Le voyage insensé: Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux (French Edition) 9782343149424, 2343149429

Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux. Il a imaginé qu'il pouvait monter au ciel. Mais il a oublié qu

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Le voyage insensé: Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux
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Le voyage insensé: Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux (French Edition)
 9782343149424, 2343149429

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Gilbert Andrieu

Gilbert Andrieu, Professeur des Universités à la retraite, cherche à nous faire partager ses expériences et, après avoir fait l’éloge de la matière, souligne ce qui reste pour lui l’origine de nos souffrances physiques et mentales, à savoir le déni de notre origine matérielle ainsi que notre soumission aux idées et à la raison. Le corps n’est pas un obstacle. Il est une porte qui s’ouvre sur l’immortalité.

Illustration de couverture : huile sur toile de Sarandis Karavousis (1938-2011).

ISBN : 978-2-343-14942-4 27,50 €

Le voyage insensé Pour fuir la mort, l’homme a imaginé les dieux

Pour fuir la mort, l’homme a imaginé les dieux

Pour fuir la mort, l’homme a imaginé les dieux. Il a imaginé qu’il pouvait monter au ciel. Mais il a juste oublié qu’il était de la matière et que la seule façon de redevenir immortel, comme elle, était de sortir de l’espace et du temps. Dominé par la raison, empêtré dans les idées, l’homme est un croyant à la recherche d’un pouvoir impossible. Tant qu’il sera dirigé par un moi qui lui donne des ordres il ne pourra connaître qu’une souffrance physique et psychique engendrée par une illusion de puissance. Parce qu’il voulait être un surhomme, il s’est perdu entre ciel et terre. Pour échapper à la mort il faut échapper au temps. Or le temps est une construction de l’esprit. Il suffit donc de vivre sans penser.

Le voyage insensé

Pour fuir la mort, l’homme a imaginé les dieux

Gilbert Andrieu

Le voyage insensé

LE VOYAGE INSENSÉ

Gilbert Andrieu

LE VOYAGE INSENSÉ Pour fuir la mort, l’homme a imaginé les dieux

Du même auteur Aux éditions Actio L’homme et la force, 1988. L’éducation physique au XXe siècle, 1990. Enjeux et débats en E.P., 1992. À propos des finalités de l’éducation physique et sportive, 1994. La gymnastique au XIXe siècle, 1997. Du sport aristocratique au sport démocratique, 2002. Aux Presses universitaires de Bordeaux Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19e et 20e siècles, 1992. Aux éditions L’Harmattan Les Jeux olympiques un mythe moderne, 2004. Sport et spiritualité, 2009. Sport et conquête de soi, 2009. L’enseignement caché de la mythologie, 2012. Au-delà des mots, 2012. Les demi-dieux, 2013. Œdipe sans complexe, 2013. Le choix d’Ulysse, 2013. Au-delà de la pensée, 2013. À la rencontre de Dionysos, 2014. Être, paraître, disparaître, 2014. La preuve par Zeus, 2014. Pour comprendre la Théogonie d’Hésiode, 2014. Jason le guérisseur au service d’Héra, 2014. Héra reine du ciel. Suivi d’un essai sur le divin, 2014. Héphaïstos, le dieu boiteux, 2015. Perséphone reine des Enfers. Suivi d’un essai sur la mort, 2015. Hermès pasteur de vie, 2016. Apollon l’Hyperboréen, 2016. Les deux Aphrodite, 2016. Poséidon, 2017 Le sens de la vie, 2017

© L’Harmattan, 2018 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-14942-4 EAN : 9782343149424

PROLOGUE

« Bonjour ! C’est moi ! Messieurs ! Mesdames ! Je viens pourquoi ? Pour dire un monologue C’est le prologue ! »1 En 1892, Ruggero Léoncavallo écrivait un opéra qui devait rester célèbre pour son prologue. Il souhaitait que l’on rapproche le plus possible la fiction de la réalité et même qu’on en vienne à ne plus les distinguer. Il est resté une page appréciée des plus grands ténors du monde bien qu’il soit également bien servi par les barytons. Je garde personnellement en mémoire l’interprétation dramatique de Luciano Pavarotti sans pour autant oublier la voix chaude de Tito Gobi2. Paillasse est un clown triste qui cache la cruauté de la vie derrière son visage enfariné. Ne serions-nous pas, les uns et les autres, des descendants de Paillasse ? Ou bien alors avonsnous gardé au fond de nous le conseil de l’auteur qui nous invite à rire de nos malheurs ? La vie serait-elle une farce et en serions-nous les dindons ?

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AUTRAN M. , J.CL Archives familiales. Livret français de Eugène Crosti. Vertsion 2. 2 C’était un air que reprenait souvent mon père qui l’avait adopté au conservatoire de Montpellier lorsqu’il avait obtenu son premier prix de chant.

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Ne faut-il pas commencer par la vivre le plus possible avant de la juger et, pour cela, en finir avec les idées qui nous font oublier la nature originelle des actes les plus fondamentaux ? En ajoutant des myriades d’explications, religieuses, philosophiques ou scientifiques n’avons-nous pas voilé l’essentiel de la vie et, bien entendu, de la mort ? Il n’y a, dans cet essai aucune volonté d’imposer une vérité qui n’aurait pas été mise en évidence, tout juste une impression devenue pour moi une certitude : les mots nous trompent et l’histoire de notre espèce est une sorte d’illusion. Parce que nous avons donné au temps une valeur qu’il n’avait pas à l’origine de la vie, parce que nous avons voulu croire à l’éternité, nous avons organisé notre existence comme une fuite en refusant de subir la mort et en considérant qu’il était possible de concevoir la vie comme un voyage vers l’immortalité3. L’homme passe son temps à l’organiser et trouve dans cette action le moyen d’oublier la mort qu’il préfère négliger ou cacher avec des mots. Certes, cela ne fut pas l’œuvre d’un jour et il a fallu qu’il découvre la possibilité de faire des choix, de programmer l’après et d’imaginer le futur. Ce ne fut pas le produit de sa volonté, ni de son génie, mais les conséquences d’un combat incessant dont l’effet majeur fut de rendre notre entité de plus en plus performante et malvoyante. Parce que la mort s’imposait à nous et parce que nous faisions tout pour lui échapper, parce que le changement était une réalité que nous ne comprenions pas, nous avons fini par échafauder des stratégies et par penser que nous pourrions ne pas la subir. Le monde s’est bien transformé depuis nos premiers pas en tant qu’espèce particulière, mais nous n’avons pas véritablement changé d’attitude vis-à-vis de l’inconnu, de l’invisible. Nous avons poursuivi une multitude de recherches et nous les avons prolongées par autant d’explications, mais nous 3

Certains d’entre-nous ne prétendent-ils pas, une nouvelle fois, que nous serons bientôt capables d’arrêter le vieillissement, pourquoi pas la mort ? L’intelligence artificielle aurait-elle des vertus lui permettant de transformer nos fantasmes en vérités observables ?

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avons utilisé une curiosité naturelle sans nous apercevoir qu’elle nous projetait toujours plus loin et cela sans nous satisfaire pleinement. Entre le constat qui s’imposait et l’aveuglement progressif dû à notre intelligence, nous avons opté pour une cécité qui dissipait nos angoisses existentielles. Je ne crois pas qu’il a fallu attendre bien longtemps pour que l’homme connaisse la peur, l’angoisse que pouvait faire naître un monde rempli de surprises et de dangers. Mais, cette peur fut aussi un aiguillon dans la recherche du plaisir et du bonheur. Comme chacun sait, l’homme devant le danger n’a que deux actions possibles : fuir ou combattre. Nous avons pris l’habitude de distinguer ce qui relève de notre corps et ce qui relève de notre esprit. Mais cette image que nous avons forgée de l’homme nous trompe parce qu’elle est uniquement le fruit d’une façon de penser, qu’elle est née d’un besoin de nous organiser pour dominer le monde en oubliant que nous étions aussi des manifestations de la Matière et que son fonctionnement n’en était pas moins dépendant. Avant d’être des penseurs, nous avons été, et cela pendant longtemps, des acteurs totalement inconscients du pourquoi de leurs actes. Assez récemment, nous avons accordé à notre système nerveux un rôle qu’il n’a pas toujours eu et qui minimise ce qu’il fut lorsqu’il n’était qu’un outil indispensable pour survivre, lorsque nous n’étions guère différents d’autres êtres vivants qui partageaient le monde en même temps que nous4. Avant de construire une explication lui permettant de se situer entre le connu et l’inconnu, avant de croire qu’il existait un monde où ses combats n’auraient plus de raison d’être, l’homme a commencé par tenter de maîtriser le face à face qui s’imposait à lui et à percevoir son environnement comme un 4

Je crois qu’il serait bon d’en finir avec l’idée que l’homme est venu au monde en même temps que toutes les autres espèces. D’autres formes de vie ont peuplé le monde bien avant lui et même dans l’eau où des comportements de survie sont observables avant d’être étudiés sur terre.

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adversaire. Nos ancêtres ne pouvaient pas avoir une quelconque notion de supériorité. Elle n’a pu se développer qu’à partir d’une efficacité de plus en plus grande dans leur effort de survie et la découverte que le monde pouvait être dominé, au moins partiellement. Pour comprendre nos comportements actuels, il faut en rechercher l’origine et surtout ne pas penser que l’homme a toujours médité sur sa nature et celle du monde. Il n’a pas toujours bénéficié du cerveau dont il se sert aujourd’hui et la séparation du corps et de l’esprit ne s’est faite que lentement en nous faisant perdre le sentiment d’un équilibre des forces. Il a fallu que l’homme découvre qu’il pouvait réussir ou vaincre pour qu’il s’enhardisse et commence à désirer transformer le monde à partir de ses propres besoins, mais aussi, et de plus en plus, à partir de ses désirs, de son imagination. Le hasard l’a peut-être servi ! Mais, s’il n’avait pas exploré spontanément l’inconnu, le hasard ne lui aurait peutêtre pas été d’un grand secours. Le monde n’est pas devenu du jour au lendemain un territoire de chasse, un territoire à surveiller et à défendre ! Je reste convaincu que la Matière a donné à chaque forme livrée à elle-même la curiosité nécessaire à sa survie. Cette curiosité ne pouvait déboucher que sur une lutte ou une fuite. La notion de lutte peut être trompeuse et je voudrais préciser que pour moi, la lutte comprend deux forces en apparence opposées : la combativité et l’amour. Nous sommes tellement enfermés dans des confrontations d’idées et dans une normalisation politique ou économique, qui n’a rien à voir avec un comportement de survie ordinaire, que nous ne doutons plus d’une vérité qui n’est qu’un ensemble d’idées reçues, de justifications artificielles. Celles-ci permettent à certains de s’imposer à partir d’une simple suggestion qui, au demeurant, n’a aucun lien avec un réel que plus personne ne soupçonne. Politiques et religions ne se posent plus des problèmes de survie comme l’homme à son origine, mais des problèmes de pouvoir ! Si, au tout début de son existence, l’homme n’avait d’autre souci que celui de survivre, l’évolution de sa forme et de sa structure a donné de plus en plus d’importance à l’idée qu’il commençait à se faire du monde et du rapport qu’il entretenait avec lui. Lorsque les

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aèdes parlent des guerres que Zeus doit gagner pour dominer les dieux de première génération, ils ne font que résumer des millions d’années pendant lesquelles l’homme ne pensait pas encore, mais aussi pendant lesquelles naissait un usage de plus en plus complexe de son cerveau5. Loin de moi la volonté de remettre en question toutes les avancées de la science, mais ses explications, aussi utiles soient-elles, ne peuvent, à elles seules, rendre compte d’un passé qui s’est construit sans elles. C’est ce passé, difficilement observable, qui permet la multiplication des idées, que ce soit sur le plan religieux, politique ou philosophique. Il a fallu de l’amour pour que nos cellules s’agglomèrent, il a fallu un autre amour pour qu’elles se reproduisent, il a fallu la lutte pour qu’elles progressent dans leur capacité d’adaptation, il faut la mort pour qu’elles redeviennent des parcelles de Matière. Pour comprendre l’idée de fuite, il faut se souvenir que l’homme n’a pas toujours donné la priorité à l’idée, encore aurait-il fallu qu’il puisse en avoir une, et que, dans l’adversité, la fuite puisse prendre un sens bien précis : celui d’éviter un danger, une mort prématurée. La fuite sur laquelle je voudrais attirer l’attention est d’une autre nature. C’est celle qui peut naître dans l’imagination des hommes, que chacun peut connaître au plus profond de lui-même et qui tentent de combattre une sorte d’enfermement ou la domination des autres servis par un imaginaire collectif. Il s’agirait ici de refuser la récupération par la raison d’un certain nombre d’idées au profit d’une minorité, ou l’endoctrinement des masses crédules au profit de tous les clergés du monde. Disons, sans attendre, que tous les discours, quels qu’ils soient, sont l’œuvre d’une minorité qui cherche à s’imposer et 5

Je ferai souvent référence à la mythologie grecque que je connais mieux. Pour moi, la mythologie est une interprétation du passé qui nous livre, à l’aide de symboles, l’idée que les aèdes antiques se faisaient de leurs ancêtres, de leur histoire. Mais leurs symboles permettent de dépasser l’histoire et d’atteindre l’homme en profondeur, autrement qu’un récit qui se veut objectif.

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bénéficie d’un asservissement intellectuel que nous pourrions comparer à la vassalisation féodale. Parce que nous ne faisons pas l’effort de juger par nous-mêmes nous devenons des croyants au mauvais sens du terme, les servants inconscients d’une idéologie à laquelle nous adhérons sans condition. Nous sommes en grande partie prisonniers de l’idée que l’homme s’est toujours trouvé au cœur d’un trio : lui, les autres et le monde. Il serait préférable d’admettre que son instinct grégaire n’est qu’une apparition tardive et utilitaire. À son sujet, j’aimerais mieux parler d’un automatisme acquis même si cela remet certaines idées reçues en question ! C’est en constatant l’utilité d’un regroupement que les hommes en sont arrivés à vivre ensemble. Leurs premières tentatives d’adaptation furent certainement individuelles et les autres furent encore un obstacle bien longtemps après. L’homme a d’abord été seul devant l’inconnu et c’est à grand renfort d’imagination qu’il a fait ses premiers pas décisifs. Encore une fois, méfions-nous de notre tendance à gommer le temps et à croire que l’homme n’a pas tellement changé ! Nous sommes enfermés dans des certitudes ce qui ne pouvait pas être le cas tant que l’homme n’avait pas accumulé, mémorisé, un certain nombre d’observations utiles. Si la vie en collectivité a considérablement transformé sa façon de s’adapter, de même que la sédentarisation, elle ne fut pas première et l’homme est resté longtemps une simple manifestation de la Matière luttant contre d’autres manifestations. L’homme s’est d’abord posé des problèmes d’adaptation vis-à-vis du milieu dans lequel il se trouvait, les éléments naturels étant des adversaires bien plus que des partenaires, les autres espèces vivantes également. L’idée de chercher de l’aide, de combattre à plusieurs n’est venue que longtemps après. Celle de trouver refuge auprès de puissances surnaturelles également, mais fallait-il le rappeler ? Nous sommes persuadés, aujourd’hui, que le temps linéaire que nous utilisons pour vivre a toujours existé. Je n’en suis pas certain. Avant le temps linéaire, l’homme s’est fié à un temps circulaire qu’il percevait dans un ensemble de

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phénomènes naturels observables. Mais avant de se fier à la reproduction d’un même phénomène, l’homme a surtout vécu l’instant sans pouvoir imaginer ni l’avant ni l’après. Nous avons perdu la capacité de vivre l’instant et c’est peut-être pourquoi nous avons cru à l’éternité ! Dans les débuts de son existence, l’homme a commencé par ne connaître que des adversaires, les éléments naturels ne devenant des partenaires puis des divinités que longtemps après. Avant de trouver utile de se regrouper pour mieux vivre, disons pour survivre, l’homme qui était seul contre tout, et non contre tous, avait l’inconnu comme principal obstacle et comme unique objet de curiosité. Il a d’abord fallu qu’il débroussaille le terrain pour que l’inconnu laisse apparaître les autres sous la forme d’alliés dans une sorte de combat partagé. Le monde est resté l’adversaire inconscient de l’homme tant que ce dernier n’a pas réussi à s’identifier, à se percevoir différent, à se distinguer de la Matière. Il en est devenu peu à peu un adversaire conscient et n’a plus cessé d’explorer ses multiples facettes6. La dualité s’est alors imposée. Faut-il rappeler que l’homme, bien qu’étant une manifestation de la Matière, n’est pas immortel et que pour survivre il doit s’alimenter, donner à ses cellules, pour garder un terme mieux connu, les aliments dont elles ont besoin pour continuer à exister. Aujourd’hui, nous ne parlons plus de notre système digestif, sauf lorsqu’il nous dérange, ce système qui donne l’énergie dont l’ensemble de l’organisme a besoin. Sans les organes responsables de l’assimilation que deviendrionsnous ? J’ai toujours été émerveillé par la capacité de notre 6

J’y reviendrai, mais je crois que la Matière mérite une existence préalable à celle de l’homme et même de toutes les espèces visibles ou disparues. Certes, nous nous heurtons à un problème qui ne peut pas trouver de réponse dans les sciences. Il est permis d’accorder à la Matière un rôle que notre intelligence lui a volé et je voudrais juste dire ici, comme je l’ai fait dans Éloge de la Matière, qu’avant de fonctionner comme il le fait aujourd’hui, notre corps fut uniquement de la Matière.

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organisme à transformer un phénomène discontinu en phénomène continu, qu’il s’agisse de la digestion, de la circulation ou de la respiration. Il n’y a là aucune intervention de notre raison, de notre cerveau pensant. Le lombric a lui aussi besoin de se nourrir ! Les premiers rapports de l’homme et de son milieu furent totalement inconscients. Ils furent organisés par la Matière elle-même et cela bien avant qu’une idée de puissances divines émerge dans l’esprit de nos ancêtres. Même si l’idée nous dérange, l’homme s’est d’abord comporté comme un animal avant de devenir un chercheur de vérités. Parce que nous pensons la Matière il nous est difficile d’admettre qu’elle a d’abord pensé pour nous 7! Nous sommes tellement enfermés dans l’idée que l’homme est un être qui pense – je pense donc je suis – que nous éprouvons les plus grandes difficultés à imaginer qu’avant de penser l’homme a d’abord été tout simplement l’acteur de sa vie. Moins loin de nous, il a été l’acteur de son destin. Il n’a pas toujours été bercé par la dualité ou la multiplicité. Il appartenait au Tout dont il était originaire et c’est la guerre incessante contre une multitude de forces hostiles qui l’a fait évoluer vers un dédoublement de sa personne. Avant de penser, l’homme a d’abord combattu ! Parce qu’il a observé les effets de la guerre, parce qu’il a fini par comprendre qu’il était responsable de la victoire ou de la défaite, il a pu s’isoler du Tout et il a commencé à penser qu’il était un être différent des autres, certains lui ressemblant, d’autres, au contraire, lui inspirant toutes sortes de sensations, d’impressions, de sentiments, et très souvent l’envie de fuir ou d’aimer. Il est admis que l’évolution de son système nerveux a permis ses progrès dans sa façon de survivre, mais qui, aujourd’hui, s’intéresse à un cerveau reptilien ? Qui fait référence au système limbique pour expliquer cette évolution ? 7

Pour faire simple, disons qu’il fallait bien que la Matière existe avant que nous devenions une agglomération d’éléments de Matière. Or la Matière a doté chaque agglomération d’un ensemble de forces lui permettant de survivre, les deux plus importantes et utiles étant l’amour et la guerre, cette dernière étant indispensable pour se défendre et pour s’accroître.

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Il n’a pas fallu que l’homme connaisse l’avènement de la psychologie pour qu’il ait conscience de son état. Ce faisant, la dualité, moi et le monde, a certainement pris du temps pour s’imposer. L’homme n’a pas attendu de faire l’inventaire de tout ce qui lui permettait de fonctionner pour s’efforcer de survivre. Il a d’abord lutté pour exister, spontanément et sans penser. Il suffit d’observer nombre de nos comportements actuels pour nous apercevoir que nous ne pensons pas toujours avant d’agir. Le dénigrement de nos réflexes et la glorification de la raison, auraient pu dire les aèdes antiques ne facilite pas le retour à des temps anciens. Nous nous arrêtons le plus souvent à des temps mythiques comme s’ils correspondaient au début de notre existence, ce qui est loin d’être le cas. En réalité, les mythes, qui sont déjà de l’histoire, mais sous une autre forme, ne font que tenter de peindre le comportement des hommes depuis l’origine, mais à partir de l’interprétation qu’en font des aèdes prisonniers de leur propre aventure humaine. Les héros et les dieux de la mythologie sont d’abord les grands-parents des aèdes ! Les Mycéniens d’Homère ne sont pas les premiers hommes ! J’ai longtemps hésité sur la nature des enfants d’Aphrodite et d’Arès. La mythologie nous parle d’un Éros qui jette le trouble dans l’esprit des mortels, des dieux également, mais elle nous parle aussi d’un Antéros ! Fallait-il le chercher dans ce qui pouvait être contraire à l’amour, autrement dit la haine ? J’ai fini par admettre qu’il s’agissait d’une force destinée à lever tous les obstacles pouvant interdire l’amour. Antéros ne pouvait que soutenir l’action de son frère. Or, l’imagination des aèdes n’était pas que poétique. Si Aphrodite est fille de l’Idée, comme Athéna, elle est aussi une force que Zeus, en bon stratège, veut utiliser pour contrôler les différentes qualités de la Matière, de Gaia. Dioné est une fille de Gaia, mais on ne lui a pas vraiment donné de particularité. Par contre, le fait de faire succéder deux Aphrodite nous interpelle. La première Aphrodite, née de l’écume des vagues est associée au premier Éros, né de Chaos. Nous avons là trois forces indispensables pour comprendre le monde : Gaia est la force qui génère des formes, Éros, celle qui assure leur cohésion tandis

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qu’Aphrodite crée les conditions favorables à l’agglomération des éléments de la Matière. Tout cela se passe avant le déluge et la naissance des hommes. C’est l’acte I de la création. L’acte II met en scène de nouveaux responsables : Zeus remplace Gaia, Éros et Aphrodite le sont par Cupidon et Antéros. Si l’acte I correspond à la domination de la Matière, contre laquelle se révolte Ouranos, l’acte II représente la naissance d’un ordre nouveau, à savoir l’impérialisme de l’Idée. L’amour sera désormais placé sous tutelle, il devra servir la tyrannie de Zeus. Les aèdes font l’impasse presque totale des hommes qui auraient pensé après, comme Épiméthée. Ils font naître les hommes sous la forme de demi-dieux qui peuvent suivre les sollicitations d’Athéna. L’amour perd son ancrage naturel ! Il aura pour fonction d’assurer la reproduction des êtres qui pensent et qui raisonnent. Aphrodite, fille de Zeus, n’est plus qu’une Aphrodite vulgaire pour Platon. Elle provoque le désir qui est utile à la reproduction de la forme particulière que nous habitons. L’homme, dès l’origine de son apparition sur terre, a constaté sa fragilité et senti grandir en lui cette peur viscérale que tout être vivant perçoit naturellement lorsqu’il se heurte à l’inconnu. En étudiant le stress, notion qui a mon âge, j’ai appris que nos hémisphères cérébraux n’étaient pas responsables de tout. Disons rapidement que toutes nos actions sont évaluées avant même d’être vécues et que nous sommes confrontés de façon permanente à des prévisions de résultat qui peuvent être positives ou négatives. Ce n’est pas uniquement avec son raisonnement, son intelligence que l’homme envisage le fruit de sa future action. Fort heureusement, la peur que son système limbique fait naître a pu le protéger et cela depuis des millions d’années. Pour approfondir cette question il faudrait lire Henri Laborit, plus particulièrement son livre L’inhibition de l’action8. Il n’était pas nécessaire que l’homme possède un langage utilitaire pour éprouver les conséquences de ses actes et 8

LABORIT H. L’inhibition de l’action. Biologie Physiologie Psychologie Sociologie. Paris, Masson, 1981.

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je doute que cela puisse être considéré comme une particularité de l’homo sapiens. Tout être vivant, confronté à son environnement, ne peut que tenter de répondre à ses besoins, constater et prévoir ou bien sa réussite ou bien son échec, la mort dans le pire des cas. Ajoutons, sans attendre, que nos ancêtres ne connurent pas que des échecs et qu’ils durent percevoir diverses sortes de gratifications, ne serait-ce qu’en se nourrissant. La chasse est certainement l’activité la plus ordinaire pour toutes les espèces et peut prendre des formes excessivement variées. Elle n’appartient pas qu’aux êtres pluricellulaires et les unicellulaires l’ont connue, ne serait-ce que pour survivre. Nous pouvons considérer qu’elle est un besoin instinctif de l’être qui, par son intermédiaire, assure sa survie en se procurant les éléments matériels dont il a besoin. Mais elle est aussi un moyen de défense permettant d’écarter tout ce qui peut remettre en question cette survie. C’est le besoin de détruire des obstacles qui conduira l’homme vers une identification, vers une distinction entre lui et les autres. Nous ne pouvons pas imaginer concrètement comment l’homme a pris conscience de l’immortalité. Aujourd’hui, nous en parlons comme si elle avait toujours existé, comme si elle était ou bien un élément de la nature ou bien une particularité d’un monde invisible réservé à des dieux. Il a certainement fallu des millions d’années pour que le vécu devienne la base d’un apprentissage et soit utilisé pour mieux survivre. Par contre, il est permis de croire que son être, son corps avec ses capacités d’observation et de mémorisation n’a pas attendu longtemps pour chercher des réponses favorables à son bien-être, à sa survie tout simplement. Il a certainement fallu du temps pour qu’il distingue l’avant de l’après sur un plan théorique, mais, concrètement, il a rapidement multiplié les informations qui lui permettaient de se satisfaire et de progresser. C’est une accumulation d’effets qui l’a conduit à envisager des causes et non l’inverse. La cause fut le fruit de notre raison et la raison ne fit que prendre en compte l’effet dans ce qu’il avait d’observable. Il eut fallu que l’homme soit capable de prévoir pour que la cause puisse exister avant l’effet.

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Avant de manger, l’homme en éprouvait l’urgence. Il imaginait ensuite une stratégie de chasse et n’agissait que pour satisfaire son besoin. Ses expériences mémorisées lui permettaient de faire des choix de comportement, les chasses antérieures devenant la source d’une efficacité accrue. Cela dit, convenons que ce ne fut pas toujours le cas et que nous prenons ici l’exemple d’un homme déjà évolué, un homme qui utilise le passé pour envisager le futur. Il est difficile d’imaginer le nombre de répétitions nécessaires pour que les résultats d’une action deviennent un enseignement ! Pendant longtemps, très longtemps, l’homme a vécu l’instant sans faire intervenir le temps, autrement dit l’avant et l’après qui devaient permettre l’analyse du changement. La loi de cause à effet n’est devenue une loi que tardivement et si nous sommes habitués à la brandir à tout moment, nos ancêtres ont commencé par vivre des successions d’instants sans véritables rapports les uns avec les autres. Comme la ligne peut-être considérée comme une succession de points, la vie fut d’abord perçue comme une succession de moments particuliers dont l’enchaînement n’était pas toujours perçu. Nous comprenons alors pourquoi les hommes ont découvert le temps circulaire avant d’adopter un temps linéaire. Les premiers constats ont souligné la répétition de certains effets et firent naître la notion de retour, de périodicité ou de déjà vu. Parce que les hommes étaient sensibles à des faits isolés, ils ne pouvaient pas comprendre que ces derniers avaient même origine. L’idée de l’origine ne pouvait exister avant qu’ils ne dépassent le simple constat d’une ressemblance. Les arbres pouvaient se dégarnir de leur feuillage ou reverdir à la belle saison, ils ne voyaient que le retour du même et ne pouvaient pas mesurer qu’ils avaient vieilli d’un an ! En ce qui la concerne, nous devons penser que la mort, que nous pouvons considérer aujourd’hui comme la conséquence d’une action inappropriée, ou d’un simple vieillissement, d’une usure de la Matière, n’est devenue telle qu’à partir d’une multiplication d’effets semblables. Il est encore plus acceptable de penser qu’elle ne fut rattachée à la vie

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que beaucoup plus tard. Cette relation qui nous apparaît comme incontournable actuellement n‘est que relative à certaines idées qui n’avaient pas lieu d’être au début de la vie de notre espèce. Les mots de réincarnation ou de renaissance ne permettent pas d’imaginer ce que les premiers hommes pensaient de la mort. Il est même permis d’imaginer qu’ils ont confondu les hommes et les plantes dans leur capacité à réapparaître bien avant de commencer à associer des effets et des causes. Il n’est pas difficile d’envisager un certain nombre de lois lorsque l’on tient compte de tous les apprentissages dans lesquels l’acte ne devient véritablement efficace qu’à l’aide de la répétition et d’un effort d’adaptation. Le mouvement ne devient parfait qu’en se modifiant lentement grâce au système bien connu d’essais et d’erreurs. Plus le geste est compliqué et plus il demande de la persévérance, plus il demande de modifications, de perfectionnements. Il en va de même pour l’apprentissage d’un instrument de musique ce que j’ai pu constater en devenant un premier prix de flûte traversière au conservatoire de Marseille. Que dire de l’athlétisme que j’ai bien connu en tant qu’entraîneur national ou de la gymnastique artistique pour laquelle j’ai longuement étudié la dimension rythmique. Lorsque l’on est confronté à l’apprentissage d’un geste on s’aperçoit vite que les beaux discours, les analyses savantes, les procédés les plus subtils n’ont d’effet qu’à partir d’un vécu. L’individu ne recopie pas un geste, il se l’approprie et tout son organisme fonctionne à partir de l’ensemble de ses informations sensorielles, à partir des observations attentives que son cerveau éduqué peut lui fournir, à partir aussi de ce que les autres ont vécu avant lui, des traces qu’ils ont laissées dans sa forme qui n’est qu’un maillon dans une chaîne. S’il m’arrive de prendre appui sur mes propres expériences, c’est d’abord pour éviter de faire appel à des idées reçues, à des théorisations que nous prenons trop souvent pour des vérités définitives et originelles ou qui auraient toujours existé. Pour revenir au plus près de ce que l’homme a pu vivre avant d’user de l’art de penser, il faut s’appuyer sur des observations simples que la pensée ne saurait remettre en

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question. Il faut parfois prendre le temps d’observer le comportement du petit enfant avant qu’il ne soit soumis aux lois de l’imitation. Henri Laborit nous aide à réfléchir dans certains de ses livres où les apports scientifiques alimentent une analyse plus globale de la vie. Dans Éloge de la fuite9, il nous parle de l’enfant et nous pouvons établir une équivalence entre cet enfant et les premiers hommes. « Quand il naît, l’enfant ne sait pas qu’il existe. Il ne le saura que bien plus tard… En attendant, il se contente d’être dans ce que certains psychiatres appellent son " moi-tout " au sein duquel il ne se distingue pas du monde qui l’environne. Pour s’en distinguer, il a besoin d’agir… » (p.54) Nos ancêtres furent des enfants très longtemps ! Avant d’être un copieur, l’enfant est un explorateur ! C’est d’ailleurs ce qui inquiète l’adulte qui a perdu son âme d’enfant. Lorsque le maître nageur craint la noyade de l’enfant qui s’aventure dans le grand bain, il ne fait que donner de l’importance à une évaluation négative qui accompagne sa responsabilité. Il suffirait de lire la Grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert10 pour voir comment on considérait le séjour de l’homme dans l’eau il n’y a pas si longtemps ! Je crois que nos ancêtres ont connu un rapport à l’eau bien différent et plus proche de celui observé chez les bébés nageurs. Comment n’auraient-ils pas observé les animaux qui pénètrent dans l’eau ? Les hommes se sont aventurés sur l’eau bien avant de savoir nager et même de construire des navires animés par cinquante rameurs comme au temps de la guerre de Troie ! Le temps est le fruit de notre effort de compréhension, il n’est pas un phénomène naturel et nous ne voyons même plus qu’il y a une contradiction entre l’idée que nos actes s’inscrivent dans le temps et celle que la Matière est considérée comme immortelle. Nous n’avons pas suffisamment réfléchi au 9

LABORIT H. Éloge de la fuite. Paris, Gallimard, 2017, Robert Laffont, 1976. 10 ALEMBERT d’ J. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et de métiers. Paris, Diderot, 1751_1772.

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pourquoi de cette opposition parce que nous avons négligé le fait que l’homme était lui-même immortel. En tant qu’agglomération de Matière, ce qui apparaissait comme changeant était relatif à son besoin d’adaptation. Confrontée au milieu, l’agglomération de Matière devait trouver sa place. Ce n’est pas l’homme qui change, mais ce qu’il tente de gouverner et qui donnera naissance à ce que nous appellerons le moi. Il est clair que notre pensée est en grande partie responsable d’une telle méprise. L’homo sapiens n’a pas pensé sa vie dès son apparition, il l’a vécue tout simplement et c’est ce vécu qui lui a permis d’interpréter ce qu’il observait. Mais il ne s’agit plus de l’homme originel lorsque l’on parle de lui, il s’agit d’une copie à laquelle nous avons donné tous les pouvoirs. Nos connaissances s’emboîtent les unes dans les autres en nous donnant une dimension particulière de la vie qui n’est que le prolongement de nos observations spontanées. L’idée que le moi n’est que l’apparence socialisée de l’individu originel peut surprendre, mais demande toute notre attention. L’homme ne se connaît qu’à travers des sensations, mais, depuis longtemps, ces sensations sont elles-mêmes le fruit des sensations des autres et de leurs interprétations. Nous évaluons le monde et les rapports que nous avons avec lui à partir d’une culture, à partir de ce que nous sommes devenus et non à partir de ce que nous étions originellement. C’est d’ailleurs cette relation fausse qui conduit à l’importance que nous donnons à la mort qui n’est que la disparition du moi ! La religion chrétienne nous rappelle que nous redevenons de la poussière, mais oublie parfois de signaler que cette poussière n’est pas une création de Dieu. Je préfère dire que la forme humaine, qui cesse de fonctionner en tant que telle, redevient de la Matière, que ses éléments, en se dissociant, retrouvent leur origine, donc leur immortalité. Seul le moi est mortel, il est enfermé dans le temps jusqu’à sa disparition dans la mort. J’y reviendrai. La chrétienté pour s’imposer davantage se sert d’une histoire qu’elle récupère afin de dominer notre esprit. L’homme peut rester médusé par le changement parce que c’est ce dernier qui l’emporte jour après jour vers la mort et

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parce qu’il peut l’observer journellement. La mort étant complémentaire de la naissance, et la naissance d’une forme vivante apparaissant comme un phénomène naturel, une manifestation de la vie, elle lui est apparue sous la forme d’une rupture dans le changement permanent qui sépare ces deux extrêmes11. Or, si le temps peut nous aider à comprendre la vie, il ne le peut ni pour la naissance ni pour la mort qui sont des instants privilégiés. Il ne peut que les prendre en compte en essayant de les interpréter le plus objectivement possible. Notre erreur fut de considérer que la vie conduisait plus ou moins vite jusqu’à la mort et de donner à la vie une responsabilité qu’elle n’avait pas. Nous avons là les limites de notre raison et plus encore de l’utilité de nos observations qui ne font que prendre en compte ce qui se trouve entre deux états importants et incompréhensibles. Les Chinois auraient dit que l’homme change à chaque respiration, nos connaissances scientifiques conduiraient aux mêmes observations, mais que se passe-t-il dans l’extase ? Ni la raison, ni l’imagination ne peuvent nous donner une réponse satisfaisante. La seule interprétation ne peut provenir que d’une expérience individuelle et l’interprétation ne peut avoir la force d’une démonstration ! Il est difficile de sortir de la prison du temps. Ce dernier est une prison parce que nous l’avons construite et que nous nous y sommes enfermés comme dans un labyrinthe dont nous ne pourrions plus sortir. La légende de Thésée nous parle du fil d’Ariane, mais aussi d’une lumière qu’elle lui aurait donnée. Le labyrinthe correspond à la nuit que nos connaissances ont rendue de plus en plus noire et le fil d’Ariane à la lumière qui permettrait de s’en évader. Nous avons remplacé cette lumière

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Ici, je voudrais faire une distinction entre la reproduction d’une forme, comme nous l’observons dans celle de notre espèce, et la production d’une nouvelle forme, d’une nouvelle espèce, autrement dit la création d’une nouvelle espèce. Nous avons tendance à les confondre alors que la première reproduit l’identique, la seconde engendre la nouveauté.

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par la croyance en Dieu, mais nous sommes alors bien loin du symbole choisi par les aèdes. On ne s’évade pas de la Terre en montant au Ciel ! L’homme a commencé par vivre une suite d’instants et sa vie ne fut que celle qui les englobait tous. En agissant de la sorte, il ne faisait que se comporter comme de la Matière, du moins il ignorait qu’il pouvait disparaître. Il n’a pris conscience de la mort qu’après avoir sondé l’inconnu, lutté contre lui, observé certaines conséquences de ses combats, mémorisé des enchaînements d’instants conduisant à la mort. Il a fallu qu’il remette la mort en question, qu’il pense qu’il pouvait s’en affranchir pour que son attitude évolue et qu’il établisse une continuité entre ce qu’il était et ce qu’il pouvait devenir, qu’il prenne en compte le changement et s’en rende responsable. Il semble bien que l’idée de tout associer à une valeur d’unification ait pu faire germer l’idée du temps, un temps circulaire puis linéaire. En quelque sorte, le temps fut à son origine un intermédiaire qui organisait des instants sans liens apparents entre eux. Il est devenu une suite logique d’instants relativement courts et le report de leurs conséquences à la fin d’un instant de plus en plus grand. Il est évident que la découverte de la mort comme conséquence d’un acte manqué, mal vécu, a donné au temps une valeur extrême, et a fait de la mort un obstacle particulièrement effrayant. Faut-il souligner qu’une telle démarche intellectuelle n’a pu germer dans l’esprit des premiers hommes que lentement et après de nombreuses observations ? L’homme a constaté la mort avant de s’en faire une idée, avant de chercher à comprendre le lien qu’il y avait entre elle et ce qui pouvait la provoquer. Pourquoi la mort aurait-elle possédé une valeur négative au moment où elle permettait à l’homme de se nourrir, de survivre ? N’était-elle pas un bienfait, ne l’est-elle pas restée longtemps lorsque l’homme n’était qu’un chasseur ? En devenant un phénomène observable, la vie est aussi devenue une somme d’explications à partir desquelles nous avons voulu comprendre l’inexplicable, la mort en particulier. Nous avons écarté toutes les interprétations personnelles du

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phénomène qui auraient pu nous aider à dissiper nos angoisses et nous avons préféré associer aux évaluations dites objectives des croyances en les appuyant sur des vérités distinctes de l’expérience : les révélations. Il est évident que le temps n’intervient pas dans les deux cas et que seul le changement peut s’étudier à l’aide du temps linéaire. La mort n’est qu’artificiellement liée au temps par l’intermédiaire du changement et notre besoin de tout expliquer. Dire que l’homme a vécu cent ans ne permet pas de savoir ce qu’est la mort ! C’est probablement parce que l’homme fut amené à devenir responsable de ses actes, de son changement, de son adaptation au monde qu’il s’est attaché à contrôler ce qui n’était pas immuable et, secondairement, à se passionner pour l’immuable. C’est la maîtrise du visible qui l’a conduit à se représenter l’invisible, à l’idéaliser et à lui accorder un certain nombre de pouvoirs. Ce qui est perceptible à l’échelle d’une société l’est aussi à celle de l’individu. Disons aussi que l’homme a précédé la cité et qu’il est responsable d’un tel transfert d’explications. Parce que l’homme a d’abord vécu douloureusement l’échec, il a cherché, au-delà de ses observations, ce qu’il ne pouvait pas voir, mais imaginer. Il est permis de penser que la mort est à l’origine d’un ressenti particulier qui donnera naissance à une présence divine capable d’expliquer les forces de la nature ! Comment les dieux n’auraient-ils pas été tenus pour responsables de la vie et de la mort ? Comment les hommes n’auraient-ils pas envisagé le monde des dieux comme un monde privilégié, un monde vers lequel il fallait aller pour éviter la mort ? Mais l’imagination ne serait-elle pas une force de la Matière, une force indispensable pour permettre à l’homme de dépasser son rapport au monde et l’image que sa raison allait lui donner comme le ferait un miroir. L’imagination ne serait-elle pas une force originelle qui conduit l’homme au-delà du connu ?

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Il apparaît nettement que le besoin de se rapprocher des dieux fut la conséquence d’un besoin de fuir la mort. Les dieux ne pouvaient être qu’immortels ! Mais, il apparaît aussi que la fuite fut associée à l’effort d’adaptation et qu’elle ne fut que seconde, autrement dit consécutive à l’échec ou à la difficulté. Tant que l’homme fut dominé par le changement, il ne pouvait pas se soucier d’un autre monde, la mort le surprenait plus qu’elle ne lui faisait peur. C’est en voulant écarter la mort de son chemin que l’homme a imaginé l’invisible et donné à des puissances non maîtrisables une qualité qu’il n’avait pas. Il est possible d’envisager qu’il a d’abord considéré les dieux comme supérieurs avant de les penser comme immortels. Ils furent probablement aussi des adversaires redoutables avant de devenir des modèles ou des alliés. N’oublions pas que ce sont des hommes qui ont imaginé l’immortalité, notion complémentaire de la mortalité. Si nous avons accordé l’immortalité à la Matière c’est probablement parce que nous ne pouvions pas en percevoir le changement, parce qu’elle représentait ce qu’il y avait d’éternel par excellence. L’immortalité, plus qu’un état, devint rapidement un objectif, le couronnement d’une vie passée à bien se comporter à bien penser. Zeus devint le monarque tout puissant d’un royaume consacré à l’idée. Nous pourrions même ajouter que le meilleur véhicule pour atteindre ce royaume n’était que l’idée, autrement dit l’imaginaire. Il n’en reste pas moins vrai que les aèdes n’ont pas attribué à l’homme, sauf à Héraclès, que la capacité à devenir immortel dans la mémoire de ses descendants. Les dieux devinrent de merveilleuses images pour encourager les hommes à se perfectionner, ou à devenir des surhommes, des héros, en cultivant l’excellence et en combattant toute forme de démesure. En principe, une fuite n’existe que par rapport à un danger vis-à-vis duquel l’individu doute de sa supériorité. La mort est ce qui advient lorsqu’un adversaire est plus fort et que la lutte impose la disparition de l’un des deux belligérants. La mort est la conclusion d’un combat singulier entre deux forces qui veulent survivre, mais surtout veulent imposer une domination. En principe, la fuite est due à l’estimation d’une

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faiblesse relative, au doute en ce qui concerne la victoire, à l’espoir d’échapper à l’échec, en repoussant l’échéance de la compétition ou de la mort. Parce que nous avons l’habitude d’envisager la compétition entre deux êtres de la même espèce, nous évoquons moins souvent la fuite qui peut se concevoir lors d’une rencontre entre des espèces différentes ou même entre l’homme et les forces de la nature. Vis-à-vis d’un animal monstrueux, l’homme a dû s’apercevoir rapidement qu’il était préférable de fuir et de réfléchir à une stratégie d’affrontement ce qui nous éloigne de l’instant. Comme les animaux, l’homme a appris à chasser et a inventé des armes à partir de ses multiples observations. Il a fait preuve d’intelligence comme le fit Dédale dans la mythologie. Parce qu’il a compris que la fuite n’était pas toujours profitable et qu’il valait mieux user de prudence ou de ruse, l’homme a pu se sauver de situations dangereuses et établir des relations entre différentes natures de comportement, entre des observations et des prévisions, entre des éléments variés à partir desquels se forgea la relation de cause à effet. Par contre, fuir devant la mort ne saurait être l’équivalent de fuir devant la défaite. Cette dernière fuite semble plus fréquente chez les animaux qui battent en retraite lorsqu’ils sentent qu’ils vont perdre le combat pour la domination d’un ensemble de femelles par exemple. Nous dirons que la mort apparaît davantage comme involontaire ce qui est moins vrai chez l’homme en dehors peut-être de la compétition sportive où la mort n’est que symbolique. Le sportif perd son prestige, l’idole est déboulonnée ! Une image de fuite différente nous est donnée par Homère à la fin de l’Iliade12 . Lorsqu’Hector fuit devant Achille et ne cesse de fuir que lorsqu’Athéna le trompe, Homère nous présente non pas un homme seulement conscient du danger, mais un homme qui refuse son destin tout en sachant que sa mort est prévue par les 12

HOMÈRE L’Iliade. Préface de Vidal Naquet. Paris, Gallimard, 1975

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dieux et que celle d’Achille ne fera que suivre la sienne. Lorsqu’il arrête de fuir, il retrouve ses forces, mais il se sait perdu, il combat parce qu’il ne peut plus fuir. La fuite n’est pas que physique, elle est psychologique pour ne pas dire mythique. Hector doit mourir pour donner de la gloire à Achille, mais son combat lui permet d’obtenir sa propre gloire. Il doit mourir pour devenir un héros, un surhomme. Le surhomme est devenu un homme qui raisonne et refuse la mort ordinaire. Il choisit ce que Jean-Pierre Vernant appelle la mort-jeune, la mort glorieuse. 13 Je ne crois pas que les premiers hommes aient pu vivre cette approche de la mort glorieuse. Elle est très proche de nous dans le temps et nous voyons bien qu’il a fallu que les hommes inventent les dieux pour que la relation de cause à effet puisse s’établir entre une mort glorieuse et une immortalité de mémoire comme le rappelle Jean-Pierre Vernant. Parce que les hommes ont placé l’excellence dans les dieux, la fuite de l’homme devant une mort prévisible devint le contraire de l’accession à l’immortalité. Autant dire que toute notion de fuite serait alors contraire à l’obtention d’un statut divin. L’exemple d’Hector nous amène à envisager une sorte de sublimation de la fuite, un peu comme cela est envisagé par l’éducation. Nous pouvons parler ici de sublimation d’une pulsion, d’un comportement spontané élémentaire en faveur d’un comportement socialement ou collectivement préférable. L’homme qui combat ne le fait pas pour survivre, mais pour devenir immortel ou simplement pour servir un idéal acquis qui dépend des autres! Il ne cherche pas à échapper à la mort, il en fait un point d’appui, un point d’ancrage, l’origine d’un voyage dont l’objectif reste défini par une croyance. Il est évident que l’histoire nous montre que les hommes n’ont pas toujours ressenti un tel idéal. Devant la boucherie que représentaient les guerres modernes ils ne combattaient plus que contraints et forcés, loin de toute idée d’immortalité. Les Doriens seraient à l’origine de cette façon de combattre en rangs serrés alors que les Mycéniens combattaient encore en combats singuliers, du

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VERNANT J.P. L’individu, la mort, l’amour. Paris, Gallimard, 1989.

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moins les chefs ! Sont-ils à l’origine du devoir, de l’idée de mourir pour sa patrie ? Toujours est-il que la mort n’était plus la même, qu’elle prenait du sens, qu’elle perdait sa dimension naturelle pour prendre une dimension humaine ! On comprend mieux alors que l’idée de fuite ait pu changer elle aussi de nature. C’est cette fuite que je m’efforcerai d’étudier. Il ne s’agit plus d’une fuite spontanée, nous pourrions dire réflexe, mais d’une fuite totalement imaginaire permettant d’atteindre un objectif également imaginaire. Lorsque les aèdes nous font revivre les angoisses de Zeus et des dieux de seconde génération au moment où leur royaume risque d’être envahi, peut-être détruit, nous ne pouvons pas nous contenter d’une approche historique qui n’aurait aucun sens. Il s’agit d’une présentation symbolique d’une étape importante de notre transformation, de notre accession difficile et lente à l’art de penser et de raisonner. Les dieux de première génération, l’homme à ses débuts, lutteront pour obtenir l’idée. Il est permis de voir dans cette allégorie une absence de continuité ce qui pourrait contredire les propos des scientifiques qui ne parlent que de l’évolution du système nerveux. Mais si ce système a évolué à l’intérieur de la forme humaine, l’homme n’en a pris conscience que sous la pression d’une rupture. Les aèdes ont traduit cette coupure fondamentale entre deux mondes, un premier, dominé par la Matière, Gaia, la Terre, un second, dominé par l’Idée, Zeus, l’Olympe. Ils ont voulu nous signifier que désormais la Matière était vaincue, dominée par l’Idée. Or, et c’est peut-être là que le mythe prélude aux sciences : il n’y aura pas mort de la Matière, tout juste vassalisation, les dieux de première génération étant enfermés dans le Tartare, autrement dit l’inconscient. Le héros sera l’homme qui peut aller en Enfer et en revenir, qu’il s’agisse d’Héraclès, de Thésée, d’Orphée d’Ulysse, l’homme qui par un effort intellectuel et non physique, passera d’un monde à l’autre. Nous le vivons sans le vouloir en passant de l’hémisphère gauche à l’hémisphère droit de notre cerveau, en devenant artistes après avoir été savants. Mais ce voyage est conventionnel. Il est surveillé par les dieux, autrement dit par

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l’Idée déifiée par les aèdes et les clergés du moment qui sont chargés des sites oraculaires et des Mystères. Les émules de Zeus ne fuient plus. Ils vont vers la mort qui seule leur donne la possibilité de devenir immortels, du moins le pensent-ils. Déjà là nous comprenons qu’il est difficile de parler de fuite au sens ordinaire du terme, une fuite qui, en devenant impossible, se transformerait en agression. Qu’en est-il de ma propre façon de penser ? Le sujet que j’aborde aujourd’hui n’appartient plus au passé, mais il le porte en lui. Il est évident que je n’aurais même pas imaginé pareille réflexion dans ma jeunesse lorsque Marseille était encore la grotte où j’aimais me cacher ou suivre mes instincts. J’ai grandi à l’ombre d’un ensemble d’éclairages qui m’étaient donnés avec amour, mais j’ai aussi connu dans l’ombre une part de ma nature rebelle ou de mes racines pour lesquelles je n’avais guère d’attention. J’ai tout de même grandi auprès d’une mère pour qui croire n’était pas une fuite, pour qui toute révélation demandait à être suivie d’effet. Je n’ai pas besoin de revenir sur sa vie pour dire qu’elle finit, à force de recherches spirituelles, de désillusions, de renoncements, d’engagements personnels par devenir anachorète peu de temps avant sa mort. J’aurais pu bénéficier plus vite de ses découvertes, de ses lectures, je ne l’ai fait qu’après son dernier souffle reçu comme un coup de poing en pleine poitrine dans un petit hôpital de Draguignan. J’ai pu donner un sens à cet instant particulier en découvrant la mythologie grecque, plus exactement le mythe d’Héraclès, le moment où Héra le rend fou et où il tue ses enfants pour devenir son servant. Athéna lui frappe alors la poitrine pour contraindre sa folie dans le cadre d’une métamorphose spirituelle et donne tout son sens à la transformation voulue par l’épouse de Zeus. Je venais de passer une thèse de troisième cycle et j’allais m’aventurer dans la préparation d’une thèse d’État. Je n’avais pas d’enfant à tuer comme Héraclès, mais j’allais devoir dépasser mes recherches universitaires pour en aborder de plus personnelles, de moins rationnelles, de plus spirituelles. C’est dans un ensemble d’approfondissements historiques que j’ai fait connaissance avec le yoga puis la

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méditation et que j’ai été initié au zen par le docteur Schnetzler. À partir des années 1980, j’ai marché sur un chemin moins bien balisé, j’ai commencé à mettre mes pas derrière ceux de ma mère. Désormais, ma préoccupation était de vivre ce que je découvrais intellectuellement, de permettre à mon corps d’interpréter ce que mon esprit s’efforçait de comprendre. J’ai perçu le besoin de descendre en dessous de la conscience pour tenter d’appréhender ce que me disait mon inconscient puis j’ai vécu un certain nombre d’expériences très personnelles que j’aimerais qualifier d’un retour à la nature. Concrètement, cela s’est passé dans la montagne, sur des sentiers de randonnée et bien au-dessus des pâturages, mais cela s’est passé surtout au plus profond de moi-même, là où l’individu peut se croire délivré des idées reçues. J’ai d’abord connu une extase qui pourrait être considérée comme une première phase d’initiation, puis j’ai connu un satori totalement inattendu. Si j’éprouve le besoin d’en rappeler les détails, c’est pour mieux éclairer certaines prises de position que je vais prendre par la suite. Durant l’été 80, j’ai commencé par vivre une expérience qui ferait peut-être le bonheur des psychanalystes. Je montais au refuge Temple Écrin en partant de la Bérarde. Tout en observant le paysage, je fus saisi par une sorte d’impression. Cela n’allait pas durer très longtemps, quelques secondes peutêtre et encore. Dans ce qui pourrait ressembler à un rêve, je grimpais le long de la paroi verticale sous laquelle je me trouvais. Je le faisais sans effort, trouvant mes prises sans hésiter. Pourtant, arrivé presque au sommet, je tombais sans la moindre inquiétude et j’allais m’écraser tout au bas de la roche. Seule conséquence : j’étais émasculé. Aucune douleur, aucune fracture, aucun traumatisme sanglant, je restais moi-même. Cela s’était passé alors que je grimpais le long d’un sentier serpentant en direction du refuge du Temple et sur lequel je venais juste de changer de direction. Je n’avais pas encore étudié l’initiation de Dionysos par Cybèle, ni les traditions de son culte. Je crois avoir compris qu’il s’agissait d’un rappel ou d’une précision imagée. Je ne pouvais pas continuer à confondre les désirs du corps et ceux de

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l’esprit. La sexualité représentait alors le corps avec ses pulsions génésiques et mes recherches spirituelles ne pouvaient progresser que si je les distinguais et même si je leur donnais l’importance qu’elles méritaient. En fait, la sexualité cachait aussi les savoirs intellectuels qui commençaient à prendre de l’importance. Deux jours après, en montant au refuge du Gioberney, je restais en arrêt cette fois devant le spectacle que m’offrait le glacier de la Pilate. Je crois que cela aurait pu durer très longtemps et c’est l’arrivée d’autres marcheurs qui me fit sortir de cet état merveilleux. La beauté de la nature avait mis en sommeil ma conscience et je découvrais qu’il est possible d’être sans avoir besoin de réfléchir, sans faire la moindre analyse, sans faire appel à ses sens. Cette extase s’imposait à moi et donnait plus de poids à ma première expérience. À côté du monde des idées existait le monde de la beauté, un monde qui ne se laissait pas approcher de la même façon. Il ne m’était pas demandé de choisir, juste d’en tenir compte. Ma promenade était rationnelle, mon extase irrationnelle. Même durant mes études au conservatoire de Marseille, pendant de merveilleux concerts au cours desquels j’ai pu découvrir Zino Francescati, Samson François, Aldo Cicolini, José Iturbi, et tant d’autres je n’avais jamais ressenti pareil transport, pareil oubli de soi, pareille déconnexion. Peut-être une quinzaine de jours après ce fut encore plus impressionnant. Cela s’est encore passé en montagne, en marchant seul sur un sentier de randonnée, mais dans les Pyrénées. Je venais de trouver un lieu très agréable pour me reposer un peu, dévorer quelques aliments retirés de mon sac, lorsque soudainement, sans raison apparente, je devais vivre une expérience encore plus surprenante. La nature qui était autour de moi dans ses plus infimes détails restait elle-même, mais, à ma grande surprise, plus aucune différence n’existait entre elle et moi. C’est ainsi que j’étais devenu le petit torrent qui gambadait entre de gros cailloux ronds avant de passer sous un petit pont de bois, j’étais les arbres ou le ciel, la verdure qui s’étalait de part et d’autre du chemin. Je me déplaçais, mais c’était aussi le monde qui se déplaçait avec moi. J’étais le

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monde ou du moins aucune distinction ne pouvait nous séparer. J’expérimentais bien malgré moi une sorte d’unité agréable et comme indépendante du temps et de l’espace. Pour le temps, je retrouvais cette impression d’instantanéité que fait naître l’extase, mais je vivais aussi une sensation de liberté dans un espace sans limites, où il n’est pas possible de situer deux points distincts. J’étais le caillou, le torrent, le pont de bois, la pelouse, les arbres, le ciel au fur et à mesure du déroulement de cette expérience. Je n’ai pas pu l’interpréter le jour même. J’en ai juste parlé avec Jacques Brosse à mon retour à Paris14. Le temps a passé et j’ai pratiqué la méditation avec plus de confiance. Toutefois, tant que ma thèse n’était pas soutenue, je me devais de rester le plus objectif possible et ne pouvais y associer ce qui relevait du subjectif. C’est en prenant la retraite, en abordant la mythologie à partir des multiples symboles qui en font un outil particulièrement efficace pour revenir vers ce qu’il y a de plus personnel en l’homme que j’ai réellement pu avancer sur le sentier caché que ma mère avait pris avant moi ? La spiritualité n’est pas une maladie ou une déviation de la vie ordinaire. Je crois que tout un chacun porte en lui ce double besoin de croire et de comprendre, d’aller voir ce qui se passe dans l’invisible et de mieux comprendre le visible parce qu’il s’y trouve en état de survie permanente. L’homme n’est pas que le produit d’une longue éducation, il est aussi celui de la Matière qui se manifeste en lui à partir du moment où le paraître culturel se lézarde ou s’estompe. Tant que nous restons des citoyens, confrontés à des règles indispensables pour vivre ensemble, nous ne pouvons pas percevoir ce qui est en nous et ne saurait se limiter à quelques instincts. L’épanouissement de notre système nerveux n’a fait que nous faire oublier notre nature profonde et lorsque nous vivons une extase, lorsque nous 14

Il était la meilleure personne que je puisse interroger. Il avait su éveiller en moi la notion de satori en écrivant sa propre expérience après de longues séances de méditation avec le regretté Maître Taisen Deschimaru.

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vivons un satori, nous découvrons ce que l’école ne peut pas nous apprendre. Je ne la condamne pas, car elle ne peut enseigner que ce qui maintient l’ordre dans une société. Aujourd’hui, je voudrais partir en guerre contre des abus de langage et m’aperçois de l’inutilité d’un tel combat. Nous entendons parler de méditation de pleine conscience ! Comment peut-on associer ces deux termes si ce n’est avec la volonté de banaliser la méditation qui fait référence au zen en ajoutant : « apprenez à rester zen » ! Ou bien, comme au temps de Théodule Ribot, on développe une attention volontaire et on est en pleine conscience, ou bien on pratique la méditation et comme le rappelle le lama Guendune, il s’agit de ne rien chercher ! On ne peut penser intensément et méditer, autrement dit ne plus penser, en même temps ! Bien entendu, les résultats ne sont pas les mêmes et si les premiers correspondent à l’endoctrinement voulu par les autres, les seconds ne peuvent que troubler celui qui échappe momentanément et involontairement à la règle. Celui qui va à contre-courant s’expose à la noyade ! Mais peut-être que c’est aussi la meilleure façon de renaître de ses cendres ? Que représente l’inconscient si ce n’est le pendant ou le contraire du conscient, autrement dit un mot qui qualifie certaines données de l’expérience ? Ces deux termes ne sont que le produit d’une façon de voir les choses, le produit d’un éclairage particulier et ne peuvent, en aucun cas, prétendre qu’il n’y a que le conscient et l’inconscient pour parler de ce que nous éprouvons à longueur de journée. Tout ce que nous vivons ne peut pas se rapporter à l’un ou à l’autre, symboliquement au paradis et à l’enfer ! Ces deux mots sont une facilité de langage, mais ils occultent ce qui appartient à l’inconnu que chacun de nous peut vivre dans des circonstances favorables, lorsqu’il n’est plus soumis à un ordre culturel, quel qu’il soit. Peut-on dire que les religions permettent aux hommes de mieux vivre cette contradiction ? Je ne le pense pas pour la simple raison qu’elles sont, elles aussi, enfermées dans des règles, des conventions, des normes qui sont le fruit de la raison parce qu’elles sont le résultat d’une volonté de puissance et de

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domination. Elles restent liées au temps et à l’espace en dehors desquels elles ne font que brandir quelques révélations qui cachent mal leur ancrage historique et politique. Les religions sont, comme les politiques, un effort rationnel pour tenter de mieux vivre au sein d’une collectivité. Certes, elles donnent l’impression de jouer davantage avec notre inconscient, mais pour mieux l’endoctriner et cela je l’ai compris en étudiant la mythologie et en comprenant, par exemple, comment les compétitions athlétiques se sont développées au sein des activités religieuses, comme à Olympie. Elles ont leur part d’utilité comme les politiques, mais elles ne peuvent être que des emprisonnements, des enfermements et nous sommes loin de l’image mythique d’un Olympe délivré de tous les indésirables enfermés dans le Tartare. Rien n’a changé et lorsque j’écris que les hommes ont inventé les dieux, je ne vois pas ce qui pourrait me permettre de revenir sur cette affirmation qui s’enracine dans les origines de l’espèce humaine. Si le divin garde quelque importance à mes yeux, ce n’est pas dans le contexte d’une dévotion de masse incapable de sortir l’homme de l’impasse dans laquelle il se trouve. Le perfectionnement de l’idée et l’usage de plus en plus rusé de la raison ne fait que l’enfermer dans un carcan d’a priori, tout particulièrement sur le plan des religions. En développant une intelligence artificielle, l’homme croit progresser. Il ne fait qu’abandonner chaque jour un peu plus la possibilité de revenir en amont de ce qu’il prend pour de la sagesse. Ou bien il ira à sa perte définitive et la forme dont il se croit détenteur redeviendra de la Matière, ou bien il acceptera enfin que la Matière, sans laquelle il n’aurait pas de cerveau, reste le chemin qu’il doit explorer. « Et vous, alors, si vous dépouillant De vos nippes de paillasse Sous l’habit clinquant, sous la grimace, Vous trouvez une âme, enfin, Semblable à votre âme, Tendez-nous la main, Et qu’un saut préjugé s’éteigne, triste flamme ! »

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TANT QU’IL Y AURA DES DIEUX

Tant qu’il y aura des dieux, l’homme ne sera pas responsable de lui-même. Tant qu’il y aura des dieux, l’homme sera l’esclave de sa pensée. Tant qu’il y aura des dieux, l’homme désirera le pouvoir. Tant qu’il y aura des dieux, l’homme connaîtra la discorde. Tant qu’il y aura des dieux, l’homme aura peur de la mort. Tant qu’il y aura des dieux, l’homme voudra devenir immortel. Tant que l’homme se placera sous la tutelle de dieux imaginaires, il ne comprendra pas que l’idée même d’un dieu est en lui et que s’il veut rencontrer son propre dieu il lui suffit de se rencontrer lui-même. Connais-toi toi-même et tu connaîtras le dieu qui est en toi. En imaginant les dieux, les hommes, sans le savoir, sans le vouloir, ont inventé l’obstacle le plus infranchissable leur interdisant d’accéder à l’excellence. Depuis qu’ils ont donné aux dieux le pouvoir qu’ils n’ont pas su prendre, ou pas su maîtriser, ils sont devenus ce qu’ils ne voulaient pas être, c'est-à-dire de simples mortels pour ne pas dire des ombres. Ils se sont enchaînés à une fausse distinction qui jette un voile sur tout ce qu’ils observent. Ils n’en sortiront que le jour où le Deux

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deviendra Un, où ils comprendront qu’ils se sont trompés en déifiant l’opposé de la mort puisque seuls les dieux sont immortels. L’obstacle le plus important pour les hommes fut certainement de vouloir comprendre ce qu’ils étaient et de donner à leur être une autonomie qui ne pouvait que les conduire à opposer leur moi ou leur soi au reste du monde. Les dieux sont nés du désir d’échapper à la mort et subsisteront tant que l’homme n’aura pas repensé la mort en dépassant son ego. Revenir dans le Tout, autrement dit ne plus se penser différent, peut-être même supérieur, là se trouve le remède à toutes nos souffrances. La solution pour vivre heureux consiste à comprendre que toutes les contraintes nécessaires à la survie ou à la collectivité ne sont que des règles produites par notre intelligence à la demande de forces adaptatives. Il faut ne plus se penser différent, mais aussi ne plus penser si l’on tient compte des symboles antiques. Tant que l’homme pensera sa vie, sera un émule de l’Idée, de Zeus ou d’Athéna, il sera dominé par son imagination et ne sera que le vassal des idées dominantes, puisque tout un chacun peut en produire. C’est bien ce que l’histoire nous apprend ! Or, ce qui est vrai sur le plan de la raison reste vrai sur le plan des croyances et cela ne devrait pas nous surprendre. Les croyances ne sont qu’un aspect particulier de l’Idée, elles résultent d’un travail de notre imagination et comme toutes les idées ne peuvent qu’être dépendantes d’une volonté de puissance. Si les règles sont indispensables pour vivre ensemble, elles ne permettent pas d’appréhender l’originalité de la vie et le fait incontournable que la forme humaine, comme toutes les formes, n’est qu’un composé de parcelles de Matière, que la forme est mortelle alors que la Matière est immortelle. L’homme est fait de matière. Sa représentation qui n’est que l’idée que l’homme se fait de lui-même est un objet virtuel, un être privé de pouvoir et même de sexe comme Ouranos. Cet homme-là ne peut que se reproduire à l’infini puisqu’il est une idée et que l’idée n’a pas de frontières. Par contre, il navigue sur un océan d’images et ne trouve le repos que dans la mort qui

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représente la fin de la pensée15 ou, plus précisément, celle de la sécrétion de son cerveau. La légende est claire en ce qui concerne le crime de Cronos. À la demande de Gaia, la Terre, Cronos castre Ouranos et prend le pouvoir sur un monde qui, du fait de la castration, se scinde en deux. La Terre reste la partie virile, reproductive, celle du visible, de l’observable tandis que le Ciel, Ouranos, devient un lieu idéalisé, domaine des dieux invisibles et immortels. Ce que les hommes n’ont pas su retenir dans la légende c’est que l’immortalité n’appartenait pas au Ciel, mais à la Terre, à la Matière dont ils étaient issus. Ouranos devient un idéal pour des aèdes qui tournent le dos à la réalité. Gaia, née de Chaos, est la mère d’Ouranos. Elle se sert de lui comme d’un mari pour donner naissance aux dieux puis demande à ses fils de le castrer avant de donner naissance aux hommes. Or, la Terre est immortelle et comme nous sommes ses enfants nous le sommes aussi ! Même castré, le Ciel demeure un enfant de la Terre et appartient à la Matière. Or Gaia, la Terre, qui a donné naissance aux dieux et aux hommes après avoir conçu leur environnement, n’a pas agi au hasard. En créant les hommes, elle les a placés entre Terre et Ciel, entre l’observable et l’inobservable. Elle a voulu qu’ils choisissent : cultiver la Terre ou regarder le Ciel. Elle a fait en sorte qu’ils puissent œuvrer dans chaque domaine et progresser vers l’excellence16, soit par le travail soit par la méditation17. Avec 15

Cet essai prolonge un premier essai dont le titre est L’éloge de la matière. Il serait préférable de le lire en premier. Tous nos problèmes existentiels découlent de notre volonté de puissance, notre besoin de pouvoir sur les autres et sur le monde en général. Si nous avons inventé des dieux en les plaçant au Ciel, c’est surtout pour leur confier l’ordre que nous voulions voir régner sur Terre. Ce ne sont pas les dieux qui dirigent le monde, mais les hommes qui les ont imaginés et c’est pourquoi tout ne va pas si bien que nous le souhaiterions ! 16 J’ai traité de l’excellence en abordant le sujet dans un travail qui porte sur les Jeux athlétiques en Grèce. Prémices, excellence, démesure. Il ne faut pas oublier que l’excellence n’est pas un objet, mais un désir, autrement dit une construction du mental et que tout dépend de ce que nous mettons derrière le mot.

