Le statut de la perception sensible dans les Questions à Thalassios de Maxime le Confesseur 9782503591018, 2503591019

La doctrine anthropologique qui se dégage dans les Questions à Thalassios de Maxime le Confesseur donne une place de cho

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Table of contents :
1. INTRODUCTION
2. PRÉSENTATION DE L’ÉTAT DE LA RECHERCHE
3. LE CONTEXTE : LA QUESTION DE LA PERCEPTIONSENSIBLE À L’ÉPOQUE DE MAXIME
4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS : EXAMEN DES MATÉRIAUX
5. REPRISE SYNTHÉTIQUE : L’ANTHROPOLOGIE DE LA SENSATION
6. CONCLUSION GÉNÉRALE
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Le statut de la perception sensible dans les Questions à Thalassios de Maxime le Confesseur
 9782503591018, 2503591019

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Le statut de la perception sensible dans les Questions à Thalassios de Maxime le Confesseur

Monothéismes et philosophie Collection fondée par Carlos Lévy et dirigée par Gretchen Reydams-Schils

Le statut de la perception sensible dans les Questions à Thalassios de Maxime le Confesseur

Claire Cachia

H

F

© 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.

D/2020/0095/294 ISBN 978-2-503-59101-8 E- ISBN 978-2-503-59102-5 10.1484/M.MON-EB.5.121232 ISSN 2295-0176 E-ISSN 2565-9839 Printed in the EU on acid-free paper.

à ma communauté à mes parents à M. Pascal Mueller-Jourdan à M. Bertrand Ham

ὅψις γὰρ τὼν ἀδήλων τὰ φαινόμενα Anaxagore

TABLE DES MATIÈRES

1. Introduction

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2. Présentation de l’état de la recherche 23 Introduction23 Recension des principales mentions de la question de la sensation dans les études maximiennes 24 Conclusion41 3. Le contexte : la question de la perception sensible à l’époque de Maxime45 Introduction45 3.1. La sensation dans la philosophie 46 3.1.1. Mise en perspective historique 47 1. La sensation chez Platon 47 2. La sensation chez Aristote 49 3. La sensation chez les Stoïciens 51 3.1.2. La sensation chez Proclus 52 1. L’origine de la sensation 53 1.1. Les degrés de l’être 53 1.2. La sensation de l’univers 53 1.3. Les différents degrés de la sensation 55 2. La sensation humaine 56 2.1. Les degrés de la sensation humaine 57 2.2. La doxa et les logoi 58 3.1.3. La sensation chez les philosophes néoplatoniciens du vie siècle 60 1. Le processus de la sensation. 61 2. Le sens commun et la conscience 63 Conclusion65

3.2. La sensation dans la tradition chrétienne 65 3.2.1. La sensation comme œuvre admirable de Dieu 66 3.2.2. La doctrine des sens spirituels 73 3.2.3. La sensation chez Évagre le Pontique 80 1. La sensation dans le combat spirituel. 81 2. Le statut de la sensation dans l’Économie de l’existence humaine 84 Conclusion86 4. La perception sensible dans les Questions à Thalassios : examen des matériaux 89 4.1. Présentation générale  89 4.1.1 Présentation des Questions à Thalassios 89 4.1.2 Présentation du recueil de textes choisis 92 4.2. La sensation dans l’effort ascétique vers la pratique et la connaissance94 Introduction94 4.2.1. La place de la perception sensible dans les fondements anthropologiques de Maxime le Confesseur d’après l’introduction des Questions à Thalassios, 1-29 95 Introduction95 1. Analyse de la structure du passage 97 2. Le registre de la vertu et de la pratique 102 2.1. Séparation et union de l’âme et de la chair 102 2.2. La sensation, la vertu et sa manifestation visible108 3. Le registre de la connaissance 112 3.1. La séparation et l’union de l’intellect et de la sensation 113 3.2. Description du processus de la connaissance sensible. 115 3.3. La lecture des Écritures 119 Conclusion121 4.2.2. L’homme aux prises avec le mal et les passions d’après l’introduction des Questions à Thalassios 122 Introduction122 1. Le mal comme défaillance de l’être 125 2. Le mal comme ignorance de la Cause 130 3. La connaissance pervertie des réalités sensibles 132

4. Le cercle vicieux de la recherche du plaisir et de la fuite de la peine. 135 5. Les passions mauvaises 140 Conclusion142 4.2.3. La sensation dans le processus de libération des passions mauvaises d’après la question 16 143 Plan de la question 143 Introduction144 1. La signification du veau d’or 146 1.1. La représentation du mal 146 1.2. La fonte du veau d’or 148 1.3. La dialectique de l’unité et de la dispersion 150 2. La signification des boucles d’oreilles, des colliers et des bracelets 152 3. L’action salutaire du Logos divin qui broie et disperse dans l’eau l’état irrationnel 157 3.1. Le broyage du veau d’or 158 3.2. La dispersion et le discernement 159 3.3. Le retour de l’âme à elle-même 161 Conclusion162 4.2.4. Le rôle conféré à la contemplation naturelle dans l’itinéraire du croyant vers la connaissance de Dieu d’après la question 27 163 Plan de la question 163 Introduction164 1. Première interprétation de la vision de la toile : la fonction médiatrice de la sensation entre le sensible et l’intelligible 166 1.1. Qu’est-ce que la foi ? 167 1.2. Quitter une disposition pour une autre 171 1.3. La structure du monde créé : les rapports entre sensible et intelligible dans la connaissance humaine 173 2. Deuxième interprétation de la toile : le sacrifice des réalités visibles 180 3. Troisième interprétation de la toile : la conversion des passions 185 Conclusion189

4.2.5. Le combat spirituel lié à la contemplation naturelle d’après la question 49 190 Plan de la question 190 Introduction191 1. L’accomplissement des puissances de l’âme par les vertus de foi, d’espérance et de charité 193 1.1. Les caractéristiques de l’intellect 193 1.2. Les vertus de foi, d’espérance et de charité 197 2. L’attaque du mal par l’intermédiaire des pensées 199 2.1. Représentations et attaque de l’ennemi 200 2.2. La fonction médiatrice de la connaissance des êtres sensibles 203 3. Le remède contre le mal 207 Conclusion211 Conclusion de la première partie de l’examen des matériaux 211 4.3. La sensation dans la nature restaurée 212 Introduction212 4.3.1. L’action salvatrice de la venue du Verbe dans la chair d’après la question 62 213 Plan de la question 213 Introduction214 1. Incarnation et salut 216 1.1. La faux comme image de la venue du Christ dans la chair 216 1.2. L’interprétation de la faux comme malédiction222 2. Les implications anthropologiques du salut 225 2.1. L’accomplissement du salut dans l’être humain particulier 225 2.2. Le salut dans l’existence individuelle de l’homme229 Conclusion231 4.3.2. La traversée de la loi de la nature vers la loi de l’Esprit d’après la question 55 232 Plan de la question 232 Introduction233 1. La loi de l’Écriture 235 2. La loi de la nature 238 3. Les quatre impassibilités génériques 245 4. La loi de l’Esprit 249 Conclusion252

4.3.3. La synthèse de la nature restaurée d’après la question 48 253 Plan de la question 253 Introduction254 1. L’interprétation de la notion d’angle comme unité de l’Église et unité de la chair et de l’âme 255 2. Les cinq unions opérées par le verbe pour la restauration de la création 260 2.1. La première union : union du masculin et du féminin dans la nature humaine et des parties au tout dans l’être en général 261 2.2. La deuxième union, paradis et terre habitée, intellect et sensation 265 2.3. La troisième union : le ciel et la terre 267 2.4. Quatrième union : les réalités sensibles et les réalités intelligibles 269 2.5. Cinquième union : union de la nature créée à l’incréée, de la nature à la raison 271 Conclusion273 4.3.4. La sensation dans l’accomplissement de la connaissance de Dieu d’après la question 60 274 Plan de la question 274 Introduction275 1. Le contexte général de la question 60 277 1.1. Le mystère du Christ, commencement et fin de la création 278 1.2. Brève comparaison de la vision cosmologique de Maxime avec celle de l’origénisme monastique 281 1.3. La question de la préconnaissance 285 2. La connaissance ultime de Dieu 287 2.1. Les deux types de connaissance de Dieu 288 2.2. La connaissance de Dieu comme sensation 292 Conclusion298 Conclusion de la deuxième partie de l’examen des matériaux299 5. Reprise synthétique : l’anthropologie de la sensation 301 Introduction301 5.1. La sensation dans les temps premiers 303 5.1.1. La sensation comme faculté d’appréhender le logos 304 a. Le rôle de la sensation dans la connaissance humaine305

b. Le processus de la connaissance sensible 306 c. Trois critères de rapprochement entre la conception de Maxime et la vision néoplatonicienne de la sensation 308 5.1.2. La sensation enchaînée par le mal et les passions 311 a. La conjonction de la pratique et de la connaissance 311 b. La composition de la sensation, de l’objet sensible et des puissances de l’âme 312 c. L’état irrationnel de l’âme enchaînée par les passions314 5.1.3. Le combat spirituel 315 a. Le jeûne de la sensation 316 b. Les trois vertus de foi, d’espérance et de charité 317 c. Action humaine et action divine 318 5.2. La sensation dans l’incarnation du Verbe 319 5.2.1. L’union de la sensation et de l’intellect par l’incarnation du Verbe 319 a. Les trois incarnations du Verbe 320 b. Dualité des natures et unicité de l’hypostase 321 c. Le Verbe pénètre la disposition du cœur de l’homme322 5.2.2. La continuité des facultés de connaissance 324 a. Théorie du logos et sotériologie 324 b. La condition de la nature humaine restaurée 325 c. L’acquisition de l’impassibilité 326 5.2.3. L’accomplissement de la contemplation naturelle 327 a. Brève comparaison avec la doctrine d’Évagre 327 b. La fonction eucharistique de la contemplation naturelle328 c. Voir la création avec le regard de Dieu 329 5.3. La sensation dans les temps de la fin 330 5.3.1. Le passage à la loi de la grâce comme sortie du temps et de l’espace 331 a. La sortie de la nature 331 b. L’anthropologie eschatologique de Maxime 332 5.3.2. L’achèvement des unions 333 a. L’union comme réalisation du retour de la création vers Dieu 334 b. La vocation humaine comme lien 334 5.3.3. La sensation et la divinisation 336 a. La divinisation de l’homme 336 b. La sensation comme connaissance archétypale et finale 337

Conclusion338 6. Conclusion générale

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Bibliographie347 Sources maximiennes 347 Sources antiques 348 Études352 Index des mots grecs

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Index des citations de Maxime

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1. INTRODUCTION

La notion de perception sensible αἴσθησις dans les Questions à Thalassios délimite le cadre de la présente recherche. Elle constitue en effet un élément fondamental de la pensée de Maxime, dans la structure de son anthropologie, de sa théorie de la connaissance et de sa doctrine ascétique et mystique. Le fait de percevoir des qualités sensibles dans le monde qui nous entoure, au moyen de nos cinq sens, fait partie de notre expérience la plus évidente. Pourtant la possibilité d’une telle perception reste un paradoxe, puisque d’après Maxime, la faculté de sentir est capable de transformer une qualité appartenant à un objet matériel en une information dénuée de matière, et prête à être exploitée par les facultés intellectuelles, qui n’ont pas d’autre contact avec le monde extérieur que cette source d’information. Ainsi, la sensation se révèle un maillon indispensable dans l’activité de la connaissance humaine. Par là-même, il s’agit d’une donnée de première importance pour toute doctrine anthropologique. La question de la perception sensible pose un certain nombre de problèmes cruciaux appartenant à différents domaines, et auquel il serait difficile de donner une réponse sans entrer dans l’analyse du fonctionnement de la faculté sensible, ainsi que dans la réflexion sur son statut au sein de la nature humaine. Le principal de ces problèmes est la dualité foncière de l’être humain, appartenant par sa corporéité au monde sensible, et par son âme immatérielle, à l’intelligible. La question de la sensation implique une réflexion sur la signification de la relation de l’homme au monde sensible. Cette relation est-elle illusoire ? Est-elle nécessaire à toute connaissance ? Qu’apporte-t-elle à l’être humain ? La relation au sensible est-elle un point de vulnérabilité de la nature humaine, qui la rend sujette à la séduction du mal ? Quel est le rapport entre la relation de l’homme au monde sensible et sa relation avec le Dieu qui en est le

LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Créateur ? La relation au sensible est-elle seulement une étape que la nature humaine est appelée à dépasser au cours de son développement, ou bien fait-elle aussi partie de l’état final auquel cette nature est destinée ? Maxime propose des réponses à ces différents problèmes à l’intérieur d’une perspective très vaste, qui est celle de l’Économie entière de la création et du salut. Dans cette grande fresque de l’existence du monde allant vers sa fin, qui est l’union de tout en Dieu, l’homme reçoit une tâche et une vocation bien précises, qu’il réalise en se développant dans deux domaines principaux : la connaissance et la pratique, c’est-à-dire, le fait de bien connaître et de bien mener son existence. La sensation est un des points de jonction principaux entre connaissance et pratique, car, dans l’étude de son fonctionnement, il s’avère que la juste connaissance du sensible est la condition de la vie vertueuse et inversement. Dans la perspective de Maxime, le monde créé est comme un livre dont les lettres dévoilent les raisons des êtres contenues dans le Logos créateur, il est donc la voie nécessaire à la connaissance de Dieu. Par conséquent, la sensation, en tant que premier degré de la connaissance, joue un rôle non négligeable dans l’itinéraire de l’âme humaine vers Dieu. La sensation est aussi un lieu du salut accompli par le Verbe fait chair. En effet, c’est par la voie de l’attirance pour les biens sensibles que le mal avait séduit l’homme et avait introduit en lui la confusion et la division. Le Christ, en rétablissant l’unité de la nature humaine, le rend à sa vocation première, qui est celle de réaliser la synthèse entre le monde sensible et le monde intelligible. La sensation est présente dès les premières phrases de l’introduction des Questions à Thalassios, dans laquelle Maxime propose déjà le cœur des préoccupations qui le poussent à écrire son ouvrage : En séparant par la raison l’âme de sa relation à la chair et en dissociant complètement grâce à l’Esprit l’intellect de la sensation (αἴσθησις), homme de Dieu, tu as établi la sensation comme mère très féconde des vertus, et désigné l’intelligence comme la source intarissable de la connaissance divine ; et c’est seulement pour l’usage des biens supérieurs qui nous sont dispensés que tu as rendu effectif l’attelage de l’âme avec la chair et que, pour comprendre la grandeur des réalités visibles, tu as pris la sensation pour instrument1.

La sensation a manifestement un rôle déterminant à jouer au cœur d’une dialectique de séparation et de conjonction avec l’intellect, pa Q. Thal. Intro., Laga-Steel, 1980 : 1-8, Vinel 2010 : p. 116.

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1. Introduction

rallèlement à celle qui sépare et unit la chair et l’âme. En effet Maxime évoque d’une part la séparation de l’âme de sa relation à la chair, et d’autre part l’attelage de l’âme avec la chair. Parallèlement, il parle de la dissociation de la sensation et de l’intellect d’un côté, et du fait que l’homme de Dieu doit prendre la sensation pour instrument, d’un autre côté. La sensation se situe au cœur de la relation unissant l’âme et la chair, puisqu’elle a besoin des organes corporels des sens pour s’exercer, et qu’elle constitue la voie d’accès de l’intellect vers le monde sensible, et donc aussi vers la conscience de son propre corps. Il existe une sorte de paradoxe dans la relation entre ces différents pôles qui constituent la nature humaine, entre la recherche des biens supérieurs, et celle qui magnifie le monde visible. La justesse des relations entre les facultés de l’âme, comme de celles qu’entretient l’âme avec la chair, et donc la place particulière de la perception sensible au cœur de ces relations, sont présentées ici comme le chemin par lequel l’homme peut acquérir la vertu et la connaissance. Que le statut de la sensation soit une question centrale dans la dynamique qui parcourt les Questions à Thalassios se vérifie aussi par une simple étude statistique. La recherche de la racine αισθησ* témoigne de la fréquence de l’emploi du terme avec 232 occurrences, et 344 occurrences pour la racine αισθ*. Pour donner un ordre de comparaison, ces résultats peuvent être mis en parallèle avec la recherche de la racine ψυχ*, 256 occurrences et celle de παθ*, 389 occurrences. Le rapprochement avec ce dernier terme est d’ailleurs d’autant plus justifié que, toujours dans l’introduction2, Maxime nous apprend que le propos même de l’ouvrage est de répondre à toute une série de questions au sujet des passions. Quel rôle joue la perception sensible dans la naissance des passions dans l’âme, et comment la faculté de sentir peut être réorientée pour fermer la voie aux passions mauvaises et mettre toutes les capacités et l’énergie de la partie irrationnelle de l’âme au service de la recherche du vrai bien sera donc un objet important de notre travail. La question de la traduction du terme αἴσθησις en français doit être discutée. Nous avons fait le choix de le traduire le plus souvent par le terme « sensation », en effet, ce terme s’avère le plus proche du grec dans sa structure même, étant composé de la racine du verbe sentir, et du suffice « -tion » qui indique qu’il s’agit d’un terme d’action, de même que le suffice « σις » en grec. Cependant, le mot grec αἴσθησις recouvre un champ de signification plus large que l’acte seul de sentir, ce qui est par Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 108-208, Vinel 2010 : p. 124-132.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

tiellement le cas du mot français sensation. C’est pourquoi nous avons préféré l’expression « perception sensible » pour désigner de façon plus précise et caractérisée ce qui ressort de l’exercice des cinq sens. L’élargissement du sens conduit tout d’abord de l’acte de sentir à la faculté de sentir, il serait donc possible aussi de traduire αἴσθησις par sensibilité, capacité de sentir, cependant, comme en grec, le mot français sensation permet lui aussi d’opérer ce glissement de signification. Un deuxième élargissement du sens est en rapport avec l’épistémologie de Maxime et de la culture de son temps ; l’exercice de la sensation à proprement parler est en lien de continuité avec d’autres facultés qui se rapprochent progressivement de la capacité de discernement rationnel, comme l’imagination, et le terme αἴσθησις semble souvent impliquer chez Maxime de façon assez large la relation de l’être humain avec le monde sensible, la connaissance du sensible et la posture intérieure par rapport au plaisir et à la peine en lien avec le sensible, au-delà du strict exercice des sens. Or, il est intéressant de constater que, dans notre langue contemporaine, l’élargissement du sens du mot « sensibilité » s’est fait vers le domaine de l’affectivité, ce qui ne semble pas être le cas pour le mot grec αἴσθησις, dont la signification s’étend plutôt vers un domaine de connaissance plus vaste, l’affectivité étant plutôt comprise dans les puissances de l’âme du désir et de l’ardeur. C’est pourquoi le terme sensation nous a paru plus pertinent, bien qu’il ne possède pas le même élargissement de sens que le terme grec. Nous emploierons donc aussi quelques autres expressions comme « faculté sensible » et « connaissance du sensible » pour le compléter. La recherche sur la signification et le statut de la sensation dans les Questions à Thalassios nous conduira donc à définir les différents paramètres d’une conversion du regard nécessaire à la connaissance juste de la création, et qui conduit l’homme jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’union avec Dieu qui est la finalité de son existence. Cet itinéraire prend place pour chaque être humain à l’intérieur de l’Économie de la création et du salut. En effet, la nature humaine a besoin d’une restauration, car elle est sujette à un désordre profond depuis l’introduction du mal dans son existence. Et dans cette restauration, la sensation joue un rôle important, puisque le Christ, en prenant sur lui la nature humaine, vient rétablir l’ordre et l’unité perdus en réconciliant le corps avec l’âme et la sensation avec l’intellect. Le salut est appréhendé par Maxime comme une transformation et une guérison intérieure des ressorts profonds de l’âme. Il lui rend sa structure et sa cohésion originelle, et notamment cette unité paradoxale au cœur d’une polarité, qui fait de

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1. Introduction

l’être humain un trait d’union entre deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible. La restauration de la nature humaine lui rend à la fois la distinction et l’unité. Elle la libère de la confusion et de l’émiettement, pour la rendre à sa vocation médiatrice au sein du cosmos, celle d’œuvrer au retour de toute la création vers son principe notamment grâce à la capacité de connaître à la fois la figure sensible et la forme intelligible des êtres. En effet, pour Maxime, la connaissance elle-même est efficiente, elle réunit en un seul mouvement synthétique les deux faces de la réalité divisées dans le processus de la création pour donner lieu à l’existence du monde. La création est un processus de dilatation et de diversification. À partir du monde un, contenu dans le Logos unique, se déploie la diversité des logoi, puis l’existence de l’intelligible et du sensible, l’essence intelligible de chaque être, et son existence individuelle dans le monde sensible. La connaissance humaine parcourt en quelque sorte le chemin inverse, partant de l’être sensible et individuel pour remonter jusqu’au logos, et en même temps unissant l’individu à l’essence et l’espèce au genre. L’homme effectue donc par son activité de connaître le retour de la création vers le Logos qui l’a créée, et l’être humain se trouve responsable d’une tâche indispensable à l’achèvement du projet divin. Ainsi, chez Maxime, l’épistémologie est en même temps une réflexion sur la vocation spirituelle de l’homme, sur le salut qui se réalise dans la nature humaine et dans le cosmos, et sur la finalité de l’existence humaine. Sur le plan méthodologique, le choix qui a été fait pour ce travail est de mettre en œuvre une lecture attentive des Questions à Thalassios. Cette lecture se donne pour perspective de respecter la structure interne du texte de Maxime, dans sa complexité, pour comprendre l’articulation de sa pensée, et le réseau de liens qui s’y déploie. Il s’agit aussi d’une lecture historique, car elle s’appuie sur une contextualisation de l’œuvre en faisant notamment référence à l’univers philosophique dans lequel elle a été réalisée, mais aussi au contexte monastique dans lequel Maxime a vécu. En effet, l’arrière-fond de la polémique contre l’origénisme apparaît de façon très présente dans les Questions à Thalassios. Nous tâcherons de respecter la relation subtile de Maxime aux doctrines origénistes, et notamment à l’œuvre d’Évagre le Pontique, à laquelle il est particulièrement redevable, mais qu’il relit aussi à sa manière en éliminant les aspects hétérodoxes. Ce point s’est révélé crucial en particulier pour la question de la sensation qui est déjà très importante dans l’œuvre d’Évagre, mais demanderait peut-être à être traité pour lui-même de manière plus approfondie.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Notre travail se compose de quatre parties : l’état de la recherche, le contexte historique, l’examen des matériaux et la reprise synthétique. Une première partie consiste à faire l’inventaire le plus exhaustif possible de ce qui a été écrit au sujet de la sensation chez Maxime. Il s’avère que, même si de nombreux auteurs ont évoqué l’épistémologie de Maxime, la question de la sensation n’a pas si souvent été abordée de façon spécifique, et notamment dans son rapport avec les réflexions menées par les philosophes néoplatoniciens sur le sujet. De plus, le choix des Questions à Thalassios comme cadre de notre étude apporte aussi une certaine nouveauté, car les textes les plus souvent cités dans le domaine de l’épistémologie sont tirés des Ambigua. Le choix des Questions à Thalassios, outre le fait qu’il a été rendu possible par la parution du texte critique aux éditions Brepols, ainsi que d’une traduction française aux éditions des Sources Chrétiennes, nous donnera l’occasion de mettre en valeur quelques textes de Maxime qui mériteraient d’être mieux connus et plus cités. La deuxième partie de ce travail consistera à poser quelques jalons pour déterminer le contexte dans lequel Maxime rédige son œuvre. Sur le plan philosophique, la question de la sensation fut amplement traitée dans l’antiquité, de telle sorte qu’un certain nombre d’auteurs n’hésitèrent pas à écrire des traités entiers consacrés à cette question. Nous nous limiterons essentiellement à résumer la définition et le statut de la sensation chez Proclus et chez les philosophes néoplatoniciens du vie siècle Philopon, Priscianus et Simplicius. Sur le plan de la pensée chrétienne, Maxime se révèle l’héritier d’une longue tradition de réflexion anthropologique. La question de la sensation s’y décline d’une part dans l’admiration devant l’œuvre créatrice de Dieu considérée comme un chemin conduisant à la connaissance du Créateur, d’autre part, dans un sens plus métaphorique ou analogique, dans ce que de nombreux auteurs ont appelé la doctrine des sens spirituels. Enfin, nous consacrerons un dernier chapitre à l’étude de la sensation chez Évagre le Pontique. Avec la troisième partie, l’examen des matériaux, nous entrerons dans l’essentiel de ce travail. Il consistera dans l’examen de neuf passages des Questions à Thalassios, dont la lecture nous permettra de préciser la conception de la sensation par l’auteur. Hormis deux extraits de l’introduction, les passages choisis sont des questions/réponses dans leur intégralité. C’est pourquoi le format de cette étude nous permettait difficilement de nous livrer à une analyse détaillée de textes aussi riches et d’une telle ampleur. Nous avons choisi de nous limiter à un examen mettant en valeur les différentes données qui concernent notre sujet. Ce-

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1. Introduction

pendant, l’intérêt d’une étude de questions entières est de pouvoir replacer chaque élément dans le mouvement général de la pensée de Maxime. En effet, quoi qu’il puisse en paraître au premier abord, il s’avère que les réponses de Maxime sont portées par une structure qui possède une véritable cohérence interne, et qui donne une idée des liens unissant des sujets parfois assez divers. La pensée de Maxime, plus qu’un système, se révèle comme une architecture, ou même plutôt comme un être vivant, dont la cohérence organique se manifeste toujours par sa manière de replacer chaque élément dans le tout, et de conserver dans chaque sujet précis une étonnante largeur de vue. Le moteur principal du présent travail a été la tentative de vraiment pénétrer l’esprit de textes qui paraissent au premier abord assez étrangers à notre culture, pour en comprendre le langage et la dynamique, sans chercher à y retrouver des éléments de doctrine connus a priori. Et c’est de cette démarche que nous essaierons de rendre compte dans l’examen des textes. Le choix des textes a été fait selon leur pertinence par rapport à notre sujet, mais ils sont aussi agencés de manière à reconstituer les principales étapes de l’Économie de la création et du salut selon Maxime, considérée sous l’angle anthropologique, et plus précisément à travers le biais de la perception sensible. L’ensemble des textes dessine ainsi le grand schéma de l’histoire de la création présenté par Maxime dans la question 22. Le monde en son entier effectue une descente et une remontée. La descente est celle de l’inhominisation de Dieu. Sur le plan anthropologique, il s’agit de l’homme qui peine et qui agit, pour acquérir la connaissance et la pratique selon les potentialités de sa nature. Nous étudierons donc dans ce premier mouvement le fonctionnement naturel de la sensation, et ses implications dans le domaine de la connaissance et de la pratique. Nous y analyserons aussi l’introduction du mal et des passions dans la vie de l’homme, comment la sensation est atteinte et détournée de son but naturel, et quels sont les moyens pour l’être humain de combattre efficacement ce désordre. Au centre du schéma de l’Économie se trouve l’incarnation du Verbe, moment décisif dans lequel l’inhominisation de Dieu est parfaitement achevée. Le second mouvement de l’Économie, celui de la remontée vers Dieu, est aussi de façon symétrique celui de la divinisation de l’homme, au cours duquel l’être humain n’agit plus, mais pâtit, en laissant la grâce l’élever au-dessus des limites de sa nature. En effet, la nature humaine est vraiment pour Maxime une réalité dynamique, qui n’est pas destinée à rester close en elle-même, mais à s’ouvrir à l’union avec Dieu, dans une sortie d’elle-même au-delà des limites de la nature

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

sensible, du temps et de l’espace. La sensation elle-même possède sa signification dans le cadre de cette vision dynamique. En effet, la perception et la compréhension du monde sensible, si elles sont accomplies de façon juste, sont une pédagogie qui conduit la nature humaine à s’ouvrir à la nature divine. Dans l’union du Logos avec la nature humaine, cette dernière est non seulement restaurée dans son ordre originel, mais élevée au-dessus d’elle-même par l’action de l’Esprit-Saint dans la communion avec Dieu. L’accession par grâce de l’être humain à la divinisation n’est en aucun cas une négation de la nature humaine, mais bien au contraire son accomplissement. Dans cet état final de l’humanité, les facultés de la nature ne seront donc pas supprimées, mais synthétisées dans un seul élan de connaissance et d’amour, que Maxime décrit comme l’état stable d’un mouvement circulaire autour du Principe. Après avoir relevé les différentes données se rapportant à notre sujet, nous en proposerons une synthèse dans la dernière partie du travail, en suivant le même ordre historique. La récapitulation de tous les éléments recueillis dans la lecture des textes nous permettra de poser une définition de la sensation et une détermination de son statut dans l’existence humaine d’après les Questions à Thalassios, tout en gardant la perspective dynamique sans laquelle il est difficile de comprendre la pensée de Maxime. La conception de la sensation qui s’y déploie possède une signification plus large que le simple exercice des sens, comprenant les étapes intermédiaires qui relient l’information reçue par l’organe sensoriel jusqu’à son traitement par la raison. La sensation prise en ce sens est la première faculté par laquelle l’être humain saisit la cohérence du monde créé. Le statut de la sensation consiste dans sa capacité d’ouvrir la voie d’une traversée et d’un passage réalisés par l’ensemble du sujet humain : traversée du visible vers l’invisible, passage de la réalité sensible au logos à l’origine de chaque être créé, mais aussi traversée de l’existence sensible de l’homme vers son union avec le Logos créateur, et passage de la vie incarnée dans le temps et l’espace à la sortie hors des limitations du monde sensible dans la divinisation.

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2. PRÉSENTATION DE L’ÉTAT DE LA RECHERCHE

Introduction La question de la perception sensible est bien présente dans la recherche sur Maxime le Confesseur depuis le milieu du xxe siècle. Même si elle a été assez rarement traitée pour elle-même, elle prend tout de même place dans les grandes synthèses consacrées au moine byzantin, ainsi que dans les ouvrages voués plus particulièrement à l’étude de la théorie de la connaissance chez Maxime. Cette importance de la problématique de la sensation découle du fait que Maxime valorise le monde sensible à cause de l’influence notable qu’a sur sa pensée la christologie chalcédonienne. Cette dernière affirme l’intégrité absolue de l’humanité du Christ, et par conséquent la dignité de la condition corporelle de l’être humain. Or la sensation est l’une des données principales de l’inscription de la nature humaine dans le monde sensible, d’une part en tant qu’elle est liée à la corporéité, d’autre part en tant qu’elle est la faculté de connaître le sensible. Plusieurs auteurs ont souligné la fonction unificatrice de la sensation qui est en capacité de faire le lien entre la nature corporelle de l’être humain et ses fonctions rationnelles. L’importance de la notion de logos a également été approfondie, et la capacité attribuée par Maxime à la sensation de reconnaître les logoi des êtres qu’elle perçoit. La sensation est ainsi définie comme une première étape dans la contemplation naturelle. Enfin, la fonction pédagogique de la sensation a été soulignée. L’expérience sensible est non seulement un domaine dans lequel se réalise la croissance de l’être humain dans la connaissance du monde et la connaissance du Créateur, mais aussi un enjeu essentiel du perfectionnement dans la vie morale, puisque la juste relation au sensible permet l’acquisition des vertus pratiques.

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Recension des principales mentions de la question de la sensation dans les études maximiennes Nous devons pour une grande part à Hans Urs von Balthasar et à sa grande synthèse Kosmische Liturgie une impulsion déterminante pour le renouveau des études maximiennes qui s’est produit depuis lors. Dans cette œuvre importante, la perception sensible est évoquée principalement à partir du problème des sens spirituels. Balthasar montre comment Maxime est redevable à Origène en ce qui concerne la doctrine de la connaissance mystique de Dieu, notamment au sujet de l’existence d’une capacité de sentir propre à l’intellect, mais qualifiée dans un rapport d’analogie aux sens corporels. Cependant, la vision cosmique et anthropologique de Maxime le porte à situer l’union mystique avec Dieu sur la base d’un apophatisme radical. Le monde intelligible comme le monde sensible sont partie prenante des puissances du monde créé, et l’union à Dieu les dépasse donc tous deux de façon absolue, et les dépasse tout en les synthétisant et en les amenant au-dessus de leur nature dans un accomplissement ineffable. De plus, après la mort, dans la vie future, nous aurons de nouveau un corps selon l’enseignement de la résurrection, et l’accomplissement ultime de l’union avec Dieu par la connaissance et l’expérience mobilisera l’ensemble du composé humain à la fois sensible et spirituel. La perfection du sens par l’intellect ne vise donc pas comme son but ultime l’abolition de la partie sensible de l’homme au profit de sa partie spirituelle, mais bien cette synthèse accomplie par le Christ du monde sensible et du monde intelligible dans l’union à l’incréé qui transcende toute nature sensible comme toute nature intelligible1. Ainsi, la question de la sensation apparaît d’emblée comme intimement liée à celle des rapports entre les mondes sensibles et intelligibles, des rapports entre les composantes sensibles et intelligibles dans l’être humain lui-même, et des modalités de la connaissance et de l’expérience de Dieu. Une des conséquences logiques de la réflexion de Balthasar pourrait être que la question des sens spirituels doive d’abord s’appuyer sur une étude solide de la faculté de perception sensible en général, « Dazu stimmt die bereits angeführte Lehre, dass die Seele auch nach dem Tode innerlich auf ihren Leib ebenso angelegt bleibt wie dieser auf sie, dass also auch die letzte Vollkommenheit der Erkenntnis und Erfahrung erst bei der Herstellung des totalen, sinnlich-geistigen Vermögen zu erwarten ist. Eine Art Vorwegnahme dieser totalen Haltung, in der sich die volle Transzendenz des Geistes zu Gott hin mit der vollen Synthese des weltlichen Spannung vereinigt, ist das Ideal des Vollkommenen. », H. U. Von Balthasar, Kosmische Liturgie, das Weltbild Maximus’ des Bekenners, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1988. 1

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dans sa simple nature corporelle et psychique. En effet, la perspective de Maxime n’est pas celle d’un remplacement des sens sensibles par les sens spirituels au fur et à mesure que l’âme accomplit un progrès dans la connaissance de Dieu, mais celle d’une synthèse de l’homme entier, sensible et intelligible, qui le conduit à un dépassement total de toute sa nature créée dans la divinisation. Pour autant, une telle étude sur la perception sensible fait rarement l’objet même d’un petit chapitre dans la plupart des grandes synthèses qui ont été écrites sur Maxime le Confesseur après Balthasar. Ainsi, l’œuvre de Thunberg, Microcosm and Mediator2, offre une étude très détaillée des questions anthropologiques avec beaucoup de références aux Questions à Thalassios, et une recherche approfondie sur les sources de Maxime, tout spécialement sur la question des passions. Cet ouvrage sera donc très utile à notre travail, mais la question de la perception sensible n’y est pas traitée pour elle-même. De même dans la grande synthèse de Larchet sur la divinisation3, qui s’attache plutôt à montrer le nécessaire détachement des réalités sensibles lié au progrès spirituel, ainsi que le caractère apophatique de la connaissance de Dieu. L’ouvrage de Tollefsen, The Christocentric Cosmology of St. Maximus the Confessor4, ne traite pas non plus de la question de la perception sensible en tant que telle. Son analyse de la doctrine des logoi à partir de la tradition patristique et de la tradition philosophique s’avère cependant un élément précieux pour toute recherche sur la connaissance humaine chez Maxime, et notamment sur les liens entre ces trois niveaux de réalité, réalité sensible, réalité intelligible et logos qui constituent le monde. Sa réflexion sur la proximité naturelle de Maxime avec le milieu philosophique qui est le sien, et sur sa façon de l’interpréter à l’intérieur du christianisme est également une source d’inspiration pour la présente recherche. Tollefsen ne voit pas la part proprement philosophique de l’œuvre de Maxime comme un élément extérieur à sa théologie, un élément de la culture païenne que Maxime aurait à intégrer et à synthétiser avec la foi chrétienne, mais il considère Maxime comme un philosophe à part entière, et sa vision chrétienne du monde comme une proposition permettant d’apporter une solution convaincante aux questions philo2 L. Thunberg, Microcosm and Mediator. The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965, 2e éd., Chicago-La Salle, 1995. 3 J.  C. Larchet, La divinisation de l’homme selon saint Maxime le Confesseur, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei, 1996. 4 T.  Tollefsen, The Christocentric Cosmology of St.  Maximus the Confessor, Oxford, Oxford University Press, 2008.

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sophiques qui se posent à son époque5. Ce point est particulièrement important dans la recherche sur le thème de la connaissance humaine. En effet, Maxime considère que la révélation divine a lieu non seulement dans l’Écriture, mais également dans le livre de la nature et du monde qui est l’objet propre de la connaissance philosophique. Par conséquent, étudier la nature des êtres, la nature de la connaissance et des facultés humaines fait partie intégrante du progrès de l’homme vers la connaissance de Dieu. La problématique propre à la question de la perception sensible se situe manifestement dans ce champ de réflexion et exige donc un type de recherche sur Maxime qui inclut résolument l’étude de l’univers philosophique à l’intérieur duquel il réalise son œuvre comme une pièce indispensable pour une compréhension approfondie et renouvelée de sa pensée. Vasilios Karayannis consacre quelques pages à la perception sensible dans son ouvrage Maxime le Confesseur, essence et énergies de Dieu, intitulées « La signification du sensible » et « La connaissance de Dieu et les sens »6. Il y montre que les sens sont une faculté essentielle ayant un rôle déterminé à jouer dans le cheminement de l’homme vers son accomplissement. La nature humaine est caractérisée par son appartenance à deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible, elle possède donc deux facultés, l’une pour saisir les choses sensibles, l’autre pour saisir les choses intelligibles. Dans deux textes fondamentaux des Ambigua, Amb. Io. 10 et Amb. Io. 21, Maxime détaille la manière dont les sens sont un lieu de passage entre l’appartenance sensible de l’homme et ses fonctions rationnelles et spirituelles. Il s’agit pour celui qui perçoit le monde matériel d’y « collecter les multiples raisons des êtres »7 pour percevoir la révélation divine que décèle la création visible qu’il contemple. Par conséquent le mode de connaissance sensible est complexe, car il fait intervenir plusieurs niveaux de réalités, et a pour tâche de réaliser une connexion entre ces niveaux à partir de la réalité visible, ainsi qu’une synthèse entre les différentes facultés humaines qui interviennent dans ce processus. Ainsi, ces quelques pages de Karayiannis permettent d’ores et déjà de préciser un peu plus la problématique de la connaissance sensible, qui est celle du passage de la connaissance humaine des apparences vers T.  Tollefsen, The Christocentric Cosmology of St.  Maximus the Confessor, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 6-13. 6 V.  Karayiannis, Maxime le Confesseur, Essence et Énergies de Dieu, Paris, Beauchesne, 1993, p. 283-290. 7 Amb. Io. 21, PG 91 : 1248A. 5

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la réalité profonde des êtres. Mais pour être vraiment active conformément à sa nature et à cette tâche qui est la sienne, la sensation se doit d’être en pratique un instrument au service de l’âme et au service de la connaissance de Dieu. La connaissance est fondamentalement liée à une pratique juste, à un perfectionnement éthique de la personne qui se manifeste dans l’usage de ses facultés conformément à la nature. Un texte mérite d’être cité ici, il s’agit de l’ouvrage de Jean-Claude Larchet, Maxime le Confesseur, médiateur entre l’Orient et l’Occident, et plus spécifiquement du chapitre intitulé « La question de l’hérédité adamique »8. Il traite des conséquences de la chute, et notamment du lien entre la passibilité de l’homme et la chute, question qui demeure centrale dans les Questions à Thalassios. Il y affirme la doctrine de Maxime, qui atteste d’une tendance au péché héritée depuis Adam, et qui se transmet de génération en génération par le mode d’engendrement humain. Cet engendrement, lié au plaisir, transmet à la génération suivante la passibilité, et la faiblesse de la volonté à l’encontre des passions mauvaises. Cette question est intimement liée à celle des sens, et tout particulièrement dans l’œuvre qui nous occupe, puisque c’est par les sens, par l’apparence des choses matérielles destinées à soutenir l’existence humaine, que les passions mauvaises peuvent pénétrer dans le cœur humain. La dialectique du plaisir et de la peine, mise en exergue dès l’introduction des Questions à Thalassios, occupe une place importante dans l’ensemble de l’ouvrage et concerne de près la question de la perception sensible. Elle est un lieu décisif où la justesse de la perception sensible, en tant que véritable connaissance du réel, et non source d’imagination qui attise des désirs irréels, joue un rôle de choix. Seule l’Économie salvatrice du Christ peut remédier à cet état de l’homme soumis aux passions mauvaises et ballotté entre son désir du bien-être et sa crainte de la peine. En effet, le Christ a assumé la passibilité naturelle de l’homme sans jamais se soumettre à la passion mauvaise. Il a donc assumé la conséquence corporelle du péché d’Adam, et par là même, il a donné à tous les hommes la possibilité de sortir de la soumission au péché. C’est par la disposition inébranlable de sa volonté, appuyée sur la stabilité de sa nature divine, que le Christ fait œuvre de restauration de la condition humaine, qui, libérée du pouvoir tyrannique des passions, peut aussi librement s’adonner à la connaissance des êtres et à la connaissance de Dieu. J. C Larchet, Saint Maxime le Confesseur, médiateur entre l’Orient et l’Occident, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei, 1998, p. 77-124. 8

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La sotériologie et la christologie devront donc aussi trouver une place dans notre réflexion, ainsi que le rôle de l’Esprit-Saint dans l’avènement du salut. Dans la vision du monde de Maxime, en effet, c’est dans le Christ que se résolvent toutes les contradictions et les faiblesses de la nature humaine. C’est en lui que celle-ci retrouve son intégrité et atteint son accomplissement. Il existe, plus proprement sur le sujet des sens, une contribution de Marta Cristiani9 intitulée « Le système des cinq sens dans les Ambigua de Maxime le Confesseur. » L’auteur y déploie une analyse plus détaillée des textes fondamentaux de Maxime sur la perception sensible dans les Ambigua, en montrant comment s’opèrent les fonctions médiatrices de la sensation et de la raison qui permettent de faire passer l’information sensible recueillie par les sens vers les facultés intelligibles de l’âme. Cette connexion entre sensation et raison passe notamment par la fonction cruciale de l’imagination qui est la faculté de recevoir et de conserver les images issues des perceptions sensibles. La tâche de la sensation, lorsqu’elle est réalisée conformément à la nature, est d’annoncer à l’âme les logoi contenus dans le monde visible. Elle est donc déjà une activité de connaissance capable d’attribuer un logos aux formes visibles qu’elle perçoit, et non un mécanisme purement passif. L’ensemble de ce processus de connaissance de la réalité physique grâce à la sensation, à l’imagination et à la raison constitue la contemplation naturelle, qui, dans la pensée de Maxime, occupe une position centrale. La connaissance de Dieu est liée à la contemplation naturelle par un lien de réciprocité. D’une part, Dieu est inconnaissable en soi, et c’est par la connaissance des réalités créées qu’il se découvre à l’être humain. D’autre part, la clef de la compréhension du monde visible se trouve en Dieu, puisqu’il contient tous les logoi des êtres créés. Une telle perspective donne à la connaissance sensible un rôle tout à fait positif et irremplaçable à l’intérieur d’un mode de connaissance de type platonicien dans lequel l’apparence visible est le symbole d’une réalité invisible sous-jacente. Cette valeur positive du sensible est indissociablement liée à la christologie chalcédonienne de Maxime qui implique que la nature humaine soit entièrement assumée par l’hypostase divine. L’affirmation des deux natures du Christ repose sur une conception élevée de la dignité de la nature humaine avec sa corporéité et son lien à l’univers sensible. Et 9 M.  Cristiani, « Le système des cinq sens dans les Ambigua de Maxime le Confesseur », in : Les cinq sens, « Micrologus », X 2002, Sismel-Edizioni del Galluzzo, Firenze 2002.

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2. Présentation de l’état de la recherche

inversement, c’est aussi la proclamation et l’explicitation du dogme de Chalcédoine qui permet de corroborer une telle vision de l’homme, puisque le Christ lui-même en tant qu’homme a connu cette condition corporelle et l’a élevée à l’union avec la nature divine. C’est ce que signifie la symbolique de la transfiguration, très présente dans les Ambigua. Enfin, la valeur positive de la corporéité, ainsi que des facultés de l’âme plus particulièrement liées à cette corporéité, s’inscrit dans une perspective où l’harmonie et l’unification du composé humain sont posées comme son accomplissement. Ceci est signifié par l’élaboration d’un système d’analogie entre les cinq sens, les facultés de l’âme, les éléments du monde physique, les quatre évangiles et les principales vertus, que Maxime détaille dans l’Amb. Io. 2110. Dans la pensée de Maxime, il existe différents niveaux de réalités qui se correspondent les uns aux autres, comme une image reflétée dans plusieurs miroirs, selon le point de vue à partir duquel la réalité est contemplée : la répartition des facultés de l’âme, la structure du monde physique, la Parole de Dieu livrée dans les Écritures, les vertus morales, sont autant de facettes d’une même réalité une et pourtant différenciée, destinée à trouver son unification dans l’unité du logos divin. Le système des cinq sens, lui aussi, est une structure correspondant aux autres niveaux de réalité par analogie. Cela justifie d’ailleurs les conditions de possibilité d’une connaissance vraie par les sens. Non seulement il constitue un niveau de réalité en luimême, mais il est aussi le lieu de passage d’un niveau à l’autre à l’intérieur de ce système de correspondance : passage du monde physique au monde sensible, objet des sens, passage du monde sensible à l’ensemble de la configuration de l’âme, passage aussi où se déploient les vertus morales, passage analogique au système symbolique des Écritures dans lequel les images sont les figures des réalités spirituelles. Mais pour pouvoir accomplir son rôle médiateur, la sensation doit être le lieu d’une conversion et d’une éducation du regard, c’est ce qu’il ressort de l’analyse de Pascal Mueller-Jourdan dans son étude sur les concepts de temps et de lieu dans la Mystagogie11. L’entrée dans l’église et la participation à la liturgie sont mises en parallèle avec l’étude de la nature en tant que « parcours initiatique »12 pour une restauration de la Amb. Io. 21, PG 91 : 1248BC. P.  Mueller-Jourdan, Typologie spatio-temporelle de l’ecclesia byzantine. La Mystagogie de Maxime le Confesseur dans la culture philosophique de l’Antiquité tardive, Leiden, Brill, 2005. 12 P.  Mueller-Jourdan, Typologie spatio-temporelle de l’ecclesia byzantine, p. 101. 10 11

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perception sensible dans sa fonction naturelle. Au lieu de rabaisser l’intellect en l’enfermant dans un objet limité, celui de l’apparence superficielle des êtres, la sensation doit lui permettre d’accéder, à travers l’apparence sensible, jusqu’à l’ordre interne du monde, sa cohérence, et les liens qui unissent chaque être avec le tout. En effet, l’égarement du péché, dont les premiers rites de la liturgie ont pour fonction de faire sortir le croyant, concernent son rapport au monde sensible. Dans la condition actuelle de l’homme, la réalité visible n’est pas perçue dans son ordre et dans sa cohésion, mais dans l’apparence d’un désordre, d’une guerre et d’une corruption incessante. L’homme est victime d’une maladie de sa fonction de connaître qui l’empêche de percevoir les logoi, lois et proportions qui sous-tendent l’unité, l’ordre et la pérennité du monde. Mais la conversion de la sensation vers son usage conforme à la nature permet au croyant de découvrir dans le sensible une configuration ordonnée, qui correspond à l’intention divine sur le monde et qui est le fondement de ce qui en lui est permanent, configuration assimilée dans la Mystagogie à la structure géométrique sous-jacente à l’architecture de l’église. Dans La théologie byzantine et sa tradition13, l’auteur reprend son analyse en montrant comment les sens, qui sont naturellement le point de contact de l’homme avec la nature dans son aspect changeant, peuvent pourtant, s’ils sont gouvernés par la raison, devenir le lieu où se révèle l’unité fondamentale entre le sensible et l’intelligible. La structure même de la faculté de perception sensible repose sur cette unité fondamentale, qui lui permet de remplir sa fonction d’intermédiaire. Mais dans la condition présente de l’homme, cela ne va pas sans cette conversion qui, notamment par la redécouverte et l’intégration des notions fondamentales de lieu et de temps, grâce à la perception des logoi, permet de changer notre regard d’hommes soumis au péché et à la passibilité, pour voir véritablement les êtres avec le regard de Dieu. Ce regard divin sur la création se décline d’une part dans la connaissance des intentions qui ont présidé à l’acte créateur, et que sont les logoi, et d’autre part, dans celle de la providence qui accompagne les créatures dans leur déploiement, les maintenant dans l’être jusqu’à leur accomplissement. Nous en venons ainsi de nouveau au concept de la contemplation naturelle, ou étude de la nature en esprit. Il s’agit de saisir la révélation divine dans la création, en voyant Dieu en tant que Créateur et providence à travers les êtres créés. Dans l’impermanence de la nature, le 13 P. Mueller-Jourdan, « Maxime le Confesseur. III. Points fondamentaux de la théologie : Eléments de logique, d’éthique, de physique et de théologie », in : C. G. Contitello éd., La théologie byzantine et sa tradition, vol. I, 1 (vie-viie), p. 424-505.

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2. Présentation de l’état de la recherche

regard contemplatif décèle la permanence des intentions divines sur les êtres, les logoi, garant de l’unité qui peut faire passer la capacité de connaître humaine du sensible à l’intelligible, du particulier à l’universel. Ainsi, la contemplation naturelle en esprit n’est pas un mouvement unilatéral assimilable à l’observation scientifique de la nature, qui partirait uniquement de l’expérience sensible pour aboutir à la compréhension de lois universelles régissant les phénomènes physiques. Ce regard est accompagné d’un mouvement de haut en bas qui rend compte du monde aussi à partir du point de vue théologique14, à partir d’une certaine connaissance de Dieu et de ses intentions sur le monde dans l’ordre de la création et de la providence. Peut-être faudra-t-il en conclure que la perception sensible est non seulement la faculté qui permet de passer du monde sensible au monde intelligible par la connaissance des logoi, mais également, la faculté qui permet, à partir de la connaissance des intentions divines sur le monde, de descendre jusqu’à la réalité sensible et particulière pour la connaître telle que Dieu la connaît. La question de la perception sensible est aussi présente dans la problématique de la thèse d’Adam Cooper sur le corps chez Maxime le Confesseur15. L’enjeu de son travail est de montrer que Dieu se révèle aux hommes suivant la loi de l’incarnation, autrement dit par la médiation de la chair, et que les facultés humaines sont naturellement adaptées à ce projet divin. Pour lui l’âme seule ne pourrait accéder à aucune connaissance de Dieu si Dieu lui-même ne descendait dans la chair pour se laisser toucher par les hommes16. Ce rapprochement physique est la façon dont la manifestation divine se met à la portée des capacités de perception de l’être humain, et les sens en constituent l’étape la plus immédiate. Elle se produit par la triple incarnation du verbe : incarnation dans les logoi de la création, puisque c’est le Logos lui-même qui se déploie dans la loi naturelle du créé, incarnation dans les paroles de l’Écriture, qui sont posées 14 P. Mueller-Jourdan, « Maxime le Confesseur. III. Points fondamentaux de la théologie : Éléments de logique, d’éthique, de physique et de théologie », p. 94. 15 A. G. Cooper, Holy Flesh, Wholly Deified : the Place of the Body in the Theological Vision of Saint Maximus the Confessor. Oxford early Christian studies, Oxford University Press, 2005. 16 A. G. Cooper, Holy Flesh, Wholly Deified : the Place of the Body in the Theological Vision of Saint Maximus the Confessor, p. 33 : « We might also draw attention to the marked tactility of this first, gracious encounter established by divine initiative. The terms Maximus uses recall the way in which sacramental initiation is grounded in sense experience. Left to itself, the soul would be utterly powerless to ascend to God, unless God himself having drawn near to it, touches (ἅψηται) it by condescension and leads it up to himself. »

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par Maxime en correspondance parfaite avec les logoi du monde naturel, et enfin incarnation dans le Christ, Verbe fait chair. C’est pourquoi la transfiguration du Christ, comme nous pouvons le constater tout au long de ce texte important qu’est l’Amb. Io. 10, donne un enseignement sur le statut du monde visible et le statut de la capacité de perception sensible de l’être humain. En effet, les vêtements lumineux du Christ sont aussi les apparences du sensible, puisque le Christ prend chair à travers son acte créateur dans tous les êtres du monde créé. Ces vêtements lumineux, aux yeux de celui dont le regard peut saisir la manifestation de Dieu, sont la face visible de leurs principes cachés, les logoi, qui sont eux-mêmes unifiés dans le Logos divin. Dans la transfiguration nous est révélée la réalité profonde de toute notre expérience la plus évidente. Le monde créé est comme un livre dont il faut apprendre à déchiffrer les lettres, tout autant que l’Écriture elle-même. Chaque parole de ces deux livres est revêtue d’un vêtement, l’apparence sensible des êtres et les lettres du livre, mais ce vêtement devient diaphane pour manifester qu’en toute occasion, sa fonction est de révéler les réalités intelligibles invisibles à nos yeux de chair, ainsi que les principes cachés, lois explicatives de toute réalité, que sont les logoi17. Ainsi, pour Adam Cooper, l’expérience sensible possède avant tout une fonction pédagogique. Les sens, mais aussi la raison, sont des étapes pour parvenir progressivement à accueillir la révélation totale de Dieu en nous. Ce processus passe par le recouvrement de l’ordre naturel des facultés, qui avait été bouleversé par le péché, et par la restauration d’un partenariat harmonieux entre l’âme et le corps dans le composé humain. Les sens, qui sont intimement liés au corps et aux réalités physiques, sont une étape indispensable à l’âme pour atteindre les réalités intelligibles qu’elle ne pourrait saisir sans passer par leur symbolisation dans le monde sensible18. Retrouver cet ordre naturel de la connaissance représente un enjeu de salut, puisqu’il s’agit de rien de moins que de participer, par ce passage à travers le sensible vers Dieu, à l’exode du Christ lui-même dans son incarnation. La transfiguration est pour Adam Cooper une clef de compréhension de toute l’architecture maximienne, de sa vision cosmologique, anthropologique et sotériologique. Citant l’ouvrage de Blowers, Exegesis and 17 A. G. Cooper, Holy flesh, wholly deified : the place of the body in the theological vision of saint Maximus the Confessor, p. 37-43. 18 A. G. Cooper, Holy flesh, wholly deified : the place of the body in the theological vision of saint Maximus the Confessor, p. 64.

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2. Présentation de l’état de la recherche

Spiritual Pedagogy in Maximus the Confessor19, il montre que la révélation chrétienne n’implique pas un mouvement de « spiritualisation »20 du monde destiné à le faire sortir de sa condition physique et donc sensible, mais bien sa transfiguration dans le Christ. La véritable connaissance du sensible consiste alors à regarder le sensible conformément à sa nature, comme une réalité destinée à conduire notre regard vers la réalité divine qu’il révèle au-delà de lui-même, en transparence. C’est encore à Blowers que nous devons un ouvrage plus récent21, centré sur le mystère de la transfiguration : Maximus the Confessor, Jesus-Christ and the Transfiguration of the World. La question de la perception sensible n’y est pas traitée pour elle-même, mais l’auteur emprunte à Balthasar le concept d’esthétique pour caractériser la cosmologie et l’eschatologie maximienne22. Ce concept met assurément l’ἄισθησις au centre de la pensée de Maxime, faisant de la forme et de la beauté à la fois le moyen et le terme de l’accomplissement humain. En effet, dans la cosmologie de Maxime, l’exemplarisme hérité de la tradition platonicienne donne au monde créé une structure esthétique, dans la mesure où sa forme accessible aux sens est le reflet d’une forme intelligible, mais aussi la réalisation physique d’une loi explicative, le logos, structure organisée par le Créateur artiste selon un principe de beauté, d’harmonie, dans lequel chaque élément particulier trouve sa place et sa finalité au sein d’une architecture organique du tout. En outre, cette cosmologie trouve son point d’équilibre dans la fin du mouvement qui l’habite, dans le but ultime qui réside en dehors d’elle-même, dans la beauté divine au-delà de toute beauté intelligible. Toute beauté créée est infiniment dépassée par cette beauté inexprimable de la Trinité, seule désirable et au-delà de toute capacité d’appréhension. L’ultime objet du désir n’est pas accessible à l’analyse du discours, mais c’est lui-même qui se saisit de celui qui le contemple par l’expérience d’une sensation au-delà de la raison. L’esthétique caractérise aussi bien la cosmologie de Maxime que son eschatologie. Elle est également présente dans l’histoire par la dramatique du salut. En effet, cette beauté du cosmos attirée par la beauté divine réalise la dynamique qui l’anime dans le concret de l’existence historique. 19 P. Blowers, Exegesis and Spiritual Pedagogy in Maximus the Confessor, Indiana, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1991. 20 P. Blowers, Exegesis and Spiritual Pedagogy in Maximus the Confessor, p. 75. 21 P. Blowers, Maximus the Confessor : Jesus Christ and the Transfiguration of the World, Oxford, Oxford University Press, 2016. 22 P. Blowers, Maximus the Confessor : Jesus Christ and the Transfiguration of the World, p. 114-119.



LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Le Logos qui soutient l’architecture de l’univers prend lui-même chair dans la matérialité d’une existence humaine particulière. L’Économie du salut est donc elle aussi en un sens une esthétique. Tout ce qui appartient à la chair peut être transfiguré dans le Christ et uni à la nature divine. La vision cosmique et métaphysique du monde ne peut être séparée du drame de l’union de Dieu et de l’humanité dans l’histoire. Cette réalité aussi concerne la sensation à la mesure du poids qu’elle donne à la chair et à l’expérience humaine particulière. La vision de la beauté n’est pas une contemplation qui sortirait l’homme de la contingence de l’histoire pour l’emmener dans un idéal dématérialisé, mais elle s’effectue lorsqu’il assume pleinement sa condition humaine dans sa particularité et dans son lien avec la chair, et qu’à travers la dramatique de sa propre histoire et de son propre combat spirituel, il parvient à la divinisation23. Un autre ouvrage récent de Joshua Lollar traite spécifiquement de la contemplation naturelle24. Au cinquième chapitre, l’auteur commente lui aussi précisément l’Amb. Io. 10, en s’appuyant sur une comparaison avec les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote à propos de l’âme. Il approfondit ainsi l’articulation qui unit de façon indissoluble la pratique, ou l’effort de l’âme pour acquérir la vertu, et la science. Cette question du lien entre connaissance et éthique est également très présente dans les Questions à Thalassios. L’acquisition des vertus pratiques dépend étroitement de la façon dont celui qui veut se libérer des passions regarde le monde, et spécialement le monde sensible. Donc la question de la connaissance est au cœur de la pratique, de même que, pour Maxime, lorsque Grégoire de Naziance parle de raison et de contemplation, il inclut nécessairement la pratique comme faisant partie du processus de la raison, qui est aussi une rationalisation des mouvements du corps conformément à une vision juste des réalités du monde contemplées selon leur nature. De plus, le combat contre les passions mauvaises trouve sa finalité dans la contemplation de ce qui est au-delà du visible. La vie pratique n’a pas sa fin en elle-même, elle est orientée vers cette contemplation, et la conversion du regard qui ne contemple plus le sensible pour s’attacher à sa pure extériorité et à sa pure phénoménalité, mais pour le traverser et voir à travers le sensible ce dont il est l’image, trouve ici sa finalité. 23 P. Blowers, Maximus the Confessor : Jesus Christ and the Transfiguration of the World, p. 117 : « Beauty unveils itself not solely in a serene contemplative vision uplifting the mind beyond the fray of materiality, but through the dynamics of tragedy, resilience, freedom, and hope that inevitably factor into the creaturely quest for deification. » 24 J. Lollar, To See into the Life of Things : The Contemplation of Nature in Maximus the Confessor and his Predecessors, Turnhout, Brepols, Monothéismes et philosophie, 2013.

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2. Présentation de l’état de la recherche

La perspective de Lollar consiste à montrer l’unité entre les facultés naturelles de la connaissance humaine et la contemplation ultime du divin qui est au-dessus des forces naturelles de l’homme et constitue pourtant la finalité de sa nature. Dans la contemplation, l’homme dépasse les différentes dualités de la nature, celle de la matière et de la forme, de l’irascible et du concupiscible, du plaisir et de la pensée. Lorsque ses facultés de connaître arrivent à leur terme dans la contemplation, ces différentes tensions sont résolues dans l’unification de l’intellect, et celle du composé humain dans son entier, une unification par grâce. Ce processus qui montre la fin de la connaissance humaine n’est pas pour autant une dévalorisation des étapes qui y conduisent. Bien au contraire, Lollar insiste sur la valeur éminemment positive et irremplaçable de la contemplation naturelle dans l’itinéraire spirituel de l’homme à la recherche de Dieu. Ainsi, c’est la création elle-même qui enseigne à l’homme la pratique, la contemplation naturelle et la théologie25, donc, non pas seulement la contemplation naturelle, mais également la pratique et la théologie. Il s’oppose ainsi aux courants origénistes qui faisaient de la création des corps, souvent évoquée sous les termes de « providence » et « jugement » comme une deuxième chance offerte par Dieu aux intellects nus qui étaient déchus de la contemplation originelle du divin. Au contraire, la création matérielle dans toute sa beauté et sa diversité est pour Maxime un choix purement positif de Dieu qui reflète sa sagesse éternelle26. Maxime reprend à son compte l’idée d’une pédagogie de l’homme au moyen de la création qui est celle d’Origène et d’Évagre, mais tout en donnant à la réalité cosmique le statut d’une réalisation absolument bonne et voulue originellement par Dieu. C’est dans ce cadre que Lollar situe la mise en parallèle par Maxime entre chaque sens, les facultés et les vertus de l’âme27 que nous avons déjà évoquée. Dans l’articulation entre les sens, la raison et l’intellect, l’âme humaine reçoit un pouvoir créateur à l’image de Dieu, celui de reconstituer dans la vie de l’âme l’univers des logoi à partir du monde J. Lollar, To See into the Life of Things : The Contemplation of Nature in Maximus the Confessor and his Predecessors, p. 235 : « When we consider Maximus’ presentation of philosophy in the Ambigua to John, from the perspective of the contemplation of nature, we see that it is “creation” itself that “teaches” ethical, natural, and theological philosophy from its composition of heaven, earth, and the things in the midst of them. », Lollar cite à cet endroit Amb. Io. 10, PG 91 : 1136 C7-9. 26 J. Lollar, To See into the Life of Things : The Contemplation of Nature in Maximus the Confessor and his Predecessors, p. 238. 27 Amb. Io. 21, PG 91 : 1245BC. 25

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

sensible, à travers lequel il connaît Dieu comme Créateur28. Dans ce processus, la connaissance de la nature conformément à sa loi propre permet à l’homme d’accéder aussi à un mode d’être conforme à la loi des vertus, puisque les deux champs sont intimement liés. L’ouvrage de Törönen, Union et Distinction in the Thought of St.  Maximus the Confessor29, permet d’approfondir et d’argumenter le fait que la christologie de Chalcédoine constitue la clef de lecture de toute l’œuvre de Maxime30. Le paradoxe d’une union sans confusion et sans séparation n’est pas seulement le fait de l’hypostase divine du Christ assumant les deux natures, humaine et divine. Il constitue une constante dans la vision du monde de Maxime, aussi bien sa doctrine de la création que celle de l’âme humaine, et celle de l’union de l’homme avec Dieu. Ainsi, citant Q.  Thal. 1631, Törönen montre, en suivant Maxime, comment la passion résulte de l’intrication réciproque entre l’objet sensible, la sensation et l’intellect. Autrement dit, dans la connaissance existe une certaine union entre la faculté et son objet, mais lorsque cette union devient confusion des deux, la faculté de sentir n’est plus distincte de son objet, et elle n’est plus en mesure de réaliser sa tâche de connaissance. De même, les différentes facultés de l’âme ont été créées par Dieu pour interagir les unes avec les autres, mais non pour se mêler les unes aux autres dans la confusion. C’est ce qui se produit lorsque l’objet sensible devient l’objet de l’intellect et non plus seulement celui de la faculté qui lui est appropriée, c’est-à-dire la sensation, et lorsque les différentes facultés de l’âme, le désir, l’ardeur et la raison, ne sont plus distinctes, chacune ne remplissant plus son rôle conforme à la nature32. 28 J.  Lollar, To See into the Life of Things : The Contemplation of Nature in Maximus the Confessor and his Predecessors, p.  243 : « The soul’s life in the world, its “knowledge-gathering and scientific activity”, which combines intellect and reason with their corresponding senses (sight and hearing) to produce mindfulness, along with all its other sensual experiences combined with their corresponding faculties, bring about the formation of an ordered universe of matter and soul, in which the laws of nature correspond to the laws of virtue. » 29 M. Törönen, Union and Distinction in the Thought of St. Maximus the Confessor, Oxford, Oxford University Press, 2007. 30 Sur le sujet, il faut citer aussi la thèse de Marie-Lucie Charpin-Ploix sur la Mystagogie : Union et différence Une lecture de la Mystagogie de Maxime le Confesseur, soutenue à l’Institut Catholique de Paris en décembre 2000. 31 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 75-93, Vinel 2010 : p. 228-230. 32 M. Törönen, Union and Distinction in the Thought of St. Maximus the Confessor, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 186.

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2. Présentation de l’état de la recherche

L’union dans la distinction permet d’expliquer le rapport qui unit dans la pensée de Maxime les différents niveaux de réalités qui sans cesse se répondent les uns aux autres. Ainsi, Törönen cite lui aussi le passage d’Amb. Io. 21 que nous avons déjà rencontré plusieurs fois, où les sens sont mis en parallèle avec les facultés de l’âme, les vertus, les éléments et les quatre évangiles33. Aucun niveau de réalité n’est exclu de l’union avec les autres, et aucun n’est le résultat d’une fusion avec les autres. L’union dans la distinction est ce qui peut caractériser le rapport entre le visible et l’invisible. Le visible, étant l’image de l’invisible, lui est uni, puisqu’il en est la manifestation, mais il en reste toujours distinct, de sorte qu’il n’offre pas immédiatement l’invisible à celui qui le contemple, mais seulement la possibilité de le rejoindre au-delà de l’expérience sensible. De même, le cosmos de l’Écriture est uni au cosmos sensible sans lui être confondu, et l’âme humaine est unie à la création sensible tout en restant distincte d’elle. L’attachement fusionnel de l’âme à l’univers sensible est souvent cité par Maxime comme la manifestation de l’état de l’homme déchu et soumis à la loi du péché. Curieusement, cette confusion n’apporte pas l’unité, mais bien au contraire, fait entrer l’homme dans un monde de fragmentation et de discorde34. L’harmonie et l’unité ne peuvent exister que dans la distinction des ordres et des plans. L’homme est ainsi conduit, dans la distinction de ses facultés, de l’expérience sensible liée à l’objet sensible, au discours de la raison pratique, et jusqu’à la perception des intelligibles par l’intellect, et finalement à Dieu. Au sujet des sens spirituels, le chapitre sur Maxime le Confesseur du livre de Paul Gavrilyuk et Sarah Coakley, The Spiritual Senses, Perceiving God in Western Christianity, est très éclairant35. Il se situe tout à fait dans la continuité de cette question de l’articulation entre les différentes facultés humaines, sans confusion et sans séparation. La perception spirituelle, d’une certaine manière, commence déjà par la perception sensible des objets du monde matériel. Elle commence même plutôt par la restauration de cette perception, grâce au développement des vertus. Ainsi la perception spirituelle ne consiste pas dans l’annulation des facultés M. Törönen, Union and Distinction in the Thought of St. Maximus the Confessor, p. 161. 34 M. Törönen, Union and Distinction in the Thought of St. Maximus the Confessor, p. 179. 35 F.  Aquino, « Maximus the Confessor » in : P.  Gavrilyuk et S.  Coakley, The Spiritual senses, Perceiving God in Western Christianity, Cambridge University Press, 2012, p. 104-119. 33

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

naturelles, bien au contraire, mais dans leur fonctionnement correct selon leur nature, qui en fait des lieux de passage vers une réalité cachée aux yeux de la chair. Ceci n’est possible que s’il existe une réelle articulation entre les trois facultés de connaissance que Maxime nomme dans l’Amb. Io. 10 : la sensation, la raison et l’intellect36. Dans la mesure où chacune des trois fonctionne selon sa propre modalité, il peut se produire une connaissance synthétique formée par l’activité des trois. Cette unification de la connaissance est produite en réalité par le travail ascétique qui libère l’homme de son attachement passionné au sensible, et lui permet de voir au-delà des apparences. Elle produit une unification entre l’âme et le corps, qui correspond à l’unité intrinsèque dans le cosmos entre le sensible et l’intelligible. L’expérience ultime de Dieu, qui est la perception immédiate des énergies divines, semble donc être constituée par les trois parties principales du chemin spirituel de l’homme que sont la pratique, la philosophie naturelle et la théologie. Cette perception fleurit en quelque sorte dans cette troisième partie, la théologie, qui délaisse non seulement l’expérience du monde sensible, mais aussi tout discours conceptuel, toute analyse et tout raisonnement au profit d’une expérience silencieuse et indescriptible, mais elle ne réalise cela qu’en union avec les deux premières étapes. Un ouvrage récent est consacré à la connaissance humaine en tant que telle : Human Knowledge according to Saint Maximus the Confessor de Nevena Dimitrova37. La perception sensible y est traitée pour ellemême, en tant que première étape de la connaissance humaine. L’auteur insiste particulièrement sur le fait que la communion entre l’homme et Dieu, qui est le dernier stade de la connaissance humaine et le but de l’existence humaine elle-même, est en même temps la réalisation parfaite de l’unification du composé humain, corps et âme, sensation et intellect. La communion entre l’homme et Dieu réalise la synthèse entre le créé et l’incréé, elle vient donc couronner l’ensemble des synthèses internes au cosmos, et donc celle du sensible et de l’intelligible. Ainsi, elle les comprend et ne peut s’y opposer ou les annihiler38. Dans l’âme humaine, les différents niveaux de connaissance sont unis, et convergent ensemble vers leur synthèse. Le système de Maxime exclut l’idée qu’un niveau Amb. Io. 10, PG 91 : 1112C-1113B. N. Dimitrova, Human Knowledge according to Saint Maximus the Confessor, Wipf and Stock Publishers, 2016. 38 N. Dimitrova, Human Knowledge according to Saint Maximus the Confessor, p. 51. 36 37

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2. Présentation de l’état de la recherche

supérieur de connaissance viendrait annuler un niveau inférieur39. Au contraire, la connaissance humaine, qui conduit la sensation à la raison, notamment, est ce qui permet à l’homme d’accomplir sa tâche à l’endroit du cosmos : assurer la médiation entre le monde sensible et le monde intelligible. S’il y a lieu d’assimiler la trilogie, sensation, raison et intellect, avec celle qui réunit l’être, l’être bien et l’être toujours, et si l’être bien est le lieu de la décision libre de l’homme, puisque l’être et l’être toujours sont donnés par la grâce divine, alors la connexion entre la sensation et la raison est réellement le lieu décisif où l’homme accomplit sa tâche de médiateur, le lieu par excellence où il déploie sa liberté et où il prend en main son destin spirituel. Enfin, l’ouvrage collectif Maximus the Confessor as a European Philosopher40, publié en 2017, se donne pour tâche de déceler ce qui chez Maxime peut être considéré comme une source pour la philosophie européenne. L’article de M. Harrington « Roots of Scientific Objectivity in the Questiones ad Thalassium »41 analyse la notion de contemplation des êtres à partir de Q. Thal. 58. La connaissance humaine se joue dans une certaine dialectique entre la sensation et l’intellect, que Maxime associe à la notion de plaisir et de peine. Selon Harrington, la sensation et l’intellect, ayant un objet différent, se trouvent dans une certaine opposition, puisque la sensation provoque le plaisir des sens et la peine de l’âme, et que la contemplation des logoi provoque le plaisir de l’âme et la peine des sens. En effet, la sensation est assimilée par Harrington à une identification entre le sujet sentant et l’apparence sensible, tandis que la contemplation des logoi par l’intellect maintient une distance entre le sujet et l’objet, car le sujet ne s’y assimile pas à l’objet, comme c’est le cas pour la sensation. Cette contemplation serait donc proche de l’attitude moderne du scientifique, et Maxime pourrait être considéré comme une source de l’objectivité scientifique qui s’est développée en Europe. Cependant, pour Maxime, l’intervention des sens reste indispensable à la contemplation des logoi, car sans la sensation, aucune connaissance n’est possible. Donc, il s’agit pour le contemplatif de réaliser une sorte d’exercice ascétique consistant à laisser de côté la sensation dès qu’elle a

N. Dimitrova, Human Knowledge according to Saint Maximus the Confessor,

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p. 57.

40 S.  Mitralexis, G.  Steiris, M.  Podbielski et S.  Salla, Maximus the Confessor as a European Philosopher, coll. Veritas, Wipf and Stock, Eugene, 2017. 41 S.  Mitralexis, G.  Steiris, M.  Podbielski et S.  Salla, Maximus the Confessor as a European Philosopher, p. 131-139.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

accompli son travail de médiation, pour se consacrer à l’analyse des logoi réalisée dans une démarche objective. L’auteur note cependant une différence essentielle entre la démarche scientifique moderne et la pensée de Maxime, qui concerne la finalité de la connaissance. En effet, la science moderne n’a pas d’autre finalité qu’elle-même, à moins qu’elle ne se fixe comme but l’amélioration du bien-être de l’humanité. Il en va tout autrement pour Maxime, qui voit dans la connaissance des logoi une étape vers l’expérience de l’union avec Dieu. En effet, la contemplation des êtres affermit l’âme dans l’espérance de connaître le principe des êtres, qu’elle ne perçoit qu’à travers ses œuvres dans la contemplation naturelle, mais qu’elle espère connaître dans une expérience finale non objective d’union extatique dans le terme de son existence. Ainsi, l’objectivité requise dans la connaissance de la nature reçoit une toute autre finalité. L’article de Georgios Steiris « Seeking Maximus the Confessor’s Philosophical Sources : Maximus the Confessor and Al-Farabi on Representation and Imagination »42 se rapproche également de notre sujet d’étude. À  travers la comparaison de la pensée de Maxime et celle d’Al-Farabi au sujet de la représentation et de l’imagination, il se donne comme tâche de mettre en évidence des sources philosophiques communes, et a le mérite de mentionner une certaine lacune dans les travaux de recherche sur Maxime concernant l’évaluation précise des influences de la philosophie sur son œuvre. L’auteur reconnaît cependant que ce travail est difficile à réaliser, étant donné que Maxime n’aurait eu accès essentiellement qu’à des compendiums ou des manuels. De plus, contrairement à Al-Farabi, Maxime n’a pas exposé son épistémologie sous la forme d’un traité consacré à telle ou telle partie de l’activité de l’âme. Cependant, il est tout de même possible de déceler à travers son œuvre des influences dominantes comme celle d’Aristote, du stoïcisme et du platonisme alexandrin. Ceci est particulièrement patent pour la question de la représentation, dont il décrit le rôle indispensable pour faire le lien entre l’information reçue dans la sensation, et son traitement par les facultés intellectuelles. Les sens et la représentation permettent à l’intellect de percevoir des données du monde extérieur. La représentation du sensible transforme le contenu de connaissance appréhendé dans la sensation de telle manière que la raison puisse concevoir le logos de l’objet sensible perçu. Certes, le contenu de la représentation n’est pas de S.  Mitralexis, G.  Steiris, M.  Podbielski et S.  Salla, Maximus the Confessor as a European Philosopher, p. 316-331. 42

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2. Présentation de l’état de la recherche

l’ordre de la science, il s’agit de l’opinion. Seule l’appréhension rationnelle conduit à la science, cependant l’imagination du visible est indispensable à l’intellect pour penser l’intelligible. Ces éléments d’analyse de la notion de représentation parsemés dans l’œuvre de Maxime permettent donc de déceler la formation philosophique qui a été la sienne, et qu’il relie constamment avec la tradition proprement monastique dont il a manifestement été pétri, par le biais d’auteurs comme Évagre ou le pseudo-Macaire.

Conclusion À l’issue de ce tour d’horizon sur la question de la perception sensible chez Maxime – qui ne peut prétendre à l’exhaustivité – il s’avère que les études plus récentes ont largement pris en compte la position décisive du sujet. De grandes lignes de fond parcourent toutes ces différentes analyses. Il s’agit principalement de la fonction médiatrice de la sensation entre le visible et l’invisible, de son rôle décisif dans la fonction humaine de synthèse entre les différents ordres de la réalité, de l’importance de la christologie chalcédonienne comme paradigme de l’anthropologie de Maxime, et de la nécessité d’une conversion du regard pour que la sensation ne soit plus la porte d’entrée des passions mauvaises, mais l’ouverture à la contemplation naturelle en esprit. Pour autant, une étude consacrée exclusivement au concept d’αἴσθησις chez Maxime reste difficile à trouver. De plus, les textes principalement cités sur la question sont tirés des Ambigua ad Johannem, d’où l’intérêt de se consacrer aussi à l’étude approfondie de certains textes décisifs des Questions à Thalassios. La perspective de la sensation comme élément médiateur entre le sensible et ce qu’il révèle au-delà de lui-même sera aussi celle du présent travail. L’option pour l’étude des Questions à Thalassios, une œuvre à tonalité plus ascétique, inclut nécessairement une certaine mise en évidence du lien entre la connaissance et l’éthique, entre la contemplation et la pratique, en définissant le rôle de la connaissance sensible dans le combat contre les passions mauvaises, et ce changement profond du regard sur le monde sensible qui a déjà été relevé par plusieurs auteurs. En effet, la passion mauvaise résulte d’abord d’une ignorance, d’une erreur de jugement sur les êtres et sur la nature de l’âme. Une des tâches que se propose ce travail est de comparer la réflexion sur la perception sensible chez Maxime avec ses éventuelles sources philosophiques. Un point de départ pertinent pour cela est constitué par

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

l’article d’Ilsetraut Hadot sur la perception sensible chez les philosophes néoplatoniciens43. Il devient alors manifeste que certains aspects de la conception maximienne de la sensation ne sont pas inconnus aux traditions philosophiques qui le précèdent, mais que Maxime en fait un usage très personnel. Trois idées principales pourraient se dégager d’une mise en parallèle de l’œuvre de Maxime avec celle des commentateurs néoplatoniciens du traité Sur l’âme d’Aristote. Tout d’abord, le lien entre la perception sensible et la présence ou la projection du logos n’est pas propre à Maxime. Il est bien présent dans l’analyse de la sensation par les philosophes néoplatoniciens. Mais Maxime a une conception différente du logos, qui n’est pas une émanation de la forme transcendante projetée à des niveaux inférieurs44, mais l’intention divine sur la créature, et donc une réalité incréée, expression de la volonté divine. Chez Maxime, le logos est la loi qui conditionne à la fois la réalité intelligible et la réalité sensible, et qui seule peut réaliser l’unité entre ces deux dimensions du monde. Or c’est justement la sensation qui est chargée de l’annoncer à l’âme, son rôle est donc décisif. N’y aurait-il pas dans la théorie du logos une sorte de voie de synthèse à l’intérieur du dualisme platonicien entre le sensible et l’intelligible, pourtant pleinement assumé par Maxime, et dont la sensation pourrait être l’instrument ? Ensuite, l’idée d’une union des facultés entre elles, d’une sorte de continuum qui les unit sans heurt lorsque l’âme passe de l’une à l’autre est également présente chez les philosophes. Ainsi, la sensation humaine, contrairement à celle des autres animaux, est étroitement liée à la raison45. Pour Maxime, ce lien entre sensation et raison est même un enjeu important du combat spirituel. Mais c’est la christologie chalcédonienne qui semble être son modèle conceptuel pour qualifier l’harmonie des facultés de l’âme, c’est-à-dire l’idée d’une union sans confusion. Enfin, la question de savoir dans quelle mesure la sensation est une action ou une passion est également cruciale pour eux, et n’est pas non plus éloignée de la perspective de Maxime. Cette question aura comme 43 Cf. I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens : sensation (αἴσθησις), sensation commune (κοινὴ αἴσθησις), sensibles communs (κοινὰ αἰσθητὰ) et conscience de soi (συναίσθησις) », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale VIII (1997), p. 33-85. 44 Cf.  I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens », p. 43-44. 45 Cf.  I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens », p. 68.

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2. Présentation de l’état de la recherche

conséquence le fait de qualifier la sensation comme une véritable faculté de connaître, ou bien comme un réservoir passif d’empreintes du réel dans l’âme. Les philosophes néoplatoniciens ont privilégié l’activité de l’âme dans la sensation46, comme Maxime lui-même, et derrière cette affirmation se dévoile pour lui la question de la liberté humaine dans le processus de la connaissance, qui, comme nous l’avons vu, caractérise le stade de l’être-bien, et donc celui de la libre initiative de l’homme par rapport à la grâce de Dieu. Maxime apporte sa réponse et sa solution personnelle à ces questions dans le cadre du christianisme, et tout spécialement dans le cadre de sa doctrine christocentrique, de sa théologie du salut intimement liée à la christologie de Chalcédoine. Il offre une vision du monde véritablement holistique. Plus qu’un système, il s’agit d’un ensemble complexe et organique de liens, dans lequel son anthropologie, sa doctrine ascétique et son eschatologie trouvent une cohérence tout à fait remarquable. Or, la question de la sensation est révélatrice de cette architecture par son rôle de pivot.

Cf.  I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens », p. 42. 46



3. LE CONTEXTE : LA QUESTION DE LA PERCEPTION SENSIBLE À L’ÉPOQUE DE MAXIME

Introduction Avant de commencer l’étude du corpus sur lequel porte notre travail, à savoir les Questions à Thalassios, il est important de replacer notre lecture dans le contexte culturel qui constitue l’arrière-plan de la pensée de Maxime. En effet, le moine byzantin d’une part se révèle très clairement philosophe, non seulement par la forme de sa pensée et de son expression, mais par toute la culture qui y affleure alors même que le nom des auteurs n’y est pas cité, d’autre part, il s’inscrit dans la lignée des Pères de la pensée chrétienne, dont il possède une connaissance approfondie. À son époque, la sensation est un sujet qui possède déjà une longue histoire philosophique, tant païenne que chrétienne. Il nous faut donc en restituer quelques traits marquants, choisis pour leur pertinence dans le cadre du sujet de notre étude. La question de la perception sensible est une donnée essentielle de la tradition philosophique grecque, et donc de l’ensemble de la culture dont hérite Maxime au tournant du viie siècle de notre ère. Le problème de savoir comment se produit la perception sensible, et aussi dans quelle mesure celle-ci est digne de foi ou bien au contraire responsable des errements de la connaissance humaine, est déjà amplement présent dans l’œuvre de Platon1, ainsi que dans celle d’Aristote2. La question de la sensation est donc logiquement bien argumentée chez tous les interprètes de Platon et d’Aristote que sont les philosophes de l’antiquité, jusqu’à 1 Cf. notamment le Théétète, dont l’objet principal est de distinguer la science de la sensation, et le Timée, 45b-47e et 61c-68d. 2 Cf. De anima, 416b-429a, et De sensu et sensibilibus.

LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

l’antiquité tardive. Pour situer la pensée de Maxime dans son contexte culturel et philosophique, nous avons fait le choix de présenter brièvement la pensée de Proclus sur la sensation, puis celle des philosophes néoplatoniciens plus tardifs. Si la sensation est un problème qui occupe les philosophes, elle n’est pas non plus absente de la pensée chrétienne et des écrits des Pères de l’Église avant Maxime, quoique d’une manière inégale. Comme une analyse de cette notion chez l’ensemble des Pères se révèle bien trop vaste, nous nous limiterons à quelques auteurs dont il est certain qu’ils ont pu influencer Maxime sur ce point, et parmi eux, tout particulièrement Grégoire de Nysse et Évagre qui se révèlent des maîtres pour Maxime sur le plan de l’anthropologie.

3.1. La sensation dans la philosophie Il est assez difficile de savoir quelle formation philosophique Maxime a pu recevoir, et quels sont les auteurs et les œuvres qu’il a pu connaître. Dans l’état actuel des recherches concernant les circonstances de sa jeunesse et de son éducation, l’option privilégiée est celle qui le voit grandir dans les milieux monastiques de Palestine3. Il se peut qu’il ait eu accès à une formation philosophique poussée dès sa jeunesse, car le contexte origéniste suppose une propension à l’élargissement des questionnements à la métaphysique et à la cosmologie en lien avec la pensée de certains auteurs païens. Il semble notamment avéré que la pensée de Proclus n’était pas absente du cadre d’investigation des moines de Palestine4. De plus, la fréquentation de Sophrone de Jérusalem aurait pu le mettre en contact avec des milieux lettrés d’Alexandrie, comme le 3 Cf. P. Van Deun, « Biographie », in La théologie byzantine et sa tradition, vol. I, 1 (vie-viie siècle), C. G. Contitello éd., p. 372 : « Après la mort de son père, il reçoit comme tuteur un certain Martyrios, prêtre de Ḥesfin, qui le confie, avec son frère, à Pantoléon, moine de la “Vieille Laure”, fondée jadis par s. Chariton près de Tékoa, dans le désert de Judée (auj. Khirbat el-Kureitun). C’est peut-être dans ce milieu palestinien qu’il fait la connaissance de Sophrone, futur patriarche de Jérusalem (634-638), et qu’il se familiarise avec les spéculations théologiques et philosophiques de son temps, telles que les interprétations origénistes de l’Écriture et les idées d’Évagre le Pontique (346399), qu’il sera plus tard amené à combattre. » 4 Il semblerait que la doctrine des hénades de Proclus ait été adoptée par les milieux monastiques origénistes, cf.  W.  Beierwaltes, Denken des Einen, Studien zur neuplatonische Philosophie und ihre Wirkungsgeschichte, Vittorio Klostermann, 1985, p. 123-185.

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3. Le contexte

laissent entrevoir certains passages du Pré sprituel de Jean Moschus, qui mentionnent la visite de Sophrone au philosophe Étienne5, ainsi que ses relations avec deux autres philosophes nommés Théodore et Cosmas6. Mais c’est avant tout le contenu même de la pensée de Maxime qui semble révéler chez lui la possession d’une riche culture philosophique, assez profondément intégrée pour qu’il en fasse dans son œuvre une réinterprétation personnelle et originale en fonction des points fondamentaux de sa théologie. En ce qui concerne la sensation, la parenté avec plusieurs auteurs néoplatoniciens nous a paru assez patente, de sorte qu’il apparaisse comme une nécessité de présenter brièvement les opinions de ces derniers avant d’aborder l’étude de Maxime. Avant cela, pour situer les données essentielles de la problématique de la sensation, nous nous proposons de fournir quelques points de repère très succincts sur cette thématique chez Platon, Aristote et les philosophes stoïciens. 3.1.1. Mise en perspective historique Depuis les origines, la pensée grecque s’interroge sur le rapport entre le visible et l’invisible, ce qui apparaît et ce qui est caché, comme en témoigne le fragment 21a d’Anaxagore : « Ce qui se montre est une vision de l’invisible »7. La sensation pose donc toujours la question de la limite du visible et de ce qui est au-delà du visible, mais qui pourtant transparaît dans le visible. De cette question découle aussi le problème de la différence de nature entre l’exercice physique des sens, de nature corporelle, et son aboutissement cognitif, de nature non corporelle. Les auteurs anciens ont proposé des solutions pour expliquer comment se produit ce phénomène, et la valeur qu’il peut avoir. 1. La sensation chez Platon Dans le Timée8, Platon veut rendre compte de l’interaction qui se produit entre un objet sensible et le sujet qui le sent. La relation entre ces deux réalités est possible à son avis grâce à l’émission de petites par Cf. Jean Moschus, Pratum Spirituale LXXVII, PG 87/3, 2929D. Cf. Jean Moschus, Pratum Spirituale CLXXI, PG 87/3, 3037BC et 3040D. Sur cette question du contact de Maxime par l’intermédiaire de Sophrone avec certains milieux philosophiques d’Alexandrie, cf. P. Mueller-Jourdan, Une initiation à la philosophie de l’antiquité tardive, Coll. Vestigia, Cerf, 2008. 7 Cf.  Diels-Kranz, Fragmente des Vorsokratiker, Bd II, S. 43. Fragment transmis par Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 140 : ὅψις γὰρ τὼν ἀδήλων τὰ φαινόμενα. 8 Cf. Platon, Timée, A. Rivaud éd., 1985 : 60d-69a. 5 6

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

ticules, appelées effluves (ἀπορροαί), par l’objet sensible. Cette émission n’est cependant pas indépendante du phénomène de la sensation, elle est la façon dont le sensible agit sur le sujet sentant. En effet, Platon suppose que ces particules sont actives sur le sujet, puisqu’il les appelle παθήματα, c’est-à-dire affections, car ce flux affecte le sujet qui le reçoit. Il s’agit de particules d’éléments, de feu, d’eau, d’air ou de terre, qui rencontrent dans les organes sensoriels des éléments de même nature. Chaque organe sensoriel est en rapport avec au moins un élément, la vue avec l’élément feu, l’audition avec l’élément air, le goût avec l’élément eau, l’odorat avec les éléments air et eau. Le toucher présente un cas à part, car il concerne le corps tout en entier, et met ce dernier en rapport avec les quatre éléments. La vue est également un cas particulier dans la mesure où elle suppose que les yeux aussi soient émetteurs d’un certain flux qui rencontre, dans l’espace intermédiaire séparant le sujet de ce qu’il voit, les particules émises par l’objet sensible. La parenté de nature entre l’organe sensoriel et le flux venant des objets sensibles permet la perception, par les parties sensitives du corps, du mouvement agitant ces particules, il s’agit là de l’affection des organes sensoriels. Ce mouvement est ensuite transmis par le moyen du sang jusqu’à l’âme. Les organes sont donc des « agents de transmission »9 d’un mouvement venant de l’extérieur, en raison même de leur constitution physique. Le sang qui irrigue le corps tout entier permet la circulation de cette information. Les vaisseaux et les veines relient en effet les organes sensoriels aux parties plus centrales du corps, et le sang, étant apparenté aux quatre éléments, est en mesure de transmettre le mouvement perçu. Comment ce mouvement de type corporel peut être transmis à l’intellect, qui saura juger des qualités sensibles, n’apparaît pas clairement dans le Timée. Cependant, l’âme humaine, même si elle est incorporelle, est située dans une situation intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, elle semble donc en mesure de saisir l’information qui circule dans le sang pour la transmettre à sa partie la plus élevée, l’intellect. Dans le Théétète10, Platon se montre critique par rapport à la fiabilité des impressions éprouvées par les sens. Il tient du moins à les distinguer clairement de la science, car ces impressions sont changeantes, et dépendantes du sujet qui les reçoit. Alors que l’objet de la science se doit d’être stable et universel. 9 Cf. L. Brisson, « Le Timée de Platon et le traité hippocratique Du régime, sur le mécanisme de la sensation », Études platoniciennes 10 (2013), p. 4. 10 Cf. Platon, Théétète, A. Diès éd., 1976 : 184a-187b.

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3. Le contexte

2. La sensation chez Aristote Aristote définit l’âme sensitive comme la caractéristique de la vie animale. Tous les animaux ont en commun le fait de sentir. Le paradoxe de la sensation consiste dans le fait qu’elle suppose un pâtir (πάθος) du sujet sentant, suscité par une action extérieure de l’objet senti, et que pourtant la sensation est une activité de l’âme11. Donc la sensation est suscitée par un certain pâtir qui active une puissance (δύναμις) dans l’âme, et l’éveille à son activité (). Aristote critique l’opinion selon laquelle le sens pourrait connaître le sensible du fait qu’ils sont tous deux semblables et constitués des mêmes éléments. Certes l’activité de sentir produit une ressemblance des qualités sensibles de l’objet dans le sujet sentant. Cependant, la sensation comme telle n’est pas semblable au sensible, elle ne lui est que potentiellement semblable. L’action de l’objet sur les organes sensoriels provoque un pâtir, une sorte d’altération (ἀλλοίωσις), qui suscite une activité de l’âme, et éveille sa capacité de se rendre semblable à la qualité sensible de l’objet. L’effet subi dans la sensation n’est pas un simple effet matériel. Par exemple la chaleur peut chauffer ou brûler un objet insensible, une plante ou une chose inanimée, mais il ne s’agit pas pour autant d’une sensation, car aucune activité n’est éveillée, aucune potentialité n’est mise en acte, il s’agit d’une pure passivité. Il en va tout autrement pour un être doué de sensation. La chaleur éveille en lui la capacité de produire dans son âme une ressemblance immatérielle de la qualité de l’objet dont il subit l’effet, à savoir la chaleur. C’est pourquoi Aristote définit le sens comme « ce qui est propre à recevoir les choses sensibles sans la matière »12. De même que le morceau de cire reçoit la forme de l’empreinte du sceau sans devenir lui-même le matériau dont ce sceau est constitué, à savoir du bronze ou de l’or, de même le sens reçoit de l’objet sensible la forme immatérielle d’une qualité sensible, et ne devient semblable à l’objet que sous le rapport de cette forme, car il possède désormais en lui une image immatérielle de ce qu’il a senti, mais n’est pas devenu pour autant matériellement semblable au sensible. Aristote ne définit pas l’interaction entre l’objet et l’organe des sens par l’émission de particules, mais il explique la transmission de la qualité sensible de l’objet au sujet par l’intermédiaire du milieu (μεταξύ)13, c’està-dire de l’espace situé entre les deux. Ainsi, en ce qui concerne la vue, Cf. Aristote, De l’Âme, A. Jannone et E. Barbotin éd., 1966 : 417a. Aristote, De l’Âme, A. Jannone et E. Barbotin éd., 1966 : 424a. 13 Cf. Aristote, De l’Âme, A. Jannone et E. Barbotin éd., 1966 : 419a. 11 12

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

par exemple, la couleur est transmise d’un objet jusqu’à l’œil par l’intermédiaire de la portion d’air située entre les deux. Ce milieu doit avoir une certaine caractéristique pour pouvoir transmettre une information de type visuel. Ainsi, une nature opaque ne laissera pas passer la lumière. L’air, en revanche, de par sa transparence, a la potentialité de devenir lumineux et de transmettre les couleurs. Ainsi, la source lumineuse active en lui cette potentialité, de sorte qu’il devient lumineux en acte, et active à son tour dans l’organe des sens la capacité de former en lui une ressemblance de cette qualité lumineuse. En ce qui concerne la lumière, cette transmission ne se fait donc pas de façon progressive, par l’interaction de particules matérielles. En effet, si la lumière était un corps, elle ne pourrait pas activer la transparence de l’air, car deux corps ne peuvent se trouver en même temps au même endroit14. Ce qui affecte l’air n’est donc pas une portion de matière, mais une certaine activité, qui met en acte sa propre capacité d’être lumineux. La médiation du milieu intermédiaire est également nécessaire à l’ouïe et à l’odorat. Dans les deux cas, de même que dans celui de la lumière, il s’agit principalement de l’air, mais aussi de l’eau. Le toucher et le goût, qui sont assez proches l’un de l’autre, n’ont en revanche pas besoin de milieu intermédiaire, puisque l’organe corporel est directement en contact avec l’objet. Enfin, Aristote s’est attaché à mettre en valeur la distinction entre le sens propre et le sens commun15. Le sensible propre (ἴδιον αἰσθητόν) est ce qui n’est perçu que par un seul sens propre, le sensible commun (κοινὸν αἰσθητόν), par une conjonction de plusieurs. Il existe cinq sens propres : le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût. Le sens propre ne peut être sujet à l’erreur ou à l’illusion. En effet, il n’y a dans son jugement aucune composition. Le sens commun ne saurait s’ajouter aux cinq sens propres comme un sixième sens, il s’agit d’une instance unificatrice. Il possède trois fonctions. En premier lieu, il est capable de discerner les sensibles communs, perçus par plusieurs sens propres, qui sont le mouvement, le repos, le nombre, la figure et la grandeur. En deuxième lieu, c’est par le sens commun que la sensation possède une certaine réflexivité, et que le sujet sentant peut sentir qu’il sent. Enfin, c’est par l’exercice du sens commun que l’âme sensitive possède une instance de discernement capable de recouper entre elles plusieurs sensations propres. Le sens commun centralise les informations venues des sens. Un objet sensible n’est senti Cf. Aristote, De l’Âme, A. Jannone et E. Barbotin éd., 1966 : 418b. Cf. Aristote, De l’Âme, A. Jannone et E. Barbotin éd., 1966 : 418a.

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3. Le contexte

strictement que comme une tache de couleur, un son, une saveur ou une odeur. Cependant, la sensation est capable de reconnaître certains types d’objets doués de plusieurs qualités sensibles qui se recoupent, bien que ce discernement soit sujet à l’erreur et à l’illusion, et de percevoir par exemple que le même objet est blond et sucré16. Grâce à la notion de sens commun, Aristote est en mesure de rendre compte de la sensation comme un tout, comme un jugement unifié, et déjà peut-être comme une première forme de pensée, au-delà des impressions éparses des sensations propres. 3. La sensation chez les Stoïciens La conception de la sensation développée par les philosophes stoïciens17, même si elle s’inspire de la pensée de Platon et de celle d’Aristote, en diffère nettement en raison du principe selon lequel l’âme est une réalité corporelle, composée de substances beaucoup plus fluides que le corps, un mélange d’air et de feu appelé aussi « souffle » (πνεῦμα)18. Ce fluide est répandu dans l’ensemble du corps, jusque dans les organes des sens, et accomplit le lien entre les mouvements et impressions venus de l’extérieur dont ces derniers pâtissent, et le principe directeur de l’âme, le siège de la subjectivité, qui se situe dans la région du cœur. Les sens comme tels ne perçoivent rien. Le résultat de leur activité et de leur tension se borne à transmettre au principe dirigeant (τὸ ἡγεμονικόν γεμονικόν)19 les modifications diverses qu’ils subissent ; ils ne sont en quelque sorte que les prolongements de la partie centrale de l’âme jusqu’à la surface extérieure du corps et jusqu’aux objets sensibles. La différence fondamentale avec Aristote tient à cette corporéité de l’âme, et de la pensée elle-même. Les qualités sensibles ne sont pas dénuées de matière, elles sont comme une onde se propageant dans les éléments. Ainsi, la sensation est une empreinte (τύπωσις). La partie dirigeante de l’âme y joue un rôle passif. C’est un changement introduit en elle par le choc de l’objet. Cf. Aristote, De l’Âme, A. Jannone et E. Barbotin éd., 1966 : 425ab. Cf. F. Ogereau, Essai sur le système philosophique des Stoïciens, J.-B. Gourinat éd., La Versanne, Encre marine, 2002, p. 86-98. 18 Cf. Alexandre d’Aphrodise, De Anima, Bruns 1887 : 127, 6, « Les tenants du Portique disent que [l’âme] est un souffle (πνεῦμα) constitué de feu et d’air. » 19 Le principe dirigeant est dans l’âme le moi en tant que source de toutes ses motions et ses tendances. Il se situe dans la région du cœur, cf. Diogène Laërte, Vitae Philosophorum, Long 1964-1966 : VII, 159, « Ils considèrent la partie hégémonique de l’âme comme ce qu’il y a de plus excellent en elle ; c’est là que se forment les représentations et les désirs ; c’est de là que part le raisonnement ; son siège est le cœur. » 16 17

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

En ce qui concerne le goût et le toucher, ils sont ébranlés par le contact direct avec un objet qui leur imprime un mouvement. Pour les autres perceptions, le sens a besoin d’un milieu de transmission, qui est l’air pour l’ouïe et l’odorat, et la lumière pour la vue. La lumière est considérée comme un fluide corporel qui s’étend comme un cône dont le bas est l’objet de la vue et la pointe aboutit dans l’œil. L’action de la couleur est comme une impulsion qui a son origine dans la base du cône et se transmet corporellement jusqu’à l’œil, puis par le moyen du fluide de l’âme, jusqu’au principe directeur20. Par la voie des sens arrive au principe dirigeant de l’âme une foule d’impressions diverses qui, une fois perçues de lui, sont appelées représentations (φαντασία). Dans l’enfance, les sensations s’impriment dans la mémoire comme sur une feuille vierge21. Pour les Stoïciens, l’âme ne possède pas d’idées innées. Les notions se forment dans l’âme par le processus de l’expérience sensible, puis la composition et l’unification des impressions stockées dans la mémoire. Par le jeu des comparaisons, se forment ainsi les notions naturelles (ἔννοιαι φυσικαί) et les anticipations (πρᾶξις προλήψεις)22. Ce sont les souvenirs qui nous restent de sensations maintes fois répétées, et qui nous permettent d’anticiper celles qui nous arriveront dans le futur. Lorsque l’enfant arrive à l’âge de la puberté, la raison commence à prédominer, comme une étincelle de feu au sein du souffle chaud de l’âme. Tout le matériau amassé par l’expérience, toutes les représentations, les notions naturelles et les anticipations, sont les éléments de base à partir desquels la raison va exercer son discernement. L’activité de la raison consiste à mettre de l’ordre et de l’harmonie dans ce matériau, pour en tirer des notions claires et assurées. Ainsi, pour les Stoïciens, il y a une continuité parfaite entre la sensation et la raison. Toute pensée est une combinaison de matériaux issus des sensations. 3.1.2. La sensation chez Proclus Le philosophe Proclus a vécu de 412 à 485. Il a été l’élève de Plutarque et de Syrianus, puis leur succéda à la tête de l’Académie d’Athènes. Le ve siècle fut une période de renouveau pour l’école philosophique d’Athènes23, au cours de laquelle le néoplatonisme s’est imposé comme Cf. Diogène Laërte, Vitae Philosophorum, Long 1964-1966 : VII, 157-158. Cf. Pseudo-Plutarque, Placita philosophorum, 900B, Mau 1971. 22 Cf. Diogène Laërte, Vitae Philosophorum, Long 1964-1966 : X, 33. 23 Cf. Proclus, Théologie platonicienne, H. D. Saffrey et L. G. Westerink éd., Introduction, p. XII-XXVI. 20 21

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3. Le contexte

le courant de pensée livrant la juste interprétation de Platon. De fait, Proclus a laissé une œuvre de très grande envergure, dont la majeure partie est une exégèse des dialogues de Platon. Nous allons surtout considérer le commentaire sur le Timée, qui traite de la cosmologie, et donc du monde sensible en particulier. 1. L’origine de la sensation 1.1. Les degrés de l’être

Avant d’évoquer la notion de sensation chez Proclus, il est important de rappeler qu’une des caractéristiques de sa pensée est d’offrir une compréhension holistique de l’être dans tous ses degrés, depuis son origine jusqu’au monde matériel. L’être est issu de l’Un qui est « au-dessus même du fait d’être lui-même son principe d’existence »24. L’Un transcende en effet toute forme de multiplicité, et se trouve donc au-dessus même de l’être et de l’éternité. L’être qui est toujours, l’être éternel en opposition avec celui qui est dans le devenir, reçoit de l’Un la capacité d’être lui-même le propre principe de son existence, il s’agit de l’intellect ou du monde intelligible, dans lequel se trouve le modèle de tout le monde créé. Vient ensuite un être qui, bien qu’éternel, existe à partir d’une cause efficiente. Il s’agit de l’Âme de l’univers, car l’univers est conçu comme un être vivant. Enfin, de cet être causé dérive un être participant de la façon la plus lointaine à l’être, il s’agit du monde du devenir, qui est essentiellement le corps de l’univers, car il ne possède pas du tout le principe de son existence, et a sans cesse besoin d’être éveillé à l’être par la cause créatrice, le démiurge créateur du monde sensible. Ces différents degrés de l’être forment un tout, de sorte que la gradation entre eux est particulièrement subtile. Pour ne prendre qu’un exemple, Proclus établit une différence à l’intérieur de l’être qui devient entre le monde sublunaire qui est le monde du changement, et le Ciel qui « devient toujours », autrement dit, son devenir est immuable25. De même chaque degré de l’être comporte aussi de nombreuses subdivisions et de nombreuses catégories d’êtres qui en font partie : les différentes classes de dieux, et les êtres matériels du monde sensible. 1.2. La sensation de l’univers

Proclus ne limite pas la faculté de sentir à l’activité naturelle de l’homme et des autres animaux doués de sensation. La sensation est pour Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 1, 232, 11-12. Cf. Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 1, 235, 22-23.

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

LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

lui une caractéristique du vivant, et c’est pourquoi il attribue d’abord la sensation à l’Univers dans son entier, car l’Univers est un être vivant, il est une âme et un corps. Cependant, la sensation de l’Univers n’est pas répartie de façon partielle entre les différents organes des sens, comme celle des animaux. Elle est une connaissance du monde par lui-même : Que l’Univers soit capable de sensation, nous en manifestons l’évidence et de ce que l’Univers est un vivant et de ce que l’Âme de l’Univers est à la fois intelligente et opinative et qu’elle donne au corps participation aux deux, l’opinion et l’entendement. Si en effet l’opinion est une sorte de sensation rationnelle, la vie découlant de l’opinion sera pour le corps cause de sensation, et il y aura pareillement dans le corps une sorte de copie de la raison, dont nous pourrions dire, nous, qu’elle est la faculté de représentation du Monde, qui voit en elle-même, comme dans un miroir, l’intellection de la raison et qui contient les types invisibles des phénomènes visibles qui se produisent dans toute la révolution26.

Nous constatons à la lecture de ce passage qu’à la gradation de l’être correspond une gradation de la connaissance. Ainsi, à l’intellect (νοῦς), à l’âme (ψυχή) et au corps (σῶμα σῶμα) correspondent la raison (διάνοια), l’opinion (δόξα) et la sensation (αἴσθησις). De même que les degrés de l’être s’engendrent les uns les autres par un lien de causalité et que chacun possède une forme de participation à son principe, de même l’opinion est semblable à la raison, car elle est une sorte de « sensation rationnelle », et la sensation est elle aussi une copie de la raison adaptée à la situation du corps, l’opinion constituant le terme intermédiaire entre sensation et raison. Pour Proclus, tous les êtres sensibles sont comme des répliques d’une réalité intelligible d’après laquelle ils sont créés, et il existe dans le monde intelligible un modèle de tout ce qui existe dans le monde du devenir. Or, non seulement l’Âme de l’Univers se connaît elle-même, car elle contient dans sa raison et son opinion les types intelligibles de tous les êtres de l’Univers, mais le Corps du Monde se connaît lui-même aussi, et c’est là la fonction de la sensation. Le Corps du monde ne possède pas les types intelligibles, mais il en possède une copie, une réplique, qui vient s’inscrire en lui comme dans un miroir, il s’agit de la représentation (φαντασία) du monde. Cette sensation de l’Univers se caractérise par son unité, puisqu’il s’agit d’une sensation unique du Monde comme un tout. Elle ne comporte pas l’aspect partiel de la sensation divisée entre les organes des Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 2, 83, 3-13.

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3. Le contexte

sens, mais, de même qu’il y a dans l’homme un sens commun, unique par rapport aux cinq sens propres que sont la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût, de même il existe pour l’Univers dans son ensemble une sensation éminemment commune qui ne s’exerce pas selon des organes, mais comme une ressemblance, une copie de la connaissance rationnelle dans le corps du Monde. Ainsi, la sensation unique propre à l’univers est non seulement conscience de lui-même, mais à travers celle-ci, connaissance de tous les degrés de l’être qui le précèdent et dont il provient, puisqu’à travers la sensation de lui-même, il contemple une copie de la connaissance rationnelle, et a donc accès, par la sensation, à la beauté du monde intelligible, car il voit l’archétype à travers sa figure visible : Ainsi donc, l’Univers aussi a été uni par l’amour aux réalités qui le précèdent, il voit la beauté qui est en elles par la beauté qui est en lui, et il voit cette dernière par une sensation unique, et non par des sensations fragmentées27.

