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French Pages [93] Year 2010
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Collection dirigée par Pierre Rosanvallon et Ivan Jablonka ISBN
978-2-02-122434-4
© Éditions du Seuil et La République des Idées, novembre 2010 www.seuil.com
Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
SOMMAIRE Couverture Dans la même collection Copyright Table des matières Introduction - La démocratisation des compétences Chapitre premier - La « culture amateur » La montée des amateurs La musique électronique MySpace ou la plateforme des musiciens La photographie numérique
Écriture numérique et expression de soi Les fans Une nouvelle forme d’expression culturelle Internet, le réseau social des fans Un nouvel espace de réception créatrice User Generated Content Chapitre 2 - Les amateurs et la citoyenneté L’amateur de politique L’espace « extime » Dans les replis de l’espace public Les différentes formes du débat public L’engagement amateur Pétitions en ligne : humour et « ultimatums » Mondes virtuels, réseaux et mobilisation Chapitre 3 - L’amateur et la connaissance Les communautés de partage d’expériences Vulgariser les connaissances La contre-expertise scientifique Prendre en charge sa santé
La recherche « en plein air » Le mouvement des logiciels libres La démocratie scientifique et technique Conclusion Annexes Pratiques culturelles amateurs des internautes Pratiques culturelles informatiques (hors Internet) Pratiques politiques des internautes Pratiques d’information médicale des internautes Motivations
INTRODUCTION
La démocratisation des compétences
Les quidams ont conquis Internet. Cent millions de blogs existent dans le monde. Cent millions de vidéos sont visibles sur YouTube. En France, Wikipédia réunit un million d’articles, et dix millions de blogs ont été créés. Un quart des internautes a déjà signé une pétition en ligne 1. Ces quelques chiffres illustrent un phénomène essentiel : le web contemporain est devenu le royaume des amateurs. L’Internet de masse du début du XXIe siècle se distingue des médias qui se sont développés au siècle précédent pour cette raison essentielle : les amateurs y occupent le devant de la scène. Leurs productions ne sont plus marginales, comme l’ont été avant elles les fanzines, les radios libres et les télévisions communautaires : elles se trouvent aujourd’hui au cœur du dispositif de communication. Les amateurs n’ont pas de compétences précises ni de diplômes particuliers ; et pourtant, leur parole est devenue omniprésente, indispensable. L’objet de ce livre est de comprendre cette révolution. Car la montée en puissance des amateurs n’est pas un simple effet de mode, celle du web 2.0 qui sera bientôt remplacé par le web 3.0. De même que nous avons vécu depuis deux siècles une double démocratisation, à la fois politique et scolaire, de même nous entrons
dans une nouvelle ère de démocratisation, celle des compétences. À première vue, ces pratiques foisonnantes apparaissent comme une révolution de l’expertise. Grâce aux instruments fournis par l’informatique et par Internet, les nouveaux amateurs ont acquis des savoirs et des savoir-faire qui leur permettent de rivaliser avec les experts. On voit apparaître un nouveau type d’individu, le pro-am (pour « professionnel-amateur 2 »). Celui-ci développe ses activités amateurs selon des standards professionnels ; il souhaite, dans le cadre de loisirs actifs, solitaires ou collectifs, reconquérir des pans entiers de l’activité sociale comme les arts, la science et la politique, qui sont traditionnellement dominés par les professionnels. Nous entrons ainsi dans une société de la connaissance où chacun peut accéder aux savoirs qu’il recherche et les mettre en pratique. Les observateurs les plus enthousiastes saluent la revanche des amateurs : ces derniers viennent défier les experts qui avaient tendance à abuser de leur savoir pour protéger leur prestige social et, plus largement, leur pouvoir. Aujourd’hui, grâce à l’« intelligence collective » fournie par le réseau, un simple amateur peut mobiliser des connaissances identiques à celle de l’expert. Les individus équipés des derniers outils informatiques peuvent se connecter pour constituer une « foule intelligente 3 ». Cette révolution, qui permet de transformer les autodidactes et les « ignorants » de jadis en experts patentés, ne soulève