L'Éducation du Travail


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French Pages 278 [284] Year 1960

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Table of contents :
table des matières
Préface à la deuxième edition .................................................. 5
Introduction ..................................................................................... 7
1. La rencontre de deux cultures ........................................................................... 9
2. Retrouver les sources claires ......................................................................... 12
3. Une conscience claire et virile ................................................................... 14
4. La permanence humaine .............................................................................. 17
5. La source doit devenir torrent, rivière et fleuve ................................................. 19
6. Les erreurs humaines de la science ................................................................... 21
7. Dangers de dégénérescence ........................................................................... 25
8. Le clinquant — l’or et l’argent ..................................................................... 29
9. Retrouver les lignes de vie ...................................................................... 32
10. Connaissance et sagesse ....................................................................................... 36
11. Les rythmes disparus ......................................................................................... 38
12. Le progrès ............................................................................................... 42
13. L’enfant déraciné ............................................................................................. 45
14. L’enseignement du passé .................................................................................. 49
15. Les paysans-poètes ........................................................................................ 54
16. Les dangers de la scolastique ............................................................................. 56
17. La culture profonde ........................................................................................... 61
18. Le progrès technique est-il forcément un progrès humain? ....................................... 66
19. L’instruction ne rend pas toujours l’homme meilleur.................................................. 72
20. Culture et connaissances ............................................................................ 78
21. La mémoire .................................................................................................... 83
22. L’effort, le plaisir et les jeux ......................................................................... 86
23. A la recherche d’une philosophie ......................................................................... 96
24. Une éducation du travail ................................................................................. 102
25. Mais quel travail? ....................................................... 114
26. Un puissant besoin de travail ....................................................118
27. Le travail-jeu .................................................................. 130
28. Les jeux-travaux ......................................................................................140
29. Voici les jeux qui satisfont le besoin général et inné de conquérir la vie . .................. 143
30. Et voici maintenant des jeux .................................................................. 147
31. Et enfin des jeux ............................................................................... 152
32. Jeu-travail et instinct ...................................................................................... 159
33. La distraction n’est nullement une nécessité.................................................................. 164
34. Jeux-travaux symbolisés et jeux à gagner...................................................................... 173
35. Le jeu-haschich .......................................................................................183
36. Conséquences pédagogiques ................................................................................... 191
37. Le travail ................................................................................................. 204
38. L’éducation du travail ....................................................................................209
39. La fraternité du travail ................................................................................. 220
40. L’enfant veut travailler comme il veut se nourrir .........................................................224
41. Réalisations ............................................................................................. 238
42. Plans de locaux ..................................................................................................246
43. Première étape éducative .................................................................................. 248
44. Documentation ................................................................................252
45. Expérimenter ................................................................................................. 254
46. Entrer en relation avec le milieu ambiant ....................................................................256
47. Expression et communication artistiques .................................................................... 258
48. Ateliers spécialisés .........................................................................................261
49. La discipline ............................................................................................ 267
50. La bonté et l’amour .......................................................... . .........................273
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L'Éducation du Travail

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L’ÉDUCATION DU TRAVAIL

Dans la même collection: Freinet, C., Les dits de Mathieu Claparède, Dr Ed., L’école sur mesure

— L’éducation fonctionnelle Cousinet, R., L’éducation nouvelle Dewey, J., L’école et l’enfant Dottrens, R., L’enseignement individualisé Ferrière, A., L’école active Krishnamurti, De l’éducation Legrand, L., Pour une pédagogie de l’étonnement Margot, M., L’école opérante

ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES publiées sous les auspices de l'Institut des sciences de l'éducation de l'Université de Genève (Institut J. J. Rousseau)

C. FREINET

L’ÉDUCATION DU TRAVAIL

ÉDITIONS DELACHAUX ET NIESTLÉ

Neuchâtel (Suisse) Diffusion en France: Delachaux et Niestlé, 32 rue de Grenelle, Paris viie

Tous droits réservés pour tous pays y compris l’U.R.S.S. © Delachaux et Niestlé s. A., Neuchâtel (Switzerland), i960.

PRÉFACE A LA DEUXIÈME ÉDITION

L'édition originale du présent ouvrage, parue en 1946, est depuis longtemps épuisée. La pédagogie qu'il préconise est pourtant plus que jamais à l'ordre du jour. Au cours de ces quinze années d'après-guerre, en effet, la culture scolastique a consommé sa faillite, pen­ dant que s'élevaient, sur son désarroi, les voix concordantes de tous les chercheurs inquiets, psychologues, pédagogues, philosophes, hommes de science et techniciens. La conjonction de leurs théories fait apparaître aujourd'hui moins osées et moins téméraires les idées d'impla­ cable bon sens du présent livre. Dans la pratique pourtant, l'Ecole déborde rarement encore le verbiage traditionnel, et les essais pour en sortir ne nous ont menés bien souvent qu'à des impasses. On cherche en vain depuis le début du siècle des raisons d'être et des moteurs pour une pédagogie nouvelle qui a essayé sans succès l'émulation et les classements, les techniques audio-visuelles, l'activité ou le jeu. Seuls les psychiatres ont reconnu la valeur curative d'une « ergothérapie » dont l'emploi n'est pas toujours à la sûre hauteur des principes. Mais entre temps, l'Ecole moderne a préparé méthodiquement les outils et les techniques de l’éducation du travail ; elle a introduit et développé dans des milliers d'écoles une forme d'éducation et de culture qui apparaît désormais comme la solution d'avenir — et de proche avenir — des problèmes dramatiquement urgents de la préparation des jeunes générations à leur mission technique, sociale et humaine. Il y a vingt ans l’éducation du travail n'était encore qu'une enthousiasmante promesse. Elle est aujourd'hui une réalité que le présent livre doit justifier et promouvoir. C. F.

INTRODUCTION

Il est des sources qui ne sont que d’eau fraîche et claire, mais dont l’approche reste comme une bénédiction. Dans les moments les plus pénibles de ma vie — et notre génération semble née sous le signe des grands bouleversements individuels et sociaux — lorsque l’horizon est comme barré par des catastrophes successives, ce n’est point dans l’enseignement des philosophes, dont on m’a imposé autrefois la lecture, que je vais chercher apaisement et intime espoir. Je vois mes sources. La source claire et fraîche qui coule abondamment à l’entrée du village, qui s’en­ gouffre sous un aqueduc pour sautiller en glougloutant jusqu’à la « tine » du vieux moulin. Par les grandes pluies, elle bouillonnait de tous ses flots et semblait s’évaporer en dense brouillard qui s’amenuisait peu à peu sur la place et autour du grand lavoir. Je retrouve en pensée le maigre filet d’eau sous la racine des buis, au sommet de la montagne, et dont seuls le berger et son chien connaissaient le chemin secret. Nous nous étions assis là, en ce matin de mai, à manger une tartine pendant que l’eau s’éclair­ cissait dans la conque de sable hâtivement creusée. Et ces autres sources claires que furent, ou que restent, les sages qui au village ont su dominer la vie et montrer obstinément les seules voies qui peut-être nous permettront de retrouver et de reconquérir les forces émoussées et les éternelles et simples raisons de vivre et d’espérer : Ma mère, qui était en son temps comme l’aboutissement d’une culture traditionnelle aujourd’hui apparemment dépassée, dont on tourne volontiers en ridicule les défauts et les insuffisances sans voir ce qu’elle apportait de calme confiance et d’intuitive illu­ mination. Mathieu, dont l’esprit a mystérieusement conservé, comme une revendication d’ori­ gine, le droit de ne pas croire sans discuter, de tout passer à la critique des réalités, sans s’en laisser imposer par le clinquant de l’apparence qu’il a le don de percer d’une désin­ volte chiquenaude. Encastré dans l’édifice d’une sereine philosophie dont il tire calme et puissance, il s’en va, derrière ses bêtes, de son rythme lent de paysan, décelant l’erreur, l’anomalie, découvrant les voies simples, possédé par je ne sais quelle divine aptitude à faire descendre l’idéal au niveau de la vie, haussant l’action quotidienne au niveau de l’idéal pour mettre à sa portée les éternelles vérités qui restent, à travers les cataclysmes, comme ces poteaux indicateurs tordus par les éclatements et qui s’obstinent à montrer la route. 7

Je me suis, plus que lui, aventuré dans les dédales de la culture; j’ai dû subir les assauts d’une insinuante autorité qui m’ont parfois enorgueilli et égaré; j’ai participé du progrès. Mais toujours, je me suis retrouvé avec je ne sais quelle nostalgie de la sim­ plicité abandonnée, du bon sens devenu inutile, de la clarté irradiante des sources. J’ai en même temps sondé aussi la vanité d’une culture que l’école et le progrès ont plaquée sur ma nature pétrie de bonne terre paysanne; j’ai mesuré l’impuissance manifeste des initiés qui ont substitué à la vie complexe et puissante toute une fausse philosophie des signes, des mots et des systèmes, comme ces citadins qui, intimidés par le flot pourtant si inoffensif de la rivière — avec bien sûr ses cailloux, ses lianes, ses poissons, ses ser­ pents — remontent péniblement le courant à la recherche d’un pont, tandis que le petit paysan déluré enlève ses souliers, retrousse son pantalon boueux et, en riant et en éclaboussant, atteint triomphalement l’autre rive. Alors, j’ai eu la prétention et l’audace de me remettre à l’école des sages de mon village, de les écouter parler, de m’imprégner de leur rythme, de leur sens de la vie, de leur enseignement, pour essayer de découvrir, ou de préciser, ou de prolonger, par delà l’impasse où nous a abandonnés la culture, les fondements originaux d’une meilleure conception philosophique et pédagogique. Et j’ai voulu faire l’essai de prendre ces sciences par la base pour voir si par hasard, à l’aide de jalons plus méthodiquement posés, il nous serait possible de nous élever plus haut et plus sûrement dans la connais­ sance de l’homme et de l’enfant, dans l’exploitation, pour des fins éducatives, de leur complexion et de leurs tendances ; s’il ne serait pas possible aussi de mettre à jour, dans la complexité des problèmes essentiels, les chemins de simplicité et de clarté sur les­ quels pourront alors s’engager, avec la même calme certitude, tous ceux qui œuvrent humblement pour une meilleure humanité. J’ai voulu marcher sur les pas du paysan dans ses champs, retrouver les sentiers du berger dans la montagne; j’ai voulu m’asseoir avec eux à l’ombre des arbres, le petit « saquet » du dîner entre les genoux. J’ai réappris à scruter la nature si changeante et diverse et j’ai bu à satiété aux sources claires que j’ai si délicieusement retrouvées.

8

LA RENCONTRE DE DEUX CULTURES...

1

S'il y avait, par-dessus, par delà notre science formelle, une autre technique de vie. — D’où venez-vous encore, Mathieu? — De Collongues... Une jambe cassée... — Et vous avez fait le nécessaire? — Pourquoi pas? A califourchon sur son ânesse, l’homme rentrait au village. Les jambes, en se balan­ çant mollement, touchaient presque terre, tandis que son buste s’inclinait de droite et de gauche, à la cadence de la marche, faisant corps avec le bât de la bête. C’était dimanche, un dimanche comme tant d’autres, avec l’eau qui coule ainsi qu’elle a coulé pendant des millénaires, les feuillages qui verdissent et se parent de fleurs et de fruits comme ils l’ont fait éternellement, parmi les vieilles maisons branlantes qui savent résister au temps malgré leur décrépitude, comme résisteraient des êtres qui auraient un rythme de vie plus long et plus lent que le nôtre, et dont la vieillesse pourrait se pro­ longer durant des siècles encore. Des jeunes filles en toilette claire passaient sous les arbres et leur chant ingénu montait comme un cantique. Des enfants turbulents jouaient à s’éclabousser en jetant de lourds cailloux dans l’eau bruissante du canal qui suit la route. Sur la place, des hommes en manches de chemise disputaient avec sérieux une partie de boules, et une rangée de vieux, pipe au bec, leur faisaient comme une garde d’honneur. L’ânesse débouchait maintenant dans la ruelle. D’elle-même, elle s’arrêta car elle se savait au but. Se penchant sur le côté gauche, le cavalier mit pied à terre et, d’une tape amicale, renvoya la bête à l’écurie. Mme Mathieu sortait à l’instant même, portant dans un seau débordant le souper généreux du cochon qui grognait d’impatience. — Gaston veut te voir... — Quoi? encore? — Une brebis qui s’est cassé la patte. — Qu’il l’amène. La soupe bouillait sur le poêle de fonte. Mathieu prit dans le placard une vaste écuelle de terre, y coupa du pain avec application, découvrit la marmite, renifla un instant le fumet de jambon cuit puis, décrochant la louche qui pendait là tout près, arrosa son pain de méthodiques cuillerées de bouillon. Une ombre bouchant brusquement la lumière de la porte le fit se retourner : Gaston déposait sur le seuil une brebis qui vacillait sur ses trois pattes. 9

— Attends! Ne soyons pas pressés! Va chercher deux planchettes et de la ficelle! Assis à la table rustique, Mathieu mange bruyamment son assiette de soupe, puis, la dernière bouchée avalée, il se dirige vers la bête blessée. De ses doigts subtils il tâte longuement la jambe branlante, fait jouer l’articulation, éprouve le tronçon inférieur qui se balance comme s’il ne tenait à la patte que par une langue de peau, et, tout en mâchant sa dernière bouchée, il entre en besogne. Son attention se fait concentrée, ses doigts scrutent une zone de plus en plus réduite puis se fixent en deux points précis de la patte malade. Alors sa figure s’éclaire : — C’est là ! Tu vas voir les esquilles rentrer l’une dans l’autre et tout se remettre en place. Un petit mouvement très mesuré de la main droite fait courir un frémissement sous la peau... l’encastrement est réalisé. — Les planches... là! Attache! La bête s’en va, sautillant sur ses trois pieds. Et, comme s’il venait de faire un quel­ conque geste très naturel, familier, inscrit dans ses habitudes quotidiennes, Mathieu se rassoit et continue son repas, la parole rare et la pensée allant son train.

— Madame Long, qu’y a-t-il pour votre service? La porte par où arrive une portion du jour qui éclaire la grande et basse cuisine, s’obscurcit à nouveau. Mais cette fois ce n’est plus une lourde silhouette campagnarde, mais le minois soigné d’une dame à la mode, avec un soupçon de poudre sur les joues et un rien de rouge au bord des lèvres. Elle s’avance, comme hésitante, et confesse : — Vous savez, je suis venue en cachette... Figurez-vous que je boite... J’ai fait un effort... Le médecin m’a ordonné une pommade et des compresses mais je ne ressens aucune amélioration. — Quelque chose de défait, sans doute. — Rien de grave, a affirmé le docteur... Compresses et repos. Mon mari, lui, a confiance, il me répète que le docteur sait ce qu’il dit et que j’ai tort de ne pas suivre ses prescriptions avec plus de persévérance. Tout le monde me conseille: « Allez donc voir M. Mathieu ! » Mais, vous savez, on nous a dit tellement de mal des rebouteux, des rebouteux en général... Oh! pas de vous! Et nous enseignons qu’on doit se méfier de leurs pratiques... Alors ! Comme si tous ces arguments ne l’atteignaient nullement, Mathieu se contenta de commander : — Donnez votre pied!... Léonie, apporte le plat avec de l’eau chaude!... Là, posez votre pied ! Et des mêmes gestes naturels avec lesquels il soignait tout à l’heure la brebis blessée, il caresse maintenant le pied malade de la dame. Il n’est point pressé. Le feu chantonne doucement ; une vapeur sifflotante s’échappe comme un souffle bruyant de la marmite qui bout. Les poules picorent sur le seuil de la porte ; elles « parlent » en attendant la poignée de grain coutumière. Les enfants, dans la rue, se passionnent à un ultime jeu. 10

Matthieu est à l’unisson parfait de ce calme villageois. Il le sent plus ou moins confu­ sément ; il y participe avec l’assurance étonnante de celui qui sait. Ses doigts commencent maintenant à exercer une certaine pression, mais douce, naturelle, comme amicale. Puis il s’y emploie des deux mains : de la gauche, il fait remuer le talon, le pied, les orteils, pendant que de la droite il suit les « nerfs ». L’homme est concentré, mais sans excès, avec aisance et confiance. On sent qu’il va avec certitude, aussi calme et placide qu’il l’était tantôt sur son ânesse. — C’est là ! Ne craignez rien !... Ça y est. Vous pouvez appuyer votre pied. Essayez ! Mme Long se met debout, appuyant son pied timidement comme si elle cherchait, avec un restant de sceptique appréhension, la douleur qui la tenaille depuis plusieurs jours... Plus rien! — Je ne sens plus de mal aigu. A peine comme une fatigue. C’est miraculeux ! — Un petit bandage maintenant, pour maintenir les choses en place... Deux jours de repos et ce sera bien fini, vous verrez. — Et dire que le médecin... ! — Les médecins ont leur compétence à eux. Ils ont longuement étudié les noms de toutes les pièces de notre mécanisme ; ils possèdent des appareils merveilleux pour voir à l’intérieur des chairs, mais ils ne sentent pas vivre les corps sous leurs doigts. Ils traitent et soignent comme si le corps humain n’était qu’un assemblage passif et mort d’os, de muscles et de nerfs. Croyez-vous que l’essentiel soit vraiment de connaître le nom des organes, leur composition et leur forme? Comme si un artiste devait nécessairement être initié à la structure de son violon pour en tirer des mélodies d’une perfection surhumaine, un langage qui, bien mieux que nos pauvres mots, sait exprimer l’indicible et pressentir l’inconnaissable. Je promène mes doigts et je sens vivre votre chair et votre corps ; je souffre avec vous, malgré moi, et je ne me sens apaisé que lorsque je sais rétablie cette harmonie fonction­ nelle dont l’aboutissant est santé. Je ne suis qu’un paysan sans grande instruction, mais j’ai beaucoup réfléchi sur les hommes et sur la vie ; j’use de mon mieux, avec vénération et charité, des dons et secrets que m’a transmis mon père pour venir au secours de ceux qui souffrent. D’autres y parviennent peut-être mieux par la voie de la connaissance et de la science. « Il y a plu­ sieurs demeures dans la maison de mon père. » Sans façon, l’homme se remit à manger son quignon de pain, coupant de son couteau un rien de fromage. Sa figure un instant illuminée, reprit son masque de calme impassible comme pour signifier philosophiquement : « Laissons faire le temps et la vie. »

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RETROUVER LES SOURCES CLAIRES

2

La Vie n'est pas simple et la science est bien loin encore d’en avoir découvert les secrets. Il faudra retrouver les sources claires. Ce fut un drame dans la famille quand Mme Long voulut expliquer à son mari et justifier à la fois, de façon pourtant fort naturelle, la visite qu’elle venait de faire à Mathieu. Les instituteurs représentaient naguère au village la Raison, la Science et le Progrès. On les avait formés dans la vénération fanatique des conquêtes de ce qu’on appelle la Civilisation. Leurs maîtres n’avaient pas de mots assez cinglants pour stigmatiser tous les ennemis du progrès, comme si ce dernier n’était pas sorti lui-même des tâtonnements et des inévitables erreurs du passé, tel un arbuste vigoureux, nourri d’humus et de fumier. Ils ne savaient plus distinguer, dans les pratiques condamnées au nom de la science, cette part de logique et d’humanité, et donc de vérité qui en a permis la nais­ sance et en a assuré la permanence à travers les siècles, l’adhérence féconde au réel. On aurait dit que le passé gênait ces maîtres et leurs disciples les instituteurs. Peutêtre même noircissait-on quelque peu ce passé à dessein pour qu’apparaisse et qu’im­ pressionne malgré tout, par contraste, la petite lumière tremblotante du progrès qui est maintenant devenue une clarté éblouissante, mais tellement violente et crue qu’elle fascine et empêche de voir les détails, les dangers, et les beautés aussi des chemins qui conduisent à la triomphante découverte. M. et Mme Long, comme tant d’éducateurs formés à cette discipline, étaient les victimes cependant sincères de cette déformation qui faisait d’eux des «primaires». Non pas qu’ils eussent seulement une éducation de premier degré, mais parce que leur formation intellectuelle et morale, simplifiée à l’excès, était sans compréhension humaine et sans vivante souplesse. Ce fut peut-être une étape nécessaire ; elle valut, en bien des cas aux instituteurs, un courage et une hardiesse fanatiques et iconoclastes qui ne furent pas sans grandeur mais qu’il y aurait danger à considérer autrement que comme le coup de fouet qui stimule un instant l’attelage auquel on laisse reprendre ensuite son rythme et son balancement. Et voilà que le problème entre par un autre biais dans la vie des pédagogues : Mme Long est allée se faire soigner, et guérir, par un rebouteux ! Pourquoi n’irait-elle pas demain, quand elle aura la migraine, chez la vieille femme qui « enlève le soleil » et, le jour suivant, chez Toinette la sorcière pour se débarrasser d’un sort ou deviner l’avenir? — Quelle attitude aurons-nous avec nos élèves? proteste M. Long, et quelle autorité auprès des adultes pour justifier notre morale basée sur la raison, notre comportement 12

rationnel en face des événements, notre foi totale et inébranlable dans les découvertes bienfaisantes et les puissants enseignements de la science? — Eh bien oui, répondait Mme Long, il m’a guérie, et sans simagrées, sans prières ni diableries, par le seul effet d’une technique qu’il domine et qui semble être l’émana­ tion d’une science tout intuitive, humble et naturelle. S’il guérit sans miracle là où échouent souvent les médecins, ce n’est sans doute pas le seul effet du hasard ou d’une mystérieuse magie. Qui sait si une observation rationnelle, sympathique et expérimen­ tale ne nous permettrait pas de découvrir les fondements normaux et humains de ces pratiques? Je voudrais que tu lui parles, à ce Mathieu, que tu puisses deviner sa science et apprécier sa robuste logique. La vie, vois-tu, n’est pas simple comme on a voulu nous l’enseigner. La science est loin encore d’en avoir découvert et compris tous les rouages. Il y a peut-être bien dans les traditions dédaignées un bon sens et des pratiques basées sur ce bon sens, qui valent plus, au regard de la vie, que certaines prétentieuses décou­ vertes de nos savants. — Te voilà maintenant sur une pente dangereuse... Faiblesse de femme! On voit que tu fréquentes volontiers les gens du peuple. Mais attention : bientôt, au lieu de les élever jusqu’à toi comme tu as le devoir de le faire, c’est toi qui descendras vers eux. — Et après?... J’avoue que, malgré cette culture dont nous nous enorgueillissons, je garde mon tempérament de femme, volontiers intuitive et sensible. L’enseignement de nos maîtres, leurs affirmations, leur morale, n’ont fait que se plaquer sur ma nature sans l’affecter profondément. Il leur manque ce sens de la vie qui est la marque essen­ tielle de l’humain. C’est à lui, c’est à mon cœur et à ma sensibilité que je fais appel dans les situations délicates, plus qu’aux mots et aux théories qu’on a voulu m’imposer et que nous avons mission d’inculquer à notre tour. — Originale toujours ! On dit bien que femme et raison ne vont jamais ensemble... Si tout le monde pensait comme toi, où serait le progrès? — Le progrès? C’est bien en effet le moment d’en parler puisqu’il fait des siennes dans le monde. Et ce spectacle de la folie humaine doit nous engager plus délibérément encore à revoir nos conceptions philosophiques, morales et pédagogiques, à rechercher et à confesser nos erreurs, à puiser aux sources claires où nous pourrons encore atteindre pour retrouver des lignes de vie plus humaines et plus sûres. C’est, je crois, une question de vie ou de mort, pour nous, pour nos enfants, pour notre pays, pour notre civilisation.

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UNE CONSCIENCE CLAIRE ET VIRILE

3

Les meilleures actions, les gestes les plus généreux, risquent de renforcer l’erreur et le mal si on ne retrouve la lumière qui éclaire les routes de la vie. — Vous demandez pourquoi, si elles ne sont ni diaboliques, ni magiques, ni même irrationnelles, nos méthodes curatives sont si dédaignées, si sous-estimées, si calomniées et pourquoi leur rayonnement résiste cependant à l’envahissement de la science? Mme Long faisait sa première sortie, alerte et droite, et heureuse, bien sûr, de pouvoir marcher sans canne et sans souffrance. A ses côtés, M. Long semblait fier de leur victoire. C’était un après-midi clair de printemps. Le soleil déjà chaud montait chaque jour un peu plus au-dessus des collines, faisant reculer la tache sombre de l’Hubac où persis­ taient, au penchant des vallons, de larges plaques de neige. Mathieu était là, sur la porte de sa grange, en train de préparer la « mêlée » du soir pour ses bêtes. Il s’y employait sans hâte, avec la même conscience appliquée et la même sérénité qu’il mettait l’autre jour à raccommoder les membres blessés, comme si c’étaient là les mêmes actes naturels, qui ont une égale importance, et qui ne coûtent pas plus l’un que l’autre. Il a quitté sa fourche, s’est accroupi familièrement sur un billot noueux qui retient la porte, et s’explique à mots mesurés et lents, tournant et retournant sa pensée dont l’expression semble rarement le satisfaire, comme s’il ne faisait que continuer un long et profond monologue familier. — Pourquoi nos secrets ne sont jamais exploités par d’autres que nous, pauvres paysans? Pourquoi votre science nous éclipse, sans entamer pourtant, ou si peu, notre popularité?... Je vous dis que nous sommes déjà tous enfoncés dans l’erreur, comme le morphi­ nomane dans son vice. Et nous la servons ingénuement, nous nous sacrifions pour son triomphe ; nous ne pouvons même plus faire marche arrière, tellement tout l’appareil mental, physiologique, économique et social en est imprégné. Vous avez vu ces passerelles étroites qui sont jetées d’une rive à l’autre par-dessus notre rivière. Quand l’eau est claire et calme, c’est un jeu de traverser sur cette planche ; on peut d’ailleurs tout aussi bien l’éviter en sautant de pierre en pierre. Image de notre civilisation : en période normale de paix, toutes les voies semblent possibles, ou du moins sans danger majeur. On a l’impression que si ça ne va pas, on trouvera toujours une solution acceptable, sans drame vital historique. Mais quand la rivière est grosse de tout l’afflux des orages, que le flot bouillonne en tourbillonnant, que les paquets d’eau sale se fracassent contre les pierres, alors ce n’est 14

pas sans quelque légitime émotion qu’on s’aventure sur la passerelle. Et pourtant il le faut ; on ne peut pas ainsi rester vaincu, devant l’obstacle. On se décide : dès les premiers pas, la planche plie et se balance au-dessus du moutonnement hallucinant du courant désaxé. On est maintenant au milieu, l’endroit le plus difficile. Que faire? Rebrousser chemin? Impossible... Alors on se précipite aveuglément vers l’autre rive parce que c’est vraiment la seule solution raisonnable. Si nous nous étions trompés de chemin? Si la voie souhaitable était sur la rive aban­ donnée? Tant pis! On n’a pas le courage d’affronter une nouvelle fois le danger. On restera dans l’erreur ; on s’y engagera toujours davantage ; on y adaptera seulement ce qui nous reste d’élans généreux, d’efforts désintéressés, de subtilité intellectuelle. Et si quelque original nous montre, sur la rive que nous avons inconsidérément quittée, la vraie voie que nous aurions dû suivre, nous savons faire appel à tout l’arsenal culturel et religieux pour lui prouver que c’est lui qui a tort. Nous en sommes à cette période de crise. Nous sommes de ceux qui n’ont pas encore franchi la rivière et qui voudrions ramener vers le bord les voyageurs qui se sont embar­ qués malgré eux dans une aventure dont ils ne sont hélas! ni les maîtres, ni les res­ ponsables. Il est bon, il est nécessaire que restent ainsi, de ce côté, quelques hommes de logique et de bon sens qui seront comme des témoins des virtualités dont profitera un jour la masse de ceux dont lès yeux se seront lentement ouverts sous les coups de la cruelle expérience.