1.3. Les différents degrés de la sensation

La sensation unique se déploie ensuite dans toutes les parties du monde du devenir suivant quatre grandes catégories : celle du monde dans son ensemble, celle des astres, celle des âmes partielles et enfin celle des plantes28. Les critères de différenciation entre ces degrés de la sensation sont d’une part l’amplitude de leur objet, à savoir s’ils ne perçoivent qu’une partie de la réalité, ou bien le tout, et d’autre part la proportion de passibilité dont ils sont constitués. Le premier degré de la sensation est la sensation unique du monde comme un tout, il s’agit de celle que nous avons déjà décrite. Cette sensation contient la totalité de son objet à l’intérieur d’elle-même, car elle est la pure conscience de soi-même de l’Univers. Son objet s’étend donc à toutes les parties du monde considéré comme un tout unifié, et il n’y a point en elle de passivité, car la faculté de se connaître lui-même est pour le monde comme équivalente à sa vie. Ainsi, le monde n’est pas sensible par accident, c’est-à-dire, pour autant qu’il existe un sujet qui le sent, mais étant donné qu’il ne cesse de se sentir lui-même dans une activité incessante, il est sensible de façon essentielle.

Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 2, 83, 16-84,5. Cf. Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 2, 85, 29-32.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Le deuxième degré de la sensation concerne les astres qui ne sont pas soumis au changement de la même façon que le monde sublunaire. L’objet de la sensation des astres est également le Tout, et il n’y a pas de passibilité dans leur activité sensible. Mais à la différence de la sensation de l’univers, leur objet n’est pas contenu en eux-mêmes, ils doivent se porter vers un objet extérieur pour percevoir le Tout. En effet, l’univers entier, en se sentant, n’a conscience que de ce qu’il est lui-même, car il contient le Tout. Les astres ont une sensation non sujette à la passion, mais ils ne sont pas le Tout, ils en sont seulement une partie, aussi la modalité de leur sensation les porte-t-elle vers un objet extérieur à euxmêmes. Le troisième degré de la sensation concerne au premier chef l’être humain, il s’agit d’une sensation « qui commence à partir du pâtir (πάθος) et qui s’achève en connaissance (γνῶσις). »29 Le pâtir suppose ici l’ébranlement d’un organe physique par l’objet sensible. Ce pâtir est nécessairement partiel. En effet, l’objet sensible est partiel, il s’agit d’un élément du monde et non de l’univers comme un tout, et l’organe aussi est partiel, qui n’est capable de saisir qu’un type de qualité sensible présent dans l’objet, et non l’objet comme un tout. Cependant, la connaissance à laquelle aboutit le pâtir est capable de plus d’unité : à partir de plusieurs sensations partielles, elle peut saisir l’objet comme un tout. Enfin, le degré le plus bas de connaissance est attribué aux plantes, sachant que la classification par degré comprend en elle-même toute une série de degrés intermédiaires. Mais il existe une trace de sensation au plus bas de l’échelle de l’être vivant, qui se résume à la sensation de l’agréable et du pénible, sans pouvoir discerner les qualités sensibles comme la couleur ou l’odeur. Ce type de sensation est presque purement un pâtir. Il suppose cependant un minimum d’activité de la part du sujet sentant, autrement il ne s’agirait pas d’une sensation proprement dite, mais d’une simple affection physique. 2. La sensation humaine Après avoir situé la question de la sensation dans son origine et dans ses différents degrés d’activité, et après avoir élargi son champ d’impact bien au-delà de l’expérience humaine dans la totalité de l’Univers, il convient de revenir à présent à la sphère propre à l’humain et aux conséquences de cette conception de la sensation en ce qui concerne l’expérience humaine. Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 :2, 83, 27-29.

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3. Le contexte

2.1. Les degrés de la sensation humaine

La sensation fait partie, avec le désir et l’ardeur, des trois termes résumant la vie matérielle et mortelle30. Il s’agit donc d’une vie liée à la condition corporelle, qui a la capacité de connaître des objets extérieurs grâce à des organes. Le fait que cette vie se déploie dans le corps implique qu’elle ait besoin d’un « ébranlement » (σεισμός)31 de la part de l’objet extérieur, pour produire un affect sur les organes. En effet, il faut que l’affect produit par l’objet sensible soit assez puissant pour atteindre non seulement le corps, mais aller jusqu’à l’âme. La passibilité est donc un élément fondamental de la sensation humaine, de même que son caractère partiel, du fait même qu’elle est divisée en cinq sens différents. Ces différents sens sont intimement liés à la constitution du corps, Proclus mentionnant le fait que l’odorat est lié à la nécessité de la respiration et le goût à celle de la nourriture32. Cependant, il existe une autre forme de sensation qui n’est pas divisée selon les cinq sens, il s’agit de la sensation commune. Dans la pensée de Proclus, tout ce qui est multiple découle de ce qui est un. Ainsi, la sensation partielle découle de la sensation commune. Mais cette sensation commune se distingue elle aussi en plusieurs parties. En effet, lorsqu’elle est liée seulement au véhicule de l’âme – car l’âme possède pour Proclus une sorte de corps immatériel (ὄχημα), parfois appelé « véhicule lumineux »33 – elle est pure de toute passibilité, même si les images qu’elle reçoit sont corporéiformes. Cette sensation est presque identique à l’imagination, seulement l’imagination ne traite que des images contenues en elle, tandis que la sensation commune reçoit ces images de l’extérieur : « quand elle se porte au-dehors, elle se nomme “sensation”, quand elle reste au-dedans et qu’au moyen du corps pneumatique, elle voit les figures et les formes, elle est dite “imagination” »34. Entre ces deux degrés de la sensation, celle qui est passible, et celle qui reçoit les images de façon une et impassible existe une sensation médiane35 permettant de faire le lien entre les deux. Il s’agit du sens commun proprement dit, c’est-à-dire la capacité de percevoir un objet de Cf. Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 3, 285, 27. Cf. Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 3, 286, 2-20. 32 Cf. Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 2, 86, 10-15. 33 Cf. Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 2, 81, 20. 34 Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 3, 287, 26-28. 35 Cf. Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 3, 287, 2-4 : « La sensation médiane est celle qui, dans la vie irrationnelle, tout en étant réceptive 30 31

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

façon unifiée à travers la combinaison de plusieurs sens propres. Cette sensation médiane reste passible, car elle est directement liée au sens propre et à l’affect qui le met en activité, mais elle est unifiée, car elle n’est plus divisée selon les organes du corps. 2.2. La doxa et les logoi

De même qu’en ce qui concerne les degrés de l’être, la classification des degrés de la connaissance ne signifie pas pour autant une partition de la connaissance humaine, qui reste fondamentalement une. Ainsi, chaque degré supérieur donne sa puissance à l’inférieur, et l’ensemble forme un tout unifié. La sensation humaine reste profondément marquée par la nature rationnelle de l’âme. Sur ce point, la question de l’opinion (δόξα) et de son rôle est essentielle pour la compréhension de la nature de la sensation humaine. L’opinion, en effet, est proche de la partie la plus élevée de la sensation humaine, c’est-à-dire de l’imagination, et elle lui est unie. Elle est la partie inférieure de la vie rationnelle, elle est donc le lieu de passage par lequel la rationalité vient irriguer la partie irrationnelle de l’âme dans laquelle agissent les différentes formes de sensation36. Proclus définit ainsi la fonction propre à l’opinion : Parce que l’opinion possède les principes rationnels des choses qui sont engendrées, elle obtient par rapport à elles la position de cause. C’est pourquoi il me semble que le perceptible ne suffit pas pour désigner l’engendré, mais qu’il (Platon) ajoute aussi le jugeable, puisqu’en vérité la sensation connaît les activités des sensibles en étant affectée par eux, mais l’opinion en connaît aussi les essences, car elle en a reçu d’avance les logoi, afin de pouvoir montrer l’essence engendrée des êtres sensibles37.

Ainsi, pour Proclus l’opinion a par avance une connaissance des logoi des êtres du monde du devenir. Or, quand Proclus évoque les logoi, il semble qu’il signifie ainsi la rationalité présente en chaque élément du monde. En effet, la raison règne dans tout l’univers en tant que cause de son ordre et de sa beauté. Les raisons séminales (λόγοι), terme issu du stoïcisme, ne sont pas l’équivalent de l’idée ou de l’essence des choses, car

seulement des objets du dehors et non pas des types idéaux d’en haut, est cependant elle aussi commune, connaissant d’ailleurs le sensible au moyen d’un affect. » 36 Cf. Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 3, 286, 29287, 1. 37 Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner, 1903 : 1, 292, 26-293, 5.

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3. Le contexte

elles sont inséparables des êtres qu’elles pénètrent de rationalité38. Elles sont la structure rationnelle d’un être existant concrètement. Or, ces logoi ne sont pas perçus par l’opinion unilatéralement à partir du sensible, comme s’ils étaient extraits du contenu de la sensation, mais ils sont présents par avance dans l’opinion qui reçoit ainsi le titre de cause. Proclus dresse ici un parallélisme entre l’être et la connaissance. Des essences découlent les raisons, dont découlent les êtres sensibles, il s’agit de la causalité de l’être. Du point de vue de la connaissance, la partie rationnelle supérieure de l’âme possède les essences ou les formes, l’opinion possède les logoi, et la sensation perçoit les qualités sensibles. Quand Proclus attribue à l’opinion la position de cause, il ne fait pas d’elle la créatrice des êtres sensibles, mais il montre par là que l’opinion est apparentée à la raison universelle qui règne sur l’Univers, et qu’elle connaît donc le sensible à partir de sa cause. Cependant, cette connaissance se fait en conjonction avec la sensation, puisque l’affect ébranlant la faculté sensible éveille en quelque sorte l’opinion à la connaissance du logos correspondant qu’elle possédait en elle, et conduit ainsi l’âme à la connaissance supérieure de l’essence intelligible par le moyen de la connaissance du logos. Par conséquent, Proclus ne semble pas situer la sensation en opposition avec la rationalité et avec la science. Pour une raison logique, il ne peut faire de la sensation le point de départ de la connaissance de l’intelligible, car autrement, la causalité de l’être semblerait inversée, car dans la réalité, le sensible est bien la conséquence de l’intelligible et le multiple la conséquence de l’un : « C’est donc du dedans, c’est de notre substance et non des sensibles que se produisent les projections des formes ; car autrement les choses sues par la science seraient plus obscures et plus impuissantes que les sensibles. »39 Toute pensée de la forme ou de l’intelligible a statut de cause par rapport à l’image sensible. Cependant, le philosophe d’Athènes n’exclut pas pour autant l’hypothèse qu’il existe des concepts tirés de l’expérience sensible, puisqu’il distingue deux sortes de concepts : ceux qui sont en nous depuis toujours et ceux qui sont produits à partir des sensations40. Or, le concept (νόημα) n’est pas l’intelligible en tant que tel, mais l’intelligible en tant que pensé. Et dans le cas de la connaissance des formes à partir du « dedans », l’âme humaine possède en elle les formes et les raisons des êtres non seulement en tant que concepts, lorsqu’elle est en activité de penser, Cf. Proclus, In Platonis Parmenidem, Olms, 1961 : 886, 20-21. Proclus, In Platonis Parmenidem, Olms, 1961 : 896, 31-34. 40 Cf. Proclus, In Platonis Parmenidem, Olms, 1961 : 895, 32-896, 1. 38 39

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

mais par une participation effective à l’âme de l’Univers qui contient ces formes et ces pensées d’une façon réelle. Cependant, la question se pose de savoir comment ces deux sortes de concepts peuvent s’accorder, afin que la sensation puisse obtenir le statut d’un véritable moyen de connaissance du monde sensible. Il semble que pour Proclus la connaissance humaine soit une et cohérente à l’image même du monde qu’elle contemple. De même que, nous l’avons constaté, la sensation unique de l’Univers découle de l’intellect, de même la connaissance humaine est une, et se divise selon les différentes parties de la nature humaine, en sensation, imagination, opinion et science, car elle s’adapte à la condition plurielle et à la corporéité. Ainsi, le monde sensible est appréhendé dans une unité de connaissance à la fois dans ses caractéristiques sensibles, logiques et intelligibles. Les concepts tirés de l’expérience et ceux qui sont issus de la participation intérieure à la cause rationnelle de l’Univers ne peuvent donc s’opposer, mais il existe une conjonction entre l’information tirée du sensible, qui monte à travers les degrés de la connaissance, et celle tirée de la connaissance innée de l’âme qui descend ces mêmes degrés. Pour conclure ce bref exposé de la sensation chez Proclus, il apparaît que des liens de parenté existent avec la pensée de Maxime. C’est la vision globale de la réalité qui semble rapprocher les deux auteurs de la façon la plus prégnante : la réalité est une et en même temps différenciée, mais toujours considérée en fonction de son unité. De plus, le rôle joué par le logos dans l’appréhension du monde est extrêmement développé chez Maxime. Enfin, la cohérence entre la connaissance du sensible et connaissance de l’intelligible sera la problématique principale de la notion de sensation chez Maxime. 3.1.3. La sensation chez les philosophes néoplatoniciens du vie siècle Pour situer le contexte philosophique de l’œuvre de Maxime, il nous a paru important de mentionner les travaux des philosophes néoplatoniciens du vie siècle, qui précèdent de peu l’existence de Maxime luimême, et chez qui la sensation a été abondamment traitée, et traitée pour elle-même encore plus que chez Proclus. Nous nous concentrerons sur l’œuvre de trois philosophes de cette époque, qui sont Simplicius, Priscianus et Philopon. Simplicius et Priscianus étaient les disciples de Damascius à l’école néoplatonicienne d’Athènes. À la fermeture de celleci, ils auraient probablement suivi leur maître dans son exil en Perse. Philopon est issu de l’école d’Alexandrie, élève d’Ammonius, et donc

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3. Le contexte

héritier de la pensée de Proclus, et il était lui-même chrétien. Ces trois auteurs ont commenté le De anima d’Aristote, et tout spécialement les passages sur la sensation. Un article d’I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens »41 présente une synthèse de la pensée de ces auteurs qui servira de base au présent chapitre, dans lequel nous allons proposer un résumé du processus de la sensation chez les Néoplatoniciens, puis traiter de la question de la conscience et du sens commun. 1. Le processus de la sensation. Conformément à la classification d’Aristote, il existe chez les philosophes néoplatoniciens du vie siècle trois formes d’âme : l’âme rationnelle qui a la capacité de se connaître elle-même, l’âme irrationnelle qui a la capacité de sensation, et l’âme végétative qui anime les fonctions du corps mortel. En effet, chaque âme est liée à un type de corps différent, corps lumineux (αὐγοειδὲς ὄχημα) pour l’âme rationnelle, corps pneumatique (πνευματικόν ὄχημα) pour l’âme irrationnelle, et seul le corps de chair et d’os (ὀστρέιον ὄχημα), animé par l’âme végétative, matériel et composé, a une vie de très courte durée42. Ainsi, la faculté de sentir met en jeu prioritairement l’âme irrationnelle. Elle est aussi liée à l’âme végétative dans la mesure où elle prend appui sur les organes du corps mortel, matériel et composé, et ne saurait s’exercer sans l’activité de ces organes. Le phénomène de la sensation est intimement lié à la vie de l’âme, l’âme elle-même étant une vie, un principe vital. En effet, l’affection provoquée par un être sensible sur un objet inanimé ne provoque qu’une lésion du corps, la chaleur provoque une brûlure par exemple, sans pour autant qu’il y ait sensation. La sensation implique un éveil de l’âme qui manifeste sa capacité vitale, elle est donc la conjonction d’une passivité et d’une activité, passivité de l’affection dans l’organe sensoriel qui reçoit un stimulus d’une réalité sensible, et activité de l’âme qui réagit en fonction de cette affection43. 41 I.  Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens : sensation (αἴσθησις), sensation commune (κοινὴ αἴσθησις), sensibles communs (κοινὰ αἰσθητά) et conscience de soi (συναίσθησις) », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale VIII (1997), p. 33-85. 42 Cf.  I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens », p. 40. 43 Cf.  Simplicius, In Aristotelis libros De Anima commentaria, Hayduck 1882 : 119, 3-10.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

La sensation peut également être définie comme la capacité de s’adapter à l’objet senti par la naissance d’une réplique de la forme de cet objet dans l’âme du sujet sentant. La notion d’adaptation44 (ἐπιτηδειότης) est en effet caractéristique de la pensée de ces auteurs. Ainsi, la sensation résulte d’une adaptation de l’âme à une affection sensible, qui fait naître en elle une image ressemblante à l’objet sensible. Cependant, cette image ressemblante se décline selon différentes étapes permettant de relier l’appréhension purement physique d’une affection avec la perception d’une forme sensible proprement dite. En effet, pour les Néoplatoniciens, toute connaissance est une activité qui discerne la forme de l’objet connu. Ce discernement se réalise dans une projection de la forme déjà présente en l’âme sur l’objet, car l’âme possède en elle toutes les formes. L’activité de connaissance est donc tout intérieure. Parmi les cinq degrés de la connaissance, que sont l’intellect, la science, l’opinion, l’imagination et la sensation, seule la sensation trouve son point de départ à l’extérieur de l’âme. Toute la problématique de la sensation consiste donc à expliquer comment sont reliées la passivité de l’organe à l’égard de l’objet extérieur, et la projection intérieure de la forme par l’âme. En effet, le processus de la sensation commence par son lien au corps, ou plutôt à la conjonction du corps et de l’âme végétative. En effet, ce qui se produit dans l’organe sensoriel n’est pas une pure passivité, comme l’affection qui se produit sur un être inanimé, mais résulte aussi d’une activité, celle de l’âme végétative, qui réagit à l’affection produite par l’objet sensible sur l’organe sensoriel en formant en lui une sorte de ressemblance de la couleur, de la sonorité ou de l’odeur sentie. Il s’agit de la première étape. Une deuxième étape consiste dans le perfectionnement de cette ressemblance en une forme sensible. En effet, l’image de l’objet sensible qui se trouve dans l’organe sensoriel n’est le résultat que de l’activité de l’âme végétative. Lorsque l’âme irrationnelle entre en jeu, elle donne à cette image le statut de forme sensible dans la mesure où elle la perfectionne, c’est-à-dire qu’elle la rend plus unifiée et plus stable, autrement dit moins proche du caractère divisible et mouvant des corps. Mais la sensation n’est pas achevée avec la forme parfaite présente dans l’âme irrationnelle. La sensation proprement dite est une sorte de reconnaissance par l’âme de ce qu’elle connaît déjà. Pour les philosophes Cf.  I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens », p. 33-38. 44

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3. Le contexte

néoplatoniciens, « percevoir, c’est se ressouvenir »45. L’activité de sentir a donc lieu lorsque l’âme discerne dans cette forme sensible ce qu’elle possède déjà en elle-même, et projette sur cette forme un logos dérivé de la forme intelligible de l’objet senti. Lorsqu’il est question du logos, le discernement dont il s’agit ne concerne pas pour autant l’âme rationnelle. La sensation reste bien intégralement du domaine de l’âme irrationnelle, mais cette dernière possède elle aussi comme des raisons formelles affaiblies, dérivées des formes présentes dans l’âme rationnelle. Ces raisons formelles sont comme cachées en elle, et éveillées à la conscience par l’affection sensible et la forme sensible qui en découle. La projection du logos est donc une sorte de reconnaissance, car l’âme trouve le logos parfaitement adapté à la forme sensible qu’elle a perçue et le projette sur elle. Ainsi se produit la conjonction entre le caractère passif de la sensation, cette affection venant de l’extérieur, et le caractère actif et intérieur à l’âme qui est le propre de toute connaissance46. 2. Le sens commun et la conscience De même que chez Proclus, un des principes fondamentaux du néoplatonisme est que ce qui est un précède ce qui est multiple dans la chaîne de la causalité. C’est à partir de ce principe qu’il convient de penser le sens commun (κοινὴ αἴσθησις αἴσθησις). Le sens commun est la faculté de discerner un objet sensible dans une sensation unique à partir de qualités perçues par des sens différents. Ainsi il est possible de sentir plusieurs qualités de nature différente dans une certaine unité de perception, comme le miel en tant qu’objet à la fois blond et sucré. Cette capacité découle du fait que la diversité des sens propres découle d’une faculté de sentir unifiée qui lui est transcendante et ontologiquement supérieure47. Cette sensation unifiée se décline en plusieurs niveaux. Elle est implicitement présente même au niveau de chaque sens propre en tant qu’elle les relie entre eux, et du fait que même dans leur activité différenciée, les sens propres ne sont pas tout à fait séparés les uns des autres. La sensation commune proprement dite n’appartient à aucun organe du corps, car elle est ontologiquement supérieure à la sensation qui a besoin de I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens »,

45

p. 55.

46 Ces trois étapes constituant l’acte de sentir sont exposées dans le commentaire du traité sur la sensation de Thophraste par Priscianus, Cf. Priscianus, Metaphrasis in Theophrastum, Bywater 1886 : 7, 11-20. 47 Cf.  I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens », p. 57.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

l’organe sensoriel pour exercer son activité. Elle est le centre et la source de tous les sens propres. Enfin, un troisième niveau consiste dans la perception des sensibles communs. Il s’agit de qualités qui sont sensibles avec plusieurs sens propres, comme la grandeur, sensible à la vue et au toucher, le mouvement, sensible aussi à la vue, au toucher et à l’ouïe, et la forme, également sensible à la vue et au toucher. De fait, il ne faut pas définir la sensation commune comme capacité de sentir le sensible commun (κοινὸν αἰσθητόν). En effet, la sensation commune précède ontologiquement les sens propres, et par là même, elle est leur union fondamentale, de sorte qu’elle peut saisir plusieurs sensations comme un objet unique. Elle est l’unité primordiale à toute sensation, de sorte qu’elle peut concentrer plusieurs sensations sur un seul objet. La perception des sensibles communs, au contraire, succède logiquement aux sens propres, car elle est une combinaison de plusieurs sensations qui survient dans un deuxième temps. Pour Priscianus, la perception des sensibles communs nécessite l’intervention de la faculté rationnelle qui analyse les contenus de la sensation, alors que la sensation commune, elle, se situe dans l’âme irrationnelle48. La sensation commune est l’unité fondamentale de la sensation humaine qui révèle que les sens propres sont liés les uns aux autres a  priori dans une unique faculté de sentir. La perception du sensible commun relève d’une analyse a posteriori du donné de la sensation par des facultés de connaissance supérieures. À la sensation commune est également attribuée la faculté de sentir qu’elle sent. En effet, les sens propres sont trop liés aux organes du corps pour posséder ce pouvoir de réflexivité sur soi-même, tandis que la sensation commune, en tant que séparée du corps dans l’âme irrationnelle, a conscience d’elle-même. À ce propos, il est utile de préciser que la véritable conscience de soi (συναίσθησις) appartient à l’âme rationnelle. Mais dans le système néoplatonicien, la hiérarchie des facultés se déploie selon une gradation continue, de sorte que la partie supérieure d’un niveau inférieur se rapproche progressivement de la partie inférieure du niveau qui le précède. Ainsi, la partie supérieure de l’âme irrationnelle, celle qui est séparée du corps, possède une sorte de ressemblance avec l’âme rationnelle, et donc une sorte de conscience d’elle-même consistant dans le fait de sentir qu’elle sent49. Cf. Priscianus, Metaphrasis in Theophrastum, Bywater 1886 : 4, 32-5, 4. Cf.  I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens », p. 66. 48 49

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3. Le contexte

Conclusion Pour conclure cette brève présentation de la doctrine de la sensation des Néoplatoniciens du vie siècle, une première observation sera l’importance que cette doctrine revêt au sein de leur pensée, puisque des traités lui sont spécifiquement dédiés. La sensation y est décrite précisément dans son fonctionnement, et apparaît comme une faculté qui relie entre elles plusieurs parties de la nature humaine, puisque le sens propre est lié à l’âme végétative ainsi qu’à l’âme irrationnelle, et que le sens commun est lié à l’âme irrationnelle tout en rapprochant cette dernière de la partie rationnelle de l’être humain de plusieurs façons. D’une part, la conscience est un élément qui pose une affinité entre la sensation et la rationalité humaine, de plus, la perception du sensible commun est aussi du domaine de la raison, car celle-ci analyse les données de la sensation, enfin, la projection du logos qui est l’achèvement de la sensation pour les Néoplatoniciens est comme une continuation dans le domaine du sensible de la connaissance rationnelle, puisque le logos est une forme rationnelle affaiblie qui dérive des facultés de connaissance supérieures. Cette fonction unificatrice de la sensation à l’intérieur même du composé humain sera mise en avant de façon très prononcée dans la pensée de Maxime, le rapprochant ainsi des philosophes néoplatoniciens Simplicius, Priscien et Philopon.

3.2. La sensation dans la tradition chrétienne Dans la tradition chrétienne, la réflexion sur la sensation trouve sa place dans deux thématiques principales. Dans un premier temps, les sens corporels et leur fonctionnement sont un objet d’admiration pour le théologien chrétien, à l’intérieur d’un contexte dans lequel la contemplation de la création fait connaître la bonté du Créateur. La mention de la sensation se situe en effet dans le cadre de la louange pour l’œuvre divine qui se manifeste dans l’ensemble de l’univers, mais aussi tout particulièrement dans la vie du corps humain qui est souvent magnifiée dans la tradition chrétienne, puisque le corps n’est pas voué à la mort, mais à la résurrection. Si la sensation est rarement traitée pour elle-même, il semble que les chrétiens de l’antiquité admettaient les doctrines des médecins et des philosophes de leur époque quant à son fonctionnement, tout en admirant aussi ce qui restait difficilement compréhensible sur le plan scientifique, car ils y voyaient le signe de la beauté ineffable de la création.

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Une deuxième thématique se greffe comme un contrepoint à cette louange de Dieu à travers la création, il s’agit de la doctrine des sens spirituels. De même que les sens sont attachés au corps pour la connaissance du monde sensible, l’âme elle aussi possède des sens lui permettant de percevoir les réalités divines. L’homme doit donc se détacher autant qu’il est possible de la contemplation du monde sensible pour s’adonner à une vision et une sensation supérieure et immatérielle. Cette doctrine apparaît comme assez proche de certaines convictions des Néoplatoniciens, et tout particulièrement de l’attribution d’un corps spécifique pour chaque niveau de l’âme, comme nous l’avons mentionné, le corps de chair se rapportant à l’âme végétative, le corps pneumatique à l’âme irrationnelle, et le corps lumineux à l’âme rationnelle. Nous avons également constaté que pour les Néoplatoniciens, la division de la sensation selon les cinq sens corporels est dérivée d’une sensation unique, plus intérieure à l’âme. Cependant, ces deux tendances dans le traitement de la notion de sensation au sein la tradition chrétienne ne sont pas sans révéler une certaine tension, vis-à-vis de laquelle Maxime apportera une solution unifiante à sa manière. Après avoir présenté brièvement ces deux thématiques traversant la pensée des Pères de l’Église, nous nous attarderons plus longuement sur l’œuvre d’Évagre le Pontique. En effet, Maxime se révèle tout particulièrement tributaire de la pensée d’Évagre sur cette question précise de la sensation, et dans les Questions à Thalassios. Le terme de sensation est déjà très présent chez Évagre, notamment dans son ouvrage controversé, les Kephalaia gnostica, dont l’original grec a été censuré par la tradition. Or, la prégnance du souvenir de cet écrit dans les Questions à Thalassios semble bien confirmer l’hypothèse selon laquelle Maxime aurait été formé dans des milieux monastiques de tendance origéniste en Palestine. Il est donc particulièrement intéressant de comparer la conception évagrienne de la sensation avec celle de Maxime, car si Maxime est l’héritier d’Évagre sans jamais le citer ouvertement, il en propose aussi une interprétation très personnelle qui lui permet d’évacuer radicalement les éléments origénistes, qu’il s’est évertué à combattre vigoureusement. 3.2.1. La sensation comme œuvre admirable de Dieu L’attention apportée à la corporéité de l’homme comme une œuvre merveilleuse de la création est centrale dans la tradition chrétienne depuis les origines. Mais c’est avant tout la doctrine de la Résurrection, et du destin d’incorruptibilité promis à l’être humain y compris dans sa di-

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3. Le contexte

mension corporelle, qui incite la tradition chrétienne à porter un regard positif sur la corporéité humaine. Ainsi, Clément d’Alexandrie magnifie la beauté de la chair liée à son immortalité : « Dieu, qui a partagé nos souffrances, a lui-même libéré la chair, l’arrachant à la corruption et à cet esclavage qui est voué à l’amertume de la mort : il l’a revêtue de l’incorruptibilité, accordant à la chair ce beau et saint vêtement d’éternité qu’est l’immortalité. »50 À cette beauté du corps et de l’âme appartient aussi la faculté sensible. Les organes des sens et leur fonctionnement sont une des œuvres de la création les plus étonnantes comme en témoigne ce passage des catéchèses baptismales de Cyrille de Jérusalem : Ne laisse dire à personne que le corps n’a rien à voir avec Dieu. Ceux qui, en effet, croient que le corps n’a rien à voir avec Dieu et que l’âme y habite comme dans un vase étranger, en abusent évidemment au profit de l’impureté. Qu’ont-ils donc à reprocher à cet admirable corps ? Que manque-t-il à sa beauté ? En quel point sa structure manque-t-elle de perfection artistique ? Ne devraient-ils pas réfléchir à la splendide structure des yeux ? Sur la manière dont les oreilles, placées obliquement, reçoivent l’audition sans obstacle ? Sur la manière dont l’odorat est capable de discerner les vapeurs et propre à percevoir les exhalaisons ? Et sur la manière dont la langue est servante de deux facultés : le sens du goût et le pouvoir de parler51 ?

En magnifiant les organes des sens pour admirer la constitution du corps humain, l’évêque de Jérusalem admire la relation qui unit le corps à l’âme, puisque ce corps est vivant et capable de discerner les sensations par la vertu de l’âme, mais il n’en est pas moins un instrument étonnamment adapté et efficace au service des facultés de l’âme. Le style du discours admiratif devant les merveilles de la création est comme un genre littéraire qui traverse les écrits de la tradition chrétienne, et s’exprime sous la forme du questionnement, imitant par là le style des œuvres de sagesse biblique. C’est le cas notamment dans le discours de Grégoire de Naziance Sur la théologie, dans lequel il est question de la connaissance de Dieu. En effet, l’admiration devant l’œuvre de la création trouve son sens dans la conviction que la contemplation des êtres du monde sensible est la voie par laquelle Dieu lui-même se fait 50 Clément d’Alexandrie, Paedagogus, livre III, C. Mondésert, C. Matray et H. I. Marrou éd., Cerf, SC 158, 1970 : 1, 2, 3. 51 Cyrille de Jérusalem, Catecheses ad illuminandos, Olms, 1967 : 4, 22, 3-13.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

connaître à l’homme : « par l’intermédiaire de ces êtres, la raison nous conduit vers celui qui les domine et qui leur donne l’existence »52. Or, la nature humaine elle-même est une œuvre admirable dont la contemplation conduit à la connaissance du Dieu qui l’a créée : On pourrait philosopher longuement à propos de nos membres et de nos organes, et de leur harmonieuse disposition […] de même, à propos de la voix et de l’oreille : comment l’une passe par les organes de la phonation, comment l’autre la reçoit, comment elles opèrent leur jonction grâce à la secousse et à l’impression produite dans l’air intermédiaire ; de même encore à propos de l’œil, qui communique d’une manière inexplicable avec les choses visibles, par la seule volonté, se mouvant comme elle, et agissant comme l’intellect ; car c’est avec une égale rapidité que l’intellect prend contact avec l’intelligible et l’œil avec le visible. De même pourrait-on philosopher à propos des autres sens qui accueillent, en quelque sorte, les choses extérieures, sans qu’intervienne la raison53.

Grégoire de Naziance montre ici un intérêt pour le fonctionnement physiologique des sens, dans lequel il voit le signe de la grandeur du Créateur. Il fait mention notamment à propos de l’audition de la présence d’un milieu intermédiaire constitué par l’air, et transmettant à l’organe des sens une impression54. Quant à sa description de la vision, elle montre la position médiatrice de la sensation entre l’inscription de l’homme par son corps dans le monde sensible, et sa parenté avec l’ensemble des facultés de connaissance dont elle constitue un premier degré. Ainsi, la vue est comparée à l’intelligence, et notamment grâce à son immédiateté. En effet, les Anciens posaient comme principe le caractère instantané de la diffusion de la lumière.

Grégoire de Naziance, Discours 28 Sur la Théologie, P. Gallay éd., Cerf, SC 250, 1978 : 22, 23-36. 53 Grégoire de Naziance, Discours 28 Sur la Théologie, P. Gallay éd., Cerf, SC 250, 1978 : 12, 27-29. 54 Ce qu’affirme Grégoire de Naziance est très comparable aux explications scientifiques de la sensation contenues dans les traités néoplatoniciens. Priscianus explique ainsi que c’est le semblable qui met en mouvement le semblable, et qu’un milieu intermédiaire est nécessaire pour transmettre à l’organe la forme du mouvement permettant la sensation. Ainsi, pour l’ouïe, le milieu intermédiaire comme l’organe lui-même sont constitués d’air, de sorte que la forme du coup porté dans l’air par l’impulsion première émettant le son peut se transmettre jusqu’à l’organe sensoriel, qui pâtit de la même impression que l’air constituant le milieu intermédiaire. Ce milieu est donc capable de transmettre un pâtir. Cf. Priscianus, Metaphr., Bywater 1886 : 15, 30-16, 5. 52

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3. Le contexte

Un tel intérêt pour la connaissance scientifique du corps humain et le fonctionnement des sens est prégnant chez nombre d’auteurs chrétiens. Némésius, évêque d’Émèse en Syrie au ive siècle est de ceux-là. Il écrit un traité Sur la nature de l’homme, dans lequel il consacre un chapitre à chacun des sens. Sa définition de la sensation en général va également dans le sens d’une faculté reliant dans l’homme la partie corporelle et la partie incorporelle : La sensation est la perception des choses sensibles. Mais il semble que cette définition ne soit pas celle de la sensation elle-même, mais celle de ses œuvres, c’est pourquoi on définit aussi la sensation de cette manière : un esprit intellectif appliqué aux organes par la partie directrice de l’âme (πνεῦμα νοερὸν ἀπὸ τοῦ ἡγεμονικοῦ ἐπι τὰ ὄργανα τεταμένον). Et on la définit encore ainsi : une puissance de l’âme capable de percevoir les sensibles. Platon dit que la sensation est une communication de l’âme et du corps orientée vers les choses extérieures55.

Dans son examen plus physiologique du fonctionnement des sens, il s’inspire plus particulièrement des théories de Galien56, en mentionnant notamment la fonction des nerfs dans l’opération de la sensation. Ainsi, sa description de la vision comprend l’action conjointe de la lumière à travers le rayon du soleil qui active la portion d’air présente autour de l’organe, et l’action du nerf optique (τό οπτικόν νεῦρον), qui est elle aussi comme un rayon (αὐγή) portant une certaine puissance intellective, capable de connaissance : Il reste donc que l’air tout autour devient pour nous, durant le temps où nous voyons, un instrument du même type que le nerf optique qui réside dans le corps. Il semble en effet que l’air qui nous entoure subisse la même affection. Pour ce qui est du rayon du soleil qui touche la limite supérieure de l’air, il répand sa puissance sur tout, et pour ce qui est du rayon conduit à travers les nerfs optiques, il possède une essence de l’ordre du pneuma. Même par la première impulsion, le rayon atteint ce qui l’entoure, opérant une altération, il se répand sur la prochaine zone contiguë, et cela jusqu’à ce qu’il tombe sur un corps résistant57.

Ainsi, de même que le milieu intermédiaire est un outil pour la sensation, car il conduit jusqu’à l’organe des sens l’altération provoquée Némésius, De natura hominis, Morani 1987 : 56, 25-57, 6. Cf. Galien, De placitis Hippocratis et Platonis, De Lacy, 1978 : 7, 5, 5. 57 Némésius, De natura hominis, Morani 1987 : 58, 21-59, 7. 55 56

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

par l’objet sensible, de même, le nerf transmet cette altération jusqu’au cerveau, transformant ainsi l’impression sensible en une information d’ordre cognitif. Némésius attribue aux nerfs qui partent du cerveau la capacité de sentir pour tous les sens hormis l’odorat qui est selon lui, le résultat de l’activité directe du cerveau sans le concours des nerfs. Dans son traité, l’évêque d’Émèse s’attache aussi à décrire les différentes qualités perçues par chaque sens, et celles qui sont perçues par plusieurs sens à la fois. Une telle approche d’ordre scientifique et médical de la sensation n’est pas fréquente chez Maxime. Pour autant, l’intérêt et l’admiration pour le fonctionnement du corps humain, ainsi que pour ses relations avec l’âme et les facultés de connaissance, font partie d’une activité éminemment présente chez Maxime, qui est celle de la contemplation naturelle. Cette démarche, qui veut connaître le Créateur à travers l’étonnement que provoque dans l’intellect humain la contemplation des merveilles de la création, est très importante chez Grégoire de Nysse, en particulier dans son traité La création de l’homme, daté de 379. L’auteur y témoigne d’un grand intérêt pour les sciences, faisant allusion non seulement à la médecine et à l’anatomie, mais aussi à la cosmologie et à la musique, sans que cette culture profane doive être considérée comme le simple étalage d’un éclectisme humaniste. En effet, il s’agit vraiment pour lui, tant à travers l’analyse du fonctionnement de l’organisme humain, de sa stature, du langage ou du sommeil, que par l’étude de la question de la résurrection ou de la préexistence de l’âme, de percer le mystère de la nature humaine, de sa destinée et de sa relation avec Dieu. La question de la sensation est traitée à plusieurs reprises dans cet ouvrage de Grégoire de Nysse. L’unité fondamentale de la sensation au-delà de la variété des sens est très nettement affirmée : À proprement parler, il n’y a qu’une seule faculté, l’intellect qui est en nous et qui se répand à travers les sens pour percevoir les choses. C’est lui qui par les yeux contemple, qui par l’ouïe entend ce qui se dit : c’est lui qui aime ce qui le charme et écarte ce qui lui déplaît58.

Ainsi, le sujet qui agit dans l’activité de sentir est pour Grégoire l’intellect, le νοῦς, qu’il semble assimiler ici au sujet de la volonté et de la liberté, l’être humain en tant que personne libre, puisque l’activité de sentir débouche directement dans la pensée de Grégoire sur le discer Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 140A.

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3. Le contexte

nement permettant de choisir le bon et de s’écarter du mauvais, et de diriger ainsi son existence et son action. Le fait de qualifier la sensation comme une activité de l’intellect la place aussi chez Grégoire de Nysse, comme un élément médiateur entre la partie corporelle et la partie incorporelle de l’homme. En effet, ce dernier fait allusion aux trois sortes d’âme que sont l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme rationnelle, et il mentionne explicitement le fait que « la puissance des sens […] tient naturellement le milieu entre la substance intellectuelle et la matérielle. »59 Ce qui est tout à fait propre à la pensée de Grégoire de Nysse est sa perspective temporelle au sujet de l’acte créateur. Grégoire fait un parallèle entre l’ordre avec lequel sont créés les êtres dans le récit de la Genèse et cette hiérarchie de la vie exprimée dans les trois formes d’âme. Il existe une progression dans l’ordre de la création, puisque des créatures de plus en plus vivantes et de plus en plus conscientes apparaissent, et l’être humain vient couronner le tout, car il a une âme raisonnable. L’être humain a donc une fonction particulière au sein de la nature créée, puisqu’il concentre en un seul être les trois formes d’âme, et qu’il constitue en quelque sorte la perfection de l’œuvre divine. Or, au sein même de cette récapitulation des trois formes de la vie, la sensation joue le rôle intermédiaire. Cette même problématique sera reprise amplement chez Maxime. Une dernière observation vient compléter cette qualification de la sensation comme point de jonction entre la partie corporelle et la partie incorporelle de la nature humaine, il s’agit de la conscience. Grégoire attribue à la sensation la fonction de porter à l’esprit la conscience de l’homme tout entier, il affirme : « c’est par les sens que se fait l’union de l’intellect avec l’homme »60. De fait, ce passage se trouve dans le chapitre sur le sommeil. Or, lorsque l’homme est endormi, ses sens sont au repos, et il n’a pas non plus conscience de lui-même. Mais lorsqu’il s’éveille, il semble que ce soit la sensation du monde extérieur, comme la sensation de son propre corps comme un objet sensible, qui relie son intellect à une certaine conscience de soi comme un tout, corps, âme et intellect. Une description du phénomène même de la sensation n’est pas absente de l’œuvre de Grégoire. Ainsi, il tâche d’expliquer ainsi la vision : « Ce qui se passe dans les yeux présente un caractère aussi étrange : comme par les oreilles, l’intellect, par les yeux, saisit ce qui est extérieur au corps ; il tire à lui les images des choses visibles et reproduit en lui Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 145C. Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 168C.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

même les traits de ce qu’il voit. »61 La sensation semble se produire en deux temps. D’une part l’intellect attire l’image des choses extérieures, d’autre part, il semble, tel un peintre, reproduire en lui cette image. Il faut noter le caractère actif de la sensation pour Grégoire. Il n’est aucunement question d’impression, d’empreinte ou de passivité dans sa description, mais d’une capacité à saisir une image et à la reconstituer au dedans de soi. Grégoire semble fasciné par la capacité de l’intellect humain à classer, trier et reconstituer les informations qu’il a tirées du monde extérieur, de sorte que même si beaucoup d’images et de sons pénètrent en même temps dans l’intellect, celui-ci est capable de reconstituer l’ordre du monde extérieur. Pour lui, il semble que ce soit l’intellect qui constitue le facteur unifiant de la sensation. C’est le sujet conscient de lui-même qui sait exploiter les multiples données pénétrant en lui par les sens. Grégoire s’émerveille qu’un seul objet puisse être appréhendé par plusieurs sens, et qu’en même temps, plusieurs objets puissent être perçus par un seul sens62. Mais c’est la capacité unifiante et rationnelle de l’intellect, qu’il appelle « le carrefour de l’intellect » (ἡ κατὰ τὸν νοῦν εὐρυχωρία)63, qui peut faire l’unité entre les informations diverses, unité d’un objet à travers plusieurs sensations, unité d’une qualité sensible présente dans plusieurs objets. Cette unité fondamentale de l’intellect capable de centraliser la diversité des impressions sensibles est pour Grégoire un sujet d’admiration si essentiel, qu’il en fait l’argument principal pour montrer que la nature humaine est un mystère insaisissable, et que c’est justement parce qu’elle est l’image du Dieu au-delà de toute compréhension que nous ne pouvons la comprendre entièrement64. À travers cette brève évocation de quelques auteurs chrétiens, il apparaît que la question de la sensation est prise en considération par la tradition chrétienne, comme elle l’est par la tradition philosophique, comme un élément essentiel de la vie naturelle de l’être humain, tant pour ce qui concerne le fonctionnement physiologique des organes des sens, que la relation qui s’établit par le moyen de la faculté sensible entre l’intellect de l’homme et sa corporéité, ainsi qu’entre son âme et le monde sensible dans lequel l’être humain est inséré. Mais la sensation est aussi un sujet d’admiration, car elle reste un mystère difficile à expliquer, que ce Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 152C. Cf. Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 153A. 63 Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 153A. 64 Cf. Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 156A-B. 61 62

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3. Le contexte

soit sur le plan scientifique ou sur le plan philosophique. En effet, le lien qui unit dans l’homme le plan corporel et le plan spirituel est mis en valeur comme une réalité insaisissable dans laquelle se révèle de façon toute particulière la puissance du Dieu créateur. Pour ce qui est de l’influence de ces auteurs chez Maxime, il est vraisemblable que Grégoire de Nysse tout particulièrement soit présent à son esprit, d’autant plus que Maxime se réfère nommément à lui dans les Questions à Thalassios à propos de la question des passions65. 3.2.2. La doctrine des sens spirituels La deuxième partie de cet exposé au sujet de la sensation dans la tradition chrétienne concerne spécifiquement la doctrine des sens spirituels. En effet, certains auteurs chrétiens affirment que nous possédons, comme un pendant des cinq organes sensoriels, des sens attachés à la partie spirituelle de l’homme, c’est-à-dire, des facultés de connaissance nous rendant capables d’appréhender des réalités non corporelles de la même manière que nous percevons les êtres sensibles avec les sens corporels. Il est intéressant de mettre cette doctrine en relation avec les doctrines néoplatoniciennes affirmant qu’à chaque type d’âme correspond un corps ou un véhicule adapté. Ainsi, notre corps matériel ne serait pas notre unique corps, mais nous aurions aussi une forme de corps psychique, et encore un corps lumineux correspondant à notre âme sensitive et à notre âme rationnelle66. De plus, cette doctrine trouve manifestement son origine chez Origène, pour qui l’homme fut d’abord un être uniquement rationnel, les deux autres sortes d’âme lui ayant été allouées à la suite de sa chute. Le sens spirituel est donc pour lui le retour à la condition originelle de la connaissance humaine. Étant donné qu’Origène est avant tout un exégète, c’est pour interpréter les paroles de l’Écriture qu’il emploie cette notion, et l’objet du sens spirituel est le Logos. Le sens spirituel est la faculté par laquelle l’homme peut devenir participant du Logos : Un examen de la question fera dire : suivant le terme de l’Écriture, il existe une sorte de genre, un sens divin que le bienheureux trouve seul à présent, au dire de Salomon : « tu trouveras un sens divin ». Et ce sens comporte des espèces : la vue qui peut fixer les réalités supérieures des Cf. Q. Thal. 1, Laga-Steel 1980 : 8-9, Vinel 2010 : p. 154. Pour Origène, seul Dieu Trinité est dépourvu de corps, toutes les autres créatures, y compris les créatures rationnelles ont un corps. Cf.  Origène, De Principiis, Koetschau, II, 2, 2, p. 112. 65 66



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corps, dont font partie les Chérubins et les Séraphins ; l’ouïe percevant des sons dont la réalité n’est pas dans l’air, le goût pour savourer le pain descendu du ciel et donnant la vie au monde ; de même encore l’odorat, qui sent ces parfums dont parle Paul qui se dit être « pour Dieu la bonne odeur du Christ » ; le toucher grâce auquel Jean affirme avoir touché de ses mains « le Logos de vie »67.

De fait, dans cet extrait du Contra Celsum, Origène veut montrer au philosophe païen qu’il n’est pas dupe du fait que les visions des prophètes décrites dans la Bible ne sont pas des événements physiques et corporels, mais que par eux, le Logos s’adresse directement à l’intellect humain, et plus exactement à sa partie directrice68, le siège de la volonté. Il y a donc un enseignement du Logos qui pénètre l’intellect de l’homme sans nécessairement passer par les sens corporels. En effet, les réalités dont parlent les Écritures ne sont pas accessibles aux sens corporels, comme la présence des chérubins et des séraphins. Lorsque les prophètes ont des visions, ils doivent donc posséder une faculté de voir qui est d’un autre ordre que les sens du corps. En revanche, il est plus difficile de discerner si le parallélisme établi entre les cinq sens corporels et les cinq modes de perception du Logos est de l’ordre d’une métaphore qui viendrait prolonger le style concret et imagé des Écritures, ou bien si Origène considère l’existence d’une faculté de sensation propre à l’âme rationnelle également divisée en cinq de façon analogue aux sens corporels69. Dans le De Principiis, Origène semble identifier le sens spirituel avec l’intellect lui-même, dans le sens où il peut avoir une connaissance de Dieu comme une présence directe, et non par l’intermédiaire du monde sensible : À la disposition de chaque sens corporel est placée une substance appropriée vers laquelle est dirigée le sens corporel. Par exemple, la vue dispose des couleurs, de la figure, de la grandeur, l’ouïe des paroles et des sons, l’odorat des odeurs bonnes ou mauvaises, le goût des saveurs, le toucher Origène, Contra Celsum, Borret éd., SC no 132, 1967, 1, 48, 27-39. Cf. Origène, Contra Celsum, Borret, SC no 132, 1967, 1, 48, 16. 69 Sur la distinction entre métaphore et analogie, cf. M. J. McInroy, « Origen of Alexandria » in P. Gavrilyuk, et S. coakley, The spiritual senses, Perceiving God in Western Christianity, Cambridge University Press, 2012, p. 20-35. L’auteur semble opter pour la coexistence dans l’œuvre d’Origène d’une conception métaphorique du sens spirituel avec celle qui en fait une faculté analogue à la faculté sensible liée aux organes corporels. 67 68

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3. Le contexte

des choses chaudes et froides, dures ou molles, rugueuses ou lisses. Il est clair pour tout le monde que le sens intellectuel est de loin supérieur aux sens dont nous venons de parler. Ne serait-il donc pas absurde que des substances soient proposées à l’activité de ces sens, qui sont inférieurs, mais qu’aucune substance absolument ne soit proposée à cette faculté, qui est supérieure, à savoir, le sens intellectuel, et que la faculté de la nature intellectuelle soit liée aux corps comme un accident et une conséquence ? Ceux qui le disent avancent cette idée assurément au mépris de la substance qui, en eux aussi, est supérieure ; bien plus, l’insulte retombe sur Dieu lui-même, s’ils pensent qu’il peut être compris par la nature corporelle ; car pour eux aussi sans doute, ce qui peut être compris ou saisi par un corps est aussi un corps ; et ils refusent de concevoir l’affinité qui existe entre l’intelligence et Dieu, dont l’intelligence est l’image intellectuelle, intelligence qui pour cette raison peut saisir quelque chose de la nature divine, surtout si elle est purifiée et séparée de la matière corporelle70.

De même que les sens corporels ont un objet de connaissance qui leur correspond, de même, l’objet de l’intellect est Dieu lui-même, à cause de la parenté originelle de l’âme rationnelle avec Dieu. De plus, il semble que le sens de l’intellect, de par sa supériorité, soit premier par rapport aux sens corporels, et que la condition corporelle de l’homme ne l’ait pas privé de ce mode de connaissance originel. En effet, ce qui, de fait, est accidentel pour Origène est la condition corporelle de l’être humain. Cette anthropologie se place donc dans une perspective assez opposée au courant qui considère la sensation corporelle comme une voie d’accès à Dieu par l’émerveillement devant la beauté de la Création. Au contraire, le sens intellectuel ou sens spirituel qui a Dieu comme objet sans passer par l’intermédiaire des sens du corps semble constituer pour Origène la véritable faculté de sentir, l’autre ayant été surajoutée de façon accidentelle. L’homme accède donc à la connaissance de Dieu plutôt par le renoncement à l’activité sensible corporelle au profit de la connaissance intellectuelle, que par son exercice. Il est intéressant de rapprocher ce point de vue des doctrines néoplatoniciennes. Pour Plotin également, les âmes sont issues du monde intelligible et sont descendues dans le monde corporel. La faculté de sentir liée au corps trouve son origine dans la nature intelligible de l’âme qui s’est adaptée à son état lié au corps. C’est ainsi que la sensation est une dans son origine, mais « devient divisible dans les corps », tout Origène, De Principiis, Koetschau : I, 1, 7, p. 24.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

en restant une dans son essence : « Puisque la faculté de sentir s’exerce toute et partout, c’est qu’elle arrive à se diviser ; si elle est partout, c’est, pourrait-on dire, parce qu’elle est à l’état de division ; pourtant, puisque partout elle se manifeste tout entière, on ne peut absolument pas dire qu’elle se trouve divisée, mais seulement qu’elle « devient divisible dans les corps. » »71 Dans le monde intelligible, ces divisions ne sont pas nécessaires, car les âmes ont « là-haut » un type de corps parfaitement pur qui exprime et transmet parfaitement et de façon indivisible la capacité de l’âme à penser et à connaître : « là-haut, tout corps est pur, chacun est comme un œil (ἐκεῖ δὲ καθαρὸν πᾶν τὸ σῶμα καὶ οἷον ὀφθαλμὸς ἔκαστος) ; rien n’est caché ni simulé. »72 Peut-être est-il plus judicieux, pour comprendre la pensée d’Origène, de penser les sensations corporelles comme une adaptation du sens de l’intellect à la condition corporelle, plutôt que de penser le sens intellectuel comme une réplique des cinq sens. Cette unité fondamentale entre la sensation de l’âme irrationnelle liée au corps et celle de l’intellect est présente chez de nombreux auteurs à la suite d’Origène, et sera progressivement plus ou moins détachée des éléments platoniciens difficilement compatibles avec le christianisme qui sont encore supposés dans la pensée d’Origène, c’est-à-dire surtout la doctrine de la préexistence des âmes rationnelles. Une telle approche de la question du sens spirituel met en lumière l’importance de la question du statut de la sensation corporelle. Est-elle une faculté surajoutée à la nature intellectuelle de l’âme ? Joue-telle un rôle elle aussi dans le cheminement vers la connaissance du divin ? Parmi les auteurs souvent cités comme ayant traité du thème des sens spirituels se trouve également Grégoire de Nysse, qui prend à son compte le symbolisme des sensations présent chez Origène notamment dans son commentaire du Cantique des Cantiques. Grégoire de Nysse y cite abondamment la diversité des sensations, la vue, les parfums, le goût, tout en leur donnant une signification allégorique portant sur le progrès spirituel de l’âme et son accession à l’union avec Dieu. Cependant, une question différencie les deux auteurs, qui est celle de l’incompréhensibilité de Dieu. Autant Origène affirme manifestement que Dieu est l’objet naturel de connaissance de l’intellect, ou du moins que celui-ci « peut saisir quelque chose de la nature divine »73, autant pour Plotin, Enneas IV, Henry et Schwyster 1959 : 3, 19, 11-15. Plotin, Enneas IV, Henry et Schwyster 1959 : 3, 18, 20-21. 73 Cf.  Le passage du De Principiis cité plus haut : Origène, De Principiis, Koetschau : I, 1, 7, p. 24. 71 72

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3. Le contexte

Grégoire de Nysse, Dieu est radicalement inaccessible, complètement hors de portée des facultés humaines. C’est pourquoi la fiancée du Cantique ne voit pas l’or pur de la divinité, mais elle saisit un certain parfum de celui qu’elle ne peut saisir en tant que tel. La perception de ce parfum pourrait donc signifier qu’elle acquiert une certaine connaissance de Dieu à partir des effets que sa présence a produit dans sa propre âme. Cette interprétation paraît plausible à partir du commentaire de Grégoire de Nysse au sujet de la phrase du Cantique « Mon nard a donné son odeur » (Ct 1, 12) : À travers ces mots, le texte, nous semble-t-il, nous donne cet enseignement : la réalité, ce qui se trouve au-dessus de tout état, de toute constitution terrestre, est inaccessible, impalpable, incompréhensible, et le parfum que distille en nous la pureté des vertus nous parvient à la place de la réalité. Il imite, par la pureté qui est la sienne, ce qui est pur par nature, par sa bonté, le bon, par son incorruptibilité, l’incorruptible, par son immuabilité, l’immuable. […] Si, après avoir cueilli toute fleur parfumée ou tout aromate dans les différents prés de vertu, après avoir imprégné toute sa vie de parfums grâce à la bonne odeur des actes vertueux, on devient absolument parfait, on n’est pas cependant de nature à pouvoir contempler le Dieu Verbe lui-même, non plus que le disque solaire ; mais c’est en soi-même, comme dans un miroir, que l’on regarde le soleil (καθάπερ ἐν κατόπτρῳ βλέπει τὸν ἥλιον)74.

Par nature, l’âme ne peut donc contempler Dieu, mais elle perçoit en elle comme dans un miroir (κάτοπτρον) une image de sa beauté. Le sens spirituel ne peut donc avoir Dieu directement comme objet, mais, dans la nuit provoquée par l’excès de lumière, il saisit un parfum, en saisissant les effets de la grâce, il voit une ombre des qualités divines, la bonté, l’incorruptibilité, l’immuabilité, qui s’est inscrite dans l’âme. Ainsi, ce sens spirituel n’est pas véritablement une faculté différente des facultés de connaissance dont l’exercice est le lieu commun de notre existence terrestre. Le sens spirituel semble ici se référer à l’intellect de l’homme dans sa faculté de conscience de soi-même. Le passage à un exercice plus « spirituel » du sens résulte d’une purification opérée par les vertus. Le sens spirituel semble donc pouvoir être défini comme l’intellect lorsqu’il a été rendu parfait par les vertus et rendu semblable à Dieu par la présence en lui du Verbe qui le rend conforme à son image. Grégoire de Nysse, In Canticum Canticorum, Langerbeck 1960 : 6, 89, 15-6, 90, 12. 74

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Ainsi, si Grégoire de Nysse emploie la notion de sens spirituel, ce dernier ne semble pas devoir être mis en opposition avec la sensation liée aux organes corporels, dont nous avons constaté qu’elle était intimement unie à l’intellect, c’est-à-dire plus précisément à la partie directrice de l’âme. L’expression « sens spirituel » semble donc plutôt se référer à un état de la nature humaine rendu parfait par l’exercice des vertus, avec toutes les facultés qui sont les siennes, et rendu participant aux biens de la divinité. Sur ce point, Grégoire de Nysse se révèle tout particulièrement une source d’inspiration pour Maxime. Ainsi, la question des sens spirituels contient implicitement celle du statut des sens corporels. L’homme a-t-il besoin de la sensation liée au corps pour progresser vers l’union à Dieu, ou bien celle-ci doit-elle être considérée comme un obstacle ? Dieu est-il accessible à l’intellect comme son objet naturel de connaissance, ou bien ne se révèle-t-il qu’à travers la médiation du monde extérieur et de la connaissance de soi, par le moyen de l’ensemble complexe des différentes facultés humaines ? Que révèle l’analogie entre sens corporel et sens spirituel des relations entre la faculté de l’intellect et celle de la sensation ? Diadoque, évêque de Photicée au ve siècle semble opposer de manière assez radicale le sens corporel et le sens spirituel : De même que les sens corporels (αἱ τοῦ σώματος αἰσθήσεις) nous attirent avec une sorte de violence vers ce qui nous paraît beau, de même le sens intellectuel (ἡ τοῦ νοῦ [αἵσθησις]) a coutume de nous guider vers les biens invisibles, lorsqu’il a goûté la bonté divine. Car chaque chose aspire de toute manière à ce qui lui est directement apparenté : l’âme, qui est incorporelle, aux biens célestes ; le corps, qui est limon, à la nourriture terrestre. Nous arriverons donc sans erreur à une expérience du sens immatériel, si, par nos travaux, nous exténuons la matière75.

Ce passage semble proposer une anthropologie fondamentalement duelle et témoignant d’une certaine opposition entre le corps et l’âme, la partie matérielle et la partie immatérielle de l’homme. Le problème de la sensation y est presque identifié avec celui du désir, de l’attirance et des aspirations respectivement de l’âme et du corps. En effet, Diadoque considère souvent le sens comme la faculté de discerner ce qui est bon et ce qui est mauvais, ou plutôt, ce qui est un objet d’attirance ou de répulsion. Plutôt que de déconsidérer les sens corporels, que par ailleurs Diadoque de Photicée, Capita centum de perfectione spirituali 24, Rutherford, 2000. 75

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3. Le contexte

il qualifie d’infaillibles dans leur domaine76, Diadoque semble mettre en garde l’homme contre le fait que les besoins de son corps, besoins de nourriture terrestre, peuvent aveugler le sens et le coller à la matière. En effet Diadoque se situe tout à fait dans la lignée de pensée qui affirme l’unicité originelle de la sensation, qui s’adapte à la condition corporelle de l’homme en se divisant conformément au caractère divisible de la matière77. Cependant, il fait remonter la division entre le sens intellectuel et le sens corporel à la désobéissance d’Adam. Ce point apparaît comme important au regard de la pensée de Maxime par la suite. En effet, l’idée de Diadoque n’est en aucune façon l’affirmation que la réalité du corps humain ne serait survenue qu’après le péché d’Adam, comme si la condition corporelle, et les organes sensoriels impliquant la division du sens qui vont avec, devaient être considérés comme une conséquence du péché. Ceci serait une forme extrême de l’origénisme, qui n’est pas la pensée de Diadoque. Donc la conséquence du péché n’est pas l’état naturel de la sensation corporelle, mais le fait que celle-ci s’oppose au sens intellectuel en portant l’homme à désirer les biens matériels de façon irrationnelle : Cependant, à cause de la chute entraînée dans l’intellect par la désobéissance, le sens se trouve divisé selon les mouvements de l’âme elle-même ; c’est pourquoi une partie suit l’élément passionnel, et en conséquence nous sentons avec plaisir les agréments de la vie ; mais l’autre partie jouit souvent du mouvement raisonnable et intelligent, et, en conséquence, quand nous sommes sages, notre intellect aspire à s’élancer vers les beautés célestes78.

Ainsi, manifestement, cette opposition née à l’intérieur de la nature humaine à la suite du péché, n’est pas tant celle de l’âme et du corps que celle de la raison et de la passion, qui se manifeste par le caractère déraisonnable des désirs corporels. La suite du passage vient confirmer cette interprétation, puisque Diadoque y affirme que la présence du Cf.  Diadoque de Photicée, Capita centum de perfectione spirituali 30, Rutherford, 2000 : « […] de la même façon que par notre sens corporel du goût, lorsque nous allons bien, nous discernons sans erreur le bon du mauvais […] » 77 Cf.  Diadoque de Photicée, Capita centum de perfectione spirituali 29, Rutherford, 2000 : « Il n’y a, comme je l’ai dit, qu’un sens naturel de l’âme, car il est entendu, une fois pour toutes, que les cinq sens se différencient d’après les besoins de notre corps. » 78 Diadoque de Photicée, Capita centum de perfectione spirituali 29, Rutherford, 2000. 76

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Saint-Esprit permet au croyant de retrouver l’unicité originelle du sens, et donc d’orienter aussi ses affections corporelles dans la perspective de la recherche de la beauté divine : « Si donc nous acquérons la ferme habitude de mépriser les biens de ce monde, nous pourrons unir même l’appétit terrestre de notre âme à ses dispositions rationnelles par la communication du Saint-Esprit qui règle cela pour nous. »79 Lorsque l’unité du sens est rétablie, c’est alors que l’âme est en mesure de connaître la bonté de Dieu par expérience. Et Diadoque emploie volontiers le vocabulaire des sens, notamment le sens du goût, pour décrire cette expérience, et tout particulièrement l’inhabitation de l’Esprit-Saint dans l’âme. Ce goût de Dieu n’est pas réservé à l’expérience ultime de l’âme arrivée à la perfection, mais se manifeste dès le commencement du chemin de la vertu : « Ainsi, dans les débuts du progrès, si nous nous éprenons avec ferveur de la vertu de Dieu, le Saint-Esprit fait goûter à l’âme en un sentiment total de plénitude la douceur de Dieu, (Γεύει μὲν οὖν τὸ ἅγιον πνεῦμα ἐν ἀρχαῖς τῆς προκοπῆς, εἴπερ θερμῶς ἐραθῶμεν τῆς ἀρετῆς τοῦ θεοῦ, τὴν ψυχὴν ἐν πάσῃ αἰσθήσει καὶ πληροφορίᾳ τῆς γλυκύτητος τοῦ θεοῦ) pour que l’intellect puisse savoir d’une science exacte quel prix doit couronner les travaux de la sainteté. »80 Ainsi, la dialectique entre sens corporel et sens spirituel n’est pas la manifestation d’un conflit originel appartenant à la nature de l’homme, mais plutôt le résultat d’une division non conforme à la nature qui résulte du péché. La vie dans la grâce rétablit l’unité naturelle entre le sens spirituel et le sens corporel. Ce lien établi entre la question ascétique d’une part, et la polarité entre sens corporel et sens intellectuel d’autre part, est également un point fondamental de la notion de sensation chez Maxime. Sans doute Diadoque et Maxime ont en commun une source de prédilection qui est l’œuvre d’Évagre le Pontique. 3.2.3. La sensation chez Évagre le Pontique Dans les Questions à Thalassios, Maxime laisse apparaître beaucoup de réminiscences de l’œuvre d’Évagre. Originaire de Cappadoce, et formé par les grands maîtres cappadociens Basile de Césarée et Grégoire de Naziance, Évagre est devenu moine sous l’influence de Mélanie l’Ancienne lors d’un séjour au monastère du Mont des Oliviers à Jérusalem, 79 Diadoque de Photicée, Capita centum de perfectione spirituali 29, Rutherford, 2000. 80 Diadoque de Photicée, Capita centum de perfectione spirituali 90, Rutherford, 2000.

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3. Le contexte

puis s’établit définitivement dans le désert d’Égypte. Il a mis à profit sa grande culture pour devenir l’un des principaux théoriciens de la vie monastique. Avant tout, Évagre a théorisé le combat spirituel qui est l’œuvre du moine par excellence, en tant que combat contre les mauvaises pensées. Mais il a aussi écrit une œuvre concernant les sujets cosmologiques et métaphysiques, les kephalaia gnostika, qui ne semble pas étrangère à Maxime. Cet écrit fut censuré par la tradition, le texte grec ayant été perdu, car il propose une protologie, une eschatologie et une christologie de tendance origéniste. 1. La sensation dans le combat spirituel. Pour Évagre, comme ce fut le cas pour Antoine père des moines d’Égypte, la tâche de la vie monastique est un rude combat contre le mal, personnifié dans un combat contre les démons, mené au nom de toute l’humanité. La doctrine d’Évagre montre que l’anachorète, ayant quitté le monde, c’est-à-dire l’ensemble des affaires matérielles qui occupent la vie des hommes, comme la nécessité de fonder une famille, de gagner sa vie, et d’avoir une situation dans la société humaine, se retrouve seul face à ses propres pensées, et c’est donc justement sa conscience, avec toutes les représentations et les raisonnements qui l’habitent, qui est l’arène de son combat. Or, dans un premier temps, les représentations (νόημα) qui habitent l’intellect humain proviennent de la sensation des objets extérieurs. Dans le processus de l’activité sensible, l’intellect conserve en lui la forme de l’objet contemplé comme une empreinte (τύπος) : Il faut commencer par dire comment l’intellect par nature reçoit les représentations de tous les objets sensibles et une empreinte conforme à eux par l’intermédiaire de l’instrument qu’est notre corps. Quelle que soit la forme de l’objet, telle sera nécessairement aussi l’image que reçoit l’intellect ; de là vient que les représentations des objets sont appelées des copies, puisqu’elles conservent la même forme qu’eux81.

Évagre montre comment le principe même de l’ascèse de l’anachorète, de son accomplissement de la pratique, c’est-à-dire de l’acquisition de l’impassibilité (ἀπάθεια), condition nécessaire à la connaissance de Dieu, consiste dans l’attitude prise par l’intellect par rapport à ces images des objets sensibles qui restent marquées en lui. En effet, ces images sont le Évagre, Sur les pensées, 25, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, p. 240. 81

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matériau avec lequel l’imagination construit des situations imaginaires sous l’emprise des passions, et pouvant conduire l’être humain au mal. Ainsi, l’image même de son propre corps est nécessaire pour imaginer toutes sortes de situations provoquant le désir ou la crainte : C’est alors avec cette figure que notre intellect fait tout intérieurement, qu’il s’assied, marche, donne et reçoit en pensée. Il fait et dit tout ce qu’il veut, grâce à la vitesse des représentations : tantôt il retient la figure de son propre corps et tend la main pour recevoir ce qu’on lui donne, tantôt il a délaissé cette figure et revêtu rapidement la forme du prochain, comme s’il donnait quelque chose de ses propres mains. […] Or sans cette figure, un intellect ne commettrait jamais l’adultère, puisqu’il est incorporel et qu’il ne peut s’approcher d’un objet sensible sans représentations de cette sorte : là est la faute82.

Ainsi les représentations et surtout la relation que l’anachorète entretient avec elles, sont la matière même du combat spirituel, car c’est par leur intermédiaire que naît dans l’intellect la mauvaise pensée de l’avarice ou celle de la luxure, grâce à l’imagination de situations possibles à partir d’images sensibles combinées dans l’âme au gré de son désir passionné. De plus, la forme de l’objet sensible est le moyen utilisé par les démons pour opérer des tentations dans l’intellect de l’anachorète. Pour Évagre l’action des démons a nécessairement un aspect matériel, soit qu’ils agissent directement sur le corps de l’homme, soit qu’ils provoquent des imaginations à partir des objets sensibles, et en faveur de l’acquisition de biens sensibles, que ce soit à l’état de veille, où dans les rêves de celui qu’ils tentent. Ainsi, par exemple, se manifestent les ruses du démon, qui ne présentent pas directement à un moine sujet à la colère l’objet même risquant de provoquer son irritation, mais excitent son intellect pendant la nuit par des visions de combat contre des serpents et des bêtes sauvages, afin que le lendemain, à l’état de veille il succombe à la passion de la colère83. Évagre indique deux moyens pour remédier à l’influence des images des objets sensibles agitées par les démons dans l’intellect. Le premier est la garde (φυλακή) des pensées. Le travail du moine sera de surveiller étroitement ses pensées, afin de ne pas être entraîné 82 Évagre, Sur les pensées, 41, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, p. 242. 83 Cf. Évagre, Sur les pensées, 27, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, p. 248.

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3. Le contexte

par elles dans les fantasmagories de l’imagination qui peuvent survenir avec une très grande rapidité, mais de les garder sous la maîtrise de sa volonté, que suggère l’image du berger gardant son troupeau. Pour cela, le discernement est nécessaire. En effet, les représentations sensibles en elles-mêmes n’ont rien de mauvais, étant parfaitement naturelles. Mais elles deviennent mauvaises lorsqu’elles sont mêlées de passion. Le berger doit donc garder les brebis, les simples pensées des choses, à l’abri des manipulations des démons, et chasser vigoureusement les loups, qui sont les représentations investies par les passions84. La garde des pensées est associée à l’ascèse corporelle, c’est-à-dire le jeûne et la veille. En effet l’activité de la partie irrationnelle de l’âme constituée des facultés du désir et de l’ardeur, qui est le lieu où naissent les passions, est intimement liée à l’équilibre du corps. Le deuxième moyen proposé par Évagre pour combattre les représentations mauvaises consiste à remplacer la représentation mauvaise par une bonne, tout d’abord, et ensuite à remplacer les représentations les plus corporéiformes et proches du sensible, par des représentations plus élevées et plus éloignées des corps. Évagre se fonde sur l’idée stoïcienne selon laquelle deux représentations ne peuvent subsister au même moment dans l’intellect. En effet, si une image est imprimée sur une surface de cire, il faudra qu’elle soit effacée pour laisser apparaître une autre image85. Ainsi, l’anachorète doit donc s’efforcer de remplacer toute représentation passionnée qui occupe son intellect par une représentation bonne, mais aussi dans un second temps, par une représentation plus éloignée du sensible. En effet, Évagre affirme qu’il existe deux sortes de représentations : celles qui sont directement issues du sensible laissent une empreinte dans l’intellect qui reproduit la forme du sensible. Mais celles qui concernent les principes des êtres, leurs raisons ou logoi ne laissent pas d’empreinte dans l’âme qui imite la forme du sensible, de même pour celles qui concernent les réalités incorporelles. Ainsi, le labeur de l’anachorète sera la délivrance progressive de l’intellect à l’égard de toutes les pensées des êtres sensibles, pour se garder libre de toute empreinte et pouvoir ainsi accéder à la prière pure. En effet, la prière nécessite cette liberté de l’intellect dégagé de toute empreinte matérielle, qui pour Évagre constitue un obstacle à la connaissance de Dieu, laquelle n’imprime aucune figure ni aucune imagination dans l’intellect. 84 Cf. Évagre, Sur les pensées, 17, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, p. 210-212. 85 Cette opinion est attribuée à Cléanthe. Cf. Évagre, Sur les pensées, Introduction, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, p. 24-25.

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L’anachorète doit donc se disposer à la prière en remplaçant toute représentation corporéiforme par des représentations laissant l’intellect libre de toute figure corporelle86. 2. Le statut de la sensation dans l’Économie de l’existence humaine Les œuvres d’Évagre conservées en grec et tolérées dans les milieux monastiques après le rejet des thèses origénistes concernent essentiellement la partie pratique de l’enseignement d’Évagre, c’est-à-dire les conseils portant sur l’ascèse et le combat spirituel, et peu ses idées sur l’origine et la fin de l’existence humaine qui sont exposées de façon assez hermétique dans les kephalaia gnostica conservés en syriaque. Mais le fait est que cette œuvre censurée semble avoir eu de l’influence, notamment sur l’œuvre de Maxime lui-même. La question de la sensation y est particulièrement présente. Évagre y professe manifestement la préexistence de l’âme humaine en tant qu’âme rationnelle, et sa chute dans la condition corporelle suite à une mystérieuse satiété de la vision de Dieu. Cependant, il ne faudrait pas commettre l’erreur d’en conclure qu’Évagre dénigre cette condition corporelle. Au contraire, celle-ci n’est en rien une punition, ni même un pis-aller. Elle est le moyen choisi par la miséricorde et la providence divines pour accorder à l’âme rationnelle la possibilité de retrouver son état originel de béatitude. La condition corporelle de l’homme est donc avant tout le lieu de la pédagogie de Dieu, dans lequel l’être humain apprend à retrouver la connaissance perdue87. Aussi, la sensation, en tant que premier degré de la connaissance dans la situation présente de l’homme liée à un corps, est-elle une étape indispensable de cette pédagogie. Les sens sont comme des fenêtres qui ouvrent l’intellect uni au corps à la connaissance du monde sensible88. De la simple sensation des êtres, l’homme qui désire la connaissance est appelé à passer à leur contemplation. Cette acquisition de la contemplation des êtres est le couronnement de la partie pratique de la vie humaine, elle est accordée à l’intellect devenu impassible. Le progrès de l’homme qui accède à la contemplation des êtres est tel que les dé-

Cf. Évagre, Sur les pensées, 41, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, p. 290-296. 87 Cf.  A. Guillaumont, Les « Kephalaia gnostica » et l’histoire de l’origénisme chez les Grecs et chez les Syriens, Paris, Seuil, 1962, p. 66-67. 88 Cf. Évagre, Kephalaia gnostica IV, 68, A. Guillaumont éd., p. 167. 86

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3. Le contexte

mons essaient d’empêcher toute sensation, pour que la contemplation devienne inaccessible : Les démons l’emportent sur l’âme, quand les passions se multiplient, et ils rendent l’homme insensible, en éteignant les puissances de ses organes des sens, pour qu’il ne perçoive absolument pas l’une des belles causes qui sont pour lui sa vie, laquelle, quand il la percevra, le tirera comme d’un puits bas89.

Ainsi, la contemplation des êtres apparaît comme la capacité de remonter, à partir de la perception sensible, jusqu’à une cause des êtres contemplés, cause qui est pour l’homme comme une vie, et une lumière le tirant de l’obscurité. De fait, en contemplant les êtres du monde, l’homme contemple le miroir de la sagesse divine : « Celui qui voit le Créateur d’après l’harmonie des êtres, ce n’est pas ce qu’est sa nature qu’il connaît, mais il connaît sa sagesse, avec laquelle il a fait toute chose. »90 Cette contemplation rend l’intellect apparenté à la lumière. En effet, ayant acquis l’impassibilité, comme nous l’avons vu, l’intellect ne reçoit plus l’empreinte corporelle des êtres, et n’est pas aveuglé par les passions. Mais il devient semblable à un miroir pur, parce qu’il contemple les causes des êtres : « le nous qui s’est dépouillé des passions devient tout entier comme la lumière, parce qu’il est éclairé par la contemplation des êtres. »91 Ainsi, la sensation humaine fait intégralement partie du projet pédagogique de Dieu qui veut amener l’homme à partir de la perception des êtres sensibles, jusqu’à la perception illuminatrice de la sagesse divine dans la création. Cependant, la contemplation des êtres est aussi une étape conduisant l’intellect vers une connaissance supérieure : « le terme de la science des natures est la science de l’unité simple »92. Le gnostique abandonne ensuite la diversité des natures créées pour contempler Dieu dans son unité, connaissance qui est l’état originel et final de l’homme, et appelée par Évagre science de l’Unité ou science de la Trinité. Évagre compare volontiers cette connaissance ultime à la vision, en opposition au discours et au raisonnement : « La science de Dieu a besoin non d’une âme dialecticienne mais d’une âme voyante »93. La vision suggère l’immé 91 92 93 89 90

Évagre, Kephalaia gnostica IV, 85, A. Guillaumont éd., p. 172. Évagre, Kephalaia gnostica V, 51, A. Guillaumont éd., p. 199. Évagre, Kephalaia gnostica V, 15, A. Guillaumont éd., p. 183. Évagre, Kephalaia gnostica I, 71, A. Guillaumont éd., p. 50. Évagre, Kephalaia gnostica IV, 90, A. Guillaumont éd., p. 175.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

diateté d’une expérience, qui est tout autre chose que la compréhension d’une doctrine. En effet, Évagre, s’il use beaucoup de la métaphore de la lumière, fait également état du caractère incompréhensible de la nature divine, et même d’une certaine expérience nocturne au temps de la prière94. Enfin, Évagre utilise amplement la notion de sens spirituels. Il distingue nettement les cinq sens de l’intellect dans le passage suivant : Le nous aussi possède cinq sens spirituels, avec lesquels il sent les matières qui lui sont apparentées. La vue lui montre les objets intelligibles nûment ; avec l’ouïe il reçoit les logoi qui les concernent, de l’odeur qui est étrangère à toute fraude, l’odorat se délecte, et la bouche reçoit de la saveur de ceux-là ; par le moyen du toucher il est confirmé, en saisissant la démonstration exacte des objets95.

La connaissance attribuée aux cinq sens spirituels semble se référer à la connaissance par l’intellect des objets intelligibles, c’est-à-dire des êtres incorporels. Mais il ne peut s’agir de la connaissance ultime de Dieu. Le texte, en effet, fait référence à des objets possédant des logoi. Il s’agit donc de la contemplation d’êtres créés mais d’une nature semblable à l’intellect, et non pas des êtres sensibles. Pour la connaissance ultime de Dieu, il semble que les cinq sens de l’intellect soient ramassés en un seul sens, en l’occurrence celui de la vision. En effet, s’il s’agit de contempler l’unité indivisible, il paraît logique que le sens qui le contemple devienne lui-même un et indivisible. En définitive, Maxime apparaît comme tributaire d’Évagre sur bien des points, et tout particulièrement sur le rôle de la sensation dans le combat spirituel, et l’analyse du lien qui s’installe dans l’homme soumis au mal entre sensation et passion, mais aussi sur la fonction pédagogique de la contemplation naturelle, et le rôle médiateur qu’elle joue entre la pratique et la science de Dieu. Conclusion Pour récapituler cette présentation de la question de la sensation à l’époque de Maxime, il est possible de poser deux problématiques principales.

Cf. Évagre, Kephalaia gnostica V, 42, A. Guillaumont éd., p. 195. Évagre, Kephalaia gnostica II, 35, A. Guillaumont éd., p. 75.

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3. Le contexte

La première concerne l’unité et la diversité de la sensation, et plus largement de la connaissance humaine. Cette question se retrouve à plusieurs niveaux. Elle concerne aussi bien le rapport entre le sens propre et le sens commun, que le rapport entre la connaissance de la forme sensible et celle de la forme rationnelle, et la question de l’unité de la connaissance par rapport à la divisibilité des corps sensibles. Plus largement, la problématique de l’unité de la connaissance s’élargit à celle de l’unité de la nature humaine, et tout particulièrement en ce qui concerne sa part intellectuelle et sa part sensible. La deuxième est celle du rôle attribué à la sensation dans le progrès de l’homme vers la connaissance de Dieu. D’une part, l’activité sensible est le lieu d’un combat ascétique. Elle doit être purifiée de toute collusion avec les passions mauvaises. D’autre part, elle est aussi la condition de possibilité de la connaissance de Dieu à travers la beauté des créatures, et possède donc un rôle pédagogique irremplaçable. Ces deux problématiques sont aussi celles de Maxime dans les Questions à Thalassios. Le moine byzantin se situe donc dans la lignée des auteurs qui l’ont précédé, tant dans le domaine de la philosophie que dans le champ proprement chrétien. Son œuvre apparaît même comme une synthèse de tous ces apports, mais réalisée de façon très personnelle. Maxime apporte en effet une vision très unifiée de la question, dans laquelle les points de tensions sont souvent résolus et articulés dans une perspective plus large.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS : EXAMEN DES MATÉRIAUX

4.1. Présentation générale 4.1.1 Présentation des Questions à Thalassios Les Questions à Thalassios sont l’une des deux œuvres majeures de Maxime le Confesseur, avec les Ambigua. Elles auraient été rédigées lors de son premier séjour en Afrique dans les années 630-634. Thalassios était prêtre et higoumène d’un monastère de Libye. À la lecture des trois lettres conservées de Maxime à Thalassios, il apparaît que ce dernier était l’ami et le disciple de Maxime, et qu’il lui avait offert ponctuellement son hospitalité. Mais il n’était pas à demeure chez lui, car lors de son exil en Afrique, Maxime s’était installé près de Carthage. Le titre des Questions à Thalassios peut prêter à confusion. C’est en effet Thalassios qui a l’initiative de poser à Maxime des questions sur certains passages obscurs des Écritures, au total 65 questions. La longueur des réponses est très variée, et il est difficile de déceler une composition ou un plan dans l’ordre général des questions, si ce n’est que les dernières réponses ont tendance à être plus touffues, et que certaines questions peuvent manifestement être regroupées en petites séries1. En revanche, la doctrine spirituelle qui est contenue dans ces réponses se révèle comme assez unifiée et homogène. 1 Par exemple, les questions 38 à 41 sont consacrées à des études sur les nombres, les sept frères dans l’Évangile de Matthieu, les six jarres d’eau des noces de Cana et les cinq maris de la Samaritaine. Les questions 48 à 53 et 54 à 56 traitent, respectivement, de passages suivis du deuxième livre des Chroniques et du premier livre d’Esdras. Cf. St. Maximos the Confessor, On Difficulties in Sacred Scripture : the Responses to Thalassios, M. Constas éd., The catholic University of Amerika Press, Washington, The Fathers of the Church 136, 2018, Introduction, p. 15-18.

LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Le genre littéraire des questions-réponses, également appelé erotapokriseis2, est un genre très répandu dans l’antiquité tardive, et très prisé par Maxime lui-même, puisque d’autres de ses plus importants ouvrages comme les Ambigua et les Questiones et dubia sont rédigés sur le même modèle. Ce genre littéraire a ses origines dans la littérature grecque classique et il est utilisé dans tous les domaines du savoir : médecine, grammaire, philosophie, théologie, droit. Il consiste à classer le savoir en des questions numérotées, et à reproduire la forme du dialogue pédagogique qui a lieu dans les écoles. Cette forme littéraire met en lumière une certaine attitude par rapport à la science : le désir de résoudre des énigmes, des apories, dans le cadre d’une discussion où plusieurs point de vue peuvent être exposés, et d’une transmission du savoir de maître à disciple. Ceci est tout à fait clair dans notre œuvre, où tous ces éléments sont bien présents : l’intention pédagogique, la force de la relation entre maître et disciple, mais aussi le goût de la recherche spéculative et la confrontation entre une multiplicité d’interprétations et de réponses possibles. Les Questions à Thalassios sont une œuvre consacrée à la lecture de l’Écriture. Il convient donc de présenter ici brièvement le type d’exégèse que Maxime y déploie3. Il faut en premier lieu mentionner le fait que l’Écriture tient une place absolument centrale dans la pensée du moine byzantin. De fait, la tradition monastique dans son ensemble institue la vie quotidienne des moines comme une rumination constante de l’Écriture, et Maxime se situe dans cette tradition. Il se montre aussi l’héritier de l’école d’exégèse alexandrine, plus particulièrement représentée par Origène, par le procédé de l’anagogie qui préside à l’ensemble du processus de l’interprétation. Il s’agit de remonter à partir du sens littéral vers la contemplation d’un sens caché qui en est le fondement. Le texte biblique possède donc plusieurs niveaux d’interprétation, et le lecteur doit passer de la compréhension immédiate du texte à une connaissance spirituelle du mystère qui s’y révèle.

2 Sur le sujet, cf.  A.  Volgers et C.  Zamagni, Erotapokriseis : early Christian Question-and-Answer Literature in Context, Leuven, Peeters, Contributions to biblical exegesis and theology 37, 2004. 3 Sur le sujet, voir : Maxime le Confesseur, Questions à Thalassios, J.-C. Larchet et F.  Vinel éd., Cerf, Paris, SC 529, 2010, Introduction, p.  12-19, également P.  Sherwood, « Exposition and Use of Scripture in St Maximus as Manifest in the Quaestiones ad Thalassium », Orientalia Christiana Periodica 34, 1958, p. 202-207, et P. M. Blowers, Exegesis and Spritual Pedagogy in Maximus the Confessor, Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press, 1991.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Le principe même du style des questions-réponses implique que les passages de l’Écriture choisis possèdent un caractère particulièrement énigmatique. L’interprète doit alors chercher et rechercher un sens caché derrière l’apparence des mots et des symboles pour lever les apparentes contradictions ou expliquer le sens de récits qui auraient apparemment une importance anecdotique. Certains passages cités dans les questions posées à Maxime semblent en effet curieusement choisis, comme en témoigne la liste descriptive du peuple revenant de la déportation à Babylone, avec le compte exact de tous les animaux qui accompagnent les Israélites4. Mais justement, rien n’est anecdotique dans les Écritures, car tout y est symbole d’une réalité plus élevée, et chaque moindre détail comporte une multiplicité de sens. C’est pourquoi Maxime affectionne particulièrement les interprétations concernant la signification des noms propres5 et celle des nombres6 présents dans la Bible. Pour Maxime l’Écriture, comme l’être humain et comme le monde, a un corps et une âme7. Son corps, ce sont les lettres qui la forment, les mots, la grammaire, mais aussi le sens littéral, la réalité historique sousjacente, et les images qui sont développées, puisque les Écritures sont principalement constituées de récits mettant en scène des événements concrets. Lire l’Écriture selon la lettre, c’est-à-dire dans son extériorité, revient à pratiquer un culte corporel, à mettre en œuvre une loi corporelle, et à ne rechercher que la beauté sensible. Au contraire la lecture selon l’Esprit-Saint consiste à passer au-delà de ce qui est corporel pour atteindre l’âme de l’Écriture. Celui qui s’en tient à la lettre prend les symboles des réalités pour les réalités elle-même, car le corps de l’Écriture est le symbole de son âme. Cela ne signifie pas que le corps n’ait pas d’importance, bien au contraire, c’est à travers le corps que l’âme devient visible, à travers le symbole que la réalité se fait connaître. Le corps et le symbole sont donc à prendre en compte, mais ils doivent être perçus et connus dans leur capacité à faire passer le lecteur de l’Écriture au-delà de l’extériorité pour recevoir la révélation de la beauté invisible. L’Écriture est liée à la dynamique du Logos. Le Logos est incarné dans la Parole écrite de la même façon qu’il est incarné dans la chair. Et de Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel, 1980 : 1-8, Vinel, 2012 : p. 234. Cf. A. Schoors, « Biblical Onomastics in Maximus Confessor’s Quaestiones ad Thalassium » in Philohistôr : Miscellanea in Honorem Caroli Laga Septuagenarii, A. Schoors et P. Van Deun éd., Peeters, Leuven, 1994. 6 Sur le sujet, cf. P. Van Deun, « La symbolique des nombres dans l’œuvre de Maxime le Confesseur, » Byzantinoslavica 53 (1992) : 237-242. 7 Cf. Q. Thal. 65, Laga-Steel, 1990 : 238-239 Vinel, 2015 : p. 268. 4 5

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

même que le Logos produit le cosmos en donnant l’être à tous les logoi des êtres contenus en lui comme ses intentions créatrices, de même le Logos est présent dans tous les logoi de l’Écriture, c’est-à-dire toutes les paroles de l’Écriture dans leur signification profonde. Par conséquent, tout passage de l’Écriture est le lieu de la contemplation du Logos. Cela signifie que l’Écriture fait connaître en symbole l’ensemble de l’être et de l’activité du Logos : l’existence du Logos en Dieu, la création du monde, le devenir de cette création dans l’histoire, l’incarnation du Logos dans la nature humaine et dans l’existence de chaque être humain. Ce sont ces réalités qui sont cachées dans les symboles de l’Écriture, et l’interprétation des paroles de l’Écriture est donc une lecture du monde, de l’homme, de l’histoire du salut, et de la destinée du monde créé en Dieu. Enfin, la lecture de l’Écriture est pour Maxime un processus inséparable de l’ensemble de la dynamique de vie de celui qui la lit. L’interprétation du texte biblique suppose une conversion complète de l’être humain, puisque c’est la libération des passions qui permet de purifier le regard du lecteur, afin qu’il puisse discerner l’esprit dans la lettre. Elle suppose aussi une juste appréhension des êtres du monde, car considérer le texte biblique, c’est aussi considérer le monde, et voir à travers la manifestation extérieure des êtres les logoi qui en sont le fondement. Elle suppose enfin la justesse de la foi et de la doctrine, qui, de la même façon que la lettre conduit à l’esprit, amène le croyant à considérer à travers l’humanité du Christ, sa divinité. Une telle lecture de l’Écriture prend corps dans la vie du lecteur par l’exercice des vertus, et ouvre l’accès à la contemplation ultime du mystère divin dans l’expérience de l’union avec Dieu. 4.1.2 Présentation du recueil de textes choisis Afin de pénétrer dans une compréhension rigoureuse de la pensée de Maxime, nous proposons l’examen d’un recueil de passages choisis des Questions à Thalassios. L’étude approfondie de textes emblématiques de l’œuvre nous a paru en effet la méthode la plus appropriée pour tenter de rendre compte du propos de Maxime dans toute sa complexité, avec la plus grande fidélité possible au contenu et à la signification même des écrits qui nous ont été transmis. De fait, l’ampleur et la construction spécifique des écrits de Maxime ne permettent pas de présenter ici à proprement parler une analyse détaillée, même d’un choix ciblé de questions-réponses. Une grande partie d’entre elles possèdent une structure très complexe, et abordent de nombreuses thématiques. C’est pourtant cette analyse approfondie de textes entiers qui nous a permis de progres-

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

ser de façon significative dans la compréhension de la pensée de l’auteur. Nous tâcherons donc d’en livrer ici une sorte de condensé, concentré sur la thématique de la perception sensible et les sujets anthropologiques qui lui sont intimement liés. Ainsi, sans nous livrer à une analyse systématique des textes entiers, nous tenterons de situer les passages choisis à l’intérieur de la structure des réponses de Maxime, du fait même que cette structure est souvent significative et révélatrice de la tournure de pensée de l’auteur et de la façon dont sa doctrine s’articule. Les critères du choix de ces textes sont essentiellement liés à leur pertinence par rapport au sujet de notre étude. Le statut et la valeur intrinsèque de la faculté de perception sensible prennent sens à l’intérieur d’une anthropologie. Or, pour Maxime, l’anthropologie est fortement connectée tant avec la nature qu’avec l’Économie, c’est-à-dire avec la structure du monde créé, comme avec le drame du péché et du salut qui se joue dans l’histoire du monde aussi bien que dans l’histoire personnelle de chaque être humain. La plupart des textes choisis reflètent ainsi le caractère synthétique de la réflexion de Maxime. Ils traitent de la perception sensible mise en situation à l’intérieur du cosmos, de l’existence humaine et de son histoire. Les grands thèmes qui inspirent la sélection de cette ensemble de textes seront donc : – la perception sensible dans le phénomène qui soumet l’homme aux passions mauvaises et le processus grâce auquel il peut en être libéré, – la perception sensible à l’intérieur d’une théorie de la connaissance qui laisse une place de choix à la connaissance de la nature, – et la perception sensible replacée à l’intérieur de l’ensemble de l’histoire du salut. Cependant, le style de Maxime étant généralement porté à considérer chaque élément dans la complexité de ses liens avec l’ensemble de sa doctrine, il reste difficile de trouver un texte qui ne traiterait rigoureusement que d’une seule de ces thématiques, ce sera donc plutôt un accent particulier mis sur l’une ou l’autre qui sera le critère de notre choix. Mais l’ensemble des textes dessine une conjonction entre le progrès de l’homme vers la vertu par la libération du joug des passions, et son progrès dans la connaissance des êtres conduisant à la connaissance de Dieu. L’état actuel de l’homme esclave de ses passions correspond sur le plan de sa capacité d’appréhension du réel à un état d’aveuglement, qui limite sa faculté de connaissance à l’extériorité matérielle des êtres. Le

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

retournement en profondeur qui doit s’opérer en vue du recouvrement et du déploiement de toutes ses facultés naturelles a lieu dans le cadre plus vaste de l’Économie du salut, non par la seule pratique d’une ascèse, mais grâce à l’action en lui du Verbe et de l’Esprit-Saint. Au terme de l’étude de cet ensemble de textes, nous aurons rassemblé les éléments permettant de proposer une réponse à ces deux questions : qu’estce que la perception sensible dans les Questions à Thalassios ? Quelle est sa fonction dans l’histoire et la destinée de l’homme, à l’origine, dans l’état présent et dans l’eschatologie ? Cette réponse sera en mesure de prendre en compte les différentes dimensions de l’anthropologie maximienne : l’homme considéré sous l’angle de la nature, de la connaissance, de la morale, de l’Économie du salut, et de sa réalisation finale dans l’union à Dieu.

4.2. La sensation dans l’effort ascétique vers la pratique et la connaissance Introduction L’ensemble du dossier de textes que nous proposons est divisé en deux grandes parties. La première concerne l’homme qui agit, qui peine et qui lutte dans la situation de son existence atteinte par le mal. La deuxième concerne l’action salvatrice de Dieu et la grâce du salut accordée à l’être humain dans la perspective de son retour vers Dieu. La perception sensible est au cœur de ces deux mouvements et de ces deux activités qui se rencontrent. Elle est à la fois le lieu du combat spirituel et le lieu de la grâce, le lieu de la connaissance naturelle de la création, et le lieu de la révélation de Dieu, le lieu de l’accession de l’homme à l’intégrité de sa propre nature, et le lieu où il réalise à la suite du Verbe de Dieu la synthèse de toute la création en vue du salut ultime du cosmos dans l’union à son principe. Dans un premier temps il s’agira donc tout d’abord de définir le statut de la sensation, à la fois dans la condition de l’homme atteint par le péché, et dans les deux premières étapes de son progrès vers l’union avec Dieu que sont la pratique et la connaissance. Mais avant d’aborder la question du combat spirituel, il est nécessaire de poser quelques définitions concernant l’anthropologie de Maxime, et la place de la sensation dans cette anthropologie, liée notamment au type de rapport qu’entretient pour lui l’âme avec le corps. C’est à partir du début de l’introduction que nous tenterons de poser ces quelques définitions, décisives pour la suite du travail.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

L’étude d’une deuxième partie de l’introduction nous permettra d’exposer la doctrine de Maxime au sujet du mal. À partir d’une conception métaphysique du mal en soi, Maxime montre comment celui-ci s’immisce dans l’existence des humains, et se les assujettit par le moyen du cercle vicieux des passions mauvaises. La question 16 nous permettra d’aborder plus spécifiquement le rapport entre les passions mauvaises et la faculté sensible, la manière dont le mal vient emprisonner les puissances de l’âme par l’intermédiaire de la sensation, et comment il est possible de retrouver l’intégrité et la liberté originelle de la nature humaine. L’examen de la question 27 nous permettra d’aborder la contemplation naturelle. En effet, la connaissance du monde créé est bien l’objet de la sensation, et cette connaissance est aussi considérée par Maxime comme une étape centrale dans le cheminement de l’âme vers la connaissance de Dieu. L’étude de la question 27 nous permettra de préciser le fonctionnement de la faculté sensible, son rôle médiateur, et le rapport entre la perception du sensible et la connaissance des logoi des êtres créés. Enfin, l’examen de la question 49 sera orienté vers une explicitation plus précise du rapport entre la pratique et la connaissance, ou bien plus précisément du rôle de la perception du sensible dans le combat spirituel. En effet, Maxime semble donner la priorité à la problématique de la connaissance dans la lutte contre le mal, puisque c’est par le biais de l’appréhension des sensibles que le malin pénètre dans l’âme et la séduit. Ainsi, les matériaux réunis dans cette première partie nous permettront de poser quelques définitions, celle de la sensation à l’intérieur de la structure de l’âme, celle de la nature du mal et des passions, du contenu de la pratique et de la connaissance, ainsi que du rapport qui les unit, et de la nature de la perception du monde sensible, qui conduit de l’extériorité des apparences à l’appréhension des logoi qui sous-tendent l’ensemble du monde créé, faisant de la connaissance juste du créé le moyen par lequel Dieu lui-même se donne à connaître. 4.2.1. La place de la perception sensible dans les fondements anthropologiques de Maxime le Confesseur d’après l’introduction des Questions à Thalassios, 1-29 Introduction Il nous a paru que l’ensemble de notre examen des textes ne pouvait pas trouver meilleur commencement que ces premières lignes de l’œuvre, qui, comme cela arrive parfois, contiennent manifestement une vision

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

programmatique de la réflexion déployée tout au long des soixante-cinq questions qui suivront : En séparant par la raison l’âme de sa relation à la chair et en dissociant complètement grâce à l’Esprit l’intellect de la sensation, homme de Dieu, tu as établi la sensation comme la mère très féconde des vertus, et désigné l’intellect comme la source intarissable de la connaissance divine ; et c’est seulement pour l’usage des biens supérieurs qui nous sont dispensés que tu as rendu effectif l’attelage de l’âme avec la chair et que, pour comprendre la grandeur des réalités visibles, tu as pris la sensation pour instrument. L’une (la chair unie à l’âme) reçoit pratiquement, par son comportement, la gloire de l’âme vertueuse pour en imprimer la forme, et elle la rend visible à ceux du dehors, afin que votre vie, proposée à l’imitation, nous soit une image de la vertu ; l’autre, la sensation, grave symboliquement dans les formes des réalités visibles les logoi des réalités intelligibles. Et elle fait accéder l’intellect à la simplicité des objets de contemplation intelligibles, une fois qu’il a été délivré et purifié de tout ce qu’ont de divers et composite les réalités visibles, afin que votre connaissance du chemin menant aux réalités intelligibles nous soit un chemin sans erreur de vérité. Alors, après avoir délaissé l’inclination d’une relation à la sensation et à la chair, nageant vigoureusement avec la science de l’intellect sur la mer infinie des paroles de l’Esprit, tu scrutes avec l’Esprit les profondeurs de l’Esprit ; de lui tu as reçu la manifestation des mystères cachés, grâce, sans aucun doute, à beaucoup d’humilité8.

Ce commencement de l’introduction aux Questions à Thalassios est directement adressé au prêtre et higoumène Thalassios, dont il constitue l’éloge. Pour introduire au style même de son ouvrage, à savoir la réponse à des questions difficiles au sujet des Écritures, Maxime dresse un portrait de son destinataire qui pourrait être considéré comme le portrait idéal du moine accompli. En effet, Maxime ne s’apprête pas à écrire un traité, mais à répondre à une série de questions qui lui sont envoyées par Thalassios, comme un maître à son disciple. L’éloge de Thalassios répond sans doute au critère de la captatio benevolentiae, procédé classique de la littérature antique pour gagner l’attention et la confiance de ses lecteurs. Cependant cet éloge, étant donné son contenu, propose la vision programmatique d’un itinéraire vers la connaissance et vers l’accomplissement ultime de l’existence, celui que Maxime va détailler et approfondir au fil de ses réponses. Il présente comme déjà réalisé dans la personne de Thalassios le but vers lequel Q. Thal. Intro., Laga-Steel, 1980 : 1-29, Vinel, 2010 : p. 116-118.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

doit tendre tout moine, tout croyant, tout homme même, puisque le critère premier de référence y semble être tout simplement la nature humaine. Thalassios, appelé ici « homme de Dieu », ἄνθρωπε τοῦ Θεοῦ, est véritablement l’homme accompli qui réalise pleinement les potentialités de son humanité au regard du projet divin qui est inscrit dans sa nature. Toutes les composantes de l’être humain, chair et âme, faculté sensible et intellect, ont trouvé en lui leur point d’équilibre et leur juste relation sous l’influence de l’Esprit-Saint. Or précisément, cette intégrité de la nature humaine, cette juste posture de l’âme, cet harmonieux ordonnancement des facultés entre elles, sont à même de donner à Thalassios le socle nécessaire afin d’aborder les passages difficiles de Écritures dans la docilité à l’Esprit qui les a suscités. Ce passage est caractérisé par sa concision. Les principales questions touchant au statut de la perception sensible y sont présentes comme en condensé. Son examen nous permettra donc au début de notre enquête de commencer à préciser quels sont les fondements anthropologiques les plus importants qui sous-tendent l’ensemble de l’œuvre de Maxime, et quelle place particulière est accordée parmi eux à la perception sensible. Après avoir défini quelle est la structure de ce passage, et dégagé la signification qui ressort du style même et des critères formels de son écriture, nous analyserons le contenu du texte de façon thématique, en distinguant trois sujets de recherche que sont la pratique, la connaissance, et la lecture de la parole divine. 1. Analyse de la structure du passage La structure de ce passage est entièrement construite sur une combinaison de couples qui interagissent entre eux. En voici les principaux : La chair/σάρξ

L’âme/ψυχή

La sensation/ αἴσθησις

L’intelligence/νοῦς

La vertu/ἀρετή

La connaissance/γνῶσις

Les réalités visibles/τὰ ὁρώμενα

Les réalités intelligibles/τὰ νοητά

Cette façon de mettre en parallèle deux par deux des réalités à la fois très différentes et très complémentaires est un mode d’expression familier à Maxime9. Plus que d’un simple procédé stylistique il s’agit pour lui d’une Le même mot συζυγία est employé en Myst. 5, Boudignon 2011, 337-346 : « “Ainsi, les cinq couples distingués dans l’âme sont compris dans l’unique couple qui signifie ce qui est divin”, disait-il. J’appelle couples à présent, l’intellect et la raison, la sagesse et la prudence, la contemplation et l’action, la connaissance et la vertu, la connaissance sans 9

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

façon d’envisager la réalité comme à la fois une et duelle. Ceci implique que l’attention est portée non seulement sur la nature de chaque élément du couple, mais plus encore sur le rapport qui les unit deux par deux. Il suppose une vision de la réalité dans laquelle chaque chose possède un pôle complémentaire avec lequel elle trouve son point d’équilibre. Ce système de couples et de parallélisme préside à la structure de tout le passage que nous étudions : chaque élément y trouve son pendant complémentaire, de sorte que même lorsque la nécessité de l’analyse demande d’étudier chaque réalité pour elle-même, il ne faille jamais la penser séparément de l’autre réalité avec laquelle elle forme un couple : ainsi, la vertu, tout en en restant distincte, va toujours de pair avec la connaissance, le monde visible avec l’invisible, la sensation avec l’intellect, la chair avec l’âme. Cependant, dans notre passage des Questions à Thalassios, les différents couples ne sont pas simplement juxtaposés, ils entretiennent aussi des rapports les uns avec les autres, dans un système assez complexe qu’il nous faut à présent mettre en évidence. Le tableau suivant propose de montrer dans la première partie du passage10 l’imbrication de ces différents parallélismes : Terme indiquant Raison et Âme et la nature d’une Esprit chair relation En séparant

par la raison

et en dissociant complètement

grâce à l’Esprit

Intellect et Vertu et sensation connaissance

l’âme de sa relation à la chair l’intellect et la sensation

homme de Dieu tu as établi

la sensation mère très féconde des comme vertus

et désigné

l’intellect comme

la source intarissable de la connaissance divine ;

oubli et la foi, et celui qui signifie ce qui est divin, la vérité et le bien : c’est poussée en avant par ces couples que l’âme est unie au Dieu de l’univers. » Ces cinq couples sont apparentés au couple de la vertu et de la connaissance, et sont justifiés par le fait qu’en Dieu lui-même subsiste un équilibre entre deux notions complémentaires que sont le bien et la vérité. 10 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 1-8, Vinel, 2010 : p. 116.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Terme indiquant Raison et Âme et la nature d’une Esprit chair relation

Intellect et Vertu et sensation connaissance et c’est seulement pour l’usage des biens supérieurs qui nous sont dispensés

que tu as rendu effectif l’attelage

de l’âme avec la la chair et que, pour comprendre la grandeur des réalités visibles

tu as pris pour instrument

la sensation

L’ensemble de ces parallélismes peut être interprété selon trois critères, qui mettent en lumière la structure du réseau de liens qui se forme entre eux : la composition de la nature humaine, la dialectique de l’union et de la séparation, et les deux principales composantes de l’existence humaine que sont la pratique et la connaissance. Maxime nous livre d’ores et déjà une certaine proposition de structure du composé humain. La chair et l’âme sont les parties de la nature humaine dans son entier. L’intellect et la sensation sont les deux principales facultés de connaissance. Il semble donc juste de rapporter ces deux dernières à l’âme, tout en mettant en évidence le lien entre la faculté de perception sensible et la corporéité, la sensation s’applique en effet au monde visible, et donc à ce qui est du domaine de la chair. Pour Maxime, l’itinéraire de la vie humaine se joue dans une dialectique d’union et de séparation concernant ces deux couples. Au début de la phrase, il s’agit à la fois de les séparer et de les dissocier, et à la fin, comme un pendant nécessaire, il s’agit de les unir sous le mode de l’attelage en ce qui concerne la chair et l’âme, et d’une relation particulière dans laquelle un des deux éléments est l’instrument de l’autre en ce qui concerne l’intellect et la sensation. Enfin, la polarité entre vertu et connaissance, c’est-à-dire la partie pratique, éthique, de la vie humaine, et la partie contemplative, se révèle finalement une clef de lecture pertinente de tout le système de couples mis en œuvre dans ce passage. Le tableau qui suit tâchera de montrer que chaque couple de réalités peut trouver sa place dans cette dualité entre vertu et connaissance :

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Vertu

connaissance

Relation entre l’âme et la chair

Relation entre la sensation et l’intellect

Par la raison

Par l’Esprit

Usage des biens supérieurs

Comprendre la grandeur des réalités visibles

La sensation mère féconde des L’intellect source de la connaissance divine vertus

Il ressort de cette mise en perspective que la perception sensible est présente dans les deux colonnes de ce tableau. Il s’avère que la sensation est bien le seul élément que Maxime nomme comme étant actif dans les deux faces de la croissance humaine, à la fois en tant que « mère des vertus », et comme une faculté permettant de « comprendre la grandeur des réalités visibles. » Cette constatation vient corroborer une vision de la perception sensible comme l’élément qui crée un lien de continuité entre différents plans de l’existence humaine. La deuxième partie de cette longue première phrase11 est encore plus fortement marquée dans sa structure par la polarité entre la vertu et la connaissance : Vertu

Connaissance

L’une (la chair unie à l’âme) reçoit pratiquement, par son comportement, la gloire de l’âme vertueuse pour en imprimer la forme,

l’autre, la sensation, grave symboliquement dans les formes des réalités visibles les logoi des réalités intelligibles

Et elle fait accéder l’intellect à la simet elle la rend visible à ceux du dehors, plicité des objets de contemplation intelligibles, une fois qu’il a été délivré et purifié de tout ce qu’ont de divers et composite les réalités visibles, afin que votre vie, proposée à l’imita- afin que votre connaissance du chemin tion, nous soit une image de la vertu ; menant aux réalités intelligibles nous soit un chemin sans erreur de vérité.

