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French Pages [472] Year 1979
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les éditeurs français réunis _
du progrès et les éditions
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ANATOLE
LOUNATCHARSKI
LES DESTINÉES DE LA LITTÉRATURE RUSSE Choix
et préface
Traduit
du
d'Irina
russe
par
Lounatcharskaïa Antoine
Garcia
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LES
ÉDITEURS
FRANÇAIS
21, rue de Richelieu
LES
ÉDITIONS
17, Zoubovski
DU
REUNIS
. 75001,
Paris
PROGRÈS
boulevard,
Moscou
© Pour l'édition française: Editions du Progrès, Moscou, 1979 Les Editeurs Français Réunis, 1979 ISBN — 2 — 201 — 01502 — 3 0
ANATOLE LOUNATCHARSKI REPÈRES BIOGRAPHIQUES
Anatole Vassiliévitch Lounatcharski vembre
:
est né le 23 no-
1875, à Poltava, dans une famille de fonctionnai-
res aux vues libérales. Dès le lycée, outre les langues européennes et la musique, il entreprit d'étudier le Capital de Marx, la Logique de Mill, les œuvres de Buckle, Spencer et d’autres philosophes. Son activité politique date de 1892, lorsqu'il menait un travail de propagande dans les cercles illégaux des cheminots de Kiev. Après avoir achevé le lycée de cette ville en 1895, Lounatcharski s’inscrivit à l’université de Zurich, mais il se vit contraint de passer en France une année plus tard et vécut à Nice, Reims et Paris. En Suisse il avait lié d’assez proches relations avec les social-démocrates russes Pavel Axelrod et Guéorgui Plékhanov, qui contribuèrent à former sa conception du monde marxiste, surtout dans le domaine de l’art. Lounatcharski demeura près de trois années en France, fréquentant les amphithéâtres universitaires, les musées et les bibliothèques. А Paris, Lounatcharski fit connaissance avec la fille de Marx Laura et son mari Paul Lafargue, avec Jean Jaurès et d’autres socialistes notoires. De retour
en
Russie,
en
été 1898,
Lounatcharski
se
livra à une active propagande révolutionnaire parmi les ouvriers de Moscou, ce qui lui valut d’être arrêté pour la première fois en avril 1899.
portations se succédèrent.
Ensuite,
détentions et dé-
4
ANATOLE
LOUNATCHARSKI : REPÈRES
BIOGRAPHIQUES
Déporté durant trois ans à Vologda (1901-1904), puis à Totma (ville dans le nord de la Russie européenne), il se consacra pour de bon à son œuvre de philosophe, de critique d’art et de publiciste, tout en traduisant les auteurs français et allemands. C'est en déportation qu'il écrivit « Eléments d’esthétique positive », « À propos de la connaissance », « Face au destin. Sur la philosophie de la tragédie », « À propos de l’art », « Maurice Maeterlinck. Essai de caractéristique littéraire », plusieurs nouvelles et pièces d’un acte sur des thèmes philosophiques, etc. Parmi les principaux ouvrages théoriques écrits par le jeune Lounatcharski avant la Révolution, il faut mentionner les articles « Dialogue sur l’art » (1905) et « Tâches de la création artistique social-démocrate » (1906). Libéré en mai 1904, Lounatcharski se rendit bientôt à Paris, puis à Genève, pour participer à la rédaction des journaux bolchéviques Vpériod et Prolétari, à la demande de Lénine qui appréciait son talent de polémiste et la fermeté de ses convictions socialistes. Au cours des аргез débats qui se déroulèrent à la veille du Те Congrès du Parti parmi les social-démocrates de toutes tendances, Lounatcharski put manifester ses remarquables dons de tribun et d’agitateur. En 1905, au ITIe Congrès du Р.О.5.0.В., И fit à la requête de Lénine un rapport sur l'insurrection armée. A l’automne 1905, Lounatcharski revint à Pétersbourg et fit partie du comité de rédaction du journal Vovaïa Jizn. Arrêté le 31 décembre, puis bientôt libéré, il poursuivit le combat révolutionnaire, mais dut cependant reprendre le chemin de l’exil en février 1907. Il prit une
part active aux Congrès de la réunification (1906) et de londres 1907) du Р.О.5.Б. В, Sa seconde émigration dura une Italie, en France
Durant Gorki,
son
il écrivit
dizaine
d’année,
en
et en Suisse.
séjour une
en
Italie,
en
série d'articles
partie
au
admirables
côté
de
sur
les
arts plastiques « Poèmes philosophiques en couleurs et en marbre », ainsi que l’ouvrage en deux volumes Religion et socialisme (1908-1911), où l’analyse de l’histoire des religions, qui témoigne de la grande érudition de l’auteur, s'accompagne d’une conception philosophique erronée. Le socialisme y est envisagé comme une nouvelie
ANATOLE
LOUNATCHARSKI : REPÈRES
BIOGRAPHIQUES
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forme de religion sans Dieu, qui divinise les potentialités du perfectionnement infini de l’homme. Lounatcharski affirme vouloir « construire une sorte de Dieu extrêmement sympathique » en la personne du citoyen futur de la société socialiste émancipée. Aux égarements philosophiques vinrent se joindre les erreurs politiques. Dans la période de réaction qui suivit la défaite de la première Révolution russe, Lounatcharski adhéra au groupe « Vpériod » [« En avant »], dirigé par A. Bogdanov et les autres « otzovistes » (partisans du rappel des députés social-démocrates de la Douma), qui se prononçait contre la ligne léniniste au sein du Parti. Ces erreurs et d’autres furent soumises à une critique intransigeante dans Matérialisme et empiriocriticisme. Toutefois, Lénine et Lounatcharski n’envenimèrent
jamais leurs relations personnelles. En Lénine parlait ainsi de Lounatcharski reviendra au Parti... C’est une nature ment
douée.
Je l’aime,
vous
savez,
1908, à Capri, à Gorki: «Il extraordinaire-
c’est
un
excellent
camarade! Il y a quelque chose en lui du brio français. Sa légèreté est aussi française, elle provient de son esthétisme. »
En 1910 les deux hommes se retrouvèrent en amis et travaillèrent ensemble au Congrès socialiste international de Copenhague. En 1911 Lounatcharski donna des cours à l’école du Parti de Longjumeau, organisée par Lénine. Leur attitude envers la guerre mondiale impérialiste les rapprocha encore plus. Lounatcharski s’en tenait fermement aux principes internationalistes et, à l’instar de Romain Rolland, se vit contraint de quitter la France pour la Suisse. Il fit alors la connaissance de l’écrivain français, et c’est еп 1912 que Lounatcharski écrivit le premier grand article russe consacré à Rolland. Dès la Révolution de février 1917, toutes les divergences entre Lénine et Lounatcharski s’effacèrent. Le 10 avril, il rejoignit Lénine à Pétrograd pour prendre une part directe à la Révolution d'Octobre. Le 25 octobre (7 novembre) 1917, à la session du Пе Congrès des Soviets, ce fut lui qui lut la proclamation « Aux ouvriers, soldats et paysans », signée par Lénine, sur le transfert du pouvoir aux Soviets. Cette même nuit, sur proposition de Lénine, Lounatcharski fut élu
6
ANATOLE
LOUNATCHARSKI : REPÈRES
BIOGRAPHIQUES
Commissaire du Peuple à l’Instruction publique dans le premier gouvernement soviétique. Le Commissariat du Peuple à l’Instruction publique était alors chargé de toute la vie culturelle du pays. Lounatcharski alliait son activité publique à un vaste labeur en tant que théoricien et défenseur du nouvel art socialiste, appelé à assimiler tout ce que l’humanité avait créé de meilleur. Il aidait à former une intelligentsia issue
des couches
laborieuses
de la société,
à initier
les foules à tous les acquis de la vieille culture, à rallier au pouvoir soviétique les intellectuels
d'avant
la Révo-
lution. Lounatcharski s’attachait à défendre et préserver la culture du passé contre les attaques de « droite » et de « gauche », et l’un de ses mérites inoubliables est d’avoir contribué à la protection des monuments et des valeurs culturelles du pays. Les années qui suivirent la Révolution marquent l’apogée de son œuvre, quoique l’intense activité au sein du Parti et du gouvernement, les multiples discours, rapports et conférences aient empêché Lounatcharski de se consacrer à la littérature comme il l’aurait voulu. En 1929 il fut nommé président du Comité scientifique près le C.E.C. de l'U.R.S.S. En 1930 Lounatcharski fut élu membre de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S., directeur de l’Institut de littérature russe (Maison Pouchkine de Léningrad) et de l’Institut de littérature et d’art de l’Académie communiste. П était aussi membre des comités de rédaction de plusieurs revues et maisons d'édition. En dépit de ces postes élevés et de la grave maladie qui le contraignit à passer surtout à l'étranger les dernières années de sa vie, Lounatcharski poursuivit son œuvre féconde (plus de 4 000 titres, y compris les résumés de ses interventions dans la presse), qui n’est pas encore entièrement publiée. Du vivant de Lounatcharski son nom était déjà largement connu dans de nombreux pays, ce qui était dû en partie à son ardente défense de la paix à la tribune de la Société des Nations. Des recueils d'articles de Lounatcharski ont été publiés en 72 langues. En 1975, le centenaire de la naissance de Lounatcharski а été célébré par
PU.N:E.S:G:0:
ANATOLE
LOUNATCHARSKI : REPÈRES
BIOGRAPHIQUES
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En août 1933, Lounatcharski fut désigné premier ambassadeur de l’Union Soviétique en Espagne. Il suivait alors un traitement en France et, sur les instances des médecins, dut se reposer à Menton avant de remettre ses lettres de créance. C'est dans cette ville que Lounatcharski est mort d’une défaillance cardiaque, le 26 décembre 1933.
