Les animaux ont-ils une culture ? 9782759809073

Les éléphants vont au cimetière, nous dit le chanteur. Les baleines chantent pour se parler. Les abeilles se parlent en

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French Pages 221 [220] Year 2010

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Les animaux ont-ils une culture ?
 9782759809073

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Les animaux ont-ils une culture ? DAMIEN JAYAT

Illustrations de PATRICK GOULESQUE Ouvrage dirigé par FRÉDÉRIC DENHEZ

17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtaboeuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A, France

Du même auteur : Homo sapiens, drôle d’espèce ! – Éditions Les 2 Encres (2009).

Imprimé en France ISBN : 978-2-7598-0394-1 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences 2010

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier les scientifiques spécialistes du comportement animal qui ont relu et amélioré les histoires d’animaux racontées dans ce livre, ou qui m’ont aidé au cours de la préparation : Audrey Dussutour et Raphaël Jeanson, chargés de recherches au Centre de recherche sur la cognition animale (université Paul Sabatier, Toulouse) ; Bernard Thierry, directeur de recherche au département Écologie, Physiologie et Éthologie de l’université de Strasbourg. Bien entendu, tout ce qui est raconté dans ce livre n’engage en définitive que moi. Un grand merci à Marion Germain et Étienne Danchin, du laboratoire Évolution et Diversité biologique (UPS, Toulouse) pour m’avoir ouvert leurs portes, pour les échanges passionnants sur le comportement animal et pour m’avoir montré comment on colorie des drosophiles avec de la poudre. Merci spécial à Étienne pour sa relecture attentive, son soutien permanent et pour la rédaction de la préface de ce livre. Merci à Patrick Goulesque qui a su illustrer à la fois les histoires et l’esprit de ce livre, dans la sérieuse bonne humeur qui le caractérise. Merci à Jean Fontanieu et Frédéric Denhez pour la confiance qu’ils m’ont accordée et pour leurs conseils précieux pour faire de ce livre quelque chose de bien. Merci enfin à tous ceux qui m’ont supporté – dans tous les sens du terme ! – pendant que j’écrivais… 3

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SOMMAIRE Remerciements ...................................................................

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Préface ..............................................................................

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Introduction .......................................................................

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Partie 1. Des comportements troublants .............................. Chapitre 1. Histoires de singes ........................................... Les macaques ouvrent le bal ................................................. Des chimpanzés bien outillés ................................................ Une lampée bien grouillante ................................................. Comment ouvrir une noix ? ................................................... Au lit avec les orangs-outans ................................................ Jusque chez les petits singes ................................................

19 21 21 24 25 28 31 33

Chapitre 2. Des ailes et des nageoires ................................. On chasse de mère en fille .................................................... Et on chante, et on siffle .....................................................… Le chant des baleines .......................................................... Ca piaille aussi dans les branches .......................................... À vous clouer le bec ............................................................

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Chapitre 3. Cultures à six pattes ......................................... La danse des abeilles, tout un symbole ................................... Suivez le guide ! ................................................................. Honni soit qui mal y danse ................................................... Mandibules tout terrain ........................................................ De fil en cocon ................................................................... À vue de phéromone ............................................................ 50 millions d’années avant nous… ........................................ De l’agriculture à la culture ? ................................................ La limite des insectes ..........................................................

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SOMMAIRE

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Partie 2. Autour de la culture ............................................. Chapitre 4. L’étude scientifique du comportement animal .... Dans la nature ou en captivité ? ........................................... Les deux mon capitaine ! ..................................................... Changer son comportement .................................................. Les mouches aussi ! ............................................................ Se chercher des poux, toute une technique ! .......................... Les chimpanzés copient sur le voisin .....................................

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Chapitre 5. Problèmes de définitions .................................. Batailles de spécialistes ...................................................... Des critères comme s’il en pleuvait ........................................ De l’autre côté de la science ................................................. La culture, c’est l’homme ..................................................... Entre les deux, la culture balance .........................................

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Chapitre 6. La culture, une question de cerveau ? ................ Anatomie du cerveau .......................................................... Frontal et préfrontal sont dans un cerveau ............................. Le monde humain ............................................................... Question de coefficient ....................................................... Les piafs ont la grosse tête .................................................. Vingt mille neurones sous les mers ........................................

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Partie 3. Une frontière artificielle ...................................... Chapitre 7. Vivre à deux, et plus si affinités ....................... Miroir, mon beau miroir ....................................................... Tout est prévu ! ................................................................. Les singes qui signent ......................................................... Des profs chez les suricates .................................................. Suivez le guide ! ................................................................ Transmettre fait partie de la vie ............................................

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Chapitre 8. La culture, phénomène naturel .......................... Vivre, c’est communiquer ..................................................... L’évolution, en bref ............................................................ Génétique et culturel, même combat ? ................................... La culture, stratégie rentable ............................................... La culture au péril de sa vie ................................................. Ni pour ni contre, bien au contraire ......................................

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Partie 4. Cultures animales et cultures humaines ................. Chapitre 9. Culture or not culture ? .................................... Hommes et fourmis dans le même panier ? .............................

161 163 163

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

SOMMAIRE

Ensemble ou rien ................................................................ Taylorisation ? Peut-être même trop ...................................... La danse Canada Dry ............................................................ Et chez les oiseaux, alors ? ................................................... Sans culture, une baleine n’est rien ....................................... Il y a singe et singe(s) ......................................................... Même faire comme tout le monde, c’est pas simple ! ................ Vers la culture humaine ........................................................

166 169 171 172 176 178 179 182

Chapitre 10. La culture humaine ......................................... Des améliorations de taille ................................................... Esprit, es-tu là ? ................................................................. Une palanquée de « mieux » et de « plus que » ....................... La preuve par l’enfance ........................................................ Le propre de la culture humaine ............................................ La culture par le langage ...................................................... Et Dieu dans tout ça ? .......................................................... Primitif, c’est vite dit ! ........................................................

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CONCLUSION ...................................................................... Tout ce qu’il resterait à dire .................................................. À la recherche des comportements ......................................... Tout le monde à la même enseigne ........................................ Rapprocher, mais pas trop .................................................... Jouons avec les ani… mots ..................................................

205 205 209 212 214 216

Bibliographie ......................................................................

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PRÉFACE

Voici un livre frais qui, tout en étant facile à lire, fait magistralement le point sur l’état actuel des recherches concernant l’existence de transmissions culturelles dans le monde animal, humains inclus. Le discours est direct et ne se prive pas de confronter les opinions souvent très contradictoires des différentes écoles de pensée sur le sujet. De plus, ce livre est très bien documenté. En particulier, son originalité réside dans le fait qu’il intègre les récents développements de l’écologie comportementale, autrement dit l’étude du comportement sous un angle évolutif. Étonnamment, l’écologie comportementale ne s’est réellement approprié le sujet de la culture animale que relativement récemment. Cette discipline à laquelle j’appartiens vise à comprendre les forces de sélection qui ont conduit à l’évolution des comportements que l’on observe aujourd’hui. Il s’agit donc de comprendre comment un comportement donné affecte la capacité des individus qui l’expriment à avoir des descendants. C’est cette capacité à avoir des descendants qui dirige le processus de sélection et donc l’évolution par sélection naturelle. Comme le montre très bien ce livre, la question de la culture animale conduit à de nombreux et vifs débats entre les différents domaines scientifiques concernés. Une grande part du débat est sémantique et 9

PRÉFACE

se résume à la question de savoir si l’on peut utiliser le mot « culture » pour qualifier les processus de transferts d’informations entre générations par l’apprentissage social. Des néologismes comme « protoculture » ont même été proposés afin d’éviter d’utiliser le mot culture quand il est appliqué à l’animal. Les sciences humaines tendent à refuser que l’on utilise le mot « culture » pour qualifier les processus observés dans le règne animal. L’argument est que les processus humains sont par trop différents de ceux observés chez les animaux. Outre le fait que c’est là une affirmation qui demande au minimum à être documentée et sérieusement argumentée, il faut rappeler que ce genre de débat est récurrent en sciences. Nous rechignons à utiliser une terminologie trop évidemment adaptée à l’humain. C’est le cas de nombreux termes comme altruisme, égoïsme, ou bien intérêt, ou la notion de coût et bénéfice, ou encore coopération, ou cocufiage… et la liste pourrait être bien plus longue. Il me semble, pour avancer dans le débat de l’application aux animaux de mot inventés pour qualifier le comportement humain, qu’il est bon de se rappeler que classiquement en français on utilise l’expression « c’est humain » pour justement parler de notre animalité. Il est en effet frappant de constater que, chaque fois que l’on utilise cette expression, on peut la remplacer sans trahir le message par « c’est animal ». L’expression « c’est humain » sert en fait à reconnaître notre animalité. En d’autres termes, tous les mots que nous avons inventés pour qualifier nos comportements humains véhiculent en fait les subtilités de notre animalité. Ils sont donc par construction conçus pour décrire le comportement animal. De ce fait, il n’y a aucune raison de ne pas les utiliser pour qualifier le comportement animal ; sauf à refuser notre animalité et continuer à vouloir maintenir une discontinuité entre l’animal et l’humain. Au plan philosophique, ne pouvant être juge et partie, nous sommes, nous humains, les moins bien placés pour juger d’une éventuelle discontinuité fondamentale entre nous et le reste du monde vivant, et nous devrions faire preuve d’un peu plus d’humilité. 10

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

PRÉFACE

Ceci étant acquis, nous pouvons revenir à la question de savoir si l’on peut appliquer le mot culture chez les non-humains. En fait, la question se résume à savoir si les processus observés chez l’humain et l’animal sont de nature différente. Pour y répondre, il faut revenir à l’essence même du phénomène culturel, quel que soit le type de définition que l’on utilise. L’essence de la culture est dans la transmission d’informations ou de savoirs entre individus. Le phénomène culturel repose donc sur l’apprentissage à partir des autres, ce que les scientifiques appellent l’apprentissage social. Vouloir nier le terme de culture pour qualifier ces processus c’est un peu comme si, sous prétexte que nous avons aujourd’hui inventé des voitures très complexes, bourrées d’électronique de toute sorte, on refusait alors l’utilisation du mot voiture pour qualifier un véhicule sans électronique, ou sans embrayage, ou sans moteur, ou même une voiture tirée par des chevaux. Il n’en reste pas moins qu’historiquement le mot voiture a été inventé pour qualifier une plateforme sur roues permettant de transporter à moindre effort de lourdes charges. Ce qui définit une voiture c’est donc la roue. Et le fait que nous ayons décliné ce concept de voiture à l’infini pendant des siècles jusqu’à en faire nos véhicules d’aujourd’hui ne changera rien à cette définition fondamentale. Dans le cas de la culture, tout se passe comme si l’histoire avait commencé par la fin, c’est-à-dire une voiture bourrée d’électronique. Définir la culture en fonction des caractéristiques de la culture humaine occidentale d’aujourd’hui revient à définir une voiture comme un véhicule bourré d’électronique, ce qui vous en conviendrez serait abusif. En d’autres termes, cela conduirait à refuser de revenir à l’essence même de ce qu’est le processus culturel, c’est-à-dire au risque de me répéter, la transmission d’informations, de comportements ou de savoirs entre individus. Nul doute que les cultures humaines observées aujourd’hui sont le résultat de fantastiques développements de ce concept de base, à tel point que, comme pour les voitures, il n’est pas évident aujourd’hui de faire le lien entre ces diverses formes d’un même concept fondamental. 11

PRÉFACE

Nul doute non plus que la transmission culturelle a pris une importance majeure dans l’évolution de l’humanité en interaction avec les autres formes d’hérédité. Mais, là non plus, il ne faut pas pour autant en déduire que le phénomène culturel est négligeable en dehors de l’humain. L’hérédité, c’est-à-dire le transfert d’informations entre générations, est l’essence même du vivant. Le point fondamental, trop souvent ignoré par les scientifiques, est que l’apprentissage social fait émerger une autre forme d’hérédité. Comme l’avait si bien compris Darwin il y a 150 ans, dès lors qu’un système permet une hérédité il devient ouvert au processus de sélection naturelle et participe donc à l’évolution. C’est là une vision un peu iconoclaste dans la biologie d’aujourd’hui qui est devenue « génocentrique » à l’excès. Cela ne change pas moins que toutes les formes d’hérédité participent à l’évolution. C’est d’ailleurs là une des grandes découvertes, je dirais même la révolution, de la biologie contemporaine : l’hérédité et donc l’évolution ne se résument pas à une transmission de gènes entre générations. De nombreuses autres formes d’informations sont transmises de génération en génération et façonnent l’évolution. Vous aurez compris qu’à mes yeux ce livre a de grandes qualités. Il résume de manière pédagogique et divertissante ce que l’on connaît de ce système d’hérédité que constitue la culture animale et humaine. Il est aussi particulièrement bien documenté. De ce fait, il me semble que ce livre peut être utile au grand public, éclairé ou non, mais aussi aux chercheurs et spécialistes recherchant des documents pédagogiques pour sensibiliser leurs étudiants. C’est là une réussite en soi. J’espère qu’après avoir atteint la dernière page, le lecteur aura compris que les enjeux en termes de savoir sur l’évolution qui sont derrière ce livre présenté de manière en apparence légère, participent en fait à l’un des débats les plus chauds de la biologie contemporaine pour les décennies à venir. Étienne DANCHIN Directeur de recherche à l’université Paul Sabatier de Toulouse 12

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

INTRODUCTION

La culture, c’est une affaire d’hommes. Nous, les Homo sapiens, les « hommes qui savent » et qui, par-dessus le marché, savent très bien qu’ils savent. La culture est à nous et à nous seuls. Les chimpanzés sont nos cousins, les dauphins sont d’une intelligence à faire pâlir toute une promotion de l’École polytechnique, les fourmis sont capables des prouesses les plus étonnantes. Sur ces questions, rien à redire. Les animaux ont-ils une certaine forme de langage, de pensée ou de conscience ? Pourquoi pas. Mais la culture, que diable, vous n’y pensez pas ! Voilà 150 ans au moins que les anthropologues, sociologues et autres ethnologues ont défini la culture comme un ensemble de croyances, de traditions, de règles sociales et de valeurs morales acquises par l’homme lorsqu’il devient membre d’une société. La culture, c’est même ce qui fonde toute société humaine – insistons sur humaine – en dehors de toute composante biologique, naturelle, bassement animale. Depuis 150 ans les faits n’ont guère évolué de ce côté de la science. En témoigne cet archéologue français, rencontré lors de la préparation de ce livre, pour qui « la culture est un mode spécifiquement humain d’adaptation aux contraintes de l’environnement par des moyens non biologiques », et pour qui c’est justement l’apparition d’un mécanisme d’adaptation 13

INTRODUCTION

culturelle, radicalement différente d’une adaptation naturelle, qui marque l’apparition de l’homme. Difficile de faire plus clair. La culture a permis à nos ancêtres de s’extirper de la pure bestialité ; de se mettre d’accord sur le nom des dieux à prier ; de s’expliquer la meilleure façon de frapper deux cailloux pour en faire une lame de javelot sans se faire sauter un doigt au passage ; d’échanger des civilités et des femmes en négociant autrement qu’à coups de gourdins. Bref, il y eut un avant et un après la culture. Avant, seule existe la sauvagerie de la nature. Si l’intelligence se montre de temps en temps, il s’agit d’une intelligence sommaire, matérielle. Les singes manipulent quelques outils, mais ils n’ont pas inventé l’eau chaude ni le fil à couper les bananes. C’est là que tout se joue. C’est là que surgit la culture. C’est là que, oyez, oyez, dans l’horizon lumineux ouvert par ce bouleversement qui devait marquer à jamais le cours de l’Histoire de la Vie, l’homme est apparu. Pour la majorité des scientifiques, la culture est à nous et rien qu’à nous. Toute ressemblance avec un comportement animal existant ou ayant existé n’est que pure coïncidence, voire le signe d’une naïveté bon enfant, mode écolo doucereux. Allons, réveillez-vous, nous ne sommes tout de même pas des singes ! Vont-ils au cinéma, ces bestiaux-là ? Ont-ils seulement des règles précises pour décider dans quel clan ce jeune mâle ira chercher sa future femelle ? Non ? C’est bien ce que je disais. La culture, c’est l’homme. N’en parlons plus. Le commun des mortels a-t-il un avis différent sur la question ? Il faudrait commander une étude aux instituts spécialisés. Au cours de mes discussions informelles avec des proches, j’ai glissé incognito un brouillon de sondage qui donne peut-être une tendance. À la question « d’après vous, les animaux ont-ils une culture ? », 45 % des personnes interrogées ont répondu « non », 45 % ont répondu « tout dépend ce qu’on entend par culture », et 10 % ont bredouillé des réponses du genre « on mange quoi ce soir ? » ou « tu as un lacet détaché, fais gaffe dans l’escalier », montrant combien ils étaient passionnés par le débat. 14

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

INTRODUCTION

Aucun, je dis bien aucun, au cours de l’année et demie de préparation de ce livre, ne m’a répondu par un « oui » franc et massif en pur chêne. Le commun des mortels a donc tendance à voter en faveur d’une culture entre les mains des seuls humains, ou au moins se débarrassent de la patate chaude en évoquant un problème de définition. Pourtant, quand on parle du langage, de la pensée rationnelle ou d’une forme de conscience, un « oui » concernant leur existence chez les animaux recueille davantage de suffrages. Pourquoi la culture résiste-t-elle ? Pourquoi s’acharne-t-on à la garder au fond de notre poche, bien calée sous notre orgueil ? Quelqu’un va-t-il se lever pour affirmer que la culture est bel et bien présente chez les animaux, et qu’il serait temps de la regarder en face ? Oui. Et ils sont même plusieurs à le dire. Ce sont quelques poignées de scientifiques spécialistes du comportement animal. Pour beaucoup d’entre eux – pas tous, bien sûr, les choses ne sont jamais aussi simples – on trouve dans le monde animal de nombreux cas de culture, et même de cultures. Leur thématique scientifique, l’éthologie et l’écologie comportementale, est d’ailleurs en plein boum. Chaque jour des études révèlent des comportements étonnants, riches d’enseignements et soulevant toujours autant de questions qu’elles apportent des réponses. Et la plupart s’accordent à le confirmer : oui la culture animale existe. Pour caractériser un comportement, on fait en général intervenir trois paramètres. D’abord, ce qui est déterminé génétiquement : un guépard est naturellement conçu pour ridiculiser tous nos records du 100 mètres, et une poule est naturellement dépourvue de dents. Ensuite, ce qui est directement influencé par l’environnement en dehors de tout apprentissage : une mouche vivant en Normandie se nourrit de pommes plutôt que de goyaves car les goyaviers sont rares entre Dieppe et Avranches. Au Cameroun, on observe évidemment le contraire. Enfin, le troisième paramètre concerne tout ce qui est appris, 15

INTRODUCTION

acquis lors d’une interaction avec l’environnement ou avec d’autres individus. Cet apprentissage peut se faire à tâtons, par « essais et erreurs ». On goûte un fruit et si on ne rend pas tripes et boyaux au bout de quelques heures, c’est que le fruit doit être comestible. Il peut aussi se réaliser en observant les autres, en les imitant ou en se faisant offrir une démonstration. Comme un élève de 4e qui voit le théorème de Pythagore apparaître sous le crayon du professeur. Et c’est là, au milieu de ces comportements que les animaux se transmettent d’une façon ou d’une autre, que se niche la culture. Pour les biologistes, elle peut se définir comme l’ensemble des comportements « traditionnels » d’une population qui ne dépendent ni de facteurs génétiques ni de facteurs environnementaux. Un comportement culturel est toujours transmis d’une génération à l’autre par une forme d’apprentissage social. Et n’allez pas croire que de telles situations sont rares. Ce livre est justement destiné à en dresser un tableau le plus complet possible, et les exemples ne manquent pas. Au cours d’une seule journée, le 19 mai 2009 exactement, on a appris que deux espèces d’oiseaux africains très proches, le barbion à gorge jaune (Pogoniulus subsulphureus) et le barbion à croupion jaune (Pogoniulus bilineatus) – on comprend vite comment distinguer les deux espèces – ont des chants très proches mais légèrement différents. Et cette différence de « dialecte » aurait eu une influence sur la naissance des deux espèces à partir d’une même population originelle. Est-ce la modification du chant qui a entraîné la formation de deux espèces, ou l’inverse ? On ne sait pas. Mais on dirait bien que les oiseaux ont des dialectes. Comme l’homme. Le même jour, on découvrait comment les fourmis d’Argentine (Linepithema humile) reconnaissent leurs morts pour mieux les évacuer et les regrouper hors du nid. Organisent-elles des cimetières ? Le mot est peut-être exagéré, d’autant qu’elles ne distinguent leurs cadavres qu’à l’odeur : une fourmi en pleine forme se parfume avec 16

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

INTRODUCTION

deux molécules odorantes, signes de son état « vivant » et absentes sur un corps mort. Ce dernier est donc facilement identifiable par les autres, qui s’empressent de l’éjecter. Les fourmis ont donc un comportement de fossoyeur. Comme l’homme. Toujours le 19 mai, on nous révélait que l’obésité, problème culturel en expansion depuis qu’on nous encourage à manger gras et sucré tout en restant posés sur nos fesses une grande partie de la journée, trouverait une de ses origines dans les fondements les plus anciens de nos régimes alimentaires. Le singe atèle à tête noire (Ateles chamek), dont la lignée est pourtant très éloignée de la nôtre, mange avec le même objectif que nous : absorber une quantité régulière de protéines. Or cela n’est pas possible en permanence. C’est donc leur régime de sucres et de graisses qui s’adapte et qui est naturellement modulable pour compenser les inévitables variations dans l’apport quotidien en protéines. Les atèles sont faits pour consommer, si besoin, de grandes quantités de sucres et de graisses. Et le phénomène serait commun à beaucoup de primates. Voilà qui explique en partie notre aptitude à ingérer du gras et du sucré en proportions fluctuantes pouvant aller jusqu’au dramatique. Un problème culturel, l’obésité, trouve ainsi une de ses causes dans des habitudes culinaires presque innées. Tout cela voudrait dire que (i) la culture existe chez les animaux ; (ii) que la considérer comme réservée à l’homme est avant tout une question de point de vue, voire de définition ; (iii) que des comportements très semblables aux nôtres existent dans le monde animal ; (iv) qu’à l’inverse, nos propres comportements culturels trouvent leur origine dans nos millions d’années d’Histoire. C’est l’ensemble de ces affirmations que nous allons explorer dans ce livre. Les points de vue des éthologues et des sociologues semblent inconciliables, et la culture ballottée d’un côté à l’autre d’une frontière qui n’existe peut-être même pas. Apparente opposition que nous allons essayer, non pas de résoudre – ce serait bien présomptueux – mais au 17

INTRODUCTION

moins de faire pivoter : au lieu de les mettre dos à dos, les placer face à face. La première partie de ce livre est consacrée à un tour d’horizon des comportements animaux les plus significatifs lorsqu’on s’intéresse à la culture. Nous voyagerons parmi les singes, des capucins aux chimpanzés ; parmi les baleines et les dauphins, les corneilles et les oiseaux chanteurs ; parmi les abeilles et les fourmis. Au cours de la deuxième partie, nous explorerons le monde de la recherche en détail, et les problèmes de définition qui tournent autour de la culture. Immersion dans les labos de biologie, confrontation avec le point de vue des sciences humaines, puis introduction à un organe exceptionnel, au cœur de nos pensées les plus élaborées. Outil indispensable pour réfléchir, parler et s’empoigner avec son collègue de bureau au sujet de – exemple au hasard – la culture : je parle bien sûr du cerveau. Dans la troisième partie, nous reviendrons justement sur cette question du « propre de l’homme ». Sommes-nous vraiment des êtres vivants uniques, avons-nous réellement quelque chose que les autres animaux n’ont pas ? Qu’ont trouvé ceux qui sont partis en quête de ce propre de l’homme ? Nous verrons que les pistes qui mènent vers lui sont semées d’embûches, et qu’il faut peut-être voir la culture non pas comme un processus apparu comme un lapin blanc d’un chapeau haut-de-forme, mais comme un processus qui s’inscrit dans les mécanismes de l’évolution. Enfin, dans la dernière partie, nous regarderons d’un œil neuf les comportements rencontrés au cours de nos pérégrinations, pour tenter de cerner encore mieux ces mondes animaux, tous différents du nôtre mais qui intègrent parfois, peutêtre, un peu de culture. Et pour terminer, le dernier chapitre sera consacré à ce monde humain si particulier, avec ses valeurs, ses règles, son langage et sa culture si uniques. Car on a beau dire, l’homme ce n’est pas non plus n’importe qui. Mais trêve de papotages. Venons-en aux faits. 18

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

PARTIE 1

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

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1 Histoires de singes

LES MACAQUES OUVRENT LE BAL Les premiers à oser parler de culture pour décrire un comportement animal furent des Japonais. Dans les années 1950, le professeur Kinji Imanishi voulait étudier l’histoire et la structure des sociétés humaines. Pour y arriver, il décida de se pencher d’abord sur… des macaques, nombreux au nord du Japon où leur épaisse fourrure leur permet de supporter l’hiver. C’est donc auprès d’une population de Macaca fuscata vivant sur la petite île de Koshima que l’équipe du professeur Imanishi commença ses observations. Et remarqua vite la difficulté d’approcher les macaques qui se retranchaient dans la forêt. Les chercheurs usèrent alors d’une ruse de singe : ils déposèrent des patates douces sur le rivage, à espace découvert, pour forcer leurs timides sujets d’études à montrer le bout du museau. Ils purent ainsi habituer les macaques à leur présence et les observer sans les effaroucher. Jusqu’à ce jour de septembre 1953. Satsue Mito, institutrice locale improvisée chercheur assistante, observe une jeune femelle déguster une patate douce. L’habitude veut que les singes croquent le tubercule 21

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

Macaque japonais en train de laver des patates douces.

tel quel, couvert de sa peau et de sable. Mais quelle mouche pique cette jeune femelle ? Voilà qu’au lieu de porter la patate à sa bouche, elle la porte près d’un ruisseau, l’y plonge, la frotte de ses deux mains, la ressort puis, apparemment satisfaite, savoure son légume tout propre. L’institutrice ébahie file dresser son rapport au chef. Une jeune macaque a lavé sa nourriture avant de la manger ! La coupable est baptisée Imo (patate douce, en japonais) et les conclusions sont logiquement tirées : un comportement nouveau est apparu chez les macaques de Koshima, et il ressemble drôlement à celui des hommes… Dès novembre 1953, d’autres macaques se mettent à laver leurs patates, notamment deux camarades de jeu d’Imo et même sa propre mère. La transmission du comportement entre individus socialement proches éveille l’attention des chercheurs : se pourrait-il qu’ils s’imitent les uns les autres ? 22

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

1. HISTOIRES DE SINGES

Dans les mois qui suivent, une variante apparaît. Certains lavent désormais leurs patates dans l’eau de mer. Comme s’ils prenaient plaisir à relever d’une pointe de sel le goût du repas. Imo poursuit ses innovations culinaires à partir du blé, lui aussi distribué par les humains et lui aussi souillé par du sable. Elle découvre que, si elle jette le blé dans l’eau, les graines flottent tandis que le sable coule. Une technique de nettoyage qui, à son tour, se transmet en quelques années au sein de la troupe. En 1962, les trois quarts des macaques de Koshima lavent leurs patates douces, et un tiers trie son blé. Sans compter que les singes, désormais habitués au terrain découvert du rivage, commencent à se baigner ! Les Japonais n’hésitent plus. Ils parlent, selon les cas, de sous-culture, de préculture ou de protoculture pour décrire ce fait étonnant : des comportements émergent puis se diffusent au sein d’une troupe de macaques, sûrement par imitation entre individus. D’autres chercheurs nippons relèvent à leur tour des comportements inédits chez d’autres populations de macaques. À Jigokudani par exemple, au centre du pays, ils lavent leurs pommes dans la neige et se baignent dans des sources d’eau chaude. Tout est donc réuni pour qu’on évoque l’idée d’une culture chez les macaques japonais. Des innovations comportementales voient le jour, sans qu’on puisse les expliquer par une influence génétique ou environnementale, puis se transmettent jusqu’à devenir caractéristiques d’une population. À la fin des années 1950, l’homme découvre ainsi le phénomène culturel chez les macaques. Et ce n’est qu’un début. Après l’exploration de son pays natal, Imanishi part en Afrique à la découverte des « grands singes ». On appelle grands singes, ou singes anthropoïdes, les primates les plus proches de l’homme : chimpanzés, bonobos, gorilles et orangs-outans. Imanishi rencontre Louis Leakey, un anthropologue kényan alors sur la piste des ancêtres de l’homme. Le chercheur japonais transmet-il à son collègue sa passion pour les 23

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

primates ? Toujours est-il que Leakey décide à son tour d’explorer chez les grands singes ce qu’il ignore encore des hommes préhistoriques. Trois jeunes femmes de son entourage se déclarent volontaires pour s’isoler en pleine forêt au milieu des bêtes. Jane Goodall part chez les chimpanzés, Diane Fossey s’installe parmi les gorilles, et Biruté Galdikas fait le déplacement à Bornéo, pays des orangs-outans. On surnomma ces trois passionnées (et courageuses !) les Anges de Leakey. C’était il y a 50 ans. Depuis, notre connaissance des grands singes n’a cessé d’appuyer l’existence, chez eux, de véritables cultures. DES CHIMPANZÉS BIEN OUTILLÉS Les chimpanzés (Pan troglodytes) étant nos plus proches cousins, ils furent l’objet des attentions les plus nourries. Eux que l’on croyait violents, toujours à se battre les uns contre les autres, se révélèrent membres de sociétés très organisées où la recherche d’harmonie fait partie intégrante du quotidien. Certes il y a des cris, des jets de branche et des combats, mais les chimpanzés se montrent aussi capables d’amitié, de coopération et d’entraide. Ils règlent leurs problèmes sociaux par un écheveau de tractations, d’alliances, de trahisons et d’ententes cordiales dignes des plus belles séances de négociations parlementaires chez les humains. Outre cette recherche de cohésion sociale, les chimpanzés font preuve de compétences techniques élaborées. Ils utilisent des outils de pierre, de bois et de feuilles, ces dernières servant à s’essuyer après être allé au petit coin, après l’accouplement ou en cas de saignement. Les chimpanzés connaissent donc les serviettes et les pansements. Ils connaissent même le principe de l’éponge, puisque les feuilles font d’excellents capteurs d’eau, bien pratiques lorsque le précieux liquide n’est accessible qu’au fond d’un trou. Les chimpanzés taillent aussi des baguettes de bois, dont les usages varient selon les populations. Chez les uns, elles servent à gratter la moelle des os de colobes, des petits singes que les chimpanzés chassent 24

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1. HISTOIRES DE SINGES

régulièrement. On a même vu une jeune femelle nettoyer ainsi les orbites d’un crâne de colobe dont elle venait de manger les yeux. Scène fascinante, à condition de ne pas en être le témoin juste après le petit déjeuner. Dans d’autres populations, on manie la baguette pour extraire des restes de noix coincés au fond de leur coque, pour ramasser du miel au fond d’un nid d’abeilles, ou pour pêcher des fourmis ou des termites. Les chimpanzés exploitent donc les bouts de bois d’au moins quatre façons différentes, chacune demandant un outil bien adapté. Les baguettes sont plus courtes et plus fines lorsqu’elles sont utilisées pour extraire des morceaux de moelle ou de noix, et pour améliorer leur efficacité lors de la pêche, l’extrémité est parfois modifiée. UNE LAMPÉE BIEN GROUILLANTE La pêche aux insectes est une des pratiques les plus étudiées chez les chimpanzés. Elle concerne surtout les femelles, les mâles préférant la technique moins délicate qui consiste à plonger le bras dans le nid pour en remonter des poignées d’œufs, d’insectes et de terre mélangés. Quand elle veut pêcher, la femelle commence par repérer un nid, souvent déjà connu et exploité par le groupe. Elle cherche alors une brindille dans les arbres alentour, la casse, la débarrasse éventuellement de ses feuilles et de son écorce, la taille à la bonne longueur avec, pourquoi pas, un bout pointu. Elle retourne alors au nid, fait la queue si un collègue est déjà à table puis, son tour venu, plonge son outil dans les galeries pleines d’insectes. La pêche est-elle une pratique culturelle des chimpanzés ? Cela se pourrait. D’une part, toutes les populations ne pêchent pas à la baguette : dans la forêt de Taï, en Côte d’Ivoire, on ne pêche des termites qu’avec les bras. D’autre part, dans les groupes utilisant une baguette, les techniques de préparation varient d’un lieu à l’autre. La plupart du temps, l’extrémité de l’outil est pointue, sans effilochage, pour une progression optimale dans les galeries. Si elle est usée, le pêcheur la mordille pour la remettre à neuf. Mais un groupe vivant en République 25

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

démocratique du Congo (RDC) fait exactement le contraire : ses membres abîment volontairement la pointe, à la main et avec les dents, pour l’effilocher et s’en servir comme brosse ! Ils passent régulièrement la baguette dans le creux de leur main pour ranger les fils, comme un peintre recoiffe son pinceau ébouriffé. Un tel outil peut même être exploité de plusieurs manières, la plus sophistiquée consistant à user du « manche » pour agrandir l’entrée de la galerie, puis de la brosse pour ramasser les termites. Au final, ce groupe vivant en RDC a développé une technique de pêche unique au monde… Côté fourmis, là encore, à chacun sa méthode. Les populations de chimpanzés vivant dans les parcs nationaux de Bossou (Guinée) et de Taï pêchent des fourmis légionnaires, des nomades qui se déplacent à la recherche de proies en établissant à chaque étape un camp de base. Pour les ramasser, les chimpanzés utilisent leur baguette soit comme une sonde qu’ils plongent dans les galeries du nid, soit comme un râteau pour récolter les fourmis dans les bataillons en déplacement. À Bossou et à Taï, on pêche les cinq mêmes espèces de fourmis, dont certaines sont très agressives et peuvent mordre douloureusement l’assaillant. Conséquence logique : les baguettes utilisées pour pêcher les fourmis agressives sont en moyenne plus longues. Ça laisse au chimpanzé plus de temps pour ramasser les fourmis avant qu’elles ne remontent le bâton, toutes mandibules dehors. Les singes utilisent d’ailleurs deux techniques pour recueillir leurs proies. Soit ils lèchent directement les fourmis en faisant glisser la baguette entre les lèvres, soit ils font d’abord coulisser celle-ci dans leur poing pour ramasser les insectes au creux de la paume, avant de les mettre à la bouche comme on goberait une poignée de petits bonbons. Lorsqu’ils pêchent les fourmis agressives, les chimpanzés préfèrent naturellement cette seconde technique, qui limite les risques de morsures aux lèvres.

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1. HISTOIRES DE SINGES

Certaines différences observées entre les techniques de Taï et de Bossou ont donc une explication d’ordre écologique : à fourmi dangereuse, technique prudente. Ce qui est moins explicable, c’est qu’à Taï on n’a jamais observé un chimpanzé pêcher des fourmis en procession à la surface. Toujours au fond du nid ! Alors qu’à Bossou les deux techniques sont employées. À Taï, les baguettes sont toujours, en moyenne, plus courtes qu’à Bossou ; une région où les insectes sont parfois ramassés avec des nervures centrales de feuilles à la place des bouts de bois, et où ces mêmes feuilles sont utilisées comme serviettes après la copulation. Comportement jamais observé à Taï. Pour montrer à une femelle qu’elle lui a tapé dans l’œil, un mâle vivant à Taï lui exhibe son sexe alors qu’à Bossou ou à Mahale (en Tanzanie), il déchire violemment une feuille. Et ce ne sont que quelques exemples parmi des dizaines… De quoi commencer à mesurer la grande diversité des comportements qui existent dans les populations de chimpanzés. Une diversité qui ne trouverait pas son explication dans les seuls domaines génétiques et écologiques. Et on n’aurait plus d’autre choix que d’évoquer la culture. 27

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

COMMENT OUVRIR UNE NOIX ? Une autre pratique courante chez les chimpanzés consiste à ouvrir des noix en les posant sur une enclume puis en les percutant avec un semblant de marteau. Les noix sont des aliments très prisés des chimpanzés. Abondantes dans les forêts africaines, elles sont riches en énergie et calent bien le consommateur. Une bonne alimentation facile d’accès… Facile ? Oui, pour qui arrive à passer la barrière de la coque. Les chimpanzés ont trouvé un moyen : il suffit de taper dessus. Mais pas n’importe comment. Comme la pêche, l’ouverture d’une noix fait appel à une succession de gestes rigoureusement orchestrée. 1. Chercher son enclume et son marteau. L’un et l’autre peuvent être en bois (branche, racine) ou des pierres. Les plus efficaces sont souvent réutilisés, au point que certains marteaux finissent profondément creusés, usés par leurs multiples rencontres avec des coques de noix. 2. Recueillir les fruits puis les amener près de la zone de travail. 3. Placer comme il faut une noix sur l’enclume. 4. Frapper convenablement la noix à l’aide du marteau. Le mot « convenablement » n’est pas superflu car la technique n’est pas à la portée du premier chimpanzé venu. Il faut plusieurs années à un jeune pour la maîtriser, un long apprentissage pendant lequel il s’exerce beaucoup, observe maman en pleine action et se fait parfois aider. Ce dernier point soulève une question fondamentale lorsqu’on parle de culture : les chimpanzés sont-ils capables d’enseigner leur savoirfaire, comme nous les humains ? Possible. On a observé à deux reprises – deux seulement, car l’observation en milieu naturel n’offre que de rares moments de gloire – une mère réalisant une démonstration de sa technique auprès de son enfant. La plupart du temps, ce sont les jeunes qui observent leur mère. Celle-ci se contente de laisser les gamins lui chiper une noix fermée, 28

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1. HISTOIRES DE SINGES

ou à moitié ouverte quand elle est de bonne humeur, pour qu’ils s’habituent à l’objet. Mais un jour, alors que le petit Sartre s’use le moral face à une noix récalcitrante, maman Salomé s’approche de lui, prend la noix sur l’enclume et la replace dans une meilleure position. Puis elle s’éloigne. Sartre abat son marteau et, ô miracle, la coque cède rapidement. Pour l’observateur de la scène, la conclusion est indiscutable : Salomé a montré à Sartre, son fils, comment positionner convenablement sa noix sur l’enclume. Tout aussi claire est l’attitude de Ricci, à qui sa fille Nina (5 ans) tend son marteau, lasse de ne savoir le tenir comme il faut. Ricci prend alors une minute de son temps pour placer correctement l’outil dans sa propre main, sous les yeux attentifs de Nina, en ralentissant et en exagérant chaque mouvement. Elle casse ensuite 10 noix devant sa fille, à qui elle donne les fruits à manger. Puis elle s’en va, laissant Nina ouvrir 4 noix en un quart d’heure – une prouesse, à son âge – en tenant le marteau comme maman.

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Activité technique élaborée, transmission active du savoir-faire aux enfants, voilà un bon pas vers la culture. Qu’en est-il de la diversité entre populations ? Elle existe. D’abord, sur la quarantaine de troupes de chimpanzés étudiées en milieu naturel, cinq seulement ont été vues en train de casser des noix. Ensuite, selon les groupes, l’enclume et le marteau peuvent être des pierres ou des morceaux de bois. Mais le plus étonnant est que seules les populations d’Afrique de l’Ouest (Gabon, Côte d’Ivoire, Guinée) pratiquent cette activité. Celles de Tanzanie et d’Ouganda semblent l’ignorer. Est-ce lié à une contrainte environnementale encore passée inaperçue ? Toutes les populations ont accès aux mêmes noix et aux mêmes outils, mais un autre élément a peut-être échappé aux observateurs. Est-ce une question de préférence alimentaire ? Le phénomène existe chez les chimpanzés. Ils chassent tous des petits singes, mais les orientaux chassent aussi de jeunes antilopes et potamochères alors que les occidentaux ne chassent jamais ces animaux, pourtant présents dans leur environnement. En Côte d’Ivoire, on a même observé des jeunes chimpanzés entourant avec curiosité une antilope blessée, sous le regard indifférent de la troupe. Aucun jeune, aucun adulte n’eut l’idée de la manger. Nul doute qu’en Afrique de l’Est, elle aurait fini sa vie sous forme de repas du soir… Le cassage des noix est une des situations les plus convaincantes de comportement culturel. Son caractère habituel, traditionnel, transmis au fil des générations fut confirmé par la découverte de sites exclusivement dédiés à cette activité. En fouillant le sous-sol de Côte d’Ivoire tels de vrais archéologues pour singes, des chercheurs ont déterré plus de 4 kg de marteaux et 40 kg de coques de noix vides sur un même site. Preuve d’une activité organisée, d’un point de vue technique et géographique, et transmise sur une période d’au moins 150 ans. De tels sites sont comparables à ceux laissés par nos premiers ancêtres tailleurs de pierre (Homo habilis). Autres temps autres mœurs, les singes cassent des noix comme les hommes taillaient des pierres ! 30

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1. HISTOIRES DE SINGES

Au terme de 50 années d’observation, la liste des comportements variables entre populations de chimpanzés s’est allongée au point qu’il est difficile, sous peine d’endormir le lecteur, d’en dresser une liste exhaustive. Le dernier bilan en date faisait état de 39 comportements culturels, parmi lesquels figurent les techniques d’ouverture de noix ou de pêche aux insectes, l’utilisation de feuilles comme serviettes, comme coussins ou comme éventails. On peut même identifier la population à laquelle appartient un chimpanzé rien qu’en observant ses petites habitudes. Comme on devine le pays d’origine d’un Homo sapiens d’après sa langue maternelle, le côté de la route où il conduit, ou le nom de son candidat préféré aux prochaines élections. Troublante similitude, n’est-ce pas ? AU LIT AVEC LES ORANGS-OUTANS Les orangs-outans (Pongo pongo) vivent uniquement sur les îles de Bornéo et Sumatra1. Moins bien connus que les chimpanzés, ils présentent cependant des variantes dans leurs habitudes qui ne nous ont pas échappé. On relève – sans être certain d’avoir tout compté – au moins 24 comportements culturels chez ces grands singes roux : utilisation d’outils, techniques d’alimentation, construction du couchage ou productions sonores, bien des gestes varient d’une population à l’autre. Par exemple, la plupart des orangs-outans produisent un son caractéristique en collant leur bouche contre la peau de leur poignet ou de leur main puis en soufflant à s’en faire gonfler les bajoues. Deux populations de Bornéo procèdent de même avec des feuilles, mais aucune à Sumatra. Côté cuisine, plusieurs groupes cassent des branches mortes pour aspirer à la bouche les fourmis qui y ont élu domicile, mais dans un seul d’entre eux on a vu des orangs-outans 1. La classification des orangs-outans est encore incertaine. Aux dernières nouvelles, les populations de Sumatra et de Bornéo seraient en fait deux espèces distinctes, respectivement Pongo pygmaeus et Pongo abelii.

