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Plotin
LE SUICIDE
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Plotin (205-270) est le premier des philosophes néoplatoniciens aussi bien d’un point de vue chronologique que par son importance. Auteur de 54 traités regroupés en six Ennéades (« neuvaines »), il consacra l’un d’eux, le traité 16 (Ennéade I, 9), très bref, à la question du suicide.
Traité 16 (Ennéade I, 9) BIBLIOTHÈQUE
Dans cet ouvrage Plotin se demande si et quand le suicide peut être un choix légitime.
Plotin
Introduction, traduction et commentaire par Matthieu Guyot
Matthieu Guyot, agrégé de philosophie, a participé à la dernière traduction française intégrale des œuvres de Plotin, aux éditions GF-Flammarion.
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Le commentaire qui accompagne la traduction de ce traité s’efforce de l’éclairer même pour un lecteur qui ne connaîtrait rien de la pensée de son auteur, et de déployer les différentes problématiques, issues de la pensée antique et en particulier platonicienne et stoïcienne, dans lesquelles s’inscrit l’analyse de Plotin.
Collection dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Illustration de couverture :
Josef Abel, Cato Uticensis (1817), Musée Kramskoi, Voronezh (Russie). Licence Wikimedia Commons.
ISBN : 978-2-14-030507-8
12 €
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE bibliothèque
Le suicide
Collection « Ouverture philosophique » Série « Bibliothèque » dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Bibliothèque » comporte des ouvrages qui inaugurent ou complètent la connaissance des philosophes en explorant leur problématique, leur argumentation et leur héritage.
Dernières parutions Pascal GAUDET, La fondation théologique de l’humanité. Recherche kantienne, 2022. Pierre Guy MUBAMBAR, Probabilités et rationalité du choix. Au sujet de l’irrationnel de David Hume, 2022. Fabien MILLET, Sciences et métaphysique dans la pensée de Claude Tresmontant, 2022. Isabelle RAVIOLO, Vers l’empreinte incréée, 2022. Michel TICHIT, Lucien de Samosate. Sophiste du IIe siècle de notre ère, 2022. Youness OKBI, La justice distributive et la critique du mérite, 2022. Reine-Marie MALKOUN ERIKSEN, L’Éducation chez Nietzsche d’après son livre Schopenhauer éducateur, 2022. Catherine LANFRANCHI, Robert Misrahi, une philosophie du bonheur. Construction d’une doctrine, 2022.
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Le Suicide Traité 16 (Ennéade I, 9) Introduction, traduction et commentaire par Matthieu Guyot
© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-030507-8 EAN : 9782140305078
INTRODUCTION Quand il ouvrira ce volume et qu’il en découvrira le sommaire, le lecteur jugera peut-être de prime abord peu raisonnable d’avoir consacré un ouvrage séparé, fût-il court lui-même, à ce « traité » de Plotin d’une brièveté extrême (19 lignes !). Cela nous a néanmoins paru justifié pour trois raisons. Cet opuscule, d’abord, a le mérite de nous donner accès à un texte de Plotin qui peut se lire sans connaître préalablement la pensée particulièrement complexe de cet auteur néoplatonicien. Ce traité a ensuite, de façon plus importante, le grand intérêt d’aborder une question – celle du suicide – qui se pose à nous tout autant qu’aux contemporains de Plotin, même si c’est souvent, comme on le verra, en des termes différents des nôtres (mais cette différence même peut être instructive pour nous). Or, on n’en dirait peut-être pas autant d’autres traités de Plotin (ainsi du traité 15 [III, 4]1, sur Le démon qui nous a reçus en partage), dont la problématique s’inscrit dans un cadre théorique qui ne peut plus être le nôtre. Enfin, et c’est peut-être leur principale vertu, ces pages – ou cette page – écrites à l’approche du crépuscule de la philosophie antique païenne2, ouvrent sur l’ensemble des questions qu’elle s’est posées au sujet du suicide. En les commentant de façon un peu détaillée, nous nous efforcerons donc de déployer les débats dans
1. N. B. : les œuvres de Plotin sont désignées soit selon leur ordre chronologique, soit par leur position dans l’édition de Porphyre, qui les classe elle en fonction de leur thème (voir p. 10). Le traité 16 (I, 9) est ainsi le 16e dans l’ordre chronologique et le 9e de la 1re Ennéade dans l’édition de Porphyre. 2. C’est le sens du titre de l’ouvrage de Joseph Moreau consacré à Plotin (Plotin ou la gloire de la philosophie antique, Paris, Vrin, 1970).
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lesquels s’inscrivait Plotin en écrivant ces lignes, et d’esquisser ainsi un panorama de la pensée du suicide dans l’Antiquité. *
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Avant d’aborder dans son détail la pensée de Plotin à l’endroit du suicide, essayons de dessiner rapidement, pour en faciliter l’abord, ce qui fait son originalité par rapport aux questionnements contemporains. Le suicide, aujourd’hui, est le plus souvent abordé comme un fait qu’il faut expliquer pour le prévenir, comme un problème, psychologique et social, auquel il faut remédier, comme une menace qu’il s’agit de conjurer, comme une sombre tentation qu’il faut prévenir ou encore comme un drame et une épreuve qu’il faut essayer de surmonter, pour ceux auxquels il a arraché un proche. De façon générale, le regard des « sachants » contemporains (et des psychiatres au premier chef, bien sûr), mais aussi notre regard à tous, sans doute, pense toujours et a priori le suicide comme un mal, fût-ce un moindre mal1, et comme un malheur issu du malheur, un drame bifrons qui porte à la fois condamnation de la vie et peine de mort. Ceci implique que la question de sa valeur, de son bien-fondé intrinsèque, ne se pose pas dans une telle perspective, puisqu’il est d’emblée acquis qu’il ne peut être en soi une bonne chose. L’interrogation de Plotin, de ce point de vue, pourra donc surprendre le lecteur contemporain, voire le choquer : ce que se demande avant tout Plotin, ici, c’est en effet si le suicide peut ou non être en lui-même une bonne chose, pour toute vie humaine, en toute situation, heureuse ou non, et non pas seulement dans le cas particulier où nous nous saurions condamnés à un avenir malheureux et sans espoir (maladie douloureuse et fatale, par exemple). Le ton de son analyse, corrélativement, se distingue par une froide impassibilité bien éloignée de l’inquiète empathie
1. On pense ici aux discussions sur le « suicide assisté », autorisé aujourd’hui dans certains pays (voir, ci-dessous, p. 13, n. 1 et 2).
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et de la sollicitude qui imprègnent aujourd’hui inévitablement les discours consacrés à ce thème1. À cette première différence s’en rattache une seconde, relative aux rapports du suicide et de la volonté. Si on laisse pour l’instant de côté le cas du suicide motivé par l’anticipation des effets d’une maladie incurable, les discours contemporains regardent le suicide ou la tentation suicidaire comme l’expression et l’effet d’un état psychologique pathologique (dépressif par exemple) ou d’une pulsion maladive, d’une passion2 triste, que l’on subit et dont on est victime, et comme un acte qu’on ne saurait en aucun cas choisir dans un état de sérénité normal et a fortiori dans un état de bonheur appelé à perdurer. Pour ne prendre qu’un exemple, Freud, quand il évoque « l’énigme de la tendance au suicide », l’analyse comme une anomalie si paradoxale du point de vue pulsionnel qu’elle paraît à première vue incompréhensible : « Nous avons reconnu, dit-il, comme état originaire d’où part la vie pulsionnelle, un amour si considérable du moi pour lui-même, nous voyons se libérer, dans l’angoisse qui se manifeste quand la vie est menacée, une charge si gigantesque de libido narcissique, que nous ne saisissons pas comment ce moi peut consentir à son auto-destruction »3. Ce qui est normal, du point de vue biologique et psychologique, c’est l’attachement à la vie et l’angoisse de mourir, et le suicide apparaît donc de ce point de vue comme une aberration. En tant que telle, il ne peut trouver son explication qu’au plan de l’inconscient, en mettant au jour des ressorts psychologiques qui échappent au suicidaire lui-même 4. 1. Le célèbre ouvrage du sociologue Émile Durkheim (Le suicide, 1897) est certes tout à fait exempt de déplorations, mais c’est que l’auteur s’y astreint à traiter le suicide comme un fait social parmi d’autres, en n’envisageant que ses causes, dans une approche qui se veut strictement scientifique. 2. Au sens classique de ce mot, où il faut entendre avant tout la dimension passive (voir ci-dessous, p. 37, n. 3). 3. S. Freud, « Deuil et mélancolie » (1945), in S. Freud, Métapsychologie, trad. fr. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1968, p. 160. 4. Pour résumer, Freud considère que la haine de soi qui conduit au suicide est en fait une haine d’autrui (d’une personne aimée qui nous aura déçus, par ex.) inconsciente et retournée de manière substitutive contre le moi lui-même :
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Dans le présent traité de Plotin, comme pour un grand nombre des penseurs antiques, le suicide est au contraire envisagé aussi comme une option, dont l’opportunité peut être soumise, comme les autres, à l’examen d’une raison impassible et lucide. Il est de ce fait d’abord une question éthique adressée à notre liberté. Et il ne s’agit d’une question philosophique que dans la mesure, précisément, où elle s’adresse à notre liberté. Plotin lui-même envisage bien ici des cas où le suicide est l’effet subi d’une pulsion indépendante de la raison, mais cela le fait alors par là-même, comme on le verra, sortir du champ de la philosophie. Il s’agit donc ici d’abord pour lui, dans un premier temps, de savoir s’il peut être bon et raisonnable de s’ôter la vie. C’est ce qui apparaît bien dans le titre plus développé que nous donne Porphyre pour ce traité : Le suicide raisonnable (voir ci-dessous, n. 1 p. 25). Il s’adresse donc à un lecteur, confronté à un choix, capable d’entendre des arguments et de suivre la voix de sa raison quand elle pèse le pour et le contre de cette « option ». Si ce n’est donc pas au lecteur submergé par la mélancolie et le dégoût de la vie que parle ici Plotin, cela ne veut pas dire qu’il ignore de telles situations, ni qu’il en méprise les victimes, mais que ces urgences ne relèvent pas pour lui de la philosophie. En témoigne une anecdote significative rapportée par Porphyre. Porphyre était le disciple favori de Plotin, dont il édita les œuvres et rédigea une forme de biographie (la Vie de Plotin 1). Or, dans ce texte, Porphyre nous rapporte qu’il fut lui-même en proie à des envies suicidaires, à l’époque où il fréquentait l’école de Plotin (c’est-à-dire après la rédaction du traité 16 ici présenté), « un névrosé n’éprouve pas d’intention suicidaire qui ne soit le résultat d’un retournement sur soi d’une impulsion meurtrière contre autrui » (ibid.). Dans « Le moi et le ça » (1923), Freud proposait une explication du suicide différente – mais pas nécessairement incompatible –, qui le rattachait à la « pulsion de mort », introduite dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920) : détournée des objets extérieurs, la pulsion de mort du mélancolique s’exerce sur le moi lui-même, retournée contre lui par un surmoi extrêmement sévère, et elle se traduit par une angoisse de culpabilité : voir « Le moi et le ça », chap. 5, in Essais de psychanalyse, trad. J. Laplanche, Paris, Payot, 1981, p. 268-274. 1. On en trouvera la traduction par Luc Brisson en annexe du volume Plotin, Traités 51-54, trad. sous la dir. de L. Brisson et J.-Fr. Pradeau, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2010, p. 275-316.
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et que celui-ci chercha à l’en protéger. On pourrait s’attendre à ce que le philosophe ait longtemps disserté pour cela de la vie et de la mort, afin de convaincre son élève de ne pas mettre fin à ses jours. Or que fit-il ? Plotin, dit Porphyre, lui conseilla simplement de voyager. Non de réfléchir et de penser, donc, mais d’offrir à ses yeux et à sa pensée de nouveaux objets, ce qui en l’occurrence se révéla suffisant. Voici le texte de ce passage : « Et quant à moi, Porphyre, il [Plotin] sentit un jour que je songeais à m’enlever la vie. Le voici soudain devant moi qui habitais là [à Rome] et il me dit que ce désir résultait non d’une disposition de l’intellect, mais d’une maladie due à la mélancolie, et il me prescrivit de m’en aller. Je suivis son conseil, et je partis pour la Sicile, car j’avais entendu dire qu’un homme de grande réputation, Probus, vivait à Lilybée [en Sicile]. Je fus ainsi délivré du désir de me supprimer… » (Porphyre, Sur la vie de Plotin, § 11, trad. citée, p. 291) 1
La philosophie du suicide ne s’adresse donc pas aux « suicidaires » et n’a pas une visée psychothérapeutique, d’autres méthodes, de l’aveu même du philosophe, étant peut-être, pour cela, plus efficaces. L’objectif de Plotin, dans ce traité, n’est donc pas de prévenir a priori tout suicide mais de trancher la question de son éventuelle opportunité, d’un point de vue objectif et sans influence d’aucun affect. Cette question, dans le traité 16, est abordée en deux temps, qui correspondent à deux sous-questions. 1. L’allusion, en elle-même significative, à la « disposition de l’intellect » (noèra katastasis) renvoie implicitement au « suicide philosophique », que nous allons aborder maintenant. Porphyre ne nous dit rien des raisons qui le poussaient à vouloir s’ôter la vie, ni que Plotin en ait discuté avec lui. Le maître, en tout cas, ne répliqua pas par des arguments mais par une incitation à bousculer les conditions de vie de son élève. C’est sans doute que, dans certains cas au moins, le dégoût de la vie présente et future, de la vie en général, s’enracine, selon Plotin, dans les seules conditions particulières et présentes de notre vie. D’où l’invitation à modifier celles-ci en voyageant. Le grand écrivain italien Giacomo Leopardi (1798-1837) a composé un dialogue fictif sur le suicide inspiré de ce passage : « Dialogue de Plotin et de Porphyre », in Poésies et œuvres morales de Leopardi, trad. F. A. Aulard, Paris, 1880, t. II, p. 120-144 (en ligne sur le site Gallica de la BnF) : Porphyre y soutient que le suicide peut être légitime même s’il est contre-nature, à quoi Plotin répond finalement que si nous ne le faisons pas pour nous, nous devons au moins rester en vie pour ne pas affliger nos amis et nos parents, argument tout à fait absent du traité que l’on va lire.
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La première, la plus originale, est celle que l’on pourrait appeler la question du suicide « philosophique »1 et qui peut se résumer ainsi : quelles que soient les perspectives actuelles de notre vie incarnée singulière, la mort, en ce qu’elle libère notre âme de notre corps, n’est-elle pas toujours et de toute façon préférable à la vie ? Cette première question, comme on le verra, est sous-tendue et motivée par les thèses métaphysiques fondamentales du platonisme. La seconde, abordée ensuite, est plus classique – et moins tributaire de tel ou tel dogme philosophique – et conduit à se demander s’il n’est pas préférable et légitime de se donner la mort dès lors que les circonstances de notre vie nous réservent un avenir sans espoir. Dans la mesure où elle est plus attendue et plus familière, nous évoquerons d’abord cette dernière question avant de présenter plus en détail la première. *
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Comme d’autres penseurs avant lui, et en particulier les stoïciens, Plotin se demandera en effet, dans la deuxième partie de ce traité, si la vie vaut toujours d’être vécue, ou s’il n’est pas des circonstances dans lesquelles la mort volontaire est le choix le plus judicieux. Si l’on sait, par exemple, que l’on va, jusqu’à notre mort, rester esclave d’un ennemi cruel, que l’on sera victime d’une maladie très handicapante ou très douloureuse et incurable, ou encore que l’on va peu à peu et inéluctablement sombrer dans la démence, n’est-il pas légitime de préférer s’ôter 1. Précisons, pour le lecteur qui aurait en mémoire Le mythe de Sisyphe de Camus (1942), que nous ne prenons pas ici l’expression de « suicide philosophique » au sens où l’entend Camus dans cet essai, qui lui consacre son 3e chapitre. Ce que Camus nomme « suicide philosophique » est un suicide de la philosophie, que celle-ci accomplit quand, après avoir reconnu l’absurdité de l’existence humaine, elle finit par se réfugier in extremis – et indument, selon Camus – dans un absolu transcendant ; c’est « la démarche de l’esprit, lorsque parti d’une philosophie de la non-signification, il finit par lui trouver un sens et une profondeur » (op. cit., Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985, p. 64), ce que Camus illustre par les pensées de Kierkegaard, Chestov, Jaspers ou, plus paradoxalement, de Husserl. L’expression, dans les pages qui suivent ici, désigne au contraire un suicide, au sens usuel, qui serait commandé par la philosophie.
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la vie plutôt que de laisser advenir un avenir qui ne nous réserve que malheur et déchéance1 ? De tels suicides ne procèderaient pas d’une passion triste ou d’une pulsion suicidaire, mais d’un jugement qui soupèse objectivement les biens et les maux que nous réserve alors notre avenir. Le choix éventuel de mourir, alors, ne sera pas l’effet affectif d’un malheur présent mais le résultat de la prise en compte rationnelle d’un malheur à venir qui retire peut-être son prix à la survie2. La question de l’éventuelle opportunité du suicide surgit alors de notre vie elle-même et de l’anticipation de notre avenir, considéré pour ainsi dire du dehors et de manière équanime. Le sujet, assurément, se la pose en effet spontanément avant que la philosophie, la religion ou le droit ne viennent se pencher
1. Cette problématique présente une parenté évidente avec celle de l’euthanasie et plus particulièrement de l’euthanasie active. L’euthanasie passive (laisser mourir) ne peut être rapprochée du suicide, pour des raisons que développe notamment Hans Jonas (Le droit de mourir [1978], trad. fr. Ph. Ivernel, Paris, Rivages poches, 1996, p. 17-18 et n. 2, p. 75-76) et, en outre, ne peut être envisagée qu’à une époque où la médecine est capable de prolonger artificiellement la vie. Au-delà des différences évidentes avec le suicide (intervention d’un tiers et contexte médical), l’euthanasie active (faire mourir) répond par contre à des situations analogues à celles que Plotin aborde dans cette partie du traité 16, dans la mesure où il s’agit d’échapper par la mort à un mal à venir qui n’est pas mortel (et c’est pour cette raison que Hans Jonas l’écarte). 2. Il faut toutefois noter que parmi les maux à venir anticipables et pesés par avance par une raison en droit impassible peut figurer a priori… une passion triste inexpugnable telle qu’une dépression chronique qui nous semble incurable. C’est notamment ce type d’anticipation qui est pris en compte dans les débats sur l’euthanasie active ou « suicide assisté » et qui les distingue de ceux qui portent sur l’euthanasie passive. La loi belge sur l’euthanasie du 28 mai 2002 précise ainsi que « le médecin qui pratique une euthanasie ne commet pas d’infraction s’il s’est assuré que… le patient, majeur ou mineur émancipé, se trouve dans une situation médicale sans issue [ce qui ne signifie pas « mortelle »] et fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable » (art. 3, nous soulignons). Le 7 mai 2022, une jeune Belge, sortie physiquement indemne des attentats de 2016, a ainsi eu recours au suicide assisté pour cause de « souffrance psychique insupportable » (voir Le Monde, 7 oct. 2022)
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dessus sous un angle plus général, pour édicter ce qui est judicieux et licite ou non en la matière et c’est pourquoi cette interrogation revêt un caractère intemporel et indépendant de nos convictions philosophiques (même si ces dernières vont bien sûr peser sur la réponse et la décision auxquelles on se rangera). En soulevant à son tour cette question, Plotin ne fait donc pas preuve d’une originalité particulière, mais sa réponse à cette interrogation intemporelle est marquée, comme on le verra, par les thèses de sa philosophie morale et notamment par l’idéal d’impassibilité qu’incarne le sage, impassibilité qui repousse presque à l’infini l’hypothèse d’un véritable malheur provoqué par les circonstances extérieures. *
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Mais l’originalité du présent traité réside plus encore dans la question sur laquelle il s’ouvre. Plotin traite en effet en premier lieu d’un suicide par conviction, si l’on peut dire, un suicide « philosophique », qui ne serait décidé ni sous l’effet d’une mélancolie insurmontable ni pour éviter les maux particuliers qui menacent notre avenir, mais comme le résultat d’un choix raisonnable motivé par la poursuite du plus grand bien. Un suicide procédant non du désespoir, en somme, mais du plus grand espoir. Cette question, comme on va le voir, s’enracine dans la pensée platonicienne. Plotin (205-270 apr. J-C.) est en effet considéré comme le premier penseur « néoplatonicien », ce qui veut d’abord dire qu’il revendique lui-même sa fidélité aux enseignements de Platon. Parmi ceux-ci, le plus fondamental, comme on sait, est la distinction entre les choses sensibles (les corps), qui sont muables, d’une part, et les réalités véritables, qui sont éternelles et immatérielles, d’autre part, à savoir les Idées ou formes intelligibles, auxquelles l’âme est apparentée1.
1. Au sommet de l’intelligible au sens large et au-delà des Formes se tient, pour Plotin, le premier principe, l’Un-Bien, que l’âme atteint par une intuition
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Comme les âmes humaines, en cette vie, sont incarnées dans un corps qui vit au milieu des autres corps, leur attention et leurs soucis sont le plus souvent orientés vers les choses sensibles et vers les affaires pratiques et elles sont conduites à croire que la seule réalité est celle qui se perçoit par les sens. Certaines, cependant, celles qui ont un « naturel philosophe », percent ce voile, prennent conscience que la véritable réalité est intelligible et parviennent à la saisir par la pensée. Ces âmes, en outre, font l’expérience de la joie sans égale que procure la contemplation de l’intelligible et comprennent, plus largement, que le véritable bonheur ne peut résider que dans cette contemplation par l’âme de la réalité intelligible, tous les autres plaisirs étant, en comparaison, imparfaits et impurs. Toute leur existence sera dès lors gouvernée par la recherche de l’intelligible et de ce bonheur : c’est cet amour, qui porte certaines âmes, que Platon nomme précisément « philosophie ». Or les âmes qui s’efforcent d’atteindre ce bonheur comprennent aussi que leur incarnation dans un corps constitue un obstacle qui freine leur élan, car elle les force à s’occuper de ce corps, de ses besoins et des désirs qui s’y enracinent, et à se consacrer au moins pour une part aux choses sensibles. Le philosophe s’efforcera dès lors, autant que possible, de séparer, de délier l’âme de son corps, de la rendre libre pour la contemplation de l’intelligible1. C’est à ce niveau que peut surgir la tentation d’un suicide philosophique. La séparation de l’âme et du corps, qu’est-ce, en effet, à son point extrême, sinon la mort elle-même ? Platon lui-même l’affirme dans un célèbre passage du Phédon, dialogue qui rapporte les derniers entretiens menés par Socrate sur son lit de mort, après qu’il eut ingéré le poison (la cigüe) auquel ses juges l’avaient condamné : « la mort, dit Socrate, n’est rien d’autre que la séparation de l’âme d’avec le corps » (64 c). Il en déduit que « tous ceux qui s’appliquent à la philosophie supra-intellective (voir, ci-dessous, p. 19-20). C’est par quoi, notamment, Plotin est néo-platonicien et non seulement platonicien, même si lui-même se regardait comme strictement platonicien dans tous les plans de sa philosophie. 1. Plotin reprend cette injonction à purifier notre âme en la séparant et en la détournant autant que possible du corps et du monde sensible (voir notamment traités 10 [V, 1], 5 ; 26 [III, 6], 5 et 52 [II, 3], 9).