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PRÉFACE
Voici déjà plus de quarante ans qu’une mort prématurée est venue briser l’activité d’Anatole Vassiliévitch Lounatcharski (1875-1933). M. Lifschiz a fort bien défini son destin littéraire dans un article intitulé « En guise d'introduction à l'esthétique de Lounatcharski »: « Tous les hommes se divisent en deux catégories, a dit un sage; les uns meurent de leur vivant, les autres continuent de vivre après la mort. А. Lounatcharski vit encore parmi nous, et nous commençons seulement à saisir la portée réelle de l’œuvre accomplie par lui dans les sphères les plus diverses. L’on n’a pas fini d’analyser les idées fertiles que renferment ses ébauches d’une nouvelle esthétique et sociologie de l’art; son théâtre révolutionnaire est encore insuffisamment exploré, et les portraits qu’il а donnés des grands penseurs et artistes du passé sont d’une étonnante fraîcheur et richesse de contenu *.» Ce dernier quart de siècle, des dizaines d'ouvrages de Lounatcharski sur différents problèmes de la culture et de l’idéologie ont vu le jour, sans compter la collection de ses œuvres en huit volumes (entre autres, articles sur la littérature, le théâtre et l'esthétique), deux livres sur les arts plastiques, un recueil d’essais sur la musique, un autre sur l'éducation et l’instruction, deux tomes sur le théâtre et, enfin,
littéraire,
les deux gros volumes
publication
de
l’Académie
des
de l’Héritage
Sciences
de
* А. LOUNATCHARSKI: Œuvres еп huit volumes, t. 7, p. 587. Les citations ultérieures de Lounatcharski renvoient à cette édition.
10
PRÉFACE
l’'U.R.S.S. renfermant des matériaux inédits. Les revues soviétiques, générales et spécialisées, ne cessent de publier des documents, des études sur la vie et l’œuvre
de
Lounatcharski. Dès l’orée du ХХе siècle, le nom de Lounatcharski était bien connu en Europe occidentale, surtout en France et en Italie où il vécut longtemps, ainsi qu’en Allemagne. Lounatcharski prenait une part active à la vie littéraire et artistique de ces pays en sa qualité de critique et de journaliste, et il avait noué des rapports personnels avec nombre d'écrivains et artistes de talent. (П suffit de mentionner qu’il а écrit en tout plus de 200 articles sur la littérature et l’art français seulement.) Les articles sur le théâtre, l’esthétique et autres ont fait l’objet de traductions à l'Occident du vivant de Lounatcharski et après sa mort (ses œuvres ont paru en 72 langues). De sérieux travaux ont été consacrés à sa vie et son œuvre par les chercheurs soviétiques et étrangers (anglais, allemands, tchèques, hongrois, etc.), de sorte que Lounatcharski continue en partie d’agir sur la scène de la culture contemporaine. « En partie » seulement, car il reste encore beaucoup à faire pour que l’écrivain Lounatcharski nous apparaisse dans sa véritable dimension. Nous espérons que le présent recueil, qui comporte ses articles sur la critique littéraire marxiste et sur plusieurs grands écrivains russes, contribuera de façon modeste à une meilleure connaissance de Lounatcharski. Les limites du livre ont rendu difficile notre choix parmi des dizaines d'articles, aussi acceptons-nous d’avance les reproches sur les lacunes et les préférences accordées à telle ou telle étude. Le recueil s'ouvre par des articles théoriques, où зе reflètent les principales options idéologiques, esthétiques et éthiques de l’auteur, ses principes méthodologiques. Comme le souligne le professeur A. Lébédev, les apports de Lounatcharski à l'esthétique marxiste ont aujourd’hui une « valeur classique » *. Son legs dans ce domaine est très important, eu égard au fait qu'il a analysé l’art et ses liens avec la vie sociale dans ses ouvrages proprement esthétiques, mais aussi dans ses articles plus spécifiques. , а cou,
1971.
Les vues esthétiques de Lounatcharski,
Mos-
PRÉFACE
11
Nous voudrions attirer ГаЦепИоп du lecteur sur le caractère accessible des ouvrages critiques de Lounatcharski, qui réside dans le style même de sa pensée et non dans un exposé vulgarisateur, enjolivé, d'idées toutes prètes. . Certes, plusieurs ouvrages de Lounatcharski sont destinés à des lecteurs plus ou moins avertis, mais il ne craignait pas d'écrire parfois pour un très vaste public, qui
faisait ses premiers culture. lumière
En son
pas dans
le champ
nouveau
analysant tel phénomène, en essence, Lounatcharski incite
sorte le lecteur
à réfléchir
avec
de la
mettant en en quelque
lui. Son tempérament
de chercheur scientifique et sa nature de démocrate avide de communier avec chaque lecteur étaient intimement fondus en Lounatcharski. Ses interventions critiques ont ceci de remarquable qu’elles ne retentissent pas ex cathedra, comme des vérités irréfutables, préétablies, mais naissent chaque fois de lui-même. C’est là une des sources de son emprise еп tant qu'écrivain et orateur. L'on sait que seule est efficace la morale que l’homme se réserve à lui-même, que seule persuade la parole dont est convaincu celui qui la profère. L'œuvre critique de Lounatcharski offre de multiples facettes. Dans ses articles, l’analyse scientifique marxiste emprunte une forme brillante et captivante. Par la pensée imagée et le goût subtile, par la vigueur du tempérament et l'originalité du style, les études critiques de Lounatcharski, ses portraits littéraires ont une grande valeur de connaissance, mais procurent aussi une profonde jouissance esthétique. Prenant la parole à Moscou, lors de son soixantequinzième anniversaire, Bernard Shaw déclara: « Il y a une semaine, Lounatcharski était pour moi un nom bien connu. C’est aujourd’hui un être de chair et de sang. Je n’ai pas vu seulement en lui un communiste, mais ce que les Russes sont seuls capables de me donner : la faculté de comprendre et juger mes propres œuvres dramatiques avec une pénétration et une finesse qui, je dois l’avouer, ne m'ont jamais été révélées en Europe occidentale *.»
* Les Zzvestia,
29.VI1.1931.
PRÉFACE
12
Au lendemain
d'Octobre
1917, les articles et discours
de Lounatcharski étaient en grande partie orientés contre le dénigrement pseudo-révolutionnaire du patrimoine classique. Il montrait que l’une des tâches essentielles de la révolution russe était d’initier les masses populaires aux chefs-d’œuvre de la littérature et de l’art, mais, Commissaire du Peuple à l’Instruction publique, il organisait aussi pour les ouvriers et soldats des conférences sur l’œuvre des grands artistes, des concerts de musique classique, des spectacles du répertoire traditionnel dans les anciens théâtres impériaux.
Les réactions du nouveau public le renforçaient dans sa conviction que «l’homme est né pour la beauté », que l’art est un secteur imprescriptible de l’idéologie, une arme puissante de la lutte de classe. Dans « Marxisme et littérature », il aborde cette idée essentielle de la défense des valeurs inextinguibles de l'humanité. Tout en montrant que l’art sublime а pour essence de refléter la réalité objective, Lounatcharski met enavant l’aspect subjectif du reflet artistique, qui préexiste dans le réel lui-même. Il exalte le caractère actif du réalisme, sa prépondérance sur toutes les formes de l’irréalisme esthétique. La réalité étant d’une richesse et variété infinies, autre ne peut être le réalisme en art, tel que le conçoivent les marxistes. La réalité est historique, elle se modifie au cours d’une évolution contradictoire, mais chacune de ses nouvelles étapes, tout en niant le caduc et le réac-
tionnaire, ne saurait jamais être entièrement inédite. Partagée en classes hostiles, l'humanité n’en forme pas moins un tout, l’histoire humaine une entité unique. Un même contenu investit donc l’histoire, laquelle ne
peut être considérée comme une suite absurde de fragments disparates. Aux yeux du marxiste Lounatcharski, l’unité de l’histoire humaine réside dans la lutte pour l’affranchissement de l’homme. Pour lui, seul est réaliste à part entière l’écrivain qui, à partir d’une stricte observation et analyse, est en mesure d'aboutir à des conclusions (d'ordre esthétique, sinon théorique) sur les tendances progressistes, émancipatrices du monde existant, et sur les forces qui entravent le combat libérateur; cet écrivain doit également se ranger en toute conscience au côté des premières,
PRÉFACE
13
et, par conséquent, défendre la démocratie, socialiste s'entend. De là découle sa thèse sur l’engagement idéologique, l’esprit de parti de l’art réaliste. Lounatcharski examine en outre les critères sur lesquels doit se fonder la critique marxiste, sans oublier toutefois que la connaissance de la théorie « пе peut en rien suppléer le talent véritable ». Le savoir théorique ne suffit pas, il faut aussi une grande sensibilité sociale au critique: au-delà de l’interprétation de l’œuvre, il doit permettre au lecteur d'apprécier correctement l’apport de l'écrivain dans la relation des œuvres avec la vie. La critique apparaît ainsi comme un domaine « secondaire », mais cependant autonome de la littérature. Le critique, quant à lui, doit être doué d’une réelle connaissance de la vie et d’un goût esthétique très sûr, les écrivains lui étant en cela même d’un grand secours. « Le meilleur critique est celui qui peut montrer de l’enthousiasme, de l’admiration
envers
un écrivain
et, pour le moins,
faire
preuve de bienveillance fraternelle à son égard.» Lounatcharski restait toujours fidèle à ce principe, même lorsqu'il engageait une polémique avec tel ou tel auteur.
Selon lui, la principale fonction du critique est d’« apprendre à lire au lecteur »: « Le critique en tant que commentateur, le critique en tant qu'homme mettant en garde contre les venins, parfois agréables, le critique rongeant la dure coquille pour révéler le fruit merveilleux, le critique dévoilant les images restées obscures, le critique mettant les points sur les 1, procédant à des synthèses à partir du matériau artistique : tel est le guide dont a besoin notre époque, celle de l’avènement d’un immense contingent de lecteurs précieux, mais encore
inexpérimentés. Tel doit être le critique vis-à-vis du passé de la littérature russe et universelle, tel il doit rester à l’égard de la littérature contemporaine.» Soulignant que le critique ne peut pas être « omnivore » et «tout miséricordieux » en се qui concerne les prin-
cipes sociaux et esthétiques, Lounatcharski met aussi en garde contre la colère du critique, « mauvaise conseillère et rarement expression d’un point de vue correct ». « Il faut éprouver une grande joie à découvrir le positif et à le montrer au lecteur dans toute sa valeur.»