pas toujours l’enthousiasme. Certains craignent en effet que l’amateur médiocre se substitue au professionnel talentueux ; dès lors, ils refusent un « culte de l’amateur » qui détruirait notre culture 4. Un scénario catastrophe se dessine : le peer to peer a déjà commencé à tuer le disque, il va bientôt tuer le cinéma ; les blogs ont assassiné la presse ; les encyclopédies sont remplacées par Wikipédia ; aux émissions de télévision, on va bientôt substituer les vidéos diffusées sur les sites de partage, etc. Mais réduire le débat à une opposition entre révolution et contrerévolution serait simpliste. Certes, la thèse de la révolution accorde une trop grande importance aux mutations engendrées par Internet. Pas plus que la « nouvelle économie » numérique n’a tué la vieille économie, les amateurs ne vont chasser les experts. Notre société recèle trop d’inégalités de savoir pour qu’elles soient comblées par le
web 2.0. La fracture numérique liée aux inégalités d’accès à Internet est plus facile à réduire que la fracture sociale. Mais, à l’inverse, on ne peut ignorer les mutations décisives qui sont apparues avec l’Internet de masse depuis quelques années. Si la figure de l’amateur devient centrale dans notre société, ce n’est pas parce qu’elle va détrôner celle de l’expert ou du professionnel ; elle annonce un mouvement d’une tout autre importance. De même que la démocratie politique donne le pouvoir à des citoyens largement ignorants de la chose publique, de même la nouvelle démocratisation s’appuie sur des individus qui, grâce à leur niveau d’éducation et aux nouveaux outils informatiques, peuvent acquérir des compétences fondamentales dans le cadre de leurs loisirs. Selon les cas, ces compétences permettent de dialoguer avec les experts, voire de les contredire en développant des contre-expertises. Ce n’est donc pas chez les prophètes du web 2.0 qu’il faut chercher des outils pour comprendre le sacre de l’amateur, mais chez des penseurs qui se sont intéressés aux compétences ordinaires de tout un chacun. Richard Sennett montre qu’il y a une très riche « expertise quotidienne » chez chaque individu, détenteur de savoirs et de compétences qui sont bien distincts de l’expertise des élites 5. Ce que Sennett observe dans l’entreprise, on le voit apparaître dans toute la société. Son ouvrage nous rappelle que le mot « expert » a deux significations : une acception traditionnelle (« rendu habile par l’expérience ») et une acception contemporaine (« spécialiste »). C’est cette idée d’une expertise acquise par l’expérience que Sennett essaie de réhabiliter. Son approche rejoint les analyses que Michel de Certeau proposait, il y a trente ans, sur les « arts de faire », cette « invention du quotidien » 6 accomplie par l’individu ordinaire qui braconne dans les savoirs et développe des pratiques réfractaires et originales, des bricolages qui peuvent déboucher sur des trouvailles. À la même époque, Ivan Illich insistait sur le fait que les individus doivent reconquérir leur capacité de se prendre en charge eux-mêmes et ne pas s’en remettre à des « professions incapacitantes » qui empêchent l’homme de (se) comprendre. Il soulignait l’aptitude des individus à acquérir par eux-mêmes des compétences et à partager
leurs connaissances. L’acquisition renvoie ici à l’envie, au plaisir. Derrière le partage, il y a l’idée qu’il faut moins se préoccuper des contenus à acquérir que des personnes avec qui se mettre en rapport pour les échanger. Car, dans la « société sans école » d’Illich, transmettre ce qu’on a appris doit constituer un droit « aussi reconnu que celui de la parole 7 ». Avec l’avènement de l’Internet de masse et du web participatif, la dénonciation que faisait Illich du monopole de l’école ou de l’institution médicale prend aujourd’hui une tout autre dimension. Dans cette perspective, la démocratisation des compétences repose d’abord sur l’accroissement du niveau moyen de connaissances (dû notamment à l’allongement de la scolarité) et sur la possibilité offerte par Internet de faire circuler les savoirs, de livrer son opinion à un public plus vaste. L’amateur qui apparaît aujourd’hui à la faveur des techniques numériques y ajoute la volonté d’acquérir et d’améliorer des compétences dans tel ou tel domaine. Il ne cherche pas à se substituer à l’expert professionnel ni même à agir comme un professionnel ; il développe