Le parallélisme est ici conduit de façon systématique, pour mettre en regard l’action d’une part de l’attelage de l’âme avec la chair, et d’autre part de la faculté sensible. Tous deux ont pour tâche d’imprimer une Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 8-18, Vinel, 2010 : p. 116.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

forme reçue de plus haut dans une matière et de rendre ainsi visible une réalité invisible. La chair unie à l’âme doit imprimer la « gloire de l’âme vertueuse » dans la partie visible aux yeux des autres de sa vie concrète. La sensation doit graver les logoi des réalités intelligibles dans les formes des réalités visibles. Ces deux actions ont également toutes deux un but ou un effet précisé par Maxime. Dans le premier cas, la manifestation visible de la vertu doit servir de modèle à tous ceux qui en ont connaissance, et dans le deuxième l’inscription des logoi dans les formes sensibles permet le passage de l’intellect vers la contemplation des réalités intelligibles stables à partir du monde mouvant des réalités visibles. L’élément se trouvant présent au cœur de ces deux processus, l’un concernant la vertu, et l’autre la connaissance, est ici la réalité visible. La vertu doit être manifestée visiblement, d’un côté, comme le rayonnement de l’âme qui se répand au-dehors et porte les autres hommes à l’imitation. Mais ce monde visible doit à son tour devenir le lieu de passage vers la contemplation de l’invisible par l’utilisation correcte de la faculté sensible, d’un autre côté. La dernière partie du passage12 reprend tout ce qui vient d’être dit dans un court sommaire et montre comment la posture de base du moine exemplaire est la condition de possibilité d’une lecture de l’Écriture selon l’Esprit. Nous y retrouverons la même structure à deux pôles, vertu et connaissance, ainsi agencés : A Alors, après avoir délaissé l’inclination d’une relation à la sensation et à la chair, B nageant vigoureusement avec la science de l’intellect sur la mer infinie des paroles de l’Esprit, C tu scrutes avec l’Esprit les profondeurs de l’Esprit ; B’ de lui tu as reçu la manifestation des mystères cachés, A’ grâce, sans aucun doute, à beaucoup d’humilité.

Les parties A-A’, évoquant la relation à la sensation et à la chair ainsi que l’humilité, font référence à la vertu et à la pratique, les parties B-B’ à la connaissance, science de l’intellect et manifestation des mystères. Le fait d’avoir part à l’Esprit pour une contemplation du sens profond des Écritures est le résultat de cette conjonction entre la part pratique et la part gnostique de la vie de l’homme. Dans toute cette partie introductive, Maxime pose donc les fondements de son œuvre, qui est une inter Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 19-25, Vinel, 2010 : p. 118.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

prétation des passages difficiles de l’Écriture. La capacité pour le croyant de découvrir le sens caché des passages obscurs de l’Écriture dépend du renouvellement de toute sa personne par la vertu et par la connaissance, et de l’exercice conforme à la nature de toutes ses facultés. 2. Le registre de la vertu et de la pratique Ainsi, la structure du texte fondée sur un système de parallélismes oriente notre analyse thématique vers ces deux pôles que sont la vertu et la connaissance. Le premier pôle concerne la vie morale de l’être humain. Il est signifié dans le texte à la ligne 9 par le terme πρακτικῶς, terme précis dans la littérature monastique du temps de Maxime13 pour désigner ce qui concerne le comportement (διὰ τοῦ ἤθους) de l’homme. La question de la vie morale se trouve intimement liée à la constitution de l’être humain et à la relation qui unit les facultés naturelles de l’homme entre elles, c’est pourquoi l’analyse de ce passage nous permettra d’entamer une recherche sur les principaux fondements anthropologiques de Maxime. Nous étudierons d’une part la question de la relation entre la chair et l’âme, et d’autre part celle du lien entre la faculté sensible et l’acquisition de la vertu. 2.1. Séparation et union de l’âme et de la chair

L’enjeu de la vie morale de l’homme semble se jouer pour Maxime à l’intérieur d’un paradoxe : dans le respect de la constitution naturelle de l’homme, l’âme et la chair devraient être à la fois unies et séparées. D’une part, elles ont une activité conjointe, dans la mesure où elles constituent un attelage ou un couple (συζυγία), d’autre part il est question de séparer (ἀποχωρίσας) l’âme de sa relation à la chair : En séparant par la raison l’âme de sa relation (κατὰ τὴν σχέσιν) à la chair… 13 Il semble que ce sens spécifique du mot « pratique » trouve son origine chez Philon d’Alexandrie puis chez Origène. Origène voit dans les deux sœurs Marthe et Marie la figure de la vie active et de la vie contemplative, et affirme, selon l’idéal stoïcien, qu’elles doivent être inséparablement unies. Mais c’est Évagre qui a systématisé l’emploi des mots πρακτική et γνωστική pour déterminer les deux grandes parties de sa doctrine spirituelle. Dans ce cadre principalement monastique, la pratique ne correspond à aucune activité particulière comme le travail manuel ou l’action sociale, mais à la pratique des commandements, et à l’acquisition des vertus, dans le but de parvenir à la connaissance de Dieu qui est son aboutissement. Cf. L’introduction au Traité pratique dans Évagre le Pontique, Traité pratique ou le moine, A. et C. Guillaumont éd., Paris, Cerf, SC 170, 1971, p. 42-60.



4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

… c’est seulement pour l’usage des biens supérieurs qui nous sont dispensés que tu as rendu effectif l’attelage de l’âme avec la chair14…

Tout d’abord, il nous faut définir la chair par rapport à l’âme. Il semble que la notion de « chair » (σάρξ) chez Maxime ne soit pas univoque, mais comporte différentes nuances de sens, et notamment, à la fois une signification ontologique et une signification morale. 2.1.1. La signification ontologique de la relation entre la chair et l’âme

Nous avons déjà constaté que le couple formé par la chair et l’âme est mis en parallèle par Maxime avec le couple constitué par les réalités visibles et les réalités invisibles. La constitution duelle de l’être humain — chair et âme — est l’expression anthropologique de la dualité foncière du monde à la fois sensible et intelligible, visible et invisible. En cela, Maxime témoigne d’une représentation philosophique du réel qui est celle du néoplatonisme dominant à son époque15. Le sensible est caractérisé par ce qui est divers et composite (ποικιλίας τε καὶ συνθέσεως), en opposition avec à la simplicité (ἡ ἁπλότης) des réalités intelligibles16. L’homme est intégré au monde sensible par sa chair qui est sa partie visible, mais il est aussi intégré au monde intelligible par la partie intellectuelle de son âme capable de contempler les réalités intelligibles. Cette situation de l’être humain possédant en lui les deux dimensions de la réalité, visible et invisible, explique une certaine complexité de l’âme humaine, qui, notamment grâce à la sensation, doit faire le lien entre sa condition corporelle et son aspiration à contempler l’intelligible. Peut-être pourrait-on définir la chair (σάρξ) comme la condition corporelle de l’homme, la modalité de son appartenance au monde sensible, alors que le corps (σῶμα)17 désigne la réalité concrète de l’être humain Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 1-8, Vinel, 2010 : p. 116. Cf.  Proclus, In Platonis Timaeum commentaria, Teubner 1903 : 1, 13, 1-3, 9-10 : « En effet, toute la philosophie étant divisée suivant la théorie concernant les intelligibles et celle concernant les réalités du monde, et ce fort à propos, parce que le monde est duel, le monde intelligible et le monde sensible. […] Les sensibles sont dans les intelligibles à titre exemplaire et les intelligibles dans les sensibles par mode de copies. » Le démiurge créateur du monde, selon l’enseignement du Timée de Platon, a suivi le modèle des intelligibles pour façonner le monde sensible. Il subsiste donc toujours une correspondance terme à terme entre les deux mondes, sous le mode de la figuration, toute chose sensible possédant son modèle intelligible. 16 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 14-16, Vinel, 2010 : p. 116. 17 Le terme σῶμα est très souvent employé par Maxime dans les Questions à Thalassios. Une recherche statistique donne 219 entrées pour la racine σωμα* et 212 entrées pour 14 15



LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

qui prend sa place dans l’espace et dans le temps. L’âme est la puissance et l’activité par laquelle l’ensemble du composé humain est en vie, elle est puissance de vie (ζωτικὴ δύναμις) et acte de vie (ζωτικὴ ἐνέργεια), et si l’âme n’animait pas la chair, celle-ci ne serait pas vivante18. L’utilisation du terme συζυγία en référence à l’âme et à la chair peut faire penser au char de l’âme dans le mythe du Phèdre19. Or chez Platon, les deux chevaux attelés sont les deux parties inférieures de l’âme, le désir et l’ardeur, soit deux réalités parallèles et relevant d’une certaine égalité, alors que l’âme et la chair relèvent l’une du monde invisible, l’autre du monde visible. Il nous faudra donc chercher quelle est cette relation que Maxime accentue manifestement, au point de mettre l’âme et la chair sur un même plan, comme deux chevaux attelés au même char20. Cette image entre en consonance avec l’ensemble de l’anthropologie de Maxime qui a lutté à mainte reprise contre la doctrine origéniste de la préexistence de l’âme par rapport au corps21. Le moine byzantin s’est attaché à montrer que l’âme et le corps reçoivent l’existence de façon simultanée, de sorte que la nature humaine ne peut être complète ni même subsister sans la relation (σχέσις) de l’âme au corps22. Pour Maxime, le corps et l’âme sont deux parties d’un même tout. C’est seulement dans la référence de l’un à l’autre qu’ils peuvent être qualifiés de corps ou d’âme de tel homme particulier et unique, puisque c’est l’union des deux en un seul tout qui constitue cet homme. Ainsi, la racine σαρκ*, les deux termes sont donc à peu près aussi présent l’un que l’autre. En plus de la signification plus concrète de σῶμα, le terme σάρξ peut être choisi par Maxime en référence à des textes bibliques pauliniens ou johanniques qui sont en arrière-fond de sa pensée. 18 Ces deux expressions sont employées par Maxime en Amb.  Io. 42, PG 91 : 1336C. 19 Cf. Le mot σύζυγος s’y trouve en : Platon, Phèdre, 254 a5. 20 Sur la relation entre l’âme et le corps chez Maxime, cf. L. Thunberg, Microcosm and Mediator. The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965, 2e éd., Chicago-La Salle, 1995, p. 95-104. 21 Selon les doctrines de l’origénisme monastique auxquelles Maxime s’est confronté, l’homme était à l’origine un intellect pur, directement illuminé par la science divine. Mais par suite d’une satiété mystérieuse, il s’est détourné de cette contemplation, et est devenu cet être complexe, avec une âme liée au corps et à la matérialité. Cette situation est pourtant le résultat d’une volonté de la providence divine, qui crée le monde des corps pour permettre à l’âme, par le moyen du perfectionnement moral, la praktiké, de retrouver son état originel. Cf. A. Guillaumont, Les « Kephalaia gnostica » et l’histoire de l’origénisme chez les Grecs et chez les Syriens, Paris, Seuil, 1962, p. 110. 22 L’argumentation de Maxime sur le sujet se trouve principalement en Amb. Io. 42, PG 91 : 1328A-1328D, et Amb. Io. 7, PG 91 : 1100D-1101C. Sur le sujet, cf. l’article de M.-H. Congourdeau, « L’animation de l’embryon humain chez Maxime le Confesseur », Nouvelle Revue Théologique 111, 1989, p. 693-709.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

chacun des deux ne peut absolument exister sans la relation à l’autre, une relation qui n’annule pas la différence et maintient chaque élément dans sa nature propre : Ainsi donc, chez les deux, je veux dire l’âme et le corps, la relation, pensée irréductiblement comme relation de parties d’une forme humaine totale, implique à la fois la naissance simultanée de ces parties, et prouve leur différence réciproque quant à l’essence, ne lésant jamais en rien d’aucune manière les logoi qui sont inscrits en elles selon l’essence. Il n’est donc absolument pas possible de trouver ou d’affirmer un corps ou une âme privé de relation23.

C’est donc la notion de relation (σχέσις)24 qui permet de rendre compte de l’union de l’âme et de la chair dans l’anthropologie de Maxime. La structure du début des Questions à Thalassios avec ses parallélismes et son système de couples en témoigne. Le terme σχέσις s’y trouve à la ligne 1, ainsi que l’adjectif σχετικός à la ligne 20. Il concerne en premier chef les composantes de la nature humaine que sont le corps et l’âme, mais aussi, notamment à la ligne 20, la relation entre l’intellect et la faculté sensible. De plus, étant donné le caractère fondamental de cette relation, ses conséquences atteignent tous les domaines de l’existence humaine. En effet, de la juste relation entre les composantes et les facultés humaines, Maxime fait dépendre la justesse de la pratique et la validité de la connaissance, et donc, par suite, l’intégration de l’homme au monde qui l’entoure et sa capacité d’atteindre la vérité et le mystère divin caché dans les Écritures. Chez Maxime, le caractère central de la notion de relation possède comme fondement la doctrine de l’union des deux natures, humaine et divine, dans le Christ, qui est, dans sa formulation chalcédonienne, le Amb. Io. 7, PG 91 : 1101C. Némésius, dans son traité sur la nature de l’homme fait lui aussi de la relation le principe même de l’unité du corps et de l’âme : « Ainsi quand on dit être dans un corps, on ne dit pas être dans un corps comme dans un lieu, mais comme dans une relation (ἐν σχέσει) et dans une présence (τῷ παρεῖναι), comme quand on dit que Dieu est en nous. En effet, c’est par la relation (τῇ σχέσει) que nous disons que l’âme est liée par le corps, par le penchant (ῥοπῇ) pour quelque chose, et par la disposition (διαθέσει), de même que nous disons que l’amant est lié par celle qu’il aime, non dans un sens corporel ni local, mais selon la relation (κατὰ σχέσιν) », Némésius De natura hominis, 3, Morani 1987 : p. 39, 14-19. Les exemples choisis par Némésius, aussi bien celui de la présence de Dieu en l’homme que du lien qui unit l’amant et celle qu’il aime, montrent que chacun des deux termes mis en relation reste distinct et différent de l’autre, tout en ayant à son égard une certaine inclination et une certaine disposition. 23 24

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

paradigme de cette conjonction entre l’union et la distinction. Ce paradigme s’applique de façon toute particulière au domaine de l’anthropologie25. De même que l’affirmation de l’unité indissoluble des deux natures sans aucune confusion dans la personne du Christ implique une certaine mise en valeur de la dignité de la nature humaine, de même la reconnaissance de l’union dans la distinction de la chair et de l’âme dans la nature de l’homme, pour former une nature complète, composée de ces deux parties, implique une anthropologie qui donne à la condition corporelle de l’homme une dignité et une valeur irrévocable, puisqu’elle est partie intégrante de la nature humaine voulue par Dieu dans son dessein créateur, depuis l’origine jusqu’à l’accomplissement ultime26. Ainsi, pour Maxime, la relation ontologique entre l’âme et le corps est constitutive, autrement dit, le corps ne peut exister sans la relation à l’âme ni inversement non plus, car ils sont deux parties d’un même tout, ils sont l’un en fonction de l’autre disposés vers une fin unique. Cette relation se caractérise par le paradoxe entre l’union qu’elle implique, et la distinction qu’elle maintient toujours constante, la chair appartenant au monde visible, et l’âme au monde invisible, chaque partie selon sa nature, et pourtant les deux parties formant une seule nature humaine composée27. 2.1.2. La signification morale de la relation entre l’âme et la chair

Cette relation d’ordre ontologique, si elle garde sur le plan essentiel sa nature profonde, en tant que « relation immuable »28, apparaît comme susceptible de varier dans ses modalités concrètes en fonction des choix libres de l’être humain. Or, c’est sur ce plan que Maxime se situe dans les Questions à Thalassios. La séparation de l’âme de la relation à la chair signifie alors l’abandon d’une relation faussée, renversée, à son propre corps, dans laquelle l’âme est au service du bien apparent du corps, et non le corps et les fonctions liées au corps au service du bien spirituel de l’âme. Cette séparation engendre la relation conforme à la 25 Sur le sujet, cf. L. Thunberg, Microcosm and Mediator. The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965 ; 2e éd., Chicago – La Salle, 1995, p. 101-104. 26 Le parallèle entre l’union du corps et de l’âme et l’union des deux natures du Christ est également présent chez Némésius, Cf. Némésius, De natura hominis, 3, Morani 1987 : p. 42. 27 Maxime applique à la nature humaine l’expression φύσις σύνθετος en Ep. 12, PG 91 : 488D. 28 Amb. Io. 7 : PG 91, 1101C.

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raison, λογικῶς, c’est-à-dire conforme non seulement à la fonction rationnelle de l’homme et à la connaissance rationnelle qu’il peut obtenir du monde, de Dieu et de lui-même, mais encore la relation conforme au logos, à la nature de chaque élément, dans le respect du rôle et de la finalité de chacun. La relation conforme à la raison s’oppose à l’inclination passionnée, ἡ σχετικὴ προσπαθεία29, qui serait davantage une « passion relationnelle » qu’une véritablement relation, dans laquelle l’âme pâtit de la présence de la chair, plutôt qu’elle ne l’entraîne dans sa liberté. Ainsi le mot « chair » (σάρξ) semble ne pas signifier uniquement pour Maxime la partie corporelle de l’homme, mais aussi par extension l’attitude de l’homme par rapport à son corps, la nature de cette relation constitutive qui unit l’âme et la chair. De nombreuses occurrences dans les Questions à Thalassios semblent supposer cette interprétation. Ainsi, à la question 33, Maxime montre comment l’homme est mû par deux lois, la loi de la chair, et la loi de l’esprit30. Fondamentalement, il ne s'agit là que de cette dualité foncière de la nature humaine, qui, par la sensation, se tourne vers les réalités matérielles, et par l’intellect vers les réalités intelligibles. Cependant, le lien de l’âme avec la chair peut devenir une sorte de force d’inertie qui paralyse l’homme et l’empêche de parvenir à la connaissance de Dieu, comme une montagne impossible à déplacer : « la pensée et la loi de la chair sont réellement lourdes, difficiles à déplacer et, dans la mesure où l’on se tourne vers une force naturelle, tout à fait impossible à déplacer et à ébranler. »31 Ceci ne résulte pas à proprement parler de la condition naturelle de l’homme intégré au monde sensible par sa chair, mais d’une attitude faussée de l’homme par rapport à sa chair, depuis le péché d’Adam : « La terre maudite dans les travaux d’Adam, c’est la chair d’Adam, je veux parler des passions de l’intellect devenu terre, chair maudite à cause de la stérilité de ses vertus, qui sont œuvres de Dieu ; c’est elle qu’il mange avec beaucoup de douleur et de chagrin, ne jouissant que du petit plaisir qu’elle procure. »32 Maxime, en fait, ne plaide pas pour la séparation de l’âme et du corps, mais pour le rejet d’une certaine inclination de l’âme vers la chair, d’une

Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 20, Vinel, 2010 : p. 118. Cf.  Q. Thal. 33, Laga-Steel 1980 : 26-29, Vinel, 2010 : p.  366 : « Puisque l’homme est constitué d’une âme et d’un corps, il est mû par deux lois, je veux dire la chair et l’esprit. Et la loi de la chair possède une activité correspondant aux sens, tandis que la loi de l’esprit possède une activité correspondant à l’intellect. » 31 Q. Thal 33, Laga-Steel 1980 : 38-40, Vinel, 2010 : p. 366. 32 Q. Thal. 5, Laga-Steel 1980, 9-12, Vinel, 2010 : p. 172. 29 30

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certaine confusion de l’âme avec le corps33. L’attelage de l’âme avec la chair, qui découle de la constitution naturelle de l’homme, ne pourra réaliser le but auquel il est destiné, « l’usage des biens supérieurs », que si l’âme se tourne vers Dieu et s’unit à lui, en détournant sa faculté sensible de s’attacher à la matérialité des réalités visibles34. La « chair » pour Maxime semble donc désigner, non seulement la condition physique de l’être humain, mais aussi la relation faussée entre l’âme et le corps dans laquelle la partie sensible de l’homme n’obéit pas à la partie rationnelle, mais au contraire l’enferme dans ses propres limitations. Le terme σάρξ possède donc plusieurs significations très différentes auxquelles il est nécessaire de porter attention. En effet, la justesse de la relation entre l’âme et la chair est par excellence rendue visible dans l’incarnation du Christ, à laquelle le mot « chair » fait aussi référence35. Ainsi en Q. Thal. 42, Maxime évoque « le Dieu Logos fait chair, cette chair animée douée de raison qu’il s’est unie selon l’hypostase. »36 2.2. La sensation, la vertu et sa manifestation visible

La relation juste entre l’âme et la chair implique d’une part l’orientation de l’activité sensible vers la vertu, d’autre part une inscription et un rayonnement de la vertu dans le sensible. Ce mouvement de va-et-vient entre la vertu de l’âme et la réalité visible apparaît comme la cause et la conséquence de l’union différenciée entre l’âme et la chair telle que la conçoit Maxime. Il nous faut tout d’abord définir la vertu (ἀρετή). Dans la question 40, Maxime montre que la vertu advient en l’homme lorsque celui-ci possède une volonté et une activité conformes à l’équilibre des lois naturelles voulues par Dieu dans son dessein créateur : « Il [l’intellect] porte et montre 33 Origène, dans les Homélies sur la Genèse, montre qu’il existe une union de l’âme avec la chair qui est un concubinage plus qu’un mariage. Il voit dans l’expression biblique : « Il les fit mâle et femelle » (Gn, 1, 27), l’union de l’âme (anima) et de l’esprit (spiritus). Or, l’âme est destinée à s’unir à l’esprit, comme la femme et l’homme, et s’il elle vient à s’unir de préférence à la chair, elle devient comme une adultère et une courtisane. Cf. Origène, Homélies sur la Genèse, H. de Lubac et L. Doutreleau éd., Paris, Cerf, SC 7bis, 1976, p. 66-69. L’esprit signifie pour Origène la participation de l’homme à l’Esprit-Saint qui le guide et l’assiste dans la conduite de sa vie (cf. H. Crouzel, Origène, coll. Le sycomore, Paris, Namur, éditions Lethielleux et Culture et vérité, 1984, p. 123-125). Ainsi, pour Origène comme pour Maxime, l’enjeu de la vie morale dépend pour l’homme de ce choix entre l’union avec la chair ou bien l’union avec Dieu. 34 Cf. Q. Thal. 33, Laga-Steel 1980 : 39, Vinel, 2010 : p. 366. 35 Jn 1, 14. 36 Q. Thal. 42, Laga-Steel 1980 : 50-52, Vinel, 2012 : p. 24.

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la mesure équilibrée (ἡ σταθερὰ μεσότης) selon laquelle les lois naturelles des vertus ont été depuis le commencement écrites par Dieu. »37 En effet, c’est l’amour égoïste de soi-même, la φιλαυτία, qui porte la volonté vers l’excès ou le défaut, brisant l’équilibre de la nature, et émiettant la nature humaine en parties qui s’opposent les unes aux autres38. Au contraire, la vertu rétablit la nature dans sa mesure et dans son unité, et l’unité dans la volonté conduit les hommes à l’harmonie et à la reconnaissance de l’égale dignité de chaque membre de la nature humaine : « la nature est unifiée par l’unité de sa disposition de vouloir : elle montre que le logos de la création est indivisible, à égalité d’honneur en tous parce qu’il est ramené à lui-même dans le bien agir et le bien pâtir. »39 Agir et pâtir conformément au logos de la nature humaine, telle pourrait donc être une définition de la vertu, et la dynamique de l’unité de la nature en tous ses membres rend cohérente l’affirmation que l'ἀγάπη est la plus générale des vertus, puisque l’amour suppose la reconnaissance en chaque homme de l’intégrité de la nature humaine. L’amour porte à vouloir et agir conformément à la nature humaine, c’est-à-dire en vue de son unité, et de la réunion de tous ses membres en Dieu. 2.2.1. La sensation mère des vertus

Mais comment expliquer cette affirmation assez originale de Maxime, que la sensation serait la mère des vertus (ἡ μήτηρ ἀρετῶν)40 ? N’est-ce pas plutôt la raison qui engendre la vertu, comme Maxime semble l’affirmer à la question 4041 ? Tout d’abord, si la vertu la plus générale est l’amour, et si l’amour consiste à « [assurer] la subsistance, physiquement et spirituellement, des affamés, des assoiffés, des étrangers, de ceux qui sont faibles, nus, en prison »42, la vertu est exercée dans la vie matérielle et corporelle, comme une activité à la fois de l’âme et de la chair. Or, la perception sensible est le mode de connaissance permettant de faire connaître à la raison ce qui concerne le monde visible. C’est donc elle qui assure le lien entre les né Q. Thal. 40, Laga-Steel 1980 : 82-84, Vinel, 2010 : p. 410. Q. Thal. 40, Laga-Steel 1980 : 78-82, Vinel, 2010 : p. 408-410. 39 Q. Thal. 40, Laga-Steel 1980 : 73-76, Vinel, 2010 : p. 408. 40 Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980, 3-4, Vinel, 2010 : p. 116 : « Tu as établi la sensation comme la mère très féconde des vertus. » 41 « La puissance la plus générale qui produise l’amour, c’est la raison » (Q. Thal. 40, Laga-Steel 1980 : 61, Vinel, 2010 : p. 408). 42 Q. Thal. 40, Laga-Steel 1980 : 65-68, Vinel, 2010 : p. 408. 37 38

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cessités matérielles qui se présentent à l’homme, et sa capacité de prendre des décisions rationnelles et conformes à la nature pour y répondre : La loi naturelle (ὁ φυσικὸς νόμος) […] est comprise comme conduisant à la raison, par l’intermédiaire de la perception sensible qui lui est connaturelle, les modes de la vertu présents dans les réalités sensibles43.

Ainsi la sensation engendre la vertu de façon naturelle lorsqu’elle fait connaître à la raison la façon concrète et matérielle dont elle doit orienter la volonté et l’activité en rapport avec les exigences de la réalité sensible. Mais la relation entre sensation et vertu est très souvent affectée par le péché, de sorte que la sensation peut être appelée mère des vertus en un autre sens, à savoir en tant qu’elle est le lieu où s’opère un certain renoncement au plaisir immédiat et égoïste de la chair, pour se consacrer à la recherche du plaisir de l’âme. En effet, c’est à partir de la faculté sensible, et de l’expérience sensible des réalités matérielles, que naît le plaisir lié au sensible, c’est donc aussi à partir de la faculté sensible que peut naître une juste relation aux réalités sensibles, orientée vers le bien de l’âme. C’est par l’acte de sentir, et dans la faculté sensible elle-même, que prend son origine le plaisir (ἡδονή) lié au corps. Mais ce plaisir attenant aux réalités matérielles semble entraîner toute la puissance de l’âme et l’enfermer dans l’attachement au sensible par le moyen de la faculté sensible : « Il n’y a pour ainsi dire pas de péché chez les hommes qui n’ait pour principe de sa naissance la relation déraisonnable (ἡ ἀλόγιστος σχέσις) de l’âme à la sensation en vue du plaisir. »44 L’âme se livre alors à une activité contre la raison et contre la nature, dans la mesure où elle a remplacé l’objet naturel qui lui convient, le bien immatériel de l’âme qu’est la vertu, par les biens sensibles. Ainsi la sensation, par sa proximité avec le plaisir sensible, pourrait apparaître plutôt comme une faculté qui entraîne l’homme sur la voie des passions mauvaises et la détourne des vertus. Mais il n’en est pas ainsi, car ce n’est pas la sensation comme telle qui est l’origine du péché, mais bien « la relation déraisonnable » que l’âme entretient avec elle. Il nous faut donc supposer, pour comprendre la formule de Maxime, que si l’âme se lie à la faculté sensible par une relation raisonnable, une relation conforme à la nature, alors, de même qu’elle est susceptible d’engendrer le péché, la sensation possédera aussi le pouvoir d’engendrer la vertu. Q. Thal. 63 Laga-Steel 1990 : 404-407, Vinel, 2015 : p. 178. Q. Thal. 58, Laga-Steel 1990 : 78-80, Vinel, 2015 : p. 44.

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2.2.2. La manifestation visible de la vertu

Si la sensation exercée conformément à la nature est la source de la fécondité de la vertu45, celle-ci, bien qu’elle appartienne à la vie immatérielle de l’âme, se manifeste de façon visible et sensible, et paraît au-dehors, devenant un témoignage pour tous : L’une (la chair unie à l’âme) reçoit pratiquement, par son comportement, la gloire (κλέος) de l’âme vertueuse pour en imprimer la forme (πρὸς εἶδος τυπούμενον), et elle la rend visible à ceux du dehors, afin que votre vie, proposée à l’imitation, nous soit une image de la vertu46.

Cette affirmation apparaît dans la continuité de la pensée de Maxime concernant l’unité foncière de l’âme et du corps. La chair unie à l’âme dans la vertu offre une image visible de la beauté de l’âme. C’est aussi ce qu’affirme Maxime dans la Mystagogie, exposant sa vision symbolique de l’Église comme image de l’homme tout entier : « par le corps comme par la nef, selon la philosophie morale, il fait vertueusement briller la sagesse morale de l’âme par la mise en œuvre des commandements. »47 Mais l’introduction aux Questions à Thalassios propose une explication bien plus concrète, comme si la chair, unie à la vertu de l’âme devenait une argile malléable, ou un morceau de cire capable de recevoir en elle l’empreinte (τύπος) de la gloire de l’âme, ou d’être façonnée à son image. Du point de vue rhétorique, il est clair que Maxime veut réaliser un parallèle minutieux entre l’inscription et la figuration du monde intelligible dans le sensible dans le domaine de la connaissance, et l’inscription et la figuration de la vertu de l’âme dans la chair dans le domaine pratique. La singulière unité et synthèse de sa vision du monde se manifeste ainsi. Un passage de l’Amb. Io. 10 montre que cette conformation de la chair à la vertu de l’âme est un phénomène réversible. Autant, lorsque l’âme se mêle à la chair dans un mouvement contre nature, c’est l’âme qui est modelée suivant une « forme terrestre »(ἡ χοϊκὴ μορφή), et qui, d’une 45 L’idée même d’une fécondité de la vertu se trouve mentionnée avec le même vocabulaire à la question 40 : « L’époux c’est évidemment l’intellect humain, en tant qu’il mène l’épouse, la vertu, à l’union ; honorant leur vie commune, le Logos survient, ardemment appelé, il lie étroitement l’union de leur mariage spirituel et échauffe spirituellement de son propre vin leur désir en vue de leur fécondité (πολυγονίαν) spirituelle. » Q. Thal. 40, Laga-Steel, 1980 : 115-120, Vinel, 2010 : p. 412. 46 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 8-11, Vinel, 2010 : p. 116. 47 Myst. 4, Boudignon 2011 : 273-275.

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certaine façon, s’épaissit ; autant, lorsque c’est l’âme qui entraîne la chair dans le mouvement conforme à la nature vers Dieu, il se produit une certaine « familiarisation » de la chair avec Dieu (οἰκειῶσαι) qui la fait resplendir de « reflets divins » (αἱ θεῖαι ἔμφασεις). La chair, en quelque sorte transfigurée, devient transparente à la gloire et à la luminosité de l’âme : Donc les saints, sachant que l’âme dirigée contre nature vers la matière par l’entremise de la chair revêt une forme terrestre, ont songé par l’entremise plutôt de l’âme dirigée vers Dieu conformément à la nature, à approprier la chair à Dieu comme il convient, en l’ayant ornée des reflets divins, autant qu’il est possible, par l’ascèse des vertus48.

Cette familiarité de la chair avec Dieu est l’objet même de la vertu, lorsqu’elle s’inscrit dans un comportement concret comme dans une matière. Pour conclure cette partie concernant la pratique, il s’avère que le passage que nous étudions, malgré sa formulation elliptique, contient et suppose toute une doctrine anthropologique, une vision de l’être humain comme un être situé à la frontière entre le monde sensible et le monde intelligible, et dont l’existence a pour enjeu la relation intérieure entre ces deux parties de lui-même, la chair et l’âme. La proposition de Maxime concernant une certaine séparation entre l’âme et le corps ne suppose pas la mise de côté de la partie sensible de l’humain, mais au contraire, une certaine remise en ordre du composé humain selon sa nature propre, à travers laquelle sa partie visible et charnelle retrouve sa fonction au service du bien de l’âme. Le visible est destiné à donner à voir l’invisible, il en devient l’image et la révélation. Dans ce processus, la sensation joue un rôle de choix lié à l’expérience du plaisir sensible et à la justesse de son appréhension des réalités sensibles. 3. Le registre de la connaissance Le domaine de la pratique est mis en parallèle avec l’activité de la connaissance par Maxime, car ils sont intimement liés l’un à l’autre dans sa vision de l’être humain. Nous avons constaté en effet que la fonction de perception sensible jouait un rôle important dans le domaine de la morale. Or, celle-ci ne se met au service du bien de l’âme que dans la mesure où elle réalise de façon juste et conforme à sa nature sa capacité de connaître le monde sensible, non pas seulement en étant impressionnée Amb. Io. 10 : PG 91, 1112 C-D.

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par son aspect factuel, contingent et superficiel, mais en allant au-delà des apparences jusqu’à l’appréhension du logos de chaque réalité. Nous analyserons tout d’abord la relation qui distingue et unit entre elles les deux facultés de connaissance que sont la sensation et l’intellect, pour pouvoir dans un deuxième temps examiner les modalités de l’itinéraire de connaissance permettant à l’être humain d’accéder à la science de l’intelligible à partir de l’expérience sensible. 3.1. La séparation et l’union de l’intellect et de la sensation

De même qu’il était question dans le champ de la pratique d’union et de séparation de l’âme et du corps, il s’agit dans le domaine de la connaissance de séparer et d’unir l’intellect (νοῦς) et la sensation (αἴσθησις) : ainsi, Maxime décrit un homme capable de « dissocier complètement grâce à l’Esprit l’intellect de la sensation »49, mais qui pourtant se sert de la sensation comme d’un instrument au service de la connaissance de l’intellect : « pour comprendre la grandeur des réalités visibles, tu as pris la sensation comme instrument (ὄργανον) »50. L’intellect et la sensation sont les deux facultés de perception de l’âme adaptées aux deux faces de la réalité, le sensible et l’intelligible. Chez Maxime, l’intellect (νοῦς) signifie le plus souvent le sujet humain dans son ensemble, le moi en tant que siège de la liberté, du fait de l’importance de la volonté dans l’anthropologie de Maxime51. Cependant, dans l’introduction des Questions à Thalassios, il présente avant tout une structure duelle de l’âme qui va de la sensation à l’intellect, et se place donc sur le terrain de la connaissance, connaissance d’un monde à deux dimensions : le sensible et l’intelligible. La même structure duelle de la capacité de connaître se trouve dans les Centuries sur la charité : « Toute nature douée d’intelligence et de sens, lorsqu’elle a été menée à l’existence, a reçu de Dieu la puissance de percevoir les êtres. Douée d’intelligence elle a reçu les intellections, douée de sens elle a reçu les sensations. »52 Le monde créé est structuré selon la double polarité du sensible (αἰσθητός) et de l’intelligible (νοητός). Le monde matériel est la figure d’un modèle immatériel, universel et immuable : l’intelligible. Il s’agit des formes Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 2-3, Vinel, 2010 : p. 116. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 7-8, Vinel, 2010 : p. 116. 51 Sur le rapprochement entre intellect et volonté, cf. L. Thunberg, Microcosm and Mediator. The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965 ; 2e éd., Chicago – La Salle, 1995, p. 208-209. 52 Car. 4, 10 : PG 90, 1049B. 49 50

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universelles des individus particuliers existant dans le monde sensible. Par son âme et son corps, l’homme est inscrit dans la dualité du monde, visible et invisible, sensible et intelligible. Par sa nature même, il est « circonscrit » par cette structure de la réalité. Mais, au moyen de sa faculté de connaître le monde sensible par la sensation, et le monde intelligible par l’intellect, il embrasse aussi en lui-même toute la réalité intelligible et sensible, et peut en faire la synthèse, c’est ce qu’affirme Maxime dans en Amb. Io. 10 : L’homme, se trouvant constitué d’une âme et d’un corps, du fait de sa relation naturelle d’adaptation à l’une et l’autre subdivisions de la création et de son identité propre, à la fois il circonscrit et il est circonscrit, dans le premier cas par son essence, dans le second par sa puissance, en tant qu’il est divisé selon les parties de lui-même reliées à ces deux subdivisions et en tant qu’il les attire à lui vers l’union par ses parties qui leur sont appropriées. En effet, il a une disposition naturelle à être circonscrit par l’intelligible et le sensible, parce qu’il est âme et corps, et à circonscrire ces réalités en fonction de sa puissance, parce qu’il est pensant et sentant53.

Maxime exprime ainsi le paradoxe de l’union et de la séparation : l’homme est divisé entre sensible et intelligible par son essence constituée du corps et de l’âme. Mais par ses fonctions de connaissance, il a la puissance de réunir ces parties séparées dont il est lui-même composé. Pour s’exercer de façon conforme à la nature, et pour pouvoir réaliser cette union entre l’intelligible et le sensible, la connaissance doit être mise en œuvre dans le respect à la fois de la dualité de la réalité, et de celle des fonctions cognitives. De même que la relation à la chair doit être orientée vers le bien de l’âme, de même la sensation doit être soumise à l’intellect comme « instrument ». Cela signifie en particulier que la sensation est là pour fournir à l’intellect une information recueillie dans le monde sensible en vue de la connaissance de l’intelligible. Le rôle de la sensation dans la connaissance apparaît comme essentiel dans la pensée de Maxime. En Q. Thal. 58, il s’exprime ainsi : Il n’est donc pas possible à l’intellect d’accéder aux réalités intelligibles qui lui sont connaturelles sans contempler les réalités sensibles qui lui sont présentées préalablement et il est tout à fait irréalisable que cela se fasse sans la sensation qui lui est adjointe et a une parenté de nature avec les réalités sensibles54. Amb. Io. 10 : PG 91, 1153AB. Q. Thal. 58, Laga-Steel, 1990 : 111-115, Vinel, 2015 : p. 46.

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C’est là le paradoxe de la nature duelle de l’être humain, située à l’intersection du sensible et de l’intelligible. Son intellect est apparenté à l’intelligible, et pourtant, c’est seulement en contemplant le visible au moyen de la sensation qu’il peut s’élever jusqu’à l’intelligible, en unissant en lui ces deux mondes par son activité de connaissance. La signification de la « dissociation » de la sensation et de l’intellect pourrait être que l’intellect ne doit pas se rabaisser au niveau de la sensation en se limitant au domaine sensible – ce qui correspondrait à une certaine confusion des deux plans de la réalité – mais au contraire, il doit utiliser l’activité sensible, la « prendre pour instrument », pour une connaissance qui va au-delà du sensible. Une telle attitude permet à l’être humain, à travers son expérience de la « grandeur des réalités visibles », de dépasser le plan du sensible pour rejoindre véritablement la « connaissance divine ». 3.2. Description du processus de la connaissance sensible.

Il nous faut analyser maintenant avec précision la description faite par Maxime du processus de la connaissance qui, à partir du sensible, conduit l’intellect à la perception de l’intelligible. D’une part, nous voulons décrire les étapes principales de l’activité de sentir, d’autre part, nous tâcherons de donner une première définition du logos, l’élément crucial chez Maxime qui permet le passage de la connaissance du sensible à celle de l’intelligible. 3.2.1. La perception du sensible

Le processus de cette activité de connaissance permettant de passer de l’affection sensible du corps par les organes des sens à une information immatérielle est décrit par Maxime en une phrase : [La sensation] grave symboliquement dans les formes des réalités visibles les logoi des réalités intelligibles. (τὴν δέ, τοῖς τῶν ὁρωμένων σχήμασι τοὺς λόγους τῶν νοητῶν συμβολικῶς ἐγχαράττουσαν)55

Nous pouvons y distinguer deux principales étapes de la connaissance du sensible. La première étape concerne l’expression τὰ τῶν ὁρωμένων σχήματα, qui semble se rapprocher de ce que des commentateurs du De Anima d’Aristote ont considéré comme le passage de l’affection sensorielle à la forme (εἶδος)56 : le passage de la vue à une sorte de figure men Q. Thal. Intro., 12-14, Vinel, 2010 : p. 116. Cette étape pourrait correspondre à l’éveil dans l’âme de la forme sensible décrit par Priscianus dans la Metaphrasis in Theophrastum : « Il faut donc qu’après l’affection, 55 56

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tale de l’objet visible qui est déjà le résultat d’une activité de l’âme. Cette forme ou cette figure (σχῆμα) serait comme une réplique immatérielle de l’affection physique de l’organe, cependant, elle n’est pas encore du domaine de la connaissance, car elle est encore liée au caractère divisible des corps. La sensation, c’est-à-dire l’activité de connaissance du sensible a véritablement lieu lorsque l’âme projette un logos (λόγος) qui est de l’ordre de l’indivisible57. Ce logos est une idée préconçue dans l’âme, car, dans le cadre de la pensée néoplatonicienne, l’âme a en elle les logoi de toutes choses, et la perception des choses extérieures est en même temps une auto-perception. En connaissant le sensible, l’âme se connaît elle-même, l’affection sensible éveillant en elle le logos correspondant à cette réalité58. Ainsi, par cette « projection », l’âme est résolument active dans la sensation. Maxime mentionne clairement que c’est la faculté sensitive de l’âme qui grave les logoi dans la réalité. Il ne s’agit donc pas d’une simple impression du sensible dans l’âme, mais bien d’une activité de connaissance. Cette activité suppose une parfaite correspondance entre les logoi préconçus et les stimulations des organes par les sensibles, correspondance évoquée par Maxime au moyen du terme συμβολικῶς, qui comprend étymologiquement l’idée d’un ajustement parfait d’une réalité à une autre, ajustement du sensible à l’intelligible, ajustement de la faculté de connaître à l’objet de connaissance, ajustement de la sensation à l’intellect. Ainsi, la possibilité même de la sensation repose sur l’unité foncière du sensible et de l’intelligible qui sont comme deux dimensions du même monde, comme Maxime l’explique dans la Mystagogie : Ce monde unique montre que le monde intelligible et le monde sensible sont sans confusion la même chose, tour à tour [chacun] pour soi et l’un pour l’autre et que la totalité de l’un a pénétré la totalité de l’autre […] ce qui est ressemblant au sensible s’achève en forme. Car la sensation, lorsqu’elle juge {consciemment}, le fait selon la forme parfaite. Tandis que dans l’organe sensoriel, il n’y a pas cette forme du sensible. » Priscianus, Metaphr. 2, 16-19, Bywater, 1886. 57 Cf.  Priscianus, Metaphr. 2, 30-3, 5 : « Μais il y a un logos des réalités sensibles précontenu dans l’âme qui vit, est par soi, et ne relève pas seulement du composé ; […]  une réalité une, mais pas une comme les choses individuées, mais possédant l’un capable de circonscrire plusieurs, et l’adaptant à chacun d’eux. Car, avec le logos du blanc, l’âme perçoit tous les blancs pris un à un. Il faut donc qu’un logos de cette sorte soit projeté, si la sensation doit se produire. » 58 Cf. I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens : sensation (αἴσθησις), sensation commune (κοινὴ αἴσθησις), sensibles communs (κοινὰ αἰσθητά) et conscience de soi (συναίσθησις) », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale VIII (1997), p. 37.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Par conséquent les êtres sensibles ont en eux la capacité d’être les figures des intelligibles, et les intelligibles d’être les archétypes des sensibles : À ceux qui sont capables de voir, c’est par des formes symboliques que le monde intelligible tout entier apparaît mystérieusement figuré dans le monde sensible tout entier, et c’est par les raisons [logos] qui le rendent simple de manière à ce qu’il soit connu de l’intellect, que le monde sensible tout entier est dans le monde intelligible tout entier59.

3.2.2. Qu’est-ce que le logos ?

Dans ce dernier passage, le logos (λόγος) joue le rôle d’un médiateur entre le sensible et l’intelligible dans la mesure où il rend simple la réalité divisible des corps, c’est-à-dire, susceptible de devenir un objet de connaissance pour l’intellect. La projection du logos permet de faire passer l’âme de l’objet « divers et composite » des sens à une véritable activité de connaissance dont l’objet est délivré de son caractère divisible pour atteindre une unité qui le rapproche des objets de la connaissance intelligible. Il s’agit bien de la tâche que Maxime attribue à la sensation : « [la sensation] fait accéder l’intellect à la simplicité des objets de contemplation intelligible, une fois qu’il a été délivré et purifié de tout ce qu’ont de divers et de composite les réalités visibles. »60 Le terme grec reste très difficile à traduire, notamment à cause de la grande diversité de ses significations. La racine de ce mot semble se trouver dans le verbe λέγω qui signifie trier ou choisir. La fonction de ce tri est celle de la raison, qui trie les concepts servant à penser l’être et à distinguer les choses. Ainsi, le sens passe de la raison à la parole, puisque le concept s’exprime et se clarifie dans le terme qui le désigne. Le logos signifie tout autant la faculté rationnelle que le verbe ou la parole ellemême, le mot signifiant une chose, ou le discours articulé et organisé. Mais le logos désigne aussi la structure rationnelle présente en chaque être, et c’est ce sens précis qui est utilisé pour décrire l’opération de la sensation. En effet, pour qu’un concept soit susceptible d’être pensé par la raison, il faut qu’une certaine proportion de rationalité soit présente dans l’être lui-même. La nature de ce logos prend chez Maxime une signification assez originale, qui va au-delà de celle d’une forme dérivée de l’Idée transcendante, Myst. 2, Boudignon 2011 : 237-245. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 14-18, Vinel, 2010 : p. 116-118.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

sorte d’intermédiaire entre l’intelligible et la forme sensible, « image affaiblie des raisons formelles » qui est celle des philosophes néoplatoniciens61. En effet, la vision chrétienne de la création implique que la structure du créé soit pensée différemment. Que les raisons (logoi) soient toutes contenues dans l’intention du Créateur, « qui préexistent en lui sous une unique forme »62, ne semble pas être en contradiction avec les traditions stoïciennes et néoplatoniciennes. Celles-ci considèrent en effet que le démiurge qui a créé le monde, selon la tradition du Timée de Platon, contient en lui les logoi des créatures, qui sont comme les émanations sur un plan ontologique inférieur des idées intelligibles63. Mais la pensée chrétienne sur la création, qui affirme que Dieu pose une réalité dans l’être en dehors de lui64, modifie nécessairement en profondeur la conception de la structure même des êtres. Elle implique que Dieu soit le Créateur aussi du monde invisible et des universaux, et par conséquent, que ses intentions, ses volontés divines sur le monde préexistent en luimême aux intelligibles. Maxime exprime cette pensée en Amb. Io, 7 : Car, contenant les logoi des êtres créés, subsistant avant les siècles dans sa volonté bonne, c’est d’après eux qu’il a fait subsister la création visible et invisible à partir du non-être, ayant fait et faisant toute chose avec raison et sagesse au temps convenable, l’universel comme le particulier65.

Les logoi sont donc les intentions divines sur le créé, ils préexistent en Dieu éternellement, puisqu’ils sont unis dans la volonté de Dieu ; alors que le monde créé, sensible et intelligible, commence dans le temps. L’expression de Maxime « les logoi des êtres intelligibles » trouve sa cohérence à l’intérieur de cette pensée sur la création. En réalité, ce ne sont pas les logoi qui sont issus des intelligibles, mais bien l’inverse, car les logoi sont les fondements de l’intelligible comme ils sont les fondements du sensible. Cf. I. Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens : sensation (αἴσθησις), sensation commune (κοινὴ αἴσθησις), sensibles communs (κοινὰ αἰσθητά) et conscience de soi (συναίσθησις) », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale VIII (1997), p. 43-44. 62 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 129, Vinel, 2015 : p. 90. 63 Cf. T. Tollefsen, The Christocentric Cosmology of St. Maximus the Confessor, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 32. 64 Cf. T. Tollefsen, The Christocentric Cosmology of St. Maximus the Confessor, p. 62. 65 Amb. Io. 7, PG 91 : 1080A. 61

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Pour récapituler cette première définition du logos, le schéma suivant permet de mettre en évidence son appartenance au monde incréé, puisque tous les logoi sont contenus dans l’intention créatrice du Verbe, et son caractère de médiateur entre la connaissance du sensible et la connaissance de l’intelligible : INCRÉÉ

CRÉÉ

LOGOS SENSIBLE

INTELLIGIBLE

Particulier Individu Figure

Universel Essence Archétype

Il découle de cette doctrine une importance particulière accordée à la connaissance sensible. En effet, la sensation, grâce à sa capacité de passer du sensible à l’intelligible par la perception unifiante du logos dans la diversité et le caractère composé du monde sensible, n’a pas seulement accès à une connaissance amoindrie des idées intelligibles, mais elle est directement reliée à ces logoi qui sont en réalité au fondement de l’intelligible, et qui sont les garants de l’unité du sensible et de l’intelligible. Ainsi, Maxime propose une doctrine de la connaissance humaine en correspondance avec sa description paradoxale de la structure de l’être humain comme union et séparation de l’âme et de la chair. La connaissance, elle aussi, est divisée entre la faculté de connaître le sensible et celle de connaître l’intelligible, mais leur exercice est commun, puisque la sensation reçoit pour tâche de conduire l’intellect vers la connaissance des réalités intelligibles à partir de son expérience du sensible. 3.3. La lecture des Écritures

Dans cette dernière partie de notre commentaire, nous abordons la question de la juste lecture des Écritures que Maxime présente comme la conséquence de ce qu’il vient d’exposer, à savoir les modalités de l’acquisition de la vertu et de celle de la connaissance : Alors, après avoir délaissé l’inclination d’une relation à la sensation et à la chair, nageant vigoureusement avec la science de l’intellect sur la mer infinie des paroles de l’Esprit, tu scrutes avec l’Esprit les profondeurs

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de l’Esprit ; de lui tu as reçu la manifestation des mystères cachés, grâce, sans aucun doute, à beaucoup d’humilité66.

En effet, l’expression « délaisser l’inclination d’une relation à la sensation et à la chair » (τὴν τελείαν τῆς πρὸς αἴσθησίν τε καὶ σάρκα σχετικῆς προσπάθειας ἀπόθεσιν) résume en quelque sorte ce qui vient d’être dit : la justesse concernant l’union et la séparation de l’âme et de la chair conduit à la vertu, et la justesse concernant la séparation et l’union de l’intellect et de la sensation conduit à la connaissance vraie. Le rôle de l’Esprit-Saint est particulièrement mis en valeur dans cette phrase, puisqu’il est cité trois fois. Ce même Esprit était mentionné au début du passage comme contribuant à opérer la dissociation de l’intellect avec la sensation. L’Esprit joue donc un rôle parallèle dans le chemin qui conduit de la connaissance du sensible à la connaissance de l’intelligible, et dans celui qui, à partir de la lecture du texte sacré, permet d’accéder à la profondeur du mystère. Ce rapprochement entre la science de la nature et la science de l’Écriture est constant chez Maxime, qui considère le texte sacré comme un autre cosmos rempli de symboles visibles qu’il s’agit de déchiffrer au moyen des logoi. La parenté étroite entre science de la nature et science de l’Écriture est tout spécialement développée en Q. Thal. 32. La lettre de l’Écriture, autrement dit la réalité brute du texte avec sa signification la plus immédiate, est comparée au monde sensible, et également à la chair. Comme la sensation doit appliquer sur les formes du visible les logoi des intelligibles pour que l’intellect puisse avoir accès à la connaissance de ce qui est permanent à travers l’expérience du sensible, de même, celui qui lit l’Écriture selon l’Esprit découvre dans les symboles visibles du texte un logos caché qui lui donne accès à l’intention divine, à l’inspiration de l’Esprit qui a fait naître l’Écriture, et il y trouve la connaissance de Dieu67. Afin de mener à bien cette science qui fait discerner au lecteur de l’Écriture la lettre et l’esprit, la même ascèse est nécessaire, que celle qui conduit l’homme à la vertu, ainsi qu’à la connaissance vraie de la nature. Il s’agit de ne pas se laisser emprisonner dans l’immédiateté de l’apparence, pour découvrir avec l’Esprit le sens caché des paroles du livre. La pratique et la connaissance naturelle, dans la succession de leur mise en œuvre, mais plus encore dans leur unité foncière et leur conjonction, semblent même ici être considérées par Maxime comme Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 19-25, Vinel, 2010 : p. 118. Cf. Q. Thal. 32, Laga-Steel 1980 : 1-16, Vinel, 2010 : p. 360.

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un préalable permettant la « manifestation des mystères cachés » dans l’Écriture. En Q. Thal. 32, Maxime montre non seulement que les trois niveaux ontologiques que sont la structure de l’âme humaine, sensation et intellect, la structure de la nature, l’apparence et le logos, et la structure de l’Écriture, lettre et esprit sont apparentés, mais que l’homme qui veut grandir sur le chemin de la connaissance doit unir en lui les trois domaines, à savoir sa connaissance de lui-même et de la nature de son âme, la connaissance du monde par les logoi, et la connaissance de l’Écriture selon l’Esprit. La convergence de ces trois types de connaissance est une pédagogie humaine qui aboutit à la théologie, la connaissance une de Dieu lui-même : Celui qui a accès aux symboles de la Loi dans la connaissance et qui contemple avec science la nature visible des êtres, discerne l’Écriture, la création et lui-même […] en recevant l’esprit de l’Écriture, le logos de la création et son propre intellect, et en les unissant indissolublement les uns aux autres, il trouve Dieu68.

Conclusion Pour conclure l’analyse de ce commencement des Questions à Thalassios, il est utile de ressaisir les indices que nous avons pu déceler concernant la place de la perception sensible dans ce qui constitue les fondements de l’anthropologie maximienne. Maxime place d’emblée son lecteur ou son auditeur à la croisée des chemins, au cœur du paradoxe de l’existence humaine entre la chair et l’âme, entre la tendance qui enferme l’humain dans une relation faussée à la chair et la vertu, entre la nature changeante du monde visible et la simplicité du monde intelligible, entre la lettre de l’Écriture et l’Esprit qui s’unit à l’intellect pour livrer le logos caché. Dans chacun de ces choix cruciaux qui se présentent à celui qui cherche la connaissance de Dieu, la faculté de sentir est en jeu. Sur le plan de la pratique, la sensation, en tant que faculté qui éprouve le plaisir et la peine, est le lieu soit d’un recroquevillement de l’âme dans l’étroitesse de la chair, soit de la fécondité de la vertu. Mais ce choix repose en réalité sur une juste connaissance du monde créé, dans laquelle la sensation est le lieu d’un passage du visible à l’invisible, et aussi d’une juste lecture du texte sacré, au cours de laquelle elle joue aussi le rôle d’intermédiaire entre la lettre et l’Esprit. En effet, sans la vision du visible, et sans la connaissance immédiate de la lettre, l’accès au logos du créé Q. Thal. 32, Laga-Steel 1980 : 18-24, Vinel, 2010 : p. 360.

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ainsi qu’au logos de l’écrit ne peut avoir lieu. Mais sans le dépassement de la sensation vers ce qui est au-delà d’elle-même, sans son effacement, à travers son rôle d’instrument, au profit du déploiement de l’intellect, la connaissance se limite à la superficialité des apparences et n’atteint pas son but. 4.2.2. L’homme aux prises avec le mal et les passions d’après l’introduction des Questions à Thalassios Introduction L’ensemble de l’introduction des Questions à Thalassios est constitué de deux parties principales. Dans une première partie69, Maxime s’adresse souvent en style direct à ses interlocuteurs pour présenter à la fois les demandes qui lui ont été faites, le sentiment d’incapacité à y répondre qui est le sien, ainsi que les orientations de son œuvre. Il cite ainsi toute une série de questions qui lui ont été posées, dont la thématique concerne surtout la nature des passions, la modalité de leur venue dans l’âme ainsi que celle de leur élimination, mais aussi la manière dont l’acquisition de la vertu conduit à la véritable connaissance70. Cette problématique reste assurément l’arrière-fond de toute l’œuvre, qui est marquée par une perspective ascétique, c’est-à-dire une attention portée à la reconnaissance des maux qui accablent l’être humain et aveuglent son intelligence, et la recherche des moyens efficaces pour l’en libérer. C’est à cette liste de questions au sujet des passions que Maxime entend répondre brièvement dans la deuxième partie de l’introduction71 avant de le faire de façon approfondie au fil de ses commentaires des passages difficiles de l’Écriture. La structure de cette deuxième partie comprend, d’une part un exposé concis présentant l’état actuel de l’homme aux prises avec les passions72, exposé qui sera l’objet de notre analyse, d’autre part, une reprise de cet exposé point par point73 en approfondissant de façon renouvelée chacun de ses arguments. Nous aurons l’occasion de nous y référer ponctuellement lorsque cela sera nécessaire. Ce type de structure comprenant l’exposé d’une doctrine, puis son approfondissement avec l’ajout d’éléments nouveaux et de nouvelles interpré Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 10-208, Vinel, 2010 : p. 116-132. Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 108-184, Vinel, 2010 : p. 124-130. 71 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 209-404, Vinel, 2010 : p. 132-148. 72 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 209-302, Vinel, 2010 : p. 132-138. 73 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 303-404, Vinel, 2010 : p. 140-146. 69 70

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

tations des passages bibliques, parfois plusieurs fois de suite, est courant dans les Questions à Thalassios. Enfin, l’ensemble de l’introduction se termine par une véritable exhortation à l’impératif74, pour renoncer à l’emprise des passions et emprunter résolument le chemin du salut que l’auteur vient de nous décrire, assortie de la promesse de réalisation du but final dans l’union à Dieu. Voici le passage choisi pour notre analyse de la question des passions dans l’existence humaine : Le mal n’a eu, n’a ni n’aura aucune existence selon sa nature propre [210] – car il n’a ni essence, quelle qu’elle soit, ni nature ni hypostase ni puissance ni activité parmi les êtres ; il n’a ni qualité, ni quantité, ni relation, ni lieu, ni temps, ni position, ni action, ni mouvement, ni disposition, ni passion, qui puisse se voir naturellement dans un être – non, [215] en rien de cela il n’a d’existence selon une nature qui lui soit propre –, il n’a ni commencement ni milieu ni fin. Et si j’essaye en quelque sorte de le définir, le mal est la défaillance de l’activité conduisant à leur fin les puissances existant dans la nature, et il n’est rien d’autre du tout. [220] Ou encore, le mal est le mouvement sans raison des puissances conformes à la nature, selon un jugement perverti, vers autre chose que leur fin. Et par fin, je veux dire la Cause des êtres, vers quoi tout tend naturellement, même si le Malin, en cachant le plus souvent son envie sous la figure de la bienveillance, [225] et en persuadant par ruse l’homme de porter son élan vers un autre des êtres que la Cause, a produit l’ignorance de la Cause. Le premier homme a donc délaissé le mouvement de l’activité des puissances conformes à la nature vers leur fin, il a été malade de l’ignorance de sa propre cause et a considéré comme un dieu, [230] à cause du conseil du serpent, ce à quoi la parole du commandement divin avait fait jurer de ne pas toucher. Devenu ainsi transgresseur et ignorant Dieu, il mêla inséparablement toute sa puissance intellective à toute sa sensation, et attira ainsi à lui la connaissance composée et mortifère des réalités sensibles, qui par son opération produit la passion. [235] Et il a été mis au rang des animaux sans raison et leur est devenu semblable, puisque, de toute façon, il produisait, cherchait et voulait les mêmes choses qu’eux, et que, plus encore, il échangeait jusqu’à la déraison sa raison conforme à la nature avec ce qui était contre nature. [240] Autant donc l’homme s’intéressait à la connaissance des réalités visibles selon la seule sensation, autant il embrassait pour lui-même Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 405-432, Vinel, 2010 : p. 146-148.

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l’ignorance de Dieu ; autant il resserrait le lien de cette ignorance, autant il s’attachait à l’expérience de la jouissance sensible des réalités matérielles qu’il connaissait ; autant il était porté à celle-ci, [245] autant il enflammait le désir de l’amour égoïste qu’elle engendre, autant il entretenait consciemment le désir de l’amour égoïste, autant il inventait de manières de faire durer le plaisir, l’amour égoïste étant à la fois le fruit et le but. Et puisque tout mal [250] est naturellement détruit avec les modes qui le composent, trouvant par l’expérience même qu’à tout plaisir succède de toute façon la douleur, il gardait tout entier son élan vers le plaisir et entière sa fuite de la douleur. [255] Luttant de toute sa force pour l’un et de tout son zèle contre l’autre, il s’imaginait, ce qui était impossible, séparer par cette méthode plaisir et douleur l’un de l’autre et pensait que l’amour égoïste, attaché au seul plaisir, ne ferait pas du tout l’expérience de la douleur. [260] En effet la peine due à la douleur est mêlée au plaisir, même si cela échappe à ceux qui sont dans cette situation à cause du pouvoir du plaisir dans la passion, puisque ce qui a pouvoir se manifeste sans cesse tout en cachant la sensation de ce qui l’accompagne. [265] Alors la grande foule innombrable des passions s’est introduite dans la vie des hommes et l’a corrompue ; alors notre vie n’a été que gémissement, puisqu’elle honorait les élans menant à sa propre destruction, et qu’elle découvrait et suivait la cause de son ignorance, ce qui était prétexte à sa corruption ; [270] alors l’unité de notre nature a été brisée en mille morceaux et nous qui avons la même nature, nous sommes nuisibles les uns pour les autres à la façon des bêtes rampantes. En effet, en revendiquant par amour égoïste le plaisir et en nous appliquant pour la même raison à fuir la douleur nous faisons naître dans nos pensées le nombre inexprimable des passions destructrices75.

Cet exposé décrit la genèse du mal dans la vie de l’homme à partir des considérations les plus générales à propos de l’existence du mal dans le monde jusqu’à ses manifestations les plus particulières dans les passions humaines. La pensée de Maxime s’appuie sur la conviction que les passions humaines sont l’expression d’un mal plus général dont elles sont issues et qui se déploie jusque dans les situations concrètes de la vie humaine selon un engrenage de conséquences apparemment inévitables. La structure stylistique de l’exposé manifeste bien cet enchaînement de causes et de conséquences. En effet, chaque nouvelle étape commence par le résumé de l’étape précédente, et met en valeur ce lien de causalité Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 209-275, Vinel, 2010 : p. 132-138.

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inexorable. Ces étapes sont au nombre de cinq, et nous en proposerons l’analyse linéairement : 1․ Le mal est d’abord défini comme une défaillance de l’être. N’ayant pas de nature propre, il n’existe qu’en tant que détournement des puissances du bien. 2. Ce mouvement des puissances naturelles détourné contre la nature se manifeste dans l’homme comme une erreur de jugement identifiable à l’ignorance de la cause dont il provient. 3. S’étant détourné du vrai Dieu qui l’a créé, l’homme comble le vide ainsi produit en divinisant les créatures à la place du Créateur, et en consacrant son activité à la « connaissance composée et mortifère des réalités sensibles ». 4. Ce lien contre nature entre l’homme et la réalité sensible se manifeste dans le cercle vicieux de la recherche effrénée du plaisir sensible et de la fuite de la peine. 5. Les conséquences de l’introduction du mal dans la vie de l’homme sont la diversité des passions, la corruption, et la rupture de l’unité de la nature humaine. Maxime expose ainsi en un résumé étonnant de concision et de logique tout ce qui fait le malheur et la souffrance des humains. Encore une fois, l’orientation de sa pensée repose sur la complémentarité entre la réflexion morale sur le comportement humain, et la réflexion épistémologique sur les modalités de la connaissance. Le mal moral repose sur une ignorance fondamentale, sur une erreur d’appréciation, et se manifeste dans une sorte de connaissance dévoyée du sensible. La responsabilité de l’homme dans cette situation est contrebalancée par l’affirmation de la présence d’un mal plus général dans le monde, et la référence à la ruse de l’ennemi qui a réussi à enfermer l’homme dans le mensonge d’une vision fausse de la réalité. 1. Le mal comme défaillance de l’être Pour pouvoir décrire ensuite le mal qui affecte la vie de l’homme, Maxime commence par donner une définition de ce qu’est le mal en soi. À cette fin, il consacre une longue phrase à détailler d’abord tout ce qu’il n’est pas. En effet, le mal (τὸ κακόν) n’est rien de ce qui est, le mal s’oppose à l’être en tant que tel et à toutes les caractéristiques de l’être : « Le mal n’a eu, n’a ni n’aura (οὔτε ἦν οὔτε ἔστιν οὔτε ἔσται) aucune existence selon sa nature propre ». Cette expression se rapproche d’un passage des Noms divins de Denys l’Aréaopagite, tiré d’un petit traité sur

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

le mal contenu dans cette œuvre et lui-même emprunté presque mot à mot au traité De malorum subsistentia de Proclus76. Dans les Noms divins, Denys montre comment les êtres peuvent exister même lorsqu’ils sont dépourvus de certaines qualités comme la vie et l’intelligence, mais ils ne peuvent exister lorsqu’ils sont privés du Bien : « Privé au contraire de tout mode du Bien, rien n’a jamais eu, n’a, n’aura ni ne saurait avoir aucune existence (οὔτε ἦν οὔτε ἔστιν οὔτε ἔσται οὔτε εἶναι δύναται) »77. En effet, suivant la tradition néoplatonicienne, l’être découle entièrement du bien, qui est, en tant que bien pur et sans mélange, le principe premier de toutes choses. Chez les auteurs chrétiens, l’identification du bien en soi et de l’être pur est parfaite dans la nature même du Dieu créateur de tout ce qui existe. Ce passage des Noms divins le montre clairement : Célébrons maintenant le Bien comme être réellement être (ὄντως ὄν) et comme celui qui donne rang d’essence à tout ce qui existe. Celui qui est est par sa puissance et suressentiellement la Cause substantielle de toute existence, le démiurge de l’être, de la subsistance, de l’hypostase, de l’essence, de la nature, le Principe et la Mesure des durées perpétuelles, l’Entité des réalités temporelles et de tous les êtres qui durent perpétuellement, le Temps de tout devenir, l’Être de tout ce qui est de quelque façon que ce soit. De l’Être procèdent durée, essence, existence, temps, devenir et ce qui devient, l’être qui appartient aux êtres, et tout ce qui existe, et tout ce qui subsiste de quelque façon que ce soit78.

Tout ce qui existe, toute l’amplitude de l’être découle entièrement et directement de Dieu qui est à la fois le bien absolu et l’être absolu. Par conséquent, le mal ne pouvant être rien de ce qu’est Dieu, et Dieu étant radicalement étranger au mal, tout ce qui a de l’être d’une manière ou d’une autre dérive du bien et y participe. Denys détaille toutes les catégories de l’être pour montrer ce que le bien est et engendre. De même que Maxime déploie ces mêmes catégories pour montrer ce que le mal n’est pas : car il n’a ni essence, quelle qu’elle soit, ni nature ni hypostase ni puissance ni activité parmi les êtres ; il n’a ni qualité, ni quantité, ni relation,

Cf.  Proclus, Théologie platonicienne, Saffrey et Westerink éd., Les Belles Lettres, Paris, 1968, introduction, p. IX-XXVI. 77 Pseudo-Denys l’Aéropagite, De divinis nominibus, Suchla 1990 : 167, 1-2. 78 Pseudo-Denys l’Aéropagite, De divinis nominibus, Suchla 1990 : 182, 17183, 4. 76

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

ni lieu, ni temps, ni position, ni action, ni mouvement, ni disposition, ni passion, qui puisse se voir naturellement dans un être79.

Nous retrouvons dans les deux passages les trois termes d’essence (οὐσία), de nature (φύσις) et d’hypostase (ὑπόστασις) qui caractérisent de la façon la plus générale les êtres en tant qu’ils sont déterminés par des caractéristiques essentielles constituant une nature, et qu’ils possèdent une existence particulière, une hypostase, les distinguant des autres êtres de même nature. Maxime y ajoute les deux notions fondamentales de puissance (δύναμις) et d’acte (ἐνέργεια) qui sont inhérentes aux êtres créés dans la mesure où le déploiement des potentialités de leur nature s’accomplit dans le temps. Ces notions se rapprochent donc de l’expression de Denys selon laquelle l’être est « le devenir de ce qui devient. » La notion de temps est centrale chez les deux auteurs en tant que détermination principale des êtres créés. Le mal, n’étant pas un être, ne se déploie pas dans le temps. Pour Maxime, il n’a « ni commencement, ni milieu, ni fin »80. En effet, tout ce qui existe trouve son commencement (ἀρχή) en Dieu, car Dieu est son principe et son Créateur, et même les êtres qui ne sont pas soumis à la temporalité du monde matériel faite de génération et de corruption, ceux qui sont dans la durée perpétuelle (αἰών)81, trouvent en Dieu leur commencement. Les êtres créés ont en Dieu leur fin qui est aussi leur finalité (τέλος), puisque tout l’élan fondamental de leur être est dirigé vers Dieu comme vers son accomplissement. Tout ce qui arrive entre le commencement et la fin (μεσότης) consiste dans le déploiement de ce qui est donné au commencement pour atteindre la fin. Il apparaît ainsi bien clairement que chaque être ayant le bien comme principe, et le bien également comme fin, et chaque existence se déroulant à partir du bien et en vue du bien, le mal est exclu de la temporalité de l’être. Tout l’enjeu consiste à montrer que le mal qui s’oppose au bien ne peut exister en face du bien comme un principe strictement parallèle, ce qui serait l’opinion des manichéens82. Maxime semble tellement vouloir Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 209-212, Vinel, 2010 : p. 132. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 216, Vinel, 2010 : p. 132. 81 Pseudo-Denys l’Aéropagite, De divinis nominibus, Suchla 1990 : 182, 20. 82 Cf.  Alexandre de Lycopolis, Contre la doctrine de Mani, Brinkmann, 1895 : 5, 1-15 : « Il posait comme principes Dieu et la matière. Dieu est le bien, la matière le mal.[…] Le mouvement désordonné qui est en chacun des êtres, voilà ce que Mani nomme « matière ». Aux côtés de Dieu sont rangées d’autres puissances, jouant le rôle d’auxiliaires, et qui sont toutes bonnes. Et aux côtés de la matière, semblablement, d’autres puissances, toutes mauvaises. La splendeur, la lumière, l’en haut – toutes ces 79 80

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

distinguer le mal de tout ce qui est, qu’il cite intégralement toutes les catégories de l’être telles qu’elles sont énumérées par Aristote dans le livre des Catégories83, et transmises par la tradition philosophique84 : essence, qualité, quantité, relation, lieu, temps, position, action, mouvement, disposition, passion85. Le mal ne possède rien de tout cela, il est complètement informe, n’a pas d’existence propre, et il est dénué de toutes les caractéristiques de l’être. Qu’est-ce donc que le mal, si précisément, il n’est rien ? Pour Maxime, il s’agit d’une défaillance (ἔλλειψις) dans la réalisation par chaque être des potentialités de sa nature propre : « défaillance de l’acte conduisant à leur fin les puissances existant dans la nature. »86 La structure dynamique de la substance des êtres créés, qui déploie dans le devenir ce qui est en elle en puissance, implique une certaine perfection à réaliser. Les êtres qui accomplissent leur nature dans le temps, et qui vont vers leur fin, ne sont pas encore pleinement en acte. En eux existe un certain mélange entre l’être et le non-être, car ce qui est seulement en puissance n’existe pas encore, à proprement parler. Dans la pensée néoplatonicienne, les êtres sont considérés selon une hiérarchie en fonction de leur participation au Bien, principe premier. Le fait que certains êtres aient une puissances sont avec Dieu. l’obscurité, les ténèbres, l’en bas sont avec la matière. Dieu a aussi des tendances, mais toutes sont bonnes. Et la matière en a de même, mais toutes sont mauvaises. » 83 Aristote, Categoriae, Minio-Paluello 1966 : 1b 26-27 : « ἢ ποσὸν ἢ ποιὸν ἢ πρός τι ἢ ποὺ ἢ ποτὲ ἢ κεῖσθαι ἢ ἔχειν ἢ ποιεῖν ἢ πάσχειν ». Maxime utilise ici des substantifs pour les catégories qui sont citées par Aristote sous la forme de pronoms interrogatifs ou de verbes. 84 Le livre des Catégories d’Aristote est un ouvrage qui a été très amplement commenté par la tradition néoplatonicienne, comme en témoigne la liste importante de commentaires citée par Simplicius au début de son propre commentaire des Catégories : Cf. Simplicius, In Aristotelis categorias commentarium, Reimer, 1907 : 8.1.3-8.2.29. 85 Une autre liste des catégories de l’être se trouve chez Maxime en Amb. 10, PG 91 : 1181B : « Si donc aucun des êtres n’est libre de circonscription, tous les êtres ont de toute évidence pris — à proportion de ce qu’ils sont eux-mêmes — l’être “quand” et l’être “où”. Sans ceux-ci absolument rien ne pourra être, ni essence, ni quantité, ni qualité, ni relation, ni action, ni passion, ni motion, ni disposition, ni aucune autre parmi les catégories dans lesquelles les experts en ces matières enferment le tout ». La similitude dans la structure de la phrase avec le texte que nous étudions est notable : dans ce passage des Ambigua, ce sont le temps et le lieu qui sont mis en exergue et isolés des autres catégories, alors que dans l’introduction des Questions à Thalassios, c’est l’essence qui est placée seule au début, et précisée par les concepts de nature, d’hypostase, de puissance et d’acte, puisque le propos de Maxime concerne ici avant tout l’être en tant qu’il est incompatible avec le mal. 86 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 217-219, Vinel, 2010 : p. 132.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

moindre participation au Bien semble donc inéluctable, comme l’écrit Denys : C’est le Bien qui, là où il peut agit parfaitement, rend les êtres parfaits, sans mélange et entièrement bons ; s’ils reçoivent de lui une moindre part, ils sont imparfaitement bons et le défaut (ἔλλειψις) de bien fait d’eux des êtres mélangés87.

Cependant, chez Maxime, ce mélange semble moins lié à la hiérarchie des êtres et à leur relative proximité avec le principe premier, qu’avec un défaut dans la réalisation du dessein divin sur chaque être. En effet, en fonction de la doctrine maximienne du logos, il semble plausible de supposer que tous les logoi, tous incréés et contenus dans le vouloir divin quelle que soit leur nature, n’ont pas en eux de défaut. Mais la réalisation de ces logoi qui se produit dans le passage de la puissance à l’acte, peut, elle, en contenir. Ce mouvement dynamique, qui conduit chaque être au Bien selon la finalité de sa nature semble pouvoir souffrir un amoindrissement, voire un détournement du but qui lui a été assigné par le Créateur. C’est alors que le mal apparaît comme doué d’une certaine forme de puissance. Mais en réalité, cette puissance n’est que la puissance du bien qu’il a investi et détourné. Le mal est comme une sorte de réalité parasite, qui a besoin pour subsister d’absorber toute l’énergie d’un être vivant, mais ne peut subsister en lui-même, il investit le bien et détourne sa puissance à son profit. C’est pourquoi Maxime insiste sur le fait qu’il ne possède pas de nature propre88 (κατ’οἰκείαν φύσιν), et qu’il ne subsiste pas selon une appropriation naturelle (οὔτε… κατ’οἰκείωσιν φυσικὴν ὑφέστηκεν). En cela aussi, Maxime se rapproche de Proclus qui qualifie le mal de parhypostase, c’est-à-dire une sorte de contre substance ou anti substance : Ce qui subsiste, ce sont les êtres qui vont à partir du principe jusqu’à la fin. Ce qui “contre subsiste” (τὸ παρυφίστασθαι), ce sont ceux qui, ni ne sont produits par un principe selon la nature, ni ne s’achèvent en une fin déterminée. Le commencement des maux n’a pas de cause dont on puisse dire qu’elle est le principe de sa production. En effet, la nature ne peut être cause de ce qui est contre nature, ni la raison de ce qui advient contre la raison. Il n’a pas non plus de fin en fonction de laquelle tout se trouve ainsi. Ainsi donc, un tel commencement doit être nommé parhy Pseudo-Denys l’Aéropagite, De divinis nominibus, Suchla 1990 : 165, 12-15. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 209-210, Vinel, 2010 : p. 132.

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postase, sans terme et sans but, puisqu’il est aussi en quelque sorte sans cause et sans détermination89.

Tout ce qui véritablement subsiste a une nature. Il est engendré par une cause en vue d’une fin qui détermine les caractéristiques propres de sa nature, selon un logos proportionné au but qui lui est assigné. Rien de tout cela n’existe concernant le mal. Il n’a pas de nature propre, et à proprement parler pas de cause ni de fin, car il n’est qu’une déviation de la nature des êtres bons. Sa définition est donc d’être ce qui s’oppose à la nature, ce qui la corrompt, ce qui s’oppose à l’être, sans qu’il ait pour lui-même une nature ni un être propre. 2. Le mal comme ignorance de la Cause De la considération la plus générale du mal comme ce qui n’a pas d’existence en soi, mais n’est qu’une défaillance de la puissance naturelle des êtres bons, Maxime passe dans la deuxième étape à des considérations concernant la présence du mal dans l’existence humaine. Le mal est ce qui n’a ni cause ni finalité pour lui-même, mais il est aussi l’obstacle qui empêche les êtres bons de réaliser leur mouvement naturel à partir de leur cause jusqu’à la fin qui est conforme à leur propre nature, « défaillance de l’acte conduisant à leur fin les puissances existant dans la nature »90. Or l’homme étant un être rationnel, c’est selon le jugement (κρίσις) de sa raison que sa puissance naturelle devait se diriger vers sa fin, qui est aussi sa cause, à savoir son Dieu et son Créateur, l’objet de sa connaissance et de son désir. Pour Maxime, tous les êtres tendent naturellement vers leur cause qui est Dieu91, et chez l’homme, cet élan devait être marqué par un choix rationnel. L’homme devait comprendre par sa raison que Dieu est le but de sa vie. Or, c’est par la perversion de ce jugement (κατ’ἐσφαλμένην κρίσιν92) qu’il devient ignorant de sa propre cause, et qu’il se trompe de finalité, et dirige son élan « vers un autre des êtres que la Cause. »93 De quelle nature est cette ignorance (ἡ τῆς αἰτίας ἄγνοια94), et comment se produit-elle ? Tout d’abord, en suivant la logique de la conception Proclus, De malorum subsistantia, De Gruyter 1960 : 50, 23-30. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 218-219, Vinel, 2010 : p. 132. 91 « …je veux dire la Cause des êtres, vers quoi tout tend naturellement. », Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 222-223, Vinel, 2010 : p. 134. 92 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 220-221, Vinel, 2010 : p. 132-134. 93 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 224-225, Vinel, 2010 : p. 134. 94 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 226, Vinel, 2010 : p. 134. 89 90

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philosophique du mal développée par Maxime à la suite de Proclus et de Denys, il est impossible de poser l’hypothèse que le mal puisse être l’objet d’un choix rationnel, d’une quelconque connaissance de la vérité, ni même, à proprement parler d’un choix volontaire95. Le mal en lui-même, n’ayant même pas d’existence, ne peut se produire selon une quelconque rationalité. Ainsi, tout être rationnel qui commet le mal n’utilise en fait de puissance naturelle que sa propension à la recherche du bien et de la vérité. C’est pourquoi le mal ne peut résulter que d’une erreur et d’une ignorance96. C’est en recherchant le bien, mais en se trompant d’objet, que l’être rationnel commet le mal, celui-ci dirige donc son élan et sa force contre la raison (ἀλόγιστος κίνησις97) et contre la nature. Il ne peut en effet, en raison de la nature même du mal, le choisir en connaissance de cause, mais seulement comme un effet indésiré de sa recherche du bien. Par ailleurs, le thème de l’ignorance de la Cause rejoint l’idée très prégnante dans la culture grecque de la connaissance de soi-même comme critère de la vie morale. L’homme ne peut vouloir son véritable bien qu’en se connaissant lui-même, c’est-à-dire en sachant d’où il vient et où il va. C’est l’ignorance de sa propre nature qui le fait tomber dans l’engrenage des maux98. L’expression « jugement perverti » (κατ’ἐσφαλμένην κρίσιν99) se trouve une deuxième fois dans les Questions à Thalassios, à la question 64 : Parmi ce qui a du prix aux yeux des hommes, ce qui est manifestement aimé de Dieu est bien meilleur et a plus de prix que toutes les réalités 95 Que le mal ne saurait être l’objet d’un choix est affirmé par Proclus, cf. Proclus, De malorum subsistantia, De Gruyter 1960 : 49, 11-13 : « Comment le mal serait-il volontaire alors qu’il arrive à cause du bien, et qu’en lui-même il ne saurait être ni désirable ni l’objet d’un choix pour aucun des êtres. » 96 Sur ce sujet, Proclus lui-même emploie le terme « ignorance », cf.  Proclus, De malorum subsistantia, De Gruyter 1960 : 49, 2-7 : « Mais puisqu’en vérité les âmes poursuivent en tout le bien, et faisant tout à cause de lui, elles commettent même les mauvaises actions à cause de lui, on pourrait peut-être penser par conséquent que le bien est la finalité des maux. En effet tout est à cause du bien, les bonnes choses comme celles qui sont contraires au bien. Car même ces dernières, nous les commettons par ignorance de notre propre nature et en désirant le bien. » 97 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 220-221, Vinel, 2010 : p. 132-134. 98 Cf. Grégoire de Nysse, In Canticum Canticorum, Langerbeck 1960 : 6, 63, 18-20 : « Notre sauvegarde la plus sûre est de ne pas nous ignorer nous-mêmes, et de ne pas nous imaginer que nous nous regardons nous-mêmes, lorsque nous regardons seulement ce qui nous appartient. » Grégoire souligne ici que le malheur de l’homme vient de ce qu’il confond les réalités matérielles et passagères qui lui appartiennent de façon provisoire, avec sa véritable nature qui est intellectuelle, immatérielle et stable. 99 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 220-221, Vinel, 2010 : p. 132-134.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

quelle qu’elles soient, et fortiori, que ce qui n’est pas et qui n’a que l’apparence de l’être par la seule présomption d’un jugement perverti (κατ’ἐσφαλμένην κρίσιν), et n’a aucune raison d’exister : c’est l’imagination seule qui leurre l’intellect et présente à la passion une forme vide et non une hypostase, de ce qui n’a pas d’existence100.

Maxime précise un peu mieux dans ce passage comment se réalise cette tromperie, cette confusion dans l’intellect de l’homme. Le mal certes n’a pas d’existence, mais il peut se donner une apparence, une forme, qui, bien qu’elle n’ait pas de contenu, a cependant le pouvoir de frapper l’imagination des hommes. Et c’est « l’imagination seule » qui leurre ensuite l’intellect (μόνη δὲ φαντασία τὸν νοῦν φενακίζουσα), jusqu’à pervertir le jugement, rendre désirable et susceptible d’être l’objet d’un choix volontaire ce qui n’est que faux-semblant, au détriment du véritable bien de l’homme qui est Dieu, la cause des êtres, l’origine et la fin de l’homme101. Dans l’introduction aux Questions à Thalassios, cette ruse (δόλος), qui se cache sous des apparences, est personnifiée dans la référence au Mauvais (ὁ πονηρός). Maxime augure ainsi ce qui va constituer la suite de sa réflexion sur le mal, à savoir une méditation sur le chapitre troisième du livre de la Genèse, et sur l’interdiction par Dieu de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Le Mauvais, avec sa jalousie, n’est autre que le serpent qui convainc Ève de goûter au fruit interdit en lui faisant croire qu’il la conseille pour son bien, et en lui faisant désirer le mal sous les apparences du bien. 3. La connaissance pervertie des réalités sensibles La troisième étape est ainsi introduite, puis explicitée dans la définition donnée de cet « autre être que la Cause » vers lequel l’homme dirige désormais son élan en se soumettant à la ruse du serpent, il s’agit Q. Thal. 64, Laga-Steel 1990 : 837-843, Vinel, 2015 : p. 244. Il est intéressant de noter que le jugement perverti joue également un rôle important dans la morale stoïcienne. Le développement des mauvaises tendances et des passions découle pour les Stoïciens d’un défaut de science : le vrai bien n’est pas appréhendé selon un jugement sûr et fiable, mais dans la faiblesse des opinions. Cf. F. Ogereau, Essai sur le système philosophique des Stoïciens, Encre Marine, Fougères, 2002, p. 217-218 : « Ainsi, c’est dans l’assentiment qui précède tout acte, c’est dans le jugement, condition préalable au développement de toute tendance, qu’apparaît d’abord le germe du mal. […] Consentir c’est seulement, en présence d’un jugement, se décider pour l’affirmation ou la négation […] L’erreur et l’opinion ne sont que comme la racine et la souche, les passions sont comme la végétation luxuriante et funeste qui s’en échappe et pullule autour d’elles. » 100 101

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

précisément de ce fruit interdit, « ce à quoi la parole du commandement divin avait fait jurer de ne pas toucher »102, qui n’est autre que « la connaissance composée et mortifère des réalités sensibles (ἡ σύνθετος καὶ ὀλέθριος τῶν αἰσθητῶν γνῶσις). »103 Ainsi, ce fruit lui-même n’est pas une chose mauvaise en soi, mais une réalité bonne qui n’est mauvaise que par la mauvaise relation que l’homme entretient avec elle. Ce fruit, c’est la réalité sensible, la création elle-même, ce monde dans lequel l’homme est plongé, ce jardin dans lequel Dieu l’a placé. Il devient cause du mal seulement lorsque l’homme n’exerce pas à son égard l’activité de connaissance conforme à la nature. C’est ce que Maxime explicite un peu plus loin dans l’introduction : Puisque la création possède aussi les logoi spirituels des réalités visibles, qui nourrissent l’intellect, et une puissance naturelle, qui d’un côté réjouit la sensation mais de l’autre pervertit l’intellect, elle est désignée comme l’arbre de la connaissance du bien et du mal : elle possède la connaissance du bien lorsqu’elle est contemplée spirituellement, et la connaissance du mal, lorsqu’elle est accueillie corporellement. Elle enseigne en effet les passions à ceux qui reçoivent d’elle corporellement, et elle provoque en eux l’oubli des réalités divines. Et voici la raison pour laquelle, peut-être, Dieu l’a même interdite à l’homme en lui interdisant jusqu’à présent de participer à celle-ci : c’est pour que d’abord, comme c’était parfaitement juste, il connaisse par participation gracieuse la Cause qui est la sienne et par cette compréhension affermisse, jusqu’à l’impassibilité et l’immutabilité, l’immortalité qui lui a été donnée par grâce, et qu’il puisse ensuite, devenu Dieu désormais par participation, examiner sans dommage en toute sécurité avec Dieu les œuvres créées par Dieu et en avoir la connaissance comme Dieu et non comme homme ; et il aurait ainsi par grâce la même connaissance sage des êtres que Dieu, à cause de la transformation de son intelligence et de sa sensation en vue de la divinisation104.

Manifestement, tout en interprétant l’arbre de la connaissance du bien et du mal comme la création sensible, Maxime ne pose aucune condamnation ni de cette création en elle-même, éminemment bonne, ni même de la jouissance que l’homme pourrait en avoir, s’il se comportait envers elle en harmonie avec sa propre nature et savait percevoir les logoi qui y sont contenus, c’est-à-dire l’intention même de Dieu, le rôle Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 230-231, Vinel, 2010 : p. 134. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 233-234, Vinel, 2010 : p. 134. 104 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 331-349, Vinel, 2010 : p. 142. 102 103

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

que Dieu avait prévu de faire jouer à la création sensible pour le bien de l’homme dans son dessein bienveillant, car c’est le sens même de cette « connaissance comme Dieu et non comme homme » à laquelle il est ici fait référence. Le malheur de l’homme vient pour Maxime de ce que, s’étant séparé de sa cause par l’ignorance de sa propre nature, il s’est séparé de la participation à Dieu qui devait lui conférer « l’impassibilité », « l’immutabilité » et « l’immortalité ». L’homme était créé pour vivre dans une union parfaite avec Dieu, recevant de lui la « connaissance sage des êtres », la connaissance de chaque être tel qu’il a été voulu par Dieu dans son dessein créateur. Mais son mauvais jugement l’a poussé à s’éloigner de sa cause par l’ignorance, et à produire une confusion dans le fonctionnement naturel de ses facultés : « il mêla inséparablement toute sa puissance intellective à toute sa sensation (πρὸς ὅλην τὴν αἴσθησιν ὅλην ἀπρὶξ ἀναμίξας τήν νοερὰν δύναμιν). »105 Ainsi, le mal ne résulte pas de la sensation, encore moins du monde sensible, mais de la confusion entre l’activité spirituelle et l’activité sensible dans l’être humain. La preuve de la bonté en soi de la sensation dans la doctrine de Maxime réside bien dans le fait qu’il admette que la faculté sensible elle-même est destinée à être « transformée », « en vue de la divinisation ». Elle comporte donc une valeur positive éminente jusque dans la réalisation eschatologique de l’homme dans l’union à Dieu. Mais la juste distinction entre l’intellect et la sensation, qui correspond à la juste connaissance des êtres intelligibles et des êtres sensibles dans leur distinction et dans leur unité, voulait que l’homme eût une connaissance de la création sensible à partir des « logoi spirituels » et en vue de ces mêmes logoi, et non à partir de sa seule « puissance naturelle », ce qui s’impose naturellement à la partie sensible de l’homme, et en vue de la seule jouissance sensible. Il en va de la signification même de l’expérience sensible dans la nature de l’homme. Celle-ci est ordonnée à sa vocation spirituelle. La confusion des facultés sensibles et intelligibles produit d’abord « la connaissance composée et mortifère des réalités sensibles », qui ellemême produit la passion106. Cette connaissance des réalités sensibles est extrêmement partielle, puisqu’elle ne prend en compte que la factualité du sensible, sans saisir sa signification spirituelle, sans comprendre son origine, ni sa fin, ni son unité avec le monde intelligible, c’est-à-dire, Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 232-233, Vinel, 2010 : p. 134. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 234-235, Vinel, 2010 : p. 134.

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sans saisir les logoi qui ont présidé à sa création. Cette connaissance reste donc enfermée dans les limites du monde strictement matériel fait de génération et de corruption. Elle voit partout la corruption à l’œuvre, elle ne décèle rien de permanent dans le monde, rien de simple, mais seulement la composition107 qui est le propre de la matière considérée pour elle-même d’une manière statique, c’est-à-dire privée de sa relation à son origine et à sa fin. Cette connaissance pervertie du sensible produit la passion (τὸ πάθος) qui rend l’homme semblable aux animaux108. Maxime associe ici la passion avec l’absence de la raison qui devait être la caractéristique propre de l’être humain, et lui faire accéder à l’intelligibilité du sensible. Ainsi, ce qui pour les animaux est conforme à la nature devient pour l’homme, être doué de raison, contre nature. Le malheur de l’homme ne résulte donc pas de son intégration au monde sensible par le fait de combler les besoins de son corps, mais dans le fait de placer l’objet des activités du corps à la place de Dieu, à la place de l’objet qui devait être celui des aspirations de son intellect, par une sorte d’aveuglement qui ne lui fait voir en toutes choses que l’opacité de la nature des corps, « corruptible et divisible »109. 4. Le cercle vicieux de la recherche du plaisir et de la fuite de la peine. Cette mauvaise connaissance des réalités sensibles atteint l’homme dans sa capacité d’éprouver le plaisir et la douleur, capacité propre à la faculté sensible. Elle pervertit à la fois l’objet, le fonctionnement de cette capacité, ainsi que le rôle qui devait être le sien au sein de l’ensemble des facultés humaines. Le style même de Maxime dans la description de cette quatrième étape illustre l’engrenage qui se saisit de l’homme à partir du moment où 107 Cette idée de composition liée à l’interprétation de l’arbre de la connaissance du bien et du mal rappelle la pensée de Grégoire de Nysse qui voit dans l’arbre au fruit interdit la connaissance mêlée du bien et du mal. Il s’agit pour lui d’un arbre mélangé, qui fait désirer à l’homme le mal en le revêtant de l’aspect du bien. Le fait même que cette connaissance soit mélangée suffit à prouver qu’elle n’est pas bonne, puisque le bien est simple et sans composition par essence. Cf. Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 200A-D. 108 Grégoire de Nysse se réfère également au psaume 48, « il a été mis au rang des animaux et leur est devenu semblable », dans le cadre de la question du mode de procréation. Pour Grégoire, l’homme a renoncé à la dignité du mode de procréation des anges lors de la chute, pour imiter le mode de procréation des animaux, et c’est pourquoi il est devenu soumis aux mêmes passions que celles des animaux. Cf. Grégoire de Nysse, De hominis opificio : PG 44, 191D-192A. 109 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 372-373, Vinel, 2010 : p. 144.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

il s’est détourné de sa Cause, avec l’accumulation des expressions « autant… autant… » (ὅσον… τοσοῦτον…) : Autant donc l’homme s’intéressait à la connaissance des réalités visibles selon la seule sensation, autant il embrassait pour lui-même l’ignorance de Dieu ; autant il resserrait le lien de cette ignorance, autant il s’attachait à l’expérience de la jouissance sensible des réalités matérielles qu’il connaissait ; autant il était porté à celle-ci, autant il enflammait le désir de l’amour égoïste qu’elle engendre, autant il entretenait consciemment le désir de l’amour égoïste, autant il inventait de manières de faire durer le plaisir, l’amour égoïste étant à la fois le fruit et le but110.

Ainsi, la « connaissance des réalités visibles selon la seule sensation » engendre « l’ignorance de Dieu », celle-ci engendre « l’expérience de la jouissance sensible des réalités matérielles », qui à son tour enflamme « le désir de l’amour égoïste », lequel pousse l’homme à chercher par tous les moyens à faire « durer le plaisir ». Il faut noter que la question de la connaissance du sensible est placée ici en première position, comme le problème décisif qui semble être la condition préalable de tout ce qui s’ensuit. La mauvaise connaissance du sensible porte à la jouissance qui enferme le désir humain dans le seul horizon du sensible, jouissance qui engendre l’amour égoïste ou philautie111 (φιλαυτία). Dans les Centuries sur la charité, Maxime fait de la philautie la racine des maux qui accablent l’être humain : « Évite la philautie, mère de tous les maux. Par philautie, j’entends un attachement déraisonnable au corps. »112 La philautie est vraiment le détournement de cet élan originel qui devait nous porter vers Dieu. Une fois pervertie la connaissance vraie des êtres, qui devait conduire l’homme jusqu’à Dieu, sa seule véritable finalité, il s’accroche désespérément à son propre corps, se plongeant dans une insécurité constante. En effet, il croit ainsi devoir se combler luimême, assurer lui-même son bien-être et sa survie, en s’autosatisfaisant au moyen des objets sensibles qui l’entourent, et pour lesquels son corps Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 240-246, Vinel, 2010 : p. 134-136. Le terme et la notion de philautie sont présents dans la tradition platonicienne, relayée particulièrement dans les milieux chrétiens par Philon et Clément d’Alexandrie. Ils sont également cités par Évagre et la tradition évagrienne. Cependant, la place que Maxime donne à cette notion dans sa doctrine et la richesse de signification avec laquelle il l’emploie apparaissent comme un fait de son originalité. Cf. L. Thunberg, Microcosm and Mediator. The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965 ; 2e éd., Chicago – La Salle, 1995, p. 232-246. 112 Car. 2, 59, PG 90 : 1004B. 110 111

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éprouve un besoin naturel. Il tente de remplacer le désir de Dieu par celui de la diversité des objets sensibles susceptibles de concourir à sa survie et à son bien-être. Évidemment il ne peut parvenir à son but, et la philautie le plonge en fait dans une fuite sans fin hors de lui-même à la recherche d’un plaisir éphémère qui se change toujours en déplaisir. Il peut paraître étonnant que l’amour de soi-même soit essentiellement pour Maxime l’amour irrationnel du corps113. Pourtant, cette doctrine est dans la logique du problème de la confusion des facultés humaines. Le mal a produit en l’homme une confusion des plans, l’objet sensible a été donné comme objet à l’élan naturel de l’intellect, et de la confusion des facultés de connaissance résulte une confusion entre le corps et l’âme. Comme la faculté sensible devait conduire l’homme à la connaissance intelligible par le moyen des logoi dans le projet divin, de même, la vie matérielle du corps plongé dans le monde sensible devait trouver sa finalité dans le bien de l’âme et dans l’union à Dieu. La beauté et le sens même de la vie du corps, que Maxime considère de façon très positive, trouvent leur sens dans cette « beauté intelligible de la splendeur divine » que l’homme a délaissée pour rendre un culte à la créature au lieu du Créateur, aux réalités matérielles remplissant les besoins de son corps, au lieu de la source spirituelle qui devait rassasier le désir de son âme. Ce qui plonge l’homme dans les maux n’est donc ni la vie du corps avec ses besoins en tant que telle, ni même la jouissance sensible en elle-même, mais la relation faussée de l’intellect avec le corps par laquelle le sujet humain destiné à la connaissance de Dieu rend un culte aux objets sensibles qui procurent de la jouissance à son corps. Or, Maxime s’inspire de l’interprétation que fait Grégoire de Nysse de l’arbre de la connaissance du bien et du mal comme « connaissance mêlée »114, pour montrer d’une manière très rigoureuse qu’à travers ce culte rendu aux objets de la jouissance sensible, l’homme est la victime d’une tromperie qui le fait sombrer dans le malheur : « C’est avec ce corps que l’homme accomplissait le culte destructeur et dans l’amour égoïste de son corps, il produisait sans fin plaisir et peine ; il mangeait sans cesse de l’arbre de la désobéissance, qui offrait pour la sensation, par l’expérience, la connaissance mêlée du bien et du mal ensemble. »115 À propos de la définition de la philautie comme amour de son propre corps, cf. L. Thunberg, Microcosm and Mediator. The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965 ; 2e éd., Chicago – La Salle, 1995, p. 243-246. 114 Cf. supra : Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 200A-D. 115 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 321-326, Vinel, 2010 : p. 140. 113

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

En effet, en rendant un culte aux objets sensibles, l’être humain, au lieu de recevoir de Dieu l’impassibilité, l’immortalité et l’incorruptibilité, comme cela était le projet initial de Dieu, se conforme à la condition du monde des corps, c’est-à-dire qu’il se soumet au caractère changeant et composé, ainsi qu’à la corruptibilité qui sont le fait du monde matériel : En effet, la nature entière des corps étant corruptible et divisible, selon le nombre de modes dont on convient de le constituer, on rend sa corruption d’autant plus forte qu’on est sans cesse à craindre et à ne pas vouloir ce qui est aimable, mais qu’on poursuit insensiblement, contrairement sa disposition de vouloir, ce qui n’est pas aimable au moyen de ce que l’on aime116.

Maxime décrit la situation complexe et paradoxale de l’homme qui se laisse prendre à la ruse du Mauvais. En désirant et en recherchant ce qui semble procurer le plaisir, il recherche en fait ce qu’il n’aime pas, et ce qu’il ne veut pas, puisque, effectivement, il n’est pas possible d’aimer et de vouloir le mal. Or le mal n’ayant que l’apparence de la substance, l’attrait du plaisir est véritablement comme une devanture cachant son contraire : aussitôt saisi, le plaisir se change en peine. Maxime joue ici sur l’assonance des mots grecs ἡδονή et ὀδύνη : « à tout plaisir succède de toutes façons la douleur. »117 Ce mutuel engendrement du plaisir et de la douleur semble inhérent à la loi du devenir, puisque tout ce qui devient est une alternance de génération et de corruption, et se change donc nécessairement en son contraire118. Le thème du plaisir et de la douleur est très présent dans les Questions à Thalassios, comme le lieu d’un discernement crucial dans la vie morale. Or, c’est la faculté sensible qui est douée du discernement du plaisir et de la douleur. En  Q. Thal. 43119, Maxime reprend la problématique de l’introduction en distinguant les deux arbres cités dans la Genèse : l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. L’arbre de vie représente l’intellect dont la fonction est de discerner les réalités passagères de celles qui sont stables, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal représente la sensation qui est douée du discernement du plai Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 372-377, Vinel, 2010 : p. 144. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 251-252, Vinel, 2010 : p. 136. N’oublions pas que η et υ ont la même prononciation. 118 C’est par sa disposition à la passion mauvaise que l’homme peut accentuer sa dépendance au monde des corps soumis au changement et à la corruption. 119 Cf. Q. Thal. 43, Laga-Steel 1980 : 40-61, Vinel, 2012 : p. 32-34. 116 117

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sir et de la peine. L’enjeu est évidemment identique à celui décrit dans l’introduction, puisque la sensation pousse l’homme à chercher le plaisir dans des réalités dont l’intellect devrait discerner qu’elles sont passagères, et donc évidemment que le plaisir qu’elles procurent sera lui aussi passager. Dans la synergie idéale qui devait réunir les facultés humaines sans confusion des plans, la sensation et l’intellect devaient concourir ensemble à la véritable connaissance des êtres sensibles, et à la poursuite de la finalité naturelle de l’homme qui est l’union à Dieu, c’est-à-dire que la sensation aurait dû se soumettre à l’intellect, et l’homme aurait dû éprouver du plaisir pour ce qui est réellement et rationnellement bon pour lui et de la peine pour ce qui est mauvais. Mais l’amour égoïste, lui faisant poursuivre les biens du corps à la place de son vrai bien, comme si le bien-être de son corps était la seule finalité des puissances de son intellect, il semble que l’aptitude même de l’homme à éprouver du plaisir et de la peine se soit corrompue. Il ne faudrait pas en conclure pour autant que Maxime pense que tout plaisir se change nécessairement en peine. Mais c’est bien le plaisir qui résulte d’un usage faussé de la faculté sensible qui soumet l’homme à ce cercle vicieux dans lequel il court après le plaisir sans jamais pouvoir le saisir, et il s’enfuit loin de la peine sans jamais pouvoir y échapper. Si l’homme voyait le sensible comme il est, c’est-à-dire comme le signe de l’invisible et le chemin qui y conduit, il serait guidé par les objets sensibles eux-mêmes vers les réalités qui ne passent pas. Ainsi, tous les plaisirs ne sont pas mauvais. Il existe tout d’abord un plaisir naturel correspondant à l’exercice naturel des fonctions physiques de l’homme. Ce plaisir correspond à l’apaisement d’un besoin naturel comme la faim, la soif ou le sommeil, et il s’agit même d’un sentiment qui semble pouvoir aider l’homme à l’acquisition de la vertu120. Dans la question 58, Maxime distingue de plus deux sortes de plaisir qui sont le plaisir de l’âme et le plaisir de la sensation121. Chacun est lié 120 Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 125-134, Vinel, 2012 : p. 242 : Maxime y fait mention des « plaisirs naturels qui ne sont pas un obstacle pour ceux qui les ont, car ils sont comme la suite nécessaire d’un appétit naturel. La nourriture ordinaire, elle aussi, produit un plaisir naturel, même sans que nous le souhaitions, elle apaise le besoin qui la précède, ainsi que la boisson qui éloigne la gêne de la soif, le sommeil, qui renouvelle les forces dépensées à l’état de veille, et tous les autres bienfaits naturels qui nous concernent, qu’ils soient nécessaires au maintien de notre nature, ou utiles à ceux qui s’empressent d’acquérir la vertu. » 121 Une telle distinction est aussi présente chez Némésius : « Le mot plaisir est évidemment du nombre de ceux qui se prennent dans plusieurs sens. Il y a, en effet, des plaisirs de différentes sortes ; comme les plaisirs honnêtes et les plaisirs illicites, les plaisirs trompeurs et les plaisirs véritables. Les plaisirs de la pensée toute seule ont rapport à la

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à une peine. En effet, le plaisir de la sensation est lié à la peine de l’âme, puisque celle-ci ne peut atteindre l’objet de son désir qui est Dieu122. Mais le plaisir de l’âme, qui est ce « plaisir divin et inconcevable que Dieu produit naturellement en s’unissant par grâce à ceux qui en sont dignes »123, est lui aussi lié à une peine, celle de la sensation, qui apparaît comme privée de son objet de jouissance habituel. Il existe donc pour Maxime un plaisir éminemment bon : le plaisir de l’âme qui est le signe que l’être humain touche à sa finalité naturelle et atteint l’objet de son désir fondamental. Et le choix éthique de l’homme qui recherche la vertu se joue dans cette dialectique entre le plaisir et la peine appliquée à la question des relations entre les facultés humaines et les objets sensibles. Si le sujet humain recherche le plaisir sensible pour satisfaire son désir fondamental, fatalement, il trouvera la peine de ne jamais atteindre la fin naturelle de son âme. S’il accepte la peine d’être frustré d’une certaine jouissance sensible immédiate, en cherchant derrière le sensible luimême la réalité stable qui en est le fondement, il trouvera le plaisir stable et durable de l’âme. 5. Les passions mauvaises Le plaisir lié aux choses sensibles, qui cherche à satisfaire le moi égoïste au moyen des biens sensibles aboutit à « la grande foule innombrable des passions », qui constitue la dernière étape de cette description de la genèse du mal dans l’homme, puisque, avec elle, nous en arrivons aux situations les plus concrètes et existentielles qui agitent toute vie humaine. Encore une fois, le mot passion (πάθος) est susceptible de multiples sens. Il peut être employé dans un sens positif (εὐγνωμόνως), et désigner la condition des êtres créés qui sont soumis au mouvement qui les conduit vers leur fin124. Ainsi, être sujet au mouvement de sa propre nature, lorsque ce mouvement s’accomplit dans sa direction naturelle vers la fin prévue par la nature, est aussi une passion, mais non une passion connaissance ; ceux du corps, à la sensation. Parmi ces derniers, les uns sont naturels, les autres ne le sont pas. Au plaisir que l’on éprouve à boire, est opposée la souffrance de la soif : mais le plaisir que donne la connaissance n’a aucune souffrance qui lui soit opposée. On voit donc que le mot plaisir peut se prendre dans bien des sens différents. » Némésius, De natura hominis. 17, Morani, 1987 : p. 76, 13-19. 122 Q. Thal. 58, Laga-Steel 1990 : 136-151, Vinel, 2015 : p. 46-48. 123 Q. Thal. 59, Laga-Steel 1990 : 161-162, Vinel, 2015 : p. 66. 124 Cf. Amb. Io. 7 : PG 91, 1073B : « En effet, la passion ne signifie pas là ce qui est relatif au changement ou à la corruption de la puissance, mais ce qui est pour les êtres constitutif de leur nature. Car tous les êtres qui sont dans le devenir subissent une passion du fait d’être mus, n’ayant par eux-mêmes ni le mouvement ni la puissance. »

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« selon la corruption » (κατά φθοράν). Telles sont aussi les passions naturelles comme la faim, la soif et la fatigue, qui correspondent aux plaisirs naturels125. Au contraire, Maxime traite dans l’introduction des Questions à Thalassios des passions qui engendrent la corruption de la nature : τὰ φθοροποιὰ πάθη126. Celles-ci résultent de l’ignorance ainsi que de l’amour égoïste. Elles sont en fait une sorte de gonflement déraisonné des passions naturelles, car elles viennent se greffer sur les besoins naturels du corps pour leur donner une ampleur et une puissance de destruction disproportionnées, puisque le rassasiement de ces besoins est recherché à la place de l’objet infini du désir de l’âme. De la sorte, ces passions ne provoquent pas seulement une destruction de la nature individuelle de l’être humain, mais de sa nature collective. En effet, au lieu de contribuer à l’unité de la nature humaine par la concorde et la charité, les hommes deviennent des obstacles les uns pour les autres, puisque chacun recherche son propre bien-être au détriment des autres : « alors l’unité de notre nature a été brisée en mille morceaux et nous qui avons la même nature, nous sommes nuisibles les uns pour les autres à la façon des bêtes rampantes. »127 Ainsi, au niveau des facultés naturelles de l’homme, comme de la destinée globale de l’humanité, les effets du mal sont comparables : il inverse le rapport naturel des éléments qui composent la nature, et qui, dans le projet de Dieu, devait allier l’unité et la distinction, pour instaurer la dispersion, l’éclatement et en même temps la confusion. Pour répondre aux questions de Thalassios, Maxime propose une description très détaillée de la nature des passions. Elles trouvent toutes leur origine dans le cercle vicieux de la recherche du plaisir et de la fuite de la Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 123-124, Vinel, 2012 : p. 242. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 274, Vinel, 2010 : p. 138. 127 Q.  Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 269-272, Vinel, 2010 : p.  136. L’allusion aux « bêtes rampantes » évoque la proximité des hommes soumis aux passions avec le monde sensible. C’est cette interprétation qui est proposée par Maxime lui-même à la question 27 : « les animaux rampants montrent les hommes dont le désir est attiré par les réalités terrestres » (Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 102-103, Vinel, 2010 : p. 326). Mais le monde sensible lui-même étant dominé par la loi de la corruption, Maxime considère qu’il s’y livre une guerre dans laquelle les êtres se détruisent mutuellement, comme il l’affirme dans la Mystagogie : :« toutes [les choses sensibles], elles réalisent leur corruption les unes par les autres : toutes, elles se corrompent les unes les autres et elles sont corrompues les unes par les autres ; et elles n’ont de sûr qu’une chose : d’être instables, d’êtres corrompues et de ne jamais pouvoir être d’accord les unes avec les autres de manière durable, sans lutte ni révolte » (Myst. 23, Boudignon 2011 : 794-798). Ainsi, l’attachement du désir aux réalités sensibles livre la nature humaine à cette lutte liée à la corruption et à l’instabilité qui sont le propre du monde sensible. 125 126

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douleur. Il est intéressant de noter que la division des passions en quatre catégories que sont le plaisir et la peine, le désir et la crainte est une constante de la doctrine morale stoïcienne128. Maxime approfondit cette donnée psychologique en classant d’après ces critères typiques toutes les passions, qui sont chacune une modalité différente du même amour égoïste. Certaines passions résultent de la recherche du plaisir sensible, d’autres résultent de la répulsion envers la peine. D’autres enfin sont plus subtiles et combinent de façon tortueuse un plaisir avec une douleur, comme l’hypocrisie, la ruse, l’ironie ou la flatterie. Maxime livre ainsi une liste de cinquante-huit passions dont il affirme pourtant qu’elle est loin d’être exhaustive129. Ainsi, par cette description des modalités concrètes des passions dans la vie de l’homme, l’engrenage du mal est entièrement explicité. Maxime a cherché à montrer et à justifier comment le mal-être qui se déploie dans l’existence humaine trouve sa racine à partir de l’existence fondamentale du mal dans le monde, et prend chez l’être humain la forme d’une corruption de sa nature à partir du détournement de son désir profond, jusqu’aux manifestations les plus diverses de son amour égoïste. Conclusion Dans cette deuxième partie de l’introduction, Maxime approfondit sur le plan ascétique – qui est le sujet principal de son œuvre – les intuitions et la conception de la nature humaine qu’il avait posées dans la première partie. Avec l’étude de la genèse du mal dans l’homme, il donne une explication à cette confusion des facultés à l’intérieur de la nature humaine évoquée dans la première partie, confusion de l’intellect et de la sensation, confusion du corps et de l’âme. Cette confusion résulte d’une ignorance fondamentale, car l’homme ignore sa propre nature, il ignore d’où il vient et où il va en se laissant prendre à la ruse du Mauvais. Cette confusion résulte aussi de la mauvaise relation de la sensation 128 Une liste de ces quatre passions génériques se trouve dans l’intitulé de la question 1 : « Les passions sont-elles mauvaises par elles-mêmes ou à cause de l’usage qu’on en fait ? Je veux parler du plaisir et du chagrin, du désir et de la crainte, et de ce qui les suit. » Q. Thal. 1, Laga-Steel 1980 : 2-4, Vinel, 2010 : p. 154. Cette liste se trouve fréquemment chez les auteurs stoïciens comme par exemple chez Cicéron : « Comme il y a, dans l’opinion des hommes, deux sortes de biens et deux sortes de maux, les Stoïciens divisent les passions en quatre genres : deux, qui regardent les biens ; deux, qui regardent les maux. Par rapport aux biens, la cupidité (libido) et la joie (laetitia), la cupidité, qui a pour objet le bien futur ; la joie, qui a pour objet le bien présent. Par rapport aux maux, la crainte (metus) et la tristesse (aegritudo) ; la crainte qui a pour objet les maux futurs, la tristesse les maux présents. » Cicéron, Tusculanes, livre IV, 7-14. 129 Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 275-302, Vinel, 2010 : p. 138.