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et s’y appliquent droitement ne s’occupent de rien d’autre que de mourir et d’être morts » (65 a) et conclut en expliquant à ses compagnons pourquoi il n’y a pas lieu pour lui de craindre la mort :
« C’est bien une réalité : ceux qui philosophent droitement s’exercent à mourir [cf. 64 a], et il n’y a pas homme au monde qui ait moins qu’eux peur de la mort. Pour examiner la question, fonde-toi sur ce qui suit : du moment qu’ils sont complètement brouillés avec leur corps et désirent que leur âme soit tout à elle-même, s’ils se mettaient, à l’instant précis où cela arrive, à avoir peur et à se révolter, ne serait-ce pas le comble de l’illogisme ? S’ils n’étaient pas joyeux de s’en aller vers ce lieu où ils ont espoir, une fois arrivés, de rencontrer ce dont toute leur vie ils ont été amoureux – et c’était de la pensée qu’ils étaient amoureux –, espoir d’être séparés de ce compagnon [le corps] avec qui ils étaient brouillés ? Quoi, pour des attachements humains, parce que des épouses ou de jeunes garçons aimés étaient morts, tant de gens ont souhaité aller volontairement dans l’Hadès, mus par l’espoir que là-bas ils apercevraient au moins quelque chose de l’objet de leur désir, et seraient avec lui ? Et quand il s’agit de la pensée, celui qui en est réellement amoureux et qui éprouve avec intensité le même espoir de la rencontrer – d’une manière qui vaille la peine d’en parler – dans l’Hadès et nulle part ailleurs, ira se révolter au moment de mourir, et ne se réjouira pas d’aller là-bas ? Il faut croire qu’il se réjouira, ami, si c’est bien réellement qu’il est philosophe. Car il croira intensément que la pensée, il ne pourra la rencontrer en toute pureté nulle part ailleurs, seulement là-bas. Dans ces conditions, ne serait-ce pas le comble de l’illogisme qu’un tel homme eût peur de la mort ? » (Platon, Phédon 67 e-68 b ; trad. M. Dixsaut)
En somme, là où la plupart des hommes regardent la mort comme le plus grand des maux, là où les stoïciens et les épicuriens, de façon déjà originale, s’efforcent de montrer qu’elle n’est pas un mal mais quelque chose d’indifférent qu’il ne faut pas craindre (voir, ci-dessous, p. 64-65), le platonisme, lui, va plus loin encore dans le paradoxe, en esquissant l’idée qu’elle pourrait être un bien dans la mesure où elle ouvre au souverain bien. Mais s’il en va ainsi, la question se pose alors de savoir si nous ne pouvons pas hâter cette séparation qu’est la mort en la provoquant nous-mêmes afin de libérer notre âme. Socrate, dans
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le Phédon, envisage ce suicide philosophique, motivé par l’amour de l’intelligible, même si c’est pour l’écarter immédiatement. Après avoir noté que le vrai philosophe consentira volontiers à le suivre dans la mort, il précise en effet : « Cependant, sans doute n’ira-t-il pas jusqu’à se tuer ; car on affirme que c’est là une chose interdite » (61 c). Et, sommé de justifier cette interdiction, il explique que les hommes sont comme le troupeau des dieux et qu’ils ne peuvent disposer de leur propre vie sans l’accord de leurs divins maîtres. Socrate conclut donc de ces motifs religieux qu’« il n’y a peut-être rien d’absurde à affirmer qu’il ne faut pas se donner la mort avant qu’un dieu ne nous ait envoyé quelque signe inéluctable, pareil à celui qui maintenant pour nous est là1 » (62 c). Même si, à peine évoquée, Platon l’avait donc immédiatement écartée, l’hypothèse d’un suicide philosophique était soulevée. Et comme elle s’enracinait à la fois dans les thèses les plus essentielles de la pensée platonicienne et dans le désir qui définit pour lui le philosophe, elle ne pouvait pas ne pas continuer de résonner chez ses disciples proches ou plus tardifs, qu’animaient les mêmes convictions et le même désir 2. 1. Ce « signe inéluctable », qui renvoie à un suicide autre que le suicide philosophique, c’est bien sûr, dans le cas de Socrate, la condamnation à mort qui le frappe. S’il peut parler de se donner la mort alors qu’il s’agit d’une peine contre laquelle il a tenté de se défendre lors de son procès, c’est parce que, une fois prononcée, il a accepté cette peine alors qu’il eût pu s’y soustraire. Socrate, de fait, eût pu assez aisément fuir Athènes, comme le lui proposaient certains de ses proches, et échapper à la mort, ce que ses accusateurs escomptaient d’ailleurs peut-être. Certains de ses disciples sont tentés de lui reprocher cette acceptation de la mort et c’est leur incompréhension sur ce point qui constitue le point de départ du Criton, dialogue qui se déroule dans la prison de Socrate quelques jours avant les échanges qu’évoque le Phédon. Cf. Épictète, Entretiens, I, 29, 29. 2. En lisant l’ensemble des lignes (61 c-62 c) consacrées dans le Phédon à justifier l’interdiction du suicide, on remarquera en outre toutes les notations qui indiquent que la justification religieuse, ici, ne vaut pas démonstration : « sans doute », « on affirme que… », « de ces choses-là je ne peux parler que par ouï-dire », « il me semble », « peut-être », « vraisemblable »… Signalons toutefois que dans les Lois, le dernier dialogue de Platon, la question du suicide sera abordée sur un tout autre plan, celui des devoirs du citoyen envers
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Bien avant Plotin, un autre lecteur de Platon aurait déjà tiré une telle conclusion. Il s’agit de Cléombrote d’Ambracie1, un disciple de Socrate, inconnu par ailleurs, qui se serait précipité du haut d’une muraille après avoir lu (et donc mal lu2…) le Phédon de Platon. Saint Augustin, lecteur de Platon, de Porphyre et sans doute de Plotin, nous présente cet exemple dans la Cité de Dieu, en montrant bien en quoi ce type de suicide se distingue de celui des désespérés. En effet, après avoir rappelé que le commandement biblique « Tu ne tueras point » enveloppe aussi l’homicide3 commis contre soi-même et interdit donc tout suicide, il note cependant que le suicide motivé par le chagrin ou la honte implique une forme de lâcheté que l’on ne trouve pas dans celui de Cléombrote (dont, à la suite de Cicéron, il déforme par ailleurs le nom) : « À supposer que le suicide soit vraiment l’indice d’une grande âme, c’est plutôt chez le fameux Théombrote qu’on la découvre. Après avoir lu, dit-on, un livre de Platon sur l’immortalité de l’âme [le Phédon], il se précipita du haut sa cité. Taxé de lâcheté, à l’exception de quelques cas, le suicide sera alors frappé d’une interdiction légale et fera même l’objet d’une forme de châtiment post-mortem : une sépulture isolée et anonyme (IX, 873 c-d). Dans l’Éthique à Nicomaque, de même, Aristote dénonce le manque de courage que présuppose le suicide (III, 11) et regarde celui-ci comme un crime (une « injustice », V, 15) commis à l’encontre de la cité, qui lui inflige pour cette raison une peine et une dégradation civique (le traducteur, Jean Tricot, précise en effet, dans sa note à ce passage, qu’on coupait la main du suicidé, à Athènes, et que celle-ci était enterrée à part du corps). Ce regard politique porté par Platon et Aristote sur la question du suicide est complétement absent chez Plotin, ce qui n’est qu’un des aspects d’un effacement plus général du questionnement politique dans sa pensée, comparée en particulier à celle de Platon. 1. Sur ce personnage, voir, outre saint Augustin, Cité de Dieu I, 22 (cité ci-dessous), Callimaque (iiie s. av. J.-C.), Épigramme 23 (« S’exclamant “Adieu, soleil !”, Cléombrote d’Ambracie du haut d’un rempart se jeta dans l’Hadès, non à cause d’un mal qui justifiait la mort, mais parce qu’il avait lu un livre de Platon, celui qui porte sur l’âme »), puis Cicéron, Tusculanes I, 34. 2. Comme le remarque Monique Dixsaut, note 31, p. 320 de sa traduction du Phédon citée ci-dessus. 3. De façon analogue, Kant condamnera le suicide comme un cas particulier d’infraction au principe de l’humanité comme fin en soi (voir Fondements de la métaphysique des mœurs, 2e section, trad. V. Delbos, p. 135 et 151, ainsi que Métaphysique des mœurs, « Doctrine de la vertu », § 6).
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d’un mur, pour passer ainsi de cette vie à une vie qu’il croyait meilleure. De fait, aucun malheur, aucun crime, vrai ou faux, dont il ait été impuissant à supporter le poids, ne le poussait à se détruire : pour affronter la mort et rompre les doux liens de la vie, il n’eut besoin que de sa grandeur d’âme. Platon, toutefois, qu’il venait de lire, a pu témoigner que son acte était plus grand que bon. À coup sûr il aurait été lui-même le premier à l’accomplir et même à l’ordonner si, grâce à cette intelligence qui lui montra l’immortalité de l’homme, il n’avait jugé qu’il faut à tout prix l’éviter et même l’interdire. » (Cité de Dieu, I, 22, trad. G. Combès, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Bibliothèque augustinienne », 1959, p. 265)1
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Dans le cadre de la pensée de Plotin, cette question de l’opportunité du suicide devait resurgir avec plus de vigueur encore que chez Platon, et cela pour deux raisons. La première est que la croyance en l’immortalité de l’âme, thème de son traité 2 (IV, 7), est sans doute pour Plotin une thèse plus ferme que ne l’est l’espoir exprimé dans le Phédon 2 et les différents mythes conclusifs des Dialogues de Platon, qui évoquent le sort de l’âme après la mort en puisant dans les mythes de la religion grecque. La seconde est que Plotin met particulièrement l’accent sur une forme d’expérience supra-sensible qui constitue en quelque sorte un aperçu de ce que serait la vie de l’âme bonne désincarnée, et qui est de nature à attiser notre désir d’accéder au plus vite à cette vie libérée du corps.
1. En 46 av. J.-C. Caton d’Utique mit fin à ses jours pour ne pas devoir sa vie à son adversaire César, qui marchait sur Utique. Plutarque rapporte que dans les heures qui précédèrent son suicide il lut et relut le Phédon (voir, ci-dessous, n. 2 p. 67, les derniers paragraphes de la « Vie de Caton d’Utique » dans les Vies des hommes illustres, ainsi que l’illustration de couverture). L’impulsion, dans son cas, vient cependant de la situation politique et non du platonisme lui-même, qui semble ici offrir seulement un secours pour accepter la mort plus sereinement. 2. Phédon 63 c, 67 b-c, 68 a, 70 a et 114 c.
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Cette expérience, Plotin l’a vécue lui-même1, et son œuvre a pour finalité d’amener son lecteur à y parvenir à son tour, au terme d’une longue préparation philosophique et éthique (laquelle, comme on le verra, a son importance dans son appréciation du suicide). Elle peut être dite « mystique » dans la mesure où en elle nous éprouvons alors, au-delà du langage, de la pensée conceptuelle et de la contemplation intelligible elle-même, une forme de présence directe et immédiate de l’absolu lui-même (l’Un), d’union à lui2 et, corrélativement, une joie d’une intensité et d’une pureté incomparables, qui efface toutes les autres et qui ne peut que nous faire désirer de la retrouver de façon permanente : « Lorsque l’âme a la chance de Le [= l’Un] rencontrer, lorsqu’Il vient à elle, Le voyant soudainement apparaître en elle (car il n’y a plus rien entre eux et ils ne sont plus deux, mais tous deux sont un…), alors l’âme n’a plus conscience de son corps ni qu’elle se trouve en ce corps et elle ne dit plus qu’elle est quelque chose d’autre que Lui… Alors, certes, elle n’échangerait aucune de toutes les autres choses contre Lui, même si on lui donnait le ciel tout entier, car elle sait qu’il n’y a rien de plus précieux et meilleur que Lui… en sorte qu’à ce moment-là il lui est donné de juger et de connaître parfaitement que c’est Lui qu’elle désirait et d’affirmer qu’il n’y a rien de préférable à Lui. Toutes les autres choses qui lui faisaient plaisir auparavant : les dignités, le pouvoir, les richesses, les beautés, les sciences, tout cela, elle dit qu’elle le méprise… et elle ne craint plus de souffrir quelque chose, car elle ne remarque absolument plus rien de ce genre, quand elle est avec Lui. Mais s’il arrivait que toutes les choses qui sont autour d’elle fussent détruites, ce serait tout à fait ce qu’elle veut, pourvu seulement qu’elle soit avec Lui : si grande est la joie à laquelle elle est parvenue. »3
1. Porphyre nous dit que pendant la période où il fréquentait Plotin (soit de 263 à 268), son maître connut quatre fois une telle expérience (Vie de Plotin, 23). 2. Plotin compare cette union à l’impossible fusion que poursuivent les amants les plus passionnés (traité 38 [VI, 7], 34). 3. Traité 38 (VI, 7), 34 ; trad. P. Hadot. Ici comme dans la citation suivante, et pour plus de clarté, nous employons les majuscules chaque fois que les pronoms du texte renvoient à l’Un.
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Tant que notre âme est incarnée, une telle expérience ne peut durer, cependant, et l’âme, bien malgré elle, doit inévitablement retomber dans le monde sensible et dans les préoccupations qui s’y rapportent. Seule la mort permettra que cette expérience et cette joie ne soient plus suspendues : « Pourquoi donc ne demeure-t-on pas là-haut ? N’est-ce pas parce que l’on n’est pas tout entier sorti d’ici [c.-à-d. du monde sensible] ? Il viendra un temps où il y aura continuité de la vision pour celui qui aura cessé de subir le moindre obstacle du corps. »1
On comprend donc, puisque le corps, assimilé à une prison, à un tombeau ou à une caverne où notre âme est enchaînée (voir traité 6 [IV, 8], 1, 3 et 4), nous entrave dans notre désir de demeurer dans cette joie ineffable et parfaite, que Plotin en vienne à dire que « la mort vaut mieux que la vie avec un corps »2. On comprend aussi, par conséquent, que le suicide eût pu apparaître à Plotin et à ses disciples comme l’acte philosophique par excellence, celui qui, tranchant les liens de l’âme et du corps, libérant définitivement la première et lui ouvrant la voie du véritable bonheur, accomplit, en somme, la philosophie3. C’est à cette conception du suicide 1. Traité 9 (VI, 9), 9 ; trad. P. Hadot. Voir aussi, sur cette « redescente » de l’âme, le traité 6 (IV, 8), 1. 2. Traité 46 (I, 4), 7. 3. Dans sa dernière œuvre, la Vie de Rancé (1844), Chateaubriand note incidemment : « Les platoniciens de l’école d’Alexandrie se tuaient pour parvenir au ciel... », avant de poursuivre – pour opposer au geste ponctuel (et supposé) des premiers, le suicide « continué » où se morfondait Rancé dans les années qui précèdent sa conversion : « ... mais que de souffrances pour une pauvre âme [il s’agit de Rancé] lorsqu’elle se débat dans cet état ! elle éprouve les divers mouvements du suicide, incertitude et terreur, avant qu’elle ait pris sa résolution. » (Vie de Rancé, livre II). Nous n’avons pas identifié la source, sans doute indirecte, de Chateaubriand, mais celle-ci se faisait peut-être l’écho des commentaires d’Olympiodore ou d’Élias (voir, ci-dessous, p. 65 et p. 82, n. 2), membres de l’école d’Alexandrie (ve-viie s.). Quoi qu’il en soit, cette affirmation relative aux néoplatoniciens tardifs, renforcée par l’aspect fréquentatif de l’imparfait (« se tuaient »...), est à tout le moins excessive. Ce qui est sûr c’est que Chateaubriand lui-même était sensible au thème du suicide : les Mémoires d’outre-tombe (livre III, chap. 12) évoquent une « tentation », sinon une véritable tentative, de sa part, et il est possible que sa sœur bien-aimée, Lucile, se soit donné la mort (en 1804).
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et, comme on le verra, à sa réfutation, qu’est d’abord consacré le petit traité que nous allons lire maintenant. On remarquera seulement, avant d’y venir, que, à la différence de celui des désespérés, qui est motivé par la fuite du malheur et par la volonté d’échapper à un plus grand mal, à un mal plus inacceptable que la mort et que le néant, le suicide philosophique est lui, au contraire, l’expression d’un désir positif, celui d’atteindre un bien plus grand que cette vie incarnée, et même le plus grand bien : la contemplation du divin et l’union à lui. Ce désir ne procède pas d’un dégoût de la vie émanant de notre vie incarnée elle-même et d’un désir d’anéantissement, mais, à l’inverse, de l’expérience d’une vie plus vivante, qui n’a pu qu’être entrevue ici-bas et de façon éphémère. C’est ce qui apparaît dans le passage suivant du traité 9, qui évoque lui aussi l’expérience de l’union à l’Un et montre particulièrement comment cette expérience d’une vie supérieure peut se traduire par l’impatience de mourir à notre vie incarnée : « Celui qui a vu sait ce que je dis1, à savoir que l’âme reçoit alors une autre vie, lorsqu’elle s’approche de Lui, qu’elle parvient enfin à Lui, qu’elle participe de Lui, en sorte que, dans cet état, elle sait qu’est présent Celui qui donne la vie véritable et qu’elle n’a plus besoin de rien, mais que, bien au contraire, il lui faut laisser toutes les autres choses, et se tenir immobile en ce Seul, et devenir ce Seul, en retranchant toutes les autres choses qui nous enveloppent, en sorte que nous avons hâte de sortir d’ici, que nous nous irritons d’être liés au côté opposé [le monde sensible], dans notre désir de L’embrasser par la totalité de nous-mêmes et de n’avoir aucune partie de nous-mêmes avec laquelle nous ne touchions Dieu. »2
1. Plotin transpose ici une formule religieuse employée à propos de ceux qui avaient été initiés aux mystères d’Éleusis. 2. Traité 9 (VI, 9), 9 (trad. P. Hadot). Dans un contexte tout autre même s’il n’est pas sans liens avec le néoplatonisme, certains mystiques chrétiens exprimeront une semblable impatience de mourir, motivée par le désir d’une vie plus haute. Ainsi la religieuse espagnole sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) dans son poème « Glose après la Communion » : « Je vis, mais c’est en Dieu qui vient de me nourrir [lors du sacrement de la Communion], Et j’attends dans le ciel une si belle vie, Que pour contenter mon envie,
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Est-il donc raisonnable de se suicider afin d’accéder au plus vite, par la mort, à cette vie véritable et ineffable entrevue ici-bas ? Telle est la question à laquelle répond d’abord Plotin dans le traité dont on va lire maintenant une traduction.
Note sur la traduction Nous traduisons ci-dessous le texte de l’édition de référence actuelle, établie par P. Henry et H.-R. Schwyzer ( Plotini opera, t. I, Oxford, 1964). Pour faciliter certains renvois, nous indiquons en gras et entre crochets, au fil de la traduction et de cinq en cinq, les numéros des lignes du texte grec ([5], [10]…).
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Je me meurs du regret de ne pouvoir mourir. » (trad. La Monnoye). Le texte espagnol dit encore plus simplement et plus fortement : « Je meurs parce que je ne meurs pas » (« muero porque no muero »). Ce poème inspira aussi saint Jean de la Croix (1542-1581), le compagnon spirituel de sainte Thérèse. On trouvera une traduction moderne du texte cité de sainte Thérèse et d’autres variantes du même poème dans le petit recueil Thérèse d’Avila. « Je vis mais sans vivre en moi-même », trad. L. Amselem, Paris, Allia, p. 18-23 et p. 137-139. Au chapitre 1 de son Livre de la vie, récit autobiographique rédigé en 1566, sainte Thérèse raporte une première manifestation de ce désir dans son enfance, mais sous une forme dont elle souligne l’impureté : « En voyant les supplices que les saints subissaient pour Dieu, il me paraissait qu’ils achetaient très bon marché de s’en aller jouir de Dieu et je désirais beaucoup mourir de la même façon. Non pas que j’entendisse mourir pour l’amour de lui [no por amor que yo entendiese tener a Dios] mais afin de jouir, en si peu de temps, des grands biens que selon mes lectures, il y avait au ciel. Et nous nous demandions, mon frère [Rodrigue, son frère le plus proche] et moi, par quel moyen y arriver. Alors nous concertâmes de nous en aller en pays more, en mendiant pour l’amour de Dieu, afin que là on nous tranchât la tête.» (trad.L. Bertrand, nous soulignons).
Le suicide 1 (Traduction)
– Tu ne te suicideras pas, afin que ton âme ne s’en aille pas, car elle s’en irait alors en emportant quelque chose2, afin, précisément, de pouvoir s’en aller, et parce que s’en aller c’est passer d’un lieu dans un autre. Mais l’âme doit attendre que le corps tout entier se sépare d’elle, lorsqu’elle n’a plus besoin de passer d’un lieu à un autre, et qu’elle est alors au contraire complètement à l’extérieur du corps. 1. C’est le titre que donnent les manuscrits du traité 16 (le plus ancien remonte au xiiie s.). Quand il énumère les traités de son maître dans sa Vie de Plotin (§ 4 et 24), Porphyre donne un titre plus développé : Le suicide raisonnable. Ce dernier titre met bien en lumière le fait que Plotin se pose ici la question de la légitimité d’un suicide qui ferait l’objet d’un choix réfléchi. Il faut remarquer que le terme grec ici traduit par « suicide » (exagôguè) signifie littéralement le fait de sortir (de la vie), et qu’il n’enferme pas expressément, comme le français « suicide », l’idée d’un attentat perpétré contre soi-même. La même expression euphémistique (exagôguè biou) pour désigner le suicide se trouve par ex. dans la Sentence vaticane no 38 d’Épicure. 2. Les mots « emportant quelque chose » traduisent « ekhousa ti » (li. 1-2), expression qui vient peut-être du Phédon 81 c6 (voir, ci-dessous, p. 28-29). L’un n’empêchant pas l’autre (si les Oracles s’inspirent du Phédon), l’ensemble de ce premier membre de la phrase pourrait aussi être une citation des Oracles chaldaïques, un texte philosophico-religieux du iie s. d’inspiration largement platonicienne. On en trouvera les nombreux fragments conservés dans Oracles chaldaïques, texte et trad. É. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1971 (fragment 166, p. 106, pour le présent passage). Une présentation d’ensemble des Oracles chaldaïques est parue récemment (Helmut Seng, Un livre sacré de l’Antiquité tardive : les Oracles chaldaïques, Turnhout, Brepols, coll. « Bibliothèque de l’École des Hautes Études – Sciences religieuses », 2016), mais elle n’aborde pas le fragment 166, sans doute parce que l’auteur ne le regarde pas comme un passage originel des Oracles (voir p. 25 de cet ouvrage, ainsi que la note 1 d’É. Des Places, trad. citée, p. 165, qui ne plaide pas non plus pour l’authenticité).
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– Comment donc [5] le corps se sépare-t-il ? – Dès lors qu’il n’est plus aucune partie de l’âme qui soit liée à lui, le corps étant incapable de la retenir encore dans ses liens, parce que l’harmonie dont la possession lui permettait de posséder une âme n’existe plus. Et celui qui voudrait provoquer intentionnellement la déliaison de son corps, que ferait-il sinon user de violence ?1 Il s’éloigne alors lui-même mais il ne laisse pas son corps se détacher. Et quand il opère cette déliaison, il n’est pas [10] impassible : l’impatience, l’affliction ou la fureur sont en lui, et il ne faut nullement agir ainsi. – Et si jamais on se rend compte que l’on commence à perdre la tête ? – Il est vraisemblable, d’abord, que la démence ne peut atteindre le sage. Mais si une telle chose devait néanmoins lui arriver, il devrait ranger cela2, alors, au nombre des choses qui sont nécessaires, et qu’il faut choisir, non pas pour elles-mêmes, mais en raison des circonstances. De fait, même l’ingestion3 de poisons dans le but [15] d’assurer la délivrance de l’âme n’est sans doute pas profitable pour l’âme. En outre, si le temps alloué à chacun est fixé par le destin, il n’est pas bénéfique de se retirer de la vie avant le moment fixé, à moins, comme nous l’avons dit, que cela ne soit vraiment nécessaire. Et si chacun obtient là-bas un rang qui correspond à l’état où il est lorsqu’il quitte le corps, dans la mesure où nous est ainsi offerte la possibilité de progresser, il ne faut pas se suicider 4.