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leurs organes des sens, les hommes pouvaient apprendre à s’orienter dans le monde. Avec leur esprit, ils pouvaient imaginer ce que le Ciel représentait sur le plan idéologique, quels rapports il gardait avec la Terre. Cela nous est facile à comprendre sauf que tout est le fruit de l’imagination des hommes à un moment relativement récent de leur évolution. Ils ont inventé Gaia et Ouranos, de même que leurs enfants, mais le plus inacceptable, dans leur raisonnement, fut d’isoler le Ciel de la Terre, l’esprit de la Matière. Il est évident qu’à partir du moment où la forme humaine fut conçue, elle possédait tous les organes nécessaires à son existence et à ses confrontations avec le reste du monde. La première difficulté fut certainement de choisir ce qui était le plus important ou le plus urgent et cela ne s’est pas fait en un jour. Impressionnés par la mort, les hommes ont pensé que l’immortalité n’appartenait qu’au Ciel et que les dieux en étaient les seuls détenteurs. Ils se sont placés sans le vouloir entre deux extrêmes : la Terre ou la Matière, le Ciel ou les Idées. Lorsque la Matière a voulu reprendre son véritable statut de Mère, ils se sont empressés de lui imposer un carcan de plus en plus pesant, autrement dit celui des Idées. Atlas fut chargé un moment de maintenir le Ciel à distance respectable, puis les hommes ont été de plus en plus obligés de le maintenir euxmêmes pour ne pas se sentir écrasés ! Toutefois, les adeptes du tout pensé, les émules de Zeus, eurent l’idée d’une relation possible et les hommes furent invités à devenir des servants de l’Idée. Ils donnèrent un sens à la vie en invitant leurs semblables à mériter le Ciel. Il apparaît nettement que la fuite ne pouvait avoir qu’un sens : de la Terre vers le Ciel. Mais qui décréta que les dieux 17

Le terme de méditation a pris des sens différents, mais les deux plus importants sont une solide réflexion, une intense attention volontaire conduisant à la découverte de l’inconnu, et une absence de réflexion que nous pourrions traduire par une sorte de contemplation. L’homme qui contemple le ciel ou les étoiles ne cherche plus la vérité, il attend qu’elle se manifeste.

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étaient immortels si ce n’est l’homme ? Puisqu’ils étaient invisibles, il lui fallait les imaginer, les créer avant de les situer au bout d’une trajectoire. C’est ce qu’il fit. A-t-il souhaité ne plus dépendre d’un travail épuisant, ce que suggère Hésiode ? Fuir la mort, voyager vers une vie éternelle, nous saisissons immédiatement qu’il s’agit là d’un projet totalement imaginaire, d’un symbole pour guider des âmes sensibles ! Inutile de poursuivre pour justifier une réalité qui devient tellement étouffante que nous multiplions toutes les formes d’autisme pour continuer à croire que nous sommes sur le bon chemin. Depuis que l’homme a inventé les dieux, il ne cesse de désirer le pouvoir qu’il leur a donné dans sa détresse et le revendique de plus en plus fermement. Les dieux, du moins leurs représentants, s’efforcent de conserver l’autorité qui leur a été accordée, ou qu’ils ont conquise jadis, mais, sans l’aveuglement des convertis à une réalité qu’ils n’ont pas pu observer eux-mêmes, ils pourraient bien le perdre. Disons que ce n’est pas pour demain, tant leur soumission a pris de l’importance et la crédulité des masses n’a cessé de grandir ! Il suffit de regarder le cérémonial qui accompagne les rites, comme il devait accompagner jadis les sacrifices, pour comprendre que les convertis ne sont pas près de s’en passer ! Ce que nous ne voulons pas comprendre, cela nous rendrait responsables, c’est que les représentants des dieux sur Terre sont aussi les dieux eux-mêmes, puisqu’ils les ont inventés. Lorsque Platon nous parle des ombres de la caverne qui servent de vérité aux hommes qui n’ont jamais été confrontés à la lumière du soleil, nous évoquons ce que l’on appellera plus tard un théâtre d’ombres. Que représentent les clergés, quels qu’ils soient ? Ils sont les responsables d’un ensemble de théâtres d’ombres et leur principale préoccupation est d’accroître leur clientèle et de faire recette. Le problème, avec Platon, est qu’il a seulement changé la nature des ombres. Lorsqu’Héraclès part chercher le troupeau de Géryon, nous avons là une image qui montre l’une des préoccupations essentielles des clergés : augmenter leur clientèle en luttant contre la concurrence et sans craindre de voler des âmes aux adversaires les plus immédiats.

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Le plus important, si nous voulons sortir de l’impasse ou de l’ornière dans laquelle nous nous trouvons embourbés, est de bien comprendre le sens que nous avons donné à cette fuite. Ce ne sont pas les dieux qui condescendirent à regarder les humains, rampant sur la Terre, mais les humains qui s’efforcèrent de percevoir les dieux béatement installés dans le Ciel. Comme ils étaient supérieurs, ils ne travaillaient pas et, surtout, ne mouraient pas. Ils pouvaient voir de très loin tout ce que faisaient les hommes et pouvaient même venir sur la Terre pour y imposer leur volonté, pour y mettre de l’ordre. C’est bien ainsi que nos ancêtres imaginèrent les dieux souverains et ils prirent l’habitude de les considérer comme tout puissants, comme inatteignables, mais aussi comme capables d’entendre leurs suppliques. Ils imaginèrent même qu’il était possible de les rejoindre, de vivre comme eux et avec eux. La mythologie nous parle des premiers hommes conçus par Cronos. Nous n’avons pas de réelle présentation, même chez Hésiode, mais nous comprenons qu’ils ressemblaient aux dieux de première génération, qu’ils banquetaient avec les dieux et qu’au lieu de mourir ils s’endormaient simplement. Les deux premières races d’Hésiode ne semblent pas en mesure de penser. La troisième non plus, mais ce qui déplaît à Zeus c’est qu’elle passe son temps à combattre sans raison. C’est la quatrième qui sera dotée de l’art de raisonner et qui recevra l’enseignement d’Athéna pour bien le faire. Nous avons là une image qui initie les mortels à un comportement d’immortel, du moins de seconde génération divine, celle qui pense. La Matière est alors exclue et nous devons comprendre qu’elle ne pense pas ! Il y a là une profonde erreur, mais qui se soucie de nos jours des choix que firent nos aînés ? Parce que les dieux étaient invisibles et ne pouvaient pas avoir de défauts, puissants et miséricordieux, ils étaient des partenaires potentiels qu’il fallait séduire et même payer d’avance à l’aide de sacrifices. Le premier sacrifice qui précise la différence entre les hommes et les dieux est celui de Méconé, réalisé par. En précisant la part qui revient à chacun, la viande pour les hommes, les odeurs pour les dieux, les poètes ont appris aux descendants de Deucalion et de Pyrrha qu’il existait une différence fondamentale entre le Ciel et la Terre.

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Toutes les mythologies nous racontent la vie des dieux et s’efforcent de nous les montrer afin que nous puissions les percevoir comme si nous vivions auprès d’eux. Elles reposent sur des réalités observables, autrement dit sur des comportements plus anciens et forts compréhensibles. Tout ce qui était inexplicable, merveilleux ou terrifiant ne pouvait provenir que d’entités supérieures. Comme, très souvent, elles donnaient la mort, elles ne pouvaient que devenir des donneurs d’ordre. L’homme ne pouvait qu’en avoir peur et ressentir au fond de lui le besoin de clarifier sa position. Il avait peur de la mort, mais il avait peur également de ceux qui la donnaient. En imaginant qu’il pouvait dialoguer avec les dieux, en convoitant aussi leur immortalité, l’homme finit par penser qu’il pouvait fuir la mort et choisit de se rapprocher de ceux qui pouvaient la contrôler, la retarder ou la supprimer. La suite se comprend aisément. Les plus rusés des hommes, qui n’avaient pas attendu que les aèdes inventent Zeus et nous en parlent dans des livres, comprirent rapidement tout l’avantage qu’il y avait à devenir les servants de telles puissances et se sont situés à mi-chemin entre Ciel et Terre. Ils ont réduit la prudence au silence pour garder le pouvoir sur les esprits. C’est ce que la mythologie nous dit simplement en opposant Épiméthée et Prométhée : pense après et pense avant. Non seulement les hommes ont senti grandir en eux le besoin de se placer sous la protection de puissances supérieures, mais ils ont éprouvé le besoin d’améliorer leur ordinaire en établissant une relation d’échange. Ils ont créé des divinités semblables aux hommes, mais invisibles et immortelles. Lorsque les plus astucieux d’entre eux organisèrent cet échange, ils prirent le pouvoir sur les esprits de leurs semblables et y ajoutèrent un véritable pouvoir politique ce qui n’a pas véritablement changé de nos jours. Certes, tout cela est vite dit et résume un temps que nous ne pouvons pas imaginer parce qu’il dépasse l’entendement. Les légendes évoquent cela avec des symboles, mais, très souvent, nous ne prenons pas le temps de les

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interpréter. Le sacrifice de Méconé, dont parle Hésiode18, n’est pas le premier du genre, mais il nous éclaire sur un changement notable : désormais, les hommes qui cultivent la terre et s’occupent d’élevage mangeront la chair des animaux sacrifiés, les dieux recevront les odeurs dégagées par la graisse et les os brûlés. Il faut surtout retenir que la part invisible sera pour les dieux, la part observable pour les mortels. Le sacrifice luimême s’adapte à l’imaginaire des hommes : les hommes n’offriront aux dieux que ce qu’ils sont capables d’apprécier. Les deux mondes sont clairement distingués : la Terre, domaine des hommes et de la Matière, de l’observation, des sensations et de la chair, le Ciel devenant celui des dieux et de l’immatériel. On comprend que le dialogue entre les deux mondes soit alors devenu de plus en plus difficile et qu’il ait nécessité des experts pour le faciliter ! Les servants de tous les clergés ont progressivement acquis leur autorité dans cet art de rendre possible un échange qui n’existera jamais si ce n’est dans l’imagination des hommes ! Ils sont devenus des spécialistes pour interpréter le langage des dieux invisibles et c’est ainsi qu’ils ont servi en même temps de passerelle et d’écran entre les deux mondes. Nous ne pouvons voir ou communiquer avec l’invisible que par leur intermédiaire ! J’ai mieux compris cette relation en Inde, à Madurai, en observant les croyants apporter leurs offrandes et en voyant les servants de chaque divinité les placer derrière un voile avant de les rendre à leurs propriétaires, mais bénies par les dieux qui en avaient prélevé ce qu’ils voulaient bien prendre : les odeurs ! Dans la transformation des mentalités qui a suivi, il faut aussi prendre en compte cette autre précision et non des moindres. Athéna, la Raison, est la fille de la ruse, non celle de la prudence. La prudence est une qualité d’attente. Elle ne cherche pas l’affrontement avec la volonté d’imposer une solution, elle reste sur la réserve. La ruse, au contraire, est belliqueuse, elle ne craint pas d’agresser, de détruire, de lutter 18

J’ai étudié ce problème dans un livre qui s’efforce de traduire les symboles multiples qu’utilise l’auteur.

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pour s’imposer. Elle veut la victoire plus que la vérité. Il se trouve que depuis longtemps nous avons pris l’habitude de raisonner et sommes convaincus et même fiers de la puissance de la raison. Dire aujourd’hui qu’elle nous trompe devient sacrilège, surtout lorsque la raison, comme chez Descartes, a le divin pour origine ! Comme le Ciel est la limite extrême de notre impuissance ou de notre façon de penser, nous croyons percevoir ce que nous avons envie de voir ou, plus exactement, ce que les représentants des dieux nous demandent de voir. Qu’il s’agisse d’une éclipse de lune ou de soleil, nous en avons une image précise que nos sens peuvent apprécier, qu’il s’agisse des dieux bienheureux, jouissant de leurs privilèges, ou des idéaux plus actuels, nous n’en avons qu’une description fantasmatique. Nous aurions pu vouloir devenir des surhommes, nous avons préféré offrir cette métamorphose à des divinités. Pour fuir plus vite ou pour avoir des chances d’être admis dans leur royaume, nous nous sommes émasculés, comme cela nous est rappelé à propos de Cybèle. Il n’est pas nécessaire de prendre la légende à la lettre. Cette émasculation, qui fut bien réelle sur le plan religieux est surtout symbolique. Il s’agit de l’ablation du besoin de pouvoir et le don de son être à l’autorité qui la demande. C’est l’homme qui a construit les images de l’invisible et c’est à partir de telles images que, depuis des millénaires au moins, les hommes s’entretuent ! La guerre que Zeus avait envoyée sur terre ne cesse de faire rage sans que, pour autant, le Ciel se soit attristé ! Les servants eux-mêmes ne se sont-ils pas livré la guerre pour des images ? Comment ne pas remettre en question toute représentation de l’inobservable ? Les objets, les costumes, les couleurs, les musiques ou les sons, les parfums, autrement dit tout ce qui accompagne une croyance vis-à-vis d’un être invisible en le rendant visible ne peuvent être que de la ruse, un argument au service d’un endoctrinement. Tout objet créé par la main de l’homme, mais découlant de son imagination n’est que le fruit de sa pensée. Or, cette pensée n’a rien de matériellement observable. Tout objet de culte peut

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avoir sa raison d’être, il est un artifice pour organiser un cérémonial renforçant les louanges adressées aux dieux. Si l’on en croit la légende, Zeus, après avoir gagné ses batailles dans le Ciel, aurait envoyé la guerre sur Terre. Autrement dit, le moment serait venu pour les hommes de se battre. Mais pourquoi ? Hésiode19 nous laisse entendre que l’homme, enfant de Gaia et de Zeus, le monstrueux et le divin existeraient en lui, que le temps serait venu de vivre la même conquête, autrement dit combattre pour donner le pouvoir au divin, autrement dit aux idées. Il y aurait chez les hommes deux comportements possibles : « pense après » et « pense avant ». Seul le second permet d’éviter le piège d’une reproduction à l’identique, d’envisager une mutation autorisant l’intégration des mortels chez les immortels. On peut aussi admettre que l’homme qui ne pense pas laisse sa monstruosité naturelle prévaloir. Il va de soi qu’une telle mutation ne peut être que le fruit d’une imagination à la recherche d’un plus grand pouvoir ! L’histoire montre que l’homme n’est pas encore arrivé à voyager jusqu’au Ciel, chez les Olympiens ! Hésiode est un poète ! Il est donc un homme ce qui ne signifie pas que tous les hommes sont des poètes. En tant qu’homme, petit terrien qui fait paître son maigre troupeau sur les pentes de l’Hélicon, il tente de plaire en respectant les idées de son temps. Son poème est mis au concours, ne l’oublions pas. Les dieux ne sont pas son invention, il ne fait que tenter une genèse à l’aide de tout ce que les aèdes avant lui ont colporté. Si nous restions sur le plan de l’art, du conte, à la limite de la morale dont il se préoccupe ouvertement, nous pourrions accepter la présentation qu’il fait du rapport entre les dieux et les hommes. Or nous avons pris le conte pour de l’histoire, le virtuel pour du réel. Les dieux existent puisqu’on 19

HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux. Précédé d’un essai de J.P. Vernant. Paris, Flammarion, 1993. HÉSIODE La Théogonie. Les travaux et les jours et autres poèmes. Paris, Librairie Générale de France, 1999.

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peut raconter leurs histoires, leurs batailles, leurs lois, leurs états d’âme, faire leur portrait et donner du sens à leurs actions ! En organisant le monde des dieux, les aèdes et les poètes lui ont donné une solidité et une réalité apparentes. Ce que nous n’avons pas fait, ou pas voulu faire, c’est interpréter les symboles des aèdes. Nous avons suivi aveuglément le discours de ceux qui nous montraient le Ciel. Nous avons confondu le Ciel avec le doigt qui nous le montrait ! Les légendes racontent ce que les hommes imaginaient depuis longtemps. Le plus inquiétant est que les hommes n’ont pas changé avec toutes leurs philosophies, leurs expériences, leurs inventions et qu’ils semblent vivre sur deux plans de conscience sans voir qu’ils sont souvent contradictoires. Il n’y a jamais de controverse entre le cerveau droit et le cerveau gauche ! L’artiste et le savant partagent le même monde tandis que les croyants habitent une autre planète, faite d’images et de fables ! La mythologie a bon dos pour vanter les mérites de l’histoire, mais peut-on dire qu’Hérodote faisait de l’histoire ? Nous comprenons que, quelques siècles après Hésiode, la critique des légendes puisse être à l’origine d’un nouveau savoir. Nous acceptons, un peu trop vite, que le mythe puisse laisser la place à des idées qui ne sont plus des ombres. Nous sautons du mythe à l’intelligible sans nous apercevoir qu’entre les deux existe le réel observable, celui que nous retrouverons bien plus tard avec le positivisme d’Auguste Comte. Les idées de Platon et de nombreux philosophes après lui ne remplacent pas les dieux, elles ne les rejettent pas non plus et nous en rapprochent même en nous faisant voyager dans l’invisible par la pensée tout en les glorifiant. Tout cela est relativement récent et ne doit pas nous faire oublier que des millénaires ont précédé ce que nous prenons pour une histoire acceptable. Cette histoire l’est d’autant plus que tout est entrepris par ceux qui la distillent pour qu’elle garde une force incontestable. L’organisation des clergés respectifs pour chaque divinité est telle qu’il est impossible de douter de l’existence des dieux. À vrai dire, le

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problème de leur survie ne se pose pas vraiment. Il suffit de faire référence au clergé de Delphes et à la maîtrise du site oraculaire qui rapportait suffisamment pour lever une armée et agir politiquement sur tout le territoire et même les colonies. Quand donc comprendrons-nous que chacun d’eux n’existe, ne perdure, ne s’hypertrophie que parce que les moutons que nous sommes acceptent de se prosterner devant des fantasmes ? J’ai assisté une seule fois à la prière du soir à l’Ashram de Rishikesh et retenu surtout le luxe, les dorures, les prosternations ostentatoires, la masse des pèlerins envoûtée par le cérémonial tandis qu’au dehors le Gange, en furie à cette époque des moussons, passait insouciant comme pour souligner l’arrogance de l’esprit des hommes. J’ai appris à méditer, j’ai appris à échapper à cette puissance du décorum. Je ne dirai pas que tous les servants de cultes nous trompent volontairement. Ils ne font que reproduire ce qu’ils sont. Ils croient eux-mêmes et certains ont l’art de rendre croyant le plus hostile à leur propagande. Il y a aussi ceux qui vivent des expériences intraduisibles, inobservables et qui tentent d’en faire profiter les autres le plus humainement du monde. Cette minorité n’a guère la capacité de changer la compréhension des hommes ! Tous les servants des dieux sont des descendants de Cronos. En continuant à séparer la Terre du Ciel, ils gardent le pouvoir qu’ils se sont attribué. Il est vrai que des individus peuvent vivre une sorte de rapprochement avec l’invisible loin de tout apparat. Plongés en eux-mêmes, ils semblent communiquer directement avec une divinité, mais le font-ils comme s’il existait deux mondes ? Ne se sont-ils pas, momentanément, soustraits aux influences que pourrait apporter leur environnement sociopolitique, religieux ? Ils écoutent et ils entendent un silence intérieur qui vaut tous les fantasmes qui tourbillonnent autour d’eux. Ils ne sont pas à la recherche d’un monde invisible, ils sont plongés dans leur propre monde fait essentiellement de Matière. Ils semblent vivre une sorte d’extase et je reviendrai sur cette situation qui mérite une plus longue description. Ils vivent simplement dans un Tout que nous avons morcelé pour mieux le dominer. Ils ne

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sont ni dedans ni dehors d’eux-mêmes. Ils ont retrouvé la Matière, avec laquelle ils ne font qu’Un. Aujourd’hui, nous parlons aisément de transcendance. Cette façon de donner du sens à la vie n’a pas toujours existé et nos ancêtres ont longtemps considéré que les dieux se trouvaient en toute chose, qu’ils étaient partout dans le monde et lorsque Jean-Pierre Vernant nous dit qu’ils étaient du monde20, il faut rappeler que l’homme fait aussi partie du monde. Cela laisse entendre que les dieux étaient dans l’homme avant qu’il ne juge bon de les extérioriser à l’aide de son imagination. Or, parce que tout ce qui existe dans le monde correspond à un agrégat de Matière, nous sommes contraints de penser que tout est immortel dans le monde. La quête d’immortalité ne peut alors provenir que d’une mauvaise interprétation du réel ! Lorsque les hommes qualifiés de « pense avant » ont organisé la fuite qui répondait à un vrai besoin devant la mort, ils se sont placés dans une impasse. Ils ont encouragé leurs semblables à voyager vers un monde invisible en sachant qu’il n’existait pas. Tout retour en arrière était comme interdit puisque la mort attendait ceux qui rebrousseraient chemin. Certitude inacceptable d’un côté, espoir d’un monde meilleur de l’autre, il n’y avait pas à hésiter. Ne touchons-nous pas du doigt les limites de la croyance ? S’engager à la suite d’un discours n’est-ce pas prendre des risques ? Que représente la raison dans l’esprit d’un croyant ? Serait-elle indispensable pour faire la guerre à toutes les idées contraires ? Sans entrer dans les détails, pour le moment, disons que les légendes organisant ce voyage sont nombreuses, la mieux connue étant certainement celle des Argonautes. Comme nous pouvions nous y attendre, si les voyageurs reviennent, il n’est pas vraiment dit qu’ils ont atteint leur but, qu’ils ont trouvé le monde des dieux. Le voyage illustre très souvent la fuite vers le 20

VERNANT J.P. Mythe et religion en Grèce ancienne. Paris, Seuil, 1990

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Ciel et les légendes nous montrent des hommes seuls ou regroupés pour tenter une telle aventure. Il nous montre les exploits que l’homme doit vivre pour progresser sur un chemin semé d’embûches. L’homme qui fuit passe finalement pour un héros ! Le voyage le plus détaillé est celui d’Héraclès. Il est le plus long, mais aussi le plus orienté puisque le nom même donné à Alcide : Héraclès, signifie la Gloire d’Héra. Le fils d’Alcmène est donc le prototype de l’homme ayant décidé de fuir jusqu’au Ciel et de subir les épreuves qui l’attendent. Le comble de notre misère intellectuelle est que nous en avons fait un hercule de foire ! La fuite n’est pas un choix négatif, bien au contraire. Elle est un choix que Jean-Pierre Vernant retrouve dans la « belle mort » ou la « mort jeune »21, celle qui survient lorsque l’individu est au sommet de sa progression. Mais alors ! La mort aurait-elle deux visages ? Il y aurait la mort qui détruit tout, fait cesser tout processus de progression dans un idéal essentiellement politique ou social et la mort qui ouvre simplement sur un autre monde, qui permet de rejoindre les dieux ou l’idéal qu’ils représentent ! C’est parce qu’il n’a pas eu le temps d’observer le monde que l’homme a pris peur et a cherché à se mettre à l’abri de toutes les menaces qui pesaient sur lui. Il n’a pas vu qu’il possédait une supériorité identique à celle du monde et l’a située hors de lui. Pourtant il aurait dû la voir comme il la voyait dans tout ce qui l’environnait. Il est probable qu’à cette époque il ne se regardait pas encore comme nous avons appris à le faire. Il était trop dépendant de sa survie et ses observations en furent faussées. En pensant, il a commencé à fuir. Ou bien il n’y avait pas plus de divin dans l’éclair et le tonnerre que dans un corps d’homme ou bien il se trouvait uniquement dans l’un de ces deux mondes. Par prudence, au début, il implora le divin qu’il voyait devant lui ou qu’il subissait. Il adora les forces de la nature comme le bruit du vent 21

VERNANT J.P. L’individu, la mort , l’amour. Paris, Gallimard, 1989.

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dans les feuilles d’un chêne. Il aurait pu commencer par cultiver ses propres forces afin de pouvoir affronter ce qui lui semblait surhumain, mais il ne l’a pas fait. La prise en charge des jeux athlétiques par les différents clergés montre que la construction d’un athlète n’est venue que tardivement renforcer une vassalité spirituelle lorsque les clergés respectifs en ont compris l’intérêt. L’inconvénient d’une telle attitude fut qu’il abandonna, dans le même temps, la possibilité d’intervenir lui-même, de rester maître de ses décisions, de ses actes aussi. Tout finit par devenir un sujet de sollicitation auprès des dieux. Mais, c’est vis-à-vis de lui-même que l’homme devait commettre l’erreur la plus grave en se mettant lui-même sous l’autorité des divinités par principe bienveillantes. En fait, il ne faut pas se leurrer. On appelait les Érinyes les Bienveillantes pour ne pas attirer leur attention. On connaissait leur farouche détermination à poursuivre tout individu qui s’était placé en dehors de la règle. Elles n’avaient en réalité aucune bienveillance vis-à-vis des mortels poursuivis. Faut-il rappeler qu’elles étaient nées des gouttes de sang tombées sur la Terre au moment de la castration d’Ouranos ? Le crime du Titan pouvait-il rester impuni ? Or, c’est bien Gaia qui demanda la castration, et c’est elle aussi qui fit naître les Érinyes ! Alors ? Les poètes voulaient-ils orienter les hommes ? Ne faudrait-il pas comprendre, dans le symbole, que la Matière demande toujours des comptes, ou alors qu’elle demeure la Mère qui surveille tout ? Ne faudrait-il pas aussi envisager que les Bienveillantes sont là pour rappeler aux hommes que la mort est un retour inévitable à l’origine de la vie ? Nous devons considérer les filles de Gaia comme les garantes de l’ordre ancien, celui de la Matière ! Les symboles ne nous apprennent-ils pas que l’homme est double, ou du moins peut devenir, comme Cronos, divin et criminel et qu’il devra, un jour ou l’autre, rendre des comptes à la Matière qui décide de tout. Gaia a confié la serpette à Cronos, mais ne lui a pas demandé de prendre le pouvoir. La Matière nous a donné l’art de combattre et de détruire nos ennemis, elle

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ne nous a pas demandé d’abdiquer devant l’inconnu ! Elle ne nous a pas demandé de l’oublier pour dominer le monde ! Comme la prudence ne suffisait pas pour obtenir un minimum de quiétude, l’homme a trouvé bon d’avouer sa faiblesse, de reconnaître la force de l’adversaire et de lui offrir la possibilité de le servir en échange de la vie. N’est-ce pas le comportement que nous observons souvent chez les animaux ? La ruse a pris le pas sur la prudence et nous n’avons jamais remis en question un tel changement. L’homme a abdiqué avant de se mettre à marcher pour gravir les pentes neigeuses de l’Olympe ! Les aèdes ont alors inventé des héros, des demidieux capables d’aller au bout du chemin. Mais, s’ils ont orienté le choix des hommes, ils ont soutenu leur adoubement puisqu’il s’agissait de suivre les ordres venus du Ciel. Ils ont défendu un esclavage, sans véritable contre partie, si ce n’est l’espérance d’une vie éternelle. Le problème de la transcendance n’est venu que plus tard. Il ne suffisait pas que les dieux protègent les mortels, ils devinrent des modèles de comportement. Un tel changement de statut ne pouvait naître que dans l’esprit des hommes. Les plus rusés eurent vite fait de comprendre qu’ils pouvaient dominer leurs semblables en se comparant aux dieux, en se disant plus proches et en revendiquant, sans le dire, tout ou partie des avantages qu’ils tiraient de la confiance que les mortels leur réservaient. Pour asseoir leur autorité, ils renforcèrent leur position en rendant les autres plus inférieurs qu’ils n’étaient. Ainsi est née une dévotion instituée plutôt qu’un sentiment de gratitude et d’adoration sans contre partie. Les servants des dieux portent la lourde responsabilité d’avoir choisi une forme d’accession au Ciel. Celle-ci ne pouvait exister sans qu’au même moment soit acceptée la possibilité de marcher seul, loin d’une lumière que le soleil ne pouvait pas connaître puisqu’elle émanait du cerveau des solitaires. Pour se montrer meilleurs, ils ont prétendu rendre le voyage plus facile, la réception presque assurée. L’anachorète avait contre lui sa solitude.

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C’est ainsi que l’homme est devenu l’esclave de l’homme, le vassal de ceux qui se sont dits supérieurs avant les autres. En devenant maîtres de tous les arrangements avec le divin, les servants des dieux ont conduit les hommes. La transcendance n’est qu’une fuite loin des réalités, loin de nos responsabilités. Si certains d’entre-nous gouvernent les « pense après » que sont les hommes en majorité, c’est parce qu’ils ont rendu cette fuite irréversible, ne serait-ce que pour garder le pouvoir. Cronos ne pensait qu’à le conserver, Zeus à le prendre puis à le garder, nos guides spirituels feront tout pour continuer à encourager notre besoin de Ciel. Faut-il noter que Zeus a fait de même avec les ombres. Cerbères n’est-il pas placé aux portes de l’Enfer pour que les ombres ne puissent pas en sortir ? Rien n’a changé et les croyants d’aujourd’hui diffèrent peu de ceux d’hier sur le plan de la soumission. Une fois commencé, le voyage ne connaît pas de retour ! Remarquons que cet impossible retour est en rapport avec un monde mortel soumis aux lois de Zeus, aux idées. Le mort ne peut renaître, telle est la norme au temps des idées. Comment l’homme prendrait-il le risque d’un voyage difficile s’il savait qu’il peut renaître ? Nous comprenons que Zeus ait pu foudroyer Asclépios qui redonnait la vie aux morts. L’homme doit apprendre à se battre pour des idées et ce combat personnel doit rester sous le contrôle des dieux. Pour rester des émules de Zeus, il ne fallait pas que la fuite devienne inutile ! Je reviendrai sur la notion de retour, car il est possible d’en concevoir une autre. Pourquoi ne pas envisager un voyage qui se ferait en direction de la Matière et non plus du Ciel ? Si la Matière est immortelle, pourquoi ne choisirions-nous pas de redevenir de la Matière ce qui remettrait en question l’idée que nous nous faisons de la mort ? Comment ne pas s’apercevoir que les deux trajectoires que nous imaginons ont même destination : l’invisible ? Il existe aussi une faiblesse dans le raisonnement des plus rusés. L’art de s’approcher du divin ne finit-il pas par isoler celui qui l’aperçoit ? Ne lui ouvre-t-il pas les yeux sur son

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passé, sur sa vassalisation, sur son abandon de responsabilités ? Ne découvre-t-il pas en cheminant sur un sentier caché, où il marche seul, que le réel n’est pas l’image qu’on lui offrait, moyennant certains renoncements ? L’homme qui aperçoit l’excellence qu’il a toujours portée en lui ne va-t-il pas comprendre qu’il a été trompé ? Ne va-t-il pas cesser de fuir pour devenir ce qu’il pourrait être s’il n’était pas prisonnier d’une ombre qui lui enlève le droit d’exister autrement ? Ne peut-on pas dire que la transcendance est une fuite vers le Ciel, permise par l’abandon d’une excellence que l’homme ne veut pas chercher par lui-même ? L’homme se prend aujourd’hui pour un animal supérieur et il lui arrive parfois de se considérer comme un Dieu ! En vérité, il n’est resté que le vassal d’un idéal qu’il a confié à des divinités multiples. Elles sont ce qu’il n’est pas ou ne sait pas être. L’homme les a inventées à partir du moment où il soupçonnait une excellence qu’il aurait bien voulu avoir, mais qui se refusait à lui, jour après jour parce qu’il ne savait pas la chercher. Sa vie était dominée par un combat qui lui semblait inégal et il voulait gagner. Alors nous pourrions dire qu’il a triché, comme certains sportifs trichaient du temps de Platon ? Il est évident que cela s’est passé il y a bien longtemps. Il est même possible qu’un jour l’homme a eu l’occasion de vivre l’instant, de vivre ce que nous pourrions appeler une extase, qu’il a découvert que l’amour pouvait être supérieur à la guerre, que l’excellence n’était qu’une qualité de la Matière et qu’il la possédait. En vivant des moments de bien être, il a certainement pensé qu’il pouvait les accroître, qu’il pouvait devenir meilleur. Il a probablement compris que cela dépendait de lui. Pour son plus grand malheur, il a voulu s’approprier un objet qu’il avait isolé alors qu’il s’agissait de lui-même ! Si nous admettons maintenant que cette vision individuelle ait pu accompagner nombre d’améliorations dans la façon de vivre et surtout ce que nous appelons la sédentarisation, nous pouvons comprendre que la découverte d’un homme supérieur se soit rapidement associée à la mise en place d’un besoin de gouvernement.

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C’est le regroupement des hommes qui a probablement permis l’épanouissement d’un clergé. L’homme a perdu la possibilité de vivre naturellement le jour où il fut obligé de partager sa vie avec les autres selon des normes, lorsque le pouvoir n’était plus celui de la horde, mais celui d’une cité. La construction de Cadmé22 n’est qu’un exemple, mais la légende mériterait de multiples approfondissements. Rien n’a changé dans son comportement. C’est parce que l’homme espérait gouverner le monde qu’il a donné la priorité aux idées. Les idées appartiennent à ceux qui les font naître et il est toujours possible d’en changer. Les dieux étaient des idées ! Les idées devinrent des dieux et les croyances firent bon ménage avec les gouvernants. Les hommes se sont octroyé la capacité de leur donner naissance pour concurrencer les femmes qui donnaient naissance à des formes ! La Matière quant à elle ne change pas sous l’effet de notre volonté. Nous pourrions dire que le changement est ce qui manifeste la vie. Mais la vie n’est une propriété ni de la forme ni de notre esprit. Elle est une propriété de la Matière sinon nous ne la manifesterions pas. Parce que la Matière est immortelle et sujette à toutes les transformations, l’homme bénéficie de cette capacité à se transformer pour survivre. Il change parce que le propre de la forme qui manifeste la Matière est le changement. Ce changement est visible partout. Mais le changement que l’homme peut construire ne donnera pas une forme nouvelle. Les légendes montrent qu’il a pensé à ce genre de mutation sans réussir à l’obtenir. L’enfant de la forme ne peut que représenter des copies plus ou moins perfectionnées ! Quoi qu’il fasse ou décide, l’homme reste soumis à sa nature et à la Matière qui lui donne sa forme. S’il meurt, c’est parce que la Matière n’a pas conçu une forme immortelle, mais une forme changeante, le changement permettant l’adaptation. Il reste que cette dernière peut devenir une progression ou une régression. La seule immortalité, apparente, reste la procréation 22

Il faudrait reprendre l’histoire de la ville de Thèbes qui commence par la légende de Cadmos.

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de la forme. Les formes se reproduisent tant qu’elles sont capables de s’adapter. Il reste que l’adaptation peut devenir un leurre. L’homme d’aujourd’hui progresse-t-il ? Le problème se pose parce qu’il s’agit là de deux forces originelles dont dispose la Matière et l’homme bien sûr : l’amour et la guerre, l’amour au sens originel de se reproduire, la guerre au sens originel d’éliminer tout ce qui interdit le progrès de la forme. Il apparaît clairement que chacun peut avoir sa propre idée du progrès ! Ce que l’un voudra conserver, l’autre voudra le détruire et c’est bien parce que les hommes ne sont plus en prise directe avec ce qu’ils sont réellement que tout est possible, y compris la fin de leur espèce. C’est en combattant des forces qui semblaient s’opposer à lui que l’homme a cherché l’art et la manière de les maîtriser. Il n’a pas compris, au début, qu’il ne faisait qu’opposer deux sortes de force : celles qui étaient dirigées vers la conquête du monde et des autres. Il n’a pas pu imaginer un seul instant que le monde et lui ne faisaient qu’Un, que tout était de la Matière, que les forces que la Matière manifestait dans des formes multiples ne pouvaient se combattre entre elles. C’est un peu ce que nous explique la mythologie en nous parlant des trois guerres menées victorieusement par Zeus ! Les dieux, qu’ils soient de première ou de seconde génération, étaient immortels et ne pouvaient pas être détruits. Pourquoi les aèdes n’ont pas compris qu’elles ne pouvaient être qu’inutiles, voire éternelles ? La réponse pourrait bien être qu’ils voulaient absolument que la justice divine l’emporte sur celle des hommes, que leurs dieux règnent sur le monde, que les hommes prennent modèle sur les dieux victorieux. Les légendes ne datent pas de si longtemps et il a bien fallu qu’antérieurement, les hommes conçoivent cette suprématie. Les légendes ne font qu’effleurer le changement tout en nous trompant sur le temps nécessaire, ne serait-ce que pour passer d’un matriarcat divin à un patriarcat divin.23 23

La notion de matriarcat qui s’est développée au XIXe siècle à partir de celle de patriarcat pourrait nous laisser imaginer que les femmes ont exercé le pouvoir avant les hommes. Il serait plus juste de penser

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Parce que l’homme avait peur, il a inventé des puissances suffisamment fortes pour leur demander assistance. Parce qu’elles étaient invisibles, elles pouvaient résister à toutes les attaques, mais l’homme qui les avait imaginées n’a pu que devenir leur vassal. Cette situation de dépendance et de soumission ne date pas des premières méditations philosophiques. Ces dernières n’ont fait que poursuivre un effort déjà très ancien, probablement proche des origines de notre espèce. Nos ancêtres n’ont pas imaginé tout de suite que l’éclair, la foudre et le tonnerre appartenaient à des Cyclopes ! Lorsqu’ils furent confrontés aux effets de ces puissances, ils ne purent qu’observer leur grandeur, leur totale liberté, leur invisibilité, leur absence d’origine précise en dehors du ciel. Devant de tels adversaires, il était impossible de combattre. La fuite elle-même semblait inefficace et il ne restait plus, dans leur esprit, qu’à implorer leur indulgence. Il aurait été possible d’imaginer un pacte de non-agression si un dialogue quelconque avait pu se conclure, mais aucun dialogue n’était possible. Alors, nos ancêtres se sont enfermés lentement dans leurs fantasmes ou leur génie. Car il est possible d’envisager les deux attitudes. Il y avait l’homme impuissant et craintif d’une part, l’homme tendu vers le pouvoir, la domination du monde ou de ses semblables d’autre part. L’homme faible a inventé les dieux pour l’aider à échapper aux forces qui le contraignaient et l’homme astucieux, rusé, s’est dit semblable aux dieux avant d’imposer ses lois comme si elles émanaient du Ciel. Il suffit de transposer l’attitude de Zeus, pour comprendre que ce sont les hommes qui ont donné le pouvoir aux idées. Comme ils n’étaient pas certains de réussir leur conquête, ils ont demandé aux dieux de la réaliser pour eux. Entre hommes on peut se battre, contre des dieux tout combat est impossible. Homère nous le montre tout au long de la guerre de Troie et même pendant les jeux donnés en l’honneur de Patrocle. Comment refuser qu’Ulysse l’emporte lorsqu’Athéna juge qu’il doit gagner ? qu’elles n’en avaient pas besoin, le seul fait d’engendrer le leur donnant naturellement.

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On ne mesure pas assez comment la ruse est arrivée au pouvoir sous couvert de l’excellence divine. Cette excellence n’était qu’une supériorité physique à ses débuts. Elle est devenue de plus en plus spirituelle et s’est divinisée lorsqu’il ne s’agissait plus de lutter contre des forces invisibles, mais contre des forces proprement humaines. Les plus rusés des hommes ont compris qu’en donnant l’excellence aux dieux ils pourraient plus facilement l’imposer à ceux qu’ils voulaient gouverner. Mais, en même temps, ils s’octroyaient la démesure. Ils ont demandé aux dieux d’intervenir pour obtenir le pouvoir et n’ont pas compris que ce dernier ne leur appartiendrait jamais tant que les dieux le posséderaient. Dans de nombreuses légendes, nous pouvons le percevoir, mais la plus instructive reste celle qui concerne Minos. Au moment de prendre le pouvoir sur ses frères, il invoque Poséidon et lui demande de certifier par un don que les dieux sont pour lui. Poséidon lui enverra un magnifique taureau pour qu’il puisse régner. Pour gouverner, l’homme préfère avoir les dieux de son côté et toute l’histoire pourrait nous être utile pour confirmer cette association particulière. On parlait, il n’y a pas si longtemps du sabre et du goupillon en invoquant des conquêtes coloniales ! Lorsqu’Athéna vient au monde, armée et poussant un cri de guerre, n’avons-nous pas ici le symbole de notre avenir ? La raison mènera la bataille inlassablement et nous passerons notre temps à nous entretuer pour des idées. Toutes les guerres ne sont-elles pas raisonnablement décidées ? Ce que nous négligeons habituellement dans l’observation des dieux, quels qu’ils soient, quelle que soit l’époque envisagée, c’est cette absence de dialogue, en dehors de quelques individus qui prétendent en avoir connu un. Étant donné que les dieux sont invisibles, il faut bien que d’heureux mortels aient été capables de voir l’invisible, autrement dit d’en garder un ensemble d’informations comme on peut en avoir en regardant s’ouvrir une fleur aux premiers rayons du soleil. Comme ce n’est pas le cas, qu’il n’est matériellement pas possible, de voir l’invisible à l’œil nu, nous ne pouvons qu’accepter l’information transmise. Nous ne pouvons que

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devenir les croyants d’une information invérifiable lorsqu’elle nous est donnée. Nous ne sommes plus alors des observateurs rigoureux, des individus capables de raisonner, nous sommes devenus des dévots. Nous parlons alors plus facilement de révélations, c’est tellement plus facile ! Parce que j’ai vécu des expériences qui ressemblent à de telles révélations, je suis conscient aujourd’hui que leur rejet peut inquiéter celui qui les vit. Pourquoi présenter ces expériences comme ayant un rapport avec le divin ? Il ne peut alors être dû qu’à notre interprétation et notre volonté d’accorder aux dieux ce que nous ne pouvons pas expliquer avec notre raison. Si nous sommes prêts à accepter toute idée relative au divin, nous doutons dès lors qu’il s’agit d’une expérience personnelle non traduisible en langage ordinaire. Il faut qu’une telle expérience se renouvelle un certain nombre de fois pour qu’un questionnement commence à naître ! Nous cherchons alors, comme Épicure24, ce qui est évident et ce qui ne l’est pas. Toutefois, le plus souvent, nous écartons sans ménagement tout ce qui contredit notre quiétude intellectuelle ! Depuis que l’homme survit, il n’a fait qu’augmenter le nombre de ses croyances. Son environnement est dit matériel et humain. Or, tout est matériel et ce qui est humain l’est autant que le reste, car s’il ne l’était pas il n’existerait pas. Le plus difficile dans l’approche du réel est l’habitude d’isoler l’homme comme s’il était d’une nature particulière. Cela fausse toutes nos analyses et rend nos discours inappropriés. Ce n’est pas parce que notre cerveau a connu une croissance importante que nous devons nous dire différents. Nous sommes de la Matière comme le reste du monde. Si la Matière n’existait pas préalablement, si la Matière n’était pas dotée d’une force de vie que nous appelons l’amour et qu’il faudrait écrire avec une majuscule pour ne pas la confondre avec nos désirs ordinaires, nous ne serions pas manifestés par une forme. C’est parce qu’elles étaient portées par l’amour 24

ÉPICURE Lettres, maximes, sentences. Paris, Librairie Générale Française, 1994.

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originel que les parcelles de Matière se sont unies pour engendrer ce que nous sommes. Hésiode confond deux Éros, ce que ne fait pas Platon. Mais tous les deux nous plongent dans l’incompréhensible. Pour Hésiode Éros, né de Chaos serait aussi Éros né d’Aphrodite et d’Arès. En fait, les deux divinités peuvent correspondre : la première au monde plongé dans l’obscurité, la seconde au monde coupé en deux par Cronos. Le premier est une force de cohésion qui accompagne les créations de Gaia. Le second conduit à la procréation en faisant perdre la raison. Perdre la raison c’est oublier le combat qui permet de monter au Ciel, mais pour survivre, il faut d’abord se reproduire ! L’homme, car c’est bien lui qui imagine l’ensemble, posséderait deux besoins complémentaires : maintenir la forme ou assurer sa transformation avec les meilleures chances d’adaptation, se reproduire pour échapper à l’usure du temps. Hésiode évoque bien la vieillesse pour parler des deux premières races d’hommes ainsi que la mort qu’il confond avec le sommeil. Faut-il noter que le sommeil est un espace de temps pendant lequel l’homme ne pense pas ? Pour Platon, l’amour à l’échelle humaine étant rapidement dépassé pour valoriser celui des idées, nous ne sommes même plus dans le combat que doit mener l’homme chez Hésiode, nous ne sommes plus dans un temps intermédiaire, entre la naissance et la mort d’une reproduction de la forme, nous sommes projetés dans l’invisible qui ne peut être que le monde des dieux. C’est certainement une appréciation que me reprocheront les servants de Platon, mais comment le traduire autrement ? Platon puis Aristote sont les deux philosophes à partir desquels nous n’avons jamais cessé de diriger notre esprit en direction du Ciel. La légende la plus significative de la conscience des aèdes, qui ne semblent pas avoir opté définitivement pour la monarchie des idées, est celle d'Icare25.

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GRIMAL P. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1991.

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Icare, bien que prévenu par son père Dédale de ne pas monter trop près du soleil, ce qui ferait fondre la cire qui tenait ses fausses ailes pour fuir du labyrinthe, trouve la chaleur du soleil si agréable qu’il en oublie d’être prudent. Il ne peut que tomber dans la mer. Si le soleil est la lumière divine qui permet la transformation de l’homme, les ailes représentent le génie de l’homme industriel, la qualité de sa ruse pour sortir de sa prison. Le mythe est limpide. Le génie humain ne suffit pas pour monter jusqu’au Ciel. Or ce génie ne peut être que le fruit de l’imagination, de l’esprit et il faut atteindre l’intelligible pour accéder au royaume des dieux. Ce n’est pas en utilisant la pensée ordinaire ou la ruse que l’on peut y arriver ! Nous pourrions ajouter la légende de Bellérophon qui bien qu’ayant enfourché Pégase ne peut accéder au Ciel, Zeus le précipite dans un buisson d’épines après avoir provoqué une ruade du cheval ailé. Les dieux veilleraient-ils sur leur domaine en surveillant les tentatives des hommes pour rejeter celles qui ne sont pas associées à une soumission véritable ? Une autre légende nous instruit. Celle de Prométhée condamné pour avoir volé le feu divin afin de le donner aux hommes. Prométhée, même avec sa propre immortalité qui renaissait toutes les nuits alors qu’elle était détruite tous les jours par l’aigle de Zeus, doit faire allégeance et surtout porter sur lui le signe de sa soumission. Il portera une bague faite avec un morceau de la chaîne qui le liait au Caucase, autrement dit à la Matière, et un morceau du Caucase. Une interprétation s’impose ici. L’homme ne peut accéder au Ciel qu’en restant un mortel et en se soumettant à de nouvelles règles. Or la règle qui était de donner la priorité à l’idée ne suffit pas. Prométhée est bien un « pense avant », un adepte de l’idée et même de la ruse, il ne deviendra jamais un dieu de seconde génération, il restera un enfant de Gaia et nous comprenons que les nouveaux dieux ont définitivement écarté la Matière du pouvoir. Comment l’homme pourrait-il obtenir un meilleur traitement que le cousin de Zeus ? N’est-ce pas cette différence incontournable qui trouve ses limites dans l’invention des dieux ? Que sommes-nous

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devant des dieux ? Nous ne sommes que des êtres qui pensent et voudraient bien leur ressembler. L’homme leur a donné les qualités qu’il aurait aimé voir chez lui ou chez ses semblables. L’homme s’est pris pour un dieu afin d’imaginer ce qu’il pourrait avoir de supérieur. Il s’est dédoublé, ou s’est regardé dans un miroir capable de lui montrer cet idéal. Il a donc distingué ses désirs et ses observations. Il a habillé les dieux de toutes les qualités qu’il connaissait, mais en les rendant surhumaines. Son imagination fut alors le miroir dans lequel l’homme a trouvé son image idéale. Nous sommes en plein dans le mythe de Narcisse et si les hommes l’ont inventé c’est bien parce qu’il mettait en scène une partie de leurs difficultés. Narcisse26 se regarde dans une fontaine au moment où il cherche à se désaltérer. Si Narcisse a soif, il a surtout soif d’un amour supérieur. Le visage qu’il aperçoit représente cet amour divin et il se noie en l’embrassant. Comment ne pas interpréter le symbole en disant que Narcisse, pour renaître différent, doit d’abord abandonner sa forme, doit mourir, au sens le plus traditionnel ? Le plus important est l’usage du miroir. Il est l’objet qui permet d’atteindre l’invisible, de voir avec les yeux du cœur ! Comprenons que le miroir ne peut renvoyer que l’image que nous avons envie de voir, celle que nous imaginons, que nous construisons, avec laquelle nous aimerions nous identifier. Par l’intermédiaire de la pensée, l’homme peut tout imaginer, tout créer, mais il ne construit que du virtuel, autrement dit de l’invisible, du surnaturel. En d’autres termes, il prend ses désirs pour des réalités. C’est parce que l’homme a donné libre cours à son intelligence conceptuelle, à l’intelligible aurait dit Platon, qu’il s’est éloigné d’une observation rigoureuse de la réalité. Il a rejeté l’usage de ses organes des sens en considérant qu’ils le trompaient et s’est engouffré dans l’erreur permanente en jonglant avec des idées. Dans ce contexte favorable à l’invisible, les dieux ne pouvaient que proliférer et prendre de l’importance. D’où une vassalité de plus en plus grande. 26

Il faudrait revenir longuement sur cette légende pour comprendre pourquoi nous en avons faussé les différentes étapes.

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Parce que les hommes sont devenus plus nombreux, les dieux le sont devenus aussi puisqu’ils n’étaient qu’une copie idéalisée. Mais ils se sont aussi combattus pour mieux dominer les hommes. Il ne faut pas l’oublier ! Les légendes s’efforcent de faire comprendre aux hommes que le ciel est le royaume d’un ordre, d’une justice, d’une forme de vie et qu’il est difficile d’en faire la conquête. Les dieux de première génération ne peuvent pas s’y imposer et Zeus, presque seul, est celui qui en surveille jalousement l’entrée. Les hommes, dès lors qu’ils veulent s’y rendre, doivent lui faire allégeance, puisque Zeus personnifie l’idée. La guerre que Zeus a dû mener contre les Titans symbolise la lutte que les mortels doivent entreprendre en eux-mêmes pour avoir quelques chances d’intégrer ce royaume idéalisé. Mais l’intégration la mieux réussie ne transformera jamais un mortel en immortel. Zeus manifeste l’idée, mais il est aussi un immortel invisible et si les dieux acceptaient de rendre les hommes immortels, ce serait la fin de leur existence. Tant qu’il y aura des dieux, ils contrôleront le voyage que nous rêvons de faire pour les rejoindre, or ce contrôle est effectué par leurs servants et ne peut que rester un enjeu de pouvoir.

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VAGABONDAGES INTELLECTUELS

Le plus important consiste à voyager jusqu’au Ciel. On les rencontre en étudiant la nature des destinations à partir desquelles nous avons organisé nos voyages au fil du temps. Les destinations que j’étudie ici ne sont pas le fruit de recherches savantes pour comprendre le monde. Elles découlent d’une sorte de besoin inconscient qui nous pousse à contracter des attitudes ou à vivre des actions particulières qui en masquent les causes profondes. Parce que nous pensons que tous nos actes sont guidés par la raison, nous ne nous doutons pas qu’un grand nombre de nos recherches sont uniquement dues à des inquiétudes existentielles sans fondements objectifs. Lorsqu’il s’agit de la mort et plus particulièrement de tous nos efforts pour lui échapper, nous partons d’une conception qui se limite à la faible connaissance que nous en avons, mais aussi aux idées reçues que nous ne prenons même plus la peine de trier. Il en va de même de l’idée de renaissance, de réincarnation ou de résurrection. Je n’ignore pas que certains souhaitent la mort et organisent leur voyage pour la rencontrer sans être remis en question. Ce n’est pas seulement aujourd’hui que l’homme en est venu à regretter l’instant de la mort et porte en lui un refus qui lui sert de fil conducteur pour tout ce qu’il envisage d’important. L’homme, qui ne cesse de voyager dans son esprit, ne s’attarde pas habituellement à étudier le pourquoi inconscient de chaque destination choisie et ne se doute pas que chacune soit, le plus souvent, orientée par ce qu’il faudrait considérer comme une seconde nature. Il n’a pas toujours peur

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de la mort de façon consciente, mais elle dicte bien souvent nos comportements de façon inconsciente. Bien entendu, je parle surtout des voyages que nous faisons dans notre tête. Ils sont plus nombreux que les vrais voyages. Combien de « si » associons-nous à nos désirs ? Ne représentent-ils pas notre hantise de ne pas pouvoir atteindre le but du voyage, de ne pas en avoir le temps ou de ne pas en revenir ? Or le temps ne peut pas nous détourner de notre angoisse existentielle puisqu’il l’organise. Il lui donne du relief au contraire. Il ne fait que nous rappeler en permanence que la vie peut nous être reprise à tout moment, même si nous ne pouvons pas dire par qui ? En ce qui concerne les projets qui permettraient de fuir la mort, ils sont nombreux, mais aussi totalement imaginaires et ne peuvent dépasser le cadre des croyances puisque nulle observation qualifiée d’objective ne peut exister à son sujet. L’homme, depuis très longtemps, a refoulé ce qu’il était en tant que forme originelle et il arbore une personnalité qui n’est que le produit d’un apprentissage. S’il peut voyager physiquement, il voyage plus souvent dans sa tête et, par la pensée, peut parcourir non seulement le monde visible comme le monde invisible. Lorsque je parle de fuite, c’est pour donner du sens à l’un de ces voyages et c’est lui que je vais essayer de mieux connaître et de comprendre. Tout le monde ne cherche pas à atteindre le Ciel, mais cette destination représente un objectif inconscient qui est largement partagé. Il faudrait méditer ici sur l’inconscient collectif et sur sa construction. J’ai quelque inquiétude quant à l’usage de notre conscience ou de notre inconscient. Comme les aèdes l’ont symbolisé de nombreuses fois, nous enfermons dans notre Tartare rationnel tout ce qui nous dérange. Mais nous y cachons aussi tout ce qui mériterait analyse et que certains veulent conserver à l’abri de toutes sortes de controverses. L’inconscient est le siège de ce qui n’est pas conscient, mais notre vie est remplie de pensée et d’actes devenus inconscients tout en nous donnant l’impression d’être maîtres du sens que nous leur donnons. Les ordres auxquels nous obéissons, de façon inconsciente, ne sont pas inconscients pour tout le monde ! Les croyances agissent grâce à une éducation insistante

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et nous croyons, sans éprouver le besoin de faire revenir leurs conventions dans le champ de la conscience. Habituellement, nous donnons de l’importance à l’espace qu’il faudra parcourir, aux lieux que nous voulons connaître, à la façon d’y aller, aux dangers qui pourraient nous rendre le voyage périlleux ou seulement pénible, secondairement au temps qu’il faudra pour l’effectuer. Notre esprit est trop centré sur le plaisir de la découverte et la certitude que nous serons gratifiés pour les efforts que nous ferons de sorte que l’idée d’une fin prématurée n’est pas envisagée. L’accident est imaginé concrètement pour lui associer quelques attitudes utiles, mais la mort ne nous vient pas à l’esprit ou si peu. Nous nous efforçons de maîtriser les difficultés que nous pourrions rencontrer et nous faisons confiance à ceux qui organisent le voyage ! Personnellement, j’ai vécu ce qui aurait pu devenir la fin de mon existence, mais je n’ai jamais pensé à la mort, du moins à la mienne au moment de cette aventure. C’était au cours d’un voyage au Népal. Mon ami indien qui nous accompagnait avait voulu nous montrer comment se pratiquaient des sacrifices à la déesse Kali. Nous avions assisté à certains d’entre eux, et je m’étais écarté du groupe en attendant que l’on vienne nous chercher. Je me tenais près d’un petit pont de pierre qui permettait de franchi un gué et de passer d’un immense terrain vague en pente, qui servait de parking, aux lieux où se déroulaient les sacrifices. Il devait être près de midi et il commençait à faire chaud. Mon esprit était tourné vers ce que j’avais vu, les gens qui apportaient des volailles ou des chèvres et les sacrificateurs en pleine action. Je me remémorais le rituel que j’avais observé et j’attendais en essayant de me rappeler ce que je savais de la déesse. J’ai vu venir droit sur moi une sorte de voiture folle dont le conducteur avait perdu tout contrôle. Je devrais dire soudain parce que, sur le moment, j’ai vécu une sorte de film en accéléré avant de ressentir le choc ou du moins la poussée que la voiture m’imprima en me soulevant comme un taureau soulève un toréador qu’il vient d’encorner. J’avais eu le temps de mettre les deux mains sur le capot du

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véhicule, sorte de réflexe de défense, et me suis retrouvé en l’air, en train d’effectuer un saut périlleux arrière qui me fit retomber un peu plus loin, la tête venant heurter un poteau en béton. J’ai dû perdre connaissance un instant puis retrouver mes sens pour apercevoir une sorte de foule autour de moi, mes amis, un policier déjà là pour faire un constat. Je devais quitter Katmandu dans l’après-midi en avion, mais, sur le moment, le plus urgent semblait de me donner des soins. Je n’ai jamais pensé à la mort si ce n’est beaucoup plus tard, dans l’avion et en plaisantant. Je me demandais si la déesse Kali n’avait pas voulu me tester, me mettre à l’épreuve, me faire amorcer le voyage que je ferai bien un jour, mais je ne devais pas être prêt et je devais certainement recevoir d’autres enseignements préalables. Je commençais à peine à faire du yoga et n’avais pas encore appris à faire zazen. J’étais au commencement de mes recherches universitaires. En travaillant sur la mythologie, plus particulièrement les légendes portant sur Héraclès, j’ai trouvé comme une sorte d’explication. Lorsque le fils d’Alcmène descend en Enfer, il est dit qu’il n’aurait pu faire ce voyage s’il n’avait pas été préalablement initié aux Mystères d’Éleusis. Cet accident pouvait-il en être une équivalence ? Combien d’incidents ponctuent nos vies sans que nous puissions l’imaginer ! Il me semble que nous pensons plus facilement à la mort lorsqu’elle est loin de nous alors que nous ne lui prêtons guère attention lorsqu’elle est sur le point de nous prendre par la main. Nous ne pensons pas à elle lorsqu’elle s’apprête à nous faucher. C’est vrai que nous la représentons souvent comme un squelette tenant une faux, ce qui souligne bien la dimension horrible que nous lui accordons sans trop chercher à comprendre le symbole de l’image. Personnellement, je préfère l’allégorie du docteur Paul Carton, médecin naturiste. Il la représentait comme un squelette tenant la barre d’un voilier et soufflant dans les voiles. Paul Carton nous propose-t-il de faire de la mort le capitaine de notre navire personnel ? Quoi que nous fassions, la mort nous guiderait vers l’objectif qu’elle nous a fixé ! Elle serait la force qui nous fait progresser vers un but ! N’y a-t-il pas là une sorte de contradiction avec les idées

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ordinaires, une vision de la mort sur laquelle il faudrait s’attarder ? La notion de fuite donne au voyage un caractère d’autant plus particulier qu’en principe on prend la fuite avant d’essayer d’analyser le pourquoi d’une telle décision. Ici, la notion de fuite est symbolique et résulte d’un choix qui semble délibéré. En général, l’homme qui décide de monter au Ciel pour échapper à la mort, pour devenir immortel dans les légendes, ne fuit pas précipitamment et prépare son voyage. Une précision nous est donnée à propos d’Héraclès. Il a préparé son voyage qui était destiné à ramener Cerbères à Eurysthée. Faut-il rappeler que Cerbères était chargé d’interdire aux ombres de fuir l’Enfer et donc de retrouver la lumière du jour ? Le fils de Zeus se devait de lever cet obstacle afin de mieux servir Héra. En principe, nous fuyons devant un danger, une menace de mort si l’on veut, mais nous sommes alors conscients de la menace, nous cherchons à l’éviter. Peut-on parler d’une fuite lorsque nous voulons atteindre le Ciel ? Si nous fuyons la mort, celle-ci n’est qu’un danger lancinant, mais hypothétique, et ce dernier n’implique pas le désir de monter au Ciel. La relation de cause à effet est loin d’être évidente. Nous comprenons vite qu’elle est le fruit d’un choix de vie qui relève d’un apprentissage, si ce n’est d’un endoctrinement. Il existe de nombreux obstacles qui semblent se dresser d’eux-mêmes devant l’homme qui voyage, mais l’homme qui pense en a dressé aussi et certainement de plus grands et de plus incontournables. Depuis que l’homme existe, bien avant qu’il ne subisse les lois du grand nombre, il a toujours senti, au fond de lui, un besoin de liberté, d’indépendance en plus d’une curiosité naturelle. Si nous éprouvons toujours le besoin de choisir de nouveaux voyages, il n’en reste pas moins vrai que les autres enfants de la forme humaine, quelle que soit la nature de leur regroupement, feront tout pour réduire ce besoin au silence ou, mieux encore, pour l’orienter, lui donner du sens, le rendre utile, l’adapter à d’autres besoins qu’ils veulent imposer.

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Il y a effectivement ce qui dépend de nous, plus ou moins exclusivement, et ce qui dépend des autres. Je dirai que nous dépendons surtout des autres ! Il est vrai qu’un certain nombre de choix peuvent sembler dangereux pour la survie du groupe qui diffère de celle que l’individu peut imaginer pour lui-même ! Il me semble que nombre de choix décidés par les autres sont plus utilitaires que générateurs de progrès personnels, l’individu subissant les effets d’un empoisonnement culturel ou seulement matériel au sens étroit du terme. Il faut émerger d’un ensemble pour lui imprimer de nouvelles habitudes ! Si l’homme aspire à son indépendance, le plus naturellement du monde, il sait, par contre, qu’il ne peut pas vivre sans les autres, sans un minimum de concertations, d’acceptations, de renoncements. Homère a su nous rendre compte de cette vérité en nous racontant le retour d’Ulysse jusqu’à Ithaque. Grâce à sa ruse, Ulysse finira par rentrer chez lui et rendre la justice, mais il a également perdu la totalité de son équipage. La ruse lui permet d’échapper à la mort, telle que nous l’envisageons physiquement, mais nous découvrons avec lui qu’il existe au moins deux sortes de mort : celle que nous redoutons et celle qui nous est proposée par les dieux, parfois même imposée. Ulysse sera tué par le fils qu’il a eu avec Circé et ne le connaît pas, puis transporté dans le monde invisible de la déesse. Jason sera tué par la proue de l’Argo qui tombe sur lui alors qu’il dormait, autrement dit par un morceau du chêne prophétique de Dodone. Que penser du voyage d’Orphée ? Certes, ce sont des symboles, la tuile qui tue Cyrano de Bergerac l’est aussi ! Combien d’accidents qui ne sont pas le fruit d’un manque d’attention ou de prudence pourraient avoir une dimension prophétique ? L’homme moderne ne s’attarde pas à cela, pas plus qu’à ses rêves d’ailleurs ! Les hommes aiment voyager seuls, ils éprouvent aussi le besoin de le faire ensemble. Quel que soit le moyen de locomotion, ils ont exploré le monde depuis très longtemps et lorsque la mythologie fait voyager Apollon au pays des Hyperboréens, le plus important n’est pas son char tiré par des

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cygnes, mais le fait d’aller chercher d’autres connaissances, comme les animaux vont chercher d’autres nourritures. Voyager peut être considéré comme un besoin vital. Il accompagne la curiosité que je considère comme une qualité que la Matière a donnée à la forme pour survivre ou pour changer. C’est cette curiosité qui est à l’origine du changement qui manifeste la vie. Sans elle, nous n’affronterions pas le monde tel que nous le découvrons en sortant du ventre de la forme qui nous a donné naissance. Chaque forme de vie est conçue pour explorer le milieu dans lequel elle se trouve, mais avec des variantes infinies qui expliquent toutes les formes de survie. Je voudrais rappeler que la forme qui vient de naître ne sait rien de la mort ou de l’immortalité avant de constater que la survie est un combat. Lorsque Jason part vers la Colchide pour ramener la Toison d’Or, il ne part pas seul et se fait accompagner par un ensemble de demi-dieux qui sont tous à la recherche de l’immortalité. Les péripéties du voyage montrent que tout ne peut pas être prévu et qu’il faut souvent se battre pour continuer à progresser. En fait, nous avons deux légendes accolées : celle de Jason dont l’objectif est très personnel : reprendre le trône de son père, et celle des autres rameurs qui partagent les difficultés, prennent des décisions communes et œuvrent ensemble pour la gloire d’Héra ou de l’ensemble des dieux qui veillent sur le voyage, Athéna et Apollon en particulier. Mais le voyage n’est-il pas voulu par Zeus ? Une autre légende, celle de Dionysos, nous montre la divinité revenant de l’Inde et il suffit d’en lire d’autres pour s’apercevoir que tous les pays ont connu ce type de voyage que nous pratiquons encore. Nous devrions nous souvenir que les sages du monde entier, quelle que soit leur culture, ont voyagé pour connaître leurs voisins ou pour confronter leurs pensées. Cela, ils le faisaient au risque le leur vie ce qui montre l’importance d’une telle recherche. Il arrivait aussi que des sages soient appelés par des monarques éloignés pour recevoir leur enseignement.