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aux réalités sensibles, la connaissance pervertie du monde sensible, qui est la conséquence de cette ignorance. En effet, l’homme a mis les biens créés à la place qui revenait au Créateur, c’est-à-dire qu’il les a considérés comme le but et la fin de son désir. La responsabilité de cette erreur est-elle à chercher dans la faculté sensible elle-même ? Sans doute est-ce d’abord une démission de la raison qui laisse la sensation des objets matériels, puis la recherche effrénée de la jouissance sensible, envahir tout le champ de la conscience humaine. Certes, le mal utilise les formes extérieures, l’aspect désirable des biens sensibles, pour tromper l’homme entier, cependant, si celui-ci se soumet à cette tromperie, c’est bien en raison d’un aveuglement général qui touche à toutes les facultés, et en premier lieu à l’intellect. Mais la manifestation du mal se déploie dans la sensation, et notamment dans la sensation du plaisir et de la peine, qui devient désormais le théâtre où entrent en scène la multitude des passions, mille variations du même amour égoïste des biens liés aux besoins corporels. L’homme est semblable à une marionnette agitée en tous sens par ces deux vents contraires que sont la course après le plaisir, et la fuite de la douleur. Mais comme son plaisir, aussitôt saisi, se change en peine, sa vie est désormais enfermée dans un cercle vicieux, sans plus pouvoir se diriger vers sa finalité naturelle. Ainsi, cette deuxième partie de l’introduction désigne-t-elle aussi la sensation comme un lieu crucial pour la vie morale de l’être humain, et cela en deux sens. D’une part, la sensation en tant que connaissance du sensible doit, pour retrouver sa vraie nature, conduire à la contemplation des logoi des êtres sensibles sans s’arrêter au caractère composé et corruptible du monde matériel. D’autre part, la sensation en tant que capacité d’éprouver le plaisir et la peine doit recevoir de la raison la connaissance de sa propre nature comme de celle des objets qu’elle sent, pour appliquer à l’expérience la connaissance rationnelle de ce qui est stable et de ce qui est passager. Alors, la création visible contemplée spirituellement deviendra pour l’homme connaissance du bien et non du mal, et la sensation éprouvera le plaisir stable de ce qui est bon pour l’âme. 4.2.3. La sensation dans le processus de libération des passions mauvaises d’après la question 16 Plan de la question 1. Le veau d’or comme image de l’état irrationnel dissipé par la venue du Christ (6-37) :

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Résumé de l’interprétation de l’épisode du veau d’or, avec la signification des bijoux, de la fonte de l’idole, de la dispersion du métal dans l’eau symbolisant l’état irrationnel qui s’empare de l’homme à la suite de la représentation du mal dans son âme, et l’action du Verbe qui détruit l’idole. 2. Le mélange des puissances naturelles avec les passions (36-50) : Le veau de métal signifie la disposition mauvaise liée aux représentations passionnées, qui produit la confusion réciproque des puissances de l’âme. 3.  Le dysfonctionnement des activités de l’âme dissipé par l’intellect (53-71) : Les bijoux fondus par les Hébreux symbolisent l’activité des puissances de l’âme. Une fois l’idole de nouveau dispersée dans l’eau de la connaissance, l’âme retrouve son ordre et la distinction naturelle de ses puissances. 4. L’intrication de la puissance naturelle, de la sensation et du sensible (72-93) : Interprétation du passage biblique en fonction de la relation entre l’élément sensible, la sensation et la puissance naturelle, qui ne doivent pas être fusionnés dans le feu des passions. 5. Conclusion (94-97) : Le fait de faire boire l’eau dans laquelle le veau a été broyé signifie l’enseignement de la purification des passions. Introduction La question 16 se situe directement dans la continuité de l’introduction, quant à la réflexion sur le mal et les passions. En effet, pour Maxime, le veau d’or fondu par le peuple hébreu dans le désert n’est autre que cet état irrationnel, cet état d’ignorance, dont nous avons constaté qu’il est le creuset du développement des passions mauvaises dans l’être humain. La comparaison de cet état avec l’image du veau en métal fondu, fabriqué grâce à la fonte des boucles d’oreilles, des colliers et des bracelets des Hébreux, puis broyé et répandu dans l’eau, permet à Maxime de donner plus de précision sur la façon dont la nature humaine est plongée dans un état de confusion et de dévoiement lorsqu’elle est sous l’emprise de l’état irrationnel, et aussi comment celle-ci peut retrouver son ordre originel grâce à la venue en elle du Logos, le Verbe de Dieu.

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En effet, les bijoux des Hébreux, boucles d’oreilles, colliers et bracelets, représentent les différentes facultés humaines ainsi que leurs activités. Lorsqu’elles ne sont plus soumises à la raison, mais enflammées par le feu des passions, elles font entrer l’homme tout entier dans un état de confusion, figuré par le veau d’or. Mais le Verbe de Dieu, représenté par Moïse, a la puissance de rétablir la nature humaine dans sa visée première, et chacune de ses facultés dans une juste relation avec les autres facultés et avec la finalité de la nature humaine toute entière, en détruisant l’œuvre des passions comme Moïse a broyé le veau d’or et l’a répandu dans l’eau. La structure de la réponse de Maxime aux questions sur l’interprétation de l’épisode du veau d’or comprend un résumé synthétique de sa pensée130, qui fera l’objet précis de notre étude. Ensuite, l’auteur reprend chaque élément de son interprétation pour donner de plus amples explications, explications auxquelles nous nous référerons point par point. L’ensemble de l’étude sera constituée de trois étapes principales : la signification du veau d’or, la signification des boucles d’oreilles, des colliers et des bracelets, et l’action salutaire du Logos divin qui broie et disperse dans l’eau l’état irrationnel. La question posée à Maxime comprend justement ces trois étapes, en lui adjoignant une demande de précision concernant l’utilisation à la fois du pluriel et du singulier à propos du veau d’or et des dieux qu’il incarne : Qu’en est-il du veau de métal fondu, et pourquoi (l’Écriture) parle-t-elle du veau au singulier mais de ces dieux qui sont les tiens, Israël, au pluriel ? Pourquoi être réduit en poudre et dispersé dans l’eau ? Et que sont les boucles d’oreilles – [5] et les autres parures131 ?

Nous pourrons constater que la dialectique de l’unité et de l’éclatement traverse aussi toute la réponse de Maxime : L’intellect qui sort du pays d’Égypte reste accompagné de la représentation de l’erreur pécheresse, telle une image du mal imprimée dans la pensée ; il est abandonné par le discernement rationnel [10] dès lors qu’il l’a quelque peu négligé, comme autrefois Israël fut abandonné par Moïse, et s’établit dans un état irrationnel – tel un veau – qui est la mère de toutes les passions. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 6-33, Vinel, 2010 : p. 224-226. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 2-5, Vinel, 2010 : p. 224.

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Les boucles d’oreilles, ce sont les discours théologiques qu’il tient naturellement en se fondant sur la compréhension des êtres conformes à la piété ; les colliers dont on se pare, ce sont [15] les opinions sur les êtres, nées en lui de la contemplation naturelle, et qui conviennent à Dieu ; les bracelets, ce sont les activités naturelles liées à la pratique des vertus. L’intellect fond tout cela comme dans un four, par le bouillonnement enflammé de la disposition passionnelle de l’ardeur et du désir ; et il produit le péché [20] conformément à la représentation et à la forme déjà présentes dans la pensée du mal, selon l’activité propre à celle-ci. Il établit alors un état irrationnel : celui-ci divise et disperse avec lui l’intellect qui l’active, il le coupe de l’identité singulière de la vérité et le dissémine [25] en de multiples opinions et représentations inconsistantes de ce qui n’est pas. Mais la venue du Logos divin broie et disperse sous l’eau cet état irrationnel : elle broie, par la finesse de la contemplation, l’épaisseur de la pensée orientée vers la perception sensible et manifestée dans les passions, elle clarifie avec discernement [30] le changement et la confusion survenus sous l’effet de la passion, des puissances naturelles entre elles et elle ramène l’intellect au principe de connaissance qui, antérieurement, lui était propre. C’est cela, selon ma conception, qui est dispersé dans l’eau132.

1. La signification du veau d’or Le veau d’or est le résultat de la présence de la représentation du mal dans l’âme, puisque c’est à son image que le veau est fondu. Il nous faudra donc élucider ce qu’est cette représentation. Comment se fait la fusion et ce qu’elle signifie sera le deuxième point de notre explication, puis nous tâcherons de mettre en lumière la dialectique de l’unité et de la dispersion contenue dans cette image de la fonte du veau d’or. 1.1. La représentation du mal

Pour Maxime, l’explication du veau d’or concerne l’intellect « qui sort du péché comme Israël d’Égypte »133. Il est intéressant de noter que l’épisode de la fusion du veau d’or n’arrive pas à un homme qui est complètement plongé dans le péché, mais à celui qui en est déjà sorti, sans en être complètement libéré. La comparaison de l’Égypte avec l’état du péché que l’on quitte par la conversion, guidé par Moïse comme figure Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 6-33, Vinel, 2010 : p. 224-226. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 6-7, Vinel, 2010 : p. 224.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

du Christ sauveur, est un lieu commun de la littérature monastique134. Mais cette conversion n’est pas encore totalement réalisée pendant ce temps où Israël erre dans le désert. Il reste en effet accompagné « de la représentation de l’erreur pécheresse, telle une image du mal imprimée dans la pensée (καθάπερ ἐκτύπωμα κακίας ἐν τῇ διανοίᾳ). »135 Ainsi, la réalité concrète, matérielle, des actions mauvaises semble avoir disparu, mais son image est restée gravée dans l’âme, prête à resurgir à la première occasion, notamment, dès que survient un relâchement dans le discernement rationnel136. En effet, le fait de ne pas commettre d’action mauvaise n’est que la première étape de la conversion, car, autrement difficile est la libération des représentations, des pensées qui habitent le cœur de l’homme, et surtout son imagination. C’est bien ce qu’affirme Maxime dans les Centuries sur la charité, en mentionnant ces mêmes « représentations » (φαντασία) qui restent solidement ancrées dans la mémoire : Quant aux choses qui nous ont affectés, nous gardons en nous leurs images passionnées (τὰς φαντασία ἐμπαθεῖς). Donc celui qui maîtrise les images passionnées, méprise assurément les choses dont elles proviennent. Car le combat contre les souvenirs est plus dur que le combat contre les choses, de même que pécher en pensée est plus facile que pécher en acte137.

Le mal, comme nous l’avons constaté dans le commentaire de l’introduction, se donne l’apparence d’être une réalité bonne pour l’homme à travers une forme fantasmée qui séduit son imagination, mais qui n’est qu’une forme vide, puisque le mal est dénué de substance138. Que l’état irrationnel qui engendre les passions découle d’une image du mal imprimée dans l’âme attribue donc à la faculté imaginative (φαντασία) une importance particulière. Cette faculté, dérivée et proche de la perception sensible, permet de conserver dans la pensée une image de ce qui a été d’abord Cf.  Pseudo-Macaire, Homeliae spirituales  11, De Gruyter 1964 : 82-86 : « Au temps de l’ombre de la loi, Moïse avait été appelé le sauveur d’Israël ; en effet, il l’avait fait sortir d’Égypte. De même, maintenant, le vrai libérateur, le Christ, pénètre les profondeurs secrètes de l’âme, la fait sortir de cette ténébreuse Égypte, et la délivre de son joug très pesant et de sa dure servitude. » 135 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 7-8, Vinel, 2010 : p. 224. 136 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 9-10, Vinel, 2010 : p. 224 : « il est abandonné par le discernement rationnel dès lors qu’il l’a quelque peu négligé. » 137 Car. 1, 63, PG 90 : 973B. 138 Q. Thal. 64, Laga-Steel 1990 : 837-843, Vinel, 2015 : p. 244. 134

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

saisi par les sens en la présence physique d’un objet sensible. L’imagination a la capacité de réitérer en quelque sorte la sensation en l’absence de l’objet sensible, par la seule force de l’image. Son rapport à la sensation est double. D’une part elle reçoit les images de la sensation, d’autre part elle est aussi capable d’émettre elle-même des images, ou de transformer des images reçues par les sens, et d’activer par elles les organes sensoriels pour provoquer une sorte de sensation purement intérieure à l’âme. Enfin, elle est une faculté susceptible de servir d’intermédiaire entre les différentes fonctions de la connaissance humaine, puisqu’elle a la puissance de faire communiquer entre elles les différentes facultés de connaissance par le jeu de ces images139. C’est ainsi que l’imagination a le pouvoir d’agir sur la pensée (διανοία), puisque, selon l’expression de Maxime, il subsiste « une empreinte du mal dans la pensée » (ἐκτύπωμα κακίας ἐν τῇ διανοίᾳ)140. Le mal semble donc utiliser des formes sensibles pour frapper l’imagination de l’homme, et ces images sont ensuite communiquées à la pensée de façon à s’imprimer en elle durablement et à détourner sa capacité de discernement, à partir de ce qui pourtant n’était que formes vides et sans existence. 1.2. La fonte du veau d’or

Cette représentation du mal qui investit l’imagination, et à travers elle la pensée même de l’homme, est le modèle d’après lequel le veau d’or est façonné. Celui-ci en est en quelque sorte la figure visible, la représentation s’étant figée comme une idole de métal fondu : L’intellect fond tout cela comme dans un four, par le bouillonnement enflammé de la disposition passionnelle de l’ardeur et du désir ; et il pro139 Cette double orientation de l’imagination, d’une part dans sa proximité avec la perception sensible, d’autre part dans sa capacité de communiquer des images à la pensée, est affirmée notamment dans la Metaphrasis in Theophrastum de Priscianus : « Par le fait qu’elle prolonge à partir d’elle-même les images, même lorsque les objets qui les ont mises en mouvement sont absents, elle surpasse la sensation ; et par le fait qu’elle se réfère toujours à autre chose et qu’elle soit assimilée aux différentes activités de l’âme, elle est par là-même apparentée à toutes les facultés de l’âme… » Priscianus, Metaphrasis in Theophrastum, Bywater 1886 : 24, 15-19. L’imagination semble avoir dans le néo-platonisme une fonction médiatrice entre différentes fonctions de l’âme, par cette communication des images des unes vers les autres : « L’imagination est apparentée à toutes les puissances de l’âme, et elle représente et conserve l’empreinte des similitudes des formes et elle en transmet les images pour le compte des puissances des unes vers les autres. Elle éveille les images issues de la sensation dans l’opinion, et les secondes issues de l’intellect, elle les prolonge dans l’opinion, accueillant en elle les images de tout. » Priscianus, Metaphr. : 23, 13-18. 140 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 8, Vinel, 2010 : p. 224.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

duit le péché conformément à la représentation et à la forme déjà présentes dans la pensée du mal, selon l’activité propre à celle-ci141.

Ce « bouillonnement enflammé de la disposition passionnelle de l’ardeur et du désir » semble être la conséquence de la représentation mauvaise, ainsi que la manifestation de sa puissance destructrice. Par l’expression « disposition passionnelle » (ἐμπαθὴς διάθεσις), Maxime veut signifier que la représentation du mal conduit l’homme à faire de la passion mauvaise sa manière d’être habituelle142, de sorte que celle-ci finit par l’embraser comme un feu. La même expression « disposition passionnelle » se trouve également dans l’Interprétation du Notre Père, et semble indiquer plus précisément le rôle de la volonté dans cet état, une volonté qui s’oppose délibérément à la nature. Ainsi, celui qui s’adonne à la disposition passionnelle, « a, dans son ardeur pour les passions, ignoré la raison de la nature. Dans la mouvance de cette raison, il lui fallait connaître quelle est la loi de la nature et quelle est celle des passions, dont la tyrannie est suscitée en nous par un choix de la volonté, mais non par nature. »143 L’idée même de disposition suggère la façon dont l’homme oriente l’ordre de ses propres facultés naturelles, de par sa décision volontaire, soit en suivant la disposition conforme à la nature et à la raison, soit en imposant à sa propre nature un certain désordre qui est le propre de « l’état irrationnel ». Or ce désordre se manifeste dans la confusion des trois puissances de l’âme que sont la raison (λόγος), l’ardeur () et le désir (ἐπιθυμία). Le dynamisme de l’âme se divise en trois facultés qui rassemblent en trois polarités l’ensemble de son activité. La raison est pour l’âme la faculté de connaître, le désir, celle d’être attirée par un bien aimé. Quant à la troisième puissance, l’ardeur, le terme grec signifie d’abord le souffle, puis le coeur comme lieu central à l’origine de la volonté. L’ardeur se situe comme un intermédiaire entre la raison et le désir, il s’agit d’une force qui permet à l’âme de diriger le désir vers le bien connu par la raison. L’état irrationnel est celui de l’homme qui, à l’ordre naturel des puissances de l’âme, c’est-à-dire à l’imprégnation du désir et de l’ardeur

Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 17-21, Vinel, 2010 : p. 224. À propos du sens du mot « disposition », cf. J.-C. Larchet, La divinisation de l’homme selon saint Maxime le Confesseur, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei, 1996, p. 486 : « Les dispositions et les états correspondent à des orientations données par la personne aux opérations (naturelles) des puissances de sa nature. » 143 Cf. Or. dom., van Deun 1991 : 721-739. 141 142

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

par la raison144, puisque la faculté rationnelle devait naturellement jouer un rôle de guide pour l’ensemble de l’activité humaine145, a substitué « le mélange et la confusion (φύρσις καὶ σύγχυσις) mutuels des puissances naturelles ou plutôt un assemblage passionnel, irrationnel et producteur de l’activité irrationnelle des passions contraires à la nature. »146 L’ardeur et le désir sont alors exercées de façon contraire à la raison, et s’enflamment au feu des passions. Le veau d’or est donc l’idole qui se forme à l’intérieur de l’homme à l’image de la représentation du mal, fondue par le feu des passions, par le désordre et la confusion des puissances érigées contre la raison. Cet état a une force d’influence et d’action, puisque, comme un veau, il rumine et renouvelle sans cesse la « disposition passionnée » qui engendre les passions mises en acte. 1.3. La dialectique de l’unité et de la dispersion

La question posée à Maxime portait sur l’apparente contradiction entre le veau au singulier et les dieux d’Israël au pluriel. De fait, cette dialectique entre l’unité et la multiplicité constitue un point central dans la réponse de Maxime. Il résout la difficulté en proposant un paradoxe : « Il n’y a qu’un veau, parce qu’il n’y a qu’une seule manière d’être du mal (μία κακίας ἕξις), même si elle se divise en de multiples formes du mal. »147 L’état irrationnel qui se développe à partir de la fusion du veau d’or est donc pour Maxime la façon unique et générale dont le mal prend possession de l’intellect humain, mais le mal en lui-même se caractérise au contraire par tout ce qui est de l’ordre de la dispersion et de la multiplicité, une multiplicité qui se déploie toujours plus avant, sans qu’aucune des formes ainsi produites ait une consistance quelconque.

144 La théorie des trois puissances de l’âme, la raison, l’ardeur et le désir, traverse toute la tradition philosophique depuis Platon (Respubl. 4 : 435e-436b). Pour une exposition détaillée de l’histoire de cette trichotomie de l’âme chez Aristote, les Stoïciens, les Néoplatoniciens et les auteurs chrétiens, cf. L. Thunberg, Microcosm and Mediator. The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965 ; 2e éd., Chicago – La Salle, 1995, p. 177-195. 145 Cf. Némésius, De natura hominis 16, Morani 1987 : p. 76, 16-18 : « On dit que le désir et la colère sont soumis à la raison, parce qu’ils lui sont naturellement subordonnés, que la raison les maîtrise, et qu’elle règle leurs mouvements dans les hommes qui vivent conformément à la nature. » 146 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 38-41, Vinel, 2010 : p. 226. 147 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 41-42, Vinel, 2010 : p. 226.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Le vocabulaire employé par Maxime pour décrire cette diversité de formes est assez considérable. Ainsi, l’état irrationnel « divise et disperse » l’intellect, « il le coupe de l’identité singulière de la vérité et le dissémine en de multiples opinions et représentations inconsistantes. »148 Le contraste entre la vérité et les représentations mauvaises est particulièrement frappant. En effet, la vérité se manifeste par son caractère singulier, et le fait qu’elle reste toujours identique à elle-même149. Au contraire, les opinions (δόξαι) et les représentations (φαντασίαι) sont d’autant plus multiples qu’elles ne sont que des apparences sans réalité singulière qui leur soit sous-jacente. Cette fluctuation des formes du mal correspond bien à la définition selon laquelle « le mal est par nature dispersé, instable, polymorphe et divisible (σκεδαστόν, ἄστατον, πολύμορφον, διαιρετικόν) », il ne cesse jamais de changer de visage. Au contraire, « le bien, par nature, réalise l’unité et le rassemblement », unité que le mal ne cesse de « séparer » et de « corrompre » (φθαρτικόν)150. Cependant, le caractère composé, divisé, multiple du mal possède comme le revers d’une médaille un pôle antithétique se manifestant dans le mélange et la confusion (φύρσις καὶ σύγκυσις151). Il s’agit bien d’une sorte d’inversion du principe chalcédonien de l’unité et de la distinction, principe qui préside à l’ordre de la nature. Sa corruption par le mal, serait donc ce paradoxe du multiple et de la confusion. Le terme de confusion constitue la forme la plus extrême du mélange. En effet, des quatre formes de mélanges distinguées par les Stoïciens (παράθεσις, μίξις, κρᾶσις, σύγκυσις), il en constitue le degré le plus intense : de deux éléments résulte un troisième avec des qualités complètement nouvelles, sans que l’état originel de la séparation puisse jamais être retrouvé152.

Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 21-25, Vinel, 2010 : p. 226. Le terme « ταὐτότητος » est employé par Maxime pour signifier la divinisation de l’homme qui est le but et le terme de sa vie. L’intellect s’est alors détaché de la multiplicité des êtres pour recevoir l’identité par grâce avec Dieu lui-même, sa connaissance de la vérité finit donc par devenir une identification à la vérité. Cf. Q. Thal. 25, Laga-Steel 1980 : 72-80, Vinel, 2010 : p. 290. 150 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 48-52, Vinel, 2010 : p. 228. 151 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 39, Vinel, 2010 : p. 226. 152 T.  Tollefsen, The Christocentric Cosmology of St.  Maximus the Confessor, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 201-202. 148 149

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Maxime emploie aussi par deux fois le terme συμπλοκή153, « intrication ». Autant le mélange et la confusion concernaient les puissances naturelles, c’est-à-dire la raison, l’ardeur et le désir, autant l’intrication embrasse à la fois l’objet sensible, la sensation et les puissances naturelles. Manifestement au centre de ces trois éléments, la sensation joue donc un rôle crucial dans cette intrication, puisque c’est par elle que l’objet sensible entre avec les puissances naturelles de l’âme dans une sorte de confusion malsaine. En  Q. Thal. 49, Maxime emploie de nouveau ce terme d’ « intrication » dans un sens très similaire. Il parle de liens invisibles (τὰς ἀοράτους συμπλοκὰς)154 qu’il définit ainsi : « la disposition productrice du mal qui se développe irrationnellement dans les trois puissances de l’âme à cause des réalités sensibles, et aussi l’opération des sens qui leur est liée. »155 Ainsi, le mal, séjournant dans l’homme par ses représentations, produit la disposition passionnelle, qui elle-même engendre l’état irrationnel. Or cet état a pour effet, à la fois de couper et disperser l’unité de la nature humaine dans une multiplicité dont chaque élément est dépourvu d’identité singulière, et en même temps, il a le pouvoir de figer en quelque sorte les facultés humaines dans un amas fondu, le veau d’or, qui enchaîne l’intellect de l’homme dans une confusion de ses puissances, et réalise une sorte de conglomérat, par le mauvais usage de la sensation, entre les puissances naturelles et le monde sensible. 2. La signification des boucles d’oreilles, des colliers et des bracelets Dans son commentaire, Maxime accorde une attention particulière à décrire les réalités figurées par les bijoux en or, boucles d’oreilles, colliers et bracelets, qui ont servi de matière à la fonte du veau d’or. Deux passages sont particulièrement dédiés à ces explications, contenant en tout trois significations successives des objets en or, dont certaines se recoupent. Nous nous proposons d’en réunir les principaux termes dans ce tableau :

Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 71-72, Vinel, 2010 : p. 228. L’expression « liens invisibles » se trouve également à deux autres endroits dans les Questions à Thalassios. Manifestement, il s’agit des liens qui enferment l’homme dans le mal et le ligotent sous l’emprise des démons, ainsi, toujours dans la question 49, ce sont « les liens invisibles des mauvais démons avec la connaissance » (Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 228, Vinel, 2012 : p. 108), et à la question 63 « les liens des guerres invisibles » (Q. Thal. 63, Laga-Steel 1980 : 202, Vinel, 2015 : p. 166). 155 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 :133-136, Vinel, 2010 : p. 102. 153 154

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Référence

Les boucles d’oreilles

Les colliers

Les bracelets

Q. Thal. 16, Discours Laga-Steel 1980 : théologiques 12-17 λόγους Compréhension des êtres κατανόησις Piété

Opinions sur les êtres δόξα Contemplation naturelle φυσικὴ θεωρία Convenance à Dieu

Pratique des vertus ἐνεργείας Activités naturelles

Q. Thal. 16, Discours Laga-Steel 1980 : théologiques 53-57 λόγοι Contemplation des êtres

Doctrines droites Activité des sur les êtres vertus δόγματα Observation naturelle pratique (πρᾶξις)

Q. Thal. 16, Raison Laga-Steel 1980 : Oreille 57-62 Nature

Ardeur Cou Pouvoir tyrannique

Désir (Main) Plaisir

Nous avons déjà constaté le fait que le veau d’or est fondu à partir de la confusion des trois puissances de l’âme, la raison, l’ardeur et le désir. Ces trois puissances sont figurées par les parties du corps que les bijoux ont pour vocation d’orner, à savoir, l’oreille, le cou et les mains. L’oreille, par sa capacité d’écouter et de comprendre, et parce qu’elle est proche de la tête et du siège de la réflexion, signifie la raison. Le cou, par sa capacité de dresser la tête dans une attitude de fierté, semble évoquer pour Maxime le pouvoir de domination exercé par la faculté de l’ardeur. Quant aux bracelets qui entourent les mains, ils lient la faculté du désir avec les actions concrètes accomplies pour la satisfaire. L’énumération des trois puissances de l’âme est mise en parallèle par Maxime avec les trois étapes du développement humain que sont la pratique (πρᾶξις), la contemplation naturelle (φυσικὴ θεωρία) et la théologie (θεολογία)156. Nous avions déjà rencontré dans l’introduction l’impor156 Cette polarité à trois termes est très présente dans les Questions à Thalassios. Elle s’inspire sans doute des deux étapes présentes chez Évagre, la pratique et la connaissance, d’après lesquelles sont écrits ses deux traités, Le pratique, et Le gnostique. Cependant, la source d’inspiration de Maxime concernant la déclinaison de ce modèle en trois étapes pourrait être plutôt Grégoire de Nysse. Celui-ci se fonde sur un modèle déjà présent dans la philosophie grecque (notamment chez les Stoïciens), et qu’Origène applique à trois livres de l’Écriture, le Livre des Proverbes correspondant à l’éthique ou pratique, l’Ecclésiaste à la physique ou contemplation naturelle, et le Cantique des cantiques à l’époptique ou théologie. Grégoire de Nysse développe ce système des trois étapes de la

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

tance capitale de la polarité entre pratique et connaissance, comme deux faces complémentaires de l’activité humaine. Ici, l’accent est mis de façon manifeste sur un terme intermédiaire entre ces deux pôles, constitué par la contemplation naturelle. Le rythme à trois temps divise en fait la connaissance en deux parties. L’une, la contemplation naturelle, est directement reliée à l’expérience sensible et prend pour objet de connaissance les réalités du monde créé. L’autre, la théologie, est un degré le plus élevé de la connaissance humaine, et a pour objet Dieu lui-même. La pratique, tout d’abord, est mise en parallèle avec le désir. Le désir est la faculté humaine que Maxime relie le plus volontiers à la recherche du plaisir157, qui, comme nous l’avons constaté dans l’introduction, est le lieu de l’attaque du mal sur la vie humaine, et constitue par là-même un enjeu fondamental pour la pratique, c’est-à-dire le progrès moral. La contemplation naturelle semble porter ici tout l’enjeu de la réflexion. Il est plus difficile de comprendre en quel sens exact Maxime l’associe à l’ardeur, mais l’image du cou est parlante, puisque celui-ci relie le corps à la tête. La contemplation naturelle, de la même façon, relie la connaissance du sensible, la sensation, ainsi que l’intégration naturelle de l’être humain au monde sensible par ses fonctions corporelles, avec la raison, qui l’élève au-dessus du sensible vers la connaissance de l’intelligible. En effet, l’ardeur est, elle aussi, une faculté intermédiaire entre le désir et la raison158. La contemplation naturelle est donc un exercice de connaissance des êtres qui est directement relié à la sensation, mais prolonge la senprogression spirituelle en évoquant trois stades dans la vie de Moïse, la lumière, la nuée et la ténèbre, représentant chacune la purification ou la séparation, la contemplation au milieu des phénomènes, et l’union au-delà des phénomènes. Cf. L. Thunberg, Microcosm and Mediator, The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965 ; 2e éd., Chicago – La Salle, 1995, p. 333-334. 157 Cf. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 61-62, Vinel, 2010 : p. 228 : le désir est « signalé par l’action faite pour le plaisir ». 158 Cf.  Platon La République, livre IV, 440b-441c. Pour Platon, l’ardeur est un auxiliaire de la raison, elle contribue à soumettre le désir à la raison, et c’est ainsi qu’elle occupe une place intermédiaire entre les deux. En effet, « Ne remarquons-nous pas de même en maintes occasions, […]  que lorsqu’un homme est entraîné par ses passions malgré la raison, il se gourmande lui-même, se met en colère contre cette partie de luimême qui lui fait violence et que, dans cette sorte de duel, la colère se range dans un tel homme du côté de la raison ? » (Platon La République, livre IV, 440b). De même, dans le mythe du Phèdre qui représente l’âme comme un attelage ailé constitué d’un cocher avec ses deux chevaux, le cocher étant la raison et les chevaux le désir et l’ardeur, l’ardeur, contrairement au désir, est représentée comme un cheval obéissant, « compagnon de l’opinion vraie », qui se soumet aux injonctions du cocher (cf. Platon, Phèdre, 253c-254e).

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

sation dans le fait d’émettre des « opinions159 sur les êtres » (δόξα). La contemplation naturelle produit aussi des « doctrines (δόγματα) droites sur les êtres », qui sont déjà du ressort de l’intelligible. Il semble que les opinions concernent plutôt chaque réalité prise séparément, et que, de la capacité de mettre en relation ces opinions pour discerner quelles sont les relations qui les unissent, découle l’édification des doctrines160. La contemplation naturelle a donc pour fonction d’établir à propos des êtres des opinions vraies sur chaque réalité, mais aussi de reconstruire dans l’intellect humain le réseau de liens qui unissent toutes ces réalités sous la forme des doctrines droites sur les êtres. Cette distinction entre opinions vraies et doctrines rappelle un passage des Opuscules théologiques et polémiques, dans lequel Maxime distingue deux sortes d’opinion (δόξα) : Il y a deux sortes d’opinion : l’opinion accompagnée de raisonnement et l’opinion sans raisonnement […]. Donc, l’opinion sans raisonnement, on dit que c’est une connaissance simple et naturelle, comme lorsque quelqu’un rapporte l’opinion d’autrui en en ignorant la cause. Par exemple, en disant que l’âme est immortelle, mais sans apporter la cause prouvant l’immortalité de celle-ci. Quant à l’opinion accompagnée de raisonnement, on dit que c’est une connaissance résultant de la conclusion établie par la pensée discursive, comme quand celui qui a raisonné sur quelque chose en donne la cause scientifiquement. En effet, la pensée 159 Le néo-platonisme considérait la faculté de l’opinion comme une faculté intermédiaire entre la sensation et la raison, assez proche de l’imagination, mais plus apte à concentrer en elle la conscience de la sensation, c’est-à-dire le fait de sentir que l’on sent. Cf. H. J. Blumenthal, Aristotle and Neoplatonism in Late Antiquity : Interpretations of the “De Anima”, London : Duckworth, 1996, p. 139. Même si Maxime parle plus volontiers des opinions comme des objets de pensée produits, plus que de la faculté elle-même, la proximité des « multiples opinions » avec les « représentations (φαντασίας) inconsistantes » (Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 25, Vinel, 2010 : p. 226) semble confirmer cette conception de l’opinion comme une faculté proche de l’imagination appartenant à la sphère intermédiaire de la connaissance, située entre la connaissance sensible et l’imagination d’une part, et la raison d’autre part. 160 À la question 48, Maxime donne plus d’éléments permettant de comprendre comment, à partir des opinions, l’intellect construit les doctrines. Il y décrit la structure du réel sur le modèle d’un ensemble d’unions, dans lesquelles il voit l’archétype de l’angle. À chacune de ces unions correspond sa saisie par l’opinion, qui produit l’opinion vraie. Mais dans un deuxième temps, des doctrines sont élaborées à partir de ces opinions vraies : « … après avoir, avec la science qui est la sienne, fixé dans toutes ses unions les opinions vraies sur chaque réalité, l’intellect contemplatif édifie sagement les tours intelligibles sur les angles, c’est-à-dire sur ces unions les doctrines qui font les liens entre ces unions » (Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 190-193, Vinel, 2012 : p. 84). Ainsi, l’opinion vraie semble se référer à la compréhension de chaque réalité individuelle, et la doctrine, à la compréhension des liens qui unissent les êtres.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

discursive est celle qui, avançant de part en part, opère de façon extensive, commençant par le prémisse, jusqu’à la conclusion161.

Ainsi, si un rapprochement est possible entre la simple opinion et l’opinion sans raisonnement, comme entre les doctrines (δόγματα) et l’opinion accompagnée de raisonnement, il devient manifeste que la faculté de l’opinion est le lieu d’un va-et-vient entre ce qui découle de la sensation et de l’imagination d’une part, et ce qui découle de la raison d’autre part. La contemplation naturelle n’est pas une simple remontée qui partirait de la sensation pour aboutir, en passant par l’imagination et l’opinion, jusqu’à la raison. Mais le mouvement inverse est également présent, celui qui, après le travail discursif de la pensée, revient vers l’opinion, puis vers l’imagination et la sensation pour transmettre à ces facultés plus proches du sensible de nouvelles informations tirant leur caractère vrai et assuré d’un raisonnement. La contemplation naturelle est donc un procédé complexe au cours duquel toutes les facultés de la connaissance humaine se fécondent les unes les autres en vue d’une plus juste appréhension de la beauté du monde sensible, ainsi que de sa signification spirituelle. La dernière étape, la « théologie », est considérée ici davantage sous le rapport qui l’unit à la contemplation naturelle. En effet, Maxime ne s’étend pas sur la théologie en tant que telle, c’est-à-dire un discours qui dépasse les réalités du monde sensible pour ne considérer que Dieu. Cette constatation met en lumière l’intention de l’auteur dans ce passage, qui est de se concentrer sur le rôle de la contemplation naturelle, sur la façon dont se produit sa perversion, et la façon dont peut arriver son redressement. Il montre donc comment la véritable connaissance approfondie des êtres conduit l’intellect à la véritable connaissance de Dieu. Il s’agit là de la perspective originelle de toute connaissance humaine du créé, une perspective naturelle, dirigée vers son but premier qui est la connaissance de Dieu et l’union avec Dieu. Le parallélisme entre cette étape la plus élevée de la connaissance et la puissance rationnelle semble aller de soi. La mention de l’oreille, comprise comme symbole de la raison, implique que la contemplation naturelle est de l’ordre de l’écoute 161 Opusc. 1, PG 91 : 20AB. Cette citation se retrouve presque mot pour mot dans les leçons du Pseudo-Elias (Pseudo-Elias, Praxis 17, Westerink 1967 : 16-20), comme l’a montré Pascal Muller-Jourdan. Cf. P. Mueller-Jourdan, Une initiation à la philosophie de l’antiquité tardive, Coll. Vestigia, Cerf, 2008, p. 22. L’auteur avance l’hypothèse que Maxime ait pu être en contact direct ou indirect avec le Pseudo-Elias, ou bien Étienne d’Alexandrie, car il s’agit peut-être de la même personne, dont il aurait pu recevoir l’enseignement par l’intermédiaire de Sophrone de Jérusalem.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

et de l’obéissance. Il s’agit de déceler les structures qui sous-tendent la réalité sensible du monde, et non, sur le modèle du pouvoir tyrannique qui veut imposer sa domination à la réalité, de recomposer son propre agglomérat, sans aucun respect pour l’architecture déjà présente dans la nature. L’étude de la signification de chaque bijou constituant la matière première du veau d’or montre que cette idole n’est constituée que des puissances et des facultés bonnes de la nature humaine : les trois puissances de l’âme, désir, ardeur et raison, et les trois étapes qui conduisent la nature humaine à son but, la pratique, la contemplation naturelle et la théologie. La perversion de cette matière première vient de sa fusion au feu des passions. Or, qu’est-ce que la passion ? « Voici ce que je veux dire : toute passion est constituée de l’intrication d’un élément sensible, de sensation et de puissance naturelle. »162 La passion s’introduit dans l’homme grâce au point d’ouverture qui le lie au monde sensible, sa fonction sensitive. Lorsque la passion embrase les puissances de l’âme ainsi que sa faculté d’agir et de connaître, elle fond la nature de l’âme comme dans un bloc avec l’élément sensible devenu son principal objet de désir. Ainsi s’explique l’importance que Maxime accorde à la contemplation naturelle. En effet, la contemplation naturelle doit permettre de développer une juste attitude par rapport au sensible, une attitude qui laisse sa place à la distinction entre l’âme qui sent, qui désire et qui connaît, et l’objet sensible. Contrairement à ce qui se produit dans la fusion du veau d’or, une telle contemplation implique une véritable connaissance des êtres dans leur identité, ainsi qu’une véritable connaissance de l’âme elle-même et de ses différentes facultés, dans ce qui les relie et dans ce qui les distingue. 3. L’action salutaire du Logos divin qui broie et disperse dans l’eau l’état irrationnel C’est cette justesse dans la capacité de contempler les êtres de la nature que le Logos divin vient rétablir sous la figure de Moïse. L’anéantissement de l’état irrationnel et le retour de chaque faculté dans son fonctionnement naturel se produit grâce à un processus en trois étapes, inaugurées chacune par les verbes d’action dont le Logos est le sujet : le Logos commence par broyer le veau d’or et le disperser dans l’eau. Ensuite, il distingue les éléments ainsi dispersés pour les classer de nouveau chacun dans sa catégorie naturelle, et remettre en ordre ce qui Cf. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 72-73, Vinel, 2010 : p. 228.

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avait été confondu. Enfin, il rétablit l’unité des composantes de l’âme en ramenant chaque chose à sa nature et en rétablissant le lien qui les unit entre elles. Ce même processus est repris avec de plus amples explications vers la fin de la Question 16, cependant le sujet de ce renouvellement de l’âme n’est plus le Logos divin, mais l’intellect163. Son action, par ailleurs, est à peu près identique. Par conséquent, la question du sujet de cette action se pose. La « venue du Logos divin » (ἡ τοῦ θεοῦ λόγου παρουσία) fait référence à l’incarnation du Logos et à son action salvifique pour toute l’humanité, une action qui se manifeste aussi par une venue et une présence particulière du Logos dans chaque intellect humain. L’action de salut du Verbe divin se manifeste dans le progrès et le rétablissement effectif de la vie de l’âme, auquel il participe par sa présence et sa proximité. Cependant, cette action ne se substitue pas à celle de l’intellect luimême, mais elle se l’adjoint sans aucunement la remplacer164. La dualité des sujets signifie peut-être que ce que la venue du Verbe de Dieu a mis en lumière, c’est-à-dire les modalités du salut, l’intellect doit l’accomplir à sa suite avec sa propre activité. Ou peut-être plutôt, c’est grâce à la venue du Logos, qu’il a retrouvé le pouvoir de réaliser cette action. Le sujet de cette entreprise étant quelque peu élucidé, il nous faut à présent décrire chaque étape du processus du retour de l’âme dans son état naturel. 3.1. Le broyage du veau d’or

Dans la première étape, le veau d’or est réduit en poudre et dispersé dans l’eau. Dans les deux passages qui décrivent cette action165, il est Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 65-93, Vinel, 2010 : p. 228-230. Ceci apparaît notamment dans ce passage de la Question 39 : « Ou peut-être le prophète a-t-il appelé […] « chemin » les modes des vertus conformes à la loi naturelle et les logoi de la connaissance conformes à la loi spirituelle, qui sont montrés par la venue du Dieu Logos et ramènent à elles-mêmes, par la vertu et la connaissance, la nature et la cause » (Q. Thal. 39, Laga-Steel 1980 : 41-45, Vinel, 2010 : p. 398). Ce passage concerne lui aussi un rétablissement de la nature grâce à la « venue du Logos divin », et par le moyen de la vertu et de la connaissance. Il est clair que la présence du Logos est absolument déterminante en tant qu’elle montre les « modes » des vertus, et les « logoi » de la connaissance. Cette venue semble apporter les clefs pour accéder à la vertu et à la connaissance, sans pour autant dispenser l’âme de les accomplir elle-même, puisque c’est « par la vertu et la connaissance », c’est-à-dire par l’activité du sujet humain lui-même, que la nature est finalement « ramenée à elle-même », ainsi, loi naturelle et loi spirituelle ont une action conjointe et coordonnée. 165 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 26-28 et 65-67, Vinel, 2010 : p. 226-228. 163 164

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question de la destruction de l’état irrationnel, apparenté à « l’ignorance mère de tous les maux »166. La destruction de l’ignorance première ne peut découler que d’une connaissance, une connaissance que Maxime figure par la poudre obtenue par le broyage, dont la finesse s’oppose à l’agglutinement des éléments dans le veau d’or : « elle broie, par la finesse de la contemplation, l’épaisseur de la pensée orientée vers la perception sensible »167. Cette « finesse de la contemplation » (ἡ λεπτότης τῆς θεωρίας) s’apparente à une prise de conscience du fait que dans l’état irrationnel, la pensée s’est confondue au sensible d’une façon improductive. En effet, d’une part la pensée a perdu sa finesse, d’autre part elle demeure incapable d’une véritable connaissance du sensible lui-même. Le veau d’or, par sa forme et son apparence ostensible, semble avoir permis à la pensée de déceler la manifestation (κατ’ἐπιφάνειαν) de ce dysfonctionnement qui a abouti à la passion : « l’intellect […] après avoir observé par la pensée l’épaisseur de la passion quand celle-ci se manifeste sensiblement … »168. Tant que l’homme était enfermé dans son ignorance, il ne pouvait prendre conscience de son état, mais il semble que l’aboutissement complet du processus qui a mis au jour le veau d’or ait une fonction de révélateur. Les conséquences de l’état irrationnel sont désormais manifestées, et « l’épaisseur de la passion » (τὸ τοῦ πάθους πάχος ) est devenue patente. Ainsi le broyage pourrait-il signifier une simple prise de conscience par l’homme de son état, car cette connaissance suffit à mettre en pièces l’ignorance. La figure de la dispersion dans l’eau vient corroborer cette interprétation, puisque l’eau signifie « la connaissance de la vérité »169. Cette vérité est d’abord la vision juste par l’âme de son propre état, qui est le premier stade de son retour vers elle-même. 3.2. La dispersion et le discernement

La deuxième étape concerne le discernement qui est ensuite opéré sur les éléments broyés et dispersés dans l’eau : « la venue du Logos clarifie avec discernement le changement et la confusion survenus sous l’effet de la passion, des puissances naturelles entre elles. »170 En effet, le 168 169 170 166 167

Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 64, Vinel, 2010 : p. 228. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 27-28, Vinel, 2010 : p. 226. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 66-67, Vinel, 2010 : p. 228. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 70, Vinel, 2010 : p. 228. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 29-31, Vinel, 2010 : p. 226.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

broyage du veau d’or a pour effet de séparer ce que le feu des passions avait confondu. Maxime explicite précisément cette séparation à la fin de la question. Il s’agit pour lui de défaire ce que la passion avait produit, à savoir « l’intrication d’un élément sensible, de sensation et de puissance naturelle »171. Le rétablissement des distinctions se fait selon un certain ordre : « le sensible en lui-même sans sa relation avec la sensation, la sensation séparément de sa proximité avec le sensible, et le désir, ou quelque autre puissance naturelle abstraction faite de leur disposition passionnelle pour la sensation et le sensible… »172 Il semble donc que sensible et sensation doivent être d’abord isolés l’un de l’autre, pour qu’ensuite la disposition passionnelle envers la mauvaise composition des deux ensemble puisse être supprimée. Encore une fois, la sensation se trouve dans une position cruciale : puisque c’est elle qui, d’abord, s’était confondue avec le sensible, sans respecter sa vocation première à conduire l’intellect vers ce qui est au-delà du sensible. Le fait qu’elle se distingue de son objet permettra la décomposition de cette mauvaise disposition qui avait affecté toutes les puissances de l’âme. Il faut noter que cette distinction est opérée « avec discernement »173, et par la contemplation174. La notion de discernement (κρίσις) est souvent appliquée à Dieu lui-même par Maxime dans le cadre du couple « providence et jugement » qui caractérise la relation de Dieu avec la création. Le jugement concerne la façon dont Dieu considère sa propre œuvre : il assure « le maintien de la différence des choses qui les sauvegarde et les distingue, selon lequel chacune des créatures, en conjonction avec les logoi selon lesquels elles furent créées, garde inviolable le respect invariable de la loi présente dans l’identité naturelle. »175. Ainsi, la clarification et le discernement opérés par la venue du Logos, puis par l’intellect lui-même, restaure l’âme et ses facultés dans la fidélité à l’intention divine sur elle dans le dessein créateur. C’est l’ordre originel qui est rétabli dans l’âme par la séparation et la distinction de ce qui avait été confondu. Nous avions constaté que le mal avait inversé la loi de l’union et de la distinction en la remplaçant par la confusion et l’éparpillement. La clarification et le discernement permettent de restaurer la distinction dans ce qui a été confondu, et ce rétablissement permet Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 72-73, Vinel, 2010 : p. 228. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 79-84, Vinel, 2010 : p. 228. 173 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 31, Vinel, 2010 : p. 226. 174 Cf. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 79, Vinel, 2010 : p. 228. 175 Amb. Io. 10 : PG 91, 1133D. 171 172

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de restaurer l’unité de l’âme, en faisant recouvrer à chaque faculté son propre logos. 3.3. Le retour de l’âme à elle-même

En effet, l’idole fondue est détruite par le fait que le Logos, puis l’intellect, ramène chaque composante de l’âme à son logos, c’est-à-dire à sa nature propre et à la fonction particulière qui lui est attribuée dans le projet créateur. Cela peut se produire par le retour à la fois au principe et à la fin. Tout d’abord, c’est la venue du Logos divin qui « ramène l’intellect au principe de connaissance (ἀρχὴ τῆς γνώσεως) qui auparavant lui était propre. »176 Sans doute Maxime fait-il ici allusion au fait que la constitution du veau d’or avait changé ce principe de connaissance, plongeant l’intellect dans la confusion avec les objets sensibles. Or, comment l’intellect pourrait-il ramener l’âme à elle-même tant qu’il est plongé dans cette confusion ? La venue du Logos divin apparaît donc comme indispensable, pour rendre à l’intellect cette capacité de se connaître lui-même selon le principe de la vérité, c’est-à-dire le bon discernement pour chaque réalité de son logos et de sa nature propre. Une fois retrouvé ce principe de connaissance, l’intellect devient luimême capable de ramener à son tour chaque élément de l’âme à son principe propre (πρὸς τὴν οἰκείαν ἀρχή ν)177, ainsi que de contempler la finalité des facultés humaines les unes pour les autres en fonction de l’ensemble de la composition de l’âme (τὸ πρὸς ἄλληλα κατὰ σύνθεσιν τέλος)178. Cette dernière expression est intéressante, elle manifeste le fait que, conformément au principe qui lie l’unité et la distinction, si l’intellect discerne le principe de chaque élément, il voit dans la finalité de chacun l’unité de l’âme, et par cette contemplation de la finalité de chaque élément en fonction des autres, et de la fonction propre qui est la sienne en vue de cette unité, il permet véritablement le retour de l’âme à elle-même et à son unité première. Grâce à la connaissance du principe et de la fin, c’est la nature et le logos qui sont connus entièrement. Or, ce retour à la véritable connaissance de soi permet à l’intellect d’obtenir ce qui ne l’était pas encore à la sortie d’Égypte : la disparition complète de la représentation des passions. Nous avions constaté en effet qu’en quittant l’Égypte, le peuple d’Israël avait certes quitté un certain nombre de comportements passionnels, Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 31-32, Vinel, 2010 : p. 226. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 68-69, Vinel, 2010 : p. 228. 178 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 75-76, Vinel, 2010 : p. 228. 176 177

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

mais que les représentations des passions étaient restées imprimées dans son intellect. Seule la réduction en poudre du veau d’or, l’idole fondue dans l’âme humaine à l’image de ces représentations passionnelles, pouvait effectuer la vraie libération de l’intellect vis-à-vis des passions, et ainsi faire recouvrer à l’âme sa propre nature. En effet, à la place de ces représentations, l’intellect se voit de nouveau lui-même à l’image de Dieu : Puissions-nous, nous aussi, après avoir réduit en poudre le veau de métal fondu, le faire disparaître de notre âme, qui possède la seule image divine qui soit inaltérée et ne puisse être souillée définitivement par aucune réalité extérieure179.

Le processus de la destruction du veau d’or possède un caractère définitif, il s’agit d’une libération totale des passions qui met l’homme dans une sorte d’exclusivité de la relation à Dieu, non qu’il ne doive plus contempler les objets extérieurs, mais c’est désormais avec le regard même de Dieu qu’il les contemplera. Conclusion Pour conclure, l’analyse de la question 16 apporte plus particulièrement deux éléments à notre investigation sur la nature de la sensation et son rôle dans la progression de l’homme vers Dieu. Le premier point concerne l’importance de la contemplation naturelle dans le processus de purification des passions. En effet, comme nous l’avons montré, ce n’est finalement pas le domaine de la pratique – c’està-dire du perfectionnement moral par le moyen de l’agir – qui joue le rôle de pivot du retournement décrit par Maxime, mais bien celui de la contemplation naturelle et de ses modalités. En effet, la purification des passions dépend essentiellement de la relation de la sensation au monde sensible, et de la relation des puissances de l’âme avec le sensible et la sensation. Le problème des passions est fondamentalement pour Maxime un problème d’ignorance et de connaissance. Bien connaître le monde sensible et sa propre nature est la voie assurée de la libération. Le deuxième point concerne la place accordée par Maxime aux différents intermédiaires entre l’appréhension directe de l’objet sensible et la raison dans la formation de la passion. Ces intermédiaires ne sont pas décrits comme des facultés, mais comme des contenus de connaissance. Il s’agit des représentations, des opinions et des doctrines, le plus Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 90-93, Vinel, 2010 : p. 230.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

important étant les représentations qui sont rendues responsables de cette maladie de l’âme sujette aux passions qui subsiste malgré la sortie d’Égypte. C’est par ces intermédiaires entre la sensation et la pensée que le feu des passions s’empare de l’âme tout entière pour la plonger dans la confusion. Maxime semble donc se situer dans la ligne de la philosophie néoplatonicienne qui pense une continuité entre les différentes facultés de la connaissance humaine. Ces espaces intermédiaires restent pour lui un lieu de fragilité tant que la distinction entre ce qui relève de la sensation et ce qui relève de l’intellect n’est pas clairement posée. Les images des objets sensibles peuvent y prendre une dimension démesurée, jusqu’à éclipser pour la conscience humaine l’image même de Dieu. 4.2.4. Le rôle conféré à la contemplation naturelle dans l’itinéraire du croyant vers la connaissance de Dieu d’après la question 27 Plan de la question 1. Introduction (7-35) : Maxime explique pourquoi Pierre a besoin d’une révélation au sujet de la façon d’observer le commandement divin qui lui ordonne d’enseigner toutes les nations. 2. Première interprétation de la toile de Joppé : la symbolisation réciproque des mondes visibles et invisibles (36-64) : Pierre doit considérer le monde visible symbolisé par les animaux se trouvant sur la toile comme la figure du monde invisible. 3. Deuxième interprétation de la toile : la pratique, la contemplation naturelle et la théologie (65-91) : Par l’injonction de sacrifier et de manger les animaux se trouvant sur la toile, Pierre est invité à sacrifier et à manger les réalités visibles selon trois modalités : la pratique, la contemplation naturelle et la théologie. 4. Troisième interprétation de la toile : la conversion des passions (92-112) : Dans cette troisième et dernière interprétation, le sacrifice auquel Pierre est appelé est celui des passions attachées aux trois puissances de l’âme : la raison, l’ardeur et le désir. 5. Interprétation du nom de Joppé (113-133) : Joppé signifie la surveillance de la praxis, c’est-à-dire la vigilance de celui qui veut éviter les attaques des démons en fondant la vie pratique sur la connaissance.

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6. Interprétation du nom de Sion (134-148) : Sion signifie la connaissance de l’homme gnostique qui contemple avec son intellect les réalités divines. 7. Conclusion (149-166) : De même que Pierre était appelé à enseigner les païens, car aucun homme créé par Dieu n’est impur, de même le monde sensible n’est pas un obstacle au progrès de l’âme, mais un chemin qui mène à la connaissance de Dieu, car rien de ce que Dieu a créé n’est impur. Introduction La question 27 traite en grande partie de la contemplation naturelle, même si ce n’est pas là le thème annoncé dès le début. En effet, il s’agit de répondre à cette question : « Puisque, après la résurrection, le Seigneur a ouvertement ordonné d’aller enseigner toutes les nations, comment Pierre a-t-il besoin de la révélation faite à Corneille ? »180 Le problème posé concerne les modalités de l’annonce de la foi que le Christ lui-même a commandé à Pierre d’accomplir auprès des païens. Pierre avait besoin d’une révélation particulière pour comprendre qu’au regard de la foi, « la richesse cachée de la bonté de Dieu pour tous les hommes »181 impliquait une certaine « égalité » (ἴσως) entre juifs et païens, puisque « la grâce de l’Esprit-saint était donnée à égalité, à lui pour sa seule foi, et aux nations »182. Cette révélation impliquait un déplacement de perspective de la part du juif Pierre et de sa notion traditionnelle du pur et de l’impur. Autant pour la loi juive, les païens sont considérés comme impurs du point de vue de la relation que les juifs peuvent entretenir avec eux, de même que certains animaux du point de vue de la nourriture, autant, sous le règne de la foi, « aucune des réalités naturelles n’est impure, parce qu’elle a Dieu pour cause de son existence »183. Cette problématique du pur et de l’impur dans le cadre de l’annonce de l’Évangile aux nations est pour Maxime la figure d’une autre problématique, celle des rapports entre connaissance sensible des réalités matérielles et connaissance des réalités intelligibles et divines. La contemplation des réalités sensibles pourrait être considérée comme impure, 182 183 180 181

Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 2-4, Vinel, 2010 : p. 320. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 19-20, Vinel, 2010 : p. 320. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 15-16, Vinel, 2010 : p. 320. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 164-166, Vinel, 2010 : p. 330.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

puisqu’elle semble maintenir l’être humain dans sa réalité physique, animale, et le conduire sur la voie des passions mauvaises, alors que la contemplation des réalités intelligibles élève l’homme vers le monde immatériel. Pourtant, selon la doctrine maximienne de la contemplation naturelle, il n’en est rien. En effet, toutes les réalités sensibles sont créées par Dieu, elles ne sont donc pas impures en elles-mêmes, et lorsque l’homme les contemple, elles élèvent son âme vers Dieu, dans la mesure où le sensible et l’intelligible sont en fait deux dimensions d’une même réalité trouvant son origine dans le logos, l’intention créatrice. Le sensible lui-même est donc en mesure de conduire l’homme qui l’observe vers ce logos, et vers Dieu qui en est la cause. Pourtant, cette fin ne saurait être obtenue sans que l’activité humaine ne corresponde aux critères de la contemplation naturelle, une observation du sensible qui ne se limite pas à la considération de son caractère phénoménal et factuel, marqué par la confusion et l’antagonisme, mais qui atteint la beauté et l’unité foncière du monde créé dans le dessein de Dieu. Comment atteindre ce but ? C’est là précisément l’objet de l’argumentation de Maxime dans les trois interprétations de la vision de la toile à Joppé qui constituent la partie principale de la réponse, et dont nous allons proposer l’explication. Ces trois interprétations traitent successivement du rapport entre sensible et intelligible dans l’activité de la sensation, du sacrifice de la réalité visible comme moyen de la véritable connaissance, et enfin de la conversion des passions, considérée également comme voie vers la connaissance. Cette partie centrale184 est entourée, d’une part d’une partie introductive185 qui s’attache à préciser les modalités de l’annonce de l’Évangile aux nations, et d’autre part d’une partie finale186 qui concerne l’interprétation des noms de Joppé et de Sion. L’étymologie du premier mot évoque l’idée de surveillance, et représente le travail constant de veille et d’attention de l’homme pratique qui vit au milieu des épreuves et des contrariétés, celle du deuxième, la connaissance des réalités divines par l’homme gnostique. Cette dernière partie se termine par une conclusion plus générale187 qui ne manquera pas d’être décisive pour notre propos, puisqu’elle concerne la signification du retour de la toile vers le ciel et résume le sens de l’ensemble de la question 27. 186 187 184 185

Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 36-112, Vinel, 2010 : p. 322-328. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 7-36, Vinel, 2010 : p. 320-322. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 113-166, Vinel, 2010 : p. 328-330. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 149-166, Vinel, 2010 : p. 330.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

1. Première interprétation de la vision de la toile : la fonction médiatrice de la sensation entre le sensible et l’intelligible Les trois interprétations de la vision de la toile peuvent être considérées comme le commentaire détaillé de l’injonction faite à Pierre : « lève-toi, immole et mange ! » (ἀναστὰς, θῦσον καὶ φάγε)188. Dans la première interprétation, l’accent est mis sur le fait de se lever, c’est-àdire sur le mouvement vers le haut qui fait passer d’une considération du monde collée à son apparence superficielle vers une considération plus élevée. La deuxième interprétation donnera la signification de l’immolation ordonnée à Pierre en référence aux trois étapes de la philosophie pratique, naturelle et théologique, et la troisième précisera le sens de la nourriture spirituelle proposée sur la toile dans le domaine de la philosophie pratique et de la morale. La première interprétation de la vision de la toile essaie de définir quelle est la juste contemplation du monde qui permet à tout homme de ne rien voir d’impur dans les êtres créés par Dieu. Étant donné la situation de l’humanité touchée par le mal et par la corruption, atteindre cette juste contemplation implique d’abandonner une mauvaise disposition à l’égard du monde sensible pour en acquérir une autre. Et peut-être y aurait-il d’autres éléments à ajouter, qui ont été enseignés au grand Pierre, précisément, avec la toile étendue qui descendait du ciel et les différents animaux qui s’y trouvaient, et plus encore, à tout le genre humain ou à celui qui est enlevé à une hauteur divine par sa foi [40] lorsqu’il apprend en un instant que toute sensation s’éteint en lui, alors que c’est par elle que, tant qu’il voit les réalités apparentes, il sait que la création de Dieu porte en elle sa corruption et qu’elle ne peut pas être indemne de corruption et de confusion. Donc, par la toile et les animaux qu’elle contient, celui qui communiquait avec lui montrait que l’univers visible pouvait se concevoir par ses logoi à cause de l’invisible, [45] ou que l’univers invisible se manifestait par les figures des réalités sensibles et pouvait servir de nourriture spirituelle. Aussi dit-il : « Lève-toi, Pierre, immole et mange ! » De quel endroit lui est-il ordonné de se lever ? [50] D’où, sinon de la disposition et de la relation sensibles et de la compréhension la plus basse se rapportant aux êtres, ou de la justice prêtée à la loi, afin que, avec le seul intellect, Ac 10, 13.

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délivré de toute représentation sensible, rendu capable de contempler les logoi dépouillés des formes sensibles, il reconnaisse les figures des réalités intelligibles [55] et apprenne que rien de ce qui existe par Dieu n’est impur. En effet, celui qui a contemplé à partir du monde intelligible la création visible manifestée par les logoi, ou les figures des réalités intelligibles à partir de la belle ordonnance des phénomènes, comme la toile descendue du ciel, [60] celui-là pourrait croire qu’aucune des réalités visibles n’est impure puisqu’il ne contemple dans les logoi des êtres aucune antipathie manifeste. En effet, la corruption des réalités et leur guerre les unes avec les autres se tiennent dans le sensible ; mais dans les logoi, il n’y a absolument jamais d’opposition.

Tout d’abord, il convient de noter le caractère universel que Maxime accorde d’emblée à la vision de Pierre, et qui correspond à la visée de la question entière, à savoir l’élargissement du don du salut aux dimensions de la nature humaine. En effet, à Pierre sont apposés, comme une possibilité d’interprétation, « tout le genre humain », ou alors tout homme avancé sur la voie de la connaissance : « celui qui est enlevé à une hauteur divine par sa foi »189. 1.1. Qu’est-ce que la foi ?

La foi (πίστις) joue un rôle important dans la question 27, puisque c’est relativement à elle que peut être posée l’égalité des juifs et des païens. La foi est une vertu que Maxime place dans les Centuries sur la Charité au sommet de la hiérarchie des vertus : L’amour naît de l’impassibilité ; l’impassibilité, de l’espérance en Dieu ; l’espérance, de la patience et de la longanimité, celles-ci, de la tempérance en tout ; la tempérance, de la crainte de Dieu ; et la crainte, de la foi en Dieu190.

Il paraît manifeste dans ce passage que la foi est la cause dont découle toutes les vertus. Cette position primordiale est confirmée par un passage de la question 25. Interprétant un passage de la lettre aux Co Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 38-40, Vinel, 2010 : p. 322. Car. 1, 2, PG 90 : 961A.

189 190

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rinthiens : « la tête de l’homme c’est le Christ » (1 Co 11, 3), Maxime affirme : L’homme, c’est l’intellect pratique, qui a pour tête le logos de la foi ; c’est en regardant vers ce dernier en tant que Christ, que l’intellect mène la vie qui lui est appropriée, édifiée par la praxis avec les grâces des commandements, sans faire affront à la tête, c’est-à-dire la foi, par l’un des voiles extérieurs de la matière, du fait qu’il ne place au-dessus de la foi rien de ce qui est passager et dégradable191.

Non seulement la foi est la première des vertus, mais elle est destinée à occuper dans la vie de l’homme qui s’engage dans l’action, la praxis, la place de la tête. En effet, c’est vers le logos de la foi qu’un tel homme fixe son regard, car ce logos est le Christ lui-même, non seulement parce que le Christ contient en tant que Logos universel le logos de toutes les vertus, mais parce que la foi en premier lieu rend le Christ présent dans cet homme. Cela ne peut avoir lieu toutefois qu’à condition que la foi occupe vraiment la première place, c’est-à-dire que cet homme ne considère rien de ce qui est matériel et corruptible comme plus important qu’elle. Ainsi, la foi apparaît d’emblée comme la condition mais aussi le terme d’un changement de disposition dont il va être question dans notre première interprétation de la vision de la toile à Joppé. L’analyse d’une autre explication du sens de la foi, livrée par Maxime à la question 33 nous permettra de mieux en préciser les tenants et aboutissants : Le grand et divin Apôtre, définissant ce qu’est la foi affirme : La foi est l’hypostase des choses que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas192. Mais si on la définissait aussi comme une disposition intérieure bonne et une connaissance vraie qui apporte la démonstration de réalités ineffables, on ne manquerait pas la vérité. Et le Seigneur, dans son enseignement au sujet des biens indicibles qu’on espère et qu’on ne voit pas, dit : Le Royaume de Dieu est au dedans de vous193. La foi en Dieu est donc la même chose que le Royaume de Dieu, elle ne se distingue du Royaume de Dieu que du point de vue de la pensée. En effet, la foi est le Royaume de Dieu sans forme visible, et le Royaume de Dieu est la foi ayant divinement pris forme. De sorte que selon cette parole, la foi n’est pas à l’extérieur de nous : rendue opérante par les commandements Q. Thal. 25, Laga-Steel 1980 : 18-25, Vinel, 2010 : p. 286-288. He 11, 1. 193 Lc 17, 21. 191 192

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divins, elle devient le Royaume de Dieu – et le Royaume de Dieu n’est connu que de ceux qui possèdent la foi. Et si le Royaume de Dieu est la foi opérante en nous et que le Royaume de Dieu réalise pour ceux qui le reconnaissent l’union immédiate à Dieu, il est clairement démontré que la foi est une puissance réelle de relation, ou une relation réalisant l’union immédiate et parfaite, au-delà de la nature, de celui qui croit au Dieu en qui il croit194.

La définition de la foi donnée dans ce passage se décline selon trois axes. En premier lieu, la double qualification de la foi dans la citation de la lettre aux Hébreux, en tant qu’hypostase et en tant que preuve de ce qui n’est pas visible, est interprétée par Maxime en fonction de sa division habituelle de l’activité humaine en pratique et connaissance, à la fois comme une « disposition intérieure bonne » et comme une « connaissance vraie ». L’expression « disposition intérieure bonne » ne traduit pas ici le terme habituel διάθεσις, mais l’expression ἐνδιάθετον ἀγαθόν195, c’est-à-dire littéralement qu’il s’agit du « bien disposé à l’intérieur » de l’âme de celui qui croit, autrement dit, la foi, du fait qu’elle implique une certaine disposition intérieure, rend le bien lui-même substantiellement présent dans l’âme, à moins que ce ne soit aussi la réalité du bien dans l’âme qui suscite une telle disposition196. Sans doute cette intériorité du bien fait obtenir au croyant une connaissance de la vérité qui a valeur de démonstration. En effet, il n’est pas opportun de chercher à prouver par des démonstrations la réalité de biens qui, non seulement sont « ineffables », c’est-à-dire au-dessus de toute notre capacité de démontrer de façon discursive, mais encore déjà substantiellement présents à l’intérieur de l’âme. En outre, la foi possède une face invisible et une face visible. Elle est en fait une réalité invisible et intérieure, mais qui prend forme dans le Royaume de Dieu qui est une réalité visible. Il y a tout lieu de penser que le Royaume de Dieu signifie l’exercice et l’accomplissement de la justice dans l’action197. Q. Thal. 33, Laga-Steel 1980 : 6-25, Vinel, 2010 : p. 364-366. Q. Thal. 33, Laga-Steel 1980 : 8-9, Vinel, 2010 : p. 364. 196 Évagre parle dans le Traité à Euloge de la foi comme de la « substance des choses les meilleures » (τῶν κρειττόνων ὑπόστασις). Cf. Évagre, Tractatus ad Eulogium, PG 79 : 1108, 26. 197 Cf. Q. Thal. 59, Laga-Steel 1990 : 292-295, Vinel, 2015 : p. 74 : « … le royaume de Dieu est antérieur à toute justice, et pour parler de façon plus appropriée encore, il est 194 195

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La foi est donc le centre d’une dialectique assez paradoxale entre le visible et l’invisible. Elle est la capacité pour l’homme de se laisser guider par une connaissance intérieure et invisible de la vérité, qui prévaut et domine toute l’expérience la plus naturelle du visible. C’est le sens, comme nous l’avons vu, de la parole qui ordonne de retirer le voile de la tête, c’est-à-dire retirer le voile du monde sensible, pour obéir à une connaissance tout intérieure. Ceci explique comment, dans la question 27, « celui qui est enlevé à une hauteur divine par sa foi » « apprend en un instant que toute sensation s’éteint en lui »198. Cependant, la foi n’est pas destinée à rester une réalité intérieure et invisible. Elle se manifeste et s’incarne dans le monde visible sous la forme du Royaume de Dieu réalisé dans la vie du croyant. Enfin, la foi est une « puissance de relation »199 qui unit l’homme à Dieu200. Nous apprenons ainsi que la foi est en définitive la réalisation du but ultime de la nature humaine qui est l’union à Dieu, réalisation accordée sans médiation, d’une manière parfaite, et qui élève l’homme au-dessus de la nature dans la participation à Dieu. La définition de la foi comme union « immédiate » (ἀμέσου) avec Dieu implique qu’elle soit un type de connaissance qui ne prend pas la voie des médiations naturelles de la connaissance humaine, par le biais de la sensation, de l’imagination, de l’opinion, et de la raison discursive avec son travail de démonstration. Tout cela est le fait d’une connaissance naturelle du monde. La foi au contraire, en unissant le croyant de façon immédiate avec Dieu, provoque l’éclipse des moyens de connaissance habituels : « il apprend la justice même vers laquelle tend, comme vers sa fin, tout mouvement d’un homme plein de zèle. » 198 Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 39-41, Vinel, 2010 : p. 322. 199 Q. Thal. 33, Laga-Steel 1980 : 23, Vinel, 2010 : p. 364-366. 200 Il est possible de mettre en regard la fonction unitive de la foi entre l’homme et les réalités divines avec la notion de foi présente dans les doctrines néoplatoniciennes. En effet, dans le cadre de la complémentarité entre la philosophie et la théurgie, l’étude scientifique et démonstrative des réalités du monde trouve son aboutissement dans l’union à la divinité, pour les philosophes néoplatoniciens, suivant la triade chaldaïque amour, vérité et foi (ἔρως, ἀλήθεια, πίστις). La foi chaldaïque telle qu’elle est développée dans le commentaire de Simplicius au De Caelo d’Aristote consiste dans une conviction solide qui entraîne le philosophe dans une communion de nature et une sympathie profonde avec les réalités divines, et plus spécifiquement avec le corps divin du Ciel. Cette foi n’est pas irrationnelle. Elle vient couronner le travail de la démonstration et élève le philosophe au-dessus de la raison dans une union avec la divinité. Cf. P. Hoffman, « Science théologique et foi selon le commentaire de Simplicius au De caelo d’Aristote, in : De l’antiquité tardive au Moyen-Âge, Études de logique aristotélicienne et de philosophie grecque, syriaque, arabe et latine offertes à Henri Hugonnard-Roche, E.  Coda et C. Martini-Bonadéo éd., Paris, Vrin, Études musulmanes XLIV, 2014, p. 310-317.

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en un instant que toute sensation s’éteint en lui ». Cependant comme nous allons le constater au cours de notre analyse de la question 27, cette éclipse n’est pas au profit d’un délaissement total des facultés naturelles de la connaissance. Elle permet plutôt un changement de disposition intérieure, qui donnera à l’homme la possibilité d’exercer ses fonctions naturelles de connaissance d’une manière plus ajustée. En effet, la présence même des biens ineffables dans l’âme du croyant, d’une nature tout invisible, a pour vocation de prendre forme dans la manifestation du Royaume et la réalisation visible de la justice, et aussi dans la réalisation de la véritable connaissance du monde visible qui en est inséparable. 1.2. Quitter une disposition pour une autre

Dans la question 27, Maxime s’attache à décrire le changement de disposition qu’implique la foi, ainsi que les conséquences qui en découlent concernant une mise en œuvre renouvelée de la contemplation naturelle. Il s’agit de quitter « la compréhension la plus basse se rapportant aux êtres »201, pour la « hauteur divine »202, à laquelle la foi situe le croyant. Cependant, l’enjeu de ce changement de perspective concerne ici plus particulièrement la nature et le statut du monde visible, et notamment son caractère de pureté ou d’impureté. En effet, lorsque le regard de l’homme reste terre à terre (χθαμαλωτέρα προλήψις)203, c’est-à-dire lorsqu’il reste collé à l’extériorité et à l’apparence des réalités sensibles204, attitude que Maxime apparente à la compréhension littérale et extérieure de la loi205, le monde sensible apparaît lui-même comme impur, comme porteur de corruption et de confusion206. La confusion, en tant que non respect des distinctions entre les Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 50-51, Vinel, 2010 : p. 322. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 40, Vinel, 2010 : p. 322. 203 Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 51, Vinel, 2010 : p. 322. Le terme πρόληψις semble avoir davantage le sens de « préjugé » que d’une véritable appréhension du réel. Cf. Q. Thal. 64, Laga-Steel 1990 : 839-840, Vinel, 2010 : p. 138, Vinel, 2015 : p. 244, « ce qui n’a que l’apparence de l’être par la seule présomption d’un jugement perverti. » 204 Il s’agit ici de la disposition dans laquelle l’âme humaine est liée au sensible par « l’intrication d’un élément sensible, de sensation et de puissance naturelle » que Maxime décrit dans la question 16 comme susceptible de former dans l’âme cette idole de métal fondu qu’est le veau d’or, une disposition marquée par la confusion entre la faculté de connaissance et le sensible. Cf. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 71-72, Vinel, 2010 : p. 228. 205 Cf.  Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 51-52 : « la justice prêtée à la loi » , Vinel, 2010 : p. 322. 206 Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 43, Vinel, 2010 : p. 322. 201 202

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êtres, implique l’opposition et l’antipathie : entre les composantes du monde visible une véritable guerre207 semble se livrer, apparemment liée à cette loi de la corruption. Dans l’introduction, Maxime avait montré comment la soumission de l’être humain aux passions provoquait l’éclatement de la nature humaine, pourtant destinée à l’unité208. Dans la question 27, cette notion de nature brisée est appliquée à l’ensemble du monde sensible, dans la mesure où il est considéré selon sa manifestation extérieure et corruptible209. Au contraire, la toile descendue du ciel représente aussi le monde visible, mais un monde visible comme venant d’en haut, rattaché au ciel. Dans ce monde-là, il n’existe ni corruption ni confusion. Il se déploie selon la « belle ordonnance des phénomènes »210, sans la moindre opposition, et il n’y a pas en lui la moindre impureté. Or, la différence entre ces deux mondes se tient manifestement dans la disposition de l’homme, dans le regard qu’il porte sur la création. Maxime semble vouloir indiquer que l’homme doit regarder le monde comme descendant du ciel, le regarder à partir du point de vue de la foi, et de la proximité avec Dieu que celle-ci a instaurée en lui. Fondamentalement, le monde réel est constitué du reflet visible des logoi invisibles qui sont précisément les intentions divines de Dieu sur sa création211. Le Le terme de « guerre » appliqué aux éléments soumis à la corruption est également en Myst. 23, Boudignon 2011 : 793-794 : « La guerre incessante est engagée entre les choses sensibles les unes contre les autres ». 208 Cf. « …alors l’unité de notre nature a été brisée en mille morceaux et nous qui avons la même nature, nous sommes nuisibles les uns pour les autres à la façon des bêtes rampantes. » Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 269-272, Vinel, 2010 : p. 136. 209 Le lien logique entre la nature corruptible du monde sensible et l’opposition qui règne entre les éléments du monde est déjà manifeste chez Aristote. En effet, la génération engendre une réalité contraire à celle dont elle est issue, et la destruction qui se produit dans la corruption est donc aussi le résultat d’un contraire sur un autre contraire. Ce mouvement incessant se produit sans cesse du fait des oppositions qui subsistent entre les éléments. Cf. Aristote, De generatione et corruptione, C. Mugler éd., Les Belles Lettres, Paris, 1966, 331a, 12-20 : « Or il est évident que tous [les corps] peuvent, d’après leur nature, se transformer réciproquement ; car la génération des choses va vers les contraires et vient des contraires, et les éléments ont tous une opposition les uns à l’égard des autres parce que leurs différences sont contraires. Dans certains éléments, en effet, ce sont les deux différences à la fois qui sont contraires, comme par exemple dans le feu et dans l’eau, dont l’un est sec et chaud, et l’autre humide et froid ; dans d’autres éléments, une seule des deux différences est contraire, comme par exemple dans l’air et dans l’eau, dont l’un est humide et chaud, l’autre humide et froid. » 210 Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 58, 59, Vinel, 2010 : p. 324. 211 Tous les logoi préexistent en Dieu dans une forme unique. Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 129-130, Vinel, 2015 : p. 90, Q. Thal 13, Laga-Steel 1980 : 6-17, Vinel, 2010 : p. 210, et Amb. Io. 7, PG 91 : 1080A : « Ayant posé avant les siècles les logoi des 207

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monde soumis à la corruption et à la confusion n’est qu’une manifestation extérieure d’un monde fondamentalement ordonné, stable et beau. 1.3. La structure du monde créé : les rapports entre sensible et intelligible dans la connaissance humaine

Dans cette première interprétation de la vision de la toile, Maxime donne un aperçu assez détaillé sur la structure du monde créé telle qu’il la conçoit, et telle qu’elle est appréhendée par les facultés humaines de connaissance. L’activité de connaissance du monde sensible peut se diviser en deux étapes, que Maxime décrit par trois fois dans ce passage. D’une part, la connaissance humaine doit atteindre les logoi à travers l’expérience du sensible, d’autre part, cette connaissance des logoi conduit à la vision du monde sensible en tant que figure du monde intelligible. Voici les passages du texte décrivant ces deux étapes sous forme de tableau : Référence

Appréhension du monde Le sensible saisi comme sensible par les logoi figure de l’intelligible

Q.  Thal. 27, La- L’univers visible pouvait L’univers invisible se maga-Steel 1980 : 45-46 se concevoir par ses logoi à nifestait par les figures des réalités sensibles cause de l’invisible Q.  Thal. 27, La- Afin que, avec le seul in- Il reconnaisse les figures ga-Steel 1980 : 52-56 tellect, délivré de toute des réalités intelligibles représentation sensible, rendu capable de contempler les logoi dépouillés des formes sensibles Q.  Thal. 27, La- Celui qui a contemplé à ga-Steel 1980 : 56-59 partir du monde intelligible la création visible manifestée par ses logoi

Ou les figures des réalités intelligibles à partir de la belle ordonnance des phénomènes.

L’étude de l’introduction nous avait permis de schématiser le processus de la sensation en deux étapes : celle qui conduit à l’élaboration d’une forme sensible nommée σχῆμα, puis celle de la projection d’un logos (λόγος), à la fois déjà présent dans l’âme, mais adapté à la forme

êtres créés dans sa volonté bonne, c’est d’après eux qu’il a fondé la création visible et invisible avec raison et sagesse à partir du non-être… »

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sensible, qui est perçue par l’activité de connaissance sensible212. Dans la question 27, ce même processus de la sensation est repris, et intégré à la vision d’une contemplation naturelle aboutie qui intègre toutes les facultés humaines. Ainsi, dans la deuxième citation du tableau, Maxime montre comment le contemplatif doit dépasser les premières étapes de la perception sensible, c’est-à-dire non seulement la perception des formes des objets sensibles (σχημάτα τῶν αἰσθητῶν), mais également la représentation (φαντασία) de ces formes sensibles dans l’imagination, pour accéder à la considération des « logoi nus » (γυμνούς) « avec le seul intellect » (κατὰ μόνον τὸν νοῦν)213. La véritable contemplation naturelle, qui discerne la beauté et l’harmonie du monde sensible, est donc la conjugaison des activités des sens et de l’intellect. Il semble, d’après ce passage, que la sensation soit en mesure d’appréhender les logoi accompagnés des formes sensibles qui les manifestent, et que seul l’intellect puisse dissocier complètement ces logoi de leurs apparences extérieures afin de les contempler pour eux-mêmes. La contemplation naturelle comprend donc nécessairement une étape de dépouillement, de discernement, pour identifier les logoi en eux-mêmes, indépendamment des formes et des représentations, une étape de simplification qui relie les facultés de connaissance entre elles, par un mouvement qui va de la sensation à l’intellect en passant par l’imagination214. En effet, la sensation constitue le premier contact de l’âme avec les réalités sensibles, mais cette expérience doit être conduite en vue de la contemplation des logoi. Or les logoi sont issus du monde invisible et conduisent à l’invisible : l’univers est conçu par les logoi « à cause de l’invisible »215, et 212 Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 12-15, Vinel, 2010 : p. 116 : « …la sensation grave symboliquement dans les formes des réalités visibles les logoi des réalités intelligibles. Et elle fait accéder l’intellect à la simplicité des objets de contemplation intelligibles ». 213 Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 52-56, Vinel, 2010 : p. 324. 214 Ce passage de la sensation à l’intellect est également décrit par Maxime dans l’Ambiguum 10, mais cette fois-ci par l’intermédiaire de la raison : « D’abord la sensation, en l’ayant fait remonter par l’entremise de la raison jusqu’à l’intellect, quand, sous un mode simple, elle possède seulement les logoi spirituels des choses sensibles, puis la raison, en l’ayant unie, dans une unique forme, suivant une unique pensée simple et indivisible, à l’intellect qui possède les logoi des êtres, enfin l’intellect, en l’ayant offert à Dieu, détaché du mouvement qui embrasse tous les êtres et se reposant dans l’activité qui lui est naturelle. » (Amb. Io. 10, PG 91 : 1113AB) Ici, la raison est présentée comme l’activité par laquelle les logoi sont dépouillés des formes sensibles, puisque c’est en elle que se développe une pensée « une, simple et indivisible », c’est-à-dire détachée du monde sensible. C’est pourquoi la raison possède en tant que tels les « logoi des êtres », alors que la sensation ne possède que les « logoi des choses sensibles ». 215 Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 46, Vinel, 2010 : p. 322.

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l’homme est appelé à contempler la création « manifestée par ses logoi », « à partir du monde intelligible »216. Les logoi sont connus par l’âme de façon innée de par sa nature intelligible. Ils sont discernés à travers l’expérience sensible dans leur manifestation visible. Ils conduisent l’intellect à l’appréhension de la réalité intelligible qui sous-tend le sensible. De plus, étant donné le contexte de cette réflexion de Maxime sur la contemplation naturelle, qui met la foi en exergue à toute son explication, il serait possible d’affirmer aussi que, les logoi étant les intentions divines du Créateur sur les êtres, l’homme croyant les connaît précisément par cette proximité et cette union intime avec Dieu qui le caractérise. Néanmoins, la connaissance apportée par la foi n’est pas une connaissance qui permettrait au croyant de faire l’impasse sur les processus naturels d’appréhension du réel pour accéder directement à des contenus surnaturels. Au contraire, la foi apparaît dans ce texte comme une condition au déploiement naturel des facultés humaines dans toutes leurs potentialités, puisque les logoi sont effectivement à la portée des facultés humaines de la sensation et de l’intellect217. La connaissance de la nature au moyen des logoi change le regard porté sur le sensible. Désormais, le monde sensible est perçu comme la figure (τύπος) du monde intelligible. Le processus en deux étapes mis en valeur dans ce passage de la question 27, qui comprend la connaissance du logos, puis la reconnaissance de la figure de l’intelligible dans le monde sensible, repose d’une part sur la conjonction dans l’union et la distinction des deux dimensions, sensible et intelligible, dans la réalité218, d’autre part, sur la symétrie du mouvement de la connaissance, qui appréhende le visible à partir de l’invisible, et l’invisible dans le visible. Cette symétrie est également attestée dans la Mystagogie : La theoria symbolique des intelligibles par l’intermédiaire des choses visibles est science spirituelle et intelligence des visibles par l’intermédiaire des invisibles219. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 56-59, Vinel, 2010 : p. 324. Cette synergie entre les facultés naturelles de l’homme et l’action de Dieu en lui est clairement posée par Maxime même en ce qui concerne la connaissance des mystères, c’est-à-dire des réalités qui sont au-delà de la nature. A fortiori doit-on l’affirmer pour la connaissance des réalités naturelles. Cf. Q. Thal. 59, Laga-Steel 1990 : 55-64, Vinel, 2015 : p. 60. 218 Cf. Myst. 2, Boudignon 2011 : 237-245. 219 Myst. 2, Boudignon 2011, 253-255. Cf. le commentaire de ce passage dans ces deux articles : Pascal Mueller-Jourdan, « La vision symbolique. À propos de la théorie de la connaissance appliquée par Maxime le Confesseur dans la Mystagogie », By216 217

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Cependant, s’il existe une réelle réciprocité dans le mouvement qui va de l’invisible au visible, ainsi que du visible à l’invisible, la symétrie n’est pas totale dans le sens ou l’invisible est assurément le fondement du visible. Peut-être, plutôt que d’évoquer la connaissance de la nature comme un mouvement de va-et-vient entre visible et invisible, serait-il plus judicieux de se la représenter comme un mouvement circulaire, qui en fait part de l’invisible pour retourner à l’invisible, mouvement circulaire qui est celui-là même de la création, qui trouve en Dieu son origine et sa fin. En effet, si la sensation est la première et irremplaçable220 étape de la contemplation naturelle, elle semble elle-même déjà capable, en coordination avec l’ensemble des facultés de connaissance, de discerner dans la réalité sensible les logoi qui ont une nature invisible, et qui permettront d’accéder à l’intelligible et de considérer le sensible comme figure de l’intelligible. Et c’est bien cette capacité de puiser à une source invisible pour saisir le visible qui donne à la sensation un statut important dans le processus de la connaissance. Comment la connaissance des logoi permet-elle de discerner le sensible comme figure de l’intelligible ? La clef de compréhension de la théorie maximienne de la connaissance réside assurément dans la nature même des logoi, qui comprennent en eux-mêmes la loi ou le rapport proportionnel reliant le sensible et l’intelligible. En effet, considérer le sensible comme figure de l’intelligible, c’est évidemment, selon toute la tradition platonicienne, considérer le sensible comme l’imitation d’un modèle intelligible. Cependant chez Maxime, cette tradition se développe selon deux critères très caractéristiques. D’une part l’unité des deux mondes, sensible et intelligible, est fortement affirmée, de sorte qu’il est nécessaire de trouver un principe unificateur entre les deux, principe constitué par les logoi. D’autre part, la sensation elle-même est déjà capable de discerner ces logoi221, en vertu du même postulat de cette unité entre sensible et intelligible. En effet, les logoi ne sont pas simplement les formes idéales dont le monde sensible est l’imitation. Ils correspondent au vouloir de Dieu sur chaque être. Il y a donc un logos pour chaque sensible particulier zantion LXXVI, 2006, p. 276-287, et « Ordre archétype de l’Univers et architecture cultuelle, une lecture de la Mystagogie de Maxime le Confesseur », p. 6-8. 220 Cf. Q. Thal. 58, Laga-Steel, 1990 : 111-115, Vinel, 2015 : p. 46 : « Il n’est donc pas possible à l’intellect d’accéder aux réalités intelligibles qui lui sont connaturelles sans contempler les réalités sensibles qui lui sont présentées préalablement et il est tout à fait irréalisable que cela se fasse sans la sensation qui lui est adjointe et a une parenté de nature avec les réalités sensibles. » 221 Cf. Amb. Io., 10, PG 91 : 1113A : « [la sensation] se façonne pour elle les logoi des choses visibles comme à partir de symboles. »

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et concrètement existant, puisque chaque être existant est créé et donc voulu par Dieu222. Le logos est complètement présent dans la manifestation sensible du monde, de sorte qu’il est accessible à la sensation. L’idée d’un principe unificateur des mondes sensibles et intelligibles qui serait une sorte de rapport de proportion entre les deux dimensions, visible et invisible, est déjà présente chez Proclus. Dans le Commentaire du Timée, Proclus insiste sur la notion de lien (δεσμός) et sur celle de proportion (ἀναλογία)223. En effet, le monde physique, de par le processus de génération qui le fait naître et se transformer, repose sur deux éléments contraires, puisque le principe même de la génération implique la conjonction des contraires ; dans le cas du monde physique, il s’agit pour Proclus des deux éléments terre et feu. Or, pour que puisse avoir lieu cette union des contraires, un troisième terme est nécessaire, le lien ou la proportion, qui puisse unir ces éléments224. Il faut noter que Proclus identifie ce lien à un principe causal, et même au vouloir du démiurge225, ce qui rapproche cette notion de lien du logos de Maxime. Ce lien est d’abord identifiable à la proportion dans un sens mathématique. La proportion en effet est un principe fortement unifiant. Elle procure à des réalités éloignées les unes des autres une certaine égalité et une certaine identité par le biais d’un rapport constant les unissant. Ceci existe tant en arithmétique qu’en géométrie ou en musique où les valeurs les plus extrêmes sont réunies entre elles au moyen d’un principe médian. L’idée d’une proportion de type mathématique qui unisse le sensible et l’intelligible est explicitement citée par Proclus, comme étant l’opinion des pythagoriciens, mais aussi une opinion qu’il reprend à son compte, même s’il ajoute qu’il ne faut pas s’en tenir uniquement à l’explication mathématique, car celle-ci ne peut rendre compte entièrement de la complexité de la nature226. Il est donc nécessaire d’ajouter une théorie physique de la proportion : La proportion toute première selon laquelle la nature met de l’harmonie en ses ouvrages et selon laquelle le démiurge organise l’univers est une Cf. Q. Thal. 35, Laga-Steel 1980, 7-18, Vinel, 2010 : p. 374 : le Logos, en venant dans le monde, y apporte la connaissance de tous les logoi qui sont en lui, ceux des réalités sensibles, ceux des réalités intelligibles et ceux de la divinité. Cf. également Amb. Io.7, PG 91 : 1077C. 223 Cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 2, Teubner 1904 : 13, 19-28, 8. 224 Cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 2, Teubner 1904 : 17, 21-25. 225 Cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 2, Teubner 1904 : 16, 8-10. 226 Cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 2, Teubner 1904 : 23, 17-30. 222

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certaine vie une, c’est-à-dire un principe créateur unique qui pénètre à travers toutes choses et maintient premièrement lui-même, puis les réalités en lesquelles il réside, une vie en vertu de laquelle aussi se réalise entre tous les êtres du monde la communion d’affect comme en un vivant unique et gouverné par une nature unique227.

La fonction unificatrice, caractéristique essentielle de la proportion chez Proclus, est également un trait important du logos chez Maxime. En effet, c’est grâce à cette force unificatrice dont il est porteur que le logos est susceptible d’être le lien entre la réalité sensible et la réalité intelligible, en étant la cause d’une certaine égalité et d’une certaine identité entre les deux, conformément à la proportion qui les unit. Le logos est le principe par lequel celui qui contemple la nature la voit dans son unité et sa beauté, le moyen par lequel la réalité intelligible et immuable devient accessible même à partir de l’expérience sensible du monde. De même chez Proclus, la proportion est le moyen par lequel le monde sensible retourne vers sa cause intelligible, et vers l’unité, l’harmonie et la beauté dont il est issu228. Il est intéressant de noter qu’une proportion existe à la fois dans chaque élément qu’elle unit, et en même temps séparément d’eux, en tant que rapport en soi229. De même pour le logos. Le logos est présent à tous les niveaux. Il existe dans le vouloir divin, comme un seul logos un, et en même temps comme logos de chaque être existant dans le monde. Il existe un logos du sensible et un logos de l’intelligible230, et pourtant, un seul logos permet d’unifier le sensible et l’intelligible. Ceci est possible, puisque dans tous les cas, le logos du sensible et le logos de l’intelligible sont un de façon proportionnelle, et que chaque logos possède aussi une certaine proportion et une certaine unité avec tous les autres logoi, en vertu du Logos unique qui est à la fois la cause créatrice et l’unité de tous les logoi des réalités existantes. Bien sûr, pour Maxime, ce Logos unique est le Christ, le Verbe de Dieu231, dont le passage suivant de la question 63 montre clairement la vertu unificatrice : Et si la parole de l’Écriture laisse entendre, avec les deux oliviers, les deux mondes, je veux dire l’intelligible et le sensible, ce serait bien de le com Cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 2, Teubner 1904 : 24, 3-8. Cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 2, Teubner 1904 : 26, 7-21. 229 Cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 2, Teubner 1904 : 16, 8-10. 230 Cf. Q. Thal. 35, Laga-Steel 1980, 7-18, Vinel, 2010 : p. 374. 231 Le Verbe de Dieu est le Logos un qui contient en lui tous les logoi. Cf. Amb. Io. 7, PG 91 : 1081BC : « Le Verbe un est les logoi multiples, et les multiples sont le un. » 227 228

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prendre aussi de cette façon : au milieu d’eux se tient le Verbe, comme Dieu ; il inscrit mystiquement l’un, l’intelligible, pour qu’il se manifeste par les figures du sensible, et enseigne l’autre, le sensible, pour qu’il soit pensé par les logoi dans l’intelligible232.

Ainsi, le Verbe, le Logos unique réunissant en lui tous les logoi, réalise non seulement l’union des deux mondes sensibles et intelligibles, mais donne aussi la connaissance de cette union. En effet, c’est par la création sensible elle-même d’une part, qu’il fait connaître à l’homme l’intelligible, en l’inscrivant dans le sensible comme dans un livre dont il faut déchiffrer les lettres233. Mais c’est aussi par le moyen d’un enseignement intérieur qu’il réalise dans l’autre sens le chemin allant de l’intelligible au sensible, autrement dit, il enseigne au contemplatif la grammaire de son propre livre, en lui apprenant par sa présence intérieure comment penser le sensible par les logoi de l’intelligible. Enfin, les trois passages parallèles de la question 27, décrivant la montée du sensible à l’intelligible par les logoi et la descente de l’intelligible au sensible par les figures, ont tous les trois également une conclusion semblable : l’univers visible peut être pour le contemplatif une nourriture spirituelle, aucune des réalités visibles n’est impure. Manifestement, la visée de Maxime est d’affirmer la beauté et la bonté de l’univers visible, sa fonction de révélation de l’invisible, et la place de l’expérience sensible dans le projet divin sur l’humanité. À travers cette défense unilatérale de la bonté de la nature visible et corporelle, Maxime attaque vraisemblablement les théories de l’origénisme monastique234, théories qui concevaient la création du monde visible comme la conséquence d’une rupture de l’harmonie du monde intelligible, et l’acte de la providence Q. Thal. 63, Laga-steel 1990 : 497-502, Vinel, 2015 : p. 184. Cf. Amb. Io. 10, PG 91 : 1128D-1129A. La création par le Verbe y est comparée à l’écriture d’un livre, dont les lettres sont les réalités sensibles que l’homme doit apprendre à déchiffrer pour apprendre à connaître le Créateur. Cette même idée se trouve par ailleurs chez Évagre, Cf. Kephalaia gnostica, III, 57, Guillaumont éd., 1958, p. 121 : « De même que ceux qui apprennent les lettres aux enfants les tracent sur des tablettes, de même aussi le Christ, en enseignant sa sagesse aux logikoi, l’a tracée dans la nature corporelle. » La portée pédagogique de l’inscription de la sagesse dans la nature sensible rapproche étonnamment ce passage de celui de Q. Thal. 63 que nous avons cité. 234 Maxime combat plus ouvertement les doctrines origénistes dans l’Amb. Io. 7, où il contredit l’idée que les êtres intelligibles aient pu connaître une satiété dans la contemplation de Dieu, et dans l’Amb. Io. 42, où il s’attaque au problème de l’interprétation de la création du monde visible comme conséquence de la chute. Ce dernier texte surtout se rapproche de la thématique de la question 27 en ce qu’il affirme la bonté du monde des corps. 232 233

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et du jugement divins en réponse à une faute originelle des créatures intelligibles. 2. Deuxième interprétation de la toile : le sacrifice des réalités visibles Dans la deuxième interprétation de la toile, Maxime élargit son point de vue et son interprétation. Certes, l’enjeu principal pour lui semble toujours être la contemplation naturelle, puisque la toile elle-même représente le monde sensible composé des quatre éléments, et les animaux se trouvant dessus, les logoi des êtres. Cependant, la triple injonction faite à Pierre, dont l’auteur met en valeur à présent le deuxième terme, à savoir l’ordre de sacrifier, concerne les trois étapes de la progression de l’homme vers la connaissance de Dieu que sont la philosophie pratique, physique et théologique : [65] La toile, c’est donc le monde sensible composé des quatre principes, comme autant d’éléments, et se gouvernant lui-même ; les reptiles, les bêtes sauvages et les oiseaux, ce sont les différents logoi des êtres, impurs pour la perception sensible, mais purs et nourriciers pour l’intellect, et donnant consistance à la vie intelligible ; [70] et la voix mentionnée en troisième lieu enseigne la philosophie pratique, physique et théologique. Il faut en effet qu’il se lève, non pas une fois mais deux et trois fois, qu’il sacrifie la création faite des réalités visibles et qu’il la mange en gnostique, celui qui suivra très sincèrement Dieu. [75] Celui qui s’est levé et est sorti de la disposition passionnelle à l’égard des réalités visibles sacrifie le mouvement des réalités visibles et, en y réussissant, mange la vertu pratique ; celui qui s’est levé et est sorti d’une opinion mensongère au sujet des êtres sacrifie les formes des réalités visibles, met en œuvre la contemplation naturelle en esprit après avoir mangé les logoi non visibles ; [80] et celui qui s’est levé et est sorti de l’erreur polythéiste sacrifie l’essence même des êtres et, après avoir mangé dans la foi la Cause des êtres, il est rempli d’une puissance théologique. Tout intellect contemplatif donc, qui possède le glaive de l’Esprit, c’està-dire la parole de Dieu (Eph 6, 17), [85] tue en lui-même le mouvement de la création visible et met en œuvre la vertu ; et après avoir retranché de lui la représentation des formes sensibles, il trouve la vérité contenue dans les logoi des êtres. En elle se constitue la contemplation naturelle et, vivant au-delà de l’essence des êtres, [90] il accueille l’illumination de la monade divine et invincible, illumination dans laquelle se constitue le mystère de la théologie véritable.

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Par sa structure, ce passage permet de remettre la contemplation naturelle au centre du triptyque constitué par la pratique, la physique et la théologie. La connaissance des êtres est en effet conditionnée par le progrès moral de celui qui désire connaître les réalités naturelles, et elle est dirigée vers une fin qui est la connaissance de Dieu235. Chacune de ces étapes contient elle-même trois actions indiquées par les trois verbes à l’impératif énoncés par la voix dans le texte des Actes des apôtres : « Lève-toi », « immole » et « mange ». Il s’agit donc premièrement, par l’action de se lever, de sortir d’un certain état, ensuite de sacrifier certaines réalités, enfin de manger une connaissance supérieure à celle qui a été sacrifiée. Ces trois injonctions sont d’abord énoncées par Maxime236, puis reprises immédiatement, cette fois-ci selon un rythme binaire, c’est-à dire en laissant de côté la première phase, la sortie, avec quelques nouvelles précisions dans le vocabulaire237. Ce tableau permettra de mettre en relief cette structure de l’anthropologie de Maxime : Vertu pratique

Contemplation naturelle

Théologie

Celui qui est sorti de la Celui qui est sorti d’une Celui qui est sorti de disposition passionnelle opinion mensongère au l’erreur polythéiste à l’égard des réalités vi- sujet des êtres sibles Sacrifie le mouvement Sacrifie les formes des Sacrifie l’essence même des réalités visibles réalités visibles des êtres Mange la vertu pratique Mange les logoi non vi- Mange dans la foi la sibles cause des êtres Tue le mouvement de la Retranche de lui la re- Vit au-delà de l’essence création visible présentation des formes des êtres sensibles Met en œuvre la vertu

Trouve la vérité dans les Accueille l’illumination logoi des êtres de la monade divine et invincible

Une telle structuration de l’itinéraire du croyant semble représenter la vie chrétienne comme une purification progressive, un abandon de tout ce qui est visible, jusqu’à la connaissance de Dieu seul. Cepen235 Cf. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 12-17, Vinel, 2010 : p. 224 et son commentaire au chapitre précédent. 236 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 75-83, Vinel, 2010 : p. 324. 237 Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 83-91, Vinel, 2010 : p. 324-326.

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dant, à considérer de plus près le discours de Maxime, il apparaît que le sacrifice dont il est question ici comporte deux faces. D’une part, il s’agit bien de « tuer » et de « retrancher », c’est-à-dire d’éliminer un certain nombre d’éléments, mais d’autre part, la finalité du sacrifice est de prendre ce qui est sacrifié comme nourriture. Ainsi, il ne s’agit pas purement et simplement de renoncer au mouvement des êtres, à leur forme et à leur essence, mais de les sacrifier pour les manger, pour les absorber en quelque sorte, et accéder par eux à une réalité plus élevée. Le contact naturel avec le mouvement, la forme et l’essence des réalités du monde est donc susceptible d’être une nourriture bonne pour l’homme, dont Dieu lui ordonne de se nourrir, non pas pour se satisfaire de la seule connaissance du sensible, mais pour parvenir par elle à la connaissance du Créateur. En revanche, il y a bien aussi une purification, qui n’est pas un renoncement aux êtres en tant que tels, mais à la mauvaise disposition entretenue à leur égard. Ainsi, pour la première étape, il faut assurément éliminer le mouvement lié à la disposition passionnelle (ἡ ἐμπαθὴς διάθεσις)238 à l’égard du mouvement des êtres. Pourtant, il faut aussi manger ce mouvement, pour qu’il devienne vertu, puisque la vertu n’est rien d’autre que l’exercice du mouvement naturel conformément à la nature. Le registre de la vertu sera pleinement explicité dans la troisième interprétation de la toile. Pour la deuxième étape, il s’agit de renoncer à l’opinion mensongère (ἡ ψευδὴς δόξα)239, issue d’une mauvaise disposition à l’égard du sensible. Cependant, les logoi du sensible doivent être sacrifiés et mangés, pour pouvoir accéder à la connaissance des logoi non visibles. Cette deuxième étape résume parfaitement la première interprétation de la toile. Lorsque Maxime évoque le sacrifice des formes des réalités sensibles, il parle de ce passage du logos du sensible mêlé à la forme sensible, qui est l’objet de connaissance de la sensation, au logos simple et dépouillé de toute image visible qui est l’objet de connaissance de l’intellect. Ce passage est opéré par le renoncement aux représentations présentes dans l’imagination. Cependant, l’intellect ne peut accéder aux logoi invisibles qu’en mangeant les logoi sensibles, en les digérant, et en en tirant la substantifique moelle par l’exercice conforme à la nature de la faculté de la sensation ainsi que de celles de l’imagination et de l’opinion. Cf. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 17-21, Vinel, 2010 : p. 224. À propos de l’opinion, cf. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 15 et 25, Vinel, 2010 : p. 224-226. 238 239

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Pour la troisième étape, certes, l’erreur consistant à diviniser les créatures240 doit être écartée, mais il faut se nourrir de l’essence des êtres, autrement dit de ces logoi de l’intelligible, puisque l’essence est aussi la forme intelligible dont le sensible est la manifestation, et c’est en absorbant ces logoi que le croyant parvient à l’illumination et à la connaissance de Dieu. Que les logoi des êtres soient une nourriture est un thème constant dans ce commentaire de la vision de Pierre à Joppé par Maxime. En réalité, cette idée donne une valeur quasi eucharistique à la contemplation naturelle. À travers la connaissance des logoi, c’est le Verbe de Dieu luimême qui se donne à manger, dans une première incarnation naturelle en quelque sorte, pour opérer la divinisation de celui qui le contemple et qui s’unit à lui par l’acte de manger. C’est ce que nous enseigne la réponse à la question 35 qui commente ainsi l’invitation faite au croyant de manger la chair du Logos et de boire son sang241 : Le Logos suressentiel et artisan de tous les êtres, voulant venir jusqu’à l’essence, comme lui-même la connaît, apportait, en même temps que les représentations insaisissables de la divinité qui est sienne, les logoi naturels de tous les êtres visibles et intelligibles – disons que les logoi des intelligibles sont le sang du Logos et que les logoi des réalités sensibles sont la chair du Logos manifestée. Ainsi puisque le Logos est le didascale des logoi spirituels qui sont dans les réalités visibles et de ceux qui sont dans les réalités intelligibles, il convient raisonnablement qu’il donne aussi à ceux qui en sont dignes, comme chair à manger, la science contenue dans les logoi des réalités visibles et, comme sang à boire, la connaissance contenue dans les logoi des réalités intelligibles242.

