrard Michel, « Grammaticalisation et restructuration fonctionnelle : comme et la subordination », Dominique Lagorgette et Pierre Larrivée (sld), Représentations du sens linguistique, Muenchen, Lincom Europa, 2002, pp. 293-308. - Rastier François, « La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique », Nouveaux Actes Sémiotiques Recherches sémiotiques,

(consulté le 12/12/2008). - Riegel Martin, Pellat Jean-Christophe et Rioul René, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1994, 646p. - Touratier Christian, La Sémantique, Paris, Armand Colin, 2000, 191p. 3.4. Ouvrages critiques - Andreucci Christine , « La poésie française contemporaine : enjeux et pratiques », http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/artigo6781. pdf lu le 23 juillet 2007. - Beaufret Jean, « L’Entretien sous les marronniers », René Char, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1983, 1995, pp. 1169-1175. - Bernard Suzanne, Le poème en prose de Baudelaire à nos jours, Paris, Nizet, 1959, 1988. - Bikialo Stéphane, « Les mots sous le mot : de l’énigme à l’énigmatique », La licorne. L’Enigme, n° 64, 2003, pp. 7-20. - Carpentier Scott, « Lautréamont et la logique de la digression », Maldoror hier et aujourd’hui. Lautréamont : du romantisme à la modernité, Actes du Sixième colloque international sur Lautréamont, Tokyo, Du Lérot, 2002, pp. 141-149. - Cohen Jean, Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 235p, 1966. - Esteban Claude, « Le travail du poème », Ministère des Affaires Etrangères, Poésie contemporaine France, Paris, ADPF, 1994.

174 - Friedrich Hugo, Structure de la poésie moderne, Paris, Librairie Générale Française, 1999, 316p. - Groupe M—, Rhétorique de la poésie. Lecture linéaire, lecture tabulaire, Paris, Editions du Seuil, 1990, 376p. - htt://www.ac-amiens.fr/etablissements/0600001a/SPIP-v1-8 1/article. Php 3?id_article=228 lu le 22 novembre 2006. - Joubert Jean-Louis, Genres et formes de la poésie, Paris, Armand Colin, 2003, 256p. - Kristeva Julia, La Révolution du langage poétique, Paris, Editions du Seuil, 1974. - Leuwers Daniel, « Un poète immense », Europe n° 705-706, revue littéraire mensuelle, Europe et Messidor, 1988, pp. 3-6. - Leuwers Daniel, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Paris, Bordas, 1990. - Louvel Liliane et Rannoux Catherine, L’Illisible, La Licorne n° 76, Presses universitaires de Rennes, 2006. - Meschonnic Henri, Modernité Modernité, Paris, Verdier, 1988. - Missac Pierre, « Aphorisme et paragramme », Poétique, n° 67, 1986. - Mounin Georges, Sept poètes et le langage, Paris, Gallimard, 1992, 187p. - Pierssens Michel, « Isidore Ducasse : l’avant et l’après », Maldoror hier et aujourd’hui. Lautréamont : du romantisme à la modernité, Actes du Sixième colloque international sur Lautréamont, Tokyo, Du Lérot, 2002, pp. 345-350. - Richard Jean-Pierre, Onze études sur la poésie moderne, Paris, Editions du Seuil, 1964, 303p. - Ripoll Ricard, « L’illisible comme projet du sens », Louvel Liliane et Rannoux Catherine (sld), L’Illisible, La Licorne n° 76, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 57-67. - Roukhomovsky Bernard, Lire les formes brèves, Paris Armand Colin, 2001, 2005, 152p. - Verdier Lionel, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Paris, Hachette, 2001. - Wikipedia, « Yves Bonnefoy. La Présence », http://fr.wikipedia.org/wiki/ Yves_Bonnefoy, 2006. - Weber Henri, « Y a-t-il une poésie hermétique du XVIe siècle en France ?, Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1963, N°15. pp. 41-58. Disponible à l’adresse suivante http://www.persee.fr/ web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1963_num_15_1_2242 Consulté le 06 novembre 2010.