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DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

extirper les insectes à la baguette. Ils utilisent parfois des feuilles comme coussins, pour éviter de se transpercer l’arrière-train lorsqu’ils s’assoient sur des branches pleines d’épines. Quelques ingénieux orangs-outans s’en servent même de gants pour ramasser des fruits piquants ! Geste habituel chez une des deux populations de Sumatra, mais quasi inexistant chez l’autre… Un comportement bien étudié des orangs-outans est la construction du « nid », couchage formé de branches et de feuilles que les grands singes fabriquent chaque soir au rythme de leurs déplacements. La procédure classique consiste d’abord à choisir un arbre et un bon emplacement parmi les branchages. Ensuite on forme un sommier en pliant, cassant, entrecroisant quelques grosses branches ; on délimite une bordure circulaire en repliant les petites branches ; on matelasse le tout d’un tapis de feuilles prélevées dans l’environnement immédiat du nid ; et on se couche enfin, tous ces efforts méritant un bon repos. Plusieurs variantes existent autour de la construction du nid. Tous les orangs-outans en bâtissent un second, réservé pour certains au jeu alors que d’autres s’y réfugient en cas de pluie. Très rarement les deux à la fois. Contre la pluie, dans quelques groupes on préfère se cacher simplement sous le nid principal. En cas de soleil trop violent, au contraire, on peut lui rajouter un parasol de feuilles. Une autre source de diversité concerne un bruit que chaque membre du groupe émet pendant qu’il construit son nid, comme s’ils s’annonçaient mutuellement « je vais me coucher ! ». Le bruit en question s’appelle le raspberry (framboise, en anglais) car il ressemble au son que produisent les lèvres si on s’amuse à cracher une framboise. Le raspberry est entendu dans deux populations. Mais chez l’une il est émis quand on a terminé son nid, chez l’autre quand on s’apprête à commencer. Question d’habitude. Enfin, alors que tous les orangs-outans construisent leur sommier de branches puis vont ramasser des feuilles en guise de matelas, ceux 32

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1. HISTOIRES DE SINGES

d’un petit groupe de Bornéo partent d’abord chercher des feuilles et ne construisent le nid qu’ensuite. Question d’habitude. Question de culture ? JUSQUE CHEZ LES PETITS SINGES Chimpanzés et orangs-outans sont les mieux connus des grands singes, ceux aussi chez qui les comportements culturels ont été décrits en détail. Pour les autres espèces, gorilles et bonobos, les choses se compliquent. Les études en milieu sauvage n’ont presque jamais suggéré l’existence chez eux de phénomènes culturels. Plusieurs raisons à cela. D’abord, la difficulté d’accès aux populations. Les bonobos (Pan paniscus), dont il ne subsiste au maximum que 20 000 individus (contre plus de 100 000 chimpanzés), vivent dans les forêts tropicales de République démocratique du Congo, régions reculées d’un pays célèbre pour son instabilité politique chronique. D’autant que les bonobos ont été découverts très récemment : les premières études en milieu naturel datent de 1973 ! Depuis, on a mis en évidence leurs grandes capacités intellectuelles et leur vie sociale pacifique et très sexuée, mais en termes de culture, ils sont trop mal connus pour qu’on en dise quoi que ce soit. Pour le moment… Quant aux gorilles, il en existe deux espèces. L’une (Gorilla beringei) vit à l’est de la RDC et dans les montagnes environnantes. Pour les atteindre, prévoir de bonnes séances de trekking et des talents diplomatiques hors normes. Diane Fossey y fut elle-même assassinée en 1985, probablement par des braconniers. L’autre espèce (Gorilla gorilla) vit dans les plaines entourant le golfe de Guinée, du Nigeria à la RDC. Cette population compte environ 40 000 individus, qui s’ajoutent aux 10 000 orientaux. Mais aucun comportement culturel n’a encore été officiellement déclaré chez les gorilles. On les voit couramment utiliser des outils en captivité, mais pas en milieu naturel. On trouve bien, d’une population à l’autre, quelques différences dans 33

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

le régime alimentaire, notamment envers les insectes. Il y a aussi Leah, cette jeune femelle qui a utilisé une branche pour sonder la profondeur d’une mare ; ou Efi, qui a converti un tronc d’arbre en passerelle pour traverser un marais. Mais on n’a guère mieux. Les gorilles ne se nourrissent donc pas de noix ou d’insectes ? Très rarement, en effet. Leur régime est quasi exclusivement herbivore. Or arracher une feuille de sa tige ne demande pas d’autre outil que deux doigts en bonne santé. S’ils veulent une friandise, les gorilles profitent de leur statut de primate le plus puissant de la planète. Ils ouvrent les noix avec les dents, et défoncent les termitières à coups de poings. Le protocole est moins fin, mais tout aussi efficace. Ce qui prouve, non pas que les gorilles sont de sombres brutes, mais qu’un animal se sert d’un outil si cela en vaut la peine. L’action est coûteuse en temps et en énergie, et n’est mise en œuvre que si elle apporte un réel avantage. Quand on est fort comme un gorille, on n’a pas besoin d’instruments ! Finalement, ce n’est pas chez les proches parents des chimpanzés et orangs-outans qu’il faut chercher d’autres pistes de culture chez les primates. Il vaut mieux se tourner vers les macaques, mieux connus, ou vers de petits singes d’Amérique que sont les capucins, tamarins et autres ouistitis. Les macaques japonais étudiés en semi-liberté manipulent des pierres selon une cinquantaine de méthodes différentes : on peut transporter des cailloux, les frotter ou les frapper l’un contre l’autre, rouler une grosse pierre sur le sol, etc. Souvent, les pratiques courantes dans une population sont absentes chez une autre. Et elles se transmettent : une jeune femelle initia la manipulation de cailloux en 1979 et fut vite imitée par ses compagnons de jeu puis, à partir de 1984, par des jeunes adultes. Voilà confirmé ce que les macaques de Koshima avaient suggéré : ces singes innovent et s’imitent les uns les autres, jusqu’à transmettre leurs habitudes entre générations.

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1. HISTOIRES DE SINGES

Les populations sauvages de petits singes utilisent aussi plusieurs sortes d’outils. Les sapajous à barbe (Cebus libidinonus) se servent, comme les grands singes, de percuteurs pour ouvrir des coques. Ils creusent le sol avec des pierres à la recherche de racines et de tubercules. Ils extirpent des insectes ou du miel de leurs nids respectifs une brindille à la main. Les capucins à front blanc (Cebus albifrons trinitatis) utilisent parfois des feuilles repliées comme cuillers pour ramasser de l’eau au creux des arbres. Cette technique, courante dans une population, n’a jamais été observée dans deux autres groupes vivant pourtant à proximité. Rassurez-vous, ceux-là ne meurent pas de soif. Ils utilisent simplement leurs doigts, leurs pieds, voire leur queue, pour éponger l’eau. Ces quelques exemples montrent la diversité des comportements chez les primates, leur variation d’une population à l’autre, leur ingéniosité technique et leur transmission entre individus. Tous les ingrédients semblent réunis pour que, au moins chez les chimpanzés et les orangs-outans dont les comportements sont particulièrement bien détaillés, on puisse suggérer l’existence d’une culture. Probablement aussi chez quelques petits singes. Les autres attendent peut-être qu’on les connaisse mieux. Étonnant ? Troublant ? Et ce n’est qu’un début. Car l’idée de culture dépasse le seul cadre des primates pour s’étendre à d’autres vertébrés. Débordant le milieu terrestre, elle se rencontre du haut des airs au fond des océans, chez les oiseaux et les cétacés.

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2 Des ailes et des nageoires

Les cétacés sont des mammifères aquatiques, issus d’animaux terrestres qui sont retournés dans l’eau. Ils allaitent leurs petits et respirent grâce à des poumons, mais alors que les phoques, les otaries ou les morses respirent par la bouche, les cétacés, qui sont en général de grosses bêtes, ont une astuce pour ne pas s’épuiser à sortir la tête de l’eau. Ils prennent l’air par un évent, équivalent de narine situé en haut du crâne. Les cétacés sont aussi caractérisés par leur corps en forme de poisson. On les sépare en deux groupes, ceux dont la bouche est hérissée de fanons (baleine bleue, baleine à bosse, rorqual commun…) et ceux qui ont des dents (dauphins, cachalots, orques…). Ce n’est d’ailleurs pas la seule différence entre les deux groupes, puisque seules les baleines à dents pratiquent l’écholocation, système de guidage et de repérage des proies par ultrasons. ON CHASSE DE MÈRE EN FILLE En termes de culture, l’usage d’outils, si courant chez les singes, est rare chez les cétacés. On n’a encore jamais vu une baleine bleue pêcher 37

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

son krill à l’épuisette, ni un dauphin s’ouvrir un bivalve avec un couteau à huître. En tout et pour tout, on ne connaît qu’un seul cas d’outil chez un cétacé. Ce qui est déjà un exploit, car saisir un objet quand on n’a que des nageoires n’est pas à la portée du premier manchot venu. Les coupables furent repérés parmi les grands dauphins (genre Tursiops) vivant dans la baie des Requins, à l’ouest de l’Australie. Leurs outils sont des éponges de mer, avec lesquelles ils fouillent le sable pour en déloger des poissons. Comment ? En manipulant l’éponge… avec le nez ! Après l’avoir détachée du fond marin, ils l’enfilent au bout de leur rostre pointu puis labourent le sable à l’aide de cette charrue naturelle.

Le dauphin utilise des éponges pour labourer le sol marin.

Cette découverte étonnante ne date que d’une quinzaine d’années mais elle se révèle déjà riche en enseignements. La pêche à l’éponge est pratiquée dans une zone géographique bien délimitée de la baie des Requins, presque exclusivement par des femelles. Comme chez les chimpanzés, les mâles préfèrent d’autres méthodes. Des tests génétiques ont même prouvé que les mères transmettent cette technique à leurs filles. L’implication de ces dames est logique car les dauphins vivent en sociétés dites « matrilinéaires », où chaque groupe est constitué de femelles apparentées (mères, filles, sœurs, tantes…) tandis que les mâles sont exclus une fois adultes. Cette structure facilite la transmission mère/enfants, notamment la technique à l’éponge 38

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2. DES AILES ET DES NAGEOIRES

probablement issue d’une lignée unique : inventée un beau jour par une femelle qui l’aurait transmise à ses filles, qui elles-mêmes… Aucun facteur génétique ni environnemental ne semble entrer en jeu. La population « épongeuse » a le même patrimoine génétique et vit au même endroit que le reste des dauphins de la baie. On est donc face à un comportement spécifique d’un petit groupe et qui se transmet des parents aux enfants, sûrement par imitation. Si ce n’est pas un comportement culturel, ça y ressemble ! Les techniques de chasse sont nombreuses chez les cétacés, notamment chez les dauphins et les orques dont les comportements sont parmi les plus variés du monde animal. Les orques (Orcinus orca) vivant au sud de l’Argentine et autour des îles Crozet ont une technique spéciale pour attraper des otaries ou des phoques. La méthode est impressionnante : elle consiste à nager à toute allure vers une plage où ces animaux bronzent entre deux baignades, et à s’échouer exprès sur le rivage, gueule béante prête à mordre. Une fois la proie saisie (de terreur d’abord, par les mâchoires ensuite), l’orque n’a plus qu’à se trémousser en marche arrière pour retourner à l’eau. Pour un animal de plusieurs tonnes, admirez l’exploit. Comme chez les dauphins, la technique se transmet de la mère aux enfants et fait l’objet d’un long apprentissage. Il faut en moyenne six ans pour la maîtriser. Six ans durant lesquels les petits jouent à s’échouer avec leur mère, juste pour s’entraîner. Parfois, la maman pousse son petit sur la plage, l’aide à attraper une proie puis à retourner à l’eau, en l’arrosant pour éviter qu’il ne se dessèche. Éponge chez les dauphins, échouage chez les orques, dans les deux cas un groupe dispose d’une technique spéciale et la transmet activement à ses enfants. De plus, ces animaux sont capables d’innover. Comme cette orque d’un parc aquatique canadien qui a trouvé une belle astuce pour attirer des mouettes jusqu’à son estomac. Elle a régurgité une partie de la nourriture qu’elle venait d’avaler, puis 39

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

a attendu qu’un volatile se pose pour picorer les morceaux flottant à la surface. Elle s’est alors jetée sur la mouette, qui n’a même pas eu le temps de comprendre ce qui lui tombait dessus par-dessous. La technique s’est révélée efficace et, quelques mois plus tard, trois autres orques l’utilisaient à leur tour… Activité solitaire, la chasse peut aussi être pratiquée en groupe. Les lions, les loups, les hommes sont des exemples connus, mais les cétacés font là aussi parler d’eux avec des méthodes variables selon les populations. Une population de baleines à bosse (Megaptera novaeangliae) vivant à Hawaï, par exemple, pêche comme nous le faisons avec nos chaluts. Sauf que leur filet est composé de bulles d’air. Les chasseurs encerclent un banc de poissons puis soufflent par l’évent des milliers de bulles qui prennent au piège les proies dans une eau devenue opaque. Dégustez, c’est prêt ! Une variante de la technique apparut en 1981 dans la baie du Maine, aux États-Unis, avant de se propager à la moitié de la population en quelques années. Au lieu de produire des bulles par l’évent, les baleines frappent violemment la surface avec leur queue puissante. Le résultat est le même : les poissons affolés ne savent plus où donner de la nageoire, et se jettent d’eux-mêmes dans la gueule de la grosse bête. Les cétacés possèdent donc de nombreuses techniques de prédation, en solitaire ou en groupe, variables selon les populations et même, au moins dans un cas, faisant intervenir des outils. Et la chasse n’est pas le seul moment où les cétacés font preuve de diversité et d’imagination. ET ON CHANTE, ET ON SIFFLE… Dauphins, orques, cachalots et baleines, tous vivent en groupes dans lesquels les individus tissent des relations très complexes. Notre compréhension de leur vie sociale reste d’ailleurs balbutiante. Il faut dire que l’étude de ces animaux n’est pas facile. Les repérer au milieu d’océans gigantesques relève parfois du jeu de cache-cache. D’autant 40

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2. DES AILES ET DES NAGEOIRES

que certaines baleines migrent de plusieurs milliers de kilomètres pendant l’année : elles se nourrissent en été dans les zones froides et se rapprochent de l’équateur pendant l’hiver pour se reproduire. Et pendant ce temps, elles se parlent. Elles ont, comme bien des animaux, leur langage. Mais chez les cétacés ce langage est variable d’un groupe à l’autre. Chez l’homme, on appelle ça des dialectes… Pour étudier les langages cétacés, on enregistre leurs vocalisations pour les analyser sous forme de sonogrammes, des courbes décrivant à la microseconde près l’évolution de la fréquence produite au cours du temps. De quoi repérer de subtiles variations imperceptibles à l’oreille. Les orques, par exemple, communiquent à l’aide d’appels simples et brefs, des sortes de sifflements durant au maximum quelques secondes. Chaque groupe dispose d’un répertoire contenant jusqu’à 17 appels différents. Des études de long terme ont montré que ce répertoire était variable d’un groupe à l’autre et pouvait être stable pendant au moins six générations. Les répertoires de populations proches partagent des points communs et forment ce qu’on appelle des « clans acoustiques », comme chez l’homme les dialectes de régions voisines se ressemblent souvent. La structure sociale des orques finit même par être calquée sur leur langage : on fait partie du même groupe si on parle le même dialecte. Quant aux jeunes, ils apprennent toujours à parler le dialecte de leur mère. Le même phénomène existe chez les cachalots (Physeter macrocephalus), qui vivent en petits groupes rassemblant des femelles et des jeunes, les mâles adultes restant solitaires en attendant la période de reproduction. Les cachalots communiquent par des sons très brefs, des sortes de cliquetis appelés « codas ». Chaque groupe possède son répertoire comptant jusqu’à 20 codas différents et les groupes voisins, aux répertoires partiellement communs, forment des clans. Comme chez les orques. Comme chez les humains. 41

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Question vocalisations, les dauphins ne sont bien sûr pas en reste. Ils sont connus, entre autres, pour leur capacité à émettre plusieurs sortes de sons répartis en trois familles : – des cliquetis pour l’écholocation et la navigation ; – des grincements courts sur une large gamme de fréquence, produits lors de certains échanges sociaux ; – des sifflements aux tonalités proches de celles d’un chant. Les répertoires vocaux sont, là encore, variables d’un groupe à l’autre. Mais chez le dauphin, à ces différences intergroupes s’ajoutent des variations individuelles : les sifflements sont si variables en structure et en fréquence que chaque individu semble avoir le sien. Est-ce un signal d’identification permettant aux membres du groupe de se reconnaître ? Rien n’est sûr encore. Mais si les répertoires vocaux et les dialectes structurent les groupes, comme pour l’ensemble des cétacés, les variations individuelles observées chez les dauphins augmentent la ressemblance avec nos propres références culturelles : on appartient au groupe dont on parle la langue, et dans ce groupe chacun est bien identifié par le son de sa voix. Cela voudrait-il dire que chez le dauphin l’individu existe en tant que tel ? Question primordiale sur laquelle nous reviendrons. LE CHANT DES BALEINES Il reste un dernier signal à caractère culturel émis par les cétacés. Plus puissant qu’un sifflement, plus long qu’un simple clic, il dure jusqu’à une demi-heure, court sur sept octaves et s’entend à des centaines de kilomètres : voici le chant des baleines à bosse. Fascinant à plus d’un titre. Alors que les signaux émis par tous les autres animaux sont courts et rapides, le chant des baleines est long et lent. Il dure 15 minutes en moyenne, sans respirer, alors que le meilleur humain s’étouffe en quelques dizaines de secondes et que les oiseaux expédient leurs chants en moins de dix. On estime que le chant des baleines à bosse ne transmet 42

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qu’une unité d’information par seconde, contre une dizaine chez l’homme. L’animal prend son temps. Question d’adaptation : papoter dans des milliards de tonnes d’eau et être entendu à des kilomètres ne demande pas les mêmes critères qu’un piaillement en plein air pour discuter avec le voisin de l’arbre à côté. Les baleines à bosse chantent une partition bien réglée. L’unité de base est la note, définie comme un élément acoustique à fréquence constante et non interrompu. Une succession de notes (entre 2 et 20) qui dure moins de 30 secondes forme une phrase. Plusieurs phrases enchaînées constituent un thème, dont la répétition cyclique aboutit au chant complet. Beethoven n’aurait pas fait mieux. Cette partition n’est pas à la portée de tout le monde. D’ailleurs, chez les baleines à bosse, seuls les mâles chantent, et uniquement à la saison des amours. Ce qui laisse penser à un rôle dans le marquage du territoire ou dans la séduction des femelles, comme chez les oiseaux. Les garçons se pavaneraient en chantant et les filles choisiraient celui qui vocalise le mieux. Si tel est le cas, il reste à expliquer pourquoi seuls les mâles solitaires chantent et surtout pourquoi, ce faisant, ils

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attirent… d’autres mâles ! Une fois rejoints, ils cessent de chanter, comme si leur but était en fait de trouver un camarade avant de se présenter à la femelle. Pourquoi ? Cela reste un mystère. Et qu’en est-il de l’aspect « dialecte » de ce chant ? Il existe, bien que sous une forme originale. Certes, dans une même région, les baleines à bosse ont des chants similaires. Mais le plus fort, c’est que tous les mâles d’une même région chantent au même moment exactement le même chant. Rigoureusement le même ! Il n’est bien sûr pas complètement figé, et évolue au cours du temps. On reprend en début de saison celui qui marchait bien à la fin de l’année précédente. Mais chaque mâle peut alors, à tout moment, introduire une petite modification dans son chant. Dans ce cas, les autres mâles s’empressent de copier l’innovation dans leur propre chant. Une imitation parfaite et quasi instantanée, comme si le but était que jamais un mâle ne se fasse remarquer par sa voix. Un chant personnalisé serait trop repérable par une femelle en quête d’amour ? Ou bien les membres du groupe ne se reconnaîtraient plus ? On n’en sait rien mais le fait est là : tout le monde chante la même partition et le premier qui fait une fausse note est immédiatement copié par les autres. La peur de l’originalité est telle que si un mâle étranger débarque dans un groupe, ce n’est pas lui qui imite les autres, mais tous les autres qui copient son étrange mélodie ! Finalement, l’accumulation des innovations conduit à un renouvellement complet du chant tous les cinq ans en moyenne. Le chant des baleines à bosse est donc soumis, comme toutes les vocalisations des cétacés, à des variations intergroupes qui ressemblent à s’y méprendre à des dialectes. Il garde toutefois un aspect unique et mystérieux. Pourquoi ces dialectes évoluent-ils en permanence selon un mécanisme bien réglé ? Peut-être pour renforcer l’esprit de groupe, ou bien est-ce le fruit d’une compétition acharnée entre mâles. 44

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Toujours est-il que le phénomène est quasiment unique dans le monde animal. Seules deux autres espèces pratiquent l’imitation collective et simultanée de la moindre innovation vocale. Ce sont deux oiseaux : le cassique cul-jaune (Cacicus cela), qui tire son nom des plumes jaunes qu’il porte à l’arrière-train, et le combassou du Sénégal (Vidua chalybeata). Car les oiseaux, eux aussi, chantent. Et eux aussi, ils ont des dialectes. CA PIAILLE AUSSI DANS LES BRANCHES On connaît environ 9 000 espèces d’oiseaux, dont 4 000 sont des chanteurs également appelés oscines. Tous membres de l’ordre des passereaux et répartis sur toute la planète. Et ils chantent, c’est-à-dire qu’ils produisent une « manifestation vocale généralement composée d’un ensemble complexe de notes répétées ». À ne pas confondre avec les brefs appels du corbeau ou du perroquet. Le chant est produit par un organe spécial, le syrinx, logé au fond de la gorge et formé de membranes vibrant au passage de l’air. Comme le chant des baleines, celui des oiseaux est soumis à des règles de composition. Les notes sont toujours les unités de base et leur assemblage forme toujours des syllabes. La répétition rapide d’au moins trois syllabes forme une trille. Notes, syllabes et trilles se succèdent pour former une phrase. Plusieurs phrases composent finalement un chant. Le tout à la vitesse d’un cheval qui a mangé du lion, car chaque exemplaire du chant dure moins de dix secondes. On comprend l’intérêt du spectrogramme pour les analyser minutieusement. Dix secondes, c’est court pour décortiquer une chanson ! Mais l’homme n’a pas eu besoin de haute technologie pour écouter les oiseaux ni pour se rendre compte que les chants variaient d’une espèce à l’autre et même d’une région à l’autre. Dès le XVIIIe siècle, le naturaliste anglais Daines Barrington remarquait : « ce à quoi les différences dans les chants d’oiseaux de même espèce ressemblent le plus, ce sont peut-être les variétés observées dans les dialectes régionaux 45

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[humains] »1. Avait-il raison ? Les chants d’oiseaux seraient-ils des marqueurs culturels à ce point proches des nôtres ? L’existence de variations dans le chant est aujourd’hui incontestable et concerne de nombreuses espèces d’oscines. Pour ne prendre qu’un exemple, le bruant à couronne blanche (Zonotrichia leucophrys), qui peuple les forêts d’Amérique du Nord, commence en général son chant par un sifflement assez long, suivi d’un autre sifflement plus bref ou d’un bourdonnement. Ensuite, les syllabes sont construites et enchaînées au gré des populations. Cette construction laissée « libre » constitue le dialecte local, spécifique des habitants d’une même région et présentant des points communs avec les dialectes des voisins. Une fois installé, un dialecte est stable : au moins 26 ans chez le bruant à couronne blanche, chez qui on en a compté plusieurs dizaines ! Les sources de variations dans les chants sont en effet nombreuses. Composition des syllabes, emplacement dans la phrase, nombre de répétitions des syllabes et des trilles, longueur des pauses entre deux phrases… Le troglodyte de Caroline (Thryothorus ludovicianus) ajoute de l’exotisme : il peut commencer et arrêter ses phrases où il veut. On note d’ailleurs de nombreux cas de petites adaptations individuelles. Comme chez les dauphins, chaque oiseau chanterait le dialecte adopté par son groupe mais ajouterait quelques modulations personnelles. Ce qui n’est pas si étonnant. Après tout, on n’a pas encore trouvé deux humains ayant exactement la même façon de parler… Les oiseaux ont donc des dialectes, mais sont-ils d’ordre culturel ? Tout semble le montrer. Ne serait-ce que le long apprentissage nécessaire à leur maîtrise complète. Certes, chaque oiseau qui sort de son œuf, même dans l’isolement le plus total, arrive à faire du bruit. 1. Daines Barrington (1773) « Experiments and observations on the singing of birds ». In Philosophical Transactions of the Royal Society.

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Mais la structure exacte du chant, chez un oscine, n’est pas forcément innée. Pour beaucoup, il faut du temps avant de chanter parfaitement. Au contraire, un coq, qui est tout sauf un oiseau chanteur, cocoriquera toujours de la même façon, qu’il écoute ses congénères les pieds dans le fumier d’une ferme auvergnate ou qu’il grandisse seul sur la tourbe du Connemara. Si vous placez un jeune pinson dans le nid d’une autre espèce, il apprendra le chant de sa famille d’accueil. Des orioles de Baltimore (Icterus galbula) élevés en complète solitude finissent toujours par chanter, mais leur œuvre est différente du chant naturel de l’espèce. En revanche, ils transmettent leur nouveau chant à leurs petits. L’influence de l’apprentissage social est donc, chez les oscines, indéniable. Ils ont besoin d’un ou plusieurs « tuteurs » adultes pour apprendre leur chant. Ce sont en général le mâle partageant le nid de la mère et ceux vivant aux alentours. Car ce sont uniquement les mâles qui chantent, du moins dans les zones tempérées. En région tropicale, les deux sexes chantent, sans que personne n’ait encore compris les raisons de cette différence. Le petit, le bec bien au chaud dans son nid, entend les chants des mâles voisins et les mémorise pour se créer un répertoire de référence. Lorsqu’il commence à chanter, il chante faux. Sa voix est mal réglée,

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sa technique hésitante. Mais il compare son œuvre à celles qu’il a enregistrées, ce qui lui permet de corriger ses erreurs et de faire entrer son chant dans une phase dite plastique où les divers morceaux du catalogue sont travaillés, échangés, testés ou éliminés. Des éléments entièrement nouveaux sont inventés. Le ménure superbe (Menura novaehollandiae) ou le moqueur polyglotte (Mimus polyglottos) incorporent même des fragments de chant venant d’autres espèces. L’oisillon traverse ainsi sa période de babillage et son langage se construit progressivement. Une fois adulte, l’oiseau se fixe un répertoire définitif dont la taille varie selon les espèces. Chez la paruline du Kentucky (Oporornis formosus), le mâle ne possède qu’un seul chant. Idem chez le bruant à couronne blanche, où le chanteur produit à la saison des amours un chant unique de deux secondes, quatre à six fois par minute, plusieurs heures par jour. Il faut donner du sien, pour plaire à madame ! Le bruant des marais (Melospiza georgiana), quant à lui, commence par incorporer plusieurs chants dans son répertoire pour n’en garder qu’un seul une fois installé sur son territoire. Lequel ? Celui qui ressemble le plus au chant de ses voisins. Concurrence oblige : chez les oscines, la femelle n’est en général attirée que par des chants proches du dialecte de son père. Les prétendants ont donc intérêt à parler la langue du coin… Le chant des oiseaux est en grande partie le fruit d’un apprentissage. Les jeunes imitent et innovent à partir de celui des adultes de leur groupe. Les chants présentent des dialectes, avec de fines variations d’un individu à l’autre autour de bases communes. Comme j’écris français puisque j’ai grandi en France, comme mon écriture ressemble à celle de mon père ou de mon frère… mais pas tout à fait. Dialectes, babillages et imitations, autant de ressemblances entre les chants d’oiseaux et les langues humaines. La construction d’un chant repose sur des règles de syntaxe qui, bien qu’assez fixes et peu nombreuses, 48

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ne sont pas aussi rigides et génétiquement programmées qu’on pourrait le croire. Pour apprendre à chanter, l’oisillon écoute et compare ses mélodies avec celles qu’il a mémorisées. Comme le fait un humain qui apprend à parler. Le chant est même contrôlé et analysé par la partie gauche du cerveau des oscines. Comme chez nous. Barrington avait donc raison dès la fin du XVIIIe siècle ? Tout le laisse croire. Nos connaissances s’améliorant, elles nous poussent toujours plus à admettre, sans vouloir faire des oiseaux nos stricts égaux, que leurs dialectes sont des marqueurs culturels très puissants. Au point qu’ils peuvent conduire deux populations d’une même espèce à s’isoler l’une de l’autre. Si leurs dialectes deviennent trop différents, les femelles d’un groupe ne reconnaissent plus les mâles de l’autre… À VOUS CLOUER LE BEC Il existe un autre domaine du comportement des oiseaux concerné par la question culturelle. C’est l’accès à la nourriture, qui fait l’objet de comportements, de techniques et d’astuces d’une rare diversité. Dans les années 1920, les Anglais repéraient des mésanges décapsulant les bouteilles de lait déposées sur leur perron. Que la barrière soit de carton, de cire ou de métal, les oiseaux trouvaient toujours le moyen de voler aux Britanniques leur source de nuages-dans-une-tasse-d’eauchaude. Le comportement a émergé sur plusieurs sites de GrandeBretagne et d’Irlande avant de se propager à des populations entières, chez onze espèces de mésanges. L’aspect culturel de ce pillage laitier est toutefois incertain. On s’est rendu compte que les mésanges réservent le même sort à de nombreux matériaux naturels, et on n’a jamais su si les oiseaux se copiaient les uns les autres. De plus, aucun aspect traditionnel n’a été observé dans la technique d’ouverture. Mais le cas des mésanges anglaises reste, malgré toutes ces incertitudes, un événement fondateur qui a ouvert notre curiosité sur la culture technique des oiseaux.

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On connaît aujourd’hui des centaines de cas similaires, preuves de l’adaptabilité de ces animaux à toutes les situations. Certains utilisent des outils, d’autres des « pseudo-outils ». La différence ? On appelle outil un ustensile détaché de son support naturel et obligatoirement maintenu par le bec pour atteindre l’objet de convoitise. On réserve le nom pseudo-outil aux situations où le bec, l’ustensile et l’objet n’entrent pas en contact en même temps. Le cas le plus connu est celui du vautour percnoptère (Neophron percnopterus), qui lâche en vol des pierres sur les œufs d’autruche. Mais saviez-vous que plusieurs espèces de goélands ouvrent des coquillages en les laissant tomber sur des rochers ? On a même vu des goélands argentés (Larus argentatus) utiliser cette technique pour occire des lapins. C’est à la fois cruel, pour nous qui aimons les lapins, et ingénieux, pour le goéland qui les aime aussi. Quant au héron strié (Butorides striatus), il appâte des poissons en déposant une plume ou une feuille à la surface de l’eau, attirant la curiosité fatale de ses proies. 50

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Question outils véritables, le jardinier satiné (Ptilonorhynchus violaceus) construit de très esthétiques « berceaux », véritables œuvres d’art destinées à l’œil avisé des femelles. Le mâle utilise des herbes trempées dans du jus de baies sauvages pour peindre le sol à proximité de son œuvre et y attirer les dames. La cigogne blanche (Ciconia ciconia) se sert de la mousse comme d’une éponge pour transporter de l’eau jusqu’à ses petits. Etc. Au total, on connaît une quarantaine d’utilisations d’outils – sondes, percuteurs, éponges, pelles – et une centaine de pseudo-outils. Mais deux espèces sont particulièrement fascinantes dans ce domaine. Ce sont le pinson pic des Galápagos et la corneille de Nouvelle-Calédonie. Les pinsons pics (Camarhynchus pallidus) ont plusieurs sources d’alimentation, parmi lesquelles figurent des arthropodes, adultes et larves, prélevés sur les arbres. Si la proie est directement accessible, elle est piquée d’un coup de bec. Si elle se cache sous l’écorce d’un arbre, le pinson détache celle-ci en faisant levier avec son bec ou avec un outil : une épine de cactus ou une brindille, qui peuvent aussi servir à embrocher les insectes planqués au fond de leurs trous. Ces outils peuvent être plus ou moins longs et rigides, selon l’utilisation prévue. Au besoin, ils sont modifiés en cours de travail, s’ils sont trop longs ou s’ils portent des petites brindilles gênant leur entrée dans la cavité. Surtout, les diverses techniques sont utilisées par toutes les populations de pinsons pics, mais en proportions variables selon les lieux et les saisons. Question d’habitude, peut-être. En termes d’ingéniosité, les grandes gagnantes sont probablement les corneilles. En Amérique, elles ouvrent des glands à coups de pierres, utilisent des brindilles pour sonder les trous d’arbres, jettent même des fruits à coques sur les routes en attendant qu’une voiture les écrase. Encore mieux, la corneille de Nouvelle-Calédonie (Corvus moneduloides) est le seul oiseau capable de fabriquer de toutes pièces des outils : des crochets et des sondes. 51

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Dans le premier cas, la corneille arrache une brindille accompagnée d’un morceau de la tige qui la portait et replie ce reliquat de tige vers la brindille pour donner à l’ensemble une forme de crochet. Elle arrache les éventuelles feuilles et morceaux d’écorce puis s’envole à la chasse aux insectes cachés dans leurs trous. Pour confectionner une sonde, utilisée pour traquer les proies dans toutes sortes de cavités, la corneille s’attaque aux plantes du genre Pandanus, aux feuilles longues et rigides. Elle commence par entailler la feuille perpendiculairement à son bord, déterminant ainsi la largeur de l’outil. Cette première entaille se fait toujours près de la pointe de la feuille. L’oiseau la déchire alors dans le sens de la longueur, en remontant vers le tronc jusqu’à obtenir une languette. Un dernier coup de bec permet de détacher l’outil qui peut, selon la profondeur de l’entaille initiale, être classé comme fin ou large. Certaines corneilles vont jusqu’à fabriquer des languettes « en escalier », dont la largeur varie entre la pointe et la base. Pour cela, elles font une première entaille, déchirent la feuille sur quelques centimètres puis 52

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Différents outils taillés par la corneille.

découpent une nouvelle autre entaille vers l’intérieur de la feuille, avant de recommencer à déchirer. Elles renouvellent parfois l’opération pour fabriquer une sonde à trois largeurs distinctes. Une fois taillé, l’outil (crochet ou sonde) est précieusement conservé et réutilisé plusieurs fois. On le coince sous la patte le temps de nourrir les petits, avant de repartir à la chasse. Et l’utilisation de sondes fait bien l’objet de traditions : les trois catégories (fine, large, en escalier) ne sont pas utilisées dans les mêmes régions de Nouvelle-Calédonie, sans qu’aucune explication écologique n’ait encore été identifiée. Les sondes à étages sont majoritaires sur la plupart des sites de Grande Terre, l’île principale, mais près du mont Humboldt, au sud, on façonne surtout 53

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des sondes fines, et sur l’île de Maré, à l’est, on fabrique du 100 % large. Et personne ne sait pourquoi. C’est donc, jusqu’à preuve du contraire, un comportement relevant du culturel. Comment se perpétuent savoir-faire et traditions, chez les corneilles ou les pinsons ? Difficile à savoir. Ils vivent en famille, donc les conditions sont réunies pour une transmission des parents aux enfants par observation ou imitation. Cependant, les oiseaux, comme les cétacés, sont difficiles à suivre dans leur milieu naturel. Déjà que chez les primates on a du mal à savoir ! Les faits sont pourtant là : dauphins et baleines, oiseaux chanteurs ou faiseurs d’outils, tous font preuve de comportements complexes, innovants, variables d’une population à l’autre et transmis entre générations. Ils sont donc concernés par la culture, au moins autant que les chimpanzés et les orangs-outans. Et le phénomène ne s’arrête pas là. Il pourrait bien impliquer des espèces encore plus éloignées de nous, jusque chez les insectes.

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3 Cultures à six pattes

La question culturelle ne concerne pas tous les insectes, et heureusement ! On en compte aujourd’hui près d’un million d’espèces, soit les trois quarts du monde animal. Et il en resterait au moins autant à découvrir. Les comportements les plus significatifs sont l’œuvre des insectes dits eusociaux, qui vivent en sociétés parfois gigantesques séparées en castes ayant chacune leur rôle. Avec quelques reines et mâles reproducteurs entourés d’une armada de travailleurs stériles, ils appartiennent à trois familles : les abeilles, les fourmis et, dans une moindre mesure, les termites. LA DANSE DES ABEILLES, TOUT UN SYMBOLE Les abeilles sont réparties en plus de 20 000 espèces, dont 20 % seulement vivent en société. Les autres butinent en solo. Étonnant, car dans notre esprit une abeille c’est un OVBI, ou Objet Volant Bien Identifié. Corps brun et noir aux poils soyeux avec un dard au bout, cohabitant avec des milliers de copines dans sa ruche, récoltant le pollen ou le nectar des fleurs pour en tirer du miel. Cette image d’Épinal 55

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vient du fait que, voici quelques milliers d’années, l’homme a repéré quelques espèces d’abeilles sociales, pas trop dures à élever et produisant ce miel qui fut notre principale source de sucre jusqu’à l’exploitation de la canne à partir de la Renaissance. Les autres espèces, solitaires et absolument inintéressantes d’un point de vue alimentaire, ne furent jamais de notre monde. Notre vieille alliée Apis mellifera (« qui produit le miel », en latin) fait donc partie de la minorité d’espèces qui vivent en groupes. Et un comportement exceptionnel en appelant un autre, les abeilles sociales possèdent quelque chose dont l’homme s’est longtemps gardé l’exclusivité : un langage symbolique. Ce langage, c’est la danse. Connue depuis les travaux de l’Autrichien Karl von Frisch dans les années 1940, la danse des abeilles est un langage au sens biologique du terme : en se trémoussant de l’arrière-train, l’insecte fournit à ses congénères plusieurs informations – nous verrons lesquelles. Mais en quoi est-ce un langage symbolique ? Et d’abord, ça veut dire quoi symbolique ? Cela signifie que le langage repose sur l’utilisation de symboles, des objets qui en désignent d’autres de façon simple, explicite pour tout le monde. Les symboles sont des sortes de codes à partir desquels les membres d’un groupe élaborent des messages. Ils peuvent avoir un lien avec l’objet qu’ils représentent mais ce n’est pas obligatoire. Un crâne surmontant deux tibias croisés, sur un drapeau noir planté en haut d’un mât, est un symbole indiquant clairement que les occupants du navire ne sont pas là pour rigoler. Il existe un lien direct entre la tête de mort et le risque encouru à croiser des pirates. En revanche, les lettres de l’alphabet latin sont des symboles désignant des sons mais ils n’ont rien à voir avec la structure de ces derniers. La forme de la lettre « a » n’a aucun rapport avec le son « a ! » lui-même, etc. En quoi la danse des abeilles est-elle un langage symbolique ? Parce qu’elle aussi permet de transmettre des informations par 56

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3. CULTURES À SIX PATTES

l’intermédiaire de codes. Pas question d’alphabet ici, une abeille ne sachant pas tenir un stylo correctement. Elle utilise plutôt, pour coder son message, des mouvements de danse. L’objectif de ce rock’n’roll à six pattes est toujours le même : une éclaireuse rentre au nid après avoir trouvé une source d’eau ou un coin densément fleuri. Elle régurgite le nectar qu’elle a stocké dans une poche interne de sa bouche, ou se laisse décharger du pollen qu’elle a rangé le long de ses pattes. Si les ouvrières qui l’accueillent montrent beaucoup d’enthousiasme, l’éclaireuse peut se mettre à danser pour leur indiquer le chemin à suivre vers le lieu de dégustation. C’est là que le code intervient. SUIVEZ LE GUIDE ! Si le lieu de butinage est proche du nid, l’éclaireuse danse simplement en rond. Elle fait parfois demi-tour, ou du bruit en agitant les ailes, mais il ne semble en ressortir aucune information valide. Lorsqu’elles quittent le nid, les butineuses qui l’ont observée s’égayent dans toutes les directions pour chercher la source de nourriture un peu au hasard. La danse en rond fournirait donc un message simple : « les filles, j’ai trouvé à manger pas loin ! ».

Les trois types de danse des abeilles.

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Pour des distances un peu plus grandes, la guide passe à un second type de danse, dite en faucille. Elle parcourt désormais deux ellipses allongées, symétriques l’une de l’autre par rapport à un axe. La danse comporte ici une information sur la direction à suivre : l’angle formé entre son axe de symétrie et la direction verticale est le même que celui, dehors, entre la direction du soleil et celle vers laquelle il faut voler pour trouver le lieu de butinage. Une précision géométrique digne d’un Thales en pleine forme ! La danse en faucille n’indique cependant qu’une direction générale. La butineuse doit se débrouiller seule pour mettre la patte sur la nourriture qui se trouve, d’après les indications, « vers là-bas, et pas trop loin ». Ce flou sur la distance est réglé avec la 3e danse, pratiquée si la source se trouve loin du nid, à plusieurs dizaines voire centaines de mètres. Cette danse est appelée frétillante car l’abeille y décrit une forme de « 8 » aplati dont la partie centrale est en ligne droite. Ligne que l’abeille parcourt en faisant frétiller son abdomen. Cette fois, la danse permet de coder au moins trois informations : 1. La direction est donnée comme lors de la danse en faucille : l’angle entre la ligne droite du « 8 » et la verticale est le même que celui entre la direction du soleil et celle de la source. 2. La distance est précisée : il existe un lien direct entre la durée du frétillement, lors de chaque ligne droite, et la distance à parcourir. Plus on se trémousse le popotin, plus il faudra voler loin. La relation est presque mathématique, proportionnelle : si la danseuse frétille pendant 0,8 seconde pour coder 200 mètres et 1,2 seconde pour en coder 300, elle frétillera 1,6 seconde pour indiquer 400 mètres, etc. 3. La danse fournit enfin une indication sur la richesse de la source : plus on y trouve de quoi se régaler, plus la guide exécute un grand nombre de tours de danse, et plus elle frétille vigoureusement son abdomen lors des passages en ligne droite. La danse des abeilles peut donc prendre trois formes différentes : en rond, en faucille ou frétillante, selon l’éloignement de la source. C’est 58

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3. CULTURES À SIX PATTES

le premier code introduit dans le langage. Lors des deux dernières danses, on montre une direction par une correspondance d’angles. Second code. Avec la danse frétillante, on ajoute une info sur la distance. Troisième code. Il n’en faut pas plus pour considérer la danse des abeilles comme un langage symbolique.

D’autant que ce langage semble posséder des dialectes ! Les codes ne sont en effet pas les mêmes selon les populations d’abeilles. D’une part, certaines populations passent de la danse en rond à la danse en faucille lorsque la distance à coder dépasse 20 mètres, puis de la faucille à la frétillante à partir de 40 mètres. Alors que chez d’autres, on passe directement de la ronde à la frétillante au bout de 60 mètres, sans passer par la case faucille. La relation mathématique entre durée du frétillement et distance de la source varie elle aussi. Des Apis cerana, abeilles originaires d’Asie, ajoutent 0,4 seconde de frétillement tous les 100 mètres, mais d’autres Apis mellifera n’augmentent que de 0,2 seconde pour la même distance. Les dialectes existent aussi entre populations d’une même espèce. Chez Apis mellifera par exemple, un seul mouvement de frétillement indique 45 mètres chez celle-ci, 20 mètres chez celle-là, 12 mètres seulement chez cette autre. 59

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HONNI SOIT QUI MAL Y DANSE Un langage symbolique avec des dialectes, voilà qui a de quoi surprendre car ce sont des caractéristiques qu’on pensait réservées au langage humain. Les abeilles communiqueraient donc comme nous et développeraient grâce au langage des comportements culturels ? Les faits ne sont pas si limpides. D’abord, la danse n’est pas un outil très efficace. Seules les observatrices situées derrière la danseuse au moment où elle frétille peuvent bien décoder son message. Et encore. Elles ne quittent donc pas toutes le nid, et bon nombre de celles qui s’envolent ne trouvent jamais le site indiqué. Elles préfèrent parfois se rendre… là où elles ont l’habitude d’aller ! Comme si la danse du guide agissait comme un stimulant, déclenchant en elles un message du genre « allons ma grande, il est temps d’aller quérir subsistance ». La danse semble aussi insuffisante pour transmettre toutes les informations dans toutes les conditions météo. Le codage de direction se fait par rapport au soleil. Mais si le soleil se cache ? Les abeilles ont des moyens de contourner le problème, parmi lesquels le guidage à l’odeur. Le pollen et le nectar récoltés dégagent en effet l’odeur des fleurs d’où ils proviennent. Les butineuses du nid la détectent et retrouvent ainsi, à vue de nez, les fleurs que l’éclaireuse a visitées. Et il semble bien que l’odeur soit un système de guidage important, même lorsque le soleil brille. La relation entre distance et temps de frétillement est, elle aussi, moins claire qu’il n’y paraît. Ce que code réellement une éclaireuse, ce n’est peut-être pas seulement une distance qu’elle aurait mesurée avec la précision d’un géomètre avec son pointeur laser. D’abord, les abeilles se déplacent en zigzags lorsqu’elles cherchent à manger, mais reviennent tout droit au nid pour alerter les copines. Elles disposent donc d’un système d’intégration et de reconstitution de leur parcours, dont les détails nous restent à découvrir.