— Si un seul commerçant, poursuit Mathieu, si un seul chimiste, un seul père, un seul enfant, commettaient des actes regrettables, et que tous les autres aient conscience du tort que les coupables se font à eux-mêmes, et font à la société, alors la réaction serait facile. Mais si tout le monde s’enfonce comme à plaisir dans le mal, sans se rendre compte que c’est mal, en croyant parfois même que c’est bien, et en accu­ sant l’originalité et l’humeur de ceux qui s’obstinent à crier casse-cou, alors on devine la gravité de cette perdition collective. Si je vous parle parfois avec une incisive âpreté de ceux qui font ainsi le mal sans le savoir, ne croyez pas que j’en veuille le moins du monde aux uns ou aux autres en parti­ culier. Je sais qu’il serait bien difficile à un commerçant isolé de remonter la pente car il s’y ruinerait et son sacrifice ne prouverait que sa défaite ; à un chimiste de dénoncer les dangers des produits qu’il invente car il serait immédiatement sur le pavé ; à un médecin de s’engager sur d’autres voies thérapeutiques car il serait abandonné par ses malades et poursuivi par ses confrères ; à un père ou à un enfant même de s’abstenir totalement de tout ce que la nature ou la logique devraient condamner, car la vie ne serait peut-être plus possible. — Et alors, objecta M. Long intrigué? — Et difficile aussi à l’instituteur que vous êtes de reconnaître l’erreur générale et d’en prendre intrépidement le contre-pied car vous seriez critiqué, dénoncé, chassé peut-être par les parents mêmes de vos élèves, écarté enfin par l’autorité, comme dangereux, de l’enseignement que vous prétendriez régénérer... A moins d’être une 15

sorte de héros qui ne craint pas d’affronter l’erreur, même à un contre tous... Et encore !... J’ai l’avantage de parler librement sans craindre les foudres d’une administration ou d’un corps constitué. Je puis considérer comme nocifs, voire comme criminels, les actes de tels ou tels de mes contemporains, et cela sans que je n’en continue pas moins à conserver mon estime à tous les bons ouvriers qui font leur travail avec conscience et dévouement, même si je suis persuadé de l’inutilité ou des dangers de leurs efforts. Cela ne suffit pas, je le sais. Le mal a ceci de diabolique qu’il s’insinue partout, avec la figure du bien, imposant sa royauté et persuadant aux humains qu’ils doivent le défendre. Et quand, çà et là dans le temps, des sages, des poètes, des prophètes, voient la clarté, en sont illuminés, la révèlent, la chantent, l’expliquent, les esclaves outrés martyrisent les dangereux voyants. Les grandes vérités, pourtant si simples, que tout le monde comprendrait, personne n’ose les affirmer ni même s’en réclamer. L’erreur sert trop les appétits, la jouissance des uns, la soif de bénéfice ou de domination des autres. Et c’est ainsi que quiconque la heurte, ou seulement la menace, voit se dresser contre lui la coalition complexe et hypo­ crite des intérêts égoïstes. Ma foi, les hommes ne sont pas tous, ni toujours des héros... Ils préfèrent hurler avec les loups, en se persuadant que c’est une nécessité sociale et historique. Les médecins font leur métier. Ils ne recherchent point le maintien de la santé... Ce serait être plus royaliste que le roi, vous diront-ils, puisque les clients eux-mêmes ne veulent consentir aucun sacrifice — hors celui d’argent — pour la conserver ou la recon­ quérir. Les médecins se contentent de soigner et de guérir — s’ils le peuvent — les maladies. Et ce n’est pas suffisant. Tout comme le législateur qui n’essaie pas de savoir pourquoi cet adolescent est aujourd’hui devant le juge pour vol ou crime, qui ne s’arroge point le droit de prévenir ou de redresser cette déchéance, se contentant de corriger pour « guérir ». La peine accomplie, la drogue prise, le malade et le délinquant sont rejetés, sans plus, dans cette même erreur qui les avait déjà conduits devant le médecin ou devant le juge, avec seulement quelques immunités physiques ou morales en moins. Et l’on s’étonnerait des rechutes! Les juges vivent de leur métier, tout comme les médecins, les pâtissiers, les commer­ çants et les instituteurs. Ils se cantonnent dans leur rayon d’action pour éviter tous ennuis et toute compromission. Je le répète : c’est une attitude humaine, si l’on inclut dans ce mot toutes les faiblesses et les renoncements dont nous sommes pétris. On peut bien regretter pourtant, n’est-ce pas, que la civilisation dont nous nous enorgueillissons n’ait pas accru le nombre des hommes à la conscience claire et virile, qui savent s’élever au-dessus des contingences subjectives pour servir héroïquement la splendeur d’une destinée majestueuse.

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LA PERMANENCE HUMAINE

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Les sages qui savent, sous le limon de la fausse culture, retrouver la splendeur des riches végétations humaines. Resté seul, Mathieu revint à sa grange et termina le brassage de la mêlée. Sa fourche nerveuse semblait répondre à un besoin intérieur d’aller plus avant encore, plus profon­ dément, dans ces pensées qu’il tournait et retournait dans sa tête, pour lui d’abord, pour voir plus clair, pour penser plus juste, pour juger généreusement mais impitoya­ blement. Le contact d’ailleurs avec les rares personnes susceptibles d’apprécier, ou du moins de comprendre ses préoccupations, a toujours pour lui quelque chose de décevant. Elles viennent, les unes et les autres, avec leur mémoire de perroquet, répétant les rai­ sons superficielles et tortueuses puisées dans le dernier numéro du journal ou dans les livres en vogue. Ou bien elles vous parlent un jargon d’autant plus hermétique qu’il est plus savant. Et en avant le progrès, la civilisation, les découvertes, les sciences! Le moment est vraiment bien choisi pour les glorifier! C’est comme une inondation qui aurait recouvert de limon les champs plantureux de la vallée, arraché, couché et enterré les bordures d’aulnes et d’osiers. Et les hommes s’appliquent à admirer les rides du limon et leur reflet glauque au soleil couchant. Mais les richesses et les beautés ensevelies, en tout point semblables aux richesses et aux beautés qui en tout temps, ont paré la terre, les seules apaisantes et les seules fécondes, on ne les connaît plus. La plaine bouleversée devient comme un lieu de malédiction. Quelques anciens vous diront peut-être qu’il y avait jadis, à la place de ce limon stérile, de grasses prairies, des bois drus et riches, qu’on pourrait encore atteindre en fouillant cette croûte revêche... on ne les écoute même plus, et on sourit. L’inondation passe sur le monde et son cours désordonné continue à déferler. A tel point que les générations abusées finiront bien par croire que le monde n’a jamais eu d’autre figure et qu’il suffit de s’y adapter pour y vivre. Ecouteront-elles et comprendrontelles un jour les objurgations véhémentes et les appels angoissés de ceux qui, sentant plus profondément la détresse de l’heure, voudraient bien retrouver, faire retrouver, remettre en honneur, replacer au centre de la vie les grandes idées à demi ensevelies par le limon mouvant, et qui ont été, et qui restent le trésor commun des penseurs qu’intrigue encore le sens profond de la vie? Mathieu a comme une intuition vigoureuse de cette réalité. Quand il feuillette les quelques livres noircis — si éclectiques — qui reposent pêle-mêle sur une étagère au milieu des registres, il pense que les hommes d’aujourd’hui n’ont rien découvert, qu’ils 17 2

semblent plutôt avoir tout oublié, et qu’ils cachent les inconséquences — conscientes ou non — et les faiblesses de leur vie sous une sorte de limon plus ou moins lié, plus ou moins fertile, sous lequel ils n’osent plus aller chercher la sève vivante et vigoureuse des végétations prometteuses. C’était cette intuition et cette constatation qui donnaient à Mathieu l’étonnante assurance du philosophe et du prophète qu’éclaire une lumière directrice et salvatrice. M. et Mme Long en étaient comme qui dirait l’antithèse. Les gens scolastiquement instruits, qui ont beaucoup lu et chez qui la pensée impri­ mée et les enseignements formels des maîtres ont remplacé plus ou moins complètement la réflexion personnelle, croient tellement à la supériorité de leur culture qu’ils sousestiment toujours, autour d’eux, les grandes vertus de la permanence humaine. Cela fait partie de l’aberration prétentieuse que la science moderne a inculquée aux hommes. L’enfant qui sait démonter, remonter et enfourcher une bicyclette regarde déjà avec commisération l’homme solitaire et réfléchi que dominent la pensée et la tradition. M. et Mme Long avaient, vis-à-vis des paysans dont ils instruisaient les enfants, cette même superbe un tantinet dédaigneuse. Et voilà qu’ils découvraient parmi ces frustes un homme d’une espèce nouvelle, qui leur en imposait d’emblée, qui leur parais­ sait décidé à leur tenir tête, qui repoussait délibérément leur argumentation en s’ap­ puyant, avec une logique inébranlable, sur des raisonnements, sur des certitudes dont ils avaient eux-mêmes perdu le lointain sentiment. Bien sûr, Mathieu est incontestablement un de ces hommes de bon sens qui ont su trouver en eux, et autour d’eux, des raisons de vivre et d’espérer qui ne nous sont plus communes. Cet ancestral humanisme est comme un flambeau qui éclaire les routes de l’humanité. Mais n’y a-t-il pas aussi les mauvais guides cauteleux et insinuants qui, sous ce même masque de sagesse, ne font que servir Satan, contre la clarté et la vérité? Comme deux pôles, et entre ces deux pôles, la foule indécise cherche péniblement sa voie. Parmi elle, les martyrs de l’idéal, qui entrevoient par instants la lumière mais ne se contentent pas de monter sur les sommets pour en être baignés, qui voudraient y entraîner leurs frères pour les aider obstinément à réaliser enfin, sur terre, le grand rêve des sages. Comme quoi il y a de la besogne pour toutes les bonnes volontés, pour les Mathieu et pour les Long, et pour bien d’autres encore. Mais du moins faut-il qu’ils entrevoient la lumière, ou qu’ils sachent reconnaître les sages, ou recouvrer l’usage du bon sens, ce nom vulgaire des grandes et défini­ tives vertus humaines.

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LA SOURCE DOIT DEVENIR TORRENT,

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RIVIÈRE ET FLEUVE

Seules, l'enfance et la jeunesse sont capables de monter hardiment vers les sommets. Encore faut-il ne pas les en empêcher. Au hasard des rencontres et des échanges d’idées, une sorte d’amitié curieuse se noua entre les deux instituteurs et l’homme sage et simple dont ils avaient fait l’heureuse découverte. C’est ainsi que M. et Mme Long se trouvaient à la veillée chez Mathieu un soir de cet hiver finissant. Le temps des belles soirées touchait à sa fin. Le travail déjà ne manquait pas à la campagne : couper les buissons sur les rives, remonter les murs éboulés — au fond des­ quels on trouve des escargots « tapés » délicieux à cuire dans la braise — ; porter le fumier dans les prés, bêcher les jardins et surtout suivre la troupe indocile des agneaux qui deviennent toujours plus exigeants à mesure qu’ils grandissent et qu’ils sentent monter des blés verdissants des parfums irrésistibles. Alors les veillées sont naturellement raccourcies; mais on n’est jamais pressé chez Mathieu et les visiteurs y sont toujours les bienvenus. Mme Mathieu, prévenante et humble, surveille le feu où bout la petite marmite des cochons. (On a tué les gros et il ne reste maintenant à l’étable que deux jeunets, roses et fluets, faciles à satisfaire.) Un garçon termine un panier d’osier et la fillette tricote. Mathieu, assis seul à la table, feuillette un vieux livre : — Vous voilà plongé dans la médecine, sans doute? — Que non pas !... Un évangile où je trouve, lumineuses de forme et de simplicité les grandes vérités qui semblent toujours nouvelles parce que toujours méconnues, déformées ou abandonnées. Il y a deux mille ans, Jésus avait déjà donné aux hommes les leçons définitives. Sans grand succès. Cette inutilité des prêches, même lorsqu’ils sont l’expression d’actions généreuses et d’une vie de sacrifice, ne fait que me confirmer dans mon pessimisme quant au redressement physiologique, intellectuel et moral des générations qui ont aujourd’hui, hélas ! fait leurs preuves. Les hommes en ont assez de souffrir et de lutter. Ils veulent jouir, vivre, disent-ils... et mourir si possible sans dou­ leur. Ils ne voient pas plus loin, ni plus haut, et vous n’y changerez rien ! Leurs pensées ont fait corps avec leurs habitudes ; leur conception de la vie s’est inscrite dans un com­ portement familial et social qui devient imperméable au raisonnement et fermé à l’expé­ rience. C’est comme un arbre qui a formé de travers sa tige ligneuse et que vous ne par­ viendrez plus à redresser ni à guider. L’enfance et la jeunesse seules possèdent encore, naturel et puissant, ce désir de vivre, de monter, de conquérir, même au prix d’efforts et de souffrances, le privilège 19

d’être fort et vigoureux pour dominer le monde, cette virile aptitude qui, malgré les échecs et les déceptions, pousse vers les cimes les générations nouvelles. Seulement, il ne faut pas empêcher la source de devenir torrent pour être plus loin rivière et fleuve; ni s’étonner du bouillonnement des cascades dans les pins, ou de la sauvage grandeur des eaux vives dévalant entre les rochers. — La jeunesse ne suffit pas pourtant, et la nature n’est pas toujours docile et bonne... il a bien fallu que la science... — ... Orgueilleuse et prétentieuse tente de substituer son ordre et ses lois aux desseins mystérieux d’une vie dont le processus et les buts nous dominent et nous dépassent. Dès qu’il a quelque pouvoir, l’homme se croit le maître de la création ; il veut s’asservir la nature, la diriger, en repétrir les œuvres selon d’autres normes mieux conformes à ses théories et à ses découvertes. Présomption enfantine, peu digne de la majesté de nos savants ! Ils critiquent, et avec raison, la confiance ingénue de tel pédagogue trouvant que « tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses », mais c’est pour en prendre le contre-pied et dire : «Tout est imparfait dans ce qu’a produit la nature. L’homme, grâce au perfectionnement de ses techniques, est en mesure de faire beaucoup mieux... Voyez déjà ses merveilles... » — Vous ne pouvez pourtant nier que la science ait vraiment produit de grandes choses... — Je ne nie rien, mais je ne m’ébahis pas non plus devant la magie du cinéma, de la radio, de la lumière crevant les ténèbres, de la vitesse mangeant les espaces. Je continue à trouver tout aussi merveilleux, et même plus, le mystère de la vie dans sa féconde diversité, l’explosion de la fleur qui s’ouvre, la magie de la pensée et du souvenir. Oui, j’admire le génie de l’homme, mais j’admire encore plus les miracles renouvelés dont la nature nous offre l’émouvant spectacle, et je garde, intégral, mon scepticisme sur le pouvoir virtuel de vos techniques. Quand nous étions petits, nous aimions jouer aux nids. Nous nous appliquions à façonner l’herbe sèche, à l’entremêler de brindilles, à en adoucir la couche d’une mousse fine ou d’un tendre duvet parfois arraché à quelque vieux nid de la saison précédente. Et nous cachions notre demeure imaginaire avec une science qui semblait égaler l’ins­ tinct des oiseaux. Mais la magie s’arrêtait là : les œufs chauds et brillants qui couvent la vie, le pépiement des oisillons, le mystère touchant des plumes recouvrant lentement la chair rose, les becs grands ouverts pour quêter la nourriture délicate, l’émotion du pre­ mier envol, nous pouvions les imaginer, mais non les imiter ni les produire. Ce qui ne nous empêchait pas de nous passionner au printemps au spectacle de la vie qui naissait au fond des nids, s’agitait, pépiait, débordait jusqu’à ce que soit accompli le cycle. Que l’homme mesure humblement sa vraie puissance et ses possibilités effectives, et qu’il sache, pour ce qui le dépasse, vibrer comme les enfants aux pulsations fécondes de la vie qui monte et qui crée.

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LES ERREURS HUMAINES DE LA SCIENCE

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La science qui a imparfaitement mesuré ses efforts, prend des palliatifs dangereux pour des solutions définitives et ne s'aperçoit pas qu'elle mène la race à la dégénérescence. Mathieu s’arrêta un instant. Son fils rapportait de la cave une bouteille de bon vin framboisé, fait de raisin à demi desséché par le soleil d’automne, sirupeux et parfumé, comme un nectar. Le vin coulait dans les verres avec un glougloutement cristallin ; il était d’un noir brillant comme un fruit sauvage... — Vous pouvez faire claquer vos langues... C’est du pur jus... On dirait qu’on boit du soleil, n’est-ce pas? La rue était maintenant silencieuse. La marmite sur le poêle avait fini de chasser ses bouffées humides qui répandaient dans la salle une odeur complexe de pommes de terre, de betteraves et de courge. On n’entendait que le ronflement mesuré du poêle bien garni. Tout en tisonnant le feu avec une écaille de bois gras, Mathieu reprenait mainte­ nant le fil de ses idées : — Vous parliez de la science, M. Long, de ce dieu nouveau qui doit apporter aux hommes une raison de vivre et le moyen aussi de réaliser la destinée qu’ils n’ont pu jusqu’à ce jour qu’imaginer ou espérer. Dans la mesure où elle nous apporte une étude impartiale, solidement basée sur l’expérience sûre, sur Une documentation complète, quelque chose qui soit évident comme deux et deux font quatre, et non seulement aujourd’hui et en ce lieu, mais exact aussi dans le temps et dans l’espace, une sorte de vérité portant en elle la pérennité du divin, je considère moi aussi la science comme une grande conquête humaine, je la révère et je l’appelle. Mais hélas ! il s’agit encore là d’un idéal après lequel nous courons, d’une insaisissable clarté que nous poursuivons obstinément, tel cet oiseau bleu qu’on croit saisir et tenir dans ses mains et qui s’échappe sans cesse, plus avant. Il faudrait toujours dire : la science humaine, pour en marquer la faillibilité et la relative impuissance. Que constate-t-on en effet? Sommes-nous sûrs de la rigueur scientifique des recherches entreprises et de la parfaite loyauté des résultats considérés? N’en est-il pas trop souvent, malheureusement, en médecine comme en politique — et ce que je dis là pour la médecine est valable pour d’autres pseudo-sciences, la science pédagogique par exemple. Les méthodes et les hommes qui ont la cote se voient reconnaître publiquement, officiellement, toutes les vertus scientifiques requises pour inspirer confiance à la masse des patients. Car il faut 21

bien qu’on fasse croire à la perfection des idoles pour lesquelles on veut inspirer le respect. Puis la mode change... Pour hisser sur le pavois d’autres idoles, on dévoile alors les erreurs parfois criminelles, commises au nom des sciences officielles déchues. Quelles garanties pouvons-nous avoir, raisonnablement, que ce qu’on nous présente aujourd’hui comme scientifique l’est plus que ce qu’on nous disait hier tout aussi scientifique pour en dénon­ cer ensuite impudiquement les méfaits? — Bien sûr, objecta M. Long, quelque peu désarçonné par la sévérité tranchante de ces critiques, il faut faire en tout la part des humaines faiblesses. Et pourtant, dans toutes les branches de la médecine — pour ne parler que de cette science — des décou­ vertes certaines n’ont-elles pas été faites qui sont susceptibles d’orienter les pratiques actuelles vers une efficacité thérapeutique de plus en plus appréciable? — C’est incontestable... Mais les savants, ou plutôt la cohorte de leurs disciples qui voient moins grand et moins profond, et qui n’ont pas de ce fait leur étonnante humilité devant la vie — ces hommes de science sont tout à fait comparables à ces citadins qui prétendent venir s’installer à la terre pour nous y faire la leçon. Eux aussi ont acquis dans les écoles ou dans les livres quelques notions précises touchant la culture ou l’éle­ vage ; ils connaissent des noms ; au premier abord, ils semblent nous dominer nettement par leur méthode et leur culture. Et puis, à l’usage, on s’aperçoit — et eux aussi sont bien contraints de s’en rendre compte — que leur connaissance n’a porté que sur les pièces du mécanisme, sans pénétrer aucunement le secret de son fonctionnement ; ils ont dévi­ sagé la nature autour d’eux, sans se familiariser avec tout le dynamisme mystérieux qui l’agite et la transforme. Alors, ils essayent malgré tout de mettre leurs principes en application, de faire marcher le mécanisme qu’ils croient connaître. Et ils commettent erreur sur erreur jusqu’au jour où ils comprennent la nécessité pour eux de sentir aussi monter la sève, d’écouter le langage éloquent pour qui sait l’entendre, des bourgeons qui s’ouvrent, des fleurs qui s’étalent ou se recroquevillent, différemment teintées selon la santé et la vigueur des individus, de participer à la vie unanime, non seulement avec leur instruction et leur intelligence, et leurs connaissances, mais avec leur cœur, avec leur sensibilité, par le moyen encore inégalé de toutes les possibilités subtiles que nous avons de scruter et de comprendre. Oui, nos médecins, et nos pédagogues, opèrent comme ces apprentis paysans, avec cette différence encore que ceux-ci se rendent compte expérimentalement de leurs erreurs et de leurs imperfections parce que la nature est impitoyable. Pédagogues et médecins ont le loisir, eux, de rejeter sur leurs sujets la responsabilité de leurs échecs et de leurs insuffisances. Ils ont toujours raison. Vous pensez sans doute, en fait de progrès, aux médications modernes, aux piqûres et aux sérums qui sont destinés à suppléer ou à exciter un organe déficient, ou à arrêter la virulence des microbes découverts au cours de telle ou telle affection. Moi, je n’ai pas encore confiance: quelles que soient les garanties offertes par les procédés les plus perfectionnés de la science, les risques d’erreurs sont loin d’être éliminés parce qu’on n’a pas placé ces médications dans le cadre complexe et exigeant de la vie. Le médecin vous ordonne une pilule ou une potion ; et vos douleurs s’atténuent et disparaissent; votre cœur bat plus énergiquement, votre fièvre s’abaisse, ou s’arrête une toux opiniâtre. Et vous êtes pleinement satisfait parce que, égoïstement replié sur vous, 22

vous ne pensez qu’à l’immédiat que vous voulez vivre avec un minimum de risques, sans vous soucier du destin qui était le vôtre, aux mains de la nature généreuse. Comme l’apprenti paysan qui multiple les engrais, les stimulants, pour que prospère la récolte de cette année, sans se soucier s’il compromet ainsi les récoltes à venir ; ou qui administre libéralement les insecticides, sans penser que s’il tue infailliblement ses ennemis, il inocule à ses plantes des toxiques qui les affectent dangereusement et dissimule dans les bourgeons et dans les fleurs le poison qui détruit aussi ses amis les oiseaux. A l’échelle de l’immédiat, au jour le jour, les hommes de science peuvent avoir raison à 100 pour cent. A l’échelle de la nature et de l’humanité, leurs erreurs ne sont pas sans influence directe sur la dégénérescence et la décadence dont les événements actuels sont la conséquence. Ils procèdent trop souvent comme le chauffeur qui ne parvient plus à faire gravir la montée à sa machine essoufflée. Il ne peut pourtant pas s’arrêter là, en pleine campagne, et tenter une réparation qu’il sait longue et délicate. Alors, il donne un peu plus de gaz ; il bouche l’air ; il inonde d’huile les pistons ; et le moteur reprend de l’élan comme si on venait de lui insuffler une vie nouvelle. Mais, à la différence encore des médecins, notre chauffeur n’essaye pas de s’illusionner, ni d’illusionner ceux qu’il transporte, sur la portée de l’opération qu’il vient de réussir ; il ne crie pas victoire. Bienheureux s’il peut, par ce stratagème, parvenir au sommet de la montée pour descendre ensuite au point mort jusqu’au prochain garage où se fera la réparation profonde et essentielle. Votre science, dans tous les domaines, n’en est encore qu’à des palliatifs, qu’elle prend, et qu’elle veut faire prendre pour des solutions définitives. De là un malentendu permanent dont les conséquences ne sauraient trop être dénoncées. Car enfin, lorsque le médecin administre un remède, lorsque l’éducateur pratique une méthode, ne se contentent-ils pas trop souvent du résultat immédiat qui pour eux seul importe, et qui semble seul importer à ceux qui les subissent? Tel sérum, tel vaccin, tel cachet, qui produisent effectivement une atténuation immédiate des malaises ou redonnent un regain de vie surprenant, en a-t-on étudié sérieusement les conséquences lointaines sur le foie, les reins, le cœur, sur le tonus vital en général, sur le cerveau et le système neuro-moteur, ou même tout simplement — symptôme non négligeable — sur le comportement intellectuel, affectif, moral et psychique? Vous direz peut-être que c’est pousser les choses bien loin et qu’il est difficile, sinon impossible, de procéder à semblables mesures. Je ne le pense pas. En tout cas, je puis vous affirmer que je distingue bien vite, au faciès de certains enfants, si on a pratiqué sur eux un de ces sérums qu’on a inventés contre les collibacilloses ou les fièvres malignes dont la liste s’allonge tous les jours. Bien sûr, la plupart du temps, la réaction n’est ni immédiate, ni nettement caractérisée, et c’est pourquoi tout le monde s’y trompe et la néglige. Le mécanicien dont nous avons parlé sait que les moyens de fortune auxquels il a recours ne font qu’aggraver le mal et rendre ensuite plus délicate la vraie et nécessaire réparation, et c’est pourquoi il en réduit l’usage au strict minimum. La science n’a point cette sagesse pratique. Il en résulte que la thérapeutique aujourd’hui en usage aboutit à un abaissement très marqué du tonus vital des patients, à une prédisposition croissante pour toutes les maladies possibles, et que ce sont là les signes cliniques de la dégéné­ 23

rescence d’une race qui ne connaîtra peut-être plus la maladie aiguë, comme une société mourante ne connaît plus de révolution profonde, mais qui s’en ira fatalement vers l’impuissance et la mort. — Croyez-vous tout de même que si le danger en était à ce degré, vous seriez le premier à le dénoncer? Tant d’hommes éminents... — Les hommes éminents ne le sont pas toujours en toutes choses... Ils baignent dans une atmosphère au sein de laquelle ils se sont formés, ils ont vécu et travaillé, et qui leur semble naturelle; ils participent d’une sorte de plan tacite dont il ne leur est pas toujours possible de se dégager... Et puis, le monde actuel tue à tel point l’originalité de pensée au profit du conformisme grégaire ! Il en coûte, vous le savez, de ne pas penser comme les autres, avec les autres, de se risquer sur des voies nouvelles. Pour notre tran­ quillité morale d’abord, car on n’est jamais tout à fait sûr d’être dans le droit chemin, quand on voit la masse, et même l’élite, y tourner le dos ; et qu’il est si doux et si encou­ rageant de suivre le courant, porté par l’admiration d’une foule qui vous fait une natu­ relle et inconsciente escorte. Notre tranquillité matérielle en pâtit aussi, car nous sommes un peu comme le voyageur qui tire la sonnette d’alarme pour une raison dont le commun des mortels n’admet pas la légitimité, ce qui lui attire les invectives et la malédiction des gens pressés qui n’auront plus leur soupe chaude à l’arrivée, ou qui rateront l’heure du cinéma. Et pourtant, l’idée chemine, et il suffit parfois qu’elle soit, çà et là, exprimée avec vigueur et ténacité pour qu’elle prenne peu à peu de la résonance, pour que d’autres chercheurs inquiets la reconnaissent, pour que s’éveillent dans certaines consciences troublées des lueurs qui iront s’amplifiant, se rencontrant, jusqu’à faire éclater un jour la vérité que nous poursuivons. Aussi, ne devons-nous jamais nous décourager. Comme le soldat qui accomplit une besogne héroïque et pourtant anonyme, qui se sacrifie, sans bien s’en rendre compte souvent, dont nul ne connaîtra ni le nom ni l’abnégation, et qui est pourtant, pour sa part, l’artisan direct d’une victoire qui ne saurait être sans les efforts anonymes de ceux qui luttent et meurent comme lui Je vous dis cela, croyez-le, sans aucun parti pris contre les hommes qui en sont victimes. Et ce n’est qu’apparemment que je m’en prends à la science médicale. Nous restons plus près que vous ne croyez du sujet spécial qui nous passionne naturellement : l’ÉDUCATION.