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Parce que nous sommes toujours insatisfaits, parce que nous aspirons au progrès, voire à l’excellence, nous passons une grande partie de notre vie à rechercher le changement. L’idée du plus est comme un aiguillon qui nous encourage à combattre. C’est parce que l’homme n’est pas immortel qu’il est dominé par ce que nous pouvons considérer comme un besoin fondamental. Or ce besoin est naturel et dépend de la Matière, même s’il s’exprime différemment dans chaque forme. Nous avons tendance à penser qu’il est le produit de l’éducation et que ce sont les hommes qui l’ont inventé puisque le propre des hommes est de penser ! C’est probablement là que nous nous comportons comme des aveugles ou des insensés. Sans entrer dans les détails, disons que l’œuvre de l’éducation, qui ne sert pas seulement à sortir de l’ombre pour aller vers la lumière, consiste à se diriger vers certaines valeurs, qui sont imposées ou suggérées pour le bien de la communauté. Il serait préférable ou plus honnête de parler de communautés ! Il n’en demeure pas moins vrai que, de tout temps, les hommes ont recherché la possibilité de progresser et que certains d’entre eux ont mis au point des méthodes pour le faire. Ils n’ignoraient pas qu’ils pouvaient progresser intellectuellement, conceptuellement comme Dédale, mais aussi spirituellement que ce soit à l’aide de philosophies ou de religions. Tout cela ne date pas de l’apparition de l’écriture. On oublie souvent que l’homme se questionne au moins sur deux points distincts : le comment et le pourquoi des choses. L’un peu conduire à l’autre, mais, habituellement, lorsque nous cherchons à connaître le comment d’un changement observable, nous utilisons nos sens ou des outils d’observation plus performants et finissons par déduire un certain nombre de lois utiles. Mais il arrive que le comment conduise au pourquoi, que nous devenions curieux, non pour décrire un objet, mais pour en comprendre la raison d’être, l’origine. Alors nous fantasmons, nous associons des idées qui donnent l’impression d’apporter la bonne réponse, nous donnons naissance à des idées préconçues. Nous pouvons avoir l’intuition d’une vérité, nous n’en avons pas la preuve au sens objectif du terme. Claude Bernard

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rappelait que la méthode expérimentale ne donne que le comment des choses et ne peut en donner le pourquoi.27 En ce qui concerne nos deux orientations majeures, la mort et l’immortalité, il apparaît clairement qu’elles sont rarement définies par un comment, mais plus souvent associées à un pourquoi. L’homme s’interroge plus spontanément sur le pourquoi de la mort que sur ce qu’elle représente réellement. Le pourquoi conduit à un refus qui ne peut pas être discuté. La mort est le contraire de tous ses efforts pour survivre ou vivre mieux et représente l’anéantissement de toutes ses entreprises. L’être est alors isolé du changement qui s’impose à lui. La magie est un monde à part, comme dans l’exemple des marins d’Ulysse transformés par Circé et revenant à leur forme humaine grâce à Ulysse, mais surtout grâce à Hermès, le responsable de tous les voyages. L’immortalité, cette qualité particulière des dieux, définie comme le contraire de la mort, est enfermée pour sa part dans un pourquoi simpliste : les dieux ne meurent pas parce qu’ils sont immortels ! Aucune expérience ne pouvant contredire une telle conception, il devient alors possible de rechercher le comment de son obtention. Le pourquoi induit alors le comment tandis que ce dernier entretient l’idée que l’immortalité n’est pas un rêve. Nous comprenons mieux que les hommes se soient livrés à de multiples tentatives pour expliquer la vie après la vie, pour l’organiser, pour en promouvoir l’existence. Nous comprenons aussi que celles-ci soient multiples et relatives au temps des historiens. La fuite à laquelle je pense aujourd’hui ne peut se comprendre qu’à partir de connaissances sans preuve au sens scientifique du terme. Elle est le produit de nos idées et cela permet d’ajouter qu’il y a autant de fuites que d’images de la mort et de l’immortalité, autrement dit du Ciel et des dieux qui 27

BERNARD CL. Introduction à l’étude expérimentale. Paris, Delagrave (1865) 1900.

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de

la

médecine

l’habitent. Cette fuite n’est pas le résultat d’un raisonnement, mais le résultat d’un choix de croyances en précisant que les idées des philosophes sont de même nature que les révélations de tous les servants de religions. Ne suis-je pas un croyant en admettant l’intelligible de Platon même s’il fait l’effort de me l’expliquer? Le seul fait de refuser l’observable conduit ici à s’aventurer dans l’inobservable. Parce que l’homme ne veut pas mourir, il en vient à décider de devenir immortel et donc d’aller vers un monde qui le permet. Sans aller trop loin pour le moment, disons que ce monde est l’invisible, et que, par confrontation, l’irréel devient la source de toutes les vertus que l’homme ne trouve pas dans un réel dominé par la mort. Or, c’est l’invisible qui fait obstacle et oriente les forces naturelles qui manifestent la vie. L’homme passe son temps à découvrir ce qu'il cache et, tandis que la mort vient briser une soif de savoir, l’immortalité apporte au croyant que nous sommes une justification à tous nos efforts, récompense que nous n’obtenons jamais et qui s’éloigne au fur et à mesure que nous progressons. Ici, nous pourrions ajouter que la fuite correspond à une conquête qui n’est jamais terminée. L’éducation n’a pas toujours eu la nature que nous lui connaissons. Ne serait-ce que pour parler de l’histoire, les mythologies que nous avons essayé de classer à part sont aussi de l’histoire, mais sous une autre forme. Au lieu de faire appel à nos façons de raisonner, elles font appel à l’affectivité, aux émotions que peuvent suggérer les aventures des héros ou des dieux. Certes, il ne s’agissait pas de rapporter ce qu’ils avaient réellement vécu, mais de mettre en lumière ce qu’ils avaient fait de bien. Derrière chaque légende il y avait une morale. Or, à la fin du XIXe siècle, lorsque la Troisième République donne des règles de morale aux enfants, elle le fait en utilisant leur affectivité. Elle s’appuie sur des modèles qui sont les héros du moment. Elle veut elle-même passer par le cœur plus que par la raison, sachant bien que c’est le meilleur chemin pour déclencher l’imitation. C’est ainsi que l’on redonnera de la valeur au patriotisme lorsque la défaite de Sedan aura ébranlé le

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moral de la population. Il suffirait de relire les prêches du père Didon28 pour percevoir l’art de la persuasion. Nous pouvons aussi tenir compte des instructions données pour les écoliers au début de la Troisième République29. Toutes les instructions, les croyances en particulier, l’ont compris également depuis fort longtemps et l’ont traduit avec des principes didactiques. Ne pouvant s’appuyer sur la raison elles œuvrent à partir des sentiments, elles utilisent la capacité des hommes à se représenter le monde à l’aide d’images qui ne sont plus en rapport avec le réel, mais correspondent à leur subjectivité. Les images donnent un sens à cette construction. L’imagination leur donne la cohérence indispensable pour qu’elles deviennent un enseignement, pour qu’elles permettent une transformation des comportements. Comme j’aime le rappeler assez souvent, l’imagination est une force nettement supérieure à toutes les forces que nous croyons maîtriser. C’est elle qui conduit le monde, bien mieux que notre volonté30. Nous voulons tout contrôler, mais nous oublions que notre volonté est conduite par notre imagination. Elle a l’art de s’insinuer dans les méandres de nos raisonnements et nous agissons comme des aveugles qui pensent avoir retrouvé la vue. Comme le montre Anna Freud31, l’éducation du moi conduit vers le surmoi sans que l’individu ne s’en aperçoive et j’ajouterai que ce surmoi n’est plus le moi, qui n’est déjà plus l’individu lui-même. Les légendes ont joué ce rôle important bien avant de bénéficier de l’écriture. Les regroupements autour d’une cheminée furent, plus près de nous, la suite de cet enseignement souvent donné par les anciens !

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DIDON H. L’éducation présente. Discours à la jeunesse. Paris, Plon, 1909. 29 La lecture des Instructions en faveur de la morale serait édifiante. 30 COUÉ E. La maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente. Paris, Oliven, 1938. 31 FREUD A. Le moi et les mécanismes de défense. Paris, PUF, 1975.

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Une telle attitude ne doit pas surprendre. Elle découle de ce que nous sommes, autrement dit de la Matière et de la nécessité pour l’individu de s’adapter au milieu dans lequel il se trouve. Pour survivre, il doit apprendre à composer avec le monde et donc commencer par l’observer, le connaître. Si la métaphysique d’Aristote32 est construite autour du changement, c’est bien parce qu’il est la résultante de toutes les forces d’adaptation et que ces forces, souvent incontrôlables et inexplicables, sont l’intermédiaire entre l’homme tel qu’il est et ce qu’il veut devenir. L’immortalité des dieux est inobservable, mais elle est aussi l’extrémité jugée préférable en ce qui concerne la droite qui réunit les deux points que sont la Terre et le Ciel. Comment ne pas percevoir que notre vie se trouve ainsi presque naturellement orientée ? L’homme n’a plus d’autre choix possible que celui de devenir immortel ! En organisant un voyage, nous avons l’impression que nous en restons responsables. Oui, mais ! Lorsque nous envisageons un voyage dans des lieux inconnus, nous faisons référence à des publicités, à des images qui nous y invitent, à des arguments commerciaux qui savent répondre à la nature de notre curiosité, de nos espérances. Lorsque ces deux points sont la mort et l’excellence divine, il faut bien reconnaître que nous ne sommes plus dans une situation ordinaire, que nous ne pouvons plus nous adresser à une agence de voyages traditionnelle. Pourtant, ceux qui vont nous aider à voyager ne se comportent-ils pas comme s’ils géraient une véritable agence ? Il ne s’agit plus de lieux particuliers et observables, identifiables, il s’agit de notions que chacun de nous a pu approfondir à l’aide d’informations glanées ici ou là, à l’aide de connaissances qui se veulent sérieuses et fondées sur des raisonnements, à l’aide peut-être d’expériences, ce qui semble ici plus difficile ou plus rare, à l’aide de croyances surtout. Nous sommes de simples croyants lorsque nous acceptons que le point d’arrivée puisse être meilleur que le point de départ ! Nous sommes de simples croyants pour tout ce 32

ARISTOTE La métaphysique. Paris, Presses Pocket, 1991.L

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que nous acceptons pour vrai simplement parce qu’on nous l’affirme ! Il est évident que l’homme ne peut pas tout observer de lui-même et doit faire confiance aux autres, mais il faut bien reconnaître que c’est ouvrir la porte à toutes sortes d’influences. Nous ne pouvons plus tout contrôler pour assurer notre qualité de vie et c’est pourquoi nous écoutons plus que nous observons. Que serait la chrétienté sans les Évangiles ? Voyager est un acte personnel même lorsqu’il se fait en groupe. Chacun décide pour lui-même, mais a-t-il réellement décidé ? N’est-ce pas la communauté qui le suggère ? J’ai abordé ce détail dans les pages qui précèdent. Il est temps d’y revenir. L’homme peut voyager seul, le nier est impossible. Physiquement, intellectuellement, spirituellement, affectivement, il peut décider du moment de voyager, du pourquoi de son départ ou de l’idée qu’il se fait du lieu d’arrivée. Mais est-il réellement responsable de son choix ? En poursuivant ce que je disais, nous pourrions penser que tout est programmé dans l’être éduqué. En réalité l’influence des autres est complexe ! À partir de sa naissance, il a commencé à subir l’influence des autres et à revêtir des peaux de plus en plus épaisses, à endosser des vérités de plus en plus contraignantes. Se retirer pour méditer, seul, loin de la foule, dans un lieu apaisant, ne permet pas de dire que l’individu est responsable de son acte. Il peut choisir la solitude, mais au fond de lui-même, il est encore lui et les autres. Il ne sera jamais seul véritablement. Le pourrait-il ? Non ! Intellectuellement, il peut se croire seul, mais physiquement cela ne se peut pas ! Parce que l’homme est d’abord de la Matière, il appartient au monde et les autres font partie du monde ! Lorsque nous pratiquons le zen dans un dojo avec de nombreux adeptes, il semble évident que nous ne sommes pas seuls. Mais il arrive un moment où la relation énergétique vécue par les membres du groupe devient inconsciente, où l’individu voyage seul après avoir oublié son corps et même son esprit. Je dirai ici que le satori n’est pas un but, mais une sorte de cadeau offert par la Matière qui retrouve toute sa liberté, son autorité lorsque l’individu ne pense plus, ne cherche plus quoi que ce soit. Lorsqu’il ne cherche plus rien, qu’il laisse la Matière retrouver ses droits, il peut connaître cette fin de

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voyage qu’il n’a jamais imaginée puisqu’elle est indescriptible, totalement inattendue. Tandis qu’il échappe à un monde observable, il découvre un monde inobservable. Je voudrais insister, sans attendre, pour dire que ce monde indescriptible, si ce n’est à l’aide de notre intelligence et a posteriori, n’a rien de comparable avec le monde envisagé à l’aide de notre imagination. Si j’ai abordé cette situation que peut vivre l’homme seul, c’est pour montrer que la fuite n’est pas systématiquement la recherche d’un comportement particulier minutieusement décrit par ceux qui organisent le voyage vers le Ciel. Pour le moment, essayons de retrouver l’individu et son rapport aux autres. L’homme n’est déjà plus seul dans le ventre de sa mère. Pendant neuf mois, il baigne dans tous les ressentis de sa mère nourricière. Il écoute la même musique, il éprouve les mêmes émotions, il se déplace avec elle et subit les mêmes épreuves, bonnes et moins bonnes, il découvre le monde à travers son corps et se forge déjà des souvenirs. Seule, l’observation la plus ordinaire semble dire que l’enfant qui vient au monde est un être privé de tout et que le monde va le gaver de ce dont il a besoin pour vivre en son sein et surtout au milieu des autres. Or, l’enfant qui vient de naître est un agrégat de Matière qui s’est déjà transformée par l’intermédiaire de ses ancêtres. Chaque être qui vient au monde n’est plus identique à la première forme humaine apparue sur Terre ! Il faut éviter de confondre la forme originelle, celle qui permet de distinguer l’homme des autres formes, et les enfants de la forme qui ne cessent de venir au monde. Si la première forme, ou couple de formes, est une création originale due essentiellement aux parcelles de Matière qui éprouvent le besoin de s’associer pour vivre ensemble, comme l’oxygène et l’hydrogène, les enfants de cette forme résultent d’un accouplement que nous connaissons bien, puisque c’est celui que nous pratiquons. Elles sont des créations qui ne peuvent pas remettre en cause ce caractère particulier qui nous remplit d’orgueil. Il n’y a ni retour à la Matière originelle ni création

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d’une nouvelle forme dotée d’un nouveau caractère, il y a création de formes superficiellement nouvelles et destinées à reproduire la première forme, à la pérenniser en l’adaptant plus ou moins bien aux exigences de l’espace et du temps. Il est évident que l’homme, transformant le monde, chaque génération doit s’adapter à un monde nouveau ! La Matière qui se manifeste en nous n’est pas la même que celle de la première forme humaine. Elle est le fruit des transformations qui résultent des efforts répétés d’adaptation de chaque individu confronté aux exigences d’un environnement. En tenant compte plus particulièrement de la procréation, nous devons admettre que notre propre voyage s’inscrit dans un continuum, sur une trajectoire que nous ne maîtrisons pas. Il est évident que ce voyage est limité dans le temps puisqu’il s’inscrit entre la naissance, y compris les neuf mois de gestation, et la mort. Il est donc préférable de parler des deux extrémités du voyage qui se trouve objectivé par la naissance de l’embryon et par la mort de l’individu. Entre ces deux extrémités, il est alors possible d’évoquer un parcours, plus ou moins chaotique, plus ou moins conscient. Durant cette parcelle de temps, la forme manifeste la vie qui est une force de la Matière originelle. Elle l’a donné à sa création pour lui permettre de s’adapter, de survivre et même de s’améliorer. Parce que chaque petite amélioration s’inscrit dans la mémoire tissulaire il s’en suit une transmission des caractères acquis sans que cela ne remette en cause la nature originelle de l’homme. Il est peut-être plus facile de comprendre que l’individu qui s’isole le fait dans l’instant, mais aussi qu’il porte en lui des milliers d’années d’expérience ! Nous apprenons à être responsables, mais ce n’est que superficiellement et nous nous confondons avec le moi que nous avons constitué jour après jour sous la surveillance de nos multiples éducateurs tout au long d’une vie relativement courte. Ainsi, même dans l’instant, le choix de l’individu qui médite isolément sous un arbre ou au bord de la mer ne peut être qu’une prise de position par rapport à d’autres façons de méditer et par rapport à des temps anciens. Il reste tributaire d’un acquis personnel peut-être, mais néanmoins généré par

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d’autres. L’homme sensé ne peut pas refuser les autres, il leur doit ce qu’il est, mais il lui appartient de faire des choix en permanence pour atteindre ce qu’il voudrait être. Sa volonté est tournée vers des images qu’il a progressivement sélectionnées et elle n’intervient seulement que pour choisir celle à laquelle il veut ressembler. Faire des choix voudrait dire être responsable et, par là même, être libre de prendre le chemin que l’on veut suivre. Il s’agit là d’une simple image et nous oublions systématiquement de la moduler à partir de toutes les chaînes qui limitent considérablement notre liberté. Je sais que certains individus s’efforcent de faire des choix conscients pour atteindre une façon d’être plus qu’un être nouveau. Ils luttent pour enlever des costumes qui leur paraissent inacceptables et pour revêtir ceux qu’ils ont choisi de porter. Ils ne font que suivre de nouvelles règles, de nouvelles idées, de nouvelles images. Ils ne modifient pas leur être en profondeur. Je sais que l’on peut choisir de ne plus accorder la moindre importance à un moi qui gère notre existence en respectant celle des autres. Il ne s’agit pas alors de dominer les autres, mais bien de ne plus être ce moi grandissant qui nous berce d’illusions en nous laissant croire que nous ne sommes que lui ! Même si nous pouvions arriver à ne plus lui accorder la moindre importance, nous resterions encore cet agrégat de Matière qui pense et qui vit, indépendamment de notre volonté, un agrégat qui ne cesse d’enregistrer des micros changements. Nous ne décidons pas toujours de nos actes. Il peut arriver que nous agissions comme si nous étions guidés par une force invisible. Nous ne voulons pas intellectuellement, mais nous voulons sur un autre plan, comme si un autre nous-mêmes prenait la direction de notre existence. Tout se passe comme si nous avions deux cerveaux, mais notre corps a-t-il besoin d’un cerveau pour décider d’une action ? Lorsque les frères Gasteau, à Marseille, étudiaient le comportement d’un yogi en pleine méditation, il y a plus d’un demi-siècle, comment n’auraient-ils pas été surpris de voir que son électrocardiogramme et son électroencéphalogramme étaient totalement plats ? Et pourtant, son cerveau n’était pas différent du nôtre ! Il n’était pas mort !

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Comment ne pas admettre que ce yogi avait appris à méditer, que l’observation ne pouvait pas nier des années d’entraînement ou de vie particulière calquée sur d’autres vies servant d’exemple. Le Bouddha lui-même n’a-t-il pas appris à méditer avant de trouver, au-delà de la méditation, une voie de salut, une façon de regarder la vie permettant à l’homme de supprimer la souffrance, telle qu’il avait pu l’apercevoir aux portes de son palais ? La solitude à laquelle je faisais allusion n’est donc que relative et doit être considérée dans un contexte plus large qui fait intervenir le temps et l’espace. Aussi, avant de devenir immortel, il faut apprendre à ne plus en être les esclaves. Nous sommes orientés dans tous nos choix par d’innombrables influences. Lorsque la mère à peur pour son enfant, elle lui enseigne des règles de prudence avant qu’il ne les découvre lui-même en prenant des risques. Une grande partie de notre éducation prolonge ses inquiétudes et forge en lui une seconde personnalité dont l’utilité est bien réelle. Toute société doit être gérée, structurée, dirigée et il est difficile de ne pas imposer les connaissances qui le permettent. Lorsque l’enfant vient de naître, il doit apprendre les us et coutumes du groupe et ne fait que vivre, plus longtemps peutêtre, ce que font les animaux pour leurs propres enfants. Mais tout n’est pas réglé avec l’acquisition des savoir-faire essentiels et c’est sur le plan de l’intelligence, de la raison, de l’art de structurer la pensée que les choses se compliquent et demandent du temps. Un peu différemment, l’individu apprend un métier, ou un savoir-faire pour s’intégrer au monde des adultes. Cela n’est pas nouveau. Les rites d’initiation servaient à promouvoir l’enfant dans le monde des adultes en leur imposant des épreuves que les aînés jugeaient indispensables. À l’époque où l’essentiel de la vie consistait à chasser pour se nourrir, il valait mieux que le nouvel adulte ait acquis les forces et le savoir nécessaire pour lui-même, mais aussi pour la survie du groupe. Cet apprentissage n’a fait que s’adapter aux nouvelles normes d’un monde de plus en plus urbanisé, mécanisé.

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L’homme ne voudrait plus être traité de machine, mais il a tout fait pour en être une de plus en plus perfectionnée. L’actualité ne fait que renforcer la robotisation de l’homme. Comme je l’ai suggéré, il est à la recherche du surhomme qui se cache en lui et que ses progrès constants ne contredisent pas, même si son obtention est sans cesse repoussée. Il est clair que l’homme supérieur est un homme virtuel, une image, un projet de construction, un idéal délivré des impératifs politiques ou économiques. Il est un idéal qui élèverait l’individu au-dessus des contingences matérielles et redonnerait à l’amour originel un rôle que nos différents combats n’ont fait que lui enlever. Je voudrais juste dire ici qu’opposer l’amour et la guerre est un vieux débat et qu’il repose sur une fausse conception de la vie. Cette dernière ne peut être en effet qu’une association des deux puisque pour s’adapter à son environnement, aux autres et à lui-même, l’individu doit aimer et combattre, construire et détruire. L’amour et la guerre sont les deux forces complémentaires qui assurent tous les changements et ce sont leurs expressions qui manifestent la vie. Je conçois qu’une telle analyse puisse remettre en question notre traditionnelle volonté, notre conscience d’être, notre croyance dans notre aptitude à gérer le monde à partir de notre fantaisie. Mais l’amour et la guerre, qui sont deux forces de la Matière dont nous avons heureusement hérité dès l’origine, sont des forces de progrès qui correspondent à sa nature qui est de se transformer constamment. Nos erreurs d’appréciation proviennent du fait que nous confondons la Matière et les formes qu’elle a engendrées. Comment ne pas comprendre que la mort et le Ciel ou l’immortalité ne sont que des images inventées par un imaginaire collectif pour canaliser les pulsions individuelles et garder de la cohérence à des regroupements jugés plus utiles ! En demandant aux hommes de préférer un amour qui n’est plus dépendant des plaisirs de la chair, ou des simples plaisirs culturels, des idées comme le proposait Platon, en les élevant jusqu’au surhumain, convoité inconsciemment, en leur offrant une excellence qui ne peut plus être une production

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humaine, les sages d’un autre temps ont construit un autre monde. Or, ce monde est celui des immortels, des dieux invisibles, un Ciel que les astronomes ne peuvent pas trouver avec leurs instruments les plus perfectionnés. Puisqu’il est inobservable, il est aussi inattaquable ! L’homme ne peut pas le détruire et c’est bien ce qui ressort des légendes. La conséquence de cette nature particulière est qu’il est difficile d’en faire une destination. Si les dieux sont du monde et si l’homme peut les situer à l’intérieur de lui-même, peut-il en prendre conscience ? Comme il n’existe aucune observation concrète de ce monde, qui pourrait être le ciel plus pur des anciens, il est difficile d’en avoir une image quelconque à partir de laquelle l’individu pourrait envisager un voyage objectif. L’homme qui veut rejoindre le Ciel ne peut le faire que dans son esprit, il ne peut que faire confiance à ceux qui lui montrent le chemin. Or ce chemin est essentiellement un changement dans sa façon d’être, sa façon de penser, de se comporter vis-à-vis des autres, de prendre en compte une hiérarchie particulière des valeurs. Il ne s’agit pas de voyager matériellement parlant, d’aller d’un lieu vers un autre, mais de faire en sorte qu’en devenant un émule des dieux, tels qu’ils sont offerts à notre curiosité, nous puissions vivre autrement, mourir autrement ! Le Ciel, tel qu’il a toujours été présenté par ceux qui en conseillaient la visite ou qui nous invitaient à y séjourner, n’est pas l’Île des Bienheureux dans laquelle se retrouvaient les demi-dieux après leur mort héroïque. Il est un autre nousmêmes que nous devons chercher et que nous ne pouvons atteindre qu’à la suite d’une métamorphose volontaire. Cette métamorphose n’est pas le résultat de la découverte du Ciel, mais la construction, souvent délicate, difficile, épuisante parfois, d’un homme qui ressemblerait à une divinité, mais dont les autres ne verraient que l’excellence. Elle ne peut être que le fruit d’un long travail de transformation consciente et c’est bien là que se situe l’ambiguïté de la situation. Comment peut-on envisager une intervention consciente de l’homme d’une part et l’inexistence matérielle du Ciel idéalisé d’autre part ?

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Pour changer, l’homme ne dispose que de la description totalement imaginaire d’un idéal ! Il ne peut que se guider à l’aide d’idées ! Il est vrai que l’art des guides consiste à montrer par des exemples, ou des jalons, les différentes étapes d’un tel voyage. L’individu est encouragé à faire des efforts, mais il est aussi invité à être patient, à faire confiance à son propre travail qui seul pourra conduire jusqu’à sa métamorphose. Le chemin ne manque pas d’images suggestives et depuis très longtemps, tous les clergés du monde ont su développer des regroupements qui permettaient d’asseoir leur autorité en donnant aux futurs convertis le courage nécessaire. Héraclès s’instruit pour devenir le servant d’Héra ! L’homme ne doit-il pas s’instruire pour comprendre que ce qu’il vit ordinairement ne lui permet pas d’atteindre l’excellence des dieux ni leur immortalité ? Cette instruction n’est-elle pas devenue dépendante de notre volonté, de notre esprit ? N’avons-nous pas fait l’erreur de négliger la Matière originelle ? Nous pouvons dire que les Jeux olympiques modernes sont l’équivalent des rencontres religieuses antiques. Ils ont la même volonté de guider la foule vers un idéal qu’elle doit partager. Les clergés l’avaient compris et ils ont su associer les athlètes à leurs enseignements, à leurs rituels, à leurs sacrifices. L’athlète était un combattant qui donnait plus d’importance à la religion qu’à la victoire. Cela a changé hélas, mais n’a pas enlevé au résultat, à la gloire plus qu’à l’excellence, une valeur de guide. L’athlète remplaçait le héros légendaire en apportant des qualités observables qui ne pouvaient que renforcer l’enseignement des prêtres. La réalité du monde sportif actuel, gangréné par l’argent et le profit de tous ceux qui s’en servent pour développer un pouvoir économique, met en lumière la fragilité des croyances dès lors qu’elles ne servent plus l’être, mais le profit. La mondialisation de certaines valeurs, le détournement du sens des mots, la volonté permanente de cacher l’intolérable et de le recouvrir d’un voile toujours plus épais, l’usage des connaissances pour dominer l’autre à l’échelle des ethnies ou des nations, tout cela donne au voyage que l’homme ordinaire est invité à faire une dimension perverse. L’homme ne

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recherche plus l’excellence ! Il cherche le profit et ne voit même plus que sa démesure conduit à sa disparition ou, pour le moment, à sa souffrance physique et mentale. Le chemin qui va vers le Ciel est souvent celui que prennent les foules ! Il est rare que l’on aille très loin en marchant de concert et qu’une foule puisse s’appuyer longtemps sur des représentations mentales différentes en poursuivant un projet commun. C’est probablement pour cette raison que l’on retrouve le Ciel en plusieurs exemplaires. Le pire, pour celui qui cherche honnêtement est que chaque image se veut la meilleure et ne craint pas de faire la guerre aux autres images pour assurer son autorité, garder son pouvoir sur les esprits et même, si possible, en augmenter le nombre. Tout cela n’est pas une constatation valable pour notre temps uniquement ! L’Antiquité a connu les mêmes conséquences. C’est pourquoi on entend souvent parler d’un autre chemin, d’un sentier caché que chaque individu peut trouver et suivre seul s’il le désire vraiment. L’exemple de la montagne est assez limpide. Il est difficile d’imaginer une foule sur un sentier de grande randonnée, encore plus difficile de l’imaginer escaladant une voie royale qu’il est préférable de vaincre avec un guide expérimenté et non un bonimenteur. Rares sont les grimpeurs solitaires et plus encore ceux qui grimpent sans corde et sans pitons ! Sur le plan symbolique, nous pouvons prendre une autre image chez Platon.33 Lorsqu’il nous parle de la marionnette qui serait animée par des fils, comme aujourd’hui dans certains théâtres pour enfants, il nous dit qu’elle peut être animée à l’aide d’un fil d’or. Ordinairement nous utilisons les autres fils, ceux qui servent dans la vie de tous les jours. Le fil d’or doit être trouvé, comme le sentier caché, et ce n’est qu’avec lui que nous pouvons découvrir la vie le surhomme. Mais, ce fil d’or conduit vers un intelligible qui méconnaît la Matière.

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PLATON Les lois. Paris, Gallimard, 1997.

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En évoquant Icare, j’ai évoqué sa chute et la mort, comme peuvent la connaître les escaladeurs les plus chevronnés. La mort n’est pas toujours le fruit d’une imprudence, d’un accident, elle peut être celui d’une faute, d’une mauvaise appréciation du danger ou du but à atteindre. L’escaladeur examine la voie qu’il veut prendre et fait l’examen des difficultés qu’il va rencontrer. Certes, elles ne seront pas exactement ce qu’il a prévu, mais il en a pris conscience. Il a appris à les maîtriser, dans les écoles d’escalade au tout début, dans des voies de plus en plus difficiles. Il a appris à respecter la roche à laquelle il confie sa vie. Or, c’est bien de la vie que je veux parler, ou du moins de l’arrêt de cette vie que manifeste la mort. La mort a tout pouvoir sur la vie, mais que faut-il entendre par ce mot ? La vie est représentée par tout ce que l’homme peut faire volontairement ou involontairement. Tant qu’il agit ou qu’il pense, l’homme se sent vivre et la mort ne fait qu’interrompre ce sentiment. Est-ce une analyse suffisante ? Si l’homme était conscient de tout ce qu’il fait ou pense, nous pourrions répondre oui. Mais il n’est pas toujours conscient et même pas souvent par rapport à tout ce qu’il fait ou pense. La mort n’interviendrait donc que sur une partie de son existence, celle qu’il peut observer. Nous savons qu’il y a des moments où nous ne maîtrisons pas le cours de notre existence et où notre volonté est mise en sommeil, comme la nuit par exemple, ou dans l’extase. Les légendes nous parlent souvent de folie, de sommeil, de vie différente qui semble dominée par des forces que nous n’avons pas encore véritablement étudiées. Pour les chrétiens, l’âme est rattachée au corps par des liens qu’elle doit briser pour rejoindre la divinité qui l’attend et nous retrouvons cette image dans le mythe de Psyché que nous conte Apulée34. Ne faut-il pas retenir essentiellement que Psyché voudrait voir son futur mari, mais que ce dernier ne peut pas être vu. Apulée nous présente bien les deux Éros de la 34

APULÉE L’âne d’or ou Les Métamorphoses. Paris, Gallimard, 1975.

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mythologie : l’un est réellement invisible et c’est lui qui aime Psyché, l’autre, celui qu’elle aperçoit en l’éclairant avec une lampe à huile et qu’elle fait fuir, est une sorte d’intermédiaire entre le visible et l’invisible. Il est responsable de l’amour qui pousse Psyché à le voir et ses deux sœurs à mourir inutilement. Apulée, comme Hésiode, confond les deux Éros ce qui rend la légende ambiguë. Retenons surtout que dans un cas l’homme aimerait les dieux, dans l’autre il serait aimé des dieux. Seul le premier cas peut être envisagé comme un temps d’apprentissage, un temps d’effort pour séduire les dieux, leur montrer l’amour que nous leur portons. Dans le second cas, rien n’est prévisible et les dieux n’ont que faire de nos prières. Ils jugent notre vie telle qu’elle se déroule. S’il existe un voyage organisé, il ne peut se concevoir que dans le premier cas. J’aimerais interpréter l’extase comme un signe des dieux qui nous aiment. Lorsqu’ils nous ravissent, cela peut arriver de diverses façons, ils le font soudainement, sans préparation, de sorte que plus rien ne compte en dehors de l’objet qu’ils utilisent pour nous isoler un instant. Ce sont eux qui nous font sortir du cadre de notre conscience et nous font voyager où ils veulent, aussi longtemps qu’ils le désirent. Mais cela n’est qu’une interprétation de poète antique ! Lorsque j’ai connu un tel moment devant la beauté du glacier de la Pilate, je crois bien que j’ai eu le privilège d’être momentanément privé de conscience et ce que j’ai compris se rapporte à l’analyse que j’ai pu en faire a posteriori. J’arrivais un peu fatigué par l’escalade délicate du dernier escalier qui précède le refuge du Gioberney. J’avançais sur une sorte de grande terrasse qui se terminait par un balcon surplombant le glacier. J’ai alors posé mon sac à dos avec l’intention de me reposer un instant en dégustant l’instant et c’est alors que tout a disparu. J’étais seul, je ne regardais plus le paysage comme à l’habitude. Il semblait que j’étais comme fasciné par le glacier. Il me tenait à sa merci en quelque sorte. Il me faisait oublier le temps et l’espace. Je ne pensais plus à la suite de ma randonnée, ni à me désaltérer avant de reprendre la voie qui commençait par une sorte d’échelle fixée dans la roche. J’étais là, immobile,

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sans la moindre sensation de fatigue. J’appartenais au glacier et cela se passait presque en plein midi. Puis-je conclure que j’étais mort le temps de ce ravissement ? Je n’étais pas conscient, pas volontaire, je ne ressentais rien, j’étais quelqu’un d’autre ! La mort serait-elle cette sortie de la conscience en permettant de vivre une autre forme d’existence ? Ce serait une image bien différente de celle que nous concevons habituellement ! Il est évident que d’autres extases peuvent se produire pour de multiples raisons et je suis de ceux qui défendent l’idée que s’en faisait William James contre l’affirmation de ceux qui en faisaient un simple état cataleptique. L’extase est une expérience religieuse au sens large du terme, du divin ou de l’invisible qui peuvent surprendre n’importe qui à n’importe quel moment. En lisant les légendes, nous nous apercevons que durant l’extase, qui peut passer pour un instant de folie, l’individu peut faire des choses qu’il ne ferait pas ordinairement. Héraclès tue ses enfants et devient le serviteur d’Héra. Nous oublions habituellement de considérer que la mort des enfants du futur serviteur d’Héra n’est que symbolique. Pour devenir un servant, Héraclès doit choisir entre une vie ordinaire, dans laquelle la procréation est l’acte fondamental, et une vie extraordinaire, durant laquelle son amour ne doit être tourné que vers les dieux, vers Héra sa mère spirituelle. C’est dans un moment d’inconscience ou de folie que la rupture peut se faire. Ce n’est pas la raison qui nous guide ! Cela me conduit à ajouter que l’idée de prendre en charge notre transformation, en nous considérant comme une pierre brute qui doit être taillée est une façon d’envisager le voyage entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être. Or cela ne peut être que superficiel, notre volonté ne peut pas atteindre la Matière ! Notre volonté de progrès fait obstacle au véritable changement que l’on cherche pourtant. Pour l’obtenir, il faut dépasser cette recherche, il ne faut plus chercher ! Nous sommes loin d’un voyage organisé et placé sous l’autorité de ceux qui disent connaître le chemin. À vrai dire, ils

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sont si nombreux à ne pas l’achever que nous pouvons nous demander s’ils en connaissent réellement la fin ? L’allégorie de la faucheuse ne permet pas d’avoir une bonne image de la mort. Elle correspond à nos inquiétudes, mais elle méconnaît aussi une partie importante de la réalité. Dans l’art de faucher, nous avons retenu surtout le fait de récolter les grains de blé. La paille ne nous intéresse pas, nous avons besoin de farine, le reste est de moindre importance. Pourtant la paille retourne en terre, l’amende, permet au nouveau blé de pousser. L’image serait-elle inacceptable ? Les hommes construisent l’avenir en permanence et ce n’est pas leur mort qui peut changer quoi que ce soit à la progression de leur espèce. Leurs idées restent tandis que leur corps disparaît. Ce que la mort faucherait ne serait finalement que le moins important de notre existence ! Les enfants de la forme originelle peuvent disparaître les uns après les autres, ils laissent cependant des traces qui s’observent dans la nature même des nouvelles formes et dans les progrès que l’on peut attribuer à la forme humaine. La mort ne ferait disparaître que ce qui est devenu inutile ! Ne peut-on pas dire que la mort permet le changement, la transformation de la matière, son apparente immortalité aussi ? En établissant une relation constante avec les origines, n’est-elle pas la garante de la continuité ? Il n’est pas impossible d’imaginer que si la mort n’existait pas notre espèce pourrait être en danger de disparition ? La mort est à sa façon responsable de tous les progrès. Elle est la fin logique d’un combat permanent qui assure le changement tant qu’il est producteur de survie ! Une autre méprise est due au fait que nous croyons exister parce que nous pensons. Or, il n’y pas que nous qui pensons et si la mort peut intervenir sur la pensée elle n’intervient pas simultanément sur le reste de notre individualité. Nos cellules n’ont pas besoin de notre esprit pour vivre leur vie et pour assurer les fonctions dont nous avons besoin, qu’il s’agisse de la respiration ou de la circulation du sang, par exemple. Certes, nous avons établi un distinguo entre

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les idées et les automatismes, mais ces derniers ne sont pas de simples réflexes et les réflexes eux-mêmes sont le fruit de nos facultés d’adaptation. Il faudrait peut-être en finir avec un orgueil qui nous isole des autres espèces et nous empêche de voir le monde tel qu’il est. Considérer la mort comme la fin de la vie ne permet pas d’en donner une définition claire et acceptable. C’est certainement à propos de la mort que notre raison n’est pas en mesure de nous aider pour connaître la vérité. Mais la raison le souhaite-t-elle ? Nous lui prêtons souvent des intentions, mais la raison n’est qu’un outil que nous gérons comme bon nous semble. Elle sert à classer les idées par rapport à un choix de vie auquel elle n’imposera aucun changement. Ce n’est pas la raison qui oriente notre vie, ce n’est pas elle qui choisit. Or ce n’est pas le cerveau qui décide du sens de la vie ! Alors ? L’homme n’est-il pas enfermé dans le refus de la mort et le besoin qui l’accompagne c'est-à-dire connaître ce qui se passe après la mort telle qu’elle se montre vulgairement ? Il étudie peu l’instant et par contre se passionne pour l’avant et l’après, ce qui permet d’ailleurs de parler de la vie après la vie en occultant le mot qui fâche ! La mort serait-elle une fenêtre ou une porte qui donne accès à un autre monde que notre curiosité ne cesse d’imaginer en la situant entre l’immortalité et la renaissance ? En dressant le bilan des actions effectuées de la naissance à la mort, nous cherchons à garder une image aussi fidèle que possible de celui qui n’est plus. Il est assez surprenant que, dans le traitement que nous faisons subir à nos morts, nous marquions des nuances qui tiennent compte de ce bilan. Nous avons peu changé par rapport à l’Antiquité, ce qui montre que nous n’avons pas évolué par rapport à l’idée que nous nous faisons de la mort. La mort d’un prince n’est pas celle d’un roturier ! Pourquoi ? Parce qu’elle se rapporte non plus à un individu, mais à l’image que nous en avons, et, comme je l’ai déjà dit, à un moi que la société a construit et mis à sa place. Ce n’est pas l’être que nous aimons qui meurt, mais son image, son moi, ce qu’il était pour nous et non lui-même. C’est le héros d’Homère qui disparaît et trouve chez les autres plus ou moins d’adoration.

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Lorsque mon père est mort, j’ai senti qu’il était entré en moi, physiquement et spirituellement. Je n’avais pas besoin d’aimer une image, une représentation de ce qu’il avait été, il continuait à exister en moi sans que je puisse expliquer cette impression. Je n’ai pas besoin de penser à lui, il est là en permanence. Certes, je peux parler de lui pendant des heures, mais cela ne m’apportera rien de plus et ne le fera pas revivre. D’ailleurs, pourquoi aurais-je besoin qu’il revive ? Aurais-je besoin de lui, comme lorsque j’étais enfant, aurais-je besoin de lui lorsqu’il était mon modèle ? S’il fut un de mes enseignants de son vivant, n’a-t-il pas réussi à me transmettre ce qu’il me destinait puisque je n’ai plus besoin de lui ? Nous pensons rarement que les vies s’enchaînent et que les unes doivent disparaître pour que les autres puissent exister ! Et pourtant c’est ce qui est le propre de la vie manifestant la Matière : la mort n’est que l’instant où une vie laisse la place à une autre, où la Matière se renouvelle, où sa véritable nature se montre à nous. Or c’est justement ce que nous ne voyons pas ou ne voulons pas voir. Il en va de même de ma mère qui, après sa mort, m’a guidé pour trouver le sentier caché que mes études universitaires me voilaient. Elle est devenue ma guide, non pour me montrer le Ciel, mais pour me faire comprendre que l’être ne peut que disparaître et qu’il revient à ses origines dans le meilleur des cas. À la fin de sa vie, elle se sentait attirée par la terre que mon père labourait dans le Var. Je l’ai compris en découvrant à mon tour des chemins qu’elle avait suivis et j’ai eu le bonheur de la voir lorsque je méditais et qu’elle venait observer ce que je faisais d’un regard bienveillant ? Je ne voulais pas la rejoindre, mais comme elle j’aspirais à trouver ce que ma propre nature me demandait de chercher. Les légendes sont venues confirmer mes impressions. Lorsque le fils de Zeus vient au monde, il est déjà un enfant particulièrement fort, mais Héra, toujours jalouse, ne veut pas le prendre sous sa protection. C’est en rusant que les autres dieux vont le lui présenter et faire en sorte qu’il boive de son lait. Or ce lait divin ne pouvait que laisser en lui un besoin de déité.

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Nous comprenons que si Zeus a pu faire naître un fils avec une mortelle, il a fallu qu’Héra se charge de lui donner l’envie de devenir un dieu. Héra, dit-on, va essayer de le perdre en envoyant dans sa chambre des serpents, elle le laissera se marier et avoir des enfants jusqu’au moment où elle lui rappellera qu’il peut aussi devenir son servant. Alors, elle le rend fou. Mais la folie n’est-elle pas une absence de raison, le meilleur moyen de basculer d’un monde dans un autre ? Le fils de Zeus ne percevra pas immédiatement le monde des dieux, mais il connaîtra, pour commencer, un monde intermédiaire, celui des combats mythiques qui sont l’antichambre du Ciel. En écrivant sur ses livres : « à mon fils après ma mort », ma mère m’a adoubé d’une certaine façon. Elle m’a donné son lait spirituel et c’est bien plus tard que j’ai compris qu’elle m’avait transmis un besoin qui ne pouvait que se développer. Dans une régression, la scène se passait au moment de ma naissance, au moment où je sortais de son ventre. Le docteur qui faisait l’accouchement m’a pris dans ses mains pour me montrer à ma mère qui était allongée dans son lit. C’est à ce moment que, ma mère et moi, nous nous sommes regardés, nous nous sommes clignés des yeux comme pour nous rappeler ce dont nous avions convenu préalablement, probablement pendant les neuf mois passés dans son ventre. Je ne l'ai pas encore trouvé, mais je commence à l’entrevoir. Comment ne pas se perdre en chemin ?

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AU-DELÀ DU MOI

L’homme que nous cherchons à comprendre n’est pas l’être que nous étions à l’apparition de notre forme au sein d’un monde largement peuplé d’autres créatures vivantes et pensantes. En parlant de l’homme en général, nous négligeons ce qu’il y a de plus individuel dans l’homme et plus particulièrement ce qu’il était à son origine, autrement dit de la Matière. Nous oublions de séparer ce qui relève de l’éducation au sens large, ce qui dépend des autres, et ce qu’il était au moment de la création de sa forme. Nous confondons l’être et le paraître, l’être et sa transformation au profit d’un ordre qui n’a que faire de nos premiers pas dans le monde. L’homme n’est pas un mot. Il est une forme fragile et changeante qui s’est isolée de son milieu pour mieux se connaître. En s’identifiant, en se scindant en deux : le corps et l’esprit, l’homme a fini par croire qu’il n’était que le portrait que son esprit avait peint de lui jour après jour. Il a pris l’habitude de se regarder en privilégiant une image et en oubliant ce qu’il était fondamentalement. Lorsqu’il parle de lui, il parle de la partie modelée par ses aînés, autrement dit de son moi qui n’est que la partie observable. La psychanalyse nous a habitués depuis près d’un siècle à distinguer non plus deux, mais trois parties dans l’homme : le ça, le moi et le surmoi. C’est en 1923 que Freud a introduit l’inconscient dans une conception de la conscience conçue comme un tout par les philosophes. Il fallait, selon Freud, utiliser ces trois instances pour comprendre les comportements humains.

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Pour mettre en évidence les limites de cette méthode, il faut au moins rappeler ce que ces trois termes recouvrent. Le ça serait une partie obscure de notre personne. Il serait rempli d’émotions, ou de pulsions qui ne seraient régies par aucun ordre. Il serait ici possible de le confondre avec le Chaos dont parle la mythologie. Le ça serait dépourvu de volonté et ne serait guidé que par ce que Freud appelle le principe de plaisir qu’il oppose au principe de réalité. Le ça chercherait uniquement à satisfaire des besoins pulsionnels et échapperait au temps, ne relevant ni de l’avant ni de l’après qui sont les deux jalons à partir desquels nous produisons nos actes, nos décisions, nos réflexions, toute notre vie. Il correspondrait à la partie la plus inconsciente de notre personnalité. L’inconscient serait le réservoir de nos instincts. Il est devenu également celui de nos désirs refoulés. Le moi se situerait entre le ça et le surmoi qui représenterait l’intériorisation de tous les interdits, de tout ce qu’il ne faut pas faire, autrement dit de l’ordre qu’il faudrait respecter. Il serait le siège de la conscience et permettrait au ça de ne plus subir les forces que le monde pourrait exercer contre lui. C’est lui qui remplacerait le principe de plaisir par celui de réalité. Cette structure à trois étages est construite à partir d’un a priori difficilement acceptable. Seul le monde extérieur serait détenteur d’un ordre utile. Il va de soi que le monde extérieur est surtout l’ensemble des hommes. Le principe de réalité deviendrait essentiellement le pendant des règles sociales ou morales que les autres ont érigées pour contenir tout ce qui s’y opposerait et pourrait se ranger sous la définition de pulsion ou de désir inavouable. Je crois que la psychanalyse a surtout contribué à donner de l’importance à tout ce que l’homme refoule. Elle oublie de dire qu’il le fait à cause des interdits qui n’ont de valeur que dans le contexte d’une volonté de puissance et corrélativement d’un abus de pouvoir. Elle considère que l’homme n’existe qu’à partir du moment où il est confronté à des règles, où il est contraint par un principe de réalité. Or, bien avant que l’homme ne prenne conscience de l’importance des

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autres, bien avant qu’il ne participe à un ordre pensé, il a connu un principe de réalité non pensé, essentiellement pour survivre. Il n’a pas commencé à vivre en refoulant ses pulsions, mais en les utilisant pour progresser tout en faisant l’expérience d’un rapport au monde des plus utilitaires. Le moi ne s’est émancipé du ça, qui reste la nature originelle de l’homme, qu’à partir du moment où l’homme est devenu un pense avant, où il s’est enfermé dans la relation de cause à effet. Parce qu’il voulait maîtriser tout ce qui émane de la Matière, il a perfectionné ce qui n’était qu’un besoin, une pulsion absolument indispensable, pour rester en vie et s’adapter aux forces qu’il rencontrait. L’homme n’est devenu raisonnable que tardivement et cette transformation, qui résulte d’un choix de vie, ne saurait reléguer l’avant dans un inconscient incontrôlable et hors du temps. L’homme a vécu longtemps avant de prendre conscience du temps et respecté certains principes avant de concevoir celui de la réalité ! À l’origine, l’homme n’a probablement eu que des adversaires, mais la Matière l’avait doté des armes indispensables pour survivre et cette histoire est certainement plus longue que celle d’un homme conscient et raisonnable. L’être que j’isole du moi est d’abord tout ce que la Matière a mis dans la forme pour que celle-ci puisse survive, tout ce qui préexiste à la fabrication d’un individu dominé par un ordre quel qu’il soit. Le moi n’est pas une mutation, il est un uniforme qui cache la totalité ou presque de l’être originel auquel nous enlevons le droit de penser par lui-même, de prendre conscience de la réalité qu’il représente. L’homme véritable existe toujours sous le moi qui le recouvre et lorsque nous évoquons le comportement d’un individu nous oublions qu’il ne s’agit que du comportement de son moi qui exprime une sorte de synthèse entre l’être et l’ordre auquel il doit se soumettre. Il est évident que cette synthèse ne date pas d’un petit siècle et que l’homme n’a pas cessé de subir des ordres qui l’ont obligé à se doter d’un moi soumis au changement. Les légendes, mais aussi l’histoire nous brossent des portraits qui sont autant d’images d’un moi idéalisé se rapportant à un ordre

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particulier. Nous ne voyons jamais l’homme vrai dans les légendes, mais l’homme qui doit se transformer, s’éduquer, se normaliser selon des critères précis. Nous apprenons comment il a changé et pour apprécier l’homme originel, sa première forme, il faudrait revenir en amont des transformations successives qu’il a connues par l’intermédiaire de la procréation. En me situant au-delà du moi, je veux seulement ne pas oublier cette origine. Il est plus facile de parler de l’homme adapté que de l’homme originel. Ce n’est qu’en évoquant la mort que j’aborderai la nécessité de ne plus confondre l’homme et son moi et de revenir à l’être originel, la mort ne faisant que détruire l’image de l’homme, autrement dit son moi. Le moi est la cause de toutes nos angoisses existentielles et de notre envie de voyager jusqu’au Ciel. Autant dire que ce moi raisonnable est à l’origine de nos rêveries les plus insoupçonnables. Qui voyage ? Qui cherche à atteindre le Ciel où se trouveraient les dieux ? Qui fuit la mort ou s’efforce de ne plus en dépendre et qui pense que le Ciel est un monde permettant d’échapper à une existence qui n’a que la mort pour destination ? Nous pourrions nous demander aussi qui peut bien penser que les dieux existent ! La première réponse qui semble s’imposer est l’homme. Il n’est pas nécessaire d’être Œdipe répondant à la Sphinge devant les portes de Thèbes pour le dire. Oui, mais cela n’est pas aussi évident que nous le pensons ordinairement. En fait, il s’agit du moi et non de l’homme originel. Dans Œdipe sans complexe j’ai étudié la façon dont la psychanalyse récupère les légendes pour se justifier ! L’homme n’est en réalité qu’un mot, pour ne pas dire un objet auquel se rapporte le mot. Il résulte de l’effort compréhensible des hommes pour se doter d’un langage et rendre possible une communication indispensable depuis qu’ils

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ont associé leurs forces d’analyse et de compréhension pour assurer la survie de leur espèce. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai tenté d’analyser en parlant des mots ou de la pensée. Il faut simplement rappeler qu’ils ne sont pas la réalité, mais une transcription, un remplacement, une image, un graphisme autrement dit une construction, une copie plus ou moins satisfaisante. Le mot n’est pas la chose affirmons le encore, car, le plus souvent, nous prenons ce qu’il représente pour l’original et nous ne tenons pas compte que chaque génération, ou chaque moment fort de notre civilisation en a changé le sens. Le mot ne peut contenir visiblement toute son histoire et c’est ainsi que nous fantasmons quotidiennement à partir de lui comme si nous étions en pleine préhistoire, autrement dit comme s’il avait toujours existé pour remplacer un même objet. L’image de l’homme que nous avons aujourd’hui n’est pas celle que nous avions il y a un siècle, que dire d’un millénaire et tellement plus encore ! Si le mot permet de parler d’un objet en restant loin de sa présence, il faut comprendre qu’un tel éloignement vaut pour chacun d’eux. La forme à laquelle nous avons donné le nom d’homme est un agrégat de Matière dont la complexité ne nous est plus étrangère. Le mot que nous avons choisi ne rend pas compte de cette complexité et c’est pourquoi il nécessite une multitude de compléments pour approfondir le sens que nous lui donnons. Plus nous voulons préciser ce que le mot veut dire, plus nous nous éloignons de la forme que nous n’avons pas cessé d’explorer et que nous avons enfermée dans les frontières d’une culture. Lorsque nous utilisons les mots pour désigner des objets, il faut tenir compte du fait qu’ils remplacent une multitude d’informations sensorielles, qu’ils ne sont que des synthèses destinées à faciliter la communication entre les individus. Lorsque nous parlons d’un homme, il est clair que chacun de nous peut en avoir spontanément une image, mais aussi que les images seront différentes et sujettes à de nombreuses interprétations ou incompréhension. Nous avons construit avec des mots un monde qui n’est plus le monde, même s’il lui ressemble un peu, et nous en

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sommes même arrivés, aujourd’hui, à penser que l’intelligence humaine pourrait être remplacée par une intelligence artificielle ! Avec son cerveau, l’homme peut imaginer une structure qui lui serait supérieure et peut s’en vanter, mais cela montre qu’il n’a pas trouvé le moyen de développer son propre cerveau pour sortir d’un usage qu’il croit maîtriser. Il ne fait que prolonger le génie de Dédale et reste enfermé dans un labyrinthe de plus en plus compliqué. Je crois bien que le Minotaure qui guettait Jason est toujours là, plus monstrueux que jamais. Le génie de l’inventeur a pu lui permettre d’en sortir, mais il n’a pas pu permettre à son fils de vivre une fuite si ce n’est dans la mort ! L’homme d’aujourd’hui pense la mort différemment que ses ancêtres et nous comprenons bien, en lisant Homère, que les Mycéniens n’avaient pas de la mort la même conception que leurs prédécesseurs qui ne pratiquaient pas la crémation et ne mettaient pas la cendre dans une urne. Patrocle réclame à Achille sa part de feu pour ne plus se retrouver entre la vie et la mort ce qui tendrait à montrer que celle-ci n’était pas définitive tant que le feu n’avait pas fait de l’individu une ombre véritable, tant qu’il n’avait pas réduit la matière à néant. Il est évident que cette conception de la mort, chez Homère, dépend des idées de son temps, de ce que les hommes pouvaient imaginer en remontant de plus en plus loin par rapport à leurs repères sensoriels, aux observations les mieux partagées. Disons également qu’il ne faut pas chercher à dater la guerre de Troie pour interpréter les symboles que nous trouvons dans la poésie d’Homère. La mort fut un objet de méditation bien avant que les hommes ne deviennent prévoyants comme Prométhée et l’idée qu’il puisse exister un au-delà de la mort a certainement germé dans la tête des hommes bien avant qu’ils ne tentent de matérialiser cet autre monde. Nous pourrions évoquer ici l’image d’un singe qui se regarde dans un miroir et cherche à comprendre ce qu’il observe en regardant derrière le miroir. C’est parce que l’homme s’est acharné à rendre visible l’invisible qu’il a progressé, mais une telle transformation avait ses limites et son imagination a poursuivi seule le voyage en négligeant le retour aux origines.

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Il faut nous situer en amont de toutes les philosophies et de toutes les croyances pour percevoir les premières tentatives de communication. Elles ont été certainement spontanées, au début et bien avant que nous nous dotions d’un vocabulaire suffisant pour les exprimer doctement. Les hommes ont probablement émis des sons, poussé des cris ou fait des gestes avant de se considérer comme des êtres particuliers. Ils ont distingué le taureau ou le cheval et d’autres espèces comme ils pouvaient le faire avec leurs organes des sens ainsi que d’autres éléments de la nature : rivières, montagnes, arbres, ciel, terre, etc. Je crois bien qu’ils ont dessiné ou peint dans les grottes une multitude d’objets avant de les nommer. Il est probable qu’ils ont accordé, en même temps, une dimension symbolique à tout ce qu’ils peignaient sur les murs des grottes, puis sur des poteries diverses, à tout ce qu’ils sculptaient dans la pierre ou modelaient avec de la terre. Les objets que nous retrouvons, souvent dans des tombes, et qui datent de moins de 10 000 ans avant notre ère ne permettent pas d’évoquer des périodes nettement plus anciennes. Parce que leur imagination leur fit entrevoir une relation possible, les hommes exprimèrent ce qu’ils ressentaient à l’égard des forces invisibles qui les menaçaient. D’où venaient-elles ? Où allaient-elles ? Jouaient-elles un rôle particulier dans le monde ? Ils l’ignoraient et lorsqu’ils ont associé le taureau ou le cheval avec des dieux c’est bien leur imagination qui a fonctionné avant que le moindre raisonnement n’intervienne. Or, une telle association, qui nous semble aller de soi de nos jours, a certainement demandé des milliers d’années avant de voir le jour. L’homme a simplement vécu, très longtemps avant de penser sa vie, d’en avoir une image projetée et avant d’en prendre conscience. Mais là n’est pas le plus important pour comprendre nos rêveries et plus particulièrement notre envie de fuir la mort en montant jusqu’au Ciel. Pour pouvoir réfléchir à ce désir de voyage, il faut commencer par connaître celui qui l’éprouve. Dire que c’est un homme ne nous aide pas vraiment. Tous les hommes sont

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mortels, je veux bien, mais tous les hommes ne pensent pas la même chose au même moment. Tous les hommes sont capables de penser, mais tous ne le font pas de la même façon. Tous n’utilisent pas la raison de façon identique. Si le tout social a tendance à harmoniser nos comportements actuels, nous ne sommes pas encore des robots et nos interprétations du réel sont assez particulières pour nous différencier. Il est donc indispensable de compléter le mot homme par d’autres mots et de rendre à chacun son caractère propre. Le plus souvent, nous le faisons à l’aide d’un nom et plus encore d’un prénom. De la même façon que nous n’individualisons personne en disant « lui » ou « elle », de la même façon, nous ne désignons pas vraiment celui qui se cache sous l’appellation « toi » ou « moi ». Il est également rare que nous reconnaissions, en dehors de l’action proprement dite, la nature très personnelle de nos décisions, de nos aspirations, de nos jugements, de nos interprétations. L’homme acteur n’est pas seulement guidé par des pulsions, des instincts, il l’est aussi par la recherche d’une efficacité avec laquelle il se construit. Nous parlons aisément de ce que l’homme en général pourrait bien penser, mais très difficilement de ce que chacun de nous pense au plus profond de lui-même. Nous parlons aisément de lui parce que nous pouvons tout dire à son sujet, beaucoup plus difficilement lorsque nous évoquons Pierre, Paul ou Jacques dont nous connaissons peu de choses s’ils ne parlent pas d’eux-mêmes. Quant à Pierre, Paul ou Jacques, ils croient qu’ils pensent, par eux-mêmes alors qu’ils le font à l’aide d’un cerveau éduqué et ils oublient, ou ne perçoivent même plus, ce qui provient de leur être proprement dit, autrement dit de la Matière qui les constitue. Sous une montagne de connaissances acquises, ils ne peuvent plus percevoir l’origine d’une curiosité avide de savoir ni la force qui les pousse à voyager en voulant fuir la mort Aujourd’hui, certains s’interrogent encore en se posant honnêtement la question : « Qui suis-je ? » et cherchent celui qui se cache derrière des étiquettes qui se recouvrent sans donner du produit sa véritable nature. En fait, lorsqu’ils

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s’aperçoivent qu’ils ne sont que de la Matière et que c’est au contact des autres qu’ils ont construit toutes leurs certitudes, ils ne peuvent que rejeter une telle idée et s’accrocher désespérément à l’une des interprétations données par les autres, ceux qui disent le vrai, bien entendu ! C’est alors que commence une méprise qui nous rend aveugles par rapport au réel. C’est dans ce contexte que l’homme imagine son voyage idéal de la Terre au Ciel, son voyage aussi loin que possible de la mort qu’il redoute. Il n’est pas nécessaire de revenir aux différentes mythologies pour comprendre l’origine d’un besoin, il suffit de constater comment nous agissons en permanence, comment nous scrutons le futur et cultivons notre passé tout en négligeant le présent. Notre vie est un voyage insensé, autrement dit vide de sens. Nous courrons après celui qui nous serait favorable et sommes plus souvent attirés par une sorte de folie plutôt que par ce qui relève du bon sens. Nous parlons souvent de raison et vivons à contre-courant de ce que la logique la plus élémentaire nous conseillerait. Les légendes parlent de folie envoyée par des dieux, mais les dieux ne sont-ils pas ce que nos ancêtres ont inventé pour refuser ce que la prudence leur conseillait et pour nourrir leur curiosité en se donnant l’illusion de maîtriser le futur ? Les croyances ne sont-elles pas le fruit de la déraison, de l’imagination qui refuse toute prudence, d’un besoin de puissance qui conduit les hommes à vouloir imiter les dieux qu’ils ont imaginés ? L’homme, comme d’autres animaux, est un être politique en ce sens qu’il répond prioritairement à des normes de vie ou à un certain ordre sans lequel il lui serait certainement difficile de survivre. Lorsque Zeus et ses émules ont voulu imposer la monarchie des idées, il y avait bien longtemps que les hommes avaient conscience du bien-fondé d’un ensemble de règles. Il ne s’agissait alors que d’un changement dans la façon de promouvoir des règles. Les poètes nous parlent d’un temps où les idées prirent le pouvoir sur les actes et l’observation

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sensorielle de la réalité, plus encore du moment où la raison a commencé à mettre de l’ordre entre les idées. Sans entrer dans les détails, disons que l’homme confronté à la nature, au reste du monde, n’a pu survivre qu’en acceptant un ensemble d’obligations qu’il n’a pu concevoir intellectuellement que beaucoup plus tard. Il a toujours dû respecter certaines règles et celles que nous avons inventées pour vivre ensemble sont venues se surajouter aux premières. Il est compréhensible que l’imagination des hommes a fonctionné bien avant qu’ils ne se dotent d’un minimum de raison. Lorsque la légende fait naître Athéna de la tête de Zeus, cela ne fait que souligner une apparition tardive de la raison par rapport aux idées. Les idées existaient, peut-être même en très grand nombre, avant que certains esprits plus avancés ne perçoivent l’intérêt de mettre de l’ordre dans cette multitude. Rappelons toutefois que la raison n’est pas née de Métis, mais de Zeus ! Dire que les hommes avaient conscience des règles qu’ils utilisaient ne veut pas dire qu’ils étaient capables d’en analyser objectivement la nature ou le progrès qu’elles offraient, mais ils en ressentaient la nécessité ce qui ne leur interdisait pas d’éprouver le besoin d’en changer. Nous pourrions observer ce comportement chez le petit enfant qui n’aime pas perdre et change les règles en cours de jeu pour gagner. L’adulte dira qu’il triche, parce que lui-même aurait triché en pareille circonstance, mais ce n’est pas ce que fait l’enfant. Il agit spontanément ce qui montre, dans le même temps, qu’il a très bien analysé le jeu et qu’il est capable d’adaptation tandis qu’il n’est pas encore conscient que le jeu a des règles qui ne peuvent pas être changées. L’homme préhistorique a joué sa vie avec son environnement et a changé de règles lorsqu’il le pouvait afin de ne pas connaître une destruction partielle ou totale de la forme qu’il était. Il suffit d’observer un enfant pour voir et comprendre comment il s’est comporté. Disons que la capacité de rechercher ensemble le meilleur ne se fera pas soudainement et que pendant longtemps

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l’agora ne sera qu’un lieu permettant d’écouter celui qui a le pouvoir. Lorsqu’Homère nous présente l’assemblée des dieux, il ne nous parle que de Zeus ou d’Athéna qui sont les deux divinités chargées de donner du sens à la vie et d’en imposer l’application. En va-t-il autrement aujourd’hui ? L’homme a certainement pensé seul assez longtemps avant de penser à plusieurs et de prendre des décisions collectives ! Mais encore faudrait-il ne pas nous méprendre sur les mots. Lorsque je dis qu’ils ont pensé avant de connaître le comment et le pourquoi des choses c’est pour signifier que leur cerveau fonctionnait à chaque instant du vécu, ce qui n’implique pas que ce même cerveau analysait, comme nous aujourd’hui, chaque élément de l’acte à l’aide d’un ensemble de conventions. Il a fallu beaucoup de temps pour que ce dernier enregistre une expérience, que la mémoire accompagne la curiosité et la prudence, que l’homme progresse en devenant un « pense avant » comme Prométhée. Il ne faut surtout pas oublier cette opposition mythique qui dit bien ce que furent les hommes il y a très longtemps : des « pense après ». Même s’il leur arrivait d’user de prudence, de changer de comportement devant une situation semblable, ils cherchaient à éviter la mort tout simplement, non pour ce qu’elle était, mais pour ce qu’elle ne permettait plus de faire ou d’être. Nos ancêtres n’avaient pas besoin de savoir ce qu’était la mort, il suffisait qu’ils tiennent compte de ce qu’elle entraînait pour eux-mêmes ou au sein d’un collectif restreint et pouvait se voir avant que naissent leurs premières interprétations. Aujourd’hui, nous aimons donner des définitions pour chaque mot, autrement dit rappeler ce que les hommes appartenant à une certaine culture ont mis derrière lui. Ces définitions trahissent nos inquiétudes à chacun de nos échanges verbaux. Il est certainement préférable que ceux qui les utilisent soient d’accord sur l’essentiel. Mais cela suffit-il ? Peut-on se servir, sans difficulté, d’une définition de la mort ? Apportonsnous, spontanément, la même définition ou bien chacun la sienne ?