1. Nous ne suivons pas, ici, la ponctuation des éditions modernes (rappelons que les manuscrits les plus anciens ne donnaient pas de ponctuation). 2. Grammaticalement, « cela » peut renvoyer à la démence ou, comme nous le pensons, au suicide (voir, ci-dessous, p. 55). 3. Nous suivons ici la leçon retenue par les éditeurs du texte grec dans leurs Corrigenda. 4. Les derniers mots du traité (« Il ne faut pas se suicider » ; ouk exakteon), reprennent presque à l’identique les premiers (« Tu ne te suicideras pas » ; ouk exaxeis).
COMMENTAIRE Comme nous l’explique Porphyre dans sa Vie de Plotin, les textes qui composent les Ennéades ont été écrits dans le cadre de la préparation des cours que dispensait Plotin dans son école, à Rome. C’est pourquoi leur style, d’abord, porte la marque d’une certaine oralité et ne présente pas la perfection formelle des Dialogues de Platon, par exemple. La phrase de Plotin, en comparaison de ces derniers, peut quelquefois paraître un peu maladroite ou obscure, comme on le verra dans ce traité même. Mais cette origine retentit aussi sur le contenu des textes de Plotin, dont les auditeurs partageaient une certaine familiarité avec les thèses platoniciennes, que Plotin pouvait présupposer connues et partagées. Ces disciples, enfin, n’étaient pas de simples auditeurs occasionnels, comme les étudiants d’aujourd’hui, mais, pour beaucoup, des familiers du maître, qui formaient avec lui une sorte de communauté et qui attendaient de lui qu’il les guidât dans leurs choix et répondît à leurs questions et à leurs doutes. L’ouverture un peu abrupte du traité 16 ne peut se comprendre que sur l’arrière-plan de ces circonstances, qui en expliquent à la fois la forme et le fond. Le traité commence en effet directement par une phrase en forme de conseil ou d’injonction, voire de réplique (« Tu ne te suicideras pas… »), qui s’adresse à un interlocuteur, disciple ou lecteur, auprès duquel Plotin fait office de maître spirituel. Et ce que déclare Plotin répond aux conclusions que ces auditeurs, familiers notamment du Phédon, pouvaient être tentés de conclure de ce dialogue quant à l’opportunité de se suicider pour atteindre au plus vite le souverain bien dévoilé par le platonisme. Le traité est en effet en premier lieu, manifestement, une réponse adressée par Plotin à ceux de ses disciples qui, comme leur lointain prédécesseur Cléombrote (voir Introduction, p. 18),
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envisageaient le suicide comme l’acte philosophique le plus cohérent avec la doctrine platonicienne et le plus radical. I. Le mirage du suicide philosophique Plotin leur répond d’entrée et sans ambages que ce suicide philosophique est un leurre. Pourquoi ? « Tu ne te suicideras pas1, dit-il, afin que ton âme ne s’en aille pas, car elle s’en irait alors en emportant quelque chose (ekhousa ti ) ». Si le jugement est net, l’argumentation qui le sous-tend est, elle, un peu obscure. Mais son caractère elliptique tient, nous semble-t-il, au fait que Plotin se souvient d’un important passage du Phédon qui se situe dans le prolongement des analyses présentées dans l’introduction. Il y est précisément question de la mort et l’on y retrouve exactement l’expression la plus énigmatique du début du traité 16 (ekhousa). Pour éclairer l’ouverture de notre texte il est donc nécessaire de convoquer immédiatement et un peu longuement ce passage du Phédon, où Socrate distingue deux états possibles de l’âme à l’approche de la mort. Le premier est celui de l’âme vraiment philosophe : « Supposons que l’âme qui se détache [du corps] soit pure et n’entraîne rien du corps avec elle (mèden tou sômatos sunephelkousa), du fait qu’elle n’avait pendant la vie aucune communication volontaire avec lui, qu’elle le fuyait au contraire, et se ramassait en elle-même, puisque c’était son exercice constant : cela revient à dire qu’elle pratiquait la philosophie au sens droit du terme et qu’elle s’exerçait vraiment à mourir avec tranquillité. N’est-ce pas là s’exercer à la mort ? – C’est tout à fait cela, dit Cébès. – Si tel est donc son état, elle se dirige vers ce qui lui ressemble, vers ce qui est invisible, ce qui est divin, immortel, sage, vers le lieu où lui est réservé de trouver le bonheur, loin d’erreur, de déraison, de terreurs, de brutales amours, loin de tous les autres maux de l’espèce humaine ; et comme on le dit des initiés [aux Mystères d’Éleusis] elle passe véritablement dans la compagnie des dieux tout le reste de son temps. »
1. Le futur a bien sûr ici un sens d’impératif.
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Le second, à l’inverse, est celui de l’âme qui, durant sa vie, s’est préoccupée avant tout de son corps et du monde sensible : « Supposons par contre que l’âme soit souillée, et non point purifiée, quand elle se sépare du corps, étant donné qu’elle partageait toujours son existence, qu’elle le soignait, qu’elle l’aimait : elle était si ensorcelée par lui, par ses désirs et ses plaisirs, que cela seul lui semblait vrai qui a forme de corps, qui peut se toucher, se voir, se boire, se manger, servir à l’amour. Au contraire, ce qui pour nos yeux est obscur et invisible, tout en étant intelligible et saisissable par la philosophie, elle s’était habituée à le haïr, à le redouter et à le fuir. Si tel est son état, penses-tu que l’âme doive être isolée en elle-même et pure de tout mélange, quand elle quittera le corps ? – Absolument pas, dit-il. – Elle présente plutôt, je crois, une certaine familiarité avec le corps, et son étroite coexistence avec lui l’a intimement attachée par un processus naturel, du fait qu’elle vivait toujours en sa compagnie, et prenait grand soin de lui. – Bien sûr. – Oui, mon ami, mais cet élément corporel est pesant, à n’en point douter ; il est lourd, il est comme la terre, il est visible. Quand une âme de ce genre le contient (Ho dè kai ekhousa), elle en est alourdie, et se trouve entraînée vers le lieu visible, par la crainte de l’invisible et de ce que l’on nomme Hadès1. Elle se vautre autour des tombeaux et des sépultures : ce sont, en effet, les endroits où l’on voit des spectres, des fantômes, images que font apparaître les âmes de ce genre. Comme ces âmes n’ont pas été libérées en état de pureté, mais alors qu’elles participaient au visible, elles sont par suite elles-mêmes visibles. » (Platon, Phédon 80 e-81 d, trad. P. Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1983)
Laissant de côté le détail de ces textes, nous noterons seulement que, selon Platon, l’âme impure, au moment de la mort, « contient » (ekhousa) l’élément corporel, qu’elle emporte avec elle parce qu’elle s’y est attachée durant la vie, alors que l’âme philosophe, elle, « n’entraîne rien du corps » (mèden tou sômatos sunephelkousa). Il est assez clair que le début du traité 16 doit se comprendre à la lumière de ces passages du Phédon et que l’expression allusive « emporte quelque chose » (ekhousa ti ) doit renvoyer à
1. Jeu de mots entre aïdès (« invisible ») et Haidès (l’Hadès).
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cet élément corporel que l’âme impure traîne avec elle au-delà de la mort. Mais il reste à comprendre pourquoi l’âme de celui qui se suicide est une âme moralement impure. Michel Psellos (un philosophe chrétien du xie s., très familier du néoplatonisme) commentant les Oracles chaldaïques, résume ainsi l’argumentation de Plotin, dans une première interprétation (où l’on retrouve des concepts chrétiens qui ne nous occuperont pas ici) : « Cet oracle [dont les premiers mots du traité seraient une citation1], Plotin aussi lui fait une place, dans son traité sur la sortie irrationnelle [Michel Psellos connaissait notre traité sous ce titre]. Ce traité est une exhortation surnaturelle et superbe. Il défend à l’homme de s’occuper de faire sortir son âme, de se soucier de la manière dont elle sortira du corps, et lui dit de céder à la raison naturelle de la dissolution [c.-à-d. à la mort naturelle]. Car, à se préoccuper de libérer le corps, de tirer l’âme d’ici-bas, l’esprit se détourne des choses supérieures et s’encombre de pensées qui ne permettent pas à l’âme de se purifier parfaitement. Si donc, alors que nous nous préoccupons de la dissolution, la mort survient au même moment, l’âme ne sort pas complètement libre, elle garde quelque chose de la vie des passions. Car le Chaldéen [l’auteur supposé des Oracles] définit la passion le souci que l’homme a de la mort 2. Il faut, dit-il, n’avoir d’autre souci que celui des illuminations supérieures [c.-à-d. de la contemplation de l’intelligible] ; ou plutôt n’avoir même pas ce souci, mais, s’abandonnant aux puissances angéliques et divines qui nous tirent en haut et ferment les sens du corps, disons même ceux de l’âme, suivre sans agitation ni raisonnement Dieu qui nous appelle. » (Michel Psellos, Commentaire des « Oracles chaldaïques », 1125 d-1128 a, trad. É. des Places)
Selon cette première lecture, l’important, dans ce passage du traité 16, est le souci et la préoccupation (termes qui reviennent plusieurs fois) de l’âme, ce dont est occupée sa pensée si elle envisage de se suicider.
1. Voir, ci-dessus, p. 25, n. 2. 2. D’autres manuscrits, un peu plus tardifs, donnent « du corps » au lieu de « de la mort », ce qui paraît plus attendu.
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Plotin proscrit le suicide, nous dit ici Michel Psellos, parce qu’il implique que l’âme qui cherche à se libérer du corps est alors par là-même tournée vers lui et préoccupée de lui, au lieu d’être tout entière tournée vers les réalités intelligibles : paradoxalement, le souci de ce qui fait obstacle à la contemplation n’est pas pensée de l’intelligible mais pensée du corps, et nous éloigne donc en lui-même du souverain bien, même si son objectif est de nous en rapprocher. Les tempéraments dits « phobiques » ne savent que trop, en effet, que le désir obsessionnel d’éviter quelque chose nous conduit immanquablement à ne penser qu’à ça et, paradoxalement, à en être aussi occupés que si nous étions obsédés par le désir inverse. De même, la peur, le dégoût ou la haine du corps qui sous-tendent le suicide « philosophique » impliquent une forme d’obsession du corps qui s’oppose à la pureté de l’âme et nous enferme dans le mal moral. C’est que celui-ci, le mal, ne réside pas dans l’incarnation en tant que telle mais dans les pensées et affects (« passions ») qui ont pour objets le monde sensible et notre corps. Comme Platon le montrait, en effet, le corps est un obstacle à la contemplation non par lui-même, mais en tant qu’il est le plus souvent objet de soins, de soucis et d’attention de la part de l’âme, qui a tendance à s’en préoccuper plus que d’elle-même, ce qui entraîne sa perdition. Autrement dit, les liens qui entravent l’âme sont de nature psychique et non biologique, même si le lien biologique de l’âme et du corps favorise l’attachement psychologique (ainsi la sensation de faim poussera généralement l’âme à se préoccuper de trouver de la nourriture). Seule une forme de « distraction» – produit de l’attraction par le Bien et non de la répulsion pour le mal – peut donc nous séparer de ce dont nous voulons mentalement nous libérer. Semblable en cela à l’âme du monde qui gouverne l’univers sensible sans en être affectée (voir traité 33 [II, 9], 18), le véritable sage est par conséquent celui qui, tout entier tourné vers l’intelligible, ne pense plus, ou à peine, à son corps : tel Socrate, il parvient à s’en abstraire presque complètement et à s’en occuper « distraitement », presque sans une pensée pour lui : dans le Banquet, on voit ainsi Socrate, tant ses méditations l’absorbent, arriver au milieu du repas où il était invité (174 d-175 c) ou bien oublier de se coucher (220 c), et rester indifférent au froid ou à la faim (219 e-220 b).
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Or il est bien clair, à l’inverse, que le philosophe qui va attenter à son corps est mentalement tourné vers ce corps, même si c’est sur un mode conflictuel. Penser, comme le fait l’adepte du suicide philosophique, qu’on pourra purifier son âme en agissant seulement sur le corps (en l’occurrence en lui retirant la vie), constitue donc une erreur, un mirage1. Si l’âme s’arrache du corps et s’en va, elle ne fait alors, comme on l’a vu, que « changer de lieu » (lignes 2-3) mais, sous-entendu, reste elle-même ce qu’elle était, impure et encombrée de pensées liées au monde sensible : c’est comme refermer sur soi la porte d’une forteresse assiégée sans avoir perçu que l’ennemi s’est déjà introduit à l’intérieur 2. L’âme, alors, se sépare physiquement du corps mais l’emporte avec elle, pour ainsi dire, dans sa pensée3. Le progrès vers le bien ne peut donc être qu’un progrès psychologique, au sens où il vient de l’âme et de la pensée, et non du corps. Platon, dans un passage célèbre du Théétète, et après lui Plotin nous invitent certes eux-mêmes à « fuir » d’ici pour nous élever vers les réalités intelligibles et divines, ce qui revient, semble-t-il, à « s’en aller »4. Mais l’un et l’autre précisent, justement, que cette fuite n’est pas un changement de lieu. Fuir d’ici, soulignent-ils, c’est devenir nous-mêmes vertueux, sages,
1. L’ascétisme poserait des questions analogues, dans la mesure ou le jeûne, les mortifications (où il faut entendre la racine « mort ») et les veilles volontaires peuvent eux aussi entretenir une obsession du corps, que nous sommes pourtant censés chercher à dominer par ces pratiques. 2. On pourra éventuellement rapprocher de ce passage, le chapitre 16 du traité 46 (I, 4), ligne 14, où le changement de lieu est mentionné comme une circonstance indifférente au bonheur du sage. 3. La même idée s’exprime également chez Platon dans la présentation des principes qui président à la réincarnation des âmes, à la suite du passage du Phédon cité ci-dessus (81 e-82 a) et dans les mythes conclusifs de plusieurs dialogues, qui montrent le sort des âmes mauvaises après leur mort, soumises à des châtiments ou réincarnées dans des bêtes viles ou sauvages. Plotin reprend globalement cette conception des règles de la transmigration des âmes (voir par ex. traité 15 [III, 4], chap. 2 et 5, et ci-dessous, n. 1 p. 78). 4. Voir, sur cette injonction, Thomas Vidart, « “Il faut s’enfuir d’ici” : la relation de l’homme au monde », Études platoniciennes 3, 2006, p. 141-152 (en ligne).
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et aussi semblables que possible au divin lui-même1. Cette fuite, qui est la plus radicale, est donc une transformation de soi, non un simple déplacement. La première phrase de notre traité signifie donc que si nous nous suicidons nous ne faisons que nous « en aller », c’est-à-dire « passer d’un lieu à un autre », mais, sous-entendu, en restant nous-mêmes inchangés, ce qui est donc tout à fait inutile du point de vue du progrès spirituel, car, comme le précise cette première phrase, nous « emportons » alors avec nous « quelque chose »2, à savoir le mal moral qui entachait notre âme en cette vie. Le suicide philosophique, loin d’ouvrir un raccourci vers le bien suprême, condamne l’âme, au contraire, à un statu quo dans le mal. Le seul vrai chemin est celui de l’effort spirituel et du progrès moral, qui se jouent sur le plan de l’âme et non du corps, et dont il serait vain de chercher à faire l’économie par un geste – le suicide – perpétré contre le seul corps. La violence du suicide et la mort naturelle Michel Psellos, déjà cité plus haut (p. 30), présente cependant ensuite une seconde interprétation du supposé oracle, laquelle, dit-il, a sa préférence, sans doute pour des raisons religieuses : « Certains ont expliqué plus simplement le présent oracle. Quand il dit “Ne fais pas sortir l’âme de peur qu’elle ne sorte avec quelque (mal 3)”, cela signifie : “Ne te supprime pas avant ta mort naturelle, même si tu t’es entièrement donné à la
1. « Cela montre quel effort s’impose : d’ici-bas vers là-haut s’évader au plus vite. L’évasion, c’est de s’assimiler à Dieu dans la mesure du possible : or on s’assimile en devenant juste et saint dans la clarté de l’esprit » (Platon, Théétète 176 a-b ; trad. A. Diès ; cf. Phédon 81 b, cité ci-dessus, p. 28) ; « Et telle est la vie des dieux et des hommes divins et bienheureux : être libéré à l’égard des réalités d’ici-bas, vivre sans prendre de plaisir dans les réalités d’ici-bas, fuir seul vers le seul. » (Plotin, traité 9 [VI, 9], 11 ; trad. P. Hadot ; voir aussi traités 1 [I, 6], 8 ; 15 [III, 4], 2 ; 19 [I, 2], 1 ; 51 [I, 8], 7 ; 52 [II, 3], 9). 2. Les traducteurs et les commentateurs explicitent de différentes façons ce « quelque chose » : « quelque chose de la vie des passions » (Michel Psellos, passage cité ci-dessus, p. 30), « quelque chose de la vie mortelle » (Michel Psellos encore, dans le passage cité ci-dessous, p. 34), « quelque mal » (É. des Places : voir note suivante). 3. C’est le traducteur qui explicite ainsi.
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philosophie ; car tu n’es pas encore parvenu à la purification parfaite.” De ce fait, si l’âme sort du corps par une telle éduction1, elle en sort avec quelque chose (ekhousa ti ) de la vie mortelle. En effet, bien que nous soyons, nous autres hommes, dans le corps comme dans une prison, ainsi que Platon l’a dit en des paroles ineffables pour avoir appris l’opinion d’en haut 2 [voir Phédon 62 b et 82 e, ainsi que Cratyle 400 c et, chez Plotin, traité 6 (IV, 8), 3-4], néanmoins il ne faut pas “se tuer avant que Dieu n’envoie la nécessité” [Phédon 62 c : cité ci-dessus, p. 17]. Cette interprétation est meilleure que la précédente et s’accorde avec la doctrine chrétienne. » (Ibid., 1158 a-b)
Cette interprétation, Michel Psellos la présente comme distincte de celle de Plotin. Mais comme on le voit, elle ne contredit nullement la première et semble même la compléter en mettant en avant les thèmes (la mort naturelle, la possibilité du progrès et l’état de pureté morale de l’âme au moment de la mort) qu’introduit la suite du texte de Plotin. En affirmant qu’il faut non se donner la mort soi-même, mais attendre3 la mort naturelle, elle précise certes que celle-ci n’est pas le fait de notre volonté mais de celle de Dieu, ce à quoi le chrétien qu’était Michel Psellos ne pouvait qu’être sensible. Les premiers mots du traité 16 opposaient à vrai dire déjà le suicide et la mort naturelle, même si c’était de façon assez allusive : « Tu ne te suicideras pas, afin que ton âme ne s’en aille pas », disaient-ils. Or cette phrase ne prend sens que si l’on comprend bien que le verbe « s’en aller » implique que la mort résulte alors d’une décision et d’une action initiées par l’âme, et non d’un évènement survenu de lui-même dans le corps (et donc provoqué par la nature ou par Dieu). C’est alors l’âme qui prend la décision de trancher ses liens avec le corps : c’est, comme le dit le texte, elle qui s’en va et non le corps qui la laisse partir, comme cela se produit dans le cas de la mort naturelle qu’évoquera la suite du traité en nous recommandant de l’attendre.
1. Terme technique qui désigne le fait de conduire quelque chose (ici l’âme) hors de quelque chose d’autre (ici le corps). 2. Sous-entendu, par une révélation d’origine divine. 3. Sur le sens et l’importance du thème de l’attente pour Plotin, voir, ci-dessous, p. 74 et suiv.
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Eu égard à la mort, il ne faut pas, comme on dit, « hâter les choses » mais attendre qu’elle survienne naturellement, c’està-dire que « le corps tout entier se sépare de l’âme » (ligne 3), ce que l’âge ou la maladie finiront par accomplir sans que la volonté de l’âme y soit engagée. Le corps, alors, précise la suite, ne sera plus capable de retenir l’âme dans ses liens, « parce que l’harmonie dont la possession lui permettait de posséder une âme n’existe plus » (lignes 6-7). La cause de la mort, quand elle est naturelle, n’est pas la volonté de l’âme mais l’état du corps. Affaibli, il perd, dit Plotin « l’harmonie » qui permettait à l’âme d’exercer sur lui sa fonction de principe de vie. Cette « harmonie » renvoie sans doute aux théories médicales antiques, qui conçoivent la santé du corps comme le résultat de la bonne proportion – ou bon équilibre – des qualités fondamentales de tout corps (le froid, le chaud, le sec, l’humide) ou des « humeurs » (bile, phlegme, sang…)1. Quand le déséquilibre des humeurs ou des qualités du corps est trop grand, l’âme, alors, n’a plus moyen de continuer d’animer le corps, parce que celui-ci ne rend plus possible l’action de l’âme. L’âme est en effet le principe de la vie du corps, et d’abord de la structure de l’organisme et de ses fonctions vitales (c’est ce que les Anciens appellent la fonction « végétative » de l’âme2), mais elle ne peut exercer cette action sur n’importe quel corps (sur un corps de pierre, par exemple). Quand son action, faute d’un corps adéquat, ne trouve plus à
1. Avec de très nombreuses variantes, cette théorie se retrouve depuis Alcméon de Crotone (vie-ve s. av. J.-C.) jusqu’à la Renaissance, en passant par les textes hippocratiques et les traités de Galien. Plotin s’y réfère ici en suggérant que si ce bon équilibre disparaît le corps n’est plus alors en état de retenir l’âme (qui est, elle, immatérielle) et perd la vie. Il ne faut pas confondre cette conception avec la théorie de « l’âme-harmonie », présentée par Simmias dans le Phédon (85 e-86 d) et réfutée par Plotin (traité 2 [IV, 7], 84 ). Selon cette dernière – qui dans cette mesure peut être qualifiée de « matérialiste » –, l’âme est elle-même l’harmonie, en un sens quasi musical, qui résulte du bon équilibre des qualités, ce qui implique qu’elle en est un effet (on serait tenté de dire aujourd’hui un « épiphénomène »). Voir aussi traité 46 (I, 4), 10, 18. 2. D’où, aujourd’hui encore, l’expression « d’état végétatif » (qui n’a rien en soi de dépréciatif) pour caractériser un malade dans le coma, dont seules les fonctions vitales élémentaires s’exercent encore, à l’exception du mouvement, de la perception, de la parole…
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s’exercer, l’âme se trouve alors « déconnectée » du corps, pour ainsi dire, sans avoir pris l’initiative de cette séparation (comme le dit Plotin, c’est alors le corps qui se sépare de l’âme et non l’inverse)1. Mais, répondra-t-on, cette détérioration du corps, qui rend impossible l’action de l’âme et libère cette dernière, l’homme ne peut-il lui-même la provoquer en agissant sur son corps ? Le suicide, dès lors, ne conduit-il pas au même résultat que la mort naturelle ? C’est l’objection que Plotin s’adresse à lui-même dans la suite : « Et si quelqu’un parvenait à provoquer la déliaison2 de son corps ? » (lignes 7-8). Quand il parle ici de « provoquer la déliaison de notre corps », il est probable que Plotin pense, de manière spécifique, à un mode de suicide particulier, un suicide « doux » – en apparence dépourvu de violence, et procédant par abstention –, qui consisterait à épuiser le corps par des pratiques ascétiques (privation de sommeil et de nourriture) jusqu’à ce qu’il ne soit plus capable de retenir l’âme et que celle-ci, chassée en quelque sorte par l’épuisement du corps, s’en trouve séparée. Cette objection, en apparence, n’est pas sans fondement dans la mesure où aucun acte positif d’agression n’est alors commis contre le corps et que la séparation de l’âme résulte presque passivement de l’état du corps, comme dans la mort naturelle. Ce type de suicide paraît même à l’abri des critiques qui ont été développées jusque-là puisque l’âme agit alors sur le corps... en n’agissant pas, en omettant de l’entretenir et comme dans un état extrême de cette distraction idéale que nous avons évoquée à propos de Socrate. Superficielle en cela, elle omet, cependant, ce qui s’est déroulé en amont, à savoir la décision de l’âme qui a conduit au suicide,
1. Voir aussi traité 8 (IV, 9), 3. 2. « Déliaison » (qui traduit ici le verbe luthênai) répond à « liée » (dedemenon) du paragraphe précédent. Pour des raisons qui seraient dans cette hypothèse assez voisines, Schopenhauer réservera un sort particulier au suicide par inanition (jeûne), le seul, selon lui, qui est acceptable (voir ci-dessous, n. 1, p. 71, et ce qu’on rapportait de Zénon de Cittium, p. 74). Mais l’on peut penser que Plotin est sur ce point plus lucide en minimisant un tel distinguo, car le jeûne assumé jusqu’à la mort ne suppose sans doute pas moins de décision de la part de notre volonté que toute autre forme de suicide.