14
РВЕРАСЕ
Lounatcharski s’est toujours montré concerné par les liens, les influences réciproques de la révolution et de la culture, de la révolution et de l’art, des masses révolutionnaires et de l’intelligentsia. Dans « Littérature et révolution » il écrit :« La révolution apporte des idées d’une ampleur et d’une profondeur remarquables. Elle attise autour de soi des sentiments intenses, héroïques et complexes »; «j'attends beaucoup de l'influence de la révolution sur l’art, pour tout dire, que celui-ci s’affran-
chisse de la pire forme de décadence, abandonne le simple formalisme pour trouver sa vocation véritable: l’expression vigoureuse et envoûtante des grandes idées et des émotions sublimes... Si la révolution peut donner une âme à l’art, celui-ci peut lui céder ses lèvres.» N'est-ce pas la Révolution française qui a aidé à la naissance de la littérature russe, à commencer par l’« aïeul et précurseur » Alexandre Radichtchev? Suivant
les destinées,
l’évolution
de notre littérature
depuis le milieu du ХУПГе siècle, Lounatcharski met еп relief « la plénitude d'idées de la littérature russe, son caractère didactique ». « Le plus grand art est celui de vivre. L'artiste зе doit d’être (et, de façon directe ou indirecte, nul talent ne peut l’éviter) le maître qui enseigne cet art suprême », écrit en 1905 Lounatcharski dans « Dialogue sur l’art ». Les ouvrages critiques de Lounatcharski expliquent, interprètent, analysent les œuvres, inculquent le goût esthétique, mais en même temps ils « influent sur l’esprit, incitant à la réflexion ». [ls apprennent aussi l’art de vivre au lecteur. La littérature russe est riche en talents admirables, dont l’œuvre, rebelle aux
rides de l’âge et aux
« caprices
de la mode », trouve des lecteurs de génération en génération. Aussi espérons-nous que ce recueil renfermant des portraits littéraires (des «silhouettes », comme l’écrivait souvent Lounatcharski) des plus grands écrivains russes du dernier siècle et du début de celui-ci oftrira de l’intérêt pour un large public, et non seulement pour les spécialistes. L'article sur Alexandre Pouchkine ouvre la galerie
des écrivains
russes.
«Pouchkine
fut le printemps
et
l’aube russes, Pouchkine fut l’Adam russe », écrit Lounatcharski. « Son génie merveilleux, ardent et suave s’est
PRÉFACE
15
épanoui dans une Russie austère, presque glaciale et enveloppée de nuit...» Lounatcharski compare le rôle de ce poète dans la formation de la littérature russe à celui de Dante et Pétrarque en Italie, des géants du ХУПе siècle en France, de Lessing, Schiller et Gæœthe en Allemagne. La maîtrise poétique de Pouchkine, le pouvoir d’expression et la musicalité de son verbe parvinrent à une unité et une perfection rarement atteintes par un artiste. Ce verbe était aussi une arme acérée qui portait des coups sensibles au despotisme, au servage, à l’autocratie tsariste. Parmi les articles et essais consacrés au «génie du rire en art », à Gogol, nous avons choisi ceux qui analysent les traits particuliers du talent de l’écrivain. Gogol fut la victime des conditions sociales de la Russie tsariste, la victime des « monstres jugulant le monde ». Dans le Revizor et les Ames mortes, « fruits merveilleux après la floraison somptueuse des récits-contes romantiques » de ses débuts, Gogol fut le premier à stigmatiser les propriétaires et fonctionnaires gouvernant le pays, à décrire le « désert russe », à « remuer de sa fourche toute la vermine et le fatras» qui contaminaient Гат ambiant. Il éveilla le pays, et il reste le « maître inégalé de la satire sociale ». Lounatcharski notait que certains traits représentés avec génie par l’écrivain subsistent encore sous une forme ou une autre de nos jours, се qui contribue à rendre si
vivants pour nous les personnages de Сосо] et son œuvre immortelle. L’on pourrait qualifier d’ode l’article sur Alexandre Herzen, ce grand écrivain et penseur révolutionnaire du Х Хе siècle. Valeureux
combattant
de la liberté, Herzen accueillit
avec enthousiasme les événements révolutionnaires de 1848 en Europe, et il prophétisa le rôle immense que la Russie était appelée à jouer dans la future transformation de la société. Lounatcharski était fasciné par la vitalité, le «tempérament enivrant » et le «feu d'artifice» de Herzen publiciste et écrivain. П examine les contradictions qui habitaient
Herzen,
le romantisme
et le réalisme,
mais
relève l’essentiel en lui: la puissance de sa critique de l’ordre existant et son immense amour des hommes.
16
РВЕРАСЕ
Ге « programme-minimum » de Herzen était d’affranchir les paysans du servage, avec l'espoir qu’une Russie socialiste pourrait naître à partir de la communauté patriarcale des paysans russes. Ce n’était qu’une utopie, certes, mais Herzen est resté à jamais un témoin de son époque et un grand maître pour tous les révolutionnaires. Herzen est avant tout un publiciste social, dont on retrouve le « feu vif » jusque dans les œuvres proprement littéraires. Celles-ci sont un exemple admirable de fusion organique dans un genre singulier, qui ouvrit une voie importante aux écrivains des générations suivantes. Lounatcharski avait aussi une grande inclination pour les philosophes et critiques pénétrants, les brillants publicistes et révolutionnaires de l’esprit que sont Biélinski et Tchernychevski. Les études qu'il consacre à l’éthique et esthétique de ce dernier, à ses articles polé-
miques
et à ses œuvres
littéraires, sont imprégnées
de
ferveur pour Tchernychevski. « Tchernychevski présente plusieurs facettes. Philosophe, publiciste, grand économiste, diffuseur des connaissances scientifiques, chef révolutionnaire, auteur de proclamations géniales, Tchernychevski était à la fois un des plus grands critiques littéraires et un des écrivains les plus remarquables de notre littérature. » Lounatcharski admirait les romans de Tchernychevski, réfutant avec véhémence l’opinion répandue dans la critique bourgeoise, selon laquelle l’œuvre littéraire de Tchernychevski ne ressortirait pas à la littérature.
П а consacré plusieurs articles importants à la vigueur artistique des meilleures pages de Tchernychevski, à la profondeur de leur dessein. Nous avons inclus dans ce recueil l’article « Dostotevski, penseur et écrivain », où Lounatcharski se penche sur les conditions historiques et sociales qui engendrent de grands écrivains dans les époques de crise aiguë, de lutte des tendances antagoniques, tout en donnant une analyse profonde et subtile de la pensée et de l’œuvre de Dostoïevski. L'évolution des conceptions et idéaux de cet écrivain est dans une certaine mesure parallèle à celle de Сосо] dans sa dernière période. Bien qu'il reflète les préjugés de la petite bourgeoisie réactionnaire, Dostoïievski, de par son humanisme, « sort naturellement des limites de ce milieu », relève Lounatcharski.
PRÉFACE
17
« Dostoïevski est un poète lyrique sublime et profond... si l’on entend par lyrisme le cri d’une âme bouleversée. Tous ses romans et nouvelles sont le même fleuve embrasé de ses propres états d'âme... C’est une aspiration ardente à avouer sa vérité intérieure..., à entraîner, convaincre, ébranler le lecteur en lui professant sa foi.» C'est dans la destinée de l'écrivain que Lounatcharski cherchait la source de la sincérité bouleversante de son œuvre. Sa partialité n'avait pas triomphé en lui du réalisme. Les héros de ses romans, « des révolutionnaires aux
obscurantistes.…, font entendre d'emblée leur propre voix, échappent à l’écrivain pour démontrer chacun ses idées ». L’interminable conflit interne provoque une liberté inouïe des
« voix », sans
que
l’auteur
en
vienne
à trahir
son
propre dessein. L'œuvre tragique de Dostoïevski est tout entière dominée par « une immense, insondable et puissante aspiration à vivre », l'écrivain « jouit de la vie avec passion et douleur ». Et c’est bien cette « aspiration à vivre» qui fait d’abord de lui un artiste. « Dostoïevski veut croire ce qui ne lui inspire aucune foi et renier ce qui ne cesse de l'émouvoir; c’est ce qui fait subjectivement de lui le reflet tourmenté mais nécessaire de son époque ». « AnaТузег et comprendre Dostoïevski, c’est être capable d’aller tout au fond du tourbillon et de refaire surface après avoir enrichi l'expérience personnelle et sociale », conclut Lounatcharski. Nékrassov, chantre de la paysannerie russe, était un des poètes favoris de Lounatcharski. L'esprit hautement civique et révolutionnaire de la poésie antiservile de Nékrassov avait, de par la force de son talent, une énorme
importance en Russie. Le poète était un tribun, le « porte-parole des pensées, des sentiments et des émotions des masses ». « Hormis Pouchkine, nul autre n’a su créer tant
de musique nouvelle dans le vers russe. » Lounatcharski a consacré plusieurs articles et un grand nombre de conférences à Léon Tolstoï, dont il analyse l’œuvre à travers les contradictions aiguës qui lui sont propres ; tout en admirant Tolstoi comme artiste, il conteste ses spéculations philosophiques. « Sa vitalité d’une ampleur merveilleuse et extraordinaire,
liée
lui en
impose,
2—0349
aux
passions,
mais
sentiments
il est rebuté
par
sociaux,
etc.»,
l’aspiration
de
18
PRÉFACE
Tolstoïi à vivre «еп odeur phie absurde de son dernier au nom de la vie il aboutit et «se discrédite ainsi en curieux d'apprendre, dans
de sainteté », par la philosoroman La Sonate à Kreutzer : en fait à son entière négation tant que philosophe ». Il est les journaux de Tolstoïi, que
celui-ci avait lu avec intérêt un article de Lounatcharski,
bien qu'il ne soit pas fait mention du titre. Au milieu du siècle dernier parut à l’avant-scène de la littérature russe un écrivain appelé à être le « chroniqueur satirique permanent de la vie russe »: Mikhaïl Saltykov, qui débuta sous le pseudonyme de N.Chtchédrine. Abordant
l’œuvre
de
Saltykov-Chtchédrine,
Louna-
tcharski s'interroge sur la nature de la satire et sur la possibilité de tourner le mal en dérision. En tant que force politique et physique, Chtchédrine était impuissant face à l’« idole du mal », l’autocratie, mais les « grands de ce monde » redoutaient son rire « imprégné de mépris, inclinant souvent
à l’humour,
sant tout de haut en bas, son et des sentiments,
écrasant
son rire victorieux,
rire triomphant
le cauchemar
tourné
traver-
des idées en déri-