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Pour être honnête, il est préférable de dire que nous faisons référence aux idées les plus conventionnelles, celles qui répondent à des besoins plus administratifs que philosophiques, celles en particulier qui différencient l’être vivant de l’être mort. Il est clair que l’individu, Pierre, Paul ou Jacques, ne pense pas par lui-même et se contente de reproduire l’idée commune. Ce n’est que dans son « intimité » que l’homme ressent la mort, s’en fait une opinion personnelle, apporte au mot son ressenti. Toutefois, comme je l’ai dit, ce ressenti n’est que le fruit d’une synthèse que nous élaborons à partir de tout ce que les autres ont pu rassembler dans leurs détresses respectives et dans leurs croyances, car ici, plus que partout ailleurs, la connaissance est affaire d’accumulation. Le moi, que nous croyons responsable de bien des choses, qui n’est qu’une construction difficile et jamais définitive, n’est en réalité qu’une illusion, ou peut-être un masque qui nous interdit de voir ce qui se passe en nous profondément, là où les idées ne viennent plus perturber la Matière. L’être que nous sommes est double en réalité. Il vit sur deux plans de conscience et passe une partie de sa vie en dehors de sa conscience comme nous le voyons dans la poésie d’Homère. Le retour d’Ulysse pourrait nous tromper si nous ne l’envisagions pas correctement. C’est bien parce qu’il veut revenir à une vie normale de monarque mycénien que son voyage devient chaotique. Ulysse ne cherche pas à devenir un dieu ! N’oublions pas le début du retour. Parce qu’il est curieux, comme peut l’être l’homme ordinaire, il va connaître une série de difficultés. Lorsque des vents contraires l’éloignent de son île, alors qu’il double le cap Malé, cela signifie qu’il n’a pas vraiment envie de rentrer et qu’il voudrait bien connaître ce que la vie ordinaire et la guerre de Troie ne lui ont pas enseigné. Sa première difficulté est bien due à sa soif d’apprendre à sa curiosité naturelle. Il semblerait que les vents contraires soient responsables de la suite du voyage, mais on peut dire que le vent représente la curiosité du marin, celle de l’homme qui veut aller toujours plus loin, découvrir l’inconnu. Ne retrouvons-nous pas ici l’allégorie de Paul Carton ? Ce besoin

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ne dépend pas des autres et représente une force naturelle, originelle. Il n’est pas encore soumis à la vengeance de Poséidon qui représente surtout le passé, l’art de vivre avant l’avènement de Zeus. La curiosité pousse Ulysse sans cesse vers des acquis importants, mais elle va également détruire son équipage et même son navire. En crevant l’œil de Polyphème, Ulysse oppose le monde des idées tel que Zeus le gouverne et le monde ancien, celui de Gaia, de la Matière qui n’a pas besoin d’idées pour connaître le présent et le futur. Il rejette une claire vision du monde, telle que les dieux de première génération pouvaient l’avoir ainsi que leurs enfants. Il la refuse si l’on veut, comme il refusera l’immortalité que lui offrent Calypso et Circé. Le voyage que fait Ulysse vers l’immortalité n’est pas un voyage désiré. Il s’impose à lui. Il ne lutte jamais pour atteindre le Ciel, comme Héraclès, ce sont les dieux qui décident pour lui. Il semble alors qu’il y ait deux conceptions du voyage vers le Ciel qui s’opposent. Ulysse veut revenir pour rendre la justice telle que pouvait le faire un monarque de son temps. Les souffrances que lui impose Poséidon sont symboliques, mais il est clair qu’elles sont contraires à l’idée que Zeus se fait du retour de son protégé. Les propositions des deux déesses qui l’accueillent ne sont pas acceptées. Ulysse ne veut pas de l’immortalité, il veut régner, mais en homme responsable et rusé. Le voyage que proposent Calypso et Circé est placé sous l’autorité d’Éros. Le voyage qu’impose Poséidon le serait davantage sous celle de Gaia et chaque épreuve correspond à un affrontement avec la mort, un possible retour à la Matière. Parce qu’Ulysse est sous la protection d’Athéna, il reviendra à Ithaque ! Poséidon se comporte comme les Érinyes vis-à-vis d’Œdipe, mais son frère montre la toute-puissance des idées en soutenant le monarque dans sa vengeance. Il le rendra immortel malgré lui beaucoup plus tard. Tout le voyage après la mort du cyclope représente surtout une soif de connaissance sans limites, qui serait naturelle plus que dépendante d’un besoin de pouvoir. Il s’agit

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d’une démarche spontanée, ordinaire, due à la Matière et non à son esprit de guerrier ou de monarque. Poséidon est là pour lui faire comprendre qu’un tel voyage n’est pas un voyage d’agrément, qu’il peut entraîner la mort. Heureusement pour lui, il y a Athéna qui veille et le protège, qui l’assiste aussi en rusant plus qu’en raisonnant. Mais ce voyage est une histoire et c’est Ulysse, ou bien un aède, qui la raconte pour décliner son identité à ceux qui vont assurer son retour. N’oublions pas qu’Athéna est une déesse guerrière et qu’elle pousse les hommes à lutter et à ruser pour atteindre l’excellence. L’homme a voyagé pour faire la guerre, puis il a voyagé pour découvrir ce qu’il ne connaissait pas. Il a voyagé ensuite malgré lui, mais ne peut-on pas dire que sa curiosité n’a fait que le conduire vers un invisible de plus en plus inaccessible, autrement dit vers le monde des dieux ? Durant tout son voyage, il est resté enchaîné à ses souvenirs, à Ithaque, son royaume mortel. Homère nous montre à sa façon ce que nous retrouverons plus tard avec Apulée lorsqu’il nous parle de Psyché. L’âme doit se libérer de ses entraves pour découvrir le royaume des dieux, mais Ulysse s’y oppose. Il veut rester mortel et surtout monarque, c'est-à-dire maître de lui-même, de ses décisions, de ses actes. Il veut faire régner son ordre ! L’homme deviendrait-il double chez Homère : celui qui gère volontairement sa vie et celui qui aspire inconsciemment à devenir immortel ? Cette dualité particulière est probablement bien plus ancienne. J’ai dit que le moi était une construction. Il est un habit que nous tissons jour après jour pour mieux vivre avec d’autres constructions du moi, tout aussi inconscientes de leur état. Mais il faut aller plus loin. Le moi est formé de deux parties qui ne sont pas toujours en harmonie parfaite. Il y a dans le moi la même dualité que partout ailleurs autrement dit le moi qui observe et raisonne d’une part et le moi qui fantasme, qui affabule, le moi qui rêve d’autre part. Nous aurions tort de penser que le premier seul serait une construction tandis que le second serait une production de la nature. Le moi qui découvre le visible en marchant est de même nature que le moi qui

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imagine un voyage dans l’invisible. C’est le même homme, le même moi, qui passe d’un plan de conscience à l’autre et peut, comme Ulysse, coucher avec Circé et réclamer son retour vers Ithaque. Peu importent les raisons qui font préférer l’une ou l’autre des destinations ; c’est le même individu qui passe son temps à hésiter, à se croire responsable d’un choix. Comment ne pas retenir au passage l’alternance du jour et de la nuit, le jour pour pleurer, la nuit pour aimer ? Lorsque la nuit s’impose, ce qui peut être aussi de la folie, l’homme est délivré des obligations du jour, des idées et de la raison qui les ordonne, il s’élance dans l’inconnu et, parfois, ne peut plus revenir ! C’est en dormant que Psyché retrouve le véritable Éros, mais c’est aussi en dormant qu’Ulysse abandonne Circé et retrouve Ithaque ! Le sommeil, mais peut-être également la mort, permetil de passer d’un monde à l’autre dans les deux sens ? Il s’agit bien ici d’un retour. Quel que soit le sens du voyage, le sommeil, le rêve, la nuit, sont nécessaires pour échapper aux contraintes du tout social. La guerre cède alors à l’amour ! Nous comprenons mieux alors que l’amour puisse être vécu anormalement en plein jour ! Mais l’amour a certainement une autre valeur que l’acte auquel nous donnons plus d’importance aujourd’hui. Le retour d’Ulysse à Ithaque ne symbolise pas le retour aux origines de la vie. Ce marin intrépide ne pense pas à la mort, il ne veut pas de l’immortalité, il veut vivre sa vie. La prudence, qui serait le propre de ceux qui ne veulent pas mourir, n’est pas sa qualité première. Il lui préfère la curiosité qui est l’arme des héros, des individus qui veulent conquérir le monde, des stratèges qui savent se servir de la ruse lorsqu’il le faut. N’oublions pas aussi cette image : il est un lutteur et il l’est à tous les sens du mot. C’est certainement en tant que lutteur qu’il est le prototype de l’homme de tous les temps. Si l’homme ne l’était pas, il ne survivrait pas. Ulysse était-il conscient en agissant comme il le faisait ? Il faudrait le demander à tous les lutteurs qui veulent être couronnés aux Jeux, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. La lutte associe toutes les forces que l’homme

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possède depuis que la Matière lui a donné une forme. Le lutteur ne pense qu’à vaincre les obstacles qui se dressent devant lui. Alors que précisons-nous en parlant de conscience ? Est-ce notre cerveau uniquement qui prend conscience, qui enregistre ce que nous vivons, ce que nous expérimentons ? N’avons-nous pas trop pris l’habitude de localiser certaines fonctions ? Nous pourrions penser que la mémoire et la prise de conscience vont de pair ! Il ne faut pas oublier que notre cerveau ne sert pas à stocker des idées et à doter nos cellules d’informations utiles. Nos organes des sens enregistrent ces informations et les font circuler partout où c’est nécessaire, sans que cela monte jusqu’aux hémisphères cérébraux qui sont des voies trop lentes pour nombre d’adaptations. Puisque nos cellules pensent depuis que la Matière leur a confié la survie d’une forme, l’homme n’a pas attendu que son cerveau lui donne des réponses à chaque pourquoi qu’il formulait pour échapper à la mort, ou simplement aux difficultés qu’il rencontrait. Il a observé la mort parce qu’elle était là, devant lui, que ce soit dans l’animal vaincu ou dans le partenaire de chasse agonisant, dans tout ce qui est détruit et semble disparaître. Il n’a pas dû percevoir immédiatement la liaison qui existait entre la disparition du feuillage et sa réapparition, entre l’enfouissement du grain dans la terre et sa germination d’une part, sa sortie de terre et sa croissance d’autre part. Nous n’opposons plus de nos jours l’inné et l’acquis avec autant de virulence qu’il y a seulement un demi-siècle. L’éthologie a certainement changé la donne et nous n’opposons pas, non plus, la nature et la culture. L’instinct ne sert plus à donner plus d’importance aux inventions de l’homme. Mais, ne suffit-il pas de partir de la Matière pour comprendre qu’une telle opposition ne peut qu’être de principe et qu’elle ne peut correspondre qu’à une volonté de situer l’homme au-dessus de l’animal. Et pourtant ! C’est bien parce que l’homme est identique aux animaux et le reste toute sa vie, qu’il est de la Matière qui s’adapte, que son intelligence peut fonctionner et fonctionnera tant que la Matière subsistera.

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C’est parce que nous avons donné à l’esprit un pouvoir qu’il n’aurait pas sans la Matière que nous en sommes arrivés à oublier ce qu’il y a d’originel dans l’homme et avons préféré nous attarder sur des mots qui le remplacent. Avec des mots, nous avons construit des phrases, et nous leur avons même accordé la sagesse sans voir qu’elles n’avaient plus aucun lien avec le réel. Le réel n’est pas ce que nous en disons, mais ce qui existe avant que l’on puisse en avoir la moindre idée ou la moindre représentation ! Le réel est ce qui est caché par les voiles de la connaissance ! Si une telle idée peut choquer elle n’en reste pas moins une interprétation qui mérite d’être étudiée aussi bien avant le mythe de la caverne de Platon qu’après. Ce qui nous a toujours trompés est notre besoin de vivre regroupés et les obligations qui en découlaient. Nos interprétations en ce qui concerne le matriarcat et le patriarcat dérivent d’une vision tardive, fin XIXe siècle, des rapports de force entre les sexes et d’une conception du pouvoir politique. Au pire, les hommes auraient toujours eu le pouvoir, dès leur apparition, de façon naturelle, les femmes n’auraient jamais su gouverner ! C’est nier tout simplement une réalité qui a perduré durant des millénaires, voire des millions d’années. La notion de gouvernance remonte-t-elle à l’origine de l’apparition des hommes et même avant puisque Cronos représente le premier gouvernement ? Ne peut-on pas penser la vie en groupe sans une notion de propriété, de pouvoir, de hiérarchie, de guerre ? L’homme aurait-il raisonné dès les premiers jours de sa venue au monde en tant qu’espèce, comme le laissent supposer nombre d’écrits ? Qu’il est facile de renvoyer du côté des mythes ce qui ne peut être ni évident ni inévident pour reprendre Épicure ? Le terme de matriarcat fut construit à partir du terme de patriarcat, mais ne faudrait-il pas s’intéresser à l’homme avant qu’il ne combatte pour régner ? Nos savants interprètent ce qu’ils peuvent observer aujourd’hui, mais ils ne peuvent imaginer les intentions des nos ancêtres et décider à leur place, à partir de leur façon de vivre ! Si les déesses semblent dominer le monde divin avant les dieux, cette domination n’est que la

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projection idéalisée d’un pouvoir que les premiers hommes qui pensent avant d’agir revendiquent. Lorsque Cronos prend le pouvoir après la castration d’Ouranos, il n’y a pas d’enjeu politique dans la castration elle-même. Il ne fait que réaliser ce que sa mère lui demande ! Si son crime est à l’origine d’une suite de comportements politiques, l’enfermement des Cyclopes dans le Tartare par exemple, les aèdes le situent dans la nuit qui le précède et ne lui donnent pas l’importance qu’il mérite. L’homme n’existerait qu’à partir du moment où les mâles prendraient le pouvoir pour diriger le monde ! Comment expliquer qu’Héra ait un temple à Olympie qui précède celui de Zeus de plus de deux siècles ? Que dire des vestiges archéologiques plus anciens qui accordent le pouvoir aux Grandes Mères ? Comment pouvons-nous penser autrement que nous le faisons depuis que la raison s’est emparée du pouvoir ? Ce n’est pas parce qu’une divinité a demandé à Cadmos de fonder une ville et de gouverner des êtres nés des dents d’un dragon, que nous devons oublier que les premiers hommes, bien avant la construction des légendes, éprouvèrent le besoin de se regrouper. Ce besoin était inscrit dans leur être. Ils étaient entièrement dépendants de la Matière. Comment les parcelles de Matière se seraient-elles regroupées, pour se manifester à travers une forme, sans une force d’attraction, sans cet amour originel qui reste la seule explication acceptable pour justifier la naissance des hommes ? Comment les hommes se seraient-ils multipliés sans les femmes ? Comment les hommes se seraientils regroupés sans une force qui les orientait utilement ? Nous parlons aisément d’instinct grégaire, mais cet instinct n’est-il pas né d’un besoin de survie et ne plonge-t-il pas ses racines dans la Matière ? Aujourd’hui, comme hier, l’homme associe un ensemble d’instincts et d’automatismes que nous qualifions d’acquis et chacun de ses comportements est modulé par la nature du problème rencontré. Pour ce qui touche à la nutrition, à la reproduction, à la peur, au besoin d’être ensemble à certains moments, et bien d’autres situations, l’homme agit pas instinct

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et ne corrige son attitude qu’après analyse de sa réponse au besoin. Comme dans un stand de tir, on vise la cible, on tire et on observe le résultat. Cette analyse n’était pas intellectuelle à l’origine et dépendait d’un certain nombre d’expériences et d’observations ! S’il arrive que dans une foule, par exemple, cette analyse soit défaillante et que l’instinct conduise à des réactions inadaptées, l’acquis culturel peut en permettre la correction. Mais, encore une fois, cela ne s’est pas fait en un jour ! Par temps d’orage, les vaches en liberté se regroupent sous les grands arbres qui se trouvent en bordure de leur prairie. Or, c’est là que la foudre a le plus de chance de tomber ? Leur instinct les trompe-t-il ? Nous associons deux observations, les vaches n’en retiennent qu’une ! Ne faisons-nous pas ainsi pour tout ce que nous étudions ? Allons plus loin pour comprendre ce rapport entre l’instinct et l’acquis culturel. Sans aller trop loin dans l’analyse, nous pouvons remarquer que, dans certains contextes, l’homme abandonne sa volonté de puissance et perd toute identité, préférant se noyer dans un choix collectif ! Nous verrons que ce n’est pas toujours de lui-même qu’il abandonne sa part de volonté et qu’il peut être orienté adroitement pour que cet abandon lui apparaisse comme la meilleure des solutions. Nous parlons alors plus facilement d’endoctrinement ! Si l’enseignement tente de former des individus responsables en aiguisant leur esprit critique, l’endoctrinement les éloigne des faits observables, s’efforce de dissoudre tout esprit critique au contraire et représente une forme de perversion de l’enseignement. En réalité, le piège dans lequel tombe l’homme le plus souvent c’est que les deux se ressemblent et que tout ce qui va à contre-courant des normes politiquement acceptées devient un endoctrinement. Or, tout ce qui est normatif s’appuie sur des procédés identiques, qu’il s’agisse de l’enseignement officiel ou de l’enseignement politique ou religieux. Les éducateurs peuvent brandir une éthique, ils agissent en faisant peur, en évoquant la culpabilité, en donnant de l’espoir, en martelant des affirmations sans qu’il

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soit possible d’en vérifier la nature, en usant d’un entraînement socio affectif, en court-circuitant ceux qui pourraient faire réfléchir autrement. Il n’existe pas d’éducation sans un idéal et cet idéal ne peut conduire qu’à un endoctrinement ! Au sein de l’espèce humaine, comme partout, il y a l’individu et les autres. Cela permet d’ajouter qu’il y a ce que l’individu désire et ce que les autres éprouvent le besoin d’imposer. Nous dialoguons souvent autour de l’individualité sans nous apercevoir que le problème ne se situe pas entre nous et les autres, mais entre ce que l’individu désire et ce qu’il doit accepter pour continuer d’exister au milieu des autres. Nous évoquons souvent la volonté, mais il faut admettre qu’elle accompagne surtout un comportement de groupe, qu’elle est ordinairement soumise aux devoirs que l’homme doit respecter s’il ne veut pas subir ce qui était autrefois la pire des punitions, c'est-à-dire dire l’exil. L’enseignement qui construit le moi n’est finalement qu’un endoctrinement si l’on se réfère à l’homme originel, à l’homme tel qu’il existait avant de faire la guerre pour prendre le pouvoir sur ses semblables. Comme les autres espèces, l’homme a d’abord pu s’adapter au milieu dans lequel il se trouvait grâce à des forces que nous tenons à l’écart parce que nous voulons être responsables de nos actes. Mais nous oublions qu’elles nous sont offertes par la Matière et que nous sommes de la Matière avant tout. Sans elle, il n’y aurait ni individu ni groupe et nous serions dans une situation de dépendance totale. Nous croyons avoir dépassé le stade de l’instinct, mais tous nos efforts pour construire des automatismes et les mettre à leur place ne change rien au rôle primordial que joue la Matière. Faut-il ajouter que sans elle nous ne penserions pas puisque la pensée, telle que nous la concevons, n’est que le résultat du fonctionnement de notre cerveau et que le cerveau est de la Matière comme tout le reste de notre personne ? J’ajoute que c’est l’ensemble de notre corps qui pense.

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Il ne faut pas attendre que les psychologues s’interrogent sur le comportement des foules pour que l’on comprenne que l’homme, dans certaines conditions peut-être, soit amené à choisir spontanément une décision collective plutôt que la sienne. Ce que nous n’évoquons jamais, ou très rarement, c’est l’utilisation des forces qui l’encouragent à participer à la vie de groupe, qui apportent une impression de force alors que l’individu se sentait faible. Or, tout regroupement n’est pas le fruit d’un besoin spontané. Il correspond aussi à un abandon de volonté de puissance induit par un effort d’endoctrinement, d’obéissance, de servage plus ou moins subtil qui fait de l’individu un mouton et lui impose une morale d’esclave sans qu’il ne s’en doute. Nombreux, aujourd’hui, sont ceux qui vivent aux dépens de pseudo éducateurs. Platon partait en guerre contre les sophistes, mais les philosophes ne peuvent-ils pas être rangés dans la même catégorie, celle de ceux dont on adopte sans méfiance les bons mots ? À vrai dire, il n’y a pas de bonne parole, il n’y a que des paroles intéressées, même lorsqu’il s’agit simplement d’affirmer ce que l’on qualifie de vérité. Il suffit que deux hommes se trouvent face à face pour que la nature de l’un cherche à dominer celle de l’autre. Cela ne dépend pas d’une décision mûrement réfléchie, mais d’une réaction instinctive de défense qui consiste à prendre l’ascendant sur l’autre. Qu’il s’agisse d’un obstacle naturel, traverser une rivière, escalader une montagne ou d’un être semblable avec qui nous devons partager le temps et l’espace, l’individu commence par se mettre sur ses gardes et se prépare à combattre. Cette réaction est en rapport étroit avec son besoin de survie. L’homme, comme l’animal, éprouve le désir de dominer et cela ne relève pas d’une quelconque volonté de puissance. Pour un même territoire, une même nourriture, une même partenaire afin de se reproduire, les hommes sont des

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concurrents. Konrad Lorenz35 nous a montré comment il fallait en tenir compte. Les acquis culturels jouent un rôle important pour pondérer ce genre d’agressivité. Mais, nous le voyons tout au long de l’histoire, ils ne sont pas assez contraignants pour empêcher le besoin de détruire pour un oui ou pour un non. Les hommes ensemble ne font que donner plus d’intensité à ce besoin, non pour ne pas être dominé, mais pour gouverner. L’intelligence n’a pas permis d’améliorer l’instinct. Ce que nous étudions rarement se trouve dans l’usage de cet instinct qui rassemble les individus en leur laissant penser qu’ils restent volontaires dans leurs rassemblements. Spontanément, l’homme éprouve le besoin de dominer et de se regrouper. Cela suffit à expliquer pourquoi les premières villes furent des citadelles, des places fortes, des lieux défendables, permettant de survivre, mais aussi de conquérir d’autres territoires. On oublie qu’il faut vaincre avant de gouverner ! L’homme a défendu sa grotte avant de construire une ville, mais son attitude devant l’adversité est restée la même. Spontanément, l’homme éprouve le besoin de commander, d’imposer son idée, ou son projet d’agréger à son sort ceux qui acceptent de le partager et de faire la guerre à ceux qui lui refusent le droit de régner. On peut comprendre toutes les migrations qui ont pu se produire dans le monde. Elles ont entraîné la mort ou l’esclavage plus que le partage d’un idéal. Il faut tenir le même langage en parlant de la construction de l’homme, disons de la forme qui est la sienne. Les parcelles de Matière n’ont pas agi autrement pour se regrouper et s’organiser. L’Éros de la légende fut probablement un lutteur pour imposer la cohésion de l’ensemble. Comment ne pas comprendre que la légende nous le rappelle en faisant d’Arès l’amant d’Aphrodite.

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LORENZ K. L’agression, une histoire naturelle du mal. Paris, Falmmarion, 1969.

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En ce qui concerne les idéaux, il faut bien se garder de les faire venir d’un monde invisible d’un ailleurs hypothétique. Ils sont le fruit de quelques esprits ou de quelques associations qui s’efforcent de les faire miroiter à ceux qui ne les partagent pas encore. Ils n’ont pu germer que dans l’esprit d’un « penseavant ». La persuasion joue là un rôle important, mais il arrive, et l’histoire politique comme celle des religions peuvent servir d’exemple, qu’elle ne suffise pas pour imposer un changement souhaitable. La contrainte peut devenir plus importante que la persuasion ! Sans compter qu’un idéal peut être mis en concurrence avec un autre idéal, fruit d’un esprit différent ! Nous retrouvons alors l’attitude décrite précédemment. L’idéal le plus friand d’amour peut devenir le plus belliqueux de tous les idéaux ! On en arrive à donner la mort par amour ! Que ce soit à l’école ou bien dans la famille, que ce soit en apprentissage dans le monde du travail, que ce soit vis-à-vis des règles incontournables que tout citoyen doit maîtriser, l’individu ne peut que se sentir coupé en deux, c'est-à-dire en possession d’une sorte d’autonomie et, simultanément, d’une série de contraintes. Il sent bien qu’il ne peut pas tout vouloir et qu’il doit faire des concessions. Nous retrouvons les limites de la personne qui ne peut pas vouloir sans que sa volonté soit accordée avec les normes que lui imposent les autres. Faudraitil dire qu’une personnalité d’origine se trouve, dès la naissance, obligée d’acquérir une personnalité fabriquée que les autres pourront intégrer à leur communauté ? Lorsque nous essayons d’opposer le moi et les autres, nous oublions que le moi est une construction et qu’il reste, tout au long de la vie, le produit d’une éducation, donc des autres. Mais les autres sont aussi une construction ! Une telle opposition n’a pas lieu d’être. Le moi dont nous parlons ne représente surtout pas un individu particulier, différent de tous les autres, maître du sens de sa vie. J’ai longtemps lutté contre le soi-disant projet de l’enfant qui n’était qu’un cache-misère dans une pédagogie en mal de changement. Toute orientation ne doit-elle pas tenir compte d’une société qui est dominée par d’autres critères que l’intégration réussie de chacun ?

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Le moi est la transformation de l’individu depuis sa venue au monde en vue de cette intégration. L’individu doit poser le moins de problèmes possible au groupe et la construction d’un moi utile aux autres reste l’enjeu prioritaire de tout système d’enseignement. Quelle que soit la forme d’apprentissage d’un savoir, elle est tributaire d’une intégration réussie, autrement dit une disparition plus ou moins bien acceptée de l’individu dans le tout social, nous pourrions parler de dilution, d’osmose ! La société veut bien entendre parler des individus, mais ils ne doivent pas lui poser de problème ! Il est facile de comprendre que l’individu ainsi divisé, rarement satisfait de sa situation, puisse aspirer à aller voir ailleurs. Or, de tels désirs ne manquent pas et depuis très longtemps. L’accord n’a jamais existé en matière d’éducation, au sens large du terme, et comme l’individu a toujours été porté vers l’affirmation de lui-même, un rapport de force a toujours existé entre lui et les autres. Mieux, certainement, il est comme encouragé par ses origines à faire valoir sa propre nature, à l’imposer, donc à combattre pour régner au lieu de subir. Parce qu’il est toujours un produit de la Matière, il possède en lui les deux forces originelles que sont l’amour et la guerre avec lesquelles chaque forme est sensée s’adapter et surtout survivre le plus longtemps possible. Chaque enfant de la forme doit vivre sa propre façon de surmonter les difficultés que le monde lui oppose. En même temps, il doit vivre une intégration au groupe dans lequel il est venu au monde. Il se construit une seconde nature et lutte sur les deux fronts. Les autres ne sont pas la seule raison d’une telle construction. La mort lui est apparue comme la difficulté la plus contraignante et il s’est efforcé de la dominer, ou de ne plus dépendre d’elle. Une de ses réactions fut d’imaginer qu’il était possible de continuer à vivre après la mort, et il a tenté de trouver ce monde où il était possible d’exister. Mais devant l’impossibilité d’associer des expériences démonstratives à son

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imagination, il a éprouvé le besoin de lui demander de l’aide pour en assurer l’existence et rendre sa vie moins angoissante. L’invention des dieux peut être considérée comme une réponse de son imagination. En réalité, elle est la réponse que ses forces de combat ne cherchaient pas, puisqu’elles étaient elles-mêmes immortelles, comme la Matière. L’homme a-t-il compris qu’il portait les dieux en lui puisqu’il les percevait dans le monde ? Il ne semble pas qu’il les ait spontanément découverts en tant que tels, mais, au contraire, qu’ils aient été le fruit de sa pensée à partir du moment où il commençait à concevoir la vie autrement qu’à partir de sa survie ou de sa reproduction. En admettant que l’excellence soit la manifestation de la présence des dieux dans le monde, il a d’abord fallu que l’homme comprenne que l’excellence pouvait aussi lui appartenir et qu’il s’efforce de la posséder. Ici, il n’était plus question de se battre pour obtenir un pouvoir sur le monde ou sur les autres, mais sur soi-même et nous comprenons que ce retournement ne soit pas venu à son esprit aussi vite que nous pourrions l’imaginer en lisant les légendes qui nous parlent d’une époque relativement récente. L’expression « prendre conscience » est sur toutes les lèvres aujourd’hui, mais depuis quand les hommes ont-ils pris conscience de ce qui leur arrivait ou imaginaient ? Ils n’ont pas pris conscience qu’ils pensaient simplement parce qu’ils pensaient ! Il a fallu du temps ! De plus, lorsque nous disons que l’homme a pris conscience cela ne signifie pas que tous les hommes ont pris conscience en même temps ! Il y a toujours eu, et il y aura toujours des esprits plus rapides que d’autres et des hommes en avance sur leurs semblables pour ressentir ce que les autres ne comprendront que beaucoup plus tard. Il en va de l’excellence ou des dieux comme de tout le reste et il est plus juste de penser que seuls quelques rares cerveaux ont inventé les dieux avant que d’autres ne les admettent. Comment s’est forgée l’idée d’une puissance distincte à laquelle l’homme pouvait s’adresser pour diminuer ses peines ? Comment s’est construite l’idée que l’homme avait une place à part dans le monde et qu’il se devait de la

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défendre ? Comment l’homme a-t-il compris que l’idée qu’il avait du monde, de lui-même, des autres pouvait permettre de commander, de prendre le pouvoir ? Nous pourrions multiplier les questions sans obtenir de réponses satisfaisantes pour la simple raison que nous n’en aurons jamais la moindre preuve. Par contre, l’observation de nos comportements, qui n’ont guère changé, nous autorise à dire que les traditions les plus ancestrales furent le fruit d’une minorité avant de devenir des usages reconnus et respectés par une majorité. L’homme qui ne pouvait pas maîtriser le monde à sa façon, qui se sentait vulnérable devant la nature ou devant ses semblables ne pouvait que chercher assistance, ne pouvait qu’imaginer un monde meilleur. En inventant les dieux et en leur donnant un territoire, il n’a fait que penser une autre façon de vivre. Le lutteur a demandé à se placer sous l’autorité d’un arbitre qui ne pouvait qu’être au-dessus de toutes sortes d’influences. Or il s’agissait bien d’une invention et cette dernière ne pouvait qu’être une idée. En imaginant qu’il pouvait vivre comme les dieux, les hommes ont probablement échappé à certaines angoisses, mais ils ont dû donner à leur invention une puissance capable de résister devant les obstacles qu’ils ne combattaient pas eux-mêmes.

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LE CIEL OU SON IDÉAL

Il n’est pas seulement ce que nous observons le jour ou la nuit. D’ailleurs qu’observons-nous en dehors des étoiles, du Soleil et de la Lune ? Il n’est pas non plus la demeure des dieux, comme nos ancêtres le pensaient ou comme certains le pensent encore aujourd’hui. Il n’est pas le royaume de l’immortalité qui n’est qu’un mot construit à partir de son contraire. Il est ce qui borne notre vision du monde et nous situe dans une sorte de marmite dont il serait le couvercle. L’image peut surprendre, mais elle permet d’imaginer les hommes comme les ingrédients majeurs d’une cuisine qui serait le résultat de notre imagination ou de notre volonté. L’homme passerait son temps à essayer de sortir de la marmite en soulevant un couvercle qu’il n’a cessé d’idéaliser ! Le monde serait-il un immense chaudron et la vie un bouillonnement permanent ? En fait, nous sentons bien que nous sommes collés à la surface de la Terre et qu’il faut se doter de forces supplémentaires pour sauter plus haut que le meilleur athlète du monde. Le Ciel n’existerait pas si la Terre ne servait pas à le distinguer. La légende peut nous laisser entendre que le Ciel et la Terre formaient un tout à l’origine, mais nous comprenons aujourd’hui que le Ciel n’a pas été séparé de la Terre sur sa demande. Toutefois, la légende nous aide à comprendre qu’ils forment un ensemble et que si nous les séparons, il ne faut

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surtout pas les opposer. Il faut ajouter à cette première considération que le Ciel et la Terre sont de même nature, qu’ils sont de la matière et que les différences de forme ne permettent pas de les distinguer ou d’en faire deux mondes particuliers. Hésiode nous raconte une histoire et nous avons pris l’habitude de suivre le conte à la lettre au lieu de passer sous les mots pour tenter de saisir la leçon qu’il nous propose. Le Ciel peut faire des enfants à la Terre, il n’en reste pas moins une partie d’ellemême, donc en tout point comparable. Le Ciel et la Terre sont de la Matière. Leurs enfants le sont aussi. Après avoir créé les différentes formes du monde : montagnes, rivières, fleuves, océan, après avoir créé les dieux de première génération Gaia pense que le moment est venu de donner une sorte d’autonomie à ce monde complexe. Pour permettre à chaque forme d’avoir son existence propre, il fallait en assurer la distinction et la castration d’Ouranos aura pour effet essentiel d’éclairer l’ensemble en permettant les comparaisons. Le Soleil qui voit tout sera chargé d’éclairer le monde. Non seulement le crime de Cronos engendre la dualité, Terre et Ciel, mais elle fait naître aussi chaque forme en les rendant autonomes. Faut-il ajouter ici que la castration fait naître, au même moment, le besoin de retour ? Quel est le petit enfant qui n’aspire pas à retrouver les bras de sa mère lorsqu’il se sent un peu perdu ? Les bras d’une mère ne sont-ils pas un havre de paix, comparés à des luttes incessantes ? Nous ne tenons pas assez compte de l’alternance du jour et de la nuit. Le jour, les formes passent leur temps à survivre, à s’adapter à leur environnement, à se partager l’espace dans lequel elles se trouvent. La nuit, elles se reposent, comme le soleil d’ailleurs qui abandonne le Ciel à la Lune. La nuit, chaque forme revient à ses origines ou s’en rapproche plus ou moins. La légende de Prométhée enchaîné à une colonne qui sépare la Terre du Ciel nous le rappelle. Le jour, l’aigle de Zeus lui ronge le foie, la nuit ce qui a été dévoré renaît. Nous concevons que le foie est le siège de l’immortalité et que Zeus tente de la faire disparaître chez son cousin. Mais ne faut-il pas d’abord se souvenir que Prométhée diffère de son frère Épiméthée, pense-avant de pense-après ? Le foie du Titan se

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rapporte donc aussi à l’art de penser, certainement plus qu’à l’immortalité. La nuit est le moment où les formes ne pensent plus et redeviennent de la Matière. La nuit assure un retour réparateur et ce n’est que bien plus tard qu’elle deviendra le temps de l’amour au sens moderne du terme. Les légendes sont un enseignement imagé et les aèdes pensent à l’homme en le comparant à des dieux. Disons donc que la nuit permet aux hommes de retrouver leur immortalité et que le jour leur fait percevoir une dépendance vis-à-vis de la mort. La nuit est le moment où l’homme qui pense peut devenir immortel, se soustraire à la mort. Il n’était pas nécessaire que l’homme prenne conscience de sa situation entre deux états, le seul fait d’exister induisait simultanément un désir de retour et un besoin d’immortalité. Certes, nous avons une connaissance des lois qui régissent les astres du système solaire, mais ces lois ne permettent pas de revenir à l’origine du Tout qui n’était pas le désordre comme certains voudraient nous le faire croire. Faut-il ajouter que ces lois, fort utiles pour naviguer entre les astres, n’ont pas d’effet sur nos sens ? Ce que nous sentons seulement est notre retour sur la Terre ferme lorsque nous venons de sauter aussi haut que nous le pouvions. Les plongeurs ont une meilleure appréciation de la chute et s’en servent pour effectuer des figures qui ne font pas d’eux des oiseaux. Restons dans le cadre de la légende. Gaia, la Terre, aurait organisé le Monde dans sa forme avec son relief et ses différents éléments. En donnant le jour, seule, à Ouranos et en faisant de lui son époux, la Terre ne fait que se dédoubler pour faire naître les premiers dieux, les premiers habitants de ce monde invisible puisqu’il est plongé dans l’obscurité. Ses enfants sont des monstres et nous pouvons comprendre que dans un espace restreint leur multiplication devienne une souffrance pour une mère qui doit les garder dans son ventre. Mais pourquoi l’espace serait-il restreint ? Il fallait bien trouver une cause aux lamentations de Gaia. La Terre décide alors d’en finir avec les exigences d’Ouranos, car c’est lui qui veut les cacher. Gaia demande de l’aide à ses fils et le plus jeune, Cronos, accepte d’émasculer son père au moment où

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il vient s’allonger sur sa mère. C’est bien Gaia qui lui donne la serpette et la castration met un terme à ces temps anciens difficiles à dater parce qu’ils se situaient hors du temps et dans la nuit originelle. C’est en effet Cronos qui fait naître le temps en séparant la Terre du Ciel. C’est dans le Ciel castré que le Soleil et la Lune vont circuler, éclairant le jour et la nuit à leur façon tout en donnant une sensation de continuité et d’alternance. Ce n’est pas la lumière du jour qui crée le temps, mais l’alternance du jour et de la nuit, une période durant laquelle l’homme peut travailler et une autre pendant laquelle il peut se reposer, dormir et même rêver. L’homme n’a pas attendu de connaître la cause de cette alternance pour s’en servir. Ce que nous avons oublié c’est que le Soleil est un enfant de Titan et que les Titans sont des enfants de Gaia et d’Ouranos. Il échappe donc au pouvoir de Zeus qui par contre se sert de lui pour savoir ce qui se passe dans le monde. Le Soleil voit tout, mais ne peut prendre aucune décision et se contente de se plaindre lorsqu’il est menacé comme Homère nous le fait comprendre dans l’Odyssée. L’ordre appartient à l’Idée et non à la lumière. Les aèdes, Hésiode en fait partie, n’ont pas imaginé leurs contes par pure fantaisie. Ils se sont efforcés de comprendre ce qui s’était passé et ne pouvaient plus observer. Le Ciel est pour eux l’équivalent de la Terre, mais avec un sexe différent. Pour donner naissance aux premiers habitants du monde, il fallait bien un couple ! Or, le Ciel, Ouranos, étant le fils de Gaia avant d’être son partenaire, est de même nature que sa mère. Ouranos est la manifestation du caractère masculin de la Terre, la Matière, or nous savons que nous portons en nous les deux sexes à la naissance ce qui ne saurait être une observation réservée à nos études de biologie. D’autres légendes nous permettent de dire que nos aînés, il y a plus de 3000 ans avant notre ère, le savaient et ont utilisé ce phénomène, probablement incompréhensible de leur temps et toujours inexpliqué, pour justifier la naissance des premiers dieux. La mère, le père et les enfants sont tous de la Matière originelle, qu’elle provienne de Chaos ou d’ailleurs. La Matière

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s’est transformée en procréant, mais tout cela reste symbolique et demande à être interprété. Faut-il penser que les enfants de Gaia et d’Ouranos sont les forces que nous portons en nous de façon inconsciente, puisqu’ils sont des enfants cachés, des enfants nés durant la nuit, la nuit n’étant que le symbole de notre ignorance ? Hésiode ne nous aide pas en confondant deux Éros, autrement dit en confondant le fils d’Aphrodite et d’Arès qui sème le trouble dans nos âmes, et l’associé de Gaia, émergeant comme elle de Chaos pour assurer la cohésion entre les différentes constructions de la Matière. Le fils d’Aphrodite appartient au monde de l’idée, le fils de Chaos, pour faire simple, au monde de la Matière. Le monde que les aèdes peuvent observer est une sorte de décor de théâtre dans lequel les acteurs, les hommes et toutes les espèces vivantes subissent le temps. Le décor semble immuable tandis que les êtres vivants connaissent le changement. On doit distinguer les procréations de la Matière des procréations des différentes espèces vivantes. Pour les premières, il s’agit d’agglomérations de parcelles de Matière qui donnent des formes particulières, pour les secondes il s’agit de reproductions, à l’identique ou presque, des différentes formes. Il y a là une barrière que notre entendement a tendance à négliger. Les premières sont totalement indépendantes de notre volonté et notre intelligence n’aura jamais la possibilité de créer une forme nouvelle, car une telle création dépend exclusivement du désir d’accouplement que peuvent avoir les parcelles de Matière36. Les secondes ne font que nous bercer d’illusions en nous offrant une apparence d’éternité. Chaque individu meurt, mais devient immortel par l’intermédiaire de ses descendants. Lorsque le Ciel fut séparé de la Terre, tout devint observable. Pour expliquer l’actuel, les aèdes font intervenir un climat de guerre, une rivalité entre Cronos et Zeus. Pour valoriser l’avènement d’un nouvel ordre, dicté par la ruse plus que par la raison, par les idées plus que par des actes sans 36

C’est que la robotisation tente de remettre en question !

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prévision d’un résultat, les aèdes ont opposé les enfants de Gaia et d’Ouranos à ceux de Cronos. Ils ont prétexté que les premiers étaient monstrueux. Ils ont logé les seconds dans le Ciel et laissé les premiers au fond de la Terre, dans le Tartare. Dans notre inconscient si l’on veut ! Ils ont tout simplement négligé le fait que les chats ne font pas des chiens et que les Olympiens étaient aussi les enfants de Cronos, cousin de Zeus. Ce sont eux qui vont défendre le Ciel contre la Terre et les dieux monstrueux qui essayent de conquérir le Ciel. Si Ouranos était monstrueux, comme Gaia, il résulte de la castration qu’il perd sa monstruosité. Il y aurait donc dans l’acte de Cronos, l’origine d’une transformation qui accorde au sexe la monstruosité qu’il faut supprimer pour vivre dans le monde des idées puisque le Ciel devient le royaume de Zeus. La monstruosité est alors liée à la reproduction et pour intégrer le Ciel il faut commencer par rompre avec cette qualité qui appartient à la Matière. De là viendrait peut-être la séparation du corps et de l’esprit ! De là pourrait venir l’opposition entre un matriarcat et un patriarcat ! Nous pourrions penser que la monstruosité d’Ouranos disparaît avec la castration. Ce serait elle qui donnerait au Ciel sa nouvelle nature en faisant de lui un eunuque ce qui était déjà connu grâce au culte de Cybèle. Ouranos deviendrait le royaume des eunuques ou de ceux qui se libèrent de leur monstruosité. Se battre pour obtenir et conserver le pouvoir serait une capacité qui appartiendrait à la Terre ! Faut-il rappeler que Zeus fera tout pour garder le pouvoir après trois guerres interminables et qu’il s’efforcera de limiter l’accès à son domaine ? Dans son poème Les travaux et les jours, Hésiode est inquiet et se demande ce qui va se passer lorsque les derniers dieux auront quitté la Terre. Si Hésiode ne pouvait l’imaginer, disons que l’histoire nous fait comprendre que la monstruosité est devenue l’apanage des mortels et qu’elle n’a fait que croître sous l’influence de l’intelligence humaine ! L’idée que pour devenir immortel, pour monter au Ciel, il fallait se dépouiller de tout ce qu’il y avait de monstrueux dans l’homme est symbolisée par la castration.

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Les dieux qui pensent, les dieux invisibles puisqu’ils ne sont que des idées, sont les ancêtres de nos dieux actuels et peuvent se comprendre comme les servants d’un monarque absolu. Là encore, Homère nous fait observer cette situation chaque fois que Zeus réunit l’assemblée des dieux pour décider de la vie d’Ulysse. Gaia ne pouvait que transmettre la monstruosité aux hommes puisqu’ils sont ses enfants, conçus avec l’aide de Deucalion et de Pyrrha. Toutefois, Zeus a voulu que ces hommes soient des demi-dieux, des mortels capables de connaître l’immortalité en combattant héroïquement pour l’obtenir. Nous pourrions être surpris d’apprendre que Zeus commande aussi sur Terre ! En fait, en même temps qu’Ouranos perdait sa capacité à procréer, Gaia perdait celle de guider les hommes dans la recherche de l’excellence. Zeus devenait le monarque de trois royaumes : des Olympiens, des mortels et des morts. C’est lui qui allait imposer l’ordre nouveau, le premier étant celui de Gaia. À noter que Chaos étant le rassemblement de tous les ordres possible et non une absence d’ordre, Gaia ne représente qu’une force faisant naître un monde particulier. Peut-on considérer qu’avant Zeus, les hommes sont soumis à un ordre ? Oui, puisque les Érinyes, selon les aèdes, poursuivent les manquements à l’ordre de Gaia. Elles ne seront remplacées par une justice plus citadine et par la raison que plus tard, aux dires des tragiques. La mort d’Œdipe confirme la première période, celle qui correspond à l’ordre de Gaia. Celle de Thésée également. Disons sans attendre que les aèdes nous brossent essentiellement et à grands traits les rivalités que se livrent les clergés pour changer d’ordre ! Le choix de la castration par les aèdes montre que le sexe serait étroitement lié au pouvoir. Lorsque Gaia concevait le monde, seule, sans mâle, elle n’avait pas besoin d’exercer le pouvoir par la force ou par la ruse. Il lui suffisait d’engendrer des formes en leur confiant la vie pour qu’elles s’adaptent et survivent le plus longtemps possible. Son amour de Mère

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suffisait. Mais, à partir du moment où elle a donné naissance à des formes viriles, en commençant par Ouranos, elle a donné naissance à la recherche du pouvoir. Elle a rendu possible la manifestation de la monstruosité qui était contenue jusque-là par un Amour totalement indépendant. Cronos est le premier à user de cette virilité conduisant au pouvoir. Le Ciel apparaît comme un lieu où il n’y a plus de combats, mais aussi un lieu dans lequel ont ne peut pas pénétrer sans avoir livré combat ! Il y a là un paradoxe que les aèdes puis les poètes ont levé en parlant d’un combat intérieur, certainement plus terrible encore que les combats ordinaires. Or, un combat induit la victoire ou la défaite et plus encore la mort. L’homme, car c’est bien de lui qu’il s’agit, est invité à se battre contre lui-même, à distinguer en lui deux parties farouchement opposées, l’une monstrueuse relative à la Matière, son corps, l’autre pouvant devenir immortelle en usant de l’art de penser, l’esprit. Les aèdes colportent leurs récits de ville en ville et diffèrent peu des clergés qui localement enseignent les deux ordres. Le combat que l’homme doit livrer au plus profond de lui-même est le combat que livrent les clergés, les intellectuels du moment, et les aèdes qui nous le font connaître, à l’aide de symboles. Symboles et sacrifices sont alors deux formes d’enseignement qui interviennent sur le plan émotionnel, l’imaginaire, l’affectif et les premiers hommes qui pensent vont soutenir la supériorité du Ciel sur la Terre. Les légendes ne nous invitent pas à mourir, mais à changer, à renaître sans la monstruosité qui se trouve dans la forme, à ne plus nous comporter comme un mortel ordinaire, mais comme un demi-dieu ! Il est inutile de revenir sur toutes les formes d’ascétisme qui ont été inventées pour assurer ce changement. Le plus important est l’existence d’un voyage particulier, symbolique, qui assure l’accès au royaume des dieux. Ce voyage vers l’invisible est un voyage virtuel et nous comprenons vite qu’il puisse dépendre de nos imaginations respectives ou de tous les endoctrinements possibles. L’exemple des jeux athlétiques est là pour confirmer le rapport constant qui existe entre la Terre et le Ciel, le corps et l’esprit. N’oublions pas que les aèdes n’ont fait que reprendre

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ce qu’ils connaissaient pour illustrer leurs histoires et lorsque Platon parle des jeux il n’ignore rien de ceux qui se déroulent depuis des siècles. Lorsqu’Homère parle des Jeux de Patrocle, dans l’Iliade, il n’ignore rien, lui aussi, des traditions qui depuis des générations associent la mort avec des concours athlétiques. Pour prendre des jeux moins connus, ceux de Némée par exemple, ils sont organisés pour honorer la mort de l’enfant de Lycurgue au moment où les armées conduites par Adraste se dirigent vers Thèbes pour reprendre le pouvoir au fils d’Œdipe. Les victoires athlétiques sont pacifiques, mais ce sont bien des guerriers qui les gagnent en luttant courtoisement. Dans les Jeux de Patrocle, les concours pourraient conduire à l’emportement, mais les dieux veillent et chacun sait qu’Ulysse est toujours soutenu par Athéna. Les concours n’ont pas toujours été ritualisés, mais il est évident que les athlètes partageaient l’effort et la victoire avec les dieux, du moins au début. Ils courraient avec eux, lançaient avec eux, luttaient avec eux qu’ils soient athlétiques ou poétiques comme à Delphes. Certes, il fallait se préparer pour affronter ses adversaires mortels, mais la victoire ne dépendait pas seulement de la force, elle dépendait aussi du comportement des athlètes que les dieux évaluaient tout au long de leur préparation et de leur action. Nous parlerions volontiers de morale aujourd’hui ! Lorsque Tydée sort vainqueur d’un affrontement difficile après avoir défié au pugilat tous les Thébains, on pourrait penser qu’il est sous la protection d’Athéna. Mais, lorsque sur le point de mourir, le devin Amphiaraos lui apporte le crâne d’un de ses adversaires, il en mange la cervelle ! Athéna l’abandonne alors et refuse qu’il devienne immortel. Elle refuse la monstruosité. Pour que la victoire soit appréciée des dieux, il faut que le vainqueur réponde à leurs exigences, aux valeurs prononcées par les hellanodices, les juges de l’époque. Ce que nous devons comprendre c’est l’intérêt des différents clergés. En associant les jeux à leurs rituels, en les coiffant par le sacré, les servants de chaque site savent qu’ils attirent vers eux de plus en plus de monde. Ces pèlerins d’un nouveau style viendront de moins en moins pour honorer les

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dieux, mais en assistant aux jeux, ils honorent l’excellence qui est une de leurs propriétés. Le combat qui était conseillé pour devenir immortel, ils le vivent à travers des champions qui sont couronnés et qui rentrent chez eux comme s’ils étaient des divinités. Les tyrans des grandes cités trouvent le besoin de se faire couronner de la sorte. Pindare sera payé pour leur consacrer des Odes dans lesquelles les dieux et les mortels sont souvent confondus. Certes, nous connaissons toutes sortes de tricheries, toutes sortes de compromissions possibles qui existaient déjà dans l’Antiquité et ne sont pas le fruit de notre monde moderne. Il est un fait que le sacré a disparu de l’atmosphère des jeux et que leur commercialisation a banalisé l’enseignement qu’ils pouvaient avoir. L’excellence n’est ni l’exploit ni la performance d’un homme aimé des dieux. L’homme qui monte sur la plus haute marche du podium sait aujourd’hui qu’il la doit à un entraînement sévère, à un concours de circonstances, à un certain ascétisme lorsqu’il ne la doit pas à un dopage industrialisé et politisé. Ce que l’athlète ne sait plus, hélas, c’est que sa performance n’est pas le fruit de son seul travail. Elle est inscrite dans la Matière dont il est fait. Cette Matière n’est pas la même pour chacun de nous parce qu’elle se transforme en permanence, mais surtout parce que les qualités musculaires, articulaires, nerveuses, sanguines et autres diffèrent à l’infini. L’entraînement ne fait que les mettre en lumière et il faudrait éviter de penser que tout le monde peut développer les mêmes capacités. Nous entendons souvent parler de dons comme si les dieux avaient accordé à certains des qualités particulières. C’est une explication qui ne tient pas compte des origines de la forme considérée. Il y a peut-être mille façons de gagner, mais sans une amorce d’excellence dans la Matière d’une forme humaine, nulle victoire ne sera obtenue. L’athlète qui livre combat, comme les aèdes le demandaient, doit domestiquer sa monstruosité et faire éclore en lui son pouvoir d’excellence. L’athlétisme était une voie d’initiation, il l’est toujours, mais nous avons oublié que notre volonté de puissance ne suffit pas pour dépasser notre statut de mortel.

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Les Jeux sont l’antichambre de la surhumanité, mais tant qu’elle restera sous la domination d’intérêts mercantiles ou d’influences inavouables, comment pourrait-on conduire les jeunes athlètes vers ce qui est refoulé en permanence par leurs aînés ? Comment oublier que les athlètes ou les servants des dieux sont aussi des hommes ? Il est fort possible que les clergés aient vite compris que la foule avait changé la donne, que l’héroïsme avait changé de nature, s’était urbanisé, politisé, que les mortels avaient fait de l’excellence une qualité qui s’achète, qui rapporte en argent, en honneurs, en avantages multiples. Ils n’ont fait que constater que le pouvoir qu’ils croyaient gérer ne leur appartenait plus. Ils ont protégé leurs sites oraculaires, leurs Mystères, leurs rituels autant qu’ils ont pu, mais ils n’ont pas su prévoir que l’héroïsme allait se laïciser. Les poèmes d’Homère nous présentent des mortels effectuant un voyage intérieur, que ce soient des guerriers devant Troie, que ce soit Ulysse revenant vers Ithaque. Mais, nous pouvons penser qu’avant Homère, d’autres personnes influentes ont essayé d’instruire leurs semblables pour l’entreprendre. Les philosophies ou les religions ne font que nous le proposer, plus ou moins de façon dogmatique, mais toujours sur le ton de la persuasion, de l’encouragement à mieux vivre, de la possibilité de devenir meilleur, de ne plus être agressif pour un oui ou pour un non. Les poètes ont participé amplement à cette désacralisation des actions. Le problème qui surgit, peut-être plus monstrueux que tous les premiers dieux réunis, est que cet homme meilleur, cet homme "bel et bon" pour les anciens Grecs n’est qu’une invention soumise à tous les courants de pensée, à des pouvoirs cachés. À côté de cet homme qui prévoit les avantages sociopolitiques de la victoire est née une forme de surhumanité qui n’avait plus de compte à rendre aux dieux, quels qu’ils soient. Il est permis de penser que dans ce divorce, qui ne devait pas tarder à se montrer, se trouve l’origine d’un divorce plus profond entre le corps et l’esprit, entre l’acte et la pensée. Nous sommes habitués aujourd’hui à distinguer le corps et l’esprit, sans penser aux efforts de ceux qui organisèrent leur

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séparation. Nous voyons avec les philosophes se développer une séparation que nous trouvons naturelle aujourd’hui. Le changement ne s’est pas fait seulement pendant les concours athlétiques, il s’est fait parallèlement chez les poètes, les aèdes, les servants de cultes, les sophistes et les philosophes. Si je n’isole pas ces catégories de personnes, c’est parce que je trouve qu’elles sont liées entre elles par la mise en valeur de la parole, le développement des idées, l’attrait et l’exploitation de l’invisible. Les aèdes ont précédé les philosophes. Ils ont utilisé des mots plus que les actes, des symboles qui parlaient au cœur plus qu’à l’esprit. Les philosophes s’en serviront pour dépasser à la fois l’acte et ses répercussions affectives. Comment oublier que les artistes portaient des masques ? Le masque n’est-il pas ce qui permet de distinguer le réel de l’irréel, le connu de l’inconnu, l’observable de l’inobservable, le monde des mortels de celui des immortels ? Les philosophes et les religieux vont accentuer cette séparation et je considère que Platon, après Socrate, a largement contribué à donner leurs lettres de noblesse aux idées sans avoir recours à Athéna. C’est lui qui a prononcé le divorce entre le corps et l’esprit, entre les évaluations sensorimotrices et les idées pures. À partir du moment où l’idée s’est trouvée libérée de son ancrage matériel, elle a pu partir en voyage et ce voyage ne pouvait que se faire en direction d’un royaume divin. Les dieux et les philosophes faisaient bon ménage, mais, dans leur ensemble, les sages finiront par nous la faire oublier la matière. Nous allons baigner dans les idées et même dans une éternité invisible qui ne sera bousculée que par une science dite expérimentale. Certes, d’autres esprits ont continué à observer la Matière, mais reconnaissons qu’ils n’ont pas réussi à nous faire oublier la mort et le désir de voyager loin d’elle ! Au tout début du Phédon, Platon fait référence aux Mystères et retrouve des propos qui fourmillent dans la mythologie. Les hommes seraient les troupeaux des dieux ! La légende qui nous en parle le mieux est celle qui concerne Héraclès lorsqu’il va chercher pour Héra les troupeaux de Géryon. Bien avant Platon, les hommes pensaient qu’ils appartenaient aux dieux, mais les dieux se disputaient entre eux

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pour devenir maître des humains. Bien entendu, on retrouve l’opposition entre les dieux de première et de seconde génération. N’oublions pas qu’Héraclès se comporte alors comme le bouvier d’Héra et qu’il doit propager la religion de la déesse tout en lui ramenant le plus d’âmes possible. Une autre légende nous montre comment Hermès vole une partie du troupeau qu’Apollon ne gardait pas sérieusement, probablement plus occupé à faire la cour à Admète. L’idée que les dieux sont les propriétaires des humains, ou de leurs âmes, et qu’ils cherchent à accroître leur cheptel ou à le surveiller se retrouvait dans les Mystères et lorsque les philosophes la reprennent c’est avec le même sentiment de dépendance. Or, le propre du philosophe est de considérer ce rapport avec les dieux comme ce qu’il y a de meilleur pour l’homme. Pour Platon, l’homme intelligent ne peut avoir que le désir de vivre auprès de tels maîtres. C’est pourquoi Socrate peut nourrir l’espoir d’avoir bien pensé pour jouir d’un rapprochement mérité au moment de la mort. Le philosophe n’a aucune raison de se révolter contre la mort ou la cause de la mort puisqu’il sait qu’il va rejoindre ses maîtres. Ici, il ne faudrait pas s’enfermer dans une image qui ferait de l’Hadès un lieu lugubre et souterrain, pas plus que le Ciel serait le royaume des dieux. L’Hadès est un lieu mythique, un lieu de rencontre, un lieu où vont les morts, les hommes bons comme les mauvais, un lieu où les bons peuvent rencontrer plus vite les dieux qui sont leurs maîtres. Le plus important est ce désir de rencontre, cette croyance dans un rapport idyllique entre les hommes et les dieux, l’idée que la mort permet ce rapprochement et que l’homme peut le préparer en délivrant son âme d’un servage dont il devient conscient. Comment ne pas sentir ici la présence d’un besoin de retour ? Ce retour ne fait que s’adapter aux changements idéologiques qui naîtront dans l’esprit des hommes. Peu importe le lieu où se trouvent les enfants de Zeus, car c’est bien de lui qu’il s’agit autant que d’un emplacement réservé. Il apparaît que ce lieu commence au plus profond de soi-même, de ce soi qui se souviendrait qu’il a un double parfait

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auquel il peut se référer, une essence du soi que nous tentons d’observer. Ce lieu est aussi partout, là où nous allons, là où nous aimerions aller, le voyage ne consistant pas à se déplacer, mais à épurer l’objet qui veut ressembler à son pareil idéalisé. Ce qui compte c’est d’atteindre l’essence de l’être et pour l’atteindre il faut voyager dans son corps pour le connaître et le dominer. Nous avons là l’origine d’un effort de tailleur de pierre qui partant de la monstruosité brute de la Matière s’efforce d’atteindre la statue du Commandeur, la représentation de l’idéal qu’il croit connaître. Or, si nous poussons le raisonnement jusqu’au bout, l’homme qui veut se dépouiller de sa monstruosité finit par disparaître puisque tout en lui est Matière ! Ce qui peut surprendre c’est que le voyage n’est pas envisagé pour monter au Ciel ! Pour Socrate, sous la plume de Platon, il est bien dirigé vers l’Hadès, ce que les anciens appelaient l’Enfer. Au moment de mourir en philosophe, Socrate qui est condamné à boire la ciguë a regroupé autour de lui quelques fidèles. Ils se livrent à une analyse de la vérité qui peut surprendre, mais qui a surtout pour effet de valoriser la pensée et de faire du corps son pire ennemi. Dans le Phédon, qui est le récit de cette dernière journée, Socrate ne cesse, avec ses amis, de rendre le corps responsable de tous les errements, de toutes les erreurs et finalement de la « déliaison » (p.218) qui existerait entre l’âme et le corps au moment de la mort puisque seul le corps peut se décomposer. L’âme est-elle réellement une invention de Platon ? Le mot sera repris par Aristote, mais le plus important n’est pas de faire son historique. Ici, il permet à Socrate, et bien entendu à Platon, de manifester leur entreprise de démolition à l’égard des premiers philosophes qui, à l’inverse, faisaient confiance aux différents organes des sens pour connaître la vie. Désormais, le corps est la source de toutes les erreurs et il faut se détourner de tout ce qui pourrait être induit par les perceptions. Partant de l’hypothèse qui consiste à affirmer que l’âme existe avant d’arriver dans le corps et qu’il existe un mode d’être essentiel, tout est confirmé par un raisonnement qui ne

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peut plus être controversé vu que l’hypothèse ferme la porte à toute autre interprétation du réel ! L’homme doit passer sa vie à se détourner des informations sensibles et ne faire confiance qu’à sa pensée. L’invitation est claire : « se réfugier du côté des raisonnements » pour y chercher la vérité des êtres. Socrate pense même que l’homme pourrait devenir aveugle en regardant les choses avec ses yeux ! Alors qu’Épicure cherchait l’évidence d’une perception, Socrate cherche celle d’un raisonnement ! Il pose donc un raisonnement qu’il estime de grande force comme étant vrai ou non vrai avant d’emboîter les autres raisonnements dans celui qui les justifie tous. À partir du moment où nous acceptons le premier il ne nous est plus possible de changer quoi que ce soit à cet enchaînement qui semble s’imposer de lui-même. Lorsque Platon fait parler Simmias et Cébès devant Socrate à propos de la mort on a cette construction typique : « La mort, pensons-nous que c’est quelque chose ? Oui assurément, fut la réponse de Simmias. Se peut-il qu’elle soit autre chose que la séparation de l’âme avec le corps ? C’est bien cela, être mort ; le corps séparé d’avec l’âme en vient à n’être que lui-même en luimême, tandis que l’âme séparée d’avec le corps est elle-même en elle-même ? Se peut-il que la mort soit autre chose que cela ? » (p.213) L’âme vient apporter ce qui pourrait passer pour une preuve et ne l’est pas. Elle est une création de la pensée comme le sera la notion de réminiscence. Le soi-même de l’âme et celui du corps viennent confirmer l’opposition entre deux mondes qui sont celui du réel, du visible, de l’observable, de la Matière, l’autre étant celui de l’invisible, de la pensée. En se dotant de raisonnements forts, l’existence de l’âme distincte du corps, le fait qu’elle préexisterait à l’apparition du corps, tout peut recevoir une parcelle suffisante de vérité pour que rien ne soit remis en question. Il suffirait que nous n’acceptions pas l’existence de l’âme pour que tout soit irrecevable. Nous connaissons l’expression à savoir qu’un chirurgien n’a jamais trouvé une âme sous son scalpel, mais le plus important est ici de percevoir la différence fondamentale qu’il y a entre le visible et l’invisible, entre les faits observables

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et la pensée. Nous nous trouvons devant deux enseignements qui s’opposent, du moins celui de Platon et celui d’Épicure, même s’il n’est pas cité. En rejetant les sciences de la nature, Socrate et Platon proposent une autre approche du réel, mais ils nous invitent à participer à leur façon de penser en prenant le contrepied d’une autre conception de la vérité, d’une autre approche. Nous ne sommes plus libres de sentir, nous devons commencer par accepter que nos sens nous trompent et apprendre à raisonner comme le font les philosophes. Comment ne pas envisager ici que nous sommes endoctrinés ? Comment ne pas sourire lorsque les uns partent en guerre contre les autres en leur donnant le rang de sophistes ? En rejetant les informations données par nos sens et en préférant user d’un raisonnement qui les exclue, Platon et Socrate ne nous démontrent pas qu’ils ont raison, ils nous disent simplement que les sens nous trompent et qu’il faut tout faire pour s’éloigner du corps et se tourner vers l’âme dont ils ne démontrent absolument pas l’existence. L’homme doit tout faire pour que l’âme ne soit pas perturbée par le corps, l’audition ou la vision, la douleur ou le plaisir et qu’elle puisse se concentrer sur elle-même ! Une telle concentration est-elle possible ? N’est-elle pas simplement le produit d’une multitude de négations, de refus d’information ? L’homme peut-il atteindre l’essence des choses en niant tout ce que son corps est en mesure de lui offrir pour qu’il se connaisse ? Nous avons là un parti pris qui conduit l’homme à préférer la mort plutôt que la vie puisque ce n’est qu’au moment de la mort, si la vie a bien été menée, que l’homme peut rencontrer les dieux ! En poursuivant l’inventaire de ce qui est en soi, l’essence de chaque chose, Socrate en arrive à nous dire que nos sensations ne représentent que des sortes de copies de choses préexistantes, d’objets en soi, auxquels elles se comparent ou cherchent à ressembler. Elles ne peuvent être que déficientes par rapport à la réalité ! Or, cette réalité est une idée, une hypothèse invérifiable, une décision purement intellectuelle, une réalité qui nous ferait croire que tout existe virtuellement et

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que ce que nous examinons avec nos sens n’est qu’une réplique imparfaite de ce que la pensée pure peut produire. Ce qui est totalement occulté, c’est que sans la Matière, la pensée n’existerait pas et que si la Matière nous trompe, il semble difficile que la pensée, issue de la Matière, puisse ne pas se tromper ! Ce qui reste en jachère est la recherche d’origine qui est valable pour toutes les formes de pensée et qui devient, pour éviter le piège d’une matérialisation souhaitable, une suite d’a priori. D’une certaine façon, tout ce qui est visible proviendrait de l’invisible. L’homme ne pourrait-être alors qu’une création divine ! Comment ne pas percevoir ici le démiurge qui précédera de peu des dieux totalement abstraits ? En s’appuyant sur la réminiscence, nous en arrivons à cette affirmation qu’un objet beau ne peut être beau que parce que le beau existe « en soi et par soi » (p.278). Socrate propose de montrer que l’âme est immortelle en partant de ce qu’il appelle des points de départ, comme le beau ou le bon en soi. Nous avons donc ici une construction qui s’affranchit purement et simplement des objets et des informations que notre corps pourrait nous en donner. Le « en soi » est une construction qui sert de fondement à tout le reste et il est évident qu’en dehors de son acceptation tout devient inacceptable. En donnant à la Matière une valeur ajoutée, invisible, inobservable, uniquement pensée, les philosophes peuvent jouer librement sur l’association qu’ils inventent et prétendre que le corps tient l’âme en esclavage, qu’elle est enchaînée comme Prométhée au Caucase. Ils peuvent décréter que l’homme doit tout faire pour délivrer l’âme de ses liens afin qu’elle ne soit pas entraînée par la Matière au moment de la mort et soit détruite comme les différentes parties du corps. Cette façon de penser la vie est une proposition qui diffère peu des croyances anciennes et nous pouvons même penser qu’elle en est le prolongement. Comment accepter, si ce n’est en faisant confiance au philosophe et à leurs constructions purement intellectuelles, que c’est l’âme qui apporte la vie, qu’elle ne peut mourir puisqu’elle

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est immortelle, qu’elle ne peut que s’éloigner du corps lorsque la mort vient corrompre tout ce qui peut l’être ? On comprend alors que le voyage peut être réalisé par l’homme avec une âme qui n’a pas suffisamment appris à cultiver la vertu ! Dans ce cas, il sera plus ou moins difficile et nous retrouvons les légendes qui nous présentent Hermès comme un guide nécessaire pour aller jusque dans l’Hadès. Le voyage n’est pas facile et il est rempli de carrefours dans lesquels il faut choisir sa voie. Là, Socrate fait référence aux rites religieux ce qui pourrait surprendre si l’on ne suivait pas son raisonnement. Platon qui fait parler Socrate écrit à ce propos : « L’âme qui est bien ordonnée et sensée se laisse guider… Celle au contraire dont les appétits ont le corps pour objet… celle-là commence par beaucoup résister et beaucoup souffrir ; quand elle s’en va, c’est entraînée de force et à grandpeine par le démon qui lui a été assigné. » (p293) L’âme qui n’aura pas retrouvé sa pureté originelle sera jugée avant d’être purifiée, celle qui aura mené une vie de pureté trouvera alors un lieu qui lui convient et nous ne sommes pas très éloignés des légendes qui réservent les Champs Élysées ou l’Île des Bienheureux aux mortels qui se sont comportés comme les dieux le souhaitaient ! Les siècles passent et nous voyons comment les affirmations sont modulées pour suivre les mentalités. Platon ne se comporterait-il pas comme un servant d’Apollon ou de Zeus ? Il promet une rencontre, il promet un monde meilleur, il promet la libération de l’âme, mais son discours ne correspondil pas à une nouvelle influence, différente de celle des aèdes ou des philosophes qui l’ont précédé, comme Zénon, Démocrite ou Épicure ? Après la guerre mythique des dieux pour regrouper des âmes, ne sommes-nous pas au début d’une guerre rationnelle entre philosophes pour regrouper les hommes qui pensent ? Autant dire, sans tarder, que cette guerre n’est pas terminée et que nous la vivons tous les jours.