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3. CULTURES À SIX PATTES

Comment définissent-elles la position exacte du lieu à atteindre ? Le soleil est un repère certain, mais l’éclaireuse se retrouve aussi grâce à des repères visuels situés le long de son trajet : des arbres, un cours d’eau, etc. Or elle ne codera pas la même « distance » si elle a slalomé dans une forêt pleine d’embûches ou si elle a survolé un morne plan d’eau. Et si on retire tous les repères visuels du paysage, elle est perdue ! Idem si on la fait défiler dans un tunnel avec un décor qui défile soit dans le même sens qu’elle, soit dans le sens contraire. Pour une même distance réelle parcourue, l’abeille aura des sensations très différentes et, au retour, ne codera absolument pas la même « distance ». Des paramètres de dépense énergétique interviennent également dans le codage. Selon que l’éclaireuse a volé avec le vent dans le dos ou de face, remonté ou descendu une pente, si elle a marché un peu au cours de sa prospection, le message rapporté n’est pas le même. Si un humain s’amuse à lui attacher un poids pour l’alourdir, tout est perdu ! Elle a la sensation de parcourir un chemin plus fatigant, et danse en indiquant un lieu situé plus loin que la réalité. Les butineuses recrutées, qui ne sont pas alourdies artificiellement, ne retrouvent jamais l’endroit… Les chercheurs ont donc, pendant longtemps, interprété la danse des abeilles d’une façon trop simpliste. Ils savent désormais que le code n’est pas aussi rigoureux. Ce qui n’enlève rien au caractère exceptionnel du phénomène : les abeilles ont bien un langage symbolique, variable d’une population à l’autre. Mais la transmission de l’information ne repose pas sur la seule danse, qui elle-même ne fonctionne pas sur une correspondance fixe entre distance et durée de frétillement. Ce comportement recèle encore bien des mystères. Pour que la danse des abeilles ait une chance d’être classée comme « culturelle », il faudrait qu’elle soit variable entre populations et transmise socialement par une forme d’apprentissage. C’est peut-être là que le bât blesse. Car aussi fascinante soit-elle, la danse semble, 61

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contrairement à ce qu’on observe chez les primates, les cétacés ou les oiseaux, très rigide, peu ouverte à l’apprentissage et à l’innovation. Les populations semblent incapables de modifier leur code, même dans des environnements différents. Nous détaillerons ce point dans la 3e partie, lorsque nous comparerons les comportements des animaux que nous aurons abordés : vertébrés et abeilles, sans oublier nos chères fourmis. MANDIBULES TOUT TERRAIN Parler d’elles sans faire usage de superlatifs est une vraie gageure, tant les fourmis nous offrent un des spectacles vivants les plus éblouissants. Moins diversifiées que les abeilles, puisqu’on n’en compte « que » 12 000 espèces, elles ont colonisé presque tous les écosystèmes, des steppes glaciales de Russie aux déserts brûlants d’Afrique et d’Australie. Combien sont-elles ? Personne ne s’est lancé le défi de les compter une par une. Heureusement, car on les estime autour de dix millions de milliards. Dix pour cent du poids total des animaux de la planète. Autant que toute l’humanité ! Leurs sociétés sont organisées autour des reines reproductrices, chaque colonie en abritant de une à plusieurs centaines. De rares espèces n’en ont même aucune attitrée. Les mâles ne servent qu’à féconder les futures reines, au cours d’un fugace accouplement en vol qui leur est souvent fatal. Et autour des individus sexués, des milliers, des millions d’ouvrières stériles dont la vie se résume à une seule tâche : travailler. Les fourmis sont innombrables et vivent partout sur la Terre en formant des sociétés très organisées. On a donc découvert chez elles, c’était prévisible, un… fourmillement de modes de vie. Question logement par exemple, la plupart vivent dans des nids fixes mais les fourmis légionnaires d’Afrique sont en perpétuel déplacement. De véritables armées en quête de proies à chasser et ne construisant que des « camps de base » provisoires. Ce sont elles, rappelez-vous, que l’on retrouve au bout des cannes à pêche des chimpanzés. 62

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3. CULTURES À SIX PATTES

Certaines fourmis sont carnivores, d’autres mangent des fruits, des végétaux, d’autres encore avalent tout ce qui passe. Les moissonneuses récoltent des graines, qui sont parfois leur unique source de nourriture. Celles du genre Messor constituent même des stocks. Elles hibernent pendant l’hiver, et piochent dans ce stock à leur réveil, au printemps, avant que la nouvelle génération de graines ne voie le jour. Les fourmis moissonnent un choix de plantes à proximité du nid, et il n’est pas facile de leur faire changer leurs traditions ! Il faut plusieurs jours pour les habituer à une nouvelle sorte de graine. Les fourmis rousses des bois, très répandues dans les forêts montagnardes d’Europe, se nourrissent d’une sorte de miellat sécrété par les pucerons. Il s’agit en fait de… leurs excréments, restes non digérés de la sève dont ils raffolent. Chacun trouve son compte dans l’opération (les biologistes appellent ce phénomène une symbiose). Le puceron est débarrassé de ce liquide sucré, gluant, qui risque de lui attirer des infections, et la fourmi accède à une nourriture bon marché. Elle n’a qu’à lécher la croupe du puceron, après l’avoir frotté de ses antennes pour lui donner le top départ. Dans certains cas, le puceron est même si pressé qu’il fait perler la première goutte pour attirer la fourmi.

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Mais après tout, pourquoi se déplacer jusqu’aux plantes où vivent ces pots de miellat vivants ? Il serait si simple de les avoir sous la patte sans se déplacer. C’est la stratégie adoptée par quelques espèces : elles rapportent au nid des œufs de pucerons. Une fois éclos, les insectes sont élevés dans des chambres spéciales, telles des vaches dans leur étable, pour être léchés à moindre effort. Pucerons mais aussi cochenilles ou cicadelles, plusieurs espèces sont ainsi élevées par les fourmis. Elles consomment la production liquide de leurs insectes et parfois l’animal tel quel, comme une bonne viande. Les fourmis Melissotarsus africaines, par exemple, n’élèvent des cochenilles que pour les manger. Élever des insectes est une chose, élever d’autres fourmis en est une autre. Car cela devient de l’esclavagisme. Aucun scrupule pour l’espèce Formica rufescens, par exemple, qui vole des larves d’autres espèces pour les ramener au nid et faire de ces ouvrières étrangères leurs serviteurs. Ce sont les esclaves qui cherchent à manger, nourrissent les larves, entretiennent le nid ; elles sont finalement indispensables aux Formica qui, sans esclaves, sont incapables de survivre. En cas de pénurie, on monte en urgence une grande expédition pour violer le nid des autres et se servir en larves. Quitte à se battre pour cela. Car les fourmis sont de bonnes guerrières, capables d’une agressivité presque sans égale dans le reste du monde animal. Selon les espèces et la taille des colonies, on voit des attaques de kamikazes, des duels, voire des batailles rangées qui n’ont rien à envier à la grande époque napoléonienne. De tels combats ont lieu, entre autres, lors des campagnes d’approvisionnement en esclaves, pour la défense du territoire ou la conquête de nouveaux sites de nidification. DE FIL EN COCON Toutes les colonies ne vivent pas comme les fourmis rousses dans un nid enterré, recouvert d’un dôme de terre, d’épines et de branchages. Les fourmis tisserandes logent en hauteur, entre les branches des 64

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3. CULTURES À SIX PATTES

arbres. On les appelle tisserandes car elles confectionnent leur nid avec un tissu de feuilles reliées entre elles par un fil : la soie de leurs propres larves. Pour cela, les ouvrières commencent par chercher les feuilles idéales, en tirant sur le bord et la pointe pour trouver le parfait compromis entre résistance et souplesse. Si deux bords peuvent être rejoints, ou lorsque deux feuilles sont assez proches, une ouvrière recrute des partenaires qui l’aident à maintenir l’ensemble. D’autres se chargent alors de fixer les parois : serrant entre les mandibules une larve qui déroule son fil de soie, les tisseuses font des allers-retours d’une feuille à l’autre pour les coller solidement sur toute la longueur. Et ainsi de suite jusqu’à finition des murs, charpentes et planchers. Reste alors à bâtir les cloisons et tunnels à l’intérieur du nid, toujours à la soie. Les meilleures tisserandes sont les fourmis œcophylles, qui ont colonisé l’Afrique et l’Asie et dont les sociétés peuvent s’étaler sur plusieurs arbres portant des dizaines de nids. Chacun de ces nids est hermétique, solide, bien gardé et l’intérieur est toujours divisé en chambres. Les ouvrières du bâtiment, d’une colonie d’œcophylles à l’autre, ont donc voté pour les mêmes techniques. Mais d’une espèce à l’autre, on note des variations : les Polyrhachis australiennes montent simplement des murs de soie entre des feuilles qu’elles ne rapprochent pas. Quant aux Camponotus senex d’Amérique du Sud, elles construisent d’abord un squelette de feuilles puis tissent la soie autour. Elles enlèvent alors les feuilles pour ne conserver que les doux murs de soie. Question d’esthétique, ou de compétences en maçonnerie ? Amusant d’imaginer des Camponotus mijaurées qui ne veulent pas se casser les ongles en courant sur des feuilles, trop rêches pour elles ; ou des Polyrhachis flemmardes qui font du simple rafistolage de trous de feuilles. Mais la réalité est probablement tout autre, les fourmis ne sont pas aussi sentimentales. On retiendra donc que les seules différences observées jusqu’à présent n’existent qu’entre espèces de fourmis, et non entre 65

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populations d’une même espèce. La différence est de taille ! Car si nous voulons parler de culture, il faut trouver des variations entre populations. Des petites habitudes propres à une ou plusieurs colonies et qui se transmettraient de mère en fille. En étudiant de plus près les comportements décrits ci-dessus, on trouvera peut-être ce genre de traditions. Ce n’est pas encore le cas. En revanche, on en a trouvé ailleurs. À VUE DE PHÉROMONE Les fourmis ont plusieurs modes de communication. Le plus élaboré, le plus efficace, consiste à échanger des phéromones : des petites molécules qui, libérées dans l’air, servent de messagères chimiques entre individus. Les fourmis sécrètent des dizaines de phéromones différentes, libérées à partir d’une quarantaine de glandes littéralement réparties de la tête aux pieds : glande postpharyngienne derrière la tête, tibiale le long des pattes, métapleurale à l’arrière du thorax, glande de Dufour au bout de l’abdomen, etc. Les fourmis « sentent » les phéromones, non par le nez mais par les antennes, leur véritable récepteur à odeur. Le message chimique y est décodé puis transmis aux neurones de l’insecte, qui réagit en conséquence. Les phéromones ont de nombreux rôles. Odeur corporelle des ouvrières, qui se reconnaissent donc à l’odeur ; communication entre la reine et ses filles, qui les informe par exemple sur son état de fécondité ; signaux d’alerte en cas d’attaque ; ou marquage d’une piste

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3. CULTURES À SIX PATTES

par une exploratrice afin de guider les collègues vers une source de nourriture. Les suiveuses n’ont qu’à suivre ce fil d’Ariane moléculaire pour aller du nid à la source et vice versa. S’il s’agit d’une grosse proie qu’il faut débiter en côtelettes avant de la ramener au nid, on dépose des phéromones volatiles, qui s’évaporent vite : inutile de laisser traîner une piste qui ne mènera bientôt plus à rien. S’il s’agit d’un champ dans lequel on récolte des plantes ou des graines, on dépose des phéromones peu volatiles qui seront détectables assez longtemps pour que la source soit exploitée à fond. Si la nourriture est particulièrement savoureuse ou abondante, chaque exploratrice dépose de grandes quantités de marqueurs en rentrant au nid, encourageant encore plus d’ouvrières à suivre le chemin. On assiste alors à un renforcement progressif de la piste, qui se charge tellement en phéromones que tous les autres chemins, moins prometteurs, finissent par être abandonnés. Chez les fourmis des bois d’Europe ou de Russie, les pistes menant vers les arbres, ressources presque inépuisables en feuillages, pucerons et autres insectes, sont piétinées tant de fois que la végétation disparaît sur quelques centimètres de large. Comme de vraies Attila miniatures, là où elles passent, l’herbe ne repousse pas ! Chaque colonie choisit ainsi, en parcourant la même piste des millions de fois, des arbres fétiches qu’elle visitera avec une fidélité absolue. Une habitude ? Cela y ressemble. Transmise entre générations ? Oui. Au cours de la saison estivale, chaque fourmi parcourt le même chemin vers le même arbre que les fourmis précédentes, en suivant les traces chimiques qu’elles ont laissées. Classique. Mais pendant l’hiver, le froid et la neige tombent sur les montagnes. Les fourmis hibernent jusqu’au printemps, où la hausse du mercure les encourage à repointer le bout des antennes. Les premières à sortir sont toujours les plus âgées, celles qui étaient déjà là l’automne précédent. Les mois de climat enneigé ont effacé toute trace d’odeur le long du chemin, lui-même 67

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

disparu avec la végétation saisonnière. Pourtant, les exploratrices prennent sans hésiter, dès la première sortie, le chemin menant aux arbres visités l’année passée ! Comment ont-elles retrouvé le chemin ? Pas à l’odeur cette fois, mais… à l’œil. Car les fourmis savent mémoriser l’emplacement de repères visuels dans le paysage, tout comme les abeilles. Les arbres situés le long du parcours, la configuration générale de la végétation sont gardés en mémoire. Grâce à cette carte visuelle, les fourmis se repèrent à tout instant et retrouvent un chemin déjà emprunté jusqu’à plusieurs mois auparavant. D’ailleurs, si on s’amuse à abattre tous les arbres situés sur le parcours entre le nid et l’arbre nourricier, elles sont totalement désorientées ! La complémentarité des pistes, chimique et visuelle, permet à une colonie de creuser son petit chemin vers quelques arbres où elle se nourrit en permanence, et de mémoriser ses préférences d’une saison à l’autre. Ces habitudes peuvent alors être transmises entre générations durant plusieurs années, sauf accident. Une vraie tradition culturelle ? Peut-être. 50 MILLIONS D’ANNÉES AVANT NOUS… Pour se nourrir, on a vu que les fourmis pouvaient adopter de nombreux comportements qui nous rappellent beaucoup les nôtres, de la chasse à l’élevage en passant par la moisson et la simple cueillette. Elles poussent même le comble jusqu’à pratiquer l’agriculture. Et c’est peut-être là qu’elles sont les plus proches d’un comportement culturel. Depuis au moins 10 000 ans, l’homme pratique une agriculture en faisant pousser des plantes sur des carrés de terre. Les fourmis, elles, font pousser des champignons sur des jardins de feuilles depuis… 50 millions d’années ! Pas d’affolement sur le terme « champignon », elles ne cultivent pas des cèpes ni des truffes du Périgord. Ce ne sont que des champignons filamenteux, comme ceux qui poussent sur les croûtes de fromage en 68

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3. CULTURES À SIX PATTES

formant un tapis cotonneux. Voilà un champignon à la taille des fourmis. Celles qui le cultivent appartiennent à deux genres : les Acromyrmex et surtout les Atta. Plus de 200 espèces vivant uniquement en Amérique, du sud des États-Unis à l’Argentine. Depuis son apparition, la technique a connu une longue évolution. D’ailleurs, comme certains peuples humains pratiquent une agriculture simple, avec très peu d’outils et de technologie, il existe des espèces de fourmis à l’agriculture « primitive ». Et comme d’autres sociétés humaines ont perfectionné l’agriculture à l’extrême, certaines fourmis Atta ont peaufiné la technique au point que leur symbiose avec le champignon est devenue vitale pour les deux partenaires : les fourmis se nourrissent presque exclusivement du champignon, qui en retour ne doit sa survie et sa propagation qu’aux soins attentifs des fourmis. Le champignon est cultivé sur des jardins faits de végétaux récoltés aux alentours du nid : feuilles, fleurs ou fruits mâchés et remâchés jusqu’à l’obtention d’une pâte riche en cellulose. Le champignon s’en nourrit puis stocke les résidus de sa digestion dans de petites excroissances, des nodules remplis de sucres. Ce sont les nodules qui sont récoltés et consommés par les fourmis. Preuve de la symbiose 69

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entre les deux espèces : seuls les champignons cultivés par les fourmis développent des nodules récoltés par leurs soigneuses, qui en retour ont perdu toute capacité à digérer elles-mêmes la cellulose. Les fourmis prennent donc grand soin de leur compagnon favori. Elles apportent régulièrement au jardin des végétaux frais, où elles repiquent le champignon venant de lopins plus anciens. Elles lèchent le jardin pour le nettoyer d’éventuels parasites, et laissent même pousser sur leur cuticule – la peau épaisse qui constitue leur squelette externe – des bactéries libérant des antibiotiques contre un parasite, un autre champignon filamenteux toxique pour leur propre champignon. Les bactéries qu’elles portent appartiennent, comme par hasard, au même ordre (les Actinomycètes) que certaines bactéries utilisées dans nos usines pharmaceutiques pour produire des médicaments… L’agriculture mise en place par les Atta n’a donc rien à envier à l’industrie humaine. Techniquement, tout y est : semis et récolte, repiquage et produits phytosanitaires. En termes quantitatifs, même ressemblance. Les nids de fourmis Atta renferment plusieurs centaines de jardins souterrains alimentés par des quantités colossales de végétaux. On surnomme ces fourmis les « coupeuses de feuilles » car, dans les régions tropicales, elles sont les principaux animaux herbivores ! Un record aux conséquences désastreuses pour tout l’écosystème et pour les humains vivant sur place : une colonie d’Atta consomme bien plus qu’une vache, 9 tonnes de végétaux par an et par hectare contre 5,5 tonnes broutées par tête de bétail bovin. Leur travail de sape équivaut, pour le seul Brésil, à l’action de 800 000 bovins, et certains vergers sont parfois détruits en une seule journée. DE L’AGRICULTURE À LA CULTURE ? En quoi cet impressionnant élevage de champignons ressemble-til à de la culture ? D’abord parce qu’on y rencontre des traditions. L’ensemble du genre Atta cultive plusieurs centaines de variétés de 70

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3. CULTURES À SIX PATTES

champignons, mais chaque espèce n’en choisit qu’entre deux et huit. Et on ne trouve jamais deux champignons dans une même colonie. Les fourmis ont donc inventé l’agriculture, et même la monoculture ! Deux espèces géographiquement éloignées peuvent cultiver la même variété de champignon, tandis que deux colonies voisines appartenant pourtant à la même espèce peuvent entretenir deux variétés différentes. Une habitude qui ne s’expliquerait pas entièrement par les seules influences génétiques et environnementales… Les colonies peuvent s’échanger des champignons. Si l’une a perdu son plant, suite à une épidémie, elle peut récupérer chez une voisine un petit morceau qu’elle élèvera dans un jardin neuf. La préférence pour un champignon se transmet d’une colonie mère aux colonies filles, car les jeunes reines, en s’envolant du nid pour s’accoupler et fonder une nouvelle colonie, emportent dans leur bouche un fragment de leur champignon. Une de leurs premières tâches, juste après avoir pendu la crémaillère du nouveau logement, est d’y planter le précieux échantillon sur quelques feuilles fraîches. Une nouvelle culture démarre pour la future colonie… Le choix porté sur une variété de champignon se transmet donc d’une colonie « mère » aux filles par l’intermédiaire des reines voyageuses. Et ce choix se transmet, de génération en génération, parmi les ouvrières du nid. De l’agriculture à la culture, il n’y aurait qu’un pas à franchir ? Pas si sûr. Car s’il y a bien transmission d’information, le passage entre générations ne se fait par l’intermédiaire d’aucune forme d’apprentissage. Ce n’est pas en voyant une ouvrière cultiver son champignon qu’une autre va se mettre à bêcher. Ce n’est pas pour copier exprès la reine mère que la reine fille lui vole un bout de trésor filamenteux. Tout cela est programmé à l’avance, réglé par l’odeur des phéromones et des champignons, dans un processus somme toute assez figé. L’absence d’une transmission « active » pourrait-elle être le point faible des fourmis, comme on l’a déjà relevé chez les abeilles ? 71

DES COMPORTEMENTS TROUBLANTS

D’autres insectes pratiquent aussi l’agriculture, avec toujours les mêmes doutes sur le mode de passage entre individus. Les termites cultivent des champignons sur des jardins de végétaux partiellement décomposés. Plus de 300 espèces de termites sont concernées, mais les champignons cultivés appartiennent tous à la même famille. Comparés aux fourmis, les termites ont donc moins de variété dans les traditions. Et si la technique en elle-même est presque aussi élaborée, question transmission c’est pire. Les colonies de termites récupèrent en général leur champignon à partir d’une spore – équivalent de la graine chez certains végétaux – qui se promène au gré du vent. Cette spore est captée par un roi et une reine, fondateurs d’une colonie, qui la font germer pour démarrer leur culture. Le champignon ne se transmet donc pas d’une colonie à l’autre de manière active, porté par un fondateur émigrant. Elle est laissée au hasard. On s’éloigne d’autant plus d’un réel comportement culturel. Des centaines d’espèces de scarabées xylophages creusent leurs galeries dans le bois mais ne se nourrissent pas des copeaux. Ils consomment des champignons filamenteux qu’ils font pousser sur les parois des tunnels. Les femelles s’occupent du jardin dans une symbiose toujours puissante : si les scarabées n’entretiennent pas la culture, elle est vite envahie de parasites. Et si le champignon meurt, les scarabées n’ont plus de subsistance. Contrairement aux fourmis et aux termites, les scarabées xylophages ne pratiquent pas la monoculture : plusieurs espèces de microorganismes peuvent se développer dans une même série de galeries. Toutefois, on trouve souvent une espèce dominante et, comme chez les fourmis, les femelles qui émigrent vers un nouveau bois à creuser emportent avec elles un fragment de ce champignon principal. Moins de traditions dans le choix des espèces cultivées, des soins moins élaborés dans la technique d’élevage, mais ici on retrouve un mécanisme de transmission d’un nid à l’autre.

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3. CULTURES À SIX PATTES

LA LIMITE DES INSECTES Voilà trois mondes animaux, fourmis, termites et scarabées, pratiquant l’agriculture avec des points communs et des divergences. Et dans tous les cas, il semble que ces insectes ne vivent pas leur « culture » comme les singes, les dauphins ou les corneilles. D’après ce qu’on en sait aujourd’hui, les individus ne s’observent pas les uns les autres, les techniques et les habitudes sont acquises avec une faible part d’apprentissage et répondent davantage à un programme préétabli. Isolez un oiseau chanteur dans une cage juste après sa naissance, il ne produira pas un chant aussi complet que celui de son père. Au contraire, si vous isolez des larves de fourmis Atta dans un nid, à l’éclosion elles se mettront à cultiver leur champignon comme tout le monde. Voilà les différences qui font que, au bout du compte, les insectes n’auraient pas de véritable transmission culturelle. Ou alors elle serait d’une nature très différente de celle des vertébrés. On a décrit, au cours de cette première partie, une large gamme de comportements animaux. Certains répondent à de nombreux, sinon tous les critères que nous avions préétablis pour définir la culture : des variations de comportements au sein d’une même espèce qui se transmettent de génération en génération par une forme d’apprentissage social. On a vu aussi que, des chimpanzés aux fourmis, des différences importantes existent dans la mise en œuvre de ces comportements. Si les résultats sont similaires, les moyens d’y parvenir n’ont pas grandchose à voir. Difficile, dans ces conditions, de savoir quels animaux ont une culture ! Les comportements sont si variés, si proches les uns des autres et si différents à la fois, qu’il semble impossible de séparer officiellement deux mondes, celui « qui a une culture » et celui « qui n’en a pas ». Notre définition préétablie est-elle suffisante pour opérer des distinctions ? Les spécialistes des fourmis sont-ils d’accord avec ce que pensent les primatologues ? Les biologistes sont-ils à leur tour du même 73

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avis que les anthropologues, ethnologues et autres sociologues sur la définition de la culture qui, pour beaucoup, reste l’apanage du seul Homo sapiens ? Par quels moyens les spécialistes du comportement, dont les découvertes remettent en cause cette exception, observent-ils leurs petites bêtes fétiches ? C’est ce que nous allons voir maintenant.

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PARTIE 2

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4 L’étude scientifique du comportement animal

Ils sont des milliers. Ils sont partout. Ils explorent sans relâche la vie animale à travers les six continents et dans tous les océans. Ils traversent les forêts équatoriales à coups de machette et d’anti-moustique. Ils écoutent les chants venus des fonds marins ou de la cime des arbres. Dans des centres spécialisés, ils élèvent toutes sortes de bêtes pour étudier leur comportement en captivité. Quant aux plus casaniers, ils préfèrent l’ambiance des laboratoires et pratiquent leur science entre quatre murs. Parfois, ils mènent toutes ces approches à la fois. Vous l’aurez compris, « ils », ce sont les chercheurs spécialistes du comportement animal. Et pour chercher, ils cherchent ! Car il y a du boulot. L’étude scientifique d’un comportement, aussi simple soit-il en apparence, demande une connaissance approfondie, minutieuse du monde animal. A fortiori, pour étudier la culture, on se doute qu’il ne suffit pas d’observer une volée de corbeaux à la jumelle pendant trois jours, 77

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sagement calé dans une cabane. Entre l’écheveau d’interactions sociales qui structurent une population, la finesse des gestes quotidiens ou la complexité des techniques pratiquées, la compréhension des comportements depuis l’échelle moléculaire jusqu’à celle de l’écosystème est une vaste entreprise dont aucune étape ne peut être sous-estimée. Un vrai défi pour les chercheurs, tant la science moderne est cloisonnée, spécialisée, hiérarchisée. L’étude de la culture animale oblige donc ses adeptes à attaquer ces frontières à la hache. Avec un petit stock de TNT sous la main. Au cas où. DANS LA NATURE OU EN CAPTIVITÉ ? Observer les animaux dans leur milieu naturel reste une approche fondamentale. Elle seule permet de cerner l’environnement dans lequel ils évoluent, les difficultés auxquelles ils sont confrontés et les solutions qu’ils trouvent. Seul le milieu naturel permet d’observer le comportement… naturel, et tant pis si la répétition fait côtoyer ma phrase avec la tautologie. Cette tâche n’est pas simple. D’abord, il faut les trouver ces animaux. Dégotter une petite colonie de fourmis au milieu du désert australien, ou un groupe de cachalots se déplaçant sur des milliers de kilomètres

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4. L’ÉTUDE SCIENTIFIQUE DU COMPORTEMENT ANIMAL

carrés, cela peut demander des semaines, des mois. Les problèmes logistiques de transport, de logement ou de ravitaillement ne sont alors pas des détails, surtout quand on connaît la situation financière de la recherche scientifique. D’autant que, pour étudier les processus culturels, il faut observer sur le long terme : apparition, diffusion et évolution d’un comportement, transmission entre générations, différences entre populations… Le long terme peut se traduire en dizaines d’années d’études attentives, et le problème logistique devient crucial. Une fois résolues ces menues questions d’organisation, il reste des problèmes éthiques et méthodologiques. Pour observer les bêtes, il faut les approcher de près, même de très près. Or ce faisant, d’une part on les dérange pendant le repas, la sieste ou, pire, l’accouplement. D’autre part, même s’ils sont habitués à notre présence, comment être sûr qu’ils se comporteraient de la même manière si nous n’étions pas là ? D’accord, il reste la caméra. Mais son usage pose à son tour de nouveaux problèmes techniques et méthodologiques. L’observation en milieu naturel est donc essentielle. Elle apporte des connaissances inestimables sur le régime alimentaire des fourmis, les dialectes des oiseaux ou les techniques de pêche aux termites chez les chimpanzés. Pour les grands mammifères marins, c’est aujourd’hui l’unique méthode d’approche. Mais elle pose des problèmes d’organisation, et ne permet même pas de répondre à toutes les questions. D’où l’intérêt des études en semi-liberté – les animaux sont placés dans un espace naturel mais clos par une enceinte – ou en captivité stricte, comme ces colonies de fourmis et ces essaims d’abeilles élevés en laboratoire, ou ces oiseaux qu’on garde parfois en volières pour le bien de la science. Avec de telles conditions contrôlées (un peu trop, dira la SPA), on peut analyser en détail les comportements, tester les compétences des animaux ou suivre les processus de transmission de 79

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l’information. Pour comprendre comment les fourmis choisissent leur site de nidification, par exemple, l’étude en laboratoire « offre les conditions d’une investigation attentive du comportement individuel, et une première étape vers la compréhension des mécanismes impliqués pendant le changement de nid chez les fourmis pisteuses. [Elle permet de savoir] si les fourmis sont capables de choisir un site d’agrégation, et comment ce choix est influencé par les propriétés du site1 ». L’étude en laboratoire permet de tester directement des hypothèses sur le comportement des animaux. Dans le cas ci-dessus, on a pu montrer que la fourmi Messor barbarus (mangeuse de graines du Bassin méditerranéen) préfère en général un coin sombre à un coin humide, et un coin humide à un coin sec. Et surtout, les choix individuels interviennent de façon très limitée au cours du processus de choix, qui résulte d’un phénomène essentiellement collectif. Nous y reviendrons dans la 3e partie de ce livre. La recherche en labo a quelques inconvénients, les chercheurs le savent bien. Le principal est qu’on ne parvient jamais à copier exactement les conditions naturelles ; on n’est donc pas sûr que le comportement observé soit « normal ». Les animaux agiraient-ils de même en liberté ? Un environnement artificiel, appauvri par rapport à la nature sauvage, a-t-il une influence sur le comportement ? La présence de l’homme ne perturbe-t-elle pas l’animal ? Sans parler des conclusions parfois difficiles à tirer : les psittacidés (oiseaux de la famille du perroquet) sont capables d’utiliser des outils, mais cela n’a été observé qu’en captivité. Que conclure sur leur aptitude naturelle à manipuler des outils ? Rien. On confirme leurs capacités cognitives importantes, ce qui est déjà bien. Mais sur la culture de l’outil, on n’est pas avancé. 1. R. Jeanson et al. (2004) « Modulation of individual behavior and collective decision-making during aggregation site selection by the ant Messor barbarus ». In Behavioral Ecology and Sociobiology, vol. 55, p. 388.

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Les méthodes d’étude du comportement animal sont donc variées, toutes nécessaires et toutes insuffisantes. Chacune apporte son lot de connaissances tout en posant des problèmes méthodologiques. Elles sont plus complémentaires qu’opposées, et c’est l’association des approches qui permet de cerner au plus près les comportements. Dans la nature on relève plutôt les motifs culturels, les habitudes et leurs différences selon les populations. En captivité, on étudie davantage les mécanismes de transmission d’informations et les processus cognitifs associés. LES DEUX MON CAPITAINE ! Prenons une situation concrète avec deux chercheuses russes, Mmes Reznikova et Panteleeva de l’université de Novossibirsk (Sibérie). Sujet d’étude : comment les fourmis choisissent les insectes qu’elles chassent, et comment elles se transmettent cette information. Fourmi étudiée : Myrmica rubra. Proie convoitée : les collemboles, de petits arthropodes sauteurs. Par leur capacité à bondir, les collemboles échappent à la plupart des fourmis, qui les considèrent rarement comme des casse-croûte potentiels. Mais les chercheuses russes ont montré que M. rubra peut apprendre à chasser ces bestioles, et qu’elle s’en sort même très bien. Ce qui les a menées jusqu’à la question suivante : d’où leur vient ce comportement ? Le découvrent-elles par hasard ? Fait-il partie de leur panoplie de techniques de chasse ? Pour le savoir, elles ont mené deux expériences, une en laboratoire et l’autre dans la forêt. De cette dernière, il ressort que plus l’environnement est riche en collemboles, plus ils font partie du régime alimentaire des fourmis. Les compétences du chasseur ne sont donc exprimées que si la proie est disponible. Logique. De plus, les fourmis vivant dans des environnements riches en collemboles ont une vraie stratégie d’attaque, sautant sur leur proie pour les plaquer au sol avant de les piquer de leur aiguillon mortel. Les autres colonies de M. rubra, qui croisent rarement 81

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les collemboles, leur sont totalement indifférentes. Lors des rares rencontres, elles passent à côté d’eux en les ignorant superbement. Elles iraient jusqu’à leur offrir l’apéro si elles en avaient la possibilité. Des populations de fourmis, voisines et appartenant à la même espèce, ont donc des comportements opposés face aux collemboles. Ce n’est pas sans rappeler les chimpanzés qui, selon qu’ils vivent à l’est ou à l’ouest de l’Afrique, considèrent les jeunes antilopes comme des proies ou comme de simples colocataires de la forêt. Pour comprendre en détail ce comportement des M. rubra, les chercheuses se sont rabattues sur des expériences en laboratoire. Elles ont prélevé des œufs dans les nids de fourmis chasseuses, pour les faire éclore en captivité. Les ouvrières nées de ces œufs ont donc été, contrairement à leurs sœurs sauvages, élevées dans un environnement sans aucun insecte bondissant. Et que s’est-il passé lorsqu’on leur offrit des collemboles en pâture, juste pour voir ? Les fourmis de labo se sont comportées avec eux comme s’ils étaient potes depuis toujours. Elles leur ont même touché les antennes, un geste équivalent à notre poignée de main. Sur 204 interactions testées, 7 seulement se sont terminées par l’attaque du collembole par la fourmi. Mais dans ces cas-là, la fourmi s’y est prise immédiatement de la bonne manière, tuant sa proie avec la même technique qu’une chasseuse née dans la forêt. C’est ce dernier résultat (7 exceptions sur 204 observations) qui, finalement, éclaire tout le processus : il montre que les Myrmica rubra savent naturellement chasser les collemboles. La technique est donc inscrite dans leur répertoire dès la naissance. Mais elle ne s’exprime pleinement – lors de toutes les rencontres, et non 7 fois sur 204 – que dans un environnement riche en proies. La compétence est innée, son expression dépend de l’environnement. Et seul le couplage entre une étude de terrain et une autre en laboratoire a permis cette découverte. Comment l’habitude se transmet-elle au sein de la colonie ? Est-ce un processus culturel ? C’est là une autre question, à laquelle 82

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Mmes Reznikova et Panteleeva n’ont pas répondu car ce n’était pas leur problème. Nous reparlerons plus loin de la transmission des informations chez les fourmis. D’ici là, voyons comment les études en captivité permettent d’étudier en quelques jours ce que la nature offre bien rarement : l’adaptation du comportement face à un changement de l’environnement. Chez les fourmis, et même chez les mouches ! CHANGER SON COMPORTEMENT Champlain Djieto-Lordon et Alain Dejean, respectivement chercheurs aux universités de Yaoundé (Cameroun) et de Toulouse, ont voulu comprendre comment les fourmis tisserandes choisissent l’arbre où elles fondent leur nid. Chaque espèce a ses préférences : placez des Oecophilla longinoda devant deux tas de feuilles, l’un de manguier et l’autre de goyavier, les fourmis galoperont sans hésiter vers les feuilles de manguier. Alors que dans la même situation des Tetramorium aculeatum voteront pour le goyavier. Ces préférences sont-elles innées ou apprises au cours du développement ? Comment le choix se transmet-il ? À coups de gènes, d’odeurs ? Pour répondre à ces questions, les chercheurs ont réalisé quelques expériences en laboratoire. Ils ont d’abord prélevé des fourmis des deux espèces sur plusieurs types d’arbres, et les ont placées devant un choix de feuilles : elles se dirigent en général vers celles de l’arbre où elles ont été prélevées. Probablement attirées par l’odeur familière des feuilles. Ils ont ensuite prélevé des ouvrières adultes sur un arbre – disons un goyavier – pour les élever quelques semaines sur des feuilles de cacaoyer. Les chercheurs ont alors vérifié leur préférence : elles ont continué à opter pour les feuilles de goyavier. D’où la conclusion qu’une fois la préférence fixée elle ne bouge plus. La troisième expérience fut encore plus riche en enseignements. Il s’agissait de prélever, non plus des adultes mais des œufs de fourmis sur des goyaviers, et de les faire élever par des adultes au milieu de feuilles de cacaoyer. Une fois nées, on a demandé aux jeunes fourmis 83

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de choisir entre plusieurs feuilles. Cette fois, elles ont filé tout droit vers celles de cacaoyer. Les fourmis sont donc capables de changer leur préférence « naturelle » suite à un changement d’environnement. Mais uniquement les jeunes ! Une fois adultes, impossible de les faire changer d’avis. C’est la marque d’un phénomène classique appelé « empreinte » : les fourmis ont, comme beaucoup d’animaux, une période sensible de l’enfance au cours de laquelle des comportements, jusque-là modulables, se fixent définitivement par une interaction directe avec l’environnement. Une jeune oie qui vit ses premiers jours en côtoyant un être humain finit par le prendre pour sa maman. De la même façon, une larve de fourmi issue d’une colonie vivant sur un goyavier mais élevée sur des feuilles de cacaoyer finit par prendre goût à l’odeur du cacao. Les fourmis peuvent donc subir l’effet d’une empreinte et modifier leurs habitudes pour s’adapter à leur environnement. Elles ont dans leurs valises génétiques la technique « je couds des feuilles ensemble pour faire un joli nid à ma reine », mais cette technique est mise en œuvre sur un type de feuille… ou un autre. Tout dépend sur quelles feuilles la fourmi a grandi. Et cette tradition se transmet au fil des générations : des ouvrières élevées sur des manguiers auront, à leur tour, un faible pour les manguiers. La modification d’un comportement chez les fourmis fut ainsi explorée grâce à des tests en laboratoire. Avec un matériel simple, quelques boîtes et des tas de feuilles, et la possibilité technique de modifier rapidement, à volonté, l’environnement des petites bêtes. Impossible dans la nature, car les nids de fourmis tisserandes sont aussi faciles à déplacer qu’une armoire normande remplie de santons de Provence auxquels mamie tient beaucoup. Les fourmis ont-elles été prises en flagrant délit de comportement culturel ? Après tout, en se posant sur une nouvelle espèce d’arbre, une population est capable de changer son mode de vie et de le transmettre à ses petits. Oui… Mais ici le 84

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changement est profondément lié à celui de l’environnement, et sa transmission ne fait pas intervenir d’apprentissage social. La présence d’autre chose qu’une influence génétique ou écologique devient plus délicate à démontrer. Un pas en avant, deux pas en arrière… LES MOUCHES AUSSI ! Visitons maintenant le laboratoire Évolution et Diversité Biologique de l’université Paul Sabatier de Toulouse, et notamment l’équipe d’Étienne Danchin, spécialisée en écologie comportementale. Étienne concentre ses activités sur la transmission d’information entre animaux, ce qui l’a amené à développer une conception de la culture dont nous verrons les détails dans le prochain chapitre. Pour la mettre à l’épreuve, il a étudié – et étudie encore – de nombreuses espèces. Des poissons aux bourdons en passant par les mouettes tridactyles d’Alaska et les mouches drosophiles, qu’il élève dans son laboratoire. Ces dernières peuvent-elles, comme les fourmis, modifier leur comportement pour s’adapter à un nouvel environnement ? Mieux encore, ne seraient-elles pas capables de changer leurs habitudes rien qu’en voyant le comportement d’une autre mouche ? Pour répondre à ces questions, il a, comme tout chercheur responsable, embauché quelques étudiants. Dont une certaine Marion. Elle a terminé sa cinquième année universitaire par un classique stage de six mois, de janvier à juin 2009. Spécialité : écologie comportementale. Sujet d’étude : l’utilisation de l’information sociale chez la drosophile (Drosophila melanogaster). Pas de quoi faire rêver un étudiant, a priori. D’ailleurs les proches de Marion lui ont dit : « La mouche ? C’est nul ! Pourquoi tu n’étudies pas les lions, plutôt ? ». Des heures pour leur expliquer que les lions, on n’en trouve pas foule sur le campus de Toulouse, que même en Afrique ils se font rares, que pour six mois ça ne serait pas rentable, et que de toute façon la culture chez les lions n’est pas un sujet très porteur. Encore, elle étudierait les techniques de coiffure sur crinière… 85

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Son animal fétiche était donc la drosophile, un des animaux préférés des chercheurs. Pourquoi ? Parce qu’elle se reproduit vite : une larve sort de l’œuf 24 heures après la ponte, met une dizaine de jours à devenir un adulte qui s’accouple rapidement avant de mourir, 15 jours seulement après sa naissance. Un cycle de vie très court qui, allié à un élevage facile en laboratoire, a fait de la « droso » un sujet scientifique de choix depuis un siècle. Marion voulait montrer que les mouches peuvent utiliser des informations obtenues en « regardant » d’autres mouches. Pour cela, elle a étudié un comportement déjà repéré chez des poissons comme le guppy (Poecilia reticulata) : le copiage de choix du partenaire. Aménageons un aquarium avec des cloisons transparentes pour le diviser en trois compartiments. Dans celui du milieu, plaçons une femelle guppy seule. À sa gauche, elle peut admirer un mâle d’une belle couleur orange vif, seul lui aussi. À sa droite, un autre mâle d’un orange plus terne cohabite avec une femelle. Après une brève période de parade, ce qui doit arriver arrive : les deux poissons s’accouplent. Normalement, les femelles préfèrent les mâles aux couleurs vives. Mais dans cette expérience on donne à une femelle (celle placée au centre) la possibilité d’observer le contraire : un mâle orange pâle réussit à attirer une copine, alors qu’un mâle orange vif reste bredouille. Plaçons maintenant cette femelle dans une nouvelle alcôve en compagnie de ces mêmes deux mâles. Sur qui jette-t-elle son dévolu ? Sur le moins coloré. Comme celui qu’elle a vu quelques instants auparavant en pleine partie de nageoires en l’air avec une congénère. Au cours de l’expérience, on a donc inversé le choix naturel d’une femelle en lui montrant une autre demoiselle qui, elle aussi, a changé son fusil d’épaule. Les guppys sont donc capables de copier les choix de partenaires faits par d’autres guppys. Tu en as pris un aux couleurs pâles ? Puisque c’est comme ça, moi aussi !

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Ce comportement étonnant a été observé chez de nombreuses autres espèces, des poissons aux cervidés, et jusqu’aux humains. Et oui ! Chez nous aussi, on a tendance à regarder d’un œil plus sensuel les partenaires potentiels qui sont… déjà pris. Malgré l’Ordre Solennel qui commande de ne jamais convoiter la femme de son prochain. Toute ressemblance avec une situation existante ou ayant existé… Étienne et Marion voulaient donc savoir si le phénomène existe chez les invertébrés, et s’il est suffisamment durable dans le temps pour être transmis aux générations suivantes. On pourrait alors se risquer, sur la pointe des pieds, à évoquer l’existence d’une transmission culturelle chez la mouche. Une révolution ! Étienne a montré une première fois, avec un collègue, que les drosophiles peuvent copier un choix de partenaire. Les expériences étaient inspirées de celles faites sur le guppy : on exhibe devant une femelle innocente un mâle couvert d’une poudre rose qui parvient à séduire une femelle. Puis on lui montre un mâle coloré en vert se faisant repousser par une drosophile qui sort tout juste d’un accouplement. Ensuite, on enferme la femelle innocente avec deux mâles, un rose et un vert. Avant d’avoir été le témoin des scènes érotiques pour arthropodes, elle s’accouplait à 50/50 avec les deux mâles. Mais après avoir vu un rose trouver femelle à son pied et un vert se faire rejeter, elle modifie son choix à 65/35 en faveur du rose. Et si l’on inverse les rôles, c’est le mâle vert qui devient hyper sexy aux yeux de la femelle. Expérience concluante : les mouches se copient leurs choix de partenaires, et préfèrent les mâles colorés avec la même poudre que ceux qu’elles ont déjà vu séduire une femelle. Mais le rapport 65/35 n’est pas aussi net qu’on voudrait. Peut-il être amélioré, à 70/30 ou même à 90/10 ? Ce serait une étape intéressante pour continuer le travail dans des conditions optimales. C’est le défi que Marion devait relever : trouver un protocole expérimental plus efficace, aboutissant à des résultats plus tranchés. Par exemple, dans la dernière phase de l’expérience, on avait choisi de proposer à la femelle innocente un mâle 87

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rose et un vert en même temps. Un choix discutable car les mâles entrent alors en compétition, ce qui peut perturber les préférences de la femelle. Si elle s’apprêtait à jeter son dévolu sur le rose mais que, lors du test, le vert est plus entreprenant, elle peut finir par succomber à ses charmes. Après quelques mois de travail, Marion a dû accepter ce terrible constat : impossible de reproduire dans son propre labo les résultats obtenus dans l’étude précédente. Impossible de montrer à nouveau un basculement du rapport 50/50 vers 65/35 avec le protocole de base, celui où l’on jette deux mâles en pâture à la femelle. Pourquoi ? Marion a commencé par ne rien y comprendre. Étienne non plus. Mais chacun savait que ce sont des choses qui arrivent. C’est un des mystères de la recherche. Parfois ça file droit, d’autres fois on passe des années sur un problème sans jamais rien obtenir. Un jour l’expérience fonctionne à bloc et le lendemain, à la même heure, avec la même température à l’ombre, alors que vous avez bu le même bol de lait au petit déjeuner et portez le même pull-over, rien ne va plus !