Vous avez, vous autres aussi, vos docteurs plus ou moins officiels qui préconisent également des remèdes pour ainsi dire extérieurs à la nature profonde de l’enfant, et qu’on administre par doses spécialisées pour guérir telle tare, surmonter telle inappétence, pour susciter artificiellement un effort qui se refuse toujours. Comme le mécanicien qui doit, coûte que coûte, monter sa machine au sommet de la pente... Mais on place ces procédés sous l’égide pompeuse d’une science balbutiante qui se glorifie de résultats qui ne sont, hélas ! qu’une étape de plus vers la décrépitude des individus et de la race. Ne serait-il pas temps de réagir? 1 « La médecine, écrit le Dr Carrel dans son livre L’homme cet inconnu, est loin d’avoir diminué autant qu’on le croit généralement la somme des souffrances humaines. Comme on meurt moins des maladies infectieuses, on meurt davantage des maladies dégénératives qui sont plus longues et plus dangereuses. »

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DANGERS DE DÉGÉNÉRESCENCE

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Et voici des exemples qui prouvent que, par suite d'une erreur d'aiguillage, la science médicale, agricole ou alimentaire, nous conduit à la dégénérescence. — Ce que je vous ai dit, continue Mathieu, au sujet du traitement médical des hommes — et du traitement pédagogique qui lui est si directement apparenté — vous semble peut-être partial et exagéré. Vous me comprendrez mieux si je vous fais la démonstration pour ce qui concerne le traitement moderne des arbres fruitiers. — Ils sont, eux, observe finement Mme Long, plus patients que les malades, plus dociles que nos enfants, et ils peuvent moins encore qu’eux se plaindre et réclamer. — C’est peut-être une erreur. En tout cas, nous assisterons là, pour ainsi dire, à l’accélération du processus dont nous avons seulement décelé le ralenti chez les humains de notre époque. Autrefois, les arbres étaient généralement forts et sains, sans doute parce qu’on ne s’obstinait pas à contrarier la nature en les cultivant là où ils ne pouvaient ni pousser ni produire normalement. Et ils produisaient sans taille savante, sans traitement d’aucune sorte, naturellement, parce que c’est la fonction des arbres de produire des fruits. Et ils en produisaient, je vous assure, et toutes les années. C’était par charge qu’on portait à nos deux moulins d’huile — aujourd’hui morts — les belles noix saines et grasses. Et il ne se passait pas d’années sans que nos réserves fussent garnies de jolies pommes fraîches comme des joues d’enfants... Et c’est par charges aussi que nous les descendions de pommiers aussi amples que vos platanes inutiles... Et les pêches! Et les vignes qui montaient jusqu’au sommet de la montagne où quelques plants s’obstinent à ne pas mourir... Vous n’avez pas vu, au fond de nos granges les cuves immenses aujourd’hui abandonnées?... La civilisation a cru qu’elle pouvait impunément, et à son gré, domestiquer la nature ; qu’il suffisait à l’homme de dire, parce qu’il en escomptait un bénéfice notable : « Dans ce champ, je vais planter tant d’arbres fruitiers... Chaque arbre produira en moyenne tant... ce qui me fera une récolte autorisant une mise de fonds de tant... » Mais le terrain, ou le climat, ou l’exposition, n’étaient pas favorables... La consé­ quence en était une production déficitaire et parfois nulle. Les hommes de science se sont appliqués au problème. Ils avaient une si absolue confiance en leurs connaissances et en leurs techniques que l’idée ne les a même pas effleurés qu’il serait bon, malgré tout, d’écouter quelque peu la nature, de tenir compte de ses exigences, de ses réactions et de ses enseignements. Leurs maîtres ne leur en 25

laissaient d’ailleurs pas le loisir: il fallait faire produire là où la cupidité humaine exigeait qu’on produise, et cela changeait en effet les données, n’est-ce pas? La science a répondu aveuglément aux souhaits des marchands et des spéculateurs : avec des engrais de diverses compositions, elle a réglé le cours de la végétation pour éviter les intempéries désastreuses. L’humidité anormale favorisait la prolification des champignons, des microbes et des insectes nuisibles à la fructification... Qu’à cela ne tienne ! On a recherché, expérimenté, employé des insecticides puissants qui ont effec­ tivement détruit microbes et champignons, tout comme les sérums et piqûres tuent chez l’homme les microbes que la science a identifiés. C’est un fait. Mais il faudra bien qu’on tienne compte un jour des conséquences redoutables — même si elles ne sont pas immédiates — de telles pratiques: les produits arsenicaux, cuivreux, sulfureux, employés pour le traitement chimique des arbres passent néces­ sairement dans la sève et de là dans le fruit. L’arbre en pâtit et s’use anormalement vite. Nos pêchers duraient autrefois plusieurs générations d’hommes ; ils sont finis en quelques années dans les plantations nouvelles. Les fleurs portent en elles le poison qui doit tuer les parasites. Mais ce poison atteint aussi, et tue, plus ou moins vite, le peuple des oiseaux qui, au soleil levant, viennent boire en elles des gouttes de rosée qui ne sont plus ni claires ni pures. Et l’on se plaint ensuite que les régions plus spécialement livrées à la drogue n’aient plus d’oiseaux ! Plus d’oi­ seaux pour détruire, comme autrefois, insectes et vers qui peuvent, dès lors, proliférer de façon catastrophique. Et il faudra doubler les doses, multiplier encore et intensifier les procédés chimiques pour sauver arbitrairement une production qui était autrefois normale et naturelle mais dont on a déséquilibré les lois. Les fruits, eux aussi, seront touchés par le poison ; et, lorsque enfants ou adultes les consommeront ils en souffriront mystérieurement, jusqu’à en mourir, comme les oiseaux. Vous croyez que j’exagère?... Je voudrais bien que cela soit ! Vous dites que les doses employées sont infinitésimales, et donc inoffensives. D’abord, nul ne sait si elles sont vraiment infinitésimales, car il n’y a aucun contrôle qui soit aussi superficiel et théorique que celui des insecticides et de leur application. Vous pouvez employer pour vos arbres les poisons que vous voulez, aux époques qui vous conviennent, sans que personne vienne jamais vous demander des comptes au nom de la collectivité qui consommera vos pro­ duits. On considère comme critère suffisant le succès incontestable que représente une belle poire appétissante, lourde et parfumée, sans aucune trace de ver, et qui se conserve extraordinairement, même après des transports difficiles. Un joli fruit marchand, quoi ! Quant à savoir si des maux de tête, si des diarrhées, si des congestions du foie, des insomnies tenaces et épuisantes, si les modernes maladies mystérieures qui déroutent la science elle-même, ne sont pas parfois, tout simplement, la conséquence de l’ingestion à haute dose de ces toxiques, on n’y a point encore pensé. La Faculté continue à traiter les maladies dont elle constate les symptômes, mais sans en rechercher les causes pro­ fondes dont la suppression seule serait la vraie et définitive conquête. Il y a là, incontestablement, des négligences ou des erreurs mortelles pour une race et pour une civilisation, les éléments d’un lent suicide que la masse accepte, hélas! pourvu qu’il réserve présentement aux uns des bénéfices accrus, aux autres la satisfaction maladive de désirs désaxés et de besoins hypertrophiés. 26

— Et pourtant, n’est-ce pas, malgré tout, un progrès à l’actif de notre civilisation que ces arbres chargés de fruits dans une vallée naguère inculte, ces poires et ces pêches d’une beauté, d’une grosseur et d’une franchise sans égales? — Pris en eux-mêmes certes, ces résultats sont dignes d’admiration, tout comme le merveilleux essor de l’aviation de guerre, la précision mathématique des canons et des torpilles, la mobilité des tanks... — Les choses ne sont pourtant pas comparables, et vous n’allez pas assimiler les œuvres essentielles d’alimentation et de vie aux forces diaboliques de destruction aujour­ d’hui déchaînées? — Il n’y a malheureusement qu’une différence de degré dans les dangers et la noci­ vité de ces fils communs d’une même science; nous sommes en présence des mêmes forces d’aveugle décadence... Des preuves encore?... J’ai un ami arboriculteur qui me disait : « Si vous saviez comment nous les produisons, vous n’achèteriez jamais nos grosses pêches !... » Quand le fruit est sur le point de mûrir et que son teint va se colorer, on creuse autour de l’arbre une tranchée circulaire dans laquelle on enfouit un certain produit chimique qui, abondamment arrosé d’eau, pro­ cure à la plante comme une soif maladive. L’eau immédiatement absorbée, monte dans le fruit qui double de volume en quelques jours. Et quand vous mangez la belle pêche, vous ingurgitez naturellement l’eau chimique incontestablement nocive. Voilà ce que la science fait des plantes et des fruits... Savez-vous comment elle traite les animaux? Les vaches de nos montagnes peuvent vivre longtemps sans maladie puisqu’elles choisissent elles-mêmes, dans les prés, l’herbe la plus savoureuse. Mais elles ne produi­ sent pas toujours de grands seaux de lait comme les vaches soi-disant nourries ration­ nellement. Et, au dire des chimistes, leur lait n’est pas toujours suffisamment riche en matières grasses. Selon leurs théories, le bon lait se fabrique — le mot n’est pas exagéré — dans les écuries modernes des environs des villes. Là, les vaches sont parquées dans des demeures propres et claires comme des pavillons d’hôpital. Et on les trait mécaniquement pour que le lait ne soit souillé par aucun contact. Mais on nourrit les bêtes chimiquement; on double, on assaisonne, on complète le foin par des tourteaux et des produits divers qui ont la vertu de faire produire du lait, et du lait gras ! Et, effectivement ces vaches sont d’un rapport parfois double des nôtres ; avec un lait qui fait prime. Seulement, voilà : les vaches soumises à ce régime d’exploi­ tation intense meurent tuberculeuses au bout de deux ou trois ans ! Qui oserait prétendre que le lait de ces vaches, ce lait qui n’est plus leur fruit naturel mais une sécrétion monstrueuse due au désordre suscité par la chimie moderne, que ce lait est bon, qu’il aide vraiment l’enfant à croître normalement ; à se former harmonieu­ sement, même si on produit des analyses attestant sa pureté et sa haute teneur en matières grasses? Comme si le lait n’était que matières grasses!... Et les poules des élevages modernes, qu’on pousse, avec des produits chimiques encore, à pondre sans arrêt, à un rythme accéléré, des œufs au jaune pâle, mais qui se vendent bien. Ces poules, tout comme les vaches des laiteries modernes, meurent 27

épuisées au bout de deux ou trois ans, si on n’a pas pris la précaution de les tuer avant. Croit-on véritablement que les produits dégénérés d’animaux épuisés par ce qu’on appelle des élevages rationnels puissent être favorables à l’alimentation, à l’équilibre et à la santé des hommes? Vous touchez là du doigt l’erreur, disons sociale, d’une science qui pousse jusqu’à l’absurde la rigueur apparente de ses interprétations, qui étudie, commente et exploite des observations exactes en elles-mêmes, vues dans le milieu artificiel du laboratoire, ou avec les œillères déformantes du seul profit mercantile, mais qui oublie que les êtres humains sont un tout merveilleux, animé, dynamique, incorporé dans un autre tout aussi merveilleux et dynamique dont on ne saurait les abstraire, et que les problèmes de la vie et de la santé ont une autre ampleur, une autre profondeur et une autre pérennité que les découvertes fragmentaires de la science contemporaine. Je voudrais vous prouver comme je le sens qu’il y a là, comme qui dirait une erreur d’aiguillage, une fausse conception des efforts intelligents de l’homme, qui font que ce qu’on croit bien et bon, des réalisations qu’on admire, nous conduisent néanmoins au désordre et à la catastrophe. Et pas dans le seul domaine des sciences médicales, agricoles ou alimentaires. La même erreur a imprégné la culture et l’éducation, et c’est sur ce point que je voudrais insister.

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LE CLINQUANT — L’OR ET L’ARGENT

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Intégration du prisent dans le passé, humilité devant la création et la vie, recherche permanente des voies royales du progrès, conditions majeures de notre ascension obstinée vers les sommets. Il se fait tard. Le feu s’épuise lentement. L’enfant s’est endormi sans façon, la tête appuyée sur la table, et Mme Mathieu somnole, résignée. Entre deux tirades de son mari, elle ose une observation: — Allons, il fera jour encore demain. Vous avez beau vous obstiner, vous ne pourrez tout dire ce soir... Le monde a tant tourné, il tournera bien quelques heures encore sans votre intervention... Mon mari vous parlerait une nuit entière sur ces questions... D’autres s’inquiéteraient d’un chevreau qui a mal tété ou du blé qui lève irrégulièrement. Lui, ne se plaît qu’à agiter les grandes idées qui, à son dire, mènent le monde. Comme si Dieu n’y suffisait pas, sans que nous prétendions à faire nous aussi nos petits dieux. Ce fut Mme Long qui s’excusa et excusa Mathieu : — Nous faisons moins de mal, madame, qu’à médire des gens... Votre mari a bien raison: la réflexion originale, fondée sur l’observation, l’expérience et le bon sens est devenue si rare qu’il faut louer et encourager ceux qui savent encore et peuvent la pra­ tiquer. Les perroquets sont nombreux, mais les personnalités susceptibles de penser droit sont de plus en plus comme une curiosité... Ne vous étonnez pas si nous nous attardons plus qu’il ne convient, ce dont nous nous excusons... — D’ailleurs, nous allons terminer pour ce soir, coupe Mathieu. ... Voulez-vous que je vous dise le grand secret de nos erreurs et de notre orientation déplorable : les hommes ont perdu toute humilité devant la nature qu’ils se croient en mesure de devancer et de corriger sans en pénétrer les véritables secrets. Ce mot de science, auquel nous nous sommes déjà longuement attaqués a trop lié son destin à cette autre notion : le Progrès. Et qui dit progrès dit marche en avant, et dédain plus ou moins injuste, plus ou moins dangereux, des pensées et des techniques du passé, comme si le Progrès lui-même n’était pas fonction de ce passé, et s’il n’était pas le long et humain aboutissement des erreurs, des expériences, des tâtonnements, de la lutte obstinée des bons ouvriers qui nous ont précédés. Nous sommes un peu trop comme cet enfant qui quitte pour la première fois, pour la ville brillante et rutilante le petit village gris et délavé, à l’unique rue, sans autre orne­ ment que les portes d’étable alternant avec le seuil modeste des demeures, le petit village sans enseignes, sans bruits, sans autre décor que sa collerette de jardins et de prés à 29

l’opulence changeante, et son rocher tout doré au printemps par le foisonnement des genêts en fleurs. L’enfant est séduit, subjugué, dominé par tout ce que la ville offre extérieurement à la jouissance passagère des sens : par les lumières, les étalages multicolores, les bouches tentantes des cinémas, et les mille surprises insoupçonnées, et les véhicules opulents, et les promeneurs propres et compassés... Il se prend à penser avec quelque pitié à son village, aux parents et amis qu’il y a laissés. Il voudrait généreusement les faire bénéficier, ne serait-ce qu’un jour, de cette somptuosité étourdissante. Le Progrès ! Quelle merveille ! Et comme ils sont heureux ceux qui peuvent en jouir! Puis il s’initie peu à peu, trop vite même, aux surprises décevantes que réserve le revers de la médaille : logements sans soleil, rues dont le va-et-vient vous obsède, indiffé­ rence ou même inhumanité des gens qui passent... L’enfant se prend alors à regretter la paix des champs, le calme chantant du village, la simplicité familière des habitants, la sagesse exemplaire de ceux qu’il admire... Et il voudrait retourner là-haut vers le petit hameau, vers la paisible existence paysanne... Le pourra-t-il? Ou, pris dans un implacable engrenage, comme dans le tourbillon infernal de Dante, devra-t-il se contenter de cette nostalgie, qu’on dirait physiologique, de l’homme qui a été brutalement détaché d’un passé et d’un milieu dont aucune civilisation artificielle ne saurait le dédommager. Vous êtes trop, vous autres contempteurs de la science et du progrès, comme ces fils qui, parce qu’ils se sont élevés quelque peu dans l’échelle économique — qui n’est par forcément l’échelle sociale, et encore moins l’échelle humaine — parce qu’ils portent beau, habitent des maisons claires et propres et voyagent en auto, regardent avec commi­ sération et parfois avec dédain leurs parents restés pauvres et humbles. Pourtant, tout ce qu’ils ont de bon, hors ce vernis extérieur qui ne fait pas longtemps illusion, ce qu’ils ont de courage et d’élan, et de confiance ancestrale en la vie, et ce qui leur reste de droiture d’esprit et de bon sens, tout cela ne leur vient-il pas de leurs parents, ou des parents de leurs parents, ou de leurs proches? Vous procédez comme ces inconscients prétentieux : vous habillez la civilisation — ce que vous appelez la civilisation — d’ors et de brillants, de clinquant plutôt; vous couvrez le passé d’un gris d’obscurantisme et vous triomphez : Voyez où se trouvent la lumière et le progrès!... Mais ce n’est pas de jeu... Le clinquant est bien, en effet, accaparé par votre progrès... Mais l’or et l’argent se cachent encore dans les demeures des simples. C’est l’histoire de Merlin Merlot qui se répète inlassablement. Vous oubliez que le passé, malgré ses erreurs, a eu aussi sa part de grandeur, et il me serait facile de vous prouver que ce progrès que vous croyez particulier à nos siècles mécanisés, s’avance, il est vrai, en flèche pour certaines techniques, mais qu’il a su, en d’autres périodes, s’étaler, s’amplifier, et, par des voies dont nous avons bien souvent perdu le secret, mener l’huma­ nité vers des sommets qu’elle n’a plus atteints. Alignements mégalithiques, pierres levées d’une masse colossale, pyramides gigan­ tesques, perfection artistique de la Grèce, technique inégalable des grands peintres italiens, hardiesse divine de nos cathédrales ; et cette sagesse suprême des prophètes qui, illuminés par un sens supérieur de l’harmonie universelle, ont su s’égaler aux dieux; 30

ces martyrs qui, en tout temps, ont osé par leur courageux sacrifice, sauver contre la barbarie toujours renaissante, les droits imprescriptibles de la dignité humaine... A consi­ dérer ces sommets, à mesurer dans le temps l’envolée mystérieuse des hommes vers l’idéal, on acquiert un sens plus juste du progrès et du respect que nous devons au passé ; on se prend à douter que la voie où l’on s’est engagé soit la voie royale, unique, salvatrice ; on reste indulgent et compréhensif vis-à-vis de ceux qui cherchent, hors des sentiers battus, cette petite lumière de la vie et de l’idéal, d’autres raisons peut-être de lutter encore et qui sait, d’aller plus haut et plus loin. Le chaos actuel appelle de lui-même les ouvriers obstinés de la construction nouvelle.

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RETROUVER LES LIGNES DE VIE

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Il faudra faire à la nature une confiance nouvelle, et, en son sein, retrouver les lignes de vie hors desquelles nul ne saurait construire utilement. Toutes ces critiques si naturelles, si probantes, semblaient ébranler quelque peu M. Long dans sa vénération pour le Progrès fils de la Science. Mais les deux hommes ne parlaient pas le même langage, ne regardaient pas la vie avec les mêmes yeux : l’un était encore fasciné par les améliorations matérielles, par les conquêtes techniques, par l’accroissement évident du pouvoir de l’homme sur la nature, toutes choses qui ne sont certes pas indifférentes au bonheur, mais qui n’en sont cependant pas les conditions essentielles puisqu’elles peuvent voisiner avec l’extrême détresse, avec le désordre qui décompose et tue, avec le déséquilibre qui anéantit jusqu’aux raisons de vivre. Seulement, il n’avait pas conscience des faiblesses et des erreurs qui sont à l’origine de ce désordre et de ce déséquilibre. L’autre, Mathieu, avait sur lui cette supériorité de n’avoir jamais surestimé les possibilités d’une science qui étalait orgueilleusement ses conquêtes, d’avoir jugé à leur juste valeur des techniques qui n’ajoutent rien à ce qui fait la vraie valeur de la vie, d’avoir conservé merveilleusement cette liaison intime, à la fois spirituelle et matérielle, avec le passé familier, et de juger les événements avec une étonnante clairvoyance qui lui donnait comme une assise de vivace optimisme. — J’admire, M. Mathieu, la rigueur de vos critiques; mais je voudrais bien que, après ce long préambule, vous en veniez à ce qu’on appelle parfois chez nous le côté constructif de la question, que vous précisiez ce que pourrait être l’orientation dans le sens des lignes de vie, dans quelle direction vous aiguilleriez les efforts de ceux qui restent malgré tout disposés à servir le vrai progrès... — Vous êtes exigeant vraiment. Je ne prétends point à un rôle de prophète, et je ne me sens nullement en mesure de répondre actuellement à votre attente. Je cherche comme vous : quand je discute, je ne fais que me préciser à moi-même ce que je sens parfois confusément; je tourne et retourne les idées pour les ajuster à une conception de la vie que je crois juste et féconde. J’ai le sentiment précis de la direction dans laquelle nous devrions marcher, mais c’est à mesure que j’avance que je reconnais mon chemin. Vous pouvez toujours m’accompagner si vous ne craignez pas les détours, les pauses au bord du fossé, les retours en arrière pour se convaincre qu’on n’a pas dévié et se rassurer soi-même. Je n’ai d’ailleurs pas d’autre talent que cette simple loyauté au service du raisonnement logique et du bon sens. Et je ne saurais me séparer en cela de la nature et de la vie ; c’est d’elles que j’attends les clartés suprêmes et les enseignements décisifs. 32