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l’état d’esprit que suppose cette décision et les conséquences de cet état d’esprit sur l’état de l’âme elle-même quand elle se sépare du corps. La matérialité apparemment privative de l’acte occulte sa dimension psychologique positive, qui reste tout aussi violente que dans n’importe quel autre suicide. Comme le dit Plotin, en recourant à un verbe grec qui souligne ce caractère actif et « décisionnel », c’est bien nous, alors encore, qui « opérons », « tramons » ou « machinons » (mèkhanèsaito) cette déliaison1. Nous et non pas la nature... C’est pourquoi, ajoute Plotin, si quelqu’un tente de séparer son corps en lui portant ainsi atteinte, c’est que cette personne, alors, « a usé de violence ». La violence dont il est question ici renvoie d’abord à l’acte lui-même et – plus qu’à la force physique qu’il peut mettre en œuvre – à son caractère contre-nature, selon l’opposition traditionnelle dans la philosophie antique, entre ce qui se produit naturellement et ce qui est fait par violence2 : commettre un suicide, même par ascétisme, c’est en effet devancer la nature, son « heure », la forcer, et donc enfreindre son ordre, comme on l’a vu. Mais cette violence se situe aussi au niveau des circonstances de la décision elle-même : celui qui fait violence à son corps a lui-même dû subir la violence des passions ; il ne force l’ordre de la nature que parce que sa volonté est elle-même contrainte par les affects qui l’étreignent 3. Le suicide et les passions Plotin précise ainsi : « il s’est détaché lui-même mais il n’a pas éloigné son corps. Et quand il opère cette déliaison (hote luei),
1. De même, pourrait-on ajouter, forcer sciemment autrui à mourir de faim ou de fatigue, c’est bien évidemment choisir sa mort. C’est même, pour des raisons de prudence judiciaire ou d’économie, un mode d’assassinat privilégié dans les génocides. Laisser des inconnus, plus ou moins consciemment, mourir de faim, quand nous pourrions l’éviter ou travailler à l’éviter, c’est peut-être accepter leur mort, mais, non, sauf exceptions, la vouloir ni, encore moins, l’orchestrer, comme dans le cas des génocides. 2. Voir en particulier Aristote, Physique V, 6 et VIII, 4. 3. En grec ancien comme en français, la notion de « passion » renvoie à la « passivité », le substantif páthos (« passion », « affect ») venant du verbe paskhein (« subir »).
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il ne reste pas impassible : l’impatience, l’affliction ou la fureur sont en lui ». La notion centrale ici (et dans les deux membres de la phrase) est celle d’impassibilité (apatheia), qui doit bien sûr être comprise au sens antique et positif d’absence de passions, autrement dit d’absence de sentiments et de désirs intenses susceptibles d’obscurcir et de voiler la vie de l’intellect. C’est donc l’impassibilité qui opère la seule séparation souhaitable à l’égard du corps dont nous puissions être l’auteur, celle par laquelle notre âme, sans toucher au corps, coupe peu à peu, et en agissant sur elle seule, ses liens avec celui-ci et se prépare ainsi à quitter ce monde en étant aussi pure que possible : c’est en modifiant notre âme que nous devons nous séparer du corps1. Quand nous nous suicidons, au contraire c’est, nous dit Plotin, sous l’effet d’une passion et, en particulier, de l’une des trois qu’il énumère ensuite : l’impatience, l’affliction et la fureur. Quel est donc le lien entre ces passions et le suicide ? L’impatience Le premier exemple de passion cité est celui dont l’interprétation est la moins évidente. Le terme grec qu’emploie ici Plotin (duskheransis) désigne la passion que suscite en nous quelque chose de fâcheux ou de pénible. Dans les textes philosophiques, ce terme et ceux qui lui sont apparentés renvoient le plus souvent à l’irritation produite en nous par les objections ou l’opposition de nos interlocuteurs dans le cadre d’un débat d’idées2, mais le contexte du présent passage interdit de lui 1. Tout cela est synthétisé par Porphyre de façon très concise dans ses Sentences (nos 7 à 9). 2. La seule définition thématique de ce terme, sauf erreur, se trouve dans un recueil Sur les passions anciennement attribué à Andronicus de Rhodes. La duskheransis y est présentée comme une espèce du genre « affliction/peine » (lupè) et elle y est définie comme « la peine produite par les argumentations adverses ». L’ensemble du passage où figure cette définition étant d’inspiration stoïcienne, il est retenu dans le grand recueil des fragments des anciens stoïciens de H. F. A. von Arnim (Stoicorum veterum fragmenta [SVF ] III, 414), mais le sens proposé s’enracine dans les emplois classiques et platoniciens de ce terme et correspond mal au contexte de notre passage. C’est donc avec plus de profit qu’on pourra consulter les § 4-5 du livre IV des Pensées de Marc Aurèle (121-180), qui montrent bien le sens du terme en grec ancien tardif : il y désigne
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donner ici ce sens manifestement trop faible. Nous le traduisons donc par « impatience »1, entendue au sens fort que rappelle par exemple le Dictionnaire de l’Académie française (9e éd.) : « sentiment d’inquiétude ou d’irritation que l’on éprouve soit dans la souffrance d’un mal 2, soit dans l’attente de quelque bien », auquel correspond la difficile vertu de patience, la capacité à supporter les malheurs3. Celui qui se suicide sous l’effet de l’impatience veut mettre fin à un mal qui lui paraît intolérable : ce peut être une douleur physique insupportable, comme celle qui frappe Héraclès, victime de la ruse de Nessus, ou une situation à laquelle on entend mettre un terme à tout prix, comme la captivité pour un prisonnier de guerre. Mais l’on peut penser aussi, compte tenu du début de ce traité, à l’impatience du philosophe, qui souffre de demeurer rivé à son corps, asservi à ses besoins et à ses désirs et pressé de mettre fin à son incarnation, cette impatience qu’évoque le traité 9, chap. 9 cité ci-dessus (voir aussi, ci-dessus, n. 2, p. 22-23). Le mal ressenti comme insupportable auquel le suicide doit mettre fin, alors, ne serait pas tel ou tel mal circonscrit à l’intérieur de cette vie, mais cette vie elle-même en tant que vie incarnée dans un corps qui fait obstacle à la pleine contemplation et au bien. Mais si l’aspiration au bien, qui émane de ce qu’il y a de plus divin et de plus essentiel en nous, n’est pas une passion aliénante, son possible corollaire négatif, la souffrance d’être dans un corps, est, elle, un affect qui, paradoxalement, entrave la purification de notre âme. Le philosophe qui entendrait satisfaire son ardent désir du bien en obéissant ainsi à cette passion, à cette
un mécontentement qui porte sur tel ou tel aspect de notre vie mais qui est d’une telle intensité qu’il nous rend mécontents de notre vie dans son ensemble, d’où son lien, ici, avec le suicide. 1. Les autres traducteurs choisissent les termes suivants : « chagrin » (M.-N. Bouillet), « ennui » (É. Bréhier), « dégoût » (A. H. Armstrong [disgust] et J. Igal [disgusto]), « révolte » (St. MacKenna [revolt]), « angoisse » (Fr. Fronterotta et Marsile Ficin [angustia]) ou « indignation » (R. Harder [Unwille]). 2. Les éditions 2 (1718) à 6 (1835) précisaient : d’un mal... « présent ». 3. Voir par ex. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, 2, question 136, art. 1.
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impatience, signerait donc l’échec du projet qu’il croit réaliser ainsi de la façon la plus radicale 1. L’affliction La seconde passion évoquée par Plotin, l’affliction (lupè), est la plus attendue. Le lecteur ancien pensait peut-être d’abord à la tristesse du deuil et du dépit amoureux (illustré exemplairement par la reine Didon dans l’Énéide de Virgile). Le lecteur moderne, lui, pensera peut-être plus à la mélancolie2 et au mal de vivre, et le maître de Porphyre devait y songer aussi (voir ci-dessus, p. 11). Ce dégoût de la vie ou lassitude de vivre (taedium vitae) n’était pas inconnu des Anciens : on le trouve mentionné, de façon significative, jusque dans la loi romaine elle-même, parmi les causes possibles du suicide, et il est décrit, d’une façon frappante qui évoque déjà le spleen baudelairien, par les philosophes Lucrèce et Sénèque3. Quoi qu’il en soit, on notera que Plotin n’évoque pas ce sentiment pour exprimer sa compassion ou 1. Pascal, à propos de l’homme qui veut « faire l’ange » et « fait la bête » (Pensées, éd. J. Chevalier, nos 327-331), et Hegel, à propos de la « belle âme » (Phénoménologie de l’Esprit VI, B, c), analysent des attitudes analogues, dans lesquelles l’homme épris du bien et de pureté morale s’éloigne de ce à quoi il aspire par le geste même qu’il croit devoir l’en rapprocher de la façon la plus intransigeante. 2. La mélancolie (en grec ancien melagkholia) désigne étymologiquement la bile (kholè) noire (melaina), la bile étant l’une des humeurs distinguées par la théorie médicale antique (voir, ci-dessus, p. 35). On attribuait à Aristote un petit ouvrage qui en traite et qui est peut-être en fait l’œuvre de son disciple Théophraste : le Problème XXX, édité et traduit par Jackie Pigeaud dans Aristote. L’homme de génie et la mélancolie, Paris, Rivages poche, 2006. Il faut toutefois noter que cet excès de bile noire, pour l’auteur, a des effets ou des symptômes possibles d’un « spectre » beaucoup plus large et plus varié que celui de notre moderne mélancolie. 3. Voir le Code de Justinien, livre IX, § 50, 1, qui, reprenant une loi de l’empereur Antonin (138-161), mentionne le taedium vitae parmi les causes possibles de suicide aux côtés de la furor et de l’insania, qui se passent de traduction, ainsi que Lucrèce, De la Nature (III, 1053-1070), et Sénèque, De la tranquillité de l’âme II, 6-15 (qui cite Lucrèce). Rappelons que si Sénèque lui-même mit fin à ses jours (en 65 apr. J.-C.), ce fut sur ordre de Néron, son ancien élève, qui lui faisait ainsi la « faveur » d’échapper à une exécution plus infamante (voir Tacite, Annales XV, 60-64). Trois ans plus tard, Néron lui-même se trancha la gorge à son tour dans des circonstances comparables (même si les deux hommes, eux, étaient loin de l’être…).
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pour chercher comment le surmonter : il s’agit seulement ici de constater que la cause du suicide, quand il procède de l’affliction, est de nature passionnelle, affective, et non philosophique. L’on pourrait lui objecter néanmoins, pensant toujours à la mélancolie, qu’il y a peut-être une mélancolie philosophique, un mal de vivre, voire un mal à vivre, qui ne tiennent ni au tempérament singulier d’un individu ni aux circonstances particulières d’une vie, mais à une conscience lucide et objective, en droit universelle, de la valeur – ou du néant de valeur – de la vie humaine. Dans les Pensées de Marc Aurèle une puissante mélancolie se fait ainsi entendre en basse continue, liée au caractère fugace de toutes choses, au cortège de deuils incessants dont est synonyme la temporalité, et elle est si présente dans l’œuvre de l’empereur-philosophe qu’on peut se demander si ce n’est pas pour lutter contre elle, avant tout, et pour lui résister, que sa volonté mobilise les enseignements de la philosophie stoïcienne1. L’affliction serait alors bien un affect, un pathos mais procédant de la connaissance et fondé sur la conscience de la vérité : ne pourrait-elle donc pas, alors, motiver un suicide raisonnable ? La réponse de Plotin à une telle question se trouverait surtout dans ses débats avec les gnostiques qui, pour d’autres raisons, considèrent comme irrémédiablement mauvaise notre 1. En dépit de son titre et tout en soutenant que les discours que s’adresse Marc Aurèle visent notamment à la contrecarrer, le récent ouvrage de Pierre Vesperini (Droiture et mélancolie. Sur les écrits de Marc Aurèle, Lagrasse, Verdier, coll. « ΦΙΛΟΣΟΦΙΑ », 2016) comporte curieusement assez peu de développements sur la mélancolie de l’empereur lui-même (voir, essentiellement, p. 115). Les remarques de l’auteur à ce propos, en outre, s’appuient presque uniquement sur des témoignages historiques et sur la correspondance de Marc Aurèle, et non sur ses Pensées, ce qui tient sans doute à l’une des thèses de P. Vesperini, selon laquelle les idées évoquées par l’empereur dans ses Pensées n’expriment pas nécessairement ses convictions propres et constituent avant tout une « trousse à outils » psychologiques, où il puise selon ses besoins, et éventuellement sans y adhérer, pour conjurer les passions mauvaises et préserver sa droiture, ce dont témoigneraient notamment les doutes qu’il exprime et l’éclectisme de ses références (voir, par ex., op. cit., p. 26-34). Il nous semble pour notre part que le relatif scepticisme de Marc Aurèle comporte lui-même une dimension douloureuse et constitue une des composantes de sa mélancolie (voir, par ex., V, 10).
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existence ici-bas. Contemporains de Plotin et inspirés à la fois par le christianisme et le platonisme, ils regardaient le monde sensible comme une réalité purement matérielle créée par un démiurge mauvais et inférieure aux hommes, dont l’âme est selon eux d’origine véritablement divine. La connaissance (« gnose ») révélée par les auteurs gnostiques avait précisément pour but de faire prendre conscience du caractère mauvais de ce monde où l’âme ne peut que se perdre, et de l’en libérer en lui faisant prendre conscience de sa nature originelle étrangère à ce monde afin qu’elle puisse retourner dans le monde spirituel (« plérôme »). Ce courant spirituel présente, comme on le voit, de fortes ressemblances avec la philosophie de Plotin lui-même, mais il s’y oppose sur un point essentiel, notamment : pour Plotin, en effet, le monde sensible résulte du mouvement de procession par lequel toutes les réalités émanent directement ou indirectement du premier principe, l’Un-Bien, et il a donc la même origine ultime que le monde intelligible. Même s’il est des réalités supérieures (l’âme, le monde intelligible et l’Un lui-même), le monde sensible n’est donc pas mauvais. Animé d’une âme plus divine que la nôtre (plus proche de l’intelligible), il garde une grande part de la bonté et de la beauté du monde intelligible dont il est la plus fidèle image et, à ce titre, constitue même pour les hommes un modèle à imiter, dans la mesure ou l’âme du monde ainsi que celles des astres agissent de manière impassible et pleine de sagesse, ce qui n’est pas toujours notre cas1. Le monde sensible n’est donc pas mauvais, c’est notre manière d’y vivre qui peut être mauvaise. Aux gnostiques qui déplorent notre existence dans le monde sensible, Plotin répond donc que ce dernier est la plus belle image du monde intelligible et que nous pouvons, « en restant en lui, posséder la sagesse et vivre ici-bas conformément aux intelligibles » (traité 33 [II, 9], 8). Ce monde est bon, la sagesse y est possible et la contemplation de son ordre et de sa rationalité ainsi que des beautés sensibles qui y manifestent le divin nous aidera même à accéder à l’intelligible et à purifier notre âme, à
1. Voir encore, sur ce point, l’article de Thomas Vidart cité ci-dessus (p. 32, n. 4).
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progresser spirituellement, donc, comme nous y invitera la fin du traité 16. Notre « condition » d’homme incarné n’est donc pas en elle-même mauvaise et ne justifie aucune mélancolie métaphysique1. La fureur (De l’intempérance au suicide) La troisième passion mentionnée par Plotin est désignée dans le texte par le terme grec de thumos, généralement traduit par « colère », ou « impulsivité »2 et qui connote toujours à tout le moins l’emportement passionnel et la perte de contrôle d’une âme dont la raison se trouve dominée par un mouvement agressif, lequel peut aller jusqu’à la fureur 3. Cette agressivité, le plus souvent, est tournée contre autrui. Mais ici, puisqu’elle est donnée comme une des causes du suicide, sans autres précisions, il doit s’agir d’une agressivité tournée contre soi-même (même s’il peut être des cas où l’on se tue soi-même pour punir autrui). C’est pourquoi la culpabilité ou la honte doivent jouer ici un rôle fondamental, bien qu’elles ne soient pas nommées explicitement par Plotin. L’auteur du suicide, pour le dire brièvement, se juge alors coupable et si gravement et irrémédiablement coupable que c’est à la mort qu’il se condamne lui-même. La tragédie, ce qui ne surprendra pas, ne manque pas d’exemples de tels suicides. Dans le cas des héroïnes Déjanire et
1. Si Plotin reconnaît un affect philosophique qui ne s’oppose pas à la vertu et au contraire la sous-tend, ce serait l’amour du Bien et la joie de s’unir à lui. Sur cette question de l’amour comme pathos métaphysique, qui remonte au Banquet de Platon, voir, notamment, les traités 38 (VI, 7), 19-23, et 50 (III, 5), ainsi que le traité 53 (I, 1), 5, qui note que le désir du bien est le seul pathos qui ne soit pas lié au corps. 2. Notamment dans les traductions de la République de Platon et en particulier à propos de la distinction des trois facultés de l’âme (raison, désir et thumos). On pourrait à la rigueur traduire ici aussi ce terme par « colère » ou mieux « rage », mais en français il n’est guère naturel de parler d’une rage tournée contre soi-même. Cicéron, dans le De finibus (V, 29) mentionne aussi la colère ou l’irascibilité (iracundia) parmi les causes possibles de suicide, mais sans autres précisions. 3. C’est par exemple le terme qu’emploie Médée, éplorée, quand elle s’apprête, malgré son amour pour eux, à tuer ses propres enfants (Euripide, Médée, v. 1077).
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Jocaste, la prise de conscience rétrospective de ce qu’elles ont fait entraîne un sentiment écrasant de culpabilité, la fureur contre soi et le suicide. C’est ainsi le terme de thumos qu’emploie le chœur des Trachiniennes de Sophocle (au vers 882) quand il commente le suicide de Déjanire, laquelle met fin à ses jours quand elle comprend qu’elle a involontairement causé la mort de son époux Héraclès en lui transmettant la fameuse tunique de Nessos, source de douleurs si intolérables que le héros leur avait préféré la mort. C’est aussi par culpabilité et dans un état de fureur que Jocaste, la mère d’Œdipe, se donne la mort quand elle découvre que son époux est son fils (voir Sophocle, Œdipe-roi, vers 1234-1251, qui emploie ici le mot orgè pour dire cette fureur 1). La fin tragique du héros Ajax entrelace aussi la culpabilité – ou plus exactement ici le mépris de soi-même 2 –, la fureur et le suicide mais de façon plus complexe. Une première humiliation, dans son cas, mène à une fureur contre autrui, source d’une seconde humiliation, dont il est responsable et qui provoque une fureur contre soi et, finalement, le suicide du héros. La première humiliation est infligée à Ajax par les chefs achéens qui, lors de la guerre contre Troie, lui refusent les armes du défunt Achille, 1. Dans l’Éthique à Nicomaque Aristote emploie également ce terme (orgè) à propos d’un exemple de suicide. À la fin du livre V, consacré à la vertu de justice, Aristote se demande si l’on peut commettre une injustice envers soi-même et si le suicide, en particulier, doit se ranger sous ce concept : « celui qui, dans un accès de colère, se tranche à lui-même la gorge, accomplit cet acte contrairement à la droite règle, et cela la loi ne le permet pas ; aussi commet-il une injustice. » (chap. 15, 1138 a6-11, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990). Dans la suite de son analyse Aristote conclut qu’il s’agit bien d’une injustice mais commise contre la cité et non contre l’auteur du suicide lui-même. Dans sa note à sa traduction de ce passage, R. Bodéüs comprend que la colère évoquée est une colère contre autrui : « aveuglé il s’imagine qu’en se tuant lui-même il va punir autrui » (Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, coll. « GF », n. 6, p. 285-286). Mais le silence d’Aristote, l’absence de tout exemple ou référence de la part du commentateur, et, à l’inverse, les exemples convoqués ci-dessus et familiers, sans doute, d’Aristote, rendent cette interprétation peu convaincante. 2. De façon générale, l’emploi du terme « culpabilité » à propos des héros tragiques est à vrai dire toujours approximatif dans la mesure où ils ne se pensent pas eux-mêmes sous la catégorie de responsabilité, notamment parce que le destin et les dieux ont toujours part à leur chute.
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alors qu’il se jugeait seul digne de les recevoir : le vaillant et fier Ajax y voit un intolérable affront. Dans un premier accès de fureur, il veut se venger en égorgeant les chefs achéens coupables de cette injustice, mais, victime d’une hallucination (provoquée par Athéna), il tue, à leur place, de simples brebis. Quand il reprend ses esprits il réalise la violence de son intention et peut-être surtout l’échec de son action et le ridicule de cet échec. Submergé par tant de honte et incapable d’y survivre, le héros, dans un second accès de fureur, plus lucide que le premier, finit par se jeter sur sa propre épée1. La fureur ici évoquée par Plotin est ainsi, sans doute, d’abord une fureur contre soi, qui surgit parce qu’on est mécontent de soi et mécontent à un point tel que l’on en vient à vouloir s’effacer soi-même pour supprimer ce qui nous apparaît désormais indigne de demeurer à la surface de la terre. Dans l’Éthique à Nicomaque – mais dans un autre livre que celui évoqué à la page précédente –, Aristote analyse de façon détaillée le mécanisme de ce type de suicide et nous nous y
1. Cet épisode est le thème de la tragédie de Sophocle intitulée précisément Ajax. Jean Starobinski lui a consacré le 1er chapitre (« L’épée d’Ajax ») de son ouvrage Trois fureurs (Paris, 1974). L’auteur y montre notamment qu’Ajax est dans cette tragédie le représentant d’un monde qui disparaît, celui de l’épopée et des valeurs guerrières (le courage et la force), face à Ulysse, qui incarne lui les valeurs montantes de la démocratie (la parole et l’argumentation) : Ajax sort de la vie quand le mouvement de l’histoire le rejette hors de sa scène. Le sort d’Ajax, exclu de son groupe (celui des chefs) par sa folie, illustrerait bien la thèse que défend Maurice Halbwachs, disciple d’Émile Durkheim, dans Les raisons du suicide (Paris, 1930). M. Halbwachs y montre que « le sentiment d’une solitude définitive et sans recours est la cause unique du suicide » (chap. 14). À propos des individus « déclassés » il note ceci, qui s’appliquerait bien à notre malheureux héros : « Détaché d’un groupe par un ébranlement soudain, vous êtes incapable, ou, du moins, vous vous croyez incapable de retrouver jamais dans un autre quelque appui, ni rien qui remplace ce que vous avez perdu. Mais lorsqu’on meurt ainsi à la société, on perd le plus souvent la principale raison qu’on a de vivre » (ibid.) (précisons que M. Halbwachs cite lui-même Ajax dans la conclusion de son livre, mais comme exemple d’un suicide « imprécatoire » qui a le sens d’une protestation contre la société). Dans son ouvrage, M. Halbwachs prolonge le travail de son maître (É. Durkheim, op. cit. [p. 9, n. 1]) et en modifie certaines conclusions à partir d’une base statistique enrichie et d’une analyse renouvelée.