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Mais ici, Marion et Étienne avaient modifié quelque chose. Pour tenter un autre protocole, ils avaient choisi de montrer à la femelle innocente, non pas un mâle rose qui conclut puis un vert qui échoue, mais les deux situations en même temps. Comme dans les expériences sur le guppy : la femelle au centre, un couple à sa droite, l’autre à sa gauche. Cette modification du protocole ne serait-elle pas responsable de l’échec ? Les drosophiles ne sont peut-être pas capables d’analyser deux situations en même temps. Ce ne sont que des mouches, après tout. Branle-bas de combat dans le labo : on décide de revenir au protocole initial, Un mâle d’abord, l’autre ensuite. Puis on teste la préférence de la femelle en lui servant les deux plats à la fois : un rose et un vert. Exactement comme faisait le collègue. Marion a-t-elle réussi, cette fois ? Oui. Elle est parvenue à confirmer qu’une femelle n’a aucune préférence a priori pour s’accoupler avec un mâle vert ou un mâle rose, mais qu’elle choisit à 65 % un mâle rose si elle a vu un autre mâle rose convoler avec une femelle. Et pareil avec un vert. Mais seulement si on lui en montre un d’abord, et l’autre ensuite. Les deux en même temps, la pauvre drosophile ne sait plus où donner de la tête et n’arrive pas à retenir sa leçon. Et le fait de lui proposer, dans la phase de test, les deux mâles en compétition a-t-il une influence ? Même pas. Qu’elle se laisse approcher par un mâle quand elle est seule avec lui, ou quand les deux concurrents volent à ses côtés, peu importe. Son choix est fait dès la phase d’observation, et plus question de le discuter. Les femelles drosophiles semblent donc capables d’imiter leurs congénères lorsque celles-ci choisissent un certain type de mâles. Peuton considérer ce comportement comme un cas de transmission sociale ? Peut-être. Le résultat de Marion n’est qu’un premier pas, il en reste d’autres à parcourir pour être sûr de son coup. Quant à évoquer l’idée que ce comportement relève du culturel, c’est encore pire. De la culture chez les mouches, tout de même, il faut oser ! Étienne en a luimême conscience et ne sait pas du tout s’il parviendra à ses fins. 89

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La présence d’un phénomène d’ordre culturel chez la mouche n’est qu’une hypothèse, qu’il s’agit maintenant de tester. On trouvera quelque chose… ou pas. C’est le but du jeu scientifique et chacun l’accepte, en croisant les doigts pour qu’au moins un peu de positif ressorte de l’aventure. Mais tant qu’on n’a pas creusé jusqu’au fond, on ne sait pas s’il y avait un trésor à déterrer… SE CHERCHER DES POUX, TOUTE UNE TECHNIQUE ! Laissons l’équipe d’Étienne poursuivre ses recherches et revenons à des animaux moins surprenants lorsqu’on parle de culture : les singes. On a déjà vu que leurs habitudes varient d’une population à l’autre. Mais un nouveau comportement peut-il apparaître puis se transmettre dans un groupe ? Le phénomène est plus délicat à mettre en évidence, car il faut être au bon endroit au bon moment pour détecter l’apparition d’une nouvelle pratique. Cela demande aussi de connaître dans les moindres détails les habitudes du groupe, pour être sûr d’avoir relevé un fait innovant. Des observations rigoureuses, des descriptions minutieuses, un vrai travail d’orfèvre ! Certains chercheurs y excellent, notamment les Japonais et leurs macaques. À Koshima, avec le nettoyage des patates douces, mais pas seulement. De 1990 à 1997, Ichiro Tanaka était chercheur à l’université de Kyoto, où il s’est consacré à l’étude de l’épouillage chez les macaques. On appelle « épouillage » le fait de traquer les parasites dans la fourrure des collègues pour les arracher, les écraser ou, plus efficace, les avaler. La technique porte bien son nom car, dans 98,9 % des cas, les singes s’extirpent mutuellement des œufs de poux. Tanaka a filmé, sept années durant, les épouillages d’une troupe de macaques en semiliberté, conditions idéales car il pouvait approcher les animaux jusqu’à 30 cm. Il a enregistré des centaines de nettoyages, sur bandes à 33 images par seconde, afin de visionner les scènes au ralenti et de percevoir des détails indécelables à 24 images par seconde, la vitesse du cinéma classique. Et voici ce qu’il a vu. 90

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Dans le groupe étudié, la technique classique jusqu’en avril 1994 consistait à coincer l’œuf de pou entre les extrémités de l’index et du pouce, puis à tirer un coup sec pour arracher l’œuf fixé à la peau par une sorte de ciment biologique. Durant le mois d’avril 1994, Namako, une femelle de 22 ans, se mit à essayer d’autres techniques. Notamment, celle consistant à gratter d’abord l’œuf avec l’ongle de l’index pour le décoller, puis de le coincer sous le même ongle et le remonter le long du poil en s’appuyant sur le pouce. Le 3 juin, le chercheur en mettrait ses sushis à couper, Namako vota définitivement pour cette technique, qu’elle jugeait peut-être plus efficace. Dès le 16 juillet, Namaku, sa fille de 5 ans, l’imita sans même tester d’autres possibilités. En septembre, son autre fille Namami, sa petite-fille Namamiku et sa sœur Nagano se convertirent à la nouvelle procédure d’épouillage. Pas surprenant que ce soient les femelles qui inventent puis se repassent des techniques. Les sociétés de macaques, comme celles de babouins, de baleines ou de dauphins, sont matrilinéaires : les groupes se constituent autour des femelles d’une même lignée. Ce sont les mâles qui, une fois adultes, sont mis à la porte. La découverte importante, ici, est l’apparition subite d’une nouvelle technique, probablement inventée par Namako. La technique a été comparée aux autres méthodes d’épouillage, avant de s’imposer puis de se transmettre. Comment ? Ichiro Tanaka n’a pas réussi à savoir si les macaques s’espionnaient ou si elles se montraient la technique par une sorte « d’enseignement ». Le mode de transmission est donc mal connu, mais ce serait quand même un sacré hasard si les cinq femelles d’une même famille avaient découvert séparément la même technique, en moins de quatre mois, sans copier sur la voisine ! Les observations minutieuses de Tanaka ont porté leurs fruits. Les heures de vidéos passées au crible ne l’ont pas été en vain. L’apparition et la diffusion d’un comportement au sein d’une troupe de macaques ont pu être décrites dans leurs (presque) moindres détails. Et l’histoire 91

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ne s’arrête pas là, puisqu’à partir d’octobre 1994 une variante de la nouvelle technique a pris le relais chez les cinq femelles : au lieu de poser en premier l’index sur la peau, on pose d’abord le pouce contre l’œuf, et ensuite on gratte avec l’ongle de l’index en utilisant le pouce comme cale. C’est la petite Namamiku, cette fois, qui a trouvé l’astuce. LES CHIMPANZÉS COPIENT SUR LE VOISIN Une telle étude aurait-elle pu être menée sur des animaux en totale liberté ? Peu probable. Il a fallu approcher les macaques d’assez près pour apercevoir le bout de leurs doigts furetant au milieu d’une épaisse fourrure. Les études en semi-liberté, malgré leurs inconvénients, sont donc des compléments majeurs aux études de terrain. Mais, dans les deux cas, il reste un sacré grain de sable : les mois, les années qu’il faut attendre pour cerner entièrement l’évolution des comportements. Pour contourner ce problème de délai, il existe un autre moyen de procéder, moins naturel mais plus rapide. Au lieu d’attendre que les animaux découvrent une nouvelle technique, il n’y a qu’à les forcer ! C’est la méthode choisie notamment par l’Américain Frans de Waal, 92

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un des plus grands spécialistes actuels du comportement des primates. Avec son collègue Andrew Whiten, de l’université de Saint Andrews (Écosse), il a testé l’introduction forcée d’une technique chez des chimpanzés. Étude concluante. Soit deux enclos carrés de 20 mètres de large, placés côte à côte et contenant chacun 8 à 11 chimpanzés femelles. Encore des filles, parce qu’elles sont plus dociles, moins agressives que des mâles. Chaque enclos contient un appareillage permettant d’obtenir de la nourriture, mais il est si compliqué à manipuler qu’aucun animal ne peut trouver seul le mode d’emploi. Mais voilà qu’en cachette, loin du regard des autres, on entraîne une femelle à utiliser l’appareil en question. Puis on la réintroduit dans son enclos. Et que se passe-t-il ? La femelle entraînée manipule l’appareil presque les yeux fermés et en extrait de nombreuses friandises sous les yeux ébahis – et sûrement envieux – de ses camarades. D’ailleurs, en moins d’une demi-heure une autre femelle, après avoir observé attentivement la femelle entraînée, parvient à son tour à faire cracher la machine. En quelques heures, la plupart des membres du groupe s’y mettent aussi. Conclusion formelle des chercheurs : les chimpanzés sont capables d’observer et d’imiter leurs congénères, et une nouvelle technique alimentaire peut aisément se diffuser dans un groupe.

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Certes, les chercheurs n’ont pas vu un chimpanzé montrer aux autres comment manipuler le distributeur de nourriture. Les utilisateurs avertis attiraient simplement la curiosité de leurs voisins, qui scrutaient leurs moindres gestes face à la machine. C’est ainsi que, pour la première fois en dehors de notre espèce, des chercheurs ont mis en évidence la diffusion d’une innovation à l’intérieur d’un groupe par un phénomène d’imitation. Ils ont même prouvé, dans une autre expérience, que l’innovation se transmettait d’une population à une autre, toujours par imitation. Les chimpanzés sont donc capables de se conformer à une nouvelle habitude. De faire, en quelque sorte, comme tout le monde. La richesse de cette découverte fut telle que les chercheurs, pour raconter leurs expériences, ont utilisé le mot « culture ». Et sans guillemets ! De nombreux scientifiques explorent donc le comportement animal, chacun dans son monde, son espèce, sa méthode. Certains préfèrent l’observation de terrain, une machette à la main parmi les singes ou une grosse parka sur les épaules à traquer les baleines. D’autres choisissent la vie de labo et élèvent des poissons, des fourmis, des macaques et même des mouches pour scruter leurs petites manies. Souvent, ils pratiquent les deux méthodes pour détailler en laboratoire les observations faites à l’extérieur. Chaque pratique, on l’a vu, ne répond pas aux mêmes objectifs. Les questions que se posent les chercheurs ne sont pas toujours les mêmes. Et du coup, les réponses non plus. Ce qui entraîne de joyeuses discussions autour de la notion de culture.

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5 Problèmes de définitions

BATAILLES DE SPÉCIALISTES On pourrait presque compter une définition de la culture par chercheur, tant leurs approches sont variées, tant chacun travaille avec sa propre loupe de spécialiste. Les observateurs en milieu naturel insistent sur le fait que pour être culturel un comportement doit être observé dans certains groupes et pas d’autres. Les chimpanzés ouvrent des noix à l’ouest de l’Afrique mais pas à l’est ? Voilà de la culture. Les dauphins pêchent à l’éponge dans la baie des Requins et uniquement dans cette baie ? En voilà encore. Ainsi, une définition propose simplement que la culture soit l’ensemble des « comportements observés régulièrement chez plusieurs membres d’un groupe et absents d’au moins un autre groupe, sans que cette absence puisse être expliquée par des facteurs écologiques1 ». Ni génétiques, la définition ne le précise pas mais on l’aura deviné. 1. C. Boesch (2003) « L’homme, le singe et l’outil : question de cultures ? ». In Aux Origines de l’Humanité (vol. 2), Fayard.

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Cette définition, proposée pour donner un sens aux comportements des chimpanzés qui varient d’une population à l’autre dans les forêts d’Afrique, pose cependant un problème : elle ne s’intéresse qu’à ces variations. Elle ne s’attarde pas sur des paramètres plus difficiles à observer en milieu naturel. Aucune allusion par exemple au mécanisme de transmission, et pour cause. En soixante ans, seuls deux cas de démonstration active d’une mère chimpanzé à son enfant ont été rapportés. On suppose, on pressent que de tels mécanismes existent. Mais pour la science, pressentir n’est pas tout. Encore faut-il être sûr. Car sans transmission, la culture peut-elle exister ? Une autre définition, incluant cette fois le problème de circulation de l’information, propose qu’un comportement devienne culturel s’il est transmis de façon répétée à travers un apprentissage social ou par observation, jusqu’à devenir caractéristique d’une population. Autrement dit, la culture serait « l’ensemble des caractères propres à un groupe d’individus, partagés entre les membres de ce groupe et qui reposent à un certain degré sur l’apprentissage social et la transmission d’information2 ». Cette théorie va même plus loin : elle exige que pour être culturel un comportement doive répondre à certains critères vérifiables au moyen d’expériences. On en revient à la bonne vieille pratique selon laquelle une théorie ou une affirmation n’est scientifique que si elle est testable et contestable par des expériences. Les chercheurs à l’origine de cette définition ont donc proposé deux tests que tous les chercheurs devraient effectuer avant de parler de culture pour décrire un comportement. Prenons deux populations d’une même espèce, vivant à deux endroits écologiquement similaires. Ces deux populations ont leurs petites habitudes qu’elles se transmettent entre générations, peu importe comment. La première 2. K. Laland & W. Hoppitt (2003) « Do Animals have culture ? ». In Evolutionary Anthropology, vol. 12, p. 150.

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expérience consiste à capturer une poignée d’individus dans chaque population et à les relâcher au milieu de l’autre. Si les animaux déplacés changent leur comportement pour agir comme leurs nouveaux camarades, cela signifie que le comportement en question est transmis socialement, par observation ou par imitation, et n’est pas entièrement influencé par les gènes ou par l’environnement. On peut alors envisager de lui accorder une composante culturelle. Le deuxième test consiste à intervertir, non plus quelques individus, mais l’ensemble des deux populations. On envoie le groupe A tout entier vivre chez les B, qui sont en retour transportés vers l’ancien lieu de vie des A. Si chaque population, dans ses nouveaux appartements, garde ses traditions, alors il y a de grandes, grandes chances pour que celles-ci relèvent en partie du culturel. Si on suit cette méthode à deux tests, surprise : les chimpanzés ne sont plus les mieux placés. Ce sont maintenant les oiseaux… et les poissons ! C’est le cas, par exemple, d’un oiseau nommé vacher à tête brune (Molothrus ater) : si on fait élever des jeunes nés au Dakota du Sud par des adultes venant de l’Indiana, les jeunes finissent par prendre les habitudes (comment séduire une femelle, entre autres) des vachers d’Indiana et s’accouplent de préférence avec eux. Ils transmettent même leurs nouvelles traditions à une seconde génération d’oisillons du Dakota. Même résultat chez un poisson appelé gorette jaune (Haemulon flavolineatum) : un groupe de gorettes déplacé d’une population A vers une population B adopte automatiquement les routes migratoires de sa nouvelle famille d’accueil. Bien sûr, ça marche aussi dans l’autre sens, de B vers A. Et si on déplace tout le groupe A dans l’environnement de B, alors le groupe déplacé conserve ses propres habitudes migratoires. Conclusion : les gorettes ont passé les deux tests, leurs routes migratoires peuvent être classées « culturelles ». Si on obéit à la lettre à cette méthode de ségrégation entre culturel ou non, la culture n’aurait été démontrée, aujourd’hui, que chez 97

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l’homme, une demi-douzaine de volatiles, quelques poissons et peutêtre un ou deux cétacés. Pourquoi ceux-là et pas d’autres ? Ce sont tout bêtement les seuls chez qui les tests ont été menés. Même chez les primates rien n’a été fait ; ils ne sont donc pas inclus dans la liste des reçus. Il faut dire que la méthode expérimentale, même si elle paraît simple et rigoureuse, présente de sacrés inconvénients. D’abord, mélanger des oiseaux ou des poissons entre eux est assez facile : ce ne sont pas des animaux trop gros et ils s’intègrent facilement dans des groupes étrangers. Mais introduisez un chimpanzé dans un groupe où personne ne le connaît ! Il a neuf chances sur dix de s’en faire éjecter, la dixième probabilité étant qu’il soit rapidement massacré. N’oublions pas un autre problème de taille : la taille ! Attraper un oiseau en vol et le relâcher quelques kilomètres plus loin est à la portée du premier éthologue venu. Mais on souhaite bonne chance à celui qui se lancera le défi de déplacer 15 cachalots de l’Atlantique Sud vers le Pacifique.

La méthode est donc intéressante mais techniquement difficile à mettre en œuvre. Et là encore, la question du mécanisme de transmission de l’information n’est pas résolue. Mais est-ce si important de savoir de quelle manière les comportements circulent ? Du moment qu’ils circulent… Et bien si, justement, le mode de transmission est fondamental. On a vu que chez les drosophiles comme chez les chimpanzés une « tradition » pouvait se transmettre. Pourtant, 98

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5. PROBLÈMES DE DÉFINITIONS

vous admettrez que placer nos cousins et des mouches sur le même plan, cela pose problème. DES CRITÈRES COMME S’IL EN PLEUVAIT Nous devons donc faire le tri dans les modes de transmission, et identifier ceux qui permettent vraiment d’accéder au culturel. À l’heure actuelle, c’est un des principaux points de désaccord entre les spécialistes. C’est aussi un des sujets les plus étudiés. On peut donc espérer quelques clarifications sur la question dans les prochaines années, sachant que la plupart des spécialistes sont d’ores et déjà unis contre des définitions trop extrémistes. D’un côté, se satisfaire d’une simple « transmission sociale » est impossible : de la transmission sociale, on peut en voir partout. La culture existerait ainsi dans l’ensemble du règne animal, voire végétal et microbien ! Pourquoi pas, mais alors le terme « culture » devrait changer totalement de définition. D’un autre côté, affirmer que la culture n’existe que si la transmission s’opère par une imitation ou un enseignement tels qu’on les rencontre chez l’homme serait trop restrictif. Pourquoi faire reposer une définition de la culture sur des comportements observés chez Homo sapiens ? Pourquoi la culture animale devrait à tout prix être comme-la-nôtre ? Quitte à élargir notre pensée, allons jusqu’au bout ! C’est ce que tentent de faire les chercheurs, avec une multitude de points de vue et d’approches expérimentales qui rendent le débat passionnant. Par exemple, deux méthodes quasiment opposées ont été suggérées pour définir un comportement culturel. L’une par Susan Perry et Joseph Manson, spécialistes américains des singes capucins, l’autre par Étienne Danchin et son collègue autrichien Richard Wagner. Ces définitions reposent non plus sur deux tests mais sur quatre, qui ne sont bien sûr pas les mêmes dans les deux méthodes et qui, comble de malchance, doivent être remplis les uns ou les autres (selon Perry et Manson) ou bien les uns et les autres (pour Danchin et Wagner). 99

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Les critères retenus par les Américains sont les suivants : 1. Variation intergroupes : certaines populations de capucins à face blanche (Cebus capucinus) achèvent les écureuils d’un coup de dents derrière la nuque, d’autres non ; chez les capucins comme chez les chimpanzés, seules quelques populations ouvrent des noix à coups de pierres ; etc. 2. Apparition et diffusion d’un comportement : en pleine sécheresse, une femelle vervet (Cercopithecus aethipos) se met à épancher sa soif avec de la sève d’acacia récoltée dans le creux d’un tronc. En vingtdeux jours, la technique se propage à sept individus. 3. Transmission entre individus, des vieux aux jeunes (ou inversement) ou des parents aux enfants. C’est l’exemple des macaques, où les techniques d’épouillage se transmettent entre femelles d’une même famille. 4. Observation d’un individu par un autre qui adopte ensuite le comportement observé. Dans une troupe de capucins, on a vu un individu n’ayant jamais cassé des noix admirer un camarade en pleine action, puis tenter à son tour, pour la première fois, d’ouvrir à la pierre des coques récalcitrantes. Pour Perry et Manson, il suffit qu’un seul de ces critères soit relevé pour que l’on parle de tradition. Et seulement de tradition car, prudents, ils n’utilisent pas le mot « culture ». Mais ils font tant de fois référence aux comportements culturels qu’on finit par confondre les deux termes. On en vient même à penser que c’était l’objectif des chercheurs : parler de culture sans oser le dire pour ne pas se fâcher avec les collègues. D’après ces critères, au moins 25 comportements parmi les singes (non anthropoïdes) peuvent être classés « traditionnels », dont deux seulement rassemblent les quatre critères à la fois : le lavage des patates douces et le tri des grains de blé chez les macaques de Koshima. La proposition de Perry et Manson est donc peu exigeante. Il suffit d’un critère parmi quatre. Ce qui pourrait sembler normal : regrouper 100

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5. PROBLÈMES DE DÉFINITIONS

tous les critères relève presque du miracle, en tout cas d’un travail assidu, d’efforts nombreux et de dizaines d’années d’observations. D’un autre côté, la culture est un phénomène complexe. N’est-il pas logique qu’elle nécessite une longue série d’études et une grande rigueur expérimentale ? C’est le point de vue qu’ont choisi Danchin et Wagner, pour qui un comportement animal ne peut être considéré comme culturel que s’il répond aux critères suivants : 1. Faire intervenir un apprentissage social, où les individus s’observent les uns les autres. Pas question de découvrir sa petite innovation et de la garder pour soi. Les copains doivent en profiter. 2. Être transmis entre générations. Une fois le comportement installé dans un groupe, les jeunes doivent l’observer chez maman ou tonton et s’empresser de le reproduire. 3. Être généralisé à toute situation similaire à celle où il a été acquis. Une femelle drosophile qui a vu une autre se taper un mâle rose aura tendance à se laisser aller avec n’importe quel mâle rose. Comme un petit chimpanzé à qui sa mère a montré comment ouvrir une noix de Coula saura casser toutes les noix de Coula avec la même technique. 4. Provoquer un changement durable du comportement. Une fois apparu, un comportement ne doit pas s’évanouir subitement. Si on trouve, on garde, et longtemps s’il vous plaît. La question du temps est donc dramatiquement importante ici, notamment pour les critères 2 et 4. Si on ajoute le problème de fiabilité des observations, de rigueur des expériences (comment être sûr que c’est en observant ses congénères que l’un décide de faire comme l’autre ?), de difficulté des études en milieu naturel, on imagine que pour réunir les quatre critères dans une même population, il faut bien de la sueur et de la patience. C’est d’ailleurs là que le bât blesse. En suivant scrupuleusement les recommandations ci-dessus, on ne peut à ce jour réunir les quatre 101

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critères chez… aucune espèce ! Personne n’a encore démontré officiellement les quatre preuves qui permettraient d’affirmer que tel ou tel animal est bien capable de comportements culturels. On a parfois des suspicions si fortes qu’elles frisent la certitude. Mais friser n’est pas jouer. Même pour les cas les plus probables, comme les dialectes d’oiseaux ou de baleines, les usages d’outils chez les chimpanzés ou les choix de partenaires chez les poissons, les recherches n’ont pas encore été poussées assez loin. Alors que faire ? Selon les théories et les conditions requises, on peut affirmer avoir mis en évidence de la culture partout ou nulle part ! Tout le monde est d’accord pour dire que « tout dépend ce qu’on entend par culture », mais personne n’est d’accord sur la définition à adopter… À l’heure où vous lisez ces lignes, soyez sûr que les spécialistes en discutent toujours. La bonne nouvelle, c’est qu’au milieu du capharnaüm un consensus émerge : la majorité d’entre eux sont prêts à parier leur dernier fauteuil de bureau contre un paquet d’allumettes que, d’une façon ou d’une autre, la culture existe chez les animaux. DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA SCIENCE Voilà pourquoi ils se heurtent à une autre conception scientifique de la nature, celle des sciences dites humaines ou sociales regroupant l’archéologie et l’anthropologie, l’histoire et la sociologie, la linguistique ou encore la philosophie. Dans la plupart des théories issues des sciences sociales, et dans la conception du monde à laquelle elles s’appliquent, l’espèce humaine est vue comme détentrice d’un statut unique, à part dans tout l’univers, et ce qui crée son originalité… c’est notamment la culture. Par conséquent, le premier qui ose parler de culture chez les animaux n’a rien compris aux animaux ni à lui-même ! Les sciences sociales modernes sont fondées sur l’idée que l’homme a quitté son statut de primate bringuebalant entre deux lianes le jour où il a inventé un autre mode de vie, une façon de survivre radicalement 102

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opposée à celle des animaux. Si eux sont restés bestialement attachés à l’ordre naturel des choses (s’il pleut, je me planque sous un arbre), l’homme a inventé la culture : s’il pleut, je sors un parapluie, je me protège sous le toit d’une hutte, je m’agenouille devant une statue ou je me déhanche en rythme pour implorer les dieux de bien vouloir ranger leurs nuages. Nature contre culture, telle serait l’opposition fondamentale entre le vivant et l’homme. L’humanité se serait construite autour d’une rupture totale avec l’ordre naturel. Au XVIIe siècle, les philosophes Jean-Jacques Rousseau et Thomas Hobbes expliquaient que les hommes s’étaient peu à peu affranchis des nécessités de la nature en se regroupant autour d’un contrat social. Chacun acceptait de perdre un peu de sa liberté pour mieux profiter de la protection de la société. David Hume reprenait le flambeau un siècle plus tard, affirmant que l’homme était devenu culturel quand il s’était éloigné des contraintes biologiques pour devenir dépendant d’un environnement artificiel, façonné par lui et lui seul. 103

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Cette grande tradition philosophique fonda la sociologie moderne. Ainsi, pour Émile Durkheim, l’humanité naquit avec l’apparition de la religion, de la morale et de ce qu’il appelle les représentations collectives : des objets, des images ou des idées auxquels se rattachent les membres d’un groupe et qui en deviennent les fondements de leur société. Si on évoque la « reine » devant un parterre de Britanniques, tous imagineront leur monarque à peu près sous la même forme : flétrie, ratatinée, mais enrobée de fraîches toilettes vert pomme ou rose fuchsia. Et c’est justement avec la religion, la morale et les représentations collectives que l’homme aurait créé un monde nouveau, où règnent d’autres lois que celles de la nature. Un monde social où les seules règles qui vaillent sont celles que les cultures humaines décident d’adopter. L’anthropologue français Claude Lévi-Strauss perpétua la tradition en affirmant solennellement que la culture était « un attribut distinctif de la condition humaine ». On ne pouvait faire plus clair. Ses recherches ethnologiques l’ont même conduit à identifier deux règles qui auraient fait basculer notre monde de la nature vers la culture : (i) la prohibition de l’inceste, qui interdit toute relation sexuelle avec un membre de sa famille ; (ii) l’exogamie des femmes, qui oblige à chercher un(e) partenaire dans un autre clan que le sien. On verra au chapitre 7 combien ces règles chères à Lévi-Strauss sont une frontière fragile entre nous et les autres animaux. Quoi qu’il en soit, pour l’ethnologue français, la culture est notre affaire. Elle est définie comme le regroupement de faits sociaux, comme les mythes autour de nos origines, les religions, les règles de mariages et d’organisation de la tribu. Parmi ces faits, Lévi-Strauss proposa l’existence d’un élément commun fondamental, indispensable à toute société : le langage. Analysant les groupes humains avec les mêmes outils que ceux utilisés par les linguistes pour décortiquer nos modes de communication, il affirma que « le langage est le fait culturel par excellence, celui 104

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5. PROBLÈMES DE DÉFINITIONS

distinguant l’homme de l’animal3 ». Encore une fois, c’est clair comme un slogan électoral. LA CULTURE, C’EST L’HOMME La culture, en sciences sociales, est donc un ensemble de faits. On ne parle pas d’un comportement culturel, comme chez les biologistes, mais d’un fait culturel. Encore un point de divergence de vocabulaire qui confirme que les deux approches ont encore du pavé à battre avant de se comprendre. Un fait culturel est avant tout un phénomène social impliquant plusieurs membres d’un groupe, voire le groupe entier. La culture ne peut donc exister que dans un ensemble organisé d’individus. Au moins sur ce point, les sociologues sont en accord avec les biologistes. On ne pourra pas parler de culture chez un tigre solitaire des forêts du Bengale. Comment un fait social devient-il culturel ? Simplement lorsqu’il porte un signe distinctif, lorsqu’on voit en lui la marque spécifique d’une nation, d’une tribu, d’un groupe Facebook ou d’un club de sport. L’objet « drapeau » est un fait social autour duquel les humains aiment bien se regrouper. Mais il existe des milliers de drapeaux différents, chacun portant un signal particulier. C’est là que le drapeau acquiert son statut de fait culturel. Ainsi, la bannière à deux bandes verticales noire et rouge est un fait culturel pour les fans du ballon ovale à Toulouse. C’est un signal de ralliement autour du club de la Ville Rose, et gare à celui qui se pointera dans le stade en exhibant la bannière de Montferrand. Et ne parlons pas de celle du Stade Français. De la même manière, le langage est un fait social mais la langue swahilie est un fait culturel d’Afrique de l’Est ; le culte des dieux est un fait social, celui du dieu Viracocha est un fait culturel parmi les peuples des Andes, etc. On peut ainsi définir la culture comme un ensemble de faits sociaux qui, au-delà de toute exigence biologique, organisent la vie d’un 3. C. Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale, Pocket, p. 416-417.

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groupe jusqu’à le rendre unique, inimitable, radicalement différent des autres groupes. Croyances, mythes, religions, lois et règles de morale, institutions politiques, langage et représentations collectives, us et coutumes, arts, techniques… La culture est tout ce qui fonde les liens entre les hommes, qu’ils vivent dans des groupes de la taille d’une famille ou d’un continent. Je me reconnais Français, voire Européen, parce que je vis en France, je parle la langue nationale, j’accepte (à peu près, ne chipotons pas) les lois du pays et je roule à droite chaque fois que je conduis sérieusement. Mais étant né à 15 km du Futuroscope, je me reconnais aussi Poitevin. Je me sens également toulousain : j’habite en région Midi-Pyrénées et je passe une mauvaise soirée quand le Stade perd contre Cardiff en coupe d’Europe. Et c’est bien ce qu’il y a d’extraordinaire, non pas avec Cardiff mais avec la culture humaine : elle est multiple. Chacun peut se reconnaître dans plusieurs cultures en même temps, à l’échelle de son lotissement ou de la planète entière. Voilà pourquoi, d’après les sciences sociales, la culture4 est exceptionnelle. Elle rassemble des phénomènes qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde animal. La culture est donc humaine, et seulement humaine. C’est un ensemble de faits sociaux reconnus par un groupe d’humains et qui fondent son unité, sa spécificité. ENTRE LES DEUX, LA CULTURE BALANCE Voyez le dilemme. Entre les sciences naturelles et les sciences sociales, deux conceptions opposées de la culture s’affrontent et semblent inconciliables. À ma gauche, on conçoit la culture comme réservée à l’homme, et l’idée même de l’attribuer à des animaux relève du pur scandale. À ma droite, on conçoit la culture comme un processus de transmission sociale de l’information dont on pourrait presque, en faisant un effort, trouver des origines chez les bactéries. 4. Je ne dis pas « culture humaine » car l’expression, ici, serait considérée comme un pléonasme…

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5. PROBLÈMES DE DÉFINITIONS

Sans tomber dans de telles extrêmes, il faut bien avouer : nos connaissances de plus en plus précises du comportement animal encouragent à percer quelques trous dans le mur séparant, parce que l’homme l’a décrété, nature et culture. Un rapprochement est-il possible ? Ce serait une excellente nouvelle, le pugilat n’étant pas la manière la plus noble de pratiquer la science. Une collaboration entre sciences de la nature et sciences humaines semble en tout cas nécessaire. D’un côté, la culture a perdu de sa superbe et ne peut plus être réservée à l’être humain ; de l’autre, Homo sapiens reste une espèce très originale et il ne faut pas qu’un excès de zèle des biologistes nous le fasse oublier. On dit que nos maisons et nos outils sont le signe d’une adaptation à l’environnement qui ne relève pas de la stricte biologie, car c’est la main de l’homme qui les a produits en détournant des matériaux naturels. Mais qu’en est-il du nid de l’oiseau, de la ruche de l’abeille et des maisons de feuilles chez les fourmis tisserandes ? Ne sont-ils pas aussi des détournements ? À l’inverse, toutes les sociétés animales 107

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hiérarchisées ont un ou plusieurs chefs, mais nous sommes peut-être les seuls à pouvoir l’imaginer, c’est-à-dire en concevoir une image mentale même en son absence. Pas sûr qu’un loup soit capable d’imaginer son chef de meute lorsque ce dernier est en pleine partie de chasse au renne. Alors que n’importe lequel d’entre nous peut imaginer la tête du Président en se concentrant un peu ; alors qu’un enfant imagine facilement le Père Noël apportant des cadeaux ; alors qu’un ouvrier animiste peut à tout moment rêver de son patron déguisé en poupée vaudou pleine d’aiguilles. Les sciences sociales ont donc raison sur un point : les sociétés humaines sont uniques. Elles sont fondées sur des règles communes consciemment acceptées, échangées par l’intermédiaire du langage et faisant appel à l’imaginaire collectif. Une situation exceptionnelle résumée par l’éthologue et psychiatre Boris Cyrulnik, pour qui une relation humaine survient lorsque « deux mondes intimes, utilisant la convention du signe, créent la possibilité d’une intersubjectivité5 ». La culture serait donc le résultat d’un échange de mondes intimes entre membres d’un groupe. Si tel est le cas, ces « mondes » sont ceux de la conscience, qui jusqu’à preuve du contraire trouve sa source dans les méandres du cerveau. Ils sont partagés au moyen d’un langage symbolique, formé lui aussi dans le cerveau. La culture reposerait donc sur des compétences liées à un crâne bien rempli ? Comprendre la culture demanderait, avant tout, de comprendre le cerveau et ce dont il rend capable ? Pourquoi pas…

5. B. Cyrulnik (2003) « De la conscience de soi à la spiritualité ». In Aux Origines de l’Humanité (vol. 2), Fayard.

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6 La culture, une question de cerveau ?

Aristote, qui en son temps avait réalisé une des réflexions les plus complètes sur l’homme et la nature, nous considérait sans hésitation comme des animaux. Mais des animaux doués de pensée et de parole, capables aussi de juger et de moraliser. En cela le philosophe grec nous déclarait uniques. Deux mille ans plus tard, René Descartes affirmait lui aussi que l’homme est un truc spécial porteur d’une âme qui lui donne intelligence, émotions et pensée. Mais pour Descartes, contrairement à Aristote, l’âme est justement ce qui nous différencie des animaux, ces derniers n’étant que de bêtes machines à peine plus réactives qu’un moulin à eau en période d’étiage et aussi intelligentes qu’une cuillerée de sable. Au siècle suivant, Emmanuel Kant déclarait à son tour que notre espèce est seule douée d’une pensée rationnelle qui permet le développement du langage, d’outils techniques, d’une morale et finalement d’une culture. Il n’était cependant pas d’accord avec Descartes sur l’histoire des animaux machines. Pour Kant, l’homme est bien un animal, et tous les animaux sont des êtres complexes. On 109

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pourrait multiplier les exemples d’intellectuels de tous poils ayant donné leur avis sur les spécificités humaines. Dans la plupart des cas, ils citent des aptitudes extraordinaires dont on sait aujourd’hui qu’elles prennent naissance dans le cerveau. Certains avaient d’eux-mêmes affirmé ce lien, comme Descartes qui aurait parié que l’âme était localisée dans la glande pinéale, au cœur du cerveau. Tous ces gens croyaient donc que de nombreux mystères trouveraient leur clé dans cet organe pas banal. Et ils n’avaient pas tort. ANATOMIE DU CERVEAU Le cerveau humain est réellement extraordinaire. Il est à l’origine de nos comportements les plus élaborés, ceux qui justifient notre sentiment d’appartenir à une espèce pas comme les autres. Déjà, le fait de posséder un cerveau c’est quelque chose : la majorité des animaux n’en ont pas ! Certes, les vers, mollusques, insectes ou autres crustacés ont des neurones qui captent, analysent et transmettent des informations. Certes, la plupart d’entre eux ont des ganglions, amas de neurones répartis le long du corps et gouvernant chacun un secteur. Mais seuls les vertébrés (poissons, oiseaux, amphibiens, reptiles et mammifères) ont un cerveau digne de ce nom. Un organe nerveux bien fourni, logé dans la boîte crânienne et capable de gérer à la fois ce qui se passe au bout du nez et sous le gros orteil gauche. Le cerveau, appelé aussi « système nerveux central », n’est donc réservé qu’à environ 60 000 espèces animales sur les deux millions connues aujourd’hui. Trois pour cent. Une paille ! Le cerveau est issu d’un ganglion qui a pris de l’ampleur au fil du temps. On imagine souvent qu’il est resté à l’état primitif chez les poissons, puis s’est développé un peu chez les reptiles et les amphibiens, beaucoup chez les oiseaux, passionnément chez les mammifères, à la folie chez l’homme. Ce qui est faux, nous allons le voir. L’évolution n’est pas un mécanisme linéaire conduisant du vulgaire cabillaud jusqu’à Homo sapiens. 110

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6. LA CULTURE, UNE QUESTION DE CERVEAU ?

Le cerveau est, selon les espèces, plus ou moins riche en neurones, plus ou moins organisé, mais il est toujours enrobé d’une structure appelée cortex et fortement impliquée dans le traitement des informations reçues par l’organisme. Présent chez les plus anciens vertébrés, où il exploite surtout les informations olfactives, le cortex est particulièrement gros chez les mammifères. Ils en possèdent même un morceau supplémentaire : le néocortex. Et c’est chez l’homme que le néocortex atteint son développement maximal puisqu’il contient 80 % de nos neurones. Plus des trois quarts de notre cerveau sont donc dédiés au traitement des informations. Pas étonnant que, grâce à lui, nous soyons capables d’apprendre seize langues ou de cuire des pâtes al dente. Pour y voir plus clair dans ces milliards de neurones, on peut découper le cerveau en plusieurs tranches. D’abord, vu de loin, il ressemble à l’assemblage de deux choux-fleurs, que l’on a appelés des

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« hémisphères » pour ne pas entrer en concurrence avec les jardiniers. Chacun de ces hémisphères est recouvert de sa couche de cortex, que l’on peut diviser en quatre lobes : le lobe pariétal se trouve juste sous le haut du crâne, le lobe occipital à l’arrière, le temporal sur le côté et le frontal à l’avant. Simple. Dans chaque lobe on rencontre plusieurs aires, chacune remplissant une ou plusieurs fonctions bien spécifiques. Par exemple, la partie la plus en arrière du lobe occipital s’appelle l’aire « visuelle primaire » : c’est ici que les données en provenance de la rétine, après avoir traversé l’intérieur du cerveau, entrent dans le cortex pour être analysées. On pourrait aller plus loin dans la classification, mais nous n’avons pas besoin de plus ici. Deux hémisphères, quatre lobes et de nombreuses aires spécialisées. Une théorie actuelle sur la structure du cerveau s’appelle d’ailleurs la théorie modulaire car elle considère que cet organe est construit par assemblage de petits modules remplissant chacun une fonction précise. Untel aux mouvements des doigts, un autre à la reconnaissance des visages, celui-ci pour l’oreille absolue, celui-là pour égarer malencontreusement les courriers en provenance du service « contentieux » du ministère des Finances. Cette théorie est actuellement débattue. Ses inventeurs eux-mêmes la trouvent un peu extrême, car elle donne une image rigide du système nerveux central alors qu’on lui a découvert une grande plasticité, c’està-dire une capacité à se réorganiser selon les besoins. L’aire visuelle primaire peut, chez les aveugles, s’adapter et recevoir les messages en provenance non plus de la rétine mais des capteurs du toucher. Ce qui leur permet de lire le braille comme s’ils « voyaient » les lettres. Chez les sourds, c’est l’aire auditive qui, pour ne pas s’ennuyer, accepte de traduire de ce que l’individu « lit » sur les lèvres de ses interlocuteurs ! Le coup des aires fixes, immuables et spécialisées, est donc un peu exagéré. Quelques tendances se dégagent toutefois. On sait par exemple quelle région du cortex moteur contrôle le mouvement du pouce et laquelle, située juste à côté, dirige les autres doigts. On sait 112

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6. LA CULTURE, UNE QUESTION DE CERVEAU ?

surtout que le cortex humain a quelque chose d’unique dont on commence à saisir le rôle : il a le lobe frontal le plus développé du monde vivant. Près d’un tiers du volume total du cerveau, c’est dire ! Au point qu’on a dû le séparer en deux régions, le terme frontal ne désignant que la zone contiguë au lobe pariétal tandis qu’on appelle lobe préfrontal la zone la plus proche des sourcils. FRONTAL ET PRÉFRONTAL SONT DANS UN CERVEAU L’un des premiers à avoir montré le rôle essentiel des lobes frontal et préfrontal fut Alexandre Luria, psychologue russe qui explora dès les années 1920 les mystères de ces lieux d’exception. Il étudia notamment les soldats russes blessés au front (dans les deux sens du terme !) pendant la deuxième guerre mondiale. Diagnostic : les lésions des lobes frontaux causent chez le patient une incapacité totale à la planification des actes, à la projection dans l’avenir, même à court terme. Ils ne peuvent pas penser leurs actes, ni ce qu’ils font ni ce qu’ils vont faire. D’où la conclusion du docteur Luria, confirmée par les recherches ultérieures : ces zones du cerveau sont le siège de l’organisation et de la planification des actes. Le lobe frontal a encore d’autres fonctions. Entre autres, ses aires motrices commandent les gestes fins et minutieux permettant au chirurgien de réussir un triple pontage coronarien et à la coquette de se colorier les cils devant un miroir sans se crever un œil. L’aire de Broca, située dans le lobe frontal de l’hémisphère gauche, est le lieu de production du langage. Le lobe préfrontal, lui, est connecté – fait exceptionnel – à toutes les aires du cortex ainsi qu’à de nombreuses régions à l’intérieur du cerveau. Il est en prise directe avec la vision, la motricité, la mémoire, le langage, les émotions… Les données en provenance de toutes ces zones sont amenées jusqu’au préfrontal à grands coups de neurones et d’influx nerveux. Elles y sont analysées, comparées, synthétisées, associées, pour faire surgir des messages complexes que notre pauvre vocabulaire, trop incomplet pour 113

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décrire ces phénomènes impalpables, nomme tout bêtement des « idées ». Le préfrontal est le siège des réalisations les plus complexes du cerveau. On y trouve la mémoire de travail, qui stocke provisoirement des informations nécessaires à l’accomplissement d’une tâche. C’est là que vous stockez une nouvelle adresse e-mail jusqu’à ce que vous l’ayez inscrite dans votre carnet électronique. Vous y retenez la liste des courses, pour l’oublier dès que vous aurez rangé le caddie vide dans la file métallique des porteurs à roulette. J’y conserve le début de la phrase que je suis en train d’écrire, pendant qu’une paire de neurones s’active pour en trouver la fin. Car le lobe préfrontal permet aussi la concentration, c’est-à-dire la capacité à réfléchir en interne, dans son petit monde intime. Il établit aussi les relations entre émotion et pensée rationnelle, qui permettent le contrôle de soi et la maîtrise des sentiments. Le lobe préfrontal reçoit d’un côté votre envie farouche de casser la figure au type qui vient de vous piquer la place sur le parking ; de l’autre un message issu du cortex visuel et indiquant une place libre, plus loin dans l’allée ; un troisième influx, venant du dossier « leçons de morale », demande pourquoi s’énerver alors qu’il est si reposant d’ignorer cet imbécile voleur d’espace. Le lobe préfrontal intègre tous ces messages et prend sa décision : vous conservez votre calme et partez vous garer, sereinement, un peu plus loin. Comme pour le lobe frontal, les lésions du préfrontal sont lourdes de conséquences. Un lobe préfrontal abîmé rend l’homme grossier, égoïste, sans considérations pour autrui. En plus de son rôle dans la réalisation des tâches complexes, il est donc le siège de nos comportements sociaux et moraux. Pour certains chercheurs, il resterait même à découvrir, parmi tous les modules des lobes frontaux, un module qui gouverne les autres. Un qui, du haut de la pyramide des neurones, chapeauterait tous nos actes et jugements, toutes nos pensées. Et c’est ce module suprême qu’on appellerait « conscience ». 114

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Doux rêve de savant, ou quête ultime de la biologie de l’esprit ? L’avenir le dira… Finalement, les lobes frontaux et préfrontaux sont le siège de tout ce qui fonde notre humanité : relation au temps par la planification des tâches et la projection dans l’avenir ; enchaînement des actions pour la résolution de problèmes complexes ; prise en compte des émotions, des expériences passées mais aussi du raisonnement dans toute décision ; prise en compte des autres et des règles morales dans le cadre d’une vie sociale. Luria disait que, sans cette partie du cerveau « l’homme perd son avenir ». Ses patients vivaient en effet isolés, à la fois dans leur monde interne et dans le seul présent. On leur raconte une histoire ? Ils sont incapables de la répéter. Ils ont une envie subite de se soulager la vessie ? Ils le font là où ils sont. Où qu’ils soient. Le lobe préfrontal n’est donc pas indispensable à la survie d’un être humain, au sens biologique. Mais sans lui, nous ne sommes plus des êtres humains complets.