Ainsi, par les logoi des réalités sensibles et des réalités intelligibles, le Logos vient se donner lui-même à sa créature. Il se révèle, et il invite le croyant à sacrifier et à manger, c’est-à-dire à se nourrir de cette révélation pour communier à la nature divine du Logos total. Comme nous l’avons déjà mentionné243, le Logos est à la fois celui qui contient en lui tous les logoi, et celui qui est en mesure de les enseigner, il est le didascale 240 Encore une fois, les thématiques de ce passage sont proches de celle de la question 16, commentée au chapitre précédent, qui considère le veau d’or comme le signe visible de l’idolâtrie de la création. Cf. également Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 312318, Vinel, 2010 : p. 140. 241 Cf. Jn. 6, 53. 242 Q. Thal. 35, Laga-Steel 1980 : 7-18, Vinel, 2010 : p. 374. 243 Cf. Q. Thal. 63, Laga-steel 1990 : 497-502, Vinel, 2015 : p. 184.

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(διδάσκαλος). En effet, par sa présence et son action dans la création, en tant que Créateur, mais aussi par sa venue jusqu’à la nature créée, son incarnation (εἰς οὐσία ν ἐλθεῖν βουληθείς), le Logos est en mesure de faire connaître à l’homme les logoi qu’il rassemble en lui. Maxime parle donc d’une volonté explicite du Verbe de venir à l’être humain et de se donner lui-même à manger à travers l’existence de la création, comme en livrant sa chair et son sang. Sans soute s’agit-il aussi d’une présence intérieure du Verbe au contemplatif, présence répondant à sa foi, et qui donne à celui qui regarde la nature d’y percevoir les logoi spirituels et de communier ainsi au Logos un. Que tous les êtres de la nature révèlent au croyant leur Créateur est une doctrine fortement affirmée par Maxime, tout spécialement dans la question 13 où il écrit : De même en effet que c’est à partir des réalités existantes que nous croyons à l’existence du Dieu qui est véritablement, de même c’est à partir de la différence essentielle qui existe entre les êtres créés selon leur espèce que nous est enseignée sa sagesse, qui est par essence inhérente à Dieu et qui mène les êtres créés à leur plénitude – et à partir de la sage compréhension de la création nous comprenons le logos de la sainte Trinité244.

Dans ce passage, nous pouvons également constater le rôle de la différence essentielle (ἡ οὐσιώδης διαφορά) entre les êtres qui manifeste la sagesse de Dieu. En effet, connaître l’essence des êtres c’est aussi reconnaître la fin pour laquelle ils sont créés, et donc l’action de la providence qui les conduit à cette fin. La mention de la sagesse de Dieu est ici presque équivalente à celle du Logos un qui contient en lui tous les logoi, c’est-àdire non seulement la connaissance des caractéristiques de chaque être, mais dans une vision dynamique, celle du but pour lequel il a été créé et du mouvement qui l’oriente vers Dieu comme vers sa fin. En effet, les logoi sont comme les parties d’un tout qui se constitue au fur et à mesure que les êtres accomplissent leur nature, et vont vers leur plénitude245. Le Q. Thal. 13, Laga-Steel 1980 : 21-28, Vinel, 2010 : p. 212. Cf. Q. Thal. 2, Laga-Steel 1980 : 7-19, Vinel, 2010 : p. 158 : « Dieu, après avoir achevé en une seule fois comme il le sait lui-même, les logoi premiers des êtres existants et les essences des êtres dans leur ensemble, œuvre encore, non seulement pour leur conservation dans l’être mais aussi pour la création en acte des parties qui sont en eux en puissance, pour leur progrès et leur constitution et, plus encore, pour la ressemblance, grâce à sa providence, des parties au tout ; et cela jusqu’à ce qu’il ait uni au logos par nature le plus général de l’essence rationnelle l’élan autonome des parties grâce à leur mouvement vers 244 245

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contemplatif donc, en contemplant et en mangeant les essences des êtres, contemple la fin vers laquelle elles se dirigent, et contemple ainsi non seulement le Logos un, mais aussi « la grâce qui divinise la totalité des êtres »246, et plus encore, la naissance en chaque être du Dieu un et trine : « afin que naisse par tous et en tous l’unique Dieu triadique »247. Ainsi, il n’est pas absurde d’affirmer que grâce à la connaissance des êtres, c’est le mystère du Père, du Fils et du Saint-Esprit qui est donné en nourriture à celui qui contemple la création, et donc que la contemplation naturelle est la voie vers la théologie, la connaissance de Dieu dans son mystère. 3. Troisième interprétation de la toile : la conversion des passions Nous en venons maintenant à la dernière interprétation de la vision de la toile, qui concerne la philosophie pratique : Ou peut-être Pierre le très illustre, le sommet des apôtres, après s’être levé et être sorti de la puissance mesurée à l’aune de la nature pour accéder à l’héritage divin donné par grâce, a-t-il reçu [90] de Dieu l’ordre de sacrifier par l’épée de la raison les passions mauvaises qui habitent les hommes, de faire une nourriture bonne, adaptée au logos et donnée à digérer spirituellement après le rejet de la vie d’avant, passionnelle et animale. On dit en effet que le symbole de la vie, c’est le sang, qui s’écoule totalement [95] d’un animal qu’on immole. Et la diversité des animaux montrés est peut-être là pour rendre évidente la variété des passions qui habitent les hommes. En effet, les animaux rampants montrent les hommes dont le désir est attiré par les réalités terrestres, les bêtes sauvages ceux qui réveillent follement toute leur ardeur pour se détruire mutuellement, et les oiseaux [100] ceux qui tendent toute leur raison vers la démesure de l’orgueil et l’existence bonne, jusqu’à ce qu’il les rende harmonieuses les unes par rapport aux autres et par rapport à l’ensemble et qu’elles se meuvent elles-mêmes. Il n’y aura pas alors de différence dans la disposition de vouloir des parties à l’égard de l’ensemble : on contemplera le même et unique logos. » 246 Q. Thal. 2, Laga-Steel 1980 : 21-22, Vinel, 2010 : p. 160. 247 Q.  Thal. 2, Laga-Steel 1980 : 26-27, Vinel, 2010 : p.  160. Il est intéressant de noter la mention du mot ἀναλόγως, la divinisation s’effectuant à proportion de la dignité de chaque être, qui n’est pas sans rappeler le concept d’analogie chez Proclus, une proportion dans l’univers qui opère également le retour de l’ensemble de la création vers la beauté, vers l’intelligible et vers sa cause. Cf. supra.

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l’arrogance qui en résulte – et ils parlent d’injustice dans les hauteurs, ils élèvent leur bouche jusqu’aux cieux (Ps 72, 8-9). C’est ce que le grand Pierre, comme collaborateur de Dieu, a sacrifié par le logos de l’Esprit, et des uns il fit des êtres qui désirent les réalités célestes, des autres des doux, [105] des amis des hommes, attachés les uns aux autres, et des derniers, des hommes qui aiment Dieu et sont humbles.

Ce passage expose une doctrine du retournement des passions. En effet, de même que dans les interprétations précédentes, les animaux présents sur la toile représentaient les êtres sensibles, dans celle-ci, ils représentent les passions, classées ici suivant les trois puissances de l’âme, le désir, l’ardeur et la raison. Celles-ci sont sous l’emprise d’une disposition passionnelle et orientées vers le mal, en contradiction avec la nature. Pierre doit sacrifier ces passions représentées sous la forme des animaux par l’épée de la raison. Il doit soumettre les passions à la raison et en expulsant la perversité (μοχθηρία), représentée par le sang, qui est comme une vie irrationnelle de la passion mauvaise. Une fois le sang écoulé, ces passions deviennent une nourriture bonne. Ainsi, les puissances de l’âme, une fois digérées spirituellement, deviennent des puissances d’amour pour les réalités célestes, pour les hommes et pour Dieu. En conformité avec les deux autres interprétations de la vision de la toile, il apparaît que Maxime veut montrer dans ce passage le caractère bon et utile pour la vie de l’intellect des trois puissances de l’âme que sont le désir, l’ardeur et la raison. Pour lui, aucune puissance n’est à considérer comme impure, ou à délaisser sur l’itinéraire du croyant vers la connaissance de Dieu. En effet, de même que les êtres de la nature, considérés sous l’extériorité de leur apparence sensible se menaient une guerre impitoyable, mais que, considérés selon leurs logoi spirituels, ils constituaient un monde harmonieux qui conduit l’intellect humain vers Dieu, de même, les puissances de l’âme, lorsqu’elles sont sous l’emprise du mal, se révoltent contre la raison, mais lorsqu’elles sont exercées conformément à la nature, participent à ce retour vers l’unité et la beauté qui s’exprime dans la vie morale par la puissance d’exercer l’amour. Une même doctrine est exposée dans la question 1 : Cependant, les passions deviennent belles chez ceux qui y mettent quelque application, lorsque, les détournant habilement des réalités corporelles, ils les orientent vers la possession des réalités célestes : par exemple, ils feront du désir un mouvement d’appétit de l’élan intellectif

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vers les réalités divines, du plaisir une joie sans trouble née de l’activité attractive de l’intellect pour les dons divins, de la crainte un souci de se préserver du châtiment promis au péché, du chagrin un souci de corriger le mal présent248.

Dans ce dernier passage, il est clair que la répartition des passions ne suit pas le même modèle, se rattachant aux quatre passions stoïciennes fondamentales que sont le plaisir et la peine, le désir et la crainte249. Selon Lars Thunberg250, le classement et la définition des passions en fonction de la dialectique du plaisir et de la peine serait assez typique et original dans l’œuvre de Maxime, alors que le classement selon les trois puissances de l’âme se rattache de façon évidente à la doctrine d’Évagre251. Mais dans les deux cas les passions sont le résultat de l’exercice mal orienté d’une puissance bonne et créée par Dieu, de sorte que lorsque cette même puissance retrouve son activité conforme à la nature, elles devient bonne et fructueuse. Cette doctrine s’accorde par ailleurs avec la définition du mal exposée dans l’introduction des Questions à Thalassios : tout ce qui existe est créé par Dieu et vient de Dieu, donc tout ce qui existe est bon, toutes les créatures sensibles et toutes les facultés humaines. Le mal n’est qu’un détournement de ces puissances bonnes dans leur nature252. Q. Thal. 1, Laga-Steel 1980 : 18-26, Vinel, 2010 : p. 154-156. Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 275-302, Vinel, 2010 : p. 138. 250 Cf. L. Thunberg, Microcosm and Mediator, The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965 ; 2e éd., Chicago – La Salle, 1995, p. 260-261. 251 L’influence d’Évagre se révèle manifeste dans cette troisième interprétation de la vision de la toile, comme le montre ce passage des Centuries gnostiques : « Si toute malice est engendrée par l’intelligence, par le thumos et par l’epithumia, et que de ces puissances, il nous soit possible d’user bien ou mal, il est évident, donc, que c’est par l’usage contre nature de ces parties que les maux nous arrivent. Et si cela est ainsi, il n’y a rien qui ait été créé par Dieu et qui soit mauvais » (Évagre, Kephalaia gnostica, III, 59, Guillaumont éd., p. 121-123). Un passage parallèle se trouve aussi dans les Centuries sur la charité, qui est également très proche de la doctrine exposée dans la question 27 : « Les vices nous arrivent par un mauvais usage des puissances de l’âme, tant celle du désir que celle de la raison. Le mauvais usage de la puissance raisonnable est l’ignorance et la démence. Et le mauvais usage de la puissance ardente et désirante est la haine et la débauche. Mais l’usage naturel de ces puissances est la connaissance et la sagesse, l’amour et la chasteté. S’il en est ainsi, rien de ce qui a été créé et fait par Dieu n’est mal. Ce n’est pas la nourriture qui est un mal, mais la gourmandise ; ni la procréation, mais la prostitution ; ni la richesse, mais l’avarice, ni la gloire, mais la vanité. S’il en est ainsi, rien de ce qui est n’est mal. Seul est mal le mauvais usage, qui vient de ce que l’intelligence néglige sa culture naturelle » (Car. 3, 3, PG 90 : 1017C-D). Ainsi, la vision de la passion en tant que mauvais usage d’une faculté bonne est une constante chez Maxime, en accord avec la tradition évagrienne. 252 Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 209-219, Vinel, 2010 : p. 132. 248 249

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Cependant, la particularité de ce passage de la question 27 réside dans la structure générale de la réponse de Maxime qui place ce retournement des passions en parallèle avec tout ce qui vient d’être explicité au sujet de la contemplation naturelle. En effet, de même qu’en ce qui concerne la contemplation naturelle, la vision du monde limitée à son extériorité sensible empêche le contemplatif d’accéder aux logoi spirituels contenus dans le monde sensible, de même, en ce qui concerne la philosophie pratique, c’est l’attachement du désir253 aux réalités terrestres, alors que ce dernier est naturellement orienté vers les réalités célestes, qui semble entraîner l’être humain vers une désintégration comparable à cette guerre et à ce désordre qui habitent le monde sensible soumis à la corruption254. Cette désintégration se manifeste par l’éclatement de l’unité des puissances de l’âme entre elles, comme par la destruction255 réciproque des membres de la nature humaine dans le détournement de la faculté de l’ardeur, ainsi que la séparation de l’homme et de Dieu par l’orgueil256. Il est intéressant de noter que, dans la question 27, l’amour est principalement mis en valeur comme l’exercice naturel des puissances de l’âme. Maxime détaille pour chaque puissance son bon usage, et dans les trois cas, il s’agit de l’amour, respectivement l’amour des biens célestes, l’amour des hommes et l’amour de Dieu correspondant au trois facultés du désir, de l’ardeur et de la raison257. Ainsi, parallèlement à la contemplation naturelle comme un tout harmonisé par le logos comme proportion unifiante, Maxime voit dans la philosophie pratique la réalisation d’une harmonie entre l’homme terrestre et les biens célestes, entre les membres de la nature humaine, et entre la nature humaine et la divinité. La comparaison peut être poussée encore plus loin dans la considération du moyen terme qui permet cette unification, et qui dans les deux 253 La perversion des facultés humaines trouve son origine dans le fait que le désir se détourne de son objet naturel, pour s’orienter vers le plaisir sensible. La dialectique du désir et de la crainte, du plaisir et de la peine, reste donc toujours fondamentale pour Maxime, et liée à sa conception anthropologique qui voit le mal s’insinuer dans l’homme par une tromperie affectant la relation de celui-ci au monde sensible. 254 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 63, Vinel, 2010 : p. 324. 255 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 104, Vinel, 2010 : p. 326. La destruction mutuelle correspond au mot grec φθορά, c’est-à-dire littéralement la corruption, c’est le terme employé pour décrire le cycle de la génération et de la corruption. 256 L’orgueil de l’homme qui attribue à sa propre personne l’action de Dieu en lui et manifeste ainsi son ingratitude pour les bienfaits reçus attire à lui la colère de Dieu. Cf. Q. Thal. 52, Laga-Steel 1980 : 182-208, Vinel, 2012 : p. 176. 257 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 110-112, Vinel, 2010 : p. 326-328.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

cas, celui de la philosophie naturelle et celui de la philosophie pratique, est manifestement le logos. En effet, l’épée par laquelle Pierre doit mettre en œuvre le sacrifice n’est autre que le logos, considéré sous différents aspects. D’une part il s’agit du logos en tant que faculté humaine de la raison, qui est par elle-même une participation au Logos258. Mais cette épée a également une signification plus vaste, puisqu’elle est qualifiée de « logos de l’Esprit » (τῷ λόγῳ τοῦ πνεύματος)259. Cette expression pourrait signifier la parole de Dieu, selon un rapprochement avec la tournure de l’épître aux Éphésiens, citée un peu auparavant : « le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la parole de Dieu. »260 Cette parole de Dieu est à comprendre comme l’ensemble du « discours salutaire de la vérité » proclamé par les saints et les Apôtres à la face des nations, et qui les bouleverse, comme les chevaux traversant les eaux, par « la grande puissance dans le logos de l’Esprit (τῷ λόγῳ τοῦ πνεύματος) », les faisant passer « de l’incroyance à la foi, de l’ignorance à la connaissance et du mal à la vertu. »261 Ainsi, de même que le Logos créateur se fait proche de l’intellect humain pour lui enseigner comment il se révèle dans le monde sensible, ainsi, se manifeste-t-il dans la parole de Dieu proclamée par les saints et les Apôtres sous la puissance de l’Esprit, pour enseigner aux hommes à rejeter les passions mauvaises, afin de faire de leurs facultés « une nourriture bonne adaptée au Logos »262. Conclusion En définitive, l’ensemble de la question 27 est un plaidoyer pour affirmer la bonté du monde sensible et de la diversité des natures créées par la volonté de Dieu. Rejeter le mal et l’ignorance appartient à ceux « qui ne retranchent de la chair rien de ce qui fait partie d’elle par nature – sa constitution ne tient pas d’une décision passionnelle et son origine tient de l’œuvre de Dieu. Car aucune des réalités naturelles n’est impure, parce qu’elle a Dieu pour cause de son existence. »263 Cette perspective peut être lue selon le paradigme fondamental de la pensée de Maxime constitué par la dialectique entre l’union et la dis-

260 261 262 263 258 259

Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 95, Vinel, 2010 : p. 326. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 109-110, Vinel, 2010 : p. 326. Ep 6, 17, Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 84, Vinel, 2010 : p. 324. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 378-384, Vinel, 2012 : p. 258. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 96-97, Vinel, 2010 : p. 326. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 162-166, Vinel, 2010 : p. 330.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

tinction. La « distinction entre les êtres » (ἡ τῶν ὄντων διαίρεσις)264 est voulue par Dieu, elle est révélation du Logos. Mais la toile est aussi de nouveau transportée vers le ciel à la fin de la vision265, signifiant par là que la diversité des êtres a vocation à retourner vers une unité première, puisque le logos de chaque être, en tant qu’intention divine, demeure en Dieu et demeure dans l’union de tous les êtres dans le Logos unique, et que chaque nature tend vers cette union comme vers sa finalité. Le statut de la faculté sensible se trouve donc valorisé par l’attention apportée à la révélation du Logos dans le monde sensible, et le rôle conféré à la contemplation naturelle dans l’itinéraire du croyant vers la connaissance de Dieu. Dans cette analyse de la question 27, nous avons tout spécialement souligné la fonction du logos dans l’activité de connaissance humaine, et spécialement dans son appréhension des réalités sensibles. La connaissance du sensible prise dans toute l’amplitude de son processus part de la perception d’une forme sensible associée à un logos sensible, et la conjonction de l’activité des différentes facultés humaines, depuis la sensation jusqu’à l’intellect, en passant par l’imagination, l’opinion et la raison, permet d’opérer une ascension à partir du logos sensible, vers le logos dépouillé de toute forme sensible, qui donne accès à la forme intelligible. Cette ascension est possible grâce à la fonction unifiante du logos, qui est une loi de proportion permettant de passer d’une dimension à l’autre de la réalité, tout en percevant le lien unissant toute la nature créée, et le lien qui unit cette nature à Dieu comme au but vers lequel elle tend. 4.2.5. Le combat spirituel lié à la contemplation naturelle d’après la question 49 Plan de la question 1. Le rôle de la foi, de l’espérance et de la charité dans le combat spirituel (10-67) : L’intellect figuré par le chef Ézéchias délibère au sujet de la tactique à adopter pour vaincre l’ennemi, c’est-à-dire le Mauvais, avec l’aide de ses anciens qui sont les trois vertus de foi, d’espérance et de charité. 2. L’intellect assisté de ses trois puissances obture les sources de la connaissance sensible (68-136) : Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 157, Vinel, 2010 : p. 330. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 149-150, Vinel, 2010 : p. 330.

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L’intellect est assisté par la raison, l’ardeur et le désir pour mettre en œuvre sa stratégie : obturer les sources par lesquelles la connaissance du monde sensible pénètre dans l’âme comme une rivière traverse une cité. 3. Le rôle de la prière et de la garde des pensées dans le combat spirituel (137-204) : La prière et la garde des pensées sont le moyen par lequel l’intellect peut résister à la ruse du diable qui cherche à le séduire par l’intermédiaire des apparences sensibles. 4. La destruction de l’état qui produit le mal (205-276) : Grâce à l’interruption de la contemplation naturelle, l’intellect est en mesure de détruire l’état qui produit le mal symbolisé par le chiffre centquatre-vingt-cinq-mille. 5. La signification du renoncement temporaire à la contemplation du monde sensible (277-314) : Maxime introduit des comparaisons avec d’autres passages de l’Écriture faisant allusion au combat spirituel pour montrer que, dans tous les cas, il est bien de renoncer pour un temps à la contemplation naturelle, tant que l’âme n’a pas retrouvé sa capacité d’atteindre les logoi au-delà de la perception du sensible. Introduction La question 49 a pour objet principal le statut de la contemplation naturelle. Cependant, autant dans la question 27, Maxime s’était attaché à montrer comment la contemplation naturelle est une activité naturelle qui conduit l’être humain vers la connaissance de Dieu, et qu’il s’agit donc de ne pas considérer comme impure, autant la question 49 traite des difficultés qui peuvent survenir au cours de cette activité, lorsque le mal utilise les images des objets sensibles pour exercer sur l’âme sa capacité de séduction et de tromperie, et qui justifient pour Maxime l’injonction à « obturer les eaux des sources situées en dehors de la ville »266, c’est-à-dire à interrompre le contact de l’âme avec les objets sensibles tant qu’elle n’a pas acquis l’impassibilité. Cette question semble donc avoir une portée pédagogique, dans l’esprit de la tradition monastique qui est celle de Maxime, tradition représentée par Évagre en particulier. Sa réflexion sur l’influence des représen 2 Ch 32, 2-4 cité en Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 7-8, Vinel, 2012 : p. 94.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

tations et des pensées dans la vie solitaire du moine voué au silence et à la prière semble transparaître en filigrane dans ce texte de Maxime, qui, pourtant, livre une interprétation très personnelle de ce thème de prédilection de la littérature ascétique. La question débute par une description du rôle de la foi, de l’espérance et de la charité dans le combat spirituel. Ces vertus constituent l’accomplissement des trois puissances de l’âme, la raison, l’ardeur et le désir, qui s’intègrent les unes aux autres dans l’union à Dieu. La perspective de Maxime pour évoquer le combat spirituel est donc directement ouverte vers l’accomplissement final de la nature humaine, et tout spécialement son achèvement dans la charité. L’ensemble de la question reprend ensuite à plusieurs reprises et sous plusieurs formes deux thématiques principales. La première concerne l’attaque des puissances mauvaises par l’intermédiaire des représentations. Le mal se sert des formes des objets sensibles pour pénétrer dans l’âme humaine par le moyen de l’activité sensible, et avancer plus avant dans la forteresse de l’homme intérieur au fur et à mesure que les degrés de la connaissance sont franchis, jusqu’à atteindre la puissance rationnelle et chercher à la corrompre et à la tromper. La deuxième thématique concerne la stratégie à adopter pour défendre l’âme contre les assaillants. Les conseils donnés par Maxime sont dans ce cas aussi largement inspirés par la tradition monastique, notamment celui de la garde ou de la surveillance des pensées, ainsi que celui du remplacement des pensées mauvaises par des pensées pieuses. Mais la tactique mise en valeur dans ce passage consiste surtout à fermer les portes de la sensation, pour isoler en quelque sorte l’âme de tout contact avec l’extérieur et avec les dangers qui se présentent dans le monde sensible qui l’entoure. Cependant, cet isolement, plus qu’un but à atteindre, apparaît comme un passage provisoire et pédagogique, jusqu’à ce que l’âme soit capable de contempler le monde sensible sans être enflammée par les passions. À travers cette description du combat spirituel, l’enjeu et le statut de la faculté sensible apparaissent nettement. En effet, la sensation est comme la porte de l’âme ouverte sur l’extérieur, la source par laquelle l’eau de la connaissance pénètre dans l’âme. Sa place est donc cruciale, et sa dimension médiatrice particulièrement mise en valeur. Si la solution proposée par Maxime pour éviter l’infiltration de l’ennemi à l’intérieur de l’âme est radicale, puisqu’il s’agit de fermer les portes des sens, elle souligne en négatif le caractère libre et actif de la sensation. Celle-ci n’est pas soumise à n’importe quel objet extérieur dans n’importe quelle condition. Elle semble être en mesure de décider de sentir ou de ne pas

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

sentir, d’ouvrir ou de fermer les yeux, pour s’assurer, après ce jeûne librement choisi, de sentir non pas sous la contrainte des ennemis et au milieu des dangers de la séduction du mal, mais d’une façon souveraine et libre, par amour de la vérité. 1. L’accomplissement des puissances de l’âme par les vertus de foi, d’espérance et de charité Le passage du livre des Chroniques faisant l’objet de la question 49 évoque une scène de combat, dont le protagoniste est Ézéchias. Celui-ci « délibéra avec les anciens et les puissants pour obturer les eaux des sources situées en dehors de la ville. »267 Chaque élément de la phrase reçoit une interprétation bien précise. Ainsi, Ézéchias désigne l’intellect, la ville désigne l’âme268, les anciens sont les trois vertus de foi, d’espérance et de charité, et les puissants sont les trois puissances de l’âme : la raison, le désir et l’ardeur. 1.1. Les caractéristiques de l’intellect

La façon dont sont ordonnés ces éléments laisse transparaître quelques caractéristiques de l’anthropologie de Maxime. Ainsi l’intellect (νοῦς) est ici présenté comme un chef de guerre, c’est lui qui décide de la stratégie à mettre en œuvre grâce à la connaissance et au discernement, et c’est lui qui également l’applique et l’exécute, alors que l’âme est représentée spatialement comme une cité traversée par les eaux de la connaissance, et un lieu de contemplation et de paix. L’intellect semble avoir pour tâche de garder l’âme, et de la protéger de toute intrusion de l’ennemi, il se situe du côté de l’action et du gouvernement, il réalise la philosophie pratique pour permettre à l’âme d’être un lieu de « contemplation gnostique » : L’intellect qui, en ayant la connaissance, accède à la philosophie pratique et qui s’est ceint de tout discernement divin contre la puissance adverse, c’est Ézéchias, dont le nom s’interprète pouvoir divin, aussi règne-t-il sur Jérusalem qui signifie âme ou vision de paix, c’est-à-dire la contemplation gnostique délivrée des passions269.

L’intellect apparaît comme le siège du sujet qui décide, siège de la liberté, et n’est pas ici considéré d’abord pour son caractère contempla 2 Ch 32, 2-4 cité en Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 7-8, Vinel, 2012 : p. 94. La métaphore de l’intellect humain comme cité se trouve chez Grégoire de Nysse : Cf. Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 152D. 269 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 10-16, Vinel, 2012 : p. 94. 267 268

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

tif, mais plutôt, comme dans le mythe du Phèdre, comme ce cocher qui dirige les puissances de l’âme. Ainsi, la vision de l’intellect proposée par Maxime ici vient compléter, par l’engagement dans l’action qu’elle implique, celle présentée dans les Ambigua, en tant que faculté supérieure de la connaissance dans la hiérarchie des trois facultés que sont l’intellect, la raison et la sensation270. Le propre de l’intellect est sa parenté – patente dans l’étymologie même du terme – avec l’intelligible, dont il est l’organe de connaissance par excellence, alors que la sensation est liée au sensible, et que la raison, par son fonctionnement discursif, implique une certaine composition et une certaine division de la connaissance en une succession d’étapes. L’intellect, lui, est capable d’appréhender une réalité dans toute sa simplicité, et constitue donc la faculté capable d’appréhender le divin, au-delà de tous les raisonnements271. Or, ce même intellect, précisément à cause de sa capacité de connaissance la plus élevée, est la faculté qui dirige tout le composé humain. La question 49 est un des trois passages des Questions à Thalassios qui nomme ce gouvernail de l’âme « ἡγεμονικόν », selon le terme stoïcien hérité du mythe de Platon, un terme rarement employé par Maxime. Ces trois passages reprennent chacun la même idée apparentant la faculté directrice à un miroir qui reflète la beauté divine272. Ainsi, dans la question 49, « l’élan de l’âme […] inscrit et figure dans sa partie directrice la beauté sans mélange de l’amour divin »273. Dans la question 27, Maxime parle de « celui qui habite à Jérusalem » comme d’un homme qui « accueille les reflets des réalités divines, rendus manifestes avec la permission de Dieu, et qui s’impriment dans la partie directrice de son être d’après ce qu’il y a de plus divin. »274 Enfin, dans la question 55, il est question de 270 Cf. Amb. Io. 10, PG 91 : 1112D : « Les pères ont enseigné, illuminés par la grâce, que l’âme possède trois mouvements généraux rassemblés en un, celui relatif à l’intellect, celui relatif à la raison, celui relatif à la sensation. » 271 Cf.  Amb.  Io. 10, PG 91 : 1112D : La connaissance opérée par l’intellect est au-dessus de toutes les modalités concernant les êtres, elle est « sans explication (ἀνερμήνευτον) », et « elle est mise en mouvement autour de Dieu sans connaissance (ἀγνώστως) ». 272 Il est possible que l’idée d’une empreinte dans la partie directrice de l’âme soit une réminiscence d’une expression courante chez Évagre pour signifier les formes gravées dans l’âme par la perception des objets sensibles : « Parmi les représentations, les unes donnent une empreinte et une figure à notre faculté directrice, les autres fournissent seulement une connaissance, sans imposer à l’intellect ni empreinte ni figure. » Évagre, Sur les pensées, 41, 1-5, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, p. 291. 273 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 65-67, Vinel, 2012 : p. 98. 274 Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 143-145, Vinel, 2010 : p. 328.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

l’ultime étape de l’impassibilité comme « purification totale même de la simple représentation des passions, qui se réalise chez ceux qui, par la connaissance et la contemplation, ont fait de l’élément directeur de leur âme un miroir pur et sans tache. »275 Ainsi, dans ces trois textes, le terme « ἡγεμονικόν » est lié à une activité de connaissance d’une grande simplicité, comme un miroir sur lequel vient s’imprimer l’image de ce qu’il contemple, un mode de connaître en réalité plus apparenté à la sensation qu’à la raison par son immédiateté, mais qui concerne les réalités immatérielles et divines276. L’activité de l’intellect en tant que contemplatif, et celle de l’intellect en tant que siège de la décision libre sont donc deux exercices intimement liés de la même faculté. Le char que conduit l’« ἡγεμονικόν » aurait pour Maxime non pas deux, mais trois chevaux que sont les trois puissances de la raison, de l’ardeur et du désir, puisque l’intellect n’est pas assimilé à la puissance rationnelle, mais semble plutôt être le moteur de la volonté. L’intellect meut les puissances, qui sont elles-mêmes comme ses officiers, et possèdent le pouvoir sur les mouvements de l’âme : Tout intellect possède ces puissances et, avec lui, elles mettent leurs énergies en commun pour supprimer le mal, pour établir et maintenir la vertu, comme des anciens, parce qu’elles sont les premières puissances de l’âme et l’accomplissement de son essence, et comme des chefs, parce qu’elles ont le commandement sur les mouvements qui viennent d’elles et le pouvoir sur les opérations qui sont faites sous leur autorité par la volonté de l’intellect qui les meut277. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 208-211, Vinel, 2012 : p. 248. Il est intéressant de noter que cette mention de l’union avec Dieu en tant que réflexion de la beauté des réalités divines dans la partie directrice de l’homme comme dans un miroir est précisément l’image utilisée par Grégoire de Nysse dans son commentaire du Cantique des Cantiques : « on n’est cependant pas de nature à pouvoir contempler le Dieu Verbe lui-même, non plus que le disque solaire ; mais c’est en soi-même, comme en un miroir, que l’on regarde le soleil. Les rayons de cette vertu véritable et divine se réfléchissent dans la vie purifiée grâce à l’impassibilité qui découle d’eux et ils nous permettent ainsi de voir l’invisible, d’accéder à l’inaccessible, car ils projettent le soleil qui se dessine en notre miroir » (Grégoire de Nysse, In Canticum Canticorum, Langerbeck 1960 : 6, 90, 10-16). Cette image permet à Grégoire de Nysse d’exprimer la manière dont Dieu se donne à connaître à l’âme, tout en lui demeurant totalement inaccessible. La connaissance est liée à la vertu et à l’impassibilité, car seule l’âme libérée de tout attachement désordonné, semblable à un miroir parfaitement réfléchissant, peut recevoir en elle l’empreinte divine. Il est manifeste que le vocabulaire employé est proche de celui qui décrit le processus de la sensation, puisque celle-ci opère une impression du sensible dans l’organe sensoriel, puis dans l’âme. 277 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 81-87, Vinel, 2012 : p. 98. 275 276

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Le rapport de l’intellect avec les puissances de l’âme (λόγος, θυμός, ἐπιθυμία) constitue un des points sur lesquels Maxime se distancie très nettement d’Évagre. L’anthropologie d’Évagre, en effet, possède un caractère plus compartimenté que celle de Maxime, qui, tout en distinguant chaque partie de l’âme, vise toujours une unité inaliénable de l’être humain, présente depuis l’origine jusqu’à la fin. Au contraire, la doctrine d’Évagre est marquée par l’influence d’Origène qui considère qu’à l’origine l’être humain était un intellect pur qui jouissait de l’unité avec Dieu et de la contemplation, et que la création de l’âme liée au corps n’est intervenue que dans un second temps, comme une réponse miséricordieuse et réparatrice de Dieu à une faute originelle278. La conséquence anthropologique de cette vision de l’homme est le maintien d’une certaine dualité dans l’être humain, entre son intellect susceptible d’exister seul, puisqu’il a déjà existé seul, et l’âme unie au corps qui n’est peut-être pas destinée à demeurer en tant que telle dans l’accomplissement final de l’intellect, c’est-à-dire la connaissance de la Trinité. La tripartition de la nature humaine entre l’intellect, l’âme et le corps correspond donc à une hiérarchie d’éléments bien nettement séparés. Certes, l’intellect s’apparente à la partie supérieure de l’âme, mais la partie passible de l’âme, celle qui est liée au corps, et qui se manifeste par les deux puissances que sont l’ardeur et le désir, ne peut être attribuée à l’intellect, ni unie à lui sans être consumée, car elle n’est pas du même rang de création. Aussi Évagre cite-t-il souvent, comme liste des trois puissances de l’âme, non pas la raison, l’ardeur et le désir, mais l’intellect, l’ardeur et le désir, avec un net 278 Cf. Évagre, Kephalaia gnostica, III, 27, Guillaumont éd. 1958, p. 109 : « L’âme est le nous qui, par négligence, est tombé de l’Unité et qui, par suite de sa non-vigilance, est descendu au rang de la praktiké. » Chez Évagre, comme chez Origène, protologie et eschatologie sont parallèles, avec, à l’origine, une déchéance de l’intellect au rang de l’âme, et de l’âme au rang du corps, mais grâce à la pédagogie de la création, la pratique permet au corps de remonter au rang de l’âme, et l’âme au rang de l’intellect, de sorte que l’état final de l’être humain sera un état où corps et âme seront résorbés dans l’intellect nu, seul capable de la vision de la Trinité. Cf. Évagre le Pontique, Kephalaia gnostica, I. Ramelli éd., SBL Press, Atlanta, 2015, Introduction, p. XL-XLI. Ainsi, cette gradation des parties de la nature humaine en plusieurs rangs introduit une hiérarchie de valeur entre l’âme passible et l’intellect, qui aboutit à la disparition finale de l’âme et du corps dans l’intellect, puisque ceux-ci ont été créés dans le seul but que l’intellect retrouve son statut originel, et non pour eux-mêmes. Non seulement les puissances de la partie passible de l’âme, le désir et l’ardeur, ne sont pas en tant que telles capables de jouer un rôle dans l’union finale avec Dieu, mais une fois sa fonction remplie l’âme sera consumée par l’intellect comme la matière dans le feu : « De même que le feu en puissance possède son corps, de même aussi le nous en puissance possédera l’âme quand il sera tout entier mêlé à la lumière de la Trinité sainte. » (Évagre, Kephalaia gnostica, II, 29, Guillaumont éd. 1958, p. 73)

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

contraste entre le premier, l’intellect, et les deux derniers éléments qui sont liés au caractère passible et proche de la psychologie des animaux, de l’âme liée au corps, et sont donc d’une nature et d’un rang différent. Bien au contraire, Maxime n’assimile pas les trois puissances de l’âme à une condition déchue de l’humanité. Son combat contre l’origénisme, et son affirmation de la simultanéité d’existence entre l’âme et le corps sont sans appel. Dans la question 49, il attribue même ces trois puissances, non pas à l’âme, mais à l’intellect lui-même : « tout intellect possède ces puissances. » Les facultés que distingue Maxime sont des polarités, mais ne divisent pas à proprement parler la nature humaine qui est une. La puissance de l’âme se déploie selon trois modes que sont la raison, l’ardeur et le désir. Mais il est absurde dans la pensée de Maxime, d’opposer l’intellect à l’ardeur et au désir, puisque ces puissances sont destinées à demeurer profondément unies à l’intellect jusque dans la condition finale de l’homme, et qu’elles sont en réalité les instruments dont l’intellect se sert pour atteindre son but qui est l’union à Dieu279. Plus encore, dans la question 49, les trois puissances sont absolument traitées sur le même plan – sans distinction entre une partie passible de l’âme et une qui ne le serait pas – et destinées, non seulement à agir de concert en mettant leurs forces en commun, mais aussi à être intimement unies dans un même mouvement vers Dieu. 1.2. Les vertus de foi, d’espérance et de charité

Si l’intellect a des chefs de guerre sous ses ordres, il possède aussi des conseillers, les « anciens », qui sont les trois vertus de foi, d’espérance et de charité (πίστις, ἐλπίς,ἀγάπη)280. L’importance attribuée à ces vertus au début de la réponse de Maxime rappelle le rôle primordial attribué à la foi dans la question 27281, en tant que puissance de relation qui unit l’homme à Dieu. Dans la question 49, la foi, l’espérance et la charité282 279 Ceci est affirmé par Maxime déjà dans les Centuries sur la charité, qui reste pourtant une œuvre très dépendante de la pensée d’Évagre. Mais on y lit : « En celui dont l’intellect est continuellement tendu vers Dieu, même la convoitise (ἐπιθυμία) accroît le désir ardent de Dieu (τὸν θεῖον ἔρωτα), et l’ardeur se tourne tout entière vers l’amour divin. Parce qu’il a longtemps connu l’illumination divine, il est devenu tout entier lumineux. Et, resserrant en lui-même la part de son être soumise aux passions, il l’a tournée vers le désir de Dieu, ardent, insatiable, comme il a été dit, et vers l’amour sans fin, la faisant totalement passer du terrestre au divin. » Car. 2, 48, PG 90 : 1000D. 280 Cf. 1 Co 13, 13. 281 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 39, Vinel, 2010 : p. 322. 282 Le rôle des trois vertus de foi, d’espérance et de charité dans le combat spirituel est également présent chez Évagre, dans le cadre de la même image de l’âme comparée

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sont le point de départ de la réussite dans le combat spirituel exposée dans la suite du texte. Sans ces vertus, aucune issue favorable n’est à envisager : « En effet, sans la foi, l’espérance et l’amour, aucun mal n’est totalement supprimé et aucun bien n’est accompli correctement. »283 L’enjeu de ce combat spirituel réside pour Maxime, comme nous allons le détailler plus tard, dans le contrôle par l’intellect de ses propres pensées. Or, la foi, l’espérance et la charité, en investissant et en orientant les trois puissances de l’âme dans la direction du but pour lequel elles ont été créées, à savoir l’union à Dieu, sont « à la tête de l’intellect », et « dominent, tels des anciens, sur tous les concepts et les pensées de l’âme »284. Pour poursuivre l’image du cocher, les vertus permettent à l’intellect de tenir les rênes des chevaux dans la bonne direction. Ainsi, la foi et l’espérance investissent le pouvoir de la raison, puisque ce sont deux vertus qui concernent le domaine de la connaissance, connaissance de la présence de Dieu en nous et connaissance des réalités à venir. L’amour, quant à lui, fixe sur Dieu les puissances du désir et de l’ardeur. Autant, dans la question 27, Maxime mettait l’accent sur la foi, autant c’est l’amour qui est ici mis en exergue. En effet, lorsque c’est l’amour pour Dieu qui concentre en lui toute la force des puissances du désir et de l’ardeur, l’intellect ne peut se disperser vers les désirs multiples des réalités sensibles, c’est alors que par les puissances du désir et de l’ardeur, « en se clouant volontairement au désir de la divinité sans mélange, [l’intellect] possède l’élan indéfectible (ἡ ἄλυτος ἔφεσις) vers l’objet auquel il aspire. »285 Si la foi est la première des vertus, la charité peut être considérée comme la synthèse de toutes les vertus, en tant qu’elle est vertu « la plus générale » (γενικωτάτη)286, et la fin de toutes les autres vertus287. Dans la question 49, Maxime met en valeur sa puissance unifiante qui rassemble toutes les composantes de la nature humaine en un seul mouvement, un seul élan et désir fondamental. La charité rassemble non seulement les trois puissances de l’âme, montrant par là qu’elles collaborent toutes à l’accomplissement ultime de la nature humaine, mais elle réunit aussi à une ville qui doit se défendre contre l’ennemi : « Qui a acquis les vertus de la charité fait captives les passions des méchants, et qui a reçu de la sainte Trinité ces trois, foi, espérance et charité, sera une ville au triple rempart fortifiée par les vertus. » Évagre, Ad Eulogium, PG 79 : 1108A. 283 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 25-27, Vinel, 2012 : p. 94. 284 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 19-23, Vinel, 2012 : p. 94. 285 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 76-78, Vinel, 2012 : p. 98. 286 Q. Thal. 40, Laga-Steel 1980 : 61, Vinel, 2010 : p. 408. 287 Cf. Q. Thal. 54, Laga-Steel 1980 : 147-150, Vinel, 2012 : p. 202.

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les différentes facultés de la connaissance, dont la mémoire et la faculté directrice – qui est l’intellect –, dans cet élan unique aboutissant à la divinisation de l’homme, qui est aussi « l’égalité d’honneur avec Dieu » : C’est donc que l’amour est le produit du rassemblement au même point autour du divin, et de l’union des puissances de l’âme, c’est-à-dire la puissance rationnelle, la puissance irascible et la puissance désirante ; c’est en inscrivant par l’amour dans leur mémoire la beauté de la splendeur divine que ceux qui ont déjà obtenu par grâce l’égalité d’honneur avec Dieu […] possèdent sans oubli possible l’élan de l’âme qui inscrit et figure dans sa partie directrice la beauté sans mélange de l’amour divin288.

L’amour rassemble dans la nature humaine les facultés de connaissance et celles qui sont tournées vers la volonté et l’action. En effet, le désir se meut vers ce qui est connu, mais il existe une réciprocité entre l’amour et la connaissance. L’amour est aussi source de connaissance puisque c’est lui qui « inscrit » dans la mémoire, ainsi que dans la faculté directrice, la beauté de Dieu. 2. L’attaque du mal par l’intermédiaire des pensées Après avoir donné le sens contemplatif d’Ézéchias, de ses anciens et des puissants qui protègent la cité de Jérusalem, Maxime poursuit en exposant l’interprétation de son action dans le combat spirituel : Lorsque l’intellect garde saine et inaccessible à la tromperie ces puissances de l’âme, il rassemble un peuple nombreux, c’est-à-dire évidemment les mouvements et les représentations naturellement pieuses produites par ses puissances. Et les eaux situées en dehors de la ville, c’est-à-dire de l’âme, [95] qui produisent la rivière divisant la ville par le milieu, ce sont les représentations qui, selon la contemplation naturelle, sont, par l’intermédiaire de chaque perception sensible lui correspondant, envoyées à l’âme et circulent en elle ; et à partir d’elles est produit le logos de la science des réalités sensibles, qui, tel une rivière, parcourt l’âme comme une cité. [100] Et tant qu’elle possède ce logos qui la parcourt, l’âme ne rejette pas les images et les simulacres des réalités sensibles, par lesquelles la puissance mauvaise funeste l’agresse et la combat naturellement. C’est pourquoi Ézéchias dit : [105] de crainte que le roi d’Assour ne vienne, ne trouve de l’eau en abondance et n’en soit fortifié. C’est comme si l’intellect, dans son discernement, disait à Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 58-67, Vinel, 2012 : p. 96-98.

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ses puissances, au moment où les passions se réveillent : « Mettons fin à la contemplation naturelle et avançons-nous par la seule prière et par l’affliction du corps liée à la philosophie pratique [110], […] afin que le Malin n’attaque pas perfidement à leur insu, en même temps que les représentations des réalités sensibles, les formes et les figures de celles-ci, par lesquelles il forge naturellement les passions se rapportant [115] aux manifestations des réalités visibles cependant que prend place, par l’intermédiaire de la sensation, le passage de notre activité rationnelle vers les réalités intelligibles, et qu’il n’ait la force de dévaster la ville, c’està-dire l’âme, et ne l’attire vers Babylone, je veux dire la confusion des passions289.

2.1. Représentations et attaque de l’ennemi

Il est intéressant de noter que dans ce passage, le mot en général traduit par « représentation » n’est pas φαντασία, mais νόημα290. Ce vocabulaire spécifique semble être un signe de l’influence de la pensée d’Évagre, qui, en effet, non seulement l’emploie mais en fait le concept fondamental de sa doctrine ascétique. Ce mot, d’origine aristotélicienne, mais utilisé par Évagre dans le cadre d’une conception stoïcienne de la sensation291, a un sens assez large, puisqu’il englobe les différentes pensées qui traversent l’intellect de l’anachorète dans la solitude, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. En effet, la vie solitaire, si elle tient le moine éloigné du contact avec les objets concrets susceptibles d’enflammer ses passions, favorise au contraire le flux des pensées qui a dans le silence toute liberté de s’exprimer. Le combat spirituel est donc focalisé sur tout ce qui habite l’intellect, puisque ce ne sont plus les objets, mais plutôt les représentations et les imaginations, qui risquent de le porter à s’enflammer dans le feu des passions. Par conséquent, l’intellect doit mettre Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 92-119, Vinel, 2012 : p. 98-100. Cf. notamment Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 94, 99,113, Vinel, 2012 : p. 98-

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291 Cf. Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, introduction, p. 25-27. Évagre donne au terme νόημα le sens d’une empreinte de la forme de l’objet sensible dans l’intellect, en suivant la doctrine des Stoïciens, puisque, notamment, il affirme comme eux que l’intellect ne peut être frappé du sceau de deux empreintes différentes en même temps : « par nature l’intellect n’a pas la faculté de recevoir au même moment la représentation de deux objets sensibles. » (Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, 24, 1-4, p. 237) Mais νόημα signifie plutôt le concept que l’image sensible, et par là Évagre suit aussi les Stoïciens, qui distinguaient les représentations irrationnelles des objets sensibles dans la sensation des animaux, et celles qui se forment dans l’intellect des êtres doués de raison et qui se rapprochent de concepts rationnels formés à partir des images sensibles.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

toute son attention à surveiller ces pensées, et à les garder292. Il doit « rassembler » (συνάγειν) ces représentations, comme Ézéchias « rassemble un peuple nombreux »293, et à cette fin « garder saines et inaccessibles les puissances de l’âme. »294 En effet, ces pensées, si elles ne sont aucunement mauvaises en ellemêmes, sont le véhicule privilégié de l’ennemi pour s’introduire dans l’âme295. Il faut constater par ailleurs que dans la tradition monastique égyptienne à laquelle se rattache aussi le monachisme palestinien, le combat contre le mal prend toujours la forme d’une lutte contre les démons qui sont des êtres concrets, des esprits du mal296. Les démons, s’ils ne sont pas visibles aux sens – quoique les moines à l’œil exercé les voient souvent de façon sensible – ne peuvent s’attaquer à un homme que de façon extérieure et corporelle. Ils n’ont accès à l’intellect humain que par le moyen du corps297. Ce sont d’ailleurs des êtres corporels, même si leur corps n’est pas de la même nature que le nôtre. Maxime quant à lui préfère parler du « Mauvais » (ὁ πονηρός) au singulier ou du « diable » 292 Le thème de la veille ou de la garde est aussi présent à la question 27 : la ville de Joppé signifie pour Maxime « surveillance », car elle est située sur une hauteur près de la mer, elle constitue donc un point d’observation pour « veiller sur la praxis » et « surveiller les incursions invisibles des esprits du mal ». Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 113-133, Vinel, 2010 : p. 328. 293 Ce passage semble faire écho à Évagre qui considère que le moine doit garder ses pensées comme un berger qui fait paître son troupeau : « Les représentations de ce siècle, le Seigneur les a confiées à l’homme comme des brebis à un bon pasteur ; […]  Il faut donc que l’anachorète garde nuit et jour ce petit troupeau, de peur qu’une des représentations ne devienne la proie des bêtes sauvages ou ne tombe aux mains des brigands… » (Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, 17, 1-15, p. 210-211). 294 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 92-93, Vinel, 2012 : p. 98. 295 C’est également ce qu’affirme Évagre : « Toutes les pensées démoniaques introduisent dans l’âme des représentations d’objets sensibles : impressionné par elles, l’intellect porte en lui les formes de ces objets ; et alors c’est d’après l’objet qu’il reconnaît le démon qui s’en est approché » (Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, 2, 1-5, p. 155). 296 Cf.  en particulier la Vie de Saint Antoine par Athanase d’Alexandrie, PG 26 : 837-976. Les démons y sont décrits selon leur ruse multiforme, qui invente sans cesse une nouvelle manière de nuire par des procédés détournés. 297 Cf. Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, 37, 1-6, p. 281 : « Les démons ne connaissent pas nos cœurs, comme le croient certains hommes, car seul le Seigneur est cardiognoste, lui qui connaît l’intellect des hommes et qui a façonné tout seul leurs cœurs. C’est à partir d’une parole exprimée ou des mouvements du corps de cette sorte qu’ils reconnaissent la plupart des représentations présentes dans le cœur. » Sur l’action physique des démons, qui suscitent des pensées mauvaises par une emprise directe sur le corps humain, cf. Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, 33, p. 267-271.

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(ὁ διάβολος), montrant par là qu’il lit cette tradition monastique en rattachant plus spécifiquement les êtres démoniaques à sa vision métaphysique du mal telle qu’il l’a décrite dans l’introduction298. Cependant, il retient l’idée que c’est au moyen des objets sensibles, de leur perception et de leurs représentations dans l’intellect que le mal peut pénétrer à l’intérieur de l’âme humaine, et uniquement par ce moyen, car en soi, il n’aurait aucun pouvoir sur l’âme du fait de sa faiblesse : Sennachérib, c’est-à-dire le diable, est appelé épreuve de la sécheresse parce qu’il est démuni, pauvre, privé de toute puissance personnelle pour se soulever contre nous ; sans les objets sensibles par lesquels il combat habituellement l’âme, il n’est capable de nous faire aucun dommage, et pour cette raison il a besoin de la tyrannie, méditée contre nous, des sources situées en dehors de la ville, c’est-à-dire des représentations matérielles, par lesquelles il lance à l’assaut de l’âme les apparences et les formes des réalités sensibles299.

En effet, dans l’introduction, Maxime a exposé une doctrine du mal selon laquelle celui-ci n’a pas d’existence, et donc ne possède aucune puissance naturelle en lui-même. Le mal n’agit qu’avec la puissance du bien en la détournant avec perfidie. Ainsi, il a besoin de la puissance naturelle des objets sensibles pour pouvoir avoir une influence sur l’âme. Il se sert donc des biens de la création de façon détournée pour pénétrer dans l’âme au moyen des images sensibles produites par les organes des sens, puis par l’activité de sensation : ce sont les formes et les figures (εἴδη καὶ σχήματα)300. Nous retrouvons là les deux premières étapes de l’activité de sensation, que sont la production d’un reflet ressemblant dans l’organe sensoriel (σχῆμα), dont la faculté de sensation tire une forme sensible (εἶδος). C’est à partir de ces formes et de ces figures qu’il fabrique (δημιουργεῖσθαι) les passions. À  travers cette idée de fabrication, nous retrouvons l’image de la fabrication du veau d’or de la question 16, où Maxime décrit très précisément le processus de la formation des passions dans l’âme par l’intrication de l’objet sensible, de la sensation et des puissances naturelles301. Dans notre texte, Maxime insiste sur l’action du Malin qui se cache dans les réalités sensibles pour pénétrer l’âme à travers la sensation, et produire ainsi « la confusion des passions », dans laquelle Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 209-275, Vinel, 2010 : p. 132-136. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 171-178, Vinel, 2012 : p. 104. 300 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 114, Vinel, 2012 : p. 100. 301 Cf. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 71-72, Vinel, 2010 : p. 228. 298 299

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les puissances, c’est-à-dire la raison, l’ardeur et le désir, se détournent de leur objet naturel pour venir se confondre avec la sensation et son objet. 2.2. La fonction médiatrice de la connaissance des êtres sensibles

Mais la spécificité de la question 49, par rapport à l’analyse des passions mauvaises de la question 16, réside dans le point d’insistance de Maxime à propos du danger subsistant dans l’activité de la contemplation naturelle, à savoir l’intrusion de l’ennemi dans l’âme grâce aux représentations du sensible. Ce danger est lié à la fonction médiatrice de la connaissance du sensible. En effet, la science du sensible effectue le lien vers la partie intelligible de l’âme, et de par ce passage même, une voie est ouverte à l’ennemi, lui permettant d’investir l’intellect lui-même en tant que faculté de connaître l’intelligible, et de le tromper de façon décisive. De fait, la connaissance du sensible prend son point de départ dans l’activité proprement dite de la sensation qui est la conception des formes et des images sensibles, et se déploie suivant toutes les étapes intermédiaires qui relient la perception d’une forme sensible à la compréhension de sa forme intelligible. À partir des représentations mentales proches du monde sensible par leur caractère divisible et composé, elle émet le logos leur correspondant, qui, une fois dépouillé de la forme sensible qui lui est d’abord attachée, conduit l’intellect à la connaissance de la réalité intelligible302. Mais, pour ce faire, le passage par la forme sensible et sa représentation est indispensable. De la sorte, il apparaît clairement que, si l’ennemi peut s’insinuer dans les représentations du sensible, il va pouvoir aussi s’infiltrer dans l’ensemble du « logos de la science des réalités sensibles qui, telle une rivière, parcours l’âme comme une cité »303, et atteindre l’ensemble des facultés de connaissance humaine, en empêchant le passage vers la connaissance intelligible. En effet, le fleuve qui divise la ville en deux montre la centralité de ce passage pour la vie de l’âme, et comment, si les eaux de ce fleuve sont contaminées par l’ennemi, celui-ci peut prendre possession de l’ensemble de la cité. Le passage suivant examine plus en détail cette question : Les sources situées en dehors de la ville, c’est-à-dire de l’âme, ce sont toutes les réalités sensibles ; les eaux des sources, les représentations issues de celles-ci ; la rivière qui divise la ville par le milieu, la connaissance obtenue par la contemplation naturelle à partir des représentations sen Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 52-56, Vinel, 2010 : p. 322-324. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 99-101, Vinel, 2012 : p. 100.

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sibles : cette connaissance passe au milieu de l’âme, elle est comme la frontière entre l’intellect et la sensation. En effet, la connaissance des réalités sensibles (γνῶσις τῶν αἰσθητῶν) n’est pas complètement étrangère à la faculté intelligible et elle n’est pas non plus totalement du ressort de la seule activité sensible ; mais, se trouvant en quelque sorte au milieu du passage de l’intellect vers la sensation et de la sensation vers l’intellect, elle produit par elle-même leur conjonction mutuelle, façonnée qu’elle est quant au sensible, par la forme des réalités sensibles (κατ’ εἶδος τυπουμένη τοῖς σχήμασι τῶν αἰσθητῶν), et quant à l’intellect, transposant en logoi les impressions des formes (εἰς λόγους τῶν σχημάτων τοὺς τύπους μεταβιβάζουσα). C’est pourquoi la rivière qui divise la ville par le milieu peut avec vraisemblance désigner la connaissance des réalités visibles, qui est comme l’intervalle entre deux hauteurs, je veux dire l’intellect et la sensation304.

La polarité constitutive de la nature humaine, qui se situe entre le monde sensible et le monde intelligible, est ici particulièrement soulignée, comme Maxime l’a déjà évoqué dans l’introduction305. La sensation exprime le rapport de l’homme au sensible, l’intellect son rapport à l’intelligible. Ces deux pôles sont comme deux points-limite représentés ici comme deux hauteurs, c’est-à-dire les deux extrémités de la nature de l’âme. Au milieu passe ce fleuve qui opère la conjonction entre les deux parties de la ville, et qui est la connaissance des réalités sensibles : γνῶσις τῶν αἰσθητῶν. Dans sa partie en lien avec la sensation, la connaissance des réalités sensibles est « façonnée par la forme des réalités sensibles »306 (κατ’ εἶδος τυπουμένη τοῖς σχήμασι τῶν αἰσθητῶν). Elle prend donc en quelque sorte la forme extérieure de ce qu’elle voit. Le terme σχῆμα, en effet, ne désigne pas la forme au sens d’essence, mais signifie la figure extérieure d’un objet, ses contours. Il s’agit donc de tout ce qui frappe les sens. Conformément à cette figure extérieure est produite une image sensible (εἶδος) qui lui est totalement ressemblante dans la faculté sensible. Dans sa partie en lien avec l’intellect, « elle transpose en logoi les impressions des formes. »307 Dans ce passage, l’expression « les impressions des formes » (τῶν σχημάτων τοὺς τύπους) fait référence à l’empreinte308 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 208-224, Vinel, 2012 : p. 106-108. Q. Thal. Intro., Laga-Steel, 1980 : 1-29, Vinel, 2010 : p. 116-118. 306 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 220, Vinel, 2012 : p. 108. 307 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 221-222, Vinel, 2012 : p. 108. 308 Le sens de l’expression τῶν σχημάτων τοὺς τύπους pose question. En effet, il ne semble pas coïncider avec la typologie décrite dans la question 27, et selon laquelle le 304 305

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de la forme de l’objet laissée dans l’âme, qui est presque équivalente à la représentation. C’est le souvenir, la trace de cet objet, comme un sceau qui laisse son empreinte dans un morceau de cire309. La connaissance du sensible possède donc le pouvoir de transposer cette empreinte en un logos qui puisse être appréhendé par l’intellect. Elle effectue, selon une gradation progressive, une véritable analyse du donné sensible qui lui permet d’y retrouver son logos, et par là-même son archétype intelligible. L’image ou forme sensible qui s’est formée dans l’âme est ensuite « transposée » (μεταβιβάζουσα) en logos. Le verbe utilisé ici indique que c’est la science du sensible qui conduit son objet d’une dimension de la réalité à l’autre, et que cette science est donc capable d’assurer une continuité entre les deux pôles, le sensible et l’intelligible, elle possède donc vraiment une fonction médiatrice : « se trouvant en quelque sorte au milieu du passage de l’intellect vers la sensation et de la sensation vers l’intellect, elle produit par elle-même leur conjonction mutuelle »310. Nous avons pu constater comment se produit ce passage dans l’analyse de la question 27, où Maxime montre comment la sensation peut tirer de la forme sensible un logos du sensible, puis comment ce logos, effectuant une montée à travers les différentes facultés de connaissance que sont la sensation, l’imagination, l’opinion et la raison, est peu à peu dépouillé des caractéristiques qui l’apparentent au monde sensible pour être appréhendé par l’intellect et permettre la connaissance de la forme intelligible311. Cette unité de la connaissance du sensible et de l’intelligible, réaffirmée fortement dans la question 49 avec l’image du fleuve traversant la cité et jouant le rôle d’interface entre les deux hauteurs (ὡς monde sensible est la figure (τύπος) du monde intelligible. D’après le contexte de la question 49 et le rapprochement de vocabulaire que nous avons déjà constaté avec l’œuvre d’Évagre, il semble plus pertinent de rapprocher cette expression du processus de la sensation typiquement stoïcien décrit par Évagre. En effet, pour ce dernier, l’intellect reçoit en lui une empreinte de la forme de l’objet sensible perçu par les sens : « Il faut commencer par dire comment l’intellect par nature reçoit les représentations de tous les objets sensibles, et une empreinte (τυποῦσθαι) conforme à eux par l’intermédiaire de l’instrument qu’est notre corps. » (Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, 25, 8-11, p. 155) 309 Cette image est déjà présente chez Platon (Théétète, 191 d) et Aristote (De anima, II, 12, 424 a 19). Elle a été reprise par les Stoïciens : « Ils disent que la représentation (φαντασία) est une empreinte (τύπωσις) dans l’âme, ce nom étant proprement pris des empreintes qui sont faites par l’anneau dans la cire. » (Diogène Laërce, Vies, VII, 46) 310 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 216-219, Vinel, 2012 : p. 108. 311 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 50-55, Vinel, 2010 : p. 322-324.

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τῶν ἄκρων οὖσα μεταίχμιος)312 que sont la sensation et l’intellect, repose sur la vision unifiée de la réalité elle-même, puisque le sensible et l’intelligible sont deux dimensions d’une réalité unique, et d’un logos unique. La sensation et l’intellect sont comme les deux points extrêmes (τὰ ἄκρα) qui délimitent l’âme et lui confèrent son dynamisme. Ainsi, Maxime pense et explicite le chemin allant de la forme sensible jusqu’au logos de l’objet contemplé. Cette forme sensible ne semble pas être un obstacle pour la connaissance de ce qui est incorporel, contrairement à la vision d’Évagre qui implique que toute représentation corporéiforme constitue un empêchement à la connaissance de ce qui est au-dessus de la nature corporelle313. En effet, pour Maxime, la sensation a besoin de cette stimulation proprement sensible et corporéiforme pour pouvoir y « graver » « les logoi des réalités intelligibles »314 : c’est ainsi que la faculté de connaissance sensible est capable de « transposer » les empreintes sensibles en logoi. L’âme se reconnaît elle-même en quelque sorte dans le sensible, car il elle y reconnaît ce même logos qui fait le lien entre toutes les dimensions du réel. C’est grâce à cette pensée du logos que Maxime peut faire le lien de continuité entre les différents niveaux de connaissance humaine, la sensation et l’intellect, reliés l’un à l’autre

Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 223. La comparaison avec la pensée d’Évagre est encore une fois intéressante sur ce point. En effet, Évagre lui-même apparaît comme une des sources de Maxime en proposant ce même schéma de la connaissance qui passe de la sensation à l’appréhension des raisons des êtres, appelée contemplation naturelle. Cependant, comme au sujet des puissances de l’âme, la vision d’Évagre apparaît comme plus compartimentée, et celle de Maxime plus unifiée, il en est de même pour la doctrine de la connaissance. Ce qui constituait chez Évagre un ensemble d’étapes successives à franchir est pensé chez Maxime comme une continuité, dans laquelle les étapes inférieures ne sont pas à négliger, car elles contiennent et préparent les étapes supérieures. Ainsi, Évagre distingue deux types de représentations, les unes laissent une empreinte sur l’intellect, les autres n’en laissent pas (cf. Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, 41, 1-3, p. 291). Il distingue la forme sensible inscrite dans l’âme, puis la représentation qui en découle, toutes deux apparentées au caractère sensible de l’objet perçu, car elles sont encore divisibles et étendues, même si c’est d’une manière imaginative, de la raison explicative, le logos de cet objet, qui ne laisse pas d’empreinte, car il ne possède plus aucune caractéristique corporelle. L’ascension de l’âme vers la connaissance de Dieu se fait par l’abandon des étapes antérieures. Il s’agit de délaisser toutes les pensées qui laissent une empreinte corporéiforme dans l’âme : en effet, « les représentations qui imposent une empreinte et une figure à notre faculté directrice troublent l’œil droit [de l’âme], celui qui contemple, au moment de la prière, la bienheureuse lumière de la Sainte Trinité » (Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., SC no 438, Cerf, 1998, 42, 4-7, p. 297). 314 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 13-14, Vinel, 2010 : p. 116. 312 313

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par cette capacité de connaissance du sensible315. Le rôle de la sensation s’en trouve ainsi fortement mis en avant. Finalement, ce qui fait obstacle à l’activité de l’intellect n’est pas la représentation du sensible, mais le mal qui s’est introduit dans l’âme en même temps qu’elle, et qui a entraîné les puissances de l’âme dans un mouvement passionné. Il faut en conclure que si la connaissance du sensible peut laisser pénétrer l’ennemi dans l’âme, lorsque ses puissances ne sont pas disposées de façon juste, elle sera aussi capable de restaurer la contemplation naturelle dans sa valeur intrinsèque, comme nous allons tâcher de le montrer maintenant. 3. Le remède contre le mal Maxime ne se contente pas de décrire la posture de l’âme assiégée par le Mauvais, mais il propose aussi un remède à cette situation et une stratégie à mettre en œuvre en pareil cas. Comme nous l’avons déjà mentionné, Maxime suggère de fermer les sources de la perception sensible en rassemblant l’âme en elle-même, loin de tout contact avec l’extérieur, dans la prière et la solitude : Ainsi donc l’intellect qui sait échapper en gnostique aux liens invisibles doit éviter de se tourner vers la contemplation naturelle ; et au moment de l’assaut des mauvais démons, il ne doit pas faire autre chose que prier, dompter son corps par des efforts, renverser avec zèle la manière de penser terrestre et veiller sur les remparts de la ville – je veux parler des vertus sentinelles de l’âme ou des moyens de veiller sur les vertus, je veux dire la tempérance et la patience  –, grâce aux pensées bonnes qui lui appartiennent naturellement316.

Cette concentration de l’âme en elle-même se produit par les moyens traditionnels de l’ascèse monastique que sont l’ascèse corporelle mais surtout la garde des pensées, puisque, comme nous l’avons vu, lorsque le mal ne peut plus pénétrer dans l’âme par le moyen des objets sensibles eux-mêmes, il le fait par le biais des représentations de ces objets sensibles restées dans l’âme. Ainsi, le moine devra-t-il surveiller chacune de 315 Ce que Maxime confère ici à une connaissance du sensible distincte de la sensation est attribué le plus souvent à la sensation elle-même considérée dans un sens plus large, comme c’est le cas dans l’introduction. Manifestement, la sensation elle-même projette le logos qu’elle « grave symboliquement dans les formes des réalités visibles ». Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 13-14, Vinel, 2010 : p. 116. De même, dans l’Ambigua 10, Maxime dit de la sensation qu’elle « possède » « les logoi spirituels des choses sensibles », cf. Amb. Io., 10, PG 91 : 1113AB. 316 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 137-145, Vinel, 2012 : p. 102.

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ses pensées et remplacer les représentations qui conduisent au développement des passions par des pensées naturellement bonnes317, il doit se concentrer sur la prière pour recevoir de Dieu la capacité de vaincre les dispositions passionnées présentes en lui. En effet, le mauvais, lorsqu’il se mêle à la sensation, enflamme les trois puissances de l’âme dans une disposition passionnée à l’égard des biens sensibles perçus dans la contemplation naturelle. Il produit cet état irrationnel que Maxime a déjà décrit dans la question 16318 : « la disposition productrice du mal qui se développe irrationnellement dans les trois puissances de l’âme à cause des réalités sensibles, et aussi de l’opération des sens qui leur est liée »319. Cet état est représenté par le nombre des cent quatre-vingt-cinq mille, car il réalise une conjonction malsaine entre la disposition des trois puissances de l’âme et l’exercice de la sensation320, démultipliant ainsi la production du mal et des passions dans l’âme. Or, ce qui rend l’homme vainqueur de la disposition passionnelle qui prend possession des puissances de l’âme, c’est la prière, mais plus que l’exercice lui-même de la prière, c’est la qualité de la relation avec Dieu qu’elle implique. Nous retrouvons ici, bien qu’elles ne soient pas citées explicitement, le fruit des trois vertus de foi, d’espérance et de charité, et tout spécialement de la charité. En effet, lorsque les puissances de l’âme sont entièrement tournées vers Dieu par les vertus, en tendant vers Dieu comme l’objet du désir, de l’ardeur et de la raison, l’âme tient Dieu pour responsable de la victoire, puisque c’est Dieu lui-même qui oriente tout le dynamisme des puissances vers lui seul, et les détourne par là-même des passions et de l’attachement irraisonné aux objets sensibles : Et l’intellect qui s’appuie davantage sur la prière que sur sa puissance propre, et qui désigne Dieu seul comme responsable de tout redres317 Cf.  Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 145, Vinel, 2012 : p.  102. De même pour Évagre, « les pensées se coupent les unes les autres », ainsi, il est possible de couper les mauvaises pensées en les remplaçant par des bonnes, cf. Évagre, Sur les pensées, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, 7, 1-3, p. 175. 318 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 6-11, Vinel, 2010 : p. 224. 319 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 133-136, Vinel, 2012 : p. 102. 320 Cf. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 256-263, Vinel, 2012 : p. 110. Le nombre de 180 est obtenu en multipliant 60 et 3, c’est-à-dire un multiple de 6 qui signifie la disposition, et 3 pour les trois puissances de l’âme. Au nombre 180000, Maxime ajoute le nombre 5, qui représente les cinq sens, pour obtenir les 185000. Cette utilisation de la symbolique des nombres donne une image évocatrice du cercle vicieux qui s’empare de l’âme, et produit de plus en plus de mal, lorsque les puissances de l’âme sont connectées avec les sens de façon malsaine, se laissant emporter par la passion et le désir des objets sensibles, et détournant la sensation de son but naturel qui est la contemplation des logoi.

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sement et de toute victoire contre les démons tue cette disposition, comme avec l’aide de quelque messager du Verbe divin de la connaissance. Ainsi, celui qui, au moment où se réveillent les épreuves, renonce à la contemplation naturelle et s’attache à la prière en concentrant son intellect, à l’écart de tout, sur lui-même et sur Dieu, tue l’état lié aux puissances naturelles de l’âme, qui produit le mal lorsqu’elles sont mues contre nature vers les sensations321.

À la fin de cette étude de la question 49, le problème se pose donc de savoir si, pour échapper aux manœuvres du diable, et pour progresser vers l’union à Dieu, l’homme doit renoncer à la contemplation naturelle. En effet, cette injonction semble en contradiction avec le propos de Maxime lui-même dans la question 27322, qui fait de la contemplation naturelle une étape centrale du progrès de l’âme vers Dieu, entre la pratique et la théologie. L’ensemble du contexte et de l’anthropologie de Maxime semble donc induire une interprétation du renoncement à la contemplation naturelle comme un passage provisoire, une nécessaire purification intérieure pour débarrasser le croyant de ses dispositions passionnées, et non un conseil définitif. En effet, la contemplation naturelle, si elle est une voie qui conduit à la théologie pour Maxime, n’est pas un obstacle à la connaissance de Dieu, et c’est bien là tout le sens des développements de la question 27323. Il est possible que cette étape de la concentration de l’âme en ellemême, si elle apparaît au premier abord comme un conseil de l’ordre de la philosophie pratique, puisse aussi être considérée comme faisant partie intégrante du processus même de la contemplation naturelle. En effet, une fois rassemblée en elle pour ne s’adresser qu’à Dieu seul dans la prière, l’âme reçoit « l’aide de quelque messager du Verbe divin de la connaissance » (ἀγγέλος τις τοῦ θείου λόγου)324. Quoique cette mention reste quelque peu mystérieuse, la question 50 nous en révèle un peu plus, puisqu’il s’agit encore du commentaire de la suite du texte biblique tiré du deuxième livre des Chroniques : « Le Seigneur envoya un ange, qui élimina tout puissant, guerrier, commandant et général dans le camp du roi d’Assour »325, cet ange est interprété par Maxime comme étant Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 263-272, Vinel, 2012 : p. 110. Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 84-91, Vinel, 2010 : p. 324-326. 323 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 50-55, Vinel, 2010 : p. 322-324. 324 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 263-264, Vinel, 2012 : p. 110. 325 2 Ch 32, 20-21. 321 322

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le « logos plus grand de la sagesse et de la connaissance »326 que Dieu envoie pour le salut de l’âme. Il semble donc que ce logos de la sagesse et de la connaissance soit une participation au Verbe divin lui-même327, qui permettra à l’âme de retourner vers les réalités du monde sensible avec la connaissance même du Logos qui présida à leur création, et dans une disposition parfaitement ajustée de ses puissances. En effet, le mouvement même de la connaissance des réalités sensibles est un mouvement qui va de la sensation à l’intellect, mais aussi de l’intellect à la sensation328, puisque celle-ci est « en quelque sorte au milieu du passage de l’intellect vers la sensation et de la sensation vers l’intellect »329. Ainsi, la connaissance des réalités sensibles reconnaît les logoi dans les formes sensibles qui découlent de son contact corporel avec les objets sensibles par le moyen des sens. En même temps, elle reçoit de l’intellect uni à Dieu cette participation au « logos plus grand de la sagesse et de la connaissance », un logos plus grand, parce qu’il s’agit de la participation au Logos unique de qui découle toute existence et toute connaissance, et elle peut retourner vers le monde sensible forte de cette aide, et « graver » « symboliquement dans les formes des réalités visibles les logoi des réalités intelligibles »330. Le retrait temporel de l’âme loin de l’expérience sensible apparaît donc comme un temps nécessaire à la contemplation naturelle, comme dans le va-et-vient d’une respiration, pour qu’un équilibre soit établi entre le contact avec le monde sensible, et la relation tout intérieure à la sagesse qui l’informe et le fait exister.

Q. Thal. 50, Laga-Steel 1980 : 144-145, Vinel, 2012 : p. 134. L’expression « logos de sagesse » semble faire référence à la sagesse divine manifestée dans la beauté du monde visible, comme le laisse entendre le début de la question 51 : « Dieu, après avoir établi toute nature visible, ne la laissa pas être mue par la seule sensation, mais il sema dans chacune des espèces qui l’emplissent à la fois des logoi spirituels de sagesse et des modes de conduite bien ordonnée, de façon à ce que non seulement l’auteur des créatures, lui qui est révélé par les logoi des êtres créés, soit proclamé à pleine voix par l’intermédiaire des créatures privées de parole, mais qu’aussi l’homme, éduqué par les lois et les modes des réalités visibles, trouve aisément le chemin de justice conduisant à lui. » (Q. Thal. 51, Laga-Steel 1980 : 7-17, Vinel, 2012 : p. 142) Il semble donc que cette sagesse divine à la fois soit révélée intérieurement à l’homme dans la prière, et à la fois se dévoile à travers le monde sensible, et que chacune de ces révélations renforce l’autre. 328 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 56-59, Vinel, 2010 : p. 324 et Myst. 2, Boudignon 2011, 253-255. 329 Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 216-218, Vinel, 2012 : p. 108. 330 Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 13-14, Vinel, 2010 : p. 116. 326 327

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Conclusion Pour récapituler, la question 49, tout en reprenant le thème évagrien du combat contre les pensées, propose de nombreuses réflexions qui manifestent les convictions anthropologiques de Maxime. Les deux principales sont, d’une part l’intégration et la synthèse des trois puissances de l’âme – appelées ici puissances de l’intellect – dans la charité, et d’autre part la fonction médiatrice de la connaissance des réalités sensibles, qui effectue le passage des sens vers l’intellect, et de l’intellect vers les sens. Ces deux enseignements manifestent aussi la dialectique de Maxime contre l’origénisme monastique qui s’est développé tout particulièrement dans les monastères de Palestine à partir d’une lecture quelque peu biaisée des œuvres d’Évagre. En effet, Maxime oppose à la partition de l’âme humaine héritée de sa préhistoire dans les doctrines origénistes, puisque l’intellect a subsisté seul avant la création de l’âme liée au corps, une vision extrêmement unifiée de la nature humaine, dans laquelle l’intellect est intimement lié aux puissances traditionnellement appelées irrationnelles ou alogiques que sont le désir et l’ardeur, et dans laquelle la connaissance des réalités sensibles permet d’unir étroitement les sens et l’intellect dans un mouvement d’aller-retour capable de transposer l’information sensible en information intellectuelle et vice versa. Conclusion de la première partie de l’examen des matériaux Au terme de cette première grande partie de notre examen des textes, se dessine le caractère de l’activité par laquelle l’être humain appréhende le monde sensible, et à travers lui, le Créateur qu’il manifeste. En effet, la sensation ne se réduit pas à la perception des seules qualités sensibles des êtres, mais elle est considérée par Maxime dans un sens bien plus large, comme l’activité qui constitue le commencement d’une véritable science du sensible, c’est-à-dire qui fraie le chemin permettant de passer de l’appréhension du visible à la perception de l’invisible. La sensation doit en effet permettre la reconnaissance, dans l’information tirée du sensible, d’un logos, qui est commun à la fois au monde sensible et au monde intelligible, car il se trouve dans l’intention divine sur chaque être créé. Ainsi, la science du sensible devient également une participation au Logos créateur par la connaissance des logoi des êtres dans lesquels il se manifeste. Mais un tel chemin de connaissance suppose dans la condition actuelle de l’humanité atteinte par le mal, une transformation du mode de la connaissance et de la pratique détourné par le péché, pour retrouver le fonctionnement et la synergie naturelle des facultés. C’est ainsi que

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la relation de l’homme au monde sensible est par excellence le lieu du combat spirituel. L’enjeu de cette lutte est la libération des puissances de l’âme de l’asservissement aux biens sensibles, provoqué par les passions mauvaises. Or, cette libération ne devient possible que grâce à la connaissance juste du sensible, une connaissance qui ne s’arrête pas à l’extériorité mouvante et corruptible de la matière, mais qui peut remonter, à partir de l’apparence sensible elle-même, jusqu’au principe stable du créé qui se trouve en Dieu. Ainsi, l’être humain, en contemplant la création, cesse d’être idolâtre en cherchant dans le sensible le moyen de trouver sans cesse l’objet d’un désir et d’un plaisir égoïste jamais assouvi, mais accède à la connaissance et à l’amour du Créateur, par l’admiration dont il est saisi devant la beauté des êtres.

4.3. La sensation dans la nature restaurée Introduction Le combat spirituel dont il a été question dans la première partie n’est pas l’œuvre de l’homme seul livré à ses propres ressources. L’existence humaine, sa nature et son histoire appartiennent à l’ensemble plus vaste de l’Économie de la création et du salut, où se joue un drame dont l’acteur principal est le Logos divin lui-même, qui prend en charge la lutte contre le mal à laquelle l’homme participe. Ainsi, c’est le Christ vrai homme et vrai Dieu qui est en mesure de restaurer la nature humaine et sa capacité de connaître pour la rendre fidèle à son propre projet créateur, et lui rendre aussi la dignité de sa vocation. Par la venue du Verbe dans la chair, en effet, le salut est apporté à la nature humaine par la réconciliation opérée entre le corps et l’âme, et entre la sensation et l’intellect. Le Verbe est le principe créateur à la fois de l’intelligible et du sensible, lui seul, qui possède en lui tous les logoi des êtres, contient cette loi de proportionnalité qui tient l’unité du sensible et de l’intelligible comme deux dimensions distinctes d’une seule et même réalité. Il est donc en mesure de supprimer les divisions introduites par le mal dans le monde créé et dans la nature humaine. L’action salvatrice et unificatrice du Verbe sera le thème principal de l’examen de la question 62. Ensuite, nous aborderons, à travers l’examen de la question 55, la question du passage de la loi de la nature à la loi de l’Esprit. En effet, la restauration de la nature humaine dans la condition initiale de son

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existence est en même temps une ouverture de cette nature vers un état qui dépasse ses propres limites. La nature humaine tend vers sa sortie du temps et de l’espace, dans le don par la grâce d’une existence au-delà des limites du monde sensible, qui constitue non pas l’abandon pur et simple de la vie spatio-temporelle de l’homme comme une étape caduque et sans signification, mais bien au contraire, sa synthèse et son accomplissement. C’est bien le sens de la définition de la vocation humaine qui se déploie à travers la description des cinq unions dans la question 48. L’homme est un être chargé de réunir en lui les différentes divisions par lesquelles le monde a été créé. Il possède donc une tâche centrale dans l’Économie de la création. Étant lui-même un microcosme, il a pour mission, à la suite du Verbe, de réaliser la synthèse du monde sensible et de conduire celui-ci à son union finale en Dieu et à son accomplissement. Cette synthèse se réalise tout particulièrement par son activité de connaissance qui unit le sensible et l’intelligible. Enfin, pour clore l’examen des textes, nous terminerons par la question 60, qui évoque l’état final de l’être humain, et la connaissance ultime de Dieu. Or, cette connaissance est appelée « sensation ». Cependant, il s’agit d’un emploi analogique du terme, Dieu n’étant pas un objet sensible. Pourtant, l’usage de ce même terme au sujet de l’union finale avec Dieu entre en cohérence avec la vision globale de Maxime selon laquelle l’état final de l’être humain est constitué par la synthèse et l’unification de tout ce qui a été acquis au cours de son existence dans le temps et l’espace. À travers l’examen de ces quatre derniers textes, nous pourrons ainsi étudier la place de la sensation dans le retour de l’homme vers Dieu au moyen du don de la grâce, et par ce retour même, celui de la création entière. La sensation s’y trouve restaurée dans son fonctionnement originel, et profondément unie à l’ensemble des facultés de connaissance, et des facultés de l’âme en général, pour participer à une synthèse ultime en Dieu, non seulement de toute la nature humaine, mais de toute la création sensible à travers elle. 4.3.1. L’action salvatrice de la venue du Verbe dans la chair d’après la question 62 Plan de la question 1. Le Christ, unique hypostase en deux natures (15-97) : Maxime interprète l’image de la faux comme le Verbe incarné dans la chair : il affirme et analyse le dogme de Chalcédoine concernant l’union du Verbe avec la chair.

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2. Le salut réalisé dans la création tout entière (98-199) : Description de l’œuvre de salut réalisée par le Verbe : il a pris sur lui la malédiction de la nature créée, a vaincu le diable voleur et parjure, qui avait pris possession de la maison du monde créé, et, après l’avoir chassé, repris le pouvoir sur sa propre création. 3. Le salut réalisé dans la vie de l’être humain (200-267) : Description de l’œuvre du salut réalisée par le Verbe dans l’existence personnelle des humains : le Verbe pénètre dans la disposition des cœurs que le diable avait pervertie, il détruit le mur de séparation dressé entre la chair et l’âme, l’intellect et la sensation, car, en tant que Verbe créateur, il réunit en lui le sensible et l’intelligible. 4. La restauration de la connaissance et de la vertu (268-364) : Le Verbe restaure en l’homme la pratique et la connaissance, toutes deux volées par le diable, et détournées de leur finalité première : le Verbe, étant lui-même la connaissance et la vertu, recrée en l’homme l’aptitude à bien connaître et bien agir qui lui avair été donnée à l’origine. Introduction La question 49 proposait à l’intellect attaqué par les puissances adverses de se concentrer en lui-même pour accueillir « l’aide de quelque messager du Verbe divin de la connaissance »331. Ainsi, c’était à Dieu qu’il fallait attribuer toute victoire sur le mal qui cherche par tous les moyens à pénétrer dans l’âme au moyen des représentations des objets sensibles, car Dieu seul peut avoir raison de la mauvaise disposition qui s’est formée dans la nature humaine, et cela en offrant à l’homme la participation à son Verbe de sagesse. Or, cette participation au Verbe, c’est grâce à sa venue dans la chair qu’elle s’offre intégralement à la nature humaine. Ainsi, chez Maxime, la réflexion sur l’itinéraire de l’âme dans la vertu et la connaissance est inséparable de la considération de l’histoire du salut dans son ensemble, et tout spécialement de l’union du Verbe avec la nature humaine, qui est la véritable force libératrice susceptible d’arracher l’homme à sa disposition mauvaise et à la tromperie du mal. La question 62 expose les conséquences de la venue du Verbe dans la chair sur le plan de l’anthropologie. Le Christ réalise efficacement une véritable restauration de la nature humaine dans son logos originel et fi Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 263-264, Vinel, 2012 : p. 110.

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nal. Comme, de Dieu qu’il était, il s’est uni la nature humaine dans une union parfaite selon l’hypostase, de même, il vient rétablir la synthèse et l’unité qui sont le propre de la nature humaine, mais qui ont été brisées par le péché. Ainsi, le Christ, en prenant sur lui la nature humaine, vient réconcilier le corps avec l’âme et la sensation avec l’intellect. Il vient retourner les puissances du désir et de l’ardeur vers leur fin naturelle et rétablir la nature humaine dans la bonne disposition qui lui permet d’accomplir la pratique et la connaissance. Le discours de Maxime s’organise autour de plusieurs figures scripturaires, avec notamment l’image de la faux volante dont l’interprétation a été explicitement demandée dans la question. Cependant, il glisse ensuite vers l’image de la maison qui lui offre le support structurel pour l’avancement de sa pensée. En effet, la maison signifie d’abord le monde, le cosmos, dans lequel pénètre le Verbe en prenant chair. Mais cette image de la maison se rapporte à plusieurs niveaux de réalité. L’incarnation est le salut du cosmos, le salut de l’âme, et le salut du corps, par le fait même de l’union du Logos divin avec la nature humaine concrète. La maison dans laquelle le Verbe pénètre signifie aussi l’âme humaine, et à l’intérieur de l’âme, la disposition personnelle de chacun. Nous suivrons donc dans cette analyse le mouvement de la pensée de Maxime de l’extérieur vers ce qui est le plus intime dans l’âme humaine, en traitant d’abord du salut accompli dans le monde et son histoire, c’est-à-dire dans l’Économie – un terme qui contient en lui-même la notion du monde comme une maison – puis de la réconciliation accomplie par la venue du Verbe à l’intérieur de l’âme humaine. Dans les précédentes analyses, celle de l’introduction, puis des questions 16, 27 et 49, nous nous sommes attachés à montrer le changement de regard que l’homme séduit par la tromperie du mal est appelé à effectuer pour retrouver son logos originel, un changement dont la sensation est l’enjeu central, puisque c’est par les apparences sensibles que le mal avait cherché à pénétrer dans l’âme. La question 62 apporte deux éléments principaux à notre recherche. D’une part ce changement profond requis pour l’avancée de l’homme vers Dieu n’est pas du ressort des seules forces humaines, mais il est le salut apporté par le Verbe fait chair et accueilli dans la foi. D’autre part, ce salut est objectivement caractérisé par la réalisation d’une synthèse et d’une réconciliation du corps avec l’âme, de la sensation avec l’intellect.

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1. Incarnation et salut Dans la question 62 Maxime répond à la question des modalités du salut, il explique de quelle façon l’incarnation du Christ sauve la nature humaine. Or, l’événement qui effectivement opère le salut, c’est l’union du Logos à la nature humaine. Cette union n’est pas limitée dans le temps à la naissance du Christ dans la chair. Elle était déjà présente en figure avant cet instant puisque dans les figures contemplées par les prophètes, le Verbe est déjà effectivement présent comme dans un « modelage » (διάπλασιν) : Aussi [Dieu] lui (à Zacharie) a-t-il avec sagesse préparé une faux à contempler et il lui enseigne que lui-même qui, par des figures, se modelait de multiples manières et mystérieusement dans les visions des prophètes, allait volontairement prendre par nature notre modelage en vérité, afin de montrer que la vérité d’abord annoncée en figures était présente dans les faits332.

L’union du Verbe à la nature humaine reste évidemment présente après la mort et la résurrection du Christ non seulement parce que le Christ demeure éternellement homme, mais parce que l’union des deux natures a réellement guéri et restauré la nature humaine, qui demeure pour toujours unie au Logos. 1.1. La faux comme image de la venue du Christ dans la chair 1.1.1. La foi de Chalcédoine comme soubassement de la réflexion sur l’incarnation

Maxime commence la question 62 par une longue explicitation de la foi de Chalcédoine333. Le Christ est une unique hypostase en deux natures sans séparation et sans confusion. Manifestement, la définition christologique n’est pas le propos principal de la question 62, puisque, comme dans l’ensemble des Questions à Thalassios, ce sont surtout les questions anthropologiques et ascétiques qui retiennent son attention. Mais le soin avec lequel Maxime décline cette définition est assez frappant, et témoigne de la part importante qu’elle prend dans sa pensée. D’une part, Maxime la considère comme une sorte de modèle universel pour tous les domaines de sa réflexion, et précisément pour celui qui suivra dans la suite du texte, à savoir l’union de l’âme et du corps dans Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 23-28, Vinel, 2015 : p. 126. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 29-94, Vinel, 2015 : p. 128-132.

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la nature humaine334. D’autre part, de la justesse de cette définition va dépendre son propos sur le salut accompli par la venue du Christ dans la chair. Le premier point d’insistance à relever concerne le statut de la condition corporelle. Maxime parle de l’union du Logos à la nature humaine comme d’une union du Verbe à la chair : La faux, donc, c’est notre Seigneur Jésus-Christ, le Fils monogène et Verbe de Dieu, lui qui, par lui-même, est et demeure toujours simple selon la nature mais qui en prenant à cause de moi une chair animée intellectivement, est devenu, comme lui-même le sait, composé selon l’hypostase – sans accueillir, par son union extrême à la chair selon l’hypostase, la confusion au point de n’être qu’une unique nature, ni être divisé, par son extrême différence de nature d’avec la chair, au point d’être une dyade de fils335.

L’expression de Maxime exprime le paradoxe du mystère du Verbe incarné en insistant à la fois sur son « union extrême avec la chair » et en même temps « son extrême différence de nature d’avec la chair ». La formulation est presque hyperbolique par la répétition de « l’extrême » (ἄκρον). Si l’ensemble de la réalité créée répond à la loi de l’union dans la différence, le cas de l’union des natures du Christ est vraiment l’archétype de cette loi, car il contient à la fois l’extrême de l’union et l’extrême de la différence. Or cette union n’est pas qualifiée d’emblée comme celle de la nature humaine et de la nature divine, mais comme celle du Verbe de Dieu et de la chair. Le rapport à la corporéité est donc mis en avant dès le départ. La nature humaine est qualifiée de « chair animée intellectivement » (σαρκὸς νοερῶς ἐμψυχωμένης). La même expression se trouve dans l’Amb 42 : De même en effet que Dieu, comme le dit lui-même le didascale [Grégoire de Naziance], prenant le corps à partir de la matière nouvellement achevée, c’est-à-dire subsistant déjà, y mettant une vie venant de lui – que la parole entend comme âme intellective et image de Dieu – crée l’homme, de la même façon aussi, prenant un corps de la Vierge im334 L’analogie entre l’union des deux natures dans l’unique hypostase du Christ, et l’union de l’âme et du corps dans la nature humaine a été spécialement mise en valeur par Némésius (cf. Némésius, De natura hominis 3, Morani, 1987 : p. 42-44) et Léonce de Byzance (cf. A. Grillmeier, Le Christ dans la tradition chrétienne, l’Église de Constantinople au vie siècle, Cerf, Cogitatio Fidei, 1993, p. 276-286). 335 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 29-36, Vinel, 2015 : p. 128.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

maculée comme d’une terre sans souillure, et y mettant une vie venant de lui – que la parole entend comme âme intellective et image de Dieu – il a créé son humanité, autrement dit, sans changer lui-même, dans l’assomption d’une chair animée intellectivement et raisonnablement, à cause de nous, volontairement, en tant que créateur tout-puissant, il s’est fait homme336.

L’incarnation est aussi présentée comme un modelage sur le modèle de la création d’Adam, ce qui implique une insistance sur la corporéité du Verbe dans la chair. L’ensemble de l’Amb. 42 vise d’ailleurs à montrer la valeur positive et indispensable à la constitution même de la nature humaine du corps, contre les tendances origénistes qui ne voyaient dans la corporéité de l’homme qu’une sorte de contingence dans l’histoire d’une humanité ayant son origine et sa fin dans une vie sans corps. Il est fort probable que cette même intention anti-origéniste soit également sous-jacente à la question 62. La ligne de crête qui tient ensemble l’union et la distinction est ensuite exprimée ici par la dialectique du simple et du composé. Au premier abord, l’expression apparaît comment vraiment paradoxale, puisque c’est la nature (φύσις) qui est qualifiée de simple alors qu’il y a deux natures, et l’hypostase (ὑπόστασις) caractérisée par la composition337, bien qu’il n’y ait qu’une hypostase. En effet, tout l’art de cette définition consiste dans le fait de ne jamais considérer un élément pour lui-même, mais uniquement dans sa relation aux autres. Ainsi, le Christ est simple selon la nature, parce que précisément, de deux natures, il n’est qu’une hypostase, c’est-à-dire que l’unité et la simplicité sont parfaites relativement à la nature, car ses deux natures sont parfaitement unies dans l’unique hypostase. Mais il est composé selon l’hypostase, parce que dans cette unité subsiste éternellement la distinction entre nature humaine et nature divine, en effet, éternellement, le Christ réalise l’union des deux selon son unique hypostase sans les mélanger. Ainsi, dans l’unité selon la nature, c’est l’hypostase une qui est pensée, et dans la composition selon l’hypostase, la dualité des natures. Amb. Io. 42, PG 91 : 1325A-B. La notion de composition selon l’hypostase a été développée par Léonce de Jérusalem. Comme dans l’union du fer et du feu, les deux natures restent distinctes tout en ne formant plus qu’une seule hypostase, de même pour les deux natures du Christ, de sorte que toutes les caractéristiques de chaque nature appartiennent aussi à l’autre selon l’hypostase, sans que la différence ne soit abolie. Cf. A. Grillmeier, Le Christ dans la tradition chrétienne, l’Église de Constantinople au vie siècle, Cogitatio Fidei no 172, Cerf, 1993, p. 393-395. 336 337

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Il en est de même pour le nombre, qui est le signe même de la différence338 : Nous aurions raison d’accepter le nombre seulement pour montrer après l’union la différence des natures dont est constitué le Christ, en signifiant qu’après l’union les natures sont sauvegardées sans changement, mais sans diviser par le nombre l’union des natures qui ont concouru à une seule hypostase339.

Il y a bien une addition des deux natures qui forme le nombre deux, c’est la composition selon l’hypostase, et pourtant l’union des natures dans l’hypostase n’est pas divisible, conformément à la simplicité selon la nature. Tout l’enjeu de ce discours réside dans l’œuvre de salut accomplie par le Verbe, et qui est essentiellement une œuvre d’unification, unification en tout premier lieu du Logos avec la chair, et par là-même unification de l’ensemble du créé. En effet, l’union du Logos avec la chair est en soi ce qui opère le salut, et c’est d’elle que nous savons « d’où et comment pouvoir apprendre l’abaissement (συγκατάβασιν) de Dieu pour nous »340. Or le Verbe est ce Logos universel contenant en lui tous les logoi des êtres créés. Et la chair est cette part de l’homme en contact avec le monde sensible. Il devient alors assez clair que l’incarnation du Christ concerne éminemment ce rapport entre la perception du sensible et la connaissance du logos que nous avons déjà pu examiner comme le lieu de la conversion de l’homme, le lieu d’un changement de regard et de la restauration d’une unité perdue. Ainsi, le salut arrive en quelque sorte en accomplissant le chemin inverse de celui par lequel le mal s’était introduit dans l’homme. Le mal, comme nous l’avons constaté, entre dans l’âme au moyen des objets sensibles341, autrement dit par l’intermédiaire de la chair et de la partie de l’âme qui lui est le plus étroitement liée. Ayant pénétré cette partie de l’homme, il avait rendu impossible le passage vers le logos. Mais dans l’incarnation, c’est le Logos lui-même qui rétablit ce passage en s’unissant intimement à la chair, et en la pénétrant 338 Cf. Léonce de Byzance, Epil 2, PG 86 : 1921A : « Lorsque nous parlons de deux natures, nous révélons ainsi leur différence, non pas leur division. Nous en bannissons, même si elles ne sont pas sans réalité, le dénombrement des hypostases, comme d’autre part, nous confessons le nombre des essences. » 339 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 79-84, Vinel, 2015 : p. 130-132. 340 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 53-54, Vinel, 2015 : p. 130. 341 Cf. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 171-178, Vinel, 2012 : p. 104-106.

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avec toutes les caractéristiques de la divinité. Le salut consiste donc, par cet acte d’abaissement du Logos, à rétablir et à porter à sa perfection le lien qui unissait déjà originellement la chair avec le logos en vertu de la propriété même du logos d’être la proportion unissant toutes les dimensions du réel342. 1.1.2. Signification de l’image de la faux volante

Après cette longue introduction, Maxime nous dévoile comment il en est venu à interpréter l’image de la faux volante comme la venue du Verbe dans la chair. Et ce sont les nombres cités par l’Écriture comme dimensions de cette faux qui lui donnent la matière de cette interprétation. En effet, l’image de la largeur et de la longueur de la faux montre comment, pour effectuer cette œuvre du salut, le Christ embrasse (περιέσχε) toute la nature humaine. Le chiffre dix, celui de la largeur, indique la totalité de la Loi.  Par lui, le Logos récapitule l’ensemble du mouvement de la liberté humaine : « ainsi il a embrassé tout le mouvement de la disposition autonome du vouloir dans ce qui relève de la providence »343. Ici, la providence apparaît à la fois comme la connaissance entière du mouvement de la liberté humaine, et comme l’intention divine de le ramener vers le bien344. La providence vise la finalité du salut, qui réalise une union libre de volonté entre les hommes et Dieu. Et toute la question 62 montre comment cette union se réalise dans l’Économie de l’incarnation. À cette étendue du Christ qui embrasse la liberté humaine répondra en effet l’affirmation, à la fin de la question, que le Christ par l’incarnation a la capacité d’entrer « dans les cœurs des hommes comme dans des maisons, autrement dit dans la disposition de chacun. »345 La longueur de la faux qui est le chiffre vingt, correspond à l’union du Verbe avec la chair. À travers la multiplication du chiffre quatre symbolisant les quatre éléments et du chiffre cinq représentant les cinq sens346, Maxime propose une vision dynamique de la corporéité humaine, qui Cf. Q. Thal. 35, Laga-Steel 1980, 7-18, Vinel, 2010 : p. 374. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 104-106, Vinel, 2015 : p. 132. 344 Maxime parle ici d’une providence divine s’exerçant sur le plan moral, telle que décrite dans l’Amb. 10 : Cf. Amb. Io. 10, PG 91 : 1136A : « … la providence et le jugement […] s’appliquent aux élans de notre libre arbitre en nous détournant d’une part de multiples façons de ce qui est mauvais, et en nous tournant d’autre part avec sagesse vers ce qui est bon… ». 345 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 352-353, Vinel, 2015 : p. 148. 346 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 108-111, Vinel, 2015 : p. 132-134. 342 343

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n’est pas considérée sous un angle biologique, mais dans la relation vivante entre les éléments constituant la matière, et l’âme sentant grâce aux organes du corps. Il présuppose aussi la problématique de la sensation et du rapport de l’homme au sensible. La relation entre les éléments du monde et les cinq sens est en effet au cœur du problème posé par la sensation, à savoir celui de la nature du lien qui la relie aux objets sensibles. Enfin, cette description de la faux volante se termine par l’interprétation de sa rapidité de mouvement, une rapidité associée à la foi et à l’amour, qui ne sont pas une œuvre lente, mais bien plutôt une disposition de l’intellect humain ayant un caractère d’immédiateté, lorsqu’elle est acquise : « Car il n’y a rien de plus rapide que de croire et rien de plus aisé que de confesser des lèvres la grâce de Celui en qui l’on croit ; d’un côté, en effet, on montre l’amour vivant du croyant pour le Créateur, et de l’autre la disposition chère à Dieu à l’égard du prochain. »347 Il s’avère donc, après l’analyse de la question 27 qui plaçait en exergue la foi, après celle de la question 49, qui débute par la description de l’activité des trois vertus de foi, d’espérance et d’amour dans l’âme, et après l’examen du texte présent de la question 62 qui mentionne la foi et l’amour comme l’œuvre du salut déjà accomplie dans le cœur de l’homme, que Maxime accorde une importance capitale à ces vertus de foi et d’amour, qui sont l’origine et la synthèse de toutes les vertus. En effet, elles sont le but et l’accomplissement du salut, mais elles doivent être visées dès le début comme la fin vers laquelle tend toute l’activité humaine, et aussi comme le don par excellence de la grâce répandu avec une grande rapidité et sur-le-champ dans le cœur de l’homme qui l’accueille. La spécificité de la question 62 à ce sujet, est d’avoir accolé à la mention de la foi et de l’amour celle de la « conscience bonne » « τὴν ἀγαθὴν συνείδησιν »348, qu’il faut associer à la reconnaissance et à la confession de la vraie foi : « confesser des lèvres ». Maxime pose une sorte de signe d’équivalence entre la foi, la conscience bonne et l’amour. Pour lui, il s’agit d’une seule et même disposition du cœur. Cette option est sans aucun doute à rapprocher de sa longue introduction sur la foi de Chalcédoine. En effet, confesser cette foi des lèvres et la croire intimement dans son intellect, c’est déjà accueillir la totalité du salut, puisque c’est Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 119-123, Vinel, 2015 : p. 134. Cf. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 118 et 124, Vinel, 2015 : p. 134. L’expression « la foi et la conscience bonne » est une citation de la première épître à Timothée (1 Tim 19, 2), et la mention de la conscience bonne se trouve notamment dans le Grand Asceticon de Basile, également en relation directe avec la foi et l’amour (cf. Basile de Césarée, Asceticon magnum, PG 31 : 1196C). 347 348

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reconnaître l’union du Verbe avec la chair, c’est déjà recevoir la restauration de la nature humaine, et dans cette foi, être soi-même uni au Créateur dans l’amour par le Verbe uni à notre nature humaine, et c’est aussi déjà comprendre la réalité de l’unité foncière de toute la nature humaine dans le mouvement du salut, et donc posséder la disposition à l’amour du prochain. 1.2. L’interprétation de la faux comme malédiction

La faux, qui est la venue du Verbe dans la chair, est définie comme la malédiction de la malédiction : Puisqu’en effet la désobéissance d’Adam est devenue malédiction à cause de la transgression et n’a pas laissé croître le commandement qui puisse faire naître des fruits de justice afin que la création reçoive la bénédiction, c’est dans la malédiction d’Adam que vient la bénédiction naturelle de Dieu le Père. Et elle devient malédiction de la malédiction liée au péché, pour que soit détruite la désobéissance qui s’était développée pour faire naître les fruits de l’injustice, afin que la création soit dépouillée de cette croissance du péché349.

La malédiction est ici présentée comme la conséquence de la désobéissance d’Adam, et identifiée au péché et à la mort. Le Verbe de Dieu, en descendant dans la nature humaine, a choisi d’assumer toutes les conséquences de la transgression d’Adam, et il semble que le contact même de cette nature meurtrie avec la nature divine dans l’incarnation détruise la malédiction liée au péché. Ainsi, la mort sur la croix est à comprendre comme la manifestation suprême de l’union du Verbe à la nature meurtrie350. Elle est le sommet de l’assomption par le Verbe de la passibilité351, de la corruptibilité et de la mort. Ainsi se réalise cette Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 130-137, Vinel, 2015 : p. 134. Q.  Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 146-152, Vinel, 2015 : p.  136 : « le Dieu qui a établi la naissance de la nature, en assumant volontairement la malédiction prononcée contre la nature, je veux dire la mort, a tué en la mettant à mort par sa propre mort sur la croix la malédiction qui vivait en moi par mon libre choix du péché, et la malédiction de mon Dieu est devenue malédiction et mort de mon péché… » 351 Cf. Amb. Io. 42, PG 91 : 1317A : « En effet, en consentant à une descente relative au modelage, par la loi de la naissance d’Adam avant la transgression, il prend naturellement l’innocence par l’insufflation sans ajouter l’incorruptibilité. Mais, ayant pris naturellement la passibilité de la génération maudite d’Adam après la transgression selon sa kénose volontaire, il n’a pas ajouté la faillibilité, et il devient le nouvel Adam, en prenant la naissance qui est elle-même non faillible, et en consentant aussi à la génération qui est elle-même passible. » Ce passage montre bien la différence entre la passibilité qui 349 350

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dialectique entre la malédiction et à la bénédiction : la bénédiction du Père, qui n’est autre que le Verbe lui-même, descend dans la malédiction, et par cette malédiction de la bénédiction, la malédiction est vaincue, et la bénédiction devient malédiction de la malédiction, de sorte que la malédiction devient le lieu même où se manifeste la bénédiction. D’autre part, la métaphore végétale qui affleure sans cesse avec la mention de la croissance, de la fructification et de la fécondité352, puisque la bénédiction naturelle de Dieu devait conduire Adam à porter des « fruits de justice »353, implique une corrélation étroite entre le salut d’Adam et celui de la création. En effet, la malédiction de la malédiction n’opère pas seulement dans l’âme humaine, mais s’étend à la création dans son entier, puisque, de fait, l’origine et les conséquences est du ressort de la nature, parce que la nature porte en elle les conséquences de la faute, et la faillibilité, qui n’est pas du ressort de la nature, mais de la volonté, car la naissance d’Adam est restée naturellement « innocente ». En changeant la décision volontaire, la faisant passer de la faillibilité à la non-faillibilité, le Verbe change aussi les conséquences de cette décision sur la nature, en restaurant son état primitif. Aussi, lorsque Maxime parle de l’assomption de la naissance non-faillible, il s’exprime au présent, comme désignant une réalité qui dure toujours, mais lorsqu’il parle de l’assomption de la génération passible, il s’exprime au parfait, comme désignant un événement déjà accompli une fois pour toutes, mais qui n’a pas vocation à durer, car en prenant cette passibilité, le Verbe l’a détruite pour toujours. 352 Les images de croissance végétale peuvent indiquer un lien avec la question 5 qui traite de la « terre maudite ». La malédiction y apparaît comme identifiée d’abord à la chair d’Adam (cf. Q. Thal. 5, Laga-Steel 1980 : 9-10, Vinel, 2010 : p. 172). Pourtant, ce n’est pas la corporéité qui est ici signifiée, mais, comme c’était le cas dans l’introduction, la mauvaise relation à la chair (cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 1-2, Vinel, 2010 : p. 116) qui se déploie dans les passions. Les passions sont même appelées « passions de l’intellect devenu terre » (Q. Thal. 5, Laga-Steel 1980 : 11, Vinel, 2010 : p. 172), puisqu’elles sont le détournement des puissances du désir, de l’ardeur et de la raison, qui restent enlisées dans « la recherche excessive des réalités sensibles ». La terre maudite est aussi le cœur d’Adam qui est privé des biens célestes (cf. Q. Thal.5, Laga-Steel 1980 : 2744, Vinel, 2010 : p. 174-176). Pourtant, malgré les souffrances et les épreuves résultant de son état, Adam reçoit la possibilité de retrouver l’incorruptibilité grâce à son avancée à travers les trois étapes de la pratique, de la contemplation naturelle et de la théologie. Ainsi, la mise en parallèle de ces deux textes concernant la malédiction, la question 5 et la question 62, permettent rapprocher deux mouvements qui se complètent. D’une part, Adam, dans son existence peineuse du fait de la transgression, est soumis aux passions, à la corruptibilité et à la mort. Mais par son avancée à travers le combat spirituel et la contemplation naturelle, il peut parvenir à la connaissance de Dieu. D’autre part, le Verbe de Dieu, par sa venue dans la chair, prend sur lui la passibilité, la corruptibilité et la mort qui sont le fruit de la malédiction, et dans cette union même, celle du Verbe divin et de la terre maudite, celle de la passibilité et de l’innocence, la mort est mise à mort, la malédiction est maudite. Autant le premier mouvement est lent et laborieux, autant le deuxième est souverain et rapide. Autant le premier est particulier et limité, autant le deuxième est vaste et cosmique. 353 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 130-132, Vinel, 2015 : p. 134.