La médecine — et la pédagogie aussi — traitent l’être humain comme un sujet inerte et passif, ou plutôt leurs grands prêtres, sûrs d’une rare suffisance, ne comptent que sur leurs propres talents pour guérir ou pour former leurs sujets. Il faudra revenir d’abord à des pratiques conditionnées par le dynamisme que chaque être porte en lui pour assurer sa croissance, sa défense et son élévation. Notre être, physique et mental est un tout merveilleux qui tend naturellement à rétablir sans cesse l’harmonie qui lui est essentielle ; il y a en lui un système encore mys­ térieux non seulement de défense mais de compensation, voire de création. Parce qu’elle n’a pas encore pu percer ce mystère, la science voudrait le considérer comme inexistant, préférant utiliser des découvertes apparemment sûres parce que basées sur des réalités expérimentales et arbitrairement codifiées. Comme l’enfant qui voudrait porter un juge­ ment majeur sur le monde parce qu’il a, pour la première fois, gravi le tertre qui domine son village et d’où il découvre tout l’inconnu de la vallée. La médecine a reconnu les organes du corps humain auxquels elle a donné des noms plus ou moins savants. Alors elle soigne ces organes, corrige les pièces défectueuses du mécanisme, sans se soucier des réactions diverses, du mécanisme lui-même. — Si pourtant il y a un organe atteint, un poumon rongé par les bacilles, une plèvre qui suppure, un estomac ulcéré, un foie hypertrophié, il faut bien les soigner... — C’est justement là, à mon avis, la grave erreur du comportement actuel, tant des médecins que des pédagogues, erreur qui vient de cette fausse interprétation — de forme scolastique — des promesses de vie, d’un manque total de confiance en la nature, en ses œuvres, en sa puissance de réaction et de création. Le corps, pour peu qu’on l’y aide efficacement au lieu de se substituer à lui, peut très bien régénérer des poumons, ou à défaut, s’accommoder de certaines limitations irré­ médiables; il peut résorber le liquide d’une plèvre, cicatriser l’ulcère d’un estomac, redonner au foie sa vigueur de fonctionnement, ou du moins le minimum qu’il en faut pour permettre à l’être humain de remplir sa fonction. Des expériences concluantes ont été faites dans ce sens ; le jour où la science officielle voudra bien les considérer, peut-être sortira-t-elle de l’impasse où elle piétine. Il ne s’agit pas, vous le voyez, d’incantation ni de sorcellerie, ni d’une confiance aveugle en certaines forces psychiques ou astrales qu’il suffirait de se rendre favorables par des prières ou des maléfices; ni d’un dédain barbare de toutes les connaissances accumulées par plusieurs siècles de recherches patientes et méthodiques, des instruments et des méthodes réalisés pour une prospection qui fait honneur à l’intelligence humaine. C’est l’utilisation de ces connaissances et de ces techniques, l’attitude de la science en face du problème humain dans toute sa complexité, non seulement physiologique mais spirituelle, vitale, qui doivent être changées. C’est peu et c’est cependant énorme car il s’agit d’un tournant dans notre comportement, dans notre conception même de la vie, d’une véritable révolution dont je vous dirai toute l’importance et qui peut seule nous sauver de la dégénérescence et de la faillite. Le problème est pourtant posé. Il est posé brutalement par les crises de désordre, de lutte et de destruction sans précédents, dont nous sommes les témoins et les victimes. On accuse les hommes, et l’on s’aperçoit qu’ils n’ont été que d’impuissants jouets ; les institutions, et on n’arrive pas à dresser un ordre différent parce que les bases elles-mêmes 33 3

sont tremblantes et vermoulues. On comprend alors qu’il faut aller plus profond. Mais comment? Accuser l’illusion du progrès et nous tourner béatement vers un passé qui ne cadre plus avec la mesure de notre vie? Fuir le matérialisme et redonner à l’esprit des prérogatives idéales que nous regretterions bien vite? Faire appel à la règle rigide des religions de nos pères?... Tentatives affolées de l’homme perdu dans un grand bois où il n’aperçoit plus aucune lumière et qui va, vient, retourne sur ses pas pour essayer de reconnaître les chemins, grimpe à un arbre pour scruter en vain l’horizon, appelle inlassablement dans la nuit. Il y a, je vous assure, mieux à faire. Les voies du salut sont encore là, à notre portée. Il existe, en médecine comme en éducation, et donc en philosophie — et c’est à dessein que je rapproche si souvent ces sciences, non pas parce que, vous qui m’écoutez, êtes instituteurs, mais parce que, à mon avis, l’éducation souffre et piétine, et fait fausse route pour les mêmes raisons qui laissent la médecine impuissante devant la maladie et devant la mort, et la philosophie timide et mineure en face de l'effroyable cataclysme — il y a donc, en médecine, comme en éducation des conceptions nouvelles, dont les bases existent déjà, qui sont, malgré qu’il y paraisse à première vue, aussi scientifiques et aussi rationnelles, sinon plus, que tout ce qui a été tenté jusqu’à ce jour, qui utilisent d’ailleurs, et adaptent une partie au moins des découvertes contemporaines, mais qui restent plus logiquement, plus humblement et plus humainement au service d’une vie qui porte encore en elle assez de puissant dynamisme pour régénérer nos civilisations vieillies et usées. — Si la science, qui se croyait si sûre et si logique dans ses méthodes et ses dévelop­ pements n’est elle-même qu’une décevante aventure, quelle nouveauté alors serait sus­ ceptible de nous apporter des raisons plus efficaces de vivre et de lutter? La foi serait en définitive notre seule ressource, comme le recroquevillement inquiet de la bête traquée... — Je comprends cela... Vous êtes comme des anges déchus et découragés qui n’osent plus partir à la conquête du ciel. Mais moi qui suis resté un homme, plus simplement, vous me voyez avec toujours ma même confiance — d’ailleurs peu exigeante — en face de la vie. Vous pouvez, et vous devez reprendre les vraies conquêtes. Mais, en toutes choses, il faut essayer d’abord de comprendre profondément, d’aller à la source même et des erreurs et des lueurs de vérité, de retrouver les fils conducteurs des comporte­ ments individuels et sociaux. Et là, à cette profondeur, quiconque sait encore réfléchir sainement, parvient alors à dépouiller l’illusion des mots et la vanité enfantine des sys­ tèmes pour retrouver, sans verbiage ni fioriture, les grandes idées directrices de l’activité des hommes, qui sont bien plus simples et bien moins nombreuses qu’on ne croit. Qui a pu y atteindre peut se hasarder sans crainte dans n’importe quel domaine de la con­ naissance. C’est la possession de ce secret qui nous donne, à nous, ce que vous appelez parfois de la suffisance, et qui n’est que l’assurance, malgré les erreurs possibles dans le détail, d’avoir retrouvé ces essentielles lignes de vie hors desquelles nul ne saurait construire. Ces lignes de vie, reprend Mathieu, ne se situent jamais pour moi dans le domaine de l’intellectualisme et je sais mieux que quiconque combien la Nature elle-même est marâtre lorsque l’homme ne parvient pas à la dominer à force d’intelligence et d’habileté. 34

Je réagis, moi, avec mon bon sens de paysan. Je ne réagis point contre la science ellemême, technique éprouvée d’un long tâtonnement expérimental et méthodique, mais contre les déformations que lui vaut le milieu social que nous subissons. Le jour où les travailleurs auront maîtrisé et corrigé le système de mensonge et d’exploitation qui dévie la science de ses buts, ce jour-là mon bon sens rejoindra l’expérience scientifique. Mais en attendant, il n’est pas mauvais que ceux qui voient tâchent d’ouvrir les yeux des victimes.

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CONNAISSANCE ET SAGESSE

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Retrouver d'abord, sous le vernis d'une fausse culture, les vérités fécondes et dynamiques qui permettront seules les solides constructions de l’avenir. Rejetés dans l’ombre noire de la place, puis revenus dans leur cuisine à eux, dont la propreté bourgeoise contraste avec le désordre de la pauvre cuisine paysanne, M. et Mme Long ne pouvaient s’empêcher de penser encore aux enseignements de Mathieu. Un doute naissait en eux, que creusait un soupçon de clarté. S’ils n’avaient jamais pu se reposer dans aucune apaisante certitude, c’est que nul ne leur avait enseigné à scruter les profondeurs, et qu’ils étaient ballottés au gré d’idées et de systèmes qui ne remuaient jamais que la surface ; qu’ils n’avaient fait que jouer à l’entrée de la grotte sans se hasarder jamais, lumignon en mains, dans les recoins difficiles qui détiennent les secrets du passé et les raisons même du présent. Mathieu, sûr de lui, décortiquait les plus savantes constructions comme ces con­ naisseurs qui, visitant un chalet, savent, écartant les plantes de parure, retrouver les pièces maîtresses dont ils éprouvent vigoureusement la solidité, ébranlant impitoyable­ ment le toc le plus subtil qui prétendait masquer les faiblesses originelles. Comme l’insti­ tuteur aussi, qui, pénétrant dans une classe voisine, sait écarter le factice, l’accidentel, le clinquant plus ou moins humain, pour sentir les velléités d’une personnalité et d’un caractère... Cette faculté d’aller en profondeur, ils découvrent maintenant tous deux qu’elle ne suppose pas forcément l’ampleur des connaissances ni la formelle acquisition scolastique. Ce sont plutôt comme deux voies séparées, qui ne devraient pas l’être puisque l’une devrait conduire à l’autre pour la faire plus puissante et plus claire. Et c’est peut-être bien l’origine du grand drame humain que cette séparation, et que l’impuissance de la connaissance à mener jusqu’à la sagesse. Parce que la connaissance est d’une mauvaise qualité, qui fait illusion, mais ne nourrit pas comme elle le devrait. Il y eut ainsi dans le passé — pourquoi en reste-t-il si peu dans notre présent? — des annonciateurs, des messies, qui n’avaient certes pas pu s’initier à toutes les techniques de leur époque : le menuisier était plus habile qu’eux dans son art et connaissait mieux son bois ; le batelier savait mieux qu’eux affronter les vagues et éviter les écueils ; l’astro­ logue était plus expert à nommer les étoiles et à prédire leurs révolutions, et le scribe seul connaissait à la perfection l’art d’habiller d’éloquence l’impuissance d’une cause. Mais eux, les sages, ils avaient acquis quelque chose d’autrement précieux : la connais­ sance, intuitive d’abord, raisonnée ensuite des grandes lois de la vie. Et ils pouvaient s’en aller alors parmi les artisans, les laboureurs et les savants, calmes et sereins, dénouant 36

les situations compliquées, éclairant le menuisier, apaisant le batelier, encourageant et guidant l’astrologue, donnant d’utiles leçons au scribe. Les autres vernissaient et colo­ riaient la surface sur laquelle ils peinaient à tracer les signes toujours imparfaits de leur science ; eux, ils animaient le fond ; ils redécouvraient les raisons et les mobiles de la vie elle-même, et cela leur donnait, du cœur et du corps de l’homme, et de la nature qui l’entoure, une connaissance mystérieuse qui faisait d’eux de grands bâtisseurs et des bâtisseurs pour l’éternité, parce que les vérités qu’ils ont ainsi fait surgir il y a cent ans, il y a mille ans, il y a cinq mille ans, restent toujours les mêmes fécondes et intégrales véri­ tés, la nourriture qui apaise seule la faim des perpétuels instatisfaits. La croûte et le vernis ont seulement changé et de consistance et d’apparence au gré des modes et des époques, et les barioleurs n’ont pas encore fini leur besogne vide et vaine. Ah! si, dans leur enseignement, les éducateurs savaient enfin, eux aussi, percer et dissoudre le vernis d’une fausse culture pour toucher au fond les vérités essentielles, laisser agir leur puissant levain, et mettre humblement la science au service de leurs révélations ! ... « Si vous ne ressemblez à ces enfants... », disait Jésus.

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LES RYTHMES DISPARUS

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Cuire le pain au four communal; retrouver les gestes ancestraux, cela suppose aussi le retour à un rythme oublié et qu'il faudra bien rejoindre pour le réadapter au monde contemporain. — Porte donc au four le fagot de brindilles, et enfourne, pour qu’ils sèchent, les « pinateaux » que tu as amenés hier... La pâte est en train de lever... Grande journée dans la maison des Mathieu!... On fait le pain!... On a, un peu par force, renoué la tradition perdue. Car c’est un travail de pétrir et de cuire, et, avant la guerre, on trouvait plus commode de donner la farine au boulanger du village voisin qui vous apportait en échange un poids équivalent de pain. Et un pain bien blanc, bien levé et croustillant, un pain comme endimanché, auprès duquel la miche ronde et à demi plate sortant du four communal semblait comme honteuse de son humilité. Maintenant, le boulanger est prisonnier ; son aide fait un pain mal cuit, gris et rèche, qu’il n’apporte d’ailleurs que trop irrégulièrement au village. Alors, on a nettoyé la « mastre », chauffé le four, et, de temps en temps, on voit, comme autrefois, une épaisse fumée monter vers le rocher, et l’on sent quelques heures après, l’odeur du pain frais envahir le village, cette odeur qui est subtile et chaude comme un parfum discret de fleur des champs, prometteuse et riche comme une matinée ensoleillée. C’est au tour des Mathieu, donc. Dès l’aube, on entend les coups sourds de la pâte que Mme Mathieu pétrit. Puis passent les lourdes planches chargées... Mathieu, manches retroussées, s’essouffle devant le four chauffé à blanc et qu’il faut maintenant balayer... Le tas de braises reste là, à l’intérieur, près de la porte; les cendres fument dans le cendrier et le balai de pin, pourtant abondamment trempé d’eau, grésille. Puis, Mathieu enfourne les pains que sa femme découpe et dépose sur la pelle... Il n’y a plus qu’une place au milieu... Ce sera pour les « fougasses », dont les bras, lar­ gement détachés d’un coup de taillet, semblent s’offrir... Quelques coulons, en genre de flûte pour les enfants. C’est fini... Une dernière petite place pour le gratin de courge traditionnel, pour une tarte gourmande, pour un plat apporté par un voisin. La porte se referme... Mathieu prend une poignée d’eau à l’arrosoir, s’éponge le front, boit une gorgée et sort sur le seuil respirer l’air frais qui monte de la vallée. Le four a englouti la pâte ; le mystère va s’accomplir... La farine deviendra pain!... 38

On n’a d’ailleurs pas longtemps à attendre: les fougasses plates sont déjà dorées. Encore un instant et Mathieu apporte sur le seuil la première cuite, comme une béné­ diction. Le partage familier de cette première fougasse renouvelle en effet la cène et le partage du pain, bien mieux que cette hostie mystérieuse dont le peuple ne comprend plus le symbolique sacrifice. — Et sans manière, vous savez !... Tirez donc un « bras »... Il y en a pour tous les assistants... Si on a fait des bras à la fougasse c’est pour qu’on les prenne... Et sentez-moi ça! On dirait le parfum de l’aire chaude où s’entassent les gerbes. Et goûtez!... Ce n’est pas là un aliment ordinaire... C’est plus qu’un aliment : c’est le fruit de la terre que vous mangez; c’est tout à la fois la fraîcheur verte du printemps et l’été grésillant avec le chant des cigales et le crissement des grillons!... Je vous le dis: c’est une bénédic­ tion!... M. et Mme Long étaient de la fête. Il leur semblait effectivement qu’ils n’avaient jamais rien goûté d’aussi substantiel. Il y avait, dans leur sensation, un peu de cette émouvante appréhension, de ce respect divin qu’ils avaient éprouvé — ils s’en souvien­ nent brusquement — lors de leur première communion alors qu’ils venaient de prendre, des mains du prêtre, l’hostie consacrée. Mais ce sentiment était maintenant comme plus humain et plus profond. On ne sait pourquoi ce « bras » de fougasse à la sortie du four se suffisait si totalement. Il ne serait venu à l’idée de personne de manger ce pain avec « quelque chose », seraient-ce même des noix bien pleines, ce régal ! C’était comme un absolu, comme le signe de la féconde et ancestrale union de l’homme avec la terre. — Vous voyez, attaque Mathieu, en attendant que cuise le pain, vous voyez où nous a menés votre culture. Elle nous avait poussés à sous-estimer ou à dédaigner les vraies valeurs, à ne plus sentir la signification mystique du partage du pain, à ne plus com­ prendre la portée de tous les dictons qui l’avaient consacré ni même cette parole de Jésus : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ! » — Il est toujours assez facile, en face du malheur, d’argumenter : « Je vous l’avais bien dit ! » et d’accuser son prochain. Je suis sûr que si par hasard votre pain n’était pas bien levé ce serait la faute à Mme Mathieu!... Quelle responsabilité, directe ou lointaine, pouvons-nous avoir dans les malheurs actuels de la France, nous qui avons toujours accompli notre besogne avec la plus grande conscience? Quelle responsabilité même pourrait bien avoir la plus grande conscience? Quelle responsabilité même pourrait bien avoir l’Ecole publique dont l’institution, il y a un demi-siècle, a, malgré tout, marqué un indéniable progrès?... — Comme la « panification » par le boulanger, à l’aide d’un pétrin mécanique, dans un four moderne chauffé au mazout, représentait un indéniable progrès sur la cuisson familiale, exténuante, et pas toujours parfaite. Mais ce progrès était si drôlement orienté, il nous a menés si loin, que nous revoilà devant notre pétrin et notre four centenaire. Et bien heureux encore d’avoir ce recours à ce que nos vieux avaient construit, et à l’exemple vivant qu’ils nous avaient donné. Vous direz que je reste volontiers l’homme du passé, que je vois le présent avec des yeux trop prévenus et que je risque, de ce fait, d’être malgré tout partial et injuste envers 39

ce que vous appelez le progrès. C’est possible ; car, si nous jugeons avec une complai­ sance maternelle nos propres actes, nous sommes toujours marâtres pour les actions des autres, et notre charité est toujours quelque peu à sens unique... Je n’échappe sans doute pas à la loi commune. Mais une certaine sévérité, même injuste, n’est-elle pas préférable, lorsqu’il s’agit de notre destinée, à une lâche acceptation de toutes les erreurs et des plus redoutables faiblesses? Je n’ai aucun intérêt d’aucune sorte, moi, à m’incliner servilement devant les puis­ sances du jour — et il n’y a pas que la puissance officielle avec ses lois et sa police... Je veux plutôt parler de la puissance occulte qui, derrière celle-là, par des mots, par des rites, par des croyances — et pas seulement religieuses ! — fait le lit de ceux qui tiennent le fouet. Vous allez à la messe parfois — ou du moins vous y avez été... Vous savez que, pendant l’élévation, quand l’officiant fait les gestes qui précèdent le partage de l’hostie, l’enfant de chœur agite sa sonnette ; et tous les fidèles doivent baisser la tête, comme pour ne point voir l’acte mystérieux qui s’accomplit. Quand je suis à la messe — et cela ne m’arrive pas souvent, tellement j’ai à faire — je ne peux pas, moi, baisser la tête. Je croirais déchoir à ma dignité d’homme. Et je regarde avec quelque commisération l’offi­ ciant onctueux, l’enfant de chœur irresponsable qui secoue sa sonnette, et la masse des hommes et des femmes qui attendent passivement le dernier tintement pour redresser la tête dans un geste impatient de délivrance. ... Non, je ne m’incline pas... Je juge des événements et des choses avec le maximum de bon sens que j’ai pu conserver, même si je suis seul à oser... — Croyez-vous donc que nous soyons enchaînés au point de ne plus pouvoir nous aussi, ni réfléchir, ni juger, ni agir?... — La volonté ne vous en manquerait peut-être pas, certes ; mais vous tous qui avez subi la culture avez tendance à ne plus vous rendre compte à quel point elle vous domine pour ainsi dire automatiquement. On dirait d’ailleurs que tout concourt, dans la société actuelle, à empêcher les hommes de réfléchir, comme s’ils étaient sous le coup d’une diabolique conjuration. Quand je pars, monté sur mon âne, j’ai le temps, croyez-le, de calculer, de tourner et de retourner mes idées, de me bâtir patiemment une philosophie. Ma bête me guide; il suffit que, de temps en temps, je la stimule quelque peu d’un vigoureux coup de mes jambes ballantes. J’ai le loisir en route de regarder les champs et les arbres, de comparer les façons et les récoltes... Tiens, celui-ci n’a pas encore charrié son fumier et c’est bientôt le moment des semailles... Voilà du bon engrais, mais qu’on laisse bien trop se dessécher sur le chaume... Ces murs n’ont pas été redressés... Un tel ferait mieux de s’en préoccuper au lieu de tramer des journées entières dans la rue !... Et, en observant ainsi les chemins, les champs et les cultures, j’apprends à juger les hommes ; je tâte le pouls des habitants. Plus loin, quand on quitte notre vallée, l’atmosphère change : la ligne des montagnes modifie l’horizon; des bruits différents montent des fermes; un berger rassemble des vaches ; le cahotement d’une charrette vient à ma rencontre. C’est là un rythme aujourd’hui disparu, sauf dans nos villages reculés, et pour nous paysans authentiques. Naturellement, vous qui êtes habitués à rouler en auto, pour retrouver, en rentrant chez vous, une radio qui vous embarque en pensée pour de nouveaux voyages, vous jugez que ce doit être mortel de rester ainsi, de si longues heures, 40

en tête-à-tête avec soi-même. Mais le temps vous est-il donc une si lourde charge que votre seul but semble être de « le tuer » pour courir en vain à la poursuite d’une vie qui passe? Moi, je suis en paix avec moi-même ; je trouve que chaque heure du jour a son intérêt et sa figure, que chaque paysage, chaque aspect des individus ont leur charme. Et quand j’arrive de ma tournée, que je mets pied à terre en renvoyant ma monture, je me sens l’âme satisfaite, un peu plus riche même qu’au départ. ... Et qui sait ce que fait mon pain?... C’est un travail d’artiste que de le cuire juste à point, ni desséché dans un four mal chauffé, ni « surpris » par une chaleur excessive, ni pâle, ni trop doré... ... Excusez-moi... Cela presse plus que de philosopher!...

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LE PROGRÈS

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Où l'on aborde le problème de la culture dans ses rapports avec le progrès matériel et social et les causes changeantes mais toujours renouvelées d’abêtissement. Ce ne fut pas long... La cuisson n’était pas encore parfaite. Mathieu se rassit posé­ ment, en homme pour qui, en effet, les minutes comptent peu. Et il reprit sans plus le fil de ses pensées : — Nous avons eu l’an dernier notre nièce Rosette... La connaissez-vous? Elle a quinze ans et a été élevée à la ville. Elle est arrivée avec une vraie collection de journaux et de romans, car elle prévoyait qu’elle allait s’ennuyer à mourir dans notre trou où elle n’aurait pas même la radio. Il lui fallait un livre à lire au lit le soir et le matin. Si elle nous accompagnait à la Graneirée, elle emportait son livre. La journée était délicieuse et sonore... Des pigeons « favards » traversaient la vallée majestueusement; les geais s’appelaient et se groupaient autour de la vieille cabane au milieu du bois ; les merles jouaient sous les broussailles ou dans les fourrés de haricots jaunissants. Un parfum vigoureux montait des coteaux de thym et de lavande. Etendu sur le dos, la tête appuyée sur ma vieille veste, je sentais un bien-être subtil m’engourdir. On aurait dit que me pénétrait une portion d’éternité... Et je pensais qu’il serait sacrilège de se boucher les oreilles et d’écarter son esprit de cette indicible richesse... Rosette lit... Elle ne voit rien de tout cela ; elle ne sent rien de cette merveille ! Elle se plonge dans son livre d’illusions, son livre menteur. Si je lui dis : « Regarde ces favards !» ou « Ecoute le cliquetis sec des gousses de haricots qui éclatent au soleil ! »..., elle lève comme à regret, avec un imperceptible geste d’impatience, un visage surpris et incompréhensif, comme ces enfants qui, à leur réveil, ouvrent leurs yeux à une réalité si différente de leur rêve et qui ont besoin de s’étirer longuement avant de reprendre leurs sens. Si j’essaye de lui expliquer, de lui faire partager mes sensations et mes émotions, elle répond par monosyllabes polies mais absentes, pour reprendre bien vite une lecture qu’elle n’interromprait même pas durant son retour si le chemin accidenté ne l’obligeait à une surveillance agacée de chacun de ses petits pas de citadine. Et voilà ce que l’Ecole, ce qu’un ersatz immonde de culture ont fait de cette jeune fille : elle n’est plus un être vivant, une fleur sensible et compréhensive ; elle n’a conservé aucune de ces qualités humaines auxquelles nous accordons à bon droit une si primor­ diale importance. Elle n’a même plus de bon sens !... Elle connaît le nom des artistes de cinéma, ah ça oui ! et le titre des romans populaires. Elle croit que la vie a les couleurs 42

excitantes et flatteuses que lui attribuent les livres et l’écran. Mais les désillusions vien­ dront, trop tard, hélas! — Vous avez raison pour ce qui concerne le cinéma. Mais il existe de bons livres et ce n’est pas notre faute si ce sont les mauvais qu’on lit. — Si elle n’est pas seule responsable, votre école n’est pourtant pas aussi innocente que vous voudriez le croire et le dire. Mais j’examine en ce moment les résultats et je vous le dis franchement: j’aimerais voir venir près de moi, en août, une jeune fille ne sachant ni lire ni écrire, n’ayant jamais vu de cinéma, ni écouté de radio, mais qui serait là avec ses yeux et son esprit intrépidement curieux, avec son intelligence et son bon sens intacts, et qui saurait d’abord sentir et vivre la vie. Alors, elle m’écouterait, elle m’interrogerait ; elle interrogerait la nature aussi, exer­ çant sa neuve compréhension, développant et aiguisant son sens de la beauté. Elle ne serait pas un perroquet sans originalité ni saveur ; elle ne serait pas une de ces poupées standardisées dont on admire les franfreluches et les cils soignés, et la touche de rouge sur les joues, mais dont il faut renoncer à rien tirer d’humain ni d’intelligente sensiblité. Elle se réveillera bien un jour, mais ce sera terrible : la complexe vie de famille, les enfants si difficiles à élever, le ménage dominé par la gêne et la misère, la feront revenir aux réalités, l’obligeant à reconsidérer tous les problèmes et à regretter les tenaces erreurs. Elle s’arrêtera d’abord, comme au carrefour d’un chemin, hésitante encore, puis, pour refaire sa vie mal aiguillée, elle repartira à zéro. Mais que de temps perdu, que de désillusions aussi, que de regrets d’avoir dû rebrous­ ser chemin lorsqu’on se croyait sur le seuil d’un paradis de roman ! Déséquilibre, désa­ daptation, hargne, maladie, dégoût de la vie, misère! Voilà les dons que vous préparez aux enfants ! — L’anomalie qui vous irrite à juste titre ne saurait suffire à condamner une culture qui produit heureusement aussi des fruits plus naturels, ni notre école qui demeure malgré tout un havre de progrès... — Voilà encore lâché le grand mot de progrès, comme si nos générations en avaient eu le privilège. Le progrès a été dans le passé aussi, et il serait peut-être temps de s’ins­ pirer de quelques-unes des conquêtes qu’il nous aura values. Remarquez que je ne risque pas d’avoir jamais vanté l’ignorance ou nié certains pro­ grès. C’est si beau de savoir ! Je vous ai dit, oui que je préférais une Rosette ne sachant ni lire ni écrire, à condition qu’elle ait gardé ses aptitudes essentielles pour la préhension de la vie. Ce qui ne signifie point une Rosette ignorante, au contraire! Il ne suffirait pas en effet de supprimer l’instruction pour que l’individu soit meilleur, et je n’aurais garde de croire, ni de dire que tout allait mieux au temps où les enfants du peuple ne connaissaient ni a ni b. Ce serait oublier que si le cinéma, la radio, le livre actuels risquent d’écarter l’individu de la voie royale qui monte vers un idéal, il y eut, dans le passé, d’autres causes d’abrutissement encore plus néfastes et que la science actuelle au service de conditions économiques et sociales plus humaines a fait disparaître à peu près totalement. Il y avait la misère, qui fait que des êtres ne sont plus préoccupés que par la recherche de leur subsistance immédiate. J’allais dire: comme les bêtes! Mais ce serait médire des bêtes. Disons : comme les bêtes affamées qui sont fascinées par le pré vert ou l’odeur âcre de la luzerne. 43

Il y avait la saleté, l’obscurité, le froid, l’insécurité. Il y avait aussi cette sorte de sujétion morale, cet envoûtement où les tenaient l’ignorance des faits naturels les plus usuels, la peur des esprits, des revenants, la crainte que l’Eglise y avait substitué de l’enfer et du diable, la domination de leurs maîtres temporels qui tenaient entre leurs mains leur destin et leur vie. Que la science actuelle, que le Progrès, que l’Ecole aient atténué ou fait disparaître ces causes d’abêtissement, nous ne pourrions que nous en féliciter. Et il y aurait progrès véritable si ces causes n’avaient, hélas ! été remplacées par d’autres qui rendent exacte­ ment le même office. Et l’on se demande parfois dans quelle mesure on a gagné au change.. Mais je sens la bonne odeur du pain cuit... Voyez la belle couleur dorée !... Sentez donc ce parfum ! Oui, le pain, c’est une bénédiction. Qui le possède a comme une assu­ rance de vie qui lui met l’esprit en repos et l’aide à penser calmement et humainement. Car l’homme est comme les bêtes dont je vous parlais : quand son estomac est régu­ lièrement satisfait, quand les champs autour de lui sont gras et riches, il mange en paix sans batailler avec ses voisins, et aime ensuite se coucher au soleil parmi l’herbe parfumée qui reste la promesse du soir et du lendemain. Et alors, rassuré, il regarde le ciel, ausculte la terre, examine et sonde les hommes... Il pense! Mais si son estomac le tiraille ; s’il sent la nourriture rare autour de lui ; s’il passe des heures et des jours sans apaiser normalement sa faim, sans rencontrer la sécurité d’un abri ou l’aubaine d’une couche chaude, alors il se comporte comme les bêtes avides au printemps. Il n’a d’yeux que pour la touffe verte qui pousse au pied d’un mur. La néces­ sité où il est de satisfaire ses besoins envahit tout son esprit, accapare toutes ses pensées. Il part comme un insensé, bousculant sans pitié les concurrents possibles. On le voit errer, se démener, courir, se battre. On ne saurait attendre de cet homme des gestes profonds d’humanité. Ces considérations devraient être les premières leçons de pédagogie. Elles appren­ draient à raisonner sans parti pris quand on parle d’école, de culture et de progrès... Voilà maintenant nos planches pleines, notre richesse prête à être rentrée. Quand je l’aurai suffisamment admirée, quand j’aurai senti son odeur féconde envahir notre vieille cuisine, je serai mieux disposé pour continuer mes démonstrations.