Cerveau de femme

Cerveau d’homme

LE MONDE HUMAIN Imaginer. S’il n’y avait qu’un mot à retenir ce serait peut-être lui. L’imagination semble à la fois la conséquence de toutes les associations complexes opérées par notre cerveau, et la cause de tout ce qui nous rend uniques. La nouvelle peut surprendre : combien de fois nous 115

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a-t-on répété que le propre de l’homme était la pensée, la réflexion, la rigueur déductive ? Pour Platon, l’imagination et le rêve n’étaient que vulgarités réservées au commun des mortels. Dans l’ensemble « la pensée occidentale a […] largement ignoré la part de l’imaginaire dans l’esprit humain. La tradition philosophique occidentale l’a dévalorisée et marginalisée1 ». Oui mais voilà : penser, c’est émettre une idée. Et cette idée, il faut bien… l’imaginer ! Une idée, au sens scientifique, est une image mentale, la représentation par l’esprit d’un objet même en son absence. On peut avoir l’idée d’un violon : concentrez-vous, fermez les yeux si ça vous aide, pensez à l’objet, à sa forme caractéristique, son manche et ses cordes, son archer si vous êtes doué. L’image d’un violon apparaît peu à peu… De la même manière, on peut avoir l’idée d’un ami parti en vacances au Mexique, d’une courge géante à pois bleus ou d’une théorie sur l’origine de l’univers par annihilation asymétrique de matière et d’antimatière. Il suffit de regrouper dans son lobe préfrontal : 1) l’image d’un grain blanc de matière et d’un autre, noir, d’antimatière ; 2) la règle de physique qui prévoit qu’un grain blanc et un noir se détruisent mutuellement avec, parfois, un peu de blanc qui survit ; 3) quelques phrases issues de vos aires du langage pour bâtir une explication qui tienne la route. Peu à peu, la théorie prend forme. Elle a beau être construite sur un raisonnement physico-mathématique compliqué, n’en déplaise à Platon elle est le fruit de l’imagination. Pire, étant issue de connaissances partiellement imaginées, elle est sûrement en partie fausse ! Comme une courge à pois bleus, que l’on peut imaginer mais qui reste a priori introuvable. Grâce à notre néocortex, nous sommes donc capables de penser à un objet existant même en son absence, mais aussi de penser à des objets 1. Jean-François Dortier (2004) L’homme, cet étrange animal, Éditions Sciences Humaines, p. 160-161.

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qui n’existent pas, et qui n’existeront peut-être jamais. Nous entrons alors dans le monde du rêve et de la poésie, du génie créatif et de la folie. Nous pouvons créer un monde fantastique et nous y projeter à volonté. Faire « comme si » ce monde existait et mener, si nous le désirons, toute notre vie en fonction de lui. Ainsi, pour le philosophe Martin Heidegger, l’imagination est le propre de l’homme. Elle est la cause de toute pensée, et l’homme naît poète avant d’être un savant. C’est un « créateur de mondes ». Et que fait l’homme de ce pouvoir extraordinaire ? À quoi occupet-il ses lobes frontaux rêveurs ? Il organise sa vie, d’abord. Personne ne peut empêcher un être humain d’imaginer le conjoint parfait qu’il ne trouvera jamais, de croire en une flopée de dieux faisant tomber la pluie ou la pomme sur la tête de Newton, ni de rester convaincu qu’il est né en présentant d’abord le pied gauche. Surtout si personne n’a pris une photo de l’accouchement. L’imagination est partout, dans notre vie quotidienne mais aussi dans nos pensées les plus profondes. Elle est un guide pour tous nos choix, la source de toutes nos intentions. On se forge une conviction, et on mène sa barque en suivant ce leitmotiv. J’ai le droit d’imaginer que le but de ma vie est de faire quatre enfants, de parcourir la chaîne de l’Atlas à dos de mulet ou d’écrire un livre sur la culture animale… Et ce n’est pas tout. Si notre cerveau peut imaginer un monde, il est également capable de se représenter celui des autres. Non contents de penser aux autres, nous savons aussi nous mettre à leur place. Qui n’a jamais tenté de « lire » dans les pensées d’autrui ? De chercher à deviner ses sentiments, à savoir s’il pense là, tout de suite, aux raisons qui ont poussé Ravaillac à poignarder Henri IV ou à la vaisselle qui s’accumule dans l’évier ? Comprendre l’autre et se représenter son monde est un comportement indispensable de toutes les relations sociales que nous entretenons avec nos semblables. Imaginez que vous ne puissiez jamais imaginer les pensées des autres, ni même vous poser la moindre question 117

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à ce sujet. Incapables de penser à ce que pense l’autre… Ouvrir la porte du frigo et puiser sur une étagère une crème au chocolat sans se demander si le conjoint en veut aussi. Être prof et se retrouver devant des élèves, mais sans se demander pourquoi ils sont là. Voir s’approcher un inconnu sur le trottoir mais ne pas pouvoir se poser la question : va-t-il m’ignorer, arracher mon sac ou tenter de me séduire contre une voiture garée tout près ? Comment réagir, alors, au moment de le croiser ? Incapables de penser à ce que pense l’autre. Voilà qui ne simplifierait pas nos relations… La société humaine repose donc sur des liens de compréhension, d’empathie et d’entente mutuelle, rendus possibles par l’imagination et la conscience des autres. Ces dernières sont responsables d’un autre trait exceptionnel de notre espèce : le langage symbolique. Nous avons vu au chapitre 3 à quoi correspondait ce langage. En quoi fait-il appel à notre imagination ? D’abord parce qu’il faut le créer, ce langage, c’està-dire choisir le code qui associe un message à un symbole donné. Pour cela, il faut imaginer chaque signe puis le message auquel il sera associé. Reste alors à regrouper les signes en mots, les mots en phrases et à user de ces phrases pour communiquer sa pensée. Le langage humain est complexe, ramifié, construit en plusieurs étages dont chacun fait appel à notre imagination. Un simple signe est tellement riche en possibilités ! Prenons un bête triangle équilatéral. Sur le cahier d’un collégien, il désigne une figure géométrique plane à trois côtés égaux. Dans les Saintes Écritures, il représente la divine trinité. Placez-le au bord d’une route et peignez ses bords en rouge, il indique au conducteur de céder le passage ou, si vous l’inversez, un danger imminent. Faites-le analyser par un historien de l’art, il vous apprendra que le triangle équilatéral a toujours été un symbole de féminité car on voit en lui le reflet de la pilosité pubienne. Voilà ce qui donne au langage symbolique humain, issu des aires associatives de son lobe frontal, toute sa richesse. C’est la liberté offerte 118

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à l’imagination, à l’assemblage de données disparates pour en construire d’autres. Si une population humaine décide d’attribuer des sens nouveaux à des symboles, alors elle invente son langage, son mode de communication que les autres populations ne pourront comprendre. Elle s’isole partiellement et donne naissance, dira-t-on, à une nouvelle… culture. Celle-ci naîtrait donc de notre capacité à créer des mondes et à leur donner le sens qu’on veut ? Il est vrai que, pour beaucoup de spécialistes, notre culture repose sur le langage symbolique. Couplé à des relations sociales uniques au monde, il permet à un groupe d’humains de partager des valeurs totalement artificielles. Créer une mythologie, des lois et une morale, des institutions politiques, voilà ce qui fonde la culture. User d’un langage symbolique pour les mémoriser et les transmettre, voilà qui entretient l’esprit de groupe. Groupe n’existant lui-même que parce qu’un ensemble d’individus se comprennent, se mettent les uns à la place des autres et sont tous d’accord pour obéir à des valeurs communes. La culture (humaine) serait alors la création puis la transmission, au fil des générations, d’un monde qui n’existe pas au départ. Une spécialité humaine issue d’un cerveau énorme dont les aires les plus développées sont justement celles qui permettent l’imagination. Alors, les lobes frontal et préfrontal seraient les sources ultimes de la culture ? Le raccourci peut sembler violent. D’autant que j’ai oublié de vous dire : nous ne sommes pas les seuls à avoir un gros cerveau. QUESTION DE COEFFICIENT La taille d’un organe doit bien sûr se juger en fonction du gabarit de la bête. Dire que le rhinocéros blanc possède un cerveau plus massif que le colibri ne permet guère de conclusions scientifiquement valides. Il faut comparer des proportions relatives, ramenées à la masse ou au volume total d’un organisme. C’est ce qu’on appelle, pour le cerveau, le « coefficient d’encéphalisation ». 119

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Parmi les singes anthropoïdes, nous sommes incontestablement les plus forts. Notre cerveau est quatre fois plus important – en masse et en volume – que celui du chimpanzé, alors que nous ne sommes que 1,5 fois plus lourds. Notre coefficient d’encéphalisation atteint 2,3 alors qu’il ne vaut que 0,9 chez nos proches cousins. Mais surprise : certains animaux font quand même mieux que nous ! Les singes écureuils, les ouistitis et les capucins ont des coefficients plus élevés que le nôtre. Ceux des dauphins communs sont au moins nos égaux, sinon plus. Et chez certaines chauves-souris, la masse du cerveau représente 5 % de la masse totale du corps, contre 2 % chez l’homme. En termes anatomiques, on peut affirmer que l’homme a un cerveau – notamment un lobe frontal – plus développé que les autres grands singes. On peut préciser que sa consommation d’énergie est énorme : 20 % de notre métabolisme sert à alimenter le cerveau, contre 13 % chez le chimpanzé. Mais c’est presque tout. Longtemps on a cru que le cerveau humain était le seul à être asymétrique : nos hémisphères n’ont pas exactement la même forme, et les aires de chaque côté n’ont pas

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les mêmes fonctions. Par exemple, nos aires de production et de compréhension du langage, les aires de Broca et de Wernicke, sont localisées respectivement dans le lobe frontal gauche et le lobe temporal gauche (chez les droitiers ; c’est le contraire chez les gauchers). Mais les aires placées symétriquement dans l’hémisphère droit n’ont pas les mêmes fonctions. Avantage de l’asymétrie : plus besoin de deux régions pour une même activité. On multiplie les fonctions possibles du cerveau, chaque aire pouvant se spécialiser dans une ou deux tâches dans lesquelles elle devient fichtrement efficace. L’asymétrie du cerveau aurait marqué un grand pas dans notre évolution et contribué à faire de nous des surdoués ? Pas de bol, on sait maintenant que les cervelles de macaques, d’orangs-outans, de certains oiseaux ou des cétacés, sont asymétriques. Mieux, on a la certitude que les quatre familles de vertébrés dont nous parlons depuis le début de ce livre – primates, mammifères marins, oiseaux chanteurs et oiseaux faiseurs d’outils – ont des cerveaux ressemblant au nôtre sur de nombreux aspects. Ce sont précisément les animaux chez qui on soupçonne le plus l’existence d’une culture. Coïncidence ! LES PIAFS ONT LA GROSSE TÊTE Pour chaque région identifiée dans le cerveau des mammifères, un équivalent existe dans celui des oiseaux. Ils ont leur propre cortex et même un néocortex. Les corvidés ont des systèmes centraux particulièrement développés : la proportion de matière grise y est proche de celle du chimpanzé, et la taille de leur lobe frontal est une des plus imposantes du monde aviaire. On a identifié chez eux l’équivalent d’un lobe préfrontal et suggéré l’existence d’un « kit pour l’utilisation d’outils », similaire à celui qui permettrait aux primates de gérer des situations complexes. Identifier la cause d’un événement, résoudre un problème, modifier son comportement pour l’adapter à une situation nouvelle, imaginer et prévoir le résultat d’un acte, etc. 121

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Pour tout cela, les corvidés auraient un module clés-en-bec logé dans les méandres de leur lobe préfrontal. L’existence de ce dernier semble confirmée par une expérience montrant la capacité des pies à se représenter un objet même en son absence. Une aptitude – que l’on croyait réservée à l’homme, souvenezvous – sans doute liée à leur habitude de cacher des réserves de nourriture, et donc au besoin vital de se rappeler leur existence pour mieux les retrouver. Ce phénomène de « permanence de l’objet », que l’on a aussi repéré chez les grands singes, est sûrement dû à l’action d’une région de type « préfrontal ». Si on compare les cerveaux d’oiseaux utilisant des outils véritables (le contact bec/outil/objet existe à un moment de l’action), des pseudooutils (cas d’une pierre lâchée au-dessus d’un œuf) ou aucun outil du tout, il apparaît clairement que les « vrais outils » ont de plus gros cerveaux que les « pseudo-outils », eux-mêmes plus gros que les « pas d’outils ». Toutes proportions gardées, une corneille a un néocortex 5,5 fois plus développé que celui d’une caille. L’oiseau qui fabrique son outil puis l’utilise en le tenant par le bec, le chimpanzé pêchant des termites, l’humain épluchant une patate à l’économe, tous ont des néocortex parmi les plus développés du monde animal. Coïncidence ? Probablement pas. Il serait logique d’avoir un même cerveau pour résoudre de la même façon les mêmes problèmes. Et les problèmes, les oiseaux savent leur clouer le bec ! Un ornithologue a par exemple décrit une expérience avec un corbeau à courte queue (Corvus rhipidurus), à qui il envoyait des balles de ping-pong en guise de nourriture2. Prenant la balle pour un œuf, le corbeau essaya de la percer avec son bec. Sans résultat. Il l’attrapa alors, s’envola et la lâcha sur une pierre. Pas mieux. Il essaya de saisir une pierre dans son bec, 2. S. Andersson (1989) « Tool-use by the fan-tailed raven ». In Condor, vol. 91, p. 999.

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mais la pierre se révéla trop lourde. Il la reposa, en choisit une autre à la bonne taille, et cogna sur la balle jusqu’à son éclatement. Certes, il ne tira aucune pitance de cet ersatz en plastique, mais il gagna l’estime ébahie de l’observateur… et pourquoi pas la nôtre. Côté cérébral, les oiseaux chanteurs ne sont pas en reste, avec des équivalents de cortex aux tailles tout aussi conséquentes. Le plus caractéristique, chez eux, est l’existence d’un centre spécialisé dans la production et l’analyse du chant : le centre vocal supérieur (CVS), là encore une sorte de kit du chant ressemblant à s’y méprendre à nos aires spécifiques du langage. Ce centre est même soumis à ce qu’on appelle une « boucle de rétroaction ». Expression technique indiquant que le chant construit par le CVS est envoyé à coups de neurones jusqu’à l’organe vocal de l’oiseau, qui se met à chanter et en même temps à s’écouter. Le chant entendu est transmis par un circuit spécial qui le retourne au CVS où il est comparé au chant que l’oiseau voulait effectivement produire (celui de son père, par exemple). Les défauts éventuels sont identifiés et corrigés peu à peu, au fil des chants. Les corrections successives ont surtout lieu pendant la phase d’apprentissage vocal. Exactement comme, chez nous, les enfants corrigent les paroles qu’ils émettent en les comparant à celles gardées en mémoire comme modèles. Une ressemblance entre modes de production du langage qui s’étend de la psychologie du développement jusqu’à l’anatomie, puisque chez la plupart des oiseaux le CVS est localisé dans l’hémisphère gauche. Comme les aires de Broca et de Wernicke chez les humains droitiers. Pourquoi, alors, un gros cerveau chez les oiseaux chanteurs ? Parce que chez eux aussi, pour arriver à des aptitudes sophistiquées, il faut pouvoir apprendre, mémoriser, comparer, adapter et modifier son comportement. Il en faut du cortex, pour chanter correctement !

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VINGT MILLE NEURONES SOUS LES MERS C’est aussi ce qu’on dira des dauphins qui, avec l’homme, sont les seuls mammifères capables d’apprendre des sons et des chants. Ils peuvent imiter les sifflements d’autres membres de leur groupe, et mémoriser puis reproduire les sons artificiels sortis d’un ordinateur. Une telle capacité d’imitation est le signe d’une grande plasticité vocale, d’un système de communication ouvert et adaptable. Et donc d’un cortex cérébral développé ? Oui. Le cerveau du dauphin est bien l’un des plus importants du monde animal. Il est même le grand gagnant parmi les cétacés, famille dont tous les membres sont déjà bien lotis. Leur cortex est particulièrement épais et riche en circonvolutions, ces plis qui forment les creux et les bosses à la surface du cerveau. Ils sont le signe qu’à l’intérieur de la boîte crânienne, il s’en est passé des choses depuis que les ancêtres des cétacés ont pris leurs premiers bains (il y a 55 millions d’années). Leur matière grise a pris de l’ampleur, occupant l’espace libre comme elle pouvait, en se tassant peut-être façon sardines en boîte. Le néocortex s’est épaissi, surtout dans les régions pariétales et temporales. Les hémisphères ont atteint un haut degré d’asymétrie et d’indépendance. Comme chez l’homme. Comme chez les oiseaux chanteurs. Comme chez les grands singes. Quels comportements ont pu être moteurs d’un tel développement cérébral chez les cétacés ? Ceux dont on a déjà parlé : routes de migrations à mémoriser, relations sociales à établir, chants et sifflements en tous genres, techniques de chasse, utilisation d’outils et, peut-être, une conscience de soi. Pour tout cela, les cétacés ont développé le cortex adéquat. Pas un petit cortex d’alligator ou de cochon d’Inde. Non. Un vrai cortex digne de ce nom, épais, riche et hautement spécialisé. Les études anatomiques l’ont démontré : question cerveau, les cétacés n’ont pas grand-chose à envier aux humains. Ils sont ici plus proches de nous que les chimpanzés. Résumons la situation. D’un côté, notre néocortex est exceptionnellement développé. Un tiers du volume cérébral est occupé par le seul 124

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lobe frontal qui est le siège des comportements les plus caractéristiques de l’humanité. Notre culture pourrait donc bien être le fruit de ce cerveau unique. D’un autre côté, les animaux chez qui on soupçonne le plus l’existence d’une culture – grands singes, cétacés, oiseaux chanteurs et faiseurs d’outils – ont aussi droit à leur panier garni de matière grise. Une telle ressemblance confirme à la fois le lien entre cerveau et culture et la difficulté de considérer celle-ci comme le seul apanage de l’espèce humaine. Pourquoi serait-on les seuls à avoir une culture, si nous ne sommes pas les seuls à posséder un gros cerveau ? En déclarant évident le lien entre néocortex et culture, il reste un problème à résoudre. On a vu que les abeilles et les fourmis étaient fascinantes par certains comportements, au point qu’on ose parfois qualifier ces derniers de « traditionnels », voire « culturels ». Or nos amies à six pattes n’ont qu’un cerveau minuscule, à peine distinguable des autres ganglions nerveux qui parsèment leur corps. Et sans aucune trace de cortex bien entendu. Culture et cerveau, la dualité n’est donc pas si simple. Sans aller jusqu’aux fourmis, de nombreux comportements liés à la culture existent chez beaucoup d’animaux dont certains ont des cortex assez banals. Les pigeons et les chiens, par exemple, savent catégoriser les objets. Un chien reconnaît un chat, quel que soit le chat. Son cerveau est donc capable de créer un dossier « chat », comme celui d’un chat peut ouvrir le dossier « mulot » d’un clic de souris. Les loups ont des techniques de chasse en groupe similaires à celles des chimpanzés. Au cours de la traque, une partie des loups rabat la proie vers le lieu où sont cachés les autres, qui attaquent le futur repas jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cette pratique n’oblige-t-elle pas à comprendre les intentions des autres membres du groupe ? À comprendre que le copain d’en face est en train de contourner le buisson pour mieux surprendre la proie ? Si c’était le cas – le débat reste ouvert – on pourrait parler d’empathie chez les loups, c’est-à-dire une capacité à comprendre les intentions d’autrui. Et pourtant, ils ont un cerveau de mammifère tout à fait moyen. 125

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Le lien entre cerveau et culture n’est donc pas si simple, si linéaire qu’on pourrait le croire. Mais il est réel et concerne au moins les oiseaux, les singes et les cétacés. Du cerveau surdoué aux comportements les plus fascinants, le chemin est assez facile à suivre. De ces comportements à la culture, la voie est en train d’être pavée. Nous ne sommes pas les seuls animaux à avoir un gros cortex, et donc peut-être pas les seuls doués de culture. Et d’une manière générale, l’accumulation de nos connaissances sur le monde animal finit par suggérer que toutes ces aptitudes qu’on a prêtées à l’homme seul, il va peut-être falloir lui reprendre.

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PARTIE 3

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7 Tout ce qu’on a prêté à l’homme…

Tout. On aura tout tenté afin d’empêcher la culture de rompre son contrat d’exclusivité avec Homo sapiens. La culture existerait seulement chez l’homme parce qu’elle structure nos sociétés, les seules dignes de ce nom. Parce qu’elle nécessite des individus ayant conscience d’eux-mêmes et des autres. Parce qu’elle fait appel à une cognition élaborée : planification, anticipation et accumulation des savoirs au fil du temps. Parce que seul le langage permet la transmission des savoirs, grâce à un enseignement actif. Vie sociale, conscience, intelligence technique, langage ou enseignement : tous caractérisent la culture, car tous caractérisent l’homme. Et bien tout cela est faux. Reprenons dans l’ordre. VIVRE À DEUX, ET PLUS SI AFFINITÉS L’immense majorité des vertébrés ont une forme de vie sociale (chez les invertébrés, éponges et autres vers, c’est plus chaotique). La reproduction sexuée oblige même les plus farouches solitaires à vivre au moins quelques secondes d’intimité avec un(e) partenaire. Depuis 129

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ces rudiments d’interaction par groupes de deux tout juste bons à copuler, diverses formes de vie sociale se sont mises en place chez les animaux. Jusqu’aux plus élaborées. On a longtemps cru, par exemple, que l’homme était le seul à établir des alliances durables avec certains partenaires, et d’autres plus éphémères selon les besoins du moment. Aux amitiés sincères qui tiennent plusieurs dizaines d’années, s’ajoutent des alliances provisoires qui augmentent les chances de récupérer un gros morceau de bidoche ou de voler la femme du chef. Quitte à se débarrasser ensuite de ses alliés de circonstances pour profiter seul du butin. Les alliances sont-elles le propre de l’homme ? Et bien non. Elles existent aussi dans les sociétés de chimpanzés et de dauphins, structurées autour de petits groupes d’individus apparentés : mères, enfants, petits-enfants, sœurs et tantes, avec quelques mâles seulement (beaucoup de jeunes mâles vivent en périphérie des clans). Un groupe peut se rapprocher provisoirement d’autres groupes, pour s’en séparer le lendemain et former de nouvelles associations. Certains individus – des mâles, le plus souvent – tissent entre eux des liens étroits, forgent des amitiés qui peuvent durer toute une vie. Ils forment aussi des coalitions provisoires avec des groupes de potes. Surtout, il faut l’avouer, lorsqu’il s’agit de chercher des femelles… Les chimpanzés et tous les singes anthropoïdes sont capables d’évaluer ce que leur apportent ces alliances. Ils échangent des objets et des coups de main depuis leur plus tendre enfance, et se rappellent très bien qui dans le groupe a été généreux et honnête, qui au contraire s’est montré égoïste ou a trahi la confiance. De là, ils savent parfaitement choisir leurs amis et alliés. Des expériences ont montré que deux orangs-outans en possession de biens finissent toujours, après un petit round d’observation et de tests sur le comportement de l’autre, par se les échanger. Comme s’ils comprenaient, au fil du temps, la possibilité et l’intérêt de troquer avec l’autre.

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7. TOUT CE QU’ON A PRÊTÉ À L’HOMME…

Quand l’outil favorise la relation sociale...

J’ai évoqué le fait que chimpanzés et dauphins forment des clans qui regroupent les membres d’une même famille. Mais se reproduisent-ils entre eux ? Après tout, l’interdit de l’inceste est, si l’on en croit LéviStrauss, une différence fondamentale entre l’homme et des animaux qui se vautrent sans complexe dans la consanguinité. Faux, là encore. S’il est vrai que toutes les règles sociales des tribus humaines ont une clause qui interdit le mariage entre membres d’une même famille ou d’un même clan, l’évitement de l’inceste existe ailleurs dans le monde animal. Dans la grande majorité des populations de singes, les jeunes mâles quittent leur clan d’origine dès l’adolescence (chez les chimpanzés, ce sont les femelles qui migrent). Dans le monde des cétacés, les mâles sont également chassés de leur groupe à grands coups de nageoires. Sauf exception, les actes sexuels entre membres d’une même famille sont interdits. Même chose chez les oiseaux : si les femelles sont attirées par les chants proches de celui de leur père, ce n’est pas pour autant qu’elles s’accoupleront avec lui, ou avec leur frère ! En général, tout est même fait pour l’éviter. 131

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Question d’attachement, tout ça. Chez les singes anthropoïdes, une mère séparée trop tôt de son fils oublie peu à peu les liens qui les rattachent et pourra s’accoupler avec lui. À l’inverse, si elle adopte le petit d’une autre, elle évitera tout acte sexuel avec lui. L’évitement de l’inceste n’est donc pas seulement dicté génétiquement. Les liens affectifs que les individus tissent entre eux ont leur rôle à jouer. Ces liens sont, comme par hasard, particulièrement prononcés chez les mammifères et les oiseaux… Qui pratiquent parfois l’inceste, mais uniquement lorsque leur organisation « naturelle » est bouleversée. En cas de séparation prématurée, on vient de le voir, ou de domestication : on observe davantage d’inceste chez les animaux de ferme que chez leurs congénères en liberté. Quant aux poissons, amphibiens et reptiles, dénués de tout sentiment d’attachement, la consanguinité ne les dérange pas non plus. De toute façon, c’est vraiment un hasard si les petits rencontrent leurs parents au cours de leur vie. Pas d’émotion, donc, chez ces animaux. Les larmes de crocodile ne coulent pas de tristesse… Contrairement à ce qu’affirma Lévi-Strauss, puis par effet d’écho une bonne partie des anthropologues et sociologues, l’évitement de l’inceste, les règles matrimoniales, les alliances entre clans et entre individus ne sont pas réservées à notre espèce. Et si on a raconté partout que l’homme s’était éloigné des singes grâce à la mise en place de vraies relations sociales, on s’est collé le doigt dans l’œil. À partir du moment où les individus sont reliés par des liens affectifs, toute société gagne en complexité. Ce n’est donc pas la culture qui a permis à l’homme de fonder ses premiers clans, ses premières tribus et ses premières civilisations. MIROIR, MON BEAU MIROIR Soit. La culture n’est pas la cause de la vie sociale. Affinons : et si elle était responsable de certaines vies sociales ? Celles où, par exemple, les individus ont développé une véritable conscience d’eux-mêmes et des 132

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autres ? La conscience, c’est le fait de savoir qu’on existe, de se regarder dans un miroir en se disant « tiens, je me reconnais, c’est moi ! », d’observer sa main et se rendre compte qu’elle est partie intégrante de son corps. Pas comme un quelconque animal de compagnie qui se court en rond après la queue, confondue avec un gros ver de terre. La conscience de soi n’apparaît que progressivement chez le petit humain. Il lui faut quelques semaines pour comprendre que sa main et son pied ne sont pas des hochets, et environ 18 mois pour se reconnaître dans un miroir. Dans les tribus dites « primitives » ne connaissant pas ce genre d’objets réfléchissants, les premiers contacts avec les miroirs ont provoqué des réactions… de surprise ! Les « primitifs » ne comprenaient pas qui était le type étrange, en face, qui faisait tout comme eux. Ce n’est qu’après plusieurs minutes que la notion d’image de soi leur venait à l’esprit. Et ne vous moquez pas : vous auriez sûrement fait pareil à leur place ! Le coup du miroir est si frappant – si amusant aussi, pour celui qui observe – qu’il fait encore aujourd’hui partie des tests scientifiques utilisés pour détecter l’existence d’une conscience de soi chez les hommes… et les autres animaux. Car c’est officiel, le beau miroir a parlé : la conscience de soi n’existe pas que chez l’homme. Les premiers à avoir franchi le Rubicon furent les chimpanzés, testés en 1970 par l’Américain Gordon Gallup. Face à la glace, une fois passé l’effet de surprise, les chimpanzés s’observent, font des mimiques, profitent de l’occasion pour découvrir des parties de leur corps invisibles sinon, comme l’intérieur de la bouche ou les fesses (en termes techniques, ça s’appelle la région anogénitale). Une expérience classique consiste à leur dessiner une tache sur le corps de façon à ce qu’ils ne puissent la voir que dans le miroir – en la dessinant sur le front, par exemple. Certains, devant leur image, fixent alors leur regard sur cette tache, ou frottent l’endroit correspondant sur leur propre corps en se guidant grâce au miroir. Ils utilisent clairement leur image comme 133

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d’autres formes d’eux-mêmes. Puis ils se désintéressent de la chose, ayant probablement compris que la tache était certes curieuse, mais sans danger. Les bonobos et les orangs-outans réagissent comme les chimpanzés, mais curieusement pas les gorilles. Pourquoi ? On pense que chez eux, se regarder dans les yeux est une marque d’agressivité plus forte que chez les autres singes. Ils ne supporteraient pas de se voir fixés aussi effrontément, et ne pourraient surpasser cet instinct de rejet. Seule Koko, une femelle habituée à vivre avec des humains, se pare de perruques et de chapeaux puis s’admire devant la glace, ou observe dans son image une tache à l’intérieur de la bouche. Aucun singe non anthropoïde, en revanche, n’a jamais réussi le test du miroir. Les macaques, babouins ou ouistitis ne comprennent pas qui est cet animal qui réagit exactement comme eux, exécute rigoureusement les mêmes gestes, présente les mêmes mimiques faciales, et puis zut quoi, il m’énerve à la fin, allez va-t-en sale bête ! Miroir or not miroir… comme si une différence notable, en termes de conscience de soi, séparait les singes anthropoïdes des autres. Nous y reviendrons. Depuis ces premières expériences sur les primates, d’autres animaux ont été passés au crible. Quatre seulement ont réussi : l’éléphant d’Asie, le dauphin commun, l’orque et la pie. Chez les deux cétacés, on ne relève aucun comportement agressif face au miroir ; tout montre que 134

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l’animal identifie dans son image un autre lui-même. Ils utilisent le miroir pour explorer les parties invisibles du corps, notamment celle où un humain s’est amusé à dessiner une tache. Si cette dernière est placée sur la langue, le dauphin nage à toute allure vers son miroir, et ouvre grand la bouche ! Pour voir… ou pour se voir… Face à son image, l’éléphant d’Asie ne marque lui non plus aucune agressivité ni aucun des comportements qu’il adopterait face à un congénère. C’est bien lui-même qu’il reconnaît. Il balance la tête, le corps et la trompe, place celle-ci dans sa bouche comme pour explorer son intérieur, comme les chimpanzés le font avec leurs doigts. La trompe sert aussi à toucher le miroir, devant lequel l’animal apporte son déjeuner, pour le déguster en compagnie de cette image étrange. Avec une tache sur le front, l’animal face au miroir explore son front de la trompe et s’attarde longuement sur la région marquée. Dernier exemple en date : la pie. On ne sera pas étonné d’apprendre que cet oiseau appartient à la famille des corvidés, qui sont parmi les plus « intelligents » du monde animal et qui présentent plusieurs indices en faveur de l’existence d’une culture. Face à la glace, certaines pies sont bien curieuses. Elles s’approchent de l’objet, jettent un œil derrière, le découvrent patiemment. La fameuse tache sur les plumes, invisible sans le miroir, fait son petit effet : l’oiseau la frotte du bout des pattes jusqu’à disparition totale de la souillure. Un comportement encore plus marqué que chez les autres animaux, qui finissent en général par laisser la tache où elle est. Avec la pie, tout doit disparaître. Sûrement parce que les plumes sont d’une importance vitale pour les oiseaux, qui leur accordent donc des soins intensifs. Même s’il semble clair qu’on ne peut mettre à égalité la pie, le dauphin et l’homme, il n’en reste pas moins vrai que le comportement de ces quelques espèces face à un miroir indique l’existence d’une certaine forme de conscience de son propre corps. Par conséquent, si on décrète que la culture est réservée aux sociétés d’animaux doués de conscience, nous ne sommes à nouveau plus les seuls… 135

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TOUT EST PRÉVU ! Si ce n’est pas une question de conscience, peut-être est-ce un problème de technique ? Après tout, l’homme est apparu en façonnant des outils. D’abord de simples monofaces, puis des bifaces, puis des objets de plus en plus raffinés pour aboutir à l’aiguille à tricoter et au superpétrolier à double coque. Mais on l’a vu, des centaines d’espèces animales utilisent aussi des outils. Certaines font preuve d’une grande ingéniosité, et surtout d’une aptitude remarquable à planifier leurs gestes, à anticiper la forme et la fonction finales de leur outil. Tout laisse à croire qu’ils savent à l’avance comment et pourquoi ils vont utiliser leur brindille ou leur pierre. Et là encore, on a longtemps cru êtres les seuls. Dans le cas des singes anthropoïdes ou des corneilles de NouvelleCalédonie, le fait de prélever un matériau brut à un endroit ; de le transporter sur plusieurs dizaines de mètres ; de le modifier avec son bec, sa bouche ou ses doigts ; d’adapter sa technique à la situation ; de se déplacer jusqu’au lieu de l’action ; ou de conserver l’outil pour un usage futur ; tout indique l’existence d’une réelle intention à laquelle répond une solide organisation des comportements. Même chose lorsqu’un chimpanzé regroupe sur un même lieu un marteau, une enclume et des noix. Ce sont toujours les meilleures branches, les meilleurs cailloux qui sont choisis. On en a même vu caler une enclume bancale avec une petite pierre, signe d’une pensée intense, d’une déduction logique entre un problème et sa solution pratique. Pour la pêche aux insectes, ils prennent parfois un gros bâton pour ouvrir l’entrée du nid, puis une fine brindille pour aller titiller leurs proies. Une pierre leur sert à casser une noix, puis une brindille leur sert à gratter l’intérieur pour ne pas en perdre une miette. Ils peuvent manipuler un même outil pour deux tâches différentes : un bâton coupé net à un bout et taillé en peigne de l’autre côté servira successivement à ouvrir un nid d’abeilles puis à en collecter le miel. Au Gabon, les chimpanzés emploient jusqu’à cinq outils différents – tous modifiés avant usage – pour accéder à du miel. Un gros bâton 136

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sert de pilon pour dégager l’entrée ; un élargisseur, plus fin, est inséré dans l’ouverture puis tourné dans tous les sens afin d’agrandir l’accès vers les chambres à miel ; un collecteur à bout fibreux est alors employé pour recueillir le produit. La collecte se fait parfois à l’aide d’un morceau d’écorce en guise de cuiller. Enfin, un même bâton aux deux extrémités taillées différemment sert à la fois d’élargisseur et de collecteur. Des successions de gestes aussi compliquées existent chez les corneilles de Nouvelle-Calédonie. Car il en faut, de la patience, de l’organisation et des coups de bec savamment piqués, pour identifier une feuille de Pandanus idéale, la découper en largeur et en longueur pour tailler une canne adéquate, avant de décoller l’outil au bec pour rejoindre le lieu de pêche. Planification, anticipation, coordination des actes en vue d’un but dont on a probablement une idée préconçue ? On pensait que seul le cerveau humain, avec son cortex préfrontal surdéveloppé, en était capable. Et bien non. Nous ne sommes pas non plus les seuls capables d’une culture « cumulative ». Nos avancées techniques s’ajoutent les unes aux autres pour aboutir à des objets de plus en plus élaborés : de la hutte en bois au gratte-ciel chatouillant les stratocumulus, de la chausse en cuir aux bottines fourrées polyester, etc. Or les outils des chimpanzés, par exemple, ont connu eux aussi des améliorations successives, dont les formes intermédiaires existent toujours : d’abord on utilise le bâton tel quel, brut d’arrachage ; puis on lui enlève ses feuilles et/ou son écorce ; puis on le taille net à une extrémité ; puis on déchiquette celle-ci en lui donnant une coupe en brosse ; enfin, extrême sophistication, les deux extrémités d’un même bout de bois sont travaillées, pour le couper net d’un côté et en brosse de l’autre. Idem chez les corneilles, dont les outils issus de feuilles de Pandanus sont plus ou moins larges, voire à deux ou trois étages. Encore un processus cumulatif : les premiers outils étaient probablement assez 137

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larges – les plus faciles à tailler, les plus « primitifs ». Ensuite, la technique fut améliorée avec des tiges plus fines et d’autres à étages, d’abord un seul puis un deuxième. Toutes ces formes d’outils existent encore aujourd’hui, mais – ô hasard – ceux à étages sont les plus fréquemment employés. Ils sont aussi les plus efficaces. On invente, on progresse, et on sélectionne ce qui marche le mieux ! Et la culture cumulative, comme la planification des actes, sort à son tour du giron exclusif de notre espèce… LES SINGES QUI SIGNENT Reste un ultime bastion, camp retranché de notre intellect derrière lequel nous avions juré de rester inexpugnables : le langage symbolique et son utilisation pour la transmission des connaissances. Inexpugnables ? Allez, ouste ! L’aptitude de certains animaux à comprendre et utiliser un langage symbolique pour échanger avec les hommes a aussi été démontrée. La femelle chimpanzé Washoe a appris plus de cent mots en langage des signes. Elle pouvait associer deux signes pour créer de nouveaux mots, modifier le sens de certains signes, et former des bribes de phrase comme « vous moi sortir vite », grâce auxquelles elle entretenait de petites discussions avec les humains. Attention, toujours limitées ces discussions ! Elles exprimaient presque exclusivement des volontés sur le mode impératif, et on n’a jamais vu Washoe raconter sa dernière sortie en boîte de nuit ni ses impressions sur l’état de l’empire romain à la mort d’Auguste en l’an 14. Néanmoins, elle maîtrisait incontestablement un langage symbolique. Son fils adoptif Loulis l’acquit à son tour, sans aucune intervention humaine. En quelques mois, il communiquait par signes avec sa mère et avec des humains. On raconte même qu’un jour, alors que Washoe feuilletait un magazine – vous avez bien lu, oui madame bouquinait ! – Loulis lui arracha des mains et s’enfuit. Elle se lança à sa poursuite, exécutant pour elle-même des signes qui voulaient dire « pas gentil, pas gentil ! ». 138

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Les mêmes scènes, les mêmes capacités à apprendre et à faire évoluer un langage symbolique ont été relevées chez l’orang-outan Chantek (qui communiquait aussi par langage des signes) ou le bonobo Kanzi, à qui on a enseigné une technique de communication par assemblage de dessins symboliques. Kanzi inventait lui aussi de nouveaux mots, et 90 % de ses phrases n’exprimaient elles aussi que des volontés. Il n’empêche que les singes anthropoïdes sont capables d’apprendre un langage inventé par des hommes. Ce qui veut dire, d’un certain point de vue, qu’ils maîtrisent les langues étrangères ! Étant donné l’incapacité de certains humains à maîtriser ne serait-ce que leur langue maternelle, on ne peut qu’exprimer son admiration et son respect pour nos cousins primates. Et le langage symbolique marche aussi très bien dans l’eau, puisque les dauphins sont également capables d’apprendre et de comprendre la signification d’une succession de gestes, puis d’exécuter les actions correspondantes ou d’adresser en retour un message à leur compagnon humain. DES PROFS CHEZ LES SURICATES Et l’enseignement alors ? Le phénomène est bien différent d’un simple apprentissage par observation ou imitation de l’autre. Dans l’enseignement, ce n’est plus l’élève qui regarde le prof, mais le prof qui transmet activement ses compétences à l’élève. Pour les spécialistes, qui se sont imposé des critères stricts, on ne peut parler d’enseignement que si quatre paramètres sont réunis en même temps : 1. Le prof doit modifier son comportement en présence de l’élève, et uniquement en sa présence. On ne donne pas une leçon devant une classe vide ! 2. L’acte de transmission doit représenter un coût pour le prof, en termes de temps ou d’énergie. Se laisser simplement regarder, c’est tricher. 3. Le geste du prof doit encourager l’élève à s’y mettre aussi, soit en lui donnant l’occasion de tenter sa chance, soit en lui montrant comment faire. 139

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4. L’élève doit finalement apprendre avec le prof de façon plus rapide et plus fiable que s’il apprenait la même chose tout seul. Voilà qui rappelle de bons souvenirs d’enfance… Les « attends, je vais te montrer » et autres « regarde bien comment je fais » résonnent encore à nos oreilles… Et bien figurez-vous que cette définition de l’enseignement, qui colle si bien à la version Homo sapiens, décrit tout aussi parfaitement des comportements observés chez d’autres animaux. On a déjà évoqué ces mères chimpanzés qui montrent à leurs enfants comment placer une noix sur l’enclume ou comment tenir un marteau, et les mamans orques guidant leurs petits lors des premiers essais de chasse au pinnipède par échouage volontaire. Mais deux autres espèces répondent aujourd’hui à l’ensemble des critères nécessaires pour parler d’enseignement : les suricates et les fourmis Temnothorax albipennis. Les suricates (Suricata suricatta) sont de petits mammifères vivant en colonies dans les régions désertiques du sud de l’Afrique. À la tête de la colonie, un couple dominant qui est presque le seul à se reproduire. Les jeunes adultes dits « auxiliaires » participent cependant à la vie de la colonie : surveillance, recherche de nourriture et… éducation des petits. L’enseignement concerne la recherche des proies et surtout leur mise à mort. Car les suricates sont friands de certains arthropodes riches en énergie : des scorpions. Or on n’attrape pas des scorpions comme on gobe une mouche. Pour que les petits s’adaptent à ce bon petit plat, épicé mais parfois trop piquant, les auxiliaires leur apportent des scorpions morts ou auxquels ils ont arraché le dard. Si la bête est morte, facile : il n’y a qu’à décortiquer soigneusement. Si le scorpion est vivant mais sans dard, le jeune doit l’attraper puis le coincer pour mieux l’achever. Il est encore pataud ? Qu’à cela ne tienne, l’auxiliaire l’aide d’un coup de patte ou de museau.