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du mal sont plus vastes que la seule nature humaine. Aussi la faux pénètre-t-elle non seulement la nature humaine, mais la « maison du voleur et du parjure »354. Cette maison, « c’est le monde présent de la corruption et de la confusion continue »355, et depuis la transgression d’Adam, c’est la maison du diable : « Le voleur et le parjure, c’est en vérité le diable mauvais et menteur, […] il a souillé des nombreuses salissures des péchés l’image de la gloire divine en cherchant à faire de la richesse d’autrui sa propriété personnelle, lui qui dans sa méchanceté désire les biens d’autrui, non pour les conserver, mais pour les voler, les tuer et les mener à leur perte. »356 Maxime rappelle ici que le mal a une origine plus lointaine que la seule volonté humaine, et que l’homme a été séduit et trompé par le diable357. Il présente cet être maléfique comme dépourvu de toute richesse et de toute puissance358, mais se servant de la richesse et de la puissance de la création pour la détourner et la détruire, puisque le mal en lui-même n’a pas d’existence359, mais que toute sa puissance est dans la puissance bonne des réalités créées qu’il détourne de leur but naturel. C’est pourquoi le diable est avant tout un voleur et un menteur. Il apparaît clairement dans ce passage que, de même que la malédiction avait atteint l’ensemble de la création à cause de la séduction de l’homme et de son option pour le péché, puisque le diable s’était « approprié » la maison de la création « en pillant l’homme »360, de même, le Verbe a pénétré lui aussi l’ensemble de la « maison » cosmique. C’est en s’unissant à la nature humaine, et tout spécialement à la chair qui est partie prenante de la création visible et corporelle, que le Verbe, « l’ami des hommes rédempteur de nos âmes et de nos corps »361, restaure l’ensemble de la création en lui. Il la rétablit dans son logos originel, c’est-àdire dans son but naturel et dans son harmonie primordiale, en restaurant l’unité de la création entière dans l’Église : « et il a, par sa vertu, repris en Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 175, Vinel, 2015 : p. 136. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 175-177, Vinel, 2015 : p. 136. 356 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 158-166, Vinel, 2015 : p. 136. 357 Cf.  Q. Thal., Intro., Laga-Steel 1980 : 220-240, Vinel, 2010 : p.  134. Maxime compare aussi dans l’introduction l’homme séduit par le diable à une bête sauvage. Cf. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 167-175, Vinel, 2015 : p. 136. 358 Cf. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 171-178, Vinel, 2012 : p. 104. 359 Cf. Q. Thal., Intro., Laga-Steel 1980 : 209-219, Vinel, 2010 : p. 132. 360 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 177, Vinel, 2015 : p. 138. 361 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 192-193, Vinel, 2015 : p. 138. 354 355

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maître possession de ses propres biens, édifiant magnifiquement la sainte Église sur toute l’étendue de ce qui est sous le ciel »362. Cette vision du salut attribue donc un rôle tout à fait essentiel à la façon dont l’homme accomplit sa propre nature, puisque cette nature, par son inscription dans la chair, est solidaire de toute la création, et que c’est précisément de l’union du Verbe avec cette chair que résulte la restauration de l’ensemble du cosmos. Aussi nous faut-il dans la deuxième partie de ce commentaire, étudier plus précisément les implications anthropologiques de l’incarnation du Verbe, c’est-à-dire, le salut tel qu’il se réalise dans le cœur de chaque homme et dans l’intégralité de la nature humaine. 2. Les implications anthropologiques du salut La structure de la question 62 se déploie en suivant les figures bibliques citées dans la question posée, et Maxime propose toujours plusieurs interprétations du même passage. Ainsi, nous avons analysé l’interprétation de la faux volante, puis de la destruction de la maison du voleur et du parjure. La suite du texte effectue une sorte de grossissement de la perspective vers le salut personnel de l’être humain. Dans un premier temps, Maxime considère toujours la destruction de la maison du voleur et du parjure, qui est encore le diable, mais la maison devient alors non plus la création dans son ensemble, mais l’homme particulier, et même la disposition du cœur de l’homme (τῆς καρδίας διάθεσις)363. Dans un deuxième temps, la même image est réinterprétée dans un sens proche, mais le voleur et parjure n’est plus le diable, mais l’homme pécheur luimême. Ces deux temps nous permettront d’étudier, d’une part, comment le Verbe accomplit le salut dans la nature humaine, c’est-à-dire en détruisant le mur de séparation qui divise l’âme et le corps, la sensation et l’intellect, et en restaurant les puissances de la nature humaine dans leur finalité originelle, et d’autre part, comment l’homme doit répondre à l’initiative du Verbe pour être sauvé, car le salut n’est pas imposé à un homme passif, mais il réclame de lui qu’il quitte les diverses formes de l’hypocrisie du péché pour cultiver la bonne disposition du cœur. 2.1. L’accomplissement du salut dans l’être humain particulier

L’ensemble de la question 62 semble converger vers ce point précis de la réalisation du salut dans la structure anthropologique, et spécialement Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 197-199, Vinel, 2015 : p. 138. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 206-208, Vinel, 2015 : p. 138.

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vers l’accomplissement d’une unité différenciée dans la nature humaine elle-même entre le corps et l’âme, la sensation et l’intellect, sur le modèle de celle qui a été accomplie par le Verbe dans la synthèse de la nature divine et de la nature humaine, relativement à l’unique hypostase. C’est ce qu’expose Maxime dans ce passage : [Le Verbe] ne cesse pas de faire la paix et de réconcilier en un seul corps de vertus ceux qui étaient loin et ceux qui étaient proches, en détruisant, c’est évident, le mur de séparation364, je veux dire le péché, en annulant le document se rapportant au mal qui accuse notre disposition de vouloir et en soumettant la pensée de la chair à la loi de l’Esprit. En effet l’Écriture désigne par ceux qui sont loin, selon moi, les mouvements de la sensation, par nature loin de la loi de Dieu et totalement étrangers à elle ; et par ceux qui sont proches, les activités intellectives de l’âme, car elles ne sont pas loin du Verbe, lui étant appropriées. Ces activités, il les associe, après avoir détruit la loi de la chair par le comportement vertueux, en les liant les unes aux autres par l’Esprit. Car mur de séparation, selon moi, est le mot pour désigner la loi naturelle du corps, et la séparation, c’est la relation aux passions sous la loi de la chair, autrement dit le péché. Seule en effet la relation aux passions qui déshonorent devient une clôture pour la loi de la nature, c’est-à-dire pour l’élément passible, parce qu’elle sépare par un mur le corps de l’âme en ne laissant pas au logos des vertus de passage pratique vers la chair par l’intermédiaire de l’âme365.

Maxime superpose en quelque sorte l’image de la maison qui est la nature humaine avec celle du mur (τὸ μεσότοιχον) séparant ceux qui sont proches et ceux qui sont loin. La nature humaine, dans sa situation postérieure à la transgression d’Adam est comme une maison divisée en deux parties séparées par un mur, et c’est cette séparation que le Christ vient abolir. En effet, étant lui-même le Verbe divin, en s’unissant à la chair, il détruit le mur qui avait séparé la chair et le logos, dans toutes les implications de ces deux termes. Sur le plan anthropologique, la chair et le logos, ce sont le corps et l’âme, mais ce sont aussi la sensation, en tant que relation à la chair, et l’intellect en tant que relation au logos, et ce sont la vie pratique, l’action concrète, et le logos des vertus, c’est-à-dire la présence du Logos dans l’âme par la foi et l’amour. Le péché, qui est une décision de la volonté, se réalise pratiquement comme une mauvaise relation à la chair, aux objets sensibles et aux besoins du corps, puisque, comme nous l’avons constaté, c’est dans les Cf. Ep 2, 14-17. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 228-248, Vinel, 2015 : p. 140-142.

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apparences sensibles que le mal se cache pour tromper l’homme. C’est pourquoi ce mur de séparation est associé au corps et à la loi du corps que Maxime identifie à la sensation dans la question 55 : « Le mur c’est à l’évidence le corps, et le guide du corps c’est la loi corporelle, c’est-àdire la sensation »366. En effet, c’est par l’intermédiaire de la sensation que l’âme peut guider le corps, car si elle ne sentait pas, elle ne pourrait connaître ni le monde sensible avec lequel le corps entre en interaction, ni même les besoins du corps. Tous les besoins du corps et leur satisfaction, comme la faim, la soif, le froid et le chaud, la sécurité, sont perçus par l’âme en raison de sa nature sensible. Pourtant ce n’est pas la « loi corporelle » au sens du logos naturel du corps humain qui constitue le mur de séparation affectant l’âme après le péché, mais l’expression « la loi naturelle du corps » (ὁ κατὰ φύσιν νόμος τοῦ σώματος) doit être interprétée comme « loi passionnelle du corps » (ὁ ἐμπαθὴς νόμος τοῦ σώματος)367, du fait qu’après le péché, la nature humaine est devenue passible et affectée par les passions. C’est ainsi que le corps et la sensation, au lieu d’être pour l’âme comme un lien vers le sensible, un lieu de passage et un miroir reflétant la dimension sensible du monde créé et de sa propre nature, sont devenus comme un mur opaque, incapable désormais d’opérer la fonction médiatrice pour lesquels ils ont été faits. Lorsque le Verbe descend dans la nature humaine, il possède réellement un corps et une âme humaine. Or, étant lui-même le Logos sousjacent à toute réalité sensible et toute réalité intelligible, étant lui-même l’unité foncière du monde créé, et l’unité de la nature humaine, il a le pouvoir de détruire le mur de séparation. En effet Maxime souligne justement cette unité du monde sensible et du monde intelligible dans le Verbe créateur : « le Verbe de Dieu embrasse non seulement les puissances sensibles mais aussi les activités intelligibles, car il est le Créateur non seulement des corps mais aussi des réalités incorporelles »368. Aussi le salut de chaque être humain particulier consiste-t-il en une venue du Verbe en lui, qui le délivre des liens du péché et de la mort et l’âme et le corps, car il est réellement « l’ami des hommes rédempteur de nos âmes et de nos corps »369. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 440-442, Vinel, 2012 : p. 262. En Q. Thal. 63, Maxime interprète la même expression : « la loi de l’Esprit et la pensée de la chair » comme « loi de la grâce » et « loi passionnelle du corps » Cf. Q. Thal. 63, Laga-Steel 1990 : 342, Vinel, 2015 : p. 174. 368 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 258-260, Vinel, 2015 : p. 142. 369 Q.  Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 192-193, Vinel, 2015 : p.  138. Une expression proche se trouve dans l’Amb. 42 : « le salut de nos âmes et de nos corps ». Dans l’op366 367

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Ainsi, la doctrine du logos présente chez Maxime, montrant le logos comme une proportion universelle présente dans toutes les dimensions de la réalité, doctrine aussi qui fonde son épistémologie, est en consonance parfaite avec sa théologie du Verbe embrassant le sensible et l’intelligible, en tant qu’ils sont les deux faces du réel. Dans cette optique, la cohérence de l’incarnation avec le projet créateur lui-même est mise en valeur. Du fait même que le Verbe en tant que Logos du monde sensible et du monde intelligible, embrasse la totalité du réel, il est donc capable d’assumer la nature humaine en son entier, corps et âme, et capable de restaurer en chaque homme particulier cette nature dans son intégrité, en y rétablissant la synthèse et l’harmonie primordiale. Une fois abattu le mur de la séparation, l’unité concerne donc toute la vie humaine, et donc aussi l’activité humaine. En effet, le mur qui séparait le corps et l’âme empêchait les vertus de l’âme de prendre corps dans la vie pratique : « Elle sépare par un mur le corps et l’âme en ne laissant pas au logos des vertus de passage pratique vers la chair par l’intermédiaire de l’âme. »370 L’unité du corps et de l’âme, de la sensation et de l’intellect implique une unité entre la relation de l’âme au Logos, et son accomplissement pratique dans la chair qui est la mise en œuvre des vertus371. tique de lutter contre les thèses origénistes, Maxime y développe le mystère du salut du corps, montrant que ce dernier n’est pas destiné au néant, étant donné que le Christ, « le Seigneur lui-même, notre Dieu, est avec un corps maintenant et à jamais », qu’il siège désormais avec son corps à la droite du Père, et reviendra avec son corps à la fin des temps (cf. Amb. Io 42, PG 91 : 1332D). 370 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 248, Vinel, 2015 : p. 142. 371 À ce propos, un passage proche de la question 63 semble indiquer que Maxime vise ici l’unité – découlant de celle qui unit l’âme et le corps, la sensation et l’intellect – entre la partie pratique et la partie contemplative de la vie humaine, la partie orientée vers l’action inscrite dans le monde sensible, et celle qui s’attache à la connaissance : « Par les deux oliviers, on comprendra, comme je le disais précédemment, les deux Testaments, l’Ancien à gauche du flambeau, lui qui, pour la partie gnostique, c’est-à-dire contemplative, de l’âme produit comme de l’huile les comportements pratiques des vertus ; le Nouveau à droite : pour la partie passible c’est-à-dire pratique, de l’âme, il produit sans fin comme de l’huile les logoi spirituels des connaissances contemplatives.[…] Et pour le dire brièvement, [le mystère de notre salut] fait de la vertu la manifestation de la connaissance et de la connaissance la puissance préservatrice de la vertu, et par les deux, je veux dire la vertu et la connaissance, il montre que se constitue une sagesse unique, afin que nous sachions que les deux testaments ne cessent de s’harmoniser l’un l’autre par grâce jusqu’à la plénitude du mystère unique, bien plus que l’âme et le corps ne concourent l’un l’autre par leur composé à la naissance d’un homme unique. » (Q. Thal. 63, Laga-Steel 1990 : 376-400, Vinel, 2015 : p. 176-178) Ce passage compare également, dans un langage rappelant la définition christologique, l’unité du corps et de l’âme dans un homme unique et l’unité de la vie pratique et de la vie contemplative. En effet, c’est la vie contemplative

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

2.2. Le salut dans l’existence individuelle de l’homme

Le Verbe de Dieu, par sa venue, agit réellement dans l’intime de chaque nature humaine particulière, puisqu’il est capable d’agir sur la disposition intérieure des hommes. En effet, le diable s’était emparé de cette disposition pour la détourner de son ordre naturel par l’ignorance et les passions372. Mais le Verbe est capable de détruire l’œuvre du diable et de ramener le cœur de l’homme à son état originel. Maxime précise qu’il « s’introduit »373 dans la maison de la disposition du cœur. Le diable lui-même ne peut entrer dans l’âme humaine que par le moyen des objets sensibles et de la séduction des apparences du monde. Le Verbe, lui, pénètre réellement la nature humaine, il a ce pouvoir du fait qu’il en est lui-même le Créateur. Il peut donc entrer dans l’âme et construire « la demeure de Dieu par l’Esprit, la connaissance de la vérité au lieu de l’ignorance, et la vertu et la justice au lieu du mal et de la méchanceté », et « par elle » produire « sa propre manifestation »374. Finalement, le Verbe ne fait que pénétrer dans la nature humaine et y demeurer, car sa présence même est la vérité. En étant ainsi présent dans l’âme, il se manifeste dans le croyant comme si celui-ci l’avait fait naître en lui, de cette naissance dont Maxime parle à la question 22, et qui élève l’homme à la divinisation : « Bienheureux donc celui qui, après avoir, par sa sagesse, fait Dieu homme en lui, achève aussi la naissance d’un tel mystère, en qui produit les comportements vertueux et la vie pratique qui produit les connaissances. Les fruits de chaque activité semblent donc inversés. En réalité, ce paradoxe révèle combien la fécondité de chacune de ces deux activités passe par l’autre pour devenir effective. En effet, le péché comme décision volontaire semblait au premier abord concerner davantage la vie pratique. Or nous avons constaté que la première étape du péché est bien l’ignorance par laquelle l’homme s’est laissé séduire par les apparences trompeuses du mal. De plus, la vertu, produisant une juste disposition par rapport à la chair et au monde sensible, est précisément ce qui permet à la sensation de s’exercer conformément à son logos, et d’être le passage du sensible à l’intelligible pour engendrer la connaissance à partir de la contemplation du monde. Il en va de même pour le salut accompli par le Verbe : en s’unissant à la chair, le Verbe féconde l’activité humaine par sa présence dans l’âme, et lui enseigne la contemplation des logoi. 372 Cf. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 290-295, Vinel, 2015 : p. 144 : « Il est un voleur en tant qu’il dépouille pour lui la connaissance de la nature, prenant pour maison la disposition à l’ignorance de ceux qu’il a égarés, et il est parjure en tant qu’il convainc la partie pratique de l’âme de peiner en vain à ce qui est contre nature, et qu’il a pour maison la façon dont ceux qui le tolèrent sont disposés au péché de leur disposition de vouloir. » Ce passage est un résumé de la doctrine exposée par Maxime dans l’introduction. Cf. Q. Thal, Intro., Laga-Steel 1980 : 220-275, Vinel, 2010 : p. 132-136. 373 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 302, Vinel, 2015 : p. 144. 374 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 302-306, Vinel, 2015 : p. 144.

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pâtissant de devenir dieu par grâce, parce qu’il ne connaîtra pas de terme à ce devenir perpétuel. »375 Cependant, cette introduction du Verbe dans la disposition intérieure de l’homme pose la question du rapport entre le don du salut et la liberté humaine376. En effet, si le Verbe vient dans la nature humaine particulière et dans la disposition du cœur de l’homme pour le retourner vers la participation au bien, ce n’est pas pour amoindrir la part active de la nature humaine dans son propre accomplissement. Bien au contraire, le but recherché est que l’homme soit capable par lui-même de déployer toutes ses potentialités et de veiller à la propre disposition de son cœur, 375 Q. Thal. 22, Laga-Steel 1980 : 104-108, Vinel, 2010 : p. 268-270. La naissance du Christ dans l’âme est aussi présente dans l’interprétation du Notre Père : « Par ce pouvoir [de connaître la nature divine, autant qu’il est possible], comme il le veut, le Christ naît toujours mystérieusement, s’incarnant à travers ceux qu’il sauve : il fait de l’âme qui l’enfante une mère vierge, laquelle ne porte pas, pour le dire d’un mot, comme dans la relation entre mâle et femelle, les marques de la nature soumise à la corruption et à la génération. » Or. Dom., Van Deun 1991 : 397-402. 376 C’est bien là ce qu’analyse Maxime à la question 59 qui est consacrée à l’activité de l’Esprit-Saint se révélant aux prophètes. Si la question 62 est centrée sur l’action du Verbe dans la nature humaine, la mention de l’Esprit y est aussi présente, car l’œuvre du Verbe est conjointe à celle de l’Esprit, puisqu’en l’homme qui l’accueille, le Verbe « construit la demeure de Dieu par l’Esprit » (Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 302-303, Vinel, 2015 : p. 144). Mais dans la question 59, Maxime place le rôle de chacun en parallèle, tout en précisant le rôle actif de l’être humain dans la réception des dons du Verbe et de l’Esprit : « Car l’Esprit-Saint cherche la connaissance des êtres et se met en quête d’elle en nous, mais ce n’est pas pour lui-même qu’il cherche ce qu’il cherche – il est Dieu au-delà de toute connaissance – mais pour nous qui demandons la connaissance, de même que, pour sûr, le Verbe se fait chair non pour lui-même mais pour nous en accomplissant le mystère de l’incarnation. De même en effet que le Verbe, sans une chair animée et douée d’intellect, n’agirait pas comme il convient à Dieu sur les réalités naturelles de la chair, de même l’Esprit-Saint ne produit pas non plus dans les saints les connaissances des mystères sans la puissance naturelle capable de chercher la connaissance et de se mettre en quête d’elle » (Q. Thal. 59, Laga-Steel 1990 : 99-109, Vinel, 2015 : p. 62). Dans ce passage, l’action du Verbe semble orientée vers le salut de la chair, de même que dans la question 62, comme nous l’avons constaté, et celle de l’Esprit semble apporter à l’homme la connaissance des mystères. Mais cette connaissance n’advient pas sans l’activité des facultés naturelles de l’homme. Le parallèle entre l’incarnation du Verbe et l’action de l’Esprit semble indiquer que les puissances naturelles de l’être humain sont à l’Esprit ce que la chair animée, la nature humaine concrète, est au Verbe dans l’incarnation. Autrement dit, l’Esprit « s’incarne » dans les puissances naturelles de l’homme comme le Verbe s’incarne dans la chair, il s’unit à elles pour devenir une unité de vie et d’action avec elles dans le respect de la distinction des natures. Ainsi, c’est bien avec leurs facultés naturelles que les prophètes reçoivent les révélations de l’Esprit, ce sont bien l’intellect et la raison qui sont illuminés par les mystères divins, et qui, dans cette illumination, s’exercent conformément à leur nature. De même, lorsque le Verbe s’incarne dans le cœur du croyant, c’est toute son humanité qui s’unit au Verbe volontairement, le corps et l’âme, la sensation et l’intellect, pour former avec le Verbe une unité de volonté et d’action, dans le respect de la distinction des natures.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

car le Verbe a fait « du voleur de la connaissance un artisan de vertu, qui n’a pas à rougir, du voleur de la bienséance manifeste des mœurs, le cultivateur de la disposition cachée de l’âme, et enfin du parjure le gardien véritable de ses propres promesses »377. Cependant, le rôle du sujet humain et celui du Verbe dans le salut ne peuvent être considérés comme symétriques, étant donné que le Verbe est le Créateur de la nature humaine. Il faut parler plutôt d’un mouvement circulaire partant du Verbe et sollicitant la réponse active de l’homme pour retourner au Verbe. Ainsi, de même que le Verbe a d’abord créé sa mère avant d’être engendré par elle, de même il produit en nous la foi, avant d’être engendré dans la nature humaine particulière par la foi, appelée « mère du Logos » : La mère du Logos, c’est la foi véritable et sans souillure. De même en effet que le Logos est par nature, comme Dieu, créateur de la mère qui l’enfante dans la chair, et qu’il l’a faite mère par amour des hommes, en acceptant d’être engendré par elle comme homme, de même en nous le Logos produit d’abord la foi et devient ensuite fils de la foi qui est en nous, prenant corps d’elle dans les vertus qui naissent par notre praxis ; par elle nous réalisons toutes choses, en recevant du Logos les charismes pour le salut. Sans la foi en effet, dont le Logos est Dieu par nature et fils par grâce, nous ne pouvons pas exprimer librement les prières que nous lui adressons378.

La synergie de l’activité du Verbe et de celle de l’homme dans la réalisation du salut est donc à la fois réelle et asymétrique, puisque l’homme reçoit du Verbe sa propre nature, sa propre existence, et les moyens même d’accueillir la restauration de cette nature. Cependant, plus le salut est effectif dans la nature humaine, plus celle-ci devient libre et active pour exercer toutes ses puissances et toutes ses facultés, et collaborer par elles à l’œuvre de Dieu. Conclusion La question 62 permet d’élargir la réflexion au sujet de la nature de la sensation aux dimensions de l’Économie du salut. En effet, nous avons souligné le rôle important de la sensation pour la pratique et la connaissance. De même que le mal entre dans l’âme humaine par les objets sensibles, de même, la restauration de la sensation permettant à la contemplation naturelle de remonter jusqu’aux logoi des êtres sensibles donne à Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 359-363, Vinel, 2015 : p. 148. Q. Thal. 40, Laga-Steel 1990 : 121-132, Vinel, 2010 : p. 412.

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l’âme la possibilité de se libérer de la puissance trompeuse des apparences sensibles, et des mouvements des passions qui leur sont liés. Cette conversion de la sensation trouve dans l’incarnation du Logos à la fois son archétype, le moyen et le but de son accomplissement. En effet, le Logos étant lui-même l’unité fondamentale du monde sensible et du monde intelligible, il est nécessairement l’archétype de l’union du sensible et de l’intelligible qui se réalise dans la juste connaissance du sensible. Ensuite, la venue du Christ dans la chair, ainsi que sa conséquence nécessaire qui est la réunification de la nature humaine corps et âme, sensation et intellect, est le moyen par lequel la conversion de la sensation est rendue possible. Étant donné que le péché avait bloqué la remontée de l’information sensible jusqu’au logos par un mur, celui de la loi passionnelle du corps, seule la venue du Logos lui-même pouvait pénétrer les profondeurs de la nature humaine et détruire ce mur, pour libérer le passage de l’une à l’autre partie de cette nature. Enfin, la venue du Logos dans la chair est aussi la fin vers laquelle tend cette restauration de la sensation dans son juste exercice, car, grâce à sa faculté sensible renouvelée, l’être humain peut à nouveau être une terre bénie porteuse du fruit des vertus379, et par là-même, enfanter en elle le Verbe. 4.3.2. La traversée de la loi de la nature vers la loi de l’Esprit d’après la question 55 Plan de la question 1. Introduction concernant la recherche du sens de l’Écriture (15-47) : La recherche conjecturale du sens de l’Écriture n’apporte que du bien, car soit l’intellect est illuminé par Dieu et il comprend le sens spirituel des Écritures, soit il reste dans l’obscurité et il reconnaît l’incompréhensibilité divine du texte sacré. 2. Le franchissement des limites de la nature (48-106) : Maxime interprète ainsi le retour de Zorobabel à Jérusalem : Zorobabel quitte Darius, c’est-à-dire la loi de la nature, il franchit les limites de la nature pour aller vers ce qui est au-dessus de la nature, la contemplation de Dieu. 3. Le passage de l’intellect vers la Jérusalem d’En-Haut (107-495) : L’intellect effectue le passage vers ce qui dépasse la nature, accompagné de la synthèse de toute son expérience terrestre, désormais entièrement Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 3-4, Vinel, 2010 : p. 116.

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ajustée à sa finalité originelle. Il passe à la contemplation de Dieu, accompagné des passions naturelles (107-142), des différents degrés de l’accomplissement de la loi (143-278), des trois puissances de l’âme, la raison, l’ardeur et le désir (279-334), de la vertu et de la juste contemplation des réalités visibles (335-495). 4. Conclusion (496-541) : Beaucoup d’autres interprétations de ce passage seraient aussi pertinentes, mais dans tous les cas, seul l’Esprit-Saint donne la connaissance des paroles mystiques de l’Écriture. Introduction Lire la question 55 à la suite de la question 62 permet d’approfondir l’analyse des conséquences de l’action du Verbe dans la nature humaine, puisque ce texte expose en quelque sorte les effets du salut. Le passage biblique tiré du livre d’Esdras380 proposé dans la question décrit en détail l’ensemble du peuple d’Israël revenant de l’exil de Babylone vers Jérusalem. Or, l’exil de Babylone représente l’esclavage des passions, dont le Verbe a fait sortir la nature humaine, pour la ramener vers la Jérusalem céleste : Et si, en se hâtant vers Jérusalem, Zorobabel franchit les logoi du temps et de la nature, c’est-à-dire soit notre intellect contemplatif, soit le Logos créateur qui nous transcende, qui est en nous devenu comme nous et s’est fait homme pour ramener à lui par son incarnation ceux qui s’étaient eux-mêmes éloignés de l’impassibilité et de la vie pour se tourner vers les passions et la mort charnelle, il est alors normal qu’il fasse sortir avec lui ceux qui sont devenus ses proches en respectant la loi, et qu’il les conduise vers la Jérusalem céleste – eux dont le texte a symboliquement diversifié les espèces et les nombres mentionnés et y a assimilé la supériorité de la vertu et de la connaissance381.

Ce retour implique un passage, un franchissement « du temps et de la nature », qui est aussi le passage de la loi de la nature à la loi de la grâce. En effet, le Verbe lui-même s’est soumis à la loi de la nature humaine en s’incarnant, afin de rendre à l’humanité la loi de la grâce qui lui était destinée dès l’origine, mais lui était inaccessible à cause des conséquences du péché. Esd 2, 64-67. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 91-102, Vinel, 2012 : p. 240.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

L’ensemble de la question 55 est structuré selon les trois lois fondamentales, c’est-à-dire la loi de la nature, la loi de l’Écriture et la loi de la grâce. Ces trois lois sont données par le Verbe, en tant que Créateur, législateur et rédempteur382. Il en est l’origine, et aussi la fin, car elles sont destinées à conduire la nature humaine au Logos. La loi de l’Écriture n’est analysée comme telle qu’au début de la réponse383. Cependant, sa place n’en est pas moins importante pour autant. La méthode d’interprétation de l’Écriture qui est mise en œuvre a une valeur paradigmatique révélant l’unique présence du logos, à la fois dans le texte biblique, dans la vie du croyant et dans la réalité créée. La loi de l’Écriture porte en elle comme la figure de tout ce qui va suivre. En effet, tout le reste de la question traite du passage de la loi de la nature à la loi de la grâce. La loi de la nature en elle-même est déjà un effet du salut, puisque cette nature est rétablie dans son logos originel, et retrouve son harmonie première. La place de la sensation y est très importante et cela nous permettra d’approfondir la fonction dévolue à la faculté sensible dans la nature restaurée, c’est-à-dire dans un état de la nature humaine dans lequel chaque puissance et chaque faculté agit en consonance avec toutes les autres, et en cohérence avec le but fixé à l’ensemble de nature humaine. Au centre de la question 55 se trouve la description des quatre degrés de l’impassibilité. Cette place semble indiquer qu’il s’agit là du point de passage de la loi de la nature à la loi de la grâce. En effet, l’impassibilité est comme l’aboutissement de la loi de la nature, sa perfection. Ces quatre degrés sont comme le résumé de toute la vie pratique et de toute la contemplation naturelle. Aussi, une fois qu’ils sont franchis, l’être humain est prêt à vivre une expérience qui dilate la nature humaine au-dessus de ses possibilités naturelles, au-delà de « l’ordonnance des phénomènes soumis au temps et à l’espace »384. Cette expérience est décrite de façon assez brève, puisqu’elle se situe au-delà des discours rationnels, comme une « folie tempérante »385. Les puissances du désir et de l’ardeur y jouent un rôle essentiel, car elles sont

382 Cf. Q. Thal. 19, Laga-Steel 1980 : 7-10, Vinel, 2010 : p. 240 : « Le Logos de Dieu Jésus-Christ, comme Créateur de toutes choses, est aussi celui qui a fait la loi naturelle, et comme providence et législateur, il est donateur de la Loi, celle qui est clairement dans la lettre et celle qui est dans l’esprit, c’est-à-dire dans la grâce : la fin de la loi, c’est le Christ. » 383 Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 15-48, Vinel, 2012 : p. 234-236. 384 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 72-73, Vinel, 2012 : p. 238. 385 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 315 et 321, Vinel, 2012 : p. 254.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

libérées du joug de la raison, et traitées non plus comme des esclaves, mais dans une sorte d’égalité avec la raison. Ainsi, l’ensemble du processus laisse un peu plus se dessiner une vision de la nature humaine dans laquelle chaque partie et chaque fonction, non seulement est intégrée à un tout harmonieux, mais participe aussi à un certain mouvement continu, comme si les facultés se pénétraient les unes les autres dans l’état final et accompli de l’être humain. 1. La loi de l’Écriture Le problème de la méthode de lecture de l’Écriture fait partie de la question posée à Maxime en exergue : Fais-moi la charité d’expliquer, alors que de si grandes choses ont été dites par l’Esprit-Saint par l’intermédiaire des prophètes au sujet du retour de captivité, pourquoi tant de médiocrité, un récit aussi inopportun et indigne de l’Esprit, à mentionner des chameaux, des chevaux, des mulets, des ânes et cela avec la précision du nombre386 ?

De toute évidence, Maxime se situe dans la tradition de l’exégèse typologique, dans la lignée d’Origène387, qui considère l’Écriture comme un monde de mystères à déchiffrer, puisque, sous la littéralité du texte et son sens le plus immédiat se cache un contenu spirituel que seul peut saisir celui qui a la sagesse de dépasser la lettre, et qui reçoit l’inspiration du même Esprit388 qui a aussi présidé à l’écriture du texte sacré lui-même. Aussi, l’œuvre même des Questions à Thalassios dans son ensemble est-elle présentée comme un essai de résolution d’un certain nombre d’énigmes posées par l’Écriture, de difficultés incompréhensibles au premier abord, mais que seule la sagesse d’un maître peut parvenir à éclairer en proposant une interprétation qui va bien au-delà du sens littéral. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 8-14, Vinel, 2012 : p. 234. Cf. Origène, De Principiis, Praef. 8, Koetschau : 14, 6-13 : « Nous croyons que les Écritures ont été écrites par l’Esprit de Dieu et qu’elles ont, non seulement un sens littéral, mais aussi un autre qui est caché au plus grand nombre. En effet, les choses qui sont écrites sont les signes de certains mystères et les images de réalités divines. Sur quoi l’Église universelle a la même doctrine, à savoir que toute la Loi est spirituelle, mais que les choses que la Loi signifie spirituellement ne sont pas connues de tous, mais de ceux seulement à qui la grâce du Saint-Esprit est donnée dans une parole de sagesse et de science. » 388 Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 15-18, Vinel, 2012 : p. 234 : « Parler de ces sujets avec précision, c’est le propre de ceux qui, grâce à la grande pureté de leur intellect, ont reçu de Dieu la plénitude de la grâce de l’Esprit accessible aux hommes. » 386 387

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Ainsi en va-t-il de la description et du détail du nombre des différentes catégories de personnes et d’animaux rentrés de l’exil à Babylone à Jérusalem. Il s’agit de dépasser la simple apparence sensible, qui est la description presque administrative de tout un peuple, pour accéder à la signification des « symboles donnés en figures » (τῶν τυπούντων συμβόλοι)389. Il est très frappant de constater que Maxime emploie les mêmes expressions pour rendre compte de sa lecture des Écritures, que celles utilisées pour décrire la contemplation naturelle. Dans les deux cas, il existe un archétype qui se manifeste dans l’apparence sensible par des figures, qu’il s’agit de lire correctement, afin de pouvoir remonter jusqu’au premier modèle. Dans la question 27, Maxime décrivait la contemplation naturelle comme le fait de contempler « les figures des réalités intelligibles », « à partir de la belle ordonnance des phénomènes »390. Dans la question 55, celui qui scrute l’Écriture avec sagesse peut lui aussi découvrir derrière les figures « la vérité des réalités intelligibles »391. Dans les deux cas également, le passage de la figure à l’archétype exige la médiation du logos. En effet, contempler l’Écriture en gnostique exige de voir « seulement les logoi des choses écrites (τοὺς λόγους μόνον ὁρῶσι τῶν γεγραμμένων γυμνούς) dépouillés des figures conventionnelles qui les entourent. »392 La proximité est flagrante avec la question 27 : « afin que, avec le seul intellect, (κατὰ μόνον τὸν νοῦν σχημάτων γυμνοὺς θεάσασθαι τοὺς λόγους τῶν αἰσθητῶν) délivré de toute représentation sensible, rendu capable de contempler les logoi dépouillés des formes sensibles, il reconnaisse les figures des réalités intelligibles »393. Ainsi, les figures, qui sont à proprement parler le sens littéral de l’écrit, et même sa forme matérielle, la « lettre » de l’Écriture, correspondent aux formes sensibles (σχήματα) qui frappent les organes des sens. La perception de ces formes sensibles permet de déceler le logos qui y est présent. La compréhension du texte biblique, comme de celui qui a été écrit par le Verbe dans la création, demande de pouvoir dépouiller ces logoi de leur aspect sensible pour accéder à un autre niveau de la réalité : « Le but est qu’après s’être exercé au niveau du sensible avec les figures, ils aspirent à s’avancer vers les logoi de l’archétype sans perception sensible. »394 Le monde des figures, ou bien 391 392 393 394 389 390

Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 21-22, Vinel, 2012 : p. 234. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 58-59, Vinel, 2010 : p. 324. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 31, Vinel, 2012 : p. 236. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 19-20, Vinel, 2012 : p. 234. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 52-54, Vinel, 2010 : p. 322-324. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 24-26, Vinel, 2012 : p. 234.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

celui de la perception sensible, est donc comme un lieu d’entraînement, dans lequel l’homme s’exerce à la connaissance, avant d’accéder à une connaissance plus élevée. Ce rapprochement entre la lecture de l’Écriture et la contemplation naturelle apparaît comme tout à fait cohérent dans l’organisation même des trois lois, pensées par Maxime comme formant entre elles une unité. En effet, la loi de l’Écriture comme la loi de la nature semblent posséder une fonction parallèle dans la vie humaine, celle d’opérer le passage vers la loi spirituelle ou loi de la grâce395. La loi écrite comme la loi de la nature visent d’abord l’accomplissement de la pratique et de la contemplation naturelle, qui comprend le sacrifice des passions mauvaises, ainsi que d’une vision de la réalité engluée dans l’attachement de la sensation à l’apparence sensible. À travers ce sacrifice, se produit une restauration de la nature dans son état originel, l’homme devenant capable d’exercer ses puissances conformément à leur but naturel, il devient capable d’une véritable connaissance des logoi de l’Écriture comme de ceux du livre de la nature. Cependant, le glaive de la Parole accomplit encore l’offrande de la vie selon la vertu et de la mise en œuvre ajustée des puissances naturelles, car la nature humaine possède en elle comme une aspiration à son propre dépassement dans une expérience qui dépasse ses possibilités habituelles, et qui consume la nature dans le feu de la grâce. C’est ainsi qu’en introduisant la question 55 par une explication sur l’interprétation du texte sacré, Maxime, à travers la mention de la loi écrite et sa description comme une avancée « vers les logoi de l’archétype sans perception sensible »396, donne à considérer tout ce qui sera l’objet de la suite de son discours, à savoir le passage de la loi de la nature à la loi de la grâce. 395 Ainsi, d’après le passage suivant de la question 65, il semble que, pour celui qui veut bien lire l’Écriture en en recherchant l’esprit et non la lettre seule, la loi écrite devienne comme un glaive immolant ses passions, et lui permette même d’accéder au dépassement de ses puissances naturelles pour entrer dans la loi de la grâce : « Car nous savons que les sacrifices spirituels sont non seulement mise à mort des passions immolées par le glaive de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu et effusion voulue de la vie charnelle, comme du sang, mais encore offrande de mœurs conformes à la philosophie et de toutes les puissances naturelles, consacrées à Dieu et consumées par le feu de la grâce spirituelle en vue du repos en Dieu. » (Q. Thal. 65, Laga-Steel 1990 : 568-575, Vinel, 2015 : p. 288290) Ce passage peut être lui aussi rapproché de la question 27, qui traite de la contemplation naturelle : « Tout intellect contemplatif donc, qui possède le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la parole de Dieu (Eph 6, 17), tue en lui-même le mouvement de la création visible et met en œuvre la vertu ; et après avoir retranché de lui la représentation des formes sensibles, il trouve la vérité contenue dans les logoi des êtres. » (Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 83-88, Vinel, 2010 : p. 324-326) 396 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 25-26, Vinel, 2012 : p. 234.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

2. La loi de la nature Avant d’évoquer ce qui dépasse le cadre de la création visible ainsi que les dimensions de l’espace et du temps, Maxime commence par développer amplement les modalités de la loi de la nature restaurée par le salut. Parmi les nombreux enseignements sur le sujet contenus dans la question 55, le plus central est l’interprétation du nombre des Israélites, quarante-trois mille trois cent soixante, et tout d’abord de la partie la plus grande de ce nombre, à savoir quarante mille. Conformément à la doctrine de Maxime sur la loi écrite, tout y est symbole, et en particulier les nombres, qui sont particulièrement mis à l’honneur et scrutés attentivement dans les Questions à Thalassios397. Maxime commence par interpréter le nombre quarante mille comme la « tétrade des vertus génériques », c’est-à-dire les quatre vertus cardinales de tempérance, courage, prudence et justice, « avec lesquelles l’intellect, dépassant la nature et le temps, se prépare au lot bienheureux de l’impassibilité »398. Il est donc clair que Maxime va évoquer ici la préparation au passage de la loi de la nature à la loi de la grâce, c’est-à-dire le dépassement de la nature et du temps. Le nombre mille désigne la vertu (ἡ ἀρετή), car Maxime l’identifie à la monade, c’est-à-dire à Dieu399. Il écrit à propos de la vertu : « C’est de lui et vers lui qu’elle tient son principe et sa fin, elle est identique à Dieu. »400 Cette expression est remarquable, car Maxime définit en général la vertu comme le comportement qui met l’homme en parfaite conformité avec sa propre nature, dans

397 Les nombres possèdent une signification mystique également chez les philosophes néoplatoniciens, qui, comme Platon lui-même, se considèrent souvent comme disciples des Pythagoriciens. Cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 1, Teubner 1904 : 16, 20-25 : « Les Pythagoriciens disaient que toute la création physique est embrassée par les nombres, que toutes les œuvres de la Nature existent conformément à des nombres, et que ces nombres sont participés, de même que sont participées toutes les « formes » encosmiques. » 398 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 143-145, Vinel, 2012 : p. 242. 399 Pour les Pythagoriciens, les nombres ont non seulement une fonction explicative de l’ordre de la nature, mais ils sont aussi considérés comme les substances divines dont découle l’univers : « Les Pythagoriciens faisaient naître toutes choses au moyen des nombres premiers et hégémoniques et c’est à partir des trois Dieux qu’ils faisaient dériver la substance de tous les êtres encosmiques. De ces Dieux, la monade, la dyade et la triade portent la démonstration, en sorte que le futur contemplateur de la Nature doit commencer par elles et regarder vers elles. » (cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 1, Teubner 1904 : 17, 10-15) Le fait que Maxime voie dans la monade le symbole de Dieu le rapproche donc de ce courant de pensée resté présent à son époque. 400 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 154-155, Vinel, 2012 : p. 244.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

l’équilibre parfait de la loi de la nature401. Certes la loi de la nature tire du Dieu créateur son origine et sa fin, mais l’identification de la vertu à Dieu lui-même semble indiquer de façon encore plus prégnante que la nature elle-même comporte l’élan intime qui la conduit à l’union à Dieu, et que la vertu, étant la réalisation de cet élan dans la vie humaine, donne Dieu à l’homme dans la mesure où elle octroie à la nature humaine son union totale avec Dieu. C’est dans cette perspective qu’il convient de lire la nouvelle402 interprétation du nombre quarante mille qui suit immédiatement ce passage, à savoir celle qui identifie les quarante mille aux « quatre étapes de ceux qui parcourent les dix commandements divins à l’aune de leur contemplation et de leur connaissance. »403 Maxime décrit ici la loi de la nature achevée, prête au dépassement d’elle-même. Ainsi, la vertu et la connaissance y sont déjà à ce point unifiées, que la pratique des dix commandements est comme une avancée « de la longueur de la contemplation et de la connaissance » (εἰς μῆκος θεωρίας καὶ γνώσεως), c’est-à-dire que Maxime identifie totalement le chemin qui mène à la pratique et celui qui mène à la contemplation. Les deux premières étapes de cette tétrade sont constituées par la pratique de chaque commandement, puis de tous ensemble, avec la force de la cohésion de tous les commandements se renforçant les uns les autres, comme les vertus « tissées les unes avec les autres »404. Mais c’est la troisième étape qui retiendra plus spécialement notre attention, car il s’agit d’une véritable définition de la loi naturelle, et qui donne des indications sur la place attribuée à la sensation à l’intérieur de cette loi : La troisième étape, c’est la multiplication par dix de cette centaine, selon la loi de la nature ; en effet, la loi de la nature est un multiple de dix, comme si elle se constituait à partir de dix, je veux dire à partir des trois puissances de l’âme, des cinq sens, de l’activité vocale et de la fécondité naturelle : on utilise en effet la puissance rationnelle pour la recherche de la Cause et des biens se rapportant à la Cause, la puissance de désir 401 Cf. Q. Thal. 40, Laga-Steel 1980 : 82-84, Vinel, 2010 : p. 410 : « Il [l’intellect] porte et montre la mesure équilibrée selon laquelle les lois naturelles des vertus ont été depuis le commencement écrites par Dieu. » 402 Pour Maxime, le mystère caché derrière les symboles de l’Écriture est infini et inépuisable, c’est pourquoi il propose toujours plusieurs interprétations du même symbole, tout en laissant la porte ouverte à une multiplicité d’autres interprétations possibles. 403 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 159-161, Vinel, 2012 : p. 244. 404 Q. Thal. 12, Laga-Steel 1980 : 14-16, Vinel, 2010 : p. 208.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

pour aspirer aux biens recherchés et la puissance de l’ardeur pour veiller sur eux et les chérir, les sensations pour le discernement qui est lui-même divisé en cinq, et duquel naît naturellement la science – on distingue généralement entre ce qui a un commencement et ce qui n’en a pas, ce qui est intelligible et ce qui ne l’est pas, ce que l’on peut dire et ce qui est indicible, ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire, ce qui est corruptible et ce qui est incorruptible ; on utilise l’activité vocale pour la manifestation, et la fécondité pour l’augmentation des biens recherchés, désirés, chéris, connus et manifestés. C’est ainsi que la centaine, multipliée par dix selon la loi de la nature, produit le millier405.

Cette description de la loi naturelle s’inspire d’une division de l’âme attribuée par plusieurs auteurs aux Stoïciens : à savoir celle qui divise l’âme en huit parts, la partie directrice de l’âme (ἡγεμονικόν), ici divisée selon ses trois puissances : la raison, le désir et l’ardeur, les cinq sens, l’activité vocale et la fécondité naturelle406. Il est flagrant de constater que dans cette description de la loi de la nature, absolument tout l’humain est ordonné à la « cause », c’est-à-dire à la recherche de l’union à Dieu, et aux « biens » qui lui sont liés, ces biens que la vertu de foi a déjà rendus présents à l’âme407. Ainsi, les puissances de la raison, de l’ardeur et du désir ne sont plus attachées aux biens sensibles par cette intrication entre les puissances de l’âme, la sensation et les objets sensibles qui les tenait enchaînées lorsqu’elles étaient sous l’emprise du péché408. Au contraire, elles n’ont plus comme seule finalité que la recherche de la cause et de ses Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 169-187, Vinel, 2012 : p. 244-246. Cf.  Némésius, De Natura hominis 15, Morani 1987 : p.  72, 7-9 : « Zénon le Stoïcien dit que l’âme a huit parties, il la divise entre la faculté directrice, les cinq sens, la capacité vocale, et la capacité d’engendrer. » Proclus cite également cette division de l’âme en mettant en scène une dispute entre l’opinion des Stoïciens qui divisent l’âme en ces huit parties, et celle de Platon, qui distingue dans l’âme les trois puissances, la raison, l’ardeur et le désir. Selon Proclus, les Stoïciens opèrent dans l’âme une division corporelle qui ne respecte pas son unité et sa continuité, alors que Platon considère l’âme comme incorporelle, et ne brise donc pas l’unité de l’âme, « car les choses incorporelles sont unies sans confusion ». De plus, la raison dans l’âme a le pouvoir d’unir et d’ordonner, et la partie non-raisonnable la capacité d’être unie et d’être ordonnée. Cf. Proclus, Procli Diadochi in Platonis Rem publicam commentarii 1, Teubner, 233, 29-234, 22. Il est intéressant de constater que Maxime, lui, additionne en quelque sorte la division stoïcienne et la platonicienne dans sa constitution de l’âme en dix éléments. Cependant, sa visée, même si elle incorpore tout un vocabulaire stoïcien, semble assez proche du néo-platonisme de Proclus en affirmant que l’âme est parfaitement une, incorporelle et ordonnée suivant le principe du logos. 407 Cf. Q. Thal. 33, Laga-Steel 1980 : 8-9, Vinel, 2010 : p. 364. 408 Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 71-72, Vinel, 2010 : p. 228. 405 406

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

biens, c’est-à-dire de l’union à Dieu, de tout le pouvoir caractéristique qui est le leur, à savoir, pour la raison, le fait de rechercher (ζήτησις)409, pour le désir, le fait de désirer (πόθος), et pour l’ardeur, le fait de veiller sur ces biens et les chérir (φυλακή, στοργή)410. Il est manifeste que les puissances du désir et de l’ardeur sont tout autant que la raison des facultés destinées à désirer et aimer Dieu comme leur objet naturel, et à s’unir à lui dans la charité. L’ordre dans lequel elles sont citées, la raison, le désir et l’ardeur, n’est pas très logique au premier abord, puisque l’ardeur est en général comme un intermédiaire entre le désir et la raison, mais cet ordre permet d’associer ces deux puissances du désir et de l’ardeur face à la raison411. En effet, l’ardeur garde toujours cette fonction d’orienter le désir : « en resserrant le mouvement du désir », et de « veiller » sur les biens désirés. Le désir et l’ardeur forment donc un couple qui est davantage destiné à déployer l’amour, tandis que la raison tend vers la connaissance de Dieu et vers les vertus qui lui sont liées : la foi et l’espérance. La sensation occupe l’espace central dans la description par Maxime de la loi de la nature symbolisée par le chiffre dix, et constitue la moitié de ces dix éléments, puisqu’il s’agit des cinq sens : « les sensations pour le discernement qui est lui-même divisé en cinq, et duquel naît naturellement la science »412. Elle est associée au discernement. En effet, le discernement (διάκρισις) constitue sans équivoque l’essentiel de l’activité des sens, chacun ayant pour fonction de discerner les couleurs, les sons, les odeurs, les goûts, les formes. Pourtant, les philosophes néoplatoniciens ne le situent pas dans l’organe sensoriel qui a une attitude plutôt passive par rapport à l’objet sensible qui l’affecte, mais dans cette activité de l’âme irrationnelle qui, à partir de la ressemblance de l’objet sensible ins409 Cf. Q. Thal. 59, Laga-Steel 1980 : 12-54, Vinel, 2015 : p. 56-58. Pour Maxime, la recherche des réalités divines est la fonction propre de la raison, et s’opère en synergie avec la grâce illuminatrice du Saint-Esprit. 410 Cette description de la fonction de chaque puissance de l’âme se rapproche de celle présente dans la question 49, en lien avec les trois vertus de foi, d’espérance et de charité : « Tout intellect  […] possède, pour anciens et chefs, la puissance rationnelle : d’elle est naturellement engendrée la foi gnostique par laquelle est enseigné ineffablement le Dieu toujours présent et se mêle par l’espérance aux réalités futures comme si elles étaient présentes ; et il possède la puissance désirante : par elle s’établit la charité divine, et grâce à celle-ci l’intellect, en se clouant volontairement au désir de la divinité sans mélange, possède l’élan indéfectible vers l’objet auquel il aspire ; et encore, certes, la puissance de l’ardeur : par elle il s’attache sans lâcher prise à la paix divine, en resserrant le mouvement du désir qui le porte à l’amour divin. » (Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 7081, Vinel, 2012 : p. 98) 411 Cf. Q. Thal. 16, Laga-Steel 1980 : 57-62, Vinel, 2010 : p. 228. 412 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 178-179, Vinel, 2012 : p. 246.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

crite dans l’organe, discerne une forme sensible. Ainsi, le discernement est un point de passage critique qui marque le début de la connaissance du réel, en ce qu’une impression de forme corporelle, c’est-à-dire divisible et étendue dans l’espace et le temps, est saisie par l’âme en un point unique qui n’est plus ni dans les corps, ni dans l’espace ni dans le temps, tout en gardant une ressemblance de ces caractéristiques corporelles. Le discernement semble donc constituer ce passage du divisible à l’indivisible qui rend possible toute connaissance, cette capacité de saisir le réel en un instant comme un tout413. Pour classer le discernement parmi les trois étapes constituant l’acte de sentir chez les philosophes néoplatoniciens, à savoir l’affection de l’organe sensoriel, la production de la forme, et l’émission du logos, il se situe à l’étape intermédiaire. Le discernement est la transformation du pâtir de l’organe sensoriel en une forme sensible, et c’est donc lui qui rend possible l’émission du logos. Le discernement semble être ce moment où l’âme, en transformant le pâtir de l’organe sensoriel en forme sensible, reconnaît dans cette dernière la forme parfaite de la réalité, sa raison formelle, qu’elle possède dans l’âme rationnelle414. Un peu plus loin dans la question 55, Maxime décrit ce processus de manière très imagée, comme le façonnage de la forme dans une pâte à partir des éléments du monde corporel : On dit en effet que le nombre deux cents signifie souvent la nature, parce qu’elle est constituée de matière et de forme, s’il est vrai que la matière a quatre parties à cause des quatre éléments, et la forme cinq parties à cause de la sensation qui façonne en forme la pâte de la matière (διὰ τὴν αἴσθησιν τὴν τὸ ὑλικὸν πρὸς εἶδος σχηματίζουσαν φύραμα)415. 413 Cf.  Priscianus, Metaphr., Bywater : 2, 8-14 : « Mais la sensation n’est pas encore cela, c’est-à-dire l’image ressemblante aux objets sensibles qui est présente dans l’organe sensoriel, qui est plus une affection qu’un acte, qui est corporéiforme, divisée et qui se développe dans le temps, qui tend, il est vrai, vers la forme, mais toujours en mouvement. Car la sensation saisit de manière indivise le début, le milieu et la fin de l’objet sensible, et elle est activité de discernement (κρίσις) achevé, elle est tout entière dans le moment présent et elle est en état de conformité avec la forme de l’objet sensible. » 414 Cf. Priscianus, Metaphr., Bywater : 2, 17-18 : « Il faut donc, à la suite de l’affection, que ce qui est semblable à l’objet sensible soit perfectionné pour être une forme : la sensation se fait en effet selon la forme parfaite, puisqu’elle discerne (κρίνει). » 415 Q.  Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 247-251, Vinel, 2012 : p.  250. L’explication du nombre deux cents dérive de la conjonction des éléments matériels avec les sens, symbolisée par le chiffre quatre multiplié par le chiffre cinq. Maxime obtient le nombre deux cents « en multipliant cinq fois les quarante et quatre fois les cinquante » (Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 251-253, Vinel, 2012 : p. 250). La multiplication par dix d’un des deux éléments n’est pas explicitée dans le texte, mais Maxime précise auparavant que la loi de

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Ainsi, même si Maxime reprend à son compte tout un vocabulaire stoïcien416 sans doute assimilé à son époque comme un fond culturel commun, il semble bien avoir de la sensation une vision plus proche de celle des Néoplatoniciens. La faculté de la sensation joue un rôle éminemment actif, non pas seulement par le pouvoir de juger et d’acquiescer ou non à l’impression des sens, mais surtout par cette capacité de façonner elle-même une forme sensible non corporelle à partir du donné de l’impression des sens, forme sensible qu’elle peut mettre en relation avec la raison formelle que l’âme porte en elle. Pourtant, dans la question 55, Maxime propose curieusement une description des cinq parties du discernement rattaché aux sensations, qui semble ne pas concerner les sens, mais le discernement de la raison : « on distingue généralement entre ce qui a un commencement et ce qui n’en a pas, ce qui est intelligible et ce qui ne l’est pas, ce que l’on peut dire et ce qui est indicible, ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire, ce qui est corruptible et ce qui est incorruptible »417. En effet, ces catégories du discernement sont attribuées à l’intellect dans d’autres passages des Questions à Thalassios. Ainsi, à la question 43, Maxime place une partie de ces catégories dans le domaine du discernement de l’intellect, en contraste avec le discernement propre à la sensation, qui est celui du plaisir et de la douleur : Les deux arbres, selon l’Écriture, sont capables de discerner certaines choses, ce sont donc l’intellect et la sensation. Ainsi, l’intellect possède la puissance capable de discerner entre les réalités intelligibles et les réalités sensibles, entre les passagères et les éternelles, et plus encore, comme la nature se calcule toujours comme un multiple de dix (cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 169, Vinel, 2012 : p. 244). 416 Il est nécessaire de préciser que, pour les Stoïciens, la notion de discernement fait aussi partie de l’activité de la sensation, activité qui joue un rôle prépondérant dans la théorie stoïcienne de la connaissance. En effet, pour les Stoïciens, la sensation a non seulement pour fonction de recevoir une représentation, par l’empreinte de la forme de l’objet sensible dans la faculté directrice, mais en outre de juger si cette représentation est vraie ou fausse, c’est-à-dire si elle est conforme ou non à la réalité. C’est pourquoi les Stoïciens pensaient que la sensation ne pouvait être dans l’erreur (cf. É. Bréhier, Chrysippe, Felix Alcan, 1910, p, 102-103). Les représentations jugées comme non conformes à la réalité donnent naissance à l’opinion, celles qui sont jugées conformes donnent naissance à la science nommée ἐπιστήμη, comme Maxime l’exprime lui-même. Les expressions d’origine stoïcienne sont si fréquentes dans la question 55, qu’il y a lieu de poser la question d’une influence stoïcienne dans sa pensée. Cependant, la culture de l’époque est déjà marquée par un certain syncrétisme qui mélange des influences philosophiques de plusieurs origines. Et même chez les philosophes néoplatoniciens, certaines notions stoïciennes ont été intégrées, en particulier la théorie du logos si essentielle chez Maxime. 417 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 180-183, Vinel, 2012 : p. 246.

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puissance de l’âme capable de discernement, il la convainc de s’attacher aux uns et de s’élever au-dessus des autres. La sensation, elle, possède la puissance capable de discerner le plaisir physique de la douleur, et plus encore, comme puissance des corps animés et sensibles, elle convainc d’attirer l’un et de repousser l’autre418.

La contradiction apparente entre ces deux interprétations du discernement respectif de l’intellect et de la sensation peut être résolue lorsque l’on considère que la question 43 traite de la nature humaine lorsqu’elle est sous l’emprise du péché, enfermée par la sensation dans le cercle de la recherche du plaisir et de la fuite de la douleur. Au contraire, la question 55 traite de la loi naturelle restaurée par le Verbe fait chair, au point où elle s’apprête à passer à loi de la grâce. La sensation a été libérée de son attachement à l’extériorité du sensible, pour s’élever à la perception des logoi. La sensation et l’intellect y ont été réconciliés419 à tel point que la sensation et la raison sont reliées par une sorte de continuité. Ainsi, la sensation, si elle ne discerne pas par son seul pouvoir ce qui est de l’ordre de la raison, a cependant accès aux logoi contenus dans les choses sensibles, logoi qu’elle fait remonter à la raison, servant ainsi de fondement à l’exercice de cette dernière. Par conséquent, le discernement de la sensation et celui de la raison sont unis par une continuité. Ils permettent de s’ajuster à toute réalité extérieure et à toute situation, puisque les différentes catégories de discernement citées concernent aussi bien la pratique que la connaissance420. Q. Thal. 43, Laga-Steel 1980 : 40-48, Vinel, 2012 : p. 32. Le Christ a abattu le mur de séparation qui se dressait entre le corps et l’âme, il a rassemblé ceux qui étaient loin et ceux qui étaient proches, c’est-à-dire les activités de la sensation et de l’intellect. Cf. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1980 : 228-248, Vinel, 2015 : p. 140-142. 420 La distinction entre ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire est attribuée à la raison et à l’intellect pratique à la question 25 : « Et toute femme, c’est-à-dire toute disposition habituelle de l’intellect pratique, toute perception sensible de l’intellect naturel ou toute pensée sage de l’intellect théologique, doit se voiler la tête, en tenant bien établie, concernant la disposition pratique, la distinction de la raison entre ce qu’il faut faire et ne pas faire, concernant la perception sensible, la capacité pour la raison de connaître les réalités visibles, et concernant la pensée, la connaissance totalement indémontrable des réalités qui transcendent l’intellection. » (Q. Thal. 25, Laga-Steel 1980 : 130-135, Vinel, 2010 : p. 294) La loi de la nature décrite par Maxime dans la question 55 unit vraisemblablement l’intellect pratique et l’intellect naturel tels qu’ils sont mentionnés dans ce passage. L’expression « toute perception sensible de l’intellect naturel » montre que dans la nature humaine restaurée, la sensation est réellement devenue comme un instrument, un organe de l’intellect. (cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 8, Vinel, 2010 : p. 116). 418 419

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Enfin, la mention de l’activité vocale et de la fécondité montre la cohésion de l’ensemble de la nature humaine dans la recherche des biens se rapportant à la Cause. Ainsi, cette description de la loi de la nature donne la mesure de la synthèse que Maxime considère comme l’état originel de la nature humaine, entièrement ordonnée par le mouvement du logos qui le conduit vers son terme. 3. Les quatre impassibilités génériques La description des quatre impassibilités génériques suit immédiatement ce passage. Elle constitue une analyse du sommet de la vie pratique et de la contemplation naturelle : Ou encore, les quatre myriades signifient ce qu’on appelle les quatre impassibilités génériques. La première impassibilité, c’est la totale abstention des actions mauvaises, – on l’observe chez les débutants ; la deuxième, c’est le rejet total, par la réflexion, de tout assentiment aux pensées mauvaises – on la trouve chez ceux qui ont part à la vertu et à la raison ; la troisième, c’est l’immobilité totale du désir vis-à-vis des passions, chez ceux qui contemplent intellectuellement, par l’intermédiaire des figures, les logoi des réalités visibles ; et la quatrième impassibilité c’est la purification totale même de la simple représentation des passions, qui se réalise chez ceux qui, par la connaissance et la contemplation, ont fait de l’élément directeur de leur âme un miroir pur et sans tache421.

La notion d’impassibilité (ἀπάθεια) n’a pas été unanimement reconnue dans la pensée chrétienne422. Elle est en revanche très développée dans la philosophie stoïcienne423 qui en fait l’apogée de la vie morale. Il ne s’agit en aucun cas d’une insensibilité, toujours considérée comme négative424, mais d’une libération vis-à-vis de l’asservissement de l’âme humaine aux passions. Dans son développement chrétien, l’impassibi Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 200-211, Vinel, 2012 : p. 246-248. Saint Jérôme a notamment critiqué Évagre sur le sujet, en lui reprochant d’avoir repris à son compte la notion païenne d’impassibilité, qui, à ses yeux, possédait des accointances avec le pélagianisme. Cf. A. Guillaumont, Les « Kephalaia gnostica » et l’histoire de l’origénisme chez les Grecs et chez les Syriens, Paris, Seuil, 1962, p. 66-67. 423 Évagre aurait notamment subi l’influence d’un recueil de sentences du stoïcien Sextus (cf.  A.  Guillaumont, Les « Kephalaia gnostica » et l’histoire de l’origénisme chez les Grecs et chez les Syriens, Paris, Seuil, 1962, p. 67). Mais le premier à avoir repris la notion stoïcienne pour en faire un idéal chrétien est Clément d’Alexandrie. Cf. Évagre, Traité pratique, Introduction, A. Guillaumont éd., Cerf, SC 170, 1971, p. 101. 424 Cf. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 215, Vinel, 2012 : p. 140 et Évagre, Sur les pensées 11, P. Géhin, C. et A. Guillaumont éd., Cerf, SC 438, 1998, p. 188-191. 421 422

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lité est liée à l’amour, et à l’intimité avec Dieu. Elle n’est pas considérée comme une privation, mais a un contenu positif, en tant qu’imitation de Dieu lui-même et participation à la vie divine425. Évagre qualifie l’impassibilité de « fleur de la pratique »426. C’est le point d’aboutissement de la vie pratique, qui donne accès à l’étape suivante, c’est-à-dire la science, divisée elle-même en science de la nature et science de Dieu. L’impassibilité est essentiellement pour lui la libération de la partie passible de l’âme, à savoir le désir et l’ardeur, vis-à-vis des passions. Il observe aussi des degrés dans l’impassibilité : l’impassibilité imparfaite et l’impassibilité parfaite427. La partie concupiscible est guérie plus rapidement que la partie irascible428. En effet, les passions affectant l’ardeur, qui sont la colère et la vaine gloire en particulier, viennent affecter le moine qui a été guéri de la gourmandise et de la luxure, les « passions du corps »429. Dans la description de Maxime la distinction entre les passions du désir et celles de l’ardeur n’intervient pas, cependant la gradation de l’impassibilité proposée par Maxime s’inspire fortement de la pensée maîtresse d’Évagre, à savoir que l’impassibilité s’approfondit au fur et à mesure qu’elle pénètre de façon de plus en plus intérieure l’âme humaine jusque dans les pensées et les représentations qui l’habitent430. De même, Maxime distingue les quatre degrés de l’impassibilité comme une intériorisation progressive. Le premier degré est purement extérieur, c’est l’abstention des actes mauvais. Le deuxième est celui d’un discernement rationnel qui refuse son assentiment431 aux pensées mauvaises présentes dans l’âme. Le troisième est l’absence de mouvement de la faculté du dé425 Grégoire de Nysse a particulièrement développé une telle vision de l’impassibilité. Cf. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Aubier, 1944, p. 92-103. 426 Évagre, Traité pratique, 81, A. Guillaumont éd., Cerf, SC 170, 1971, p. 670. Ce même passage montre comment l’impassibilité est intimement liée aux vertus de foi et d’amour, de même que l’ensemble de la vie pratique chez Évagre. En effet, la foi est comme le préalable de la vie pratique, et la charité est « la fille de l’impassibilité », c’est elle qui donne accès à la science. 427 Cf. Évagre, Traité pratique, 60, A. Guillaumont éd., Cerf, SC 170, 1971, p. 640. 428 Cf. Évagre, Traité pratique, 63, A. Guillaumont éd., Cerf, SC 170, 1971 p. 646. 429 Cf. Évagre, Traité pratique, Prol., A. Guillaumont éd., Cerf, SC 170, 1971, p. 490. 430 Ainsi, pour Évagre, « l’âme qui possède l’impassibilité, c’est, non pas celle qui n’éprouve aucune passion devant les objets, mais celle qui demeure imperturbable devant leur souvenir » (Évagre, Traité pratique, 67, A. Guillaumont éd., erf, SC 170, 1971, p. 652). 431 Ce terme d’origine stoïcienne est présent chez Évagre, comme « consentement au plaisir défendu » (Évagre, Traité pratique, 75, A. Guillaumont éd., Cerf, SC 170, p.  662), et « consentement aux pensées » (Évagre, Tractatus ad Eulogium, PG 79 : 1105D).

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sir dans la direction des passions mauvaises. Enfin, le dernier est la complète absence de la représentation des passions dans l’âme. Ainsi, le refus de la raison, puis du désir, de s’orienter vers l’apparence trompeuse du bien, permet l’élimination totale des pensées se rapportant aux passions dans l’âme, qui est la libération totale. L’élément le plus décisif de cette définition graduée de l’impassibilité est le rapport de la pratique et de la connaissance. Chez Évagre également, ces deux étapes principales du progrès spirituel ne sont pas simplement successives, mais grandissent parallèlement pendant la période intermédiaire de l’itinéraire. Notamment, il apparaît que la deuxième partie de l’acquisition de l’impassibilité, celle de l’impassibilité parfaite, est liée à la science de la nature, la connaissance des êtres432. Cependant, chez Maxime, cette corrélation entre pratique et connaissance apparaît comme encore plus prononcée et théorisée. Seule la première impassibilité est uniquement pratique, en ce qui concerne les trois autres, c’est la connaissance qui apparaît comme la condition de la vie pratique. Ainsi, l’élément décisif de la deuxième impassibilité est la réflexion (κατὰ διάνοια ν) qui est le préliminaire du « rejet de tout assentiment aux pensées mauvaises »433. La condition de la troisième impassibilité expose dans un raccourci saisissant l’ensemble du processus de la contemplation naturelle : « ceux qui contemplent intellectuellement, par l’intermédiaire des figures, les logoi des réalités visibles »434. La formule est quelque peu elliptique, car elle résume comme en un seul mouvement tout le processus de la connaissance du monde. Ce mouvement semble commencer à partir de la sensation comme appréhension des figures (διὰ τῶν σχημάτων) apparaissant dans le sensible. Ces figures conduisent le contemplatif aux logoi, mais ceux-ci sont contemplés intellectuellement (νοητῶς), c’est-à-dire par l’intellect lui-même. C’est bien parce que ces logoi sont contenus dans l’âme par la parenté de cette dernière avec les formes intelligibles, que la sensation pourra être capable de les « graver » dans le sensible435. Maxime résume ainsi le double mouvement du contemplatif qui voit dans le sensible la figure du monde intelligible, et contemple dans l’intelligible l’archétype du monde sensible, par l’inter432 Cf.  Évagre, Traité pratique, 79, A.  Guillaumont éd., Cerf, SC 170, 1971, p. 660 : « L’action des commandements ne suffit pas à guérir parfaitement les puissances de l’âme, si les contemplations qui y correspondent ne se succèdent pas dans l’intellect. » 433 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 204, Vinel, 2012 : p. 246. 434 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 207-208, Vinel, 2012 : p. 246. 435 Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 13-14, Vinel, 2010 : p. 116.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

médiaire du logos qui est la loi supérieure dont dépend l’union des deux dimensions sensible et intelligible436. La juste contemplation naturelle conditionne le non-attachement du désir aux réalités sensibles. En effet, c’est par ignorance de la véritable nature du sensible et de sa propre nature que la puissance du désir était dans un état de confusion avec le monde sensible, et par un manque de ce discernement que Maxime a évoqué plus haut, et qui permet de distinguer « ce qui est corruptible et ce qui est incorruptible »437, discernement placé dans la continuité de la sensation, c’est-à-dire dans le processus de la contemplation naturelle. Enfin, la quatrième impassibilité, c’est-à-dire « la purification totale même de la simple représentation des passions, qui se réalise chez ceux qui, par la connaissance et la contemplation, ont fait de l’élément directeur de leur âme un miroir pur et sans tache »438, permet à l’intellect d’être totalement libre de toute représentation des passions, et introduit l’âme dans un état où elle devient parfaitement réceptive à la connaissance du divin. Cet état et décrit plus explicitement à la question 65 : La connaissance exacte des dits de l’Esprit n’est dévoilée qu’à ceux qui sont dignes de l’Esprit : par une grande attention aux vertus, leur intellect a été purifié de la souillure des passions à la façon d’un miroir pur et éclatant, et dès la première atteinte ils reçoivent la connaissance des réalités divines qui vient en eux et s’y imprime, comme un visage439.

Ainsi, dans la dernière impassibilité, la perfection de la pratique est la condition d’une ouverture à la connaissance parfaite de Dieu. De même que l’attachement de la sensation à l’extériorité du sensible rendait impossible la véritable connaissance des êtres, de même, les passions qui enchaînaient les puissances de l’âme et les représentations des passions qui obscurcissaient le discernement de la raison étaient 436 Le double mouvement de la contemplation naturelle qui va du sensible à l’intelligible, mais aussi de l’intelligible au sensible par l’intermédiaire du logos est explicité à la question 27 : « En effet, celui qui a contemplé à partir du monde intelligible la création visible manifestée par les logoi, ou les figures des réalités intelligibles à partir de la belle ordonnance des phénomènes, comme la toile descendue du ciel, [60] celui-là pourrait croire qu’aucune des réalités visibles n’est impure puisqu’il ne contemple dans les logoi des êtres aucune antipathie manifeste. » (Q.  Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 56-61, Vinel, 2010 : p. 324) 437 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 182-183, Vinel, 2012 : p. 246. 438 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 208-211, Vinel, 2012 : p. 246-248. 439 Q. Thal. 65, Laga-Steel 1990 : 29-34, Vinel, 2015 : p. 256.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

un obstacle à la connaissance des réalités divines. Une fois l’intellect complètement libéré de ces représentations, il est devenu comme un miroir reflétant les réalités divines avec une parfaite clarté et immédiateté. Avec ces quatre impassibilités, de même que précédemment avec les « quatre étapes de ceux qui parcourent les dix commandements divins »440, la loi de la nature est à la fois achevée et franchie, car son accomplissement est en même temps une sortie de la nature pour une expérience totalement nouvelle : « cet homme-là possède les quatre myriades, il sort de la matière et des réalités matérielles, et va vers la part divine et pacifique des réalités intelligibles »441. L’impassibilité est donc comme le point de passage de la loi de la nature vers la loi de la grâce. 4. La loi de l’Esprit Le dépassement de la nature est signifié à plusieurs reprises comme sortie du temps (χρόνος) et de l’espace (τόπος)442, du temps et de la nature (φύσις)443, ou bien de la sensation (αἴσθησις) et du temps444. De fait, le temps et l’espace sont les catégories structurantes de la nature sensible445, et tout spécialement le temps. En effet, ce dernier est la condition de l’être des étants dans la mesure où ceux-ci ont nécessairement un commencement, ainsi qu’un mouvement qui les oriente vers leur fin, c’est-à-dire qu’ils existent dans un déploiement temporel. De façon générale, les catégories de l’espace et du temps sont inhérentes au caractère limité des créatures, qui est inséparable de leur nature changeante, c’està-dire en constant mouvement à travers le temps. Étant limitées, en effet, les créatures sont circonscrites. Or l’espace et le temps sont précisément

Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 159-160, Vinel, 2012 : p. 244. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 216-218, Vinel, 2012 : p. 248. 442 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 72-73, Vinel, 2012 : p. 238. 443 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 91, Vinel, 2012 : p. 240. 444 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 116, Vinel, 2012 : p. 240. 445 À propos des catégories de l’espace et du temps, cf. P. Mueller-Jourdan, Typologie spatio-temporelle de l’ecclesia byzantine. La Mystagogie de Maxime le Confesseur dans la culture philosophique de l’Antiquité tardive, Leiden, Brill, 2005, p. 97 : « Ces deux petites catégories occupent dans le système de Maxime une prééminence qu’elles n’ont jamais connue dans la philosophie néoplatonicienne elle-même. Nous les avons appelées catégories “mères” dans le sens où elles sont les conditions nécessaires à l’avènement de l’être des étants. » 440 441

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

la nature de cette circonscription, les limites à l’intérieur desquelles seulement des êtres limités peuvent exister446. La sortie hors du temps dans la loi de la grâce comporte donc un saut métaphysique, il s’agit de passer du monde de la génération et de la corruption à un environnement divin, vers une réalité sans commencement, au-delà de toutes les capacités de perception et de représentation de la nature humaine. Maxime considère que le cœur de cette expérience de la grâce est la célébration du mystère de la Trinité447, puis celle de la Providence448 et donc de l’Économie du salut. La connaissance de ces mystères constitue la théologie, la dernière étape de la croissance de l’être humain. De plus, grâce au commentaire concernant le nombre des serviteurs et des servantes, Maxime donne quelques éléments de compréhension, au sujet des implications anthropologiques de ce passage à la loi de la grâce qui est aussi une sortie de la nature, et notamment en ce qui concerne le devenir des trois puissances de l’âme. En effet, une fois acquis l’état de l’impassibilité, la raison a été libérée de la pratique, c’est-à-dire du combat contre les passions, pour pouvoir s’élever vers la connaissance intelligible des logoi : « la raison et la pensée sont délivrées, libres, et s’élèvent vers la contemplation spirituelle (ἡ πνευματικὴ θεωρία) des logoi apparentés contenus dans les êtres »449. Mais le désir et l’ardeur eux aussi participent de la loi de la grâce dans une sortie de la nature humaine complète hors du monde sensible et des réalités créées : Le serviteur et la servante étrangers, ce sont l’ardeur et le désir, que l’intellect contemplatif met sous le joug grâce à la domination de la raison, et qu’il met au service des vertus grâce au courage et à la tempérance ; il ne leur donne aucunement le champ libre, jusqu’à ce que la loi de la nature ait été parfaitement résorbée dans la loi spirituelle, à la façon dont la mort de la chair misérable l’est dans la vie sans fin, et jusqu’à ce que l’image entière du royaume sans commencement ait été montrée dans 446 Le rapport entre la notion de temps et le caractère changeant des créatures matérielles est explicité à la question 65 : « Là où il y a par nature une limite, existe aussi dans tous les cas le mouvement changeant de ce qui est en elle, alors que là où, par nature, il n’y a pas de limite, on ne connaîtra aucun mouvement changeant des réalités qui sont en elle. Ainsi donc, ce monde est un espace délimité et un état circonscrit, c’est pourquoi le mouvement de la vie comporte un changement pour ceux qui sont en elles. » (Q. Thal. 65, Laga-Steel 1980 : 528-535, Vinel, 2015 : p. 286) 447 Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 220-224, Vinel, 2012 : p. 248. 448 Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 224-232, Vinel, 2012 : p. 248. 449 Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 295-297, Vinel, 2012 : p. 252.

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toute sa pureté, elle qui possède par imitation la forme totale de l’archétype ; par elle l’intellect contemplatif rend libres l’ardeur et le désir, en transformant le second en vue du plaisir pur et du charme intact du désir amoureux de Dieu, et en changeant la première en un bouillonnement spirituel, un mouvement perpétuel enflammé et une folie tempérante450.

Il semble que ce passage décrive l’état final de la nature humaine, complètement unifiée dans la vision de Dieu. La mention du mouvement perpétuel (ἀεικινεσίαν) fait référence au repos perpétuellement mobile qui est pour Maxime la description privilégiée de l’union accomplie avec Dieu. Cette conception de l’eschatologie est sans doute inspirée par Grégoire de Nysse, qui associe lui aussi la stabilité et la mobilité dans un désir de Dieu sans cesse comblé et sans cesse désirant451. Mais tandis que Grégoire de Nysse figure dans l’épectase un mouvement rectiligne, allant infiniment plus loin dans la même direction, Maxime présente ce repos perpétuellement mobile comme une mise en orbite de la nature qui forme autour du principe un cercle perpétuel, de sorte que la distance entre le Créateur et le créé n’est jamais abolie, et que la nature créée reste toujours en mesure de désirer de façon illimitée, et de recevoir sans fin ce qu’elle désire. En effet, ce mouvement se réalise non pas ‘vers’ le principe, mais ‘autour’ de lui : « Lorsqu’elle sera parvenue à Dieu, [la nature] aura, à cause de l’unité naturelle de Celui en qui elle sera, un état de perpétuel mouvement et un mouvement stable identique à lui-même qui sera éternellement autour du Même, de l’Unique et du Seul ([ἡ ] στάσιν ἀεικίνητον ἕξει καὶ στάσιμον ταυτοκινησίαν, περὶ τὸ ταὐτὸν καὶ ἕν καὶ μόνον ἀϊδίως γινομένην). »452 Pour Maxime, ce mouvement perpétuel est l’activité naturelle du désir et de l’ardeur, dont la vocation originelle est de tendre vers l’union avec Dieu dans l’amour. Une fois que l’intellect a été libéré de toute représentation des passions mauvaises susceptible de détourner les deux puissances du désir (ἐπιθυμία) et de l’ardeur () de leur but naturel, une fois que l’intellect est devenu comme un miroir reflétant l’image de Dieu, ces deux puissances sont définitivement fixées à leur objet naturel, et ne peuvent plus en être détournées. C’est pourquoi elles n’ont plus besoin du joug de la raison, et peuvent en être affranchies pour donner libre cours à leur activité naturelle. Ainsi, pour reprendre l’image de l’attelage du Phèdre, c’est comme si le char avait repris sa course dans le ciel, Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 302-316, Vinel, 2012 : p. 254. Cf. Grégoire de Nysse, De Vita Mosis, 2, 243, Cerf, SC 1bis, 1968, p. 272. 452 Q. Thal. 65, Laga-Steel 1990 : 544-547, Vinel, 2015 : p. 286-288. 450 451

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et que le cocher n’avait plus besoin de diriger les chevaux, qui se dirigent par leur propre puissance, étant donné qu’ils sont sans cesse attirés par le Dieu vers lequel ils ne cessent de tendre. Cette folie dont parle Maxime signifie un au-delà de la raison dans sa capacité de diviser, de juger et de discourir, car le désir et l’ardeur peuvent encore s’adonner à l’élan amoureux autour du Principe, tandis que la raison est comme aveuglée453 par la lumière divine. Ainsi, dans la loi de la grâce, l’unité de la nature humaine est achevée par cette réintégration des trois puissances de l’âme qui donne à l’ardeur et au désir « la liberté qui donne l’égalité d’honneur » (ἡ ἰσότιμος ἐλευθερία)454 avec la raison. Alors que les passions avaient en quelque sorte abaissé l’ardeur et le désir dans une attitude irrationnelle, et avaient par là-même rendu nécessaire une domination de ces deux puissances par la raison, dans la loi de la grâce, elles retrouvent leur honneur originel en retrouvant leur orientation naturelle dans l’accomplissement de l’amour. Conclusion En définitive, la question 55 expose, à travers le passage par les trois lois, de l’Écriture, de la nature et de la grâce, la vision de Maxime sur la nature humaine restaurée par le salut. Il est important de considérer l’anthropologie dans les Questions à Thalassios d’une manière dynamique. En effet, la nature est affectée par l’histoire. Après la transgression d’Adam, le logos originel de l’être humain certes demeure inchangé, cependant, les modalités concrètes de sa réalisation ont été profondément modifiées. C’est l’incarnation du Verbe, et sa pénétration totale dans la nature humaine qui permet la restauration du logos de l’humanité dans sa modalité originelle. De plus le salut accompli par le Verbe donne à la nature humaine une amplitude et un horizon illimités, en la dilatant jusqu’à la faire sortir de ses catégories naturelles, à savoir la spatialité et la temporalité. Cette sortie de la nature hors d’elle-même n’est pas un ajout sans rapport avec ses potentialités ordinaires. Au contraire, elle est la perspective vers laquelle tend toute la vie et l’activité de l’être humain dans la loi de la nature restaurée. Cette tension s’exprime de façon particulièrement explicite dans la façon dont Maxime décrit la cohésion des différentes facultés humaines à travers ce mouvement vers le but final. La dynamique qui oriente la nature vers l’au-delà d’elle-même semble souder les différentes compo Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 77-93, Vinel, 2015 : p. 86-88. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 330-331, Vinel, 2012 : p. 256.

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santes de l’âme dans une continuité qui porte l’unité de leur mouvement. Ainsi, le discernement de la sensation se poursuit sans rupture dans celui de la raison, et les trois puissances de l’âme sont réunies dans une même « égalité d’honneur ». 4.3.3. La synthèse de la nature restaurée d’après la question 48 Plan de la question 1. Introduction (17-34) : Invocation au Verbe de Dieu, pour que celui-ci accorde la révélation du sens de ses propres paroles. 2. Le Christ, tête d’angle, opère l’union en lui de tout le créé (35-143) : L’incarnation du Verbe est signifiée par le symbole de l’angle (48-57). L’union de l’âme et de la chair par la conjonction de l’Esprit est également signifiée par le symbole de l’angle (58-64). Les cinq unions réalisées par le Christ sont l’union du mâle et du femelle, du paradis sensible et de la terre habitée, de la terre et du ciel, des réalités sensibles et des réalités intelligibles, de la nature créée et de la nature incréée (65-81). Le Verbe répand son enseignement dans le cœur des hommes pour qu’ils accèdent à la contemplation naturelle, à la vertu et à la connaissance du Logos divin (82-143). 3. L’intellect à la suite du Verbe, réalise l’union des êtres par la mise en œuvre de la pratique et de la connaissance (144-231) : L’intellect, par la contemplation et la pratique des commandements, est rendu capable d’édifier les doctrines sur l’incarnation, construites sur la foi de l’Église comme des forteresses sur la porte de l’Angle (145-164). La fonction unificatrice de l’intellect est symbolisée par l’angle. L’intellect réalise l’union de l’âme et de la chair d’abord, puis parallèlement aux cinq unions réalisées par le Verbe, l’union des parties au tout, de l’intellect à la sensation, du ciel à la terre, des sensibles aux intelligibles et de la nature à la raison (165-177). L’intellect met en œuvre la contemplation naturelle, la pratique et la théologie (179-231). 4. Conclusion (232-241) : Exhortation à mettre en œuvre le zèle de la garde des pensées et du souvenir de Dieu, comme le cultivateur prend soin de ses cultures.

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Introduction La question 48 se situe elle aussi dans la continuité de l’exposé de la question 62 sur l’incarnation du Verbe. Maxime y exploite également la métaphore de la construction pour montrer l’action du Verbe dans le monde. L’Église comme œuvre du Verbe y est en effet présentée comme les « tours de Jérusalem sur la porte de l’Angle, sur l’angle du ravin et sur les angles »455 que le roi Ozias a fortifiées. La construction de ces tours sur les angles est l’image lui permettant de décrire l’ensemble de l’accomplissement du salut de la manière la plus vaste et la plus englobante possible, comme une régénération de toute la création dans l’unité. En effet, le mouvement global de la création peut être évoqué comme une sortie ou une descente du Verbe qui, de son unité primordiale, est descendu jusque dans la plus grande diversité des espèces créées et des êtres particuliers, tout en restant toujours un et séparé de la créature en tant que Verbe incréé de Dieu. La création est donc une diversification, une distinction des espèces voulue par Dieu à partir de l’unité. Ce mouvement trouve son point culminant dans l’incarnation du Verbe, moment décisif où le Verbe devient chair, et devient donc lui-même une être particulier au sein de la création. À partir de cet extrême de la descente, le Verbe entame le mouvement de retour vers l’unité primordiale. Étant lui-même devenu charnellement une part du monde créé, il pénètre l’ensemble de la création en quelque sorte ‘par le bas’, et fait remonter toute la diversité du créé vers l’unité d’où elle provient, et à laquelle elle est sans cesse référée par sa présence incessante. Ce mouvement de descente et de remontée correspond à celui de la diastole et de la systole456, un mouvement de dilatation et de contraction, qui est comme la respiration de l’histoire de la création dans son entier. La question 48 détaille plus précisément l’unification opérée dans la remontée du Verbe. Elle effectue cela à partir de la notion d’angle qui signifie la conjonction entre deux droites, le point de contact entre deux directions qui se séparent. L’examen de la question 62 nous a permis d’approfondir la notion de réconciliation et de réunion de la chair et de l’âme dans la nature humaine grâce à l’incarnation du Verbe. Cette étape est de nouveau mentionnée ici, mais pour en souligner aussi les conséquences. En effet, la réunification de la nature humaine est le début du retour de l’ensemble des êtres créés vers leur unité. Ce retour est détaillé en cinq étapes ou cinq unions, qui sont l’union du masculin et du 2 Ch 26, 9-10. Cf. Amb. Io. 10, PG 91 : 1177BC.

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féminin en une seule nature humaine, l’union de la terre habitée et du paradis en une seule terre, l’union de la terre et du ciel en un seul monde sensible, l’union du sensible et de l’intelligible en une seule réalité créée, et enfin l’union de la nature créée au Dieu incréé. Cette synthèse en cinq étapes est vraisemblablement une reprise de l’exposé de Maxime dans l’Ambiguum 41 qui propose une description parallèle des cinq divisions du réel et du retour de la création vers l’unité par la venue du Verbe457. Mais dans la question 48 se trouvent deux listes des cinq unions. La première est attribuée à l’œuvre salvifique du Verbe, la deuxième concerne l’intellect, c’est-à-dire le sujet humain. Maxime déploie ainsi son intuition, déjà présente dans l’Ambigua 41, qui voit dans l’être humain « un atelier qui comprend par excellence en lui toute chose »458. Tout être humain est donc associé à l’œuvre du Verbe, et à la nature humaine en tant que microcosme459 est confiée la vocation de porter en elle la réunification de la création entière. Nous exposerons tout d’abord le concept de l’angle en tant que figure de l’unification, lié à l’union de tous les êtres dans l’Église et à l’union de l’âme et de la chair dans la nature humaine. Ensuite, nous traiterons des cinq unions, en effectuant une comparaison entre les deux interprétations proposées par Maxime, celle concernant le Verbe, et celle concernant l’intellect. 1. L’interprétation de la notion d’angle comme unité de l’Église et unité de la chair et de l’âme Deux passages définissent le concept d’angle (ἡ γωνία) tel qu’il est employé par Maxime dans son analyse. Il s’agit d’une part de la qualification de l’Église comme union des juifs et des païens, et d’autre part de la mention de l’union de l’âme avec la chair. Tout d’abord, la métaphore de la construction paraît assez naturelle pour évoquer l’Église : […] la force naturelle et la puissance enhypostasiée de Dieu le Père, c’est notre Seigneur Jésus-Christ – la pierre devenue tête d’angle, je veux dire tête de l’Église. De même en effet que l’angle produit par lui-même la conjonction de deux murs l’un avec l’autre, de même aussi l’Église de Dieu est l’union de deux peuples, celui des nations et celui des juifs, et Cf. Amb. Io. 41 : PG 91, 1304D-1305A. Amb. Io. 41 : PG 91, 1305A. 459 Cf.  L. Thunberg, Microcosm and Mediator, the Theological Anthropology of Maximus the Confessor, Lund, 1965 ; 2e éd., Chicago – La Salle, 1995, p. 132-142. 457 458

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elle a pour lien le Christ, qui édifie les murs de Jérusalem, je veux dire la vision de paix460.

Quant à l’union de l’âme et de la chair, elle apparaît comme la fondation de l’édifice, puisque c’est sur elle que seront édifiées les tours : Et sur l’angle du ravin : le ravin, c’est la chair, et son angle, c’est l’union avec l’âme par la conjonction de l’Esprit ; sur cette sont édifiées les tours, c’est-à-dire les forteresses de commandements ainsi que les doctrines édifiées sur elles avec discernement pour que soit gardée indestructible, tel un angle, l’union de la chair à l’âme461.

Le terme « conjonction » (συνάφεια) est présent dans les deux passages. Il exprime parfaitement le concept d’angle comme le lieu où deux droites se touchent. Cette image de l’angle est présente dans la philosophie néoplatonicienne dans laquelle se sont maintenus beaucoup d’éléments pythagoriciens. Le passage suivant de Proclus témoigne du fait que Maxime en a retiré non seulement le vocabulaire de sa pensée, mais aussi, sans doute, une conception du monde créé comme diversité portant en elle une cohérence interne et une capacité de s’assembler ainsi que plusieurs droites dans une seule figure géométrique cohérente : Nous disons que l’angle est le symbole et l’image de la cohérence qui existe dans les créations divines et de la fonction de rassembler les choses divisibles à l’état d’unité, les choses partageables à l’état impartageable et les choses multiples à l’état de communauté qui les relie ensemble ; car l’angle devient tout à la fois ce qui sert à lier plusieurs lignes et plans, collectif d’une grandeur à l’état impartageable de points et cohérent de toute figure établie par lui-même. C’est la raison pour laquelle les Oracles appellent les assemblages angulaires de figures les cohérences en tant qu’elles présentent l’image d’unions cohérentes et conjonctions divines par lesquelles les choses séparées ont de la connexion entre elles (καθ’ἃς τὰ διεστῶτα συνάπτουσιν ἀλλήλοις)462.

Ainsi, l’angle n’est pas seulement le point où deux lignes se touchent. Il crée, par la conjonction qu’il opère, une nouvelle figure qui, en tant Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 38-46, Vinel, 2012 : p. 74. Il se trouve un paragraphe parallèle à ce passage en Q. Thal. 53, Laga-Steel 1980 : 6-16, Vinel, 2012 : p. 182. 461 Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 58-64, Vinel, 2012 : p. 76. 462 Proclus, In primum Euclidis elementorum librum commentarii, Teubner 1873 : 128, 26-129, 10. 460

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

que telle, n’est plus divisible. Cette nouvelle figure n’annule pas pour autant les deux directions des droites ainsi assemblées comme en une seule droite, mais fait de ces deux directions réunies une nouvelle réalité cohérente et impartageable463. Ainsi en va-t-il des réalités réunies par l’œuvre du salut, à la fois l’Église en tant que conjonction des deux peuples, et la nature humaine en tant qu’union de la chair avec l’âme. Il existe un rapport entre ces deux angles, rapport déjà mentionné lors de l’examen de la question 62. En effet, Maxime identifie l’action du Verbe qui réunit en un seul corps ceux qui étaient loin et ceux qui étaient proches, c’est-à-dire les juifs et les païens, de deux peuples qu’ils étaient, en un seul peuple, à la destruction du mur de séparation, c’est-à-dire le mur qui séparait les deux peuples. Or ce mur est interprété comme la séparation de l’âme et de la chair dans la nature humaine par la loi des passions464. Le rapport entre l’édification de l’Église et l’abolition de ce mur qui s’est dressé entre la chair et l’âme englobe en quelque sorte l’œuvre du salut. En effet, le Verbe, en s’unissant à la chair, détruit la loi du péché qui avait soumis la nature humaine à la passibilité, à la corruption et à la mort. C’est par la destruction des passions mauvaises que la relation juste est rétablie entre la chair et l’âme, puisque la passion est justement un dévoiement de cette relation. Lorsque la nature humaine est de nouveau réconciliée en vue de son but naturel, retournée en quelque sorte vers sa finalité qui est l’union avec Dieu, elle est aussi réunie entre tous ses membres en un seul corps par le règne de l’amour. Non seulement tous les êtres humains sont réunis dans le Verbe, mais cette union et cet amour s’étendent à l’ensemble de la création, or, justement, c’est là précisément l’édification de l’Église. Ainsi, celui qui réalise l’union mise en œuvre dans l’angle, que ce soit celui de l’Église ou bien celui de la nature humaine âme et chair, c’est bien le Christ qui est le lien (σύνδεσμος)465 entre les deux murs formant Sur la notion d’angle chez Maxime, cf. P. Mueller-Jourdan, Typologie spatio-temporelle de l’ecclesia byzantine. La Mystagogie de Maxime le Confesseur dans la culture philosophique de l’Antiquité tardive, Leiden, Brill, 2005, p. 125 : « La notion géométrique de l’“angle” fournit donc une trace complémentaire de la présence de topiques notoirement néoplatoniciens dans les matériaux conceptuels du Confesseur. Ces derniers sont pourtant nettement recentrés sur le Christ qui assume le point de référence de tout le système. » 464 Cf. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 228-247, Vinel, 2015 : p. 140-142. 465 La notion de lien est également de première importance chez Proclus. Dans le commentaire du Timée, il s’agit du deuxième don fait au monde, afin qu’il garde en tout sa proportion et son unité. Le lien est un élément indispensable à la beauté du monde, il est comme un reflet divin dans le cosmos, et possède un rapport privilégié avec la causalité créatrice : « D’une part, le lien est assumé en tant qu’il se présente comme une 463

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l’angle. En effet, le Christ est le Logos qui contient en lui tous les logoi, par là-même il est déjà ce lien qui unit toute la création. Mais par sa venue dans la chair, son rôle de lien est encore plus manifeste, puisqu’à partir du lien établi dans son unique hypostase entre la nature divine et la nature humaine, il vient en personne réconcilier la chair avec l’âme, et réconcilier entre eux tous les hommes. Cependant, un autre lien est aussi clairement présent dans la question 48, il s’agit de l’Esprit-Saint. L’œuvre unificatrice du salut est ainsi réalisée conjointement par le Verbe et par l’Esprit. En effet, si l’Esprit n’est pas qualifié comme « angle », contrairement au Verbe, il est caractérisé comme opérant lui aussi la conjonction de la chair avec l’âme : « le ravin, c’est la chair, et son angle, c’est l’union avec l’âme par la conjonction en Esprit »466. Si l’angle en tant que tel est le Verbe, l’Esprit est comme une force d’union dans laquelle le Verbe assemble les parties séparées. De plus, l’emploi de l’expression « en Esprit » (ἐν πνεύματι) semble indiquer que cette réconciliation de la chair avec l’âme, une réconciliation qui est comme un mouvement partant du bas, un mouvement de la chair qui s’avance vers l’âme (ἡ πρὸς τὴν ψυχὴν ἕνωσις), est aussi le moment du passage de la loi de la nature à la loi de la grâce467. L’Esprit-Saint est celui qui fait passer à la loi de la grâce en donnant la connaissance spirituelle des paroles de l’Écriture, comme en étant la force unifiante qui rétablit la nature humaine dans sa direction originelle par l’union de la chair à l’âme. Dans un contexte proche de la question 48, un passage de la question 47 montre, à propos de l’image du ravin assimilé à la chair, que l’Esprit est celui qui égalise le ravin creusé par les passions, qui aplanit le terrain accidenté : Le ravin, c’est la chair de chacun, creusée par le flot abondant des passions et coupée de la continuité et de la conjonction spirituelles avec l’âme selon la loi de Dieu qui les a attachées. […] Ainsi, tout ravin […] sera comblé par le rejet des passions qui les [la chair et l’âme] rendent inégales à la manière des ravins, et en rejetant la manifestation naturelle du recul des vertus que l’Esprit égalisera468. image de l’unification divine et de la communication des qualités en vertu de laquelle les Causes intellectives du Tout effectuent ensemble les naissances, d’autre part, la beauté est manifestée comme possédant une essence et une qualité unificatrices et copulatives. » Proclus, In Platonis Timaeum commentaria 2, Teubner 1904 : 13, 19-24. 466 Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 58-60, Vinel, 2012 : p. 76. 467 En effet, dans la question 19, Maxime décrit l’ensemble des trois lois, loi de l’Écriture, loi de la nature et loi de la grâce, et emploie justement l’expression : « en Esprit, c’est-à-dire dans la grâce » (Q. Thal. 19, Laga-Steel 1980 : 10, Vinel, 2010 : p. 240). 468 Q. Thal. 47, Laga-Steel 1980 : 105-118, Vinel, 2012 : p. 58.

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Nous retrouvons dans ce passage le même terme « conjonction » lié à l’Esprit : les passions avaient aboli la « continuité et la conjonction spirituelles » (πνευματικὴν συνέχειάν τε καὶ συνάφεια ν) unissant la chair à l’âme. Il semble donc que l’Esprit soit la force de cohésion qui permette à nouveau la réalisation de cette conjonction. C’est sur le rétablissement de l’état originel de la nature humaine que, dans la question 48, Maxime affirme que seront édifiées les tours de Jérusalem, c’est-à-dire les « forteresses des commandements » (τὰ ὀχυρώματα τῶν ἐντολῶν), et « les doctrines édifiées sur elle avec discernement » (τὰ κατὰ τὴν διάκρισιν δόγματα)469. Autrement dit, c’est l’édifice de la pratique et de la connaissance qui repose sur la conjonction dans l’Esprit de la chair avec l’âme, les commandements faisant plutôt référence à la pratique, et les doctrines à la connaissance. Ces doctrines évoquant la contemplation naturelle reposent sur les forteresses comme sur la pratique des commandements, et sont caractérisées par la notion de discernement470. Le même terme de conjonction est employé au sujet de l’Église : « l’angle produit par lui-même la conjonction de deux murs l’un avec l’autre »471. Or, c’est sur l’angle de cette unité que sont construites « les forteresses des doctrines divines concernant l’incarnation »472, doctrines qui sont au fondement de la foi. Ainsi, Maxime semble conclure à une réciprocité entre la justesse de la foi et l’unité de l’Église. D’une part, c’est sur la conjonction (συνάφεια) des deux peuples que repose la forteresse des doctrines, c’est-à-dire de la foi droite, et c’est aussi par le logos de la foi que les deux peuples sont liés pour ne former qu’un seul corps animé du même souffle. De même, c’est sur la conjonction de l’âme et de la chair que sont fondées les forteresses des commandements et des doc Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 60-62, Vinel, 2012 : p. 76. Le discernement fait notamment le lien entre la sensation et la raison. Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 178-183, Vinel, 2012 : p. 246. 471 Le terme de conjonction est aussi lié à l’Esprit dans le passage parallèle de la question 53 : « De même en effet que l’angle est l’union des deux murs, qui les serre fermement l’un à l’autre jusqu’à une cohésion indissoluble, de même l’Église sainte est devenue l’union des deux peuples, en liant l’un à l’autre le peuple des nations et le peuple juif par un seul logos de la foi et en les attachant fermement pour qu’ils soient animés d’un unique souffle, union dont la tête d’angle est le Christ. » (Q. Thal. 53, Laga-Steel 1980 : 10-16, Vinel, 2012 : p. 182) Ici, ce qui attache les deux peuples l’un à l’autre, c’est le logos de la foi, et l’unité dans l’Esprit est plutôt présentée comme l’état final de l’union, ce vers quoi elle tend. L’animation de l’Église par un même souffle évoque à son sujet l’unité d’un seul être vivant, l’ensemble de la Création se rétractant dans le Logos dont elle est issue, et dans lequel l’Esprit est présent comme le souffle de vie. 472 Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 51-52, Vinel, 2012 : p. 76. 469 470

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trines, et en même temps, c’est grâce à la pratique et à la contemplation naturelle qu’est gardée intacte l’union de la chair à l’âme. La notion d’angle permet donc à Maxime de livrer dans la question 48 une récapitulation de l’œuvre du salut à travers l’union des deux peuples dans l’Église et l’union de la chair à l’âme dans la nature humaine. C’est ce travail d’élargissement de la perspective qui est en jeu dans l’examen suivant des cinq unions, ou plutôt de la rétractation du monde créé dans son unité primordiale en cinq étapes. 2. Les cinq unions opérées par le verbe pour la restauration de la création Les cinq unions sont en réalité cinq angles sur lesquels seront bâties les tours de Jérusalem, qui sont les doctrines droites. Le tableau suivant met en parallèle les deux listes proposées par Maxime dans la question 48 : Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 65-81.

Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 178-193.

Et sur les angles il édifia des tours : par angles le texte veut peut-être dire les diverses unions qui ont existé grâce au Christ entre les créatures séparées.

Et sur les angles : cela veut dire qu’il y a de nombreux angles sur lesquels l’intellect très fort qui se conforme à Dieu est dit avoir édifié les tours.

En effet, il a uni l’être humain en supprimant mystiquement par l’Esprit la différence entre mâle et femelle et en affranchissant pour tous deux le logos de leur nature des propriétés liées aux passions.

L’angle, ce n’est pas seulement, pour la même nature, l’union des parties au tout selon la même loi de l’être, par exemple l’union aux espèces des réalités individuelles qui en dépendent, des espèces aux genres et des genres à l’essence, les parties extrêmes se joignant les unes aux autres en un point unique – et sur ces parties, les logoi généraux se manifestent dans les logoi particuliers et réalisent, comme des angles, les unions nombreuses et variées des réalités qui étaient divisées ;

Il a aussi uni la terre, en supprimant la mais c’est aussi l’union de l’intellect à séparation du paradis sensible et de la la sensation, terre habitée. Il a uni la terre et le ciel, en montrant … du ciel à la terre, que la nature des réalités sensibles incline vers elle-même.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 65-81.

Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 178-193.

Et il a uni aussi les réalités sensibles et … des sensibles aux intelligibles les réalités intelligibles et a montré que la nature de ce qui existe est une, réunie par un logos mystique. Il a uni la nature créée à l’incréée par … et de la nature au logos : un logos et un mode qui transcende la nature. Et pour chaque union, c’est-à-dire chaque angle, il a édifié des tours, en fortifiant la cohésion et le lien qu’elles établissent entre les doctrines divines.

Après avoir, avec la science qui est la sienne, fixé dans toutes ces unions les opinions vraies sur chaque réalité, l’intellect contemplatif édifie sagement les tours intelligibles sur les angles, c’est-à-dire sur ces unions les doctrines qui font les liens entre ces unions.

La première liste concerne le Christ réalisant les unions entre les éléments dispersés du monde créé. La deuxième se concentre sur l’intellect. Ce n’est pas l’intellect en tant que tel qui réalise les unions dont il est question, contrairement au Christ. L’intellect édifie seulement des tours, c’est-à-dire des doctrines, sur ces unions. Il semble donc que Maxime veuille insister sur une reconnaissance, de la part de l’intellect, de cette œuvre de salut et de réconciliation réalisée par le Christ. La science des unions, qui saisit non seulement chaque union pour elle-même, mais la continuité qui les assemble, est donc présentée comme la mission originelle de l’être humain, assumée par le nouvel Adam, le Christ. C’est dans le nouvel Adam que la descendance du premier Adam retrouve sa mission perdue. 2.1. La première union : union du masculin et du féminin dans la nature humaine et des parties au tout dans l’être en général

Dans la première liste, la première union concerne la nature humaine, et l’unification de sa division entre mâle et femelle. Le texte parle plus précisément d’une séparation liée aux passions qui auraient affecté la nature humaine comme de propriétés surajoutées et non conformes à son logos premier, puisque le Verbe affranchit « pour tous deux [mâle et femelle] le logos de leur nature des propriétés liées aux passions » (τῶν ἐν τοῖς πάθεσιν ἰδιωμάτων καταστήσας ἐπ’ἀμφοῖν ἐλεύθερον τὸν λόγον

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τῆς φύσεως)473. La mention des termes « mystiquement » (μυστικῶς) et « par l’Esprit » (τῷ πνεύματι) semble faire référence à ce nouvel engendrement mystique par l’Esprit-Saint dont Maxime traite à la question 61. En effet, la transgression d’Adam, qui a plongé l’être humain dans le cercle mortifère de la recherche du plaisir sensible et de la fuite de la peine, a affecté de manière toute particulière le mode d’engendrement attaché à la différence sexuelle. C’est par le mode d’engendrement soumis aux passions que chaque nouvel être humain arrive à l’existence par un commencement qui le lie à ce cercle vicieux le conduisant à la peine par le moyen du plaisir sensible474. Mais le Verbe, par sa venue dans l’humanité, grâce à une conception virginale qui interrompt cette transmission de génération en génération, brise cet enchaînement qui lie chaque nouvel être humain aux passions mauvaises475. Il rend alors possible un nouveau commencement, que Maxime appelle « une seconde naissance par l’Esprit-Saint » (δευτέρα γενέσις ἐκ πνεύματος ἁγίου)476. Cette nouvelle naissance peut être rapprochée de la suppression de la division entre mâle et femelle et le rétablissement de l’unité de la nature humaine dont il est question dans la question 48. En effet, il s’agit d’un commencement opéré par le Verbe et par l’Esprit, sur le modèle de l’incarnation du Christ, dans lequel la passion qui exacerbe la distinction des sexes jusqu’à la désunion et le déséquilibre n’est plus du tout présente : « [Le Seigneur] a libéré de l’asservissement qui pesait sur eux tous ceux qui ont été engendrés à nouveau mystiquement par l’Esprit »477.

Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 69-70, Vinel, 2012 : p. 76. Cf. Q. Thal. 61, Laga-Steel 1990 : 111-119, Vinel, 2015 : p. 102 : « En effet, de même qu’Adam le premier père, après avoir transgressé le commandement divin, a apporté à la nature humaine un autre commencement de sa naissance, contraire au premier, produit par le plaisir et s’achevant à la mort dans la peine, et qu’après avoir conçu, d’après le conseil du serpent, le plaisir qui ne succède pas à une peine qui le précède, mais qui plutôt s’achève dans la peine, et que, de manière juste, il amenait dès lors avec lui tous ceux qui étaient engendrés de lui dans la chair à cause du commencement injuste dû au plaisir… » Ce qui est non conforme au logos de la nature humaine n’est pas la distinction sexuelle en tant que telle, mais la recherche passionnée du plaisir sensible qu’Adam y a introduite, et qui marque désormais la relation entre l’homme et la femme, et par làmême chaque commencement d’un nouvel être humain du fait que la passion risque d’intervenir comme préalable à l’engendrement. 475 Cf. Amb. Io. 41, PG 91 : 1307A : « Il est devenu homme parfait, de nous, par nous et relativement à nous, possédant absolument tout ce qui est de nous excepté le péché, et n’ayant pas du tout besoin pour cela de la succession liée au mariage selon la nature. » 476 Q. Thal. 61, Laga-Steel 1990 : 122, Vinel, 2015 : p. 102. 477 Q. Thal. 61, Laga-Steel 1990 : 129-131, Vinel, 2015 : p. 102. 473 474

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

À travers la division entre mâle et femelle, Maxime sous-entend que le Verbe abolit toute division affectant la nature humaine, la division sexuelle étant en quelque sorte le paradigme de toute division478. Cette première étape est donc à rapprocher de l’angle constitué par l’Église en tant que conjonction des deux peuples, les juifs et les païens, et réunissant tous les hommes dans le Christ. Ainsi, dans la Mystagogie, Maxime montre clairement comment toutes les composantes différentes de l’humanité sont unies dans le Christ par le mystère de l’Église sans pour autant que la variété des propriétés individuelles soit supprimées : En effet, ils sont nombreux et presque innombrables les hommes, les femmes et les enfants qui sont divisés entre eux et absolument différents les uns des autres par la naissance et l’aspect, la langue, les modes de vie, l’âge et le caractère, le métier, les manières, les mœurs et les coutumes, aussi bien que par la science, la situation et la chance, et les traits du visage et les habitudes, et qui, venant à elle, sont régénérés et recréés en elle grâce à l’Esprit ; à tous, [la sainte Église] donne et accorde par grâce, à égalité, l’unique forme et appellation divine, le fait de recevoir du Christ et leur être et leur nom479.