sion, mais en même temps rire convulsif, mêlé de san01013... Un rire éclatant de triomphe interne et tout parcouru de Ваше, encore plus venimeuse au sentiment de son impuissance réelle ». Lounatcharski accorde une grande attention aux problèmes de la satire et de l'humour, voyant dans le rire un ingrédient essentiel de l’évolution sociale («Sur la satire », « Qu'est-ce que l’humour ? », etc.) En 1930, étant directeur de la Maison Pouchkine à Léningrad (Institut de langue et littérature russes de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S.), Lounatcharski créa une commission spéciale « pour l’étude des genres satiriques ». Son objectif était d'élaborer une théorie du rire, d'analyser son évolution historique, sa place dans la vie politique et culturelle. Dans
les dernières
années
de sa
vie,
Lounatcharski
envisageait d'écrire un ouvrage intitulé Le rire comme arme de la lutte sociale, thème
qui l’intéressait
énormément
et
dont il exposa le dessein à Gorki. Il ne lui fut malheureusement pas donné de mener à bien ce projet. Définissant les années 80 du siècle dernier, Lounatcharski notait que l’intelligentsia russe était alors entrée dans une phase d’« extrême désillusion, de recher-
PRÉFACE
19
che de voies nouvelles », dont on peut voir le reflet chez Tolstoï, Dostoïevski et surtout Tchékhov. « Tchékhov, c'est la vie même », chaque
trait relevé
et rendu par lui « devient tout un monde ». Lounatcharski compare la structure de la phrase tchékhovienne aux compositions de Scriabine. Tchékhov est issu de 17 école » de Tolstoï, bien que celui-ci ne se préoccupe guère de l’aspect musical de la langue, y voyant une contradiction
avec l’austère simplicité de son art. Cependant, au-delà même de la perfection inégalée de la forme, du style, le mérite de Tchékhov est d’avoir, dans
un
«temps
de marasme
», osé déclarer
par chaque
ligne de son œuvre que «la vie est hideuse et triviale et que tout honnête homme peut seulement en être déprimé ou lui livrer une guerre sans merci ». Lounatcharski aimait beaucoup Korolenko, « chair de la chair de l’intelligentsia russe ». П le compare à un
pur cristal, où se sont incarnés les meilleurs
traits des
intellectuels démocrates du pays: «la dignité populaire, le noble dévouement à l’amour ». П admire la perception de la beauté chez Korolenko, son don musical et pictural, son style mélodieux et son humanisme. Lounatcharski ne manque cependant pas de critiquer d’un point de vue marxiste les illusions utopiques de l’écrivain, son inaptitude à démêler les conflits de l’époque. Léonide
Andréï'ev
fut, au
écrivains russes les plus «réalisme succulent », dréiev d’avoir fait des même s’il les menace de vateur
subtile
début
de ce siècle,
un
des
doués. Rendant hommage à son Lounatcharski reproche à Anpetits bourgeois ses « ouailles », son « poing hystérique ». Obser-
et pénétrant,
Andréïev
peint les horreurs
de la vie quotidienne avec des couleurs « noires et pourpres », lui arrache « son masque blafard pour découvrir un visage défiguré de cauchemar monstrueux ». « Petit bourgeois qui se démène et se rebelle à la fois, qui a commencé à réfléchir, mais ne réunit ses idées en aucun système...», tel est le portrait que Lounatcharski brosse de cet écrivain. Andréïev, malgré les dissensions idéologiques, était lié avec Gorki, lequel s’efforça en vain de sauver son confrère des « ténèbres ». En tant qu'homme et écrivain, Maxime Gorki était proche de Lounatcharski, et celui-ci, durant trente années, 2*
20
PRÉFACE
ne laissa passer aucune des œuvres importantes de Gorki. « Gorki-artiste », inclu dans le présent recueil, permettra de juger de l’importance de Gorki et du talent critique de Lounatcharski. Dans les articles sur Valéri Brioussov,
Lounatcharski
analyse les tendances principales de l’œuvre du poète, les particularités de son talent ; il montre comment et pourquoi le symboliste finit par se rallier à la révolution. On lira également avec intérêt l’étude consacrée à Alexandre Blok, autre représentant doué du symbolisme, dont l’œuvre est complexe et contradictoire. La fine analyse critique de Lounatcharski permet de mieux saisir la tonalité profonde de la poésie de Blok. L'article sur Maïakovski,
dont l’œuvre est bien connue
en France, ne manquera pas de retenir aussi l’attention. Lounatcharski suivait l’évolution du poète, se réjouissait de ses succès, lui accordait son soutien, tout en attaquant le futurisme de son œuvre. Il le qualifie de poète-novateur : « Maïakovski a tout fait pour frayer la voie à l’homme de l'avenir.» Lounatcharski prônait l’engagement idéologique de la littérature et exigeait de l’artiste qu’il « fasse un plus large
écho
aux
intérêts,
pensées
et
aspirations
de
son
époque ». Les articles de Lounatcharski laissent apparaître la genèse et l’évolution de la littérature soviétique. Le critique œuvre inlassablement pour que les « crises de croissance » n’entravent pas l’évolution des écrivains doués. Il sacrifie généreusement aux jeunes son temps, ses connaissances et son talent. Lounatcharski
n’envisage pas la littérature soviétique
comme un phénomène isolé, sans liens avec la littérature contemporaine
des autres pays. Voilà pourquoi il prône la
traduction comme moyen de faire connaître au lecteur soviétique les œuvres de la littérature progressiste mondiale, considérant à juste titre que l’essor de la culture universelle ne saurait s’accommoder de «vases clos » artificiels et d’une impasse des échanges artistiques. La littérature russe a trouvé en Lounatcharski un exégète pénétrant, un propagandiste fervent de ses meilleures œuvres. П était convaincu que les monuments culturels de la Russie avaient un rôle immense à jouer dans l'éducation morale de l’homme contemporain. L'histoire
PRÉFACE
21
l’a confirmé: personne, dans quelque pays que ce soit, ne
peut se tenir pour cultivé s’il ignore la littérature russe, Les œuvres de Dostoïevski, Tolstoï, Tchékhov, Gorki ne cessent d’être publiées dans de nouvelles langues du
monde. Mais si ces écrivains sont indispensables aux hommes, leur apprenant l’« art suprême », l’art de vivre, l’analyse scientifique et critique de leur œuvreSest tout aussi nécessaire. Elle а pour tâche d’aider à mieux lire, à réfléchir à l’essentiel, à l’apport spécifique de tel ou tel écrivain,
sans
se contenter
de suivre un sujet captivant.
Pour cette raison même, nous sommes persuadés que le lecteur lira avec intérêt et profit les articles ici réunis, les «silhouettes » littéraires de Lounatcharski. Outre une meilleure connaissance de la littérature russe, le présent recueil permettra de comprendre la personnalité de Lounatcharski, саг tout ce qu’il écrit est marqué au sceau de sa conception du monde et de son talent, révèle la pureté et la profondeur de ses positions esthétiques et morales. Irina Lounatcharskaïa
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MARXISME
ET LITTÉRATURE
Il m'a déjà été donné de relever que, du point de vue marxiste, l’art peut être envisagé comme un genre industriel (l’industrie artistique), ce à quoi tentent aujourd’hui de le ramener certains théoriciens marxistes de gauche, et comme une idéologie. Les chercheurs marxistes, jusqu’à présent, зе sont surtout penchés sur l’aspect idéologique de l’art. Même Hausenstein qui, dès les premières pages de son grand ouvrage L'art et la société !, affirme vouloir se consacrer essentiellement aux problèmes de la forme, et non du
contenu, se laisse souvent par la suite entraîner par ce dernier, et la forme elle-même est interprétée chez lui, comme il sied à un marxiste, en rapport si direct avec l’idéologie des classes ayant engendré tel ou tel art que celui-ci est en définitive et par excellence abordé comme une idéologie. D’autres marxistes, comme le chercheur russe Frische, s'entendent précisément reprocher avant tout de négliger l’évolution de la forme artistique pour s'attacher de façon exclusive au contenu. Il faut cependant noter que les arts ne sont pas identiques de ce point de vue: l’architecture, par exemple, doit être en grande partie rapportée à l’évolution de l’industrie artistique et demande à être examinée en fonction du progrès des matériaux,
des outils,
ployés faux diverses
des combinaisons
époques,
etc.
Certes,
financières
em-
l’architecture
1. П s’agit du livre de Wilhelm Hausenstein L'art et la société (Moscou,
1923, en russe).
24
ANATOLE
LOUNATCHARSKI
ne manquera pas pour autant d’être considérée comme une idéologie. Un simple coup d’œil du Parthénon à la cathédrale de Cologne laisse voir qu’outre une évolution de la technique (terme qui signifie par ailleurs construction en grec), nous sommes en présence d’un changement des idéaux et sentiments de classe. Cette idéologie est cependant enchevêtrée aux formes de manière si exceptionnelle qu’elle en est tout à fait inséparable. Il en va autrement de la musique. La dépendance visà-vis de la technique matérielle est ici bien plus faible. L'histoire des instruments et de leur agencement peut et doit être sans faute incluse dans l’histoire de la musique, mais il est évident que l’aspect instrumental n’a qu’une relative autonomie. Depuis le fond des temps, l’homme jouit
d’un
instrument
remarquable,
sa
propre
voix,
mais il en use de manière entièrement distincte aux diverses époques. Bien des instruments se sont à peine modifiés, alors même que la musique connaît une évolution extraordinaire. C’est un art foncièrement idéologique, qui exprime subtilement les contours de l’âme individuelle et collective de chaque peuple à une époque donnée, et pourtant il est très difficile de détacher le contenu de la forme, voire impossible dans la plupart des cas. Il faut ici partir non du point de vue industriel artistique ou instrumental, mais de celui de la technique musicale. Le contenu affectif de la musique et, indirectement, sa teneur idéologique (sur laquelle insistait par exemple Beethoven) apparaissent alors liés à cette technique musicale spécifique de façon aussi étroite que nous l’avons vu dans l’architecture. Les arts plastiques proprement dits, i.e. la peinture et la sculpture, montrent un nouveau rapport de la forme et du contenu idéologique. Certes, ils peuvent perdre aux époques de décadence leur assise véritable, leur pouvoir de
représentation,
d’incarnation
aspirer à l’abstraction.
créatrice
Il est même
du
réel,
et
possible de relever
le moment, dans les cultures antiques, où, pour des raisons judicieusement établies par Hausenstein, commence à dominer un style pseudo-architectural qui s’écarte de la
représentation ?. Cependant,
lorsqu'on parle de peinture
_ 2. Cf. Essai d’une sociologie des arts plastiques, de W. Hausenstein, pp. 32-37 (Moscou, 1924, en russe).