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Un scorpion qui tente de fuguer est vite rattrapé par le prof, et redonné en pâture. Et dans le cas où le petit n’est vraiment pas doué, la proie est amochée un peu plus, voire tuée. Les jeunes suricates apprennent ainsi, étape par étape, à tuer les scorpions sans risques. Les auxiliaires ont une vraie démarche active en leur apportant de quoi s’exercer et en restant près d’eux. Ils adaptent même l’état des proies qu’ils amènent à l’âge de leurs élèves, évalué en écoutant leur cri d’appel. Celui-ci évolue au cours de l’enfance : d’abord riche en sonorités infantiles, le cri devient peu à peu un bel appel bien mûr d’adulte digne de ce nom. Un petit lançant des cris très infantiles recevra surtout des scorpions morts. Au fur et à mesure que sa voix mue, les auxiliaires le nourrissent davantage avec des proies vivantes mais non dardées, pour finir avec des proies en pleine possession de leurs moyens venimeux. Le prof s’adapte donc à l’élève pour l’amener vers une maîtrise totale de la technique. Quant à l’élève, sans prof il n’est bon à rien. On a essayé de donner des scorpions morts à de jeunes suricates isolés, sans auxiliaire près d’eux : perplexes, aucun n’a osé s’attaquer à cette bête inconnue… SUIVEZ LE GUIDE ! Les fourmis Temnothorax albipennis ne se transmettent pas le moyen de tuer leurs proies mais le chemin pour y parvenir, ou bien la 141

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route vers une source régulière de nourriture, un nouveau territoire à explorer ou l’emplacement du nid vers lequel la colonie est en train d’émigrer. Tout part d’une fourmi « meneuse » qui revient du lieu en question. Elle recrute une partenaire à coups de phéromones et d’antennes, jusqu’à ce que la « suiveuse » se place derrière elle. Et en route ! La meneuse parcourt à nouveau le chemin aller, la suiveuse restant à son contact en lui touchant l’abdomen ou les pattes avec ses antennes. Tout en mémorisant le parcours, bien entendu. Si la suiveuse perd le contact, elle ralentit, tourne en rond et tâte des antennes pour retrouver sa guide. Celle-ci s’arrête également, et attend que la suiveuse l’agrippe à nouveau pour reprendre sa route. Et ainsi de suite jusqu’à l’arrivée, où la suiveuse devient meneuse, retourne au nid, recrute une nouvelle suiveuse, et à vos marques, prêts, partez. Ce comportement de « course en tandem » est coûteux pour la meneuse, qui parcourt le chemin quatre fois moins vite que lorsqu’elle est seule. Sans parler du risque de se faire dévorer par un prédateur. Pourtant, elle attend la suiveuse qui s’égare, et attend même plus longtemps si l’arrivée est toute proche ou si le but en vaut la chandelle. En revanche, si la suiveuse est vraiment à la traîne, la guide finira par la laisser tomber. Attendre devient alors trop risqué… Ces fourmis sont donc capables de se transmettre des compétences (rejoindre un lieu donné) de manière active (« suis-moi, je t’y amène ! »), à un certain coût pour la meneuse alors que la suiveuse trouve son chemin évidemment plus vite que si elle tâtonnait seule ou si elle se contentait de relever une piste de phéromones. La meneuse est même capable d’évaluer la situation, décidant d’attendre la suiveuse ou de repartir seule en pesant le pour et le contre. Pour de « simples » fourmis, avouez que c’est fort. Et tous les critères d’un enseignement, au sens scientifique du terme, sont réunis…

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TRANSMETTRE FAIT PARTIE DE LA VIE Au-delà de ces exemples significatifs chez les fourmis et les suricates, on rencontre une myriade de situations où les adultes modifient leur comportement, ou disposent d’une astuce afin que les petits apprennent bien. Le cratérope bicolore (Turdoides bicolor), un oiseau du sud de l’Afrique, vit en petites colonies organisées comme celles des suricates : un couple dominant des jeunes adultes et des tout petits. Les grands émettent une vocalisation particulière lorsqu’ils ramènent à manger aux oisillons encore au nid, permettant à ces derniers d’associer « vocalisation = nourriture ». Ainsi, lorsqu’ils s’envolent du nid mais restent des chasseurs inexpérimentés, les adultes peuvent les guider vers les sources de repas en émettant ce même appel spécial. Les rats noirs d’Israël mangent des pommes de pin en les écaillant jusqu’à atteindre le centre, seule partie vraiment intéressante à consommer. La procédure d’écaillage est si compliquée que les jeunes rats sont incapables d’y arriver seuls. Ils acquièrent la technique en observant leur mère, puis en s’entraînant sur des pommes en partie dépecées qu’elle se laisse dérober ou qu’elle abandonne subrepticement derrière elle. Les petits chimpanzés s’appuient intensément sur les regards, approbateurs ou non, de leur mère, pour apprendre à différencier la bonne nourriture de la mauvaise. Des macaques vivant parmi les ruines d’un temple, en Thaïlande, se servent de cheveux humains – ou tout objet y ressemblant – comme d’un fil dentaire. Et que fait une mère en pleine toilette buccale lorsque son petit l’observe ? Elle ralentit ses gestes, prend beaucoup de pauses et répète bien ses mouvements. On pourrait dresser ainsi une liste longue comme un chewing-gum tiré à quatre épingles. On ne ferait que confirmer la tendance : partout dans le monde animal on trouve des exemples, parfois simples, d’autres fois très élaborés, de tout ce qui constitue les spécificités prétendues de notre « enseignement » et de notre culture. Après avoir considéré 143

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ces comportements comme étant les propres de l’homme, on découvre que les faits ne sont pas aussi tranchés. Que les animaux nous ressemblent sur de nombreux points, même ceux qui nous sont les plus chers. Nature et culture ont été – et sont encore ! – opposées pour justifier la structure et le rôle des institutions sociales humaines. Une société ne serait là que pour réconcilier nos exigences naturelles et culturelles a priori contradictoires. Les animaux n’auraient que des exigences naturelles. Mais nous les Hommes, qui ne faisons rien comme tout le monde, aurions en plus des exigences culturelles. Comment réconcilier l’un et l’autre ? Il n’y a qu’à s’organiser en sociétés. Les bêtes ne seraient pas « sociales », car seule la bestialité leur permettrait de répondre à leurs vils besoins naturels. Mais nous ne sommes pas comme eux, voyons ! Ce serait si simple, en effet ! Mais en découvrant chez les animaux une grande intelligence, une conscience de soi, des traditions et des processus actifs permettant leur transmission et leur évolution, on est amené à douter de la réalité d’une telle dichotomie entre nature et culture. Les comportements culturels ne seraient-ils pas, au contraire, partie intégrante des phénomènes naturels ?

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8 La culture, phénomène naturel

VIVRE, C’EST COMMUNIQUER L’échange et la transmission d’informations sont des processus essentiels pour l’ensemble du monde vivant. Les bactéries, parfois décrites – c’est une erreur ! – comme des organismes d’une ridicule simplicité, et bien que formées d’une unique cellule, sont capables de communiquer avec d’autres bactéries grâce à des messagers chimiques. Libérés par les unes, les messagers sont détectés par les autres, chez qui ils déclenchent une modification de « comportement ». Ce système de communication entre bactéries se retrouve jusque dans nos organismes, où nos milliards de cellules se passent aussi d’innombrables coups de fils chimiques. Bactéries, végétaux, champignons ou animaux, tout le monde vit au milieu d’un capharnaüm de données et de messages circulant par tous les moyens. Sans information, sans communication, la survie serait peut-être même impossible… D’une génération à l’autre, même défi. Il faut à tout prix que la descendance dispose au moins des mêmes bagages que ses ancêtres, voire de meilleurs si ce n’est pas trop demander. En général, ce qui vient 145

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d’abord à l’idée quand on parle de transmission d’informations entre générations, ce sont les chromosomes, l’ADN, l’information génétique dans son ensemble. Et en effet, une bactérie qui s’arrache un morceau d’elle-même pour donner naissance à une deuxième cellule prend soin, auparavant, de dupliquer son matériel génétique pour en offrir une copie à sa fille. Le même phénomène se retrouve jusque chez les plantes et les animaux, où pas une espèce n’échappe à cette règle absolue : un être sans gènes n’est pas seulement malpoli, il est surtout non vivant. La conviction que dans la transmission de la vie, seul l’ADN compte, fut parole dominante pendant longtemps – si jamais elle a cessé de l’être –, alimentée par les découvertes fabuleuses de la génétique puis de la biologie moléculaire. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : les gènes n’expliquent pas tout. Et heureusement ! Les informations qui circulent entre individus, ce que les jeunes acquièrent des adultes, ce ne sont pas que des bêtes morceaux d’ADN enroulés comme des pelotes et précieux comme des Saint Graal. On ne transmet pas que des gènes à ses enfants. Par son comportement, on lui en apprend aussi de belles. C’est ce que nous explorons depuis le début de ce livre. Il existe au moins trois façons de communiquer. Il y a d’abord l’information sociale, transmise volontairement ou non. En s’attardant brouter dans une prairie, un ruminant indique sans le faire exprès au reste du troupeau que, chez lui, l’herbe est plus verte. De son côté, un guetteur suricate qui lance son cri d’alarme après avoir aperçu un prédateur envoie de son plein gré un message catégorique au reste de la colonie : tous aux abris ! Le deuxième mode d’échange est l’observation individuelle. Par exemple, les macaques étudiés par le japonais Tanaka (voir chapitre 4) ont acquis les nouvelles techniques d’épouillage en observant leurs inventeurs à l’œuvre. Et les baleines à bosse mâles qui débarquent dans un groupe de prétendants déclenchent une écoute attentive des autres mâles, puis une imitation instantanée de leur chant. Le troisième et 146

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8. LA CULTURE, PHÉNOMÈNE NATUREL

dernier moyen de communication est l’échange direct entre parents et enfants, dont on a vu plusieurs cas au chapitre précédent. Les animaux poursuivent donc des stratégies aussi diverses qu’efficaces pour assurer ces besoins élémentaires : informer et s’informer, apprendre des autres et apprendre aux autres. La transmission de données est un mécanisme fondamental de la vie. La génétique en assume une bonne part, mais la communication a aussi la sienne. C’est elle qui permet à un groupe d’animaux de mettre en commun ses connaissances et ses habitudes, processus qui est, rappelons-le, au cœur du phénomène culturel. Celui-ci repose donc sur des bases entièrement naturelles, présentes sous des formes plus ou moins complexes chez tous les êtres vivants. La culture est une question de partage et de transmission. Or partager et transmettre, tout le monde sait le faire. Des bactéries aux cachalots. Et la communication non génétique a une telle influence qu’on pourrait être tenté de placer cette filière en parallèle de la voie génétique : tout ce qui est transmis par l’ADN relèverait du « génétique », le reste serait l’œuvre du « culturel ». L’idée est séduisante, car outre leurs finalités communes (conserver puis transmettre des informations au sein d’une population), leurs mécanismes et leur impact sur l’évolution des espèces ont de nombreux points communs. L’ÉVOLUTION, EN BREF La théorie moderne de l’évolution s’appuie essentiellement sur les questions de génétique, de morceaux de chromosomes qui virevoltent et de mutations moléculaires. C’est d’ailleurs un de ses principaux défauts, mais ce n’est pas le débat qui nous intéresse ici. L’influence de l’ADN sur l’évolution n’en reste pas moins indéniable. Les informations génétiques définissent un ensemble de caractères (pas tous !) propres à chaque espèce et même à chaque individu. Grâce à ce système, tous les membres d’une espèce se ressemblent, mais parmi eux il n’y a pas deux individus porteurs de la même séquence génétique. Sauf exception gémellaire. 147

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Or il arrive que des mutations touchent ce bagage génétique. À chaque division cellulaire, les éléments chargés de photocopier l’ADN commettent quelques erreurs ; on sait que les rayons UV ou certaines molécules toxiques peuvent perturber la machine, parfois de façon irréparable. Chez les espèces qui ont la chance de se reproduire par sexualité – c’est en effet très agréable – au moment de la fécondation les envoyés spéciaux du mâle et de la femelle fusionnent, avec regroupement des chromosomes. De temps en temps, lors de la fabrication de ces envoyés spéciaux, des échanges ou des pertes inopinées d’ADN peuvent survenir. Bien que tout semble organisé pour que la vie se reproduise à l’identique, les incidents sont permanents. Et c’est une bonne nouvelle : sans mutations, tout serait figé. Les êtres vivants ne seraient peut-être jamais apparus. En tout cas, certainement pas nous ! Quelles sont les conséquences des mutations ? En réalité, la plupart semblent n’avoir aucun effet. Trop minimes pour affecter les caractères, ou touchant une portion non fondamentale de l’ADN, ces mutations neutres passent inaperçues. D’autres sont catastrophiques : ce sont des ailes qui poussent sur la tête, un intestin qui se referme avant d’être allé au bout de ses idées, les paupières qui restent soudées ou un cœur qui ne se développe jamais. Le porteur de telles mutations finit en général par disparaître avant d’atteindre l’âge « de raison », c’est-àdire celui où l’on découvre toutes les bonnes raisons de se reproduire. Une troisième catégorie de mutations a une importance capitale. Ce sont celles qui, presque par miracle, offrent à l’individu qui les porte un certain avantage. Le petit veinard se retrouve porteur d’un caractère un poil amélioré par rapport à celui de ses congénères. Pour un virus ou une bactérie, cela peut être un mécanisme de résistance à un médicament humain. Pour un lynx, un œil qui voit dix mètres plus loin ou plus tard dans la nuit. Pour une araignée, une résistance de la toile augmentée de 1,7 %. Chez l’oiseau paradisier, une couleur plus chatoyante 148

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8. LA CULTURE, PHÉNOMÈNE NATUREL

sur le plumage, etc. Conséquence des mutations avantageuses : dans un environnement donné, le bénéficiaire a de meilleures chances de survie et donc de parvenir à ce fameux âge de raison auquel il entreprendra de concevoir des petits. Or ces mêmes petits seront à leur tour porteurs de ladite mutation, et auront eux aussi de meilleures chances de survie et de reproduction. Par un phénomène d’accumulation progressive, les porteurs des caractères avantageux finissent par devenir majoritaires au sein de la population. Et hop. Celle-ci, anciennement détentrice du gène n° 37A458 devient propriétaire du n°  37A458bis, et se trouve désormais caractérisée par un patrimoine génétique un peu différent de celui d’une voisine. Si les deux populations sont suffisamment éloignées pendant un temps suffisamment long, les mutations s’accumulent de part et d’autre au point que les membres de l’une ne reconnaissent plus les membres de l’autre comme des copains. Et ce sont deux espèces différentes qui voient le jour. Tel est, en résumé, ce que l’on pense être aujourd’hui le mécanisme de l’évolution par voie génétique. De nombreux détails manquent pour en donner un aperçu plus complet, mais l’essentiel est là, suffisant pour établir un parallèle avec cet autre phénomène qu’est la transmission par voie culturelle. GÉNÉTIQUE ET CULTUREL, MÊME COMBAT ? Dans le rôle des gènes, on trouve les comportements élémentaires dont chaque animal est capable et qui constituent en quelque sorte son « patrimoine » de base : c’est l’ensemble des actes qu’il peut exécuter pour assurer le quotidien ou interagir avec ses semblables. Comme pour les caractères génétiques, certains éléments sont communs à l’espèce alors que d’autres sont propres à chaque individu : tous les bruants à couronne blanche d’Amérique chantent une forme de musique commune ; les membres d’une population donnée partagent à leur tour un même type de chant ; mais chaque mâle a sa propre 149

UNE FRONTIÈRE ARTIFICIELLE

musique, que d’infimes variations distinguent de celles des voisins. Exactement comme de petites mutations différencient chacun de nos gènes du gène correspondant chez les 6,8 milliards d’êtres humains.

Dans le rôle des mutations génétiques, ce sont logiquement les innovations comportementales qui tiennent la barre. L’oisillon qui apprend son futur chant écoute d’abord les chants des adultes avant de mixer le sien, mélange de ce qu’il a appris et de ses propres inventions. Le macaque qui modifie subitement la position de ses doigts au cours de l’épouillage, la drosophile qui change sa préférence d’un type de mâle pour un autre, la fourmi trouvant éteinte la piste traditionnelle menant à un arbre nourricier et qui en explore une nouvelle, ou la baleine à bosse qui modifie son chant pour mieux faire de l’œil à ses futures conquêtes, tous font preuve d’une capacité à « muter » leurs comportements. Les conséquences de ces changements sont à leur tour comparables à celles des mutations génétiques. Beaucoup d’innovations se révèlent, d’un point de vue adaptatif, globalement neutres. Chacune, prise isolément, n’a pas des effets révolutionnaires. Pire, une expérience a montré que chez les chimpanzés, si la plupart des individus sont 150

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8. LA CULTURE, PHÉNOMÈNE NATUREL

capables d’inventer de nouvelles techniques, ils préfèrent souvent retourner à leurs anciennes habitudes. L’expérience consistait à apprendre à un groupe de singes une technique donnée pour manipuler un distributeur de nourriture, jusqu’à ce que tous les individus connaissent la technique et seulement celle-là. Plusieurs chimpanzés ont ensuite découvert de nouveaux moyens de triturer l’appareil pour lui faire cracher ses friandises, mais ont rapidement abandonné leur astuce pour revenir à la méthode commune. La tendance chez eux est de se conformer aux habitudes du groupe, ce qui d’un côté renforce le lien social et le poids des traditions, mais de l’autre est un frein évident à l’évolution et au progrès. Pour qu’une innovation s’installe durablement, il faut donc qu’elle représente une sacrée avancée ! Du moins chez les chimpanzés. Une innovation comportementale peut-elle se révéler néfaste pour son adepte ? Probablement. Dans ce cas, les conséquences en termes de survie et de reproduction sont les mêmes que pour les mutations génétiques. Et la découverte disparaît rapidement. Quant aux modifications réellement avantageuses, celles qui apportent une chance supplémentaire de faire des petits, elles se propagent elles aussi comme des mutations : le porteur la transmet à sa descendance, par un des modes de communication que nous avons vus tout à l’heure, et la descendance acquiert de meilleures chances de survie. Et on repart pour un tour. Même mécanisme, mêmes conséquences : le nouveau comportement s’installe dans la population entière, qui se démarque ainsi des autres populations et peut même, avec l’accumulation des innovations au cours du temps, évoluer vers une espèce à part entière. Les macaques et leur épouillage sont un exemple de comportement « avantageux » qui se transmet. En adoptant la technique qui consiste à gratter d’abord l’œuf avec l’ongle pour le décoller, au lieu de simplement l’attraper entre les doigts puis tirer un coup sec, les singes améliorent leur rendement de nettoyage. C’est probablement une des raisons pour laquelle la nouvelle technique s’est propagée. 151

UNE FRONTIÈRE ARTIFICIELLE

L’effet des modifications de comportement sur l’isolement des populations a lui aussi été confirmé. Les orques ont des systèmes culturels puissants dans lesquels le langage, entre autres, fait l’objet de variations entre groupes. Chaque clan vit donc relativement isolé des autres, et leurs patrimoines génétiques sont libres d’évoluer dans des directions différentes si l’occasion se présente. On note le même phénomène chez les oiseaux chanteurs, où les femelles reconnaissent leurs futurs amants à l’oreille : seuls les mâles chantants comme ceux de leur population d’origine ont une chance de les séduire. Chaque groupe est ainsi partiellement isolé, ce qui, avec le temps et un environnement adéquat, peut conduire à des évolutions génétiques et comportementales importantes. Deux populations peuvent finir par ne plus se comprendre ni se reproduire entre elles, et forment peu à peu deux espèces distinctes. Le parallèle entre transmission génétique et culturelle semble donc assez convaincant. Les mécanismes, les finalités, les conséquences en termes d’évolution sont similaires. Richard Dawkins, un des principaux théoriciens actuels de l’évolution, a même suggéré qu’on étudie de la même façon les gènes et les « mèmes », nom qu’il a inventé pour désigner les éléments culturels du patrimoine comportemental. Une technique, un langage, une recette de cuisine, les chansons qu’on nous fredonne au berceau, etc.1 D’autres ont proposé une définition de la transmission culturelle qui ressemble farouchement à celle d’une transmission génétique : la culture serait un « processus héritable et cumulatif permettant à des membres d’un groupe d’acquérir des comportements à valeur biologique positive mais aussi neutre, voire négative »2. Et non contente de copier l’évolution génétique, la culture s’offrirait même le luxe d’être encore plus efficace pour aider les êtres vivants à s’adapter à leur environnement. 1. Richard Dawkins (1976) The selfish gene, Oxford University Press. 2. L. Castro & M. A. Toro (2004) « The evolution of culture, from primate social learning to human culture ». In PNAS, vol. 101, p. 10235.

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8. LA CULTURE, PHÉNOMÈNE NATUREL

LA CULTURE, STRATÉGIE RENTABLE Le point fort de la transmission culturelle, c’est sa réactivité immédiate et ciblée. Avec les chromosomes, il faut laisser une grande place au hasard, attendre sagement que des modifications génétiques veuillent bien nous rendre la vie plus facile. Et il faut du temps ! Des dizaines, des centaines, des milliers de générations avant qu’apparaisse un nouveau mode de vie, plus avantageux que l’ancien. Alors que changer son comportement puis le transmettre à ses congénères, et très vite à sa descendance, voilà un moyen de s’adapter en quelques années seulement. Avantage évolutif certain ! La moindre innovation a ici toutes ses chances de se diffuser en un temps record. D’autant que le patrimoine génétique ne passe que des parents aux enfants – voie verticale – alors que la transmission culturelle suit la voie verticale mais aussi horizontale (entre individus d’une même génération) et même oblique (depuis des adultes vers des jeunes qui ne sont pas les leurs).

En apprenant auprès de ceux qui savent déjà, on évite d’avoir à tout chercher soi-même. La capacité à découvrir par essais et erreurs est déjà un progrès par rapport au hasard de la génétique : « je tente une astuce ; si elle marche je la garde, si ça rate j’essaie une autre tactique ». Avec l’apprentissage social, encore mieux. Même plus besoin de chercher, il n’y a qu’à faire comme les autres ! La transmission des savoirs et 153

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l’apprentissage sont donc des phénomènes naturels qui offrent des cartes maîtresses dans les stratégies de survie. Ils offrent des pistes toutes neuves d’adaptation à des environnements. Les singes ne sont pas faits pour vivre dans le froid. Pourtant, les macaques japonais ont obtenu par voie génétique une épaisse fourrure qui leur permet de ne pas claquer des dents en attendant le printemps. Les hommes, grâce aux vêtements qu’ils se sont fabriqués, ont découvert un moyen culturel de s’adapter à des environnements encore plus rigoureux. Sont-ils les seuls à savoir le faire ? Non. Les chimpanzés, en cassant les noix avec des marteaux au lieu d’user inutilement leurs muscles impuissants, sont devenus capables de vivre dans des régions où les autres ressources nutritives sont moins abondantes. Même chose pour les pinsons pics, qui utilisent la technique de chasse à coups d’épines dès que le climat devient plus sec et les proies plus rares. Des régions a priori inhospitalières ont ainsi pu être colonisées durablement. Et la course pour la survie n’est pas qu’une affaire de personnes : les êtres vivants ne passent pas tout leur temps à se bouffer le nez ! La vie sociale est d’une importance cruciale pour bien des espèces, ne seraitce que par l’effet protecteur qu’exerce le groupe sur chaque individu. Et là encore, la culture complète le patrimoine comportemental initié par la génétique. Par exemple, vivre ensemble rend nécessaire l’adoption de règles de vie, de conventions partagées par tous et d’un langage commun. Effet de génétique ? Oui, mais pas seulement. Car le langage s’apprend aussi des autres. Et à partir d’un langage, rien n’empêche l’apparition d’un dialecte. Ce dialecte, en retour, permet une meilleure structuration de la vie sociale qui est à l’origine de son apparition. Cela veut dire que le groupe renforce la culture, qui ellemême renforce le groupe, qui alors… Et on ne se mord pas la queue ! On entame simplement une synergie entre plusieurs forces qui se consolident mutuellement. Les cétacés, qui se déplacent sur d’immenses territoires, disposent d’excellents moyens de communication pour ne pas se perdre : cliquetis, 154

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8. LA CULTURE, PHÉNOMÈNE NATUREL

sifflements et chants audibles à des dizaines de kilomètres. Mais, au cours de leurs errances, plusieurs populations peuvent se croiser, se mélanger. Il faut alors que les groupes puissent reconnaître qui appartient à quel clan ! Un dialecte propre à chaque population est dans ce cas bien utile. En retour, une fois les individus rassemblés en groupes stables, ils peuvent vivre près les uns des autres et tisser entre eux des liens puissants, durables, entretenus par leur langage commun. Le groupe fait naître un dialecte, qui renforce alors le groupe… Et en vivant tout près de ses camarades, chacun peut facilement observer les autres et copier leurs comportements. Et donc mettre en commun ses petites habitudes. C’est vrai chez les cétacés, et chez beaucoup d’autres. Quand on sait qu’au début de leur vie les jeunes macaques passent les trois quarts du temps à moins d’un mètre de leur mère, on comprend mieux que si côté pile la culture aide le groupe, côté face le groupe favorise la culture ! D’ailleurs, plus les mères macaques manipulent des cailloux au cours de leurs journées, et plus leurs petits deviendront eux aussi des bricoleurs. LA CULTURE AU PÉRIL DE SA VIE La culture offre donc de nombreux avantages. On a même dit que c’est elle qui avait permis à l’homme de s’extirper de l’emprise des lois naturelles pour vivre plus « librement », c’est-à-dire moins soumis aux caprices de son environnement. Au lieu de risquer sa vie et son souffle à galoper derrière les sangliers, autant les abattre de loin avec une bonne sagaie. Mieux, domestiquons-les pour les occire dès que le besoin est là. Quitte à souffrir en retour des effets de la culture : en cas de sécheresse sévère, le bétail meurt de soif et la famine pointe le nez… Le fait qu’une innovation comportementale apporte en même temps un avantage et un risque se retrouve chez les autres animaux. D’un point de vue strictement génétique, aucun argument ne semble autoriser à garder en vie des femelles ménopausées (je sais, la phrase est violente, mais c’est fait exprès). Elles ne peuvent plus concevoir d’enfants, 155

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donc transmettre leurs gènes. Inconvénient génétique. Mais avantage : une mère qui soutient ses petits au cours de leur jeunesse favorise la survie de son propre ADN. Au moins la moitié qu’elle leur a transmis, ce qui est toujours bon à prendre. D’autre part, avec les comportements culturels on a intérêt, voire l’obligation, de se reporter sur l’expérience des anciens. Les éléphants ont un besoin vital de la mémoire légendaire de leurs vieilles dames, qui connaissent l’emplacement des points d’eau où le troupeau à l’habitude de se revigorer. Les baleines ménopausées savent retrouver les chemins de migration entre zones d’alimentation et de reproduction, distantes de plusieurs milliers de kilomètres. Risque génétique de dépense énergétique inutile d’un côté ; avantage indiscutable pour la survie de la troupe de l’autre. Les fourmis prennent les mêmes risques que l’homme en se fiant à leur agriculture, à leur élevage de pucerons ou à leur fidélité exclusive pour quelques arbres nourriciers. La perte brutale de tels trésors peut se révéler dramatique pour la colonie. Les cachalots qui préfèrent se déplacer le long de routes circulaires dans l’océan s’en sortent moins bien, si le climat vient à changer, que les clans voisins ayant opté pour des trajets en ligne droite. Ces derniers permettent de rejoindre plus vite des lieux plus riches en proies. Quant aux orques qui s’échouent volontairement sur les plages pour traquer les phoques, elles ont un comportement à la limite du suicidaire. Une orque n’est vraiment pas faite pour dandiner ses tonnes de chair sur des graviers ! Elles restent

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8. LA CULTURE, PHÉNOMÈNE NATUREL

parfois prisonnières de leur propre piège, incapables de se retourner ou faire marche arrière vers l’océan. Nombre d’entre elles ont été sauvées d’une mort certaine par les scientifiques qui les observaient… La culture est donc un processus qui complète, renforce, contredit parfois les règles dictées par la seule génétique. Si les deux phénomènes ont des points communs, la culture a sur plusieurs aspects ses propres spécificités, ses propres avantages et ses propres inconvénients. On ne peut donc la mettre ni en parallèle ni en opposition avec la génétique. Ce sont plutôt deux éléments complémentaires dans la stratégie globale des êtres vivants : tenir la barre, coûte que coûte. NI POUR NI CONTRE, BIEN AU CONTRAIRE Il est plus facile d’opposer que de relier, de séparer les éléments d’un tout plutôt que de comprendre comment ils sont imbriqués. Ne mettons donc pas dos à dos les espèces et leur environnement, l’inné et l’acquis ou le génétique et le culturel. Les saumons retournent toujours frayer dans la rivière où ils sont nés. Ce n’est pas programmé par la génétique, sinon les millions de saumons d’une même espèce se rueraient tous dans le même cours d’eau. Ce n’est pas non plus culturel, car les générations ne se rencontrent jamais, et on n’a pas encore vu de parents saumons planter des panneaux indiquant le chemin vers le site de ponte. Le mécanisme à l’œuvre serait une sorte d’empreinte géomagnétique, un GPS interne qui permet au tout jeune poisson de mémoriser les coordonnées exactes de son lieu de naissance pour mieux y retourner une fois adulte. Certains comportements ne sont donc pas liés ni à la seule génétique ni à la seule culture, mais font intervenir un effet direct de l’environnement. La plupart des comportements animaux ne sont d’ailleurs pas influencés exclusivement par l’une ou l’autre, mais bien par les trois composantes en même temps : génétique, environnement et culture. Les pinsons pics des Galápagos et les corneilles de NouvelleCalédonie utilisent des outils pour chasser. Mais ce comportement 157

UNE FRONTIÈRE ARTIFICIELLE

n’est pas 100 % culturel. Des petits isolés dans le plus strict isolement savent fabriquer des outils, sans que personne ne leur en fasse la démonstration. Cette aptitude est donc programmée génétiquement. Seule son exploitation dépend de facteurs environnementaux (les pinsons utilisent surtout des outils lors des saisons sèches) et culturels (la technique de fabrication chez les corneilles varie selon les populations). Comme l’homme est naturellement capable de parler, mais il ne le fera que s’il entend des adultes parler (effet environnemental), et il n’apprendra que la (ou les) langue(s) qu’il écoutera de ses proches (effet culturel). Le troglodyte des marais (Cistothorus palustris), comme tout oiseau chanteur, possède des dialectes. Mais la taille de son répertoire et la structure de ses chants ont une base génétique importante. Les paramètres laissés libres pour l’innovation existent bel et bien, mais d’autres restent soumis à une influence génétique si forte que le troglodyte aura beau s’égosiller à s’en claquer le syrinx, il ne pourra rien y changer. Et c’est probablement vrai chez tous les oiseaux chanteurs. On commence aussi à suggérer que, chez certains d’entre eux, les différences de chants pourraient venir de contraintes acoustiques. Selon les types de forêts, le son ne se propage pas de la même manière. Par conséquent, si tout le monde sifflotait la même musique, dans certains bois les oiseaux s’entendraient répondre : « qu’est-ce qu’il dit ? ». Ils doivent donc adapter leurs chants à leur environnement, et les différences observées entre populations n’auraient de culturel que le mode de transmission. La cause ultime du phénomène serait écologique. Génétique, culture, et environnement, tout serait donc lié. Chaque composante apporterait sa touche personnelle dans la structure d’un comportement, pour offrir les meilleures chances aux animaux. À tous les animaux ? Cela se pourrait. Chez beaucoup en tout cas. Car à la base de la culture il y a la transmission sociale, et la transmission sociale a commencé le jour où les êtres vivants sont devenus capables de 158

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8. LA CULTURE, PHÉNOMÈNE NATUREL

percevoir des messages en provenance des autres et non plus de leur seul environnement. Et ça, on le rencontre partout. Au point que l’éthologue et philosophe Dominique Lestel affirme que « la culture est un phénomène qui est intrinsèque au monde vivant dont elle constitue une niche particulière ; on en trouve les prémices dès le début de la vie animale3 ». Ne plus opposer la culture à la nature, voilà qui semble inévitable si l’on veut comprendre raisonnablement le comportement animal, et le nôtre par la même occasion. La culture est naturelle, avec comme tout processus naturel ses avantages et ses inconvénients. Elle améliore les chances de survie ? Formidable ! Elle renforce les liens sociaux ? Très bien ! Mais chez plusieurs espèces de cétacés, les liens sont si forts qu’un individu qui s’échoue peut entraîner tout le groupe avec lui, même si aucune raison ne semble justifier cette fidélité jusqu’au-boutiste. La culture est naturelle, et dans ce sens elle subit les mêmes règles que le reste de la nature. Chaque espèce a son patrimoine génétique, avec ses forces et ses faiblesses. Il en est de même pour l’arsenal culturel, qui sauve parfois des vies, d’autres fois rend aveugle jusqu’à la mort. Chaque espèce vit ainsi, à la fois libre et prisonnière d’un monde qui n’appartient qu’à elle.

3. Dominique Lestel (2003) Les origines animales de la culture, Champs Flammarion.

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PARTIE 4

CULTURES ANIMALES ET CULTURES HUMAINES

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9 Culture or not culture ?

Dans la première partie de notre histoire, nous avons d’abord étudié le cas des singes pour découvrir des animaux de plus en plus éloignés de nous, jusqu’aux insectes. Il s’agissait alors d’effectuer une plongée dans le monde animal à la recherche des comportements qui ressemblent à de la culture. Les chapitres suivants nous ont fourni les outils pour décider si oui, non ou peut-être, un acte relève du culturel. Avec ces outils, nous devrions pouvoir faire le tri dans les comportements décrits lors de la première partie. C’est l’objectif du présent chapitre. Reprenons notre tour d’horizon, en commençant cette fois par les petites bêtes à six pattes… HOMMES ET FOURMIS DANS LE MÊME PANIER ? Les fourmis sont indéniablement, dans l’histoire de la vie, une formidable réussite. Elles ont colonisé la Terre entière, fondé des supercolonies couvrant des milliers de kilomètres carrés, se sont adaptées à tous les environnements où elles réalisent de véritables prouesses techniques. Leur durée de vie est en moyenne cent fois plus élevée que 163

CULTURES ANIMALES ET CULTURES HUMAINES

celle d’insectes « bas de gamme » comme les guêpes ou les cafards. Le record est tenu par une reine Lasius niger (la fourmi noire commune), qui a survécu 28 ans, choyée dans un laboratoire ! Les fourmis possèdent même des mécanismes moléculaires de réparation de l’ADN – fait exceptionnel chez les insectes – qui augmentent encore leur espérance de vie. Les sociétés de fourmis sont apparues progressivement au cours de l’évolution, probablement issues de guêpes solitaires qui auraient bifurqué, il y a environ 100 millions d’années, vers une vie sociale. Quelques individus d’abord, puis des groupes de plus en plus vastes et organisés. Il existe encore, en Australie, des espèces « primitives », dont les colonies ne comportent qu’une poignée de fourmis pratiquant la répartition hiérarchique des tâches et la communication par phéromones. Comme chez l’homme, on peut ainsi retracer l’histoire évolutive des fourmis et même se lancer dans une vraie analyse ethnologique de leurs sociétés, en comparant les « primitives » et les « modernes ». Mettre en parallèle les sociétés d’hommes et de fourmis est une pratique courante depuis quelques années. On nous compare aisément à ces monceaux de vie grouillants qui parviennent toujours, comme par miracle, à tirer des merveilles à partir du désordre apparent. Les fourmis seraient devenues dans notre inconscient collectif, alimenté par les belles histoires qu’on se raconte au coin du feu pour émerveiller les enfants en attendant le Père Noël, des modèles de vie collective auxquels on aurait tout intérêt à se référer. Holà, comme vous y allez ! Cet emballement en vaut-il vraiment la chandelle ? D’abord, on dit que les fourmis ont eu le même succès que nous pour coloniser la planète. Oui, mais chez elles il faut compter les 12 000 espèces pour couvrir l’ensemble des continents. Alors que chez nous, une seule espèce (Homo sapiens) est concernée par cet exploit. Score : 1-0 pour l’homme. Côté vie sociale, qui concerne directement notre histoire de culture, leur division des tâches et leur ingénieux 164

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

9. CULTURE OR NOT CULTURE ?

mode de communication seraient des arguments indiscutables en faveur d’une comparaison hommes/fourmis. Indiscutables, c’est vite dit. Il en faut moins que ça pour attiser les braises de la rigueur scientifique. Car c’est justement dans le partage des tâches et le système de communication qu’on trouve les meilleures preuves que non, décidément, les fourmis ne sont pas des gens comme nous. Communiquer par phéromones est une excellente idée. Pour se reconnaître entre membres de la fourmilière, pour alerter les collègues ou pour tisser un fil d’Ariane chimique à percevoir du bout des antennes, c’est impeccable. Mais n’avoir que l’odeur comme mode de reconnaissance pose parfois problème. Par exemple, que se passe-t-il si un parasite arrive à s’enduire le corps avec les molécules d’identification d’une colonie ou, pire, à distiller ses propres phéromones de fourmis alors qu’il n’en est pas une ? Les petits génies arthropodes n’y voient alors que du feu ! Des scarabées et des grillons parviennent à s’imprégner de l’odeur des ouvrières en se frottant à elles, ce qui leur permet ensuite de se balader incognito dans la fourmilière. Se font-ils repérer à vue d’œil ? Pas le moins du monde. Les fourmis se reconnaissent à l’odeur, rien qu’à l’odeur. Les pirates parfumés à la phéromone d’ouvrière deviennent membres à part entière de la colonie, qu’ils parasitent comme bon leur semble. Certaines larves de mouches produisent elles-mêmes des phéromones de fourmis, ce qui leur ouvre les portes du nid où elles dévorent les œufs. Des coccinelles pratiquent le même mode de camouflage et passent leur vie aux dépens de la fourmilière. La punaise réduve est encore plus vicieuse : elle tue une ouvrière et se cache derrière le cadavre dont l’odeur, identique pour quelques minutes encore à celle d’une fourmi vivante, lui laisse le temps de s’immiscer dans la colonie où elle s’imprègne de l’odeur des ouvrières. Même entre fourmis, le parasitisme est monnaie courante. Chez 55 espèces, une reine en quête d’un royaume doit absolument prendre la place d’une 165

CULTURES ANIMALES ET CULTURES HUMAINES

autre. Ainsi, une jeune reine Polyergus breviceps force l’entrée d’une colonie de Formica grava, massacre toutes les ouvrières sur son passage jusqu’à la chambre de la reine, qu’elle trucide en s’arrangeant pour la faire mourir à petit feu. La lente agonie de la Formica permet à la Polyergus de lui lécher les plaies pour s’imprégner totalement de son odeur. La Polyergus est alors reconnue comme reine officielle par les ouvrières Formica. Ni sentie ni connue ! La communication chimique des fourmis les rend donc très vulnérables. Très « bêtes », pourrait-on dire. Pour un scientifique humain, il est facile de mettre en évidence cette absence totale de réflexion et d’analyse en les prenant à leur propre jeu. Déposez à l’entrée d’un nid des billes de verre imprégnées de l’odeur typique des ouvrières fourrageuses (celles qui vont quérir pitance), vous verrez sortir des dizaines de nouvelles fourrageuses qui, attirées par l’odeur, réagissent mécaniquement par une nouvelle campagne de récolte. Placez dans un même lieu des milliers de fourmis légionnaires, elles s’organisent immédiatement en procession et filent tout droit. Réaction normale. Mais si vous isolez « seulement » quelques centaines d’entre elles, la taille du groupe devient trop petite pour maintenir une distance suffisante entre la tête et la queue de la colonne. Or chaque fourmi retrouve sa partenaire de devant à l’odeur. Si la première est trop près de la dernière, en accumulant les courbes sur son trajet elle peut finir par détecter les phéromones de la lanterne rouge, lui coller au train et… boucler la boucle ! Les fourmis se mettent alors à tourner en rond, des heures, des heures, jusqu’à ce que mort s’en suive. ENSEMBLE OU RIEN La communication par phéromones permet aux fourmis d’organiser des activités complexes mais ouvertes à tous les piratages et sans aucune flexibilité comportementale. Qu’un seul grain de sable s’immisce et toute la machine se grippe. Surtout, ce n’est que collectivement que 166

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9. CULTURE OR NOT CULTURE ?

leurs actes prennent un sens. Individuellement, aucune des fourmis enfermées dans une boucle ne peut se rendre compte, à force de marcher en rond, que quelque chose ne tourne justement pas rond. Le collectif relié par phéromones est donc d’une grande efficacité, et en même temps que de bêtises possibles ! Pour celui qui veut comparer les fourmis aux hommes, voilà de quoi méditer. L’aspect exclusivement collectif de leur vie sociale aboutit au fait que chez les fourmis, l’individu ne compte pas. Il ne compte jamais, à l’exception (et encore) de la reine. Si les phéromones donnent une signature propre à la colonie, à la caste ou à la reine, à aucun moment elles ne permettent aux ouvrières de se reconnaître personnellement. Jamais une fourmi qui en croise une autre ne saura, en lui tripotant les antennes, si c’est son ancienne voisine de crèche ou une parfaite inconnue née trois semaines avant elle. L’individu ne compte pas, à tel point que les fourmis n’ont aucun scrupule à utiliser leurs congénères comme outils. Une chaîne d’ouvrières s’assemble pour former un pont au-dessus d’un gouffre ; les autres profitent de cette passerelle vivante pour atteindre l’autre rive. Un tel acte viole les règles fondamentales de la morale posées par Emmanuel Kant, affirmant que l’individu ne doit jamais être utilisé comme un moyen, comme un outil manipulable à merci. Les fourmis n’en ont cure. Je mettrais ma main à couper qu’aucune d’entre elles n’a jamais lu Kant. Chez les fourmis à miel (genre Myrmecocystus) vivant dans les régions arides d’Amérique et d’Australie, certaines ouvrières se spécialisent dans le stockage de nourriture. En période faste, elles se gavent de sucres à s’en faire gonfler l’abdomen au bord de l’éclatement. À la mauvaise saison, quand la nourriture vient à manquer, ces réserves sur pattes se rassemblent dans des pièces spéciales au fond du nid et se suspendent au plafond, abdomen pendouillant. Les autres viennent alors traire leurs vaches à miel pour s’alimenter. Du simple bétail ne méritant même pas une once de considération… D’une manière générale, les fourmis ne portent aucune attention aux autres. La description de leurs comportements comme 167

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de véritables actes altruistes, l’idée de sacrifice permanent des individus pour le bien de la communauté, ne sont que des interprétations « anthropomorphiques », c’est-à-dire biaisées par notre tendance fâcheuse à voir chez les autres animaux le strict équivalent de nos propres actes. Non, une fourmi n’est pas un humain ! Leur sacrifice n’est pas le signe d’une générosité à toute épreuve mais celui d’une absence totale de pensée, de conscience de soi et des autres. La fourmi se sacrifie car elle n’existe pas en tant que sujet indépendant et maître de soi. Comme tout animal, elle fera de son mieux pour survivre et se battra toujours pour cela. Mais sa mort n’affectera jamais la colonie. Comment des relations aussi impersonnelles, automatiques, dénuées de liens sincères entre individus, peuvent-elles être comparées aux relations tissées dans les sociétés humaines ? Difficile à concevoir.

Chez les fourmis, c’est la collectivité qui fait l’intelligence...