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L’ENFANT DÉRACINÉ

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La culture moderne a produit un décalage dangereux entre la vie et la pensée, un hiatus dans le processus d'évolution de l'organisme individuel et social. Assis sur le pas de sa porte, comme un sage au seuil de son domaine, Mathieu se reposait de sa dure journée. C’était une de ces soirées de calme lumière, qui n’ont plus l’âpreté piquante des fins de journée d’hiver, ni la lourdeur obsédante des crépuscules d’été. Le tilleul sur la place exhalait une odeur timide, annonciatrice de l’épanouissement prochain. Un enfant ren­ trait, portant une branche de pêcher toute fleurie, que suivait une chèvre avec son cabri. Les merles regagnaient leur rocher et l’on entendait leurs cris en cascade monter d’étage en étage dans les buissons et les chênes-verts. Mathieu réfléchissait-il à la suite de ses pensées du jour? On ne saurait le dire; il n’aurait su le dire lui-même. Ordinairement, il laisse se dérouler le temps, se contentant de réagir comme il convient aux événements, mais sans fixer anormalement son attention sur des éléments de discussion qui auraient tendance alors à se détacher de l’harmonieux ensemble de sa vie. Il ne pense pas par chapitres, comme tant d’anciens écoliers chez qui la classification arbitraire a tué tout ordre véritable. Il pense avec tout son être, et c’est son être entier qui participe au cheminement de son esprit qui en est nourri et fortifié. Ce n’est que lorsqu’il extériorise ses réflexions qu’il est bien obligé d’employer les mots qui isolent sa pensée, qui lui donnent un contour et prennent parfois, de ce fait, une valeur d’absolu et de définitif qui risque d’être déjà un commencement d’erreur. Et nul plus que lui ne se méfie des mots. Pour M. et Mme Long, c’était la pensée qui semblait s’imposer sans cesse comme le support de leur vie, qui les obsédait et les subjuguait. D’ordinaire, ces pensées s’agi­ taient dans le cadre familier d’une philosophie qui les satisfaisait apparemment. Mais voilà que Mathieu, avec ses coups de boutoir répétés, avait ébranlé l’édifice mental élevé par l’école et sa culture. M. et Mme Long commençaient à leur tour à douter de certains mots, à reconsidérer des notions essentielles, à discuter le progrès... Mais, pour l’instant, c’étaient encore les raisons pour qui avaient le dessus, jusqu’au moment où Mathieu enfonçait à nouveau, dans leur commencement de doute, le coin de son agressif bon sens. — En vous voyant, M. Mathieu, si calme au soir d’un jour béni, j’imagine que c’est ainsi déjà que s’asseyait sans doute votre père, quand il venait de pétrir et de cuire... — Ce qui prouve que le progrès, dans notre village du moins, a étrangement piétiné, puisque rien, en effet, ne semble changé après cent ans d’existence ! Ne parlons pas de la 45

ville, car alors je pourrais me demander, au spectacle des carnages et de la détresse actuelle, s’il n’y a pas eu recul... Eh oui ! en cent ans, on nous a construit une école. C’est beaucoup, j’en conviens, et c’est peu, parce qu’une école ainsi perdue dans un ensemble d’éléments qui se fixent dans leur forme au lieu d’évoluer en s’adaptant aux idées nouvelles, ne peut pas avoir une influence bien profonde sur la vie et le comportement des générations qui passent. — On ne sait jamais. Car le progrès n’est pas forcément matériel. Il y a aussi l’évo­ lution dans la pensée, dans la marche de l’organisme social, dans le développement du sens moral. — Je sais... C’est comme l’eau qui descend de notre source claire de Rocheroux... Elle peut être ruisseau gazouillant entre les osiers et les fraisiers de la montagne; ou ruisseau cascadant que des canaux rustiques mènent arroser haricots et arbres fruitiers, prés et légumes; mais aussi, certains jours, trombe sauvage qui dévale des hauteurs, entraînant rochers, troncs et terre, arrachant tout sur son passage et ensevelissant dans la vallée des champs entiers qui en sont comme empoisonnés. Mais, depuis que la montagne, abandonnée à elle-même, s’est reboisée, les colères de notre torrent sont moins fréquentes et moins terribles. Puissions-nous trouver un jour semblable assagissement à l’usage de notre Progrès! J’en veux cependant à ceux qui, de leur propre autorité, se sont déclarés montagne pour enfanter et orienter le torrent, pour dominer la vallée; à ceux qui croient avoir découvert des sommets, mais qui oublient que ces sommets ne seraient pas sans le flanc des vallées qui les hissent vers les nues, et sans les bas-fonds fertiles qui mettent en valeur l’aridité et l’austérité des pentes ; et qui s’étonnent parfois que le monde ne soit pas à leurs pieds, obéissant aux mouvements factices qu’ils ont ordonnés. — Les vraies montagnes sont autrement humbles, M. Mathieu. Je pourrais vous présenter ici les écrits suggestifs de tel homme de science renommé et vous verriez à quel point il est dégagé de toute superbe et fatuité. — C’est exact... Quelqu’un a dit — et j’en suis persuadé — qu’un peu de science éloigne du bon sens et de la vérité, mais qu’une grande science y ramène. Oui, il est de vrais savants qui sont des consciences supérieures, dont la spécialité n’a pas éteint ce sentiment de la complexité encore mystérieure du monde qui les entoure, qui ont su, de ce fait, mesurer la limite de leur puissance, et qui ont gagné à cette conception exacte de leur fonction, l’humilité devant la vie qui domine l’esprit des sages. Mais, à côté de ces rares personnalités, combien en avez-vous de ces faux savants pour qui la vie est limitée à l’horizon de leurs éprouvettes, qui ne savent pas se détacher de leurs livres, qui généralisent hâtivement leurs découvertes, petites ou grandes, et qui se sacrent mutuellement les contempteurs et les piliers d’une pensée, d’une science, d’une philosophie qui les désintègrent de l’indispensable harmonie universelle. Ils ont, ou ils croient avoir révélé une parcelle de vérité sur laquelle ils édifient hâtivement les systèmes plus ou moins cohérents que nous subissons. Et ils sont tellement infatués de leur supériorité qu’ils dédaignent leurs contemporains non initiés, et le long passé aux enseignements duquel ils restent obstinément fermés. Les conquêtes de la science dans le domaine mécanique et bureaucratique, cette illusion de progrès qui illumine d’un faux jour toute notre époque, flattent l’amour46

propre des ignorants eux-mêmes, qui se réjouissent béatement d’être nés au siècle des lumières. Et il se trouve toujours suffisamment de politiciens retors pour sentir les possibilités d’exploitation que recèlent ces croyances nouvelles. Votre école, M. Long, est un des instruments de cette illusion. Pour abolir un passé de servitude et d’oppression — vous voyez, je parle comme les grands conventionnels qui eux, du moins, avaient quelque excuse — il fallait bien colorer le présent et illuminer l’avenir de lueurs prometteuses. On a demandé à l’école de se charger de la besogne, et des philosophes, des écrivains, des savants ont participé à l’édification d’une conception nouvelle de la vie, qui n’a que le tort d’être imposée d’en haut, sans tenir compte de ce qui existait et qui n’était pas toujours mauvais, avec ses assises profondes et sûres ; d’avoir plaqué, sur une civilisation aux trames ancestrales une conception du monde étriquée et factice, avec ses rythmes anormaux, ses intérêts et ses idéaux. Alors, il s’est produit un décalage dangereux entre la vie familiale, les habitudes indéracinables d’alimentation, de travail, de jeu, entre tout ce complexe profond, psy­ chique aussi, souvent subconscient, qui vous accrochent malgré vous à un sol, à une maison — serait-ce même une masure — à une vallée, à un ombrage, à une atmosphère, à un sentier, et, par delà ce sol et ce sentier, à un passé et à une race ; il s’est produit donc un décalage dangereux entre tous ces éléments essentiels qu’on avait cru pouvoir éliminer, et les tentatives aventureuses d’une science, d’une culture, dans lesquelles tout n’est pas faux, mais qui constituent comme une rupture d’équilibre, comme un essai de mouve­ ment autonome, comme une de ces fusées que des savants projettent d’envoyer dans la lune qui serait partie avec une force initiale étonnante, qu’elle perdrait au fur et à mesure qu’elle s’éloignerait de la terre, et qui serait là, maintenant, à bout de souffle, prête à retomber sur la terre pour annihiler l’idée même un instant réalisée avec une audace digne d’une meilleure fin. Ils ont cru, vos hommes de science, vos philosophes, vos pédagogues, qu’il était possible de prendre les êtres humains, comme ils se saisissent de la matière brute, de les malaxer dans leurs laboratoires, de les combiner pour former d’autres vies, comme ils créent les alliages. L’industrie, symbole de l’économie nouvelle, poursuivait l’opération sur le plan matériel ; eux, ils étaient chargés de la besogne intellectuelle et morale. Ils ont pensé — et ils vous en ont persuadés — qu’il était possible d’arracher, par le raison­ nement pour ainsi dire, par la démonstration logique, en se servant notamment du levier de l’intelligence, qu’il était possible d’arracher les hommes à la culture, même empirique, qui les a imprégnés, au sol qui a nourri leur sève, à tout ce décisif et permanent passé qui est à la vie sociale ce qu’est la mémoire à la vie individuelle, tenace comme ces racines qui cèdent un instant quand s’abat l’arbre, mais qui se raccrochent aussitôt à la terre nourricière pour envoyer au tronc menacé encore un peu de vie. Cette erreur monstrueuse nous vaut maintenant un danger tout aussi mortel: la réaction farouche des timorés, des rabougris et des politiciens qu’effraye le véritable progrès et qui voudraient nous faire croire que l’âge d’or, que nous n’avons pas su décou­ vrir en avant, est derrière nous, que le progrès et la science ont fait faillite et qu’il faut se tourner vers le passé pour construire selon d’autres normes qui ne feraient que produire un nouveau décalage. 47

L’homme, espérons-le, saura agir autrement que ces bêtes traquées qui se jettent aveuglément d’un côté et foncent devant elles, mais qui, arrivées bientôt au bord d’un précipice, reculent effrayées pour se jeter avec le même aveuglement du côté opposé où elles se heurteront finalement à un précipice peut-être plus redoutable encore. Il ne suffit pas de rejeter en bloc ou la tradition ou le progrès, mais d’adapter intelligemment notre comportement aux nécessités de notre époque. Il faut que nous trouvions pour le proche avenir, des solutions qui s’appuient sur le présent réel, descendant et héritier du passé récent et de l’apport lointain des générations qui ont fertilisé notre sol, construit nos maisons, idéalisé notre langue et notre esprit. Le progrès doit se faire pour ainsi dire en fonction du passé, en évitant ce décalage dont nous avons mesuré les dangers, cette coupure qui nous a isolés de votre science, en la privant de notre sève et de notre effort. L’Ecole pourra beaucoup pour cela. Mais il lui faudra d’abord connaître et juger à sa mesure ce présent et ce passé, découvrir ce qu’ils portent en eux de dynamique et de constructif, et faire surgir aussi les grandes lignes de vie, les essentielles forces souter­ raines qui seront les leviers indispensables pour les créations qui s’imposent. Deux tâches également urgentes à mener avec méthode, mais aussi avec la notion exacte de notre humilité, de nos faiblesses et de nos grandeurs.

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L’ENSEIGNEMENT DU PASSÉ

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La culture populaire d'autrefois était conditionnée par des modes de penser, par un jeu original de l’intelligence humaine qui avaient leurs vertus et leur valeur, et qui méritaient mieux que le dédain dont elles ont été victimes. La nuit est venue. Il semble que le ciel vous ferme les yeux pour vous faciliter ce regard intérieur avec la lente résurrection des souvenirs. — Le passé? continuait Mathieu... Je connais mieux que vous, soyez-en persuadés, les méfaits de la triste nuit des âmes, de l’inquiétude permanente ou de la fragile sécurité des êtres pour qui tout est encore mystère dans la vie; du règne des esprits, du diable, des dieux ou des anges; ou de cette magie moderne qu’on nomme chance — ou hasard — avec ses pratiques déconcertantes qui sont comme la négation de nos communes connaissances. Et j’aspire moi aussi au règne de la lumière, mais de la lumière vraie, et non de cette clarté artificielle, aussi fallacieuse et caressante que les lueurs trompeuses qui égarent dans nos vieux contes les enfants imprudents. Je connais les faiblesses du passé, mais je sais aussi les raisons qui nous le font par­ fois regretter. Je sais ce qu’il y avait autrefois dans le peuple. J’ai appris par mon père et par les vieux qui se plaisaient à me le raconter, ce qu’était, il y a cent ans et plus, la vie véritable du village, avec ses tares pour lesquelles nous sommes d’ordinaire sans aucune indulgence, mais aussi avec son spiritualisme et son humanité, avec sa « culture » ori­ ginale et tenace. — Hélas ! je n’en vois pas grande trace autour de nous... C’est un passé bien défunt !... — C’est un fait. Et un aboutissement !... Toutes les forces, politiques, économiques, sociales, philosophiques se sont liguées depuis plus d’un siècle pour dépersonnaliser nos villages, pour ridiculiser les velléités créatrices des meilleurs d’entre nous, pour décou­ rager toutes les tentatives locales au profit d’une vaste entreprise, si générale qu’elle en oubliait le particulier. Nous avons assisté, nous, aux derniers soubresauts de cette lutte. Nous avons connu un village dont le standard de vie peut certes se comparer difficilement à ce qu’il était naguère encore à la veille de la guerre. Parce qu’il y a fort peu de commune mesure. Des biens, des avantages auxquels nous tenons particulièrement n’existaient pas encore, ou étaient réservés à quelques privilégiés mais le peuple avait par contre des joies et des satisfactions que nous avons perdues. Ce qu’il y a de certain c’est que, tout compte fait, ce village n’était point morne et mort comme il l’est depuis qu’ont sévi vos connaissances 49 4

scolastiques et vos principes de vie si étriqués et malgré leur apparence si insuffisamment rationnels. Aujourd’hui, quand les jeunes se réunissent, et ils se réunissent rarement si ce n’est au café, les jeunes filles exclues, pour une automatique belotte, ils ne savent comment « passer le temps » s’ils n’ont une radio beuglante ou un piano mécanique. Les vieilles femmes, elles-mêmes en sont venues à se persuader que les histoires, les jeux, les tradi­ tions dont s’est nourrie leur jeunesse sont aujourd’hui sans valeur et qu’il y a dans les feuilles des journaux ou sur les écrans des cinémas des mystères autrement trou­ blants. Or, certaines veillées étaient autrefois de véritables soirées récréatives. Il y avait les meneurs de jeux à l’esprit fertile et entraînant qui savaient passionner tout un cercle d’invités par des activités variées de farces, devinettes, contes, légendes, complaintes, auxquelles participaient tous les veilleurs. Il y avait surtout les conteurs. Et pas seulement les mamans qui, elles, disaient et redisaient pour les petits et les grands ces histoires pour ainsi dire fondamentales, qui sont de tous les temps et de tous les pays, mais que la fantaisie et la tradition habillent de couleur locale, ces Petits Poucets et ces Gargantuas, ces oiseaux bleus et ces chats bottés qui sont la véritable Légende dorée du peuple. Des vieux recréaient pour nous des récits autrefois entendus et dont ils n’avaient pas oublié la plus petite des péripéties; et les jeunes, sur le mode traditionnel aussi, inventaient avec hardiesse des contes qui charmaient l’auditoire. Comment inventaient-ils? Peut-être bien qu’ils ruminaient longuement leur création, durant la journée lorsqu’ils s’en allaient, une corde sous le bras, seuls sous le soleil d’hiver, chercher un fagot de ramée, ou qu’ils suivaient leur âne plus que jamais paisible et mélancolique. Il ne s’agissait point pour eux de prendre des notes puisqu’ils ne connaissaient ni a ni b ; mais ils avaient à leur service une mémoire d’une ampleur et d’une fidélité que vous tiendriez aujourd’hui pour surprenantes. Ils créaient positivement, au fur et à mesure qu’ils parlaient, jugeant du mystère ou de la splendeur de leurs dits aux réactions mêmes des spectateurs, aux yeux brillants ou farouches, aux fronts marqués d’épouvante ou de crainte, aux cris qu’on retient avant qu’esquissés, aux explosions apaisantes de larmes ou de rires. Ils connaissaient l’art de ménager leurs effets, de satisfaire comme au comptegoutte une curiosité savamment attisée, de répéter et de corser les situations dramatiques. Leurs contes allaient d’ailleurs se modifiant, s’adaptant, s’améliorant à chaque répétition, s’allongeant ou se simplifiant selon les circonstances. Quand on parle de contes, on pense actuellement à ces petites histoires qui tiennent tout juste une ou deux pages de vos livres, ou qui s’encadrent dans un coin inutilisé de votre journal. Leurs contes à eux étaient parfois de vrais romans, qui duraient deux ou trois heures, tant que duraient la bûche et la provision de bois gras, et qu’on conti­ nuait parfois le lendemain au soir. — Comme les trouvères donc ! Les thèmes eux-mêmes n’étaient sans doute qu’une résonance des grands courants qui parcouraient la France, comme aujourd’hui ces « canards » qu’on s’étonne de voir surgir simultanément, semblables dans leur fonds mais différents dans leur forme, dans les régions les plus diverses du pays. 50

— On ne sait jamais au juste. Il se produisait sans nul doute une interpénétration dont la profondeur dépendait du talent et de l’originalité du conteur, des conditions et des circonstances qui présidaient à cette récréation. Il y avait certainement, en tout cas, quantité de contes qui étaient spécifiques à notre contrée et à nos gens, et je regrette de n’en point posséder de façon ou d’autre, quelque épreuve. — Ces conteurs devaient être des individus particulièrement bien doués et intelli­ gents. En d’autres temps, ils auraient été les éléments d’une élite... — Ce qui leur donne à nos yeux une valeur toute particulière, c’est justement que, dans la vie de tous les jours, ils ne se distinguaient absolument pas de leurs contempo­ rains. Si vous les aviez vus, labourant ou piochant, ou grattant la terre de leurs doigts racornis; si vous les aviez croisés, misérablement pliés sous le poids d’un encombrant fardeau de litière, vous n’auriez jamais supposé que c’étaient là ces conteurs aux yeux brillants, qui étaient capables d’empoigner et de séduire, pendant plusieurs soirs, toute une foule de veilleurs... La caractéristique de cette époque qui a précédé pour le peuple vos tentatives de culture formelle, c’était, sur un fonds de tradition, le pouvoir créateur des individus et leur colossale mémoire. Pouvoir créateur ! Ils étaient exactement à l’opposé de ma nièce dont je vous ai conté l’histoire, qui ne sait plus que suivre et singer parce que s’est évanouie en elle l’étincelle de cette divine faculté. Eux, ils créaient comme ils vivaient, comme l’arbre porte des fruits, semblables certes à ceux des années précédentes et cependant uniques dans leur individualité, et renouvelant pour nous, à chaque automne, le mystère de la fécondité. C’est, je vous assure, une bonne habitude à prendre, et à conserver. Je me souviens qu’étant jeune je m’étais pris, moi aussi, à inventer des contes. C’était comme une sorte de griserie : tout en gardant les agneaux, je construisais dans mon esprit la trame de mon histoire, banale peut-être à l’origine, mais nécessairement imprégnée dans sa forme par l’air que je respirais, par le bruit chantant de l’eau qui se déchirait aux arches du pont, par le bêlement frais des cabris. Le soir, en face des amis qui me sollicitaient, je sentais m’aiguillonner une verve euphorique qui me donnait audace et éloquence. Il y a, en tout, voyez-vous, une habitude à prendre. Si j’avais pu continuer dans ce sens, je serais peut-être devenu, moi aussi, un conteur... La Mémoire ! Il paraît que vos maîtres en pédagogie ont beaucoup raisonné et longuement écrit sur ce sujet, et vous avez tous à vous plaindre, je le sais, de la mauvaise mémoire de vos enfants. Alors, vous inventez des exercices ingénieux pour l’exciter, la fixer, la développer. Sans grand succès!... Je crois, moi, que ce qui a affaibli la mémoire des hommes de notre temps, c’est l’ensemble et la diversité des moyens que la civilisation a mis en œuvre pour doubler, pour suppléer, pour soulager cette mémoire. Vous avez un crayon et vous confiez au papier une pensée, une note, un souvenir pour lesquels vous auriez aussi bien trouvé dans votre tête un refuge sûr et fidèle. Et ceci est déjà comme une perversion et une trahison. L’écrivain projette sur ses feuillets les fluctuations et les subtilités de ses idées, mais dès que celles-ci sont matérialisées par des signes, elles sont comme une portion de 51

l’homme qui se serait séparée de lui en s’extériorisant et en se fixant. Et, effectivement, l’écrivain ne s’en préoccupe plus si ce n’est pour leur diffusion. Sa mémoire en est libérée mais son esprit aussi cesse d’en être enrichi. Ce qu’il a offert aux autres par l’intermé­ diaire des signes immuables est perdu pour sa personnalité. Pour le conteur, les points de repère restent en lui ; la création demeure vivante, à peine assoupie, mais capable de se réveiller, de passer à nouveau par l’entendement, de s’épanouir aux feux renouvelés de l’imagination pour s’offrir, transformée peut-être mais perfectionnée, à de nouveaux auditeurs. C’est là la forme normale de la mémoire, celle qui n’est qu’une pièce précieuse du merveilleux organisme humain. — Et pourtant l’écriture a été incontestablement un des moteurs essentiels de la civilisation. La preuve, vous la voyez : de la verve géniale de vos conteurs analphabètes, il ne nous reste rien aujourd’hui. Tout a été à reconstruire sans cesse de génération en génération, tant que la science humaine n’est pas venue prolonger comme un écho dépas­ sant les générations, la mémoire trop limitée des hommes. — Je suis le premier à regretter qu’il n’y ait eu, au temps dont je vous parle, un scribe capable de confier au parchemin ou au papier les réalisations de nos conteurs. Mais encore faut-il distinguer ce travail de scribe de la besogne artistique, créatrice et complexe de l’auteur lui-même. Car nous avons assisté depuis à un regrettable — et d’ailleurs inévitable — mélange des deux fonctions : la lecture et l’écriture ont certaine­ ment facilité ce que nous pourrions appeler déjà la production intellectuelle, mais cela aux dépens de la concentration, aux dépens du polissage permanent, aux dépens aussi de tout le dynamisme vivant d’une œuvre qui reste comme le souffle fécond de l’humanité. Un sage disait que la langue est la meilleure et la pire des choses. Cette opinion est encore plus exacte lorsqu’il s’agit des techniques modernes qui fixent, conservent et transmettent les idées et les connaissances : livres, journaux, cinéma, radio, j’aurai bien souvent encore l’occasion de vous en parler. Non pas, vous le savez, que je sois de parti pris contre les nouveautés ; je suis contre l’usage mauvais qu’on peut en faire. Ces tech­ niques ne sont-elles pas, en somme, un perfectionnement, ou plutôt un prolongement des mains de l’homme? Il y a des mains bénies pour tout le bien qu’elles font et le soula­ gement qu’elles apportent à ceux qui cherchent et qui souffrent ; mais il y a aussi les mains maudites, qu’on devrait couper aux poignets, selon la parabole du Christ. Si l’enfant, si l’adolescent, si l’homme n’ont pas été habitués, entraînés à l’utilisation humainement souhaitable de ces moyens au service de la connaissance et des progrès de l’esprit ; s’ils n’ont pas été mis en garde contre ces prolongements mécaniques de leurs mains ; si le pire doit annihiler le bon, combien n’avons-nous pas à nous méfier de ces possibilités que la science a mises à notre disposition sans nous en indiquer l’usage, comme de ces machines délicates et dangereuses qu’on livrerait sans l’indispensable mode d’emploi. — Vous avez pleinement raison. Aussi nous appliquons-nous, dans nos écoles, à diriger nos enfants dans le bon sens, mais nous ne sommes point les maîtres exclusifs ni même décisifs de leur destinée. — Ce serait une façon trop simple de vous disculper, sous prétexte que vous n’êtes pas les seuls à mal faire. 52

J’ai tort peut-être, mais je n’ai pas pour habitude de faire ma petite besogne, puis de me laver hypocritement les mains des conséquences possibles de mes actes. L’ouvrier mercenaire, s’il a perdu toute conscience, s’il a désintégré ses gestes du grand devenir cosmique, peut semer la graine sans se soucier de ce qu’elle deviendra. Mais nous, paysans, quand nous confions cette graine à la terre, nous ne pouvons pas admettre qu’elle soit perdue, que l’envahissent les mauvaises herbes, qu’on en saccage les fruits avant maturité. Ce sont des choses contre nature, qui nous font mal comme si notre propre corps en était effectivement meurtri. Vous n’avez pas davantage le droit de jeter la graine sans savoir ce qu’il en adviendra. Ces mains, qui sont tout à la fois a l’origine des techniques qui les prolongent et de l’es­ prit qui les idéalise, vous n’avez pas le droit de les habituer à un usage futile, parfois même malsain, ou immoral. Tout geste, tout acte, tout entraînement, acquièrent chez vous une importance exceptionnelle à cause justement de la sensibilité extrême des êtres dont vous avez la charge. Il ne s’agit pas de procéder inconsidérément, au gré des modes et des théories, puis de vous excuser des conséquences de votre intervention, ou d’es­ sayer de les corriger par d’inutiles prêches et des sanctions superflues. Que dirions-nous d’un homme qui sèmerait son blé en août, sans se soucier si les épis, naissant prématuré­ ment à l’automne, ne vont pas être brûlés inévitablement par le froid de l’hiver ; ou qui sèmerait en mai quand la terre a déjà fait éclater sa sève ; qui planterait au sec les arbres et les graines aux petites racines, qui ont besoin de l’humidité de la vallée, et près de la rivière les arbres puissants ennemis seulement de la gelée blanche? Croyez-vous qu’il lui suffirait ensuite d’accuser Dieu, les éléments, les graines ou les plants, ceux qui les ont mis en terre, et ceux qui les ont regardé faire sans protester? On lui conseillerait seulement une plus grande logique, une docilité plus humble aux lois générales de la nature, et un élémentaire sens de la vie. — Votre rigueur est, hélas ! justifiée. Seulement, les réactions à notre enseignement sont plus complexes et moins lumineusement probantes que les réactions de la nature à vos erreurs ou à vos fausses manœuvres, et nous pouvons, avec la meilleure foi du monde, ne pas y être sensibles. Il suffirait peut-être qu’un sage nous arrête au bord du chemin pour nous faire réfléchir sur le sort de telle plante qui s’étiole, sur telle autre qui monte inconsidérément, ou sur ces fruits qui se dessèchent avant maturité et tombent prématurément. Nous apprendrions alors à juger plus sainement des conséquences de nos actes... Les pensées vraies rayonnent, et un beau jour leurs lueurs deviennent si éclatantes qu’elles illuminent victorieusement ceux qui s’étaient habitués à la nuit et à l’erreur... Et c’est pourquoi nous écoutons votre parole avec tant de respect, même lorsqu’elle nous cingle et nous meurtrit... Il le faut sans doute...