Un peu plus loin, Maxime affirme que cette unification est accomplie « sans confusion à l’égard des essences des êtres »480. De fait, cette œuvre d’unification de la nature humaine accomplie dans la grâce repose sur la structure ontologique ainsi que la finalité de la création. En effet, 478 Le caractère paradigmatique de la division entre mâle et femelle est affirmé nettement dans le Commentaire du Timée de Proclus. Pour le philosophe, cette division est caractéristique de la classe des dieux, or les dieux étant le modèle de l’Univers, elle se retrouve aussi comme au fondement du monde, s’exprimant notamment par la polarité entre la terre et le ciel. La proximité avec Maxime semble orienter vers une influence de Proclus ou de son école de pensée sur la question. Cf. Proclus, In Platonis Timeaum commentaria, 1, Teubner 1903, 220, 4-20 : « La division “Mâle-Femelle” rassemble en elle-même tout le contenu des classes divines : dans le Mâle est compris ce qui cause la qualité de permanence de l’identité, ce qui fournit l’être, ce qui a attaché à tous les êtres le tout premier principe de leur retour, dans le Femelle est embrassé ce qui émet hors de lui-même les processions de toute espèce, les êtres dans leurs distinctions et leurs mesures de vie, les forces génératives. Aussi est-ce à bon droit que Timée, lorsqu’il s’est élevé vers tous les dieux, en a embrassé toutes les classes en les divisant selon leur genre. Cette division d’autre part est tout à fait appropriée à notre sujet d’étude. De fait, l’univers visible est tout rempli de ces deux genres divins. Ciel et Terre en effet, pour prendre les extrêmes, ont entre eux relation de mâle à femelle : c’est le mouvement du Ciel qui introduit en chaque être principes créatifs et puissances ; la Terre, de son côté, accueille les effluences de là-bas, et ainsi conçoit et enfante animaux et plantes de toute sorte. » 479 Myst. 1, Boudignon 2011 : 165-174. 480 Myst. 1, Boudignon 2011 : 203.

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la création en elle-même est une différenciation dans la mesure où elle pose une réalité différente du Dieu incréé. L’être se déploie dans la division et la distinction, et pourtant le projet final de réunification totale n’est pas en contradiction ni en opposition avec le projet initial de la création. En effet, dans l’œuvre de la création, le Verbe, en quelque sorte, divise pour rassembler. Les deux mouvements, celui qui descend dans la diversification, et celui qui remonte dans l’unification sont inséparables, corrélés dans un seul projet divin, puisque l’unité est la finalité même de la diversité. Aussi, dans la deuxième liste des unions proposée par la question 48, celle réalisée par l’intellect humain, Maxime propose-t-il comme première union « l’union des parties au tout selon la même loi de l’être » (ἡ τῶν μερῶν πρὸς τὰ καθόλου κατὰ τὸν αὐτον τοῦ εἶναι λόγον ἕνωσις)481. Avec la distinction du féminin et du masculin, Maxime voulait insister sur l’unique nature humaine et sa réunification comme finalité de son existence. Il en est de même pour la structure générale de l’être. Maxime voit dans l’acte créateur une division de l’être par niveaux, du plus général au plus particulier. Quatre niveaux sont discernés : l’essence est le plus général, elle se divise en différents genres, le genre lui-même se divise en espèces, et l’espèce en réalités individuelles. Ainsi, l’union des parties au tout est-elle plus précisément « l’union aux espèces (τὰ εἴδη) des réalités individuelles (τὰ ἄτομα) qui en dépendent, des espèces au genre (τὰ γένη), et des genres à l’essence (ἡ οὐσία) »482. Maxime se réfère ici à un ensemble de distinctions d’origine aristotélicienne, classique à son époque, et théorisé par Porphyre dans son commentaire des Catégories d’Aristote483. Il est intéressant de noter que, de même que c’est le Verbe qui, par son incarnation, réunit la nature humaine dans son unité fondamentale à travers l’édification de l’Église, de même les angles réunissant chaque niveau de l’être au niveau qui lui est supérieur, du plus particulier au plus général, sont réalisés par les logoi : « les logoi généraux se manifestent dans les logoi particuliers et réalisent, comme des angles, les unions nombreuses et variées des réalités qui étaient divisées »484. Il apparaît ici qu’à la division aristotélicienne de l’être, Maxime ajoute sa propre théorie du Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 180-183, Vinel, 2012 : p. 84. Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 182-184, Vinel, 2012 : p. 84. 483 Cf.  Porphyre, Isagoge et In Aristotelis categorias commentarium 1, Reimer, 1887 : 1,16-8,6. 484 Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 185-187, Vinel, 2012 : p. 84. 481 482

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logos, capable de répandre sa présence jusqu’à la dernière et la plus infime division de l’être. Il existe en effet un logos du particulier, comme un logos du général, étant donné que le logos n’est pas assimilé à un dérivé de la forme intelligible, mais qu’il est l’intention et la volonté du Créateur. Or le regard du Créateur sur la créature circonscrit et pénètre également ce qui est de l’ordre du particulier, de la qualité, du contingent, du sensible. Et c’est précisément cette capacité du logos à embrasser toutes les réalités particulières qui lui donne la possibilité de tout réunir en lui, et de tout faire remonter jusqu’à l’unique racine de la réalité créée, à travers chaque degré de l’être, jusqu’au Logos incréé lui-même. L’union du plus particulier au plus général est celle qui embrasse les extrêmes, « les parties extrêmes (τὰ ἄκρα) se joignant les unes aux autres en un point unique »485. La notion de points extrêmes du créé joue un rôle essentiel dans la réflexion de Maxime sur l’unification. Elle est déployée suivant les différents niveaux de la réalité, et signifie les limites les plus extérieures du créé, qui, lorsqu’elles peuvent être circonscrites, sont les points à partir desquels s’opère son rassemblement. Or, dans l’Ambigua 41, ce sont précisément le masculin et le féminin dans l’homme qui sont appelés extrêmes, et sont le signe de la vocation humaine à faire le lien entre les êtres à partir des extrêmes présents dans sa propre nature : « [L’homme] ayant naturellement sans aucun doute toute la puissance d’unir par les médiations de tous les extrêmes à cause du caractère particulier de ses propres parties qui contient tous les extrêmes »486. Ainsi, la comparaison entre les deux listes d’unions permet de considérer l’union du mâle et du femelle dans la nature humaine non seulement comme le paradigme de l’union de la nature humaine entière dans le Verbe, mais aussi comme celui de l’union des parties au tout réalisée par la connaissance humaine dans l’ensemble de l’essence créée. 2.2. La deuxième union, paradis et terre habitée, intellect et sensation

La deuxième union évoquée par Maxime dans la deuxième liste, celle attribuée à l’intellect humain, concerne l’intellect et la sensation. Il n’est évidemment pas indifférent que ces deux parties de l’âme soient elles aussi appelées « extrêmes » dans un passage clef de la question 49 : « La rivière qui divise la ville par le milieu peut avec vraisemblance dési485 Q.  Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 184-185, Vinel, 2012 : p.  84. Le ciel et la terre sont également nommés « extrêmes » chez Proclus, dans le texte précédemment cité, Cf. Proclus, In Platonis Timeaum commentaria, 1, Teubner, 1903, 220.16. 486 Amb. Io. 41, PG 91 : 1305B.

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gner la connaissance des réalités visibles, qui est comme l’intervalle entre deux extrêmes (μεταίχμιος τῶν ἄκρων), je veux dire l’intellect et la sensation. »487 L’être humain embrasse donc les extrêmes de la création par ces deux facultés que sont l’intellect et la sensation, facultés de connaître respectivement l’intelligible et le sensible. La vocation de la nature humaine est d’être une médiation entre le monde sensible et le monde intelligible, et cela par cette connaissance des réalités visibles, qui est aussi la contemplation naturelle. En effet, l’opération même de la contemplation naturelle est l’union des deux facultés que sont la sensation et l’intellect. Dans la mesure où le logos, qui se déploie dans la réalité en logos du sensible et en logos de l’intelligible, reste pourtant un seul logos dans son origine, un et unifié dans l’unique Logos créateur, la connaissance des réalités visibles, qui conduit l’intellect humain à la connaissance de l’intelligible à partir du sensible, est aussi une connaissance une, unifiée dans l’unique Logos, et réunissant en elle, dans une seule activité composée de sensation et d’intellection, à la fois les deux facultés que sont la sensation et l’intellect, les deux logoi sensible et intelligible, et les deux dimensions du créé, le sensible et l’intelligible. L’homme réalise alors sa vocation de « lien », en récapitulant, à partir des extrêmes, par sa capacité de connaître, la totalité de la création. Si nous poursuivons notre mise en parallèle des deux listes d’unions exposées dans la question 48, la première concernant le Verbe, la deuxième étant la tâche de l’intellect humain, l’union de l’intellect et de la sensation correspond dans la première liste à l’union de la terre habitée et du paradis. Il est possible d’établir une correspondance entre ces deux unions dans la mesure où, effectivement, ce qui ferma à l’homme la porte du paradis, c’est le fait de s’être laissé tromper par le mal caché dans les apparences du monde sensible, sans avoir relié l’activité de la sensation à celle de l’intellect. Ainsi, l’union de la terre habitée au paradis peut-elle aussi être interprétée dans un sens anthropologique très proche de celui de l’union de la sensation et de l’intellect. Le Verbe est descendu dans la chair, dans ce monde de l’homme ayant fui le paradis, au plus profond de sa misère. En habitant la terre maudite d’Adam chassé du paradis, il vient unifier cette terre qui est aussi le cœur de l’homme. Il vient y ouvrir à nouveau la porte fermée du paradis en abattant le mur qui avait séparé la sensation de l’intellect488. En effet, lorsque sensation et intellect sont Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 222-224, Vinel, 2012 : p. 108. Cf. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 225-247, Vinel, 2015 : p. 140.

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de nouveau réunis par la grâce de la nouvelle naissance dans le Christ et l’Esprit, l’homme est de nouveau au paradis, puisqu’il retrouve la faculté de voir dans les créatures la beauté du Créateur489. 2.3. La troisième union : le ciel et la terre

La troisième union est semblable dans les deux listes, il s’agit de l’union du ciel et de la terre. Maxime semble faire allusion avant tout à une unification cosmique, puisque l’union du ciel et de la terre est réalisée par le Verbe « en montrant que la nature des réalités sensibles incline vers elle-même »490. Le ciel et la terre sont comme les limites extérieures du monde sensible. Grâce à la restauration de leur unité, l’ensemble de la création visible est redevenu comme un tout harmonieux. D’une part, en effet, le Verbe, en descendant dans la chair, s’est uni aux quatre éléments formant la matière visible, il a donc régénéré l’ensemble du monde sensible affecté par le mal. Le cosmos créé par Dieu était devenu un lieu de corruption et de confusion, par suite de la désobéissance d’Adam. Le Christ, en s’unissant à la nature humaine, rétablit l’unité de la création sensible tout entière : « il a, par sa vertu, repris en maître possession de ses propres biens, édifiant magnifiquement la sainte Église sur toute l’étendue de ce qui est sous le ciel. »491 Il faut noter que dans la cosmologie tardo-antique, le monde supralunaire – c’est-à-dire le monde des astres – et le monde sublunaire sont deux réalités ontologiquement différentes. Aristote a en effet défendu l’idée que le ciel se meut selon un mouvement stable, tandis que le monde sublunaire est marqué par la loi de la génération et de la corruption qui veut que toute réalité se change en son contraire. Le ciel n’est donc pas constitué des mêmes éléments que le monde terrestre, mais uniquement d’éther, un cinquième élément propre à la doctrine du Stagirite, qui a pour propriété de ne subir aucun changement ni qualitatif ni quantitatif, et d’avoir un mouvement absolument simple et stable : le mouvement Cf. QD, Declerck 1982 : 44, 3-15 : « À mon avis, le paradis signifie le cœur de l’homme planté dans l’orient de la connaissance de Dieu. Au milieu de celui-ci Dieu a planté l’arbre de la vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. L’arbre de la vie est aussi compris comme le logos des intelligibles et celui de la connaissance du bien et du mal le logos des sensibles. Celui-ci en effet possède la connaissance du bien et du mal : pour ceux qui, à partir de la beauté des créatures ont une notion du Créateur, et qui, par elles, remontent jusqu’à leur cause, il est connaissance du bien, mais pour ceux qui en restent à la sensation seule et qui, trompés par l’apparence des choses sensibles, ont orienté tout l’élan de leur âme sur la matière, il est connaissance du mal. » 490 Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 73-74, Vinel, 2012 : p. 76. 491 Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 197-199, Vinel, 2015 : p. 138. 489

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circulaire. Par conséquent, le ciel est inengendré, incorruptible, parfaitement inaltérable492. Aristote lui-même évoque le rapprochement de l’éternité du ciel avec une réalité divine, bien que d’une façon un peu ambivalente493. Or, la question de la divinité du ciel a été posée de façon polémique par deux philosophes relativement proches de l’époque de Maxime : Philopon et Simplicius494. Il est évident que pour Maxime, comme pour tous les chrétiens, le ciel fait partie du monde créé, il n’est donc pas inengendré. Mais l’évocation du ciel et de la terre dans ce passage de la question 48 a aussi un sens métaphorique et peut être interprétée sur un plan épistémologique comme l’accession de l’homme a un mode de connaissance qui le rapproche de celui des anges495, car, grâce à la connaissance des logoi, l’être humain considère le monde non pas suivant la loi de la corruption et de la génération, loi attachée à l’extériorité matérielle des êtres dans le monde perverti par le mal, mais suivant la cohésion et la stabilité de l’intention créatrice qui réside dans les logoi. Cette unification cosmique est intimement liée à l’unification de la sensation et de l’intellect et au retour du cœur humain vers le paradis qu’il avait fui. Le ciel et la terre sont aussi l’image de l’intellect et de la sensation, dans la mesure où la finalité de l’intellect se trouve dans le mouvement stable autour du Principe, et que la sensation est liée à la terre, c’est-à-dire au monde de la génération et de la corruption. Mais l’unité retrouvée de la sensation et de l’intellect dans la connaissance humaine permet à l’être humain d’accéder à la véritable connaissance du monde créé, ciel et terre comme un tout. En effet, la séparation entre eux des éléments sensibles est liée à une perception du monde sensible 492 Cf. Aristote, Du Ciel, P. Moraux éd., Paris, Les Belles Lettres, 1965, I, 3, p. 8 : « Le premier des corps est donc éternel ; il ne subit ni accroissement ni diminution, mais est doué d’insénescence, d’immutabilité et d’impassibilité. » 493 Cf.  Aristote, Du Ciel, P.  Moraux éd., Paris, Les Belles Lettres, 1965, I, 3, p. 8-9. 494 En effet, Philopon s’est opposé à l’affirmation de la divinité du ciel en s’appuyant sur des observations astronomiques pour réfuter la théorie d’Aristote sur le mouvement parfait des astres, tandis que Simplicius a voulu réaffirmer le caractère transcendant du ciel pour des raisons principalement théologiques, puisqu’il accuse Philopon avant tout d’impiété. Cf. P. Hoffman, « Sur quelques aspects de la polémique de Simplicius contre Jean Philopon : de l’invective à la réaffirmation de la transcendance du ciel », in : Simplicius : sa vie, son œuvre, sa survie, Actes du colloque international de Paris (28 sept.-1er oct. 1985), I. Hadot éd., [Peripatoi Bd 15], Berlin-New York 1987, p. 210-221. 495 Dans la version des cinq unions livrée par Maxime en Amb. Io. 41, l’union du ciel et de la terre est assimilée « à l’identité de la vie en tout point avec les anges en ce qui concerne la vertu ». Cf. Amb. Io. 41, PG 91 : 1305D.

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comme monde de désordre et de confusion, dans lequel domine la loi de la génération et de la corruption. C’est cette loi qui crée l’antipathie entre les êtres, puisque la naissance des uns résulte de la destruction des autres496. Or, la connaissance du logos perçu à travers le sensible fait contempler à l’homme la nature sensible restaurée dans l’unité du Verbe. C’est ainsi que, par la contemplation naturelle dans l’Esprit, c’est-à-dire, par le recouvrement complet de ses capacités naturelles dans la nouvelle naissance opérée dans l’homme par le Verbe et l’Esprit, et l’orientant vers la loi de la grâce, et vers une sortie au-delà de sa propre nature, l’être humain contemple de nouveau la beauté du monde un, sans aucune division mais conservant l’infinie variété des êtres. Une dernière remarque concerne l’ordre dans lequel sont cités les deux éléments de l’union. Dans la liste des unions attribuées au Verbe, il s’agit d’unir la terre et le ciel (τὴν γῆν καὶ τὸν οὐρανόν)497, et dans la deuxième liste, il s’agit de l’union du ciel vers la terre (οὐρανοῦ πρὸς γῆν), sur le modèle de l’union de l’intellect vers la sensation (νοῦ πρὸς αἴσθησιν)498. Le mouvement du Verbe qui unit la terre et le ciel peut se comprendre ainsi : le Verbe doit d’abord descendre dans la chair, pour accomplir, à partir de sa propre chair et de la terre elle-même réunifiée entre le paradis et la terre habitée, l’unification totale du monde sensible. Quant à l’union par l’intellect humain lui-même de l’intellect vers la sensation ainsi que du ciel vers la terre – unification du monde sensible à partir de l’unification des facultés humaines entre elles accomplie dans la contemplation naturelle – il semble qu’il s’agisse ici moins du résultat de l’effort humain pour retrouver son mode de connaissance naturel, que du fruit de la loi de l’Esprit, de la conséquence de la nouvelle naissance rendue possible par le salut accompli par le Christ. Cette réunification est un don de la grâce, même si elle présuppose l’effort de l’homme pour être dans la disposition susceptible de l’accueillir, c’est pourquoi l’union des facultés semble venir d’en haut, de l’élément le plus proche du divin, de l’intellect vers la sensation, du ciel vers la terre. 2.4. Quatrième union : les réalités sensibles et les réalités intelligibles

Les trois premières unions concernaient des réalités visibles et sensibles : la nature humaine, la terre, et le monde sensible dans son en496 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 61, Vinel, 2010 : p. 324 et Myst. 23, Boudignon 2011 : 793-794. 497 Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 73, Vinel, 2012 : p. 76. 498 Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 188, Vinel, 2012 : p. 84.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

semble. Une fois réuni dans son ordre originel, celui-ci peut faire l’objet d’une union avec le monde intelligible. L’expression de cette quatrième union est identique dans les deux listes étudiées. Une mention est seulement ajoutée à propos du Verbe : « Il [le Verbe] a montré que la nature de ce qui existe (τῶν γεγονότων) est une, réunie par un logos mystique. »499 Le genre plus général comprenant les sensibles et les intelligibles est donc « la nature de ce qui existe », ou plus exactement de ce qui est venu à l’être, c’est-à-dire la nature qui a un commencement, la nature créée. C’est par là que Maxime se distingue nettement des systèmes philosophiques néoplatoniciens, qui avaient la même intuition de l’unité profonde de l’être, mais n’admettaient pas de commencement pour la réalité intelligible. En effet, selon Proclus, la première division essentielle de l’être est la division entre ce qui est toujours, c’est-à-dire notamment l’être en soi et l’intelligible qui en découle et qui possède le caractère d’éternité500, et ce qui est devenu, qui a part au changement et à une certaine temporalité. Le monde de ce qui devient pour Proclus concerne toutes les réalités situées à partir de l’âme et en dessous, comprenant le monde sublunaire et le ciel avec les astres qui suivent une certaine révolution, or l’intelligible est au-dessus de l’âme dans la hiérarchie des êtres, il n’est donc sous l’influence d’aucun mouvement ni d’aucun changement501. Certes, pour Maxime non plus, les intelligibles ne sont pas situés dans le temps, mais ils font partie de « la nature des choses qui sont venues à l’être », parce qu’ils sont créés par le Verbe, et qu’il existe donc un certain rapport d’antériorité entre l’intention divine incréée qui est précisément ce « logos mystique », qui, lui, est toujours, et l’intelligible. L’intelligible n’est pas le modèle immuable et existant toujours dont le sensible ne serait que le reflet. Il est la forme intelligible du créé, la dimension perceptible par l’intellect d’une réalité créée une, sensible et intelligible, que l’homme est appelé à contempler à travers la réalité visible. Toute la pensée de Maxime en effet, présuppose l’union intime de l’intelligible et du sensible dans une réalité créée une, comme « une roue dans une roue »502. Même les êtres intelligibles qui n’ont pas de corps sont créés, puisque seul Dieu est incréé. Mais l’intelligible figuré dans Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 75-76, Vinel, 2012 : p. 76. Cf.  Proclus, In Platonis Timeaum commentaria, 1, Teubner, 1903, 229, 11232, 22. 501 Cf. Proclus, In Platonis Timeaum commentaria, 1, Teubner, 1903, 234, 8-235, 32. 502 Cf. Myst. 2, Boudignon 2011 : 206-257. 499 500

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

le sensible est absolument inséparable de celui-ci : leur venue à l’être est concomitante, comme deux faces d’une seule et même réalité créée. C’est bien ce présupposé qui rend possible la théorie maximienne de la connaissance humaine. Celle-ci, en effet, ne peut avoir lieu sans la contemplation des êtres sensibles, étape indispensable à la saisie de l’intelligible, précisément à cause de cette unité foncière entre les deux : « Il n’est pas possible à l’intellect d’accéder aux réalités intelligibles qui lui sont connaturelles sans contempler les réalités sensibles qui lui sont présentées préalablement et il est tout à fait irréalisable que cela se fasse sans la sensation qui lui est adjointe et a une parenté de nature avec les réalités sensibles. »503 C’est ainsi qu’apparaît la cohérence et l’articulation entre les différentes étapes de l’unification opérée par le Verbe, puis par l’intellect humain. Ce dernier, en effet, doit d’abord comprendre la réalité sensible comme une, essence, genre et espèce, terre et ciel, se comprendre lui-même comme un, comme intellect et sensation, pour pouvoir unir le sensible et l’intelligible dans un seul acte de connaissance. Ainsi, en ce qui concerne la deuxième liste attribuée à l’intellect humain, il s’avère que l’union de l’intellect à la sensation est le moyen terme qui rend possible les quatre premières unions, un moyen terme acquis par le salut et la réconciliation opérés par le Verbe lors de sa venue dans la chair, mais aussi préparé par l’ascèse et l’effort humain pour se libérer des passions. L’union de l’intellect et de la sensation est la condition de la connaissance des êtres, connaissance qui opère les différentes unions, union des parties au tout, par la connaissance de l’universel à partir du particulier, union du ciel et de la terre et de l’ensemble du monde sensible, dans son ordre et son harmonie naturelle, union du sensible à l’intelligible dans le retour de toute la création vers la beauté originelle qui est la sienne. Dans toutes ces unions, la sensation joue un rôle essentiel, en tant que point de contact de l’homme avec le monde sensible. C’est de la justesse de sa perception des êtres que dépend en tout premier lieu la réussite de la vocation unificatrice de l’être humain. 2.5. Cinquième union : union de la nature créée à l’incréée, de la nature à la raison

La cinquième union concerne le dépassement de l’ordre naturel dans l’union de la création au Dieu incréé. En effet, le Verbe n’est pas venu dans le monde seulement pour le restaurer dans sa nature, mais aussi pour l’élever au-dessus d’elle-même et l’unir à la nature divine. Or, c’est Q. Thal. 58, Laga-Steel 1990 : 111-115, Vinel, 2015 : p. 46.

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dans l’être humain que se réalise ce dépassement, un dépassement qui est en fait inscrit dans la nature originelle de l’homme. La finalité naturelle de l’être humain créé est la divinisation par grâce, qui est l’union de la nature créée à la nature incréée, c’est par cette divinisation qu’il entraîne avec lui l’ensemble de la création dans une union avec ce qui est au-dessus de la nature créée. En effet, lorsqu’il écrit : « [le Verbe] a uni la nature créée (ἡ κτιστὴ φύσις) à l’incréée (ἀκτίστος) »504, Maxime ne parle pas uniquement de la nature humaine, mais bien de l’ensemble de la nature créée qui a été récapitulée dans les quatre unions précédentes. Cette union est l’œuvre de Dieu seul, car elle dépasse totalement les forces de la nature humaine : elle se fait « d’après le logos et le mode au-dessus de la nature » (κατὰ τὸν ὑπὲρ φύσιν λόγον καὶ τρόπον)505. Dans cette dernière union, la nature créée, non seulement voit son logos originel dilaté par la participation à la vie divine, mais reçoit aussi de Dieu la modalité par laquelle elle peut vivre cette vie au-dessus de sa propre nature. Εn pleine consonnance avec cette idée, Maxime affirme dans la question 22 que cette extase de la nature créée au-dessus d’elle-même est totalement passive du côté de la créature : « Mais dans les temps qui viennent, pâtissant la transformation par grâce pour être divinisés, nous ne faisons pas, mais nous pâtissons, et de cette façon, nous ne cessons pas d’être faits dieux. Car ce pâtir transcende la nature sans avoir aucun logos qui délimite le processus sans fin de divinisation de ceux qui la pâtissent. »506 Par conséquent, l’ensemble des unions trouvant son apogée dans cette dernière union de la nature créée et de la nature incréée, il s’agit de la rétractation dans le point originel d’où découle l’ensemble du processus de la création, à savoir le Verbe. Le processus de la vie et de la création trouve son accomplissement dans la divinisation, qui est une participation à la vie divine illimitée et éternelle. Le rapprochement de cette dernière union avec l’union de la nature au logos dans la deuxième liste des unions507 peut certes signifier que l’ensemble du processus de la connaissance humaine est achevé lorsque la nature entière de l’homme est pénétrée de rationalité. Mais la divinisation (θέωσις) est l’élévation de la connaissance humaine au-dessus des propriétés naturelles de la raison, dans l’unité avec le Logos créateur luimême. En effet, nous avons constaté que le lien unissant les sensibles aux 506 507 504 505

Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 77, Vinel, 2012 : p. 76. Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 77, Vinel, 2012 : p. 76. Q. Thal. 22, Laga-Steel 1980 : 77-82, Vinel, 2010 : p. 266. « …φύσεως πρὸς λόγον », Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 189, Vinel, 2012 : p. 84.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

intelligibles est le logos en tant qu’intention créatrice sur chacun des êtres. Lorsque l’être humain, par une connaissance ajustée du réel, est capable de réunir le sensible et l’intelligible, par le moyen de la saisie du logos dans le sensible, alors il a part non seulement à la connaissance parfaite des êtres dans leur face sensible et leur face intelligible, mais il a une connaissance entière du logos qui fait l’unité entre les deux dimensions, c’est-àdire qu’il connaît l’intention divine sur le créé, il voit la créature avec le regard même du Créateur. Telle est en quelque sorte la conséquence de la divinisation dans le domaine de la connaissance. Par cette union intime au Verbe créateur, l’être humain voit aussi l’ensemble de l’être comme en une seule fois, c’est-à-dire dans la perfection de l’union qui rassemble les êtres, il a parcouru du point de vue de la connaissance l’ensemble des cinq unions, et contemple la création entière rétractée dans le Verbe. Conclusion L’examen de la question 48 fait ressortir à quel point Maxime attache de l’importance à la réalité du monde sensible et du contact établi avec celui-ci par le biais de la faculté sensible. En effet, la problématique liée au monde sensible apparaît comme décisive d’un point de vue ascétique, dans la mesure où, le mal utilisant les réalités sensibles pour tromper l’intellect humain, le rapport établi envers le sensible est de toute première importance pour la libération des passions mauvaises. Mais la question 48 et sa vision de l’unification dernière du monde créé en Dieu concerne un domaine bien plus large que la morale, puisqu’il s’attache à montrer la destinée même de la création et de la nature humaine, et les modalités de son accomplissement définitif. Or, il apparaît que, même dans ce cadre, le rapport au sensible joue un rôle essentiel. L’édification de l’Église comme unité de la nature humaine tout entière est mise en parallèle avec l’union de la chair et de l’âme « dans la conjonction en Esprit ». L’ensemble des cinq unions réalisées par le Verbe est composé de trois unions directement liées au monde sensible, celle de la nature humaine, mâle et femelle, de la terre, paradis sensible et terre habitée, et des réalités sensibles, terre et ciel. La quatrième concerne l’union du sensible à l’intelligible. Seule la cinquième implique un dépassement total du sensible, qui n’en est pas pour autant la disparition, mais l’accomplissement dans la synthèse finale. Quant à la liste d’unions concernant l’intellect humain, c’est l’union de l’intellect et de la sensation qui en constitue le cœur, en tant qu’elle permet la réalisation de toutes les autres unions. Cette place importante donnée à la sensation et au sensible est en cohérence avec la vision de l’être humain comme un lien réalisant l’unité de

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

la création, et tout spécialement l’unité entre le sensible et l’intelligible, puisque sa nature le place comme un être intermédiaire, entre ces deux faces de la réalité. Cependant, une question se pose, celle du statut de la sensation et du sensible dans l’état final de l’être humain, celui de l’union à Dieu et de la divinisation : le rôle de la sensation est-il seulement celui d’un temps, le temps de l’agir humain, de la pédagogie de la libération des passions et de la connaissance des êtres, pour être ensuite abandonné au profit de la connaissance par l’intellect, de l’entrée de l’homme dans un monde non-sensible ? 4.3.4. La sensation dans l’accomplissement de la connaissance de Dieu d’après la question 60 Plan de la question 1. Le mystère du Christ en tant que commencement et fin de la création (5-62) : Le mystère connu avant la fondation du monde est l’union de la divinité et de l’humanité du Christ selon l’hypostase, les natures restant exemptes de changement (5-26). Cette union est le mystère qui comprend tous les siècles, il est la fin de tous les êtres et le dessein bienveillant de la bonté du Père (27-48). Cette union est aussi la récapitulation des êtres créés dans l’union ineffable de la nature créée au Dieu incréé (49-62). 2. La double nature de la connaissance de Dieu (63-93) : La connaissance selon la relation (63-76). La connaissance selon l’expérience (77-93). 3. Dieu seul, Père, Fils et Saint-Esprit a connu le Christ avant la fondation du monde (94-141) : Le sujet de la connaissance par avance est la Sainte Trinité, son objet, l’incarnation du Christ, car seule une nature créée, ayant un commencement, peut être connue par avance (94-114). Seul Dieu se connaît lui-même totalement (115-130). Argument final contre les origénistes : aucune nature créée ne peut être coéternelle au Christ (131-134). Conclusion (142-145) : L’expression : « le Christ est dans défaut et sans tache » signifie que Christ n’a pas connu le mal ni le péché.

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Introduction Notre analyse de la sensation à travers les Questions à Thalassios a permis de constater la place importante dévolue à la faculté sensible au cours des différentes étapes qui marquent l’itinéraire de l’être humain vers son but, c’est-à-dire la pratique et la connaissance de la nature. Nous avons pu prendre la mesure du statut décisif de la sensation dans l’œuvre du salut réalisée par le Verbe, qui permet le passage de l’être humain de la loi de la nature à la loi de la grâce. La sensation est aussi au cœur de la réconciliation et de la réunification de l’ensemble du monde créé réalisées par le Verbe, puis par l’intellect uni au Verbe, dans cette œuvre du salut. Notre analyse touche à présent à son terme qui est l’accomplissement de la nature humaine dans l’union à Dieu, et nous nous demanderons à présent quel est le statut de la sensation dans cet état final. Il est un fait que Maxime se montre plus discret sur les modalités de cette union à Dieu que sur les étapes qui y conduisent. En effet, il semble qu’il réserve cette expérience à un état situé au-delà de notre situation présente en tant qu’êtres terrestres et soumis aux lois de l’espace et du temps. Sans doute, un être humain ayant franchi la plus grande partie du chemin de la pratique et de la connaissance de la nature – pour autant que cela puisse être réalisé totalement en cette vie – peut-il apercevoir quelque chose du mystère de cet état final, et en recevoir quelques notions. Et même pour ceux qui travaillent laborieusement à la libération des passions mauvaises et à la juste compréhension des êtres, le but est toujours présent à eux en tant que fin vers laquelle ils tendent. Il est donc nécessaire de le définir autant qu’il est possible. Ce qui est frappant dans la pensée de Maxime, est que, lorsqu’il évoque la connaissance et la jouissance ultime de Dieu pour l’être humain qui arrive au terme de son itinéraire, il garde une visée holistique, et ne réduit jamais son point de vue à la description d’une expérience subjective. Même si cette expérience est, de fait, reconnue et analysée, elle reste toujours à sa place dans un contexte totalisant prenant en compte l’ensemble de la création et de l’Économie, et comprenant en son centre le mystère de l’incarnation du Verbe. Ce mystère est non seulement au centre, mais aussi au commencement et à la fin. En effet, la question posée porte sur une préconnaissance du mystère du Christ dès l’origine. Or Maxime montre que la réalisation et la perspective de ce mystère est l’intention même qui présida à l’activité créatrice de Dieu. Le mystère est donc préconnu et déjà présent dans l’origine, puisqu’il est la fin pour laquelle toutes choses sont créées.

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Ce mystère du Christ, commencement et fin de la fresque de l’existence du monde, est la réalisation parfaite de la cinquième union décrite dans la question 48, à savoir l’union de la nature créée au Dieu incréé. La raison même de la sortie du Verbe dans la création, à travers la venue à l’existence de la diversité des êtres, est cette réunification du créé, ce retour de la création vers le Verbe dont elle provient, et la réalisation d’une union entre nature créée et nature incréée, non par la disparition totale du créé dans l’incréé, mais par le mystère d’une union dans un amour infini, sans confusion et sans séparation. Ce qui est vrai de la destinée totale du monde, est encore plus explicite dans l’existence personnelle de l’être humain, ce microcosme en qui se réalise de la façon la plus parfaite le dessein de Dieu sur la création. Or l’union finale de l’homme avec Dieu est décrite sous le mode d’une connaissance, et plus précisément d’une sensation. Quelle est la nature de cette sensation, voilà ce que nous allons tenter de préciser, sachant que Maxime met en regard deux types de connaissance. La première liée à la raison et au discours, correspond à une connaissance analogique de Dieu à partir de la contemplation des êtres créés ; la deuxième, plus parfaite, et qui, quand elle survient, abolit la première, est une sensation au-dessus de la pensée discursive, qui est une connaissance de Dieu par l’expérience. Sans doute cette sensation est-elle aussi d’une nature totalement différente de la perception sensible, puisque Dieu n’est pas un objet sensible. Mais la connaissance ultime de Dieu est apparentée à la sensation par le caractère d’immédiateté et de simplicité qui la caractérise, ainsi que par la présence parfaite des deux sujets connaissants l’un à l’autre. La question se pose de savoir si le rapport entre la perception sensible et la sensation comme connaissance de Dieu est simplement analogique ou métaphorique, ou bien si, la perception sensible étant la première ouverture de la nature humaine sur la capacité de connaître, ce mode de connaissance ne demeure pas présent comme la matrice de toute connaissance humaine dans tous les degrés où elle se décline. La sensation finale, plus qu’une expérience séparée de tous les modes de connaissance qui la précèdent, serait alors la synthèse de toute expérience humaine, et comme la rétractation en un seul point de toute la diversité de la connaissance qu’acquiert le sujet humain des êtres et de lui-même au cours des étapes de sa croissance. Pour répondre à cette question, nous présenterons tout d’abord le contexte général de la question 60, c’est-à-dire la nature du mystère caché et préconnu avant la fondation du monde, qui est le mystère du

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Christ et circonscrit l’ensemble de l’existence et de l’histoire de la création. Nous analyserons ensuite de façon plus précise la partie centrale de la question 60 qui traite de la connaissance ultime de Dieu comme sensation et comme participation à la nature divine. 1. Le contexte général de la question 60 La question posée à Maxime concerne l’interprétation d’une citation de la première lettre de Pierre : « comme un agneau sans défaut et sans tache, le Christ, connu dès avant la fondation du monde et manifesté à la fin des temps à cause de vous »508. Il s’agit de savoir qui pouvait connaître le Christ avant la fondation du monde. En effet, le problème sous-jacent à cette question est celui de la préexistence des êtres rationnels avant la création du monde matériel, telle qu’elle est posée par les doctrines origénistes, contre lesquelles Maxime veut manifestement argumenter. Sa réponse se compose de trois parties. La première s’attache à définir le mystère du Christ en tant que commencement et fin de la création509. La deuxième concerne la nature de la connaissance de Dieu510, et la dernière répond effectivement à la question posée, en affirmant que Dieu seul, Père, Fils et Saint-Esprit, a connu le Christ avant la fondation du monde511. Cette structure laisse entendre que les trois thématiques sont étroitement liées entre elles. Autrement dit, la connaissance précise de la nature du mystère du Christ – liée à une vision cosmologique cohérente avec ce mystère – ainsi que celle de la nature de la connaissance de Dieu par l’homme sont nécessaires pour pouvoir répondre à la question de la préconnaissance. Les doctrines origénistes, en effet, considéraient qu’une certaine connaissance parfaite et originelle de Dieu par les êtres rationnels était antérieure à la création512 et identique au mystère du Christ513. Maxime y oppose une vision unifiée de l’acte créateur et de l’action du Verbe de Dieu. Il n’y a eu qu’une seule création de toute la nature créée, 1P 1, 19-20. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 5-62, Vinel, 2015 : p. 82-86. 510 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 63-93, Vinel, 2015 : p. 86-88. 511 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 94-145, Vinel, 2015 : p. 88-92. 512 Cf. Évagre, Kephalaia gnostica, II, 3, Guillaumont éd., 1958, p. 63 : « La première de toutes les sciences est la science de la Monade et de l’Unité, et plus ancienne que toute la contemplation naturelle est la science spirituelle. » 513 Cf. Évagre, Kephalaia gnostica, I, 77, Guillaumont éd., 1958, p. 52 : « Le nous de tous les logikoi qui sont empreints à la ressemblance de leur Créateur est le Christ notre Sauveur. » 508 509

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création des êtres matériels et des êtres rationnels, une seule sortie du Verbe, pour effectuer l’union de la nature créée et du Dieu incréé qui se réalise dans l’incarnation du Verbe. C’est cette perspective cosmologique qui donne à Maxime les arguments nécessaires pour répondre à la question de la préconnaissance, et aussi pour établir la nature de la connaissance de Dieu par l’être humain. 1.1. Le mystère du Christ, commencement et fin de la création

Quand Maxime parle du « mystère du Christ » (τὸ τοῦ Χριστοῦ μυστήριον), il s’agit bien clairement de l’incarnation du Verbe et de l’union de la nature humaine avec la nature divine qui s’y réalise : Il s’agit à l’évidence de l’union ineffable et inconcevable de la divinité et de l’humanité selon l’hypostase : elle amène l’humanité, par le logos de l’hypostase, à l’identité avec la divinité sous tous les modes, réalisant l’unique hypostase composée des deux, sans introduire quelque amoindrissement que ce soit de la différence essentielle de leurs natures514.

De même que dans la question 62515, Maxime expose ici la foi de Chalcédoine, en précisant que l’hypostase du Christ est composée des deux natures, divine et humaine, lesquelles sont unies sans confusion et sans séparation, c’est-à-dire que, bien que l’union entre les deux soit parfaite jusqu’à ne former qu’une hypostase, la divinité n’a subi aucun changement au cours de cette union, et que le logos de l’humanité est resté lui aussi identique à lui-même. La perspective spécifique de la question 60 concerne le statut de cette union des natures par rapport à l’histoire de la création dans son entier. À travers le procédé stylistique de la répétition d’une même formule introductive : « τοῦτό ἐστι », Maxime donne ainsi cinq qualifications successives concernant le statut de l’incarnation dans l’ensemble de l’Économie : « le grand mystère caché » (τὸ μέγα καὶ ἀπόκρυφον μυστήριον), « la fin bienheureuse » (τὸ μακάριον τέλος), « le divin but » (ὁ θεῖος σκοπός), « la limite entre la providence et ce qu’elle prévoit » (τὸ τῆς προνοίας καὶ τῶν προνοουμένων πέρας), « le mystère qui comprend tous les siècles et qui manifeste pleinement le grand dessein de Dieu (μεγάλη τοῦ θεοῦ βουλή) »516. Manifestement, pour Maxime, l’incarnation du Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 10-16, Vinel, 2015 : p. 82. Cf. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 29-36, Vinel, 2015 : p. 128. 516 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 32, 33, 34, 38, 40, Vinel, 2015 : p. 84. 514 515

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Verbe est la fin517 que Dieu s’est fixée dans son dessein sur toute la création : « c’est en regardant vers cette fin que Dieu a introduit les essences des êtres »518. Le mystère du Christ est le but de la venue à l’être de toutes les espèces créées, et aussi la finalité de leur histoire, puisque c’est aussi la fin de l’action providentielle de Dieu qui les maintient dans l’être et les conduit au long des siècles vers la récapitulation finale519. Cette vision coïncide avec la présentation à la question 48 des cinq unions comme l’accomplissement de la création, dans le sens ou l’union de la nature humaine et de la nature divine dans le Christ parachève l’ensemble des unions en réalisant totalement la dernière d’entre elle, à savoir l’union de la nature créée avec la nature incréée. Ce mystère est celui du rapprochement de deux réalités totalement asymétriques : « l’union de la limite des siècles et de l’illimité, de la mesure et du sans mesure, du fini et de l’infini, du Créateur et de la création, du repos et du mouvement »520. Le Verbe, en s’unissant à sa créature, accomplit le but final de l’existence de cette dernière, à savoir son union avec le Dieu qui l’a créée, une union qui, dans la nature humaine elle-même, apparaît comme em517 Cf. aussi Q. Thal. 22, Laga-Steel 1980 : 4-13, Vinel, 2010 : p. 262 : « Celui qui a fixé la naissance de toute créature, visible et invisible, par la seule inclinaison de sa volonté, avant tous les siècles et avant la naissance même des réalités, avait à leur égard un plan éminemment et indiciblement bon. Celui-ci consistait en ce qu’il se mêlât sans changement à la nature humaine par la véritable union hypostatique, et en ce que d’autre part il s’unît à lui-même la nature humaine, sans changement, afin que lui-même devînt homme, comme lui-même le savait, et qu’il fît de l’homme un dieu en se l’unissant à luimême. » 518 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 37-38, Vinel, 2015 : p. 84. 519 Cf.  Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 40, Vinel, 2015 : p.  84. Il nous faut rendre compte ici brièvement d’un débat concernant l’interprétation de la pensée de Maxime, débat relaté dans l’ouvrage de J.-C.  Larchet, La divinisation de l’homme selon saint Maxime le Confesseur (cf. J.-C. Larchet, La divinisation de l’homme selon saint Maxime le Confesseur, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei, 1996, p. 84-112). Maxime pense-t-il que l’incarnation aurait eu lieu de toutes façons indépendamment du péché d’Adam puisqu’elle est inscrite de toute éternité dans le dessein créateur de Dieu ? Certains textes le laissent penser, comme la présente question 60. Mais d’autres textes sont explicites sur le fait que l’incarnation du Verbe dans l’histoire est une réponse divine à l’échec de son plan primordial sur l’humanité (cf. Amb. Io. 7, PG 91 : 1097CD). De fait, il est plus prudent d’affirmer que dans la question 60, Maxime pose comme fin de l’existence et de l’histoire de la création l’union de la nature humaine avec la nature divine dans le Verbe, sans pour autant établir que cette union devait nécessairement se produire de la manière dont elle s’est effectivement passée dans l’histoire, c’est-à-dire la naissance du Christ de la Vierge Marie. Mais, étant donné que le péché d’Adam a eu lieu, et que Dieu a librement pris l’initiative d’une telle venue du Verbe dans la chair pour le salut de l’homme, c’est cette modalité d’incarnation du Verbe telle qu’elle s’est produite, qui peut, à juste titre, être considérée comme la fin de l’Économie. 520 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 52-54, Vinel, 2015 : p. 84-86.

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brassant la totalité de la création, puisqu’il s’agit de rien de moins que de « la récapitulation de tous les êtres faits par [Dieu] » (ἡ τῶν ὑπ’αὐτοῦ πεποιημένων ἀνακεφαλαίωσις)521. En effet, la création est pour Maxime un acte de la bonté infinie du Père manifestée par le mystère du Christ522, grâce auquel, par l’union des deux natures dans l’incarnation, il offre à la créature la divinisation : sa finalité est ce don que Dieu fait de lui-même, puisque, par grâce, il rend la créature capable de jouir de sa nature divine sans mesure, infinie et stable. Il s’agit pour la créature d’une véritable sortie de tous ses conditionnements naturels, sans pour autant que sa nature originelle soit changée. Maxime, dans la question 60, exprime cette union finale sous la modalité de la connaissance : Pour que les êtres muables par nature se tiennent (στῇ) autour (περὶ) du totalement immuable par essence, en s’affranchissant du mouvement qui les ramène sans cesse à eux-mêmes et les uns vers les autres, et pour qu’ils aient par expérience la connaissance en acte de Celui devant qui (ἐν ᾧ) ils ont été jugés digne de se tenir (στῆναι) – une connaissance inaltérable et accompagnée également de la jouissance de Celui qui s’est fait connaître à eux523.

Deux éléments principaux caractérisent l’union de l’être humain avec Dieu dans son état final. Le premier concerne une présence réciproque de l’un à l’autre, à travers la dialectique du repos et du mouvement524. La créature, qui par nature est en mouvement, reçoit la capacité de se tenir à la fois stable et mobile autour de l’immobile, avec par deux fois, l’utilisation du verbe στῆναι. Son mouvement naturel est donc fixé en Dieu, sans pour autant que son logos originel, celui d’être une créature muable, ait été changé. Le deuxième concerne la nature de la connaissance qui unit la créature au Créateur. Cette présence à Dieu par le simple fait de se tenir fixé à lui implique le don fait à la créature de la connaissance et de l’expérience, qui est aussi jouissance de Dieu, c’est-à-dire une connaissance qui est une union intime du connaissant avec le connu. C’est cette connaissance qui fera l’objet de la deuxième partie de ce chapitre. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 40, Vinel, 2015 : p. 84. Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 45-46, Vinel, 2015 : p. 84. 523 Q. Thal.60, Laga-Steel 1990 : 56-62, Vinel, 2015 : p. 86. 524 Sur la coexistence de la stabilité et du mouvement dans l’union finale avec Dieu, cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 316, Vinel, 2012 : p. 254, et Q. Thal. 65, Laga-Steel 1990 : 544-547, Vinel, 2015 : p. 286-288. 521 522

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

1.2. Brève comparaison de la vision cosmologique de Maxime avec celle de l’origénisme monastique

Pour situer plus précisément la réflexion de Maxime dans la question 60, il semble utile de proposer une présentation synthétique du rapport entre la cosmologie de Maxime et celle de l’origénisme monastique. En effet, l’attention constante chez Maxime à replacer chaque partie de sa doctrine dans la dynamique entière de l’Économie de la création et du salut est assez remarquable. Il semble que, tout particulièrement dans la question 60, Maxime cherche à proposer une vision globale de l’histoire du monde susceptible d’offrir une alternative crédible et orthodoxe aux thèses origénistes, tout en révélant paradoxalement, par ce même souci d’une considération constante du commencement et de la fin de la création, qu’il est redevable à toute la réflexion déployée dans les milieux de l’origénisme monastique525. En effet, les moines totalement étrangers et hostiles à l’origénisme conseillaient plutôt à leurs disciples de s’abstenir de réflexions et d’investigations trop métaphysiques sur la protologie et l’eschatologie, afin de se concentrer sur les valeurs principales de la vie monastique, l’ascèse et la conversion526. Maxime, quant à lui, semble considérer comme légitimes les questions relatives à l’histoire du monde, son vocabulaire lui-même est souvent proche du vocabulaire employé par les origénistes, et surtout par Évagre, comme les notions centrales de mouvement et de connaissance, et il admet pour sa part, que la question de la préconnaissance soit posée en tant que telle. Mais il repense totalement le mythe origéniste de la création dans une forme résolument orthodoxe. Bien qu’une comparaison entre la cosmologie de Maxime et celle des doctrines origénistes demande sans aucun doute une étude bien plus approfondie, il est possible d’en souligner ici brièvement trois thèmes principaux, communs aux deux visions du monde : l’union à Dieu, le commencement et la fin, et le mouvement. 525 De fait l’origénisme monastique n’est pas seulement cet ensemble de propositions considérées comme hérétiques lors du ve Concile œcuménique, il s’agit aussi d’une « école philosophique de moines palestiniens qui conjugue la tradition origénienne, évagrienne et le néo-chalcédonisme », pour reprendre l’expression utilisée dans l’introduction des Homélies sur le Notre Père de Grégoire de Nysse (cf. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Notre Père, C. Boudignon, M. Cassin et J. Séguin éd., Paris, Cerf, SC 596, 2018, p. 176). En ce sens précis, il est possible d’affirmer que Maxime est lui-même un héritier et un tenant de l’origénisme. 526 Cf.  A. Guillaumont, Les « Kephalaia gnostica » et l’histoire de l’origénisme chez les Grecs et chez les Syriens, Paris, Seuil, 1962, p. 124-136.

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Tout d’abord, la place centrale de l’union du Christ à la divinité est un des thèmes fondamentaux de l’origénisme monastique et de la doctrine exposée par Évagre dans ses Kephalaia gnostica, une union qui est destinée à s’étendre à tous les êtres rationnels. Cependant, pour Évagre, le Christ n’est pas le Verbe de Dieu, il est un logikos de même nature que tous les autres, mais resté uni à Dieu par la science de la Trinité, c’està-dire qu’il a conservé l’état originel qui était le sien avant la création du monde matériel, et c’est cette condition particulière qui lui donne la capacité de faire retourner le monde créé à son unité originelle en s’unissant au Verbe de Dieu527. Or Maxime exploite largement ce thème du retour à l’unité par le mystère du Christ, tout en lui associant une christologie orthodoxe. Le Christ n’est pas un logikos, il est effectivement le Verbe divin connaturel à la Trinité de par son origine même, et s’unissant volontairement à la nature humaine, il permet aux êtres humains d’obtenir eux aussi l’union à Dieu et la connaissance parfaite de Dieu comme fin de leur existence. De plus, le fait de rapprocher le commencement (ἀρχή) et la fin () est un thème proche des doctrines origénistes, et déjà développé amplement par Origène lui-même528. Maxime sur ce point y est fidèle en affirmant : « À cause du Christ, c’est-à-dire du mystère du Christ, tous les siècles et tout ce qui vit dans les siècles ont reçu dans le Christ le commencement et la fin de leur être. »529 Pourtant, pour Maxime, le commencement ne sau527 Cf. Évagre, Kephalaia gnostica, VI, 14, A. Guillaumont éd., 1958, p. 223 : « Le Christ n’est pas connaturel de la Trinité, car il n’est pas non plus science essentielle, mais seul, il a en lui toujours la science essentielle inséparablement. Mais le Christ, je veux dire celui qui est venu avec le Verbe de Dieu et en esprit est le Seigneur, est inséparable de son corps et par l’union, il est connaturel de son Père, parce qu’il est aussi science essentielle. » C’est l’union à la Trinité par la connaissance parfaite de Dieu, appelée par Évagre « science essentielle » ou « science de l’unité » qui rend le Christ – qui est à l’origine un logikos semblable aux autres – connaturel à son Père. Il apparaît que l’importance de l’union par la connaissance, participation à la nature divine, comme commencement et fin de toute l’Économie est un thème commun à Évagre et à Maxime. Mais Maxime reprend cette vision en la purgeant totalement de l’affirmation de la préexistence des logikoi, et en y introduisant une christologie orthodoxe, puisque, pour lui, le Christ est bien évidemment le Verbe de Dieu en personne, et il ne lui est pas simplement uni par la science. 528 Cf. Origène, De Principiis, Koetschau, III, 5, 4, p. 275 : « À mon avis, puisque la fin et la consommation pour les saints se feront dans les réalités “qui sont invisibles et éternelles” (2 Cor, 4, 18), considérons la fin elle-même, et, ainsi que nous l’avons souvent montré dans les développements précédents, nous devons admettre que le commencement pour les créatures douées de raison a été identique. Et si elles ont eu un commencement de même sorte que la fin qu’elles espèrent, elles ont été sans aucun doute dès le commencement dans ces réalités “qui sont invisibles et éternelles”. » 529 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 49-51, Vinel, 2015 : p. 84.

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rait être rigoureusement identique à la fin, dans le sens où il récuse l’idée d’une préexistence des êtres rationnels avant la création dans le temps. L’identité du commencement et de la fin se place en effet pour lui sur le plan de l’intention et du plan divin, et non comme une équivalence absolue, d’où l’importance de cette notion de préconnaissance divine. En effet, tous les êtres créés – y compris les êtres non rationnels – sont d’une certaine manière présents dans le commencement, car ils sont dans le Verbe en tant que logoi, c’est-à-dire en tant qu’intentions créatrices. Et la fin est identique au commencement, dans le sens où l’union des êtres créés et de la nature incréée grâce au mystère du Christ est la finalité de la création. Autrement dit, elle est présente au commencement, comme l’intention, le but que Dieu s’est fixé dans son œuvre créatrice. Mais cette unité n’est pas encore substantiellement existante au commencement, étant donné que les créatures n’existent pas encore. Il est donc juste de dire que le mystère du Christ, à la fois est véritablement le commencement et la fin de la création, puisque le Verbe porte en lui le germe de tout ce qui existera et de la finalité de cette existence, mais qu’en même temps, le commencement et la fin ne sont pas identiques au sens d’un retour à la situation initiale. Ainsi, pour Maxime, l’histoire de la création et de l’Économie n’est pas considérée de manière cyclique, mais implique un réel changement de situation. L’union des êtres à Dieu est au commencement comme intention et comme finalité, elle est à la fin comme réalité. Enfin, il est remarquable que dans la question 60, Maxime fasse souvent allusion à la notion de mouvement, liée à celle de changement. La soumission au mouvement et au changement est en effet pour lui la caractéristique de la nature créée par rapport au Dieu incréé : « Par nature en effet le changement ne peut s’observer en Dieu, pour qui on ne conçoit jamais aucun mouvement – c’est avec le mouvement qu’il y a changement pour ceux qui sont mus. »530 Le mouvement () est la caractéristique des êtres situés dans l’espace et le temps, et soumis à la loi du devenir531. Cet attachement de la possibilité du mouvement à la nature est décisif par rapport aux doctrines origénistes qui considéraient l’état originel des êtres rationnels comme une contemplation stable et éternelle Q. Thal.60, Laga-Steel 1990 : 30-32, Vinel, 2015 : p. 84. Cf. Proclus, In Platonis Timeaum commentaria, 1, Teubner 1903, 235,1-32. Proclus y établit la distinction fondamentale entre l’être qui est toujours et l’être qui devient. L’être qui devient est l’être qui « a part au mouvement et au changement », et il est caractérisé par le fait d’avoir sa cause dans un autre être : « Il n’y a de devenir que dans les êtres qui existent par l’action d’un autre être. » 530 531

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de Dieu. Dans la protologie origéniste, en effet, le mouvement n’est pas la caractéristique de la nature des logikoi, mais il s’agit d’un terme bien spécifique désignant l’acte d’abandon de leur état premier par lequel ils se sont détournés de l’union parfaite avec Dieu qu’ils possédaient532. Le mouvement est donc le résultat d’un choix libre de la part d’êtres qui auraient pu rester stables dans la contemplation. Il est aussi la cause du mal et de la chute, qui nécessita pour leur guérison la création du monde matériel. Ainsi les êtres rationnels auraient changé de nature, en ce qu’ils seraient passés de l’être toujours à l’être en devenir. C’est bien cette possibilité d’un changement de nature que Maxime récuse à plusieurs reprises dans la question 60, montrant que même dans l’union hypostatique, le logos de chaque nature reste inchangé : « En effet, là où, dans l’union, n’a suivi pour ce qui a été uni aucun pâtir de changement (τροπή) ou d’altération (ἀλλοίωσις), le logos selon l’essence de chacune des réalités unies demeure sans mélange. »533 De fait, il est impossible pour Maxime que la nature immuable se change en nature muable ou inversement, le logos de chaque nature demeurant toujours. De même, il est impossible que le mouvement précède la création, puisque c’est le fait même de la création qui engendre le mouvement de chaque être muable vers sa fin534. Ainsi, la stabilité dans la contemplation divine ne peut être pour Maxime au commencement, mais seulement à la fin, car elle est la finalité de tout le mouvement qui anime le logos de l’être humain. Ce logos reste de fait à jamais muable, puisque son état final est une composition de mouvement et de repos, son mouvement naturel entraînant l’être contemplant dans un désir sans fin de l’être contemplé, « autour » du principe, et la participation à la vie divine accordant à l’homme le repos par grâce, puisque, s’il ne peut devenir Dieu par nature, le but final de la vie humaine est de le devenir par grâce, et donc aussi de devenir immuable par grâce, c’est là précisément l’union de la nature créée à la nature incréée, « l’union du repos et du mouvement »535, selon les termes mêmes de Maxime. 532 Cf. Évagre, Kephalaia gnostica, III, 22, A. Guillaumont éd., 1958, p. 107 : « Le mouvement premier des logikoi est la séparation du nous d’avec l’Unité qui est en lui. » 533 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 19-23, Vinel, 2015 : p. 84. 534 Cf. Amb. Io. 7, PG 91 : 1073AB. La critique de la triade stasis-kinesis-genesis, caractéristique de la pensée origéniste, pour un renversement de l’ordre mettant en premier la venue à l’être dans la création, la genesis, puis le mouvement, kinesis, qui est le déploiement vers la fin naturelle de chaque être selon son logos, et enfin la stasis comme l’accomplissement final du mouvement, a été développée dans P. Sherwood, The Earlier Ambigua of St. Maximus the Confessor, p. 72-92, cf. également J.-C. Larchet, La divinisation de l’homme selon saint Maxime le Confesseur, Cerf, Cogitatio Fidei, 1996, p. 115-123. 535 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 54, Vinel, 2015 : p. 84-86.

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Ainsi, la cosmologie déployée dans la question 60 répond point par point à la cosmologie origéniste. Le problème de la préconnaissance que Maxime traite dans la dernière partie de la question 60 vient compléter cette vision. 1.3. La question de la préconnaissance

Les termes de la citation biblique proposée dans la question 60, « connu avant la fondation du monde » rappellent directement un passage d’Origène dans le Traité des principes, qui traite de la « καταβολή » non comme d’une fondation originelle, mais comme d’un abaissement des âmes déjà existantes : « Et ce monde-ci, le monde visible, a été institué pour les âmes qui, en raison de la défaillance excessive de leur intellect, ont eu besoin de ces corps-ci grossiers et épais, et aussi à cause de ceux pour qui cela était nécessaire. Ainsi donc cette désignation, katabolè, indique clairement l’abaissement commun à tous les êtres depuis les réalités d’en haut jusqu’aux réalités d’en bas. »536 L’argument final de Maxime contre la doctrine d’Origène est que la constitution des êtres créés leur donne un mouvement naturel à partir de leur venue à l’existence, et que ce mouvement les conduit vers leur fin et leur accomplissement, qui est la stasis finale. L’être créé est donc programmé pour passer du mouvement au repos, mais une fois parvenu à sa fin, il ne peut plus revenir au mouvement et parcourir le chemin qui l’amène à son accomplissement en sens inverse du dynamisme de sa nature, il ne peut donc passer du repos au mouvement, ce qui serait le contenu de cet abaissement décrit par Origène : Il n’est en effet aucunement possible d’être en même temps que le Christ comme il est, et à l’inverse de se séparer totalement de lui un jour, s’il est vrai qu’en lui se trouvent la consommation des siècles et la stabilité des réalités en mouvement, par laquelle les êtres ne sont plus sujets au changement537.

Cet argument repose avant tout sur la distinction entre la nature créée et la nature incréée. Seul le Dieu incréé, Père, Fils et Esprit, a pu 536 Origène, De Principiis, Koetschau, III, 5, 4, p. 275. Origène distingue dans les êtres créés deux situations différentes : les uns ont été abaissés en raison de leur défaillance, ce sont « les âmes qui ont mérité cela à cause de la diversité de leur mouvement », les autres comme « le soleil, la lune, les étoiles et les anges de Dieu », ont été abaissés malgré eux pour aider les âmes déchues à retrouver leur état premier. Cette distinction n’est pas si claire dans l’origénisme monastique qui semble supposer que toutes les créatures raisonnables ont été coupables de négligence excepté l’âme du Christ. 537 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 137-141, Vinel, 2015 : p. 90.

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précéder la fondation du monde et avoir la préconnaissance du mystère de l’Économie : « Il est normal qu’aucun être n’ait par nature la connaissance par avance de ce qui sera, à l’exception de Dieu qui est au-delà des êtres. »538 Or ce que Maxime reproche à la théorie d’Origène est d’amoindrir cette différence de nature entre le créé et l’incréé, en « présentant l’essence des êtres raisonnables comme coéternelle à Dieu »539. Dire que la nature des âmes est coéternelle à Dieu revient dans les faits à récuser leur caractère de créature, car une créature est précisément « ce dont l’existence doit son commencement à une cause »540. Cette distinction entre le créé et l’incréé touche aussi à la connaissance, puisque Maxime précise que seul Dieu connaît sa propre essence, mais que les êtres créés, de par leurs seules forces naturelles, ne peuvent connaître leur propre essence, et donc a  fortiori ne peuvent avoir la connaissance par avance de l’Économie : Puisque donc aucun être ne se connaît lui-même totalement ni ne connaît quoi que ce soit d’autre dans ce qu’il est par essence, il est normal qu’aucun être n’ait par nature la préconnaissance de ce qui sera, à l’exception de Dieu qui est au-delà des êtres : il se connaît lui-même dans ce qu’il est par essence, il connaît par avance l’existence de tout ce qui a été fait par lui avant même que cela soit, et par grâce il accordera aux êtres de connaître eux-mêmes et les uns aux autres ce qu’ils sont par essence, et il manifestera les logoi de leur existence, qui préexistent en lui sous une unique forme541.

Ainsi la connaissance de leur propre essence sera donnée aux êtres créés par pure grâce dans l’accomplissement final. Maxime ne récuse donc pas la possibilité d’une participation des êtres rationnels à la na Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 122-124, Vinel, 2015 : p. 90. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 135, Vinel, 2015 : p. 90. 540 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 114, Vinel, 2015 : p. 90. 541 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 121-130, Vinel, 2015 : p. 90. Grégoire de Nysse insiste aussi sur la nature incompréhensible de l’intellect humain pour lui-même. Il fait de cette incompréhensibilité un signe manifeste de son caractère d’image de Dieu, puisque Dieu lui-même est incompréhensible. Cf. Grégoire de Nysse, De hominis opificio, PG 44 : 153C-156B. Cette incompréhensibilité de l’intellect humain pour lui-même est aussi soulignée par Évagre, cf. Évagre, Kephalaia gnostica, II, 11, A. Guillaumont éd., 1958, p. 65 : « Au sujet de tout ce qui a été constitué des quatre éléments, que ce soit éloigné ou que ce soit proche, il nous est possible d’en recevoir la ressemblance. Mais notre nous seulement est pour nous incompréhensible, ainsi que Dieu, son auteur. Il ne nous est pas possible, en effet, de comprendre ce qu’est une nature susceptible de la Trinité Sainte, ni de comprendre l’Unité, science substantielle. » 538 539

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ture divine, ni la possibilité de connaître leur propre nature, mais n’admet pour les âmes le partage de l’éternité et de la stabilité de Dieu qu’à la fin du temps, et non à son origine. Avant la fondation du monde, ne subsiste que le logos de l’être créé542, présent dans le Verbe de Dieu, c’est-à-dire le plan de son devenir, qui devra venir à l’existence et accomplir son mouvement naturel dans le temps, avant d’atteindre la divinisation. 2. La connaissance ultime de Dieu La question de la connaissance ultime de Dieu traitée au cœur de la question 60 doit être considérée dans le cadre de l’exposé de Maxime sur la cosmologie et l’Économie de la création, ainsi que dans celui de la réfutation de l’origénisme. La connaissance de Dieu est en effet la notion centrale des doctrines origénistes, car l’enjeu de la préexistence des êtres rationnels y est justement la possibilité d’une science parfaite de Dieu à l’origine, appelée « science de l’unité »543, et la raison même de la création est le retour des êtres rationnels à cette connaissance. La doctrine exposée par Maxime dans la question 60 compare cette connaissance ultime de Dieu à une sensation : La Parole sait que la connaissance du divin est double : l’une est de l’ordre de la relation, car elle se tient seulement dans la raison et dans les représentations de l’intellect, [65] sans avoir par expérience la sensation en acte de ce qui est connu – c’est par cette connaissance que nous sommes régis dans la vie présente – ; l’autre est proprement la connaissance véritable : c’est par l’expérience effective seule, séparée de la raison et des représentations, qu’elle nous offre par participation de grâce la pleine sensation (ὅλην τὴν αἴσθησιν) de ce qui est connu – [70] sensation par laquelle nous recevrons dans l’avenir la divinisation qui s’opère sans cesse en acte au-delà de la nature. On dit que la connaissance selon la relation, qui se tient dans la raison et les représentations, met en mouvement l’élan vers la connaissance en acte par participation, tandis que celle qui offre en acte, par participation et par expérience, [75] la sensation de ce qui est connu, est destructrice de la connaissance qui réside dans la raison et les représentations.

542 Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 129-130, Vinel, 2015 : p. 90, « Il manifestera les logoi de leur existence, qui préexistent en lui sous une unique forme. » 543 Cf. Évagre, Kephalaia gnostica, II, 3, A. Guillaumont éd., 1958, p. 63 : « La première de toutes les sciences est la science de la Monade et de l’unité, et plus ancienne que toute la contemplation naturelle est la science spirituelle. »

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C’est qu’il est impossible, disent les sages, que coexistent le raisonnement sur Dieu et l’expérience de Dieu, ou la représentation de Dieu et la sensation de Dieu. Par raisonnement sur Dieu, je veux dire [80] l’analogie à partir des êtres créés de la contemplation gnostique de Dieu ; par sensation, l’expérience, en y ayant part, des biens transcendant la nature ; et par représentation, la connaissance simple et une de Dieu à partir des êtres. Mais peut-être reconnaît-on cela aussi pour n’importe quelle autre chose, s’il est vrai que l’expérience de cette chose [85] fait cesser le raisonnement à son sujet et que la sensation en rend inutile la représentation. Par expérience, je veux dire la connaissance même en acte qui survient après tout raisonnement, et par sensation, la participation même à ce qui est connu, qui se manifeste au-delà de toute représentation. [90] Et sans doute est-ce ce que nous enseigne mystiquement le grand Apôtre lorsqu’il dit : « Les prophéties ? Elles cesseront. Les connaissances ? Elles seront abolies » – et bien sûr, il dit cela de la connaissance qui réside dans la raison et les représentations544.

2.1. Les deux types de connaissance de Dieu

Ce passage insiste tout particulièrement sur le contraste entre deux connaissances de Dieu, dont le tableau suivant permet d’entrevoir les différentes caractéristiques : La connaissance selon la relation

La véritable connaissance

Seulement dans la raison (ἐν λόγῳ Dans l’expérience seule (ἐν μόνῃ τῇ μόνῳ) πείρᾳ) Dans les représentations de l’intellect La pleine sensation (ὅλην τὴν (νοήμασιν) αἴσθησιν) La sensation en acte L’analogie à partir des êtres créés de la contemplation gnostique de Dieu La connaissance simple et une de Dieu à partir des êtres.

Par participation de grâce (κατὰ χάριν μεθέξει) Nous recevrons dans l’avenir la divinisation qui s’opère sans cesse au-delà de la nature.

La connaissance selon la relation met [Elle] est destructrice de la connaisen mouvement l’élan vers la connais- sance qui réside dans la raison et les sance en acte. représentations.

Dans la vie présente, la connaissance de Dieu à laquelle nous pouvons avoir part passe par la raison et les représentations, elle est une connaissance que nous acquérons par la contemplation des êtres qui nous en Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 63-93, Vinel, 2015 : p. 86-88.

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tourent, il s’agit de la contemplation naturelle. Mais la connaissance accordée par grâce dans l’état final de l’être humain est une connaissance dépassant des capacités naturelles. Elle est une participation au mystère de Dieu, une expérience et une sensation545. La première connaissance exposée par Maxime a comme point d’ancrage la contemplation des êtres. Il s’agit de la connaissance de Dieu qui est liée à notre condition terrestre dans l’espace et dans le temps. Les caractéristiques principales de cette connaissance sont le caractère composé et le caractère temporel. En effet, la contemplation naturelle suppose une composition dans l’objet de la connaissance et une composition dans le sujet. En ce qui concerne l’objet, l’intellect humain n’a pas accès directement à Dieu, mais il contemple les êtres créés, et c’est à partir de leur diversité, et dans les diverses relations qu’il établit avec eux, que l’intellect peut poursuivre son ascension vers une « connaissance simple et une de Dieu à partir des êtres » (ἡ ἐκ τῶν ὄντων περὶ αὐτοῦ ἁπλὴ καὶ ἑνιαία γνῶσις). L’objet contemplé n’est donc pas d’emblée Dieu lui-même dans sa simplicité, mais les êtres par la contemplation desquels la raison remonte par le moyen de l’ « analogie » (ἀναλογία)546 jusqu’à leur cause et leur Créateur. En ce qui concerne le sujet connaissant, la contemplation naturelle fait entrer en jeu plusieurs facultés qui sont en relation les unes avec les autres. Ainsi, Maxime cite la raison (λόγος)547, les représentations (νόημα)548, et aussi la représentation (νόησις)549. Il semble donc faire réfé Grégoire de Nysse utilise lui aussi le terme sensation lié à la présence de Dieu pour désigner l’initiation mystique dans la nuit de l’épouse du Cantique des Cantiques. De même que chez Maxime, il s’agit d’une sensation en tant que simple présence de ce qui est au-delà du visible et du sensible : « Et maintenant [l’épouse] est enveloppée de la nuit divine, dans laquelle l’Époux s’approche, mais n’apparaît pas. Comment en effet celui qu’on ne voit pas apparaîtrait-il dans la nuit ? Mais il donne à l’âme un certain sentiment de présence, (ἀλλ’αἴσθησιν μέν τινα δίδωσι τῇ ψυχῇ τῆς παρουσίας) tout en échappant aux prises de l’évidence, caché par l’invisibilité de sa nature. » (Grégoire de Nysse, In Canticum Canticorum, Langerbeck 1960 : 6, 324, 9-12) La métaphore de la nuit chez Grégoire de Nysse est apparentée au dépassement de la raison et des représentations chez Maxime. Il s’agit d’une connaissance dépassant les capacités naturelles de la connaissance humaine, mais dont le désir donne son dynamisme et sa finalité à la nature humaine dans son entier. 546 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 80, Vinel, 2015 : p. 88. 547 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 63, Vinel, 2015 : p. 86. Il faut souligner la polysémie du terme logos, qui signifie à la fois le verbe au sens de parole, les raisons des êtres et la raison humaine comme faculté de raisonner. Le logos désigne aussi le principe de tous ces éléments contenu dans le Logos divin, qui est à la fois Parole et Sagesse de Dieu, et qui contient en lui tous les logoi des êtres créés. 548 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 64, Vinel, 2015 : p. 86. 549 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 86, Vinel, 2015 : p. 88. 545

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rence à un type de connaissance qui implique un processus comprenant plusieurs étapes. Nous avons déjà rencontré l’emploi du terme « représentations » à propos de la description du processus de la contemplation naturelle dans la question 49. Maxime montre comment les représentations sont des concepts tirés de l’expérience sensible, et que c’est à partir d’eux que peut s’élaborer dans l’âme une science du sensible550. La mention des représentations semble donc faire référence au concours à la fois de la perception sensible, de l’imagination et de la raison, pour conduire, au moyen de la connaissance des êtres, à la représentation, qui est une activité de l’intellect, puisqu’il s’agit explicitement de la représentation de Dieu551. Ce caractère composé tant dans l’objet contemplé que dans le processus qui mène à bien la connaissance, se manifeste notamment par l’usage de l’expression περὶ αὐτοῦ552. Alors que la sensation et l’expérience sont directement la sensation et l’expérience de Dieu, le raisonnement et la représentation sont qualifiées comme étant « au sujet de Dieu », en effet, ces deux termes ne peuvent avoir de complément direct du fait d’une certaine complexité qui leur est inhérente, car leur exercice se déploie selon un processus graduel. Le caractère temporel de la connaissance selon la raison et les représentations est explicitement affirmé lorsque Maxime précise que « la connaissance selon la relation, qui se tient dans la raison et les représentations, met en mouvement l’élan vers la connaissance en acte par participation »553. Cette première connaissance de Dieu est ce qui met l’homme en mouvement vers la deuxième. L’expression, employée à plusieurs reprises, de connaissance « en acte » (κατ’ἐνέργεια ν)554 à propos de l’expérience ultime de Dieu semble indiquer que la première connaissance, celle que nous connaissons dans notre vie terrestre, est en puissance ce que la deuxième est en acte, et donc que la deuxième est l’actualisation de ce qui n’existait auparavant que sous la forme d’une potentialité. Ce rapport de la puissance à l’acte constitue le cadre de la temporalité de la première connaissance, qui est sans cesse en mouvement vers une autre connaissance qui la dépasse. En effet, la pensée de Maxime semble ici considérer la connaissance de Dieu par la contemplation des êtres Cf. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 208-224, Vinel, 2012 : p. 108. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 82-83, Vinel, 2015 : p. 86. 552 Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 78-79, Vinel, 2015 : p. 86. 553 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 71-74, Vinel, 2015 : p. 86. 554 Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 65, 68, 73, 74, 87, Vinel, 2015 : p. 86-88. 550 551

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comme une pédagogie proposée par le Créateur lui-même pour conduire l’homme à une connaissance plus parfaite de lui-même. Ceci explique pourquoi les deux connaissances ne peuvent coexister ensemble dans un même sujet. En effet, ce qui est en acte ne peut être en même temps en puissance. La sensation finale de Dieu fait donc disparaître la connaissance par le raisonnement et les représentations555. Cependant, pour Maxime, il ne s’agit pas du tout de rabaisser la valeur de la connaissance de Dieu par la raison et les représentations, qui est la contemplation naturelle, puisque celle-ci est le moyen proposé à l’homme par la providence pour accéder à la « pleine perception ». Mais cette connaissance sera devenue caduque lorsque l’homme aura atteint la fin à laquelle il est destiné. La contemplation naturelle fait connaître Dieu par les logoi qui sont contenus dans son Verbe et déployés dans la création comme une révélation du Verbe. Mais la pleine perception de Dieu dans l’accomplissement rendra inutile toutes les activités de l’homme dans la mesure où la nature humaine sera entièrement concentrée et rassemblée dans le don qui lui sera fait de la contemplation de Dieu. Ainsi, le dépassement des facultés rationnelles dans cette sensation ultime implique une conception apophatique de l’expérience finale de Cf.  Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 74-79, Vinel, 2015 : p.  86. Maxime dit luimême se référer à la pensée des « sages ». Or ce passage rappelle étonnamment la doctrine d’Évagre. Pour celui-ci en effet, le monde matériel est vraiment la pédagogie employée par la providence pour ramener les êtres à la connaissance ultime et sans intermédiaire de Dieu. La contemplation des êtres obtient par là le statut d’étape indispensable pour s’approcher de la contemplation de Dieu. Mais la connaissance de Dieu à travers les êtres naturels, qui emploie toutes les facultés naturelles de l’homme, la sensation et la raison, est comme une connaissance par ouï-dire, comme un discours ou une description à propos d’une réalité que l’homme n’aurait pas contemplé de ses propres yeux, et pour reprendre la célèbre métaphore platonicienne, comme une ombre qui se reflète sur le fond de la caverne, par rapport à l’expérience directe et en acte de Dieu qui est celle de l’illumination directe, de la sensation de Dieu : « De même que ce n’est pas la même chose pour nous de voir la lumière et de parler de la lumière, de même ce n’est pas pareil de voir Dieu et de comprendre quelque chose sur Dieu. » (Évagre, Kephalaia gnostica, V, 26, A. Guillaumont éd., 1958, p. 187) Évagre utilise même la comparaison du sommeil, en opposant le discours de celui qui parle du sommeil et des rêves, à l’expérience de celui qui dort : « De même que, étant éveillés, nous disons diverses choses sur les songes et que, quand nous sommes endormis, nous les apprenons par l’expérience, de même tout ce que nous entendons sur Dieu, étant hors de lui, c’est quand nous aurons été en lui que nous en recevrons la démonstration par l’expérience. » (Évagre, Kephalaia gnostica, I, 38, A. Guillaumont éd., 1958, p. 34) Évagre parle de la science ultime de Dieu comme expérience, en tant que l’être rationnel est appelé à s’unir à Dieu, à être « en lui ». Cette expérience de l’union est donc une même réalité que la vision de Dieu, ou la sensation de Dieu, il s’agit d’une présence totale de Dieu à l’être auquel il se fait connaître, car « la science de Dieu a besoin non d’une âme dialecticienne mais d’une âme voyante » (Évagre, Kephalaia gnostica, IV, 90, A. Guillaumont éd., 1958, p. 175). 555

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Dieu, puisque Dieu est au-dessus de toute compréhension et de tout discours556. Cette sensation ultime est donc de l’ordre de l’inconcevable et de l’inexprimable pour ceux qui sont encore sous la loi de la nature. Elle suppose un abandon de toute l’activité de connaissance liée au monde sensible557. Il ne s’agit donc évidemment pas de la perception d’un objet sensible, mais de la connaissance du divin qui est au-delà même des possibilités de compréhension de l’intellect humain. 2.2. La connaissance de Dieu comme sensation

La sensation finale de Dieu est caractérisée, en contraste avec le premier mode de connaissance, par la simplicité, l’actualité, et le dépassement de la temporalité qui s’y manifeste. Contrairement à la connaissance par la raison, la connaissance ultime fait connaître son objet d’une façon pleine et entière, et non par un processus se déroulant dans le temps, et passant d’un objet à un autre. Il s’agit d’une sensation totale (ὅλη ἡ αἴσθησις)558, qui perçoit tout son objet en 556 L’insistance sur l’incompréhensibilité de Dieu est très présente chez Grégoire de Nysse qui insiste sur la transcendance de l’essence divine par rapport à tout intellect créé, impliquant que ce dernier soit impuissant à saisir Dieu, car Dieu est au-dessus de toute détermination : « L’Être divin étant vivifiant par essence, et d’autre part le caractère distinctif de la nature divine étant d’être au-dessus de toute détermination, celui qui pense que Dieu est quelque chose de déterminé, passe à côté de celui qui est l’Être par essence, pour saisir ce que l’activité subjective de l’intellect prend pour de l’être, et n’a pas la Vie. Car la Vie véritable, c’est celui qui est par essence. Or cet être est inaccessible à la connaissance. » (Grégoire de Nysse, De Vita Mosis, 2, 234, 4-8, SC 1bis, Cerf, 1968) 557 Le passage suivant de la question 25 nous permet de comprendre que, lorsque dans la question 60 Maxime parle de sensation, il ne s’agit pas à proprement parler de l’exercice naturel de l’activité de sentir, mais d’une ouverture totale de l’intellect humain à Dieu, dans laquelle Dieu se fait connaître et se donne d’une façon mystérieuse, alors que toutes les activités humaines naturelles de la connaissance sont dans une sorte de repos et de silence : « La tête sans voile c’est le Christ, c’est-à-dire le Logos de la foi que l’on comprend dans l’inconnaissance par des mystagogies ne passant pas par la démonstration ou, pour le dire plus précisément, connu sans compréhension ; au-dessus de lui, l’intellect, lorsqu’il s’est exercé à la privation louable et éminente de lui-même et des êtres, totalement et d’une manière qui le rend particulièrement divin, ne place aucun être – ni sensation, ni raison, ni intellect, ni intellection, ni connaissance, rien qui soit connu, conçu, exprimé, rien qui soit sensible ou senti. » (Q. Thal. 25, Laga-Steel 1980 : 55-61, Vinel, 2010 : p. 288-290) 558 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 68-69, Vinel, 2015 : p. 86. Cette sensation de Dieu au-delà de la raison peut être rapprochée de l’expérience de l’union à l’Un décrite par Plotin comme une « présence plus puissante que la science », car la raison implique la multiplicité et tient donc l’âme éloignée de l’Un. Cf. Plotin, Enneas VI, Henry et Schwyster 1959 : 9, 4, 1-10.

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un seul acte. Cet objet est à la fois Dieu lui-même, ou « le divin »559, ou bien « les biens transcendant la nature »560. Maxime le nomme aussi par deux fois plus sobrement comme « ce qui est connu »561. En effet, il n’est pas pensable que Dieu qui est infini soit perçu par une créature limitée dans son entier. Mais cette connaissance est la réalisation dans un seul acte simple de la totalité des potentialités humaines. C’est la nature humaine tout entière qui atteint ici sa finalité dans une contemplation absolument simple, même si elle ne saurait épuiser son objet. Cette simplicité de la connaissance semble suggérer ici que les différentes facultés de la connaissance qui étaient à l’origine un mode de connaissance composé dans la vie terrestre sont désormais absolument unies dans un seul acte simple de connaissance dans l’état final de l’humanité. Ainsi ce mode même de connaissance suppose que l’être humain ait quitté le type de temporalité qui était le sien dans sa vie terrestre, et qui implique que le processus de la connaissance soit complexe et constitué d’étapes se succédant dans le temps. Cette connaissance est située par Maxime dans un « après » et un « au-delà » par rapport à la connaissance par la raison et les représentations, qui correspond au passage de la loi de la nature à la loi de la grâce : « Par expérience, je veux dire la connaissance même en acte qui survient après tout raisonnement, et par perception, la participation même à ce qui est connu, qui se manifeste au-delà de toute représentation. »562 En effet, les biens qui sont l’objet de cette connaissance sont décrits comme étant au-dessus de la nature (ὑπὲρ φύσιν)563, c’est-à-dire au-dessus de la forme de temporalité qui est celle de la nature. Pour qualifier cette connaissance, Maxime insiste sur son équivalence avec une « expérience » (πεῖρα)564 de l’objet connu, expérience décrite à la fois comme une participation aux biens divins et comme une divinisation. Le terme « expérience » contient peut-être l’idée que cet acte unique synthétise toutes les facultés humaines en général, et non pas uniquement les facultés de connaissance, c’est-à-dire aussi ces deux autres puissances de l’âme que sont le désir et l’ardeur565. En effet l’expérience Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 63, Vinel, 2015 : p. 86. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 81-82, Vinel, 2015 : p. 88. 561 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 65-89, Vinel, 2015 : p. 86-88. 562 Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 87-90, Vinel, 2015 : p. 88. 563 Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 70 et 81-82, Vinel, 2015 : p. 86-88. 564 Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 65, 67, 74, 81, 84, 87, Vinel, 2015 : p. 86-88. 565 Nous avons déjà rencontré la problématique de la synthèse des puissances de l’âme dans l’examen de question 55, cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 302-316, Vinel, 2012 : p. 254. 559 560

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semble faire allusion à une activité qui engage la totalité du sujet humain, de même que la participation et la divinisation. Dans la divinisation, la connaissance implique une telle présence de l’objet au sujet, qu’elle devient l’union parfaite de la créature avec son Créateur, une union dans laquelle l’homme participe aux biens de Dieu, c’est-à-dire aux caractéristiques même de la divinité auxquelles il a part par pure grâce, à savoir avant tout l’impassibilité, l’incorruptibilité et l’immortalité. De plus, il nous faut étudier le rapport de cette sensation avec ce que de nombreux auteurs appellent le sens spirituel. De fait, Maxime ne développe pas à proprement parler une doctrine des cinq sens spirituels comme elle se trouve chez Évagre à la suite d’Origène. Certes, comme le mentionne F. Aquino dans son article « Maximus the Confessor »566, une terminologie des sens spirituels est présente dans l’œuvre de Maxime, et notamment dans les Questions à Thalassios, avec les expressions « les yeux de l’intellect » et « les yeux de l’âme », employées dans la question 17567 à propos de la lecture spirituelle de l’Écriture. Mais plus que la nécessité d’un passage des sens corporels aux sens spirituels, Maxime prône le retour à la finalité spirituelle des sens corporels eux-mêmes, puisque les facultés de connaissance de l’homme sont naturellement conçues pour connaître Dieu à travers la création visible, pour entendre les paroles de l’Esprit à travers la lecture de la lettre. C’est bien cette unité fondamentale de l’âme humaine à la fois dans son lien au monde sensible et dans sa vocation à la connaissance de Dieu que Maxime met en lumière dans le passage célèbre des Ambigua qui met en relation chaque sens avec une faculté de l’âme : C’est la raison pour laquelle les sens ont été appelés images exemplaires des facultés de l’âme, du moment que chacun des sens avec son organe, c’est-à-dire son instrument propre, est attribué selon la nature particulièrement à chaque faculté de l’âme, d’une manière proportionnelle (ἀναλόγος), pour une raison secrète. Et on dit alors que de la faculté intellectuelle, c’est-à-dire de l’intellect, l’image est la faculté visuelle, de la faculté rationnelle ou raison, l’image est la faculté auditive, de l’irascible, l’olfactive, de la concupiscible la gustative, de la faculté vitale, la tactile. »568 Cf. F. Aquino, « Maximus the Confessor » in : P. Gavrilyuk et S. coakley, The spiritual senses, Perceiving God in Western Christianity, Cambridge University Press, 2012, p. 104-120. 567 Cf. Q. Thal. 17, Laga-Steel 1980 : 19-20 et 64, Vinel, 2010 : p. 232 et 236. 568 Amb. Io. 17, PG 91 : 1248BC. 566

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

La pensée de Maxime semble ici se distinguer nettement de la doctrine des sens spirituels. En effet, l’intellect n’est pas pensé comme possédant une faculté de sentir supérieure qui rendrait la perception sensible liée aux organes du corps caduque. Mais il existe une loi de proportionnalité qui unit toutes les fonctions de l’âme et les fait concourir ensemble à la véritable connaissance à travers l’exercice naturel de chacune. En effet, même si, en de nombreux domaines, Maxime emprunte la pensée et le vocabulaire d’Évagre, la différence décisive qui l’oppose à l’origénisme, à savoir sa conception de la protologie et de l’eschatologie, ne saurait être sans conséquence sur sa vision anthropologique. Pour Maxime, en effet, la création sensible est le projet initial de Dieu, et non pas une solution transitoire pour le rétablissement de la créature rationnelle déchue. Elle est voulue par Dieu à l’origine, ce qui lui confère un autre statut, et l’homme en tant qu’être rationnel a été conçu dès l’origine avec son inscription corporelle dans le monde sensible, et son ouverture sur cette réalité par une faculté sensible adaptée. La tâche qui lui est confiée est d’être à l’image du Verbe ce lien qui unit le sensible à l’intelligible, d’où cette loi interne de correspondance entre ses différentes facultés qui permet le passage d’un plan à un autre. Ainsi, à la question de l’existence d’une doctrine des sens spirituels chez Maxime, il semble qu’il soit possible de répondre que, pour lui, le sens naturel soit déjà spirituel dans son usage ordinaire, du moment qu’il est libéré du désordre provoqué dans les facultés de l’âme par le mal et le péché. La sensation de Dieu569 ne semble donc pas devoir être assimilée au sens spirituel, mais plutôt être réservée à l’état final de l’être humain divinisé. En effet, elle n’est pas présente en tant que telle dans les étapes précédentes qui sont consacrées à l’acquisition de la pratique et L’expression utilisée par Maxime dans la question 60 « ὅλην τὴν αἴσθησιν » peut être rapprochée d’une expression souvent utilisée par Diadoque de Photicée « ἐν πάσῃ αἰσθήσει καὶ πληροφορίᾳ », cependant, pour l’évêque de Photicée, cette sensation de Dieu peut arriver même au tout début de l’avancée spirituelle pour encourager à l’effort ascétique : « Ainsi, dans les débuts du progrès, si nous nous éprenons avec ferveur de la vertu de Dieu, le Saint-Esprit fait goûter à l’âme en toute intimité et plénitude la douceur de Dieu, pour que l’intellect puisse savoir d’une science exacte quel prix doit couronner les travaux de la sainteté. » (Diadoque de Photicée, Capita centum de perfectione spirituali 90, Rutherford, 2000) Plus que la véritable connaissance de Dieu qui n’est pas encore possible à ce stade, cette sensation semble donc se rapprocher d’un certain sentiment de la douceur de Dieu, et de ce qui chez Maxime est appelé « plaisir de l’âme » (cf. Q. Thal. 58, Laga-Steel 1990, , Vinel, 2015 : p. 42 et Car. 3, 63 : « Celui qui a été digne de recevoir la connaissance de Dieu et qui a vraiment joui de ce plaisir, celui-là méprise tous les plaisirs qu’enfante la convoitise. »), encore que pour Maxime, ce plaisir soit davantage conçu comme l’accompagnement logique de l’exercice naturel des facultés de l’âme que comme une intervention ponctuelle de l’Esprit-Saint. 569

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de la contemplation naturelle, et au cours desquelles l’homme ne perçoit Dieu que par des médiations liées à sa condition sensible : la médiation des êtres naturels, de l’Écriture et de la liturgie. Il est peut-être possible de comparer la sensation finale de Dieu à une forme de ressemblance parfaite de l’objet contemplé qui viendrait s’inscrire dans l’homme comme sur un miroir. En effet, à plusieurs reprises dans les Questions à Thalassios, Maxime reprend une terminologie propre à la sensation à propos de l’expérience ultime de Dieu, qui est celle de l’empreinte de l’objet vu dans l’élément directeur de l’âme, et qui peut se décliner aussi comme l’image du miroir, l’intellect reflétant la présence de Dieu elle-même570. Cette sensation ultime se démarque donc de toute autre connaissance humaine par sa simplicité et son immédiateté571. De fait, si l’homme est devenu comme un miroir qui reflète les réalités divines, c’est l’identité avec Dieu, la ressemblance et la divinisation qui s’opèrent simultanément à la sensation. En devenant tout entier un reflet de Dieu lui-même, l’homme devient participant de la nature même de Dieu. Ainsi, sensation, participation, ressemblance et divinisation sont une seule et même expérience572. Toute connaissance implique une certaine ressemblance du sujet connaissant avec l’objet connu, une ressemblance imparfaite en ce qui concerne les objets sensibles, puisqu’il s’agit d’une image ressemblante perçue par les organes des sens, plus parfaite pour les intelligibles, qui 570 Ce passage de la question 27 en témoigne : « Il n’observe, lui qui vit dans les hauteurs de la connaissance, que les spectacles intelligibles des êtres, une fois que l’intellect a retranché les formes apparentes des êtres ; et il accueille les reflets des réalités divines, rendus manifestes avec la permission de Dieu, et qui s’impriment dans la partie directrice de son être d’après ce qu’il y a de plus divin » (Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 140-145, Vinel, 2010 : p. 328). Cf. aussi Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 65-67, Vinel, 2012 : p. 98 et Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 208-211, Vinel, 2012 : p. 248. 571 Le rapprochement entre la connaissance la plus élevée de l’intellect et la sensation selon le critère de la simplicité est présente dans la conception néoplatonicienne de l’âme humaine, ainsi, Philopon montre que la sensation, comme l’intellect dans la connaissance des réalités les plus élevées, opère par le moyen d’une « projection simple » (ἁπλή ἐπιβολή) Cf. Jean Philopon, In Aristotelis libros De Anima commentaria, Hayduck 1897 : 15, 2, 9-12. 572 Cf. Q. Thal. 59, Laga-Steel 1990 : 133-14, Vinel, 2015 : p. 641 : « La jouissance continue et sans relâche est la participation aux réalités divines qui dépassent la nature ; la participation aux réalités divines qui dépassent la nature est la ressemblance des participants au participé, la ressemblance des participants au participé est l’identité en acte, reçue par ressemblance, des participants à ce même participé, l’identité en acte, reçue par ressemblance, des participants au participé est la divinisation de ceux qui sont dignes de divinisation. »

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

sont entièrement présents dans l’âme, sans que l’âme leur soit pour autant identifiée. Dans la sensation de Dieu qui est la connaissance la plus parfaite, le sujet connaissant devient absolument semblable à l’objet connu, il reçoit l’identité avec lui. En ce sens, il serait possible d’affirmer que cette sensation de Dieu est l’archétype même de toute connaissance, et que toute connaissance en serait une forme affaiblie573. Cependant, autant la connaissance des objets intelligibles comme des objets sensibles est une activité de l’homme, autant la sensation de Dieu implique pour l’intellect de l’homme la passivité la plus absolue, car sentir Dieu n’est pas à la portée de ses facultés naturelles. Aussi Maxime montre-t-il dans la question 22 comment la vie présente, avec le mouvement qui pousse l’être humain à l’acquisition de la vertu et de la contemplation naturelle, est le temps de l’agir, car toute connaissance des réalités créées implique un agir de l’homme selon ses facultés naturelles. Mais le temps qui viendra au-delà de la vie présente sera le temps du pâtir, car la divinisation est pour l’homme un pâtir, et pour Dieu un agir, elle est l’œuvre de la grâce seule : Ainsi, en étant en ce monde, c’est par le faire que nous touchons à la fin des temps, même si notre capacité et notre activité relativement au faire ont un terme. Mais dans les temps qui viennent, pâtissant la transformation par grâce pour être divinisés, nous ne faisons pas, mais nous pâtissons et de cette façon, nous ne cessons pas d’être faits dieux574.

573 L’idée d’une connaissance simple archétypale qui s’est déclinée dans la vie terrestre de l’homme sous une forme composée pourrait être rapprochée de la notion de « sensation unique » présente chez Proclus. De même que la sensation humaine est à la fois une est multiple, une dans le sens commun et l’acte fondamental de sentir, multiple suivant la diversité des cinq sens liée aux organes du corps, de même, l’univers créé pour Proclus possède une sensation une qui rassemble la diversité des sensations des êtres du monde : « Car puisque la sensation unique en nous se sert des sensations partielles et connaît d’un seul et même coup toutes choses, combien plus donc le monde connaîtrat-il ensemble toute la bigarrure des sensibles en vertu d’un logos unique et d’une unique sensation. Il est sûr du moins que, de même que par son essence, le Monde est un et de même qu’il a reçu la figure unique de sa forme, de même il a une sensation unique qui embrasse tous les sensibles. » (Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 2, Teubner 1904 : 86, 20-27) Maxime pense lui aussi une sensation unique qui est l’aboutissement et la synthèse de toute sensation partielle. Chez Proclus, cette sensation une possède un caractère de simplicité, car il y a identité entre le sentant et l’objet senti, puisque pour la sensation du monde, cet objet senti n’est autre que lui-même. La sensation une est donc pour lui une connaissance de soi (cf. Proclus, In Platonis Timaeum Commentaria 2, 83, 23-24 : « La toute première et la principale [sensation] […] tient tout entier en ellemême l’objet de sa sensation, et elle est plutôt une prise de conscience d’elle-même. »). 574 Q. Thal. 22, Laga-Steel 1980 : 74-80, Vinel, 2010 : p. 266.

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La qualification de la sensation de Dieu comme une empreinte dans l’intellect est en cohérence avec cette passivité de l’homme dans la divinisation, car le morceau de cire qui reçoit le sceau ou le miroir qui reçoit le reflet n’ont pas un rôle actif, ils sont seulement conformés à la forme de l’original par une activité extérieure. Conclusion Ainsi, Maxime semble emprunter aux mêmes sources qui ont été celles des origénistes pour leur opposer une cosmologie orthodoxe, avec l’anthropologie et la doctrine de la connaissance qui lui sont liées. À l’origine, seule subsiste la Trinité, et tout est contenu dans le Verbe. La création est le commencement du mouvement des êtres qui opèrent un retour vers leur principe. La diversité du monde sensible est voulue à l’origine dans le dessein créateur. Elle n’est pas conçue négativement, mais elle est le reflet dans la multiplicité de l’unique beauté de Dieu. L’homme a la vocation de faire aboutir ce retour vers le principe en synthétisant dans son activité, et tout particulièrement dans l’activité de la connaissance tout ce qui avait été divisé dans le processus de la création. Cette synthèse trouve son apogée dans l’incarnation du Verbe qui contient tout en lui, en dans lequel tous les hommes accomplissent cette tâche qui leur a été confiée. Du point de vue de la doctrine de la connaissance, l’être humain, tout au long de sa vie active dans le monde sensible, acquiert la connaissance du monde sensible et la connaissance des logoi qui président à son existence, par le moyen de la sensation et de la raison. L’acquisition de cette connaissance est en réalité l’expression de son mouvement naturel, et elle est ordonnée vers la finalité de ce mouvement, qui est la connaissance du Créateur à travers celle de la créature. Mais c’est seulement au-delà du temps que cette connaissance lui sera donnée par grâce sans médiation, de façon pleine et entière, dans la sensation et l’expérience de Dieu. Cette connaissance est aussi identique à la divinisation de l’homme, qui est la participation par grâce à la nature de Dieu. Dans cet état final, toutes les étapes précédentes de la connaissance sont synthétisées, et l’homme entraîne avec lui dans l’union à Dieu l’ensemble du créé, rassemblé par le Verbe, puis à sa suite par l’homme en tant que microcosme. C’est donc dans l’accomplissement de l’être humain que l’ensemble du créé trouve aussi la fin pour laquelle il est venu à l’existence. La question se pose de savoir pourquoi la connaissance ultime de Dieu est appelée sensation plutôt qu’intellection. Deux éléments de réponse peuvent être apportés, qui reposent tous deux sur le fait que la

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4. LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

caractérisation de cette connaissance, tant comme sensation que comme intellection, ne saurait être qu’analogique, puisque cette connaissance se situe au-delà des facultés naturelles de l’homme. D’une part, l’analogie de la sensation apporte l’idée d’une présence immédiate de Dieu à l’homme, et aussi d’une certaine passivité de l’homme par rapport à cette expérience qui s’offre à lui, puisque la sensation n’est activée que dans la mesure où elle se trouve en présence d’un objet susceptible de l’activer. D’autre part, il importe sans doute pour Maxime d’éviter le risque inhérent aux doctrines origénistes de considérer qu’une fois accompli sa vie terrestre, l’être rationnel retourne dans le séjour de la contemplation intelligible d’où il était venu, de sorte que sa vie en tant qu’être sensible n’aura été qu’une parenthèse contingente, puisque résultant du mauvais choix de son libre arbitre. Il en va tout autrement dans la perspective de Maxime, qui voit dans la divinisation de l’homme l’aboutissement de tout le processus de la création, de sorte que tout ce qui constitue le monde sensible y est récapitulé. Ainsi, la connaissance ultime de Dieu se situe au-delà de la différence entre sensible et intelligible, dans un ordre qui dépasse toute capacité de compréhension naturelle, et en même temps, elle englobe en elle toutes les étapes de connaissance qui l’ont conduite jusqu’à ce terme. Conclusion de la deuxième partie de l’examen des matériaux Pour conclure ce deuxième ensemble de textes de référence, nous retiendrons trois points. Le premier concerne le rôle du Verbe et de l’Esprit dans la restauration de la nature humaine selon son ordre originel. Cette restauration est nécessaire à l’exercice juste et naturel des facultés de connaissance, et en particulier, de la sensation. La seule ascèse et le seul effort de l’homme sont insuffisants à surmonter le désordre issu de l’influence du mal dans la nature humaine. C’est dans la grâce du Verbe fait chair, venu en personne restaurer la nature humaine dans toute sa profondeur, que chaque être humain peut retrouver la possibilité d’une appréhension juste et vraie du monde sensible, délivrée de la tromperie du mal et de l’emprise des passions mauvaises. La restauration de l’ordre naturel rend à la connaissance du sensible son origine et sa finalité. Celle-ci trouve sa source dans le Verbe créateur qui contient l’unité du sensible avec son modèle intelligible. Elle a comme terme un au-delà de l’expérience sensible qui oriente l’homme, à travers l’exercice même de ses facultés naturelles, vers une extase hors des conditions spatio-temporelles de son existence, pour être uni à Dieu, qui est par nature au-delà de tout ce qui est en mouvement. La sensation doit

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donc se trouver unie à la raison et à l’intellect pour accéder par la médiation de la contemplation du monde créé à un mode de connaissance supérieur dans lequel toute l’expérience humaine est à la fois synthétisée et dépassée dans l’union avec Dieu, une union qui divinise l’homme et le rend participant à la nature même de Dieu. Enfin, une telle perspective n’est pas limitée à l’expérience personnelle de l’être humain. Ce qui se joue dans l’homme est comme un miroir de l’ensemble du monde créé. Tout ce qui existe est en effet relié par une loi de proportionnalité, de sorte que l’expérience individuelle reflète la vie de l’ensemble de l’humanité, et celle-ci est aussi le condensé de l’histoire du cosmos entier. L’homme est donc comme un laboratoire dans lequel se joue une Économie plus vaste. La sensation est elle-même le lien qui relie l’homme au monde sensible, elle est donc le vecteur de cette proportionnalité, dans le sens où l’homme n’est pas seulement affecté par le monde qui l’entoure, mais en le connaissant, il agit aussi sur lui, car il renoue le lien qui unit le sensible à l’intelligible, et entame ainsi la récapitulation du créé dans son principe créateur.

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5. REPRISE SYNTHÉTIQUE : L’ANTHROPOLOGIE DE LA SENSATION

Introduction L’ensemble des matériaux étudiés à partir de la lecture de quelques textes emblématiques des Questions à Thalassios nous a permis de situer la question de la sensation au cœur d’une traversée : traversée de la vie humaine, traversée de la connaissance humaine, traversée du Verbe. La traversée de la vie humaine est celle du passage de la loi de la nature à la loi de la grâce par l’acquisition active de la pratique. En effet, la sensation est pour Maxime le problème moral de l’être humain par excellence, puisque la vie pratique consiste dans la dissolution d’une mauvaise composition des puissances de l’âme avec les réalités sensibles, pour réorienter la raison, l’ardeur et le désir vers leur objet naturel : le Bien inaltérable et incorruptible. Pour ce faire, l’ensemble des facultés de connaissance humaine, et en tout premier lieu la sensation, doivent permettre d’opérer la traversée de la connaissance qui, à partir du sensible, conduit à l’intelligible. La sensation elle-même est caractérisée par Maxime comme une aptitude à saisir dans la réalité sensible un logos devenant lieu de passage vers la connaissance de l’intelligible, et vers la connaissance du Logos contenant toutes les raisons des êtres créés. Mais ces deux traversées humaines, celle de la vie pratique et celle de la connaissance, ne peuvent être achevées sans l’action du Verbe, et ses incarnations. Le Verbe, en s’incarnant par l’acte créateur, par le don de la Parole divine, et par sa venue dans l’humanité comme sujet humain en personne, traverse l’ensemble de l’Économie du monde pour amorcer l’unification de tout ce qui avait été divisé. En tout premier lieu, il opère la synthèse dans l’être humain de la sensation et de l’intellect, amenant par la grâce l’intellect à accueillir une connaissance et une sensation qui

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dépasse toutes ses capacités naturelles. Ainsi, la sensation comme faculté naturelle de l’être humain n’a pas seulement pour fonction d’opérer le passage vers la connaissance de l’intelligible, mais aussi de contribuer à la réalisation d’une synthèse entre le sensible et l’intelligible qui conduira l’être humain dans sa totalité à l’union à Dieu et à la connaissance transformante qui le fera dieu par grâce. Par conséquent, apparaît clairement l’impossibilité de rendre compte de la nature et de la fonction de la sensation sans tenir compte du temps et du déroulement de l’Économie. La faculté de sentir prend sa place dans une dynamique, celle du retour de l’homme vers Dieu par le rétablissement des différentes unions aboutissant à la synthèse de la création tout entière dans son union à son principe incréé, par l’intermédiaire du Verbe incarné, et, à sa suite, par la médiation de l’être humain luimême, puisque cet être se trouve à l’intersection entre les deux extrêmes : le sensible et l’intelligible. C’est pourquoi, pour livrer une synthèse de tous les éléments recueillis dans l’examen des textes, et pour donner une réponse globale aux questions : qu’est-ce que la sensation ? Et quelle est sa fonction ? Nous proposons de récapituler l’ensemble de l’Économie de la création suivant une trilogie propre à Maxime : le commencement, le milieu et la fin. Nous tenterons tout d’abord de donner une définition de la sensation dans le projet divin à l’origine, en précisant comment devrait se réaliser la connaissance du sensible lorsque les facultés s’exercent conformément à la nature. Mais cette question renvoie aussi nécessairement au commentaire de la Genèse développé par Maxime dans son introduction, et qui pose la situation de l’homme aux prises avec le mal et les passions. La sensation est alors prise dans l’ambiguïté de l’hypocrisie du malin, qui veut faire passer ce qui est un bien pour un mal et inversement, en jouant des apparences sensibles du monde et de l’impression qu’elles ont le pouvoir d’appliquer sur l’imagination humaine. La réponse à cette situation est la mise en œuvre active de la pratique et de la connaissance, en rétablissant le rôle de la sensation comme la faculté capable de discerner le logos dans l’apparence sensible. Le point central de l’histoire du monde, comme de celle de chaque être humain est l’incarnation du Verbe. Seule la grâce issue de l’incarnation peut accomplir parfaitement ce que l’homme avait commencé en s’adonnant aux tâches de la vie pratique et de la vie gnostique. En pénétrant dans la nature humaine comme dans une maison, le Verbe détruit le mur qui séparait la sensation et l’intellect. La portée de cette action concerne autant le plan sotériologique que métaphysique. De

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5. Reprise synthétique

même que le Verbe vient rétablir la nature humaine dans son harmonie originelle, de même il rassemble en lui toutes les dimensions du réel, étant lui-même pleinement cette loi fondamentale qui unit le sensible à l’intelligible, le particulier à l’universel. Les différentes facultés humaines retrouvent alors, avec leur état naturel, une continuité absolue entre elles, comme s’il s’agissait d’une seule faculté de connaître qui se déploie en fonction des divers plans du réel. C’est alors que se réalise la contemplation naturelle, qui est sans doute la connaissance la plus parfaite de Dieu qui soit offerte à l’homme dans sa condition actuelle. Cette incarnation du Verbe se déroule à la fois dans l’histoire du monde, et dans l’histoire de chaque homme particulier, qui est comme un condensé de l’Économie entière. Ainsi, le Christ vient s’incarner en chaque croyant, qui, par sa foi, le fait naître à nouveau dans une humanité concrète. Le salut se réalise dans la vie de l’homme particulier, le rendant de nouveau apte à réaliser dans le Christ sa vocation d’être un lien réunissant les différentes divisions du monde créé pour trouver son accomplissement au-delà de sa nature dans l’union avec Dieu. La fin est plus brièvement évoquée par Maxime, mais toute sa pensée pointe vers elle. À travers toutes les synthèses réalisées par le Christ, et par l’être humain en qui le Christ naît et s’incarne à nouveau, la nature humaine accède à la loi de la grâce. Elle est comme dépossédée d’ellemême, passant de l’agir au pâtir, et dilatée aux dimensions divines. Dans une sensation absolument simple du divin, elle est elle-même transformée en ce qu’elle contemple, divinisée, et trouve dans un mouvement stable et perpétuel autour de son principe l’accomplissement de toutes ses facultés.