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Comment des choix aussi froids, aussi vides d’émotions, peuvent-ils être comparés aux amitiés sincères et aux profonds liens qui sont à l’œuvre entre les hommes ? Difficile à concevoir. TAYLORISATION ? PEUT-ÊTRE MÊME TROP On dit aussi que les fourmis, comme nous, ont une division des tâches exceptionnellement efficace. C’est vrai. Mais si je vois un autre humain en rade sur la route, poussant sa voiture à sec de gasoil pour la garer avant qu’elle se fasse emboutir par un 38 tonnes un peu distrait, je m’arrête pour lui donner un coup de main. Vais-je pousser dans le même sens que lui ou dans le sens inverse ? Dans le même sens, pour peu que je sois en bonne santé mentale. Et bien les fourmis, elles, poussent parfois dans le sens contraire ! Elles sont tellement concentrées sur leur propre tâche qu’elles détruisent régulièrement le travail accompli par les voisines, remettant à sa place d’origine un objet déplacé par une autre, etc. Leur division du travail est efficace mais, là encore, seulement si on prend en compte l’action collective dans son ensemble. Lors d’une séance de chasse, certaines ouvrières jouent le rôle de pisteuses. Une fois la proie repérée, elles réquisitionnent des tueuses qui neutralisent et achèvent le futur repas. Puis les transporteuses découpent et ramènent les morceaux au nid, où ils sont pris en charge par les copines restées sur place. Lors de cette séquence, à aucun moment une spécialiste ne s’est préoccupée du travail accompli par une autre. L’ouvrière fait son boulot, point. Ce qu’a fait la voisine ? Aucune importance. La division du travail est intense chez les fourmis, mais alors que chez l’homme ce partage est concerté, qu’au moins un individu a une vision globale de la situation, chez les fourmis pas du tout. Chacune dans son petit monde, ce qui explique pourquoi elles détricotent parfois l’œuvre des autres. Sans même s’en rendre compte, et sans jamais se faire enguirlander par les collègues qui, elles-mêmes, n’en prennent jamais conscience. Même lorsqu’il s’agit de faire un choix, 169

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pour tracer un chemin vers une source de nourriture ou un nouveau nid par exemple, l’individu seul n’a aucune importance. Pas de décision, pas de libre arbitre. Le choix est totalement inconscient, seul fruit d’une amplification progressive des traces chimiques déposées. Plus une piste conduit à un endroit intéressant, plus un grand nombre de fourmis le parcourent, plus elles déposent des phéromones de piste, donc plus elles attirent de nouvelles ouvrières qui déposent à leur tour, etc. Ainsi la plupart des actions menées par les fourmis sont le résultat d’actes individuels qui perdent leur sens une fois isolés de l’ensemble. Comme un neurone seul ne produit jamais aucune pensée… Les sociétés de fourmis sont donc peuplées d’individus qui n’existent pas en tant qu’individus, s’ignorant superbement en dehors de leurs contacts chimiques ou tactiles. Si des traditions sont observées chez elles, ce n’est pas parce qu’une ouvrière a un beau jour décidé d’aller visiter le feuillage de tel arbre et que ses collègues l’ont imitée. C’est uniquement parce que l’arbre en question était le plus riche en nourriture et/ou le plus facile à atteindre. Peu à peu, la piste qui mène jusqu’à lui est devenue la plus approvisionnée en phéromones, et il a été « choisi » comme le préféré de la colonie. Même si d’une année à l’autre les ouvrières se rappellent la localisation de cet arbre, ce n’est qu’une question de mémoire et pas de culture. Jamais on n’a vu de fourmi raconter à une autre, à coups de molécules : « suis-moi, si je ne me goure pas, c’est là qu’il y avait à manger l’année dernière. » De même, aucune fourmi n’a jamais cueilli une feuille de manguier, une autre de cacaoyer, avant de rentrer au nid pour ameuter la troupe en expliquant que le manguier avait l’air drôlement plus sympa pour y faire son nid. Dans le monde des fourmis, la transmission sociale est très efficace mais elle reste totalement inconsciente, involontaire. Les traditions ne sont qu’une adaptation collective, homogène et momentanée à des 170

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conditions environnementales données. Alors je veux bien que les fourmis soient des animaux formidables dont les comportements de groupe nous étonneront encore longtemps. Mais ce sujet n’est pas celui qui nous préoccupe ici, nous qui sommes à la recherche de la culture animale. On ne rencontre chez les fourmis aucun des signes correspondant à une quelconque forme de culture. Rien au-delà du bagage génétique et des réactions, des adaptations élémentaires à l’environnement. Rien en termes de transmission sociale par observation ou imitation des autres. Rien en termes de liens interindividuels. Dans ces conditions, il est vraiment difficile de parler de culture chez les fourmis. LA DANSE CANADA DRY A-t-on plus de chances de la croiser chez les abeilles, dont la diversité des danses faisait penser à des dialectes ? Pas sûr. Car pour qu’un dialecte soit reconnu comme culturel, il doit être en partie indépendant de toute influence génétique ou environnementale et être transmis par apprentissage social. Or chez les abeilles, le codage entre durée de la danse et éloignement de la source de nourriture, comme le choix des distances à partir desquelles on change de chorégraphie (en rond, en faucille, en huit) suivent une voie… strictement génétique. Comme chez les fourmis, aucun choix individuel ni tradition qui circule d’une génération à l’autre par imitation. On ne passe pas aussi facilement de la valse au charleston, madame ! Si on mélange deux populations ayant chacune leur « dialecte », parviennent-elles à se mettre d’accord sur un langage commun ? Non. La population mixée reste divisée en deux lots parlant toujours leurs dialectes d’origine. À la génération suivante, les petits dansent toujours leur langue maternelle, à quelques rares exceptions près. Et l’ensemble de nos connaissances sur le rôle et la structure de la danse font vaciller la notion même de dialecte chez les abeilles. Leur danse n’implique pas une relation aussi simple, directe, entre le temps de frétillement et 171

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l’éloignement de la source de nourriture. Au sein d’une même population, le code peut changer simplement parce que la forme du paysage n’est pas la même, etc. Il semble donc que la danse ne fasse appel à aucun comportement propre au culturel ni à aucun apprentissage social. L’abeille sait dès la naissance comment se repérer grâce au soleil. Elle sait qu’il se couche au côté opposé de son lieu de lever, et elle sait comment danser pour le raconter aux autres. Finalement, les danses des abeilles ressemblent à des dialectes, elles ont le goût des dialectes, la couleur des dialectes, mais ce ne sont pas des dialectes. Comme chez les fourmis, quelle que soit la définition de la culture que l’on adopte, on n’en trouve jamais l’ensemble des critères chez les fabricantes de miel. Dans le monde des insectes, même les comportements les plus fascinants sont les fruits d’une profonde gouvernance génétique, rendue extrêmement flexible pour une adaptation optimale à l’environnement. Mais guère plus. Si habitudes il y a, ce n’est pas grâce à des choix individuels qui se sont transmis entre génération par apprentissage social. Ce n’est donc pas de la culture. Ce n’est pas demain la veille qu’on verra s’ouvrir des écoles de danse au fond des ruches ou des chambres d’agriculture dans les fourmilières. ET CHEZ LES OISEAUX, ALORS ? En rejoignant le monde des vertébrés, les espoirs de culture s’éveillent un peu. Prudence toutefois : si elle existe, elle n’est pas la seule. Génétique et environnement ont encore leur rôle à jouer. Nous avons vu le cas des pinsons pics des Galápagos, qui utilisent des épines de cactus ou des brindilles pour débusquer leurs proies au creux des arbres. Certaines populations pratiquent la technique plus que d’autres. Est-ce culturel ? La question ainsi posée est trop simple. D’une part, de jeunes pinsons élevés dans le plus strict isolement savent parfaitement manipuler des outils. Composante génétique indéniable. De leur côté, certains adultes ne parviennent jamais à s’en servir, même 172

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face à une source de nourriture très appétissante, même s’ils ont l’occasion de voir d’autres adultes utiliser des brindilles d’un coup de bec expert. D’autres adultes copient sans problème leurs voisins. La transmission sociale existe donc, mais elle ne marche pas à tous les coups. Quant à l’environnement, son rôle est tout sauf anodin. Les pinsons vivent dans des régions plus ou moins humides, donc plus ou moins riches en nourriture. Dans les zones sèches, les proies se montrent plus rares et, comme par hasard, c’est là qu’on voit le plus de pinsons utiliser des outils. Alors qu’ils ne s’en servent presque jamais lorsque les proies sont abondantes. Cela veut-il dire que l’outil n’est pas une tradition au sens strict ? Qu’il ne serait qu’un élément parmi d’autres dans la gamme des comportements offerts aux pinsons pour se nourrir ? Il semblerait. L’usage d’outil est un acte inné qui s’exprime lorsque l’oiseau est tiraillé par la faim, qu’il se sent à l’aise avec la technique ou qu’il a vu d’autres autour de lui pratiquer la pêche à l’épine. Le rôle précis de ces différents facteurs reste à élucider, mais une chose est sûre : ce n’est pas que de la culture. C’en est un peu, mais elle intervient comme simple composante d’un ensemble où sont mélangés la génétique et l’adaptation à l’environnement, les choix individuels et la transmission sociale. L’existence ou non d’une culture chez les oiseaux dépend aussi de quelle espèce on parle. Chez les pinsons pics, dans l’état actuel de nos connaissances, elle semble exister… un peu. Chez le vautour percnoptère, elle n’a probablement aucun rôle : un jeune n’a jamais besoin d’observer un adulte pour acquérir la technique de lâcher de caillou sur œuf d’autruche. Chez le geai bleu (Cyanocitta cristata), un comportement nouveau peut se transmettre à toute une population, comme l’idée de décapsuler des bouteilles de lait chez les mésanges. Mais tout cela est un mélange de transmission sociale et de caractères innés. N’importe quelle mésange sait donner des coups de bec pour manipuler des objets. Une aptitude naturelle parfaitement exploitable 173

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face à une bouteille remplie de lait de vache. Et la diffusion de cette découverte peut faire intervenir une forme de transmission sociale par observation entre individus. Donc, une part de culture dans un comportement aux origines multiples… Chez les corneilles de Nouvelle-Calédonie, la capacité à tailler des outils dans les feuilles de Pandanus est également innée. Un oisillon élevé sans parents ni amis s’en sort très bien. Il ne découpe cependant que des outils droits et larges. Or dans la nature, selon les populations, on taille des brindilles droites (larges ou fines) ou en escaliers. Influence génétique ? Des tests ont montré que non. Environnementale ? Entre les régions où les outils sont taillés différemment, les conditions de vie ont l’air identiques : même niveau de pluie, même type de végétation et de climat, même altitude. Ce n’est donc pas ça non plus, jusqu’à preuve du contraire. La meilleure explication reste un phénomène de transmission culturelle. D’autant que les variations entre populations sont fortement marquées et stables sur plusieurs générations. Le découpage d’outils chez les corneilles est donc sous la double influence de la génétique et de la culture. Comme chez nous d’ailleurs. Existe-til un seul comportement humain qui ne soit pas soumis à une dose de génétique ? La même conclusion s’impose lorsqu’on se penche sur les dialectes d’oiseaux. Ces comportements sont à la fois bien décrits et mal connus, ce qui n’est pas aussi paradoxal que ça en a l’air. D’un côté, on connaît bien les chants d’oiseaux, on les a découpés dans tous les sens, note par note. De l’autre, on ne sait toujours pas exactement pourquoi ils chantent, et on ignore encore beaucoup de détails sur les mécanismes qui contrôlent leurs pious-pious. Les différences entre populations sont cependant réelles, l’existence de dialectes aussi. Chez les abeilles, ce qui ressemblait à des dialectes s’est révélé entièrement sous l’influence des gènes. Ce n’est pas le cas chez les oiseaux chanteurs où l’apprentissage social a lui aussi un grand rôle. 174

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9. CULTURE OR NOT CULTURE ?

Chez le bruant à couronne blanche, deux mâles adultes pris au hasard dans une population ont statistiquement les mêmes chances d’avoir des chants similaires que deux voisins de nid. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas forcément le même père car les couples, chez la plupart des oiseaux, ne sont pas si fidèles qu’on voudrait le croire. Même dans le cas où le père est commun, ses deux fils n’ont pas plus de probabilité d’avoir le même chant que deux oisillons n’ayant aucun lien de parenté. Conclusion : soit la part de génétique est très importante chez cette espèce, soit les petits apprennent leur chant en écoutant tous ceux qui l’entourent, père et voisins proches confondus. Entre génétique et culture, le débat reste ouvert.

N’oublions pas, pour finir, que la structure du chant est ouverte aux dialectes mais en restant assez rigide. Les mêmes syllabes sont souvent aux mêmes endroits, leur ordre et celui des notes ne sont que faiblement modulables. La part d’innovation individuelle face au poids de la génétique s’en trouve amoindrie. Le chant des oiseaux subit donc le même sort que le découpage des feuilles de Pandanus : un comportement aux multiples facettes, bien plus complexe que celui des insectes et mélangeant génétique, adaptation écologique, apprentissage et innovation. Pas que du culturel, c’est évident. Mais il y en a, c’est tout aussi évident. 175

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SANS CULTURE, UNE BALEINE N’EST RIEN L’influence de la culture est encore plus forte chez les cétacés. La part de génétique reste importante, bien sûr : chez les baleines à bosse, le chant a naturellement tendance à changer régulièrement. Entre deux populations, l’une d’Hawaï et l’autre du Mexique, on a relevé une quarantaine de variations dans la durée, la position et la structure de chaque élément du chant, l’ordre des thèmes ou les fréquences utilisées. Or certaines variables ont évolué quasi simultanément chez les deux populations. Phénomène difficilement explicable par une transmission culturelle, qui demanderait plus de temps pour se propager sur les milliers de kilomètres séparant Hawaï du Mexique. La génétique serait donc le mécanisme responsable de l’évolution permanente du chant, la composante culturelle n’intervenant que dans la recherche de conformité au groupe : si un mâle modifie son chant, les autres le copient immédiatement. C’est la rapidité et la fidélité d’imitation de ce chant commun qui, finalement, offrent aux baleines à bosse une culture encore plus prégnante que chez les oiseaux. L’observation vaut d’ailleurs pour l’ensemble des cétacés, où les populations sont fortement liées par des comportements culturels, dont les dialectes font partie. Le phénomène semble plus puissant que chez les chimpanzés, par exemple, où les sous-groupes se font et se défont plus aisément et où les liens sont parfois établis sur du court terme. Chez les cétacés au contraire, les groupes sont stables sur de très longues périodes. Cela explique, entre autres, pourquoi ils font partie des rares animaux dont les femelles vivent longtemps après la naissance du dernier enfant. Comme chez l’espèce humaine. Une vie après la ménopause, un phénomène très rare chez les singes mais courant chez les baleines et les dauphins. Pourquoi ? Parce que les comportements culturels renforcent les liens à l’intérieur du groupe et donc la sécurité de chaque individu, qui se trouve étroitement protégé par les autres. Cela permet aux femelles de survivre longtemps après la ménopause et donc de transmettre plus 176

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longtemps leurs connaissances aux générations suivantes. Les liens culturels aboutissent ainsi à une amélioration des conditions de transmission… des savoirs culturels ! Et la boucle est bouclée : la culture des cétacés offre les conditions de son propre renforcement. Heureusement d’ailleurs car elle semble, bien plus que chez les oiseaux, un élément fondamental de leur comportement. Une des raisons à cela vient du fait que les cétacés vivent dans des espaces immenses, très ouverts, et parcourent des distances gigantesques au cours de leurs déplacements quotidiens et annuels. Ne pas s’égarer, bien connaître la route de migration, rester en contact avec le groupe est donc une question de vie ou de mort ! C’est ainsi que, malgré d’immenses différences avec l’espèce humaine (on ne vit vraiment pas dans le même monde qu’eux !), les cétacés ont acquis des comportements parfois très comparables aux nôtres, dans le domaine du langage et de l’organisation sociale par exemple. C’est clairement le cas avec les dauphins, qui sont parmi les rares animaux avec qui nous pouvons communiquer directement. Ils peuvent vivre dans notre monde, nous comprendre et en retour se faire comprendre de nous. Au Brésil et en Birmanie, ils aident les pêcheurs en attirant les bancs de poissons vers leurs filets avant de leur indiquer le bon moment pour remonter le piège. En échange, les dauphins reçoivent les restes de la pêche… Et pour enfoncer le clou, seuls les petits des dauphins qui aident les pêcheurs donnent eux aussi un coup de main une fois devenus adultes. Les dauphins sont donc capables de s’adapter à notre culture… et de se le transmettre culturellement ! Les comportements relevés chez les oiseaux et les cétacés, contrairement à ceux des insectes, possèdent donc officiellement une part de culture. Chacun à sa manière, car dans les airs ou au fond de la mer on ne vit pas les mêmes aventures. Mais la culture est bel et bien présente chez eux. Il en est de même chez les singes, bien que chez eux aussi on observe des différences importantes d’une espèce à l’autre. Entre un capucin et un chimpanzé, il y a tout un monde ! 177

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IL Y A SINGE ET SINGE(S) Les capucins ont un gros cerveau, proportionnellement à leur taille. Ils vivent dans des groupes organisés, à forte tolérance sociale ; ils partagent leur nourriture et savent utiliser des outils ; ils sont attentionnés envers leurs enfants et envers ceux des autres ; ils forment des coalitions et des alliances ; ils disposent de nombreuses conventions de comportement, de véritables rituels qui leur permettent de communiquer. Tout ce qu’il faut pour posséder une culture, donc. Sauf que leurs traditions se perdent au bout de quelques années pour laisser la place à d’autres. Au contraire, chez les chimpanzés ou les orangs-outans, les traditions durent longtemps et se transmettent fidèlement entre générations. On l’a vu pour les techniques de pêche ou d’ouverture des noix. Ils s’observent attentivement et s’imitent les uns les autres, chose dont les capucins sont incapables. Pour chaque technique, les individus doivent se dépatouiller seuls pour trouver les meilleurs gestes à accomplir. Les capucins ont donc un système de transmission sociale moins élaboré que les grands singes, au moins en ce qui concerne le bricolage. Par ailleurs, les grands singes comprennent ce qu’ils font, comment et pourquoi ils le font, et comprennent aussi les collègues qu’ils observent. Les capucins, eux, n’ont aucune conscience de ce qu’ils font. On n’a jamais l’impression, en les observant, qu’ils se disent « tiens, je vais aller voir comment s’y prend Roger pour ouvrir une coque ». Ils ne comprennent apparemment pas ce que fait Roger, et n’ont pas l’idée de profiter de son exemple pour gagner en efficacité. De la même façon, Roger ne montre pas à son voisin Jean-Albert comment ouvrir une noix en économisant son temps et ses phalanges. Et si un capucin prête parfois un outil à un congénère, jamais ce dernier ne donnera quoi que ce soit en retour. Chez les chimpanzés et les orangs-outans, ce genre d’échanges existe. Rarement, mais il existe. Chez les macaques non plus, comprendre ce qui arrive à l’autre ne semble pas chose facile. Une mère ne prévient pas son petit d’un danger qu’il ne peut pas voir. Deux mâles sont incapables de se mettre d’accord 178

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pour soulever ensemble une grosse pierre. Face à un miroir, ils deviennent complètement hystériques. Jamais ils ne font la différence entre un humain qui sait où est cachée une friandise et un autre qui n’est au courant de rien. Dans toutes ces situations, les grands singes s’en sortent brillamment. Un chimpanzé indique sans hésiter une cachette de nourriture à un humain qui a été sympa avec lui auparavant, alors qu’il guide vers une fausse piste un autre ne lui ayant jamais rendu service. Empathie, partage et même mensonge, chez les grands singes oui, chez les autres c’est moins clair. Face à la mort, même constat. Les grands singes sont les seuls à montrer des troubles importants du comportement, de l’excitation ou une grande tristesse face à un proche dont le corps reste sans vie. Comment l’expliquer sans leur attribuer une forme de conscience qui est à l’origine même des comportements culturels humains les plus élaborés ? Quelle différence avec les macaques ! Et ne parlons pas des fourmis, qui se contentent de rejeter les cadavres des ouvrières mortes à l’extérieur du nid, comme de vulgaires épluchures de patates… Les mécanismes de transmission d’une génération à l’autre sont, eux aussi, différents selon les espèces. De rares cas d’enseignement ont été rapportés chez les chimpanzés, mais jamais chez les macaques. Ces derniers apprennent à avoir peur des serpents en voyant les autres fuir à l’approche du prédateur rampant. Les mères babouins arrivent cependant à faire comprendre à leurs petits ce qui est bon à manger, en exhibant le contenu de leur repas, en leur faisant renifler ou en les laissant voler leur pitance. Tout un arsenal de techniques pour une transmission passive, qu’on retrouve d’ailleurs chez les grands singes, mais pas de réel enseignement. MÊME FAIRE COMME TOUT LE MONDE, C’EST PAS SIMPLE ! Pour qu’il y ait culture, il faut aussi qu’une population entière se mette d’accord autour d’une pratique commune, et que celle-ci soit 179

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stable au moins quelque temps. La plupart des singes en sont incapables. Si on apprend à des ouistitis une technique pour manipuler un appareil distributeur de nourriture, et si on leur offre ensuite la possibilité d’en utiliser une deuxième, ils préfèrent en général garder la première. Question d’habitude. Si on leur propose maintenant les deux techniques à la fois, dès le début de l’expérience, les ouistitis se copient-ils entre eux pour choisir une méthode commune au groupe ? Jamais de la vie. Chacun vote pour sa préférée, sans prêter attention au choix des autres. Le phénomène de « conformation au groupe », qui consiste à faire comme tout le monde même si plusieurs solutions existent, ne semble pas à la portée des singes. Sauf les grands singes, chez qui c’est quasi obligatoire. Adopter la technique du groupe pour pêcher les termites ou extraire du miel d’un arbre, pour eux, c’est presque une question de survie. Facile, dans ce cas, d’acquérir une tradition stable et commune à l’ensemble de la population. Facile d’accumuler puis transmettre des habitudes. Facile d’avoir une culture… Et encore ! C’est vrai pour les chimpanzés ou les orangs-outans, mais peut-être pas pour les gorilles. Étant les moins bien connus des grands singes, on ne peut pas encore donner de conclusions définitives à leur sujet. Toujours est-il que, même en captivité, les outils leur sont presque inconnus. Dans la nature, ils ont plusieurs techniques pour débarrasser de leurs épines et autres éléments encombrants les tiges et les feuilles qui constituent le gros de leurs repas. Ils peuvent utiliser une main ou les deux, tordre ou tirer sur les tiges, casser ou ronger avec les dents, etc. Mais croyez-vous qu’une population donnée préfère une technique à une autre ? Que nenni. Chaque individu a ses habitudes, et pas question de faire comme le voisin. Le répertoire technique de chacun augmente avec l’âge, mais il est strictement personnel. Pas de démonstrations ni d’imitations. Seules les expériences individuelles semblent affiner la maîtrise technique.

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Bien que ces premières observations restent à confirmer, une tendance se dégage. La plupart des singes disposent de quelques éléments caractéristiques de comportements culturels. La capacité d’innovation et de diffusion au sein du groupe existe. Mais ce n’est que chez les chimpanzés et les orangs-outans (et probablement les bonobos) que l’on rencontre de véritables cultures, pleines et entières. Et très proches des nôtres par-dessus le marché. Ce sont d’ailleurs les seuls singes à pouvoir, comme les dauphins, s’intégrer dans le monde humain. Des orangs-outans ayant vécu avec des hommes pendant plusieurs années, une fois retournés à une vie « sauvage », continuent à se peigner, à porter des vêtements et à les laver dans l’eau courante, et même à allumer du feu avec des allumettes et un bout de paraffine. Peut-on aller jusqu’à dire que les orangs-outans sont presque humains ? Après tout, orang-outan, en langage malais, ça veut dire « homme de la forêt » ! Le pas est tentant à franchir. Mais il faut s’en garder. Car les différences entre eux et nous sont bien réelles. Et ce sont les chimpanzés qui restent, d’un point de vue culturel, les plus proches des humains. Par exemple, « les chimpanzés et les hommes ne sont pas les seuls animaux à utiliser des outils, mais ils sont les seuls à en faire des usages diversifiés1 ». Même si le fait d’être « proche de nous » n’est pas un argument recevable d’un point de vue scientifique, puisqu’une culture n’a pas besoin d’être « humaine » pour exister en tant que telle, il faut bien de temps en temps se comparer aux autres et chercher dans le monde animal ce qui nous ressemble le plus. Ne serait-ce que pour trouver sa place exacte. Donc, si les corneilles utilisent une ou deux sortes d’outils dans leur vie, et les orangs-outans une petite dizaine, une même population de chimpanzés utilise jusqu’à 42 outils différents ! Ceux vivant dans la forêt de Taï (Côte d’Ivoire) en manipulent plus de deux par jour, parfois plusieurs heures de suite. Ils sont les seuls à se 1. C. Boesch (2003) « L’homme, le singe et l’outil : question de cultures ? ». In Aux Origines de l’Humanité (vol. 2), op. cit.

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servir d’outils secondaires, comme des pierres calées sous une enclume pour l’empêcher de bouger. Dans la grande famille des singes, comme chez les baleines ou les oiseaux chanteurs, chacun vit donc dans son propre monde, avec ses propres comportements, ni meilleur ni pire que les autres, simplement les plus adaptés à ses conditions de vie. Chez les singes aussi on rencontre, à des degrés divers, des éléments culturels. Un peu chez les uns, beaucoup chez les autres, encore plus chez les orangs-outans et les chimpanzés. Les singes, comme les oiseaux et les cétacés, ont-ils une culture ? Il semble que oui. Aux recherches futures de préciser où, quand, combien et comment. Car l’étude scientifique des comportements animaux est loin d’être achevée.

VERS LA CULTURE HUMAINE Les chimpanzés ont-ils la même culture, ou autant de culture que nous ? N’exagérons rien. Ils peuvent communiquer avec les hommes par des langages des signes, mais ils n’expriment que des émotions ou des volontés immédiates. Leur communication (et peut-être leur pensée) ne semble pas fonctionner dans le passé ou le futur lointain, encore moins dans le conditionnel. Ils sont capables d’anticiper leurs actions, comme lorsqu’ils rassemblent le matériel dont ils vont avoir 182

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besoin dans les minutes suivantes pour casser des coques ou pêcher des insectes. Mais cette anticipation ne concerne pas les heures, les jours à venir. Ils ne gardent pas leurs cailloux sous l’oreiller en prévision des noix à casser la semaine suivante. Notons au passage que les pies ou les écureuils cachent des réserves de nourriture. Mais pensent-ils réellement « allez, je planque ces noisettes pendant que la récolte est bonne, et vivement le 18 février que je me régale avec » ? On ne se sait pas ce que les animaux pensent vraiment. On ne sait pas ce qui circule dans les neurones des écureuils. Mais on sait qu’ils ne prévoient pas consciemment leurs actes longtemps à l’avance, qu’ils sont plus guidés par un instinct irréfléchi que par un raisonnement complet. Quand aux chimpanzés, ils sont limités en ce domaine. Comme ils sont doués d’empathie et de projection dans les pensées d’autrui, mais de façon limitée par rapport à nous. Ils ne peuvent pas comprendre qu’un autre est ignorant d’un fait dont eux sont au courant. Savoir que l’autre ignore quelque chose que, moi, je sais très bien… impossible pour un chimpanzé ! Ils sont au même stade cognitif qu’un enfant de 3 ans, ébahi devant un spectacle de Guignol mais incapable de comprendre que la marionnette qui vient d’entrer en scène n’est pas au courant de la scène qui vient de se dérouler. Vers 4 ou 5 ans, un enfant saisit cette subtilité. Un chimpanzé, à 4 ans comme à 20 ans, en restera incapable. Se mettre à la place de l’autre, savoir ce qu’il sait, oui. Savoir qu’il ne sait pas ce que je sais, voilà déjà une autre paire de manches. Du point de vue cognitif, un chimpanzé ressemble à peu près à un enfant humain de 3 ans. Après ce stade, devant un dessin qu’il a luimême produit, un enfant imagine tout un monde, alors que le chimpanzé continue à y voir un ensemble de traits gribouillés et sans signification, dont il se désintéresse vite. En termes d’évolution technique, les chimpanzés sont au même stade que les premiers 183

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hominidés manipulateurs de pierres. Toujours des outils les plus rudimentaires qui soient. Alors que nous, maintenant… Depuis la séparation des deux lignées, il s’en est donc passé, de drôles d’aventures ! Mais il n’empêche que les chimpanzés et tous les grands singes ont une part de culture dans leurs comportements, et cette culture est indéniablement proche de la nôtre. D’autres animaux, dont nous avons dressé un tableau qui s’épaissira sûrement dans les prochaines années, profitent eux aussi des mécanismes culturels du comportement. Chacun à sa manière, car les mondes animaux sont tous différents. On ne trouvera sûrement jamais d’outils chez les cachalots, mais est-ce vraiment étonnant, et dégradant pour les cachalots ? Je ne crois pas… Chaque espèce a finalement son propre cerveau avec ses propres représentations, son propre patrimoine génétique et ses propres mécanismes culturels pour gérer la vie sociale et la transmission des savoirs. Les animaux ont-ils une culture ? Les insectes non, les chimpanzés oui. Et entre les deux, quelle diversité ! Et à côté il y a l’espèce humaine qui, comme les autres espèces, possède sa propre culture. Une culture, comme les autres cultures animales, unique au monde.

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10 La culture humaine

Il y a six millions d’années, huit peut-être, vivait un animal. Un singe aujourd’hui disparu. Un jour, allez savoir pourquoi, sa population a été séparée en au moins deux groupes. L’un d’eux a évolué pour donner naissance à un buisson d’espèces dont il subsiste encore deux représentants : le chimpanzé et le bonobo. Le second groupe a vécu une autre aventure. Il s’est épanoui en un nouveau bosquet d’être vivants : des Australopithecus, des Paranthropus et des Homo. Tous ont disparu sauf un. Homo sapiens. Nous. Nous qui avons donc un ancêtre commun avec les chimpanzés, nous qui avons évolué dans une tout autre direction. Acquérant peu à peu, au fil des mutations et remaniements génétiques, de l’épaississement de notre cerveau et des innovations techniques et sociales, tout ce qui fait de nous des cousins de chimpanzés radicalement différents des chimpanzés. Parmi les grands classiques, citons la bipédie comme mode de déplacement quasi exclusif (les chimpanzés et bonobos ne se déplacent sur les seules jambes qu’au maximum 20 % du temps) ; un cerveau surdéveloppé ; des pieds qui ne peuvent plus saisir quoi que 185

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ce soit, au profit de mains à la dextérité impressionnante ; la perte progressive des poils ; la diminution des régions cérébrales impliquées dans l’olfaction, troquée contre une vision haute définition, en couleurs et en 3D. Et il y en a bien d’autres. DES AMÉLIORATIONS DE TAILLE Et puis, dans le dossier culture, que de progrès ! Que d’innovations ! Et on ne connaît pas tous les détails de ces six millions d’années d’Histoire, car l’archéologie et la paléontologie n’exercent leur talent que sur des d’objets suffisamment résistants : outils et constructions de pierres, reliquats de peintures, objets de bois, d’os ou d’ivoire pas trop anciens. Le reste, les informations sur la vie sociale, la nature ou la complexité du langage, les compétences intellectuelles, n’ont laissé aucun fossile, aucune sépulture. Il faut les imaginer, au risque de se fourvoyer. On ne pourra jamais observer le comportement d’un Homo habilis comme celui d’un orang-outan… Mais rien qu’avec ce qu’on a déterré, il y a déjà de quoi s’amuser. Les singes utilisent des pierres à l’état brut, sans aucune modification préliminaire. Nos ancêtres, voilà au moins 2,6 millions d’années, ont commencé à cogner sur des cailloux avec d’autres cailloux pour en retirer un éclat. Le galet amputé sortait de l’opération avec un pouvoir tranchant fortement augmenté, ouvrant la voie vers d’autres usages que la simple percussion. C’était les premiers outils monofaces, déjà signes d’une grande « intelligence », d’une capacité à planifier ses gestes en vue d’un but précis et conçu à l’avance. Imaginer un outil fini et avoir conscience de l’usage qu’on lui réserve, se le représenter en tête puis tout faire pour concrétiser cette image, c’était un beau progrès. Les outils se sont ensuite complexifiés. Au lieu d’un éclat on en a retiré plusieurs sur une même face puis, vers –1,5 million d’années (MA), sont apparus les premiers bifaces. Comme leur nom l’indique, les galets étaient désormais taillés des deux côtés, parfois sur toute leur surface. Les hommes de l’époque (Homo ergaster) pouvaient parcourir 186

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plusieurs kilomètres pour aller chercher les matériaux nécessaires, et les usages de ces outils étaient foisonnants : ils servaient à détacher des peaux, hacher menu de la viande, broyer des os, découper des végétaux, etc.

Une autre innovation consista à d’abord préparer son galet par quelques éclats bien placés, avant de frapper un grand coup pour faire sauter un gros morceau. Et c’est cet éclat qui devenait l’outil. Le reste du galet ne servait en fait que de support. Avec cette technique dite « Levallois », les hommes ont franchi une étape dans la capacité de raisonnement : pour arriver à son but, le préparateur devait se représenter longtemps à l’avance l’objet fini, les longues étapes aboutissant à son détachement de la pierre, et établir un lien direct, précis entre l’outil et son usage futur. Une quatrième étape a permis de tailler à leur tour les petits éclats qui se détachaient pendant la préparation du gros morceau. Un travail encore plus fin sur des éclats toujours plus petits, et même sur d’autres matériaux : bois d’arbre ou de cervidé, ivoire et os. Du vrai boulot d’orfèvre qui a débuté il y a environ 40 000 ans. Summum de précision dans la taille, summum de pouvoir technique et de planification consciente. En quelques millions 187

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d’années, les compétences mises en jeu par nos ancêtres dans la taille de pierre se sont donc diversifiées, complexifiées, et sont aujourd’hui incomparables avec celles – déjà respectables – des chimpanzés ou des orangs-outans. Quant aux autres supports (bois d’animaux, os, ivoire), ils sont pour le moment absents du répertoire technique de nos cousins. En même temps que les outils, d’autres caractéristiques humaines ont pris leur essor. Maîtrise et utilisation du feu, depuis les simples braises ravivées pour le chauffage ou la cuisine jusqu’à la modification des propriétés mécaniques des outils par traitement thermique. Premiers habitats, d’abord de simples huttes de bois et de branchages appuyées contre des cercles de pierres (Homo ergaster, –1,8 MA), puis de vraies maisons aux murs de rocaille depuis au moins 400 000 ans. Et ainsi de suite. Dans tous ces domaines techniques (feu, habitat mais aussi poterie, tannerie, chasse, cuisine…), la complexification croissante des réalisations s’est obligatoirement accompagnée d’une complexification de la vie sociale. Pour bâtir une maison ou mener à bien une chasse au gros, il fallait être plusieurs mais surtout il fallait penser tous ensemble au même but et coordonner ses efforts pour l’atteindre. Des dizaines, des centaines de gestes à réaliser en groupe pour achever un projet bien ficelé. Pas comme des fourmis qui accomplissent leur tâche sans prêter attention à ce que bricole la voisine. Pas comme deux babouins qui sont incapables de se mettre à deux pour soulever une lourde pierre. Nos ancêtres, il y a au moins 2 MA, devaient être capables de se comprendre, d’avoir pleinement conscience des projets des autres et de communiquer avec eux pour les mener à bien. Or pour échanger à plusieurs autour de problèmes complexes comme la préparation d’un outil ou la construction d’une maison, il fallait disposer d’un langage sophistiqué, riche en nuances et en significations. Tout a donc évolué en même temps : capacités intellectuelles, taille du cerveau, dextérité des mains, communication par le langage, complexité des outils et des 188

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objets du quotidien, aptitude à planifier les actions individuelles et collectives sur le long terme. Sans oublier une vie sociale élaborée et hiérarchisée. Les groupes humains ont acquis des structures de plus en plus complexes, vivant d’abord en nomades puis, vers –1,8 MA, établissant des camps de base. On a commencé à se poser quelque part où on se sentait bien, pour explorer les alentours à la recherche de viande et de plantes comestibles, d’eau et de matériaux divers. Ce camp de base a dû, en retour, favoriser la stabilité du groupe, de son mode de vie et de ses déplacements. Il a aussi renforcé la protection rapprochée : une fois installés quelque part, on a le temps de s’organiser une défense solide contre les fauves et les éventuels groupes ennemis. Tout ce qu’il faut pour améliorer sereinement ses techniques. On travaille mieux une lame de silex de 3 cm sur 2 quand on sait que des copains surveillent l’approche des ours et que d’autres vont chercher des racines pour le dîner. Finalement, tous ces paramètres ont joué en faveur de pratiques culturelles de plus en plus stables et efficacement transmises entre individus. D’une culture singe « classique », les millions d’années d’innovation technique et de développement social ont engendré des cultures humaines tout à fait exceptionnelles.

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ESPRIT, ES-TU LÀ ? Et il n’y a pas que la technique, dans la vie. Côté spirituel et artistique, l’histoire est similaire. Dès –2 MA on retrouve sur les bifaces des améliorations dans la technique de taille. La symétrie entre les deux faces est plus nette, la surface plus lisse, la forme plus douce, moins anguleuse. Or ces changements n’ont pas l’air d’avoir beaucoup augmenté les qualités de l’outil. Ils pourraient donc avoir été introduits dans un but esthétique. Nos ancêtres n’auraient plus cherché la seule utilité dans leur outil. Ils auraient aussi cherché le beau, l’harmonieux. Jusqu’à ces bifaces, préparés par Homo erectus voilà 1 MA. Ils portent, pile au centre d’une face, des fossiles de coquillages. Pourquoi avoir taillé un outil dans une pierre décorée d’un fossile, en laissant celui-ci à une place idéale, comme un pendentif au milieu d’un collier ? La recherche d’un objet original, voire « joli », serait une bonne explication… L’apparition de la volonté esthétique dans la lignée humaine, une petite révolution en soi ! Les autres animaux ont un sentiment esthétique, cherchent ou reconnaissent l’harmonie dans leurs productions. Mais c’est en général inconscient, involontaire. L’homme serait le seul à avoir dépassé ce stade pour acquérir une pensée, une conscience esthétique. Les préoccupations artistiques se sont développées au cours du temps, dans la fabrication d’outils et sûrement d’autres domaines. Mais pas facile d’en trouver des traces très anciennes, les matériaux fragiles n’ayant pas résisté aux usures du temps. L’utilisation de pigments et de colorants est cependant avérée dès –300 000 voire – 400 000 ans par la découverte d’anciens gisements et même d’outils portant des traces d’ocres. Pour quel usage, ces pigments ? C’est encore un mystère. Protection de la peau, camouflage pendant la chasse, valeur symbolique sous forme de tatouages… Les pistes sont nombreuses. Il y a 100 000 ans en Palestine, on utilisait des coquillages en même temps que des ocres, sûrement pour des ornements personnels. Et la découverte en 2002 de deux tablettes d’ocre 190

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gravées, vieilles de 77 000 ans, a fait sensation. Ces ébauches d’œuvre d’art portent des marques profondes, des entrelacs de lignes formant un quadrillage régulier. Signe probable d’une réelle intention dans l’acte de gravure, d’une série de gestes consciemment organisés en vue de… on n’en sait rien. On y réfléchit. L’étape la plus célèbre du progrès artistique des hommes reste les peintures et gravures rupestres : sur les parois au fond des grottes, des centaines d’animaux ont été immortalisés, des scènes de chasse laissées en souvenir, des symboles tracés, peints, gravés par milliers. Les plus anciennes productions sont africaines et datent de 40 000 à 45 000 ans. La grotte sous-marine de Cosquer, près de Marseille, a été occupée entre –19 et –27 000 ans, et Lascaux ne date « que » de 15 000 à 18 000 ans. L’importance de l’environnement sur les pratiques culturelles est ici évidente : en Afrique on représentait des girafes et des éléphants, en Europe des bisons et des chevaux, à Cosquer des bouquetins et… des pingouins ! Il faut dire que la Terre vivait, il y a 25 000 ans, une grande glaciation. Quant à la Corée, des fresques prouvent qu’on y chasse la baleine depuis des millénaires. Quelle était la fonction de ces grandes œuvres cachées au fond des grottes ? Plusieurs hypothèses sont en lice. La plus en vogue actuellement est une fonction mythique, rituelle ou religieuse. De nombreuses preuves confortent cette théorie, notamment le fait que des peuples continuent, encore aujourd’hui, de célébrer les œuvres rupestres. Les Ngarinyin d’Australie leur rendent hommage lors de cérémonies collectives, rafraîchissant les dessins pour en conserver la mémoire. Quant aux danses rituelles des San du Kalahari, elles représentent les mêmes mouvements que ceux tracés dans les grottes de la région. Cela voudrait dire qu’il y a 40 000 ans les hommes possédaient déjà des rites, des danses mystiques et même des croyances religieuses ? Oui, et c’est même plus vieux que ça figurez-vous. Les premières traces de rites funéraires (enterrement des morts dans des 191

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sépultures avec dépôts d’offrandes) datent de 300 000 à 400 000 ans ! Sur les sites de Qafzeh et Skhul (Palestine), des traces indéniables de rituels, vieilles de 90 000 ans, ont été mises au jour. Des bois de cervidés, des mandibules de sanglier « décorent » les tombes. Peut-être, comme le pratiquent encore certains peuples, des restes d’animaux étaient-ils offerts au mort pour qu’il ait de quoi déjeuner dans l’au-delà… Le sentiment religieux, l’attribution d’esprits à la nature, aux plantes et aux bêtes existait-il avant cette date ? Probablement, mais on n’en a encore déterré aucun signe. On sait en revanche que, par la suite, les choses n’ont cessé de progresser, de se complexifier en parallèle des phénomènes sociaux, techniques et culturels. L’imaginaire a continué à bouillonner dans les cerveaux des hommes. Des mondes abstraits ont hanté ou illuminé leurs pensées. Ils ont vécu dans un univers toujours plus attaché aux symboles, où un trait d’ocre sur le visage, un coquillage ou une dent de félin pendant autour du cou, un dessin tracé sur les parois d’une grotte prenaient des significations concrètes (un symbole plaçait l’individu dans la hiérarchie du groupe) ou totalement ésotériques (une scène de chasse peinte devant laquelle on priait). Depuis 6 millions d’années, la lignée animale qui évolua jusqu’à nous a développé des aptitudes techniques, artistiques et spirituelles très élaborées ; un langage symbolique ressemblant de moins en moins aux onomatopées gutturales ou suraiguës d’un grand singe ; un besoin croissant de s’exprimer par des dessins rupestres ou des ornements corporels. Ces mêmes actes sont-ils accessibles à une troupe de chimpanzés ou de dauphins ? Il semble que non. Malgré toutes les tentatives de domestication et d’apprentissage, malgré les déguisements et maquillages auxquels se livrent les grands singes vivant avec les humains, il semble que nous ayons quelque chose qu’aucun autre animal ne possède : une puissance intellectuelle hors du commun qui nous a ouvert des mondes toujours plus grands, toujours plus imaginaires, toujours plus intensément reliés aux mondes intimes de nos congénères. 192

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UNE PALANQUÉE DE « MIEUX » ET DE « PLUS QUE » Nous sommes capables de nous mettre à la place d’autrui, bien plus que n’importe quel autre animal. Chez nous, l’expression « se placer dans la peau de quelqu’un » ne serait presque pas une exagération. Nous pouvons comprendre ce qu’il pense, ce qu’il ressent, ce qu’il veut et ce qu’il va faire. Le travail coopératif s’en trouve grandement amélioré, comparé aux autres grands singes qui ont davantage tendance à agir chacun pour soi. Si les fourmis sont quasi exclusivement collectives, sans aucune place à l’individu ; si les grands singes sont essentiellement individuels même s’ils vivent en groupe ; les humains, eux, sont à la fois individuels et collectifs. Ils opèrent une sorte de mise en commun volontaire de mondes intimes qui se comprennent les uns les autres. Parmi les autres points forts de notre espèce, il y a aussi l’anticipation consciente à long terme. Homo sapiens stocke du blé, du maïs ou du bois longtemps avant d’avoir réellement besoin d’eux. Et il comprend pourquoi. L’écureuil fait-il de même ? Non. Il met ses noisettes de côté mais n’a aucune connaissance des raisons qui l’y poussent, et ne peut 193