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attarderons un peu pour tenter d’approfondir ce moment du traité 16. Le passage se situe dans le livre IX, consacré à l’amitié, et plus particulièrement dans le chapitre 4, où Aristote montre que la véritable amitié implique une harmonie de volontés analogue à celle qui règne au sein de l’âme individuelle de l’homme vertueux, toujours pleinement et sereinement en accord avec lui-même. Voici d’abord, sous cet angle, le portrait de cet homme vertueux, qui est aussi, on va le voir, un homme heureux : « L’homme vertueux souhaite de passer sa vie avec lui-même : il est tout aise de le faire, car les souvenirs que lui laissent ses actions passées ont pour lui du charme, et en ce qui concerne les actes à venir, ses espérances sont celles d’un homme de bien et en cette qualité lui sont également agréables. […] Et avec cela il sympathise par-dessus tout avec ses propres joies et ses propres peines, car toujours les mêmes choses sont pour lui pénibles ou agréables, et non telle chose à tel moment et telle autre à tel autre, car on peut dire qu’il ne regrette jamais rien. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, livre IX, chap. 4, trad. J. Tricot, p. 444)
L’homme vertueux est en somme un homme content de lui, mais qui est justifié à l’être1, parce que ses désirs, conformes à la raison, et ses actes sont en accord avec ses jugements et avec la vérité, et que les différents moments du temps, par conséquent, n’introduisent nulle dissension à l’intérieur de lui-même : comme le dit Aristote l’individu vertueux sympathise avec lui-même. Le terme de « sympathie », qu’il faut entendre ici au sens étymologique (l’accord ou la communion des affects) s’emploie le plus souvent à propos des relations à autrui et au premier chef, pour Aristote, des relations entre amis, qui se réjouissent et s’affligent en même temps des joies et des peines de leur ami. Mais Aristote l’applique ici à l’âme individuelle de l’homme vertueux, qui sympathise avec lui-même à deux moments différents du temps, lequel le démultiplie en un sens mais sans l’opposer à 1. À l’inverse du « vaniteux » (ho khaunos) et du « vantard » (ho alazôn), dont les vices sont analysés ailleurs par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (respectivement IV, 9 et 13).
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lui-même, parce que ses affects, concernant les mêmes objets et les mêmes actes, ne se renversent pas au fil du temps : ce qu’il a désiré, il continue de le désirer plus tard, tout comme il continue d’adhérer rétrospectivement à l’acte qu’il a accompli auparavant, en sorte qu’il est à l’abri du remords et du regret. Content de lui, il aime sa propre vie, qui lui apparaît digne d’être préservée : « Les opinions sont chez lui [l’homme vertueux] en complet accord entre elles, et il aspire aux mêmes choses avec l’âme tout entière. Il souhaite encore que lui-même vive et soit conservé et spécialement cette partie par laquelle il pense [c.-à-d. l’intellect]. L’existence est, en effet, un bien pour l’homme vertueux. » (loc. cit., p. 444-445)
L’homme vertueux, satisfait de lui-même et de sa vie, sera attaché à celle-ci et c’est même pour lui que la vie est la plus précieuse, et la mort, en un sens, la plus regrettable : « Plus la vertu qu’il possède est complète et grand son bonheur, plus aussi la pensée de la mort lui sera pénible : car c’est pour un pareil homme que la vie est surtout digne d’être vécue, c’est lui que la mort privera des plus grands biens, et il en a pleinement conscience : tout cela ne va pas sans l’affliger. » (op. cit., II, 12, trad. citée, p. 159)
Au livre IX, chap. 9, Aristote dira de même : « La vie est désirable, et désirable surtout pour les bons, parce que l’existence est une chose bonne pour eux et une chose agréable (car la conscience qu’ils ont de posséder en eux ce qui est bon par soi est pour eux un sujet de joie). » (trad. citée, p. 467)
Ceci n’empêche que l’homme d’une vertu accomplie, qui est ipso facto courageux, est en même temps le plus apte à se sacrifier lui-même si le bien l’exige : « Il n’en est pas moins courageux, peut-être même l’est-il davantage, parce qu’il préfère les nobles travaux de la guerre [la guerre étant par excellence, pour Aristote, le champ d’exercice et de manifestation du courage] à ces grands biens dont nous » (ibid.)1 parlons. 1. Voir aussi cette remarque, sur l’homme magnanime (megalopsukhos) : « Il affronte le danger pour des motifs importants, et quand il s’expose ainsi il n’épargne pas sa propre vie, dans l’idée qu’on ne doit pas vouloir conserver
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Au chapitre précédent, Aristote précisait déjà : « S’il en est besoin, [l’homme vertueux] donne sa vie (huperapothnèskein) pour [ses amis ou son pays] : car il sacrifiera argent, honneurs et généralement tous les biens que les hommes se disputent, conservant pour lui la beauté morale de l’action (to kalon) : il ne saurait, en effet, que préférer un bref moment d’intense joie à une longue période de satisfaction tranquille, une année de vie exaltante à de nombreuses années d’existence terre à terre, une seule action, mais grande et belle, à une multitude d’actions mesquines. Ceux qui font le sacrifice de leur vie atteignent probablement ce résultat ; et par là ils choisissent pour leur part un bien de grand prix. » (op. cit., IX, 8, trad. citée, p. 459-460)1
L’homme vertueux aime en effet sa vie en tant qu’elle est bonne et cela parce qu’il aime le bien par-dessus tout, et plus que lui-même : il est donc prêt, pour sauvegarder le bien, à sacrifier tous ses biens2. Si la vie est une belle chose pour l’homme vertueux, Aristote montre corrélativement comment l’homme mauvais – ou plus exactement, nous allons le voir, un certain type d’homme mauvais – peut en venir à la prendre en haine. Cet homme c’est l’individu « intempérant » ou « incontinent »3, qui n’est pas vicieux à proprement parler, mais bien éloigné de la vertu. L’intempérance la vie à tout prix. » (op. cit., IV, 8, trad. citée, p. 191). Sur ce point Aristote rejoint tout à fait Platon dans sa critique de la philopsukhia, l’attachement inconditionnel à sa propre survie (voir, ci-dessous, p. 66, n. 1). Pour l’un comme pour l’autre le suicide et le sacrifice de soi sont diamétralement opposés tant du point de vue de leur valeur que du type d’âme dont ils procèdent. 1. Ce passage soulève en creux une question récurrente dans l’éthique antique, celle de savoir si le bonheur dépend ou non de la durée de notre vie. Plotin, par ex., lui consacre son traité 36 (I, 5). 2. Parmi bien d’autres héros chevaleresques, le personnage d’Angelo Pardi, dans le « cycle du Hussard » de Jean Giono, et en particulier dans Le hussard sur le toit (1951), illustrerait assez bien ce summum existentiel (la vie la plus belle), joint à la disponibilité pour la mort (s’il le faut…), qui caractérise l’homme vertueux selon Aristote. 3. J. Tricot, que nous suivons ici, traduit en effet akrasia par « intempérance », tandis que R. Bodéus choisit « incontinence » dans sa traduction de l’Éthique à Nicomaque (citée, ci-dessus, p. 44, n. 1). Le lecteur qui naviguerait entre ces deux traductions sera particulièrement attentif au fait que dans la traduction de R. Bodéus, le français « intempérance » traduit le grec akolasia
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ou « akrasie » (du grec akrasia) est en effet pour Aristote un état moral, intermédiaire entre le vice et la vertu, où les désirs et la raison s’opposent. Chez l’homme vertueux le jugement et les désirs vont dans le même sens, celui du véritable bien. Chez l’homme vicieux ils vont aussi dans le même sens, mais c’est celui du mal (même s’il se donne précisément au vicieux comme un bien). Don Juan ou Calliclès, par exemple, sont des débauchés « assumés », dont les désirs et la vie sont conformes à leurs convictions morales (« amorales ») et c’est précisément cette cohérence qui fait leur force et leur grandeur relatives. L’homme vertueux et l’homme vicieux ont donc ceci en commun qu’ils sont en accord avec eux-mêmes, et imperméables, par-là, au regret et au remords1. L’intempérant, au contraire, a fait un pas dans la direction du bien, mais s’est pour ainsi dire arrêté en chemin. Ses jugements, en matière de moralité, sont droits, en effet, et il conviendra, par exemple, que la fidélité ou la sobriété sont de bonnes choses. Mais s’il juge bien, il continue de mal désirer, le bien n’ayant pas encore imprégné et modelé les facultés affectives de son âme : il estimera la fidélité, mais éprouvera des désirs adultères, recherchera la sobriété mais luttera contre des désirs de débauche, auxquels il cèdera plus ou moins2. Il est, dit Aristote, comme une cité qui a adopté de bonnes lois mais ne parvient pas à les faire appliquer. À moitié moralisé, l’intempérant, partagé entre un jugement droit et des désirs mauvais, se caractérise donc par son déchirement intérieur, ce qui le condamne à être mécontent de lui-même et à ne pas s’aimer, par où il peut en venir, comme le héros Ajax évoqué plus haut, à rejeter sa propre vie 3. (« dérèglement » chez J. Tricot), qui est un vice et qu’Aristote distingue soigneusement de l’akrasia. 1. Op. cit., VII, 8 et 9, trad. citée, p. 350 et 353. 2. « L’homme déréglé (ho akolastos) est conduit à satisfaire ses appétits par un choix délibéré, pensant que son devoir est de toujours poursuivre le plaisir présent ; l’homme intempérant, au contraire, n’a aucune pensée de ce genre, mais poursuit néanmoins le plaisir » (Éthique à Nicomaque, VII, 4, trad. citée, p. 328). 3. Aristote précise certes que l’intempérance, absolument parlant, concerne le même domaine que le dérèglement (akolasia) des débauchés, à savoir les désirs relatifs au goût et au toucher (nourriture, boisson, sexualité ; op. cit.,
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Chez lui, en effet, point de « sympathie » intérieure : son âme, tirée à hue et à dia, écoute tantôt la raison tantôt des désirs qui lui sont rebelles et selon que l’une ou l’autre voix domine, un affect prendra la suite d’un affect contraire, en sorte que le même homme en viendra à réprouver ce qu’il a fait lui-même un peu plus tôt, et donc à se condamner lui-même : « De tels hommes [c.-à-d. les hommes intempérants] demeurent étrangers à leurs propres joies et à leurs propres peines, car leur âme est déchirée par les factions : l’une de ses parties, en raison de sa dépravation, souffre quand l’individu s’abstient de certains actes, tandis que l’autre partie s’en réjouit ; l’une tire dans un sens et l’autre dans un autre, mettant ces malheureux pour ainsi dire en pièces. Et s’il n’est pas strictement possible qu’ils ressentent dans un même moment du plaisir et de la peine, du moins leur faut-il peu de temps pour s’affliger d’avoir cédé au plaisir et pour souhaiter que ces réjouissances ne leur eussent jamais été agréables : car les hommes vils (hoi phauloi ) sont chargés de regrets. » (op. cit., IX, 4, trad. citée, légèrement modifiée, p. 446)
Même s’il est peu probable que Plotin pense ici à ce texte précisément, il nous a paru légitime de nous arrêter un moment sur ces passages de l’Éthique à Nicomaque, parce que Plotin considère, comme Aristote, que la vertu est le principe d’une âme en accord et pour ainsi dire en paix avec elle-même. L’unité, l’un, en effet, n’est pas seulement le nom du premier principe de sa philosophie (l’Un-Bien), mais aussi la détermination du bien à tous les niveaux de la réalité : plus une réalité est une plus elle est
III, 13 et VII, 6). Mais il ajoute que nous pouvons aussi parler d’intempérance, par extension, à propos des impulsions du thumos et que cette dernière forme d’intempérance est d’une certaine façon moins laide que la première dans la mesure, notamment, où l’individu impulsif ou impétueux (ho thumôdès) agit, même si c’est de façon déraisonnable, sous l’effet d’un sentiment d’injustice – comme l’illustre bien, là encore, le cas d’Ajax –, alors que le débauché cherche seulement son plaisir. Sur tout ceci, voir Éthique à Nicomaque VII, 6-7. Le Lexicon Plotinianum de J. H. Sleeman et G. Pollet (Leyde, 1980) ne relève aucune occurrence du substantif akrasia chez Plotin, et seulement un emploi de l’adjectif akratès, qui se rapporte précisément au thumos, dans un passage où Plotin oppose aux vertueux l’exemple de l’homme qui ne « contrôle pas sa colère » (akratès thumou ; traité 33 [II, 9], 15).
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bonne ; et plus une âme est une plus elle est indissociablement bonne et heureuse (voir traité 9 [VI, 9], 1). Comme Plotin l’a exposé dans le traité 45 (III, 7), consacré au temps et à l’éternité, l’être-dans-le temps implique une irréductible multiplicité au sein de l’âme (différentes pensées et différents sentiments successifs aux différents moments du temps…). Mais cette diversité, chez l’homme vertueux, qui est en accord avec lui-même, n’est pas une opposition ni un conflit comme chez l’homme intempérant évoqué par Aristote, qui, quelques instants plus tard va détester ce qu’il vient de faire sous l’impulsion d’un désir irrationnel et, le cas échéant, se détester lui-même pour ce qu’il a fait et pour ce qu’il a fait de lui-même. C’est alors que cette faiblesse morale, comme le montre encore Aristote, peut conduire au suicide : « On peut à peu près assurer que [les qualités de l’homme vertueux exposées ci-dessus] ne se rencontrent pas chez les individus d’une perversité courante [c.-à-d. ceux qui ne sont pas vicieux à proprement parler] : ces gens-là sont en désaccord avec eux-mêmes, leur concupiscence les poussant à telles choses, et leurs désirs rationnels à telles autres : c’est par exemple le cas des intempérants (hoi akrateis), qui, au lieu de ce qui, à leurs propres yeux, est bon, choisissent ce qui est agréable mais nuisible. D’autres, à leur tour, par lâcheté et par fainéantise, renoncent à faire ce qu’ils estiment eux-mêmes le plus favorable à leurs propres intérêts. Et ceux qui ont commis de nombreux et effrayants forfaits et sont détestés pour leur perversité en arrivent à dire adieu à l’existence et à se détruire eux-mêmes (anairoûsin » (ibid.) heautoús).
Mis en contradiction avec lui-même par l’opposition en lui du désir et de la raison, l’homme intempérant se condamne lui-même quand la voix de la raison reprend le dessus : se condamnant luimême, il ne peut s’aimer ni aimer, par conséquent, sa propre existence. Le suicide procède alors de la haine de soi (à quoi peut s’ajouter celle que lui vouent les autres) et d’une haine de soi qui n’est pas pathologique mais ratifiée, en quelque sorte, par la raison elle-même. À la racine de cet acte en lui-même condamnable à ses yeux qu’est le suicide, Aristote met donc au jour l’état moral, tout aussi condamnable, d’une âme moralement viciée.
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La haine de la vie, sous cet angle, n’est pas l’effet d’un mal-être énigmatique qui appelle des soins et de la compassion, mais le symptôme d’un être-mauvais et d’une haine de soi légitime en ce que l’âme qui en est affectée, effectivement, n’est… point aimable ! Nulle compassion, donc, dans cette analyse qui se traduit par une double condamnation morale. Avant de taxer Aristote d’insensibilité et d’inhumanité, toutefois, on peut noter trois points. Que tout suicide, d’abord, même sous notre regard contemporain, n’éveille sans doute pas la sollicitude et que nous ne nous serions peut-être pas empressés, par exemple, de retenir le dernier geste de Hitler, pour prendre un cas extrême, ni de l’enjoindre d’aller consulter un psychiatre. L’analyse d’Aristote ici présentée, ensuite, porte seulement sur un cas de suicide particulier et tout suicide n’en est pas justiciable : ailleurs Aristote évoque, comme le fera Plotin dans notre traité un peu plus loin, le suicide de ceux qui sont confrontés à des infortunes (maladies, deuils) particulièrement redoutées et s’il condamne aussi ce type de suicide, comme un geste lâche en lui-même, il ne va bien évidemment pas jusqu’à soutenir que ces épreuves elles-mêmes résultent d’une faiblesse morale1. Enfin, même en restant dans le cadre qui nous occupe ici, l’absence de sollicitude d’Aristote ne signifie pas qu’il laisse le lecteur sans recours devant ce type de situation : toute l’Éthique à Nicomaque, et en particulier le livre II, vise en effet à donner une définition réelle du bonheur et de la vertu, qui indique la voie pour y parvenir, laquelle passe par la répétition d’actes vertueux jusqu’à ce que l’habitude nous fasse acquérir les « dispositions » (hexeis) en quoi consistent les vertu morales, principe de la vie heureuse 2. *
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1. Op. cit., III, 11 (voir aussi, ci-dessus, p. 17-18, n. 2). 2. « C’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux » (Éthique à Nicomaque II, 1, trad. citée, p. 89). Même s’il s’y attarde moins, Plotin reprend aussi l’idée que les vertus relatives à notre conduite peuvent s’acquérir par l’exercice (askèsis) : voir par ex. traités 53 (I, 1), 7, et 33 (II, 9), 15.
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On comprend bien que de façon générale, sous l’effet de ces différentes passions, l’attention de l’âme n’est pas tournée vers l’intelligible, mais vers l’objet de ces affects : son corps souffrant, sa culpabilité, les autres et cette vie incarnée dans le monde sensible en général (chacun sait par exemple qu’une intense douleur, physique ou morale, a toujours cet effet additionnel que l’on peut difficilement se concentrer sur autre chose qu’elle…1). Il en résulte que l’âme qui se sépare de son corps par force, quand elle est en proie à ces passions, est loin d’être purifiée et intérieurement affranchie du monde sensible, et que le suicide la conduira à quitter la vie incarnée dans un état contraire à la véritable séparation que poursuit le philosophe 2. Plotin peut donc conclure qu’il ne faut pas se donner la mort, et, implicitement, encore une fois, que le salut de l’âme ne peut venir d’une action sur son corps mais seulement d’une transformation éthique opérée en elle-même. Le cours pris par la discussion et les exemples de passions évoqués par Plotin font cependant surgir des questions délicates, que le lecteur ne peut pas ne pas se poser et que d’autres philosophes, avant Plotin, avaient affrontées. Indépendamment de la motivation « philosophique » du suicide, n’y a-t-il pas en effet des situations particulières, objectivement mauvaises, qu’il faut absolument éviter et où, dès lors, il vaut mieux se donner la mort que demeurer en vie ? En abordant ces questions Plotin ouvre en quelque sorte un nouveau chapitre dans ce petit traité. Jusqu’à maintenant, en effet, il s’agissait de savoir si pour atteindre plus vite le bien (l’intelligible) le philosophe pouvait recourir au suicide, et la question était jugée à l’aune des répercussions de ce geste sur l’âme au moment de la mort et après. Désormais, en revanche, Plotin se demande si le suicide peut être légitime
1. Platon notait, dans le Phédon (83 d), que non seulement le plaisir mais aussi la douleur sont comme des clous qui nous rivent au monde sensible. 2. Cf. Phédon 80 e-81 a : « Si, au moment où elle se sépare, l’âme est pure et n’entraîne avec elle rien qui vienne du corps, du fait que tout au long de la vie elle n’a volontairement rien de commun avec lui, le fuit au contraire en ne cessant de se concentrer en elle-même, du fait que c’est là, toujours, l’objet de son exercice : cela ne revient-il pas à dire que cette âme pratique droitement la philosophie... ? » (voir, ci-dessus, p. 28).
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quand les circonstances semblent retirer sa valeur à notre vie ici-bas, dans le monde sensible. *
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II. Un suicide autorisé par les circonstances ? Face aux premiers signes de la démence Notre texte rebondit en effet sur une question précise : « Et si jamais l’on se rend compte que l’on commence à perdre la tête », n’est-il pas alors raisonnable de mettre fin à ses jours ? Pour y répondre, Plotin se penche sur le cas de la démence, bien sûr, mais il envisage aussi, plus globalement, l’ensemble des accidents généralement considérés comme les maux les plus graves qui peuvent nous frapper en cette vie et en mettre en question la valeur même. Cela le conduit à prendre position dans un débat initié par les stoïciens sur les situations qui peuvent légitimer le suicide. Concernant la démence d’abord, le verbe qu’emploie ici Plotin (lèrein) est assez familier et souvent narquois, dénotant le radotage ou la divagation. Il faut le distinguer du terme mania, véritable concept philosophique dans la tradition platonicienne, et qui désigne lui un délire ou un état de possession passagers qui peuvent être une voie d’accès au divin (voir en particulier le Phèdre 244 a-245 c et 249 d-e, ainsi que Plotin, traité 38 [VI, 7], 35). Ici, au contraire, il s’agit de l’affaiblissement intellectuel qui peut aller jusqu’à la démence – et dont la menace, du fait de l’allongement de nos vies, nous préoccupe sans doute plus encore que les Anciens. Si nous percevons que notre esprit commence à « battre la campagne » et que la démence, sénile ou autre, nous menace, faut-il laisser cette dégradation se poursuivre et consentir à la disparation progressive de notre raison ? Pour répondre à la question de savoir ce qu’il faudra faire si nous percevons en nous les premiers signes de la démence, Plotin commence cependant par en minorer la probabilité, dans le cas du sage, du moins, et de l’aspirant à la sagesse, auxquels s’adresse en premier lieu ce traité : « il est vraisemblable,
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d’abord, que la démence ne peut atteindre le sage ». Pourquoi est-ce peu vraisemblable, Plotin ne le précise pas, mais l’on peut penser que d’une façon assez courante, il conçoit la méditation philosophique comme un exercice qui fortifierait notre raison et nous prémunirait ainsi contre la folie, même si l’on ne se sait malheureusement que trop que les esprits les plus puissants et les plus actifs, comme Nietzsche ou Baudelaire, peuvent être frappés par la démence ou l’imbécilité sans même atteindre la vieillesse1. Il se peut aussi que la folie, comme les passions, soit attribuée par Plotin à l’influence du corps sur l’âme et que la philosophie et la sagesse, en séparant, comme on l’a vu, l’âme du corps, contribuent à ses yeux à protéger la première contre la folie (voir sur ce point, ci-dessous, la référence donnée dans la note 1 p. 60). Plotin, cependant, reconnaît que le sage lui-même n’est pas totalement à l’abri de la folie et précise ce que devrait être alors son attitude : « Mais si une telle chose devait néanmoins lui arriver, il devrait ranger cela, alors, au nombre des choses qui sont nécessaires, et qu’il faut choisir, non pas pour elles-mêmes, mais en raison des circonstances » (nous soulignons). Cette phrase, à dire vrai, a donné lieu à deux interprétations opposées : si l’on comprend que « cela » renvoie à la démence, Plotin affirmerait alors que même dans ce cas, il ne faut pas se donner la mort mais accepter la démence comme quelque chose que les circonstances rendent nécessaire et qui doit en tant que tel être accepté. Si en revanche on comprend que « cela » renvoie au suicide, Plotin dirait par contre que dans l’hypothèse envisagée le suicide est alors une chose nécessaire du fait des circonstances, même s’il ne doit pas être choisi pour lui-même, et que l’interdit exprimé au début souffre donc des exceptions.
1. D’après la Chronique d’Eusèbe de Césarée, le poète-philosophe Lucrèce (ier s. av. J.-C.) aurait sombré dans la folie, victime d’un philtre d’amour, ce qui l’aurait en outre conduit à se suicider. Mais tout cela est loin d’être certain. Il est à noter que depuis l’époque du romantisme, un préjugé inverse, version moderne de la cécité des devins antiques, qui imprègne encore l’Histoire de la folie de Michel Foucault, tend à concevoir la folie comme le prix que la profondeur de ses intuitions ou la société font payer au génie philosophique ou poétique (Nietzsche, Baudelaire, Hölderlin, Van Gogh, Artaud…).