MARXISME ET LITTÉRATURE
95
et de sculpture, chacun d’entre nous pense immédiatement à des tableaux et statues comme représentations, comme objets donnant un reflet spécifique, plus ou moins clair, de la réalité. Quelle est la réalité précisément choisie, de quelle façon a lieu son reflet et quelles modifications subit-il en passant à travers le prisme créateur de l'artiste : c’est en cela que réside l’aspect idéologique de l’art. La conception marxiste générale trouve ici une vaste application. J’éviterai d'affirmer que le contenu doit être entièrement séparé de la forme dès qu’il s’agit des arts plastiques. Au contraire, je suis prêt à mettre en garde contre une telle inclination, comme par exemple la suppléance de l’histoire de la peinture par celle des sujets. Mais un fait est incontestable: l'idéologie, explicite et conceptuable, est ici avérée et émerge même en grande partie au premier plan. Toutefois, l’idéologie occupe surtout une place prépondérante dans la littérature. Cela se conçoit : la littérature est l’art du verbe, et chaque mot est dans une mesure plus ou moins grande l’expression d’un concept. Le mot est avant tout et par excellence la langue de l’intellect ; la langue originelle, la langue des émotions, ne transparaît que dans les exclamations et les interjections, et l’aspect affectif du langage se reflète surtout dans le rythme des vocables, dans les modulations de la voix, dans la mimique d’accompagnement. Certes, les mots peuvent donner en définitive une idée de l’image la plus concrète et précise, mais ils sont impuissants à fournir de par eux-mêmes des images. Chaque mot, pris séparément, est déjà une abstraction exempte de traits artistiques concrets, et seule une certaine combinaison de vocables peut exprimer le concret. Prenons la phrase suivante: «le bouleau blanc, aux boucles vertes, ressemble à une sirène que l’on conduit à l’autel », et examinons-la ; dans cette séquence fort concrète et teintée de poésie, chaque mot reste en lui-même abstrait, mais, en s’«enfilant » les uns aux autres, les mots offrent une image plus ou moins concrète, à laquelle, par comparaison, viennent s’enchaîner d’autres images qui lui étaient initialement étrangères, formant ainsi une espèce de cintre, une association particulière de diverses sphères (celle de la réalité et celle de la fiction ou du
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ANATOLE
LOUNATCHARSKI
mythe poétique ancien) dans une image unifiée presque imperceptible, ce qui confère à cette dernière sa nature créative. La
littérature
est surtout
le verbe imprimé,
et je ne
m'arrêterai pas ici à l’art oratoire, à la déclamation ou au chant, etc. La parole imprimée ne s'accompagne раз de musique, de modulation, d'accélération ou de ralentis-
sement de la voix, etc. Le verbe ne peut ainsi échapper aux purs concepts que par le truchement des combinaisons de mots susmentionnées, par le rythme, la rime, les allitérations et autres procédés de cet ordre. En quoi ceux-ci consistentrils? A l’origine, ils étaient presque tous de nature plus ou moins mnémotechnique. On avait recours à eux pour se rappeler aisément tel contenu incarné dans une œuvre littéraire, Mais si le rythme, la rime, l’allitération, etc., permettent de se remémorer sans entrave une certaine combinaison de mots, c’est que de tels procédés confèrent une régularité déterminée au matériau, l’organisent extérieurement. Et ces deux aspects sont en eux-mêmes de puissants principes esthétiques. C’est par ce côté purement formel que la littérature est très proche de la musique. Si l’on écoute un poème ou un bon morceau de prose dans une langue inconnue, il est possible de percevoir la beauté des sons, même sans rien comprendre au contenu. Toutefois, plus encore qu’en musique, cette beauté exté-
rieure peut être en littérature séparée du contenu.
Bien
que dans un degré moindre que le musicien, l'écrivain peut aussi rendre, à travers l’aspect formel, sonore, de son œuvre les émotions et les passions qui sous-tendent ses mots, lesquels ne peuvent en eux-mêmes exprimer que des concepts. П va de soi que les concepts, infiniment variés, désignent avec fréquence et sans appoint des faits et phénomènes émotifs. De ce point de vue, la prose est aussi à même de rendre certains sentiments par des mots pour ainsi dire ardents, mais il n’en reste pas moins
que les vocables les plus brûlants demeurent de froids concepts en dehors des procédés susmentionnés : la combinaison concrète et précise des mots et leur traitement musical. C'est l’aspect le plus simple et initial de la forme en littérature. П en découle que la forme doit en fait procéder du contenu, dans ce sens que l'écrivain désire
MARXISME
ET
LITTÉRATURE
Dr?
exprimer certaines choses. Si ce désir est absent, il va de soi que l’œuvre ne sera même pas embryonnaire. Mais cela ne suffit pas. L'écrivain veut exprimer son contenu d'une façon déterminée, s'adresser non seulement à la raison (ce à quoi vise primordialement le mot), mais l’ébranler, lui communiquer cette connotation affective, cette passion à travers laquelle l’auteur lui-même perçoit le contenu. Dans ce but, il lui confère une organisation musicale précise. L'œuvre sera ainsi déterminée en fin de compte par le contenu intellectuel, concrètement imagé, et par l’émotion vibrant dans l’âme de l’artiste. Plus le contenu est puissant et captivant, plus l'émotion est forte et cohérente, et plus l’œuvre littéraire sera naturellement vigoureuse et efficace. Toutes les gradations et finalités sont ici possibles, depuis la plaisanterie ou la sentimentalité facile jusqu’à la passion déchaïînée, au désespoir ou à la joie. Certes, il est loisible de détacher le contenu de la forme au sens où j’ai tenté de le montrer, de raconter par exemple n'importe quelle poésie, aussi puissant que soit son côté musical. Maïs qu’en résultera-til? Nous obtiendrons le contenu intellectuel de cette œuvre, qui peut s’en avérer extrêmement appauvrie. Moins une œuvre repose sur les nouvelles idées ou sur la richesse des images concrètes, plus elle perd à être «racontée » : en effet, si l’œuvre possède une authentique
leur artistique,
mais
est chiche
et concret, son action dépend de la
de contenu
va-
intellectuel
richesse des émotions,
qui s'expriment surtout à travers l'élément musical dans la poésie ou la prose. П est possible de suivre l’évolution de la musique dans la littérature (1.е. l'aspect musical de celle-ci) et, peut-être même, а’у établir certains faits et lois tout en négligeant le contenu concret de l’œuvre, mais les acquis dans ce domaine seront assez dérisoires. En définitive, cette subtilement reliée à la structure
forme aussi se trouve de classe de la société,
au diapason affectif qui régit la classe desservie par telle ou telle œuvre. Et puisque le contenu de classe s'exprime naturellement dans le sujet, dans le substrat idéologique et réel de l’œuvre, il est encore plus adéquat d'examiner la forme et le contenu dans leurs liens indissolubles. L'histoire de la littérature présente des cas où le contenu, idéologique et concret, s’évanouit presque entièrement, la teneur émotive з’буароге aussi pour laisser une
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ANATOLE
LOUNATCHARSKI
forme qui n’exprime ni le vêtement adhérant au corps idéo-réel, ni l'atmosphère des sentiments dont est enveloppé le contenu dans l’âme de l’artiste. La forme devient alors indépendante, tout à fait scolastique, fixée à jamais, ou d’une variabilité virtuose, sans lien avec le contenu et
les sentiments de l’auteur, qui aspire uniquement à créer quelque chose d’inédit et d’extravagant dans le champ formel. L'on peut toujours affirmer sans erreur qu’une littérature aussi dénuée de contenu a pour source la vacuité des classes qui la soutiennent. Du point de vue marxiste, l’absence de contenu s'explique donc elle-même par un moment social déterminé. J'ai indiqué plus haut que l’élément musical, en tant que forme du premier degré en littérature, est relativement le plus simple. П faut aborder ensuite le problème de la structure. Tout phénomène littéraire, surtout s’il a des dimensions importantes et est riche de contenu, doit être organisé et « construit » de façon à répartir ses masses. Pareille à une grande œuvre musicale, l’œuvre littéraire s’écoule devant l’esprit du lecteur ou de l’auditeur comme un phénomène d’une certaine durée, se déroulant dans le temps. Il importe que le lecteur ou l’auditeur saisisse l’œuvre sans éluder ou estomper des éléments essentiels, afin que l'impression générale soit cohérente au plus haut degré et capable de susciter dans la conscience du récepteur une vibration unique, qui lui permette immédiatement de sentir l’œuvre dans sa totalité. Une œuvre d’art spatiale peut être analysée dans ses parties, pour ainsi dire d’un seul coup d'œil; mais lorsqu'il s’agit de grandes masses, comme en architecture, il importe précisément de pouvoir englober l’ensemble dans un seul regard généralisateur. Pour l’œuvre littéraire, excepté les pièces très brèves, il en va plus difficilement (à l’instar de la musique). Physiquement, il est impossible de percevoir le contenu de façon unitemporelle ; il faut que le lecteur accomplisse l’acte créateur adéquat: par exemple, quand nous disons /liade ou Guerre et Paix, nous nous représentons, même à une longue distance de la lecture, un accord singulier d'images nées subitement et se succédant à vive allure, de musique précise, de sentiments déterminés, etc. Cette tonalité générale, cette
MARXISME
ET
LITTÉRATURE
29
caractéristique d'ensemble, que Гоп peut ensuite de nouveau morceler et analyser en tenant le fil d'Ariane, c’est ce qui reste finalement de l’œuvre littéraire, comme un certain acquis, dans l’âme du public. Certes, beaucoup dépend ici de l’aptitude même du lecteur, mais non moins de la structure de l’œuvre. Les procédés structurels de l’auteur ou la composition se manifestent au cours même de la lecture et, particulièrement, dans le souvenir fécond qu'elle suscite et qui continue de vivre dans l’âme du lecteur, à travers l’affection positive (le joyeux sentiment esthétique) dont ils apportent le grand secours. Encore une fois, il serait possible d'écrire l’histoire des lois de composition de telle littérature nationale ou de la littérature
universelle,
mais
le résultat
serait tout aussi
pauvre, si cette histoire n'était pas examinée en rapport intime avec la qualité et quantité de matériau idéo-réel et affectif dont disposent les artistes ou, plus exactement, à la disposition duquel ceux-ci se trouvent. Гат voulu montrer que, sans négliger l’aspect formel de la littérature, il est indispensable de souligner sans cesse son contenu idéologique. Il va de soi que l’approche stérile de l’œuvre sous l’angle de la thématique ne correspond guère à la fine analyse du marxisme, pas plus que l’histoire des sentiments tels qu’ils se reflètent dans le miroir purement intellectuel des concepts (mots). Le marxiste comprend forcément qu'il est impossible d'aborder l’histoire de la littérature comme celle de la philosophie. П sait bien que la forme joue ici un rôle énorme, bref, que la composition rythmique et générale de chaque œuvre y constitue l'essentiel, sans qu'il soit cependant possible de le détacher du contenu. Ce n’est en effet que dans les époques de pire décadence que la composition peut prévaloir pour elle-même, la forme musicale exister sans autre finalité; c’est seulement alors que s’estompe la dépendance foncière et indissoluble de l’œuvre d’art vis-àvis de la tâche interne (et autre n’est le contenu) qui se pose à l’artiste au seuil de son travail. En tant que théorie sociologique, science de la société, le marxisme peut aborder la littérature de différents points de vue. П peut y voir un reflet de la société, lequel зе retrouve aussi bien dans les œuvres réalistes que dans celles qui sont le plus éloignées du réalisme. Le marxisme analyse les œuvres d’art tant du point de vue de leur reflet