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Socrate en décrivant la Terre ou le Tartare retrouve Hésiode qui nous brosse le monde tel qu’il peut l’imaginer dans la Théogonie. Peut-être est-il moins structuré ou en étages superposés ! On a l’impression que le monde est un tout et que les morts, les hommes et les dieux sont partout ! Lorsque Socrate veut conclure et nous dit qu’il faut tout mettre en œuvre pour participer à l’excellence et à la pensée dès cette vie, lorsqu’il nous dit qu’il faut courir le risque de soutenir que l’âme est immortelle et lorsqu’il laisse entendre qu’il s’agit d’un mythe, nous avons envie de dire qu’il se comporte en moraliste. En fait, il se comporte en philosophe qui espère avoir mené la vie qu’il fallait pour que son âme soit libérée au moment de sa mort. Le philosophe est celui qui invite l’âme à se méfier du corps qui ne peut pas connaître le vrai à l’aide de ses sens. Il l’invite à se tourner vers l’intelligible et l’invisible. Telle est la nouvelle orientation de la pensée qui se retrouve dans les ouvrages de Platon et semble mettre un terme aux réflexions de ceux que l’on appelle les présocratiques. Comme Socrate le dit au début de la rencontre : « Ce que je défendrai envers et contre tout, c’est mon espoir d’aller auprès de dieux qui sont des maîtres parfaitement bons. » (p.211) La religion garde donc ici un poids important. Mais religion et philosophie ne sont-elles pas responsables de tout ce qui sera imaginé à propos de l’invisible ? Pourquoi la pensée serait-elle plus efficace pour cerner ce qui est immortel, invisible si ce n’est parce qu’elle peut tout inventer, en commençant par l’existence des dieux qu’elle ne remet surtout pas en question ? Les dieux seraient-ils des maîtres à penser ? La religion aurait-elle le pouvoir de guider la philosophie ? Lorsque Socrate parle d’incantation et d’exorcisme pour réduire la peur de Simmias et de Cébès en ce qui concerne le devenir de l’âme au moment de la mort, nous pouvons nous demander quel est le poids réel de la philosophie dans l’esprit d’un homme ordinaire ! Socrate les rassure en leur rappelant que ce qui n’est pas composé ne peut être décomposé et que

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l’âme ne peut pas subir le processus de la mort. Si l’âme est totalement délivrée du corps au moment de la mort, elle ne peut aller que vers ce qui lui est semblable, rejoindre l’invisible, le divin, l’immortel. Comment ne pas s’interroger sur cette qualité attribuée à l’âme alors que la Matière est immortelle ? Que devient une âme encore associée au corps, alourdie par la Matière que Socrate ne considère pas comme invisible et immortelle ? Elle a peur de l’Invisible, de l’Hadès, elle traîne autour des sépultures, ce qui serait son châtiment ! Au contraire, pour l’âme qui serait devenue pure par sa conduite et sa concentration sur elle-même, qui se serait occupée de philosophie, il lui serait possible d’arriver devant les dieux, jusqu’à l’invisible. Le voyage n’est donc pas orienté concrètement vers le Ciel, mais vers un Ciel dont la pureté devient légendaire, un Ciel qui serait le séjour de tout ce qui est conforme à la pureté, à l’excellence. L’homme est invité à partir non vers un lieu précis et observable, mais vers un autre soi, un soi-même, un soi qui ne tient plus compte des désirs du corps, un soi qui cherche la pureté divine, puisque ce qui est divin est meilleur par principe. En réfléchissant un peu, nous pourrions nous demander quel peut bien être ce soi qui n’existerait vraiment qu’en luimême et pour lui-même, qui serait indissoluble parce que non composé, invisible parce que non observable, pur parce que non souillé par tous les désirs du corps. Peut-on ajouter que, de nos jours, nombre d’individus s’efforcent toujours de le trouver en voyageant en Inde par exemple, en fréquentant des sectes, en adhérant à des croyances qui ne font que prolonger ce que proposaient les philosophes d’avant notre ère ! Les philosophes sont à la recherche de l’indivisible, de l’unité, de l’insécable, parce que tout ce qui peut être divisé est voué à la mort, autrement dit à disparaître. Il faudrait ajouter que cet ensemble est aussi le fruit de la naissance, mais nous serions alors confrontés à des réalités qui ne sont plus de l’ordre de l’essence, de l’intelligible, de la pensée ! Si au moment de la

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mort, l’âme peut enfin s’évader de ce qui était sa prison, parce que l’homme aura tout fait pour cela, on en vient à s’interroger sur la provenance du corps, mais aussi sur la destinée de l’âme et du corps ! Il est évident que pour les philosophes qui placent la pensée au rang des divinités, la matière qui constitue le corps n’a aucune importance. Au moment de la mort, elle perd toutes ses apparences, elle disparaît plus ou moins vite et laisse l’âme s’envoler si elle est devenue assez légère pour le faire. On comprend vite la différence d’opinions lorsque l’on sait que la Matière est immortelle et invisible pour Épicure par exemple ! Mais revenons à l’évasion de l’âme. Nous avons le mythe d’Apulée qui donne de la chair aux discours de Platon. Psyché est plus légère que l’air, mais elle est encore sous l’influence de ses sœurs qui représentent toutes les convoitises du corps. En acceptant d’être ce qu’elle est, la beauté presque en elle-même, elle devient assez légère pour que Zéphyr la transporte chez Éros. Or elle est rattrapée par la jalousie de ses sœurs et veut connaître le dieu qui refuse de se montrer. Lorsque le dieu s’enfuit, elle est pourchassée par Aphrodite, la mère d’Éros. Toutes les misères qu’elle subit de la part d’Aphrodite sont dues symboliquement à un corps qui désire et Psyché ne retrouve la paix qu’en s’endormant, autrement dit en faisant taire toutes ses envies. C’est alors que le dieu la retrouve et peut s’unir avec elle. L’union de l’âme et de la divinité peut se réaliser lorsque Psyché a dépassé tous les tourments qui sont induits par la matière et qui sont manifestés par Aphrodite, la patronne des passions. L’âme, la pensée pure, peut convoler avec la divinité parce qu’elle est enfin soumise à son maître. L’histoire de Psyché est celle de tous les mortels et, comme toutes les légendes, elle est un enseignement qui prolonge celui des philosophes. Il apparaît donc clairement que le Ciel n’est pas une destination effective, et que le désir de monter au Ciel n’est pas semblable à un voyage dans la lune avec les garanties d’un retour sur le plancher des vaches. Il s’agit d’un voyage symbolique comme pouvait l’être celui des Argonautes. Il consiste à se rapprocher des dieux ! Mais cela n’est possible

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qu’à partir du moment où les dieux ont été identifiés, où leurs qualités sont connues et peuvent être récupérées. Or, ces qualités ne peuvent être que des inventions des hommes puisque ce sont les hommes qui ont éprouvé le besoin de concevoir des puissances auxquelles ils pouvaient s’adresser. En demandant aux hommes de ne plus se fier à leurs sensations, mais à leur pensée, en leur demandant de concevoir qu’ils ont une âme et que cette âme est asservie dans leur corps, les philosophes continuent à exploiter l’imaginaire des hommes et à les guider vers des comportements meilleurs à une époque où la vie en collectivité le demande avec de plus en plus d’insistance. Hésiode fut un éducateur en son temps, Platon en est un autre quelques siècles plus tard. Ils partent du même corpus de connaissances si l’on veut, mais ils le reformulent à partir de leurs convictions. Ils partent aussi de ce qui a changé et a transformé les mentalités. Platon a connu les Jeux olympiques, ce qui n’est pas le cas d’Hésiode, mais ne peut-on pas dire qu’il a pratiqué des Jeux poétiques puisque son poème Les travaux et les jours fut déclamé pour l’obtention d’un prix. Ce qui compte est que l’un et l’autre correspondent à l’avènement des idées, autrement dit au règne de Zeus sur les religions et les esprits. Ce que nous observons c’est le renforcement du tout intellectuel qui commençait seulement à poindre avec Homère à travers une moralisation des comportements guerriers. La raison est venue soutenir les idées, mais le rapprochement religieux qui s’était distendu au moment où les dieux quittaient la Terre se trouve resserré lorsque les philosophes font des dieux leurs maîtres à penser. Le voyage qui est offert aux hommes est désormais un voyage intérieur, un voyage qui ne demande plus de déplacement comme avec l’Argo pour aller en Colchide. L’homme est invité à se plonger en lui-même à la recherche de son soi-même. Cette recherche initiée par les philosophes ne peut pas prendre fin et chacun peut envisager son propre cheminement. Les Hermès des temps modernes sont nombreux et continuent à exploiter ce besoin de purification.

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Le Ciel n’est plus un endroit particulier, il est un en-soi idéalisé qui attire les individus comme les foules et qui continue à user de symboles et d’images qui rassurent et orientent en même temps dans des directions souvent imprévues par celui qui les prend. Parce qu’il est un idéal qui permet d’échapper à une réalité souvent difficile à supporter, personnel ou collectif, le Ciel reste une destination imaginaire que l’homme désire prendre lorsqu’il se sent agressé. Il devient une fuite et cette fuite permet à ceux qui l’organisent de répondre aux besoins des individus harcelés tout en se dotant d’un pouvoir d’autant plus grand qu’ils font voyager plus de monde. Le ciel ne devrait pas permettre d’endoctriner, mais il est une idée qui séduit facilement ceux qui ne veulent plus lutter comme Ulysse. Lorsque l’homme ne trouve plus dans la preuve la possibilité de ne plus souffrir, il accorde toute sa confiance aux idées qui répondent le mieux à ses inquiétudes. Il n’y a plus alors de prise de conscience. Tout juste l’acceptation d’une soumission à des idées encourageantes. Les croyances, de toutes sortes, servent à guider les troupeaux aujourd’hui comme hier !

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UN SOI INACCESSIBLE

Le soi n’est pas le moi ! C’est vite dit et laisse l’imagination vagabonder. Le fait est que le mot ne date pas d’hier, mais de bien avant. Nous le retrouvons dans le Phédon de Platon alors qu’une recherche informatique ne fait remonter son origine qu’au XIXe siècle et parle à son propos de la conscience de soi ! Pour Platon, les choses sont entendues : « Toutes les fois que l’âme a recours au corps pour examiner quelque chose, utilisant soit la vue, soit l’ouïe, soit n’importe quel sens…, alors elle est traînée par le corps dans la direction de ce qui jamais ne reste même que soi, et la voilà en proie à l’errance, au trouble, au vertige… » (p.242) À l’opposé, l’âme se concentrerait elle-même en ellemême. Le soi n’est donc pas l’individu tel qu’il peut se voir dans une glace, tel qu’il peut se connaître à l’aide d’observations et de sensations. Il s’en distingue par sa nature extrasensorielle, il est ce qui existe indépendamment de la forme qui manifeste la Matière et avec laquelle il entrerait en relation, donc avec le monde, avec l’ensemble des mortels, puisque les hommes se sont isolés du reste du monde. Un peu plus loin il ajoute : « Ce qui est humain, mortel, inaccessible à l’intelligence, multiforme, sujet à dissolution, et qui jamais

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n’est même que soi, c’est au contraire avec cela que le corps offre le plus de ressemblance. »(p.243) Fallait-il insister à ce point pour nous faire comprendre que l’individu, tel qu’il croit se connaître n’est qu’une chose imparfaite qui possède une réplique préexistante, parfaite et immortelle, à laquelle il tente de ressembler le plus possible. Or cette réplique invisible ne peut être perçue que par l’âme. Platon nous invite à faire en sorte que l’âme puisse prendre ses distances vis-à-vis de cet objet mortel, qu’elle comprenne qu’un tel être ne comporte rien de vrai afin qu’elle s’adonne à la philosophie qui seule lui permettra de voir le vrai, autrement dit ce qui est parfait, invisible, divin, immortel. Platon est certainement le premier à nous pousser aussi loin de nous-mêmes, de nos sensations, pour partir à la rencontre d’une vérité qui ne peut être qu’intelligible. C’est ainsi que chaque chose aura un point de départ qui trouve son importance dans la réminiscence. Le beau observé aura pour point de départ un beau en soi, idem pour le bon et pour tout ce que nous évaluons durant notre existence. Socrate donne alors cet exemple simple : une chose ne peut être belle que parce que le beau existe préalablement et qu’elle participe au beau en soi. Sans nous en rendre compte, l’homme passe son temps à donner raison à Socrate, et bien entendu à Platon. Il se perçoit plus ou moins bien et cherche à ressembler à une réplique qui ne peut être que de meilleure qualité, une réplique qui n’existe pas pour les sens, mais qui est là, quelque part, invisible et cependant bien réelle puisqu’elle l’interpelle. Parce qu’elle est invisible et qu’il ne peut pas l’observer pour faire une comparaison, il construit, à l’aide de son imagination, une autre réplique qu’il modifie sans cesse en imaginant qu’elle se purifie progressivement. Mais cette interprétation reste à mi-chemin entre la philosophie de Platon et la plus élémentaire des psychologies. Ce que l’homme a du mal à comprendre ou à admettre c’est que le soi n’existe pas si ce n’est dans la pensée et que toute tentative de construction ou d’amélioration le place

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systématiquement du côté des sensations, de la Matière, de ce que le philosophe doit abandonner au profit de son âme ! Il y a comme une erreur fondamentale dans le comportement de l’homme qui consiste à vouloir atteindre le divin en s’appliquant à corriger ce qui est mortel en lui. Si le soi existe, il est immortel et il ne peut y avoir glissement de l’un vers l’autre ! L’homme ne peut voir le soi avec ses sens, il ne peut s’en faire qu’une idée or, lorsqu’il veut ressembler à cette idée, il ne peut le faire qu’en intervenant sur tout ce qu’il y a de mortel en lui ! Comment pourrait-il avoir une vision de l’excellence qui n’a aucune propriété observable et corriger cette vision, en admettant qu’il puisse en construire une meilleure ? Le soi bénéficie certainement des raisonnements contemporains qui responsabilisent davantage les hommes en leur demandant de prendre conscience d’à peu près tout. Or l’homme est en permanence guidé par ses intuitions ou par ses connaissances acquises grâce à l’observation. Entre ses affects et l’observation du réel, l’homme doit faire des choix s’il ne veut pas être plongé dans la confusion ou la folie. La prise de conscience serait un effort pour distinguer les différentes informations, ce qui permettrait d’accéder à la connaissance du vrai et de la mémoriser. Mais c’est le moi qui prend alors conscience du réel et non le soi ! Il est évident que cela est ambigu. Le moi peut-il être juge et partie ? Le moi est une construction permanente, c’est le même individu qui construit son moi et qui construit ses savoirs. Il ne peut donc avoir conscience que de ce qu’il observe, aussi bien en lui-même qu’en dehors de sa personne. Or, le réel ne se situe pas entre un dedans et un dehors, il est multiple et prendre conscience revient à classer nos idées, nos informations, nos sensations, autrement dit tout ce qui manifeste la vie en nous et autour de nous. Prendre conscience, c’est enregistrer, appréhender l’information d’où qu’elle vienne, que ce soit à l’aide de nos expériences sensorielles ou de la pensée, cette dernière n’étant qu’une production de la Matière. Faut-il

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rappeler que nos pensées ne sont pas uniquement produites par notre cerveau et que tout notre corps, toutes nos cellules pensent et peuvent émettre des idées ? Si l’homme peut prendre conscience de son moi grâce à son intelligence, peut-il prendre conscience d’un soi qui lui serait bien plus personnel ? Nous pourrions répondre non puisqu’il est invisible, mais à partir du moment où il est un produit de la pensée il n’y a pas de raison pour l’exclure et dire que l’homme ne peut pas en prendre conscience. L’individu enregistre alors l’image de l’idéal que sa pensée lui procure. Cela revient à dire qu’il ne perçoit que le reflet de ce qui est véritablement éternel et invisible, autrement dit il y aurait appréhension du soi-même par le moi-même. Je ne voudrais pas aller trop loin dans l’analyse de ce qui m’apparaît comme un non-sens rationnel. On parle d’esprit, d’âme, de conscience, de facultés mentales, d’un art de penser qui serait proprement humain, d’élément incarné dans l’être humain, de foi et de raison qui permettraient à l’esprit de contempler la vérité, une vérité que l’homme chercherait naturellement parce que Dieu aurait donné à l’homme le désir de connaître. Mais à quoi correspondent tous ces efforts de clarification ? Que ce soient les philosophes, aujourd’hui les psychologues, que ce soient les religieux de toutes natures, ne sommes-nous pas dans la plus grande escroquerie que seuls les mots, aidés de la raison, peuvent égrener jour après jour ? C’est bien à partir du moment où nous décrétons que l’esprit n’est pas le corps ou qu’il est un principe de vie incorporel, à partir du moment où les philosophes le situent dans la conscience et les religieux dans l’âme que nous perdons notre capacité à bien penser, autrement dit à le faire comme nos cellules ! Aujourd’hui, nos enfants jouent avec des constructions qui ne sont que des emboîtements d’objets de plus en plus complexes et les adultes, qui n’osent pas dire qu’ils jouent, en font de même avec les mots. Ils les associent pour engendrer des idées puis ils associent les idées pour construire des parcelles de

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vérité et pour se donner bonne conscience, ils couronnent le tout par une vérité, absolument indémontrable qu’ils déifient. Ils oublient simplement que s’ils n’avaient pas un corps ils seraient incapables de jouer de la sorte. Or l’homme est un mauvais joueur ou un mauvais perdant. Il ne supporte pas que ses connaissances difficilement construites soient prises en défaut par la plus naïve des observations : l’homme est de la Matière. Je n’ajouterai pas qu’il est de la Matière qui pense, parce que la Matière pense tout naturellement. Les mots ne pensent pas. Ils sont le fruit amer d’une pensée avide de pouvoir et d’autonomie. Confondre la pensée et les mots, les phrases ou les idées est certainement la plus grande folie que l’homme n'ait jamais engendrée. Si nous en restions à la philosophie de Platon, il semble bien que seul l’esprit pourrait se représenter ce qu’il a créé, mais l’esprit n’est pas le mental tel que nous le comprenons ordinairement. Le soi invisible, indiscernable, introuvable ne peut être perçu que lorsque nous ne pensons plus, lorsque nous ne construisons plus le réel que ce soit avec nos sens, notre corps, ou bien notre imagination. Tant que notre pensée construit du réel, autrement dit un soi observable, elle ne peut construire qu’un soi imparfait qui ne sera jamais semblable à l’original. De là vient peut-être cette idée que ce n’est que dans la mort, si elle est le fruit d’une longue préparation ascétique, ou d’une longue pratique philosophique, que l’individu découvrira son vrai soi. Tout cela n’est pas en conformité avec la réalité observable et nous impose de vivre dans deux mondes distincts : celui des idées et celui des faits que nous nous efforçons de maîtriser. Nous ne sommes ni des philosophes ni des penseurs purs et tout ce qui vient d’être dit ne vaut que dans le cadre d’un absolu qui reste une idée parmi tant d’autres. Le réel s’impose à nous quotidiennement et il n’y a pas que les psychologues chevronnés pour nous dire comment nous nous comportons entre le désir d’être immortel et la nécessité de mener une vie de mortel. Nous sommes finalement assis

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entre deux chaises ou passons notre temps entre deux façons de penser : l’une étant sous le contrôle de la volonté, de l’intelligence conceptuelle, l’autre étant sans cesse encouragée par des discours qui nous laissent croire que nous avons pris le chemin de l’invisible, du Ciel, des dieux, nos maîtres. Or, il nous est impossible de vivre dans l’abstraction la plus totale, dans l’invisible et c’est d’ailleurs pourquoi le Ciel ne saurait être décrit, signalé comme une destination possible. En permanence, nous devons revenir sur terre et sommes comme le géant Antée qui était invulnérable tant qu’il touchait la terre. L’homme qui s’intéresse à son soi, en admettant qu’il existe, ne peut que s’en faire une idée approximative après avoir étudié tout ce qu’il pouvait lire ou faire sur le sujet. Certes, il peut se mettre à penser, mais à quoi ? Il semblerait préférable de ne plus penser pour que cette production de la Matière devienne de plus en plus pure ce qui advient dans la méditation. Non par boutade, mais concrètement : je dirai que l’homme, sur le plan de la pensée, trouve ce qu’il cherche lorsqu’il ne cherche plus ! Il trouve ordinairement ce que sa pensée peut lui suggérer le plus naturellement du monde. Il faut sortir d’une pensée constructive pour découvrir qu’il existe une autre façon d’appréhender le réel. Lorsqu’on en fait l’expérience, cela surprend, mais cela permet aussi de comprendre que nous sommes enfermés dans d’immenses constructions, tout aussi sujettes à la destruction que nous-mêmes. Le soi tel que l’envisageait Platon n’était pas une pierre taillée, une pierre précieuse dégagée de ses défauts. L’athlète antique ne cultivait pas son soi, mais il préparait son moi pour vaincre un adversaire réel, d’autant plus qu’au ceste, le coup pouvait être mortel. La différence saute aux yeux ! Ceux qui cherchent à connaître leur soi, ne font que l’évaluer à partir de leur moi, ou d’un soi idéal enseigné par ceux qui prétendent l’avoir trouvé. Ils se comportent comme les athlètes pour corriger mille défauts et ne voient pas que l’absence de défaut ne peut que se rapporter à un soi visible, donc mortel.

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Peut-être parce que j’ai appris à construire une maison, des fondations jusqu’au sommet d’un toit, parce que j’ai appris à construire une phrase, un texte, une thèse entière, je crois pouvoir comprendre ce qui se passe dans l’esprit lorsque l’on recherche le mieux, je n’ose pas dire le parfait, étant convaincu qu’il n’existe que dans l’idéal. Associer des briques avec du mortier est un art qui peut demander l’usage d’un fil à plomb ou d’un niveau, d’une équerre, mais qui demande aussi de l’attention, du respect vis-à-vis de certaines règles d’usage. Il en va de même pour un texte écrit et lorsque l’on s’exerce à la poésie, comme Socrate peu avant sa mort, il faut acquérir d’autres façons d’agir. Que le beau existe ou pas avant la réalisation d’un texte, d’un mur, ou d’un carrelage, il n’en reste pas moins vrai que l’effet obtenu qualifie l’effort entrepris. N’oublions pas qu’un objet ne devient une œuvre d’art, ou un chef-d’œuvre que lorsqu’il est regardé ! Nous comprenons qu’un artiste ou un artisan puissent prendre du recul pour devenir spectateurs de leur œuvre ! Peut-être parce que j’ai appris à interpréter un concerto pour flûte et orchestre, avant de le jouer devant un public averti, j’ai recherché le beau ou le meilleur, sans savoir qu’il existait un beau en soi. Parce que j’avais appris à écouter, donc à évaluer des sons, des mélodies, des œuvres entières, j’ai pu me corriger, me perfectionner au point de satisfaire mes attentes. C’est en musique, cette philosophie première des aèdes, que j’ai certainement compris qu’un travail, quel qu’il soit, ne peut s’entreprendre sans le mettre en rapport avec un idéal. Cet idéal est ce que l’individu ressent profondément avec sa sensibilité propre. L’artiste en herbe ne copie pas l’artiste chevronné. Il tâtonne, il avance souvent par petits bonds vers ce qu’il veut atteindre, il revient sur ses pas, compare, puis, un jour de grâce peut-être, il aime ce qu’il produit sans comprendre pourquoi. Rien ne permet de penser que cela plaira à d’autres, mais il a émis ce qu’il avait envie d’entendre ou de voir. Faut-il en conclure que ce ressenti ne devient possible que parce qu’il perçoit soudainement une jonction avec un idéal invisible ? Parce que j’ai appris à donner naissance à du beau perçu par mes sens, j’ai pu faire la distinction entre la musique et le travail intellectuel que demande une thèse d’État. Dix ans de

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travail pour tenter de démontrer quelque chose ! À l’arrivée, une évaluation faite par d’autres et parfois une sorte de frustration à cause d’un manque de compréhension mutuelle. Ici le beau n’a pas sa place sauf peut-être dans la mise en forme d’un texte au sein duquel les mots comptent plus que tout le reste. Certes, une phrase bien tournée facilite la lecture, mais sa force de persuasion dépend surtout de ce qu’elle montre et démontre. La bibliographie joue un rôle important, car elle met en évidence, en avant-première, que l’impétrant a consulté les ouvrages incontournables à partir desquels son travail ne peut prendre que de la valeur ! C’est essentiellement le poids des autres qui se révèle dans une thèse, beaucoup moins celui de l’individu qui ose demander l’adoubement en tenant tête à ceux qui vont perdre une partie de leur pouvoir en le partageant. Chaque fois, il s’agissait de rechercher le mieux à l’aide d’une excellence invisible, sauf pour la thèse. Or, cette excellence n’est pas qu’invisible, étrangère, elle est aussi personnelle, elle est inscrite dans la chair de l’homme, dans la Matière qui le constitue. L’individu ne la perçoit pas avec ses sens comme les autres objets observables, il la ressent et comprend qu’elle le guide, qu’elle le corrige, qu’elle l’encourage. À lui de répondre en faisant des efforts et l’athlète comme l’artiste, mais il est un artiste à sa façon, avancent pour ne pas dire voyagent vers le mieux, ce que nous avons pris la mauvaise habitude de remplacer par le plus. Le plus indique une quantité, le mieux une qualité, or l’amour du beau ne se pèse pas ! Faut-il rappeler que le beau ressenti inconsciemment n’est pas un beau conventionnel. L’homme s’est enfermé dans le plus parce que son intelligence lui a masqué l’amour du beau pour faire de son corps une machine de plus en plus rentable. Déjà à la fin du XIXe siècle on comparait le rendement de la machine humaine à celui de la machine animale, celle du cheval par exemple. Je crois bien qu’en continuant à la comparer à un moteur à explosion elle finira par exploser et ce sera la fin de nos errances. Aujourd’hui, nous parlons de richesses humaines ! Personnellement, je ne vois pas où se trouve l’homme en soi !

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Peut-on dire que tous ceux qui se sont emparés de l’esprit pour le libérer des erreurs de la Matière et ont œuvré pour que l’homme devienne autre chose qu’une machine ont réussi leur entreprise ? Je ne crois pas ! Ils ont surtout réussi à le transformer en objet qui pense conventionnellement, à confirmer son statut de machine. E.J. Marey37 avait bien raison de parle de machine animale en parlant de l’homme ! Si le moi est l’être que nous construisons à grand renfort d’adaptation, vis-à-vis de tout ce que le monde lui impose, le soi ne devrait pas être une construction, ni une destruction savante de tout ce qui le fragilise. Il devrait être une réalité inobservable peut-être, mais une réalité qui ne cesse d’intervenir pour nous rendre meilleur. Le soi serait le vrai maître du moi, mais comme nous voulons tout savoir, tout gérer, tout décider, nous l’avons ignoré et remplacé par des règles mises au monde par notre intelligence. Serais-je en train de basculer vers une philosophie qui accorde aux dieux ce que l’intelligence ordinaire ne peut envisager ? Non ! Pour moi, le soi appartient à la Matière, celle à partir de laquelle nous avons pris forme. Sans la Matière, rien n’existerait, l’homme aussi bien que le monde. Elle est invisible dans sa totalité, mais observable dans ses infimes détails. Dire que l’homme est de la Matière peut surprendre, mais dès que l’on considère les différents organes sans lesquels il n’existerait pas, nous commençons à l’admettre. Une cellule est de la matière, pourquoi le corps tout entier n’en serait-il pas ? Parce qu’il pense ? Comment penserait-il si son cerveau n’était pas d’abord de la Matière au même titre que les autres organes ? Nous sommes prisonniers d’une fausse conception de la pensée et nous traînons avec nous, comme un boulet de bagnard, une volonté de puissance qui nous aveugle. Parce que nous voulons être indépendants du monde, que nous acceptons cette fois de qualifier de Matière, parce que nous voulons tout diriger, ce que nous ne pouvons pas faire avec notre corps, nous accordons les pleins pouvoirs à notre 37

MAREY E.J. La machine animale, locomotion terrestre et aérienne. Paris, Germer Baillère, 1873.

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intelligence en décrétant qu’elle est indépendante du corps ! Depuis plus de trois mille ans38, nous vivons avec cette certitude qui est le fruit de notre seule imagination et notre plus grande crainte est de découvrir que nous avons jeté un voile sur la réalité du monde et de l’homme y compris. Le monde n’est-il pas ce que nous observons sous le voile de notre intelligence ? Très souvent nous parlons de révélation sans nous apercevoir que révéler c’est justement soulever le voile qui cache la vérité, c’est montrer ce qui est et non plus ce que nous aimerions que cela soit ! Or la majeure partie des révélations sont aussi des voiles qui cachent le réel et nous font croire que le vrai est ce que nous percevons à travers une lumière qui n’est plus celle du soleil. Depuis des milliers d’années, nous avons été aveuglés et il s’agit bien d’endoctrinement ! Pourquoi le soi ne peut être qu’une qualité de la Matière ? Tout simplement parce que la Matière est immortelle comme chacun sait et qu’elle se transforme comme nous l’a fait savoir Lavoisier peu de temps avant qu’on ne lui coupe la tête. La Matière est à l’origine des formes et non l’inverse. C’est à partir de la Matière que des éléments s’agrègent pour donner naissance à une forme. Or, si la Matière est immortelle, elle ne peut que prendre en charge la survie des formes, leur adaptation et leurs transformations indispensables. Lorsque la forme est incapable de se transformer pour survivre, elle ne peut que disparaître, ce qui est une tout autre image de la mort. Lorsqu’Hésiode fait sortir Gaia et le premier Éros de Chaos, il sait bien qu’ils sont liés, qu’ils sont associés et, à la différence du fils d’Aphrodite que la déesse utilise pour perturber la raison, ce premier Éros est une force de cohésion bien plus utile pour assurer et pérenniser la vie des formes. Comment des éléments de Matière s’agrégeraient-ils sans un amour qui les pousserait à se marier, à vivre ensemble, à 38

Je dis souvent trois mille ans, mais il faudrait tenir compte de beaucoup plus de temps. Il faut remonter bien plus loin que les débuts de l’écriture, plus loin encore que ceux des hiéroglyphes ou de toutes les formes de traduction des observations humaines pour se rapprocher de la réalité.

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coopérer et même à se reproduire ? Plutôt que de « déliaison » je préfère parler de désunion, de divorce lorsque s’approchent la maladie et la mort. C’est bien pour retarder le plus possible cette échéance naturelle de la mort, de la dissolution de la forme, que la Matière lui a donné deux forces qui sont contenues dans l’amour : une force de construction et une force de destruction. Pour survivre, il faut pouvoir détruire tous les obstacles qui se dressent devant la forme et construire ou transformer ce qui mérite d’exister. La reproduction est un élément de cette force. La légende parle quant à elle d’Éros et d’Antéros. Parce que nous refusons de prendre en compte la Matière, nous sommes bien obligés de la remplacer par une force équivalente et tout aussi immortelle. Pour comprendre le changement, nos ancêtres sont allés jusqu’à rendre invisible et à déifier en quelque sorte la pensée qui était chargée de prendre sa place. Zeus, ou l’idée a pris les pleins pouvoirs après trois guerres épiques ! Parce que l’homme a toujours été à la recherche d’un Tout originel, à partir duquel nous existerions, et d’une structuration de ce tout en différents éléments articulés entre eux, il n’est jamais sorti de l’impasse où il s’est enfermé. Lorsque je dis a toujours été, ce n’est pas parce qu’il est une création divine. C’est parce que la dualité, dans laquelle il s’est trouvé en venant à la lumière du jour, a fait naître en lui le besoin d’un retour à l’unité, ou à l’origine que les émules de la pensée ont voulu expliquer par la présence d’une force invisible et génératrice de vie. Mais la Matière elle-même était porteuse de vie, sans quoi les formes n’auraient pas existé. Le Ciel et la Terre formaient un Tout homogène, leur séparation ne pouvait que s’accompagner d’une compensation dans l’art d’associer les différentes parties du Tout éclaté. La force qui anime la vie et pousse l’homme à retrouver le Tout engendre le besoin de retour. Pour ce qui est du soi, il n’est pas difficile de comprendre qu’étant une force liée à la Matière, comme l’amour, ou les deux forces qui le démultiplient, il ne peut être qu’une force de perfectionnement, d’amélioration permettant à

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la forme de survivre. Mieux même, il est une sorte de phare dans la nuit de l’existence, d’Hermès, tel qu’on le rencontrait jadis dans les carrefours et que l’on rencontre toujours pour se guider sur les sentiers de grandes randonnées, même s’il a changé de nom. Le soi est cette force qui induit le souvenir d’une origine immortelle et le besoin d’y revenir. Il est une force et ne peut donc devenir un objet. Le soi pourrait être le dieu Hermès que l’on a préféré qualifier de dieu des voleurs sans voir pourquoi et comment il volait une partie du troupeau d’Apollon. C’est bien Hermès qui apparaît devant Ulysse pour le rendre invulnérable au poison de Circé ! C’est bien Hermès qui accompagne Héraclès lorsqu’il descend chez Hadès chercher Cerbères ! Si nous restons sur le plan de la Matière, nous comprenons que le soi est indispensable pour que la forme, que le hasard de l’agrégation n’a pas forcément placée dans les meilleures conditions de survie, soit interpellée constamment et puisse trouver en elle-même, par elle-même et pour elle-même le besoin de corriger ce qui pourrait être néfaste à son avenir ou qui pourrait lui être faste, au contraire. Nous dirions plus simplement que le Soi est une conscience comme dans Pinocchio ! Il essaye de nous éviter les faux pas ! Si l’homme n’était qu’une intelligence capable de toutes les adaptations, il ne tarderait pas à se vautrer dans la plus grande arrogance et à perdre le meilleur qu’il refoulerait au plus profond de lui-même. Le soi n’est pas une illusion, une vue de l’esprit, un objet indiscernable, un leurre, il est la porte que la Matière ouvre vers l’excellence et que notre intelligence n’a pas encore trouvée. Ce n’est pas en raisonnant que l’homme la trouvera, mais en faisant le contraire, en arrêtant de penser, en la laissant se montrer devant nous lorsque nous nous en approcherons. Les voyages initiatiques, avec ou sans déplacement, sont des voyages qui commencent tous par la recherche de cette porte, mais c’est au moment où l’on ne la cherche plus qu’elle s’ouvre et nous permet d’apercevoir ce qui n’est ni le moi, ni le soi tels que notre intelligence a pu les construire. C’est le moi qui cherche, mais lorsqu’il croit rencontrer le soi il ne comprend pas que sa recherche ne conduit pas vers le Ciel. Par contre, il a

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atteint le seuil de l’excellence et c’est alors qu’il perçoit le nonsens de ses efforts. L’excellence dont l’homme s’était fait une image, une représentation, n’est plus rien lorsqu’il dépasse les idées, lorsqu’il pénètre dans un monde sans pensée, lorsqu’il s’approche aussi du monde de la Matière. La porte qui s’ouvre devant lui ne lui permet pas d’aller dans une autre pièce comme on le dit parfois au moment de la mort. Il n’y a pas de pièce, mais il y a là une sorte de vide qui ressemble à du plein. Je joue sur les mots parce que l’observation de ce monde ne permet pas de le décrire avec un langage ordinaire, un langage qui correspond à un ensemble mis en pièces, où la vérité est tellement émiettée que l’on ne sait plus comment la regarder. Ici, pas de miettes, pas de commencement, pas de nœuds à défaire, tout est là, à la fois divers et unique. Aucun contraire ne vient troubler notre attention, ni haut ni bas, ni dedans ni dehors, ni beau ni laid, ni sombre ni lumineux, tout baigne dans une absence de contrastes. Lorsque l’individu s’aperçoit qu’il est aussi ce qu’il regarde, qu’il est le monde et que ce n’est pas lui qui se déplace, mais le monde ou que le monde se déplace avec lui, il perd ses repères ordinaires et découvre que le moi et le soi n’ont plus de raison d’être dans cette nouvelle réalité. Je relis souvent Ainsi parlait Zarathoustra39 parce que ce poème qui pourrait être pris pour une longue attention volontaire portée sur l’homme m’impose toujours un peu plus de recul devant les images qui s’enchaînent. Ici, comment ne pas réfléchir à cet instant ou le sage se trouve en plein midi. Midi c’est l’heure où la lumière, tombant à la verticale, ne fait pas d’ombre. Nos connaissances sont toutes enfermées dans l’ombre que produit une lumière artificielle. Le satori est bien une réalité, même si elle n’est plus évaluable avec nos sens, du moins tels que nous les utilisons habituellement. Réalité parce que l’individu n’a pas changé. Il est toujours lui-même, il est juste sorti d’une vision intellectuelle qu’il s’était construite pas à pas. Cette sortie ; ou 39

NIETZSCHE F. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris, Mercure de France, 1946.

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saut dans l’inconnu, est brutale, instantanée, ne s’accompagne d’aucune prévision qui pourrait alerter la conscience. Rien ne change dans l’homme en soi et pourtant tout est nouveau. C’est à ce moment que l’individu découvre que le monde pensé et le monde réel ne sont pas la même chose ! Nous vivons dans un monde fabriqué par la pensée, un monde que nous voulons vrai et qui ne fait que cacher celui que nous avons exclu en lui préférant des objets virtuels et manipulables. Lorsque le moi rencontre le soi, il ne fait que revenir en arrière, au temps où la pensée n’avait pas encore mis son voile sur le réel. Mais je ne veux pas attendre pour ajouter que cette révélation ne fait que faciliter une entrevue, celle de l’homme avec la Matière, non de l’homme avec une divinité quelconque. Ce qui nous laisse perplexes est la vision de cette Matière. Nous nous attendions à la voir, à la toucher peut-être aussi, à la reconnaître à partir de tout ce que l’expérience ou la raison avaient tracé dans notre mémoire, et elle n’est pas conforme à l’idée reçue. Elle ne se prête pas à une quelconque dissection, à une quelconque évaluation, elle se donne à la fois compacte et transparente, sans odeurs, sans saveurs, sans limites, sans caractère propre. Le plus impressionnant est que l’on se sent dilué dans ce tout, que l’on peut être le moi et tout ce qui s’y trouve en même temps que lui, comme si nous voguions de concert sans jamais nous heurter, juste en nous croisant du regard et en nous disant je suis lui ! Comment expliquer que l’individu perçoive un arbre par exemple et qu’en même temps il soit cet arbre, qu’il ne fait que se regarder lui-même ? Peut-être pourrait-on suggérer une hypothèse : l’individu et l’arbre sont de la Matière, ils sont des produits du Tout, ils se reconnaissent, ils sont l’un et l’autre en même temps ! Sur le plan des idées ils diffèrent, mais sur le plan de la Matière ils sont issus des mêmes éléments ! Il est maintenant plus facile de comprendre que le soi est inaccessible, puisqu’il n’est qu’un instant, celui qui nous permet de basculer d’un monde dans un autre. Le soi n’est pas l’excellence. Ce mot est une invention des hommes, comme les dieux, et nous pouvons admettre que

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les dieux en soient propriétaires puisque les deux vont ensemble. Nous pouvons dire qu’il est l’intermédiaire entre la mort et l’immortalité. Le héros est l’homme qui atteint l’excellence et plaît aux dieux au moment de sa mort qui démontre qu’il a choisi de descendre chez Hadès, comme Socrate, pour y retrouver ses maîtres. Il est l’homme qui accepte de franchir la porte que lui ouvre le soi. Or, le soi est comme Psyché, il ne peut connaître l’excellence ou ses maîtres que s’il cesse de se prendre pour un être mortel. Tant que l’athlète reste responsable de sa victoire, il ne peut pas dépasser son moi, mais qu’il s’oublie un instant, qu’il passe la porte que représente le soi, le voilà dans un autre monde où seul le bonheur qu’il ressent lui fait comprendre qu’il est monté jusqu’au Ciel, même s’il est redescendu aussi vite ! Le soi n’est pas le fruit d’une longue recherche, il est un cadeau, mais comme le laissent entendre les légendes et leurs symboles, il nous est donné lorsque nous avons transformé notre moi pour ne plus en dépendre. Or c’est l’oubli du moi qui a de l’importance et non sa transformation ! D’abord le soi est partout et nulle part par lui-même. Il nous guide partout où nous allons, il nous éclaire en permanence, là où nous sommes et, même dans une glace, nous ne le percevrions pas comme un objet. Il n’a pas de forme parce qu’il les a toutes, du moins toutes celles que nous lui donnons. Il est le monde entier et il se tient caché dans chacune de nos sensations. Par contre, il a la force que lui procure l’amour et c’est parfois dans un élan inattendu et extrême, comme dans l’extase, que nous le rencontrons. J’ai parlé de mon expérience à la Bérarde, il y aurait d’autres exemples et chacun doit en connaître au moins un. Ne pouvons-nous pas penser qu’à ce moment privilégié c’est le soi qui nous fait pénétrer dans l’autre monde, celui de l’excellence, qui nous en ouvre la porte et nous laisse voir sans regarder, entendre sans écouter ! Plus aucun effort de la part de notre volonté, le soi est comme un voile qui se lève alors qu’il cachait ce monde que nous ne posséderons jamais tout simplement parce qu’il n’existe pas en tant qu’objet saisissable

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Si je n’avais pas connu une expérience très particulière qui montre combien nous sommes enfermés dans une façon de voir le monde, je serais plus hésitant quant à mes affirmations. Non, nos sens ne nous trompent pas, ils ne nous délivrent qu’une partie de la réalité, celle que notre esprit est capable d’enregistrer. Ils ne nous disent pas tout sur la vie que nous croyons mener à notre guise. La pensée, qui navigue en plein dans l’irréel, qui invente selon sa fantaisie, ne nous permet pas de connaître cet autre monde qui nous enivre lorsque par hasard nous y pénétrons. Les légendes pourraient nous laisser imaginer qu’il suffit de bien penser pour y vivre, mais notre imagination est un piètre moyen pour s’en approcher. Par contre, il suffit de ne plus penser, d’oublier son moi qui veut tout contrôler, tout décider, pour voyager, sans s’en apercevoir, jusqu’à la frontière de notre petit monde figé dans ses images. J’ai compris, avec le temps, que l’effort que produisent les athlètes n’était pas ce qui pouvait assurer le voyage. Ils corrigent leur moi, mais ils n’atteindront jamais le soi en agissant de la sorte. Ils ne peuvent que rendre leur être plus performant vis-à-vis d’un objectif qui ne sera jamais l’excellence. S’ils l’atteignent, un jour, par surprise, c’est parce qu’ils ont, pour une raison qui leur échappe, oublié leur identité, leur programme d’entraînement, leur entraîneur, la compétition elle-même, ses enjeux économiques ou politiques et qu’ils ne pensent plus à se maîtriser en quoi que ce soit. Lorsque l’athlète monte vers le Ciel, c’est qu’il ne lutte plus dans le stade ou dans le monde ordinaire. Nous avons du mal à admettre l’image que donne Homère en associant Ulysse et Athéna. Je dirai que l’athlète peut, à un moment inattendu, connaître cette association du naturel et du surnaturel, vivre un instant de dépassement qui le rende surhumain dans sa performance. Nous pourrions dire, en jouant à l’aède, qu’il est alors aimé des dieux. En tant que nageur de compétition, j’ai connu des moments où l’effort perd la priorité, où la conscience de bien faire s’estompe, ou une sorte de jubilation vous emporte au moment où vous sentez l’eau glisser sur votre corps juste après le signal de départ. À cet instant, vous n’êtes plus vous-mêmes, le moi qui a fait son travail disparaît. Vous vous mettez à nager

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comme dans un état second. J’ai connu la même sensation en musique lorsque l’on se met à jouer comme délivré de toute volonté de bien faire. Vous devenez le serviteur de l’œuvre, peut-être même le servant. C’est dans de tels moments que l’individu découvre qu’il est autre chose que celui qu’il s’efforçait d’être ou de devenir. A-t-il trouvé le soi ? En tout cas, il a dépassé les limites de l’acte bien pensé, contrôlé, maîtrisé, de l’acte qui n’est humain que parce qu’il est engendré par un corps volontaire. Ici il n’est plus engendré par notre volonté, il semble se produire de lui-même, totalement indépendant. J’ai pu reconnaître de tels moments chez des chanteurs d’opéra que mes parents recevaient une fois par mois à Marseille. Nous pouvons comprendre maintenant que tous ceux qui font effort de construction et s’imaginent atteindre le Ciel en voyageant de la sorte se trompent. Ils se trompent de cible et de moyen de transport. Ils se trompent de cible parce que le Ciel n’est pas ce Tout que l’on rencontre en dépassant la porte du soi. Le Ciel est une pâle image qui peut faire illusion chez un esprit replié sur lui-même, mais dès qu’il fait l’expérience du soi et de l’autre monde, il comprend son erreur. Il se trompe parce que le Ciel est devenu une construction intellectuelle qui n’existe que dans ses pensées. Il n’est qu’un modèle d’idéal, non une réalité dans laquelle il peut se situer. Or, nous venons de le voir, cette réalité est perceptible même si elle n’est pas évaluable par les sens. L’individu est alors sensible au Tout. Le Tout construit par la pensée en additionnant ses parties n’est pas le Tout originel ! Nous comprenons ici que les sensations les plus précises comme les images les plus ingénieuses ne sont pas utiles. D’abord, pour analyser il faut du temps et l’individu se trouve soudainement hors du temps. Ni avant ni après, ni Prométhée, ni Épiméthée, tout ce que les aèdes ont construit et que les philosophes ont corrigé n’a plus la moindre importance. Une fois passée la porte du soi, l’homme ne sait plus utiliser ni son corps ni son esprit pour connaître et pourtant il apprend sans effort, sans le moindre souci d’interprétation. Cela

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ressemble alors à de la réminiscence, mais la réalité ne peut se résumer à ce mot. Il n’est pas surpris de pénétrer dans ce Nouveau Monde, mais le connaissait-il déjà ? Peut-être que le mot connaître perd ici le sens que nous lui avons donné ! Ne sommes-nous pas influencés par nos habitudes de pensée ? Nous avons trop l’habitude de chercher, parfois longtemps, avant de comprendre. Ici, point de compréhension. L’individu n’a pas de choix à faire, de décision à prendre, il vit simplement une façon d’être inconnue jusque-là. Dire qu’il découvre ce qu’il connaissait déjà relève de la pure spéculation. Ce qu’il ressent n’est pas nouveau et ne se rapporte pas à un savoir ancien. L’individu retrouve ce qu’il a toujours été, mais qu’il a oublié en apprenant à ne connaître qu’une vérité voilée. L’homme se connaît à travers ce qu’il dit ou pense de lui et se trouve dans l’impossibilité de se reconnaître au moment où il échappe à toutes ses constructions. Je comprends que l’idée de réminiscence puisse satisfaire. Elle expliquerait que la pensée a une origine, mais pourquoi la relier au divin ? Ne s’agirait-il pas d’un retour imprévisible et inimaginable à l’état de Matière ? L’individu qui passe la porte du soi pénètre dans le monde tel qu’il existait au moment de devenir une forme particulière. Il se trouve dans un monde baigné d’un amour immense qui n’a que faire du désir qui l’accompagne habituellement. La liberté qu’il ressent est due à l’absence de toutes les formes de propriété qui sont cause de nos malaises existentiels et qui sont à l’origine de tous nos efforts d’adaptation ou d’intégration. La formule bien connue d’une liberté limitée à celle d’autrui est sans valeur au-delà du soi. Elle en a pour le moi et c’est pourquoi nous passons notre vie entière à le changer, à le construire, à en détruire les défauts supposés. C’est parce que nous ne nous aimons pas que nous adorons des chimères et que nous nous imposons toutes sortes de voyages. C’est parce que nous n’aimons pas l’homme que nous sommes que nous lui demandons de devenir l’esclave de l’excellence, autrement dit d’une idée. Or cette excellence, attribuée aux dieux, n’est restée pour les hommes que sous la

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forme du plus, de la performance, d’un héroïsme calculé. Il faut se rappeler que le héros ne sait qu’il est un héros qu’après son acte de bravoure ! L’homme se trompe aussi dans sa façon de voyager. Il fait confiance à des agences spécialisées qui lui proposent des jalons particuliers qui ne sont guère mieux explicites ou efficaces que la façon de monter dans la lune de Cyrano de Bergerac. Tant que l’individu apprend à marcher sur un chemin balisé par d’autres, il ne peut que se perdre au moment le plus important, lorsqu’il est sur le point de découvrir ce qu’il est réellement. La vérité des autres n’est d’aucune utilité pour aller jusqu’au soi et pour passer la porte qu’il représente. La relaxation est peut-être la première marche de l’escalier qui monte vers le Ciel. L’homme qui pense est un individu tendu, à l’image du Penseur de Rodin. Il est attentif et Th. Ribot40 traitait à la fin du XIXe siècle des maladies de l’attention. Elles n’ont fait que devenir plus nombreuses. Or, être attentif à tout ce qui se passe autour de nous nous rend instables et nous fatigue. Nous survolons l’information et n’apprenons que ce qui est superficiel. Nous sommes pressés, et passons notre temps à communiquer ! Revenir à son corps, se rendre compte qu’il est possible de voyager dans ses différentes parties, prendre son temps pour mieux le connaître, ralentir son rythme cardiaque ou respiratoire, apprendre à utiliser son esprit pour l’aider à mieux être, tout est possible et peut surprendre celui qui découvre qu’il habite un monde qu’il ne connaissait pas. Nous ne sommes plus dans la situation d’un homme qui veut construire son moi à partir d’un idéal, nous sommes dans celle d’un individu qui découvre qu’il a un corps, que ce corps lui parle, l’informe, l’interpelle. C’est en apprenant à mieux le connaître que l’on peut aider son corps à résoudre nombre de problèmes. La peur de mal faire est la cause d’une grande perte d’énergie, mais elle est souvent le fruit d’un refus de confiance vis-à-vis de son corps. Ne sachant pas de quoi il est capable, nous gérons nos 40

RIBOT TH. Les maladies de la personnalité. Paris Alcan, 1885.

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problèmes intellectuellement et très souvent sans grand succès. Nombre de petits tracas pourraient être réglés sans le secours du médecin si nous laissions notre corps agir librement ! La méditation permet d’aller plus loin et peut nous aider à calmer notre mental toujours en ébullition, toujours en plein travail de construction ou de destruction. La légende en ce qui concerne Prométhée nous apprend ce qui se passe en chacun de nous. Le jour l’aigle de Zeus lui mange le foie qui est le siège de son immortalité. La nuit, ce que l’aigle a mangé, régénère, et toutes les nuits le foie retrouve sa vigueur naturelle qui est celle d’un Titan. Le symbole est pourtant simple. Parce qu’il est un « pense avant », autrement dit parce qu’il veut tout contrôler et pense avant d’agir, il s’épuise le jour et retrouve des forces la nuit alors qu’il ne pense plus. Le jour, l’homme ne pense qu’à construire ou détruire, et la nuit à aimer. Mais c’est aussi la nuit que l’homme redevient le couple provenant de Chaos : Gaia et Éros, le premier du genre. C’est donc dans une sorte de vision nouvelle, que l’individu pénètre dans un monde où tout est amour et cohérence, où il n’y a plus la moindre discrimination, où le moi a totalement disparu, où l’on ne trouve aucune dualité. L’homme retrouve son unité qui est celle du monde et c’est pourquoi il ne fait plus de différence entre lui et ce qu’il appréhende. Lorsqu’il découvre qu’il est aussi l’objet qu’il regarde et donc qu’il se regarde en regardant l’objet, il ne comprend pas spontanément qu’il s’est affranchi de la pensée. Il le comprend plus tard en revenant sous son emprise. Le Ciel n’est donc pas si loin ! Le voyage n’est pas si compliqué et cependant il est dangereux, parce qu’il déconnecte d’une réalité conventionnelle. Les légendes parlent de folie chez ceux qui veulent voyager, disons que ce voyage n’est pas de tout repos et peut détruire autant que construire avant d’arriver au but. Le problème majeur est qu’il n’existe pas de but, pas plus de Ciel qu’il y a d’Enfer. Comme il n’y a pas de moi non plus, donc pas de comparaison sérieuse entre le moi et les autres, l’homme a du mal à se diriger, à se mettre à marcher. À

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partir de ce qui précède, nous comprenons qu’il risque de commencer par se transformer en entreprise de démolition. Mais, s’il détruisait sans construire, il finirait par se trouver dans une sorte de néant fort désagréable. Je dirai que l’homme qui éprouve le besoin de changer ferait bien de commencer par ne plus se placer dans l’ombre d’un idéal, sous la tutelle d’une excellence quelconque, même si elle est qualifiée de divine. Un tel effort peut ne jamais aboutir pour la simple raison que si nous devenions excellents, nous serions des dieux, et il faudrait alors se battre contre des divinités qui ne le seraient plus que nous ! Mais, que faisons-nous aujourd’hui ? Ne sommes-nous pas devenus des dieux monstrueux ? Il semble préférable de sortir d’une querelle d’extrêmes, de ne plus avoir à choisir entre deux pôles, entre le bien et le mal, qui ne sont que des projections de notre pensée à la recherche d’un idéal. Les athlètes, on l’a vu, montrent qu’ils ne vivent que pour la victoire, ils sont à la recherche d’une excellence éphémère qui parfois les conduit jusqu’à la porte du soi, mais qui les contient plus souvent dans un état de machine animale. Il existe une autre voie que j’ai expérimentée en musique, c’est celle du juste milieu. C’est en apprenant à devenir musicien que j’ai découvert le monde des nuances. Je crois qu’il n’existe pas de production plus délicate à concevoir qu’un double piano ou un double forte, non seulement pour un instrumentiste, mais pour un orchestre dans son ensemble. Sans compter qu’il s’agit d’une gamme bien plus étendue que celle figurée par ces deux extrêmes. Ce que l’individu doit trouver, en lui-même, par lui-même et pour lui-même, c’est l’intensité juste qu’il doit apporter à chaque son, celle que la partition réclame. Cette qualité est comme la pointe d’une lance, on ne s’y tient pas dessus bien longtemps, mais lorsque nous y arrivons, elle déclenche chez celui qui la perçoit un véritable ravissement. Nous pouvons la produire de mille et une façons, mais toujours elle permet de s’affranchir de toute notion de mesure, de comparaison, d’évaluation. Elle n’est ni produite

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pour donner un plaisir personnel ni pour ravir les autres. Son obtention se suffit à elle-même. Elle transporte l’individu loin de tout ce qu’il savait, le rend immortel ne serait-ce qu’un instant. Dans son état particulier, il devient invisible aux autres comme à lui-même Chaque instrumentiste a sa façon de produire un son, mais lorsque nous quittons le monde de la musique, l’homme reste un instrumentiste et doit apprendre à jouer juste avec son corps. S’il est trop tendu ou pas assez, l’acte ne sera jamais le meilleur, il n’atteindra pas le sublime. Je crois que dans le sport, le gymnaste est celui qui met le mieux en évidence cette difficulté. Il serait possible de l’observer dans le monde de la danse comme j’ai pu le faire en permettant à des danseurs professionnels de découvrir leur difficulté à s’évader de gestes appris. Or, ce que j’ai pu constater, c’est qu’une telle justesse se partage. L’individu qui la crée ne peut la garder pour lui secrètement, elle sort de lui pour inonder le monde et ceux qui se trouvent là sont ravis à leur tour. L’être implose, puis se répand avant de se retrouver surpris devant l’être qu’il ne croyait plus être. Son implosion est communicative parce que, disons-le une fois encore, tous les êtres sont des produits de la Matière et que cette Matière se trouve soudainement choquée par les mille particules qui s’échappent de l’individu à la vitesse de l’éclair. Nous retrouvons l’image des atomes se rencontrant dans le vide ! Certes, cela reste du domaine de l’invisible, mais nous ne tenons pas assez compte de toutes les données inobservables à commencer par nos émotions, par tout ce qui relève de notre affectivité. Fut un temps, une querelle sévissait en éducation physique autour d’une controverse. Les uns affirmaient que les conduites motrices étaient la clef de l’affectivité, les autres le contraire, à savoir que l’affectivité était la clef des conduites motrices. Permettez-moi de donner raison aux seconds. Coué l’avait fort bien noté, décrit et même utilisé pour soigner. Les moralistes d’hier, les aèdes, le savaient bien avant que nos psychologues étudient la question, ils connaissaient ces forces

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obscures qui font pleurer les hommes à l’image d’Ulysse se cachant la figure devant les Phéaciens. Pleurer est une étape dans le processus d’ajustement. Lorsque l’implosion se produit, l’individu a atteint l’extrémité du dosage entre le plus et le moins, il ne maîtrise plus rien parce que la raison n’aime pas revenir sur ses pas et qu’elle préfère abandonner la partie. Il m’arrive souvent de vivre de tels moments en écoutant de la musique et ma conscience cesse de tout regarder lorsque l’implosion se produit sous l’effet d’une accumulation de bonheur. L’émotion, qui peut aller des pleurs jusqu’aux cris. Elle correspond à un oubli de soi, une sorte d’évasion. L’individu devient la musique et s’envole comme la mélodie qui crée la métamorphose. Chaque fois que nous sortons de nous-mêmes en implosant de la sorte, nous franchissons, ne serait-ce qu’un instant, la porte du soi. Nous disparaissons, totalement absorbés par l’acte qui s’impose à nous. Dans la vie courante, l’homme est rarement attentif à ses comportements, trop souvent concentré sur le résultat qu’il veut obtenir. Il tient l’arc et la flèche va partir, mais son esprit est tourné vers la cible et sa concentration demande tant d’efforts qu’il n’est jamais certain d’en atteindre le cœur. Il faudrait relire Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc pour analyser ce qui n’est qu’un comportement de champion 41! Atteindre le juste milieu ou le cœur de la cible est probablement ce qu’il y a de plus difficile parce qu’il ne s’agit pas d’une cible observable et parce tout effort de volonté pour l’atteindre est inutile. L’homme ne peut agir que sur le trop ou le pas assez, jamais sur le juste milieu qui se trouve entre les deux, à la frontière de l’un et de l’autre ! Mais le plus important n’est-il pas que le juste milieu soit une réalité extrasensorielle ? Cela dit, il n’est pas une donnée immatérielle, qui relèverait d’une intervention divine ! Il est une propriété purement humaine ou bien alors le divin serait au cœur de l’humain ! L’homme qui cherche le juste 41

HERRIGEL Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc. Paris, Dervy Livres, 1983 (1970)

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milieu ne peut choisir entre le pour et le contre, le bon et le mauvais, le meilleur et le pire ! Il fait effort de nuance, et de prudence tout en sachant qu’un tel état n’est pas volontaire et ne dure pas. C’est lorsqu’il fait abstraction du temps et de l’espace qu’il découvre ce qu’il ne cherchait plus ! Tant que l’homme s’efforcera de corriger son moi, de détruire tout ce qu’il considère comme du négatif, ou accroître tout ce qu’il considère comme du positif, il ne fera que piétiner sur place, il ne bondira jamais comme Pégase en sortant du cou de la Gorgone. Certes, il est plus facile de musarder sur de bons sentiers ou d’arpenter de grands circuits touristiques ! Tant que nous traquerons la vérité à l’aide de la raison, nous ne découvrirons que ce que la raison est capable de connaître. Si l’homme est enfermé, depuis des millénaires, dans une image du monde ou de l’excellence et ne peut pas en sortir, c’est parce qu’il lui voue un véritable culte. Elle est devenue souveraine, nous l’avons déifiée et, finalement, penser revient à croire. Il est évident que les croyances, toutes autant les unes que les autres, sont un effort d’endoctrinement, aujourd’hui comme hier. À leur façon elles maintiennent nos esprits dans une sorte de pénombre dont nous pensons qu’un jour nous sortirons pour voir une lumière plus pure que celle du jour. C’est ce que prévoyaient les poètes antiques. L’éther serait ce monde qui n’existe que dans la pensée ! L’homme s’est-il donné un pareil objectif, juste pour compenser les désagréments de son existence ? En continuant à situer des dieux en face des hommes, les croyances ne peuvent proposer qu’un voyage dans leur direction. Elles l’organisent à l’aide de conventions et de rituels comme le faisaient les Mystères autrefois et toutes les fraternités, qui œuvrent de façon identique, ne peuvent que proposer des actions conformes à leurs propres vérités. Le fait d’en isoler certaines, en les traitant de sectes, est un faux débat, car l’essentiel n’est pas dans la nature et le contrôle des différentes façons de paraître, mais dans la volonté de posséder le plus d’âmes possible, comme les légendes nous le font comprendre !

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Toute méthode qui vanterait la découverte du soi ou proposerait une transformation du moi en vue de le connaître est un leurre. Aussi je ne m’aventurerai pas à proposer quoi que ce soit. Ce que j’ai perçu c’est que la dualité qui domine notre existence est un obstacle majeur auquel s’ajoute un désir permanent d’aller sur l’autre rive, là où le je ne se trouve pas. Il se cherche et croit qu’il est toujours ailleurs, mais en vain ! La distinction, entre moi et les autres, fait le lit de toutes nos angoisses. Le seul fait de vouloir transformer notre moi en surmoi montre comment notre mental a procédé et comment les idées nous ont imposé un effort inutile si ce n’est dans un contexte sociopolitique et économique. Alors, faut-il parler de connaissance de soi ? Tant que l’homme cherchera à se connaître, à se situer sur deux plans : celui où il est et celui qui où il voudrait être, il ne dépassera pas l’illusion que sa raison lui délivrera, toujours changeante et jamais satisfaisante. Parce que l’homme s’attribue un corps objet qu’il veut posséder, cultiver, transformer, purifier, rendre immortel, il devient l’esclave de l’idée qu’il s’est forgée en se dédoublant de la sorte. Il se croit responsable alors qu’il a perdu sa responsabilité en la confiant à la raison. Comme on peut le comprendre dans un certain nombre d’expériences, l’extase par exemple, la dualité est une construction de notre mental. Il n’y a pas plus de dieux dans les cieux que de double nous concernant sur terre. L’enseignement de Ramana Maharshi est peut-être celui qui nous aide le mieux à sortir de la pénombre où notre intelligence et notre soif de connaître nous ont plongé. Il est impossible de reprendre toutes ses réponses à des questions que nous nous posons sur le soi. J’en retiendrai seulement quelquesunes : « Comprenez donc que le soi est seulement être et non pas être ceci ou cela. 42» « C’est la pensée qui pose problème. »(p.154)

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MAHARSHI R. L’enseignement de Ramana Maharshi. Traduction et présentation de Éléonore Braitenberg. Paris, Albin Michel, 2005, p.111.