plutôt une « expertise ordinaire », acquise par l’expérience, qui lui permet de réaliser, pendant son temps libre, des activités qu’il aime et qu’il a choisies. Modeste et passionné, il couvre toute une gamme de positions entre l’ignorant, le profane et le spécialiste. Son expertise est acquise peu à peu, jour après jour, par la pratique et l’expérience. On parle parfois d’hybridation entre amateur et professionnel, dont le pro-am est le prototype flamboyant. Mais le monde de l’amateur que j’étudie dans ce livre est moins celui du mélange que celui de l’entre-deux. L’amateur se tient à mi-chemin de l’homme ordinaire et du professionnel, entre le profane et le virtuose, l’ignorant et le savant, le citoyen et l’homme politique. Internet facilite cet entre-deux : il fournit à l’amateur des outils, des prises, des voies de passage. Quel est l’environnement de l’amateur ? Son activité, essentiellement non marchande (en ce sens, il est proche du bénévole), se développe dans trois domaines : les arts, la chose publique, la connaissance. Il est rarement seul, car il s’inscrit le plus souvent dans des collectifs qui lui permettent d’obtenir avis, conseils et expertises, de
confronter des jugements, de débattre et, parfois, de trouver un public. Internet lui donne l’occasion de s’inscrire dans des communautés virtuelles qui permettent de partager les mêmes goûts et, au-delà, des expériences voisines. Sur Internet, l’amateur peut non seulement acquérir des compétences, mais aussi les mettre en œuvre sous différentes formes. Ceci renvoie aux deux grandes figures de l’amateur : celui qui réalise et celui qui apprécie, l’artisan et le connaisseur. L’un fabrique, crée, invente ; l’autre sait dénicher les bonnes choses et les expliquer. Deux figures qui s’opposent ou plutôt se complètent : celle de l’« amateur » et celle de l’« amateur de ». L’amateur dont je voudrais parler ici ne distingue pas toujours ces deux figures et il peut même les réunir. Contrairement au monde de l’art qui distingue l’artiste du critique, le monde de l’amateur entremêle les positions, si bien que production et discours, création et jugement ne sont jamais totalement séparés. L’amateur, tout d’abord, élit son domaine d’activité, définit librement un projet individuel et agit pour le plaisir, en fonction de ses passions et de ce qui compte pour lui. Il développe peu à peu une expertise-expérience qui lui procure du plaisir. Ce qui distingue l’amateur du professionnel, c’est moins sa plus faible compétence qu’une autre forme d’engagement dans les pratiques sociales. Ses activités ne dépendent pas de la contrainte d’un emploi ou d’une institution, mais de son choix. Il est guidé par la curiosité, l’émotion, la passion, l’attachement à des pratiques souvent partagées avec d’autres. Toutefois, l’activité de l’amateur peut se combiner avec la recherche d’un intérêt, d’une rémunération symbolique ou éventuellement financière. L’investissement de l’amateur le différencie de l’« homme sans qualités ». Cet investissement est divers : il peut être limité – il s’agit alors d’un simple passe-temps – mais il peut aussi trahir une passion. On peut, avec Olivier Donnat 8, décliner cette passion selon deux figures : le « jardin secret », cultivé dans la plus grande discrétion, loin des regards de l’entourage familial ou professionnel, et l’engagement total, qui est l’axe central de la construction identitaire. Le jardin secret n’est pas un simple « passe-temps », mais l’individu a su poser des
limites à cette activité. Au contraire, dans l’engagement total, la passion est dévorante. Ces différentes pratiques amateurs relèvent aussi bien du faire que de la production de discours, dans le domaine artistique, politique ou scientifique. C’est traditionnellement dans le domaine artistique et culturel que l’on parle de « pratiques amateurs ». On les définit comme des activités réalisées par les individus eux-mêmes à côté des créations dites légitimes (musique, littérature, théâtre, etc.). Pour certains, il s’agit d’une activité de loisirs qui n’a aucune prétention artistique, d’une simple activité de détente ; pour d’autres, c’est une activité intime et indispensable où l’individu, face à lui-même, se ressource. Cela n’empêche pas un nombre important d’amateurs de faire circuler leurs productions en s’adressant à un public. À côté de ces artistes amateurs qui s’expriment