ANATOLE
30
LOUNATCHARSKI
plus ou moins réaliste de conditions de vie déterminées (la littérature offre en cela un matériau des plus riches), que sous l’angle des tendances, des émotions et des idéaux qui s'expriment dans les œuvres définissant la personnalité de l’auteur et, à travers elle, la classe dont
il est le
représentant et pour laquelle il écrit avant tout. Est-il besoin d'ajouter que, dans la plupart des œuvres, on ne saurait déceler les limites classiques d’une classe bien déterminée ? Chaque fois, il se trouve des groupes ou
lacis de groupes complexes qui nous parlent à travers leur porte-parole et perçoivent une œuvre donnée comme son publie plus ou moins enthousiaste ou critique. Toutefois, en tant que sociologue, le marxiste peut aborder autrement les questions de littérature. Sans voir dans celle-ci un miroir tout particulier où se reflète la vie, il l’envisagera comme un phénomène social autonome, autrement dit il se demandera d’où vient la nécessité de la littérature, comment elle se reflète et évolue, comment l’art du verbe agit sur la société, quelle place il y occupe. Le jour est proche sans doute où le marxisme apportera des réponses exhaustives à ces questions, et les œuvres littéraires concrètes apparaîtront alors comme des illustrations de cette théorie de la littérature. Outre
une
partie
prendre un domaine
générale,
ladite
spécial examinant
théorie
doit
comment
com-
se re-
flètent dans la littérature les exigences d’une classe donnée, les amalgames de classe, soit les contradictions ou les alliances de classe dans la mesure où elles s'expriment dans une personnalité concrète d'écrivain. Il s’ensuit que cette théorie partielle ou dynamique de la littérature aura pour tâche d’aborder les lois de l’évolution littéraire en rapport avec les «combinaisons » de la lutte des classes. Enfin, le marxiste peut examiner la littérature d’un troisième point de vue, technique ou si l’on veut tactique. П peut se poser les questions suivantes : comment
exercer
une influence bien déterminée sur les lecteurs ou auditeurs par le truchement de la littérature? (A partir de l’analyse des lois de genèse et d’action de la littérature, il sera ainsi possible de mettre à jour certains procédés de propagande artistique ; outre l’utilisation d'éléments artistiques pour la propagande, ce qui ressortit également à cette partie appliquée de la théorie de la littérature,
MARXISME
ЕТ
LITTÉRATURE
31
il s’agira de l’action exercée sur les masses par les œuvres de valeur authentique, qui ont toutes en fin de compte un caractère de propagande. Il faudra suivre précisément се qui est tenu pour une forme purement artistique.) En éludant telle tendance didactisme, l’œuvre
cousue de fil blanc, telle sorte de d’art renforce-t-elle son action sur
la mentalité humaine? Il faudrait examiner ici la fonction de l’art en tant que pur loisir, simple joie de l’existence, ainsi que
les combinaisons permettant aux œuvres
d'art d’être riches de contenu pour l'éducation esthétique des hommes et à la fois captivantes pour le loisir immédiat et la jouissance de la vie. Tous ces aspects peuvent être soulevés par la théorie sociologique de la littérature et avancés comme tâches pratiques, non seulement dans l’œuvre de tel ou tel écrivain, mais encore pour l’organisation des forces artistiques d’un parti, voire d’un Etat, en vue 4’а14ет à la solution de tâches vitales tout en enrichissant à l’extrème ces dernières au moyen de l’art. En résumé, le marxisme se doit de créer une histoire de la littérature, une théorie générale de la littérature, une théorie dynamique de la littérature et une théorie de la pratique littéraire et artistique. Nous n’en sommes encore qu’au seuil. П va de soi que la dernière de ces théories nous fait passer du marxisme comme théorie sociale au marxisme comme force sociale agissante. Représentant
de cette
force, le marxiste
peut s’inves-
tir en littérature comme critique ou créateur. П faut inéluctablement que le critique marxiste possède une expérience théorique suffisante, c’est-à-dire sache aborder chaque œuvre de manière objective, impartiale,
en découvrant ses racines sociales, sa place au sein de la société, ses affinités avec les rapports sociaux d’une époque donnée,
avant
tout de son temps.
En
effet, au
con-
traire de l’histoire de la littérature, la critique proprement dite doit être comprise comme une vive réaction aux œuvres de notre époque. En même temps, s’il est admis et même souhaitable que l'historien marxiste de la littérature fasse preuve d’un certain parti pris dans l’appréciation définitive d’une œuvre d’art ou de ses éléments en tant que « bien » ou « mal » pour la grande cause du communisme, le critique a directement pour devoir d'émettre un jugement passionné, militant. En un mot,
Эй
ANATOLE
LOUNATCHARSKI
le critique doit allier un véritable théoricien marxiste, armé d’une stricte objectivité scientifique, et un réel tempérament de lutteur, propre à tout marxiste authentique. L'écrivain marxiste est également lié de manière très solide au labeur théorique. П serait tout à fait risible de croire que la culture sert d’entrave à l’écrivain marxiste, qu'il lui est presque nuisible de se retrouver en histoire littéraire, dans les questions de la théorie et de la technique de la littérature ; bien au contraire, tout ceci ne peut
que lui être utile, et branler du chef à propos de la trop отап4е instruction de tel ou tel écrivain rejoint parfaitement le reproche que Bakounine faisait à Marx: «Il gâte les ouvriers en les surchargeant de théorie 3.» Toutefois, cette érudition marxiste ne peut profiter qu’à l’écrivain véritable. Aucune subtilité théorique ni la richesse du bagage littéraire ne peuvent en aucun cas suppléer le talent authentique. Qu'est-ce donc que le talent littéraire ? Bien entendu, l’une des facettes du talent artistique proprement dit, lequel se ramène à trois éléments essentiels dans son intégrité et sa plénitude: acuité de l’observation, richesse du traitement, par excellence émotionnel, du matériau perçu et faculté de rendre ce contenu avec un pouvoir de persuasion, une clarté et une vigueur extrêmes (forme). Il existe des talents mutilés. Celui qui manque d’acuité perceptive et de sensibilité peut posséder un talent assez vigoureux, mais il restera toujours quelque peu confus, enclin à l’abstraction et au fantastique. De très grands écrivains peuvent cependant en sortir. Lorsque manque le second élément du talent, nous avons affaire à des artistes impressionnistes superficiels, qui sont néanmoins capables de donner des reflets extrêmement précieux du réel
sans
apporter
beaucoup
d'eux-mêmes,
hormis
une
création purement formelle. En l’absence des deux premiers éléments, nous trouvons un artiste de peu de valeur, doué seulement de virtuosité. Lorsque le troisième élément fait défaut, nous avons un type de Raphaël sans mains, un homme traversé de sensations qui, en son for intérieur ou pour un petit nombre d’amis aux instants les plus heureux, _3. Sur la polémique entte Marx et Bakounine à propos des activités de la [re Internationale, voir l’ouvrage de В. Р. Kozmine La section russe de la ITe Internationale,
Moscou,
1957.
MARXISME ЕТ LITTÉRATURE
33
peut passer pour un génie, ou presque, mais reste socialement muet. Par quoi un talent marxiste, communiste, se diffé-
renciera-t-il de tout autre en littérature ? Sans doute par la teinte spécifique de son acuité perceptive et de sa sensibilité. Il percevra de façon particulièrement aiguë ce qui touche directement à la lutte du passé et de l’avenir. П réagira avec plus de sensibilité à tout ce qui concerne de près ou de loin l’axe mondial, le phénomène social essentiel: la lutte du travail et du capital. Le traitement interne de ce matériau se fait aussi chez l'écrivain marxiste sous l'influence du centre principal de sa pensée et de sa sensibilité: un artiste marxiste doué d’un talent véritable et vigoureux doit, semblet-il, avoir une grande réserve d'’idéalisme, une énorme provision d’acrimonie et de dégoût pour les aspects négatifs de la réalité, un immense tempérament combatif, etc., et montrer enfin une inclination déterminée quant au troisième élément du talent artistique. Le marxiste fera preuve d’une propension à la clarté extrême et au monumentalisme. П désirera avant tout un vaste public populaire, ce qui explique que les tâches du monumentalisme, de la nette expression de ses sentiments doivent toujours dominer chez lui sur le reste. Il vaut mieux sans aucun doute qu’un pareil talent soit inné, que l’inclination marxiste provienne de l’origine prolétaire ou de la pratique révolutionnaire des meilleures années de la vie. П serait toutefois erroné de croire que le talent ne peut pas être éduqué de façon marxiste. Cela est
parfaitement réalisable, aussi l’écrivain peut-il beaucoup puiser dans toutes les parties susmentionnées du marxisme. Les questions qui surgissent à propos de « marxisme et littérature » sont évidemment d’une telle ampleur et diversité qu'il est impossible de les épuiser en dehors d’un gros ouvrage ; comme
dans tous mes autres articles, je пе
vise ici qu'à élucider pour moi-même et pour autrui les éléments principaux de ce problème. Je prie le lecteur d’en tenir compte vis-à-vis du présent article. Publié pour la première fois dans Xrasnaïa Nov’ [Terres vierges rouges], 1925
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LITTÉRATURE
ET RÉVOLUTION
La chouette de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule 1, dit une célèbre sentence. La sagesse antique affirme ainsi que l’homme interprète, cristallise en soi sa propre expérience seulement après que celle-ci a cessé, s’est éloignée. Les révolutions, immenses secousses sociales qui bouleversent le cœur de chacun et chaque destinée individuelle, ne sont assimilées en philosophie et en art qu'après leur achèvement ou parfois dans les pays proches, moins ébranlés par la tempête. Prenons la Grande révolution française. Nul doute qu’elle soit faible sur le plan idéologique et artistique. Son idéologie avait sa source dans un passé récent: les partis modérés reposaient sur Voltaire et les encyclopédistes, les partis plus radicaux sur Jean-Jacques Rousseau. Les synthèses qui surgissaient çà et 18 n'étaient que le prolongement du labeur idéologique entamé auparavant. La force idéologique de la révolution s’est exprimée uniquement dans les réflexions tactiques, parfois dans le journalisme admirable où le génie de Marat luit d’une flamme très vive, dans les discours entièrement consacrés aussi aux questions tactiques et, enfin, dans la singulière emphase de propagande si typique des orateurs et publi-
cistes des redoutables années achevant le XVIIIe siècle. Comme
l’a fort bien montré
Tiersot,
la révolution a
sans conteste amorcé en art une voie terriblement prometà
1. Formule
de Hegel.