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« L’Être absolu est ce qui est. C’est le Soi. C’est Dieu. En connaissant le Soi, on connaît Dieu. En fait, Dieu n’est rien d’autre que le Soi. » (p.182) Mais il ajoute un peu plus tard cette précision : « La Réalité est ce qui transcende tous les concepts, y compris le concept de Dieu. Dans la mesure où le nom de Dieu est employé, il ne peut pas correspondre à la Vérité. » (p.189) R. Maharshi insiste en prévenant ceux qui l’interrogent et s’efforce de leur faire comprendre qu’il n’y a pas de cause originelle de l’être, en particulier un Dieu qui se situerait en dehors de nous. L’homme est sa propre source et il les invite à s’immerger en elle. Pour lui le Soi ne peut se connaître en l’opposant à un non-soi. Ce dernier ne peut observer le Soi et nous le comprenons bien en nous souvenant qu’il est invisible. Le mental ne peut observer l’invisible et pour aller plus loin nous pourrions ajouter que l’invisible, construction du mental, n’existe pas non plus. Il n’est que le fruit de la dualité : visibleinvisible ! Être ne peut consister à rechercher un objet qui nous ressemble. Comment ne pas le prendre au mot et utiliser cette simple remarque : « Le fait que vous recherchiez une méthode est la preuve de votre séparation. » (p.486) Toutefois, nous éprouvons quelques difficultés à le suivre lorsqu’il dit : « Aucun effort particulier n’est nécessaire pour réaliser le soi. Tous les efforts servent uniquement à éliminer l’obscurcissement présent de la vérité. » (p.723) Aucune méthode ne peut permettre de réaliser le soi : l’image peut nous tromper. Le soi est l’être lui-même, tel que la pensée ne le réalisera jamais. Autant dire que tout effort d’amélioration de nos comportements, toute recherche d’un idéal, de l’excellence par exemple, du juste milieu seraient inutiles ? L’homme habitué à tout contrôler ne va-t-il pas se trouver dans une situation intenable, bousculé par ses désirs les plus inavouables ? Ne faut-il pas qu’il commence par déblayer le terrain de l’illusion en cherchant à distinguer non pas le vrai

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du faux, ce qui le replongerait dans les constructions du mental, mais à prendre conscience du poids des idées ? Ce n’est pas, on l’a compris, en cherchant un Soi qui n’existe pas qu’il va sortir de l’impasse que représente la dualité. Mais alors que faire ? Comme d’autres sages de par le monde, R. Maharshi propose de travailler sur l’individualité. Cette notion s’est développée en même temps que l’intellect. Le soi apparaîtra lorsque l’individu cessera de se considérer comme un objet séparé du sujet. Tout cela peut se comprendre, mais souvent l’individu à du mal à le réaliser. Tant qu’il cherche un soi qui serait le fruit de ses efforts, il ne peut que demeurer dans l’illusion que continue à fabriquer son mental. En dehors d’expériences personnelles permettant de soulever le voile qui recouvre le réel, il y a la méditation qui peut conduire l’individu vers la découverte sensible d’un réel insoupçonnable. Elle mérite une attention particulière.

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SOYEZ ZEN !

Ce conseil semble souverain et nous l’entendons prononcer ici ou là à tout moment ! Le slogan est à la mode ! Qu’en est-il exactement ? Dans une société où tout semble aller de plus en plus vite, où les individus s’étourdissent pour mieux supporter des désagréments divers et multiples, où l’on arrive parfois à cultiver le danger et la mort pour croire que l’on est plus fort que la faucheuse, il semblerait qu’être zen c’est prendre une réalité qui devient insupportable avec une certaine philosophie. Si philosopher signifie pour certains d’entre-nous réfléchir, penser, s’élever au-dessus des idées banales qui font de nous des moutons, pour le commun des mortels, philosopher c’est aussi ne pas se laisser emporter par la vie courante, ne pas tomber en dépression parce qu’on ne suit pas le mouvement, ne plus raisonner pour avoir raison ! Philosopher consisterait à échapper à toutes les pressions, à tous les ordres qui font de nous des esclaves ! Autant dire que le mot n’a pas le même sens pour tout le monde ! N’y aurait-il pas une sorte de contradiction ou de récupération dans cette interprétation du zen ? L’image d’un moine en pleine méditation et qui en sort lorsqu’on lui passe une barre de chocolat sous le nez, n’est-elle pas là pour nous montrer la force du désir tout en vantant la qualité d’un produit ? Avec la banalisation du mot il est permis de penser que les responsables d’une telle vulgarisation ont agi soit pour

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en récupérer le sens apparent, l’image du moine zen qui semble jouir d’une paix profonde, soit pour qu’une telle thérapie ne remette pas en question nombre d’idées reçues. Je doute personnellement que les adeptes du zen aient eux-mêmes choisi d’intervenir de la sorte. Dans une société où l’intelligence semble appartenir à une minorité bien pensante, où la vulgarité imprègne tout ce qui ne vient pas d’en haut, il ne faut pas s’étonner que la méditation soit à la fois un luxe pour les nantis et une recette à la portée de tous pour éviter de trop se poser de questions. Comment la méditation ne serait-elle pas reprise en main par ceux qui ne peuvent pas supporter que leur conscience ne puisse plus dominer le monde ? Nous n’avons pas changé d’objectif depuis les travaux de Théodule Ribot à la fin du XIXe siècle ! L’homme doit rester un penseur, comme nous le montre merveilleusement Auguste Rodin et quiconque veut se soustraire à la règle est mis en quarantaine avant d’être sacrifié au veau d’or des collectionneurs de mots ! Il est nécessaire d’aller plus loin et de dépasser tous les slogans qui pourraient nous tromper. Je ne voudrais pas tenter ici de résumer des volumes entiers qui ont été écrits sur la question. Certes, je sais que c’est en se documentant que l’on commence à mieux comprendre le besoin qui nous y pousse. Cela peut se faire avec des livres, cela peut aussi se faire en allant dans un dojo pratiquer la méditation avec un maître, cela peut également se faire en rencontrant des êtres éclairés qui, par leur seule présence, nous invitent à prendre un chemin que l’on ne connaissait pas. Je ne parle pas de la rencontre d’un maître, ceux qui voudraient l’être sont nombreux, mais ne sont que des copistes se dotant d’un pouvoir qu’ils n’ont pas si ce n’est superficiellement. L’habit ne fait pas le moine ! Lorsque j’ai rencontré le docteur Jean-Pierre Schnetzler, je ne savais pas qu’il m’initierait à la pratique du zen. J’accompagnais une patiente qui devait le consulter à la demande de la Sécurité sociale et je ne le connaissais pas du tout. Je savais seulement qu’il était médecin, j’ai découvert plus

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tard qu’il était Psychiatre des Hôpitaux. Peut-on parler de hasard, je devais le rencontrer à la Bibliothèque municipale de Grenoble un peu plus tard et j’ai eu le plaisir d’échanger quelques idées sur nos recherches respectives à ce moment-là. Je découvrais alors qu’il s’occupait des bouddhistes de tout le Dauphiné et faisait pratiquer le zen dans un dojo de Grenoble. Lors de cette première rencontre, étant seulement témoin de l’entrevue, j’ai simplement regardé l’homme qui était en face de moi. Je pouvais entendre ses paroles qui n’avaient rien à voir avec le zen et je fus surpris de percevoir chez lui une sorte de halo de lumière ou de paix qui contrastait avec la réalité du moment. Il m’apparaissait comme un homme hors du commun et j’ai découvert en lui comme une force de nature à apaiser un océan d’inquiétudes. Il était un de ces personnages qui éclairent le monde qui les entoure, sans effort, sans dire un mot, sans promettre la lune ! Ce jour-là, j’ai compris que je pouvais rencontrer des êtres qui n’avaient pas sur moi la même influence. Fallait-il parler de surprise ou bien cette rencontre venait-elle à point nommé ? Depuis la mort de ma mère, je n’arrêtais pas de me documenter sur le bouddhisme et pratiquais le yoga que j’avais découvert avec un ami indien, kinésithérapeute, mais aussi élève de l’Ashram de Sri Aurobindo à Pondichéry. Dans le cadre de ma thèse d’État, je voulais connaître intellectuellement et physiquement tout ce que ma recherche devait aborder pour traiter des rapports entre l’homme et la force. Autant dire que mon approche du zen fut d’abord une sorte d’expérimentation sans but spirituel véritable. L’université ne demande pas de montrer quoi que ce soit avec son corps, mais d’expliquer avec des mots ! C’est bien regrettable parce que parfois le corps est plus précis que les mots ou que nombre d’idées. Il est évident que j’étais attiré vers une meilleure connaissance ou compréhension des rapports entre la vie que je menais et une spiritualité qui commençait à me tirer par l’oreille. J’avais revu ma mère lorsque je méditais comme je me plaisais à le faire à la fin de mes séances de yoga. Elle était morte quelques années avant et semblait venir apprécier mes efforts pour sortir du carcan universitaire ou, du moins, pour l’équilibrer par une approche plus personnelle de la vie. Je ne

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cherchais absolument pas à la revoir, je ne pensais pas à elle à chaque séance de yoga, j’avais lu les livres, qu’elle avait parfois annotés, pour tenter de la comprendre, ce que je n’avais pas osé faire de son vivant. Cette rencontre inattendue représentait pour moi la première rencontre avec un homme qui pouvait être considéré comme un maître. J’ai donc été initié par Jean-Pierre Schnetzler et je regrette de ne pas pouvoir lui dire merci aujourd’hui, tout simplement parce qu’il n’est plus des nôtres. Je peux renvoyer ceux que cela intéresse à son premier livre La méditation bouddhique qui permet à la fois de comprendre et d’agir43. J’ai donc effectué mes premières séances de méditation zen à Grenoble et j’en garde un souvenir précis, aussi bien de mon attitude qu’il avait pris soin de corriger puisque c’était la première expérience, que de l’atmosphère chaleureuse et paisible que générait le groupe des pratiquants. Toutefois, je n’étais pas emballé et la méditation sous forme collective ne m’avait pas semblé attirante. J’avais besoin de comprendre, de me trouver, pas de copier, pas de suivre une méthode à la lettre ! Pourtant il fallait bien un début. Le fait est que j’étais en pleine attente de divorce et que mon esprit avait des difficultés à faire un choix de vie. Trente ans plus tard, c’est un autre maître que j’ai rencontré d’une façon totalement différente. Je voudrais brièvement raconter comment, parce que cette rencontre met en lumière une sorte de prise de conscience tardive ou tout simplement un épilogue à plus de quarante ans d’enseignement en lycée, école normale, université, clubs et autres lieux d’échanges. Je faisais une régression avec une amie qui ne cesse d’accompagner mes aventures spirituelles. J’étais dans un train qui entrait en gare et j’étais dans le couloir en attendant de descendre. Je regardais par la fenêtre. Dans la foule qui se pressait sur le quai, j’ai vu un lama qui semblait m’attendre. 43

SCHNETZLER JP. La méditation bouddhique. Bases théoriques et techniques. Paris, Dervy-Livres, 1979.

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Mais, en tournant la tête, mon regard s’est alors porté sur des valises qui se trouvaient dans le couloir, les miennes je suppose, et je ne suis pas descendu du train. Sortant de la régression, nous avons pensé, mon amie et moi, que ce lama était le Lama Guendune décédé au moment de cette rencontre. J’ai compris alors qu’une sorte de message m’était adressé. Il était temps que j’abandonne mes connaissances théoriques, mes valises, pour prendre un autre chemin que celui des idées. J’ai pourtant acheté son livre Mahamoudra et sa lecture s’est soldée par un rappel à l’essentiel de la méditation : ne rien chercher ! Cela peut surprendre, mais il m’encourageait à poursuivre la méditation en respectant le plus important de cette pratique. Car, il s’agit bien d’une pratique et non d’une analyse intellectuelle, d’un enchaînement de lectures, d’explications, d’images, d’idées. En écrivant : « En méditant sans objet de méditation, l’insurpassable éveil est obtenu. 44», le lama Guendune me rappelait que la méditation n’est surtout pas un moment d’intense réflexion. Il est temps de dire que je n’avais pas cessé, après la soutenance de ma thèse, d’emprunter tous les chemins qui paraissaient conduire vers un but que je cherchais inconsciemment. On ne médite pas intensément sans raison. On ne prend pas plaisir à s’asseoir toutes les nuits à trois heures du matin sans être conduit par une force inconnue qui vous prend par la main, vous invite et vous encourage à suivre un chemin invisible. Je voudrais dire aussi que j’ai compris peu à peu que je devais trouver seul une voie dont je cherchais inconsciemment le commencement, probablement cachée par mes obligations professionnelles et mes recherches universitaires. Je devais avancer dans les méandres de la vie en gardant l’espoir de ne pas trop me tromper. J’ai commencé par refuser l’initiation 44

GUENDUNE R. Mahamoudra. Le « Grand Sceau », voie de la compassion et de la dévotion du bouddhisme tibétain. Dzambala, Jean Claude Lattès, 1997, p.49.

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qu’aurait pu me donner ma mère et c’est après sa mort que j’ai compris mon erreur. J’ai cherché à retrouver sa sagesse, mais en lisant. J’ai rencontré le docteur Schnetzler juste avant de partir pour Paris et j’ai quitté l’atmosphère du dojo de Grenoble. J’ai alors rencontré un autre maître en la personne d’Ituso Tsuda à l’École de la respiration à Paris. Je suivais ses cours au milieu d’une foule d’hommes et de femmes qui éprouvaient comme moi du respect pour cet homme jovial qui, avant de nous quitter, nous récitait des passages du théâtre No. Le jour où j’ai éprouvé l’envie véritable de lui dire que j’avais envie de travailler avec lui, je commençais à rédiger ma thèse, j’ai abandonné mon travail d’universitaire pour aller le voir et en arrivant j’ai lu un petit bristol disant qu’il nous avait quittés. Pareil en ce qui concerne Taisen Deshimaru dont j’appréciais les livres. Lorsque j’ai voulu le retrouver dans son dojo de Paris, il venait de nous quitter et je n’ai pas éprouvé le désir de suivre ses élèves après avoir poussé la porte du dojo. En voyageant en Inde et en séjournant à l’ashram de Sri Aurobindo à Pondichéry, j’avais observé une sorte de dévotion à son égard et j’avais simplement retenu cette impression totalement subjective que la disparition d’un maître peut donner naissance à des comportements quasi religieux, mais totalement inefficaces pour ceux qui les vivent. Sans trop pouvoir l’expliquer, je sentais de plus en plus clairement que le maître que l’on cherche est en nous et qu’il n’est pas nécessaire de traverser les continents pour le trouver. Mais, probablement, parce qu’il est en nous et que nous avons multiplié les obstacles pour le cacher, il est devenu presque impossible de l’apercevoir ou de l’entendre. Les maîtres étrangers ne sont que le reflet du maître qui est en nous, aussi est-il dangereux de devenir le servant d’un maître à moins de comprendre qu’il n’est qu’un intermédiaire et qu’il faut l’incorporer. J’ai déduit de mes réflexions que la disparition d’un maître laisse ses disciples comme perdus, fragilisés par la disparition d’un tuteur. Ils ne peuvent plus tenir debout ! Celui qui cherche la vérité ne doit finalement compter que sur luimême ce qui ne veut pas dire qu’il néglige toutes les forces

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capables de le guider dans la nuit de ses recherches. Un maître est comme un phare qui éclaire momentanément l’océan dans lequel se perd le chemin caché que l’on trouvera inconsciemment. Il faut savoir poursuivre sa route lorsqu’il ne brille plus. Pendant qu’il nous éclaire, il livre un message qui n’est pas toujours compréhensible sur le moment, mais qu’il faut intégrer et utiliser le mieux possible en son absence. Le maître est l’individu qui nous guide dans l’obscurité de toutes les affirmations scientifiques ou sacrées et nous fait parfois entrevoir la lumière qu’il possède sans vouloir la transmettre. J’ai été enseignant toute ma vie et sais ce que représente l’obscurité de l’ignorance, la lumière de la connaissance. Mais je sais aussi que l’enseignant est celui qui dispense souvent une lumière que ses élèves ne désirent pas observer avec assez de volonté pour se l’approprier. J’ai compris trop tard que le véritable enseignant n’est pas celui qui récite sa leçon ou son homélie. Il est celui qui est, et rien d’autre ! C’est son être que les autres s’approprient non ses paroles. J’ai aussi compris que même physiquement absents, les maîtres sont présents sur un plan énergétique et peuvent communiquer avec nous, peut-être par l’intermédiaire de notre inconscient. Ce n’est pas parce qu’ils n’ont plus de forme observable qu’ils n’existent plus et l’expérience m’a montré que la mort n’est pas ce que nous pensons et qu’il existe des êtres de lumière comme le dit clairement Marie-Madeleine Davy45. J’ai donc médité en me plaçant sous l’autorité des enseignants que j’aurais aimé avoir et sous leur amour et leur bienveillance, car c’est certainement ainsi qu’ils m’ont aidé lorsque je méditais. Pour beaucoup de gens, méditer serait faire l’effort de ne plus penser. Ce serait donc un effort, un effort de volonté dirigé vers un but impossible, car notre esprit ne cesse pas de fonctionner. Ce serait une recherche difficile dans laquelle nous serions emprisonnés en croyant que nous sommes en mesure de 45

DAVY M.M. La connaissance de soi. Paris, PUF, 1966. DAVY M.M. Le désert intérieur. Paris, Albin Michel, 1985.

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progresser vers une sorte de vide intellectuel. Lorsque l’on médite, on s’aperçoit très vite que nous ne contrôlons pas la pensée, autrement dit que les pensées sont autonomes et submergent notre esprit, je préférerais dire nous submergent entièrement, car elles proviennent de partout et circulent librement. Lama Guendune nous propose de les laisser apparaître et disparaître sans chercher à percevoir ce qu’elles tentent de nous faire comprendre. Il précise ainsi le sens de la méditation : « Nous devons méditer l’esprit libre de toute réaction d’attachement ou de rejet par rapport aux pensées, sans être préoccupés par quoi que ce soit. » (p.122) Ce n’est qu’en agissant de la sorte que le corps et l’esprit se calment, se détendent et laissent la place à ce qui ne saurait être un vide, dans la conception ordinaire, mais à un espace qui semble grandir et au sein duquel le méditant et l’acte de méditer se fondent, ne laissant plus aucune frontière, aucune distance entre les deux. La dualité disparaît et l’individu se connaît sans recourir à une quelconque analyse objective. Une telle unité est une interprétation a posteriori de ce qui se passe. L’individu ne cherche pas à devenir un Tout idyllique, à échapper à la dualité qui enveloppe toutes ses connaissances, il ne veut rien parce qu’il sait que la volonté ne peut que faire suite à ses désirs et que ses désirs sont des chimères. Il ne se fie plus à ses sens, si ce n’est au début, car tout résiste en lui et demande grâce. Le mental refuse en premier, mais le corps rejette l’inaction et tente de se délivrer d’une posture qui pourrait être celle d’un individu privé de vie. L’effort d’attention que le méditant doit fournir peut déjà contredire la banalisation de l’expression populaire : soyez zen. Méditer n’est pas de tout repos, du moins tant que notre corps n’a pas accepté de jouer le jeu, de se détendre, de s’oublier. La rectitude de la colonne vertébrale en position assise à même le sol, ou sur un coussin que les Japonais appellent zafu, le menton rentré pour faciliter la circulation de l’énergie, les paupières légèrement closes pour diminuer les distractions apportées par les yeux, leur attention étant plutôt tournée vers l’intérieur, les mains posées la gauche sur la droite et situées entre le nombril et les

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organes génitaux, tout cela semble artificiel et cependant résulte de considérations qui ne peuvent être abordée ici. Le plus important est de comprendre que l’individu habitué à courir physiquement et intellectuellement en permanence doit apprendre à ralentir son rythme de vie avant de s’immobiliser. Il ne peut le faire par la force, mais peut l’obtenir par la persuasion, par acceptation d’un passage obligé, d’une porte qu’il faut apprendre à ouvrir. Lorsque nous utilisons cette autre image : ici et maintenant, nous ne mesurons presque jamais ce que cela peut induire de souffrance avant d’y parvenir. Car il ne s’agit pas de dormir, de s’allonger sur un lit pour laisser le sommeil nous prendre en charge. Nous devons rester éveillés sans que cet éveil devienne synonyme de combat. Pour nombre de personnes, la méditation est un combat, qu’il s’agisse de bien penser ou de ne plus penser. Ce combat n’a rien d’un acte nouveau. L’homme combat depuis qu’il existe, mais, ici, il ne combat plus pour survivre, il combat inconsciemment pour ne pas revenir en arrière, pour ne pas remettre en question une forme de vie qu’il a tissée comme l’aurait fait Arachné après avoir affronté Athéna. Or la méditation véritable se passe de combat. Elle apprend à ne plus avoir peur, à ne plus fuir non plus. Je crois le suggérer souvent, mais l’homme est enfermé dans sa hantise du changement. Il veut comprendre pourquoi tout change et surtout il veut maîtriser ce qui change. La méditation apprend que le changement est une illusion et que c’est certainement cette illusion qui nous apporte l’essentiel de nos souffrances. De la même façon que la respiration est un outil que la nature a mis à notre service pour nous détendre physiquement ou pour calmer nos angoisses, elle est très utile pour fixer notre attention et nous aide à demeurer dans la posture. Le méditant peut la suivre lors de l’inspiration ou de l’expiration et en assurer l’intensité ou la durée. Il est évident qu’elle est liée au temps et à l’espace, mais c’est aussi l’acte le plus originel et c’est par lui que nous pouvons revenir calmement en arrière. N’oublions pas que l’homme ne naît pas en prenant sa première respiration, il a déjà vécu neuf mois dans le ventre de sa mère !

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C’est lorsque le calme s’établit que l’on peut commencer à regarder ce qui se passe en nous sans que la volonté n’intervienne, sans que nous poursuivions un but quelconque, sans que nous cherchions à comprendre, à évaluer, à mémoriser. Nous découvrons que notre mental n’est pas le grand responsable que nous avons appris à respecter. La découverte d’un autre nous-mêmes peut surprendre, mais aussi peut encourager dans l’observation d’un individu qui n’est plus soumis à la dualité. Nous regardons en nous comme si nous étions au cinéma. Au début l’écran est rempli d’images qui le traversent en tous sens et lentement il se vide. Bien entendu, nous avons du mal à imaginer que cela puisse exister, tant nous avons inventé d’images dans lesquelles nous baignons depuis la plus tendre enfance. Une telle sortie d’un moi ou d’un ego fabriqué par notre esprit ne peut se concevoir en essayant de méditer quelques instants. Jacques Brosse raconte pour sa part dix ans d’expérience ! Le deuxième conseil de Guendune est de demeurer. Bien entendu, il ne s’agit pas de rester assis béatement. D’ailleurs, le seul maintien de la posture peut inviter le méditant à prendre la fuite. C’est parce qu’il demeure dans un état paisible, sans s’y attacher, dans un état où il regarde seulement le mouvement de ses pensées que naît une stabilité naturelle et qu’une « vacuité radieuse » (p.86) peut s’élever. Ne rien chercher pourrait apparaître comme un but qui fait intervenir la volonté. Ce n’est pas ainsi qu’il faut interpréter le premier conseil. Il s’agit au contraire de regarder ce qui se passe en nous sans intervenir, sans juger, sans observer comme nous en avons l’habitude. Fixer son attention sur un phénomène inattendu, le plus simplement du monde et juste pour comprendre : cela suffit pour que le phénomène disparaisse et que le méditant revienne instantanément à un état antérieur. La vacuité radieuse qui allait s’élever disparaît. Le second conseil se comprend mieux alors dans cette situation. Demeurer c’est aussi continuer à ne rien chercher, poursuivre sans attachement l’observation de ce qui se passe indépendamment de notre volonté.

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C’est ce contraste entre l’idée que nous nous faisons ordinairement de la méditation, dès lors que nous voulons approfondir un problème qui nous préoccupe, et la méditation zen qu’il faut prendre en considération pour comprendre que notre voyage vers le Ciel est un voyage insensé. Ordinairement, nous sommes à la recherche de résultats qui répondent aux désirs de notre ego. Nous sommes dominés par le désir de posséder une image de nous-mêmes qui nous satisferait, mais cela ne cesse de changer et nous sommes emportés dans un tourbillon d’efforts et de désillusions qui ne fait qu’engendrer de la souffrance tout au long de notre existence. J’aime cette précision de Taïsen Deshimaru qui enseignait le Zen à Paris : « L’ego ne souffre que pour lui-même, sans lui la souffrance n’existe plus. Cette souffrance est celle de la conscience que l’on a de la vie, de la famille, des désirs, de l’avenir… 46» Or, c’est bien la souffrance que nos contemporains tentent de diminuer sans comprendre que leurs efforts répétés ne peuvent que les contraindre à en supporter chaque jour un peu plus. L’homme est un insatisfait permanent : il fait soleil, il fait trop chaud, il pleut, il va se mouiller, il fait du vent, il respire mal avec la poussière… Il serait possible d’écrire un livre avec toutes nos réactions négatives qui ne résolvent rien et ne font que nous rendre moroses ou même désagréables. Ne diton pas qu’il s’est levé du mauvais pied ? À quoi peut servir l’observation populaire si elle ne permet pas de corriger ce qui ne peut donner naissance qu’à des tracasseries inutiles ? . On comprend mieux que certaines méthodes puissent être proposées pour la diminuer et puissent s’adapter à tous les secteurs de notre vie, qu’il s’agisse du temps de travail ou du temps de loisir. La relaxation peut servir d’exemple, mais là encore différentes méthodes s’offrent à nous et nous voyons qu’elles s’enracinent dans le yoga, plutôt que dans le zen. Le yoga reste à notre portée parce qu’il garde un caractère objectif, rassurant, usant de notre attention volontaire et ne nous 46

DESHIMARU T. Questions à un Maitre Zen. Paris, Retz, 1881, p.36.

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demandant pas de ne rien chercher. Nous voulons bien faire des efforts, mais pour mieux exister et non pour ne plus exister si l’on peut dire ! Le surhomme qui est en nous réclame toujours plus et c’est ce que nous observons par exemple avec les sportifs, mais cet effort de dépassement, de transformation existe partout. Parce que l’homme se situe en face d’un autre lui-même, il s’observe et se juge, il croit se connaître et ne pense qu’à changer. Bien entendu, il veut aussi changer le monde et son mental n’est jamais au repos, sauf peut-être la nuit dans un sommeil profond. La tentative n’est pas nouvelle et il faudrait lire la préface que rédigea Yung à l’Introduction au Bouddhisme Zen de D.T. Suzuki pour saisir comment l’Occident a pris en compte une sagesse différente que la sienne. Yung ne craint pas de parler, à propos du satori, d’ « une expérience vécue qui déjoue toutes les formes de langage »47. Peut-être n’est-il pas inutile de citer Yung lorsqu’il différentie le yoga et le zen : « Le Zen ne joue pas non plus avec les techniques compliquées du hâta-yoga, qui amènent l’Européen, enclin à penser en termes physiologiques, à nourrir l’espoir illusoire qu’il pourra atteindre au spirituel par la pratique de certaines postures et d’exercices respiratoires. Le Zen, tout au contraire, requiert intelligence et volonté… » (p.35) A-t-il pratiqué lui-même ? Toujours est-il que cela demande des efforts aussi bien pour calmer les ardeurs du corps et du mental. Il faudrait aller plus avant pour comprendre ce qui qualifie d’intelligence et de volonté ! C’est vrai que nous sommes tellement orientés vers une explication logique et sensible des choses que nous avons souvent du mal à ne pas traiter d’illusion ou d’imposture ce qui nous est incompréhensible. Le satori est un exemple de ce type de réaction. Pourtant Yung lui-même nous en donne une explication rationnelle qui pourrait nous aider à dépasser toute forme de rejet. Abordant le problème des koans, exercices spirituels qui accompagnent la méditation, Yung dit : 47

SUZUKI D.T. Introduction au Bouddhisme Zen. Préface de C.G. Yung. Paris, Buchet/Chastel, 1978, p.12.

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« La totale destruction des formes d’intellection rationnelle à laquelle tend la formation de l’élève suscite une absence presque parfaite d’élaboration consciente. La supposition consciente est donc repoussée aussi loin que possible. » (p.24) Il s’agit pour Yung d’un travail qui ne se voit pas et il ajoute : « C’est un élément donné de la nature et, lorsqu’on répond – comme cela se produit, de toute évidence, dans le satori – c’est la réponse de la Nature elle-même, qui a réussi à transmettre ses réactions directement à la conscience. » (p.24) Il est certain que Jung est allé très loin dans le rapprochement entre l’Occident et l’Extrême-Orient. Tous les scientifiques n’ont pas cru bon de se connaître à travers les savoirs des autres ! Pour aller plus loin, disons dans l’esprit d’un Oriental, il faut se référer à D.T.Suzuki lui-même. Abordant le problème du koan, il nous rappelle qu’il s’agit d’un exercice inventé par les anciens maîtres pour permettre à leurs élèves d’atteindre le satori. Le koan doit forcer le disciple à adopter une attitude d’interrogation pour lui permettre de trouver la vérité cachée par son mental. Il précise : « Le koan doit être médité dans les replis de l’esprit que nulle analyse n’atteindra jamais. » (p.139) Le koan est conçu pour barrer le chemin à tout effort de rationalisation. Il doit conduire le disciple à échapper, ou dépasser un véritable encombrement intellectuel et à revenir à une conscience ordinaire, pour ne pas dire originelle, une conscience qui ne serait pas le fruit de notre esprit, mais de la Matière elle-même. L’élève finit par avoir l’intuition de la réalité que cachait le koan ! Pour Jacques Brosse, le koan est « une énigme ou un paradoxe, insoluble par l’esprit ordinaire, le mental discriminateur et dualiste » (Satori, p.306). Dans les Essais sur le Bouddhisme Zen48, D.T. Suzuki nous apprend que le koan a une double fonction : faire échec au 48

SUZUKI D.T. Essais sur le Bouddhisme Zen. 3 Tomes. Paris, Albin Michel, 1972.

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travail intellectuel, lui faire toucher du doigt ses limites, et faire progresser la conscience zen jusqu’à l’état de satori. Le pire ennemi de la conscience zen est l’intellect qui veut toujours distinguer le sujet et l’objet et le koan est destiné à supprimer cette discrimination.(Tome 2) Mais le koan est une approche de la conscience intuitive qui ne remplace pas la méditation. Lorsque le disciple cherche à résoudre l’énigme que représente un koan, il ne peut le faire avec son intelligence discriminante et doit le ruminer inlassablement jusqu’à ce que la solution apparaisse d’elle-même. Jacques Brosse nous dit dans Satori : « Un koan, c’est bien, comme le disent les maîtres, la boule de feu dans la bouche qu’on ne peut ni avaler ni recracher, mais un jour, parfois, quelques années plus tard, on s’aperçoit qu’elle est devenue une pastille de menthe, qui fond et parfume tout le dedans du corps. » (p.292) C’est parfois ce que nous observons dans la vie courante sans bien comprendre que notre mental nous masquait la solution qui s’imposait d’elle-même. Des années plus tard, nous comprenons sans réfléchir, ce que nous n’avions pas saisi à grand renfort de raisonnements. Nous disons que nous avons mûri ! Ne pourrions-nous pas dire que la vie nous a imposé des détours que notre conscience ne pouvait pas imaginer ? Je reviens souvent sur le miroir qu’il faut dépoussiérer, mais le miroir existe-t-il vraiment ? Comment pourrait-il être couvert de poussière s’il n’existe pas ou seulement dans notre esprit ? Nous pourrions parler de porte qui s’ouvre sur un monde inconnu de notre mental. Une fois encore, je voudrais insister sur cet autre monde. Il n’y a pas deux mondes, mais un seul. Notre mental nous a appris à le voir d’une certaine façon et nous avons l’impression de passer de l’un dans l’autre ! Dans l’instant où l’expérience nous délivre du voile que nous imposait notre conception du réel, il n’existe ni conscient ni inconscient. L’inconscient peut-il exister si le conscient n’existe plus lui-même ? N’est-ce pas avec sa conscience que l’homme définit son contraire ou son complémentaire ? D.T. Suzuki nous rappelle que le satori ne peut être qu’individuel. Il résulte de l’expérience de chacun. Il nous place

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dans une situation inattendue et tellement nouvelle que nous n’avons aucun repère pour nous situer face à lui. Il nous dit : « Avec le satori, tout ce qui nous entoure est vu sous un angle de perception tout à fait inattendu. Quoi qu’il en soit, pour ceux qui ont acquis un satori, le monde n’est plus ce qu’il était auparavant : il peut garder ses rivières qui coulent et ses flammes brûlantes, plus jamais il ne redevient le même. » (Tome I, p.270) Pour approfondir la nature du satori, il faudrait lire le livre de Jacques Brosse Satori. Dix ans d’expérience avec un Maître Zen. Il y définit le satori en disant qu’il est un « retour aux conditions originelles et normales de l’être humain »49. Mais revenons à la précision apportée par Yung. Nous comprenons bien que l’inconscient ne soit pas uniquement la prison où nous cachons tous nos refoulements. Quant à accorder à la Nature le pouvoir de nous informer par son intermédiaire, nous restons plutôt dubitatifs ! Et pourtant ! J’ai vécu cette expérience et Jacques Brosse que j’ai interrogé m’a fait comprendre que j’avais vécu un satori inattendu et surtout offert par la nature elle-même, mais peu différent sur le plan de l’expérience. J’en ai parlé dans le chapitre précédent. Lorsque l’individu se confond avec le monde, que toute dualité ne vient plus le distraire, ne devient-il pas, en effet, conscient d’une autre façon de le regarder ? Pour ma part, c’est la Matière, ou la Nature, qui reprend ses droits. Elle se montre en nous rappelant que nous sommes aussi de la Matière et que toute notion de moi ou d’ego n’est qu’une construction de notre mental acharné à tout diviser pour tenter de comprendre, peut-être aussi pour régner ! Alors, pratiquer la méditation zen, ce n’est pas monter au Ciel ou ne plus souffrir sur Terre, avoir l’angoisse de la mort qui nous tenaille en permanence, directement ou indirectement. C’est d’abord accepter l’idée qu’il existe une autre façon de regarder le monde ou de se regarder soi-même. Tant que nous 49

BROSSE J. Satori. Dix ans d’expérience avec un Maître Zen. Paris, Albin Michel, 1984, p.309.

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ferons effort pour nous connaître nous-mêmes avec notre intelligence discriminante, nous ne connaîtrons que ce que notre mental est capable de nous montrer. Or, le mental est ce qui convient le mieux à tous les crédules qui pensent que le nirvana est au bout d’un raisonnement, qu’il suffit d’écouter ou de copier un maître qui prétend l’avoir atteint pour se l’approprier. Nous sommes guidés par un désir d’avoir qui occulte une capacité d’être nouvelle, inacceptable pour la raison. Parler, par exemple, de pleine conscience, c’est demeurer dans le contexte plus ou moins savant de ce que notre mental a construit et ne veut surtout pas remettre en question. Nous avons fait de la conscience notre cheval de bataille et nous devenons hérétiques si nous proclamons que la conscience est un voile qui nous cache la réalité du monde et de l’homme qui n’en est qu’une toute petite partie. L’homme conscient est un homme fabriqué, emprisonné dans des mots ou des idées et vouloir le ramener ici et maintenant par la pensée est un leurre qui ne rapporte qu’à ceux qui nous y invitent. Je sais que le Docteur Vittoz, en 1911, faisait pratiquer une méthode qui permettait de soigner les maladies mentales Il s’agissait alors d’être présent à soi-même, de ne pas agir sans que la pensée ne soit totalement en prise avec l’acte50. Ici et maintenant sont des mots qui suggèrent un usage particulier de l’espace et du temps. Cela n’apparaît pas ouvertement, mais il s’agit de restreindre l’espace et le temps le plus possible, à la limite de les supprimer puisque c’est notre intelligence qui en a forgé les concepts. Il suffit de raisonner un tant soit peu pour comprendre que l’ici se rapport à l’espace dans lequel nous nous trouvons et qu’en poussant à l’extrême notre recherche il faudrait inclure l’être lui-même. L’homme ne se trouve pas ici, il est aussi cet ici et, si nous continuons à chercher l’ici dans lequel il voudrait se situer, il faut s’enfoncer dans la forme qui lui permet d’exister, dans les cellules qui la composent et finalement dans la Matière elle-même dont on a dit qu’elle était invisible et ne 50

VITTOZ Dr. Traitement des psychonévroses par la rééducation du contrôle cérébral. Paris, Baillière, 1911.

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devient observable qu’à partir du moment où ses éléments s’agglomèrent pour donner naissance à une forme. D’une certaine façon, nous retrouvons l’opération que nous effectuons en faisant zazen. C’est pourquoi je suis de plus en plus entraîné vers la Matière elle-même, comme le fut jadis Mère qui dirigeait l’Ashram de Sri Aurobindo. Elle travaillait sur elle-même pour essayer d’observer la Matière en y pénétrant à l’aide de son corps et non de son intelligence. Il faudrait lire le rapport qu’en a fait Satprem et qui a pour titre Le mental des cellules51. Nous pouvons, au passage, retenir cette précision de Satprem qui ne fait que présenter les expériences de Mère et donne l’envie d’aller plus loin dans cette présentation qui ne surprend que des intellectuels recroquevillés dans leur savoir : « Ce sont les yeux du corps qui ont accès à l’ " autre " monde. Pour les yeux du corps, la mort n’existe pas, c’est autre chose » (p.148). Dans la recherche de l’ici, il s’agit bien d’une centration de plus en plus poussée que nous effectuons à l’aide de notre intelligence et à grand renfort de volonté. Th. Ribot aurait parlé il y a plus d’un siècle d’attention volontaire. Le docteur Vittoz dès 1911 proposait une thérapie qui apprenait aux malades à redevenir présents à eux-mêmes. Retenons que cet ici consiste surtout à orienter l’individu, jugé malade ou affaibli, vers luimême sans que l’on puisse ici parler de narcissisme. Il faudrait d’ailleurs que les psychologues m’expliquent la différence fondamentale ! Notons que cet effort de concentration se fait avec l’hémisphère gauche de notre cerveau, celui du savant aurait dit Pavlov et non l’hémisphère droit considéré comme le cerveau de l’artiste. Notre mental ne pouvant aller au-delà des images qu’il construit, l’ici ne peut qu’être limité à sa capacité d’invention ou d’interprétation de l’invisible. Puisqu’il dépend du mental, il ne peut échapper à la dualité qui distingue un sujet et un objet de sorte que ce n’est jamais lui, concrètement, qui se trouve ici, mais l’objet qui le remplace. Encore une fois, il s’agit d’un habit que l’individu endosse pour échapper à certaines souffrances. Mais alors, que 51

SATPREM Le mental des cellules. Paris, Robert Laffont, 1981.

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devient le Ciel ? Ce là-bas lointain perd toute sa raison d’être et la recherche de l’ici l’en éloigne à moins que le Ciel ne soit aussi cet ici introuvable ! C’est ainsi que nous baignons dans l’illusion, dans les constructions fantasmatiques de notre cerveau alors qu’il suffit de faire zazen pour voir, le plus naturellement du monde que l’ici n’est pas une découverte savante, mais la nature profonde de l’être. Lorsque nous n’attachons plus la moindre attention volontaire à nos pensées, qu’elles viennent du cerveau ou de notre corps, nous pouvons connaître l’ici, mais c’est lui-même qui se révèle lorsque nous ne faisons plus aucun effort d’observation. L’ici n’est pas un ailleurs, il est ce que nous sommes lorsque nous ne pensons plus être quelque chose de différent du monde ! Or ce que nous sommes c’est exclusivement de la Matière et c’est notre soif de pouvoir et d’appropriation qui nous a fait croire qu’étant différent nous pourrions dominer le monde. Le plus dramatique c’est que nous ne dominons ni le monde ni nous-mêmes et que nous souffrons d’être assis entre deux chaises ! Parce que nous avons divisé le monde en deux, moi et les autres par exemple, nous avons opposé la vie et la mort, considérant que l’une était la cessation de l’autre sans nous demander si nous ne pourrions pas inverser les effets et dire que la vie serait la conséquence de la mort. La vie ne devait-elle pas exister avant l’apparition de toutes les formes ? La vie n’est-elle pas la force que la Matière a mise dans chaque forme pour lui permettre de s’adapter au monde ? Notre intelligence se situe en aval de notre découverte ! Comme j’ai pu le dire dans Éloge de la Matière, cette force se divise en deux forces complémentaires que connaissaient bien les aèdes de l’Antiquité : une force de construction et une force de destruction. En voulant user de ces forces à partir de nos besoins, ou de nos prétentions morales, sociales, économiques, politiques, nous avons négligé à la fois leur origine et leur utilité naturelles. Tout ce que nous essayons de faire est de revenir à la source de la vie, mais comme nous le faisons intellectuellement, nous n’y arrivons pas. Revenir en amont demande de retrouver l’instant où les parcelles de

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Matière éprouvent le besoin de s’associer pour donner naissance à une forme qui n’est qu’une expérience de manifestation parmi tant d’autres. En raisonnant à partir de l’affirmation : je pense donc je suis, nous ne pouvons que poursuivre un cheminement qui ne peut qu’arriver au fond d’une impasse ! Si nous parlons du maintenant, il en va de même. Maintenant n’est ni hier, ni aujourd’hui, ni demain. C’est ce qui se trouve à la frontière de l’avant et de l’après et si nous tenons compte des mots nous sommes obligés de reconnaître que cette frontière ne peut être que virtuelle puisqu’elle ne peut avoir la moindre durée. Je pense toujours aux individus qui méditent sur l’opposition entre le blanc et le noir, autrement dit le Ciel et la Terre. Ils peuvent méditer des heures sans voir que le plus important reste ce qui échappe à leur méditation, c’est-à-dire la frontière entre les deux, cet espace insaisissable, parce qu’inexistant. Pour le temps, il en va de même. La séparation entre les deux n’est pas le juste milieu et ce n’est pas en les opposant que l’on pourra percevoir l’inexistant, car le juste milieu n’est pas observable, pas davantage que l’excellence d’ailleurs. Notre esprit peut toujours imaginer l’instant, il ne peut pas le percevoir comme un objet ordinaire. L’instant, qui n’est ni l’avant ni l’après, est un idéal qui disparaît de l’entendement au fur et à mesure que l’on veut le préciser, que nous nous en approchons. En perdant toute valeur objective, il devient uniquement subjectif et c’est ainsi qu’il se dérobe, devient lui aussi invisible. En admettant que le maintenant soit la plus petite unité de temps que notre conscience puisse prendre en compte, reconnaissons que notre conscience joue avec l’inexistant, ce qui remet singulièrement en question l’idée que nous nous faisons de son usage. Comment ne pas admettre alors que l’espace et le temps n’existent pas, qu’ils sont des outils utiles pour organiser notre vie et que la vie, telle que nous la concevons, est aussi une construction que nous tentons de contrôler pour mieux vivre ? Comment ne pas s’apercevoir aussi que la mort, telle que nous

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la définissons, n’est qu’une construction, puisque nous en avons fait le contraire de la vie. Comme pour tout ce que nous imaginons, je crois qu’il faudrait considérer au moins deux définitions pour chaque mot. Pour la mort, il y aurait celle qui s’attache à la vie, à l’arrêt qu’elle représente pour notre mental, il y aurait aussi une autre définition qui tenterait de tenir compte d’un réel que notre mental ne peut pas saisir. La vie apparaît en même temps que la forme et représente sa capacité à survivre sans que cela soit lié à une quelconque intention. La survie est propre à la forme puisque la Matière est immortelle. Alors, dans ces conditions, ne pourrions-nous pas dire que la mort c’est le retour à l’origine de la forme, à un ici et maintenant qui n’existent pas puisqu’ils n’ont aucune raison d’exister ? Enfin, parler de pleine conscience, c’est aborder un problème complexe en s’appuyant sur des idées banalisées. Être conscient c’est être attentif, ne pas être distrait, suivre ce qui se passe dans le monde et secondairement se sentir responsable des interprétations que l’on dégage d’un tel rapport. La conscience est un phénomène mental, mais plutôt passif comparativement aux activités intellectuelles. Il s’agit d’une représentation du monde et de soi-même, d’une relation que l’individu établit entre le monde et lui, ce qui lui permet de réagir dans toutes les situations où il se trouve engagé, autrement dit dans toutes celles qui demandent son intervention. En simplifiant, nous pouvons dire que prendre conscience c’est se préparer à prendre une décision, à organiser sa vie, à utiliser ses connaissances mémorisées pour s’adapter le mieux possible. C’est évaluer une situation, raisonner et faire un choix d’action volontaire. Tout est alors mentalisé ici de A à Z ! La prise de conscience se rapporte à la forme, une forme qui ne cherche pas à vivre, mais à survivre ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Plus symboliquement, nous avons le « connais-toi toimême » qui était la formule inscrite au fronton du temple d'Apollon de Delphes et qui signifiait que pour connaître le monde et les dieux il fallait commencer par se connaître soimême. Mais la connaissance de soi-même est-elle possible ?

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Claude Bernard disait qu’il est impossible de se pencher à une fenêtre pour se regarder passer ! Comment notre mental pourrait-il se connaître lui-même puisqu’il ne peut connaître que ce qu’il observe objectivement ? Comment le soi peut-il se connaître s’il est véritablement le soi ? Inutile de multiplier les impossibilités ! La connaissance suppose un individu qui observe et un objet observé. Elle repose sur ce duo qui passe pour être une donnée de la nature alors qu’il est une construction de l’intelligence pour explorer le monde. Le Tout ne peut se connaître sans se morceler et lorsque l’homme médite, il revient lentement vers le Tout qu’il était avant que sa pensée ne le morcelle. Que penser de la pleine conscience si ce n’est qu’elle est un état maximum de la conscience alors que le coma profond en serait l’état minimum ? Que faudrait-il penser alors de l’extase ? Plutôt que de parler de sortie de la conscience, il me semble qu’il serait préférable de qualifier cet état indescriptible de délivrance. On ne sort d’aucun domaine si ce n’est que notre mental nous impose un regard sur le monde et sur nous-mêmes qui n’est pas un espace, mais la coloration d’un espace que notre entendement ne connaîtra jamais dans sa totalité et dans son unité. Pour parler d'un domaine, il faudrait d’abord le circonscrire et nous verrions qu’il ne l’est que par notre volonté d’accorder la souveraineté des lieux à l’idée. La couleur qui s’impose à nous est le fruit de la dualité que nous avons inventée pour connaître, moi et le monde, moi et les autres, moi et moi-même ce qui finit par se traduire par moi et soi ! Or, dans l’extase, il n’y a plus de dualité, de moi distinct de l’objet qui ravirait notre attention. Nous découvrons une autre vision du monde ou mieux nous découvrons l’absence de toute forme de dualisme : nous sommes l’objet que nous rencontrons soudainement ou bien c’est l’objet qui entre en nous au point d’être nous. Le moi disparaît ou cède la place, ce qui signifie qu’il nous avait mis sous cloche et que la carapace s’étant brisée devant la fusion qui la contredit, nous baignons spontanément dans une autre lumière qui n’est surtout pas celle d’un soleil éblouissant comme celui du mythe de Platon.

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Il est évident que le satori est l’état dans lequel on se trouve soudainement et qui nous offre une vision totalement différente du monde et de nous-mêmes. Nous comprenons mieux maintenant que nous puissions penser voyage, déplacement, changement, distinction entre le Ciel et la Terre, besoin et décision de passer de l’un dans l’autre. Tout étant pensé sous la forme de duo ou de trio, l’homme qui réfléchit de la sorte ne peut que se déplacer par la pensée, mais il le fait en donnant une réalité à ce qui n’en a pas. Le Ciel n’est pas un espace où il peut vivre, même si les dieux l’habitent ou parce qu’ils l’habitent et pourtant il veut y aller ignorant que le voyage se fera naturellement le jour de sa mort. Lorsqu’il ne pensera plus, lorsqu’il ne sera plus enchaîné à ses idées, à ses connaissances qui ne sont finalement que des croyances, l’homme découvrira qu’il est de la Matière invisible et immortelle. La mort sera le moment où il retrouvera ce qu’il s’est ingénié à effacer pour mieux dominer la Matière. Cela dit, nous nous apercevons tous les jours que le combat incessant de notre intelligence ne conduit pas au bonheur et représente le contraire de l’esprit zen. La conscience serait-elle un espace – il faudrait le demander aux cognitivistes – et pourrions-nous envisager un dedans et un dehors, une entrée et une sortie de cet espace, un déplacement, un mouvement et comme Aristote une puissance à l’origine du changement ? La pleine conscience serait-elle une donnée qui nous échappe encore et pourrait contredire la notion de prise de conscience ? Si l’individu prend conscience, comment le fait-il, si ce n’est avec son intelligence, avec la totalité de son être ? Serait-elle alors une capacité que l’homme obtiendrait sous certaines conditions ou serait-elle un cadeau des dieux ? Nous comprendrions mieux alors l’attitude de Descartes ! Nous voyons clairement que les rapports que l’homme entretient avec le monde et dont la nature reste le fruit de son intelligence ou de ses observations font l’objet d’une interprétation et d’une mémorisation permanentes qui délimitent un aperçu de ce que nous sommes et de ce qu’est le

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monde. Parce que nous l’avons décidé ainsi, cet aperçu n’est que le reflet de la réalité ce qui montre à la fois notre orgueil, notre volonté de puissance et notre soif de surhumanité. Comment ne pas s’apercevoir que les hommes ont imaginé les dieux pour se protéger lorsqu’ils étaient encore dominés par le monde et que, peu à peu, ils se sont persuadés qu’ils pouvaient en être les maîtres, du moins les remplacer, en faisant le la Matière leur esclave. Nous voyons où cela a conduit les hommes qui ont hérité des fruits du crime de Cronos. Par un jeu de mots traditionnel, le Titan est aussi à l’origine du temps. C’est lui qui, en séparant la Terre du Ciel, en plaçant les hommes entre les deux, en créant la loi de cause et d’effet inconnue d’Épiméthée qualifié de pense après a imposé le temps en même temps qu’une volonté de puissance que la Matière n’avait pas puisqu’elle n’en avait pas besoin. En cherchant à devenir des surhommes, les hommes ont négligé la démesure et se sont enlisés dans l’idée d’un monde uniquement régi par des hommes. Il est plus qu’évident que toute tentative de progrès, de voyage, de mutation à la limite, soit liée à l’idée que l’on se fait du réel. L’idée peut-elle le remplacer ? Il suffit de voir comment nous jouons avec les mots pour répondre non. Toute méthode qui propose un pareil voyage, qui propose un changement, en s’appuyant sur l’image du réel fabriquée par notre intelligence, ne peut que nous maintenir à l’intérieur d’un espace théorique qu’elle ne peut que respecter. L’homme peut avoir pleine conscience de cette image, il ne sortira pas de sa prison dont les murs sont des mots. Ce que nous ne prenons pas assez en considération est tout ce que notre mental est incapable d’observer, d’interpréter, d’expliquer. Je sais bien que les sciences, dites expérimentales, s’efforcent de diminuer l’inconnu, qui n’est pas l’invisible si ce n’est sur un plan concret. Cela devrait pourtant suffire pour montrer que notre mental ne peut régenter que ce qui reste de son domaine et qu’il devrait accepter de s’effacer lorsqu’il ne maîtrise plus la réalité. Il ne suffit pas de ranger dans l’ésotérisme tout ce qui n’est pas objectivement observable, une

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telle dualité ne permet pas d’expliquer nombre d’expériences qui ne sont pas toutes religieuses, pour reprendre les propos de Williams James parlant de l’extase. Pour en revenir au satori et au zen, il ne faut pas oublier que l’unité corps-esprit est le point fondamental à partir duquel tout le reste prend forme. Maître Dôgen demande à ses disciples comment l’esprit seul pourrait se dépouiller du corps et échapper à la naissance et à la mort ! Il a aussi cette répartie que nous devrions ruminer en silence : « Sachez que parmi tous ceux qui, de l’Antiquité à nos jours, ont réalisé l’Éveil en voyant des formes ou en entendant des sons, aucun n’a négocié la Voie au moyen d’hypothèses, ou n’est tombé dans le dualisme. 52» L’éveil se produit lorsque l’individu oublie le moi et le mien. C’est l’instant où l’individu découvre la réalité qui cesse d’être obscurcie par la pensée dualiste, lorsque l’individu ne cherche plus rien comme le dit Lama Guendune. Dôgen nous rappelle que l’enseignement des sages ne saurait être obtenu ni par la pensée ni par l’absence de pensée. Peut-être, l’image du juste milieu nous devient elle plus précise, du moins durant la méditation ? Celui qui médite ne doit pas s’efforcer de ne plus penser, mais doit penser autrement. Lama Guendune nous dit à ce propos : « Quoi qu’il arrive, que la situation nous plaise ou non, il est essentiel de ne pas réagir instinctivement, mais d’obtenir le contrôle de notre esprit de sorte qu’il ne réagisse plus à toutes les idées et les pulsions qui s’élèvent en lui. Il faut donc cultiver la vigilance et la bienveillance. » (p.168) Ce n’est pas évident ! Nous éprouvons quelques difficultés à concevoir un esprit qui pense et ne décide plus rien, un esprit qui se contente d’observer ce qui se passe, mais où ? Je sais qu’il est difficile de traduire en mots ce qui n’est justement pas observable comme nous le faisons ordinairement. Il faut en permanence se méfier des mots qui sont le fruit d’un mental constructif et discriminant, d’un mental qui vénère 52

DÔGEN Polir la lune et labourer les nuages. Œuvres présentées et traduites par J. Brosse. Paris, Albin Michel, 1998, p.64.

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l’objectivité ou du moins un réel définissable à la lumière de ses conventions. Pour comprendre ce qui se passe lorsque l’individu oublie son moi, son attention volontaire, ses projets de transcendance aussi, il faudrait supprimer le mot esprit qui s’accommode de trop de choses ou d’intentions. Si nous disons que l’esprit est le principe de la pensée, qu’il correspond à l’intelligence, nous faisons fausse route. Si nous confondons l’esprit et l’âme, nous ferons également fausse route puisque nous resterons en plein dualisme, l’esprit s’opposant alors au corps, à la Matière ! Je crois qu’ici il est plutôt question d’une manière de penser ou de se comporter totalement inhabituelle. Je compare souvent le méditant à un touriste qui arriverait aux heures d’affluence sur la place de la Concorde à Paris et qui regarderait passer les voitures comme s’il s’agissait d’un ballet nouvelle génération. Aucune envie de traverser, ce serait un suicide, aucune envie de réglementer la circulation, ce serait faire preuve d’autorité, imposer un ordre entièrement dépendant du moi. L’homme perd alors toute responsabilité vis-à-vis de ce qu’il observe tout en découvrant que cela se passe en lui, indépendamment de sa volonté. Le contrôle de l’esprit consiste alors à lui interdire d’agir comme il en a l’habitude, mais n’estce pas tout simplement lui interdire d’exister ? Le problème serait alors de savoir qui observe ou se contente de regarder ? Nous sommes piégés par les mots, mais ne faudrait-il pas leur donner congé et se contenter de redonner à la Matière la capacité de s’observer elle-même ? Pourquoi dire que l’esprit regarde, et pourquoi pas le corps, pourquoi pas la Matière ce qui serait plus juste. Cela nous éviterait de retomber dans l’opposition intellectuelle du corps et de l’esprit ! Dire qu’il faut penser autrement c’est déjà accepter qu’il existe une pensée distincte de ce qu’elle voit, et c’est ce que le satori remet en question. Alors ! Je suis obligé d’aller plus loin que Lama Guendune, non dans l’expérimentation, mais dans la traduction en termes ordinaires. Déjà, nous le savons, cette traduction impossible ne peut que s’approcher du réel vécu et observable à l’aide d’une partie de nous-mêmes que nous avons négligée au profit d’une pensée rationnelle. Les mots, conçus dans un autre contexte, ne

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correspondent pas au vécu. Les utiliser c’est tromper l’autre en lui suggérant des interprétations inexactes ou du moins imprécises et incomplètes. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’expérience ne sera jamais remplacée par des mots. N’oublions pas cette difficulté lorsque nous nous abreuvons de récits. Pour celui qui veut rendre compte et aider ses semblables les mots sont utiles, mais sont aussi dangereux. Si je revenais sur une autre pratique, sur celle d’un athlète par exemple, j’expliquerais peut-être plus vite que tout discours de l’entraîneur doit être traduit en sensations, en commandements neuromusculaires, en états affectifs et tant d’autres choses encore. L’athlète ne peut progresser uniquement à l’aide de mots, il lui faut changer de langage ou bien passer d’un langage fait avec des mots à un langage fait avec des actes. Son langage est corporel ! L’entraîneur ne peut l’aider qu’en partant de l’acte qui traduit ce qu’est l’athlète à un moment donné. C’est bien lui qui met des mots sur ce qu’il voit et lorsqu’il veut corriger l’athlète il doit changer les mots en propositions d’actes. Mais une difficulté reste entière : l’individu est un tout et il faut tenir compte de ce tout qui n’est morcelable que par la raison. Ni lui ni l’entraîneur ne sont éduqués pour l’utiliser. Il est possible que tous les discours sur la méditation soient enfermés dans une sorte de refoulement de la Matière et une prise en compte d’un esprit qui serait enfermé, comme l’âme, dans ses filets. Personnellement, je ne le pense pas ainsi. C’est parce que la Matière et envisagée comme fondement de tous nos égarements que nous lui somme hostiles. Or elle n’est pas à l’origine de nos mauvais comportements, ce serait plutôt notre esprit, disons notre mental, qui en serait responsable. C’est une mauvaise conception de la Matière, donc une interprétation de notre mental, qui se trouve à la base de toutes les critiques qui lui sont adressées. La Matière n’est pas responsable des erreurs de la forme ! D’ailleurs, Lama Guendune nous dit aussi : « À l’état ordinaire, l’esprit tisse constamment un voile conceptuel sur lui-même et son environnement, le corps et le

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monde extérieur. Il ne peut entrer en contact avec sa nature profonde qu’au moyen de l’absorption méditative. » (p.167) Il va même plus loin en parlant de la mort qui représente le moment où l’esprit est coupé du corps et du monde. L’esprit est alors totalement nu, délivré du corps et devient une « conscience vide » (p.167). Dans l’état ordinaire, comment l’homme peut-il atteindre cet état de « conscience vide » ? Philosopher, comme nous le dit Platon dans Phédon, serait-ce aussi partir à la recherche de cet état de « conscience vide » ? Toujours est-il que la mort représente le moment où l’esprit serait délivré de tout ce que son mental a construit, de tout ce que sa raison a justifié, il se retrouverait nu et apte à tout entreprendre dans un monde que notre intelligence ne peut imaginer. Cela dit, le seul fait de parler encore d’esprit nous enferme dans des images purement artificielles et nous avons du mal à concevoir ce qui serait un simple retour à la Matière, invisible et éternelle. Il y a je crois, dans de nombreuses interprétations, comme le souci d’une sorte de justice ou de morale qui, sur le plan de la Matière, ne se justifie pas. Pourquoi faut-il envisager « un karma négatif » (p.168), pourquoi faut-il que nous puissions « juger de ce qu’il y a de mieux à faire » (p.168) ? C’est parce que les sages pensent encore à une suite au-delà de la mort, à une autre vie ou à une vie nouvelle, comme Platon l’envisageait avec le mythe du soldat ER, que la mort serait problématique et que l’individu, devrait faire preuve de vigilance et de bienveillance pour éviter une renaissance « dans des états d’existence emplis de souffrance » (p.168). Il suffit de concevoir la mort comme un retour à l’origine de la vie, ou de la Matière qui dispense la vie, pour sortir du piège que notre mental nous tend en exigeant de nous une conduite morale durant la vie pour bien mourir ! Ce qui est le plus important et doit retenir notre attention c’est que la méditation ne consiste ni à fixer son attention sur une pensée précise ni à repousser hors de notre

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conscience tout ce que notre pensée peut produire. Il n’est pas question non plus de percevoir Dieu ou le Bouddha. Il s’agit donc d’une attitude assez simple, mais qui demande de la persévérance. Elle se résume à l’acceptation de se donner régulièrement la possibilité de s’isoler et de ne plus dépendre des exigences mondaines. La réalité ne saurait apparaître facilement parce que nous sommes comme farcis d’idées qui refusent de céder la place. Nous avons rempli notre baudruche jour après jour et nous voudrions qu’elle se dégonfle pour nous faire plaisir, pour diminuer nos souffrances de toutes natures. Nous pourrions presque dire que le satori interviendrait comme la pointe d’une aiguille qui crèverait cette membrane que nous qualifions d’homme ! Les éléments une fois dispersés, il ne resterait rien de cet ensemble puisque même le contenant se serait effacé en même temps que le contenu. Or nous revenons à nous-mêmes juste après ! Toutes les méthodes qui consistent à diminuer le volume de cette baudruche, à la dégonfler, ne peuvent pas crever sa membrane puisqu’elles sont de même nature : un produit du mental. Alors, elles interviennent non plus sur le mental proprement dit, elles le font sur notre affectivité, sur l’intelligence du cœur autrement dit par l’intermédiaire de notre naïveté. En nous faisant croire que Dieu existe, même si son existence ne peut être prouvée objectivement, en nous faisant croire que le Ciel existe et que nous pouvons y aller, en nous faisant croire que l’homme possède une âme qui ne demande qu’à se libérer des entraves du corps, en nous faisant croire que par un travail assidu nous pouvons devenir des êtres meilleurs, elles nous entraînent dans un espace qu’elles seules connaissent et dans lequel elles nous font voyager. C’est parce que l’homme est prisonnier du tout social, des autres, de ce que les stoïciens s’efforçaient de connaître que nous restons ligotés par des idées ou par ceux qui les manipulent en croyant bien faire. Les croyances bénéficient de la force que nous leur donnons en acceptant leurs idées. Elles s’efforcent de nous convaincre et combattent sans merci les idées contraires à leurs doctrines, comme Zeus a combattu les Titans et soutenu trois guerres mémorables. Mais, les Titans

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étaient immortels et cela pouvait durer éternellement ! Alors il a envoyé la guerre sur Terre ! Interprétons le symbole. La monstruosité des premiers dieux est immortelle comme la pseudo sagesse des seconds. Nous pouvons combattre toute notre vie pour diminuer la monstruosité qui est en nous, ce combat ne la supprimera jamais en totalité. Nous pouvons penser comme les dieux de seconde génération, nous serons toujours des idéologues qui utilisent la ruse plus que la sagesse de la Matière, la Mère originelle de toutes les formes, des hommes comme des Olympiens. Nous pouvons remplacer le combat par de l’amour, tant que cet amour restera une idée il ne nous dégagera pas de notre nature mortelle. Pour plus de précisions, il faudrait faire appel à Mircea Eliade. Commençons par rappeler que le langage qui tente de rendre compte du sacré est bien obligé d’emprunter son vocabulaire au monde profane. « Ce langage est réduit à suggérer tout ce qui dépasse l’expérience naturelle de l’homme par des termes empruntés à celle-ci même. 53» L’homme peut-il se libérer du monde profane ou du monde religieux ? Les deux ne sont-ils pas imbriqués au point de rendre un choix de vie impossible ou seulement artificiel ? Les problèmes que nous rencontrons sont dus au fait que l’existence d’un monde profane est relativement récente. L’homme a désacralisé le monde et simultanément éprouvé le besoin de revenir à une existence telle que pourrait la mener un homme religieux. Pour M. Eliade l’homme profane ne peut abolir le comportement religieux. En 2004, j’écrivais dans Les Jeux olympiques un mythe moderne, que l’espace profane du stade était transcendé et, en m’appuyant sur les travaux de M. Eliade, je montrais que l’homme moderne l’était également de temps des Jeux. En revenant à la méditation, il semblerait que les récits qui la présentent n’arrivent pas à sortir d’un monde profane. Parce qu’elle apparaît comme une réponse à une crise existentielle, et parce que l’homme rationnel est une abstraction qui ne se rencontre jamais dans la réalité, elle devient une 53

ELIADE M. Le sacré et le profane. Paris, Gallimard, 1965, p.16.

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expérience irrationnelle dans laquelle l’être finit par se confondre avec le sacré. La sortie du monde profane semble indispensable pour échapper à la souffrance et l’usage de l’esprit se trouve envisagé dans une dimension qui peut contredire le mental tout en rassurant l’être religieux qui sommeille en nous. M. Eliade se situe sur les deux rives si l’on peut dire. Il comprend que l’homme le plus areligieux qui soit ne peut extirper de lui-même tout comportement religieux dont il est l’héritier, mais il reprend aussi cette idée contraire en ce qui concerne la désacralisation du monde. « Le sacré est l’obstacle par excellence devant la liberté. L’homme ne deviendra lui-même qu’au moment où il sera radicalement démystifié. Il ne sera vraiment libre qu’au moment où il aura tué le dernier dieu. » (p172) En disant que les dieux sont des inventions des hommes, j’épouse pleinement cette observation. Aussi suis-je centré sur la désacralisation de la méditation elle-même qui doit rester une découverte par la Matière de la Matière, indépendamment de tout raisonnement. La soudaineté de l’expérience suffit elle-même pour confirmer sa particularité et son originalité par opposition à tout ce que notre mental a pu construire. Vouloir traduire l’expérience du satori avec des mots est une impossibilité que seul un besoin d’échange ou de partage peut imposer. Nous devons rester persuadés que notre mental qui enregistre tout ce qui surprend notre entendement ne peut que nous en donner une interprétation rationnelle ou mystique puisque l’homme reste immergé dans le profane et le sacré. Le satori n’est pas en soi un retour définitif à la Matière, mais une sorte d’information qui prélude à l’état que sera la mort : une disparition définitive de l’ego, de la différence entre moi et le monde, l’adhésion à une totalité qui ne connaît ni dieux ni hommes.