à travers une activité d’autoproduction, on trouve dans le domaine artistique une autre figure, celle de l’amateur de culture, le fan. Le fan n’est pas seulement un passionné qui assiste à toutes les manifestations de la star qu’il a élue et collectionne ses souvenirs. Au-delà de l’amateur de culture populaire, il est aussi celui qui s’approprie différemment des œuvres, qui en fait une réception créatrice. Il peut, par exemple, monter des vidéos ou remixer des morceaux de musique. Il y a donc une double composante dans l’activité du fan. Comme l’amateur, il crée, mais cette création est toujours seconde ; elle s’appuie sur un produit culturel existant. Ces pratiques braconnières existent également dans le champ politique. Ici, l’amateur veut intervenir à sa façon dans le débat public. Il s’investit à fond dans tel débat précis ou, au contraire, saute d’une question à l’autre. Quand il s’agit de sujets controversés où lui-même et ses proches sont directement impliqués, l’amateur bien informé se révèle avoir la capacité de participer à des débats complexes. À côté de l’amateur de politique, on peut observer des engagements amateurs dans l’espace qui sépare le citoyen ordinaire de l’homme politique professionnel. Ces amateurs se distinguent du militant traditionnel par le fait qu’ils s’engagent temporairement, avec des objectifs limités et sur des protestations concrètes. Ils choisissent de s’organiser en groupe d’individus autonomes qui préfèrent les causes ponctuelles aux grands
projets politiques. L’authenticité l’emporte sur la fidélité. L’engagement est direct, sans intermédiaire. Il existe enfin des situations où l’amateur sort de son entre-deux et remplace directement l’expert-spécialiste, que cela soit à la télévision ou dans le domaine scientifique. À la télévision, l’amateur est de plus en plus mobilisé au détriment des experts. Dans les débats, les producteurs et animateurs préfèrent s’adresser à lui plutôt qu’au spécialiste. Dans les émissions de divertissement, les chaînes substituent les quidams de la téléréalité aux comédiens et aux chanteurs professionnels. Avec l’aide d’Internet, des amateurs développent aussi bien des encyclopédies que des réflexions sur l’actualité. Là encore, ils se substituent aux vulgarisateurs ou aux journalistes. De même que la télévision des origines, relais des différents pouvoirs, a été remplacée par une « néo-télévision 9 » qui recherche l’authenticité du témoignage ordinaire, de même Internet est devenu l’instrument d’une intelligence collective des profanes. Cette activité n’apparaît pas seulement dans l’espace des amateurs de savoir, mais aussi dans celui de la production amateur de connaissances, qui peut se développer en opposition aux experts-spécialistes ou en coopération avec eux. Dans le cadre de ses passions-hobbies, l’amateur peut remettre en cause des grandes coupures sociales. Si l’acteur « illégitime » pénètre dans un territoire qui a priori n’est pas le sien, on assiste moins à une révolution où « l’homme sans qualités » se substitue à l’expertspécialiste qu’à une rencontre de pratiques sociales diverses qui n’ont pas toujours la même légitimité et, néanmoins, cohabitent et s’entremêlent. Si l’amateur devient expert par expérience, il élargit aussi le champ des pratiques sociales au-delà des pratiques légitimes : l’art, les connaissances scientifiques abstraites, le débat politique argumenté. À la production rationnelle, il peut opposer le bricolage ; à la raison, l’émotion. Bien entendu, les pratiques amateurs n’ont pas attendu l’ère numérique pour se développer : elles accompagnent le mouvement d’industrialisation et de professionnalisation de la seconde moitié du e XIX siècle. Mais, depuis un demi-siècle, l’accroissement de l’autonomie