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La première interprétation, majoritaire parmi les traducteurs (Bouillet, Bréhier, Armstrong…)1, n’est certes pas absurde, car pour Plotin comme pour les stoïciens, les événements qui surviennent dans le monde sont soumis à la Providence de l’âme du monde et contribuent au bien du tout, même quand ils sont pénibles pour l’individu à qui ils arrivent et qui n’est qu’une petite partie de ce tout. Plotin nous enjoindrait donc de prendre de la hauteur, pour ainsi dire, et de considérer la valeur des événements du point de vue de l’ensemble du monde, ce qui conduit à une forme d’acceptation de ce qui nous arrive et d’adhésion à la providence. Plusieurs arguments, cependant, plaident pour la seconde interprétation, qui nous paraît finalement plus vraisemblable. Dans un autre traité, un peu plus tardif, d’abord, Plotin reconnaît des cas analogues où le suicide lui paraît légitime et sur lesquels nous allons revenir. L’interdit du début, en outre, n’est pas à proprement parler un interdit, précisément, mais une recommandation justifiée par les conséquences du suicide sur l’état de l’âme ; or, de ce point de vue la démence ne paraît guère préférable aux passions alors évoquées. Le terme utilisé par Plotin pour exprimer la supposée acceptation du destin, enfin, s’accorde mal avec la première interprétation. Les haireta, les « choses qui doivent être choisies », renvoient précisément à un choix, qui suppose une alternative, entre plusieurs options qui ne sont pas encore réalisées et dont la réalisation dépend de nous, en sorte que ce terme peut difficilement désigner l’acceptation a posteriori d’un évènement déjà réalisé et qui ne dépend pas de nous. Pour désigner l’adhésion de la volonté à un évènement déjà accompli et imposé par les circonstances, Plotin emploierait plutôt le verbe « vouloir » (ethelein) comme au traité 46 (I, 4), 8, dans un contexte voisin 2.
1. Marsile Ficin, dans son introduction à sa traduction du traité 16, présente de façon détaillée les arguments en faveur de l’une et l’autre interprétations, mais sans trancher explicitement lui-même, même si sa préférence semble aller à la seconde (voir bibliographie à la fin de cet ouvrage). 2. C’est ce même verbe qu’emploie aussi Épictète pour désigner l’acceptation de ce qui nous arrive (voir par ex. Manuel, § 8 et 33, Entretiens IV, 7, 20).
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La suite de l’argumentation, enfin, montre clairement, nous semble-t-il, que la démence constitue bien un cas où le suicide peut être légitime. Un peu plus loin, en effet, Plotin dira : « il n’est pas bénéfique de se retirer de la vie avant le moment fixé, à moins, comme nous l’avons dit, que cela ne soit vraiment nécessaire ». Cette expression (« comme nous l’avons dit ») et l’adjectif « nécessaire » ne peuvent se comprendre que s’ils renvoient au passage sur la démence où apparaît le même terme (« nécessaire »), et où l’idée de nécessité est également enveloppée dans l’adjectif verbal « ce qui doit être choisi » (haireton). La démence semble donc bien faire partie des situations où les circonstances nous imposent un suicide, qui est donc alors légitime. Mais pourquoi en-va-t-il ainsi ? Pourquoi la démence retire-t-elle sa valeur à notre vie ? Plotin ne le précise pas ici mais nous pouvons distinguer deux raisons. La première tient aux relations entre la raison et le bonheur propre à l’homme. La démence, en effet, entrave ou anéantit l’exercice de notre raison, laquelle est d’abord une condition de notre bonheur en cette vie dans la mesure où une vie accomplie et heureuse suppose l’exercice (l’actualisation) de nos facultés les plus hautes1 et que sans la raison nous ne vivons plus que d’une vie diminuée, affaiblie et obscurcie, la connaissance rendant pour Plotin nos vies plus claires2. Mais la raison, en tant qu’elle permet de redresser nos opinions erronées et de nous découvrir le vrai bien, est aussi l’instrument théorique de notre progrès éthique et spirituel, qui passe par le raisonnement philosophique même s’il doit nous mener au-delà (à l’intuition intellectuelle et à l’union à l’Un), d’un progrès qui porte aussi ses fruits, comme on l’a vu, après la mort. « Perdre la tête » c’est donc sans doute à la fois perdre le bonheur ici-bas (dans le monde sensible) et
1. Voir sur ce point, d’inspiration aristotélicienne, le traité 46 (I, 4), 4 : « L’homme possède une vie parfaite quand il possède non seulement la vie sensitive, mais aussi la capacité de raisonner et l’intellect véritable ». Plotin précise ensuite que tout homme possède au moins en puissance la vie de la raison et de l’intellect, mais que seul celui qui la « possède en acte » est un homme heureux (trad. Thomas Vidart). 2. Voir sur ce point traité 46 (I, 4), 2 et 3.
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compromettre la possibilité d’y atteindre après la mort et de demeurer « là-bas » (dans le monde intelligible). La seconde raison tient, elle, au rapport entre la raison et la liberté de l’homme, que nous pouvons éclairer en nous tournant vers deux autres passages des Ennéades où Plotin associe la folie à une perte de liberté, en la rapprochant d’autres états ou conditions où le libre-arbitre fait aussi défaut. Le premier de ces passages se situe dans le traité 3 (III, 1), chap. 7 : Plotin procède dans ces lignes à la critique des théories déterministes pour lesquelles tous les événements, y compris nos propres pensées et nos propres choix, résultent nécessairement de rapports de causes à effets, et, pour répondre, il observe que dans une telle hypothèse, « ... ce qui nous revient en propre [littéralement « ce qui est nôtre »] n’a pas plus de portée que ce qui revient en propre aux autres êtres vivants, aux tout petits enfants, qui sont mus par des tendances aveugles, comme à ceux qui ont sombré dans la folie : eux aussi, en effet ont des tendances. » (trad. A. Petit)
La critique de Plotin consite donc à mettre en avant, que dans le cadre des théories déterministes, nous serions tous aussi peu maîtres de nos choix que le sont les petits enfants1, les animaux… ou les fous (oi mainomenoi ). Ces comparaisons, prises en elles-mêmes, montrent que la folie, à ses yeux, implique une perte de la faculté de choisir librement. Le second passage à rappeler ici se trouve dans le traité 39 (VI, 8), chap. 2. Plotin s’y demande de quelle faculté de l’âme procèdent les actes qui dépendent vraiment de nous. Les actes dictés par la colère (thumos) ou le désir (epithumia), par exemple, sont-ils vraiment nôtres, s’interroge Plotin. Voici sa réponse : « Si c’est à la colère ou au désir [qu’il faut attribuer ce qui dépend de nous], nous accorderons que les enfants, les animaux, les fous et les aliénés (mainomenois 2 kai exesthkos ; li. 7) font des actes qui
1. Sur la domination du corps durant l’enfance, et une forme d’inconscience qui en découle, voir traité 49 (I, 1), 7. 2. Le lecteur aura peut-être remarqué que les termes qui évoquent les fous dans ces deux passages (mainomenoi) sont de la même racine que le nom mania évoqué plus haut (p. 54). Ici, cependant, le contexte montre clairement qu’il
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dépendent d’eux ». Or, comme le montre le tour de l’argument, cela, pour Plotin, est évidemment absurde. Mais la question rebondit et il reste maintenant à comprendre pourquoi cela est évident pour Plotin, pourquoi, autrement dit, la perte de la raison implique une perte de la liberté. La raison n’est pas pour Plotin ce qu’il y a de plus élevé en nous (car au-dessus de la raison, discursive, c’est l’intellect, intuitif, qui nous rattache de façon immédiate au monde intelligible et nous apparente au divin), mais à la différence de l’intellect, qui n’est pas individualisé, la raison correspond au plan de notre moi, de notre identité individuelle et donc de notre liberté1 (voir traité 49 [V, 3], 3). La faculté supérieure à la raison (l’intellect), en effet, n’est pas individualisée et ne constitue pas, sans le relais de la raison, un principe de décision et d’action. Les facultés psychiques inférieures (le désir et l’impulsivité), elles, n’entrent en jeu que sous l’influence du corps, et quand j’agis sous leur seule impulsion c’est en définitive aussi mon corps qui agit à travers moi. C’est donc seulement au plan de la raison que peut émaner de moi une décision qui regarde la vie incarnée et qui ne soit pas seulement l’expression d’une action du corps sur l’âme. Perdre la raison, inversement, c’est donc aussi perdre notre libre-arbitre et la véritable maîtrise de nous-mêmes. Dès lors que notre âme est incarnée, notre liberté est certes menacée par les sollicitations de notre corps, par son influence, mais cette limitation n’est pas un anéantissement de la liberté puisque nous avons la possibilité, par la philosophie notamment, de résister à cette influence. Dans le traité 3 (III, 1), 8, Plotin note ainsi que l’incarnation emporte un affaiblissement de notre liberté mais l’expression montre bien qu’il ne s’agit pas pour autant d’une suppression de celle-ci : « Quand elle est sans corps l’âme est maîtresse d’elle-même, libre et soustraite à l’influence du s’agit de la folie ou du délire au sens banal, sans rien de positif, et non du délire philosophique, conçu comme une forme d’ouverture à la vérité. 1. « Ne faut-il pas dire que l’âme doit être dans les raisonnements ? » (traité 49 [V, 3], 3 ; trad. B. Ham). Voir aussi traité 53 (I, 1), 7, et les commentaires de Gwenaëlle Aubry dans l’introduction à sa traduction (Plotin, Traité 53, Paris, Le Cerf, 2004, p. 40-45).
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monde ; transportée dans un corps elle n’est plus complètement maîtresse d’elle-même ». Si elle ne l’est plus complètement, c’est qu’elle l’est bien encore en partie. Dans la démence, au contraire, nous ne sommes plus du tout maîtres de nous-mêmes puisque nous avons perdu la raison, la faculté qui nous permet de résister à l’influence du corps1. Ce sont dès lors le corps et les facultés corrélatives de l’âme qui dominent alors irrémédiablement 2. La démence, en mettant notre raison hors-jeu, nous fait donc perdre notre liberté, notre humanité et nous ravale au rang des animaux (voir, ci-dessus, p. 58, la citation du traité 3 [III, 1], 7) et nous retire, en même temps, l’accès au bonheur propre à l’homme, l’ouverture au divin et la faculté de progresser vers le véritable bien, autrement dit tout ce qui fait pour Plotin la valeur et le sens d’une vie d’homme3.
1. Dans le traité 6 (IV, 8), 3, la folie – le caractère insensé (anoia) de l’âme – est présentée comme une des conséquences de son incarnation dans un corps, mais le terme anoia, manifestement, désigne ici non la folie au sens pathologique qui peut frapper certains individus mais, de façon plus faible et plus générale, le caractère déraisonnable ou potentiellement déraisonnable de toute âme incarnée. 2. La démence est semblable en cela à l’ivresse, comme le dit un important fragment anonyme (SVF III, 768) qui traite aussi du suicide, et dont l’auteur, qui présente la doctrine des stoïciens, compare notre vie à un banquet. De même qu’il faut dans certaines circonstances savoir mettre fin à un banquet, il faut aussi, dans certains cas, selon cet auteur, mettre un terme à notre vie. Dans un banquet ce peut être l’ivresse excessive des convives qui commande de mettre un terme aux réjouissances. L’analogue, dans la vie, poursuit-il, est la démence (l’auteur anonyme emploie ici le même terme [lèros] que Plotin dans le traité 16), qui n’est qu’une « ivresse naturelle », c’est-à-dire une ivresse imposée par la nature et non par nos choix (et l’auteur ajoute que, réciproquement, l’ivresse n’est rien d’autre qu’une « démence délibérément choisie »…). Comme l’ivresse, la démence soustrait à la raison le contrôle de nos choix et nous aliène en nous retirant donc la maîtrise de nous-mêmes. Dès lors que c’est le vin qui parle et agit à travers nous il est sans doute judicieux de mettre un terme à la fête. De même, quand c’est notre corps et les affects liés au corps qui prennent les rênes de nos pensées et de nos actions, sous l’effet de la folie, il est préférable, d’après ce texte, d’abréger notre vie, plutôt que de laisser s’agiter à notre place un pantin sans raison et sans liberté. 3. La souffrance, elle, ne doit pas nous conduire à quitter la vie sauf, précisément, si elle devient elle aussi si intense qu’elle submerge notre raison. Le sage, lui, conservera le plus souvent cette dernière (46 [I, 4], 8 : « [Le sage]
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Il paraît donc naturel que dans le cas où nous nous rendons compte que nous commençons à perdre la raison, nous puissions mettre fin à nos jours – tant qu’il nous est encore possible d’échapper à cette démence. On notera en effet, avec Plotin, que la question et le choix ne se présentent qu’au début de la démence, à ses commencements, tant que nous avons encore assez de lucidité pour en mesurer les effets présents et à venir, et que nous conservons encore la capacité de prendre une décision éclairée. Plus tard il sera trop tard. Marc Aurèle, avant Plotin, avait explicité ce point dans un passage de ses Pensées très proche du traité 16 de Plotin – et très proche aussi de nous, hantés que nous sommes par la menace de la maladie d’Alzheimer et de son installation subreptice et graduelle : « Il ne faut pas seulement songer que la vie s’épuise chaque jour et qu’elle va diminuant ; il faut aussi penser que si l’on vivait plus longtemps, on n’est pas certain qu’une intelligence comme la nôtre suffirait encore à comprendre la réalité et l’étude qui vise à l’expérience des choses divines et humaines. Car si la raison commence à défaillir 1, ce ne sont pas les fonctions de respirer, de se nourrir, d’imaginer, d’agir instinctivement et choses pareilles qui nous manqueront, mais l’usage de soi-même, la connaissance précise et complète des devoirs, la décision sur cette question : faut-il quitter la vie ? et en général tout ce qui exige une pensée bien exercée, voilà ce qui s’éteint d’abord. Il faut donc se hâter [sous-entendu : d’acquérir la sagesse], non seulement parce que la mort s’approche chaque jour, mais parce que l’intelligence des choses et la conscience cessent avant le reste. » (livre III, § 1, trad. É. Bréhier ; nous soulignons)2
Mais ces circonstances se limitent-elles à la démence ? Plotin n’en mentionne pas d’autres de façon explicite dans ce traité,
n’inspirera pas la pitié, même quand il souffre : au contraire, l’éclat qui est en lui continuera de briller comme la lumière d’une lanterne, lorsque dehors souffle le vent violent d’une forte tempête et de l’orage… » (trad. Thomas Vidart, in Plotin, Traités 45-50, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2009, p. 153). Là encore, une exception est toutefois envisagée pour le sage lui-même (voir ci-dessous, p. 62). 1. Marc Aurèle emploie ici un dérivé du même verbe que Plotin ( paralèrein). 2. Pour d’autres évocations du suicide chez Marc Aurèle, voir livres V, 29, et X, 8 et 32.
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mais, un peu plus bas, dans l’avant-dernière phrase, l’expression plus générale « … sinon, comme nous le disons, lorsque c’est nécessaire » semble suggérer que la démence pourrait n’être qu’un exemple parmi d’autres. Et de fait, dans un autre texte, plus tardif, du traité 46 (I, 4), qui est consacré au bonheur, Plotin évoque d’autres situations où le suicide peut être préférable à la vie. Au chapitre 7 de ce traité, à propos du sage, Plotin s’efforce d’abord de montrer que le bonheur du sage ne sera pas perturbé par ce que la plupart des hommes regardent comme des infortunes. Pour le prouver, il rappelle d’abord que le sage n’attache pas d’importance à ce qui trouble les autres hommes (par exemple – et exemplairement ! – la mort de ses proches ou l’approche de la sienne). Il ajoute ensuite que ce que je peux connaître de mon avenir ne me permet pas de savoir si je serai ou non heureux dans cet avenir : « Bien des prisonniers de guerre sont plus heureux qu’auparavant » alors qu’ils se croyaient condamnés au malheur par cette captivité perpétuelle (tel, aussi, qui a tout perdu, s’est trouvé plus heureux dans son dénuement qu’il ne l’était dans la richesse1). Implicitement, il reconnaît toutefois qu’il peut survenir des événements qui ne sont pas conciliables avec le bonheur, mais c’est pour rappeler immédiatement que dans cette hypothèse le sage a toujours le suicide à sa portée, qui peut le soustraire à ces épreuves – et donc au malheur, puisque la mort n’est pas un mal pour le sage : « Est-il [le sage] emmené comme prisonnier de guerre ? il a une voie pour s’en aller [à savoir le suicide], s’il ne lui est plus possible d’être heureux ». Et un peu plus loin dans le même chapitre, il ajoute : « si leurs maux leur [= aux prisonniers de guerre] pèsent, il dépend d’eux de quitter la vie ; s’ils restent, ou bien ils le font conformément à la raison et il n’y a là rien d’effrayant, ou bien ils le font sans être en accord avec la raison parce qu’il convient de ne pas rester, et ils sont responsables de ce qui leur arrive ». De même, dans le chapitre suivant du même traité, il laisse entendre que s’il se sait condamné à une 1. Ainsi le personnage de Pierre Bézoukhov dans Guerre et Paix de Tolstoï (1869), riche et oisif jeune homme dont les tourments intérieurs ne s’apaisent qu’une fois qu’il se trouve jeté en prison par les troupes françaises (voir livre IV, 2e partie, chap. 12, et 3e partie, chap. 12).
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souffrance chronique et extrême, le sage sera peut-être amené à devoir renoncer à la vie : « Si [la souffrance) se prolonge, il décidera de ce qu’il faut faire. Car la libre disposition de soi ne disparaît pas dans ces circonstances » (trad. citée). La démence, la captivité, une souffrance extrême : voilà des cas où Plotin juge le suicide légitime et il est permis de penser qu’il y en a d’autres encore qu’il n’explicite pas ici. En les abordant, en tout cas, Plotin est sorti de la problématique initiale du traité 16 – celle du suicide philosophique – pour s’inscrire dans un questionnement différent et plus fréquemment abordé, qui nous parle peut-être davantage, précisément parce qu’il ne met plus en jeu le rapport à l’intelligible et la possibilité d’une vie séparée du corps. La question, en effet, n’est plus ici de savoir si nous pouvons, par le suicide, aller plus loin et plus haut que cette vie incarnée, mais si cette vie considérée en elle-même vaut toujours d’être vécue, ou si certains événements ne lui ôtent pas sa valeur propre. Les stoïciens, avant Plotin, avaient déjà largement exploré cette question et il est certain que Plotin, très familier de leur pensée, a leurs analyses à l’esprit quand il rédige le traité 16. Il sera donc bon, pour restituer cet arrière-plan, de présenter rapidement leurs positions sur la question du suicide. La question du suicide légitime dans le stoïcisme Les thèses les plus fondamentales de la pensée stoïcienne semblent devoir la conduire à écarter toute forme de suicide et cela pour deux raisons. Les stoïciens, d’abord, ne reconnaissent pas de réalité intelligible transcendante à ce monde, ni de vie de l’âme individuelle séparée du corps. La question initiale du traité 16, celle du suicide philosophique, ne se pose donc pas pour eux puisque tout se joue à leurs yeux dans cette vie et dans ce corps. Il ne saurait donc être question, pour les stoïciens de renoncer à cette vie dans le but de se libérer pour une vie plus haute : le but de la philosophie est pour eux d’accéder au bonheur ici et maintenant, par la vertu. La seconde raison tient, elle, à leur conception de cette vertu. Le sage stoïcien, qui possède la vertu parfaite, considère comme
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indifférent tout ce qui ne dépend pas totalement et exclusivement de lui, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas ses propres pensées et ses décisions. Tout le reste n’est à ses yeux ni bon ni mauvais et ne doit être l’objet d’aucun désir et d’aucune aversion. Or ces choses indifférentes incluent tout ce que la plupart des hommes considèrent comme les plus grands maux et comme susceptible de conduire au suicide : le deuil, les maladies les plus graves, la ruine… Indifférent à toutes ces choses qui sont pour lui objectivement indifférentes, le sage stoïcien doit demeurer impassible face aux « coups » du sort les plus redoutés et son bonheur ne doit pas en être affecté. À partir de là on ne voit pas ce qui pourrait le conduire au suicide et l’on s’attendrait à ce que les stoïciens comme les épicuriens, rejetassent systématiquement le suicide1. Et pourtant, les stoïciens ont admis différents cas où le suicide est légitime, et c’est très certainement l’école philosophique qui s’en est le plus préoccupée tout au long de son histoire. Même si la vérité factuelle de ces traditions est souvent sujette à caution, il est significatif, déjà, que plusieurs philosophes stoïciens soient réputés avoir mis fin à leurs jours, depuis Chrysippe et Cléanthe jusqu’à Sénèque (pour qui la chose est avérée)2. Il est certain, en revanche, qu’à toutes ses époques le stoïcisme s’est posé la question de la légitimité du suicide, qui constitue presque un chapitre incontournable de son éthique. Pourquoi cela ? Deux raisons peuvent être identifiées. La première, assez générale, est le caractère troublé de l’époque où le stoïcisme a fleuri et la grande instabilité politique, en particulier, qui régnait alors, avec les menaces qu’elle faisait peser sur la liberté et l’avenir de chacun. Mais cela tient aussi, plus spécifiquement, et paradoxalement, à cette même conception de la vertu que nous venons d’évoquer et au caractère indifférent, aux yeux du sage stoïcien, de toutes les choses qui ne dépendent pas entièrement de nous. Car si cette 1. Pour la position des épicuriens sur le suicide, voir Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques III (Les épicuriens), trad. fr., Paris, Flammarion, coll. « GF », 2001, 22 Q, et 24 A, et Sénèque, De la vie heureuse, 19. 2. Voir Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques II (Les stoïciens), trad. fr., Paris, Flammarion, coll. « GF », 2001, p. 551 et, ci-dessus, p. 40, n. 2, et, ci-dessous, p. 74.