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L’ORDRE ET LA RAISON

Toutes nos souffrances proviennent de notre hantise de l’ordre. Nous sommes sans cesse tiraillés entre nos désirs et nos devoirs, entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être, plus encore peut-être par rapport à ce qu’il faudrait être. Or, ce qui complique notre existence provient de la nature même de chaque objectif. Être ne dépend pas de notre volonté, de nos connaissances, de notre intelligence, mais de la Matière qui a pris forme et à laquelle nous avons donné le nom d’homme. Il est totalement déplacé de vouloir être puisqu’il n’y a que deux possibilités : être ou ne pas être. Inutile de jouer sur les mots : être c’est avoir une réalité observable indépendante de notre volonté tandis que tout ce qui accompagne cette réalité n’est qu’habillage comme peut le devenir un nom ou un prénom. Il nous arrive souvent de confondre l’être et tout ce qui nous permet de le distinguer, toutes les qualités que nous lui attribuons secondairement. Nous sommes tellement enfermés dans le tout social que nous ne tenons plus compte de notre origine et cela d’autant plus que nous sommes adeptes du je pense donc je suis ! Bien que l’être soit devenu l’héritier de tout ce que la forme a pu inventer pour s’adapter, le phénomène est permanent ne l’oublions pas, l’individu reste étroitement lié à ce qu’il fut lors de la venue au monde de la forme qui le caractérise. Il n’est ni un singe, ni un éléphant, même si un certain nombre d’éléments peuvent être partagés. Nombre d’inquiétudes ou d’incompréhensions viennent du fait que nous comparons superficiellement des

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formes et qu’en dehors de quelques érudits nous ignorons la véritable nature des changements visibles à l’œil nu. C’est elle qui permet de distinguer l’homme des autres formes. L’homme peut parfois se comporter comme un rat, mais il n’est pas un rat ! Il faudrait reprendre les études d’Henri Laborit pour tenter de le comprendre. Sous l’influence grandissante de la sociologie, dont Auguste Comte est un des premiers représentants, bien avant Émile Durkheim, nous avons surtout habillé notre homme des pieds à la tête et nous avons fait de lui un personnage de notre théâtre d’ombres moderne. Dans sa façon de se tenir ou de se déplacer, dans sa façon de s’habiller ou de se déshabiller, dans sa façon de penser, de dire ou de faire, l’homme d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier, encore moins celui des origines. Toutes ses luttes pour survivre ont laissé des traces indélébiles en lui ce qui ne fait pas de lui un être dépourvu de sentiments ou d’amour au sens le plus ancien du terme. Les désirs qui nous font avancer dans la vie sont d’abord des besoins naturels qui s’expriment ordinairement dans notre relation avec le monde. Il suffit de prendre l’exemple de notre besoin de reproduction pour saisir notre difficulté à revenir au point de départ. Procréer est un besoin donné à la forme par la Matière pour pouvoir résister à tout ce qui pourrait s’opposer à son intégration dans le monde. Or, le monde n’est pas la société, il est d’abord l’ensemble des éléments matériels qui le constituent et si, par analogie, nous pouvons dire que les classes pauvres ont plus d’enfants que les classes riches, c’est parce que l’observation a montré que les espèces qui n’ont pas à se protéger contre des prédateurs ont moins d’enfants que celles qui sont en danger permanent. Il serait temps de s’interroger sur les politiques prétendument gestionnaires de la natalité ! L’individu apparaissant dans une société est immédiatement confronté au collectif et à ce qu’il doit apprendre à faire ou ne pas faire. Notre volonté est ainsi éduquée pour respecter l’autre, les autres en général, pour participer à une existence commune qui, la majeure partie du

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temps, coiffe ce qu’il y avait encore d’original en nous dans les premières années de l’enfance. Il est vrai que certains adultes se comportent comme des enfants. Cette opposition entre l’homme et l’ensemble des hommes peut se résumer par une opposition entre le statique et le dynamique, entre l’immobile et le changeant ce qui a conduit à dire que la vie serait synonyme de changement. Or, la société peut apparaître comme ce qui est immobile, comme figé dans ses conventions, ses règles, ses habitudes, alors que l’individu serait sans cesse animé par le besoin de changer, d’être différent et cela d’autant plus qu’il confond être et paraître. Aujourd’hui, nous ne portons plus attention à l’ordre si ce n’est dans notre façon d’accompagner les décisions de ceux qui, dans la société, possèdent le pouvoir de les imposer. Car l’ordre est rarement demandé, attendu qu’il l’est par ceux qui décident d’une politique, au nom de tous dans une République ou en vertu d’un bon plaisir lorsqu’il s’agit d’un monarque. L’ordre est contraignant et s’accompagne à la fois d’encouragements à respecter certains choix de vie et d’interdictions à en pratiquer d’autres. Inutile de revenir en détail sur le modèle féodal qui montre bien comment s’organise la vassalisation. Nous sommes tous plus ou moins adoubés par ceux qui nous gouvernent ! Cela n’est pas nouveau et la mythologie nous offre une lecture détaillée d’une revendication qui a plus de trois mille ans d’âge c’est évident. Autant dire que notre actualité diffère peu d’un passé qui ne devrait surtout pas se juger non plus à partir des écrits qui en ont conservé une trace. L’homme a certainement besoin d’ordre pour organiser sa vie, mais ce sont surtout les hommes ensemble qui sont à l’origine de sa réalisation de plus en plus compliquée et d’une force indispensable pour la faire respecter. En tenant compte de l’ordre et de la répression de tout ce qui ne répond pas à ses attentes, nous sommes amenés à penser que l’homme garde en lui un besoin de liberté à moins qu’il ne s’agisse d’un besoin de différence qui engendrerait des ordres contradictoires. Toujours est-il que l’ordre, sous quelque forme qu’il se présente, possède bien une double fonction : organiser la vie selon un ensemble de

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critères et interdire tout ce qui pourrait mettre en question la pérennité de son absolutisme. Bien qu’étant le fruit de l’imagination des hommes, l’ordre semble leur échapper et se cherche refuge soit dans la raison, soit dans la religion. La mythologie nous offre un raccourci de l’avènement d’un ordre nouveau qui est celui d’une pensée capable de prévoir le futur. Hésiode montre bien l’opposition qui existe à l’origine entre ceux qui ne pensent pas ou pensent après et ceux qui pensent avant d’agir. Mais le maître en la matière est le plus rusé des dieux, son cousin Prométhée n’étant que second dans l’art de tromper son monde. Or, la ruse ne suffit pas, elle permet d’avoir le pouvoir, mais ne semble pas capable de le conserver. En y réfléchissant un peu, nous pouvons ajouter que Zeus a bien utilisé la ruse pour détrôner son père, mais a perdu la prudence en avalant Métis ce qui ne montre pas sa capacité à bien réfléchir. Athéna, née de sa tête, est le fruit de sa ruse et va devoir intervenir pour que les idées gardent leur ascendant sur les actes non pensés. Depuis des milliers d’années, l’homme s’est enfermé dans la croyance que la raison peut lui assurer la pérennité du pouvoir ! Afin de convertir l’ensemble des hommes à des choix qu’ils ne décideraient pas eux-mêmes l’ordre est souvent accompagné par un effort de persuasion, ou d’endoctrinement ce qui est à peine différent. Ceux qui imposent l’ordre s’efforcent de convaincre ceux qui doivent le respecter, ils les encouragent, ou avertissent les plus récalcitrants des conséquences d’un refus ou d’une transgression. Tout ce que l’homme entreprend ne peut être pensé qu’à partir d’un ordre et toute évaluation ou interprétation de ses actes ne peut se faire qu’en les rapportant à ce que nous appelons ordinairement des droits et des devoirs. C’est probablement ce qui donne une sensation d’enchaînement, d’emprisonnement, de dépendance parfois insupportable. L’homme qui se sent jugé, évalué, recadré éprouve souvent le besoin de fuir ou de se révolter. Cela pourrait nous aider à mieux comprendre pourquoi il existe tant de méthodes pour fuir individuellement sans modifier le carcan social. On ne change pas un ordre en lui

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opposant un ordre différent à moins de se révolter. On n’échappe pas à un ordre quelconque sans remettre en question l’idée de pouvoir qui l’accompagne. Il y avait dans la castration d’Ouranos comme une porte ouverte sur d’autres façons de concevoir la vie. Les hommes ne l’ont pas perçu ou ils n’ont pas voulu être dessaisis d’un pouvoir que Zeus leur avait donné ! Il semblerait que ce rapport permanent entre l’homme et l’ordre soit à l’origine d’un ensemble de difficultés ou tout simplement d’une sensation de mal-être, d’emprisonnement, de soumission et par compensation d’envie de fuite. Mais pourquoi et vers où ? L’observation semble montrer que l’homme cherche à changer de carcan plus qu’à se libérer totalement du pouvoir des autres. Comme s’il admettait inconsciemment que la liberté n’existe pas ou qu’elle se limite à choisir l’autorité à laquelle il voudra bien se soumettre, que ce soit sur le plan politique ou le plan religieux. La liberté de l’homme consiste à choisir l’autorité qui le gouvernera ! Une telle attitude résulte d’un abandon plusieurs fois millénaire de toute indépendance. Pour des raisons de sécurité, l’homme a abdiqué, il a troqué sa liberté, mais aussi sa responsabilité, contre une vassalité de tous les instants. Il a confié aux autres ce qu’il ne pouvait pas ou ne voulait plus faire lui-même. D’une certaine façon, c’est ainsi que sont nés les premiers dieux, ces premières forces jugées supérieures et auxquelles les hommes croyaient pouvoir se confier. L’homme à donné le pouvoir aux dieux parce qu’il ne le voulait pas ou avait peur de le prendre. Ce n’est que progressivement qu’il l’a repris, mais toujours en le confiant à certains. Lorsque les aèdes donnent le pouvoir à Zeus, ils agissent déjà de la sorte. Ils le lui confient parce qu’ils le choisissent ou du moins parce qu’il représente la force qui accompagne le progrès, la force qui leur permettra de promouvoir un mode d’être nouveau, moins sujet à des surprises que la simple prudence ne permettait pas d’éviter. Il est plus qu’évident que les hommes se sont un jour décidés à promouvoir l’idée qui permet de prévoir un résultat sans avoir à le vivre et qu’ils l’ont baptisée Zeus tout simplement pour lui donner plus de puissance, autrement dit ils ont sollicité l’adoubement de l’idée pour mieux vivre.

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Le recul proposé par les mythes peut nous aider à mieux cerner notre souffrance psychologique plus que physique. Il peut nous aider à comprendre comment le temps qui accompagne le pouvoir est devenu notre plus grand dominateur en assurant l’existence d’un changement continu qui nous éloigne continuellement de nos origines. La fuite prend naissance dans la castration d’Ouranos, le Ciel, fils et mari de Gaia, la Terre. Lorsque les poètes tentent de donner le début d’une explication à notre malaise, ils le font en utilisant les dieux que la mémoire collective présente comme responsables du bonheur et du malheur des hommes. Enfin, il faudrait parler des dieux de seconde génération, de Zeus en particulier, parce que ce sont eux qui imposeraient un ordre qui n’existait pas encore, un ordre qui donnerait la priorité à l’idée et non plus à l’expérience. Pour Hésiode, tout part de Chaos, Gaia, la Matière, en serait sortie de même qu’Éros, une force assurant la cohésion dans toutes les constructions de Gaia. Après avoir conçu le monde tel que nous pouvons l’observer, il a fallu le peupler. Tant que le Ciel et la Terre font des enfants, ils restent invisibles, et nous le comprenons puisqu’ils sont tous des dieux. Par contre, dès que les Olympiens prennent le pouvoir sur le Ciel et sur la Terre, après trois longues guerres monstrueuses, Zeus et Gaia s’entendent pour donner le jour à une race d’homme qu’Hésiode appelle les Demi-dieux. Ce sont des hommes qui pensent, puisque Zeus le veut ainsi, mais qui doivent se battre pour que leur pensée domine leurs actes. Certes, cela n’est pas dit clairement, mais les hommes combattaient pour survivre et il est arrivé un moment où le développement de leur système nerveux leur a donné une certaine aisance, un degré de réussite dans leurs efforts pour dominer la Matière, autrement dit le Monde. Les trois guerres de Zeus, sont les guerres que l’homme a dû livrer pour arriver à ce stade de mieux-être. Ce que nous oublions, et que les légendes n’oublient pas, c’est que ces guerres ne sont pas définitives et que les adversaires sont toujours face à face. Autant dire que le premier ordre que l’homme ait connu serait celui de Zeus, qui manifeste l’idée et qui symbolise un type d’être caractérisé par la capacité de penser avant d’agir. Il est possible d’imaginer que cela s’est produit bien longtemps

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avant la naissance des villes et l’éclosion d’une sédentarité utile aux progrès de cette espèce particulière parmi toutes les espèces qui peuplaient le monde. Nous pouvons penser qu’un tel ordre vint au monde en même temps que cette quatrième race hésiodique qui apparaît après un déluge décidé par Zeus et jugé indispensable pour détruire des hommes conçus par Cronos et totalement dépourvus de raison ! Mais c’est probablement aller trop vite en concluant de la sorte. Zeus a pris le pouvoir par la force sur les enfants de Gaia et d’Ouranos. Il a imposé son ordre ce qui ne signifie pas qu’il n’y avait pas d’ordre avant lui dans le monde. Il y avait celui d’Ouranos qui voulait que ses enfants restent cachés dans le ventre de sa mère, autrement dit confondus avec la Terre. À côté de cet ordre assez surprenant, il y avait celui de Gaia qui n’était autre que son amour pour ses enfants. C’est cet amour et la souffrance qui en découlait, à cause d’Ouranos, qui conduisit Gaia à demander le divorce, autrement dit la séparation d’avec Ouranos, et c’est Cronos, son plus jeune fils qui s’en chargea. Or le divorce se limita à émasculer Ouranos, à faire apparaître à la lumière du jour les enfants de Gaia et, sans que cela soit bien visible, à redonner à Gaia seule la force de procréer. Il faudrait bien un jour se pencher sur cette confrontation des ordres : celui de l’amour de la Matière pour les formes qu’elle génère, celui qui accompagne toute forme de pouvoir, le pouvoir étant alors, symboliquement confié aux hommes, à la virilité qu’Ouranos a perdue, enfin celui d’un amour idéalisé, qui n’appartient à aucun dieu de seconde génération, qui est seulement défendue par ceux qui considèrent que le Ciel est leur territoire. Certes, Cronos, qui est immortel comme Gaia et Ouranos, aura ses propres enfants qui deviendront les Olympiens, mais le plus important est que désormais, toutes les formes nées de la Matière, les hommes de la quatrième race hésiodique pour commencer, auront pour tâche de se reproduire. N’étant pas des créatures divines, les hommes restent sur le plan de leur constitution et de leur reproduction des enfants de Gaia, de la Matière. C’est pourquoi l’ordre qui semble s’imposer aux hommes depuis l’avènement de Zeus est

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un ordre contraire à la liberté et à l’originalité de la forme. Tous les ordres depuis celui de l’Idée ne peuvent qu’induire un sentiment de contrainte. Nous pouvons imaginer que la Raison est venue soutenir l’ordre de Zeus, puisqu’Athéna est sa fille. Mais nous pouvons imaginer aussi qu’elle est venue justifier l’impérialisme de l’Idée. Ce n’est pas l’Idée en soi qui représente une révolution dans nos comportements, mais la façon de nous en servir et c’est bien cette orientation qui se trouve à la base de toutes les philosophies qui fleuriront par la suite. Le Changement est important. Gaia, qui n’avait fait naître que des dieux, confondus avec la Matière, comme elle avait donné le jour à Ouranos, fit donc venir au monde des hommes à la demande de Zeus, des êtres doubles en quelque sorte héritant de Gaia les forces de la Matière et de Zeus la force nouvelle que représentait l’Idée. Autant dire que l’homme ainsi conçu, un « pense avant » pour reprendre l’expression poétique, s’est ainsi trouvé contemporain de deux ordres : un ordre matériel et un ordre divin, un ordre propre à la Matière et un ordre propre aux Olympiens désormais confondus avec le Ciel. À l’origine, l’affaire se passe entre les dieux, les hommes ne comptent guère plus que du bétail que les divinités tentent de conserver sous leur autorité. Les légendes sont nombreuses pour nous permettre de les imaginer dotés d’une telle qualité au demeurant très symbolique. Toutefois, le plus important est que les dieux se veulent berger des hommes et que cela passe par un jeu de rôles : les dieux vont s’efforcer de leur imposer leur conception de l’ordre et les mortels ne pourront qu’obéir ou tenter de devenir des dieux. Il est bien évident que ce sont les hommes qui distribuent les cartes de ce jeu et que les dieux ne sont que la manifestation de leurs idéaux. Aussi est-il permis de dire qu’à l’origine, les hommes étaient gérés par un ordre tout à fait maternel, mais que très vite ils revendiquèrent le pouvoir en l’associant à la capacité de penser avant d’agir.

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L’opposition entre « pense après » et « pense avant » laisse entendre que cela ne s’est pas fait tout de suite, dès l’apparition de la forme humaine. En accordant le pouvoir à Zeus, les croyants de l’époque ont certainement bataillé pour imposer leur choix. Il suffit, par exemple, de constater qu’Héra avait à Olympie un temple deux siècles et demi avant Zeus pour penser qu’il aura fallu du temps pour que les hommes changent de maître et de comportements. Ce qui se passe aujourd’hui, lorsque nous changeons de régime, se passait autrefois, peut-être plus lentement ! En découvrant la nécessité d’assurer le pouvoir politique, les hommes ont donné le pouvoir spirituel à des dieux guerriers, et ont vite associé la victoire et la façon de la prévoir, à l’Idée, mais aussi la Raison qui la renforce. C’est depuis cette révolution spirituelle que les hommes ont pris l’habitude de vivre en respectant un certain ordre et nous pouvons considérer toutes les philosophies ou même les religions comme autant de réactions concurrentielles et cependant respectueuses d’un seul ordre. Ce qui peut surprendre, mais relève de sa nature divine, l’ordre ne peut pas subir de controverse. Il ne peut être renversé que par la force et se révèle ainsi dans sa dimension tyrannique. L’ordre n’étant pas discutable, il ne peut qu’être combattu. Il est assez rare que nous nous interrogions sur l’art de penser. L’homme a-t-il fait le bon choix en le privilégiant ? Nous sommes tellement enfermés dans l’art d’émettre des idées, de les étayer, de les rendre incontournables, que nous n’imaginons pas qu’il puisse exister une autre façon de vivre, une autre façon d’être. Nous sommes aveuglés par tout ce que nous avons construit autour de deux notions qui nous dominent ; le temps et l’espace. Nous leur avons donné des bases telles qu’il nous est devenu incongru d’imaginer un monde sans elles. Et pourtant, il nous arrive de vivre des instants qui échappent totalement au temps et à l’espace tels que nous les utilisons ordinairement ! Il est clair que la raison n’est pas venue au monde dès le couronnement de Zeus et nous devons ajouter que la royauté de l’idée n’a pas immédiatement enlevé tout pouvoir à la Matière. Les aèdes s’empressèrent cependant de distinguer l’apport de

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chacun dans la construction des hommes : Gaia apporta le corps, Zeus apporta la pensée, autrement dit le mental, l’esprit, l’intelligence, le raisonnement, tout ce qui devait permettre à l’homme de dominer à son tour la Matière qui était en lui. En fait, c’est parce que les hommes voulaient le pouvoir qu’ils l’ont donné à Zeus plutôt qu’à Gaia, à l’ingéniosité des hommes plutôt qu’à la procréation assurée par les femmes. Les femmes feront naître les descendants de la forme, les hommes leur apprendront à vivre !. L’ordre que les hommes voulaient imposer en le confiant à Zeus peut apparaître comme l’opposition à une sorte de désordre ou manque d’ordre. Mais, celui qui ne domine pas le monde peut-il se contenter d’obéir à un ordre qui le maintient dans un rôle de serviteur ? L’ordre de Zeus ne fut pas immédiatement adopté et les hommes les plus intelligents ont dû se battre pour s’imposer. L’idée de mettre Chaos à l’origine du monde est bien une idée des hommes intelligents. L’ordre de Zeus s’impose à Chaos autant qu’à Gaia ! Mais en fallait-il un ? Ne sommes-nous pas enfermés dans une fausse dialectique, entre l’ordre et le désordre ? Pour moi Chaos représente tous les ordres possibles, la Matière et l’Amour assurant un ordre en même temps que les premières formes vont apparaître, bien avant que les tenants de l’idée en prennent le contrôle ! Le désordre ne pouvant être qu’un ensemble d’ordres contraires, l’ordre est flanqué habituellement d’un organe de répression, de coercition pour en assurer la pratique collective et interdire toutes sortes de dérives, tout retour au désordre. Gaia, en organisant le monde à sa façon n’a fait qu’utiliser un ordre à sa convenance, Zeus prenant le pouvoir ne fait que lui substituer un ordre plus guerrier, un ordre conquérant et non plus un ordre dominé par l’amour au sens maternel du terme. Les ordres que nous utilisons de nos jours ne sont qu’une infime minorité de tous les ordres possibles ! Quand donc verrons-nous que tous nos dieux sont des dieux guerriers, conquérants, despotes, et qu’ils utilisent un amour idéalisé qui n’a plus rien à voir avec l’amour maternel, celui qui appartient à la Matière ?

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Revenons sur cette rupture. La pensée remet en question le corps et tout ce qui convient à sa survie. Le corps était la pièce maîtresse de l’adaptabilité chez l’homme et il arrive un moment où certains trouvent qu’à l’aide d’une pensée prudente ou rusée il est plus facile de rester en vie et même de progresser. Nous avons là une double attitude ou une double orientation : en faveur de l’art de penser et en faveur de l’art de vivre socialement parlant. Les deux visions du progrès sont liées. L’ordre de Zeus s’impose à partir du moment où les hommes s’aperçoivent qu’ils sont plus fort regroupés qu’isolés devant les forces de la nature. Le regroupement et la sédentarité imposent le changement souhaité par les aèdes. Mais, plutôt que d’intervenir politiquement, ils agissent dans le prolongement des religions. Ils font intervenir les dieux pour valoriser l’ordre qu’ils veulent imposer. Bien avant la création des villes, des citadelles comme le suggère la légende de Thèbes, ou de Cadmée, les hommes ont été des chasseurs et vivaient en hordes comme les animaux, se déplaçant en fonction des besoins. Il a sûrement fallu des siècles, des millénaires pour voir les cités se politiser et se doter d’un clergé citadin. En fait, il faudrait se garder de laïciser trop vite les légendes et nous devons comprendre qu’elles ne font que vulgariser ce que les clergés de l’époque tentent de propager à leur façon. Comme il fallait valoriser la pensée, ils ont inventé un changement de pouvoir au sein des divinités et créé une distinction entre les dieux de première et de seconde génération. Les guerres de succession confirment la suprématie de l’idée. Notons qu’Homère ne fait qu’amplifier cette supériorité en la justifiant et en montrant qu’elle conduit les héros vers l’immortalité. Certes, il s’agit d’une immortalité inscrite dans la mémoire d’un peuple, mais il est aussi question de l’Île des Bienheureux où se retrouvent les héros après la mort. Avons-nous changé ? Sommes-nous toujours gouvernés par la pensée ? La pensée, comme la Matière, n’est-elle pas une divinité depuis l’origine et ne sommes-nous pas toujours les

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vassaux des dieux, ces dieux qui pour Socrate seraient nos maîtres ? Les hommes qui voulurent imposer la priorité des idées sur les actes ne furent-ils pas guidés par la crainte de leur disparition autrement dit de la mort ? L’idée ne leur est-elle pas apparue comme un intermédiaire disposant d’atouts pour la convaincre d’attendre un peu ou de passer son chemin ? La Raison n’est-elle pas née pour guider les hommes tout au long de leur vie et pour leur faire comprendre que la mort pouvait être considérée comme la fin d’une expérience évaluée par les dieux ? La mort pourrait-elle être utile pour les rejoindre, ou pour acquérir l’équivalent de l’immortalité ? En fait, les hommes ont surtout voulu en finir avec les fantaisies de la Matière, avec les changements qu’elle leur imposait, car ils ne pouvaient que les lui attribuer. Choisir un ordre c’était choisir la facilité, la continuité, la permanence, la possibilité de maîtriser le temps et l’espace, ne plus dépendre de l’invisible ou de l’inattendu. L’homme en éprouvait le besoin pour connaître le monde avec lequel il était en conflit permanent. Ce fut certainement le choix qui s’imposait pour donner naissance à ce que nous appelons aujourd’hui les sciences expérimentales qui étaient alors des observations entraînant des évaluations et des règles de vie. Pour connaître, l’homme avait besoin de temps. L’idée avait besoin de temps pour éclore, pour atteindre sa pleine maturité, pour hésiter et pour convaincre avant de s’imposer ! Cronos avait créé des hommes sans trop savoir pourquoi ni comment et ils vivaient comme des dieux en s’endormant au lieu de mourir. Zeus a perçu la nécessité de bien distinguer les deux formes de vie et de placer l’une sous la dépendance de l’autre. Ne sommes-nous pas toujours dans ce contexte auquel nous avons donné le nom de morale ? L’acte n’est-il pas soumis à l’effet qu’il doit produire ou risque de produire ? La pensée qui le précède n’est-elle pas l’équivalent d’une divinité qui chercherait à nous éviter toute forme de monstruosité ?

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L’homme n’est-il pas, aujourd’hui comme hier, dominé par le religieux, le profane par le sacré ? Sur ce point il est permis de laisser la parole à M. Eliade. D’abord un constat. Parlant de l’homme areligieux il nous dit : « L’homme se fait lui-même, et il n’arrive à se faire complètement que dans la mesure où il se désacralise et désacralise le monde. Le sacré est l’obstacle par excellence devant sa liberté. » (p.172) Mais l’homme doit tuer le dernier dieu pour se libérer totalement d’une tutelle qu’il trouve inacceptable. Il croit pouvoir affirmer que le monde n’a pas été créé par les dieux, l’homme encore moins. L’histoire qui met en lumière la relativité du réel lui donnerait raison. L’homme qui se veut agent de l’histoire ne peut accepter les histoires sacrées qui justifient chaque divinité. Cela ne facilite pas sa vie, mais la complique et même lui donne une résonance tragique. L’homme areligieux s’est construit lui-même et ne veut pas être dépossédé de ses efforts. Mais l’homme areligieux a-t-il réussi à se délivrer réellement de ses ancêtres religieux ? Pour M. Eliade ce n’est pas certain. « L’homme profane, qu’il le veuille ou non, conserve encore les traces du comportement de l’homme religieux, mais expurgées des significations religieuses. Quoi qu’il en fasse, il est un héritier, il ne peut abolir définitivement son passé, puisqu’il en est lui-même le produit. » (p.173) Il parle alors de toute une mythologie camouflée que l’on retrouve un peu partout dans ce qu’il lit, dans ce qu’il voit. J’ai rapidement abordé le cas des Jeux olympiques, les sportifs font la différence avec des championnats du monde et la différence porte bien sur la nature de la rencontre. Elle est associée à un rituel qui lui confère une dimension sacrée et cette dimension s’impose aussi bien aux athlètes qu’aux spectateurs, comme il y a trois mille ans ou presque. Que dire de toutes les formes d’initiations qui continuent d’exister et d’accorder une dimension quasi sacrée à toutes sortes de fraternités ! Lorsqu’il nous parle de l’expérience de la mort, il faudrait le faire comme Bernard Jeu qui donne au sport sa

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dimension spirituelle à travers une mort symbolique. Mort et renaissance alternent tout au long des compétitions olympiques sans que les mots soient dits, mais aussi sans que l’homme profane se sente contredit. L’homme moderne areligieux seraitil capable d’être double, profane à certains moments, religieux à d’autres ? Pour M. Eliade la réponse est simple : « Un homme uniquement rationnel est une abstraction. Il ne se rencontre jamais dans la réalité. Tout être humain est constitué à la fois par son activité consciente et par ses expériences irrationnelles. » (p.178) L’homme aurait enfoui dans son inconscient religion et mythologie, mais elles seraient là, à disposition. Il suffirait qu’une porte de l’inconscient s’ouvre pour que remontent à la surface des souvenirs oubliés ou refoulés. C’est peut-être là que la vie réelle offre à l’homme la possibilité de n’être ni l’un ni l’autre, de rester réaliste vis-à-vis du quotidien et d’éprouver le besoin de réfléchir sur ce que la vie a gardé de sacré. Il est possible de lire les mythologies en s’attachant à leur dimension de langage, il est aussi possible de les lire en essayant de décrypter leurs symboles et ils sont nombreux. Mieux qu’un langage, le mythe est un enseignement et c’est pourquoi l’ordre y trouve une place de choix. N’oublions pas que l’enseignement que nous délivrons aujourd'hui a connu des formes différentes, mais toujours avec la même intention qui était de préparer les plus jeunes à vivre comme les plus vieux. Nous avons pris l’habitude de dissocier l’enseignement des savoirs et celui de la morale, mais il est permis de penser que l’un devrait servir à l’autre Dans l’Antiquité cet enseignement était uniquement dispensé par l’intermédiaire de l’intelligence du cœur. La raison ne viendra s’imposer que tardivement sans pour autant se passer de cette intelligence affective et originelle. L’intelligence du cœur est l’intelligence de la Matière. Nous sommes toujours de la Matière et notre cœur n’est pas uniquement une pompe nous le savons quotidiennement.

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La lecture des mythes ne consiste pas à se distraire comme si nous étions des enfants. Elle permet d’une part de connaître la vie de nos ancêtres, de les regarder en train d’écouter des aventures épiques, mais surtout en les interprétant personnellement, elle nous permet d’autre part de comprendre le comment et le pourquoi d’une déification du réel. Nous ne pouvons pas retrouver la force des mythes si nous les traitons rationnellement. Il faut retrouver une âme d’ancêtre, en quelque sorte, pour capter l’essentiel du message colporté par les aèdes. Or pour faire abstraction de notre culture, de nos savoirs, il faut accepter de travailler sur leur dimension symbolique. Il est possible que cette façon d’agir ressemble à une démarche spirituelle. Mais comment comprendre l’homme religieux en demeurant areligieux ? Comment comprendre la raison chez Homère si nous en restons à la raison que nous essayons de développer dans l’esprit de nos enfants ? Il me semble que l’homme de tous les temps est d’abord un être qui vit à partir de ce que la Matière lui apporte, de ce qu’elle lui impose, car, quoi que nous fassions, nous ne pourrons jamais remettre en question son autorité à moins de ne plus exister, ce qui se passe lors d’un suicide. Il s’agit bien alors d’agir sur la matière et d’en finir avec tout ce qu’elle nous impose. Ne pourrait-on pas dire que c’est la situation qui met en lumière l’opposition entre le désir et l’ordre, entre l’ordre de la Matière et l’ordre de l’esprit ? La fuite que l’homme veut opposer à toutes les contraintes que son esprit a pu imaginer, car c’est bien lui qui en est le programmateur, n’est rien d’autre qu’un refus d’obéissance vis-à-vis de la raison qui apparaît alors comme le produit des autres ! C’est toujours notre raison qui se retrouve en conflit avec celle des autres, et même celle du monde, car même les pierres ont leur façon de commander. Allez en parler à un alpiniste, il vous dira comment il les respecte. Relisez Frison Roche54 !

54

FRISON ROCHE R. Premier de cordée. Paris, J’ai lu, 2007. FRISON ROCHE R. La grande crevasse. Paris, J’ai lu, 2009.

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Alors ! Ne faut-il pas comprendre que tous les discours qui tentent d’expliquer la part de religiosité qui demeure dans chacun de nos comportements font l’impasse sur la Matière, sur ce que nous sommes et que notre mental ne transformera jamais, si ce n’est très superficiellement. Certes, nous pouvons trouver du religieux un peu partout et même en souligner l’utilité, cela ne nous dispense pas de tenir compte du réel et le réel, avant d’être ce que nous percevons par nos sens, est bien ce qui se rapporte à la forme que l’homme social habite depuis le premier jour de sa venue au monde. La socialisation de l’homme ne lui confère pas la vie, elle ne fait que lui imposer un sens et le fait en lui donnant des ordres. Lorsque l’homme sent inconsciemment qu’il ne peut plus se soumettre à l’ordre raisonnablement ou religieusement admis par les autres, il cherche comment il peut échapper à la contrainte, il envisage de fuir. Or, cette fuite fait le bonheur et souvent la richesse des charlatans qui proposent leur propre façon de fuir. Je dis charlatans, parce qu’ils savent très bien qu’ils ne sont pas les seuls sur le marché et qu’ils doivent exercer et entretenir une mise en confiance meilleure que celle de leurs concurrents. Toutes les religions, comme toutes les thérapies font partie de cette catégorie. Platon les aurait probablement attribuées à des sophistes d’un nouveau genre, mais n’est-il pas un spécialiste du genre ? Il me semble parfois que notre erreur d’appréciation du réel vient du fait que nous croyons avoir clairement distingué ce qu’Auguste Comte s’efforçait de séparer en trois états : un état théologique, un état métaphysique et un état positif. Le premier expliquerait les phénomènes en faisant référence aux dieux, dans le second les dieux seraient remplacés par des forces abstraites tandis que le troisième se préoccuperait de rechercher les relations qui existent entre les phénomènes. On pourrait ajouter que dans le premier le pouvoir spirituel est tenu par un responsable religieux tandis que le pouvoir temporel est attribué à un monarque, souvent élu des dieux. Il existerait un état futur dans lequel le pouvoir spirituel serait tenu par les savants et le pouvoir temporel par des industriels et nous serions dans un état

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intermédiaire, un état de transition dont la tâche consisterait à supprimer le passé pour permettre l’éclosion du nouvel état positif. Mais comment ne pas être surpris de constater qu’Auguste Comte soit à l’origine d’une religion de l’Humanité ? Comment n’aurais-je pas été surpris en visitant New York, en 1976, de découvrir une église dédiée à Auguste Comte ? Le père de la sociologie, ne serait-il pas revenu sur ses efforts pour dominer le passé ? Pour E. Bréhier qui traite de l’Histoire de la philosophie55 il semble qu’A. Comte ne supporte pas « l’insurrection de l’esprit contre le cœur » et nous fait comprendre que pour lui, le progrès ne peut venir que d’un ordre tout en précisant : « Cet ordre n’est possible que si l’on peut unir la supériorité intellectuelle du savant et l’aptitude sociale du théologien. » (p.775) Lorsque nous nous gargarisons de positivisme, nous oublions souvent cette nuance qui est probablement due à un chagrin d’amour, et fait suite à la mort de Clotilde de Vaux. La sociologie positive que veut développer Auguste Comte doit montrer à l’homme qu’il n’existe que par référence à l’Humanité à laquelle il doit vouer un véritable culte. Elle est une réalité qui doit permettre de mettre de l’ordre entre les volontés individuelles. Bréhier précise alors ce que serait la religion de l’Humanité : « Dans une religion de l’humanité se joignent l’unité intellectuelle du polythéisme grec, l’unité politique du polythéisme romain, l’unité morale du christianisme » (p.776). Puis il ajoute, ce qui est fort utile pour comprendre la pensée de Comte, « Elle fait cesser la " régence de Dieu ", indispensable pendant la minorité de l’Humanité ; elle met fin à l’"insurrection de l’esprit contre le cœur" qui caractérise le conflit de l’intelligence critique du XVIIIe siècle avec la théologie » (p.776) 55

BRÉHIER E. Histoire de la philosophie. Tome III, XIXe et XXe siècles. Paris, Quadrige, 1984.

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L’homme est un être politique et historique parce qu’il le veut bien, parce qu’il ne peut se contenter du Chaos comme origine et que la Matière n’est qu’un support pour son intelligence et pour sa volonté. C’est son intelligence qui est à l’origine des dieux et non l’inverse, mais les religions ont pris tant d’importance vis-à-vis du malheur des hommes que toute forme de fuite ne peut que faire appel au divin, au Ciel qui en est un symbole. L’éternel problème que nous pourrions associer à un éternel retour, réside dans l’opposition entre la Terre et le Ciel tels que notre imagination les a fabriqués en faisant du premier un vassal et du second un monarque tout puissant. Toutes nos fuites sont dues à un malaise existentiel et finissent par demander au Ciel un bien-être momentané ou éternel. L’erreur des hommes qui veulent fuir consiste à attribuer la cause de leur malaise à la Matière alors que ce dernier est essentiellement dû à toutes les façons dont ils en ont usé pour essayer de ne plus en dépendre. C’est le besoin d’indépendance qui a poussé l’homme à promouvoir l’ordre de Zeus, autrement dit l’intelligence et la ruse, la raison beaucoup plus tard. La légende nous rappelle fort justement que Zeus et sa fille Athéna sont d’abord des spécialistes de la ruse, Ulysse ne plaisant à Athéna que parce qu’il est le plus rusé des hommes. Nous pourrions donner ici une image ou un symbole : chaque fois qu’un enfant échappe à la vigilance de sa mère, il se met en danger. L’homme, comme un enfant inconscient des risques qu’il prenait a voulu négliger la Matière, vivre sa vie, ou du moins suivre un ordre qui n’était plus l’amour de la TerreMère et tout ce qui lui arrive est bien le fruit de l’histoire, mais une histoire qu’il a lui-même écrite à l’aide de sa pensée. Que nous puissions être aujourd’hui encore des êtres à la fois religieux et areligieux, se comprend et montre que nous ne changerons pas vraiment tant que nous considérerons la Matière comme un facteur de progrès sans importance. Tant que nous vouerons à notre cerveau un culte qui fait de nous des êtres religieux, même si nous nous targuons d’être positifs, nous nous mettrons à son service. Il est la divinité que nous honorons sans nous en rendre compte et il est absolument trompeur

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d’opposer l’intelligence du cerveau et celle du cœur puisque nous avons affaire à deux ordres divins. Nous pourrions dire que ce sont les mortels qui ont canonisé le cerveau, mais ils ne s’en sont même pas aperçus. À moins qu’ils ne l’aient fait pour fuir l’ordre de la Terre ce qui serait bien possible. Comment expliquer alors que notre besoin d’indépendance nous ait opposés à la Terre, à la Matière ? Si nous existons, c’est d’abord parce que des éléments de Matière se sont agglomérés pour donner naissance à une forme. Oui, mais, tous les éléments de cette forme sont de la Matière, le cerveau y compris. La pensée est donc indirectement une production de la Matière. Comment le cerveau a-t-il pu connaître une telle autonomie et revendiquer le pouvoir sur l’ensemble de la forme ? Si l’on admet que la Matière donne la vie à la forme et que la vie se traduit par deux forces complémentaires et indispensables : une force de construction ou d’amour et une force de destruction permettant de lutter contre tout ce qui serait contraire à cet amour, il a donc fallu que le cerveau entre en conflit avec ces deux forces et les combatte pour imposer son ordre, un ordre contraire à l’amour tel que le concevait la Matière ! Autant dire que la Matière elle-même aurait introduit dans la forme une force qui lui serait contraire ou pourrait le devenir. Une telle possibilité ne devrait pas nous surprendre. La Matière, voulant mettre la forme à l’abri d’une destruction totale et même la doter d’une force de progrès capable de lui assurer son adaptabilité dans le monde, s’est piégée elle-même et n’a pu que rendre possible un effort contraire à l’amour, ou du moins un ordre différent de l’amour. Essayons de mieux comprendre. Parce que la forme était vulnérable ou du moins devait pourvoir, à tout moment, à son adaptation au monde il fallait bien qu’elle garde en son sein un minimum d’autonomie, d’indépendance. La Matière avait pu construire une forme en usant uniquement de son amour de Mère, elle ne pouvait l’imposer à la forme qui devait connaître une relation d’échange

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avec l’ensemble des autres formes ou plus généralement avec le monde. Or, si la Matière était immortelle, il n’en allait pas de même de la forme qui pouvait disparaître à tout moment. L’amour qui avait conduit à l’agglomération des parcelles de Matière ne pouvait pas régner sur leurs relations souvent conflictuelles avec le reste du monde. La forme devant trouver sa propre force de survie a finalement confié cette lutte à la partie qui lui semblait la plus à même de livrer tous les combats. C’est ainsi que le cerveau est devenu la pièce maîtresse de la forme. Lorsqu’Hésiode nous rappelle que l’amour est contraire à la raison, puisqu’il met la sagesse en déroute, il ne fait que souligner que l’enfant d’Aphrodite et non le premier Éros qui assiste Gaia dans toutes ses constructions, est un descendant de Zeus, de l’Idée, et donc hostile par nature à la Matière. Le cerveau pouvait bien être une partie de la forme, mais il n’était plus dépendant de la Matière. Il avait toute liberté pour diriger la forme et il a pu s’imposer à partir du moment où il s’est montré plus efficace dans la lutte pour sa survie. En prenant de l’importance, il a finalement pris le pouvoir et inventé son propre amour ainsi qu’une dévotion nouvelle. La forme s’est trouvée sous l’autorité du cerveau au lieu de l’être sous celle de l’amour maternel. Mais le nouvel ordre n’a pas pu faire disparaître l’ancien. Parce qu’il correspondait mieux à une forme de vie, politique et économique, il a fini par s’imposer. Peut-être pourrions-nous expliquer ainsi l’association qui, de par le monde, a longtemps dominé : celle du politique et du religieux, du combattant et du croyant. Psyché ne deviendra l’épouse du dieu Éros qu’à partir du moment où elle se donnera entièrement à lui. Elle subira tous les tourments possibles tant qu’elle luttera pour le rejoindre et ce n’est que dans un sommeil qui pourrait être l’équivalent de la mort qu’elle sera emportée par son époux. La leçon que nous donne Apulée dans l’Âne d’or56 est significative et nous 56

APULÉE L’Âne d’or ou Les Métamorphoses. Traduction et notes de P. Grimal. Paris, Gallimard, 1958. Préface de Jean Louis Bory 1975.

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apprend que notre cerveau reste l’éternel ennemi de l’amour dans lequel l’aimé se donne entièrement, comme l’enfant vis-àvis de sa mère. La pensée est donc devenue l’adversaire de l’amour qui gouvernait la forme sans pour autant devenir l’adversaire de la Matière. C’est pourquoi, ajouterons-nous, le cerveau continue à revendiquer sa couronne, mais ne peut le faire que durant la vie de la forme. La mort de la forme met un terme à sa volonté de puissance. Attention toutefois ! Apulée nous présente ici une vision chrétienne de l’âme qui doit se battre contre le corps ou les chaînes qui l’entravent, chaînes placées sous l’autorité d’Aphrodite, fille de Zeus. Même en opposant deux Éros, l’un que l’âme cherche et fait fuir, autrement dit Cupidon, l’autre que viendra enlever Psyché lorsqu’elle sera endormie, nous ne comprenons pas le fond de l’aventure. Psyché endormie trouve dans le sommeil une absence totale de contrôle conscient sur sa vie. Elle redevient Matière et n’a plus à se battre contre ses idées. Si l’Amour peut l’enlever c’est bien parce qu’elle n’est plus sous la dépendance de sa pensée et je dirai qu’elle vit alors ce que peut vivre un méditant lorsqu’il ne cherche plus rien et que la lumière vient à lui sans qu’il le veuille. Ce rapport de force et cette victoire du cerveau, non encore acquise, expliquent l’ensemble de nos comportements et la présence en nous d’un besoin de croire à côté de l’intelligence ou de la raison. Nous ne serons jamais unifiés parce que la forme, bien que née par amour, n’existe que dans une atmosphère de lutte. Non seulement cette lutte se situe entre la forme et le monde, mais elle se situe aussi à l’intérieur de la forme entre ses différentes parties et le monde. À la manière d’un savant qui ferait des expériences dans un laboratoire, la Matière s’amuse à produire des formes qui sont l’équivalent des idées préconçues. Si l’idée de la Matière est bonne, la forme a des chances de perdurer. Mais, comme tout change, et que le changement lui-même échappe à la Matière, la Matière ne peut pas tout prévoir et certaines de ses expériences durent moins longtemps que d’autres. En ce qui concerne l’homme, il semblerait que la Matière ait pu prévoir l’essentiel des besoins de la forme. Disons qu’en lui donnant la

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capacité de se reproduire elle a trouvé une arme défensive qui semble lui conférer une sorte d’immortalité. Pour autant, la forme n’est pas à l’abri d’une disparition et il semblerait que le cerveau lui-même ne puisse lui être d’un secours éternel. Ce qui pourrait nous effrayer, c’est la capacité du cerveau à jouer comme il le fait avec la Matière, du moins avec l’ensemble des formes qu’elle a pu produire. Parce que l’homme oublie que la vie est donnée par la Matière, il en est arrivé à penser que son cerveau pourrait créer la vie. Cette forme artificielle de vie ne pourrait être qu’opposée à la vie de toutes les formes et mettre en danger l’existence même de la forme humaine. L’apprenti sorcier croit pouvoir donner naissance à une nouvelle forme, il oublie seulement que la Matière échappe à ses inventions. L’homme ne peut envisager que des formes intelligibles, donner une apparence de vie à des êtres comme le robot qui faisait le tour de la Crète pour interdire tout débarquement. L’homme ne peut créer la Matière puisque c’est elle qui le crée !

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FAUT-IL AVOIR PEUR DE LA MORT ?

Si le Ciel n’est pas un lieu approprié pour fuir devant les désagréments de l’existence, la mort ne saurait être le meilleur moyen de les éviter, ni l’objectif vers lequel il serait possible de s’orienter pour ne plus souffrir. Certains font ce pari, mais ne sont pas revenus pour nous assurer du succès de leur entreprise. La mort peut-elle être considérée comme un remède contre la souffrance ? La souffrance peut prendre une telle intensité que l’homme puisse envisager d’y mettre un terme brutalement. Mais les souffrances les plus coutumières sont plus souvent surmontées à l’aide de drogues ou d’interventions chirurgicales, de thérapies comportementales ou de soins psychiatriques ? La souffrance serait-elle l’effet plus ou moins envahissant et désagréable d’une cause matérielle ? Si la santé peut être mise en rapport avec le silence des organes, comment ne pas admettre qu’elle puisse résulter d’une absence plus ou moins grande de santé et qu’elle soit essentiellement un cri d’alarme de nos organes, de notre corps, des parcelles de Matière qui perdent une partie plus ou moins grande de leur cohésion ? Ne peut-on pas dire qu’elle correspond à un manque d’amour si ce dernier est la force qui maintient la santé ? Je reste convaincu que les individus, dans leur majorité, n’aiment pas leur corps, ne vivent pas avec lui une véritable relation amoureuse en le prenant pour un simple objet utilitaire ce qui entraîne un grand nombre de souffrances. La souffrance peut-elle avoir un sens caché et pourrions-nous le connaître ?

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La souffrance disparaîtrait-elle si nous donnions à notre corps la priorité que notre esprit lui a fait perdre depuis longtemps ? La mort elle-même pourrait-elle être assimilée à une preuve d’amour ? Serait-elle une réponse amoureuse à notre corps en détresse et dans ce cas, il s’agirait d’un amour maternel ? La mort continuerait-elle à nous harceler si notre esprit acceptait d'être avant tout de la Matière? La difficulté que posent de telles interrogations provient du fait que nous associons la souffrance et la mort jusqu’à les confondre. Bien souvent l’une suit l’autre, mais il arrive aussi que la mort ne soit pas liée à une souffrance quelconque. Je n’irai pas jusqu’à dire que toute souffrance est psychologique par nature. Cela n’aiderait pas à répondre. Toutefois, indirectement, n’est-il pas possible de dire que la capacité d’émettre des idées est pour le moins responsable du statut que nous lui donnons ? Si, à l’origine, la Matière est immortelle, si elle n’est pas confrontée à la survie comme les formes qui n’en sont qu’une manifestation, nous pouvons concevoir qu’elle soit dans l’ignorance de la souffrance. Or, la mythologie, Hésiode en particulier, dit que c’est à cause d’Ouranos que Gaia, contrainte de garder ses enfants dans son ventre, demande leur aide pour ne plus souffrir ! Hésiode n’a-t-il pas utilisé ce que tout le monde pouvait observer, à savoir les douleurs de l’enfantement, pour justifier la séparation de la Terre et du Ciel ? Si la naissance des formes est liée à la souffrance, il est évident que cette dernière ne peut être le fruit d’une idée puisque le règne de Zeus n’avait pas encore commencé. Gaia souffre parce que son ventre ne peut plus contenir ses enfants monstrueux, mais ne serait-ce pas à cause de leur monstruosité ? Notons qu’elle ne demande pas une césarienne pour les mettre au monde, elle veut que son mari soit émasculé et nous savons que cette opération est symbolique sur le plan spirituel. Pour ne plus souffrir, Gaia a besoin qu’Ouranos ne lui fasse plus d’enfants puisqu’il ne fait que des monstres. Ne regrette-t-elle pas de s’être trompée en donnant une responsabilité à son fils qui ne fait qu’en abuser

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tout en désirant que ses enfants restent cachés ? Notons, au passage, que ses créations, en quittant l’obscurité ou la sécurité du ventre de leur mère, deviennent de la Matière exposée au changement puisque Cronos crée le temps en même temps qu’il sépare la Terre du Ciel. En devenant le Ciel, Ouranos perd sa virilité et devient le royaume des dieux qui pensent et ne sont plus tout à fait des monstres. Il perd la capacité de procréer et devient le symbole d’une immortalité spirituelle. Il abandonne à la Terre celle d’engendrer des formes et se contente d’être un royaume virtuel dont la fonction sera d’attirer celles qui combattront pour perdre leur monstruosité. N’oublions jamais que ce sont des hommes qui inventent cette histoire et que derrière les mots ou les symboles se trouvent leurs idées, leurs conceptions de la vie, leur volonté de puissance aussi. Ce sont eux qui ont traité les premiers dieux de monstrueux soit parce qu’ils restaient cachés, soit parce qu’ils ne pensaient pas ! Il faudra attendre le XIXe siècle pour que G. Saint-Hilaire leur accorde une nouvelle forme d’observation en créant la tératologie. Au temps d’Hésiode, le monstre est un être fabuleux qui a sont importance comme les autres formes observables et possède un rôle social et même éducatif. Il deviendra par la suite un objet de curiosité, un objet qui se montre, mais les Titans n’ont rien à voir avec la femme à barbe que l’on exposera plus tard dans les foires ! La souffrance que les aèdes imposent à Gaia est probablement plus pédagogique que nous ne le pensons spontanément. Or, Ouranos est une création de Gaia, il est donc de même nature et de ce fait aussi monstrueux que peut l’être sa mère qui est aussi son épouse. Ils sont à l’origine de la monstruosité de leurs enfants. Nous pouvons alors imaginer qu’en leur demandant de castrer leur père, Gaia veuille surtout les sortir de l’obscurité, leur donner une responsabilité dans un monde qu’elle voudrait voir fonctionner, nous dirions volontiers leur donner la vie et juger, comme un artiste, de son chef d’œuvre que représente le monde. Le problème, qu’elle ne prévoyait peut-être pas, est qu’en devenant autonomes ses enfants allaient se disputer, comme tous les enfants le font aujourd’hui. Celui qui aura le courage d’intervenir découvrira

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sa puissance et voudra commander, garder le pouvoir et donnera naissance aux souffrances, des dieux pour commencer, des hommes par la suite. Il est aussi permis d’imaginer que Gaia savait très bien ce qui allait advenir, mais qu’elle devait laisser les Titans sortir de son ventre, comme elle était sortie de celui de Chaos. Les légendes sont nées pour nous expliquer certainement autre chose et la genèse des dieux est presque secondaire. Elle est une sorte d’effet de miroir. Les hommes vont s’instruire en étudiant les aventures des dieux avant de découvrir celles des héros. Les dieux sont immortels, mais ils doivent obéissance à Zeus, ne peuvent revenir sur leur soumission sans devenir parjures et craindre jusqu’à l’exil du royaume qui leur est réservé. L’exil est alors l’équivalent de la plus terrible des souffrances. Les hommes connaîtront semblable dépendance vis-à-vis des monarques ou des tyrans qui prendront le pouvoir à leur tour. Les mythes enseignent une manière de vivre sans avoir besoin de la raison à moins qu’ils ne soient eux-mêmes la manifestation d’une raison qui se passerait d’Athéna ! Dans l’acte I de la création du monde, la souffrance de Gaia trouve donc son remède. Le remède est bien de faire sortir de son ventre tous ses enfants et de les faire vivre ce qui va enclencher d’autres souffrances liées désormais à la recherche du pouvoir. Dans l’acte II, celui de la naissance des formes, la souffrance apparaît alors pour accompagner leur survie ou l’ensemble des combats nécessaires au maintien de la cohésion sans laquelle elles disparaîtraient. Certes, tout ne va pas aussi vite dans la genèse des hommes. Le monde semble immuable aux poètes et les hommes, d’abord semblables aux dieux monstrueux qui acceptent de se montrer, comme Cronos, vont naître sous la forme de demi-dieux. C’est parce qu’ils sont à la fois des enfants de Gaia et de Zeus, Gaia pour le corps, Zeus pour la faculté de penser, que les hommes vont connaître une souffrance particulière. Cette souffrance doit leur permettre de devenir des dieux à part entière, comme Héraclès, ou seulement des êtres qui seront honorés. La mort est alors pensée non pas comme un remède devant la souffrance, mais comme une épreuve indispensable

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pour accéder au banquet des divinités. La mort est le chemin du Ciel pour les meilleurs ! Les poètes ou les intellectuels du moment, en donnant la priorité à l’idée et à la raison, encouragent les hommes à mourir pour renaître sous la forme de héros inoubliables. Ils s’efforcent de dompter la violence qui accompagne la monstruosité. Notons bien qu’il ne s’agit pas ici d’une simple renaissance, mais déjà d’une résurrection puisqu’il s’agit de renaître en tant que divinité et de partager le royaume céleste. Dans l’Iliade, Homère nous parle surtout de la mort des simples soldats ou des monarques qui s’entretuent pour devenir des héros, Achille étant l’exemple de l’homme qui choisit une vie courte et glorieuse pour devenir l’équivalent d’un dieu. En marge du contexte particulier des guerres entre les dieux, la souffrance peut donc être envisagée comme un signe permettant aux formes de retrouver une cohésion qui n’est plus assurée par l’enfant de Chaos. En naissant, les formes deviennent vulnérables et doivent se prendre en charge pour survivre ce qui n’était pas le cas des dieux lorsqu’ils étaient cachés par le ventre de leur mère, lorsqu’ils étaient encore de la Matière immortelle et même lorsqu’ils vinrent animer le monde, comme Hélios qui sera chargé de l’éclairer. En se montrant, en sortant du ventre de Gaia, les divinités vont devoir jouer un rôle et participer à l’ordre voulu par Zeus. Ce n’est plus Gaia qui gouverne le monde, mais Zeus. Les hommes qui vont naître dans cet univers, éclairé par Hélios et contrôlé par Zeus, connaîtrons une lutte incessante pour survivre, autrement dit imposer leur être afin de ne pas disparaître. En fait, ils connaîtront un double combat. Pour être, ils devront fournir des efforts et ne pas craindre certaines souffrances. Pour devenir des dieux, ils devront produire d’autres efforts, subir d’autres souffrances et même rechercher la mort. On voit clairement que le statut de la souffrance et celui de la mort diffèrent totalement. La mort ne peut pas être un signe pour l’homme tel que nous l’avons construit à force d’observations, de définitions, de preuves et de lois. Par contre, nous pouvons l’interpréter comme une aspiration à redevenir

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immortel, à revenir dans le ventre de la Grande Mère sur le plan symbolique. La mort ne saurait être considérée comme une fuite. Elle est une force que la Matière, en libérant ses enfants, leur aurait accordée en guise d’héritage pour induire chez eux le besoin du retour à l’obscurité et la tranquillité que peut leur offrir son ventre. Les hommes ne sont plus des dieux. Toutefois, nous pouvons penser que nos ancêtres, enfants de Deucalion et de Pyrrha, ont hérité de forces indispensables à leur survie et à leur procréation puisque n’étant pas immortels ils ne pouvaient être que voués à disparaître. Leur désir de devenir des dieux n’apparaîtra que plus tard et ne saurait se confondre avec des forces de survie. Il ne faut pas les confondre non plus avec la mort qui est liée au besoin de retour dont leur forme a hérité en naissant. Si nous poursuivons ce raisonnement, le Ciel, Ouranos émasculé, deviendrait le remède aux souffrances des formes, en particulier la forme humaine. À la surface de la Terre, les hommes souffrent, comme le dit Hésiode dans Les travaux et les jours, et c’est en prenant le chemin du Ciel qu’ils pourront échapper à cette souffrance. À ce stade de la réflexion et en faisant référence à Homère, nous pouvons penser que la mort héroïque, la mort jeune ne peut plus être une souffrance à laquelle il faut trouver un remède puisqu’elle est, elle-même, un remède à une vie de labeur. Le héros devient immortel et la boucle serait bouclée si cette immortalité n’était pas essentiellement un substitut et si les héros ne restaient pas des hommes ! Tout ce qui vient d’être imaginé, le fut par des hommes et ne peut résulter que de leur propre vision de la souffrance et de la mort, donc postérieure à l’expérience de la survie. Dans leur ensemble et avec plus ou moins de succès, les religions seront un remède aux souffrances terrestres. La chrétienté n’a rien inventé de mieux que ce qui permettait aux hommes de survivre, longtemps avant la crucifixion de Jésus. Elle a perfectionné le remède en agissant sur deux pôles essentiels : la responsabilité des hommes clairement affichée et

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la résurrection en Dieu qui remplace la mémorisation des faits héroïques. Cela se pratiquait déjà partiellement dans l’Antiquité et les sites oraculaires offraient aux mortels de l’époque des réponses plus ou moins précises aux questions qu’ils se posaient, aux souffrances qu’ils ressentaient. Ils étaient réconfortés par les clergés qui interprétaient les réponses divines. N’est-ce pas ce que fait l’homme de nos jours lorsqu’il s’adresse à un représentant de sa religion ou secrètement à sa conscience en espérant résoudre quelque difficulté d’existence ? Nous pourrions penser que les souffrances proprement corporelles échappent à cette analyse ! En fait; ce serait nier les sacrifices des premiers chrétiens dont il est impossible de nier les souffrances matérielles. Ils ont souffert dans la chair, mais ils ont supporté leur souffrance pour renaître dans le Ciel ou plus exactement en Dieu ! Toutes les croyances, d’hier et d’aujourd’hui ont imaginé des remèdes à nos souffrances existentielles. C’est parce que nous existons, autrement dit que nous sommes sortis du ventre de notre mère, comme les dieux, que nous souffrons d’une façon ou d’une autre. Cette sortie du ventre de Gaia, autrement dit cette séparation vis-à-vis de la Matière, n’implique absolument pas que la nature des formes soit remise en question. Elles restent de la Matière, mais n’étant qu’un agencement particulier de parcelles, liées entre elles par le désir de s’accoupler, elles perdent l’immortalité que Gaia n’a pu leur transmettre que partiellement et pour un temps limité, celui qui permet de connaître l’expérience de la vie manifestée. Une autre approche de la souffrance nous est donnée dans le bouddhisme qu’il ne faut surtout pas considérer comme une religion, ni une philosophie. Il serait préférable de la prendre pour une sorte de compte rendu savant, le résultat d’une recherche comme pourraient l’entreprendre nos chercheurs en laboratoire en observant le monde autour d’eux. Le chercheur serait ici le Bouddha souhaitant trouver une façon de faire cesser les souffrances dont il a tout simplement observé les effets tels qu’ils se montraient aux portes de son palais. Faut-il parler d’enseignement ? Il rapporte ce qu’il a observé, ce qu’il a compris après l’expérience de la méditation et offre à ses

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semblables la possibilité de faire la même découverte. Chacun est invité à agir comme il convient pour saisir l’origine de la souffrance et la façon d’en obtenir la cessation. Pour le Bouddha, la souffrance est le fruit de l’ignorance et l’ignorance découle du fait que nous sommes des formes et que nous en prenons conscience. Le remède se situe alors à trois niveaux et consiste à supprimer trois sortes d’attachements : aux croyances, aux philosophies, aux opinions de toutes sortes pour commencer, ensuite aux désirs, et enfin à l’orgueil. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin pour comprendre que la souffrance accompagne la naissance des formes et qu’elle résulte d’une prise de conscience de notre état. Toutes nos idées, qu’elles soient politiques, religieuses ou autres entretiennent notre souffrance au lieu de la dissiper. C’est parce que l’homme est un penseur qu’il souffre ! Il est tout aussi évident que nous sommes submergés de désirs à longueur de journée, tout au long de notre existence, et que ces derniers sont tous des causes de souffrance, le désir de ne pas mourir étant probablement le plus insensé. Enfin, parce que l’homme se veut distinct et supérieur à toutes les autres formes, il a développé un orgueil qui ne cesse de l’enchaîner à la souffrance qui résulte de sa soif de pouvoir. L’homme d’aujourd’hui est bien un enfant de Cronos. Il a hérité de son père une sorte de monstruosité qu’il s’efforce de cacher, mais qui est mise en évidence par sa volonté de gouverner le monde. Là, peut-être, se trouve l’origine de difficultés entre une soif de pouvoir et un désir d’intégrer le royaume des dieux. En venant au monde, les formes découvrent cette dualité qui les ronge en les conduisant à se battre ou à disparaître ! La mort correspondrait à la fin d’un dualisme destructeur et l’homme, comme toutes les productions de la Matière, serait entraîné par deux forces contraires : l’une servant à dominer le monde, l’autre à revenir dans le ventre de sa mère, à redevenir de la Matière. La première serait en relation avec l’art de penser et la recherche du sens de la vie, la seconde serait le souvenir, inscrit dans les éléments qui

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constituent la forme, d’une réalité invisible et incontrôlable par notre pensée. Nous voyons alors que les idées, qu’elles soient politiques, philosophiques ou religieuses, sont liées à la première des forces et que seule la mort est en relation avec la seconde. Elle échappe à l’entendement, à la raison, à notre volonté de puissance bien entendu. Mais, qui, aujourd’hui, se donne le temps de se regarder tel qu’il est et non tel que les autres veulent qu’il soit ? Lorsque je dis que nous sommes essentiellement des croyants, je ne fais que constater un fait qui saute aux yeux si nous acceptons de regarder le réel et non de brandir des idées qui sont autant de voiles recouvrant la réalité. Nous n’avons pas cessé de morceler le réel pour mieux l’analyser et en tirer des lois. Mais ces lois permettent-elles de mieux comprendre l’origine de nos souffrances ? Lorsque nous avons mal à la tête, nous prenons de l’aspirine ! Avons-nous perçu la cause réelle de notre souffrance ? Nous agissons vis-à-vis d’elle comme nous agissons vis-à-vis de l’inconnu. Nous la traquons pour l’expliquer et la faire disparaître, mais, tant que notre corps sera dominé par la pensée, il restera la cause de toutes nos souffrances. Je dirai que nous soignons les effets de ces dernières non les causes réelles. Je crois que le mythe d’Arachné est celui qui nous montre le mieux ce que nous sommes devenus à cause de la raison que nous avons placée au-dessus de tous nos comportements. Nous sommes devenus des araignées qui tissent leurs toiles et les connaissances sont comme des filets dans lesquels nous nous trouvons englués avant d’en subir les conséquences. Toutes les idées sont des fils qui nous piègent et nous sommes devenus le festin de la raison. Toutes les croyances n’ont fait qu’ajouter de nouveaux filets à ceux que les chefs de clans ou de cités avaient inventés pour imposer l’ordre qui leur semblait meilleur et surtout plus profitable. Toutes les sectes, religions, confréries, communautés, fraternités tissent des toiles en s’efforçant de garder leur pouvoir, afin de survivre ou de s’imposer. Il en est ainsi depuis

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que l’homme a confié à d’autres le soin de le guider, de lui enseigner la vérité. Parce que la mort est devenue la seule force à laquelle nous ne voulons pas obéir, nous souffrons tout en acceptant l’adoubement de toutes celles qui disent nous aider à surmonter la souffrance et la mort qu’elles prétendent nous éviter. En arrivant au terme de cet essai, je voudrais nuancer ce qui pourrait passer pour une critique sans compromission. Ce que je veux souligner avant tout c’est notre soumission presque absolue aux connaissances que nous avons accumulées de génération en génération. Je voudrais montrer que l’homme a choisi pour survivre l’usage des idées et qu’il garde aujourd’hui l’impression d’avoir fait le bon choix. En fait, il n’a pas choisi, il a suivi l’évolution de sa forme et s’est confié, en quelque sorte, à l’autorité grandissante de son cerveau. Ce faisant, en négligeant que ce dernier était essentiellement de la Matière, il n’a développé qu’une forme de curiosité, qu’une façon d’acquérir des connaissances utiles puisque sa survie en dépendait. Sans y prendre garde il a abandonné toute autre façon de progresser du connu vers l’inconnu et lorsqu’il s’est aperçu que son cerveau ne pouvait pas tout expliquer, il a réinventé les dieux. Il semble, aujourd’hui, que sa nouvelle fuite le conduise à faire de son cerveau une divinité capable d’engendrer de nouvelles formes qui ne seraient plus des hommes tels que nous les avons observés jusqu’ici. Je ne cherche pas à prouver que tout ce que notre cerveau a pu inventer, en partant d’une observation de plus en plus fine de son environnement, n’a fait que lui apporter de la souffrance. Si nos inventions peuvent engendrer le bien et le mal, pour rester sur le plan d’une morale aussi bien laïque que chrétienne, ce ne sont pas elles qui doivent être incriminées, mais la dualité qui fait de l’homme à la fois un monstre, au sens populaire du terme, et un aspirant à l’excellence. Ce que l’homme n’a pas pris en compte c’est son incapacité à choisir entre le bien et le mal de façon collective. Or, il ne peut pas le faire avec son intelligence, avec sa raison, avec toutes ses

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croyances. Tant qu’il cherchera à intervenir avec son cerveau, il restera impuissant devant son imagination et plus encore les forces qui le conduisent à gouverner. Toutes les images du surhomme qu’il rêve de devenir ne sont que des impasses engendrées par son intelligence. Tant qu’il ne prendra pas en charge la réalité, autrement dit le fait qu’il est une forme qui passe son temps à conserver sa cohérence et à lutter pour qu’elle ne disparaisse pas, il ne verra pas qu’il existe d’autres façons d’approcher ce qui est. Ces autres façons existent, mais elles remettent en cause le pouvoir de ceux qui donnent des ordres pour mieux le garder. L’homme continue à agir comme ses ancêtres qui ont inventé Zeus pour masquer leurs inquiétudes, ou qui ont inventé les dieux pour contrôler des comportements contraires à leurs besoins de pouvoir. La souffrance qu’il s’impose finalement est due à son refus d’abandonner toute forme de pouvoir et, parallèlement, à son refus de ne plus prendre en compte sa dualité qui ne fait qu’accompagner ses luttes multiples. Il lui suffirait de comprendre qu’il peut analyser la souffrance autrement pour s’en libérer et connaître le bonheur sans avoir à le défendre. L’homme n’est pas destiné à combattre et le mythe de Don Quichotte nous le rappelle. En prenant nos désirs pour des réalités, nous luttons contre le vent ! La peur de perdre les idées que nous chérissons nous entraîne à devenir agressifs et la pire d’entre elles est que nous ne voulons plus dépendre de notre origine : la Matière. C’est nous qui refusons notre origine et qui voulons croire que le Ciel peut être conquis, mais c’est aussi nous qui oublions que la Matière est immortelle et qu’il suffit de revenir dans son ventre pour le devenir aussi. Parce que nous sommes des descendants de Cronos nous voulons échapper à la tutelle de la Matière et rester loin de son ventre, nous subissons toutes les souffrances que les Érinyes nous imposent en compensation. Nous ne tenons pas assez compte de la nature de nos idées.