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LES PAYSANS-POÈTES

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Ecouter la voix du passé, s'imprégner de ses enseignements, progresser prudemment, en se méfiant des illusions et des mirages. Mathieu se leva et esquissa quelques pas sur la place comme s’il allait rentrer. — Vous nous avez bien parlé des contes, raccrocha M. Long. Mais il n’y a pas que les contes dans la vie... — Les poésies alors?... J’ai connu un poète paysan... Il ne prenait pas de poses inspirées; il n’avait point de cabinet de travail imposant, propre à la méditation. Il était déjà bien vieux à cette époque, mais il aurait fallu que vous l’entendiez dire, avec toujours la même flamme dans les yeux, et en un patois si savoureux et si expressif, les poésies qu’il avait compo­ sées cinquante ans auparavant... Et il les revivait, je vous assure, en nous les disant; il les revivait comme s’il les recomposait, doublant l’air de jeunesse qu’elles portaient en elles d’une atmosphère d’ingénuité nostalgique qui donnait à ses yeux alors enfoncés dans les orbites desséchées une lueur qui était pour nous d’une émouvante éloquence. Il se plaisait à nous raconter comment il avait composé ses poèmes. Quand il partait au matin, un panier au bras, le soleil auréolait les cimes, puis gagnait insensiblement les arbres de la vallée. L’air était frais et mouillé... des oiseaux chantaient ; le poète se sentait pris d’un irrésistible besoin de faire comme eux. Il sifflait cette chaude amitié, cette intime appartenance, qui semblaient s’exhaler de ce qu’il y avait de meilleur en lui ; puis les paroles suivaient, hésitantes ou tumultueuses, s’adaptant lentement à la musique claire qui venait de naître... C’était un peu comme si l’humidité parfumée qui montait des chemins, les cris du laboureur activant ses bœufs, l’odeur diffuse des brous­ sailles brûlées, le balancement de l’âne devant lui, se mariaient et s’équilibraient dans son âme pour donner sa forme et sa perfection dernière au poème qui était maintenant comme un joyau et pour toujours!... Lui était poète... D’autres étaient chanteurs et créaient leurs chansons. Aujourd’hui, on ne sait plus répéter ici que les airs arrivés de Paris et dont le refrain s’impose comme une mode mécanique. Vous me direz que c’est la marque d’une époque où tout se dépersonnalise sous l’effet d’une science qui a raccourci les distances, abaissé des barrières, rapproché les peuples. Théoriquement, oui. Pratiquement, j’y vois surtout la généralisation redoutable de la tendance à ne plus penser, à répéter, à imiter, à res­ sembler aux autres, et à négliger de plus en plus ce divin pouvoir de création qui est comme l’étincelle d’une surhumaine dignité. 54

Vous n’avez jamais entendu de ces chansons composées dans nos villages par des hommes d’un autre âge? C’était comme le journal chanté du pays, dont chaque strophe avait son rythme familier, avec parfois de naïves et émouvantes envolées lyriques et sentimentales ; ou bien elles disaient la nostalgie des soldats qui restaient de si longues années à la guerre qu’ils ne reconnaissaient plus même à leur retour le chemin de leur demeure. Nous pouvons laisser tomber un pleur aussi sur ce passé. Et les jeux? Il y avait tous les jeux traditionnels dont le souvenir même va s’évanouissant devant les distractions modernes, mais que de pieux amoureux du passé ont heureusement recueillis et consignés dans des livres. Dans ce domaine, comme pour les contes et les chants, la création avait sa part. Proverbes et devinettes, notamment, se transmettaient de génération en génération, en s’imprégnant au passage de l’empreinte géniale des meilleurs parmi le peuple. — Que ce côté créateur et dynamique du passé ait existé tel que vous le rappelez avec émotion, je n’en doute pas. Cela ne saurait nous faire oublier cependant la misère, l’erreur, l’obscurantisme, qui sont eux aussi les stigmates d’une époque. — Encore une fois, je ne procède nullement à une apologie fanatique et partiale du passé ; je ne prétends même pas que, tout compte fait, la vie y ait été plus efficiente et plus acceptable que de nos jours. Quant à la misère et à l’obscurantisme tout est relatif ; nous en supportons encore une part suffisamment infamante pour juger avec moins de rigueur l’effort social et humain de nos pères. J’ai voulu seulement insister sur ce fait que tout n’est pas mauvais dans ce passé, que tout n’est pas à négliger ou à rejeter dans le reliquat des luttes menées par les hommes dans la poursuite obstinée du bien-être et de l’idéal; et qu’une science, une philosophie, une éducation qui prétendraient se couper de ces racines puissantes et déterminantes risqueraient fort de faire fausse route, comme ces bambins qui, dédaignant les enseignements des parents tels le lapin de la fable, se lancent dans la vie avec une aveugle témérité, et sont rebutés ou broyés. Le progrès — le vrai progrès individuel, moral et social, et pas seulement le superficiel progrès matériel et technique — ne date pas d’aujourd’hui. Des hommes ont cherché avant nous, avec autant — et peut-être plus — de loyauté, de dévouement, de désinté­ ressement et de génie. Partant de plus bas, ils n’ont pas toujours pu s’élever à la splen­ deur des connaissances que d’aucuns se flattent d’avoir atteintes de nos jours. Leurs mérites n’en étaient pas moins considérables. Ils ont certainement découvert quelques amorces de vérité, dont nous vivons ; ils ont commencé à déblayer les voies de l’avenir. Il faut croire que les procédés qu’ils y ont employés n’ont pas manqué si totalement d’efficacité. Ils avaient leurs insuffisances et leurs dangers. Qui pourrait prétendre que la science contemporaine n’a pas les siens? Ecouter la voix du passé ; se pénétrer de ses enseignements pour les tâches à venir, progresser prudemment, en se méfiant des illusions et des mirages, voilà, ce me semble, pour bien des chercheurs, et pour nous aussi, une ligne de conduite raisonnable. Voilà encore un jalon de jeté. Rien ne presse, n’est-ce pas? Nous continuerons nos réflexions un jour prochain.

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LES DANGERS DE LA SCOLASTIQUE

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Rien n'est tentant, pour des éducateurs, comme la scolastique; rien n'est aussi dangereux. Elle coupe l'arbre de ses racines, l'isole du sol qui le nourrit. Il nous faut retrouver la sève. C’était un splendide après-midi de mai. Dans la vallée et au pied du village, les pommiers, les poiriers étaient comme d’immenses bouquets de fête; l’herbe des prés était piquée de brillantes étoiles ; quelques lilas enivrants passaient leurs têtes coniques par-dessus la barrière des jardins. Le rocher était habillé d’une toison dorée posée sur champ vert foncé: c’était la somptueuse féerie des genêts en fleurs qui faisait valoir le vert dur des chênes-verts. Période d’ivresse ! Rarement pour les adultes, hélas ! qui ne savent plus jouir des vraies et simples beautés parce que se mêlent toujours, à leurs sensations, les raisonne­ ments intéressés et l’ombre grise des soucis de la vie. Seuls les enfants participent tota­ lement à ce miracle du printemps. Ils arrivaient à l’école, les souliers tout crottés par leur course dans les clairières détrempées, à la recherche des jacinthes et des narcisses qui poussent dru aux coins généreux d’herbe grasse ; une fillette avait recueilli et sauvé toute une branche de pêcher fleuri, cassée par le vent; des garçons soutenaient prudemment leurs poches débordantes de fleurs de genêt dont ils se servaient en guise de confettis pour remplir la bouche entrouverte des fillettes bavardes... M. et Mme Long ne restaient cependant pas insensibles à cette ivresse. Ils éprouvaient le besoin de marcher dans l’air sonore, de suivre les sentiers qu’envahit peu à peu l’herbe neuve et où les buissons qui se coiffent cachent les dernières violettes, de se mêler à toute une population qui s’agite et s’anime comme les abeilles au lever du soleil. La nature était pour eux un splendide et magique bouquet qui s’offre à vous, dont on jouit, qui remplit un instant la cuisine ou le salon, sans affecter autrement l’être lui-même qui continue une vie artificiellement détachée du bouleversement des saisons. Pour Mathieu, comme pour tous les gens de la terre, c’était autre chose de plus intime, de plus profond. L’homme ne s’arrête certes pas pour cueillir un bouquet de violettes ou emplir ses mains de fleurs rares, mais il vit le printemps; il sent monter la sève; l’éclatement d’un bourgeon, les feuilles naissantes aux jeunes arbres, les premiers chatons qui tombent des noyers, se mêlent à sa vie, font partie de son processus de pensée, sont des éléments de son devenir. Le citadin qui passe le croirait insensible à la magie prin­ tanière parce qu’il n’emporte pas chez lui une partie de cette richesse dont il jouit sur place, intensément. Tout cela est d’ailleurs mêlé aux soucis du travail, qui croît avec les journées, aux fatigues excessives aussi qui arrivent à atténuer la sensibilité et la jouissance. 56

Mathieu sent le printemps. M. et Mme Long le voient, le comprennent et tentent d’en jouir par bribes. C’est pourquoi ils s’exclament fréquemment en montant vers les Maisons-Vieilles, en compagnie de Mathieu qui s’en va faire un voyage de fumier. Et l’âne chargé avance cahin-caha, avec, dirait-on, un sentiment de regret pour l’opu­ lence des prés et la vigueur excitante des luzernes. — Voyez-vous, M. Long, toute cette nature, rude et dure hier, opulente aujourd’hui, nous marque irrémédiablement; nos sentiments et nos pensées même s’imprègnent de ce rythme lent de nos bêtes, de ce perpétuel recommencement de la vie, du spectacle de la plante qui naît, grandit, fleurit, fructifie et se dessèche, de l’infini du ciel que nous avons sur nos têtes. D’autres subissent des influences différentes, rarement aussi favorables, mais ils n’en sont pas moins marqués aussi. Nous naissons dans un certain milieu, qui est ce qu’il est. Nous contractons, dans notre toute première enfance, des habitudes dont l’empreinte ne s’effacera jamais. Les modes de vie matérielle, intellectuelle, morale et technique auxquels nous sommes formés dans nos familles et dans nos villages — ou dans les mai­ sons claires des faubourgs citadins, dans les masures des quartiers populeux ou dans les corons des villes tentaculaires — ces modes de vie seront si déterminants pour notre orientation à venir qu’il nous sera bien souvent impossible de nous dégager de leur emprise. Que cette réalité gêne ceux qui prétendent pétrir à leur guise les corps et les âmes, cela ne fait pas de doute. Ils sont en cela d’ailleurs aussi déraisonnables que le forgeron qui chaufferait et réchaufferait son fer, le battrait, le malaxerait, pour s’étonner que tant d’habileté, tant de science et tant d’efforts ne puissent garder au métal cette belle couleur d’un blanc rougeâtre, qui rayonne au sortir du foyer, mais qui ne lui est point naturelle. Dans l’espoir de faire plus vite du nouveau, afin d’avoir les coudées plus franches pour d’orgueilleuses et arbitraires constructions, vos maîtres ont essayé témérairement de couper l’arbre de ses racines, comptant modifier ainsi, au gré des politiciens, la couleur ou la portée du feuillage, la splendeur des fleurs et la saveur des fruits. Mais l’arbre a dépéri, et se sont étiolées avec lui toutes ses enivrantes promesses : les fruits n’ont été que des avortons ratatinés et fades, ou monstrueusement difformes, des dégénérés dont les soins extérieurs ne parviennent pas à rétablir l’équilibre dès que leur manque la vivifiante montée de sève maternelle. C’est pourtant la folle opération qu’a tenté de réaliser l’école contemporaine. On a cru qu’on pouvait impunément, et avec profit, arracher l’enfant à sa famille, à son milieu, à la tradition qui l’a couvé, à l’air natal qui l’a baigné, à la pensée et à l’amour qui l’ont nourri, aux travaux et aux jeux qui ont été ses précieuses expériences, pour le transporter d’autorité dans ce milieu si différent qu’est l’école, rationnel, formel et froid, comme la science dont elle voudrait être le temple. C’est peut-être là le plus grand drame — et vous ne le soupçonnez même pas! l’erreur fondamentale qui suscitera et nécessitera des pratiques qui vous sont propres et que vous vous étonnerez ensuite de reconnaître inopérantes et dangereuses. Vos élèves viennent de quitter la cuisine sombre et sale, mais chaude et vivante; leurs souliers, dont les plis profonds et racornis sont eux aussi le produit des chemins caillouteux du village, sont suintants encore de l’odeur de l’étable où il a fallu faire téter le veau; leurs habits sentent la paille et le bois moisi... Ils ont, en passant à la fontaine, 57

embrassé amoureusement le petit ânon qui accompagnait, impulsif et lunatique, les bêtes à l’abreuvoir. Avant de franchir le seuil de votre classe, ils ont jeté un dernier regard chargé d’envie et de regret sur un petit troupeau d’agneaux et de brebis qui par­ taient aux champs. Ils auraient tant aimé accrocher à leur épaule le « saquet » du dîner, prendre un bâton, et suivre le berger ! La porte s’est refermée, et, à l’intérieur de ces murs savamment habillés de cartes et de tableaux, vous avez prêché une morale qui leur est étrangère, sinon indifférente; vous leur avez offert, ou imposé la lecture de textes qui restaient à cent lieues de leurs vivantes préoccupations ; vous avez tenté des leçons qui, vous le sentiez bien, glissaient sur des esprits que vous parveniez si rarement à toucher et à retenir. Avez-vous essayé parfois de connaître les sujets profonds des si nombreuses distrac­ tions de vos élèves? Un chant de coq, le pas heurté d’une ânesse descendant le chemin pierreux, le crissement d’un arrosoir sur les barres de fer de la fontaine, ou tout simple­ ment un nuage passant devant le soleil et assombrissant brusquement la classe, suffisent à rompre ce charme factice que vous essayez de créer... La sève ne circule plus dans votre école, et vous avez beau faire, vous n’obtiendrez vous aussi, de ce fait, que des produits rabougris et ratatinés... Vous pourrez embellir vos histoires, les raconter de votre voix la plus délicieusement nuancée, tâcher d’accaparer l’intérêt de vos bambins par des jeux, des images, du chant, du cinéma !... Peine perdue si vous ne retrouvez la sève !... Et celleci ne part point de votre science pédagogique : elle circule à partir de la vieille cuisine sombre, du chemin rocailleux, de la tête neuve et lustrée du poulain, et du troupeau gambadant au sortir de l’étable. — Vous êtes bien trop radical et trop sévère... Je vous avoue que nos enfants entrent avec plaisir dans notre école et qu’ils y travaillent avec joie... — En surface, oui ! Remarquez que je ne sous-estime ni votre compétence ni votre dévouement, ni vos efforts hardis pour corriger ce que votre formation, ce que les règle­ ments qui vous dominent, ce que les habitudes scolastiques, les livres, vous imposent, même parfois malgré vous. Mais cet à peu près qui fait illusion ne doit satisfaire ni vous ni nous. Alors, au heu de nous user inutilement dans des mécontentements et des incom­ préhensions réciproques, il faut chercher à creuser plus profond, jusqu’à ces essentielles lignes de vie qui régénéreront naturellement votre école dès que nous les aurons rejointes. Sentez-vous comme moi à quel point, dans les meilleures conjonctures présentes, vos élèves sont cependant déracinés, et comment, à ces arbustes privés du meilleur de leur sève, vous vous épuisez à donner de l’extérieur ce dynamisme et cette vitalité dont la nature seule détient le secret ? Mais nous pouvons retrouver cette sève. Je vous ai dit la nécessité, selon moi, de relier la science d’aujourd’hui à la tradition du passé et aux leçons du présent, dans ce qu’elles ont de logique, de rationnel et de vivant. Il faut de même rattacher l’enseignement méthodique de l’école à cette culture diffuse par laquelle le milieu marque à jamais le corps et les âmes. Et l’y rattacher non pas artificiellement, mais si intimement, si naturellement que l’un soit la suite normale et le complément de l’autre. N’essayez pas de bâtir indépendamment de la vie souveraine. Il faut bâtir avec la vie et dans la vie!... 58

Lorsque, retournant des champs, je gravis le chemin au-dessous de l’école, j’entends distraitement, sans les écouter, les bruits harmonieux qui nous viennent des jardins, des étables et des rues. Un grand gaillard, aidé de son père, charge son âne ; sur le seuil d’une porte un bambin discute avec ses poulettes ; deux vieilles femmes, assises au soleil, bavardent, graves et résignées ; une fillette passe, poussant devant elle chèvres et che­ vreaux. Aucun de ces bruits ne détonne. On sent qu’ils participent tous de la même atmosphère de paix et de travail. Seule, votre école rompt brutalement cette paix et cette harmonie, et cela me fait souffrir comme un sacrilège... Un enfant lit. Je comprends qu’il lit, non pas pour savoir ce qu’expriment les signes, mais pour se soumettre à une épreuve que vous surveillez et sanctionnez. Puis la classe déborde d’un murmure froid, hésitant et timide, qui résonne monotone comme une prière d’église, un murmure dirigé que hache de temps en temps un rude coup de règle sur le bureau... Et, brusquement, le ton de ce murmure change, s’anime, se complique, va s’ampli­ fiant. On dirait qu’un sang nouveau le colore... Je devine que l’instituteur vient de sortir, pour aller peut-être jeter un coup d’œil vers la cuisinière ou s’entretenir un instant avec M. le maire... A ce moment-là, l’école cesse d’être l’école: elle redevient une cellule de la vie avec son rythme, ses habitudes, ses cris... Vous rentrez : la couleur change à nou­ veau brusquement, comme dans les théâtres où des jeux artificiels de lumière produisent à volonté l’atmosphère de joie ou de tristesse, de vie ou de détresse, de printemps ou de froid. Je sais : les excuses ne vous manquent pas, et elles sont parfois excellentes. L’horti­ culteur aussi, qui produit de belles pêches nocives a des excuses, humaines également. Ce n’est pas avec les faiblesses des hommes que nous parviendrons à construire saine­ ment et utilement, mais en découvrant, et en suscitant des raisons nouvelles de mieux comprendre la vie d’abord, de l’aider à se réaliser et à s’épanouir ensuite. En rationalisant sa philosophie et son enseignement, l’Ecole a prétendu dépasser l’Eglise pour se substituer à elle un jour. Mais vous ne vous rendez pas compte que vous procédez comme l’Eglise, et que ce n’est point un hasard si les enfants ont, vis-à-vis de l’Ecole les mêmes réactions qu’en entrant à l’église et si les voix chez vous résonnent et chantonnent comme le dimanche aux offices. Cette constatation, voyez-vous, est beaucoup plus grave que vous ne croyez. Il vous appartient d’en rechercher les causes vraies, d’en mesurer l’erreur pour tâcher de la corriger. — Déformation professionnelle!... C’est l’habitude, simplement, de parler devant des enfants immobiles et pas toujours dociles, la nécessité où nous sommes d’enseigner, même malgré eux, des disciplines qui sont loin de les passionner ! — Comme au curé l’habitude de prêcher... Nous sommes bien d’accord... Si le père de famille se prenait lui aussi à expliquer à ses enfants comment on attelle les bœufs à la charrue, ou par quels mouvements délicats de la main sur le mancheron, on creuse droit et profond, il en viendrait de même à prêcher, et sur un ton identique. Mais il connaît d’instinct la vanité de ces prêches. Il s’en va aux champs, et là, à même le travail, il dispense ses émouvantes leçons, claires et silencieuses, car le jeune bouvier est si totalement absorbé par le sillon qui s’ouvre devant lui qu’il en oublie même de 59

stimuler ses bœufs... Et le père regarde religieusement son fils qui ouvre la glèbe à sa place, comme un symbole... — De telles critiques contre les leçons et les prêches ne sont pas nouvelles... D’autres les ont faites il y a plusieurs siècles... — Et elles n’ont servi de rien... C’est cela que vous voulez dire? — Non pas qu’on les ait systématiquement dédaignées ou combattues, mais peutêtre tout simplement parce qu’il y a loin de la théorie à la réalisation, et qu’il faut bien savoir se contenter parfois de l’à peu près qu’on a... — C’est bien parce que trop de gens se contentent ainsi de ce qui est que le monde va où le mènent le hasard ou les mauvais génies. Les éducateurs, plus que d’autres, doivent s’appliquer à voir juste d’abord, à essayer de faire surgir ensuite ne serait-ce qu’une lueur de vérité. Alors, même s’ils ne réussissent pas pleinement, tant que leurs yeux seront guidés par cette lueur, ils feront une besogne supérieure. — Oui, mais dans la pratique, il est bien difficile parfois de suivre cette lueur, si même on l’a découverte, de la servir et de la renforcer. Alors, on se lasse, et on détourne les yeux, comme les autres!... Ah! vous savez: c’est au pied du mur qu’on voit le maçon!... — C’est exact. Mais le maçon, surtout s’il ne possède qu’imparfaitement l’habileté et la science requises, a parfois besoin que le conseillent et le Critiquent ceux qui le voient monter son œuvre. Je ne suis pas maçon, mais je peux bien vous dire cependant si le mur est construit d’équerre et d’aplomb, avec du bon matériau, et s’il pourra maintenir la charpente. Les bons maçons feront ensuite leur besogne.