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catégorie inclut, comme on l’a vu, l’ensemble de notre situation matérielle et sociale, elle enveloppe aussi… notre propre vie, qu’il est donc indifférent, considérée en elle-même, de conserver ou de perdre. Si une raison valable nous enjoint d’y renoncer, il n’y aura par conséquent aucun motif de ne pas le faire. Or les stoïciens distinguent deux types de raisons de cet ordre, qui peuvent du reste à première vue sembler opposées. Traditionnellement les stoïciens distinguent cinq catégories de suicides légitimes. Même si le contenu de ces catégories varie légèrement d’un texte à l’autre, on y retrouve les deux grands types de motifs que nous avons annoncés. Voici une première version de cette liste : « Les stoïciens disent que le sage commettra un suicide raisonnable (eulogôs exaxein… tou biou) à la fois (a) pour sa patrie et (b) pour ses amis, et (c) s’il est victime d’une douleur trop grande, (d) d’une mutilation ou (e) d’une maladie incurable. » (Diogène Laërce VII, 130 = SVF III, 757 = LS 66 H)
Et en voici une seconde : « Pour les cinq mêmes motifs s’accomplissent aussi des suicides raisonnables (eulogou exagôguès1) : (a’) à cause d’une grande nécessité, comme lorsque la Pythie ordonna à un individu de se sacrifier pour sa cité, parce que sa cité était menacée de destruction (…) ; ou (b’) parce que des tyrans font irruption et nous forcent à commettre des actions honteuses ou à divulguer des choses interdites […] ; ou (c’) parce qu’une grave maladie empêche l’âme, globalement, de se servir de son corps comme d’un instrument, il est conforme à la raison qu’elle doive s’en extraire ; ou (d’) à cause de la pauvreté ; ou (e’) à cause de la démence : car de même que l’ivresse, comme on l’a vu, met fin à un banquet, de même aussi ici il est raisonnable de se suicider à cause de la démence. » (Élias, Prolégomènes à la philosophie d’Aristote = SVF III, 768)2
1. On notera que l’on retrouve dans ces deux textes la même expression (« suicide raisonnable ») que dans le titre du traité 16 donné par Porphyre (voir ci-dessus, p. 25, n. 1), ce qui peut confirmer qu’on a affaire ici à une question d’école traditionnelle pour les morales de l’Antiquité tardive. 2. Ce fragment est la suite du texte cité, ci-dessus, p. 60, n. 2. On trouvera le texte grec de l’ensemble de ce passage et sa traduction dans l’article d’Aline
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Deux grands critères semblent sous-tendre ces énumérations. Dans les deux premiers cas (a et b ; a’ et b’ ), le suicide est en fait un sacrifice accompli au nom des vertus sociales (civisme ou amitié), dans des situations où il faut choisir entre notre propre vie et les commandements de la vertu. Le sage, alors, ne saurait hésiter puisque sa vie, comme on l’a vu, n’est pas un bien pour lui. Ce type de suicide héroïque, accompli au nom du bien (de la vertu), exprime et atteste exemplairement cette indépendance totale du sage par rapport à ces choses qui ne sont pour lui ni des biens ni des maux, puisqu’il s’ôte alors délibérément celle que la plupart des hommes considèrent comme le bien le plus fondamental : sa propre vie1. Si par exemple un tyran veut me contraindre à accomplir un acte injuste, la vertu voudra que je m’ôte la vie plutôt que de l’accomplir, car commettre cet acte serait devenir mauvais et donc malheureux2. Des résistants arrêtés par les nazis, comme Pierre Brossolette, ont pu ainsi choisir la mort pour ne pas risquer de livrer leurs camarades sous la torture. C’est chez le stoïcien Épictète (vers 50-130 apr. J.-C.) qu’est exprimée de la façon la plus forte et la plus insistante l’idée que
Delpierre, « Séparation de l’âme d’avec le corps et mort volontaire chez les stoïciens : discussion d’une exégèse d’Élias (SVF III, 768) », Camelunae 17, 2017, revue en ligne (www.lettres.sorbonne-université.fr). 1. Socrate, déjà, dénonçait la philopsukhia, c’est-à-dire un « amour de la vie » qui accorde à celle-ci plus de prix qu’au bien et à la vertu (voir par exemple Apologie de Socrate 37 c). Il y a pour Socrate des choses (tous les actes qu’appelle la justice) qui ont plus de valeur que notre propre vie et qui justifient que l’on se sacrifie pour elles (ce qui ne constitue pas pour autant un suicide). La vie de Socrate donne trois exemples d’une telle hiérarchie des valeurs, qui pose la justice au-dessus de la vie propre : quand Socrate refuse, au péril de sa vie, de procéder à l’arrestation du citoyen Léon de Salamine sous la tyrannie des Trente (Apologie de Socrate 32 d), quand il refuse de se soustraire à la peine de mort en fuyant sa prison (c’est l’objet de l’ensemble du Criton) et surtout, avant cela, quand il se défend devant les Athéniens en déployant une plaidoirie qui apparaît provocatrice et suicidaire, alors qu’il eût pu « sauver sa peau » en tenant un discours moins sincère et plus contrit. 2. Selon la grande thèse dite « eudémoniste » qui caractérise la plupart des éthiques grecques post-socratiques, le bien moral et le bonheur ne font qu’un (voir sur ce point l’article de V. Brochard, « La morale ancienne et la morale moderne », Revue philosophique, 1901, p. 1-12, repris dans Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris, 1926, p. 489-503).
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le suicide est le dernier et infaillible recours de notre vertu et de notre liberté : nul ne peut me contraindre, absolument parlant, à quoi que ce soit car toute menace tournera court devant cette suprême échappatoire1. Un peu comme le Manuel 2 – le petit ouvrage d’Épictète qui résume tous les dogmes stoïciens capables de nous mener à la sagesse –, le poignard qui peut trancher le fil de notre vie est, à portée de notre main lui aussi, l’instrument qui peut toujours protéger notre liberté contre les assauts des circonstances et qui la rend finalement et strictement incoercible et invincible : même retournée contre moi-même, sa lame reste ainsi une arme de défense contre nos ennemis dans la mesure où il leur interdit radicalement de forcer ma liberté. Comme Épictète le répète à de multiples reprises dans les Entretiens, chaque fois que notre bonheur ou notre vertu sont menacés nous devons nous souvenir que « la porte est ouverte » et que nous ne sommes nullement enfermés en cette vie, en sorte que nous pouvons toujours nous soustraire, par le suicide, à toute tentative de contrainte 3. On remarquera toutefois que cette première raison qui légitime le suicide aux yeux des stoïciens n’est pas explicitement reprise par Plotin, ce qui est sans doute à rattacher au retrait plus général, chez ce penseur, du souci de la politique (voir, ci-dessus, n. 2, p. 17-18). Dans les trois derniers cas (c, d, e et c’, d’, e’ ) évoqués dans les listes stoïciennes citées, ni autrui ni la cité ne sont pris en considération et c’est manifestement un autre critère qui légitime ces suicides. Quel est ce critère ? Il pourrait sembler à première vue que le sage se suicidera alors parce qu’il anticipe une vie si pénible (du fait de la maladie, de la douleur, de la pauvreté 1. C’est aussi l’idée centrale d’un autre stoïcien, Sénèque, dans sa Lettre à Lucilius 70, consacrée au suicide : ceux qui condamnent le suicide « ne voient, pas, y dit-il, qu’ils ferment la porte à la liberté ». 2. Simplicius (vie s.), au début de son commentaire du Manuel, note que c’est le même terme (egkheiridion), en grec, qui désigne à la fois un « manuel » et un poignard. Caton d’Utique, nourri de philosophie stoïcienne, se serait de même écrié, alors qu’on lui apportait l’épée qu’il avait demandée pour se suicider (cf. ci-dessus, n. 1 p. 19) : « Je suis maintenant à moy » (Plutarque, Vies des hommes illustres, « Vie de Caton d’Utique », § 88, trad. Amyot ; cf. Sénèque, De la providence, § 2). 3. Entretiens I, 9, 20 ; 24, 20 ; 25, 18 ; II, 1, 19-20 ; 6, 22 ; 16, 37 ; III, 8, 6 ; et 22, 34 ; IV, 1, 30 et 171 ; 10, 27-28.
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ou de la démence) et si malheureuse qu’il est préférable d’en couper le fil. Le critère serait alors celui du bonheur, voire du plaisir. Tel n’est pas le cas pourtant. Les stoïciens soutiennent en effet que le sage peut conserver sa vertu et son bonheur en toutes circonstances1, quoi qu’il lui arrive et même s’il est frappé par ce que les autres regardent comme les pires malheurs. Pourquoi alors doit-il quitter la vie quand il est confronté à ces situations ? La fin de la philosophie est de faire de nous des sages, vertueux et heureux. Mais de l’aveu même des stoïciens, les vrais sages sont très rares et la vie réclame de nous, que nous soyons sages ou non, toutes sortes de choix auxquels nous devons répondre au mieux. Même si je n’ai pas la sagesse, je ne dois pas faire n’importe quoi et il faut que je réponde au mieux à chaque situation, en fonction de ma nature, de mon statut et de mon métier… Cette éthique pour tous, de second plan et imparfaite, est néanmoins nécessaire. Elle se situe sur le plan de l’action, de l’extériorité et non de l’intériorité comme la vertu du véritable sage. Les devoirs qu’elle édicte sur ce plan constituent ce que les stoïciens nommaient les « fonctions propres », les devoirs propres à chaque état. Un père, par exemple, aura pour fonction propre, en tant que père, de prendre soin de ses enfants, un gouvernant de faire le bien de son peuple, etc. Chacun, sous cet angle, doit agir conformément à la nature ou, plus précisément, conformément à la nature des différentes « strates » qui définissent notre identité (être humain, homme ou femme, enfant ou adulte, enseignant, docteur, soldat…). La première, que nous partageons tous, réside dans le fait d’être des êtres humains, dotés de sensibilité et de raison et dont l’âme gouverne le corps. Or nous pouvons être touchés par des maladies ou des accidents tels que nous ne puissions plus vivre vraiment selon notre nature d’êtres humains, parce que notre corps ne nous obéit plus ou que notre raison vacille. Notre devoir sera alors, même si nous possédons la sagesse et le bonheur, de quitter la vie parce qu’elle ne peut plus être vécue conformément à sa nature : 1. Cela paraît cependant douteux pour les stoïciens eux-mêmes dans le cas de la démence. Voir par exemple Diogène Laërce, § 127, qui note que pour certains stoïciens (Chrysippe mais pas Cléanthe) la « mélancolie » peut faire perdre la vertu.
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« Quand les choses conformes à la nature l’emportent, la fonction d’un individu est de rester en vie. Mais si leurs contraires l’emportent ou paraissent devoir l’emporter, sa fonction est de quitter la vie. Il apparaît ainsi que la fonction du sage sera parfois de quitter la vie, quoiqu’il soit heureux, et celle de l’insensé de rester en vie, quoiqu’il soit malheureux. » (Cicéron, Des fins des biens et des maux, III, 60, trad. J. Kany-Turpin [= Long et Sedley 66 G]).
Plutarque, qui l’évoque pour la critiquer, résume ainsi cette position des stoïciens : « La pensée de Chrysippe est qu’on ne séjourne pas dans la vie en proportion des biens qu’on possède, pas plus qu’on ne la quitte en proportion des maux, mais on y séjourne en proportion des états intermédiaires conformes à la nature ; c’est pourquoi il peut convenir à des gens heureux de quitter la vie et inversement à des malheureux d’y rester. » (Des contradictions des stoïciens, § 18, trad. É. Bréhier, in Les Stoïciens, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 108 [= SVF III, 761 = Long et Sedley 61 Q]1)
Récapitulons : la vie est au nombre des choses indifférentes, ni bonnes ni mauvaises en soi. Aucune norme absolue ne nous commande donc de la conserver ou de la quitter. Mais comme toutes les choses indifférentes, elle déploie une normativité interne : il est indifférent d’être parent ou non, mais il est de bons et de mauvais parents et si je suis parent je dois être un bon parent ; il est indifférent, de même, d’être en vie ou non, mais si je suis vivant je dois l’être conformément à ma nature d’être humain. Si cela n’est plus possible, il est préférable de quitter la vie (comme de renoncer à devenir parent si c’est pour être un mauvais père ou une mauvaise mère). La doctrine stoïcienne sur le suicide ne contredit donc nullement celle des indifférents dans la mesure où elle en est en fait indépendante. La question du suicide, en effet, ne croise pas, à leurs yeux, celle de la sagesse, du souverain bien. Plotin, comme on le voit, reprend bien la problématique des stoïciens, les exemples de cas où le suicide est pour lui légitime 1. Voir aussi, sur le même thème et dans le même traité de Plutarque, § 14 (= SVF III, 761 = Long et Sedley 61 Q).
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sont très proches des leurs, et surtout il dissocie comme eux la question du suicide et celle du souverain bien. Il se montre cependant moins radical que les stoïciens quant au pouvoir de la sagesse puisqu’il semble reconnaître quant à lui que certaines circonstances mettent en péril le bonheur même du sage, ce que les stoïciens eux, dans leur majorité, n’ont pas voulu admettre. Le suicide par empoisonnement De façon un peu abrupte, Plotin examine ensuite séparément un mode de suicide spécifique, celui qui recourt au poison. Pourquoi cela ? Pourquoi ce mode de suicide serait-il à traiter différemment des autres ? On peut penser d’abord que le poison, du point de vue matériel, est un moyen moins violent, qui ne fait pas appel à la force physique et qui suppose une forme de préparation, et que, dans cette mesure, il ne présupposerait pas un état d’esprit aussi troublé et impulsif que le poignard, par exemple. Mais cette raison paraît bien insuffisante. On aurait plutôt tendance à penser qu’une école philosophique ou une secte connue de Plotin devait lui faire un sort à part et le recommander comme le meilleur ou le moins mauvais moyen de mettre fin à ses jours. Mais si c’est le cas, nous ne sommes pas en mesure d’identifier à qui peut penser ici Plotin. Une autre explication serait que Plotin a ici en tête l’exemple de Socrate – Socrate, qui, comme on sait, est mort d’avoir ingéré de la ciguë, poison utilisé pour certaines condamnations à mort à Athènes. Il ne s’agissait certes pas d’un suicide, mais les platoniciens devaient bien admettre que l’âme de Socrate avait quitté cette vie plus pure qu’aucune autre, nonobstant l’ingestion délibérée de poison. Le récit du Phédon nous montre en outre la parfaite sérénité de Socrate au moment de sa mort, ce qui semble montrer que ce suicide n’impliquerait pas nécessairement l’état passionnel que lui associe le début de notre traité. On pouvait donc être tenté d’en conclure que le suicide par empoisonnement constitue un cas à part, qui ne nuit pas à l’âme. Cette idée paraît néanmoins peu vraisemblable car selon Plotin c’est l’état de l’âme qui motive le suicide qui est nuisible et non le modus operandi : et de fait, Socrate ne s’est pas suicidé, à proprement parler, même s’il a bu la ciguë. C’est sans doute pourquoi Plotin
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se contente de répondre, sans détailler ses raisons, que le suicide par empoisonnement n’est pas non plus une bonne chose pour l’âme1. La providence et le suicide On aura peut-être noté que jusqu’à présent, Plotin, pour nous dissuader du suicide, n’a évoqué que ses effets sur l’âme elle-même, sans faire intervenir de principes extérieurs, sans mentionner ses conséquences sur l’entourage proche ou lointain du défunt, ou un interdit divin qui proscrirait cet acte. Sur le premier point et si l’on compare Plotin à ses prédécesseurs, et en particulier à Platon et Aristote, il est frappant et significatif qu’il ne fasse pas entrer en ligne de compte les obligations de l’individu envers la cité. Si Platon et Aristote, en effet, condamnaient sans ambages le suicide c’était précisément et d’abord au nom de la subordination de l’individu à la cité. Dans l’Éthique à Nicomaque, par exemple, Aristote analyse le suicide comme un acte injuste à l’endroit de la cité, le suicidé se dérobant au service de celle-ci. Platon et Aristote allaient du reste à cet égard dans le sens de la loi athénienne, qui punissait les suicidés, perçus comme des déserteurs au plan politique, au-delà de la mort 2. Le libéralisme politique qui sous-tend la modernité occidentale et la primauté qu’il accorde à l’individu sur l’État nous rendent sans doute presque incompréhensible la sanction légale du suicide, et de ce point de vue le silence de Plotin est probablement plus proche de nous que les condamnations de Platon et Aristote. Il est frappant, également, que Plotin n’invoque pas non plus d’interdit divin pesant sur le suicide comme l’aurait fait,
1. On rappellera que d’autres penseurs ont jugé, ce qui peut paraître à première vue surprenant, que la légitimité du suicide pouvait dépendre du modus operandi choisi, dans la mesure où celui-ci va de pair avec un état d’esprit spécifique. Ainsi Schopenhauer met-il à part le suicide par inanition (quand on se laisse mourir de faim), seul authentiquement compatible avec la négation du vouloir-vivre, en quoi consiste pour lui la délivrance (voir Le monde comme volonté et représentation, IV, § 69 et, ci-dessus, p. 36, n. 2). Sauf erreur, cependant, Schopenhauer ne va pas jusqu’à recommander ce suicide. 2. Voir, ci-dessus, p. 17, n. 2.
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par exemple, un auteur chrétien1. De fait la relation de l’homme au premier principe plotinien (l’Un) n’est pas une relation interpersonnelle et l’Un ne connaît rien de moi ni ne m’ordonne rien. Son caractère rigoureusement absolu exclut en effet qu’il ait connaissance des réalités inférieures à lui, ce qui m’implique moi-même, mon existence et mes actes. Mais cela veut-il dire que la décision du suicide ne se joue qu’entre moi et moi-même sans mettre en jeu des principes supérieurs à l’homme2 ? Ce serait le cas si ces principes se limitaient à l’Un et aux formes intelligibles, qui n’ont pas de relations avec nous (même si nous en avons avec eux), mais il est des réalités, inférieures à l’intelligible mais supérieures à l’homme : l’âme du monde et le monde sensible lui-même. Or, comme le montre la phrase que nous abordons maintenant et sa référence au « temps alloué à chacun par le destin » (ligne 16), la décision de se suicider ou non doit être pesée en prenant en considération son rapport à l’âme du monde et son effet sur le monde sensible. Notre corps fait en effet partie d’un monde, le monde sensible, et celui-ci est le produit d’une âme, l’âme du monde, plus divine que la nôtre et qui exerce sur le monde une providence (appelée aussi « destin »), c’est-à-dire un gouvernement qui a en vue le bien de l’ensemble de ce monde et qui suppose, en cette âme, une connaissance des différents êtres sensibles. La descente de l’âme dans un corps, notre incarnation, est un effet de cette providence et a donc un sens au sein de ce monde, au bien duquel elle contribue, même si nous ne savons pas précisément comment. On sait au moins, pour Plotin, que la naissance et la mort des vivants sont inscrites dans un plan d’ensemble et qu’il y a donc un moment fixé pour notre naissance et pour notre mort, afin que les existences des différents êtres vivants s’harmonisent au mieux, afin de produire, à chaque moment, le plus grand bien possible pour l’ensemble du 1. Sur la position de saint Augustin, par ex., voir, ci-dessus, p. 18-19. 2. Quant aux effets que mon suicide peut avoir sur mes proches ou mes concitoyens, on a vu (voir, ci-dessus, p. 11, n. 1, et p. 67) que Plotin ne semble pas leur réserver une grande place. S’il y pense, ce souci ne transparaitrait – et seulement de manière très implicite – que dans la phrase que nous abordons maintenant, dans la mesure où le rôle qui m’est dévolu par la providence peut inclure, par exemple, mon action au sein de la cité.
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monde : « tout est déterminé par l’assujettissement à une raison unique ; tout est réglé [dans l’univers], aussi bien la descente [la naissance] et la montée des âmes que tout le reste » (traité 27 [IV, 3], 12 ; trad. É. Bréhier). L’action qu’est le suicide doit donc aussi être évaluée à l’aune de ses répercussions possibles sur le monde auquel appartient notre corps. Le temps alloué à chacun par la providence s’inscrit dans le plan de la providence et écourter notre vie revient à contrecarrer ce plan et à nuire au monde, puisque l’âme du monde est bienveillante et cognitivement plus puissante que la nôtre. Simple partie du tout, je ne dois pas nuire à l’ensemble en poursuivant ce que je crois être mon intérêt propre : « Ceux des hommes qui sont amis de Dieu supportent avec patience les événements qui résultent pour eux du mouvement de translation de l’univers [c’est-à-dire, en particulier, tous les événements qui nous apparaissent pénibles : catastrophes, maladies…, et qui sont, pour Plotin, un effet des mouvements des astres] ; car il faut envisager non pas ce qui est agréable à chacun, mais l’univers entier » (traité 33 [II, 9], 9, trad. É. Bréhier). Il ne faut donc pas abréger le cours de notre vie à moins, comme le rappelle Plotin, que cela ne soit vraiment nécessaire, ce qui renvoie par exemple à la démence et à la captivité. On pourra juger qu’en admettant ces exceptions, Plotin ferait tout de même alors passer le bien individuel avant le bien du tout. Les choses sont moins simples, cependant, car l’événement ou la circonstance qui justifie le suicide doit être compris lui-même comme un signe de la providence, inscrit lui aussi dans le plan de celle-ci, et comme un signal de départ qui légitime le suicide du point de vue de l’âme du monde elle-même. L’âme, au moment de la naissance (ou de la conception), nous dit Plotin, « descend [dans son corps]), comme à l’appel d’un héraut »1 (traité 27 [IV, 3], 13), et contribue ainsi, sans le savoir, à la réalisation du plan de la providence. De même, celle qui se donne la mort en obtempérant à la véritable nécessité répond aussi, éventuellement sans le savoir, à l’appel de la providence divine et participe ainsi à la
1. Le héraut est un messager, celui d’un roi par exemple, qui renvoie ici à l’âme du monde. Sur ce « signal » divin, voir déjà, ci-dessus, p. 17, n. 1, et la citation d’Épictète ci-dessous, p. 75.
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réalisation du plan divin. Préfigurant en cela la position de Plotin, les deux « pères » du stoïcisme, Zénon de Cittium et Cléanthe, parvenus à un âge très avancé, se seraient laissés mourir après avoir vécu des incidents perçus par eux, peut-être sur un mode mi-plaisant, comme des signaux et des appels du destin. Ainsi Zénon : « On dit que Zénon de Cittium est mort ainsi : fatigué par la vieillesse, il s’est laissé mourir en ne mangeant plus. D’autres rapportent que s’étant blessé en frappant la terre de ses mains, il dit : je viens de moi-même ; pourquoi donc m’appelles-tu ? » (Diogène Laërce, VII, § 31 ; voir aussi § 28, et, pour Cléanthe, § 176 1 )
Le poids du présent, la peur de l’avenir et la positivité du temps Mais si ce signal (c’est-à-dire les circonstances évoquées plus haut) ne se présente pas, il convient donc de demeurer en vie, quelles que soient les infortunes présentes ou à venir qui nous frappent, et d’« attendre », comme le dit la ligne 3, que le corps se sépare complètement de l’âme. Cette attente, toutefois, n’est pas pour le philosophe un temps mort, un temps perdu à ronger inutilement son frein, simplement parce qu’il serait interdit de devancer l’appel. Ce temps d’attente, en effet, doit être pour lui un temps de préparation, qui portera ses fruits non seulement en cette vie mais aussi au-delà de la mort. Si l’on compare encore la position de Plotin avec celle des stoïciens, de ce point de vue, l’on verra bien l’apport de l’attente pour Plotin et la positivité du temps pour le platonisme, de manière plus générale. Certains stoïciens, eux aussi, envisagent en effet une tentation du suicide qui touche spécifiquement les philosophes. Ce qui peut les y pousser cependant, n’est pas, comme chez Plotin, l’impatience de retrouver le premier principe mais un certain dégoût à l’endroit de notre monde et de notre existence. Deux textes, en particulier, l’un d’Épictète, l’autre de Marc Aurèle,
1. Pour d’autres exemples (Sénèque, Caton, Antipater…), voir Long et Sedley, vol. III, trad. citée, p. 151.
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évoquent cette tentation et y répondent tous deux de façon voisine en recommandant d’attendre que notre mort survienne naturellement. Épictète, d’abord, blâme expressément ceux de ses disciples qui seraient tentés par le suicide et qui, pour aller jusqu’au bout de leur mépris du corps et de ses besoins, voudraient mettre fin à leurs jours. Épictète leur objecte que c’est l’attachement au corps qui est mauvais et non le corps lui-même, auquel la divinité nous a liés pour un court moment : « Pour moi, je crois que votre vieux maître [c.-à-d. Épictète lui-même] ne devrait pas, assis à cette place, travailler uniquement à vous empêcher d’avoir de votre personne une idée basse ou de faire sur votre compte des réflexions également basses et sans noblesse ; il devrait plutôt veiller à ce qu’il ne se rencontre parmi vous des jeunes gens qui, conscients de leur parenté avec les dieux, sachant aussi que, comme par autant de liens, nous sommes enchaînés par le corps, avec tout ce qu’il possède et tout ce qui, à cet égard, est nécessaire à notre entretien et à l’organisation de notre vie, ne veuillent rejeter tout cela comme un fardeau, comme un ennui, comme une inutilité, et s’en retourner auprès de leurs parents [c-à-d. les dieux]. Voilà la lutte que devrait entreprendre votre maître et votre éducateur, si toutefois il l’était. Vous viendriez à lui et lui diriez : “Épictète, nous ne pouvons plus supporter d’être enchaînés à ce misérable corps, d’avoir à le nourrir, à l’abreuver, à le faire reposer, à le laver, puis de devoir à sa guise traiter avec toutes sortes de gens. N’est-il pas vrai que ce sont là choses indifférentes, qu’elles ne sont rien pour nous et que la mort n’est pas un mal ? Et ne sommes-nous pas apparentés à Dieu, n’est-ce pas de Lui que nous tenons notre origine ? Permets que nous retournions vers celui dont nous tenons notre origine, permets que nous soyons enfin délivrés de ces chaînes qui nous entravent et pèsent sur nous. Ici, brigands et voleurs, tribunaux et tyrans, comme on les appelle, pensent avoir sur nous quelque pouvoir à cause du misérable corps et de ce qu’il possède. Laisse-nous leur montrer qu’ils n’ont de pouvoir sur personne.” – À quoi je répondrai : Hommes, attendez le Dieu. Quand il vous aura fait signe et vous aura libérés de votre service, alors vous vous échapperez vers lui. Mais pour le moment souffrez de demeurer à ce poste où il vous a placés. Il est court, en vérité, le temps de votre séjour ici-bas et il est aisé pour ceux qui vivent en de telles dispositions. Quel tyran, en effet, ou quel voleur ou
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quels tribunaux pourraient être encore redoutables à ceux qui ne font plus aucun cas du corps et de ce qu’il possède ? Attendez et ne vous en allez pas inconsidérément. » (Entretiens, I, 9, 17 ; trad. J. Souilhé ; nous soulignons)
Marc Aurèle, de même, évoque un certain dégoût de la vie et une impatience de mourir inspirés par le spectacle du monde, et il recommande lui aussi d’attendre la mort naturelle afin de ne pas enfreindre notre devoir d’homme : « Au milieu de ces ténèbres, de cette fange, de ce flux si rapide de la substance, du temps, du mouvement et des choses qu’entraîne le mouvement, est-il un seul objet qu’on doive estimer un haut prix ou d’une manière générale, s’efforcer d’obtenir ? Je n’en conçois même pas. Au contraire, il faut s’exhorter à attendre la désagrégation naturelle et ne pas s’impatienter, si elle tarde ( perimenein tèn phusikèn lusin kai mè askhallein tèi diatribèi), mais se reposer sur ces deux principes exclusivement : d’abord, rien ne m’arrivera qui ne soit conforme à la nature du tout ; en second lieu, il dépend de moi de ne rien faire qui contrarie mon Dieu et mon Génie [le génie ou démon désignant chez Marc Aurèle la raison de chacun]. » (Pensées V, 10, trad. A. I. Trannoy, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 46)
Dans les deux cas, comme on le voit, la réponse est la même (il faut attendre la mort naturelle ou le « signal » du départ), et celle-ci repose sur deux arguments : d’abord que rien de vraiment mauvais ne peut arriver au sage en ce monde (ou être commis par lui) et que nous pouvons donc dans tous les cas vivre sans crainte le temps qui nous reste à vivre. Ensuite, que notre devoir d’homme est de rester à notre poste tant que les dieux ne nous en ont pas relevés. À première vue la position de Plotin semble très proche de celle des stoïciens, l’un et les autres condamnant le suicide motivé par des raisons philosophiques et commandant d’attendre la mort naturelle. Le sens de cette attente est pourtant très différent dans les deux cas. Chez les stoïciens le temps de l’attente a une dimension passive et statique, et n’a d’autre valeur que celle, négative, d’une infraction dont on s’abstient. Aucun progrès n’est mentionné et le sort de notre âme après la mort ne s’en trouve pas amélioré.