LITTÉRATURE ЕТ RÉVOLUTION
35
teuse, elle revenait consciemment à la fête populaire rythmique et artistique, elle avait soif d’une musique jupitérienne, de chœurs infinis, d’autels monumentaux, de fusion
collective des hommes
de toute
une
ville, du
pays entier en un instant solennel, elle cherchait une simplicité imposante dans l’architecture, la peinture, l’ameublement et les costumes ?. Le style dit Louis XVI est déjà le résultat de l'influence bourgeoise. Pendant la révolution il se transforme peu à peu en ce style grandiose, baptisé « Empire », qui sera le dernier des styles ayant existé sur terre. Mais ce n’est qu'après la révolution, sous Napoléon, que le style Empire s’épanouit dans sa merveilleuse beauté. Й faut attendre l’époque napoléonienne pour que SaintSimon résume idéologiquement la révolution, en décelant une série de lois de l’évolution sociale, en puisant dans l’expérience révolutionnaire les graines dispersées de tous côtés et qui engendrèrent l’histoire nouvelle avec Thierry,
la nouvelle philosophie avec Comte et le socialisme. Bien des révolutionnaires de cette époque possédaient sans aucun doute un grand talent de philosophes, de poètes, peintres, musiciens, etc., mais trop submergés
par la vie et contraints de la servir directement, ils transformaient tout en action, en tactique, conférant à tout un caractère utilitaire. Ceux qui étaient doués d’une âme ardente et n’envisageaient même pas à cette époque de
s’enfermer) dans une cellule pour se livrer à des médita-
tions philosophiques ou müûrir lentement au fond de soimême des œuvres d’art, ceux-là brandissaient le glaive = Aux armes, citoyens! * Et lorsque, par exception, ce glaiveétait un pinceau ou un burin, il s’agissait bien d’une arme. Point de place pour l’individu et ses recherches, fussent-elles synthétiques; c'était le règne des masses: Formez vos bataillons! * Et dans les bataillons il п’у a que: la masse,
très intimement
liée aux
cadres.
Mais voyez le résultat. J’ai déjà mentionné le style Empire et Saint-Simon pour ne pas sortir encore des: limites de la France. Toutefois, Неше n’a-t-il pas raison de dire que Kant,
Fichte, Schelling et Hegel ont trans-
* En français dans le texte. 2. Cf. Julien Tiersot: Les Fêtes et les Chants de la Révolution française (Paris, 1908, éd. russe de 1917). 3*
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féré les diverses idées de la Révolution française, qui bouillaient tout au fond de celle-ci comme dans un chaudron, sur le plan lumineux de la pensée abstraite 3? Mais ce n’est pas tout : outre l’idéalisme allemand,
la Révolu-
tion française а donné naissance au positivisme à travers Comte et, répétons-le, au socialisme. De cette façon, les principales assises de la pensée moderne, tout ce qu’on y trouve de vivant et d’éclatant ont pour source la Grande révolution française. Il en est de même en art. En littérature, le géant Balzac fait le bilan de la révolution et des profonds bouleversements sociaux engendrés par celle-ci. George Sand, généreuse, intelligente, sensible, atteint dans ses vastes œuvres et dans ses petits chefs-d’œuvre la cime la plus haute jamais gravie par un talent féminin véritable. Jusqu'au déclin de l’âge, et dans chacun de ses vers ou pamphlets, Victor Hugo reste le fils de la Grande révolution, qu’il avait seulement vue de ses yeux d’enfant. Hors de France, là où la vie était plus paisible, le bilan de la Révolution française avait commencé encore plus tôt. On ne saurait en séparer cette effervescence qui a donné les jeunes Schiller et Gœthe, dont l’œuvre de maturité reste aussi liée à la Révolution par des milliers de fils, même s'ils semblent parfois aller dans le sens contraire (comme Hegel ou Kant). Heine enfin est le fils tardif mais plus intime de la Révolution française. En musique,
sans la Révolution,
sans Méhul,
Gossec
et Cherubini, nous n’aurions point le Beethoven que nous connaissons. La Neuvième symphonie apparaît comme la synthèse musicale du rythme spirituel du grand bouleversement. En peinture, David est à la souche de formes artistiques apparemment encore mésestimées ou dont la valeur est pour l'instant livrée à l'oubli. Il est de mise aujourd'hui de parler avec une légère moquerie des disciples de David. Ingres a été tenu pour le froid représentant d’une sorte de calligraphie en peinture, et l’on ne parle qu'avec ironie des autres. Il ne fait pas de doute cependant que la précision du dessin introduite par David et portée à un classicisme inégalé chez Ingres, 3. Voir Pour une histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne de Henri Heine (1834).
LITTÉRATURE
ЕТ RÉVOLUTION
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la transparence, la noblesse et la retenue du coloris, la nette expression de l’idée, la belle et austère élévation du
sentiment,
persuasif,
des
le réalisme
portraits
enchanteur,
de cette
école
non
outré
constituent
mais
un
immense trésor où le prolétariat honnête et courageux pourra puiser plus de leçons que dans n’importe quelle école des deux siècles et demi passés. Gardons-nous d'oublier qu’à ces prétendus pseudoclassiques se rattachent chez nous Brullov et Ivanov, ainsi que les grands Allemands Cornelius et Anselm Feuerbach. Ces derniers temps (j'ai еп vue la décennie ayant précédé la guerre) un revirement s’est enfin amorcé dans l'appréciation de ces peintres, parallèlement sans doute à un regain d'enthousiasme pour le style Empire, auquel ils sont incontestablement liés par la sobriété, la retenue et la clarté. La Révolution, cependant, ne se contentait pas de ce patriotisme spartiate et romain, de cet amour instinctif de l’Antiquité, de cette solennité sévère et tendue; en elle bouillait un sang très vif qu'aucun aspect officiel ne pouvait assouvir. Et le romantisme fut le torrent de lave qui s’échappa de cette montagne de feu. Guérin, Géricault, Gérard et le grand peintre du XIX° siècle Delacroix, directement issu d’eux, sont les enfants de la
Révolution. Le réalisme,
dans son émanation
sociale, par ailleurs
virile, incarnée par Courbet, offre également un rapport étroit avec le positivisme, la foi en la science et la vérité, avec la nouvelle précision et l'intérêt inédit à l'égard de la vie des miséreux. Il est vrai que la bourgeoisie est venue souiller autant que possible tout ce qu’elle avait hérité de la Révolution française. En'littérature, les Titans sont suivis par des hommes incomparablement plus chétifs. Là où la tradition balzacienne se poursuit, chez Flaubert, Zola et d’au-
tres, nous percevons encore une solide assise, mais à côté c’est le relâchement: d’une part, des milliers de romans pour lire en famille et des œuvres à teinte pornographique qui contaminent aussi, plus que le thème ne le demande, des écrivains doués; d’autre part, la dégradation des intellectuels, leur désenchantement poussent le romantisme vers les rêves stériles, les refrains réactionnaires et catholiques, les sentiments macabres, puis vers
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la préciosité et le maniérisme, vers toute sorte d’élucubrations cérébrales qui attestent l’effondrement d’une culdure.
П en va de même dans tous les autres arts. En musique, Beethoven, l'héritier direct de la Révolution, culmine comme le Mont-Blanc, et quelque chose de sentimental, un reflux d’héroïsme transparaît aussitôt, même chez un grand musicien tel que Schubert. Le développement extrême de l’individualité, son isolement du tout et, par suite, une dissonance fondamentale retentissent dans la musique de Schumann et de Chopin. Depuis, irrésistiblement, la musique ne cesse de se compliquer du point de vue formel et de perdre son contenu spirituel. Peut-être ces derniers temps, comme par ailleurs dans les autres arts, voit-on s’amorcer enfin un redressement
où souffle le printemps nouveau. C’est l’ascension d’une nouvelle chaîne de volcans: la révolution sociale de 1917-1918 et des années suivantes. Faut-il esquisser des parallèles dans la peinture, l'architecture ? Le style Empire n’a-t-il pas été remplacé partout par quelque chose de profondément bourgeois, insipide, tapageur ? Insurgés contre ce mauvais goût, les jeunes intellectuels ont-ils su créer autre chose que ce baroque ou ce rudimentarisme peu convaincant qui, dans l'avenir, fera peut-être tout juste figure d’essai? Il en est ainsi parce que l’époque proprement dite de Ла bourgeoisie, commencée sous le règne de Louis-Philippe et poursuivie jusqu’à la guerre de 1914, n’a pas forgé elle-même de nouveau contenu. Seul ce qui procédait de la Révolution française brûlait en elle d’une flamme sublime. Tel un printemps précoce, la Révolution française est sans doute dépouillée, mais c’est d’elle que proviennent toutes les graines et toutes les fleurs. Pourriture et moisissure, champignons et flétrissement sont imputables non à elle, mais au dépérissement graduel d’un capitalisme en apparence fertile et luxuriant. Il est malaisé,
dans un
court
article, d’aller au-delà
des pensées succintes, d’une étude superficielle et de l'alignement des noms. Je voudrais simplement souligner ceci : il est infiniment difficile, au cœur même de l’incendie révolutionnaire, d'attendre des œuvres d’art authen-
tiques, surgir.