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LA CULTURE PROFONDE

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A la recherche d'une culture profonde, fille du réel et du milieu. Quelles sont les causes véritables des déviations d'une science et d’une culture qui ont trahi notre humanité? — Je vais déposer ici, dans ce champ, la charge de fumier, et renvoyer l’âne, qui rentrera bien tout seul. Nous monterons, nous, sur le plateau des Maisons-Vieilles... A mesure qu’on s’élève, la vallée semble s’étendre toujours davantage, toute verte autour du ruban clair de la rivière. Mathieu examine, remarque, admire, tout comme un propriétaire qui ferait à des visiteurs les honneurs de son domaine : — Là était sans doute, dans un passé lointain, bâti notre village. Savoir à la suite de quel cataclysme, ou de quelle évolution, ces bâtisses ont été abandonnées, et appa­ remment rasées, c’est une chose que j’ignore et dont nul au village ne pourrait aujour­ d’hui fournir l’explication. Regardez ces pans de murs! Etait-ce de la bonne bâtisse? Et ces orifices encore béants qui semblent s’ouvrir sur de mystérieuses oubliettes, au cœur même du rocher ! Quel merveilleux poste d’observation, et comme on était bien placé là pour surveiller l’ennemi qui pouvait surgir par la vallée ou par la plaine... Le temps a effacé jusqu’au souvenir de ce passé héroïque de notre village. Mais n’avez-vous pas essayé de retrouver, vous et vos élèves, dans quelques vieux papiers de famille, une trace au moins de ce passé? Croyez-vous que vous n’auriez pas là comme une histoire en petit de cette lutte des hommes qui se continue, à une échelle effroyable, plus féroce et plus implacable, rasant plus minutieusement encore les cités orgueilleuses, ne laissant que des ruines comme jalons de l’histoire?... Le monde, dit-on, progresse, mais ne semble-t-il pas que c’est pour aboutir, après des détours exaltants, au même décevant néant? — Il est certain, reconnut M. Long, que si nous, instituteurs, connaissions mieux la vie passée de nos villages, s’il nous était possible de faire revivre, pour nos élèves, ces générations de guerriers, de bergers, de cultivateurs, de bâtisseurs, d’aventuriers, dont ils sont issus, bien des choses s’éclaireraient et que serait renforcée, dans son origine, cette adhérence au milieu que vous recommandez. A défaut, nous instruisons comme nous pouvons, avec un maximum de compréhen­ sion et d’intelligence, en utilisant des livres dont quelques-uns sont, il faut le recon­ naître, de vrais chefs-d’œuvre. — Nous « instruisons » !... Voilà !... Tout dépend de ce que vous entendez par instruction. S’il s’agit de cette caricature de science dont vous inculquez les principes formels et froids, des rudiments d’une 61

histoire exclusivement à des fins politiques et partisanes, d’un calcul abstrait qui est comme une jonglerie de foire, alors, je reconnais que l’école a su, en effet, perfectionner ses méthodes. Vous m’excuserez, mais je voudrais savoir, moi, dans quelle mesure cet acquis scolaire sert à l’enfant qui entre dans la vie, l’aide à mieux comprendre et à mieux dominer les événements, à réagir vigoureusement et sainement en face des difficultés qui surgis­ sent, à mieux aimer le travail, à se forger aussi, à même la vie, une culture et une philo­ sophie susceptibles d’illuminer l’effort. Je crois malheureusement que, dans ce domaine, votre école n’a pas encore abordé son ABC... Elle a fait comme ce paysan orgueilleux qui, en retard pour ses semailles, gratte à peine la terre pour ensevelir le grain, et pour que ses champs prennent, comme ceux des voisins, cette teinte humide et grasse, prometteuse des récoltes à venir. Mais on ne ruse pas avec la nature et la maturité saura confondre et sanctionner cette culture hâtive et superficielle qui n’aura fait qu’un instant illusi n. Pas sans dommage, hélas ! Aux parents qui, sans elle, et avant elle, paraient, du moins empiriquement, à l’ini­ tiation élémentaire de leurs enfants, l’Ecole a fait croire qu’elle se chargeait de cette préparation à la vie, de cette généreuse semaille qui les rendrait plus riches et plus forts. Nous avons quelques raisons de n’être point satisfaits de vos offices. Ce que nous donnons, direz-vous, est pourtant mieux que rien ! Comme si, avant l’école populaire, il n’y avait ni initiation, ni formation, ni préparation à la vie. Bien sûr, quand on gratte seulement la croûte du champ, on va vite en besogne et la tâche semble prestement terminée. Nous sommes habitués, nous, à mieux creuser nos sillons, et nous voudrions, pour nos enfants aussi, moins de clinquant superficiel et un peu plus de cette culture profonde qui emplit les greniers d’un froment gonflé et nourri, éclatant de vitalité. Les hommes des générations passées étaient certes moins instruits que ceux que vous formez, mais ils étaient incontestablement plus habitués à regarder autour d’eux, à examiner la nature et ses changements au gré des jours et des saisons, à réfléchir sur les événements normaux ou fortuits. Ce qui ne veut point dire que je préconise simplement la disparition de l’école et le retour à l’empirisme de la tradition. On peut, avec des outils mieux étudiés, avec un examen plus attentif et plus intelligent du terrain, et une force décuplée, obtenir tout à la fois dans notre champ et la culture profonde et la rapidité du travail pour l’extension fructueuse des semailles. Cela c’est le vrai progrès, la nécessaire ligne d’action pour les efforts humains que nous voulons toujours plus efficients. Suivez au printemps un de nos « vieux » à travers les champs où s’agite la sève. Vous le verrez s’arrêter religieusement devant les bourgeons à peine gonflés où vous ne distin­ guez rien, vous, qu’une fine peau qui se colore. Lui vous dira: Là, nous aurons des pommes !... Ce poirier ne produira pas cette année !... Si le temps ne nous dessert pas, nous mangerons des cerises!... Vous vous engagez dans un sentier fuyant entre les genêts et les buis, parmi lesquels vous avez de la peine à vous frayer un passage. Par-delà cette apparence enchevêtrée qui vous obsède, il participe, lui, à la vie mystérieuse de la lande: un lièvre est passé là!... Si nous cherchions dans ce coin, peut-être découvririons-nous son gîte. Ici des blaireaux ont gratté la terre !... Et voici des excréments de renard !... 62

Il lève les yeux au ciel, suit le vol des oiseaux, hume le vent et dit : « Nous allons avoir une période de beau temps ; il faudra se dépêcher de semer !... » Vous comprendriez alors que cet homme possède une science étonnante, non seule­ ment des éléments essentiels de son travail, mais encore de toute la vie complexe et grave du milieu qui l’entoure. Culture en profondeur!... Or, c’est justement cette connaissance intuitive, subjective, sensible et vibrante, qui va se perdant à mesure que se répand un embryon de sciences formelles qui flattent l’esprit, lui donnent l’illusion de la force, mais ne savent pas encore s’y intégrer pour s’ajuster aux nécessités de la vie et du travail... On gratte un large espace de terre pour recouvrir la semence... — Vu de ce biais, vous auriez sans doute raison, concéda M. Long, ébranlé par le raisonnement de Mathieu. Nous avons peut-être tort, mais nous considérons le problème de plus haut que vous. Nous ne pensons pas exclusivement à l’homme dans son élément pour ainsi dire matériel, au paysan parmi ses arbres et ses blés, à l’ouvrier dans l’atelier ou l’usine. Tout cela, ce sera l’affaire de l’apprentissage, qui viendra plus tard. Pour l’instant, l’Ecole voudrait d’abord garnir l’esprit de l’enfant, lui réchauffer le cœur afin qu’il soit mieux à même de remplir dignement sa destinée d’homme et de citoyen, dans la société qui l’accueille. — J’ai fort bien compris, c’est la détermination contre laquelle je m’élève... C’est bien cela : vous venez prendre nos enfants, vous les arrachez à leur maison, à leurs champs, à l’intimité familière qui les baigne, pour les enfermer dans une salle froide où vous pré­ tendez les former selon les enseignements de maîtres qui manient peut-être à la perfection les concepts philosophiques et abstraits, mais font certainement fausse route lorsqu’il s’agit de la formation d’enfants qui ne sont pas seulement des esprits, mais aussi du muscle, du cœur, sans compter cette impondérable fantaisie dont nous mesurons mal le rôle constructeur. C’est un peu comme si vous enleviez prématurément des oiseaux à leurs nids, pour les placer dans des boîtes soignées, où ils trouveraient une alimentation abondante mais trop concentrée, qu’ils ne pourraient ni ingurgiter intégralement, ni encore moins digé­ rer ; où ils n’entendraient plus le chant familier de leurs parents, qu’ils s’essayaient déjà à imiter, où ils ne bénéficieraient plus de cette permanente sollicitude qui ouvre mysté­ rieusement l’esprit à l’entendement et le corps à l’audace. Je reste d’ailleurs convaincu que ce n’est point par idéalisme ni par philanthropie qu’on arrache ainsi l’oiseau à son nid, que ce n’est point dans son intérêt propre qu’on le place dans une cage, mais parce que ceux qui s’emparent de lui y voient leur avantage matériel ou leur tranquillité morale. Et je suis devenu assez sceptique sur les raisons véritables qui poussent les gouver­ nants aux initiatives prétendues humanitaires. Ce n’est pas parce qu’on supposait que les enfants étaient insuffisamment éduqués dans leur famille, ni assez bien préparés à leur destinée d’hommes, qu’on a construit des écoles, dressé et payé des instituteurs. C’est à un lot d’idéalistes ingénus que nous devons de telles explications. La vérité, c’est que la complication croissante des techniques de travail nécessitait une formation spéciale et un minimum d’initiation et d’instruction de la masse du peuple, sans compter la part de dressage, de « formation » indispensable pour plier les hommes à des actes et à des modes 63

de vie qui ne leur sont point naturels... L’oiseau gazouillait dans son nid... C’est bien de gazouillis qu’il s’agit! La destinée est exigeante et marâtre... La société réclame, exige des connaissances nouvelles, une transformation pénible des habitudes, et des sacrifices... Mais la race des profiteurs et des marchands est partout la même et en tout temps. S’il s’agit d’un cheval, on dit franchement : « Il est habitué à gambader dans la prairie, mais maintenant que le voilà agile et fort, il doit nous rapporter quelque chose. Nous n’allons pas ainsi le nourrir pour ses caprices... Dressez-moi ça!... Qu’on lui passe la bride ; qu’on l’habitue au plus tôt à supporter la selle et le collier ! » Le cheval ne comprend la menace que lorsqu’elle est effective ; les paroles ne servent de rien pour calmer ou atténuer ses réactions. Il y faut prudence, douceur et habileté autant que force. Les éleveurs le savent bien!... Mais pour les hommes, il en va autrement: il est possible de les persuader qu’ils doivent accepter la bride, la selle et le collier. Que dis-je, accepter? Si on sait y faire, les hommes solliciteront eux-mêmes ces charges, ces limitations, ces humiliations comme des devoirs ou des récompenses. On leur dira que c’est pour leur bien personnel, pour leur élévation et leur libération intellectuelle, pour leur dignité et celle de leur famille, et, dans les pires conjonctures, pour le rachat de leurs péchés et leur béate sécurité dans la vie éternelle. Pour cette besogne de persuasion qui a quelque chose de machiavélique, on fait prudemment appel aux puissances et aux hommes susceptibles de parer philosophique­ ment ce qui ne serait à l’origine qu’une sorte d’escroquerie mercantile. On fait appel aux magiciens d’abord, aux sorciers; plus tard, aux religions et à leurs prêtres; puis aux savants, aux moralistes et aux philosophes. Une collaboration intime, consciente ou non, s’établit : les possédants, les chefs, les maîtres paient plus ou moins grassement les dispensateurs d’illusion, ceux qui sont capables d’expliquer aux travailleurs — et logi­ quement s’il vous plaît ! — la nécessité sociale ou divine d’accepter leur sort, d’aller toujours plus avant dans cette voie d’assujettissement et de sacrifices, et en bénissant même les rois et les dieux des grâces dont ils les font bénéficier ! Une explication aussi froidement iconoclaste indisposait M. Long qui ne pouvait l’accepter : — Ah non ! C’est attribuer aux sciences, à la philosophie et à l’école qui en dispense les rudiments un rôle de dupe plus ou moins conscient. Comme s’il n’y avait pas eu, et s’il n’y avait pas encore des chercheurs, des savants, des penseurs sincères, et jaloux de leur indépendance intellectuelle et morale, qui savent, à l’occasion, se dresser euxmêmes contre les prétentions inhumaines des exploiteurs et des profiteurs de la culture ! — Mais le cheval aussi est fier maintenant de ses harnais brillants et des attentions de son maître, il sait défendre à l’occasion son râtelier bien garni, et, s’il le pouvait sans doute, il louerait les progrès ainsi réalisés pour arracher à la steppe les sauvages qui s’obstinent à courir, apeurés et affamés... Le prêtre peut être absolument sincère, l’homme de science persuadé qu’il sert l’humanité par ses laborieuses découvertes, le philosophe qu’il va toujours plus profond dans la connaissance de l’homme, l’éducateur qu’il a reçu, qu’il a acquis et qu’il dispense une culture élevée, humaine et profondément utile à l’élévation sociale. Et pourtant les uns et les autres peuvent se tromper, non pas dans le détail, non pas dans la forme pour 64

ainsi dire primaire de leur tâche, mais dans la conception même, dans l’origine et dans la direction supérieure de cette culture dont ils se croient les ordonnateurs et les maîtres et qui n’est en définitive qu’une machine d’exploitation au service des forces mauvaises qui dirigent trop souvent les nations. Qu’on ne s’étonne pas, alors, si la foule qui écoute et qui subit s’interroge parfois, indécise, sur le seuil des temples anciens ou nouveaux ; si les victimes n’ont pas, de loin en loin, comme le cheval attelé, une inconsciente nostalgie au spectacle de ceux de leurs congénères qui courent encore, crinière au vent, à travers les guérets ; si les hommes se méfient d’une culture et d’une civilisation qui vont les enchaînant toujours aussi dure­ ment, et s’ils cherchent parfois, en dépit des objurgations des élites, à discerner la possibilité de voies nouvelles ou le retour simpliste aux pratiques du bon vieux temps... — Vous amorcez là un procès qui nous dépasse... — Je parle au contraire de choses excessivement simples, et, je le crois, bien com­ préhensibles, pour qui veut les comprendre, pour qui ne se bute pas dans une attitude qui a tous les avantages certes, mais les dangers aussi du conformisme. Nous devons — — et vous autres éducateurs plus particulièrement — retrouver la réalité des choses, cachée, déformée sous l’illusion des mots, des conceptions et des systèmes. Ce ne sont pas eux qui mènent le monde. Ce ne sont ni les Ecoles, ni même les Facultés ou les Aca­ démies qui orientent et stimulent le progrès. Elles le servent, mais en mal comme en bien : ou plutôt, elles le suivent. Il y a eu de mauvais génies qui, en flattant les bas ins­ tincts des hommes, ont déclenché toute une orientation sociale et parfois spirituelle dont les savants ni les penseurs n’ont plus été les maîtres. Il faudrait mieux connaître notam­ ment l’influence des grands hommes politiques qui ont comme l’intuition géniale du biais par lequel il faut prendre les hommes pour les faire agir dans tel ou tel sens. Et l’influence de ces hommes politiques va croissant. Ils ont su mettre à leur service et la science et la culture. Dans cette affaire, je le sais, vous êtes plus victimes que responsables. Mais cela ne change rien à cette destinée diabolique d’une pensée généreuse, de recherche désinté­ ressée, d’une raison logique si fière de ses conquêtes et des espoirs entrevus, de religions qui exaltent tout ce que l’individu porte en lui de bienfaisante humanité, et qui sont détournés de leurs buts, domestiqués, asservis par les forces mauvaises si bien camou­ flées qu’on ne distingue plus ni bien ni mal, et qu’on s’étonne du vertigineux chaos où sombrent les plus émouvantes velléités. Je vais vous expliquer cela à ma façon, car je me débats difficilement avec les grands mots, et les pensées que vous appelez abstraites ne me sont point familières... Mais rentrons, si vous le voulez bien, car il faut que j’aille donner aux bêtes. Tout est si calme d’ailleurs sur nos chemins que nous y serons aussi à l’aise pour discuter que sur ces recoins de vieux murs.

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LE PROGRÈS TECHNIQUE

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EST-IL FORCÉMENT UN PROGRÈS HUMAIN?

Pourquoi la culture n'est bien souvent qu'une justification a posteriori d'une évolution sociale qui peut tourner le dos à la véritable humanité. Mais qui ose, sauf quelques rares génies, marcher contre le courant et révéler les voies salvatrices ? — Vous n’êtes jamais allés sur nos montagnes? — En excursion, oui !... — Je voudrais que vous y accompagniez un jour notre vieux berger. Vous le verriez suivre tranquillement les « drailles » tracées par le passage incessant, au long des jours, de centaines et de centaines de brebis. Vous seriez étonnés parfois de voir cet homme s’enfoncer avec une telle confiance au milieu de fourrés qui vous paraîtraient, à vous, inextricables. Mais il sait, lui, que ces drailles sont comme quelque chose de vivant, qui a une origine et un but, et qu’on peut les suivre avec la certitude qu’elles mènent où on veut aller. Mais il arrive que, au hasard d’un coup de bâton, d’une butée de pied ou d’une volée de serpe, les bergers, les coupeurs de buis, ou les meilleurs de lavande, ont élagué, élargi, redressé les drailles les plus fréquentées, celles qui mènent aux sources, aux abris provisoires, aux promontoires d’où l’on domine et surveille toute la vallée... C’est déjà un progrès, direz-vous : il y a de petits murs à la traversée des casses, des escaliers rudimentaires pour couper les pentes. On marche en effet plus à l’aise. Et le chien qui, sur les drailles, ne pouvait que buter du nez sur les talons des hommes, a maintenant de la place pour s’arrêter, humer l’air et réfléchir, ou pour doubler lorsqu’il éprouve le besoin de partir en avant-garde vers le vallon. Puis quand on a voulu mener les ânes pour charger au Villard ou au Faoul les paquets de genêts et de branchages, il a fallu élargir encore les sentiers, multiplier les murs, non seulement couper à la main les branches gênantes mais arracher des arbres entiers qui accro­ chaient les charges. Cela s’est fait d’ailleurs progressivement, au hasard des loisirs et des nécessités : un homme arrêtait un instant sa bête et dressait un bout de mur ; un autre, qui avait justement un outil sur l’épaule, déplaçait une lourde pierre qui roulait sur la pente. Lorsque, à l’usage, ces sentiers sont devenus des chemins fréquentés et qu’on a senti le besoin de les emprunter même quand les pluies avaient enflé le torrent ; lorsqu’on a jugé bon de ne plus se contenter des gués, on a jeté par-dessus les précipices des passe­ relles de bois et plus tard d’éternels ponts de pierre. Pendant des centaines et des milliers d’années, ces chemins ont suffi aux hommes jusqu’au jour où le progrès technique, accélérant les relations entre villages, a mis des chariots au service des transporteurs. 66

Car, à la vérité, ce n’était pas une petite affaire que d’amener le minimum de spécia­ lités alors indispensables. Les convois partaient en pleine nuit, les jeunes gens conduisant les ânes chargés de haricots secs, de lentilles ou de noix, les femmes suivant avec un panier au bras ou parfois même un paquet sur la tête. Il fallait marcher pendant quinze heures, traverser les montagnes, couper les vallées par d’étroits sentiers rocailleux, pour arriver à la nuit tombante à la ville. On remisait les bêtes dans les écuries qui tenaient tout l’emplacement des beaux magasins actuels de la Place aux Aires. Au matin, on ven­ dait la charge, et on faisait les commissions : quelques « hectos » de sucre, des épices, deux barriques de vin chargées sur la bête la plus forte, et, à midi, le convoi repartait, refaisant en sens inverse le même chemin difficile. — C’était en effet une belle trotte!... — Ce n’est point là la question essentielle qui doit nous retenir. D’autant plus que nous aurions tort de nous apitoyer sur le sort de nos voyageurs. Ils marchaient quinze heures, et puis encore quinze heures, et cela semble une bien pénible épreuve pour vos corps usés de citadins et vos jambes que l’auto et le train ont déshabituées de l’effort. Pour fuir, ou même simplement pour jouer, pour jouir de l’exercice naturel et harmo­ nieux de son corps, le lièvre trotte pendant des heures et des heures à travers la montagne. Nos voyageurs partaient de même, le pied leste et le corps souple, à peine assagis à leur arrivée à la ville, prêts à repartir quelques heures plus tard, fiers et joyeux sur la route du retour. — Mais que de temps perdu par rapport à la rapidité des transports actuels? — Pourquoi du temps perdu?... Si on raccourcissait les délais de transport pour mieux employer d’autre part les heures ainsi économisées!... Mais a-t-on vraiment fait quelque chose dans ce sens?... Les voyages n’étaient en eux-mêmes ni une souffrance ni un sacrifice. On chantait, on riait, on voyait des pays nouveaux ; on parlait chemin faisant ou au hasard des haltes dans les fermes avec des étrangers qui vous donnaient des nouvelles ; on se familiarisait avec d’autres champs, avec des cultures inconnues. Et on s’en retournait au village avec l’auréole de celui qui a vu! Non, la suppression de ces convois n’est pas forcément un progrès véritable. Le progrès technique n’est pas inévitablement un progrès humain. Il pourrait et devrait l’être. Pourquoi ne l’a-t-il pas toujours été? C’est justement ce que j’essaye d’expliquer. Ces transports ne suffisaient pas encore à ce qu’on croyait être les exigences de la civilisation : les trains ont doublé les routes. Après la guerre, les avions nous offriront pratiquement la route de l’air... — Mais nous voilà bien loin de notre sujet, ce me semble... — Si on veut qu’un mur soit solidement et régulièrement construit, il ne faut pas craindre d’attaquer largement pour les fondations, de remuer la terre et parfois d’élargir démesurément la tranchée pour contourner, dégarnir ou consolider les rocs rencontrés. L’enfant pressé dit parfois : « A quoi bon ! » Il gratte hâtivement une ligne comme pour enterrer un chien, puis y jette des blocs et monte son mur, disant fièrement : « Regarde ! » Viennent les pluies qui dégarnissent les fondations ; un bœuf gourmand pose son pied trop au bord pour happer une touffe d’herbe... et le mur glisse lamentablement. L’ouvrier a construit superficiellement, comme on le fait dans une société pressée, qui a hâte 67

d’accaparer toutes les richesses. Nous, nous avons l’habitude de construire pour l’éter­ nité. On découvre encore, après mille ans, plus solides qu’au premier jour, les murs que des paysans avaient dressés pour planter leurs vignes ou semer leur blé. Je cherche de même les fondements solides et définitifs, même si je dois, pour les découvrir, pour les rendre parlants et utilisables, entreprendre de longs détours. Nous ne sommes pas pressés, n’est-ce pas? Ce que nous ne disons pas aujourd’hui, nous le réserverons pour demain et les jours suivants. J’ai donc hasardé une comparaison qui nous permettra peut-être de mieux appro­ fondir les considérations que j’estime essentielles pour la question qui nous préoccupe. Nous parlions donc du progrès technique. Effectivement, les transports actuels, par autos, par trains, par avions, les communi­ cations instantanées à longue distance par le téléphone, le télégraphe ou la radio sont des progrès, et des progrès qui ont, sur la vie individuelle et sociale des hommes une incon­ testable influence. Pensez donc : au temps dont je vous parle, un facteur partant de la ville passait toutes les semaines, desservant la région entière... Et encore les lettres qu’il portait étaient si rares ! Mais il donnait de vive voix, à sa façon, il est vrai, une idée de l’atmosphère hors de notre vallée étroite et isolée. Aujourd’hui il nous arrive de connaître instantanément ce qui se passe à des centaines et à des milliers de kilomètres. Des faits semblables, aux conséquences si décisives pour la vie des hommes, ne sau­ raient être sous-estimés, et encore moins négligés. Que leur influence soit, selon les cas, favorable ou regrettable pour le comportement commun, il n’en reste pas moins que ce sont des réalités — même provisoires — avec lesquelles il nous faut compter. Quand nous creusons les fondations de notre mur, nous avons à déblayer d’abord la bonne terre arable nouvellement tombée ou amassée là par le ravinement de l’automne. Si l’urgence nous contraint à monter ce mur, non pas en hiver quand la terre est nue et morte, mais au printemps reverdissant, nous avons comme un remords parfois à piétiner des herbes et des fleurs, ou à arracher même des touffes de beau blé qui sont comme une indicible promesse. Nous n’en cherchons pas moins le solide, le sûr, l’indéfectible, parce que nous pensons non seulement au lendemain immédiat mais à l’infini du futur. Seule­ ment, quand nous sommes parvenus à nous appuyer sur le dur du passé et que nous avons remonté notre mur, nous amassons soigneusement au faîte et au pied la terre arable ; nous y transplantons peut-être même quelques touffes de blé ou d’avoine arra­ chées avec leur réserve de bonne terre ; nous remettons, dans la mesure du possible, la vie en place pour que notre mur et ses déblais ne fassent point dans le champ somptueux une laide tache noire comme un ulcère. Ainsi devons-nous essayer de construire dans le domaine de la formation et de l’esprit, sans rien négliger de ce qui est, mais sans nous écarter cependant de cette harmonie de l’ensemble que nous ressentons comme une nécessité vitale. Je n’oublie ni la science moderne, ni le pseudo progrès, ni l’empreinte tenace et sombre dont ils ont déjà marqué nos générations. Et pourtant, partant de ce qui est, nous devons cependant essayer de construire. Je ne peux pas me résoudre à dissocier, comme le font certains intellectuels, la culture, ou la pensée, ou le progrès moral de toute la formidable évolution matérielle et technique. L’Ecole ne saurait être à l’abri de ce 68

courant apparemment irrésistible qui bouleverse nos modes de vie et le rythme même de nos réactions humaines. De même qu’il a fallu élargir les sentiers, puis les chemins à chariot pour permettre enfin le passage des autos, on a senti la nécessité pour ainsi dire matérielle d’augmenter les connaissances techniques des enfants. Tant que nous étions seuls, ratatinés dans notre vallée, notre culture traditionnelle et empirique nous satisfaisait tant bien que mal, et nous n’éprouvions pas même le besoin d’apprendre à lire et à écrire. Il n’en a plus été de même quand les relations sont allées s’intensifiant : à un progrès matériel et technique correspondait nécessairement une évolution des destinées de l’Ecole. Il fallait connaître le français, qui devenait graduellement la langue commune et officielle ; on devait savoir lire et écrire. Pour se défendre honorablement sur les marchés nouveaux, on avait besoin de savoir calculer avec précision et rapidité. On a voulu plus tard, pour des raisons d’unification politique, digérer nos villages trop particularistes dans une France uni­ forme et centralisée. On nous a enseigné une histoire et une géographie spéciales suscep­ tibles de cimenter cette unité. Et aujourd’hui, pour construire, surveiller, faire fonction­ ner les machines et les installations nouvelles nées du génie des hommes, on attend de l’Ecole qu’elle initie les enfants aux notions essentielles des sciences, de la physique et de la mécanique. On nous dit maintenant : on a créé des écoles, on a développé la lecture, l’écriture et le calcul ; on a généralisé l’instruction afin que les hommes ne soient plus des ignorants et qu’ils deviennent meilleurs. Comme si on disait: nous avons transformé en larges routes goudronnées les drailles ancestrales pour que la nature et la forêt soient plus agréables et plus belles. Ce ne sont là que des raisons futiles, inventées après coup par ceux qui ont intérêt à teinter d’idéalisme ou d’humanité leurs vulgaires calculs matériels ou leur soif de domination. — Je ne crois pourtant pas qu’on puisse pousser aussi loin l’analogie. L’Ecole, comme tout organisme social, doit forcément s’adapter aux nécessités changeantes du milieu. Cette adaptation est une des conditions de la vie : elle se poursuit même sur le terrain philosophique, ce qui nous vaut une sorte d’humanisation permanente des techniques, une humanisation de la vie. Le progrès a été sans cesse réajusté par les meil­ leurs parmi les penseurs. Et l’évolution matérielle a pu devenir, grâce à eux, dans une certaine mesure, une évolution intellectuelle, une évolution morale, une évolution humaine. — C’est bien ainsi, sauf pour les résultats de cette imprégnation que vous placez à mon avis bien vite à l’actif du progrès. L’évolution matérielle a créé des états de faits qui ne pouvaient laisser les penseurs indifférents. Il n’y avait alors pour ceux-ci que deux positions possibles : ou bien nager contre le courant, essayer de réagir en dénonçant inlassablement les erreurs et les fai­ blesses, ou les dangers de ces transformations, en tâchant d’éclairer les routes de vie où il serait plus logique et plus profitable de s’engager. Mais cette position non conformiste demande un héroïsme et un acharnement qui ne sont pas ordinaires aux humains ; les rares individus de génie qui s’y obstinent dérangent tant de sages quiétudes, blessent tant d’orgueilleux amours-propres qu’ils sont vilipendés et traqués, ou parfois abattus comme dangers publics. Et la masse un instant troublée s’en retourne, avilie, au fil de l’eau. 69