Table des matières Introduction Les territoires des formes hermétiques ......................................................... 11 Première partie : une tradition de l’hermétisme ..................................... 25 Chapitre 1 : Les formes quarantenaires ................................................... 29 1.1. Quelques formes brèves hermétiques .......................................... 29 1.1.1. L’aphorisme et le fragment................................................. 30 1.1.2. De l’énigme à la poésie énigmatique ............................... 32 1.2. Le calligramme ............................................................................ 34 1.3. Le coq-à-l’âne, le fatras et la fatrasie ......................................... 35 Chapitre 2 : Diction de soi et expression du rapport au monde ............. 39 2.1. Poésie de la rupture et hermétisme ............................................. 40 2.2. Des poètes ultimes précurseurs .................................................. 42 2.2.1. Arthur Rimbaud ................................................................. 43 2.2.2. Le Comte de Lautréamont ................................................. 44 2.2.3. Stéphane Mallarmé ............................................................ 45 Deuxième partie : Instabilité des formes hermétiques ........................... 49 Chapitre 3 : Le brouillage poétique .......................................................... 55 3.1. Les bandeaux, une hermétisation poétique systématique ............ 55 3.1.1. Une abstraction sémantique relative ................................... 58 3.2. Philippe Jaccottet ou la transaction secrète ................................ 61 3.3. Michel Deguy, l’inachèvement de la parole ................................ 66 3.3.1. Brièveté poétique, des ellipses sémantiques .................... 66 3.3.2. Les expressions figées hermétiques ................................ 67 3.3.3. De l’hermétisme de la polysémie lexicale ....................... 68 3.4. Les données du brouillage chez Yves Bonnefoy ........................ 69 3.4.1. Dynamique associative et poésie brouillée ........................ 71 3.4.2. De l’hermétisme des structures poétiques .......................... 73 Chapitre 4 : Poésies fragmentées et énigmatiques ................................... 75 4.1. Caractéristiques formelles .......................................................... 75 4.1.1. L’hermétisme poétique des fragments ................................ 75 4.2. Fragments et contenus sémantiques ............................................ 81

176 Chapitre 5 : La figuration poétique .......................................................... 87 5.1. Michel Deguy, le contrat du paradoxe ....................................... 88 5.1.1. Michel Deguy, une poésie allusive ..................................... 89 5.1.2. Figuration par l’anaphore et la polysémie ........................ 93 5.1.3. L’interprétation de l’hermétisme, épouser les voies du poète ......................................................................................... 96 5.2. Les formes de l’hermétisme chez Philippe Jaccottet ................... 98 5.2.1. Le paradoxe du langage poétique, l’enjeu de la figuration 99 5.2.2. Capter le fugitif, écrire ce qui se dérobe .......................... 103 5.2.3. La visée picturale, une validation poétique ...................... 104 5.3. Yves Bonnefoy, hermétisme et leurre des mots ...................... 107 5.3.1. De l’analyse formelle de la poésie .................................. 111 5.3.1.1. L’usage des mots ...................................................... 112 5.3.1.2. L’incohérence linéaire ............................................. 117 5.3.2. Le poète comme passeur ................................................... 119 5.3.2.1. La poésie comme manifestation mythique ............... 119 5.3.2.2. Le poète passeur, une catégorisation mythique renouvelée ............................................................................. 121 5.4. René Char, l’éloge des formes hermétiques ............................. 126 5.4.1. La poésie essence ou le retour aux aliments non différés de la source ................................................................................. 126 5.4.2. Du mot à la figuration ....................................................... 128 Troisième partie : Esthétique des formes hermétiques ......................... 131 Chapitre 6 : Une poésie illisible ............................................................... 135 6.1. Caractéristique de la poésie illisible ......................................... 135 6.1.1. Des obstacles à la lisibilité poétique ............................... 136 6.1.2. Un langage limite ............................................................. 138 6.2. La lecture de l’illisible ............................................................... 140 6.2.1. Interpréter l’illisible ......................................................... 140 6.2.2. L’illisible comme une parole éteinte ................................ 141 Chapitre 7 : Une poésie du silence ......................................................... 145 7.1. Un silence énigmatique ............................................................ 145 7.1.1. Une poésie du silence pour accéder à la vérité ................ 145 7.1.2. Un acheminement vers le silence ..................................... 146 7.2. Des traces de voix ..................................................................... 148 7.2.1. Des espaces blancs dans les poèmes ou de longs silences énigmatiques................................................................................ 148 7.2.1.1. Les verdures silencieuses de Philippe Jaccottet ........ 148 7.2.1.2. Les silencieux incurables de René Char .................... 150