bien que des exceptions
puissent
naturellement
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Nous en voyons
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la cause, d’un côté, dans le penchant
des hommes les plus doués de l’époque pour la lutte directe, de l’autre, puisque nous parlons des écrivains venus du passé, dans la conscience de la singulière inutilité des œuvres littéraires découlant du écho isolé dans une ambiance
monde ancien, de leur foncièrement nouvelle,
ainsi que dans l’inaptitude, voire l'impossibilité, de verser dans les vieilles outres le vin révolutionnaire qui n’a pas encore fini de fermenter. Si la révolution semble muette en philosophie et en art, elle ne manque cependant pas de desceller des milliers de lèvres après que la tempête a passé, des lèvres qui louent ou critiquent, s’affligent de ce qui ne fut pas réalisé ou peignent de couleurs encore plus vives l'espoir déçu. Ainsi en a-t-il été de la Révolution française. Il nous est difficile de prédire quels sentiments et pensées prévaudront chez nous quand les tempêtes tumultueuses de l’actuel bouleversement se seront apaisées. La flambée de la Révolution française а eu lieu à l'Occident lointain. La Russie était encore trop jeune pour ressentir ces secousses. Certes, les meilleurs fils de la noblesse, qui s’éveillait déjà, ne restèrent pas étrangers aux idées de la Révolution. Radichtchev et Pestel furent les échos révolutionnaires de la régénération française. La Russie suivait une évolution relativement indépendante de l’Occident, et les influences occidentales,
apparues dans un passé récent, lui étaient plutôt néfastes. Il est vrai qu’en architecture ou en peinture, par exemple, elle répétait à travers le style Empire les principaux motifs de l’époque post-révolutionnaire, parfois même de façon géniale, mais dans ce domaine aussi (en musique et littérature ce fut encore plus éclatant) nos intellectuels s’écartèrent de ces voies pour aller au peuple. А travers la slavophilie, confusément mystique ou d’un romantisme généreux, ou bien offrant un arrière-goût réactionnaire, à travers la foi en la campagne, qui embrasse un vaste champ de Herzen à Ouspenski, à travers la fascination pour les trésors inestimables du folklore russe ou le désir d’un réalisme intrinsèque et particulièrement honnête, où l’on sentait un contre-poids à la perfection formelle et aux artifices occidentaux: dans toutes les sphères de l’art, l’intellectuel russe cherchait des voies nouvelles. Et il est difficile de rattacher à une quelconque
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tendance intimement liée àl’'Occident aussi bien Tolstoï et Dostoïevski que Tourguéniev, Moussorgski et RimskiKorsakov que Sourikov ou Vroubel. Je me hasarderai à affirmer (comme un schéma et percevant toutes les exceptions possibles) qu’en Occident l’art procède de la Révolution française et atteint son apogée au début du siècle dernier, embrassant alors le monde dans son unité (Pouchkine et Lermontov sont également liés à ce centre à travers Byron, mais leur œuvre se tourne aussitôt vers l'inspiration populaire: La Fille du capitaine et le Marchand Kalachnikov sont déjà quelque chose de foncièrement distinct), pour épuiser ensuite peu à peu cette source d’idées et de sentiments. L'art disparaît, d’un côté, sous l’élément bourgeois consommateur
et, de l’autre,
dans
la dispersion
indivi-
dualiste. La Russie, quant à elle, se fraye un chemin particulier.
La
Révolution
lui envoie
aussi
sa lueur,
mais
de
fort loin, et le « populisme » dans sa vaste acception apparaît en fin de compte comme l’axe autour duquel se meut l’univers de l’art russe tout au long du Х!Хе siècle, ou presque. L'espoir dans le peuple, l’amour du peuple. Pareille à une planète peu soumise à l’attraction du centre commun et qui en reçoit insuffisamment de lumière, la Russie devait se contenter d’une chaleur interne, qu’elle ne savait où puiser. Le centre oriental, les traditions byzantines, etc., c’est naturellement dérisoire. Ce centre interne, ce foyer particulièrement ardent, se forma autour de la singulière légende du moujik ou, plus largement, des
traits
de l’homme
tendance
russe,
à convertir
que l’on а cependant
en moujik.
La Russie,
toujours
néanmoins,
müûrissait et la bourgeoisie occupait une place presque prépondérante, ce qui engendra une période de nouvel occidentalisme assez particulier. Le « populisme » n’est plus à la mode et s’efface douloureusement, car le peuple n’y а pas répondu. La bourgeoisie s’initie au mauvais goût de la vie bourgeoise occidentale, et les intellectuels à la culture disparate, astringente et dissolue de la bohème anarchiste des cabarets occidentaux, avec ses génies insolites de la décadence. Ce nouveau que je viens d’effleurer était cependant, lui aussi, aux aguets de l’orage imminent. Ce qu’il y a de
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grand chez un Verhaeren ne pouvait pas manquer d’avoir une influence en Russie. En effet, presque aucune couche ne vient s’interposer entre le populisme et la nouvelle vague révolutionnaire. L’hymne clamant la beauté de l’âme populaire s’est à peine éteint: que retentissent les premiers accords de l’Internationale. Une troisième forme d’occidentalisme surgit en Russie. Le prolétariat et les intellectuels ralliés à lui tissèrent à leur tour des fils vers les formes de pensée et d’existence correspondantes. La partie consciente du prolétariat s’avéra toutefois extrêmement révolutionnaire, assimilant aussitôt tout ce que nous avons dit sur la Grande révolution française. Ses poètes se jettent dans les flammes. Les questions de tactique et la pratique, voilà ce qui les enivre, et c’est uniquement par hasard que tel poète ou cœur prolétaire d’une sensibilité peu coutumière s’adonne à l'interprétation artistique des sentiments nouveaux. C’est pour cette raison que la culture prolétarienne, y compris ses compagnons de route proches ou éloignés, est relativement pauvre et ne peut éviter de Гёте. Mais c'est aussi pour cela que la misère de la bourgeoisie est ruine et décrépitude, que la richesse apparente, la somptuosité illusoire d’intellectuels esthètes ne sont en fait que des ramages vert doré à la surface d’une eau stagnante, et que l’indigence du prolétariat est semblable au dépouillement du printemps précoce. Seuls les tambours retentissent pour l'instant, mais peu à peu tous les instruments de l'esprit humain se fondront à leur marche austère avec plus de couleurs, de passions et de subtilité. Quand? Peut-être bientôt, et c’est tant mieux. Peut-être plus tard: nous attendrons, d’autant plus que notre attente n’a pas lieu dans l’oisiveté, les bras croisés sur la poitrine, mais dans la lutte ardente pour préserver tout le meilleur qu’une dévastation terrible nous a laissé du passé et pour déblayer les chemins de l’avenir. Première publication dans la revue Khoudojestvennoïé slovo [Le verbe littéraire], 1920, вуз 1
LA RÉVOLUTION ET L'ART
Pour un Etat révolutionnaire comme le pouvoir des Soviets, la question de l’art se pose ainsi: la révolution peut-elle apporter quelque chose à l’art et qu'est-ce que ce dernier peut lui donner en retour? Il va de soi que l'Etat n’aspire nullement à imposer par la force ses idées et goûts révolutionnaires aux artistes. Pareille contrainte ne pourrait engendrer qu’une falsification de l’art révolutionnaire, puisque la première vertu de tout art véritable est la sincérité du créateur. Les formes coercitives peuvent être cependant suppléées par la persuasion, l’encouragement, l’éducation adéquate des nouveaux artistes. Toutes ces mesures doivent pour ainsi dire favoriser l'inspiration révolutionnaire de l’art. L'art bourgeois récent se distingue par une totale absence de contenu. Au mieux, nous avons pu contempler
des résidus de l’art ancien. Le formalisme à l’état pur battait partout son plein: dans la musique, la peinture, la sculpture et la littérature, ce dont souffrait naturellement le style. En vérité, la dernière époque de la bourgeoisie était impuissante à promouvoir un style quelconque, voire un style d'aménagement ou architectural, ne produisant qu’un éclectisme fantasque et absurde. Les recherches formelles avaient dégénéré en excentricités et rafistolages ou en une sorte de pédantisme assez élémentaire, fardé de ratiocinations obscures, car la véritable perfection for-
melle ne réside pas dans la quête pure et simple d’une for-
me, mais dans la création d’une forme adéquate à l’époque, à la masse, aux sentiments et idées typiques.
LA RÉVOLUTION
ET L'ART
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Or, au sein de la société bourgeoise des ultimes décennies, aucune idée, aucun sentiment n’était digne d’être
incarné sur le plan artistique. La révolution donne naissance à des idées d’une ampleur et d’une profondeur remarquables, elle attise des sentiments intenses, héroïques et complexes. Les artistes du vieux monde sont naturellement incapables de traduire et même de comprendre ce contenu. Ayant des yeux de taupe, ils croient y voir l’afflux barbare de passions primitives et de pensées étroites. Certes, il
est possible d’expliquer les choses à beaucoup d’entre eux, surtout aux plus doués, de les désenvoûter en quelque sorte et leur ouvrir les yeux. Mais il faut essentiellement compter sur les jeunes beaucoup plus réceptifs et
à même de s’instruire dans les flots de lave de la révolution. Voilà pourquoi j'attends beaucoup de l’influence de la révolution sur l’art, pour tout dire, que celui-ci s’affranchisse de la pire forme de décadence, abandonne le simple formalisme pour trouver sa vocation véritable: l’expression vigoureuse et envoûtante des grandes idées et des émotions sublimes. L'Etat a cependant aussi pour tâche permanente, dans son activité culturelle, de diffuser les idées, les sentiments et le mode d’action révolutionnaires dans tout le pays. C’est de ce point de vue qu’il s’interroge si l’art peut lui être utile. La réponse coule de source : si la révolution peut donner une âme à l’art, ce dernier peut en revanche prêter ses lèvres à la révolution. Qui ignore aujourd’hui toute la force de la propagande ? En quoi l’action artistique se différencie-t-elle de la propagande claire, froide, objective, qui expose les faits et constructions logiques propres à notre conception du monde ? Par ceci qu’elle ébranle les sentiments des auditeurs
et lecteurs,
influe
directement
sur
leur
volonté.
Elle chauffe en quelque sorte à blanc la prédication révolutionnaire et fait briller de toutes les couleurs son contenu. J’ai bien dit prédication, car nous sommes tous en fait des prédicateurs. La propagande n’est pas autre chose que la prédication incessante d’une foi nouvelle, qui découle d’une profonde connaissance. Peut-on mettre en doute que plus cette prédication aura de force artistique, plus elle agira sur les hommes ? L'’orateur ou le publiciste doué пе pénètre-t-il pas plus
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