Ou bien ces penseurs prendront d’avance, en faux réalistes, leur parti de ce qui est, et, tout en se laissant entraîner par le courant, ils s’évertueront à expliquer aux hommes que si l’on va dans ce sens c’est qu’on le veut bien, qu’on a choisi librement et en toute connaissance de cause la vraie ligne du progrès. Et naît alors toute une philosophie apparemment libre, apparemment fondée indépendamment de tout aprio­ risme, et qui n’est, à tout prendre, qu’une illusoire justification de tant d’erreurs intéressées. Les gens au pouvoir ne s’y trompent pas qui donnent à ces philosophes toutes facilités pour poursuivre leur besogne et habiller de générosité les pires calculs mercantiles. Ce raisonnement, peut-être simpliste, explique du moins ma totale méfiance vis-à-vis d’une pensée et d’une philosophie plus ou moins officielles, ou du moins acceptées et transmises comme sages et « raisonnables ». En tout cas, je ne me laisse plus prendre à cette rouerie des mots qui, sous la plume d’habiles discoureurs, peuvent indifféremment prouver le pour et le contre. Tant que vous ne serez pas aptes à voir sous la croûte des systèmes, qu’ils soient philosophiques ou scolaires, la réalité vivante et simple des choses, vous pourrez « suivre » 1 Vous ne parviendrez pas à penser par vous-mêmes et à juger sainement. ... Mais puisque nous voilà arrivés au village, il nous faut bien arrêter pour aujour­ d’hui nos discussions. Nous reprendrons cela un autre jour; vous aurez ainsi mieux le temps de réfléchir sur mes radotages. Et moi je préfère parler des choses comme elles me viennent en l’esprit, simplement. Je répète sans doute bien souvent les mêmes idées. Que voulez-vous : malgré des siècles de progrès, le nombre des pensées essentielles n’a pas augmenté comme on voudrait nous le faire croire. Des systèmes pour nous amuser, nous domestiquer ou nous exploiter, ça oui, il en naît toutes les semaines, et les biblio­ thèques en débordent. Mais les principes vrais de pensée saine et de progrès humain, ne constitueraient pas, aujourd’hui encore, un bien gros livre. Confucius, Bouddha, Jésus, Mahomet, s’y sont essayé et encore leurs commentateurs n’ont-ils pas su rendre dans leur simplicité originelle, les enseignements essentiels des maîtres. Du moins lorsqu’on les lit, lorsqu’on les médite, on a, aujourd’hui encore, le sentiment d’une plénitude apaisante. La complication maladive et désordonnée de la pensée philosophique fait d’ailleurs pendant à une perturbation profonde de l’économie et de la physiologie; elle en est dans une large mesure la conséquence : les sages, vous le savez, jugeaient la pureté du corps et la simplicité de la vie comme l’élément original de la pensée saine. Aujourd’hui, ou du moins, hier encore, des bateaux sillonnaient les mers du monde pour mettre à notre disposition les produits les plus rares ; les trains, les autos, le com­ merce avaient universalisé leurs services pour flatter nos goûts, surcharger nos estomacs, pervertir nos besoins. Et nombreux sont ceux qui croient qu’il ne faut rien moins que cette débauche de machines et de produits pour vivre humainement, qui ne distinguent plus, dans ce flot d’objets industrialisés, ceux qui leur sont essentiels ; qui ont perdu le sens, l’instinct qui dirige l’alimentation naturelle, si éclectique des animaux non domes­ tiqués. Comme vous vous perdez dans le flot de livres, de théories, de systèmes, plus ou moins nocifs, mais qui, en tout cas, ne sont que des accessoires, des suppléments qui ne nous apportent point la nourriture spécifique dont nous avons faim. 70

Quand je suis aux champs et que, assis sur le bord d’une « rive » parmi les senteurs subtiles et mêlées de violettes, de clématites, de buis en fleurs et de foin coupé, je sors de mon « saquet » un de ces pains que vous m’avez vu cuire au four, et un morceau de fromage de chèvre séché dans le panier qui est accroché à notre fenêtre, je bénis le Sei­ gneur — façon de parler — de m’avoir procuré, dans un cadre aussi exaltant, l’aliment qui est pour moi nécessaire et suffisant, et qui me fait, malgré moi, philosopher sur la vanité de tant de découvertes humaines. Oui, tout se tient. Il ne peut y avoir simplicité et pureté dans la pensée sans un retour à la simplicité et à la pureté de la vie. Je sais qu’il vous est difficile d’être totalement de mon avis parce que vous ne pouvez pas vous abstraire d’une culture qui est à l’image de notre civilisation, qui porte en elle, effectivement, tant de choses excellentes, mais qui a pris un mauvais chemin, au bout duquel il n’y a que désordre, asservissement et catas­ trophe. Il n’est peut-être pas trop tard pour réagir !

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L’INSTRUCTION NE REND PAS TOUJOURS

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L’HOMME MEILLEUR

Instruction et connaissances, moderne magie, supposent une laborieuse et formelle initiation, qui n'a pas grand-chose à voir avec la formation humaine et la vraie culture. Ce jour-là, c’était au tour de M. Long de venir en consultation accompagné de Mme Long qui, il y a quelques mois, avait fait comme clandestinement, les premiers pas. En glissant dans l’escalier, M. Long s’est foulé le poignet. Et, naturellement, puis­ qu’on est maintenant si assidûment lié avec Mathieu, on n’a pas même pensé au médecin. L’un et l’autre se sont dit au contraire, avec une certitude apaisante: — M. Mathieu arrangera cela ! Mathieu a accueilli ses amis avec sa coutumière simplicité rustique, avec un naturel sous lequel on devine une si totale humilité. Il était justement occupé à feuilleter, dos tourné à la porte, les quelques livres qui constituent sa rudimentaire bibliothèque. Il ne lisait pas : il consultait au passage quelques pensées qui lui sont familières, comme s’il parlait à un ami discret et profond. Il y a là les Evangiles, une Bible, les pensées de Confucius, des paroles de Bouddha, cette divine Imitation de Jésus-Christ, les Paroles d’un croyant, de Lamennais, qu’il apprécie si hautement, Descartes, Rabelais et Montaigne, et, parmi quelques livres de Victor Hugo qu’il affectionne particulièrement, de rares ouvrages modernes, choisis on ne sait com­ ment, mais avec un éclectisme qui ne manque pas d’être surprenant. — Voilà... vous entrez furtivement pour me surprendre, le nez dans des livres, ce qui vous donnera maintenant l’occasion de suspecter parfois l’originalité de mes pensées et le sérieux de mes imprécations contre la culture... Mais vous souffrez?... Votre bras!... Qu’y a-t-il donc? Et, avec ce calme et cette sûreté que nous lui connaissons, il saisit le poignet blessé, le tâte longuement de ses gros doigts râpeux en faisant jouer les os et les muscles... — Ce n’est rien... Nous allons tout remettre en place !... Pendant que l’eau chauffe pour ramollir les chairs meurtries, Mathieu range posément ses livres sur l’étagère noircie et encombrée. — La sagesse que certains hommes ont dans l’esprit peut tout aussi bien être dans les livres si on l’y a mise. Il en existe incontestablement quelques-uns qui renferment, je ne dis pas toute la sagesse, mais des lueurs au moins de sagesse. Il s’agit de savoir les distin­ guer, les choisir et de les lire ensuite, non pas en passe-temps, pour amuser l’esprit, mais pour converser, avec nos penchants profonds, avec ceux qui les ont écrits. J’aime, bien sûr, un beau fruit naturel, ou une baie savoureuse au moment où elle se fripe avant de se détacher, et que choisit le bec gourmand du moineau. Mais je 72

savoure aussi, je vous l’ai dit, le bon pain de la dernière fournée et notre fromage à demi séché. Ils sont eux, il est vrai, le produit déjà d’une industrie, mais d’une industrie qui ne connaît pas encore la perversion de l’exploitation et du profit. Il en est de même pour les livres. Il s’en trouve quelques-uns dans lesquels les auteurs, parfois inconnus, ont mis en toute simplicité le fruit de leurs expériences et de leurs réflexions. Ils sont malgré tout quelque peu apprêtés, polis, moins directs que la chaude parole ; ils sont humains et, comme tels, quelque peu suspects, mais ils n’en restent pas moins honnêtes et sincères. Mais le livre, plus que la langue, est une enivrante tentation. Il est difficile déjà de parler peu et de s’en tenir scrupuleusement aux seules idées dont l’expression peut être utile à nous-mêmes et à notre prochain. La concision dans le livre est encore plus délicate. Alors, on se met à écrire, sans nécessité primordiale, pour aiguiser sa pensée d’abord, pour s’imposer ensuite, pour dominer, pour se hausser au-dessus de sa taille, aux dépens de ceux qui se laissent éblouir par la verve fallacieuse. Vous direz que je m’accuse ainsi moi-même!... C’est pourquoi aussi je voudrais vous inciter à ne point me croire sans réfléchir longuement à ce que je vous dis, sans critiquer mes idées, et à vous préoccuper surtout de trouver vous-mêmes le chemin royal sur lequel vous pourrez marcher. Mais l’eau est chaude... Trempez donc votre main!... Et Mathieu recommence à assouplir muscles et tendons, en caressant d’abord la partie malade, en la palpant profondément ensuite. Et ses gestes, sa pression, les mouve­ ments qu’il fait exécuter au poignet, tout son être enfin, semblent se concentrer toujours davantage, avec une précision étonnante, sur le siège de la douleur. — Je vais vous faire un peu souffrir... Mais ce ne sera pas long !... Une application plus minutieuse ; un rictus de souffrance sur le visage de M. Long... — C’est fait!... Un petit bandage... Dans deux jours vous n’aurez plus rien... — Je vous remercie... Mais vous comprenez la portée considérable pour moi de la visite que je viens de vous faire. Elle vous prouve que vous m’avez déjà en partie converti ! Il n’y a pas bien long­ temps, avant que Mme Long vienne vous trouver pour cette guérison qui est à l’origine de nos si bonnes relations, je me serais cru déshonoré en me confiant à un rebouteux. Je ne voyais dans vos pratiques qu’empirisme et sorcellerie. Seule la science, pensais-je, peut quelque chose dans ce domaine. Je vous ai maintenant compris, sur ce point du moins. Je mesure plus sagement le crédit exact qu’on peut faire aux découvertes moder­ nes... J’entrevois les dangers que vous me signalez... Il me semble voir luire quelques lumières. Cependant, pour ce qui concerne l’éducation qui est, naturellement, ma préoccupa­ tion majeure, il m’est difficile d’admettre quelques-uns de vos points de vue ; peut-être, il est vrai, parce que vos affirmations et vos jugements dérangent en moi trop d’idées, trop d’habitudes, trop de pratiques qui font comme partie de moi-même, et dont je ne me sépare pas sans regret, même si je reconnais raisonnablement la nécessité d’une telle séparation. Comme on se sépare à contre-cœur, toujours, des vieux habits qu’on a long­ temps portés, qui ont été d’abord costumes des jours de sortie, et imprégnés, de ce fait, des événements dont le souvenir ne cesse de nous émouvoir, puis effets de travail où chaque tâche, chaque accroc, chaque pièce rapportée a son histoire. 73

— Vous êtes sincère et loyal avec vous-même, et bon, ce qui n’est pas moins essentiel. Vous ferez immanquablement des progrès sérieux vers cette illumination que je sens en moi et dont je voudrais bien vous faire bénéficier. — Ainsi donc, vous êtes persuadé que nous « suivons » pauvrement l’évolution économique et technique que les événements, ou le hasard, ont suscitée; que nous la justifions après coup pour nous persuader et persuader nos disciples que nos idées et nos raisonnements sont à l’origine des grands courants qui animent et dirigent le monde. D’autres produiraient la lumière, ou ce que nous croyons être la lumière et nous irions seulement l’agitant, l’alimentant et la renforçant... Vous n’êtes ni tendre ni optimiste sur les destins de l’esprit... — Il ne s’agit pas d’être tendre ou optimiste mais de voir les choses comme elles sont. «Nous ne sommes ni anges ni bêtes», dit un grand penseur... Nous avons le tort de vouloir nous parer de l’auréole divine des anges, et ceux qui nous mettent à l’épreuve démasquent instinctivement l’usurpation et s’éloignent de nous, déçus. — Il y a pourtant des conquêtes qui sont incontestablement à l’actif de la pensée. L’écriture et la lecture, par exemple, ne restent-elles pas comme des dons supérieurs que nous offrons au monde? — Elles pourraient et devraient l’être... Mais quel chemin encore à parcourir! Voilà que je me remets à parler tandis que vous souffrez peut-être et n’êtes guère, de ce fait, disposé à continuer de telles discussions... — Au contraire!... Puisque je dois me reposer, où pourrais-je le faire mieux qu’ici en vous écoutant? — Soit... ... Justement, je retrouvais, en feuilletant mes livres, tantôt l’opinion orgueilleuse d’hommes qui, parce que leur fonction a été de remuer des idées, d’écrire des poèmes, de sculpter de belles phrases, ont cru que leurs livres allaient délibérément changer la face du monde. C’est un sentiment, je le reconnais, assez naturel. Le paysan qui con­ temple son champ de blé jaunissant au soleil de juillet pense aussi que sa fonction géné­ reuse est éminemment utile à l’humanité; le mineur qui remonte exténué de son trou noir porte en lui, au gros de la fatigue, une fierté naturelle qui lui vient de la conscience qu’il a d’aider de façon parfois décisive à la marche normale de la société. Et naturelle­ ment, l’instituteur qui enseigne à ses bambins la lecture et l’écriture, qui les voit se saisir péniblement de ce truchement de la pensée, garde une haute idée de sa mission. Et nous n’avons pas le droit de les décevoir ni les uns ni les autres, parce qu’ils ont malgré tout raison d’être fiers et qu’il n’y a rien de si encourageant et de si dynamique que cette flamme d’humanité qui s’obstine au front des travailleurs acharnés à tirer de la nature ses trésors et ses secrets. Mais lecture et écriture portent en elles des tares originelles qui nous les font sus­ pecter en tant que véhicules de la culture et éléments de la civilisation... Ah! vous savez, aucun faux dieu ne trouve grâce devant l’expression de ce que je crois être le bon sens. Lecture et écriture ont été, durant des siècles, au service exclusif des dieux, des des traditions, du Dieu ou des maîtres de l’heure. Pour le peuple, ces techniques n’ont été pendant longtemps qu’une clé mystérieuse ouvrant aux seuls initiés le domaine mer­ veilleux de l’incantation et de la prière. Et plus l’initiation était longue, plus elle coûtait 74

d’efforts, de souffrances et de sacrifices, plus elle avait de prix pour ceux qui en bénéfi­ ciaient et pour ceux aussi qui, ne pouvant prétendre à ses faveurs, la redoutaient et la respectaient. Il n’était point question alors de chercher ou d’expérimenter des méthodes facilitant cette initiation. Cela aurait été un non-sens. Et ne vous leurrez pas : votre école aura beaucoup à faire pour se dégager de cette croyance aux difficultés de cette initiation, pour comprendre qu’éducation et instruction ne sont point nécessairement des épreuves, qu’elles sont — et doivent être — des fonctions naturelles, comme de respirer avec volupté l’air sonore d’un matin de printemps, ou de gravir une montagne, même, et surtout, si elle est abrupte et dangereuse, parce qu’on garde l’espoir tenace de découvrir de là-haut un paysage d’une ampleur et d’une profondeur qui nous donnent une mesure divine de notre destinée, et parce que l’homme enfin est fait pour monter, pour s’élever, pour triompher virilement des difficultés. L’Eglise d’ailleurs n’a fait qu’accentuer cette tendance à considérer instruction et éducation comme des épreuves : la souffrance, la douleur et l’ennui sont, selon elle, les conditions nécessaires de toute acquisition et de toute formation scolastique. Jusqu’à une période très rapprochée de nous, et qui tend à se terminer avec les boule­ versements sociaux et culturels consécutifs aux deux guerres mondiales, l’instruction est restée cette clé qui ouvrait la porte de la connaissance, de l’intelligence, de la posses­ sion et de la puissance. Il est incontestable que ceux qui avaient subi avec succès cette initiation se trouvaient généralement à une échelle sociale supérieure, soit qu’ils y aient eu quelques droits du fait de leur naissance et de leur position dans la hiérarchie, soit qu’ils aient accédé effectivement à un niveau supérieur par leur valeur propre qui les faisait exceller en toutes choses, ou qu’il aient su utiliser habilement leurs connaissances pour acquérir richesse et puissance. Toujours est-il que, voyant ceux qui le commandaient ou l’exploitaient faire grand cas de leur instruction et se hisser grâce à elle aux places enviées, le peuple en a conclu, plus ou moins intuitivement, que l’instruction était par elle-même un enrichissement, qui rendait donc l’homme meilleur. Et pourtant non : je crois que le peuple, lui, n’a jamais été totalement dupe car il reste trop plongé dans la réalité, et ses jugements ne sont jamais exclusivement intellectuels et moraux. Je pense plutôt que les pères de famille disaient autrefois à leurs enfants, comme aujourd’hui encore, non pas : « Etudie, car ainsi tu deviendras meilleur; tu seras un fils plus affectionné et un citoyen plus fidèle»... mais tout uniment : « Etudie, mon fils, pénètre-toi de cette science qui fera de toi un Monsieur ; ce sera toujours moins dur, pour manger ton pain que de faire le « piquemottes »... Aujourd’hui, c’est plus simple encore : l’instruction se présente aux parents comme une nécessité technique et sociale. Mais c’est là une fonction trop prosaïque : les scoliastres, les vrais ou faux savants, les penseurs à la petite semaine ont vanté les vertus forma­ tives de l’instruction, jusqu’à faire croire qu’elle était l’unique et décisive déterminante du progrès, et que c’était par sa seule vertu que se construisaient les écoles, que s’élevait le peuple et que se transformait le monde. C’est comme des ingénieurs qui pour exalter leurs fonctions, affirmeraient : nous construisons des routes, nous creusons des tunnels, nous jetons des ponts sur les rivières, et nous servons ainsi, de la meilleure façon, la fraternité humaine et le progrès... 75

Remarquez que cela pourrait être: l’instruction, comme l’amélioration constante des voies de communications, devraient être des éléments permanents de la marche triomphante de l’homme vers la conquête de l’idéal. Ce qui est triste, c’est que cela ne soit pas, ou si rarement. Parce que l’essence même de l’instruction ou de la technique n’est point l’amélioration de l’homme. L’instruction, comme les voies de communication, comme le téléphone et la radio, comme les machines nouvelles qui animent nos usines, n’est qu’un moyen, un outil. Tout dépend de l’esprit qui préside à son usage, du but pour lequel il est employé. — Tout de même, dans l’ensemble, la généralisation de l’instruction n’a-t-elle pas facilité, et en définitive idéalisé, les rapports humains?... — Illusion encore. Mais je ne voudrais pas être brutalement catégorique. Il y a eu évidemment progrès de la socialisation, emprise croissante du groupe sur l’individu, et parfois même tyrannie aveugle du groupe qui tend à annihiler toutes les réactions individuelles. Ce n’est pas parce que les citadins s’entassent passivement, sans rechigner, dans un métro ou une voiture publique, parce qu’ils lisent avec la même passivité les journaux que leur offre une presse « dirigée », qu’il y a nécessairement progrès... J’aurais tendance à penser le contraire... Non, ce n’est pas parce qu’il connaît beaucoup de choses que l’homme est meilleur. Nous avons été payés, hélas ! — ou volés plutôt — pour nous méfier de ceux qui savent trop bien user et abuser de la distinction de leur langage, de l’habileté de leur raisonnement, de la subtilité de leurs écrits, de l’ampleur étour­ dissante de leurs connaissances, et dont nous avons toujours été, et sommes encore les victimes. Que voulez-vous, j’ai peut-être tort mais je préfère, à ces prétentieux puits de science, la concentration du vieux berger qui, pendant toute sa vie a fréquenté les mêmes che­ mins, heurté les mêmes pierres, écarté les mêmes branches, qui n’a jamais guère parlé qu’à ses bêtes, et dont les seules sorties ont été ses voyages à la foire, mais qui a gardé intact son naturel et lucide son bon sens. Non, l’instruction, les connaissances ne rendent pas meilleurs... Qu’elles donnent un certain vernis favorable aux relations entre individus, c’est une autre affaire. Que l’habitude de se rencontrer, de travailler en commun, de parler la même langue, de connaître les mêmes airs et les mêmes histoires arrondisse pour ainsi dire les angles et prépare, malgré nous, une formule nouvelle d’humanité, cela ne fait aucun doute. Que de cette interpénétration puisse naître un jour une philosophie digne des destinées de l’homme, nous devons avoir assez de confiance en la vie pour en rester persuadés... Mais les chemins sont longs et périlleux qui mènent à cet aboutissement favorable, et les dangers de s’égarer trop évidents. Notre vieux berger est ce qu’il est : il n’a pas l’habitude de dissimuler sa nature qui transparaît toujours, dans son attitude, dans les plis de sa figure hâlée, dans ses gestes concis et brefs. Si quelque chose lui déplaît, il manifeste humblement sa désapprobation, ne serait-ce que par son silence ; ses enthousiasmes sont contenus et à peine sensibles : ce sera un coup de sifflet plus joyeux à son chien, une façon plus dégagée de brandir son fouet, une respiration plus bruyante aux premiers rayons du soleil. Peu lui importe d’ailleurs l’opinion que vous avez de lui... 76

Vous avez en face de vous un homme, d’une moralité et d’une personnalité simples et naturelles, mais à toute épreuve. Il n’y a pas de vernis... Le mauvais ne risque pas de se camoufler sous des apparences trompeuses. Autrefois, quand on cueillait une poire, on sentait, rien qu’à la voir, à la palper, à la humer, si elle était bonne ou mauvaise, vulgaire ou succulente. Le ver qui s’était peut-être établi sans gêne à l’intérieur n’avait pu cacher son passage qui restait comme un œil accusateur sur la peau appétissante. Aujourd’hui, sur les arbres « traités », la nocivité est habilement dissimulée. Votre poire est apparemment pure et nette, mais c’est dans sa nature même que se dissimule le toxique pernicieux et subtil. Un jour, espérons-le, le progrès ne se bornera plus à ce mercantile camouflage. Les connaissances serviront alors à l’enrichissement effectif de l’humanité, comme y servi­ ront les moyens de communication perfectionnés, les découvertes scientifiques, le cinéma et la radio. Mais cette réadaptation, qui constituera une profonde révolution, sera encore longue et pénible. Pour l’instant, on croirait plutôt qu’on lui tourne carrément le dos. Pas besoin d’être grand clerc pour conclure des événements actuels qu’il y a quelque chose de gravement faussé dans le processus social. Encore faut-il définir le mal et trouver les remèdes. Vous me jugerez peut-être prétentieux, mais il me semble que je pourrais donner en l’occurrence des avis dont je ne garantis pas l’originalité — qui m’importe peu — mais qui méritent du moins réflexion. Et puis, on ne sait pas: la pensée chemine par des sentiers mystérieux pour reparaître parfois, active et dynamique, prête à influencer une action décisive. Nous devons poursuivre inlassablement notre besogne d’illumination... Mais c’est bien assez pour aujourd’hui. Vous avez besoin de repos. Nous nous retrouverons... — Il le faut; je vous quitte à regret de ne pouvoir exprimer des réserves qui me brûlent, car je n’en persiste pas moins à juger injuste et partiale votre critique de l’ins­ truction, de la culture, de ceux aussi qui la possèdent et la dispensent... Non, nous n’en resterons pas là!...

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CULTURE ET CONNAISSANCES

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Instruction et connaissances ne sont que des outils — qu'on aurait tort de négliger d'ail­ leurs. Mais leur emploi nécessite une direction avisée qui suppose la culture profonde de la personnalité. — Allons, M. Long, puisque vous voilà, bras ballants, sans travail, venez donc m’accompagner jusqu’au pont où je m’en vais faire une brassée d’herbe fraîche... Cela vous fera du bien. Et vous allez mieux, j’espère... — A peu près guéri... Encore une raideur insignifiante. A la fin de la semaine, il n’y paraîtra plus. Et puis, savez-vous, j’ai à vous accrocher tout de suite puisque je n’ai pas pu le faire l’autre soir. — Cela ne saurait me gêner... Allez-y! — C’est au sujet de l’instruction, dont vous faites trop bon marché avec vos compa­ raisons plus ou moins exactes que vous poussez d’ailleurs exagérément... — Oh mais, vous êtes d’humeur agressive aujourd’hui... Voyons! — Croyez-vous donc vraiment que l’instruction soit si totalement inutile à notre progrès humain? Je ne veux pas me défendre tout particulièrement; mais j’ai connu des professeurs, des hommes de science, des savants, de simples instituteurs. Il m’apparaît, contrairement à vos affirmations, que ces hommes pour qui la connaissance est comme une exigeante religion, sont d’un niveau professionnel, moral et social supérieur à celui de la masse qui n’a pas eu le privilège d’y accéder. — Je pense aussi que vous avez raison d’estimer la loyauté et la conscience de tels hommes. Mais leur valeur morale n’est point le fait de l’instruction acquise. Ils sont presque toujours une élite, et pas seulement une élite intellectuelle, mais une élite morale. L’acharnement, le désintéressement, l’idéalisme dont la plupart d’entre eux savent faire preuve dans la recherche et la conquête de cette connaissance montrent assez l’excel­ lence de leur nature et la valeur de leurs vertus. Dans des conjonctures meilleures, ils auraient peut-être été des saints, même ignorants. Les difficultés de toutes sortes qu’ils ont dû affronter ont égaré certains d’entre eux; les autres ont poursuivi honnêtement, avec une scrupuleuse conscience, leur besogne conformiste ou non, au service de leur idéal. Mais l’élément actif en l’occurrence n’est pas l’instruction ni ses hypothétiques vertus formatives. A moins qu’on considère seulement la discipline qu’elle suppose et qui, comme toutes les épreuves, a ses avantages et ses dangers. — Peut-être !... Alors, je vais chercher une autre preuve plus évidente j’espère.