177 7.2.1.3. Michel Deguy et Yves Bonnefoy, des non-dire poétiques ............................................................................... 152 7.3. Poésie silencieuse et écriture paradoxale ................................. 153 7.3.1. Une voix qui habite un silence ......................................... 153 7.3.2. Se situer dans le silence .................................................... 155 Conclusion : Poésie hermétique, l’éloge de la part obscure .................. 157 Biobibliographie des auteurs .................................................................. 161 - René Char ............................................................................................... 161 - Yves Bonnefoy ........................................................................................ 161 - Philippe Jaccottet ...................................................................................... 162 - Michel Deguy ........................................................................................... 163 Index des noms ......................................................................................... 165 Index des notions ...................................................................................... 167 Références ................................................................................................. 169

Critique littéraire aux éditions L’Harmattan Dernières parutions ESPRIT DES MOTS ET MOTS D’ESPRIT &UpDWLRQLQWHUSUpWDWLRQHWWUDGXFWLRQGHVIRUPHVODFRQLTXHVQRQ¿JpHVRXGp¿JpHV

Cahiers du CIRHILL 38 Sous la direction de Leveque Daniel

Il s’agit d’appréhender, au long de ces pages, ce que le génie des locuteurs-auteurs (doublé du génie de leur langue) produit en termes de création spontanée et que le traducteur, notamment, aura à restituer en faisant appel à ce même double génie (le sien propre et celui de la langue d’arrivée). Cette approche pluridisciplinaire de la créativité de l’expression montre la relativité du langage dans la verbalisation d’une certaine vision de la réalité. (34.00 euros, 342 p.) ISBN : 978-2-296-99505-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-50929-0 A LA RECHERCHE DES LIEUX PROUSTIENS – Un périple l’oeuvre en main 3URPHQDGHVGDQV3DULV,OOLHUV&RPEUD\&DERXUJHW7URXYLOOH$YHFTXHOTXHVGpWRXUV SDU9HQLVH$PLHQV5RXHQ9HUVDLOOHV%D\HX[&DHQ

Blain Michel

Cet ouvrage organise un itinéraire dans les trois localités où se déroule l’essentiel d’A la recherche du temps perdu et de la vie de son auteur. Il s’agit donc d’un guide des lieux proustiens doublé d’un guide dans l’oeuvre où, au fur et à mesure des déplacements, par des renvois précis à deux éditions courantes, le promeneur est invité à se reporter aux pages qui évoquent les lieux et choses vues. (Coll. Amarante, 20.00 euros, 188 p.) ISBN : 978-2-296-99725-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-50919-1 BERNARD-MARIE KOLTÈS – 9LROHQFHFRQWDJLRQHWVDFUL¿FH

Cormier Landry Jean-Benoit

Par cet essai, l’auteur opère une lecture de quatre pièces majeures de la dramaturgie koltésienne : Combat de nègre et de chiens, Quai ouest, Le Retour au désert et Roberto Zucco. /DSUHPLqUHSDUWLHHVWRULHQWpHYHUVO¶DQDO\VHGXWH[WHpFULWSXLVODUpÀH[LRQV¶LQWpUHVVHjOD YLROHQFHHWDX[PRGDOLWpVGHVDPLVHHQWH[WH$SDUWLUGHODWKpRULHGXVDFUL¿FHpODERUpHSDU René Girard, voici une analyse du rôle et de la fonction du théâtre de Koltès, ayant à voir avec la violence, sa régulation, sa diffusion. (Coll. Univers théâtral, 19.00 euros, 200 p.) ISBN : 978-2-336-00489-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-50851-4 CONVICTIONS (LES) DE COLETTE – +LVWRLUHSROLWLTXHJXHUUHFRQGLWLRQGHVIHPPHV

Dumont Paula

Contrairement aux idées reçues, Colette est avant tout une femme cultivée qui a été élevée dans l’esprit des Lumières par des parents républicains et libres-penseurs. On retrouve une opposition fondamentale entre les deux sexes tout au long de son oeuvre qui traite de la condition féminine. Les principaux sujets abordés sont l’avortement, la prostitution, l’inceste, le lesbianisme, l’initiation à la sexualité et l’emprise de l’homme sur la femme. (Coll. Espaces Littéraires, 29.00 euros, 280 p.) ISBN : 978-2-336-00320-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-50990-0 '8)21''¶813$