5.1. La sensation dans les temps premiers Maxime évite d’imaginer la situation de l’homme avant l’apparition du mal. En effet, il semble même supposer que la désobéissance d’Adam a été quasiment simultanée à sa venue à l’être1. Cette rareté de la description de l’homme tel que Dieu l’avait voulu au commencement indépendamment du mal2 est peut-être un parti pris fondamentalement Cf. Q. Thal. 59, Laga-Steel 1990 : 262, Vinel, 2015 : p. 72. Ceci est vrai dans les Questions à Thalassios en particulier, mais il existe une description de l’état paradisiaque de l’homme dans les Ambigua, celle-ci insiste en particu1 2

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anti-origéniste qui se refuse à toute investigation sur un état de l’humanité antérieur à sa situation actuelle. Cela ne nous interdit pas pour autant de définir autant que possible l’état naturel des facultés humaines tel que Dieu l’avait voulu au commencement. En effet le désordre introduit dans la nature humaine à cause du péché n’implique pas la corruption de son logos fondamental, mais seulement un bouleversement dans la façon dont il a été mis en œuvre par le choix volontaire d’Adam et des êtres humains à sa suite. Le logos de la nature humaine, qui est le projet de Dieu sur l’homme, n’est pas atteint par le mal, puisqu’il est contenu dans le Verbe incréé, de même que les logoi de toutes les créatures. Il reste toujours entièrement présent dans l’homme concret, en tant que mouvement naturel qui le conduit vers sa fin et son accomplissement, même si l’itinéraire qui conduit vers le terme a été profondément modifié par les conséquences de la désobéissance d’Adam. Maxime n’hésite donc pas à décrire le fonctionnement des facultés humaines selon la nature. C’est ce que nous nous proposons de résumer dans une première partie en proposant une définition de l’état naturel de la faculté sensible, pour ensuite synthétiser les informations recueillies au sujet des conséquences du mal sur la sensation, puis sur la nature du combat que l’être humain doit mener contre le mal et tout particulièrement dans ce lieu fondamental de son expérience qui est son contact avec le monde sensible. 5.1.1. La sensation comme faculté d’appréhender le logos Le point le plus crucial de la définition de la faculté de sentir pour Maxime est sa capacité d’accéder au logos de l’être sensible qu’elle perçoit. C’est ainsi que le paradoxe de la sensation trouve une certaine forme d’explication dans la pensée maximienne. En effet, la faculté de sentir possède cette capacité étonnante d’élaborer un contenu informatif, c’est-à-dire sans dimension, ni localisation, ni durée quelconque, à partir de l’être matériel inscrit dans le temps et l’espace. Le problème posé par la sensation est celui de la manière dont cette transformation peut s’opérer. Pour Maxime, la faculté produit ce changement de plan de réalité grâce à la fonction médiatrice du logos qui est la loi de proportionnalité unissant entre eux le domaine du sensible et celui de l’information qui le sous-tend. C’est cette proposition que nous allons expliciter, en montrant tout d’abord la place importante dévolue à la sensation dans l’anthropologie de Maxime, puis en proposant une schématisation du processus de la sensation. lier sur le mouvement du désir de Dieu qui animait sa vie en totalité, cf. Amb. Io. 45, PG 91 : 1353AB.

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5. Reprise synthétique

a. Le rôle de la sensation dans la connaissance humaine Dans la pensée de Maxime, l’homme est dès le commencement un être situé à l’intersection entre deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible, qui sont les deux faces d’une même réalité, tout en restant bien distincts l’un de l’autre. L’homme appartient au monde sensible par son corps matériel, et au monde intelligible par son âme invisible et immatérielle. Cependant, dès le commencement, c’est-à-dire dans le projet de Dieu, la vocation de l’être humain n’était pas d’être comme une créature purement intelligible, capable de discerner sans médiation toute réalité de même nature, contrairement à ce qu’affirmaient les doctrines de l’origénisme monastique. La connaissance des réalités intelligibles qui lui sont pourtant apparentées, puisqu’il est lui-même une âme intelligible, ne se fait pas directement, mais par l’intermédiaire de la perception du monde sensible dans lequel il s’inscrit par son corps. Les cinq sens, liées aux organes corporels, sont donc le seul moyen pour l’âme de commencer à connaître3. Cette affirmation, que toute connaissance de l’intelligible se fait d’abord à partir de la connaissance du sensible, et à travers elle, attribue à la sensation le statut de premier degré de la connaissance. Ceci est dans la cohérence avec le projet divin de la création dans son ensemble. L’acte créateur, en effet, est constitué pour Maxime par un mouvement de dilatation au cours duquel le Verbe déploie l’être créé dans une diversité d’espèces et d’individus. Mais les êtres dans leurs différences et leurs divisions portent en eux le mouvement de rétractation dans l’unité comme leur finalité. En effet, tous tendent vers l’harmonie et l’unité entre eux comme vers leur terme, car ils tendent vers le principe dont ils sont issus, et vers le Verbe dont ils proviennent, et en qui tous sont un. Or l’être humain, parce qu’il possède une nature composée d’une part sensible et d’une part intelligible, a précisément pour vocation d’accomplir ce mouvement de réunification du sensible et de l’intelligible par sa capacité de connaître l’intelligible à travers le sensible. La place primordiale de la sensation, comme commencement du processus de la connaissance, possède donc non seulement une valeur anthropologique mais aussi une dimension cosmique et eschatologique. L’enjeu de la connaissance sensible est donc non seulement celui de la destinée de la nature humaine mais aussi celui de la destinée de toute la création sensible, qui a été confiée à l’être humain pour qu’il en soit le lien, et le point de passage vers l’unification avec l’intelligible. Cf. Q. Thal. 58, Laga-Steel 1990 : 111-115, Vinel, 2015 : p. 46.

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b. Le processus de la connaissance sensible Maxime livre dans les Questions à Thalassios quelques indications sur la nature de la connaissance sensible et les différentes étapes dont elle est composée. Il s’agit véritablement d’une activité, et non d’une simple capacité passive d’être affecté par les qualités sensibles des objets. Maxime attribue même à la sensation une sorte de pouvoir créateur, une fonction démiurgique, au moins analogiquement, lorsqu’il admet qu’elle « prépare la pâte de la matière pour lui donner une forme »4. Cette image renvoie implicitement à la création, souvent comparée à un modelage dans le langage biblique. Mais la sensation semble parcourir en sens inverse le processus de l’acte créateur, en reconstituant la forme dont l’être sensible est la réalisation individuelle et matérielle. À partir des réalités matérielles, la sensation peut entamer le processus qui permettra de remonter jusqu’à leur principe formel et jusqu’à leur logos, l’intention divine sur chaque créature. Cette optique entre en consonance avec l’idée que l’être humain, par la connaissance du sensible, opère le retour de la création matérielle vers son principe. Cependant, le processus reliant l’impression des organes sensibles à la perception de la forme possède chez Maxime un certain caractère de complexité. Il ne s’agit pas d’une saisie immédiate, mais d’une remontée progressive des informations dans l’âme. Ainsi, la sensation commence par saisir les figures des objets, appelées σχήματα, c’est-àdire leur forme apparente, leur contour. Il s’agit donc d’une réalité de l’ordre de l’information, mais qui reste assez indéterminée pour pouvoir être interprétée par l’âme de diverses manières. Il se produit dans l’âme comme une réplique de cette forme sensible apparentée à une empreinte, et qui reste gravée en elle sous la forme d’une représentation (φαντασία). Pourtant, il ne s’agit pas encore à ce stade de la véritable perception du sensible, car l’empreinte de la forme sensible dans l’âme reste comme une affection passive, sans que l’âme ait encore réellement exercé son acte de connaître. L’activité sensible proprement dite s’accomplit lorsque l’âme reconnaît dans la forme sensible le logos (λόγος). Il peut paraître paradoxal d’attribuer à la sensation la capacité d’atteindre le logos qui semble être déjà de l’ordre de la raison, et non proprement du sensible. Pourtant, cette conception de la nature de la faculté sensible est en cohérence avec la doctrine du logos propre à Maxime. Le logos est en effet pour lui la loi de proportionnalité unissant le sensible et l’intelligible. Il existe donc Q. Thal. 55, Laga-Steel 1990 : 251, Vinel, 2012 : p. 250.

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5. Reprise synthétique

un logos du sensible comme il existe un logos de l’intelligible, et les deux sont unis, puisque c’est précisément par le logos que le sensible et l’intelligible sont une seule réalité. C’est cette loi interne présente dans le sensible que la sensation est en mesure de déceler. Et c’est parce que cette loi est aussi dans l’intelligible, que la sensation constitue la première étape vers la connaissance de l’intelligible. En effet, la connaissance du sensible est réellement une transposition des formes sensibles en logoi perceptibles par l’intellect5 précisément parce que la sensation « grave symboliquement dans les formes des réalités visibles les logoi des réalités intelligibles »6. La sensation telle que Maxime la conçoit suppose donc une descente et une montée de l’information de l’intelligible au sensible et du sensible à l’intelligible reposant sur une vision particulièrement unifiée à la fois de l’âme humaine, sensation et intellect, et de la réalité créée, sensible et intelligible. Manifestement, pour Maxime, l’âme possède en elle-même les logoi des êtres, pour être en mesure de les appliquer sur les formes sensibles qui leur correspondent. Elle ne les possède pas à proprement parler sous le mode d’une connaissance active, car elle a besoin du contact avec l’objet sensible pour connaître vraiment. Elle les possède dans la mesure où la nature humaine est comme un microcosme qui est le reflet en condensé du cosmos dans son ensemble. L’âme humaine contient donc le tout de la création en elle, mais a besoin de la perception sensible pour que cette connaissance soit activée. Le terme « graver » sous-entend l’image de l’empreinte et du prototype. L’âme semble posséder intimement la connaissance du prototype, et reconnaît dans l’objet sensible ce qu’elle possède déjà en elle. Mais d’un autre côté, elle recueille aussi le logos sensible de l’être créé à partir de ses caractéristiques apparentes, et la sensation peut donc transmettre à l’intellect ce logos, qui, dépouillé de ses caractéristiques sensibles, deviendra un objet de connaissance intelligible7. En ce sens, la connaissance du sensible est un passage à travers l’apparence, pour déceler l’invisible à l’intérieur même du visible. Et cette traversée ne serait pas possible si l’âme ne se reconnaissait pas elle-même dans la création sensible, et n’y retrouvait pas la connaissance des logoi qu’elle possède d’une certaine façon à l’image du Verbe.

Cf. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 221-222, Vinel, 2012 : p. 108. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 13-14, Vinel, 2010 : p. 116. 7 Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 52-56, Vinel, 2010 : p. 322-324. 5 6

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

c. Trois critères de rapprochement entre la conception de Maxime et la vision néoplatonicienne de la sensation Cette définition de la perception sensible peut être récapitulée selon trois critères, qui sont aussi ceux des philosophes néoplatoniciens de l’antiquité tardive8 : le caractère actif de la sensation, la continuité qui unit entre elles les différentes facultés correspondant aux degrés de la connaissance, et le rôle attribué au logos. Le caractère actif de la faculté de sentir se manifeste dans la distinction faite entre la simple impression de la forme sensible dans l’âme et la connaissance du sensible en tant que telle, qui comprend l’application du logos sur cette forme sensible. Cette distinction est manifeste chez Maxime tout particulièrement dans ses conséquences sur le plan ascétique. En effet, la reconnaissance du logos dans les réalités sensibles n’a rien d’un phénomène automatique lié à un fonctionnement de la faculté indépendant de la volonté du sujet humain. Bien au contraire, le fait de contempler les logoi dans les réalités sensibles résulte d’un choix libre de l’être humain : celui-ci peut exercer son activité de connaissance, comme il peut aussi en rester aux simples représentations des formes sensibles qui envahissent alors son imagination, obscurcissent son intellect et font obstacle au passage du sensible à l’intelligible. Si la connaissance est une tâche assignée à l’homme comme une vocation dans le projet divin, elle relève de sa liberté, elle est un acte, une actualisation des potentialités résidant dans ses facultés naturelles. Le deuxième critère est celui de la continuité marquant la hiérarchie des facultés de connaissance. La sensation et l’intellect sont comme les deux extrémités de l’âme, ses deux pôles, mais la connaissance humaine est une, et tout l’intervalle entre ces deux polarités est mis en œuvre dans le processus du connaître. Le logos du sensible perçu par la sensation doit en effet être dépouillé de son caractère composé lié à la corporéité de l’objet sensible pour devenir l’objet de connaissance de l’intellect. Le passage du sensible à l’intelligible comprend l’intervention de l’imagination, qui peut conserver en elle les représentations des sensibles, l’opinion, qui, en tant que faculté intermédiaire entre la sensation et la raison, émet des jugements plus généraux à partir de l’expérience sensible ou à partir de raisonnements discursifs, et la raison, qui a cette capacité Cf. Ilsetraut Hadot, « Aspects de la théorie de la perception chez les néoplatoniciens : sensation (αἴσθησις), sensation commune (κοινὴ αἴσθησις), sensibles communs (κοινὰ αἰσθητὰ) et conscience de soi (συναίσθησις) », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale VIII (1997), p. 33-85. 8

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5. Reprise synthétique

de combiner et d’enchaîner des systèmes de causes et d’effets à partir de concepts tirés de l’expérience sensible. La vision de l’intelligible par l’intellect proprement dit arrive au sommet de cet ensemble d’activités traitant du donné sensible, et le faisant passer de son caractère « divers et composite » jusqu’à « la simplicité des objets de contemplation intelligibles »9, c’est-à-dire les formes intelligibles, les essences, qui sont les archétypes des êtres sensibles. Ainsi, les différentes étapes de la connaissance ne doivent pas être considérées comme des degrés discontinus et séparés les uns des autres. La sensation humaine est évidemment la faculté d’un être rationnel, elle est ordonnée à la connaissance de l’intelligible, et en quelque sorte programmée dans sa nature pour conduire l’intellect humain de l’expérience sensible jusqu’à la connaissance rationnelle et la connaissance de l’intelligible. Cette continuité entre l’exercice des différentes facultés de l’âme est particulièrement manifeste dans la perception du logos dans la réalité sensible. Cette perception suppose en effet un mouvement dans les deux sens à travers la hiérarchie des facultés. Maxime affirme à la fois que la sensation grave10 les logoi dans les choses et en même temps qu’elle collecte11 ces mêmes logoi dans les sensibles. La question se pose donc de savoir si les logoi sont d’abord dans le sensible, ou bien dans l’âme. Ces deux directions de l’activité sensible peuvent apparaître comme contradictoires, à moins de considérer la sensation comme la rencontre de ces deux mouvements. En effet, l’âme reconnaît dans le sensible ce qu’elle possède en elle, le logos, mais cette projection du logos approprié sur une forme sensible n’est possible que grâce à sa faculté de tirer de la perception des qualités des corps une connaissance unifiée de leur logos. Ainsi, la sensation possède un caractère symbolique au sens propre, dans la mesure où il s’agit d’une reconnaissance de deux formes qui coïncident parfaitement. La forme sensible rappelle le logos à l’âme, et l’âme retrouve en elle ce qu’elle connaît. C’est ainsi qu’elle est en mesure de percevoir le logos à travers l’expérience sensible. Cette affirmation de la projection d’un logos dans la sensation place Maxime dans la continuité avec les philosophes néoplatoniciens de l’antiquité tardive, et elle est aussi dans la continuité du vocabulaire d’Évagre sur la contemplation des êtres. Pourtant, par rapport à ces deux types de source, Maxime se distingue par sa propre conception du logos. L’emploi Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 14-16, Vinel, 2010 : p. 116. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 13-14, Vinel, 2010 : p. 116. 11 Amb. Io. 21, PG 91 : 1248A. 9

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du terme logos n’est évidemment pas une nouveauté, puisque Maxime l’utilise à la suite de Clément d’Alexandrie, d’Origène, de Denys et de beaucoup d’autres auteurs qui ont hérité ce vocabulaire des philosophes stoïciens. Malgré cela, la doctrine du logos propre à Maxime possède une certaine originalité qui réside surtout dans l’ampleur de son développement et la place centrale qu’elle occupe dans sa vision de l’Économie de la création. En effet, ce qui caractérise le λόγος chez Maxime est son appartenance à la sphère de l’incréé, puisqu’il s’agit des volontés divines sur les êtres créés, volontés qui sont donc contenues dans le Verbe divin. Le logos n’est pas simplement assimilable à la forme ou à l’essence d’un être. Il existe un logos pour chaque degré de la hiérarchie de l’être, un logos du genre, de l’espèce et de l’individu. Il existe un logos propre à chaque être particulier, et des logoi universaux. Mais, même dans le cas des logoi universaux, comme celui d’une espèce, par exemple le logos de la nature humaine en général, le logos n’est pas équivalent à l’essence de l’homme ou à l’idée de l’homme. Il s’agit de la volonté divine concernant cette essence, volonté créatrice qui la fait commencer d’exister, qui l’accompagne et la mène à son terme. Ainsi, le rapprochement du logos avec la faculté sensible ne revient pas à donner à la faculté sensible un objet de type rationnel, comme c’est partiellement le cas chez les philosophes néoplatoniciens, même s’il s’agit d’une forme de rationalité affaiblie, puisque le logos est pour eux une modalité affaiblie de la forme intelligible. Pour Maxime, la faculté sensible peut rapprocher l’homme qui contemple le réel de l’intention divine sur la réalité créée, volonté dynamique qui est le principe et la fin à la fois de la dimension sensible et de la dimension intelligible du créé. Chaque réalité sensible particulière est sous le regard du Verbe créateur qui la veut telle qu’elle est, dans son caractère concret et particulier. Or la connaissance de la seule forme intelligible ne donne pas accès à la variété, à la diversité, et à la complexité de la nature visible des êtres, qui, pourtant, fait partie du projet créateur de Dieu. Ainsi, la connaissance du sensible est une part indispensable à la véritable connaissance du réel, qui est la capacité de voir la relation unissant le sensible et l’intelligible, à contempler dans le visible la figure de l’invisible, dans l’invisible le prototype du visible, et dans la proportion entre les deux, la beauté et la sagesse du Dieu créateur. Ainsi, la perception sensible était donc conçue à l’origine dans le projet divin comme la faculté qui introduit l’être humain dans une connaissance complète du réel, dans une connaissance accomplie avec la conjonction de toutes les facultés de l’âme, et qui saisit, à travers les logoi, la proportion et la cause unissant le sensible et l’intelligible, dans

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une connaissance destinée à conduire l’homme à celle du Verbe créateur à travers la contemplation des créatures. 5.1.2. La sensation enchaînée par le mal et les passions Malgré la place importante et le rôle positif attribués à la sensation dans le projet divin sur l’être humain, il est un fait qu’un grand nombre d’occurrences du terme sensation dans les Questions à Thalassios traitent de la faculté sensible comme d’un obstacle entravant l’itinéraire de l’âme vers l’accomplissement de la vie pratique et de la connaissance. À ce propos, il est nécessaire de toujours replacer les termes employés par Maxime dans la dynamique temporelle de l’Économie de la création et du salut. Ainsi, la sensation dans le projet initial de Dieu n’est pas strictement identique à la sensation dans l’être humain soumis au mal et au péché, et dont les facultés sont sujettes à un désordre profond. L’anthropologie de Maxime est fondamentalement dynamique, et il est important d’interpréter chaque terme en fonction de la temporalité dans laquelle il se trouve. Pour Maxime, la sensation se trouve au cœur du combat spirituel. Elle est une partie de l’homme spécialement vulnérable, parce qu’elle est l’ouverture de l’âme vers le monde extérieur, et que, par là-même, le mal peut s’introduire en elle en se servant des apparences des êtres sensibles. C’est au moyen des objets sensibles et de la relation établie avec eux par la faculté sensible que l’être humain se trouve enchaîné par les passions, et pris dans un cercle vicieux entraînant le dérèglement de l’harmonie naturelle entre ses facultés. Nous allons maintenant récapituler ce processus, en précisant d’abord la relation entre connaissance et pratique, puis en décrivant la composition mauvaise de l’objet sensible, de la sensation et des puissances naturelles de l’âme, et enfin l’état irrationnel de l’âme sous l’emprise du mal. a. La conjonction de la pratique et de la connaissance Pour Maxime, connaissance (γνῶσις) et vie pratique (πρᾶξις) sont absolument inséparables. Ces deux domaines s’interpénètrent et se conditionnent l’un l’autre. S’il fallait citer le point de départ de cet enchaînement de causes et de conséquences, celui-ci se trouverait de préférence dans la connaissance, car l’origine du mal est une ignorance. Cependant, le désordre de la vie pratique entraîne aussi le mauvais fonctionnement des facultés de connaissance, jusqu’à l’impossibilité même de réaliser ce processus de va-et-vient entre le sensible et l’intelligible ainsi que la perception des logoi qui devait être l’accomplissement naturel de la connaissance humaine.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Maxime s’attache dès l’introduction des Questions à Thalassios à montrer l’origine du mal (κακόν), et comment se développent les passions dans l’existence humaine12. Son approche des questions morales et acétiques est, comme toute sa pensée, fondamentale et holistique. Il recherche la véritable cause profonde de l’état de l’homme atteint par le mal, et montre comment ses conséquences s’enchaînent et se reportent sur l’ensemble de l’existence de l’homme et de la création. Le mal n’a aucune existence ni puissance en soi, bien qu’il préexiste à l’homme, puisqu’il a été capable de le séduire. Il n’est à proprement parler constitué que du mouvement des puissances naturelles détourné de la fin pour laquelle il est créé. Ainsi, la fin du mouvement naturel de l’être humain était l’union à Dieu. L’ensemble des puissances humaines est orienté vers Dieu comme l’objet de tout son désir, de toute son ardeur et de toute sa raison. Par une erreur de jugement, l’homme se détourne de son but naturel pour assigner à ses puissances d’autres finalités, constituées par des êtres créés, sensibles et limités. Le mal est donc à la fois une méconnaissance de Dieu comme principe, cause et fin de la nature humaine, et un détournement des puissances du désir et de la raison loin de leur objet naturel, le vide étant comblé par des êtres sensibles, ou bien même de simples représentations ou imaginations des êtres sensibles. Ainsi, il apparaît que le dysfonctionnement de la faculté sensible est un élément fondamental de l’apparition du mal dans la vie humaine. La sensation devait justement conduire l’homme, par la contemplation du sensible, jusqu’à Dieu qui se rend ainsi visible et sensible à sa créature à travers les êtres créés qui l’entourent. L’homme devait trouver dans le sensible Dieu comme objet de son désir, de son ardeur et de sa raison. Mais la ruse du malin s’étant insinuée dans les apparences du sensible, l’homme a été incapable d’aller du visible jusqu’à l’invisible, il a été pris et berné par une sorte de gonflement de l’apparence sensible qui l’a détourné de la connaissance de ce qui est stable et incorruptible et vers quoi tend tout son dynamisme naturel, à savoir Dieu lui-même. b. La composition de la sensation, de l’objet sensible et des puissances de l’âme Maxime prend le soin d’analyser très finement comment se produit cet enfermement de l’âme dans l’horizon de l’extériorité du sensible. Il s’agit d’une intrication entre la sensation, l’objet sensible et les trois puissances de l’âme, la raison (λόγος), l’ardeur (θυμός) et le désir (ἐπιθυμία). Cf. Q. Thal. Intro., Laga-Steel 1980 : 209-275, Vinel, 2010 : p. 132-136.

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Pour lui, ce phénomène ne semble pas se produire au premier stade de la sensation, au cours duquel l’âme est directement en contact avec le sensible par le moyen des organes sensoriels. Il s’agit plutôt d’un processus interne à l’âme qui se développe à partir des représentations des objets sensibles présentes dans l’imagination. Ces représentations prennent une telle importance dans l’âme, qu’elles deviennent l’objet principal des puissances de l’âme, qui les prennent pour la fin de leur mouvement naturel, alors que ce ne sont que des représentations d’êtres limités et changeants. Il se produit alors une sorte de confusion entre les facultés de l’âme et le sensible. L’âme elle-même semble s’identifier au sensible dans une fusion qui crée l’idole, le veau d’or, à l’image de la représentation sensible13. Ainsi, alors que chaque partie de l’âme devait jouer son rôle dans la distinction et l’union, c’est-à-dire, dans le respect du rôle propre à chaque faculté et la conjonction de l’activité de chacune pour une connaissance et une vie une, mettant en jeu toutes les puissances de l’âme, il se produit une confusion et une dispersion de l’activité de l’âme. La confusion atteint tout d’abord la faculté sensible et son rapport au sensible. L’âme n’était pas destinée à s’identifier au sensible dans l’activité de sentir, mais à trouver à travers l’expérience du sensible la connaissance du logos. Elle devait donc garder un certain recul par rapport à l’objet sensible, qui est le respect de la distinction entre l’âme immatérielle et le monde sensible, entre le sujet connaissant et l’objet senti. La confusion de la sensation avec le sensible ne produit pas une connaissance plus approfondie du sensible, bien au contraire, elle entraîne l’âme vers le monde instable et éparpillé qui est la caractéristique du monde matériel, monde de la génération et de la corruption, et détourne ses facultés de l’unité et de la stabilité qui sont également présentes dans le sensible, dans la mesure où l’âme sait les reconnaître. Or, seule la stabilité et l’unité du logos font accéder l’âme à la véritable connaissance. La dispersion de la sensation dans le sensible, au contraire, ne provoque qu’une multitude de représentations et d’opinions sans consistance. La confusion de la sensation avec le sensible se propage de plus aux trois puissances de l’âme, le désir, l’ardeur et la raison. Ces trois puissances sont comme trois forces destinées à entraîner l’âme vers l’objet de son mouvement naturel, qui est Dieu. Elles sont ordonnées en vertu de la nature selon une certaine hiérarchie, qui soumet le désir à la raison par l’intermédiaire de l’ardeur. Or la fusion réalisée par l’intrication de l’âme avec le sensible attache ces trois puissances aux objets sensibles Cf. Q. Thal. 16, Vinel, 2010 : p. 224-230.

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avec une telle vigueur que celles-ci en viennent à délaisser leur fin naturelle, qui est la réalité éternellement stable et une, pour se disperser dans la recherche des biens matériels. La distinction entre les trois puissances est également mise à mal, la raison et l’ardeur se soumettant au désir, qui est plus vulnérable à la séduction des apparences sensibles. C’est ainsi que l’attachement irraisonné de l’âme aux biens sensibles produit à la fois la confusion et la dispersion, dans les facultés de connaissance comme dans les puissances de l’âme, introduisant un désordre dans l’harmonie naturelle des différentes parties de l’âme, et la coupant de son orientation fondamentale vers l’unique fin qui est Dieu, en l’éparpillant dans la recherche de biens multiples incapables de répondre aux aspirations de sa nature. c. L’état irrationnel de l’âme enchaînée par les passions Cet état de l’homme atteint par le mal est caractérisé comme un état irrationnel, c’est-à-dire contraire à la raison, puisque les puissances du désir et de l’ardeur prennent le pas sur la raison. Il constitue aussi une certaine disposition de l’âme qui la soumet aux passions mauvaises. Il est important de noter que toute passion (πάθος) n’est pas mauvaise pour Maxime. La passion est constitutive de la nature de l’âme, qui, du fait même qu’elle est en mouvement, entraînée depuis son principe vers sa fin, est sujette au pâtir. La condition corporelle soumet la nature humaine aux passions naturelles que sont la faim, la soif ou la fatigue. La passion mauvaise est une sorte d’enflure de ces passions naturelles, lorsque le fait de devoir combler des besoins vitaux prend le pas sur l’orientation naturelle de l’âme vers Dieu. Il apparaît alors clairement que le dysfonctionnement de l’activité sensible, lorsqu’elle est dans un état de confusion avec l’objet sensible et transmet cette confusion à l’ensemble des puissances de l’âme, est responsable de la naissance et de la tyrannie des passions mauvaises. Maxime propose plusieurs façons de classer et de qualifier ces passions mauvaises. D’une part, elles sont identifiables en fonction de la notion de plaisir. La puissance du désir mal orientée se met à rechercher le plaisir sensible au lieu du plaisir de la connaissance du vrai bien. Il s’ensuit une prolifération des passions selon quatre directions, selon qu’elles s’attachent à des objets présents ou à venir. D’une part, les passions se classent suivant la jouissance du plaisir sensible ou de la peine, d’autre part, vis-à-vis des biens futurs, suivant le désir ou la crainte. L’homme se trouve donc privé de son orientation fondamentale vers le bien qui seul peut le combler, pour se trouver ballotté entre la recherche du plaisir et

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5. Reprise synthétique

l’évitement de la peine, dans une course et une fuite sans fin, éparpillé entre ses désirs et ses peurs. D’autre part, les passions sont aussi identifiées suivant les trois puissances de l’âme auxquelles elles se rapportent, passions du désir, de l’ardeur et de la raison, comme sont classés les principaux vices dans la tradition monastique, la gourmandise et la luxure se rapportant au désir, la colère à l’ardeur, l’orgueil à la raison. La doctrine de Maxime sur les passions se caractérise par son caractère fondamental. Plus qu’une description de chaque vice et de chaque situation accompagnée de conseils circonstanciés, qui est souvent le fait de la littérature monastique, Maxime s’attache à comprendre la racine du mal qui atteint l’âme, c’est-à-dire cette mauvaise disposition fondamentale qui est la cause de l’embrasement des passions de toutes sortes, même si tel ou tel détail concret ne manque pas de venir corroborer son discours. Il en va de même pour sa doctrine du combat spirituel, qui est le chemin de la libération de l’âme asservie aux passions. 5.1.3. Le combat spirituel La considération du combat spirituel fait intégralement partie de la doctrine de Maxime sur la sensation. En effet, le mal n’ayant aucun pouvoir ni aucune force par nature, car il n’a ni nature ni existence, il doit utiliser la puissance bonne des créatures pour agir et faire sentir son pouvoir destructeur, et en l’occurrence la puissance des créatures sensibles, car c’est ainsi qu’il peut pénétrer dans la citadelle de l’intellect humain. L’itinéraire de la connaissance du sensible, qui, à partir de l’impression sensible opérée sur les organes des sens, achemine une information jusqu’à l’intellect, est la voie qu’il emprunte pour s’introduire dans l’âme humaine, comme un ennemi assiégeant une cité, et pénétrant en elle par le moyen de l’eau de la connaissance14. En effet, les représentations du sensible, en pénétrant dans l’âme, peuvent opérer sur elle une telle entreprise de séduction, qu’elles la détournent de la véritable connaissance et du véritable amour, introduisant dans l’organisation même de la cité de l’âme, le désordre, la confusion et la corruption. Pour Maxime, même si le logos de la nature humaine est resté inchangé malgré le péché, un changement s’est pourtant profondément introduit dans la nature humaine depuis le premier péché d’Adam et qui se manifeste selon trois modalités : la passibilité, la mortalité et la corruptibilité. Cf. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 92-119, Vinel, 2012 : p. 98-100.

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En effet, ces trois caractéristiques sont liées à la situation de la nature humaine coupée de la grâce par le mauvais choix de sa liberté. La nature humaine devait, dans le projet originel de la création, recevoir de Dieu son impassibilité, son immortalité et son incorruptibilité, qu’elle ne possède pas par ses propres forces. Mais l’intellect de l’homme s’étant détourné de son but naturel au profit des biens matériels, il a plongé la nature humaine dans un état qui, au lieu de l’image et de la ressemblance de Dieu, a inscrit en lui la ressemblance de l’idole du monde de la génération et de la corruption qui est celui des biens qu’il poursuit sans cesse : c’est-à-dire précisément, la soumission au pâtir, à la mort et à la corruption. Le combat spirituel est l’action conjointe de l’homme et de Dieu pour libérer la nature humaine de cet état et la rendre à sa vocation originelle. a. Le jeûne de la sensation Étant donné que les passions se développent à partir des représentations des objets sensibles, Maxime préconise de combattre le mal en obturant les sources des eaux de la connaissance du sensible, c’est-à-dire en fermant les portes de la sensation sur le monde extérieur. L’âme doit donc se retirer en elle-même, et pratiquer une sorte de jeûne de la sensation pour chercher en elle, et non plus dans le monde sensible, la relation avec Dieu qui avait été interrompue. Autrement dit, l’âme doit pour un temps commencer par rétablir en elle l’ordre de sa propre nature, en se tournant vers sa cause et son principe, d’où découle l’harmonie des facultés entre elles, avant de s’exposer à la connaissance du monde sensible. Il est intéressant de comprendre que ce temps de recueillement en soi de l’âme fait partie intégrante du processus même de la contemplation naturelle. D’une part, en s’absorbant en elle-même, l’âme ne cesse en fait de contempler la nature, puisqu’elle contemple sa propre nature telle que Dieu l’a voulue. D’autre part, nous avons bien noté que la saisie du logos à partir de la faculté sensible s’opérait suivant un double mouvement, le logos étant présent à la fois dans l’âme elle-même, de façon innée – il s’agit donc du mouvement qui va de l’intellect jusqu’au sensible – et dans l’objet sensible lui-même – il s’agit du mouvement qui part du sensible pour remonter jusqu’à l’intellect. La connaissance du monde sensible se déroule donc comme une respiration par un va-et-vient qui, d’un côté, part du centre de l’âme pour émettre un logos, et de l’autre, suit un mouvement de remontée, du visible à l’invisible, à travers la reconnaissance du logos dans la forme sensible.

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5. Reprise synthétique

Le temps du recueillement de l’âme en soi pour établir la relation fondamentale à son principe, et accueillir le logos en accueillant sa propre nature conformément à la volonté du Créateur, apparaît donc comme une nécessité à l’intérieur même de la connaissance du sensible, une nécessité qui, dans la situation de faiblesse dans laquelle l’homme se trouve par rapport à la ruse du mal, lui permet d’échapper pour un temps à la séduction des apparences sensibles. b. Les trois vertus de foi, d’espérance et de charité Le jeûne de la sensation doit permettre de réorienter toutes les puissances de l’âme vers leur but naturel, et de rétablir l’ordre dans les facultés de connaissance elles-mêmes. C’est le rôle conféré aux trois vertus de foi (πίστις), d’espérance (ἐλπίς) et de charité (ἀγάπη) qui sont comme des chefs de guerre au service de l’intellect15. La foi est la source de toutes les vertus. Elle est fondamentalement le rétablissement des facultés la connaissance dans l’ordonnancement voulu par le Créateur. La foi, en effet, est la présence de Dieu à l’âme et la relation rétablie avec lui comme le Bien auquel elle aspire de toutes ses forces. En ce sens, la foi est le rétablissement de la connaissance vraie, connaissance de Dieu intérieure à l’âme, en tant que l’âme se contemple elle-même, et connaît Dieu comme son principe et sa fin, la foi est aussi le rétablissement de la disposition naturelle de l’âme dans le sens où, ayant Dieu en elle comme son principe et sa fin, elle réordonne toutes ses facultés en vue de Dieu et de l’union avec lui. L’espérance découle de la foi, car l’âme connaissant Dieu présent en elle connaît aussi sa destinée, et espère les biens spirituels qu’elle considère comme l’avenir que Dieu lui promet. La foi et l’espérance concernent en premier lieu la puissance rationnelle. Par elle la raison comprend le sens de la vie humaine, la fin vers laquelle elle tend, et devient capable d’ordonner les autres facultés en vue de cette fin, les détournant des objets limités et changeants avec lesquels elles s’étaient mêlées. C’est ainsi que la foi et l’espérance conduisent à l’amour qui est la synthèse et l’accomplissement de toutes les vertus. Dans l’amour, le désir et l’ardeur tournent toutes leurs forces vers le bien spirituel que la raison leur fait connaître comme éminemment désirable. L’amour est l’accomplissement des vertus, car l’ensemble de la nature de l’âme est comme rassemblée dans un seul mouvement et un seul désir qui l’entraîne vers Dieu comme vers sa fin. C’est par ce désir et cet amour que l’âme re Cf. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 10-67, Vinel, 2012 : p. 94-98.

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trouve sa disposition naturelle, car chaque faculté est de nouveau dans son rôle propre au moyen de l’union restaurée des différentes parties de l’âme. L’amour rétablit cette union dans la distinction, aussi bien à l’intérieur de l’âme, qu’à l’intérieur de la nature humaine, c’est-à-dire dans les relations entre les humains, et dans le rapport que la nature humaine entretient avec les créatures sensibles. En effet, l’acquisition des vertus culminant dans l’amour permet à l’être humain de retrouver le lien avec le sensible de façon renouvelée, et de rétablir la sensation comme médiatrice entre le sensible et l’intelligible. Les puissances de l’âme ayant été détachées de la composition mauvaise engagée avec les créatures sensibles, et ayant été réorientées vers leur but naturel, le contact avec le monde sensible n’engage plus l’âme sur la voie du désordre et de la confusion. Au contraire, l’âme retourne à la contemplation des êtres avec la capacité de traverser le visible, et de contempler dans le sensible Dieu lui-même, à travers sa sagesse se manifestant dans les logoi. c. Action humaine et action divine Le combat spirituel n’est pas considéré par Maxime comme l’œuvre de l’homme seul, mais comme le résultat d’une action conjointe de l’homme et de Dieu. L’homme qui accède à la victoire doit même considérer que celle-ci est le fruit de Dieu seul16. D’une part, Dieu n’agit pas en l’homme sans l’activité de ses puissances naturelles, ainsi que de ses facultés de connaissance. L’action humaine n’est donc nullement diminuée par la synergie avec l’action divine, bien au contraire, c’est précisément lorsqu’elle est orientée avec justesse vers Dieu comme vers son bien, que l’âme peut déployer toutes les potentialités de sa nature. D’autre part, c’est Dieu lui-même qui agit dans l’âme en y réalisant les vertus de foi, d’espérance et de charité, puisqu’il attire à lui les puissances de l’âme en exerçant la force d’attraction qui met en mouvement le désir, l’ardeur et la raison. Cette présence de Dieu à l’âme, cette relation et cette attraction sont réalisées par la venue du Logos, le Verbe divin, dans l’âme, comme nous allons le montrer dans le prochain chapitre. Ainsi, le combat spirituel, par la réorientation des puissances de l’âme vers le bien stable et infini auquel elles aspirent naturellement, permet de rétablir la faculté sensible dans son rôle médiateur. L’âme, se retirant en elle-même, retrouve la relation au Logos qui lui permettra de voir dans Cf. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 263-272, Vinel, 2012 : p. 110.

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l’apparence sensible les logoi que celui-ci possède dans leur unité. Les puissances de l’âme étant libérées de leur attachement passionnel au sensible, et la sensation étant libérée de la confusion avec son objet, elle peut de nouveau introduire le passage du sensible vers la forme intelligible.

5.2. La sensation dans l’incarnation du Verbe Après avoir analysé la place de la sensation dans les temps premiers de l’Économie, c’est-à-dire, dans le fonctionnement naturel de l’âme tel qu’il été conçu dans le projet initial du Créateur, puis dans l’état de distorsion des facultés humaines survenu après l’apparition du mal et le péché d’Adam, nous arrivons à présent au point central de l’Économie qui est l’incarnation du Verbe, l’achèvement de l’inhominisation de Dieu qui s’accomplit par la venue du Verbe dans le sein de la Vierge Marie pour le salut du monde. L’union du Verbe avec la chair, car telle est l’expression de Maxime lui-même, est l’aboutissement du mouvement de descente de Dieu dans le monde inauguré par la création. Il s’agit donc du point d’apogée d’un mouvement d’incarnation qui a son point de départ dans l’intention créatrice de Dieu au commencement. À partir de cet extrême de la descente de Dieu est engendré un autre mouvement, celui de la montée de l’homme vers Dieu entraînant avec lui toute la création dans un mouvement de divinisation, d’union au principe créateur. Or, de même que le Verbe s’unit à la chair, il unit aussi à l’intérieur de la nature humaine le corps et l’âme, la sensation et l’intellect, et rétablit ainsi l’état naturel de l’âme humaine, accomplissant par là le salut, jusqu’à l’amener à l’ouverture à la grâce qui le conduira à son accomplissement au-delà des limites de la nature. 5.2.1. L’union de la sensation et de l’intellect par l’incarnation du Verbe Le point essentiel de ce chapitre concernant l’incarnation du Verbe est contenu dans l’affirmation de l’union de la sensation et de l’intellect par l’intermédiaire du Verbe. Nous allons tout d’abord donner quelques explications au sujet des soubassements de cette union, en apportant quelques définitions et quelques analyses sur la nature de l’incarnation du Verbe, ainsi que sur la manière dont Celui-ci pénètre à l’intérieur de l’âme humaine pour restaurer en elle l’unité perdue.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

a. Les trois incarnations du Verbe Comme nous l’avons déjà mentionné, l’incarnation est pour Maxime un vaste mouvement englobant toute la première partie de l’Économie, et qui ne saurait se limiter à la naissance du Christ de la Vierge Marie, même si de fait, cet événement central de l’histoire en est le point décisif. L’incarnation est déjà le mouvement même de la Création, car le Logos créateur s’incarne dans chacune de ses créatures, en effet, chacune possède ce logos qui l’unit à son Créateur. Le logos en tant que Verbe de Dieu contient en lui tous les logoi, qui sont toutes ses intentions sur les êtres créés. Il ne les contient pas seulement comme l’intellect humain contient les intentions et les idées qui l’habitent, même si cela peut en être une image, il les contient de telle sorte que les logoi sont absolument un dans le Logos, et que tous sortent de lui pour retourner à cette unité primordiale, cette aspiration étant constitutive du mouvement même de leur être. Au fond de chaque être créé, le Créateur est présent comme son logos, car ce logos n’est pas créé, il demeure éternellement en Dieu, il est comme le regard que Dieu porte sur sa créature. Ainsi, dans la créature elle-même se produit une première incarnation, une union du Verbe avec la chair de l’être existant sensible et matériel, par l’intermédiaire de son logos. La deuxième incarnation se produit dans la Parole de Dieu. Le Logos est la parole du Père, et lorsque Dieu lui-même s’adresse aux hommes par sa Parole inspirée, grâce à l’action de l’Esprit-Saint dans l’intellect des prophètes et des hagiographes, le Logos s’incarne dans la chair des mots de l’Écriture. Il existe dans la pensée de Maxime un parallélisme et une proportionnalité entière entre le monde créé et l’Écriture. De même que l’être créé est constitué par la chair et le logos, la Parole de Dieu est constituée par la lettre et l’esprit. La Parole de Dieu est un monde constitué comme la figure d’un archétype invisible dont elle donne à voir la réalité. Le monde créé est un livre dont les logoi sont les lettres, symboles permettant de remonter jusqu’à leur archétype intelligible. Tous ces signes se correspondent et donnent à connaître le Logos qui s’est incarné en eux, tant dans les êtres sensibles de la création, que dans les mots de l’Écriture. Et l’homme est là pour déchiffrer ce langage et recevoir la révélation divine qui s’y livre. La troisième incarnation du Verbe est celle qui s’est produite dans l’histoire par la venue dans la chair de Notre Seigneur Jésus-Christ né de la Vierge Marie. Cette troisième incarnation, comme nous allons le constater, ne se limite pas aux années de la vie terrestre du Christ. Elle se poursuit par la foi, par la naissance du Christ dans le cœur des croyants.

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5. Reprise synthétique

À ces trois incarnations correspondent les trois lois qui structurent l’ensemble de l’Économie : la loi de la nature, la loi de l’Écriture et la loi de la grâce, car la troisième incarnation, accomplissant le salut, inaugure le temps de la grâce17. De même qu’il existe une proportionnalité entre le monde et l’Écriture, l’âme humaine est comme un monde en miniature, un microcosme qui possède une parenté avec l’existant dans son entier. De même que la création est une première étape de l’incarnation, l’appréhension des êtres par l’âme, d’abord par la sensation, puis par tous les degrés de la connaissance, est aussi une sorte d’incarnation, car l’âme dans la sensation se fait semblable au sensible pour tirer du sensible ce qui la conduit vers l’intelligible. L’âme est donc appelée à s’unir à la chair dans le processus de la connaissance, elle doit reconnaître dans la chair le Verbe qui y est présent, et s’étant faite semblable au sensible, se faire aussi semblable au logos qui s’y trouve. L’union du Verbe et de la chair est donc le paradigme aussi de la connaissance humaine, car c’est dans la chair que l’âme décèle le Verbe. Aussi la connaissance de l’homme se doit-elle d’intégrer dans son histoire humaine et personnelle les trois lois qui structurent l’univers et qui sont trois lois d’incarnation : la loi de la nature par la contemplation des êtres, la loi de l’Écriture par la contemplation des lettres du livre, et la loi de la grâce par l’accueil du Saint-Esprit dans le processus d’incarnation du Logos à l’intérieur de l’âme. b. Dualité des natures et unicité de l’hypostase Fondamentalement, la christologie de Maxime est chalcédonienne, et nous avons constaté à plusieurs reprises que ce modèle chalcédonien, celui de l’union sans confusion et de la distinction sans séparation, est une des clefs de sa pensée, clef qui se déploie en de multiples variations dans tous les domaines de sa doctrine. S’il est possible d’analyser plus profondément ce paradoxe, qui dans le Christ conjoint l’unité de l’hypostase à la dualité des natures, c’est-àdire aussi la composition de l’hypostase en deux natures et l’union des deux natures en une seule hypostase, il convient de noter que le mystère de la foi exprimé dans le dogme de Chalcédoine correspond à un emploi des concepts dans le cadre d’une vie et d’une dynamique. En effet l’équivalence du deux et du un n’aurait pas de sens dans une pensée figée18. Au contraire, l’union sans confusion s’éclaire dans la conception holistique de l’incarnation qui embrasse toute l’Économie de la création Cf. Q. Thal. 19, Laga-Steel 1980 : 7-10, Vinel, 2010 : p. 240. Cf. Q. Thal. 62, Laga-Steel 1990 : 15-97, Vinel, 2015 : p. 126-132.

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et du salut. Le Verbe s’incarne lorsqu’il sort de lui-même pour s’inscrire dans le livre de l’univers. Il fait alors exister une multiplicité, un extérieur à lui-même, sans pour autant que l’unité des logoi dans le Logos ne soit changée. Cette unité est profondément inscrite dans l’être créé comme la finalité vers laquelle il tend, comme une vocation, une tâche à accomplir, une raison d’être, c’est l’unité que l’être humain est appelée à retrouver par la connaissance et par l’action. De même dans l’incarnation historique, le Verbe est sorti de lui-même pour rejoindre la nature humaine en l’assumant totalement, et à travers ce mouvement, il ne cesse d’accomplir l’unité entre la nature humaine et la nature divine qui est la finalité de l’existence même de l’humanité. Ainsi, la division et la distinction ne sont là que pour permettre l’union. En effet, deux réalités non distinctes ne peuvent pas non plus être unies. Ainsi en est-il, dans l’expérience humaine elle-même, de l’union de l’âme et du corps. L’un et l’autre n’existent qu’en relation l’un avec l’autre. Chacun n’est donc que dans la visée de l’union avec l’autre, et pourtant, la distinction demeure pour donner le champ à l’union. Il en va de même de l’union du Verbe et de la chair à l’intérieur de la connaissance humaine, c’est-à-dire l’union du sensible et de l’intelligible par la sensation et l’intellect. Comprendre les êtres comme une révélation divine, c’est saisir à la fois la distinction du sensible et de l’intelligible et l’union des deux par le logos. Enfin, cette loi de l’union et de la distinction définit aussi le rapport entre la part de l’action humaine et la part de l’action divine dans l’accomplissement du salut personnel de l’être humain. Le salut s’accomplit dans une union des volontés, volonté humaine et volonté divine, qui n’anéantit jamais la distinction des personnes et des natures. Ainsi, la vertu, qui est le résultat de l’effort de l’homme, est-elle aussi une incarnation de Dieu dans la vie humaine. Car la vie de l’homme vise à l’union à Dieu, et la finalité de ses potentialités naturelles réside dans l’accueil de cette incarnation du Verbe en lui. La vertu est en même temps l’exercice conforme à la nature de toutes les facultés humaines, et l’accueil de la présence effective du Verbe dans l’âme par la foi, l’espérance et la charité. c. Le Verbe pénètre la disposition du cœur de l’homme Maxime établit un parallèle entre l’incarnation historique du Verbe dans l’humanité et celle qui s’accomplit dans la vie personnelle du croyant. Pour lui, le Verbe, en pénétrant la nature humaine entièrement,

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5. Reprise synthétique

s’introduit aussi dans le cœur du croyant comme dans une maison19. Il pénètre même la disposition (διάθεσις) du cœur, c’est-à-dire le siège le plus intime de la décision. Ceci est possible dans la mesure où le Verbe, en tant que Créateur, connaît sa créature à partir du centre, de son logos, et a contact avec elle d’une façon toute intérieure, contrairement à la puissance du mal, qui ne pouvait pénétrer dans l’âme que par le moyen des apparences sensibles et de leurs représentations. Comme nous l’avons déjà mentionné, cette entrée du Verbe dans la disposition du cœur de l’homme ne peut se faire dans la contrainte, mais seulement dans la libre acceptation de la foi, qui est une synergie entre l’action humaine et l’action divine, la volonté humaine et la volonté divine. La relation entre l’agir de Dieu et l’agir de l’homme n’est pas symétrique. Le Verbe apparaît comme prenant l’initiative du salut, et possédant seul la puissance de restaurer la nature humaine. L’être humain, cependant, en accueillant en lui le Verbe, réalise entièrement les potentialités de sa nature et de ses facultés. Il exerce sa liberté de façon pleine et entière. Une fois entré à l’intérieur de la maison, le Verbe rétablit l’ordre naturel des facultés qui avait été bouleversé par le péché. Il détruit le mur qui séparait l’âme et le corps, la sensation et l’intellect. Ceci est possible dans la mesure où le Verbe embrasse et récapitule en lui toute la réalité sensible et toute la réalité intelligible. Sa simple présence dans l’homme, survenue à la fois par son union à la nature humaine tout entière et par le consentement de l’être humain personnel, suffit à opérer une œuvre de recréation, de restauration des conditions initiales de la nature humaine, dans laquelle l’homme recouvre son harmonie originelle et l’union en lui de l’âme et du corps, de la sensation et de l’intellect. En ce sens, c’est la présence du Verbe dans l’être humain personnel qui opère en lui le changement de disposition. L’homme quitte la disposition passionnelle qui, tout en découlant d’une mauvaise composition des facultés entre elles et d’un attachement malsain à la réalité sensible, avait engendré un état irrationnel, production du mal en lui qui avait élevé le mur de la séparation entre ce qui relève du sensible et ce qui relève de l’intelligible. Il recouvre la disposition naturelle des facultés, avec leur conjonction dans une connaissance et une vie unifiée, le passage du sensible à l’intelligible et de l’intelligible au sensible étant de nouveau ouvert et actif. Cf. Q. Thal.62, Laga-Steel 1990 : 200-267, Vinel, 2015 : p. 138-142.

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5.2.2. La continuité des facultés de connaissance Ce retour à l’état naturel et à la disposition harmonieuse, effectué par le Verbe divin dans la nature humaine par son union avec elle, a comme conséquence de rendre l’homme de nouveau capable de réaliser les deux grandes tâches qui occupent son existence, à savoir la connaissance et la pratique. Sur le plan de la connaissance, l’homme retrouve le contact avec le logos sur tous les plans de l’existence, et nous allons montrer quelle cohérence unit dans la pensée de Maxime la sotériologie et la théorie du logos. Sur le plan de la pratique, l’homme atteint l’impassibilité qui est à la fois le sommet de la vie pratique et la sortie de la nature humaine hors de son état déchu marqué par la passibilité. a. Théorie du logos et sotériologie La théorie du logos déployée par Maxime d’une façon très développée fait ressortir la grande cohérence qui unit dans sa pensée tous les domaines d’investigation. En effet, le logos par lui-même, étant une loi de proportionnalité unissant plusieurs plans de l’existence, est le lien qui fait considérer l’être comme un tout cohérent, et qui le fait d’abord exister de cette manière. Non seulement le logos est le lien qui unit le sensible à l’intelligible comme à son modèle, mais aussi celui qui unit le créé à l’incréé dans le Verbe créateur. C’est ainsi que Maxime synthétise sa vision de l’être comme un tout uni par une certaine loi de proportionnalité, et sa vision de Dieu comme Créateur. Dieu n’est pas le sommet de l’intelligible sur une échelle partant du sensible jusqu’à l’intelligible pur comme cela peut apparaître dans les doctrines néoplatoniciennes. Dieu est créateur, car il est incréé, et qu’une différence absolue le distingue de tout être créé, qu’il soit sensible ou intelligible. Mais le lien qui l’unit à sa créature, c’est le logos créateur qui est une volonté divine incréée sur chaque être. La théorie du logos ne permet pas seulement à Maxime de penser la création, mais l’ensemble des actions de salut qui marquent l’Économie, l’histoire du monde créé. Le Logos se manifeste dans ses incarnations, incarnation dans la parole, dans l’histoire, et dans la vie personnelle du croyant. À chacune de ces étapes, la même conception du logos permet de rendre compte de l’action créatrice et unificatrice du Verbe de Dieu. En ce qui concerne l’incarnation du Verbe dans l’homme Jésus-Christ, il est manifeste que le Logos peut assumer totalement la nature humaine, car il en est le Créateur, et parce qu’il est aussi en tant que Logos ce lien qui unit le créé et l’incréé, la nature humaine et la nature

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5. Reprise synthétique

divine. De même, la proportionnalité qui constitue le logos lui permet de restaurer à l’intérieur de la nature humaine l’unité entre la part sensible et la part intelligible. Il apparaît ainsi tout naturel que l’action du Logos dans l’homme sauvé se poursuive dans sa façon de connaître le monde, et dans sa façon d’appréhender le sensible. Le salut se décline donc sur le plan d’une connaissance restaurée, connaissance dans laquelle sensation et intellect agissent de concert comme une seule activité de connaître se déployant dans deux plans de réalité distincts, mais unis par le logos permettant d’effectuer le passage de l’un à l’autre. b. La condition de la nature humaine restaurée La condition humaine restaurée par le Logos est une réunification, une réconciliation à l’intérieur de la structure de la nature humaine. Maxime montre que, par la foi, le croyant enfante de nouveau le Logos en lui d’une façon personnelle, et vit ainsi dans une union intime avec lui, et le Logos prend corps dans les vertus qui se déploient dans la vie pratique de l’homme sauvé. Le Logos agit, vit et prie en lui, de sorte que l’homme réalise sa vocation d’être tellement apparenté et uni au Logos, que sa vie personnelle devient une part de l’action universelle du Logos. Cette dernière incarnation du Verbe a des conséquences sur le plan anthropologique. Toutes les parties de l’âme sont unies dans l’accomplissement de la vertu et de la connaissance, ces deux grandes étapes de l’itinéraire de l’homme qui s’engendrent mutuellement. Maxime expose ainsi l’union des huit parties de l’âme que sont la fonction directrice de l’âme ou intellect, divisée entre ses trois puissances, les cinq sens, la parole et la fécondité20. Les trois puissances de l’âme sont unies dans l’amour du vrai Bien présent dans l’âme. La raison a éduqué les autres puissances à l’exercice des vertus, l’ardeur garde le désir fixé au bien véritable, et le désir anime l’ensemble du composé humain en un seul mouvement conforme à la nature. Ces trois puissances unies et ordonnées entre elles sont aussi réconciliées avec les facultés de connaissance, qui sont elles-mêmes unies entre elle, et ne forment qu’un seul acte de connaître. En effet, le discernement des sens trouve son prolongement naturel dans le discernement de la raison, dans une continuité des facultés intermédiaires qui effectuent chacune leur tâche en accompagnant le contenu de la connaissance d’une Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 169-187, Vinel, 2012 : p. 244-246.

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faculté à l’autre sans aucune interruption, de sorte que l’ensemble de la connaissance se produit d’un seul élan. Ainsi, le discernement des sens, par l’intermédiaire de la saisie et de la reconnaissance du logos, trouve son aboutissement naturel dans le discernement rationnel, qui reconnaît chaque réalité pour ce qu’elle est, distinguant la réalité sensible de l’intelligible, la réalité créée de l’incréée, la corruptible de l’incorruptible. De cette façon, l’homme ne peut plus être trompé par l’apparence du sensible, puisqu’il sait distinguer à partir de l’expérience sensible ce qui relève de la sphère divine, ce qui est sa Cause sans commencement, ce qui peut faire l’objet de son désir illimité, de ce qui est changeant et corruptible. Le discernement des sens trouve également son prolongement naturel dans la raison pratique dictant ce que l’on peut faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire. C’est ainsi que les différentes facultés de l’âme sont aussi unies à la parole et à la fécondité, c’est-à-dire à la partie pratique de l’homme qui s’investit dans l’action et la parole. L’union de l’intellect avec les sens conduit donc à l’union de toutes les vertus entre elles, toute l’action humaine étant naturellement orientée vers cet objet du désir et de l’ardeur discerné par la puissance rationnelle à partir de la perception sensible. c. L’acquisition de l’impassibilité L’union des facultés entre elles effectuée par le Verbe dans son incarnation aboutit donc à la réalisation parfaite de l’être humain sur le plan de la pratique, qui est l’impassibilité (ἀπάθεια). Maxime se montre ici encore un disciple d’Évagre. Il analyse le perfectionnement progressif de l’impassibilité, qui n’est pas une insensibilité, mais la libération de l’âme à l’égard des passions mauvaises. Ce progrès est identique à une intériorisation de la vertu dans l’âme, qui part de l’abstention des actions mauvaises, purification des actes extérieurs, pour aboutir à une absence totale des représentations passionnées dans l’âme. Ainsi, pour l’homme libéré des passions, la contemplation du sensible ne produit plus de représentations passionnées, car cet homme voit le monde tel qu’il est et tel que Dieu l’a créé. Il sait que la consistance des êtres vient du principe invisible qui l’anime, et il s’attache directement à ce principe qui est devenu visible pour lui à travers ses diverses manifestations21. Cette évolution est rendue possible par la restructuration de l’âme accomplie par le Verbe, laquelle a soumis le désir et l’ardeur à l’emprise Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 200-211, Vinel, 2012 : p. 246-248.

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de la raison. En effet, lorsque la raison refuse son assentiment aux représentations passionnées, c’est alors que le désir cesse d’être attiré par elles, et qu’il retourne à son objet naturel. Privé de l’aliment qui le maintient en activité, le feu des passions s’éteint de lui-même, du fait que le désir ne s’unit plus aux représentations passionnées dans une composition mortifère. Ainsi, la progression de la vertu d’impassibilité depuis l’abstention des actes extérieurs jusqu’à la suppression totale des représentations passionnées passe par le refus de l’assentiment accordé par la raison, et l’immobilité du désir qui en découle. Alors l’intellect devient comme un miroir libre de toute représentation, et en mesure d’accueillir en lui la réalité divine, le Bien qui constitue sa félicité, et la connaissance parfaite de son Créateur. La présence du Verbe a réalisé sa tâche de restauration, et la nature humaine se voit prête pour passer à la dernière étape de son développement, qui est la divinisation, la transformation par grâce hors de ses limites naturelles. 5.2.3. L’accomplissement de la contemplation naturelle Avant d’aborder la dernière étape de cette synthèse concernant l’accomplissement de la nature humaine dans son union finale avec Dieu, il convient de donner ici un essai de définition de la contemplation naturelle dans la nature restaurée, puisque c’est cette activité centrale dans la pensée de Maxime qui est l’espace du développement de la sensation, le cadre dans lequel elle exerce son rôle médiateur. a. Brève comparaison avec la doctrine d’Évagre L’insistance de Maxime sur l’importance de la sensation dans son anthropologie révèle une parenté avec Évagre et avec sa doctrine de la contemplation du créé, qui est une pédagogie faisant accéder l’être humain à la connaissance de la sagesse de Dieu comme dans un miroir. L’enjeu réside dans le dépassement des apparences du sensible pour accéder à la contemplation des êtres. Cependant, ce qui n’est chez Évagre qu’une étape ne faisant pas partie de la nature des êtres rationnels a priori, et destinée à disparaître dans leur accomplissement, prend chez Maxime une autre dimension, en tant que réalisation du projet créateur de Dieu. Il appartient à la nature de l’homme tel que Dieu l’a voulu de progresser dans la connaissance à partir de la perception du sensible, et si cette condition naturelle est destinée à être dépassée dans le terme de la vie humaine, c’est dans une synthèse qui assume sa part sensible en la réunissant à l’intelligible, et non dans le simple abandon de celle-ci au profit d’une connaissance plus pure.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Ainsi, du fait qu’Évagre pense la sensation comme une impression de l’objet sensible dans l’intellect, il préconise un chemin d’éloignement progressif de l’âme au-delà de tout ce qui peut marquer l’intellect d’une forme apparentée au sensible, et qui laisse en lui une trace corporéiforme et divisible. L’intellect humain doit donc porter son attention vers les seules raisons des êtres sensibles, qui sont pour lui une révélation de la Sagesse divine, et qui sont des pensées ne laissant pas d’empreinte corporéiforme dans l’intellect. Il est un fait que la doctrine de Maxime apparaît comme un héritage de la pensée d’Évagre. Comme son maître, il pense le passage de la contemplation du sensible à la contemplation du logos, la raison d’être du sensible, dans laquelle le Verbe se dévoile à l’intellect de l’homme. Cependant, l’unité entre la perception sensible, la représentation du sensible dans les facultés intermédiaires, l’appréhension du logos et la connaissance de l’intelligible est posée par Maxime de façon plus nette et plus argumentée. Comme nous l’avons constaté, la connaissance humaine dans la nature restaurée est tellement une et unifiée, que sa visée même concerne l’union de la sensation et de l’intellect en une seule activité continue tissée dans le lien du logos. C’est vraiment dans la perception du sensible que la connaissance humaine trouve le logos et le chemin de l’intelligible. L’accomplissement de la contemplation naturelle ne passe donc pas par un éloignement de l’étape de la sensation pour n’offrir à l’intellect que des représentations qui ne laissent pas d’empreinte corporéiforme en lui, mais par la capacité de trouver à travers même la perception du sensible, la forme sensible et la représentation qui s’inscrivent dans l’âme, cette voie de passage donnant accès au logos, et conduisant l’âme au Créateur. La représentation du sensible n’est donc plus un obstacle à la connaissance de Dieu dans la nature restaurée. Elle est une voie pour entrer dans l’émerveillement devant la beauté du projet divin. b. La fonction eucharistique de la contemplation naturelle C’est dans cet esprit que la contemplation naturelle (φυσικὴ θεωρία) acquiert dans la pensée de Maxime une fonction eucharistique. Dans le spectacle des êtres, le Verbe se donne à l’homme en nourriture. Dieu s’approche de l’homme, se fait sensible, assimilable, disponible au toucher. Ainsi apparaît la grande cohérence de l’Économie, puisque ce mouvement de l’offrande eucharistique du Verbe se poursuit dans le don de la parole de Dieu, dans l’histoire du salut, dans l’incarnation du Christ et dans la vie liturgique et sacramentelle grâce à laquelle le Verbe poursuit son mouvement d’incarnation.

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5. Reprise synthétique

Comme dans l’eucharistie, la contemplation naturelle comprend une part de nourriture et une part de sacrifice. Comme Pierre devant la toile de Joppé, la contemplation naturelle comprend ces trois temps, qui sont les trois injonctions faites à l’apôtre : lève-toi, immole, et mange. L’acte de se lever indique le délaissement du contact corrompu avec le monde sensible, pour élever le regard vers ce qui se tient au-delà du sensible et qui est perceptible à travers lui. L’acte d’immoler signifie que cette recherche du logos à travers le sensible implique le dépassement de l’apparence sensible, comme celui du mouvement naturel, pour que la nature humaine accède à ce qui est au-delà de sa nature. La connaissance humaine trouve sa finalité dans une sortie au-delà de ses possibilités naturelles, et implique donc un lâcher-prise des facultés naturelles à travers même leur exercice le plus concret, pour passer de l’agir naturel de l’homme à l’accueil de la grâce divine. À travers ce processus, la nature sensible devient une nourriture pour l’homme, un aliment pour la vie de l’âme22. Il convient d’effectuer un certain recul de l’esprit par rapport aux connotations liées à l’expression de contemplation naturelle. Il est évident que le spectacle de la beauté de l’univers et du déploiement de la nature minérale, végétale et animale conduit l’homme attentif à l’intention créatrice de Dieu. Pourtant, l’expression de contemplation naturelle doit être prise dans le sens très large de l’ensemble du contact de l’homme avec les êtres qui l’entourent à partir de la perception sensible. Cette activité concerne donc absolument toute l’expérience humaine terrestre qui est toujours guidée par la sensation comme point de départ de la mise en relation avec une réalité extérieure à l’âme. Certes, pour Maxime, il apparaît que l’activité de la contemplation naturelle est de façon éminente la tâche du philosophe qui contemple les êtres du monde. Cependant, il est possible d’élargir ce point de vue tout simplement à l’ensemble de l’expérience humaine sur terre, son quotidien, ses relations, ses activités, dans laquelle la sensation entre toujours en jeu. Elle consiste en une connaissance complète de tout être quel qu’il soit, c’està-dire, à partir de ce qui se dévoile au premier abord, la connaissance de son logos, de son archétype intelligible, et du Créateur dont il est l’œuvre. c. Voir la création avec le regard de Dieu De même qu’il existe une lecture de l’Écriture selon la lettre, et une lecture selon l’Esprit, c’est-à-dire une lecture assistée par celui-là même Cf. Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 36-64, Vinel, 2010 : p. 322-324.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

qui a inspiré l’écriture des textes, il existe un regard sur le sensible selon la chair, et un regard selon l’Esprit, qui est la contemplation naturelle en Esprit. Il s’agit de considérer le monde créé dans une union intime avec celui qui en est le Créateur, de telle sorte que l’homme puisse contempler le monde sensible avec le regard même de Dieu, inspiré par l’Esprit-Saint qui s’unit à l’intelligence de l’homme et lui donne de discerner dans les êtres le Verbe déjà présent dans son âme. La contemplation naturelle est donc un regard sur la création qui part d’en haut, qui prend son point de départ dans la cause et la raison d’être du créé, dans l’union avec le principe créateur. Ceci est en conformité avec la doctrine du logos, puisque contempler le logos dans le sensible, c’est s’unir au Verbe par la connaissance, c’est contempler, à travers son intention incréée, le Créateur lui-même. Ainsi, la contemplation naturelle en Esprit semble imiter le geste créateur. Elle se structure selon un mouvement circulaire qui découle du Verbe pour y retourner. En effet, l’homme qui contemple la nature à partir de sa Cause et de ses raisons prend son point de départ non pas dans le seul contact avec le visible, mais dans l’union intime au Verbe qui a été restaurée en lui, et par l’action de l’Esprit conjointe à celle de ses facultés de connaissance, il descend dans l’expérience sensible pour faire remonter le sensible jusqu’à l’intelligible en y reconnaissant le logos.

5.3. La sensation dans les temps de la fin Il pourrait paraître logique que la fonction de la connaissance du sensible s’arrête à cet état de la nature restaurée. En effet, la dernière étape de l’existence humaine qui consiste non plus dans l’agir des facultés naturelles, mais dans le pâtir Dieu au-delà de toutes les capacités humaines, apparaît comme étrangère à la sensation comme composante indispensable de l’existence terrestre de l’être humain. Et de fait, elle l’est vraiment dans la mesure où l’entrée de l’homme dans la loi de la grâce suppose une sortie du temps et de l’espace, une sortie des conditions de possibilités de l’expérience sensible en tant que telle. Pourtant, la vision de la nature humaine proposée par Maxime ne consiste pas en une suite d’étapes liées certes par un lien de causalité, mais superposées les unes aux autres. La justesse de la contemplation naturelle permet l’accession de l’homme à la théologie et à la connaissance de Dieu qui dépasse tous les critères de la sensation et de la raison. Dans la théologie, la contemplation naturelle est dépassée, mais en tant qu’elle

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5. Reprise synthétique

est synthétisée, c’est-à-dire qu’elle ne disparaît pas purement et simplement. Elle y est totalement assumée et accomplie, car elle y trouve sa finalité. La progression humaine ne consiste pas seulement à gravir des échelons, mais à opérer la synthèse entre toutes les expériences de la vie et de la connaissance. Cette synthèse est même la tâche particulière qui incombe à l’être humain, la part qu’il prend au projet de Dieu, en opérant cette union finale de tout le créé dans le principe incréé, qui est le but vers lequel tend l’ensemble de l’univers. 5.3.1. Le passage à la loi de la grâce comme sortie du temps et de l’espace a. La sortie de la nature Pour Maxime, la nature humaine est caractérisée par un mouvement qui l’entraîne au-delà d’elle même. La finalité de son existence se trouve dans le dépassement des limites qui lui ont été assignées. En effet, l’union avec Dieu vers laquelle tend toute l’existence humaine, étant la conjonction de l’homme avec le principe divin libre de toute forme de limitation, donne à l’être humain de jouir par pure grâce de ce qui était inaccessible à sa nature. La circonscription dans des limites est le propre des êtres créés. Par nature, ces êtres ont certaines déterminations qui structurent leur existence. En tout premier lieu, ils sont circonscrits dans le temps. Par définition, la créature a un commencement, un mouvement et une fin, et ces trois caractéristiques définissent le temps dans lequel s’insère son existence. Tout être créé, du fait qu’il est créé, a un commencement, ne serait-ce que sur le plan de la causalité. Il vient d’un autre et va à un autre, et cela lui confère une forme de temporalité. En ce qui concerne la création corporelle, le propre du monde sensible est d’être étendu et délimité dans l’espace. La spatialité n’est pas seulement une limite, mais aussi une condition d’existence pour la nature des corps. En effet, l’espace occupé par un être rend possible son existence particulière, puisque deux corps ne peuvent subsister dans le même lieu. L’accession de l’homme à la loi de la grâce peut donc être définie comme une sortie du temps et de l’espace qui sont les conditions de sa vie naturelle. Par là, l’homme s’élève au-delà de la nature sensible et de la nature corporelle, dans l’union à Celui qui est au-delà de toute localisation. Sa traversée du sensible lui permet d’accéder au principe illimité qui en est l’origine. De même, le mouvement temporel de la nature humaine, une fois qu’il a trouvé son accomplissement en Dieu, se

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

transforme en mouvement infini et stabilisé du désir autour du Principe. L’homme accompli reste dans une sorte de temporalité, puisqu’il est toujours entraîné vers Dieu par le désir. Mais une fois son mouvement accompli, il entre dans une phase de son existence où la réalisation de l’union finale est dilatée dans un mouvement à la fois accompli et pourtant infini. C’est bien là le sens du repos perpétuellement mobile de la créature, qui ne cesse de se mouvoir autour de l’objet de son désir, jouissant de l’union avec lui sans jamais supprimer la différence de nature qui l’en distingue23. En effet, la sortie hors de la nature, du sensible, du temps et de l’espace ne signifie pas que le logos de la nature humaine soit changé. Bien au contraire, cet état final est inscrit dans la nature de l’homme comme sa finalité, de sorte que cette nature contient en elle l’ouverture à la grâce comme condition nécessaire à son accomplissement. De même que l’union du Verbe à la nature humaine se fait sans aucun changement ni de la nature divine ni de la nature humaine, les deux restant toujours distinctes et immuables, de même, l’union de l’humanité avec son principe se fait dans la permanence du logos de la nature humaine, qui accède à la stabilité, à l’infinité et à la joie divine en tant que réalisation ultime de toutes ses potentialités humaines24. Cette vision de la troisième étape du progrès humain dans son accomplissement en Dieu n’est pas sans implication sur la fonction de la perception sensible. En effet, d’une part, la perception sensible comme ouverture au monde corporel situé dans l’espace et le temps ne semble plus concerner l’état de l’homme divinisé, qui est élevé au-dessus de sa propre nature, au-dessus des conditions du temps et de l’espace. D’autre part, cette situation finale étant le résultat d’une synthèse de toute l’Économie de la création, comme nous allons tâcher de le montrer, toutes les étapes précédentes y trouvent leur accomplissement, non comme une disparition totale de ce qui est devenu inutile, mais comme une assomption de la nature humaine entière dans l’union avec Dieu. b. L’anthropologie eschatologique de Maxime La vision de l’homme accompli dans l’état final que propose Maxime repose sur l’affirmation de l’unité fondamentale de l’âme humaine dé23 Cf. Q. Thal. 65, Laga-Steel 1990 : 544-547, Vinel, 2015 : p. 286-288, Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 315, Vinel, 2012 : p. 254, Q. Thal. 59, Laga-Steel 1980 : 130-133, Vinel, 2015 : p. 64. 24 Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 19-23, Vinel, 2015 : p. 84.

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5. Reprise synthétique

ployée dans les différentes facultés. Si la vie terrestre soumise à l’emprise du mal était le théâtre d’une confrontation entre les différentes parties de l’âme, le désir et l’ardeur contre la raison, la sensation contre l’intellect, l’accomplissement en Dieu constitue la réconciliation de ces différentes tendances dans l’unique mouvement stable et circulaire autour du Principe. L’état final de l’homme est celui d’une connaissance accomplie, la réalisation parfaite de la théologie, la troisième étape du développement humain. Maxime exprime cette gnose suprême par l’image de l’impression d’un visage, celui de Dieu, sur un miroir absolument pur, l’homme dans la capacité totale d’accueillir son reflet en lui25. Elle est une science de la Trinité et de l’Économie. Ce sommet de la connaissance est aussi la réalisation d’un amour qui unifie et intègre les trois puissances de l’âme, la raison, l’ardeur et le désir dans un unique accomplissement. Des trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, c’est bien la charité qui demeure éternellement. Autant, dans la progression de l’homme qui marquait les premières étapes de son itinéraire, l’ardeur et le désir devaient être soumis à la raison, pour retrouver l’objet naturel qui leur était propre, à savoir le Bien immuable, autant, dans l’accomplissement final, les deux puissances de l’ardeur et du désir sont libérées du joug de la raison – impuissante à appréhender la connaissance ultime de la Trinité – et une fois définitivement fixées à Dieu comme l’objet de leur amour, elles peuvent donner libre cours à leur force naturelle dans un amour que Maxime appelle une « folie tempérante »26. 5.3.2. L’achèvement des unions Après avoir défini brièvement cette dernière étape du développement humain comme une sortie au-delà des limites de la nature, et comme une intégration des différentes facultés de l’âme dans un élan unique autour du Principe, nous poserons la question de la continuité qui unit cet état final avec les étapes qui précèdent, question qui nous permettra de mieux situer la fonction de la perception sensible dans l’accession de l’homme à son accomplissement.

25 Cf. Q. Thal. 49, Laga-Steel 1980 : 65-67, Vinel, 2012 : p. 96-98, Q. Thal. 27, Laga-Steel 1980 : 143-145, Vinel, 2010 : p. 328 et Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 208-211, Vinel, 2012 : p. 248. 26 Cf. Q. Thal. 55, Laga-Steel 1980 : 302-316, Vinel, 2012 : p. 254.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

a. L’union comme réalisation du retour de la création vers Dieu Le lien entre les différentes étapes de la progression humaine est à considérer dans l’ensemble plus vaste de l’Économie de la création. Dans l’acte créateur, le Verbe se dilate, il instaure des divisions et fait apparaître la multiplicité des êtres. Ce mouvement de sortie et d’incarnation du Verbe n’a d’autre finalité que le retour et la rétraction de l’univers entier dans le point d’où il est issu. L’incarnation historique du Verbe est comme le point le plus bas de cette grande fresque, le sommet de l’abaissement de Dieu dans le créé. À partir de ce point limite, le Verbe reprend sa course vers la réunification en Dieu de tout ce qui avait été divisé. C’est dans ce cadre que se situe la série des cinq unions accomplies par le Verbe, union du féminin et du masculin, union du paradis et de la terre habitée, union du ciel et de la terre, union de la réalité sensible et de la réalité intelligible, union du créé et de l’incréé. Cet ensemble d’unions est comme contenu dans l’union des deux natures humaine et divine dans le Verbe. En effet, en s’unissant à la nature humaine, le Verbe unifie l’humanité entière dans le mystère de l’Église, il unifie le cosmos entier dans la nature humaine, il unifie aussi le sensible et l’intelligible à travers la nature humaine qu’il assume, et toutes ces unions sont en quelque sorte contenues dans l’intervalle entre les deux réalités les plus éloignées que sont la nature créée et la nature incréée, et que le Verbe unit sans confusion par son incarnation, puisqu’il réalise l’union des deux natures, humaine et divine, dans sa personne. b. La vocation humaine comme lien Nous pouvons constater que c’est par son incarnation en tant qu’homme que le Verbe réalise le retour des êtres créés vers leur Principe. En effet, l’homme détient dans la pensée de Maxime une place centrale à l’intérieur de la création, et une vocation toute particulière. La conséquence en est que le destin de l’Économie entière se trouve en quelque sorte remis entre les mains de l’homme. En effet, ce dernier est appelé à accomplir avec le Verbe lui-même devenu homme le retour de toute la création vers Dieu27. L’homme est comme un microcosme, une image du monde en miniature, un atelier où un laboratoire dans lequel se réalise à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective l’unité qui va englober le cosmos tout entier. Cette vocation particulière découle de sa situation de pont ou de lien entre plusieurs mondes, et tout spécialement entre le monde Cf. Q. Thal. 48, Laga-Steel 1980 : 178-193, Vinel, 2012 : p. 84.

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5. Reprise synthétique

sensible et le monde intelligible. Cette fonction dépend de la nature duelle de l’être humain composé du corps et de l’âme, et aussi de la nature duelle de sa connaissance qui en dérive, connaissance du sensible et connaissance de l’intelligible. Ainsi, en réalisant de façon personnelle l’union du corps et de l’âme, c’est-à-dire en accueillant le salut offert par l’incarnation du Verbe, qui a abattu le mur de séparation entre les deux parties de l’homme, l’être humain récapitule en lui la nature sensible, et l’unit à un principe non corporel, l’âme. Et en posant un regard restauré et rééduqué sur le monde sensible par sa connaissance des êtres, l’homme récapitule aussi en lui le cosmos entier, parce qu’il parcourt par l’acte de connaître l’ensemble des logoi des êtres créés, et il unit le sensible à son archétype intelligible par l’exercice unifié de ses facultés de connaissance, sensation et intellect qui sont réunis en une seule activité de connaître réunissant le monde sensible et le monde intelligible. Ces différentes unions sont réalisées non seulement dans l’homme individuel, mais aussi dans la nature humaine entière également réunie dans le Christ. Il existe une proportionnalité entre l’union de tous les êtres humains dans l’Église du Christ, qui est aussi la signification de l’union du masculin et du féminin, et l’union de l’ensemble de la nature créée. L’union de l’intellect et de la sensation dans l’acte de connaissance est mise en parallèle avec l’union de la terre habitée et du Paradis, puisque dans la réunification de ses facultés cognitives, l’homme retrouve l’état paradisiaque en changeant son regard sur le monde. Lorsqu’il contemple l’être sensible, il n’arrête plus son attention à la forme extérieure qui naît et disparaît, mais il y considère le Verbe qui manifeste sa sagesse. Dans cette contemplation renouvelée du monde visible, en saisissant les logoi des êtres et en les parcourant, l’être humain en perçoit le principe unique et unificateur, le Verbe créateur lui-même, qui est aussi le principe de sa propre unité, corps et âme. C’est ainsi qu’il rassemble en lui la totalité du cosmos terre et ciel, et qu’il unit cette totalité au monde intelligible. En effet, la contemplation naturelle conduit l’intellect humain, par l’intermédiaire du logos, du visible à l’invisible, et de la forme sensible à la forme intelligible. L’apparence sensible se révèle comme figure du monde intelligible, et l’intelligible comme archétype du sensible, et tous deux sont unis dans le logos, l’intention créatrice, et ne sont que les deux faces d’une même réalité. La connaissance humaine opère cette synthèse par le chemin qui la conduit, à travers les facultés de connaissance, de la perception du sensible jusqu’à la perception de l’intelligible, et également de la connaissance des intelligibles jusqu’à la connaissance des sensibles.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Enfin, la dernière synthèse, celle du créé et de l’incréé, n’est plus du ressort de la nature humaine. Celle-ci doit s’y préparer par le moyen de la pratique et de la connaissance, mais son union avec Dieu est l’action de Dieu seul. Elle est réalisée en premier dans les diverses incarnations du Verbe jusqu’à son union avec la nature humaine dans un être humain particulier. Cette incarnation inaugure l’union de chaque être humain avec Dieu, car le Christ naît en l’homme par la foi. Ainsi, la dynamique de l’union, c’est-à-dire de la rétractation de l’univers entier dans le Verbe d’où il est sorti, dont l’homme est la cheville ouvrière, nous permet d’appréhender la dernière étape de la croissance humaine dans l’ensemble de l’Économie, et de contempler la cohérence et l’harmonie qui englobe l’histoire du monde dans son entier. C’est bien dans cette dynamique qu’il convient de considérer le dernier point de notre analyse, la divinisation. 5.3.3. La sensation et la divinisation a. La divinisation de l’homme Comme nous l’avons déjà mentionné, l’Économie se divise en deux mouvements, celui de l’hominisation de Dieu et de l’agir pour l’homme, et celui de la divinisation (θέωσις) de l’homme, qui est un pâtir. Il va de soi que la symétrie de ce mouvement comporte en soi sa cohérence. En effet, c’est bien parce que Dieu est devenu homme que l’homme peut accéder à la divinisation par grâce. De même que dans l’incarnation du Verbe, les deux natures sont restées distinctes, la divinisation pour l’homme n’est pas un changement de sa nature humaine en nature divine. Il s’agit d’une participation par grâce à la nature divine, qui le rend définitivement étranger à la passibilité, à la mort et à la corruption, définitivement libéré du caractère éphémère de sa vie terrestre. Ainsi, c’est bien avec toutes les caractéristiques de sa nature humaine que l’homme est rendu participant de ce que Dieu est, avec sa faculté de connaître et les puissances de son âme, et avec sa corporéité, puisqu’il est destiné à la résurrection. Pour Maxime, la divinisation n’est donc pas le retour à un état originel divin et incorporel, comme le supposent les doctrines de l’origénisme monastique. Cependant, il s’agit bien d’une transformation sans fin au cours de laquelle l’homme ne cesse de recevoir de Dieu le partage de sa vie dans une union intime et sans confusion avec la nature humaine portée à sa pleine dimension, telle que Dieu l’avait conçue à l’origine.

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5. Reprise synthétique

Il est logique que cet état de divinisation ne puisse être décrit dans le détail, car il se situe au-dessus de tout moyen d’expression lié à notre état présent. Ce que Maxime en affirme, c’est une participation à la gloire, à la lumière, à la bonté et à la beauté divine dans laquelle celui qui contemple devient un avec Celui qu’il contemple, se transformant sans cesse à son image. L’Esprit-Saint joue un rôle actif dans cette transformation, il est la puissance divine qui intervient dans la nature humaine pour la conformer au Verbe. Comme l’Esprit avait enfanté le Verbe dans l’âme, et que le Verbe s’était incarné dans la vie de l’homme, de même, l’homme sera enfanté dans le Verbe, devenant totalement un avec lui, et pénétrant ainsi dans le mystère ineffable de Dieu. b. La sensation comme connaissance archétypale et finale Maxime aborde la question du mode de connaissance de l’homme divinisé, et parle pour le temps final d’une perception sensible de Dieu28. Ce fait concerne de près notre sujet, même si, de fait, il ne s’agit pas d’une perception sensible dans le sens que possède ce terme au cours de notre vie terrestre. En effet, en parlant de sensation dans l’état de l’union finale avec Dieu, Maxime semble faire référence à un type de connaissance archétypal qui serait comme la synthèse de tous les modes de connaissance humains subsumés dans une façon de percevoir une, simple et immédiate. Il semble que, de fait, la connaissance, comme la nature humaine, soit une dans son principe, mais adaptée à la complexité du monde créé par la diversité des facultés qui découle de cette connaissance une. La finalité de l’expérience humaine est, comme nous l’avons maintes fois remarqué, d’opérer la synthèse entre les différents modes de connaître, notamment la connaissance du sensible et la connaissance de l’intelligible, pour trouver son accomplissement dans cette sensation simple de Dieu, qui se trouve en fait dans toute l’expérience terrestre de l’homme comme une finalité, un terme assigné à sa nature. Maxime prend soin de distinguer la sensation ultime de Dieu de tout mode de connaître comprenant une certaine forme de divisibilité, à savoir toute connaissance liée à notre état présent : la connaissance sensible et la connaissance rationnelle. Il s’agit d’une perception simple et sans médiation qui ne peut être que le don de la grâce, Dieu qui se donne lui-même à l’homme. La sensation est le terme choisi par Maxime pour désigner cette connaissance mystérieuse et inaccessible aux seules forces de la nature humaine, vraisemblablement parce que l’appréhension du Cf. Q. Thal. 60, Laga-Steel 1990 : 63-93, Vinel, 2010 : p. 86-88.

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

LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

sensible au moyen des sens corporel se produit par une présence, une ouverture de l’objet au sujet, ainsi que l’impression d’une forme sensible dans la faculté humaine. De même, la sensation de Dieu est une présence de Dieu à l’homme, une union, dans laquelle la beauté de Dieu vient s’inscrire et se refléter dans la nature humaine toute entière comme dans un miroir, de sorte que l’homme devienne dieu lui aussi, à la ressemblance de l’être contemplé et aimé. Ce mode de connaissance est éminemment apophatique de plusieurs manières. Tout d’abord, il se trouve au-delà de tout exercice rationnel, de tout discours, et de toute connaissance qui comporte une certaine complexité. De plus l’union à Dieu et sa contemplation ultime ne sauraient être une saisie de Dieu par l’homme. Dans l’image de la mise en orbite de l’âme autour de l’être divin, ce repos perpétuellement mobile qui est la caractéristique du discours eschatologique de Maxime, la distance entre la créature et le Créateur n’est jamais abolie, Dieu n’est jamais entièrement atteint, ni son mystère épuisé par la contemplation humaine. De fait, ce que Dieu est en lui-même, et tout spécialement le mystère de la Trinité – toujours considéré comme mystère suprême – reste toujours partiellement inaccessible à la connaissance humaine, tout en se communiquant à elle autant que celle-ci est rendue capable de le recevoir. Ainsi, cette sensation ultime de Dieu est elle aussi un mouvement à la fois stable et infini, au cours duquel Dieu ne cesse de se donner, et de se refléter en l’homme, et l’homme ne cesse d’être conformé à Dieu en le contemplant.

Conclusion Au terme de cette présentation des résultats de nos analyses concernant la faculté sensible dans les trois grandes étapes de l’Économie, le commencement, le milieu et la fin, il s’avère que dans l’architecture très cohérente de la pensée de Maxime, la sensation est dotée d’une fonction médiatrice jouant un rôle indispensable dans l’œuvre de synthèse et d’unification qui est la vocation humaine. La sensation est une activité à part entière, par laquelle l’homme, par sa communion au Verbe créateur, renoue les liens cachés à l’intérieur du monde créé comme de la nature humaine. La sensation est le lieu du passage qui part du sommet de l’âme pour aller vers le monde sensible, et du monde sensible vers l’intérieur de l’homme.

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5. Reprise synthétique

Par sa situation centrale dans la vie pratique, qui se joue dans le rapport aux biens sensibles, comme par son aptitude à être le point de commencement de la contemplation naturelle, grâce à la reconnaissance des logoi dans la création visible, la sensation est le lieu du combat spirituel, ainsi que le lieu du salut accompli dans l’incarnation du Verbe. Une fois restaurée l’union entre la sensation et l’intellect, la continuité des facultés de connaissance humaine permet d’acheminer l’homme, par la grâce du Saint-Esprit, jusqu’à la connaissance simple et sans médiation, qui est l’archétype et le terme de toute connaissance, et que Maxime appelle aussi sensation. Si la perfection de cet état final est réservée à l’accomplissement eschatologique au-delà du temps, la perspective synthétique de la pensée de Maxime suppose que cette unité de la connaissance destinée à l’expérience de l’union avec Dieu est déjà en germe dans la vie humaine terrestre dans toutes ces dimensions. La pensée englobante de Maxime permet ainsi d’affirmer que rien n’est insignifiant dans la vie humaine, y compris sa condition corporelle et son rapport au monde sensible dans ses aspects les plus concrets, parce que tout ce qui existe est voulu par Dieu et fait partie de son projet créateur, chaque chose et chaque être trouvant sa place dans le mouvement de l’Économie qui aboutit à la synthèse finale à laquelle l’homme, par ses facultés de connaître, est invité à participer de manière active, pour recevoir le don de l’union à Dieu.

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6. CONCLUSION GÉNÉRALE

Les conclusions de ce travail révèlent la fécondité du rapprochement des Questions à Thalassios, d’une part avec les doctrines néoplatoniciennes, d’autre part avec la pensée d’Évagre. Sur un plan strictement épistémologique, il s’avère que les trois critères principaux que nous avons définis pour qualifier la doctrine de la sensation des Néoplatoniciens du vie siècle, à savoir l’activité, la continuité des facultés de l’âme et le rôle conféré au logos projeté par l’âme, permettent de mieux comprendre la conception de la sensation développée par Maxime dans les Questions à Thalassios. De même que dans le néoplatonisme, le critère de base de Maxime est l’unité foncière de l’âme ; par conséquent la capacité de connaître, une en son fondement, se déploie en correspondance avec la nature de l’objet connu. Ainsi, l’être humain possède une gamme de facultés formant une continuité, et capables de transposer progressivement la perception de la réalité sensible en une information immatérielle, simple et indivisible. La notion de logos est centrale pour expliquer ce passage. Comme les Néoplatoniciens, Maxime semble supposer que les logoi des êtres sont contenus dans l’âme de façon innée, et que celle-ci les reconnaît dans la réalité sensible qu’elle voit. C’est cette reconnaissance, c’est-à-dire le fait, à la fois de recueillir les logoi contenus dans le sensible, et de graver dans les objets sensibles ces mêmes logoi contenus dans l’âme, qui est proprement l’activité de sentir ; il s’agit non pas de la simple passivité d’un morceau de cire qui reçoit une empreinte, mais bien d’une activité de connaissance déployée par l’âme. Cependant, Maxime montre son originalité en développant une théorie du logos particulièrement élaborée, et qui lui est propre, permettant d’intégrer les données héritées de la philosophie à un discours propre-

LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

ment chrétien, et à une pensée de l’Économie de la création et du salut. Elle repose sur l’idée d’une proportionnalité entre toutes les dimensions du créé, et d’une proportionnalité des êtres entre eux. Cette doctrine se fonde sur une pensée de l’unité et de la distinction. Les logoi sont les intentions créatrices de Dieu, ils sont tous un dans le Logos créateur. Et pourtant leur diversité et leur individualité ont été voulues par Dieu, et ils sont donc le reflet de sa sagesse et de sa bonté. La caractéristique du logos chez Maxime est qu’il existe un logos du général comme un logos du particulier, et également un logos du sensible et un logos de l’intelligible. Ceci découle logiquement du fait que le logos est l’intention créatrice sur chaque être, intention qui concerne autant l’espèce que l’individu, le sensible que l’intelligible. Lorsque la sensation découvre dans le monde sensible le logos du sensible, elle entre donc directement en relation avec l’intention du Créateur, et avec cette loi de proportionnalité qui permet à l’âme d’effectuer le passage du logos du sensible au logos de l’intelligible. Cette conception de la connaissance humaine du monde sensible donne à l’activité de la contemplation naturelle une fonction bien précise dans l’Économie de la création et du salut, celle de réaliser à la suite du Logos incarné la synthèse entre le monde sensible et le monde intelligible, et la synthèse de l’ensemble du créé en vue de son terme dans l’union à Dieu. En décrivant ainsi la contemplation naturelle comme l’accès aux logoi des êtres, et en faisant de cette activité un chemin vers la connaissance de Dieu, Maxime se montre disciple non seulement des philosophes néoplatoniciens, mais avant tout d’Évagre, qui utilise précisément ce vocabulaire. Dans les Questions à Thalassios, la relation de Maxime à Évagre se présente du reste comme tout spécialement subtile. En effet, celui-ci apparaît en filigrane derrière nombre de passages de cet ouvrage, comme s’il s’agissait d’un auteur essentiel à sa formation monastique. Cependant, Maxime se démarque très nettement des opinions de tendance origéniste de son prédécesseur. Au sujet de la sensation, il reprend à son compte la visée pédagogique de la contemplation naturelle, ainsi que le rôle essentiel attribué à la faculté de sentir dans la mise en œuvre du combat spirituel. En effet, la sensation est le moyen par lequel l’homme peut connaître la sagesse du Créateur en contemplant le monde sensible qui l’entoure. Cette connaissance a une visée ascétique en tout premier lieu. Il s’agit de sentir de façon juste, de restaurer sa manière de sentir, pour dépasser les pièges du mal qui sont tendus dans les apparences du sensible, et le désir que ces apparences peuvent faire naître dans l’âme, du fait de la passibilité qui est celle de l’homme depuis l’introduction du mal dans son existence. Sentir bien,

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6. Conclusion générale

sentir justement, c’est voir dans l’apparence sensible, non pas ce qui peut combler le désir égoïste par une appropriation des biens sensibles, mais la sagesse du Créateur qui s’y manifeste, et qui seule peut combler véritablement le désir de l’âme. C’est ce que Maxime, à la suite d’Évagre, appelle justement la traversée des apparences pour atteindre les logoi des êtres. Cependant, le point de divergence entre Maxime et Évagre concerne la protologie origéniste de ce dernier. Pour Maxime, en effet, la condition corporelle n’est pas la conséquence d’une chute, elle fait partie du projet initial de Dieu. Cette différence notable implique de nombreuses conséquences dans tous les domaines. Concernant la sensation, il faut bien constater que si, à l’origine, l’être humain était un intellect nu, il n’avait pas besoin de faculté sensible, celle-ci ne fait donc pas partie de sa nature originelle. Tandis que pour Maxime, la fonction médiatrice de la sensation fait intégralement partie du projet divin depuis le commencement, ce qui lui confère une plus grande importance. La pédagogie de la contemplation naturelle n’est donc pas le moyen par lequel l’homme, par la miséricorde divine, est appelé à retrouver une nature originelle déconnectée de tout rapport à un monde sensible n’existant pas encore. Elle est au contraire le moyen choisi par Dieu dès le commencement pour faire participer l’homme à son projet créateur. Si la nature humaine a vocation au dépassement de son conditionnement dans le temps et dans l’espace, il est donc plus logique que ce ne soit pas dans le délaissement total de son expérience sensible, comme une étape dépassée et devenue caduque, mais dans un terme qui synthétise toute son existence incarnée dans le cosmos, et qui synthétise le monde sensible lui-même récapitulé en lui. Cette affirmation implique clairement que le statut de la sensation et de la relation de l’homme au monde sensible soit particulièrement valorisé dans la pensée de Maxime. Il en va de même pour le statut des deux puissances de l’âme qu’Évagre attribue à l’âme irrationnelle et considère comme liées à la corporéité de l’homme : le désir et l’ardeur. Ces deux facultés se voient dotées dans l’anthropologie de Maxime d’un destin particulièrement central dans l’eschatologie, car elles sont le moteur par lequel l’homme ne cessera de désirer et d’aimer Dieu dans l’état final de la divinisation. Par conséquent, si Maxime reprend à son compte les notions fondamentales de la doctrine ascétique d’Évagre, il se distingue de lui par une intégration complète de l’ensemble de la nature humaine dans une unité d’existence et de destinée, y compris de la partie de la nature humaine liée à sa condition sensible et corporelle, et son inscription dans le cosmos sensible, et ceci indépendamment de la chute d’Adam, puisque cette unité de

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

la nature humaine et cette fonction médiatrice entre le sensible et l’intelligible fait complètement partie du projet initial de Dieu sur son œuvre. Au sujet de ces deux points que nous avons cités, à savoir la relation de Maxime à la philosophie néoplatonicienne et ses rapports avec Évagre et avec certaines doctrines origénistes, il nous semble que des investigations pourraient être poursuivies avec beaucoup de pertinence. En effet, il est difficile de se rendre compte exactement des ouvrages que Maxime aurait pu lire, au-delà de sa connaissance évidente d’Évagre, des Pères Cappadociens, particulièrement Grégoire de Nysse auquel on trouve plusieurs allusions assez claires dans les Questions à Thalassios, et de Denys l’Aréopagite. Mais particulièrement au sujet de la philosophie, des recherches sont encore à mener sur les sources de sa pensée, sur le plan métaphysique du côté du néoplatonisme, et sur le plan de la morale du côté de la tradition stoïcienne. Il serait aussi fructueux d’avoir une connaissance plus approfondie de l’origénisme monastique que Maxime aurait pu connaître dans sa jeunesse et dans sa formation, et dont les souvenirs sont assez difficiles d’accès. Hormis la traduction de Guillaumont des Kephalaia gnostica d’Évagre, notre recherche n’a pas pu s’appuyer sur d’autres documents. Une connaissance plus précise du contenu des bibliothèques et de la nature de la formation prodiguée dans les monastères origénistes de Palestine serait évidemment d’une grande utilité. De plus, la question des sens spirituels en lien avec la réflexion sur la sensation en général pourrait être reprise de façon renouvelée. Nous avons constaté que le propos de Maxime ne professe pas nettement cette doctrine. Plus que le passage des sens corporels aux sens spirituels, Maxime considère le progrès de l’âme comme la restauration de la faculté sensible dans la vocation spirituelle qui était la sienne dans le projet divin. En contemplant le monde sensible, l’homme est appelé à contempler la cause des êtres par le dépassement de l’apparence sensible, telle est la vocation spirituelle de la sensation naturelle et liée à la corporéité. La connaissance finale de Dieu que Maxime nomme sensation n’est pas non plus à proprement parler qualifiée de sens spirituel, dans la mesure où il s’agit plutôt d’une synthèse totale de toute l’activité des facultés humaines dans la réception passive du don de la divinisation. La nature humaine opère alors une sortie au-delà de ses limites dans l’accession à la ressemblance et à l’union au Dieu Créateur et Sauveur. De plus, il faut aussi prendre en compte le fait que pour Maxime, cette expérience est absolument au-dessus de toutes les capacités de comprendre et de

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6. Conclusion générale

connaître caractérisant l’état présent de l’humanité, et que le discours sur la connaissance finale de Dieu doit donc faire droit à une juste retenue que l’on peut qualifier d’apophatisme. Enfin, la question du lien entre l’anthropologie de Maxime et la christologie qu’il développera de façon plus ample et plus précise dans ses œuvres ultérieures pourrait aussi être approfondie. Notre réflexion sur la sensation nous a conduit à souligner la place centrale de l’incarnation du Logos dans l’Économie, mais aussi dans la conception de la nature et de la connaissance humaine qui est celle de Maxime. Avant l’incarnation historique du Christ, le Logos s’incarne dans la création et dans les Écritures. Cette incarnation est en fait une condition a priori de la connaissance humaine. En effet, c’est bien parce que le Logos se manifeste dans chaque logos particulier, et possède en lui la loi fondamentale qui unit le sensible et l’intelligible, que l’être humain peut déchiffrer le livre de la sagesse divine dans la création. Lorsque Maxime caractérise la connaissance humaine comme le passage du sensible à l’intelligible et de l’intelligible au sensible, et la vocation humaine comme le devoir d’opérer la synthèse entre ces deux pôles, il signifie aussi que l’être humain, à partir de la sensation, est capable de saisir la loi profonde de la création d’où surgit cette unité foncière entre les deux dimensions du réel, autrement dit, l’homme, en comprenant l’unité du sensible et de l’intelligible, ainsi que la cohésion des êtres, donne aussi une incarnation au Logos, il perçoit la sagesse présidant à la création et la met en œuvre dans sa façon de sentir et de penser. C’est pourquoi aussi le salut apporté par le Christ concerne en premier chef l’unité dans la nature humaine entre le corps et l’âme, la sensation et l’intellect, puisque le Logos lui-même s’unit à la nature humaine pour restaurer en elle cette capacité de s’unir à lui par son mode de connaître. Si, lorsque les circonstances de sa vie et de son environnement le conduiront au combat contre les hérésies du monoénergisme et du monothélisme, Maxime défendra avec tant d’ardeur l’intégrité de la nature humaine du Christ, la réflexion anthropologique et cosmologique menée auparavant constituera le soubassement de sa pensée. En effet, si le projet de Dieu attribue une telle valeur et une telle vocation à l’humanité dans sa condition d’intégration au monde sensible, et si l’incarnation du Logos est ainsi le point focal qui oriente l’histoire du monde vers la divinisation de l’homme et la synthèse de la création en Dieu, rien ne peut faire obstacle à l’assomption pleine et entière de la nature humaine par le Christ historique, puisque c’est précisément cette union des natures que le Créateur avait en vue dès le commencement du monde.

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LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

Sherwood P., The Earlier Ambigua of St. Maximus the Confessor ans His Refutation of Origenism, Rome, Herder, 1955. Thunberg L., Microcosm and Mediator. The Theological Anthropology of Maximus the Confessor, 2e éd., Chicago – La Salle, Open Court Publishing, 1995. ———, Man and cosmos, Crestwood, New York, St. Vladimir’s Seminary Press, 1985. Tinoco C. éd., La sensation, introduction, choix de textes, commentaires, vade-mecum et bibliographie, Paris, Flammarion, 1997. Tollefsen T., The Christocentric Cosmology of St.  Maximus the Confessor, Oxford, Oxford University Press, 2008. Törönen M., Union et Distinction in the Thought of St. Maximus the Confessor, Oxford, Oxford University Press, 2007. Vasiljević M. éd., Knowing the Purpose of Creation through the Resurrection : Proceedings of the Symposium on St. Maximus the Confessor (18-21 octobre 2012, Faculté de théologie orthodoxe, Université de Belgrade, Serbie), Alhambra, Californie, Sebastian Press, 2013. Vidar T., « “Une sensation plus véritable” : la relation entre l’intellection et la sensation selon Plotin », Laval théologique et philosophique, vol. 66, no 1 (2010), 33-43. Viller M., « Aux sources de la spiritualité de saint Maxime : les œuvres d’Évagre le Pontique », Revue d’ascétique et de mystique 11 (1920). Volgers A. et Zamagni C., Erotapokriseis : early Christian Question-andAnswer Literature in Context, Leuven, Peeters, Contributions to biblical exegesis and theology 37, 2004.



INDEX DES MOTS GRECS

ἀγάπη  109, 197, 317 αἴσθησις  15, 16, 17, 18, 41, 54, 63,

97, 113, 249, 292, 353

αἰσθητός  113 αἰών  127 ἄκρα  206, 265 ἄκρον  217 ἀλλοίωσις  49, 284 ἀνακεφαλαίωσις  280 ἀναλογία  177, 289 ἀπάθεια  81, 245, 326 ἁπλότης  103 ἀπορροαί  48 ἀρετή  97, 108, 238 ἀρχή  127, 161, 282 αὐγή  69 γνῶσις  56, 97, 204, 289, 311 γωνία  255 δεσμός  177 διάθεσις  149, 182, 225, 323 διάνοια  54, 247 διαφορά  184 δόγματα  153, 155 δόξα  54, 58, 153, 155 δύναμις  49, 127 εἶδος  111, 115, 202, 204, 242 ἐλπίς  197, 317 ἐνέργεια  49, 127, 290 ἔννοιαι φυσικαί  52 ἐπιθυμία  149, 196, 197, 251, 312 ἐπιτηδειότης  62

ἡγεμονικόν  51, 194 ἡδονή  110, 138 θεολογία  153 θέωσις  272, 336 θυμός  149, 196, 251, 312 ἴδιον αἰσθητόν  50 κακόν  125, 312 κάτοπτρον  77 κίνησις  131, 283 κοινὴ αἴσθησις  63 κοινὸν αἰσθητόν  50, 64 κρίσις  130, 160, 242 λογικῶς  106 λόγοι  58, 153 λόγος  115, 117, 149, 173, 196, 289,

306, 310, 312

μεσότης  109, 127 μεταξύ  49 μυστήριον  278 νεῦρον  69 νόημα  59, 81, 200, 289 νοητός  113 νόμος  110 νοῦς  54, 70, 97, 113, 193 οὐσία  127, 184, 264 ὄχημα  57, 61 παθήματα  48 πάθος  49, 56, 135, 140, 314 πεῖρα  293 πίστις  167, 170, 197, 317 πνεῦμα  51, 69, 80

LE STATUT DE LA PERCEPTION SENSIBLE DANS LES QUESTIONS À THALASSIOS

πρᾶξις  153, 311 προλήψεις  52 προσπάθεια  107 σάρξ  97, 102, 103, 104, 107, 108 συζυγία  97, 102, 104 συμβολικῶς  115, 116 συναίσθησις  64, 353 συνάφεια  256, 259 σύνδεσμος  257 σχέσις  104, 105, 110 σχῆμα  116, 173, 202, 204 σῶμα  54, 76, 103, 104

τέλος  127, 161, 278, 282 τύπος  81, 111, 175, 205 τύπωσις  51 ὑπόστασις  127, 218 φαντασία  52, 54, 132, 147, 174,

200, 306

φιλαυτία  109, 136 φυλακή  82, 241 φυσικὴ θεωρία  153, 328 φύσις  127, 218, 249, 251, 272 ψυχή  54, 97



INDEX DES CITATIONS DE MAXIME

Q. Thal. Intro  16-17, 96-142, 172, 174, 183, 187, 202-210, 223, 232, 244, 247, 307, 309, 312 Q. Thal. 1  73, 142, 187 Q. Thal. 2  184, 185 Q. Thal. 5  107-223 Q. Thal. 12  239 Q. Thal. 13  184 Q. Thal. 16  36, 145-162, 171, 181, 182, 202, 208, 240 Q. Thal. 17  294 Q. Thal. 19  234, 258, 321 Q. Thal. 22  230, 272, 279, 297 Q. Thal. 25  151, 168, 244, 292 Q. Thal. 27  141, 163-189, 190, 194, 197, 201, 205, 209, 210, 236, 237, 248, 269, 296, 307, 329, 333 Q. Thal. 32  120, 121 Q. Thal. 33  107, 108, 169, 170, 240 Q. Thal. 35  177, 178, 183, 220 Q. Thal. 39  158 Q. Thal. 40  109, 111, 198, 231, 239 Q. Thal. 42  108 Q. Thal. 43  138, 244 Q. Thal. 47  258 Q. Thal. 48  155, 253-273, 334 Q. Thal. 49  152, 190-211, 214, 219, 224, 241, 266, 290, 296, 307, 315, 317, 318, 333 Q. Thal. 50  210 Q. Thal. 52  188

Q. Thal. 53  256, 259 Q. Thal. 54  198 Q. Thal. 55  91, 139, 141, 189, 195, 227, 232-252, 280, 293, 296, 306, 325, 326, 332, 333 Q. Thal. 58  39, 110, 114, 140, 176, 271, 295, 305 Q. Thal. 59  140, 169, 175, 230, 241, 296, 303, 332 Q. Thal. 60  118, 172, 252, 274-298, 332, 337 Q. Thal. 61  262 Q. Thal. 62  213-231, 244, 245, 257, 266, 267, 278, 321 Q. Thal. 63  110, 152, 179, 183, 227, 228 Q. Thal. 64  132, 147 Q. Thal. 65  91, 237, 248, 251, 280, 332 Car. 1, 2  Car. 1, 63  Car. 2, 48  Car. 2, 59  Car. 3, 3  Car. 3, 63  Car. 4, 10  Myst. 1  Myst. 2  Myst. 4  Myst. 5  Myst. 23 

167 147 197 136 187 295 113

263 117, 175, 210, 270 111 97 141, 172, 269

Amb. Io. 7  104-106, 118, 140, 172, 178, 179, 279, 284 Amb. Io. 10  26, 32, 34, 35, 38, 111, 112, 114, 160, 174, 179, 194, 220, 254 Amb. Io. 17  294 Amb. Io. 21  26, 29, 35, 37, 309 Amb. Io. 41  255, 262, 265, 268

Amb. Io. 42  104, 179, 218, 268 Amb. Io. 45  304 Or. dom. 397-402  230 Or. dom. 721-739  149 Opusc. 1  156 QD 44, 3-15  267