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Lorsque nous parlons de prise de conscience, nous ne pensons pas que prendre conscience c’est isoler un être qui prend conscience de l’objet qui devient conscient. Prendre conscience c’est diviser le monde en deux, c’est donner de l’importance à une opération intellectuelle qui sépare l’homme de ce qui ne serait pas lui, qui impose une façon de penser comme si elle était la seule façon d’être au monde et de raisonner. Prendre conscience que l’homme existe n’est pas l’équivalent d’exister ! La prise de conscience prolonge la castration d’Ouranos. Nous coupons le monde en deux pour nous l’attribuer. Le Tout est divisé puis réunifié par la pensée ou la prise de conscience, mais il passe, en même temps, sous le contrôle de celui qui rassemble, il n’est plus le même ! L’homme n’est finalement qu’un rassembleur de connaissances qui portent sur des parcelles de Matière, jamais sur le Tout dont elles proviennent. Or le Tout, qui semble être essentiellement une préoccupation philosophique, est d’abord la Matière avant qu’elle ne se disperse dans des formes dissemblables. Il est plus qu’évident que tous les acquis n’ont jamais pu intervenir pour diminuer ou supprimer la souffrance. Disons même que le cerveau de l’homme est devenu le lieu par excellence de toutes sortes d’inventions capables de l’engendrer. La domination de l’homme par l’homme, qui à succédé à la domination de la nature par l’homme, avait certainement besoin de la souffrance pour imposer des ordres utiles au maintien de tous les pouvoirs qui se sont succédé ou qui découlent les un des autres dans une ronde infernale ! Pour brider leur orgueil, qui finira par causer la destruction de la forme humaine, les hommes ont pensé qu’en situant des dieux au-dessus d’eux, pour les surveiller ou pour leur servir de modèles, il serait possible de diminuer la monstruosité physique et mentale de certains pour mettre au sommet de leur pyramide des surhommes semblables à des dieux. Nous voyons ce que cela donne et ne pouvons que douter d’un tel remède. Tant qu’il restera un homme qui veut gouverner, le remède ne sera pas applicable. Or l’aspiration au pouvoir est une force qui a la mort pour seul adversaire. Nous

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pensons ordinairement que la mort conduirait l’homme vers toutes sortes de souffrances ! Mais n’est-ce pas l’idée que nous nous faisons de la mort qui est la cause de nos malheurs ? En faisant d’elle l’obstacle d’un pouvoir qui n’est pas pris dans sa logique propre, c’est-à-dire en tant que force originelle et indispensable à sa survie, l’homme refuse la mort et souffre de mille maux. Il suffirait qu’il admette qu’elle est une force essentielle, incontrôlable et nécessaire pour qu’il n’en fasse plus un adversaire. Il connaîtrait alors une paix profonde et aussi éternelle que la force qu’elle représente. La mort n’est pas un obstacle à notre volonté de puissance ! C’est la déformation du besoin de lutter pour notre survie qui est à l’origine d’une mauvaise conception de la mort ! J’en suis arrivé à penser que ce n’était pas contre la souffrance qu’il fallait lutter, mais contre la volonté de puissance qui crée la souffrance dans toutes ses expressions. Parce que l’homme veut gouverner, il ne peut que se battre et détruire tout ce qui fait obstacle à son désir d’autorité. Commander est un besoin, mais ce dernier qui devrait nous servir à devenir des dieux est inconscient. Il ne résulte pas de l’usage de l’intellect. Il résulte d’un besoin de la Matière qui a pris forme et, dans son agencement imparfait, sait qu’elle est vouée à se battre si elle veut exister. Le monde des formes n’est pas celui de la Matière, il est un monde émietté et soumis à toutes sortes d’influences. L’homme n’échappe pas à cette façon d’être et ne peut que connaître le changement. C’est parce que l’homme, rien ne dit qu’il est seul à le percevoir, en a pris conscience, a compris qu’il conduisait irrémédiablement vers la mort qu’il souffre d’une sorte d’impuissance à son égard. En s’efforçant d’approfondir les causes du changement il n’a pas pensé utile de revenir sur ses pas ou à se tourner vers une origine qui aurait pu expliquer une telle situation. Il a préféré diviniser ou idéaliser cette origine et peut constater, aujourd’hui, qu’il s’est trompé puisqu’il souffre toujours. En prenant conscience qu’il était mortel, l’homme a engendré la pire des souffrances, le contraire d’un remède à sa

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soif de gouvernance, sa soif de domination, de transformation du monde à partir d’un ordre qu’il ne juge bon que parce qu’il lui permet de commander, d’exiger, de juger, parfois de pardonner. En intellectualisant ce qui n’était qu’une force naturelle indispensable, il a perverti la réalité pour ne plus être dépendant de la Matière. Le moi qu’il a mis à sa place est une construction réfléchie, raisonnée, ordonnée. Il accompagne ce besoin de régner que la forme utilise pour survivre, mais il n’est qu’un produit de notre intelligence et, de ce fait, ne peut que répondre à une construction de la vie elle aussi intellectualisée. Parce que le moi est la construction idéalisée d’une forme, il ne peut que représenter l’image de l’être en soi et sa vulgarisation ne fait qu’entretenir toutes nos illusions. Lorsque je dis que la suppression de la souffrance ne peut que suivre la suppression du moi, je comprends que cela puisse déranger ou faire peur. Je ne fais pas l’apologie de la mort, je veux juste souligner que c’est le moi qui a défini la mort en l’isolant du Tout qu’il voulait maîtriser ! Il ne s’agit pas de tuer la forme imparfaite que l’on connaît à travers une suite d’images construite par la pensée, mais de ne plus accorder d’importance à cet objet de remplacement qui n’a d’importance que dans le cadre d’une organisation sociale, d’une normalisation de l’existence. Je ne suis pas le moi et tuer le moi ne consiste pas à demander à la mort de mettre un terme à mon existence. La vie du moi n’est pas ma vie, le paraître qu’il représente n’est pas l’être que je suis ! En donnant toute notre énergie à la compréhension de l’inconnu, à l’aide de la pensée, en voulant comprendre le changement, nous avons négligé l’origine de la vie. Or elle nous apparaissait exclusivement dans sa mobilité. Nous nous sommes rendus dépendants du temps et de l’espace parce que nous n’avons pas cru opportun de mieux connaître l’instant que nos difficultés d’adaptation nous faisaient oublier. Nous avons couru après le temps, car la cause de notre angoisse grandissante reste l’immobilité qui est synonyme de mort.

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L’homme qui ne change pas est un homme mort, du moins dans l’esprit d’une majorité d’individus. Il est difficile d’admettre que c’est le changement que notre pensée organise ou rationalise qui conduit à la peur de mourir. Mais je voudrais ajouter immédiatement : il conduit à la mort du moi, non de l’être véritable qui n’est que de la Matière. La Matière est immortelle il faut le rappeler. En émiettant le monde pour mieux le contrôler, l’homme a seulement oublié que la mort ne pouvait que se démultiplier en même temps. Le changement n’est pas la vie, loin de là. Mais nous avons peur de son absence, cette impression provenant peut-être d’une transformation importante dans notre perception du monde. Il suffit de noter déjà la réaction que peut produire le ralentissement dans l’action, dans le geste, dans la respiration, dans tout ce qui nous donne la sensation d’exister. La respiration est à la base de la relaxation et le rythme respiratoire est utilisé depuis des millénaires et dans le monde entier pour atteindre des états mentaux particuliers. Les prêtres taoïstes s’en servaient et nos missionnaires érudits, comme le père Amiot, ne l’ont pas vu. Sans aller si loin ne peut-on pas retrouver de tels effets dans la musique de Wagner ? Lorsque l’on est encouragé par la musique à ralentir sa respiration, une sorte de réaction affective vient remplacer l’écoute attentive et discriminante des mélomanes avertis. Ou bien nous avons alors envie de sortir au plus vite de cette épreuve et cherchons dans l’accélération de notre respiration un retour à nos habitudes, ou bien nous nous laissons transporter sans opposer de résistance et nous découvrons une paix intérieure que notre société ignore dans son ensemble. Les sons ne sont pas des mots, ils pénètrent profondément en nous sans rencontrer d’obstacles sémantiques. L’extase n’est pas loin lorsque les sons s’étirent ! Il serait intéressant d’étudier biologiquement ce qui se passe au niveau du diaphragme, du plexus solaire, du nerf pneumogastrique et de l’ensemble de notre système nerveux, du moins sa partie la plus ancienne. En tenant compte que nous pouvons vivre avec un cœur et un cerveau qui s’immobilisent, pourquoi faudrait-il considérer que s’immobiliser peut entraîner

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la mort ? Ce qui découle de cette crainte témoigne de la mauvaise connaissance que nous avons de nous-mêmes et plus encore de la mort ! La méditation ne permet-elle pas de cultiver cette immobilité et de connaître une autre façon de vivre, probablement plus riche que celle de la raison ? J’ai connu un neurochirurgien, chef de clinique à l’hôpital La Source d’Orléans qui faisait du zen avant d’opérer. Son enseignant était le professeur Ikémi que j’ai découvert dans les années 80 et qui redonnait au corps toute son importance sur le plan thérapeutique. Je retiendrai ici ce qu’il écrivait pour le congrès que j’avais organisé en 1988 : « L’insensibilité du corps empêche de prendre conscience des lois de la nature auxquelles le corps est directement branché. Les raisons du malaise de la société moderne proviennent peut-être de ce que l’homme actuel néglige l’harmonie entre son être naturel et son être social entre la vie et le fait d’être laissé vivant par la nature. »57 Pour parler du suicide, n’est-il pas la réponse à un certain nombre d’idées, d’interprétations qui conduisent à faire un choix qui se rapporte à ce qu’il y a de superficiel dans la souffrance, physique ou mentale. Peut-être faudrait-il faire une distinction entre les différentes formes de suicide, mais, dans l’ensemble, ne s’agit-il pas d’une rupture de contrat ? À partir du moment où l’homme ne peut pas se concevoir autrement que sous la forme d’un maillon de chaîne ou comme un membre de société, il ne peut que rompre le contrat qui le lie aux autres ! Il retrouve à la fois sa liberté et sa responsabilité, mais il ne fait que suivre un raisonnement qui s’enracine dans un ensemble d’idées ! Ce n’est pas lui qui se trompe, mais les autres qui le trompent, ceux qui ont construit la réalité qui le fait souffrir. Retrouve-t-il une forme de liberté en se donnant la mort ? Ne 57

IKEMI Y. « Le sport la religion et les arts du point de vue de la médecine psychosomatique orientale » in ANDRIEU G. Sports Arts et religions Actes du Congrès international de Larnaca, 11-18/12/1988, Imprimerie PORÇU Clermont-Ferrand, p.136.

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pourrait-il pas prendre alors conscience qu’il aurait pu vivre autrement ? L’être qui se suicide croit commander à la mort. En fait il est l’esclave des idées qui n’ont pas encore conduit à la définir. L’homme qui se suicide est d’abord un individu qui veut se libérer de ses chaînes, sa souffrance n’étant que la partie immergée de l’iceberg ! C’est cette rupture de contrat qui fait naître une appréciation morale totalement inutile et malvenue à mes yeux. Nous jugeons celui qui nous quitte comme s’il avait des comptes à nous rendre. Sur un plan purement social peut-être, et encore, mais sur un plan personnel, chacun n’est-il pas responsable de sa vie, une vie qui ne saurait être un objet de société ? Ou bien l’homme est libre et sa vie lui appartient, ou bien il n’est plus qu’un citoyen et il est alors inutile de parler d’humanisme. Quel que soit le sens que l’on donne à ce terme, il faut se souvenir qu’il est associé à la Renaissance qui serait un temps de lumière par rapport à un Moyen Âge alors jugé comme plongé dans l’obscurité. Une fois encore, nous nous trouvons devant des choix qui dépendent d’une volonté plus que culturelle. Le retour au passé de la Grèce antique ne sera pas sans soubassements idéologiques qui d’ailleurs engendreront diverses significations au mot lui-même. Si l’on est revenu depuis longtemps sur l’obscurantisme du Moyen Âge, ne faut-il pas revenir sur cette idée que la culture parachève les qualités naturelles de l’homme ? N’y a-t-il pas une forme d’orgueil dans le fait d’intituler Renaissance ce qui n’est qu’un enfermement subtil dans des conventions de plus en plus contraignantes. L’homme de la Renaissance est-il un être supérieur ? Cette Renaissance ne nous a-t-elle pas liés, plus étroitement que jamais, à des connaissances qui nous éloignent de plus en plus de ce que nous étions avant de devenir des formes ? S’il est vrai que nombre de progrès ont permis l’éclosion de notre monde moderne, il n’en demeure pas moins vrai que l’imprimerie a permis une diffusion de plus en plus large des idées et a contribué à l’endoctrinement des masses. La navigation a fait des progrès, mais pour permettre l’anéantissement de certaines cultures et le

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pillage de leurs richesses. L’accélération donnée à la connaissance a permis essentiellement une domination de l’homme par l’homme et le recul de l’ignorance a conduit à l’accroissement d’une mécanisation conduisant à une intelligence artificielle ! Jamais l’homme ne s’est tant éloigné du réel, autrement dit de sa forme. En écartant le besoin de retour que cette dernière garde au fond d’elle-même, l’effort pour tout connaître ne fait que nous enfermer dans un rêve qui consiste à rendre immortelle une forme qui ne peut que disparaître. Je veux bien qu’au sein d’un groupement quelconque la relation entre les individus puisse l'emporter sur les fantasmes de chacun. Un ordre doit régner ou alors le groupe se désagrège. Toutefois, la naissance et la mort peuvent-elles dépendre entièrement de cet ordre ? Je sais que l’ordre est présent au moment de la mort, aussi bien sur le plan administratif, ou politique au sens large, que sur le plan religieux. Les autres ne font-ils pas ici abus d’autorité en contraignant l’individu à des principes qui s’appuient sur une idée particulièrement utilitaire de la mort ? Les impératifs politiques ou religieux qui accompagnent la mort ne sont-ils pas la preuve de notre dépendance vis-à-vis des autres, surtout de ceux qui gouvernent ? Que signifie devenir chrétien en naissant ou mourir en bon chrétien ? Constatons seulement que ce n’est pas l’individu qui est visé par l’ordre qu’imposent les autres, mais le moi qui a pris sa place depuis longtemps. En fait, les autres ignorent totalement qui est celui qui les quitte, ils connaissent à peine celui qu’ils n’ont observé que sous un paraître plus ou moins bien habité. Ce n’est pas l’individu qui meurt, mais l’homme tel que la société l’a façonné, tel que des myriades d’années l’ont transformé au contact de son environnement. Quand on parle de caractère, c’est pour préciser ce qui change d’un individu à l’autre, pour différencier chacun d’entre nous. Lorsqu’un enfant d’une forme voit le jour, nous considérons qu’elle est particulière, qu’elle est à nulle autre pareille ! Est-ce bien cette particularité qui nous bouleverse au moment de la mort ?

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A-t-on conscience de ce qui appartient à l’individu et de ce qui appartient aux autres à cet instant ? Comment peut-on concilier la valorisation des propriétés particulières d’un individu et le fait qu’il est aussi le fruit de milliers d’années d’expérience mémorisées par ses ancêtres ? Comment tenir compte du fait qu’un individu est particulier, différent de ses semblables et simultanément une synthèse de tous les efforts de survie depuis que l’homme existe ? Ne confondons-nous pas ce qui se voit et ce qui ne se voit pas pour parler de lui ? Lorsqu’il meurt ne regrettons-nous pas ce qui se voyait en négligeant ce qui va disparaître plus ou moins vite et représente ce qui était sans importance aux yeux de tous ? Qui meurt : celui qui brutalement fait défaut au groupe ou ne tient plus sa place, ou celui qui assurait la pérennité du groupe ou de l’espèce ? Le mort, par vieillesse, par accident ou par suicide semble poser problème à l’ensemble des vivants non pas tant pour des raisons d’hygiène, de salubrité publique, mais pour des raisons d’appartenance. L’individu n’a pas le droit d’abandonner le groupe auquel il est juridiquement ou religieusement lié. Le seul problème est que les autres ne peuvent exercer la moindre sanction sur celui qui disparaît ! C’est donc sur les vivants qu’est reportée la sanction : le rappel à l’ordre est là pour évoquer la nature de la cohésion du groupe au moment où celle de la forme disparaît. Il est certain que le mort n’en a que faire ! Il ne viendra pas réclamer les applaudissements des spectateurs comme au théâtre. S’il revient, comme au temps d’Achille, pour se plaindre ou quémander quoi que ce soit, il n’y a plus grand monde pour entendre ou voir celui ou celle qui nous a quittés. Ceux qui ont ce privilège n’en font pas état ! Comment ne pas saisir le poids des autres devant la mort ? À quoi peut servir d’étudier, dans l’espace et dans le temps, les différentes façons de s’occuper des morts ? Cela ne nous apprend rien sur la mort elle-même ! Lorsque nous comprenons que les cendres de Patrocle seront mises dans une urne pour être rapportées en Grèce, cela ne nous apprend rien d’important contrairement à la demande insistante de Patrocle à

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Achille pour avoir sa part de feu. Il en a besoin pour descendre en Enfer, un lieu qui n’est pas effrayant comme le suggérera Dante bien plus tard. Patrocle doit abandonner son corps pour devenir une ombre et vivre une autre vie comme en témoignent les légendes d’Héraclès, de Thésée, d’Ulysse, ou encore d’Orphée. Doit-il abandonner son corps ou l’idée qu’il s’en faisait en restant l’ami d’Achille ? Que dire de la mort d’Œdipe qui peut surprendre des esprits imprégnés de l’image de Satan ? Il revient tout simplement à son origine : la Terre, Gaia ! Je me demande si les hommes cultivés n’ont pas tout fait pour refuser ce retour qui est la seule raison valable pour donner du sens à la mort, un sens qui la distingue nettement de la souffrance que nous lui confondons trop fréquemment. La mort d’Œdipe est pour moi révélatrice de tout ce que nous avons refoulé. Lorsque les Érinyes rappellent à Œdipe que l’instant de mourir est venu, elles ne le font pas comme pour un criminel qu’elles ont l’habitude de poursuivre, elles le font en tant que représentantes de Gaia. Elles lui ouvrent la porte de l’autre monde, celui de ses origines. Il n’est pas condamné, l’heure est venue de revenir ou de redevenir ! Parce que l’homme s’est mis à penser, qu’il s’est émancipé par rapport à la Matière, il a totalement renié cette façon de mourir et n’a cessé d’imaginer l’après-mort à partir de sa façon de vivre. Le vivant donne alors au mort les qualités ou les comportements qui sont les siens au lieu de chercher quelle peut être sa nouvelle existence. Je veux bien admettre que l’interprétation d’Eschyle soit aussi une idée, mais ne serait-elle pas le rappel de la plus ancienne conception de la mort ? Aucune autre légende ne nous l’offre aussi clairement. Par contre, la résurrection de Jésus crucifié nous offre une image opposée à celle d’Œdipe. L’important est alors de sortir de la tombe qui n’est qu’une illustration de la Terre. Il en sort pour monter au Ciel, Il ne s’agit plus d’une réincarnation ou d’une renaissance comme pouvait l’offrir Asclépios ou comme pouvait le penser Platon en parlant du soldat Er. Il s’agit d’une autre forme de vie qui n’est plus seulement terrestre, mais une vie en Dieu. Si la résurrection a pour origine la notion de relèvement, le mort se

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relèverait, abandonnerait la position couchée pour reprendre la position debout. Il est vident que l’aspect proprement physique du relèvement est grandement dépassé sur le plan spirituel. Mais, dans l’Antiquité, les dieux n’étaient-ils pas du monde, autrement dit confondus avec chaque forme d’être ? Le Grec ancien, « bel et bon », avait-il besoin d’être conscient d’un tel relèvement pour vivre en Zeus ou Apollon ? Il est clair que le relèvement de Jésus crucifié et revenant à la vie ne peut être qu’associé à l’idéal qu’il représente ou qu’il doit endosser pour éclairer ceux qui seront initiés à la vérité qu’il manifeste. Si la crucifixion a bien eu lieu, il reste qu’elle représente un idéal récupéré pour affirmer des conventions. Dès lors que nous nous trouvons sous le règne de Zeus, la séparation du corps et de l’esprit s’imposera et ne cessera de le faire durant les millénaires qui suivront. L’idée va dominer la mort et le mourant va perdre tout intérêt pour les vivants si ce n’est ce qu’il représente dans l’esprit de ceux qui continuent à vivre. Le plus important n’est pas la mort, mais le mort en tant qu’ancien membre du groupe. Le groupe panse sa blessure, il se soigne, il intervient sur le plan physique ou moral, mais c’est pour éviter de se désagréger à son tour. C’est alors le groupe qui souffre ! Le mort peut aussi être suspecté de représailles et tout l’art des vivants est de se prémunir contre ce type de retour. Nous sommes tellement dépendants de tout ce qui se passe dans notre tête que pour combattre des idées dérangeantes, la venue de la mort par exemple, nous ne pouvons pas imaginer autre chose que des idées contraires. D’une certaine façon, le Ciel serait une idée salvatrice permettant de fuir les idées que nous aimerions ne plus avoir. L’homme à qui l’on a appris à raisonner sur la vérité ne peut pas accepter le fait que son cerveau soit un grand puits sans fond d’où s’élèveraient les idées les unes après les autres, parfois simultanément, ce qui créerait des embouteillages monstres. Nous le constatons amèrement assez souvent ! Combien d’angoisses sont dues à des idées qui s’imposent et rongent lentement notre tranquillité ? Il suffit de ne plus nous

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intéresser aux idées qui naissent de toutes parts pour s’en apercevoir. Notre cerveau serait le grand responsable de notre bonheur et de notre malheur et c’est pourquoi il existe tant de thérapeutes pour le laver ou le faire briller. En vérité, il existe surtout une multitude de conditionnements qui font de lui un esclave qui méconnaît son statut. De la naissance à la mort, le cerveau ne cesse de se plier à toutes sortes d’exigences et celles des autres ont largement remplacé celles d’un environnement que nous jugeons uniquement agressif. Avouons que la comparaison travestit la réalité, qu’elle est tendancieuse ! Ce serait trop beau ou trop simpliste si notre cerveau pouvait maîtriser tous nos malheurs. Il y a longtemps que nous le saurions ! Non, le cerveau n’est pas responsable de tout, ne contrôle pas tout, et surtout ne garantit pas une qualité de vie comme nous le lui demandons. À croire que, de temps en temps, il oublie ses responsabilités ou fait preuve de certaines défaillances. Depuis que nos savants ont pénétré dans son univers, ce qui n’est pas très vieux il faut le souligner, nous nous sommes attachés à perfectionner son utilisation et, plus encore, à soigner ses maladies, à éviter qu’il perde le sens des attributions que nous lui avons confiées et même à l’éduquer ce qui est proprement un comble. Qui pourrait bien guider celui qui est chargé naturellement de nous conduire ? Peu d’hommes s’interrogent sur cette aberration ! Pourtant, nous pouvons penser simplement que si le cerveau est notre guide, comme le serait Hermès dans tous les carrefours de la vie, il est acceptable de dire aussi qu’il peut, comme tous les moteurs, avoir des défaillances ! Il l’est moins de lui donner des conseils pour faire ce qu’il est chargé naturellement de réaliser. Qui serait plus puissant ou plus expert que le cerveau pour lui donner des ordres ou lui dicter sa conduite ? Une telle question peut surprendre, mais l’actualité pourrait nous convaincre que l’homme n’accepte plus depuis longtemps l’autonomie de cet organe décisionnel et s’efforce de lui donner des ordres de plus en plus complexes. Il cherche même à le remplacer par des

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machines ! Il a agi de la sorte vis-à-vis du corps lorsqu’il s’est avéré qu’il n’était pas rentable et nous en voyons les résultats, ne serait-ce que sur le plan de la santé. Les robots semblent en passe de devenir plus intelligents que notre cerveau, du moins on nous le fait savoir et nous le croyons ! En réalité, nous considérons le cerveau comme un objet, comme un outil que nous améliorons jour après jour. L’homme donne des ordres à son cerveau, mais d’où viennent ces ordres si ce n’est du cerveau lui-même ? Ne sommes-nous pas devant un serpent qui se mordrait la queue ? Le cerveau ne serait-il qu’une boîte à malices dans laquelle nous aurions placé aussi bien nos découvertes sur l’inconnu que nos angoisses sur l’invisible et plus encore ce qui se cache derrière la mort ? Le cerveau serait-il un outil que nous avons façonné lentement et qui, par moment, ne répondrait plus à nos fantasmes pour imposer les siens ? À l’origine, il était une arme de protection contre les dangers que nous devions affronter. Il est difficile de penser qu’il dépendait alors de notre raison puisqu’elle n’existait pas encore ! Nous sommes bien obligés d’admettre qu’il était une particularité de la Matière et que cette particularité n’était pas propre à notre espèce. Donc, si la Matière nous a dotés d’un outil à la fois indispensable et compétitif par rapport au monde environnant, si cet outil a précédé nos multiples façons de nous en servir, il devient évident que nous ne l’avons pas transformé pour mieux le maîtriser. Il s’est développé et s’est complexifié à partie d’un rapport au monde et plus encore à partir de la Matière qui en était le substrat. Nous oublions, ou voulons ignorer, que l’homme a pris conscience, il n’y a pas si longtemps, que son cerveau était le grand responsable de notre vie. Mais prendre conscience d’une réalité ne permet pas d’envisager une entité qui pourrait ordonner ce que le cerveau organise de lui-même. Ne me dites pas que les religions sont là pour compenser certaines de nos erreurs, il suffit, là encore, de voir ce qui s’est passé jusqu’ici et continuera à se passer dans le monde. Les religions qui se combattent entre elles ne peuvent en aucun cas compenser les défaillances de notre volonté de

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puissance. Elles en sont aussi malades que nos gouvernants les plus rusés. Il suffit de regarder derrière soi pour voir comment nous avons utilisé notre cerveau pour nous entretuer, nous dominer ou nous rendre esclaves les uns des autres. Toutes les guerres passées et présentes sont la preuve de notre usage détourné de cet outil et nous pouvons associer dans ce détournement aussi bien les idées elles-mêmes que les religions et les politiques dans leur ensemble. En revenant à la mythologie, nous pouvons dire que ce détournement a commencé avec le règne de Zeus, autrement dit le règne de l’idée à laquelle s’est adjointe la raison. Athéna est sortie du crâne de son père en poussant un cri de guerre terrible et toute la poésie d’Homère est là pour nous montrer que la raison conduit à la mort, mais en Zeus et non en Gaia ! Disons surtout que ce monde est celui que les hommes, qui pensaient, ont imaginé, ont construit pour s’assurer le pouvoir en le partageant avec des clergés tout aussi convaincus de la supériorité de l’idée. Notre volonté de puissance est née avec le crime de Cronos ! La séparation du corps et de l’esprit, de la Terre et du Ciel, est à l’origine de nos illusions et de nos faiblesses tout autant que de nos progrès techniques relatifs à nos observations de l’inconnu. Je ne crois pas qu’il y ait là matière à penser qu’un jour prochain nous deviendrons des surhommes. L’homme qui a compris que son cerveau pouvait l’aider à survivre, mieux que n’importe quel autre organe, n’est-il pas à l’origine d’une telle dérive, soit par jalousie, soit simplement par usage d’un mauvais raisonnement ? Il n’a surtout pas compris tout de suite que son cerveau pouvait l’aider à mieux vivre. Il n’a pas immédiatement fait de lui une pierre taillée, assez tranchante pour se défendre ou attaquer, pour aimer ou détruire tous les obstacles qu’il rencontrait sur le chemin de ses désirs. Il s’en est d’abord servi pour survivre et c’est cette partie de notre histoire que nous ne cherchons pas assez à connaître. Nous commençons l’histoire de notre cerveau à partir du

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moment où il raisonne, à partir du moment où il passe sous la domination de nos idées, de nos croyances. Ne faut-il pas redouter qu’un jour notre imagination ne se prenne pour un monarque ou pour un dieu et décide d‘imposer un ordre que nous ne contrôlerions plus ? Mais alors ! Si l’imagination est une propriété du cerveau et si c’est avec lui que nous la contrôlons de plus en plus, il y a lieu de s’inquiéter et de redouter que cela n’arrive tôt ou tard ! En réfléchissant de la sorte, je voudrais montrer combien l’homme, qui ne doute plus que sa pensée permet de dominer le monde, fait preuve d’un orgueil redoutable. Parce qu’il veut tout contrôler, il oublie qu’il ne peut être juge et partie, qu’il ne peut pas être la pensée et celui qui pense, le cerveau et la force qui le domine. Parce qu’il a placé son intelligence au fronton de sa vie, il ne peut plus envisager d’autres formes d’existence que celle qu’il a intellectuellement conçue. Dans son égarement, il est devenu un être pensé, qu’il soit le produit de la raison ou celui d’un architecte divin puisque c’est lui qui l’a également imaginé. Une telle folie ne pouvait provenir que d’un besoin de pouvoir, de domination, de maîtrise, de supériorité et l’homme, ignorant que l’excellence avait comme contre partie la démesure, a fini par considérer comme sans importance tout retour en arrière. En s’arrimant au temps qui passe et ne revient jamais sur ses pas, il a perdu toute chance de garder le moindre contact avec sa véritable origine. En écrivant son histoire, il a rendu le retour encore plus impossible et il l’a conforté en qualifiant de mythique tout ce qui le dérangeait. L’histoire ne pouvait qu’accompagner sa volonté d’aller de l’avant. Mais, n’a-t-elle pas renforcé sa croyance dans le fait que la vie était une fuite et qu’il se devait de la maîtriser ? Or, la fuite devant la mort ne peut que prendre fin un jour ou l’autre ! À quoi peut servir d’aller sur la Lune ou sur Mars si l’homme ne peut plus revenir en amont de son moi sans cesse perfectible aux yeux des autres, s’il ne peut plus revenir à la pierre brute, celle qui n’a pas encore été taillée ? Toute taille

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relève de l’illusion d’un progrès constant, mais d’un progrès essentiellement utilitaire, d’un progrès qui rejette la Matière pourtant jugée immortelle ! La pierre brute est immortelle, la taille appartient à l’homme mortel ! Comment pourrait-il devenir un être supérieur en améliorant son existence éphémère alors qu’il est originellement immortel ? En faisant de la vie une fuite vers un absolu, vers une supériorité idéalisée de l’homme sur le monde, ce dernier n’a trouvé que le cerveau comme allié et c’est pourquoi il en a fait un partenaire de combat. Mais, qui dit combat dit aussi adversaire. Or, le plus imprévisible dans cette aventure est certainement le cerveau. Comme l’homme l’a positionné à l’origine de tout, il ne peut l’être aussi qu’à celle de la dualité ! C’est pourquoi l’homme ne sortira jamais de l’impasse dans laquelle il s’est avancé. Il a choisi le cerveau pour maîtriser le monde et c’est le cerveau qui le maîtrise finalement, du moins la partie qui raisonne. L’homme a joué à l’apprenti sorcier et la sorcellerie lui éclate un peu plus de jour en jour au visage ! Bien entendu, il s’agit ici d’un cerveau qui a été castré à son tour en perdant tout ce qui était utile à la survie de la forme, tout ce qui pouvait faire obstacle à la raison. Le cerveau dont nous parlons aujourd’hui n’est plus que sa partie supérieure, ses hémisphères et plus particulièrement le gauche. Nous sommes captivés par ce qui se passe là où nous croyons pouvoir intervenir efficacement en faveur de notre soif de pouvoir. Nous négligeons ce qui se passe en amont. Le cerveau n’est pas constitué des seuls hémisphères et si ses parties sous-jacentes ne répondent pas à ses désirs, elles ne continuent pas moins d’exister et parfois de nous rappeler à l’ordre ancien, celui de la Matière. Comment, dans ces conditions, n’existerait-il pas d’autres fuites que celle d’une émancipation définitive et irréversible devant le cerveau ? Comment, l’homme malade, fatigué de lutter, ne chercherait-il pas à fuir devant cet organe ? Comment ne fuirait-il pas vers le Ciel ou même vers l’Enfer ? Mais, toutes les fuites ne sont-elles pas aussi des propositions du cerveau ? Comment ne pas envisager que le

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cerveau se joue de nous et nous fait miroiter un monde meilleur alors qu’il ne peut que l’imaginer tandis que son détachement de plus en plus grand de la Matière lui interdit toute construction correspondante ? Ne serait-il pas le pire des sophistes ou le plus inquiétant des bonimenteurs ? Ne faut-il pas alors souligner que ce cerveau outil n’est plus le cerveau originel et qu’il est surtout celui d’un moi avide de pouvoir, soucieux d’un changement qui ferait de lui une divinité ? Le plus grave, dans cette situation est que nous sommes devenus malvoyant ou malentendant à tout ce qui ne provient pas de ce tyran du Ciel qui n’a obtenu le pouvoir qu’après avoir lutté contre la Matière aussi longtemps que cette dernière a pu résister. Les légendes nous racontent cette prise de pouvoir autrement, mais le résultat est le même. Zeus l’a pris sur Gaia, sa grand-mère en éliminant son propre père Cronos. Sa force fut sa ruse et il a même éliminé Métis qui lui avait permis de dominer son propre père. Pourquoi le cerveau, créateur de toutes les idées et descendant de la ruse, ne voudrait-il pas, comme Zeus, devenir le tyran du Ciel et de la Terre ? À vrai dire, pourquoi le cerveau ne chercherait-il pas à dominer les autres parcelles de matière avec qui il s’est associé pour donner naissance à une forme ? Puisque nous lui reconnaissons une supériorité fonctionnelle, ne devrions-nous pas comprendre que cette dernière pourrait lui permettre de s’octroyer les pleins pouvoirs sur un territoire soumis à son bon plaisir ? Comment pourrions-nous l’opposer aux dieux euxmêmes puisqu’il les a tout simplement imaginés pour mieux survivre ? C’est notre cerveau qui a créé les dieux et c’est lui qui, pour nous garder sous son autorité, nous invite à fuir vers le Ciel qui est aussi une de ses inventions ! En opposant le monde des hommes et celui des dieux, n’a-t-il pas trompé notre vigilance et laissé germer dans notre conscience que cet autre monde, invisible pour mieux le rendre inatteignable, était le havre de paix que nous pouvions atteindre après tous nos combats ? Le cerveau ne nous dominerait-il pas sur tous les plans ? L’homme qui croit le maîtriser ne serait-il pas son servant aujourd’hui plus qu’hier ?

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Sans aller bien plus loin dans l’observation des faits, nous comprenons vite que l’idée de la mort, qui est aussi une des inventions des hommes qui pensent, est également une des images que le cerveau nous impose, puisqu’il est devenu le tyran des trois mondes : le Ciel, la Terre et l’Enfer ou le monde des ombres. L’idée de la mort ayant remplacé la mort ellemême, l’homme ne peut que la craindre en se soumettant à son autorité qui ne fait que prolonger celle du cerveau, le maître absolu. La mort est devenue non pas une faux, mais une lance capable de transpercer tout individu qui voudrait reprendre sa liberté. Cerbères n’est pas seulement le chien des Enfers, il est le gardien d’un monde qui pourrait échapper à l’autorité du monarque et pourrait permettre aux hommes de se révolter lorsqu’ils découvrent les limites d’un pouvoir usurpé. L’Enfer, avant d’être un lieu sinistre, est un monde où l’idée n’a plus sa place. Il est le monde de la nuit retrouvée, la nuit génitrice en réalité. Aujourd’hui, nous continuons à croire que c’est la lumière qui donne la vie, mais la lumière n’est-elle pas dispensatrice de toutes nos souffrances, de toutes nos dépendances ? Comment lutter contre un esclavage au profit des idées et plus particulièrement celle de la mort ? D’abord il faudrait se demander ce qu’est la mort, du moins s’efforcer d’en avoir une idée claire permettant de mieux nous situer vis-à-vis d’elle. Il est évident que nous ne pouvons pas en avoir la moindre expérience sensorielle tant que nous sommes en vie. C’est pour cette raison que toutes les idées à son sujet peuvent être entendues. Reconnaissons que le cerveau ne peut rencontrer aucune résistance à ses inventions : toutes ses constructions ne pouvant pas être soumises à la moindre critique puisqu’elles sont inobservables et ne peuvent devenir que des éléments de croyance. Si nous pouvons observer et comprendre toutes sortes de souffrances, il n’en va pas de même de la mort. Comme je l’évoquais à propos du temps ou de l’espace, le moment de la mort est en même temps une réalité et une non-réalité puisque nous ne pouvons pas l’étudier, l’analyser, la circonscrire, l’observer, la définir, la traduire en mots, en avoir une

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représentation. Tant que nous restons en vie, nous ne pouvons pas connaître la mort ! Nous ne pouvons pas accéder à une connaissance de la mort, comme nous le faisons pour le monde. Il faut vivre la mort pour connaître ce qu’elle est réellement. Ne serions-nous pas dans la situation la plus ordinaire qui consiste à être ni ici ni là-bas, ni avant ni après ? Pour lui donner une réalité, il faudrait qu’elle ait une consistance, une durée, un caractère propre et la seule chose que nous pouvons dire à son égard est qu’avant nous étions vivants alors qu’après nous serons morts ! En fait la situation n’est pas extraordinaire et le satori nous permet d’en avoir une expérience. Nous sortons d’un monde organisé par la pensée pour vivre dans un monde hors du temps et de l’espace tels que nous les avons définis. Le plus surprenant est que durant le satori nous ne sommes pas morts ! Nous découvrons une vérité que nous avons voilée et qui pourrait bien être l’équivalent de ce que nous vivions avant de devenir une forme. Il est également vrai que, durant le satori, nous ne connaissons plus de souffrances et ne songeons plus à la mort. Nous vivons intensément au milieu de parcelles de la Matière qui semblent se chercher. Pourtant, elles ne sont pas isolables du Tout dans lequel elles donnent l’impression de danser. Nous avons disparu et nous dansons avec elles tant que dure notre transport. Plus de dualité, plus de prise de conscience, juste un immense bonheur qui pourrait bien être dû à notre retour au cœur de la Matière. Le plus désagréable, peut-être, est le retour à la vie pensée, la vie ordinaire, celle que nous contrôlons. Or, il est possible d’en sortir et d’y revenir. Peut-on imaginer qu’il en va de même pour la mort : l’individu pourrait sortir de sa vie normalisée et la poursuivre dans une forme différente. L’étude des morts imminentes ne peut que nous interpeller. Que nous le voulions ou non, que notre mental ou notre cerveau en soient ulcérés, il faut bien se rendre à l’évidence à savoir que tout ce que nous pouvons connaître, quelle que soit la façon de procéder, dépend de ce que nous sommes, autrement

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dit de la Matière. Que cette Matière devienne savante en se retrouvant dans une forme particulière est un autre problème. Tout ce que nous pouvons observer, étudier, connaître et qui n’est que le fruit de notre mental ou de notre cerveau n’existerait pas si, au préalable, la Matière ne leur avait pas donné des bases organiques et fonctionnelles. Tout ce que nous connaissons ne nous vient pas d’une divinité quelconque qui aurait conçu le monde et l’aurait peuplé en prévoyant que l’intelligence humaine permettrait à l’homme de le dominer. Notre raisonnement en ce qui concerne la dualité corps esprit, ne date pas des origines du monde et il a bien fallu que notre cerveau se développe, grandisse en quelque sorte, avant qu’il donne naissance à une super puissance responsable d’à peu près tout et qui a inventé les dieux pour se mettre à l’abri de toutes les révoltes que la Matière pouvait envisager. Comment ne pas percevoir, à travers les mots, la nature du pouvoir que nous refusons à notre cerveau, car c’est bien de lui qu’il est question à tout moment ! Mais, sans le cerveau, comment serait-il possible de poursuivre nos cogitations ? Le cerveau qui pense nous dit tout simplement que nous existons et c’est par abus de langage que nous en sommes arrivés à inverser la réalité et dire nous existons parce que nous pensons ! Notre raisonnement consiste à croire que l’homme préhistorique nous ressemblait, parce qu’il nous est difficile de penser autrement. Non, certainement pas ! Il ne connaissait pas la relativité et devait avoir d’autres préoccupations, d’autres urgences pour survivre. C’est bien parce que la survie n’est plus restée le problème majeur de l’existence que l’homme a pu commencer à observer le monde. Mais c’est cette possible observation qui a permis, à son tour, que les idées s’émancipent et négligent de plus en plus leur origine matérielle. Je crois même que l’une de ses premières observations a porté sur la mort à laquelle il devait être confronté très souvent. Mais, bien avant qu’il ne s’attarde sur le comment et le pourquoi de la mort, il n’a fait que la situer par rapport à l’ensemble de ses activités.

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Parce que notre cerveau a refoulé ses origines de façon presque totale, il prétend être seul à pouvoir nous instruire. Mais, devant la mort, la raison a cédé la place à l’imagination et nulle observation sur la mort elle-même n’a pu contredire ses fantasmes étant donné qu’elle est insaisissable. Nous constatons un état de mort, mais pas la mort elle-même et c’est bien différent. Nous confondons l’effet et la cause et encore ! Ordinairement, nous observons l’effet plus ou moins finement et nous faisons confiance à nos sens avant de soumettre leurs efforts à la raison qui prétend apporter sa caution et séparer le vrai du faux. De l’observation, nous déduisons une cause, mais qu’avons-nous observé en ce qui concerne la mort ? Concrètement et sommairement, nous dirons que le mort ne bouge plus, ne respire plus, ne parle plus, mais cela ne fait qu’établir une description sans rien expliquer. Ce n’est pas davantage en disant qu’une force vitale s’est retirée de lui que nous pouvons approcher du pourquoi qui nous inquiète plus que le comment. C’est vrai que la biologie peut nous apporter des explications complémentaires, mais sans tenir compte exactement de l’individu qui meurt. Les fonctions étant connues et communes pour l’espèce humaine, il est possible d’en déduire les effets dès lors qu’elles ne remplissent plus leur rôle. Un raisonnement éclairé par les connaissances sur la nature du corps permet de dire comment la forme est alors détruite. Nous pouvons en dégager une conception très matérielle de la mort, mais, psychologiquement, nos observations s’arrêtent puisque l’individu n’est plus en mesure de dialoguer avec ceux qui l’entourent. Que deviennent les facultés mentales du mort, nous ne pouvons pas le savoir directement et ne pouvons faire que des suppositions. Nous nous retrouvons dans la situation que William James a pu vivre en disant que l’extase était une expérience religieuse alors que pour Marcel Mauss elle était un état cataleptique ! Nous avons là une controverse qui met en lumière la faiblesse de nos raisonnements, le poids de nos cultures respectives, de nos connaissances, autrement dit de tout ce que nous avons acquis grâce à notre corps dans son ensemble. Parler de prise de conscience ne sert plus à rien. Qui peut prétendre que le mort ne pense pas ou qu’il pense ? Qui peut prétendre

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que le mort a ou n’a pas conscience de son état ou mieux encore qu’il expérimente un état particulier au moment de la mort ? Pourquoi ne prendrait-il pas conscience de ce qu’il vit ? Car, après tout, si la mort est une expérience qui possède une certaine nature, une certaine durée, elle ne peut être que vécue et se traduire par une perception plus ou moins claire de l’état dans lequel se trouve l’homme mourant. Là encore, c’est parce que nous faisons tout transiter par le cerveau que nous avons du mal à imaginer un individu conscient de cet état nouveau. Le cerveau n’est pas le système nerveux et nous aurions tort de tout confondre. Si nous échappons à la toute-puissance du cerveau pour nous attarder sur les cellules en tant qu’organes capables de vivre leur vie et de la penser, nous comprenons vite que nos hémisphères cérébraux peuvent dépérir en priorité, mais cela n’impose pas que toutes les cellules doivent mourir en même temps que lui ! Si le cerveau ne pense plus, d’autres cellules peuvent encore penser et peuvent être conscientes de la situation dans laquelle elles se trouvent. J’aime considérer que la naissance de notre forme fut un mariage gigantesque avec un nombre incroyable de couples et que la mort est un divorce tout aussi gigantesque durant lequel les couples divorcent les uns après les autres. N’oublions pas que la cellule est déjà une grande famille et qu’elle est capable de s’autogérer et de collaborer. Ce n’est pas parce que l’homme ne pense plus comme à l’accoutumée, ne parle plus, qu’il ne vit plus ! Lorsque l’on fait l’expérience d’une vie sans pensées, dans une lumière sans ombre, dans un monde silencieux et accueillant ne sommesnous pas davantage confrontés à ce que nous vivrons au moment de la mort ? Parce que nous avons, au contraire, développé toutes les idées qui font de ce moment une cascade de souffrances accompagnant les différentes destructions de la forme, nous ne pensons qu’à éviter la mort. Attention ! Je ne dis pas qu’il est préférable de mourir plutôt que de vivre. Je dis seulement que si notre esprit n’avait pas construit artificiellement une image horrible de la mort, nous serions

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délivrés d’un grand nombre de nos angoisses. Pourquoi ne pas en avoir une vision positive ? Parmi toutes les forces que l’homme peut observer, la mort est celle qui remet en question sa volonté de puissance. Devant la mort, l’homme est impuissant. Il n’a pas compris que la mort était un phénomène naturel et qu’elle ne faisait que mettre un terme à toutes ses illusions. Il faudrait commencer par comprendre que l’homme s’est lui-même construit un monde qui devait le délivrer de la mort et que rationnellement ou religieusement il a échoué. Il lui serait profitable de considérer la mort comme le passage d’un monde dominé par le temps à un monde qui en est délivré. L’observation la plus élémentaire nous conduit à cette conception de la mort : l’homme mort n’appartient plus au temps tel que les vivants l’utilisent. Or, certaines expériences montrent qu’il est possible de vivre hors du temps. Dans ce contexte, la mort serait ce qui fait passer l’homme d‘un monde temporel à un monde intemporel, du monde de la pensée et de la raison au monde de la Matière invisible. Il s’agit bien d’un retour à la nuit originelle, mais une nuit qui n’est pas absence de lumière, comme les aèdes le disaient. La mort est un mot qui se rapporte à une épreuve incontournable pour laquelle il est impossible d’envisager une victoire comme dans un duel ordinaire. L’homme n’affronte pas la mort, comme Cyrano l’épée à la main, il ne peut que la vivre. Le plus important est l’idée qu’il se fait de la mort et tant qu’il se préparera à la combattre il ne connaîtra que les souffrances qui accompagnent une telle prévision. Il serait prétentieux de ma part de définir la mort, d’en donner une image acceptable, d’encourager ou d’enseigner un comportement délivré de toute forme d’angoisse. Je peux seulement dire que la mort est devenue pour moi l’équivalent d’une évasion, le moment où j’échapperai au personnage que j’ai été en m’efforçant de m’intégrer à des groupes d’hommes et qui n’a cessé de changer. Alors faut-il avoir peur de la mort ?

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Je ne le pense pas et suis convaincu que notre peur n’est que le résultat d’une mauvaise interprétation de ce nous avons construit en observant la vie. Pour moi, la mort est en continuité avec la naissance et représente un phénomène naturel qui commence avec la création de notre forme. Refuser la mort consisterait à refuser un ensemble qui dépasse notre entendement. Parce que je redonne à la Matière l’importance qu’elle n’aurait jamais dû perdre, je considère que la mort est un retour aux origines et non une fin de vie. D’ailleurs la vie ne dépend pas de notre intelligence ou de notre volonté. Si la souffrance mérite que nous fassions l’impossible pour l’endiguer, cela ne remet pas en question mon interprétation de la mort puisque ce sont deux choses totalement différentes. Il découle de cette façon de penser que tout voyage psychologique destiné à éviter la mort considérée comme un obstacle est insensé. Vouloir fuir la mort consisterait à remettre en cause l’origine même de notre existence qui est la Matière, or cela est impossible puisque nous n’existerions pas si la Matière n’existait pas. Tout discours, qui nous invite à organiser une fuite quelconque, doit être entendu comme un endoctrinement qui sert à conserver un pouvoir particulier et ce dernier ne peut qu’engendrer de la souffrance. Il ne sert qu’à masquer le besoin de retour qui est le seul lien que l’homme a gardé avec son origine. Toutes nos recherches savantes pour définir cette origine ne peuvent que reproduire les réponses de notre imagination. Sa véritable justification reste le besoin qui se cache en nous et parfois sort de ce que nous qualifions d’inconscient. Le besoin de retour est certainement l’obstacle le plus infranchissable pour notre volonté de puissance et c’est pourquoi nous passons notre temps à le nier ou à le voiler par des connaissances ou des croyances. Je suis convaincu que la meilleure expérience pour acquérir une autre conscience de la mort est la méditation. Elle permet de vivre une autre dimension de nous-mêmes et de comprendre ce que représente le moi dont nous n’avons besoin

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que dans la vie courante. La mort pourrait bien être tout simplement la disparition du moi, la fin d’un enfermement dans une pensée collective, quelle que soit sa nature ! Chaque forme est seule au moment de la mort, du moins c’est à cet instant qu’elle retrouve la liberté que son moi s’est efforcé de lui faire oublier. Pour moi, la mort est le passage de la matière observable et mortelle dont nous connaissons une forme particulière à la Matière inobservable et immortelle qui est à l’origine de toutes les formes. Ce qui est valable pour l’homme pourrait bien le devenir pour l’espèce si l’homme continue à se complaire dans sa recherche de pouvoir. L’homme doit apprendre à aimer la vie, non celle qu’il construit et qui n’est qu’une idée, mais celle qui appartient à la Matière et qui accompagne toutes les mutations.

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SCHNETZLER J. P. De la mort à la vie. Dialogue Orient Occident sur la transmigration. Paris, Dervy-Livres, 1995. SCHNETZLER J. P. Corps, Âme, Esprit par un bouddhiste. Grenoble, Le Mercure Dauphinois, 2002. SCHULTZ J.H. Le training autogène. Paris, PUF, 1974. SCHURE Ed. L’évolution divine du Sphinx au Christ. Monaco, Éditions du Rocher, 1981. SCHURE Ed Les Grands Initiés. Paris, Pocket, 1983. SÉCHAN L. Le mythe de Prométhée. Paris, PUF, 1951. SECOND L. La Sainte Bible. Genève, Paris, Marseille, La Maison de la Bible, 1942. SOGYAL R. Le livre tibétain de la vie et de la mort. Paris, La Table Ronde, 1993. SOREL R. Chaos et éternité. Mythologie et philosophie grecques de l’Origine. Paris, Les Belles Lettres, 2006. SOUZENELLE A. L’arc et les flèches. Merveilles de l’Éros. Paris, A. Michel, 2003. SUZUKI D.T. Introduction au bouddhisme zen. Préface de C.G.Jung. Paris, Buchet Chastel, 1978. SUZUKI D.T. Essai sur le bouddhisme zen. Paris, Albin Michel, 1940-43. SUZUKI D.T. Le non-mental selon la pensée zen. Paris, Le courrier du livre, 1970. SUZUKI S. Esprit zen, esprit neuf. Paris, Seuil, 1977. SUZUKI/FROMM/MARTINO Bouddhisme zen et psychanalyse. Paris, PYF, 198I. TEILHARD de CHARDIN L’énergie humaine. Paris, Seuil, 1931. THUILLIER J. P. Les jeux athlétiques dans la civilisation étrusque. Paris, Diffusion de Boccard, 1985. TRUNGPA Ch. Pratique de la voie tibétaine. Au-delà du matérialisme spirituel. Paris, Seuil 1976. TRUNGPA Ch. Le mythe de la liberté et la voie de la méditation. Paris, Seuil, 1979. TRUNGPA Ch. Shambhala. La voie du guerrier. Paris, Seuil, 1990.

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TSUDA I. École de la respiration. Paris, Le courrier du livre, 9 tomes : I Le non faire. 1973. 2 La voie du dépouillement. 1875. 3 La science du particulier. 1976. 4 Un. 1978. 5 Le dialogue du silence. 1979. 6 Le triangle instable. 1980. 7 Même si je ne pense pas je suis. 1981. 8 La voie des dieux. 1982. 9 Face à la science. 1983. ULMANN J. De la gymnastique aux sports modernes. Paris, PUF, 1965. VERNANT J.P. Mythe et pensée chez les Grecs. Paris, Maspero, 1965. VERNANT J. P. Mythe et société en Grèce ancienne. Paris, F. Maspero, 1981. VERNANT J. P. Mythe et religion en Grèce ancienne. Paris, Seuil, 1990. VERNANT J. P. L’Univers. Les Dieux. Les Hommes. Paris, Seuil, 1999. VERNANT J. P. Ulysse suivi de Persée. Paris, Bayard, 2004. VERNANT J. P. Pandora, la première femme. Paris, Bayard, 2006. VERNANT J.P. Les origines de la pensée grecque. Paris, PUF, (10962) 2012. VERNANT J.P. L’individu, la mort, l’amour. Paris, Gallimard, 1989. VERNANT J.P. La mort dans les yeux. Figure de l’autre en Grèce ancienne. Paris, Seuil, 1996. VEYNE P. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes. Paris, Seuil, 1983. VITTOZ Dr R. Traitement des psychonévroses par la rééducation du contrôle cérébral. Paris, Baillière, 1911. WALLON H. De l’acte à la pensée. Paris, Flammarion (1942) 1970 WATTS A. Amour et connaissance. Une nouvelle manière de vivre. Paris, Denoël/Gonthier, 1977. WEBER M. Sociologie des religions. Paris, Gallimard, 2000. ZIMMER H. Le roi et le cadavre. Paris, Fayard, 1972.

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TABLE DES MATIÈRES

Prologue Tant qu’il y aura des dieux Vagabondages intellectuels Au-delà du moi Le ciel ou son idéal Un soi inaccessible Soyez zen ! L’ordre et la raison Faut-il avoir peur de la mort ? Bibliographie

p. 5 p. 33 p. 61 p. 89 p.115 p.139 p.167 p.197 p.219 p.255

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Philosophie aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions L’Art (d’être) idiot

Truchaut Pierre J. – Préfaces de Marc Lasuy et Philippe Godin

Qu’est-ce qu’un idiot ? Pourquoi cette figure est-elle digne d’intérêt ? L’idiot n’est peut-être pas le personnage que l’on croit. Il est loin d’être crétin, imbécile ou débile ! L’idiot est cet être fort qui agit de lui-même contre vents et marées, qui de sa propre initiative se comporte et crée en fonction de règles qu’il s’est lui-même prescrites. L’idiot, c’est cet être intelligent qui n’a pas besoin de le prouver mais qui incite les autres à s’interroger sur leur propre mode de vie et cela à son insu. (28.00 euros, 284 p.) ISBN : 978-2-343-13472-7, ISBN EBOOK : 978-2-14-005274-3 La Couronne offerte Le saint-simonisme et la doctrine de l’espérance

Carlisle Robert B. – Traduit de l’anglais par René Boissel

Saint-Simon, penseur fécond et original, avait prophétisé l’avènement d’une nouvelle société. Devait se substituer à l’ordre ancien le règne des savants, des artistes et des industriels, pour la paix et une prospérité sans précédent. Grâce à la coopération de toutes les classes sociales, « la classe la plus pauvre et la plus nombreuse » sortirait de sa condition. Ses disciples créeront la religion saint-simonienne, dont le versant rationnel et technique sera mis en place sous le Second Empire. Robert B. Carlisle nous raconte la genèse de cette aventure qui influencera notre politique industrielle. (Coll. Ouverture Philosophique, 28.00 euros, 268 p.) ISBN : 978-2-343-08370-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-005390-0 Création et changement

Savadogo Mahamadé

Interrogeant le sens de la relation entre une œuvre et son auteur, cet ouvrage élabore une réflexion qui dévoile le profil du créateur, envisage l’évolution de l’œuvre et s’arrête sur la relation entre création et socialisation. Le rapport entre culture et création et celui entre création et changement social indiquent des passages entre la théorie de la création et la philosophie de l’histoire d’un côté et entre elle et la philosophie politique de l’autre. En définitive, l’enjeu de l’élaboration d’une théorie philosophique de la créativité va bien au-delà de la réhabilitation de la philosophie de l’art, hantée par « la mort de l’art ». (Coll. Ouverture Philosophique, 19.50 euros, 186 p.) ISBN : 978-2-343-13517-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-005282-8

Heidegger et l’essence de la poésie

Balazut Joël

L’une des voies d’accès à l’œuvre de Heidegger est son interprétation de la poésie. Bien comprise, elle n’aurait rien à voir avec l’expression d’une subjectivité, mais manifesterait la vérité originelle. Elle constituerait ainsi l’essence profonde de la langue comme dévoilement d’un monde et forme originelle de la pensée. S’efforçant de mettre au jour le sens de cette conception ontologique de la poésie, ce livre aboutit à une lecture cohérente et complète de l’œuvre heideggérienne. La déconstruction n’est pas contre la philosophie : elle répond à la question de l’être. (Coll. Ouverture Philosophique, 14.00 euros, 124 p.) ISBN : 978-2-343-13483-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-005230-9 La Leçon de philosophie de Socrate à Épictète Lecture des Entretiens

Lombard Jean

Les Entretiens d’Épictète, notes de cours rédigées par un disciple, éclairent la problématique de la leçon et sa place dans la réflexion pédagogique antique et moderne. La leçon de philosophie a eu dès l’origine la particularité d’être à la fois une leçon comme une autre et une leçon qui ne ressemble à aucune autre. Les Entretiens montrent une évolution majeure de la leçon en tant qu’espace du discours à l’heure du stoïcisme héroïque : ils portent à des sommets les schémas hérités du socratisme fait pour interpeller et y ajoutent une fonction de subversion venue du cynisme. Épictète fait ainsi de la leçon philosophique un modèle. (Coll. Éducation et philosophie, 17.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-343-13671-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-005358-0 Liberté

Walch Guy

Lire Spinoza au XXIe siècle en relisant une vie contemporaine ? C’est se résoudre à regarder le monde sans fausses craintes ni faux espoirs. Amender les évidences, les opinions savantes et publiques. Regarder le monde en comprenant que chaque chose y est singulière. Plus les choses singulières sont intelligées, plus la nature infinie l’est. Ce thème éclaire les rapports entre imagination et connaissance, durée et éternité, ou encore écologie globale et nature de la liberté. On ne peut ni connaître ni donc aimer l’infini comme tel, seulement les choses singulières connaissables, dans la proximité immense de la part d’univers de l’homme. (Coll. Ouverture Philosophique, 45.00 euros, 562 p.) ISBN : 978-2-343-13448-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-005342-9 Machiavel et les conjurations politiques La lutte pour le pouvoir dans l’Italie de la Renaissance

Campi Alessandro

Le thème de la conjuration est central dans l’œuvre de Machiavel. Il la conçoit comme un instrument de conquête du pouvoir et comme une technique de lutte politique. Cet ouvrage contredit une interprétation répandue selon laquelle Machiavel se serait limité à mettre en garde contre les conjurations. En réalité, il a élaboré une authentique phénoménologie ou anatomie de la conjuration. Ses réflexions représentent un manuel pratique pour le « coup d’État » et la conquête

violente du pouvoir. Mais elles comprennent aussi des intuitions pertinentes en psychologie politique, sociologie du pouvoir et anthropologie sociale. (Coll. Ouverture Philosophique, 19.00 euros, 182 p.) ISBN : 978-2-343-13238-9, ISBN EBOOK : 978-2-14-005267-5 La Phénoménologie à l’épreuve de la vie sapientiale africaine Dominique Kahang’a Rukonkish à l’école de la philosophie de Michel Henry

Mawanzi César

En s’interrogeant sur la visée phénoménologique de maturité de la vie africaine, la pensée de Kahang apparaît fortement imprégnée par une expérience de la temporalité de l’homme africain, capable d’assumer son destin devant l’histoire. Soucieux de bâtir un État de droit, un espace public en Afrique enrobé dans les valeurs républicaines et démocratiques, Kahang appelle à construire une éthique du pouvoir et de la responsabilité, fondée sur les principes de reconnaissance et de justice. (Coll. Études africaines, 39.00 euros, 452 p.) ISBN : 978-2-343-13459-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-005242-2 La re-centration de l’homme Réflexions philosophiques sur la question du devenir de l’humain à l’ère des technosciences et des postulats de la laïcité

Mouchili Njimom Issoufou Soulé, Manga Bihina Antoine

Cet ouvrage est un ensemble de textes abordant, à partir des thématiques multilatérales, une question centrale portant sur la re-centration de l’homme. Il s’est agi, pour chacun des auteurs, suivant sa sensibilité philosophique, de savoir si l’homme n’est plus le centre ou au centre du monde. En fait, avec l’économie libérale, une rationalité (bio)-technologiquement conditionnée et enfin une sécularisation de l’humain, l’homme est dans l’obligation de penser les conditions d’une redéfinition de son exceptionnalité. (Coll. Ouverture Philosophique, 25.00 euros, 252 p.) ISBN : 978-2-343-13110-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-005328-3 Robots terrestres parmi les hommes Une analyse comparative d’un système d’arme en gestation entre les États-Unis, la Chine, la France, Israël et la Russie

Rieutord Dylan

Si la nature de la guerre sera toujours la même, son caractère change avec les sociétés. Les grandes puissances mondiales ont amorcé la course à l’armement robotisé. La robotisation de l’esprit est déjà une réalité. Quid de son application dans l’armée  ? Les robots changeront-ils le visage de la guerre ? Cet ouvrage compare cinq puissances : les États-Unis, la Russie, la Chine, Israël et la France. Les perspectives stratégiques et tactiques mènent à repenser la façon de faire la guerre. (Coll. Épistémologie et philosophie des sciences, 26.00 euros, 250 p.) ISBN : 978-2-343-12966-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-005254-5

Passion de la pensée Lecture de Heidegger

Jouard Jean-Pierre Emmanuel

Ce livre veut restituer la clarté de cette œuvre difficile que sont les Contributions à la philosophie de Heidegger, non pas en en récusant l’obscurité, mais en reconnaissant l’obscur essentiel de l’Être dans sa vérité d’événement : car penser signifie répondre à l’événement de l’Être, suivant un questionnement rigoureux qui s’appelle ici Passion de la pensée. (Coll. Ouverture Philosophique, 39.00 euros, 504 p.) ISBN : 978-2-343-13375-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-005287-3 Science et métaphysique

Sous la direction de Banywesize Emmanuel M.

Par-delà la résolution synthétisante de la vieille énigme qui concerne la différence de nature qui existe entre les deux branches des rationalités que sont la science et la métaphysique, il s’agit dans ce livre d’expliquer comment la science a marqué le destin de la philosophie contemporaine, dans ses bifurcations et ses renoncements, mais avant tout dans ses racines les plus profondes et les plus fécondes, c’est-à-dire la métaphysique avec ou sans histoire scientifique. (25.50 euros, Cahiers épistémo-logiques 6, 238 p.) ISBN : 978-2-343-13520-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-005337-5 Trilogie des plus larges horizons qui soient et qui puissent être Comment ? Pourquoi ? Et vers quoi ?

Aumont Michèle

« Les larges horizons » ne peuvent être qu’« ignatiens » sous ma plume. Mais peu savent que j’ai osé déjà me dire « ignatienne 100 % », comme je le déclare ici. Par ce livre, tous apprendront comment cela s’est fait et pourquoi. Peut-être devineront-ils jusqu’où cela peut aller et combien c’est important pour notre monde et à notre époque. Mes anciens et nouveaux lecteurs apprendront par quels sentiers je suis passée pour découvrir, avec Ignace de Loyola, jusqu’à quels horizons il en est venu à s’ouvrir. (Coll. Ouverture Philosophique, 14.00 euros, 120 p.) ISBN : 978-2-343-13254-9, ISBN EBOOK : 978-2-14-005234-7

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Gilbert Andrieu

Gilbert Andrieu, Professeur des Universités à la retraite, cherche à nous faire partager ses expériences et, après avoir fait l’éloge de la matière, souligne ce qui reste pour lui l’origine de nos souffrances physiques et mentales, à savoir le déni de notre origine matérielle ainsi que notre soumission aux idées et à la raison. Le corps n’est pas un obstacle. Il est une porte qui s’ouvre sur l’immortalité.

Illustration de couverture : huile sur toile de Sarandis Karavousis (1938-2011).

ISBN : 978-2-343-14942-4 27,50 €

Le voyage insensé Pour fuir la mort, l’homme a imaginé les dieux

Pour fuir la mort, l’homme a imaginé les dieux

Pour fuir la mort, l’homme a imaginé les dieux. Il a imaginé qu’il pouvait monter au ciel. Mais il a juste oublié qu’il était de la matière et que la seule façon de redevenir immortel, comme elle, était de sortir de l’espace et du temps. Dominé par la raison, empêtré dans les idées, l’homme est un croyant à la recherche d’un pouvoir impossible. Tant qu’il sera dirigé par un moi qui lui donne des ordres il ne pourra connaître qu’une souffrance physique et psychique engendrée par une illusion de puissance. Parce qu’il voulait être un surhomme, il s’est perdu entre ciel et terre. Pour échapper à la mort il faut échapper au temps. Or le temps est une construction de l’esprit. Il suffit donc de vivre sans penser.

Le voyage insensé

Pour fuir la mort, l’homme a imaginé les dieux

Gilbert Andrieu

Le voyage insensé