individuelle et le croisement entre activités professionnelles et activités privées ont été accompagnés par un outil majeur : l’informatique. D’une part, les technologies numériques ont été profondément marquées par les comportements d’autonomie individuelle et de « mise en connexion ». D’autre part, elles ont fourni des outils essentiels au développement de ces nouvelles pratiques sociales. L’informatique est devenue le principal outil cognitif de notre société. En 2009, 69 % des Français utilisent un ordinateur à domicile et 65 % se connectent à Internet au moins une fois par semaine 10. Sur leur lieu de travail, 53 % des individus utilisent un micro-ordinateur 11. Ordinateur et Internet sont des outils universels de travail et de loisirs qui permettent d’avoir des pratiques voisines au bureau et à domicile. L’ordinateur offre des potentialités considérables de traitement et de stockage de l’information. Quant à Internet, il offre de larges possibilités d’échange et de coopération. Cette nouvelle donne informatique, qui traverse ainsi toutes les activités sociales, apparaît si essentielle qu’à la question de savoir ce qui leur manquerait s’ils étaient privés de leur ordinateur, 14 % des individus répondent : « Tout 12. » Le web et les moteurs de recherche ont profondément modifié le processus d’accès au savoir. Les livres et les articles ne sont plus uniquement indexés par des bibliothécaires. Les utilisateurs peuvent eux-mêmes créer des liens hypertextes entre les documents. Par ailleurs, les grands moteurs de recherche comme Google indexent automatiquement tous les documents accessibles sur le web. Les utilisateurs experts ou profanes peuvent ainsi trouver par eux-mêmes les informations qu’ils recherchent. Sur la plupart des sites, les internautes peuvent commenter les textes qu’ils lisent. Mais il y a davantage. Avec les sites de partage et les réseaux sociaux, le web permet aujourd’hui de connecter les compétences des amateurs. Cette expertise acquise par l’expérience, auparavant dispersée, cantonnée dans un cadre local, peut maintenant être agrégée et accessible à tous. Toutes ces possibilités font-elles d’Internet le « média de l’abolition de la médiation 13 », comme le décrivent certains observateurs ? À côté des documentalistes, les métiers de la médiation comme le journalisme deviennent-ils un relais inutile face à un citoyen qui peut lui-même
produire et faire circuler l’information ? Plus largement, le statut de « ceux qui savent » est-il en train de se transformer, puisque « les frontières du texte se dissolvent, et avec elles l’autorité (devenue insupportable) de l’auteur 14 » ? Les mutations qu’on observe avec Internet sont en fait plus complexes. On entend souvent dire que l’individu peut désormais se passer des médiateurs professionnels en les remplaçant par les conseils et les opinions des nouveaux prescripteurs. Mais il n’y a pas là une substitution pure et simple. Car les internautes, souvent qualifiés de personnes « ordinaires », sont en fait des amateurs qui ont développé une certaine expertise d’évaluation. Par ailleurs, ces avis sont construits par un système informatique qui les agrège et les rend disponibles. Cette activité, appelée « intermédiation » ou « infomédiation », repose sur un dispositif sociotechnique dont les internautes ne sont qu’une part. On ne doit donc pas parler d’abolition de la médiation, mais plutôt de transformation : elle s’appuie désormais sur l’outil numérique et les médiateurs ont toujours une activité de sélection, mais outillée par l’informatique. Les journaux en ligne, par exemple, doivent sélectionner et vérifier les informations qu’ils reçoivent. Le métier du journaliste demeure, mais son activité se transforme. C’est aussi la situation du lecteur qui se modifie. Il peut accéder seul à une masse d’informations ; il peut aussi prendre ses distances face à l’autorité de l’auteur ou de l’expert ; il peut enfin coproduire le texte, comme sur Wikipédia, ou plus modestement le commenter. En définitive, l’amateur ne remplace pas plus l’expert-spécialiste que le médiateur. Simplement, il occupe l’espace libre entre le profane et le spécialiste, et c’est pourquoi il est au cœur de cette démocratisation des compétences que nous allons maintenant étudier sous ses différentes facettes.
1.
Source : Technorati, YouTube, TNS Sofres, données françaises 2009.
2.
Charles Leadbeater et Paul Miller, The Pro-Am Revolution : How Enthusiasts are Changing our Economy and Society, Londres, Demos, 2004.
3.
Pierre Lévy, L’Intelligence collective, Paris, La Découverte, 1997, et Howard
Rheingold, Foules intelligentes. La nouvelle révolution sociale, Paris, M2 Éditions, 2005. 4.
Andrew Keen, Le Culte de l’amateur. Comment Internet détruit notre culture, Paris, Scali, 2008.
5.
Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010.
6.
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Les arts de faire, Paris, UGE, 1980.
7.
Ivan Illich, Une société sans école, Paris, Seuil, 2003, p. 151.