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pas modifier son comportement si besoin. L’écureuil suit globalement son instinct alors que l’homme a souvent le choix de le suivre… ou pas. Une certaine dose de libre arbitre qui manque ou qui n’est que faiblement présente chez les autres animaux. La conscience des choses nous ouvre bien des portes, en fait. Beaucoup d’animaux (chiens, rats, perroquets, chimpanzés…) savent catégoriser des objets selon des critères prédéfinis ; seul l’homme est capable d’expliquer comment et pourquoi il catégorise. Beaucoup d’animaux fabriquent et utilisent des outils ; seul l’homme communique aux autres son intention d’en sortir un nouveau de derrière les fagots et recrute éventuellement des partenaires pour l’aider dans cette tâche. Lui seul donne alors à ses objets des significations symboliques. Beaucoup d’animaux partagent avec leurs congénères et possèdent un certain sens de la justice ; seul l’homme refuse d’emblée les échanges trop inégalitaires et donne parfois plus que le strict nécessaire lorsqu’il juge bon de se laisser aller à un altruisme démesuré. Juger bon, voilà une expression intéressante ! La capacité de jugement, d’évaluation de nos actes et de ceux des autres est une de nos grandes spécialités. On ne sait pas exactement ce qui se passe dans la tête d’un suricate observant son élève en train d’occire un scorpion d’entraînement. On ne sait pas non plus ce que pense une mère chimpanzé regardant son petit casser une noix en reproduisant les gestes qu’elle vient de lui montrer. Mais il semble que ni le chimpanzé ni le suricate n’évaluent consciemment – encore que cela reste à démontrer – le résultat de leur enseignement. Alors qu’un prof humain qui rend le dernier contrôle de maths à sa classe de 3e, avec une moyenne de 6/20, a parfaitement conscience que quelque chose cloche : soit il n’est pas doué pour ce poste, soit les élèves sont violemment décérébrés, cette année. Ensuite, c’est l’honnêteté professionnelle qui parle… Le jugement conscient des actes est une première étape vers la morale, les règles de vie partagées et discutées au sein du groupe, les 194

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lois votées par l’assemblée des chefs ou des députés en costume sous les plafonds dorés de la République. Bien des animaux ont un sens de la justice et de l’injustice. Un chien frappé sans raison finit par devenir fou ; un singe trompé une fois se méfiera avant de repointer le museau ; un chimpanzé qui ne reçoit aucune aide de son partenaire humain préférera lui mentir plutôt que lui révéler une cachette à friandises. Mais nous sommes les seuls à avoir de vrais systèmes législatifs, des règles communes et acceptées par tous, transmises par tradition orale ou écrite. Le contrat social de Rousseau n’a pas été inventé par une baleine à bosse, que je sache ! Une autre originalité de la morale humaine réside dans sa façon totalement innovante de structurer le groupe. Elle généralise, élargit un système de règles à toute une communauté où chacun ne connaît pas forcément les autres membres. Une sorte d’obligation à respecter l’autre, qu’il soit notre frère ou un parfait inconnu. Ainsi, la morale humaine élargit son cadre d’application depuis les seuls proches jusqu’à tous les individus d’un groupe aux dimensions illimitées. Et qui devient même, avec le progrès technique, virtuel. On rejoint dans ce dernier cadre deux autres caractéristiques de l’esprit humain : l’imaginaire et la création symbolique. L’homme peut se représenter n’importe quel individu, n’importe quel objet, même en son absence. Il peut prévoir comment il placera le canapé dans la maison qu’il construira un jour, des années avant de donner le premier coup de pelleteuse. Cette imagination, alliée à notre conscience (et même, ne vous perdez pas, notre conscience d’avoir conscience), conduit aussi à la certitude de notre mort et au besoin d’expliquer ou au moins de combattre par tous les moyens l’angoisse absolue qui en découle. Nous avons également conscience de l’existence du monde et besoin de le comprendre, de l’analyser ou d’imaginer des liens, réels ou non, qui unissent les composants de cet univers bien étrange. De là découlent toutes les mythologies, les religions, les philosophies et les pratiques scientifiques qui jalonnent le parcours culturel de tous les peuples 195

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humains. Et tout ça, on dira ce qu’on voudra, ce n’est pas à la portée du premier ouistiti venu ! LA PREUVE PAR L’ENFANCE Entre le jeune humain et le jeune chimpanzé, les parcours intellectuels sont assez proches jusqu’à environ trois ans, avant de diverger. Un signe, s’il en manquait encore, qu’entre les deux mondes tout est à la fois similaire et incomparable. L’homme communique par un langage symbolique, les chimpanzés apparemment pas. Mais l’un comme l’autre ne transmettent au début de leur vie que des informations pragmatiques, terre à terre. Des « je veux », des oui et des non, des colères et des tristesses, des joies et des désirs. À partir de trois ans en moyenne, le jeune humain change de musique. Il exprime son premier « pourquoi ? » et alors tout bascule. L’enfant commence à prendre conscience du monde qui l’entoure et à vouloir se le faire expliquer. Le langage ne sert plus seulement à exprimer des besoins immédiats. Il transmet à l’univers en général et à papa et maman en particulier que désormais, ça va barder. Le petit homme devient grand, fini de rigoler. Il s’agit maintenant de connaître. Ce passage d’un esprit pragmatique à un esprit curieux, aucun chimpanzé ne l’a jamais franchi. De même qu’aucun orang-outan, aucune corneille, aucun dauphin. Vers trois ans le petit humain acquiert sa pensée et son langage symboliques, prend des décisions qui prouvent l’existence chez lui d’un libre arbitre et d’une volonté affirmés. Au grand dam, parfois, de l’aspect ordonné du domicile familial. Il découvre le monde et en invente de nouveaux, prend conscience de ses actes et en discute avec son entourage. Là encore, aucun autre animal… Une expérience a fourni une preuve frappante de cette différence fondamentale entre des jeunes enfants et des chimpanzés. Elle consistait à évaluer la capacité à aider un adulte placé exprès dans la panade. Par exemple, on fait tomber un stylo mais on n’arrive pas à le 196

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ramasser, ou on veut ranger un magazine dans un placard fermé sans pouvoir en ouvrir les portes. Dans une telle situation, avant même que l’adulte exprime son embarras par un juron, une plainte ou un regard désespéré, le jeune enfant vient lui prêter main forte. Il ramasse le stylo et le rend à son propriétaire, ouvre les portes du placard à sa place, etc. En revanche, si l’adulte s’arrange pour que l’enfant comprenne qu’il a fait exprès de lâcher son stylo, l’enfant ne bougera pas un cil. Pas bête quand même. Et les chimpanzés ? L’expérience a été menée avec des jeunes de 3 à 5 ans élevés avec des humains, donc habitués à notre environnement quotidien. Pourtant, dans l’expérience du stylo tombant par terre, il a fallu appeler les jeunes chimpanzés pour qu’ils se rendent compte de la situation. Ils accouraient alors, attrapaient le stylo, mais ne le rendaient à l’adulte qu’après l’avoir gardé quelques instants. Avec le placard, ce fut pire : aucun n’a compris suffisamment la situation pour venir en aide à son compagnon humain. La séquence « objet tombé, l’homme ne peut pas le ramasser, je vais le faire à sa place » est accessible au chimpanzé. Celle, plus complexe, « un objet à la main, l’homme veut le ranger dans le placard, mais les portes sont fermées et elles doivent être ouvertes pour ranger l’objet, je vais ouvrir la porte à sa place », n’est plus accessible. Trop d’éléments à relier, avec une association trop compliquée entre l’objet, le placard et l’acte de ranger. La conscience, le raisonnement abstrait, l’empathie, la coopération, le langage ou l’enseignement, tout cela existe chez les animaux. Mais rares sont ceux qui, comme nous, possèdent toutes ces caractéristiques à la fois et en grande quantité par-dessus le marché. Trouver un élément qui soit rigoureusement « propre à l’homme » est une tâche difficile, voire impossible. On n’a pas encore trouvé ce petit truc en plus, cet objet de notre anatomie ou de notre bagage intellectuel qui serait absolument inconnu ailleurs. Nous avons quelque chose en plus, mais il se pourrait bien que ce quelque chose en plus ne soit que… un peu plus de plein de choses ! Ça peut sembler frustrant mais c’est ainsi. Consolez-vous 197

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cependant : grâce à ces petits plus, nous avons réellement bâti un monde nouveau, une vie sociale inédite, des comportements et une culture hors du commun. Avant de refermer ce livre dédié justement à la culture animale, voyons ce que la nôtre possède de si unique. LE PROPRE DE LA CULTURE HUMAINE Notre culture, on l’a vu, repose sur des mécanismes de transmission et de partage des informations bien plus complexes que dans le reste du monde animal. Chaque innovation, chaque découverte est diffusée au reste du groupe à la vitesse grand V grâce à nos compétences en enseignement et en imitation. Pouvoir décider consciemment que tel comportement est intéressant et qu’après tout, je peux m’y mettre à mon tour, quitte à me le faire expliquer d’abord, a été un tournant majeur dans le développement de la lignée humaine. Notre culture est également « autocatalytique », c’est-à-dire qu’elle favorise elle-même son propre développement. Chaque nouveauté, en même temps qu’elle se diffuse dans le groupe, devient une assise sur laquelle d’autres inventions peuvent voir le jour. Toute innovation en appelle rapidement de nouvelles : un outil pas trop raté permet d’en modeler d’autres, et l’homme devient ainsi le seul être vivant capable de fabriquer des outils qui servent à fabriquer des outils ! La construction d’habitats stables, solides et bien défendus offre une certaine sécurité aux membres du groupe, alors en position favorable pour travailler encore mieux à leur développement culturel. Avec les outils de chasse et de pêche, puis avec l’agriculture et l’élevage, nous avons stabilisé nos procédés de quête alimentaire. Avec la maîtrise du feu, le problème du chauffage central préoccupait moins nos ancêtres. Là encore, on discutait plus sereinement avec le voisin, on était plus concentré sur son biface, son hameçon ou sa fresque ésotérique, quand on avait l’estomac rempli et les doigts moins congelés. La culture humaine revêt aussi un caractère cumulatif plus prononcé qu’ailleurs. Bien sûr, à partir d’un outil taillé droit les corneilles de 198

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Nouvelle-Calédonie ont taillé des outils à étages. Bien sûr, à partir d’une seule catégorie de bâtons à ramasser le miel les chimpanzés du Gabon en ont élaboré toute une panoplie. Mais cette accumulation d’innovations les unes autour des autres a pris, chez nous, une ampleur considérable. Passer en quelques centaines de milliers d’années du monoface grossier au biface lisse, symétrique et décoré de fossiles, du jamais vu. Passer en quelques centaines d’années de la gravure sur pierre au burin à la fine écriture à la plume sur du papyrus, du cuir de veau ou du papier, puis à l’écriture virtuelle sur écran à cristaux liquides en tapotant sur des carrés de plastique, du jamais vu non plus. Une orque appartient à son clan, un bruant à couronne blanche est membre d’une population bien délimitée dans la forêt. Mais qu’en estil de l’homme ? Dans les tribus dites « primitives » il est membre de sa famille et souvent d’un clan voire d’un sous-clan avant d’être membre de son village et, finalement, de son peuple. Dans les sociétés encore plus grandes comme les nôtres, chacun est libre d’appartenir à des dizaines, des centaines de groupes, tous identifiés par des noms, des accoutrements, des rituels ou des symboles de ralliement. On est membre de sa famille, de son lotissement, de son club de sport, de son pays, de sa région ou de 427 groupes Facebook, au choix ! La culture humaine est donc unique par l’accumulation des liens sociaux qu’elle permet, par la diversité des symboles distinctifs auxquels chacun peut se rattacher et même inventer à l’infini. LA CULTURE PAR LE LANGAGE Notre culture se caractérise aussi par le langage, sur lequel elle se fonde – les sciences humaines ont bien raison d’insister sur ce point. La communication animale, aussi complexe soit-elle, ne repose pas sur des symboles affublés d’une signification particulière. En tout cas, si cela existe, on ne l’a pas encore découvert. Lorsqu’ils utilisent des signaux (un cri d’alarme ou une coloration des plumes, par exemple), les autres animaux expriment une information unique, non modifiable 199

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et sans l’intermédiaire d’aucun symbole. Rien à voir avec les lettres, les syllabes et les mots utilisés dans les langages humains. Chez nous, les symboles sont présents à chaque étape de la construction du langage et les significations possibles par assemblage de symboles sont innombrables. Par exemple, la lettre « h » est un symbole de l’alphabet latin. Mais les deux « h » placés dans le mot « hache » n’ont pas la même fonction, le premier n’est d’ailleurs même pas prononcé (en français ; il le serait en anglais ou en allemand). Quant au mot entier, il se prononce exactement comme la lettre qu’il porte en double. Et que dire de « hache » et « hasch », qui se prononcent à leur tour de la même façon. Essayez de couper du bois dans les deux cas, vous n’êtes pas au bout de vos peines. Surtout si vous maniez la première après avoir absorbé le second en quantités déraisonnables. Le langage humain est donc d’une richesse inégalée en termes de structure, de sens donné aux symboles, de conventions choisies et partagées par des milliers d’individus. Grâce à lui, alors que les autres animaux expriment des émotions ou des significations « simples », nous pouvons déclarer nos pensées, partager des informations sur le virus de la grippe ou la galaxie d’Andromède, médire sur nos collègues de bureau ou envoyer des SMS d’amour à un(e) correspondant(e) vivant dans la banlieue d’Ushuaia. Les pistes ouvertes par notre langage multisymbolique sont presque illimitées. D’un autre côté, l’importance du langage pour structurer le groupe peut finir par nous renfermer sur nous-mêmes : ne font partie d’un clan que ceux qui parlent sa langue. Cet effet de cloisonnement social est similaire – mais à une autre échelle – à celui observé chez les cétacés, où les dialectes ont un rôle dans l’établissement de liens à l’intérieur et entre les groupes. Similaire, mais bien plus puissant, aux chants des oiseaux chez qui on a encore du mal à évaluer le lien entre dialecte et structuration du groupe. Pour toutes ces raisons, le langage symbolique reste une des principales différences entre eux et nous. Certains spécialistes proposent d’ailleurs de distinguer la « culture matérielle » des animaux et la « culture 200

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10. LA CULTURE HUMAINE

symbolique » qui nous est propre, et affirment que « c’est seulement parce que [notre] culture est associée à des capacités langagières qu’une discontinuité psychique peut être évoquée entre le primate humain et les autres primates1 ». ET DIEU DANS TOUT ÇA ? Complexité de tous les secteurs du comportement liés à la culture, conscience de soi et du monde, besoin de comprendre, expression par un langage symbolique, sont des points communs à toutes les cultures humaines. Ensemble, ils donnent naissance à une autre originalité de notre espèce, présente elle aussi chez tous les peuples depuis des dizaines, peut-être des centaines de milliers d’années : le besoin irrépressible d’expliquer nos origines. D’où vient le monde ? D’où venonsnous ? Une question centrale pour toute la lignée humaine. Partout, de la forêt de Bornéo à l’Arctique canadien, les hommes ont inventé des histoires pour expliquer l’existence du monde. Dans chaque culture, on rencontre des mythes et des religions avec toujours les mêmes éléments fondateurs : (i) des dieux ou des esprits occupant un monde invisible et dont il faut s’attirer les faveurs en accomplissant des rituels et des prières ; (ii) des règles de vie et de morale pour une société épanouie et le respect des dieux ; (iii) entre ces derniers et l’homme, des médiateurs (chamanes, prêtres…) créent un lien vital de communication. Les esprits sont représentés par des masques, des totems, des statues ou divers objets sacrés. On leur associe une cosmogonie, c’està-dire une théorie – ou plutôt une histoire – racontant l’origine de l’univers et de l’homme. Dieu, Adam et Ève fondent l’histoire des juifs, des chrétiens et des musulmans. De la même façon, pour les Pygmées du Congo un dieu suprême a créé le monde puis un premier couple, Tollé et sa sœur Ngolobanzo, qui furent à l’origine de tous les êtres 1. B. Deputte & J. Vauclair (2003) « Le long apprentissage de la vie sociale ». In Aux Origines de l’Humanité (vol. 2), op. cit.

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humains. On pourrait multiplier à l’infini ces comparaisons qui indiquent qu’une culture humaine est profondément liée aux esprits. À commencer par celui dont dispose chaque individu et qui lui permet… d’inventer d’autres esprits pour expliquer ce qu’il ne comprend pas. Les croyances et religions apportent également des règles de vie et sont à l’origine de nombreuses lois qui permettent au groupe de s’organiser. Là encore une spécificité de notre espèce : pouvoir se mettre d’accord sur des règles, les discuter éventuellement puis organiser la vie sociale autour d’elles. Ainsi, les lois auxquelles nous obéissons ne sont pas les seules lois de la nature. Il y a aussi des lois que nous choisissons nous-mêmes d’accepter, dictées pour certaines par nos croyances religieuses. Nous sommes donc capables, non seulement de créer de toutes pièces un monde imaginaire ou des règles inédites, mais aussi et surtout de les mettre en commun. Voter, tous ensemble, pour les accepter dans notre conscience collective. Parlez de Dieu à un chrétien, globalement il pensera au même Dieu que n’importe quel autre chrétien – aux fioritures théologiques près. Cet imaginaire commun, le partage d’un ensemble de croyances, de mythes, de règles et de représentations, voilà ce qui nous distingue des autres.

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10. LA CULTURE HUMAINE

PRIMITIF, C’EST VITE DIT ! Et quand on parle de culture humaine, on parle de toutes les cultures. Pas de distinction entre des cultures supposées « primitives » et les cultures « modernes ». Profitons de l’occasion pour briser une vieille et très mauvaise habitude de voir les peuples primitifs comme des sociétés archaïques, des restes d’une vie quasi préhistorique dans lesquels on pourrait retrouver nos propres origines culturelles. Comme le chimpanzé n’est pas notre ancêtre mais une espèce moderne descendant d’un ancêtre commun avec la lignée humaine, les sociétés primitives sont en réalité très modernes. Elles descendent comme les nôtres de cultures vieilles de plusieurs de centaines de milliers d’années, et sont donc tout aussi évoluées que notre civilisation occidentale ou que la société indienne actuelle. Les Aborigènes ne sont pas le chaînon manquant entre Homo erectus et le Français moyen ! Il n’y a qu’à perdre un de ces Français dans le bush australien, il se rendra vite compte, incapable de trouver le moindre point d’eau pour épancher sa soif, qu’être évolué c’est avant tout une question de point de vue. Bien sûr, les sociétés primitives n’ont pas d’État, pas de capitalisme financier, n’écrivent pas et ne parlent que lorsque c’est nécessaire. Elles sont limitées dans l’espace, souvent autour d’un ou de quelques villages. Certains peuples – très rares – vivent toujours de chasse, pêche et cueillette. Ils n’ont probablement jamais eu besoin de plus pour survivre. Des groupes de Nambikwara, au Brésil, ne fabriquent pas de poteries ni d’habitats solides, et dorment à même le sol. Les Tasmaniens n’utilisent ni feu ni outils de pierre. Ce sont là des cas extrêmes de simplicité. Il n’empêche que même dans ces cas extrêmes les peuples croient en des esprits, dansent et chantent pour les satisfaire, ont des règles sociales et des rituels très complexes, consomment des drogues comme tout le monde, transmettent leurs savoirs, possèdent des langages symboliques et des systèmes de classification du monde vivant relevant d’une grande logique scientifique.

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CULTURES ANIMALES ET CULTURES HUMAINES

Chez les primitifs, comme dans toute culture humaine, c’est la même intelligence qui travaille, les mêmes problèmes à résoudre, la même conscience collective, le même besoin de comprendre le monde, le même usage du symbole comme outil de représentation. Ils n’ont pas de technologie élaborée, pas d’avions ni de fers à repasser ? La belle affaire. On sait désormais que ce n’est pas la mécanique qui fait l’homme. C’est l’esprit issu de son cerveau exceptionnel, et surtout la mise en commun d’esprits individuels, par l’intermédiaire de représentations et de langages symboliques, autour d’un projet de vie sociale. Voilà les fondements de toutes les cultures humaines, voilà ce qui les distingue finalement de toutes les autres formes de cultures animales.

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LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

CONCLUSION

TOUT CE QU’IL RESTERAIT À DIRE On pourrait ajouter à ce livre un chapitre, ou deux, trois, ou même se lancer dans un « Volume II – Les Inédits », tant les histoires culturelles des animaux sont foisonnantes et riches d’enseignements. Mais il faut bien s’arrêter un jour. Il resterait pourtant bien des choses à dire. On pourrait parler des oiseaux à berceau (famille des Ptylonorinchidés) dont les mâles construisent des structures en forme de berceau à partir de brindilles enchevêtrées. Puis ils décorent les alentours du berceau, lieu de parade et d’accouplement, avec des objets colorés en bleu, en noir, en orange. Ils vont jusqu’à peindre le sol, tenant dans le bec une écorce imprégnée d’une solution colorée. Ces oiseaux savent donc peindre, à leur manière. Il y a aussi, chez les oiseaux chanteurs, cette sensation de mélodie, d’harmonie, de véritables règles de syntaxe dans la structure du chant, sensation qui rappelle étrangement celle produite par notre musique et même par le chant des baleines à bosse. Ce dernier, écouté en accéléré, ressemble à… un chant d’oiseau. Entre les trois musiques, donc, mêmes rythmes, mêmes intervalles réguliers, même répétition de motifs, même mélange de régularité et de variations. « Chants de 205

CONCLUSION

baleines, chants d’oiseaux et chants humains partagent des lois similaires de composition musicale1 ». Il y a aussi le jeu, que tous les peuples humains pratiquent et dont le rôle est très important. C’est un vecteur d’établissement des liens sociaux, de mise en scène des mythologies et des règles de vie, de transmission des savoirs, d’ouverture à la créativité… Chez les animaux aussi, le jeu est essentiel. Sans parler des chatons et louveteaux qui s’amusent à se battre entre eux ou à traquer un bout de ficelle, les perroquets kéas (Nestor notabilis) font en hiver des boules de neige qu’ils poussent devant eux ; les jeunes babouins batifolent régulièrement avec des singes d’autres espèces ; et les loups vont même jusqu’à jouer avec des corbeaux. Dans les régions où les loups ne mangent pas les corbeaux, bien sûr. Il y a aussi les éléphants qui, face à un congénère mort, ont un étrange comportement. Ils s’affolent, s’agenouillent près du corps et tentent de le secouer, de le relever. Puis, après de longs efforts, ils recouvrent le cadavre de branchages, se frottent contre le linceul végétal avant de s’éloigner. Les chimpanzés, dans la même situation, ont des comportements tout aussi étranges. On ne sait pas s’ils ont conscience que « quelque chose ne va pas ». Toujours est-il qu’ils veillent le corps sans vie, continuent d’en prendre soin d’une manière différente de celle adoptée avec un corps vivant. Puis ils abandonnent le corps. Mais des jeunes sont parfois si perturbés par la mort de leur mère qu’ils sombrent dans une profonde dépression, à s’en faire presque mourir de faim. Il y a aussi les recettes de cuisine : dans certains coins d’Afrique, tribus humaines et troupes de chimpanzés ne consomment pas d’animaux carnivores ni d’oiseaux. Dans d’autres, ils mangent les mêmes plantes, les mêmes petits mammifères, les mêmes insectes. L’été, nous allumons parfois un barbecue pour cuire du poisson à l’étouffée, enveloppé dans quelque feuille d’aluminium et accompagné 1. D. Lestel, op. cit., p. 222.

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CONCLUSION

d’un savoureux assortiment de légumes et d’épices. On peut rapprocher cette tradition de celle des Pygmées d’Afrique, qui cuisent sous la braise des tubercules et de la viande enveloppés, non dans de l’alu – les Occidentaux ne les ont pas encore pervertis à ce point – mais dans des feuilles de plantes. On peut aussi la rapprocher de la recette des chimpanzés de Tanzanie ou du Gabon, qui croquent des oisillons enveloppés respectivement dans des feuilles et des morceaux d’écorces. Les chimpanzés ont leur cuisine « à l’étouffée »… D’accord, pas tout à fait car ils mangent leur viande crue alors que nous la faisons cuire. Quoi qu’il en soit, « en dépit de la diversité des pratiques culinaires, les hommes partagent toujours des caractéristiques fondamentales avec d’autres singes, notamment les chimpanzés2 ». Il y a encore, chez les grands singes, ces répertoires acoustiques variables, similaires aux stocks dans lesquels les cétacés et les oiseaux piochent pour former leurs dialectes. Selon les groupes de chimpanzés, on ne pousse pas exactement les mêmes cris et l’un d’entre eux, le « panhoot », (série de petits cris se terminant par des hurlements), prend des sonorités différentes d’une population à l’autre. Notre compréhension du langage des primates est encore titubante, mais on sait déjà que des règles simples de syntaxe existent chez les tamarins, les ouistitis, les capucins ou les macaques, et que chez les grands singes les différences entre populations sont telles qu’il sera peut-être bientôt indispensable de les appeler des dialectes. Lors des déplacements en forêt, les mâles chimpanzés qui guident la troupe produisent des signaux particuliers pour informer leurs congénères. Tambouriner avec les pieds ou les mains sur un arbre, puis sur un autre, indique un changement de direction. Taper deux fois sur le même arbre ne signifie pas qu’on lui en veut personnellement mais qu’on propose au groupe une période de repos. Et tambouriner deux 2. C.-M. Hladik & P. Picq (2003) « Au bon goût des singes ». In Aux Origines de l’Humanité (vol. 2), op. cit.

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CONCLUSION

fois sur un arbre puis une fois sur un arbre voisin indique logiquement qu’on change de direction, et que juste après on fait une petite pause. Est-ce le signe d’un langage symbolique chez les chimpanzés ? Cela se pourrait. D’autant qu’on a découvert plusieurs paramètres variables dans la procédure de tambourinage. On a aussi découvert que les bonobos agissent sur la végétation pour laisser une trace de leurs déplacements. Ils ne s’attaquent pas aux troncs mais aux feuilles et aux brindilles, dont ils se servent pour indiquer une piste, des zones de repos ou de repas, un obstacle à franchir. Preuve que ces indications sont pleines de sens : les pisteurs africains les suivent pour retrouver les bonobos. Il y a enfin les questions de santé et de pharmacie. En Tanzanie, les chimpanzés consomment une quinzaine de plantes aux propriétés médicinales. Les populations humaines locales se soignent avec les mêmes plantes. Les uns et les autres ont-ils conscience de se soigner ? Pour les hommes, c’est probable. Pour les singes, on n’en sait rien. Il faudrait pouvoir leur demander. On les voit parfois, alors qu’ils sont un peu patraques, se mettre à manger une de ces plantes thérapeutiques et se rétablir en quelques heures. Le font-ils exprès ? La question reste posée. Mais attention à la réponse, attention à nos jugements. Que doiton considérer comme le signe d’une plus grande intelligence ? Des singes qui avalent des produits efficaces sans peut-être en avoir conscience, ou des humains qui se médicalisent à grands coups de produits placebos en toute bonne conscience. « Je ne sais pas si c’est vraiment un médicament, mais ça marche, alors… », disons-nous. « Je prends un médicament et je sais qu’il marche », pourraient peut-être dire les chimpanzés. S’ils parlaient. Seulement voilà, ils ne parlent pas… Et il n’y a pas que les singes qui se shootent à l’aspirine 100 % bio. Les fourmis pratiquent aussi la médecine. Pour éviter l’entrée de champignons et autres parasites dans leur nid, les fourmis des bois du Jura (Formica paralugubris) intègrent des petites billes de résine de conifères dans le dôme de brindilles et d’aiguilles qui forment le toit 208

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CONCLUSION

du nid. Cette résine libère des molécules aux propriétés antibiotiques, notamment de la famille de terpènes. Il ne s’agit pas ici d’une médecine curative mais préventive : si on contamine exprès un nid, les fourmis ne se mettent pas à galoper dans tous les sens, en quête désespérée de résine. En revanche, si on les empêche d’aller en chercher avant d’être contaminées, elles tombent plus souvent malades. Comment ont-elles acquis ce comportement ? Comment se le transmettent-elles ? En quoi la médecine des fourmis est-elle à la fois similaire et différente de celle pratiquée par les chimpanzés, elle-même différente de celle des humains ? Il y a ce satané problème de conscience. Mais il n’empêche que, à leur manière, les fourmis ont une médecine comme elles font de l’élevage et de l’agriculture. Et les chimpanzés font de la cuisine, ont peut-être des dialectes et sont paniqués devant la mort. Comme les éléphants. Quant aux cétacés, ils chantent, à l’instar des oiseaux qui, en plus, s’amusent parfois à peindre… Étonnants comportements animaux ! Quel chemin il reste à parcourir avant de les comprendre vraiment ! Pour d’un côté confirmer que oui, définitivement, ils ont une part de culture. Et de l’autre, être sûr de les interpréter correctement, jusque dans les moindres détails. Dans ce domaine scientifique, on est facilement tenté par des interprétations douteuses, trop « humaines ». À vouloir faire des animaux nos semblables, on commet les mêmes erreurs qu’en voulant nous séparer d’eux contre vents et marées. À LA RECHERCHE DES COMPORTEMENTS C’est l’un des plus gros écueils auxquels la recherche scientifique est confrontée. On n’observe finalement le monde qu’avec des yeux humains, on l’écoute avec des oreilles humaines, on le pense avec un cerveau humain et on se le raconte dans un langage humain. D’où une grande difficulté à faire la part des choses, à distinguer ce qui dépend de notre interprétation et ce qui « est », quoi qu’on fasse. Le problème est encore plus vif pour l’étude du comportement animal, très facile à 209

CONCLUSION

interpréter en faisant « comme si nous étions à leur place ». Grave erreur. Chaque espèce, chaque individu peut-être, a son petit monde personnel et mène sa barque à sa façon. Une vie de chien, ce n’est pas une vie d’orque ni une vie de babouin.

Les « mordus » de la recherche ?

On a vu aussi que, lorsqu’on observe un animal, notre seule présence le perturbe. On ne peut donc être certain qu’il aurait agi de la même manière si nous étions restés sagement au bureau, à compter les mouches roses ou à préparer notre prochain trek au Botswana. Pire, en les élevant dans des labos ou en semi-liberté, on peut modifier grandement leur comportement et leur personnalité. On les force à vivre avec l’homme et ce n’est pas sans conséquences. Les grands singes, parce qu’ils sont nos plus proches cousins, sont particulièrement sensibles sur ce point. Ceux qui ont adopté des humains comme animaux de compagnie ont un comportement plus « humain » que 210

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

CONCLUSION

leurs congénères sauvages. Ils se montrent plus altruistes, ont de meilleures capacités de raisonnement, marchent plus facilement debout, entretiennent des échanges plus nombreux et plus complexes avec les humains, notamment par le partage d’émotions et la communication symbolique. À force de vivre avec nous, ils finissent par nous ressembler. Au point que des orangs-outans réintroduits dans la forêt après un passage chez les hommes savent entretenir un feu, porter des vêtements et les laver à la rivière… À partir de là, distinguer un comportement « naturel » d’un comportement « influencé » devient un vrai casse-tête. Autre Rubik’s Cub pour scientifiques : comment distinguer la part de génétique et la part acquise en relation avec l’environnement, par interaction inconsciente avec les autres ou par transmission culturelle ? La séparation est rarement limpide et demande une parfaite connaissance de l’animal étudié, de son histoire individuelle et sociale et de l’influence de l’environnement sur son mode de vie. Il a fallu du temps et de la patience pour montrer que si les macaques de Koshima ont initié puis transmis des techniques de nettoyage d’aliments, ce type de comportement est naturellement présent dans leur boîte à outils. Un phénomène culturel qui contient aussi du naturel… Il a aussi fallu du temps pour montrer qu’une partie des variations observées dans les techniques de ramassage de fourmis chez les chimpanzés venaient d’une différence d’agressivité des proies. Du temps encore pour expliquer que, chez les pinsons des Galápagos, l’utilisation plus fréquente d’épines pour embrocher les insectes est liée à des périodes climatiques peu clémentes. Tout cela ne relève pas que du culturel. Mais en quelles proportions s’agit-il de culture et du simple éveil d’un savoirfaire selon les conditions météo ? Et que dire des corneilles de Nouvelle-Calédonie, génétiquement capables de tailler des outils, probablement soumises à leur environnement familial pour le perfectionnement de la technique, et montrant des différences d’ordre 211

CONCLUSION

culturel d’une région à l’autre. Où est la frontière entre la culture et le reste, là-dedans ? Allez savoir… TOUT LE MONDE À LA MÊME ENSEIGNE Les méthodes scientifiques d’observation et d’analyse des comportements doivent donc être d’une grande rigueur, pour ne pas rater un petit geste essentiel ou pour ne pas l’interpréter n’importe comment. Il faut aussi éviter de trop prendre les fourmis pour des humains et les humains pour des cachalots. Par ailleurs, si on admet une certaine continuité, un lien entre nos comportements et ceux des autres animaux – ceux qui ne l’admettent pas auront pris soin de brûler ce livre, ou au moins de le revendre sur Ebay – il faut appliquer les mêmes méthodes pour l’analyse de nos actes et des leurs.

Il n’y a aucune raison, en dehors de la peur de perdre notre superbe, qui justifie de ne pas nous observer en partie comme de simples animaux. Blasphème ? Scandale ? Pas si sûr. C’est même plutôt logique, puisque l’homme est avant tout un primate, de l’aborder avec le regard d’un biologiste. Et à l’inverse, puisque les animaux vivent en sociétés, de les observer selon les méthodes des ethnologues. Les chercheurs japonais, moins trouillards que les Occidentaux à l’idée de voir chez 212

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

CONCLUSION

les singes un peu de nous-mêmes, observent depuis longtemps les sociétés de macaques en donnant à chacun un petit nom et en suivant ses tribulations comme de vrais ethnologues. C’est ce qui leur a permis de découvrir et de suivre au fil du temps le lavage des patates douces et du blé. L’Israélien Amotz Zahavi ou l’Américaine Shirley Strum ont appliqué la même méthode pour tirer de grandes découvertes sur la structure sociale, respectivement, des oiseaux et des babouins. Question culture, là encore attention à la méthode. La définir comme ce qui reste d’un comportement quand on lui a enlevé l’influence de la génétique et de l’environnement est probablement trop strict, trop injuste envers les autres animaux. Ferait-on de même pour nous ? Après tout, de nombreux comportements culturels de l’homme ne sont que de simples variations dues à un environnement différent. On plante du riz au Cambodge et du blé dans la Beauce, c’est culturel mais surtout naturel : ce sont des plantes locales, nous n’avons fait que prendre ce que nous avions sous la main. Nous construisons des maisons de bois, de parpaing et d’acier, certains peuples d’Afrique dorment à même le sol. Question de culture, ou pire, de sousdéveloppement ? Que nenni. Ils n’ont simplement pas besoin d’une maison pour se protéger de la pluie, du froid et du vent. Chez l’homme aussi, la culture est donc fortement influencée par l’environnement. Alors pourquoi le reprocher aux autres animaux ? Sur la nécessité d’un réel enseignement dans toute définition de la culture, même remarque. On dit notre culture caractérisée par une transmission active via un enseignement direct des parents aux enfants, des maîtres aux non-initiés, des profs aux élèves. Le coup du « regarde, je te montre comment on fait » serait une composante fondamentale de notre vie sociale. Oui mais voilà. D’une part, on a vu des comportements animaux qui ressemblaient à de l’enseignement, chez les chimpanzés ou les suricates par exemple. D’autre part, une étude réalisée en Angleterre et au Nigeria a montré que les mères ne consacrent que 0,1 % du temps passé avec leurs enfants à leur apprendre 213

CONCLUSION

vraiment quelque chose… D’une manière générale, si on appliquait les mêmes critères pour définir l’enseignement chez les hommes et chez les autres animaux, on pourrait bien en conclure qu’ils ne l’utilisent pas et que… nous non plus ! Car les critères qu’on leur applique sont d’une extrême sévérité. Il serait temps d’adopter une attitude plus raisonnable, de mener, même si c’est plus compliqué, une vraie sociologie du monde animal. Les biologistes, les anthropologues, les ethnologues devraient peut-être essayer de s’entendre. Coopérer pour mieux comprendre que de nombreux animaux ont des comportements culturels, à chacun les siens. Tous différents, y compris ceux des hommes. Car nous apprenons au moins autant sur nous-mêmes en explorant ce que nous avons en commun avec les autres espèces qu’en pointant du doigt ce qui nous en différencie. RAPPROCHER, MAIS PAS TROP La culture existe dans le monde animal, affirmons-le clairement une bonne fois pour toutes. Savoir ce que signifie le mot « culture » sera encore longtemps sujet à débats entre spécialistes. Pour être plus précis et peut-être moins polémique, disons qu’au moins une partie des animaux possèdent, à la carte de leur menu comportemental, quelques bons petits plats relevant du culturel. Quels animaux sont concernés ? Où, dans leurs comportements, la culture intervient-elle ? À la recherche scientifique de poursuivre son travail d’exploration pour nous apporter chaque jour quelques éléments de réponse. On peut prendre le risque de dire que les populations de chimpanzés, d’orangsoutans, de bonobos, de macaques ou de capucins possèdent des cultures. Que celles des chimpanzés sont plus proches des nôtres que celles des capucins. Et que nos cultures, bien que différentes de celles des chimpanzés, ont une origine commune avec les leurs. Chacun a évolué de son côté depuis. Avec nos cerveaux différents, nos réflexions ésotériques, notre conscience d’avoir conscience, notre manie de lever les mains au ciel dès qu’il tombe trois gouttes et de taguer des bisons 214

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CONCLUSION

sur les murs des grottes, nous avons développé une culture unique au monde. N’empêche qu’elle vient de quelque part. Ou alors, il faut renier le principe même de l’évolution. Les cétacés et les oiseaux nous obligent à relever un autre défi : comprendre des animaux plus éloignés de nous dans la classification mais peut-être plus proches que certains singes, d’un point de vue comportemental. Nous chantons ? Eux aussi. Nous peignons ? Eux aussi. Nous avons des structures sociales hiérarchisées ? Eux aussi. Bien sûr, peu d’entre eux (peut-être aucun) ont conscience de ce qu’ils font. Mais ils le font. En avoir conscience caractérise notre culture, mais pas la culture. Cette question de la conscience reste cependant primordiale. Comme tout ce qui fonde les spécificités humaines, du langage symbolique à géométrie variable jusqu’à la création de mondes imaginaires. Les éléphants paniquent devant un mort et le recouvrent de branchages. Est-ce un vrai enterrement ? N’exagérons rien. Jusqu’à preuve du contraire, il n’y a pas de chrysanthèmes dans les cimetières d’éléphants. Et que deviennent les fourmis et les abeilles, dans cette histoire ? Il semble que, par l’absence totale de conscience de l’autre et de soi, l’automatisme de leurs comportements, leur réponse mécanique aux messages chimiques, leur efficacité exclusivement collective où l’individu n’est qu’une pièce interchangeable d’un immense puzzle, les insectes sociaux peuvent difficilement entrer dans le monde de la culture telle qu’on la rencontre chez les cétacés, les oiseaux ou les primates. Mais l’existence chez eux de traditions, de langages complexes ou de techniques de transmission de l’information, soulève des questions auxquelles on ne peut répondre simplement par « c’est de la culture » ou « c’est pas de la culture ». Il peut s’agir d’une forme différente de culture, d’une proportion différente de mécanismes culturels dans le comportement général, ou à l’inverse de rien qui n’ait un lien quelconque avec la culture. Il est trop tôt pour décider. 215

CONCLUSION

Peut-être ne connaissons-nous pas assez les animaux, peut-être les regardons-nous encore avec un œil trop humain, en parlant d’agriculture ou de médecine chez les fourmis en faisant « comme si » leurs fondements étaient les mêmes que les nôtres. Peut-être sommesnous, à l’inverse, soumis comme ces insectes à l’influence inconsciente de messages chimiques. Mais chut, il ne faut pas le dire, vous vous rendez compte, les fourmis, les chimpanzés et les hommes seraient tous, à des degrés divers, des mélanges de génétique et de culture, de réflexes incontrôlables et d’extraordinaires capacités d’adaptation ? Nous, les hommes, ne serions pas entièrement maîtres de nousmêmes ? Allons, vous n’y pensez pas ! JOUONS AVEC LES ANI… MOTS La culture humaine repose en partie sur le langage. Énorme avantage, mais gigantesque inconvénient : notre langage nécessite des mots, qui eux-mêmes ont besoin d’une définition. Or ces définitions, depuis des milliers d’années on se bat avec. Depuis 2 500 ans au moins les philosophes de tous poils discutent du sens des mots liberté, homme, bonheur, science, folie… Essayez même de décrire une « table » par une phrase succincte qui corresponde à tous, absolument tous les modèles de tables possibles. Vous verrez que ce n’est pas si simple. La culture n’échappe pas à ce principe de base. Tout au long de ce livre on a voyagé au milieu des animaux, des cultures et des définitions de la culture. Au final, y voit-on plus clair ? Certes, on a appris que le terme « culture » ne pouvait pas être réservé à l’homme seul, sous peine de maintenir entre nous et les autres une barrière trop artificielle. Mais peut-on décider quel animal a de la culture et lequel n’en a pas ? Non. Et c’est sûrement parce qu’on ne peut pas. On ne ferait que déplacer la frontière un peu plus loin dans la classification. Mais cette frontière resterait artificielle. La culture est une question de langage. Et si la danse des abeilles, les clics des cachalots étaient aussi des langages ? La culture repose sur 216

LES ANIMAUX ONT-ILS UNE CULTURE ?

CONCLUSION

l’enseignement. Et si les suricates, les chimpanzés, les rats s’enseignaient des choses ? La culture est une question de conscience de soi et d’autrui. Et si les dauphins, les éléphants en étaient capables ? Notre culture est définie comme regroupant au moins ces trois caractéristiques. Mais après tout, c’est nous qui l’avons définie ainsi parce qu’elle permettait de nous isoler sereinement de tous les animaux. Elle fut imposée comme séparation absolue, mais imposée a priori, avant même d’être vérifiée. On a d’abord décidé que nous n’étions pas des animaux, puis on a inventé les mots, on a construit tout un monde adéquat où tout conforte cette décision. Maintenant que la barrière a sauté, une constatation s’impose : la culture se rencontre un peu partout. Mais nous sommes toujours incapables de la définir. Et nous n’y arriverons peut-être jamais. Et alors ? Cela doit-il être un frein à la connaissance ? Doit-on forcément avoir des œillères pour nous obliger à filer droit alors qu’il est si agréable de cheminer l’esprit libre, l’œil ouvert ? Heureusement, non. S’arracher des barricades dressées entre nous et les autres, c’est ce qui a permis de découvrir les richesses du monde animal, dont nous sommes des membres à la fois si banals et si originaux. La voie est ouverte, il ne reste qu’à poursuivre l’aventure. Car on sait désormais que de notre famille, de notre société, de nos parents, on n’hérite pas que des gènes, une maison de campagne et quelque vieille bague de mariage ayant appartenu à la grand-tante de mamie. On hérite aussi d’un ensemble de règles, de savoir-faire, de traditions, on hérite de toute une culture en fait. À notre manière. Comme le font un si grand nombre d’animaux…

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BIBLIOGRAPHIE

L’essentiel des expériences et observations sur le comportement animal présentées ici sont issues d’articles publiés dans des journaux scientifiques spécialisés, rédigés en anglais et dans un langage technique. Un abord peu chaleureux, donc. Pour aller plus loin dans la découverte du comportement animal et humain, on peut se plonger dans les livres et magazines suivants, qui sont des références abordables et riches d’enseignements : J.-F. Dortier (2004) L’homme, cet étrange animal, Éditions Sciences Humaines. P. Picq & Y. Coppens (dir.) (2004) Aux origines de l’humanité, vol. 1 et 2, Éd. Fayard. D. Lestel (2001) Les origines animales de la culture, Éditions Champs – Flammarion. A. & J. Ducros, F. Joullian (dir.) (1998) La culture est-elle naturelle ? Éditions Errance. Hors Séries du magazine Sciences Humaines : « L’Origine des Cultures » (2005), « L’Origine des Religions » (2006), « L’Origine des Sociétés » (2007). L. Keller & E. Gordon (2006) La vie des fourmis, Éditions Odile Jacob. L. Passera (2008) Le monde extraordinaire des fourmis, Éditions Fayard. 219

BIBLIOGRAPHIE

Sans oublier les œuvres de Konrad Lorenz, Claude Lévi-Strauss, Frans de Waal, Boris Cyrulnik, Pascal Picq, ainsi que tous les spécialistes du comportement et de la culture que vous croiserez… LE BLOG DE L’AUTEUR http://damien.jayat.blogspot.com

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