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Plus ce temps est court, dès lors, mieux nous nous en trouverons, selon la logique de ces passages et quand bien même la vie qui le remplit est heureuse pour le sage : même si, subjectivement, le sage ne souffre pas, le spectacle qui s’offre à ses yeux durant cette vie, et cela jusque dans son propre corps, est objectivement assez vil, en effet. Pour Plotin, au contraire, le temps de l’attente a le caractère d’une préparation et une dimension positive, porteur qu’il est toujours de la possibilité d’un progrès spirituel indéfini, dont les bénéfices s’étendent à cette vie mais aussi au sort de l’âme après la mort. Demeurer en vie quand les circonstances paraissent les plus hostiles, et en dehors des exceptions évoquées précédemment, ce n’est pas seulement s’abstenir d’un acte mauvais mais aussi saisir l’opportunité de rendre notre âme toujours plus pure. C’est ce qu’explique, pour finir, la dernière phrase du traité : « Et si chacun obtient là-bas un rang qui correspond à l’état où il est lorsqu’il quitte le corps, dans la mesure où nous est ainsi offerte la possibilité de progresser, il ne faut pas se suicider ». Comme on l’a vu, Plotin pense en effet que les âmes, après s’être séparées de leur corps, sont vouées ou bien à demeurer dans le monde intelligible, pour les meilleures, ou bien à se réincarner dans un nouveau corps, qui sera soit celui d’un être humain, soit celui d’un animal si leur vie précédente est demeurée rivée au monde sensible et aux désirs les plus bas1 : « Chaque âme descend dans un corps qui est prêt à la recevoir et qui correspond à la disposition qui est la sienne. Elle est en effet transportée dans le corps avec qui elle entretient de la ressemblance, l’une vers un être humain, l’autre vers un autre vivant. » (Traité 27 [IV, 3], 12 ; trad. L. Brisson)
La mort du corps, comme on l’a vu, ne suffit pas à opérer, comme mécaniquement, la purification de l’âme, qui n’aurait alors qu’à choisir la mort pour devenir bonne. Même si le corps est l’objet des désirs de l’âme mauvaise, le mal est en elle et non dans le corps et c’est d’elle-même qu’il sourd, parce que c’est
1. L’adverbe « là-bas » (ekei ) peut désigner ici à la fois le monde intelligible et, plus généralement, la vie après la mort.
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elle qui s’attache au corps. L’état moral de l’âme au moment de la mort détermine par conséquent son destin dans la vie suivante. Il faut donc quitter cette vie en étant aussi affranchi du corps que possible, en ayant purifié son âme autant que possible. Or le temps auquel nous renoncerions en abrégeant nos jours est un temps de progrès spirituel possible (sauf si le mal que nous fuyons, comme la dégénérescence intellectuelle progressive, interdit un tel progrès). En affrontant l’avenir qui nous effraie, nous pourrons nous élever et partir meilleurs que nous ne l’aurions fait sinon, ce qui nous permettra après la mort d’obtenir un meilleur « rang », c’est-à-dire de retourner dans le monde intelligible ou à tout le moins dans un corps humain plutôt que dans un corps de bête1. Mais cette positivité de l’attente ici recommandée par Plotin s’enracine, plus profondément, dans une positivité du temps lui-même. Le platonisme et Plotin en particulier mettent certes fortement l’accent sur la négativité du devenir, qui implique changement, altération et destruction, par opposition à la pleine positivité de l’éternité, dont il ne sont qu’une image dégradée2. Mais pour l’âme, dès lors qu’elle est incarnée, le temps est aussi la condition de possibilité incontournable de son retour à l’intelligible et d’un progrès vers le bien, d’une Odyssée spirituelle qui lui permet de remonter peu à peu vers sa véritable « patrie », pour reprendre les images que Plotin emprunte à Homère 3. Pour l’âme incarnée, en effet, la vision de l’intelligible n’est jamais donnée au départ, celui-ci étant toujours d’abord, dans l’ordre de nos vies, l’objet d’un voilement originel (que chaque lecteur, qui ne naît pas platonicien, peut sans doute attester pour lui-même) impliqué, dès la naissance, par son être-dansun-corps, son incarnation, qui la conduit à être toujours d’abord 1. Sur la conception plotinienne de la transmigration des âmes et les règles qui y président, voir aussi traité 15 (III, 4), 2, et Jérôme Laurent, « La réincarnation chez Plotin et avant Plotin », in L’homme et le monde selon Plotin, Fontenay-aux-Roses, ENS Éditions, 1999, p. 115-137. 2. Voir sur ce point Timée 37 d ainsi que le traité 45 (III, 7), consacré au temps et à l’éternité, et en particulier le chap. 11. 3. Voir par ex. traité 1 (I, 6), 8.
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déjà tournée vers les choses sensibles, accaparée par les corps et par les valeurs qu’ils nous dictent. Pour le dire selon les images de l’allégorie de la Caverne, nous naissons tous prisonniers de l’obscurité et des ombres. Notre état originel étant toujours l’impureté et l’éloignement par rapport aux réalités divines, le dévoilement de l’intelligible, la lucidité et la pureté morale sont toujours à reconquérir sur le mode d’une libération, de la négation, seconde, d’une négation originelle, d’un dépassement du voilement (ce que Plotin après Platon pense comme une « conversion » ou un « re-tournement » [epistrophè] de l’âme), qui ne peut s’accomplir que dans le temps, en découvrant peu à peu la présence du divin en notre monde, en nous-mêmes, puis en lui-même1. Le bien et la sagesse sont donc pour nous inacessibles sans la médiation du temps, qui est paradoxalement la dimension même de la philosophia. Cet arrachement au voilement originel, au fil du temps, confère à notre vie, quand elle vise au bien, une dimension agonale (du grec agôn, le combat) et suppose d’elle un effort. Pour les âmes particulières, précise ainsi Plotin, « une telle expérience [celle de la contemplation de l’intelligible] a lieu petit à petit et dans le temps et la conversion vers le meilleur se fait dans ce qui est pire [le monde sensible], alors que pour celle que l’on appelle l’âme de l’univers cela n’est pas arrivé par suite d’un effort dans ce qui est pire. » (traité 6 [IV, 8], 7 ; trad. L. Lavaud)
Il y a donc pour nos âmes une positivité du temps, dès lors que ce temps est bien employé, c’est-à-dire utilisé à « préparer notre âme à partir »2, car celui-ci est le lieu, l’unique lieu, d’un progrès possible, lequel ne sera jamais achevé dans la mesure où nous pourrons toujours prendre davantage conscience de l’infinie beauté et perfection du divin (voir traité 38 [VI, 7], 32). Sur le plan du corps, certes, devenir plus âgé, passé le cap de la maturité, ne peut être que vieillir et s’affaiblir 3, plus ou 1. C’est l’interprétation plotinienne de la réminiscence platonicienne, qui est aussi négation d’une négation, ressouvenir qui surmonte un oubli originel. 2. Voir le passage du traité 33 cité, ci-dessous, p. 84-85. 3. Devenir plus âgé ne signifie pas ipso facto, en droit, vieillir, avec ce que ce dernier terme implique de dégradation, même si la vieillesse enferme
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moins douloureusement et plus ou moins visiblement ; sur le plan de l’âme, en revanche, devenir plus âgé peut toujours signifier devenir meilleur. Cette positivité du temps qui reste, néanmoins, est seulement potentielle et il appartient à chacun de le mettre à profit en faisant bon usage de ce temps, qui ne nous apporte évidemment rien de lui-même. Différents modes du rapport au temps sont à cet égard possibles, que l’on trouvera illustrés chez Platon plus fortement que chez Plotin. En choisissant la forme du dialogue, en effet, Platon s’était donné la possibilité de mettre en présence ces divers types de rapports au temps. À la différence des dialogues écrits par ses nombreux imitateurs ultérieurs, Platon n’oppose pas seulement, dans ses œuvres, deux purs intellects qui débatent, mais des figures existentielles, fortement singularisées par leur passé, leurs engagements et leurs désirs. Chez certains des personnages des Dialogues, le temps qui passe coïncide avec un renoncement de plus en plus marqué à la philosophie : c’est la cas, par exemple, d’Antiphon, dans le préambule du Parménide (126 c), qui après avoir suivi avec passion les discussions philosophiques dans sa jeunesse, s’en tient, l’âge venu, à son amour des chevaux, ou encore du vieux et par ailleurs aimable Céphale, au début de la République (I, 328 b-331 d), qui reste heureux de retrouver Socrate mais qui s’éclipse quand démarre la discussion sur la justice, pour s’occuper lui aussi de ses chevaux et de son patrimoine. La flamme de la philosophie, chez eux, s’est manifestement éteinte, et cet « amour de jeunesse » est maintenant chose du passé qui ne peut plus porter un progrès. La figure de Socrate, à l’inverse, incarne par excellence l’âme philosophe qui cherchera jusqu’au bout – et même au-delà si cela lui est donné – à devenir meilleure, n’en ayant jamais fini évidemment, entre autres dimensions, un « être-devenu-plus-âgé » qui en est la dimension essentielle. Nul ne dirait par exemple que l’enfant qui grandit vieillit. C’est donc de façon rigoureuse que le Parménide de Platon, dans sa 1re hypothèse, analyse très précisément le devenir-plus-âgé sans prendre en compte le vieillissement au sens biologique d’une détérioration sous l’effet du temps (141 a-d).
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avec la philosophie : le Phédon nous montre Socrate continuant de philosopher jusqu’à son dernier souffle, sur son lit de mort, et dans l’Apologie, à l’issue de son procès, il exprime comme son plus grand espoir celui de pouvoir continuer à philosopher au-delà même de la mort, en dialoguant aux Enfers avec les grands héros du passé1 ! Cette attitude demeurant en droit toujours possible, mettre fin à ses jours c’est donc interdire ou suspendre le dévoilement progressif du divin, qui peut toujours être approfondi en ce monde, puisque même le sage qui a déjà pris conscience des réalités supérieures et à qui le véritable bien s’est révélé peut ainsi mettre à profit, encore, le temps qui lui reste. Cela ne peut vouloir dire, sans doute, qu’il acquerra de nouvelles connaissances, comme s’il devait, au fil du temps, faire provision d’un stock croissant de propositions vraies, car cela ne nous rendrait pas meilleurs. Notre progrès ne peut toucher que notre être, non notre « avoir », fût-il d’ordre intellectuel. Progresser c’est donc mieux connaître et désirer de plus en plus les réalités divines, approfondir notre « commerce »2 avec le divin, goûter plus et plus à une source
1. Alors qu’il vient d’apprendre sa condamnation à mort, à la fin de l’Apologie, Socrate explique à ses juges qu’il ne redoute pas la mort et qu’il se réjouit, même, à l’idée de trouver dans l’Hadès des juges plus justes et de grands personnages du passé avec lesquels il pourra continuer de philosopher : « Et encore, la compagnie d’Orphée, de Musée, d’Hérodote et d’Homère, que ne donneriez-vous pas pour en jouir ? Pour ma part, je veux bien mourir mille fois, si c’est la vérité. Dans quelles merveilleuses conversations je me lancerai, personnellement, lorsque je rencontrerai Palamède, Ajax, le fils de Télamon, et tel ou tel héros du temps passé qui est mort par suite d’un jugement injuste ; comparer mon sort au leur ne me serait pas désagréable, je le crois. Et tout naturellement le plus intéressant, c’est que je pourrais, en conversant avec eux, soumettre les gens de là-bas à l’examen et à l’enquête auxquels je soumets les gens d’ici-bas, pour découvrir qui d’entre eux sait quelque chose et qui ne sait rien en s’imaginant savoir quelque chose. Que ne donnerait-on pas, juges, pour soumettre à cet examen celui qui a conduit devant Troie cette grande armée, Ulysse, ou Sisyphe, et tant d’autres hommes et de femmes que l’on pourrait nommer ? Discuter avec ceux de là-bas, vivre en leur société, les soumettre à examen, ne serait-ce pas le comble du bonheur ? » (Apologie de Socrate 41 a-c, trad L. Brisson, Paris, Flammarion, coll. « GF », p. 125-126). 2. L’expression (sunousia), avec ses connotations érotiques, figure au traité 9 (VI, 9), 7 et 11.
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inépuisable qui avive notre soif 1, et ainsi séparer toujours plus notre âme de notre corps en tendant indéfiniment à nous rendre semblables à l’âme du monde, capable de gouverner l’ensemble du monde sans que sa vie intelligible en soit si peu que ce soit troublée 2. La possibilité de ce progrès est finalement ce en quoi consiste pour Plotin le sens de l’existence humaine, ce qui fait sa valeur, par-delà les souffrances qu’elle rencontre, et ce qui doit lui donner son horizon.
1. Voir traités 1 (I, 6), 9, et 30 (III, 8), 10. 2. Cet aspect du traité est bien développé par le petit commentaire qui se trouve dans les Prolégomènes à la philosophie (6, 15-16), attribués à Élias, un disciple chrétien du néoplatonicien Olympiodore (vie s.). Le texte grec de ce passage est donné à la suite du traité de Plotin dans l’édition que nous suivons ici et l’on en trouvera la traduction anglaise à la suite de la traduction du traité 16 par A. H. Armstrong, Plotinus, vol. I, Londres, 1966, p. 325.
CONCLUSION Nietzsche regardait la figure de Socrate comme le premier symptôme de la décadence de l’hellénisme, qui se retournait, à partir de lui, contre les sens, contre le corps et contre la vie ; relisant ses dernières paroles, telles que nous les rapporte le Phédon, Nietzsche interprétait même sa mort comme une forme de suicide inavouée, découlant de sa haine de la vie et de son pessimisme latent1. On aurait pu s’attendre, dans cette perspective, à ce que Plotin, lointain disciple de Socrate, néo et ultra-platonicien en un sens, poussât plus loin et plus explicitement cette haine du corps et de la vie incarnée, et qu’il encourageât une forme de suicide qui pouvait apparaître comme un accomplissement de la philosophie. On voit maintenant néanmoins qu’il n’en est rien. Plotin finit certes par reconnaître qu’il est sans doute des cas où la raison autorise le suicide, mais ces cas, pour le philosophe, sont particulièrement improbables dans la mesure où la sagesse nous permet de conserver notre bonheur dans les situations communément jugées les plus insupportables. Il y a bien un monde meilleur que le monde sensible et une vie plus haute que la vie incarnée. Mais la beauté et le bien sont présents aussi dans les corps, images de l’intelligible. Bien plus, c’est la beauté même de l’intelligible, du divin, qui se manifeste dans le monde sensible, même si c’est sous une forme voilée et mêlée, et le choc de la beauté d’un visage, des astres ou d’une œuvre d’art peut réveiller en nous le désir de notre « patrie »
1. Voir Phédon 118 a, ainsi que F. Nietzsche, Le gai savoir, § 340, et Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 12.
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supra-sensible. Il est dès lors possible de mener ici-bas une vie bonne et heureuse, de s’y ouvrir de plus en plus, au fil du temps, à la beauté du divin et de se préparer de mieux en mieux à une vie purement intelligible. C’est cette beauté du monde corporel et cette positivité du temps qu’évoque Plotin dans le dernier chapitre du traité 33. Ce traité, qui est en quelque sorte le chant du cygne de la philosophie antique païenne, redit avec force la présence du divin dans le monde des corps, contre les gnostiques1, pour qui le bien ne se situe qu’en-dehors de ce monde, lequel est comparé à notre maison dans la citation ci-dessous. Aux gnostiques qui accusent Plotin de nous river au monde sensible en affirmant sa bonté, celui-ci répond que les gnostiques, eux, en proclamant leur mépris de ce monde, montrent en fait leur méconnaissance de la puissance du divin et nous invite à « attendre » le moment du départ, sans le hâter : « Leur doctrine, diront-ils [les gnostiques] peut-être, nous éloigne du corps et nous donne de la haine pour lui, tandis que la nôtre [celle de Plotin] retient l’âme auprès de lui. C’est comme si deux hommes habitaient une belle maison ; l’un [le gnostique] critique la construction et reste pourtant dans la maison2 ; l’autre [Plotin] ne critique pas ; il dit que l’architecte [l’âme du monde] l’a bâtie avec beaucoup d’art ; et il attend que vienne le temps où il s’en ira et où il n’aura plus besoin de maison. Le premier pense être le plus sage et le mieux préparé à partir, parce qu’il sait nous dire que les murailles sont faites de pierres sans vie et de bois, et qu’elles sont loin de valoir celles de la maison véritable ; il
1. Sur ceux-ci, voir plus haut, p. 41-42. 2. Critique implicite contre les gnostiques qui, s’ils étaient vraiment cohérents avec eux-mêmes, devraient opter pour le suicide. Voir dans le même traité, le chap. 8 : « Pourquoi faites-vous des reproches à un monde dans lequel vous êtes venus par votre volonté, et qui vous permet de le quitter si vous ne vous y plaisez pas ? ». Dans la Lettre à Ménécée (§ 126-127), Épicure évoque un interlocuteur pessimiste qui dirait qu’« il est beau de “n’être pas né”, mais, “si l’on naît, de franchir au plus tôt les portes de l’Hadès” [citation du poète Théognis] », et réplique, de façon analogue mais sur des bases doctrinales très éloignées : « s’il est convaincu de ce qu’il dit, comment se fait-il qu’il ne quitte pas la vie (aperkhetai ek tou zèn) ? Cela est tout à fait en son pouvoir, s’il y est fermement décidé. » (Épicure, Lettres et Maximes, trad. M. Conche, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 3e éd., 1992, p. 221).
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ne sait pas qu’il se distingue du second en ne supportant pas les nécessités de sa condition ; aussi bien on ne s’irrite pas contre elles quand on aime paisiblement la beauté des pierres. Tant que l’on a un corps, il faut demeurer en des maisons construites par une âme bonne et sœur de la nôtre [c-à-d. l’âme du monde]. » (33 [II, 9], 18, trad. É. Bréhier)
Si Plotin reprend, comme on l’a rappelé, l’injonction platonicienne à « fuir d’ici » et nous exhorte lui-même à « fuir seul vers le Seul »1, cette exhortation doit se conjuguer, on le voit, avec celle, apparemment contradictoire, que nous trouvons maintenant ici et qui nous appelle à « demeurer » dans le monde sensible en attendant que « le temps soit venu ». Mettre fin à ses jours c’est interdire ou suspendre le dévoilement progressif du divin et la purification de l’âme, qui peuvent toujours être approfondis en ce monde. Fuir d’ici mais en demeurant ici, c’est en définitive l’œuvre propre de l’âme humaine incarnée et de la philosophie dans la tradition platonicienne – l’âme séparée du sensible, tout comme les dieux, n’ayant plus besoin, elle, de philosopher 2.
1. Voir, ci-dessus, p. 32-33. 2. Phèdre 248 c-250 b.
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– Androniki Kalogiratou, « Plotinus’ views on soul, suicide and incarnation », ΣΧΟΛΗ 3/2, 2009, p. 387-400. – Fernando Rey Puente, « Kann man das eigene Ende wollen? Zum Problem des Freitods bei Plotin », in Wille und Handlung in der Philosophie der Kaiserzeit und Spätantike, J. Müller et R. Hofmeiser Pich éd., Berlin, De Gruyter, 2010, p. 211-222.
TABLE DES MATIÈRES Introduction........................................................................ 7 Le suicide (Traduction)...................................................... 25 Commentaire...................................................................... 27 I. Le mirage du suicide philosophique............................. La violence du suicide et la mort naturelle.......................... Le suicide et les passions..................................................... – L’impatience...................................................................... – L’affliction......................................................................... – La fureur (De l’intempérance au suicide).........................
28 33 37 38 40 43
II. Un suicide autorisé par les circonstances ?.............. 54 Face aux premiers signes de la démence.............................. 54 La question du suicide légitime dans le stoïcisme................ 63 Le suicide par empoisonnement............................................ 70 La providence et le suicide.................................................... 71 Le poids du présent, la peur de l’avenir et la positivité du temps........................................................................... 74 Conclusion............................................................................. 83 Bibliographie......................................................................... 87
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Plotin
LE SUICIDE
LE SUICIDE
Plotin (205-270) est le premier des philosophes néoplatoniciens aussi bien d’un point de vue chronologique que par son importance. Auteur de 54 traités regroupés en six Ennéades (« neuvaines »), il consacra l’un d’eux, le traité 16 (Ennéade I, 9), très bref, à la question du suicide.
Traité 16 (Ennéade I, 9) BIBLIOTHÈQUE
Dans cet ouvrage Plotin se demande si et quand le suicide peut être un choix légitime.
Plotin
Introduction, traduction et commentaire par Matthieu Guyot
Matthieu Guyot, agrégé de philosophie, a participé à la dernière traduction française intégrale des œuvres de Plotin, aux éditions GF-Flammarion.
LE SUICIDE
Le commentaire qui accompagne la traduction de ce traité s’efforce de l’éclairer même pour un lecteur qui ne connaîtrait rien de la pensée de son auteur, et de déployer les différentes problématiques, issues de la pensée antique et en particulier platonicienne et stoïcienne, dans lesquelles s’inscrit l’analyse de Plotin.
Collection dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Illustration de couverture :
Josef Abel, Cato Uticensis (1817), Musée Kramskoi, Voronezh (Russie). Licence Wikimedia Commons.
ISBN : 978-2-14-030507-8
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