8.
Olivier Donnat, « Les passions culturelles, entre engagement total et jardin secret », o
Réseaux, n 153, 2009, p. 79-127. 9.
Umberto Eco, La Guerre du faux, Paris, Grasset, 1985.
10.
Source : Eurostat.
11.
CREDOC, La Diffusion des technologies de l’information dans la société française, décembre 2007, p. 41.
12.
Olivier Donnat, « Pratiques culturelles et usages d’Internet », Culture-Études, ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, 2007.
13.
Benjamin Loveluck, « Internet, vers la démocratie radicale », Le Débat, septembreoctobre 2008, p. 165.
14.
Ibid., p. 156-157.
CHAPITRE PREMIER
La « culture amateur »
Dans un numéro de la fin 2006, le magazine américain Time vous présentait, vous, l’utilisateur d’Internet, comme l’homme de l’année. Si l’internaute ordinaire est ainsi devenu un héros, c’est parce qu’il produit lui-même les nouveaux contenus multimédias du monde « en ligne ». Est-ce à dire que la télévision va disparaître au bénéfice du web 2.0 ? Une telle perspective serait évidemment très réductrice. Il ne suffit pas que les productions amateurs bénéficient de nouveaux outils de diffusion pour qu’elles remplacent les réalisations des professionnels. Par ailleurs, le web 2.0 propose deux types de contenu : des productions amateurs et les messages d’amateurs de culture. Bien sûr, il y avait de nombreux amateurs avant l’ère numérique : en ce sens, la révolution d’Internet s’inscrit dans des transformations de longue durée. On assiste, depuis plusieurs décennies, à une forte croissance des activités amateurs, et les activités des fans occupent une place cruciale dans les pratiques de réception-réinvention de la culture.
La montée des amateurs
Les pratiques culturelles amateurs rencontrent un intérêt croissant. Alors qu’elles avaient stagné en France dans les années 1970, elles ont fortement progressé dans les décennies suivantes. En 1981, un Français sur dix avait pratiqué au moins une fois dans l’année une activité en amateur ; en 1997, on est passé à un Français sur quatre 1. Dans une acception plus large qui inscrit la photographie et la vidéo dans les pratiques artistiques, on constate qu’elles intéressaient un tiers des Français en 2003 2. L’enquête de 2008 montre que ces pratiques continuent à croître, mais se sont renouvelées, une partie d’entre elles s’étant reportée sur le numérique. Dans le domaine de la musique, un quart des internautes utilise (exclusivement ou partiellement) l’ordinateur pour en composer. Celui-ci est utilisé par 62 % des personnes qui ont une activité d’écriture. Enfin, la photo numérique est pratiquée par 60 % des Français. Globalement, plus de la moitié des utilisateurs d’ordinateur se sont livrés à une activité d’autoproduction créative, avec une intensité qui est évidemment très différente selon les individus 3. L’apprentissage des activités artistiques amateurs est, pour l’essentiel, réalisé pendant l’enfance ou l’adolescence. Arrivée à l’âge adulte, la majorité des jeunes abandonne. Parmi ceux qui ont persisté, environ la moitié a une pratique régulière. Beaucoup regrettent de ne pouvoir consacrer plus de temps à cette passion et un cinquième des personnes interrogées estime que c’est un élément très important de leur vie 4. La spécificité des amateurs apparaît dans la façon dont ils se sont formés. Dans le domaine de l’écriture, ils n’ont pas reçu d’autre formation que celle acquise dans le système scolaire. C’est également le cas des trois quarts des plasticiens. En revanche, l’autodidaxie est rare chez les musiciens (seulement 5 % pour le piano). Mais dès qu’on quitte le domaine de la musique classique, elle devient beaucoup plus fréquente. Ainsi, 37 % des guitaristes ont appris seuls. La guitare est également un instrument sur lequel les amateurs composent beaucoup plus (c’est le cas d’un tiers d’entre eux 5). La musique électronique et le rap constituent d’autres exemples pour lesquels il n’existe pas d’apprentissage formalisé. Il s’agit de pratiques musicales non écrites, donc moins élitistes.
La musique électronique La musique électronique à base de mix, enchaînement de morceaux issus de la collection d’un DJ, est un bon exemple d’une activité musicale accessible à des amateurs qui acquièrent, par la pratique et la confrontation collective, les savoir-faire nécessaires. Il suffit d’une chaîne hi-fi et d’une table de mixage. Dans ce milieu, on passe facilement du rôle de l’« écoutant » passionné au DJ amateur, puis parfois au DJ professionnel, puisqu’il s’agit d’une profession musicale ouverte. Pour celui qui crée ce genre de musique, il y a un continuum entre l’enregistrement qui débouche sur un CD qu’on peut fournir à ses amis et l’activité semi-professionnelle, couronnée par la production d’un disque chez un petit label 6. Cette activité d’autoproduction permet de tisser des liens entre la production amateur et la production professionnelle. L’ordinateur permet de systématiser ces habitudes d’emprunt à des enregistrements existants et de développer l’esthétique du braconnage si caractéristique des DJ. L’informatique nourrit ainsi une pratique amateur en l’absence de toute formation préalable. Elle permet surtout de se mettre immédiatement dans une situation de création. Parmi les musiciens amateurs de l’ère numérique, on trouve deux profils : celui qui a eu une pratique précoce d’un instrument et qui, par la suite, trouve dans l’ordinateur la possibilité d’innover ou de pratiquer autrement ; l’amateur, plutôt d’origine populaire, qui découvre simultanément la musique et l’informatique et s’oriente vers le rock ou le rap. En effet, l’informatique musicale semble plus facile à apprendre qu’un instrument traditionnel, même si la maîtrise de fonctionnalités complexes nécessite un investissement important. Par ailleurs, ce n’est pas un instrument qui sert uniquement à jouer, mais c’est aussi un outil de création. Dès lors, avec l’informatique, le rapport à la musique paraît plus immédiat. L’amateur prélève des sons (sampling) et les recompose (mix) selon une procédure de copier-coller musicale, puis les transforme, les intègre, pour créer une musique qui devient complètement originale et dont on ne peut plus reconnaître les composantes. Les amateurs qui ont reçu une formation instrumentale
peuvent aussi partir d’une ligne mélodique à laquelle ils ajoutent des pistes sonores. Ces modes de création musicale sont plus immédiats que l’activité du compositeur qui écrit une partition, mais ils exigent plus de temps. Il y a surtout continuité entre toutes les activités : écouter, sélectionner des sons ou des boucles musicales, les rejouer, puis les coller de telle ou telle façon et écouter immédiatement l’œuvre composée. Ces musiciens-informaticiens mettent beaucoup d’émotion et d’énergie dans cette activité et, peu à peu, le plaisir de l’écoute se transforme en plaisir de la création. Cette musique est d’abord faite pour soi : « Je compose ce que j’ai envie d’entendre 7 », dit l’un de ces musiciens. Cette pratique, comme souvent l’activité de création, a un caractère profondément individuel : c’est non seulement une pratique autonome (comme celle de l’informatique), mais c’est aussi et surtout une pratique subjective. L’amateur est plus libre que le professionnel, car il n’a pas à subir les contraintes d’un éditeur ou du marché. Mais cela ne l’empêche pas de diffuser une partie de sa musique sur Internet ou sur un disque. Audelà de la famille et des amis, il s’insère ainsi dans les communautés qui apprécient sa musique. En définitive, comme le dit l’un d’entre eux, « c’est très solitaire et en même temps très connecté 8 ». Internet est évidemment un outil essentiel de ce lien. Le réseau permet d’accéder à de nombreux genres ou morceaux que l’amateur ignore ou ne possède pas. Personnaliser son univers musical, diversifier ses goûts musicaux : le musicien-informaticien s’inscrit dans cette tendance observée depuis longtemps chez les mélomanes. Internet permet aussi au musicien amateur de diffuser sa musique grâce à des sites de partage. L’amateur de l’ère numérique occupe ainsi un nouveau rôle sur la scène musicale. Ce n’est plus, comme dans la musique classique, le gentil élève obstiné qui ne pourra jamais se comparer au professionnel. Dans son home studio, l’apprenti DJ ou le compositeur amateur dispose en effet d’outils techniques comparables à ceux des professionnels. On peut alors assister à une certaine hybridation des pratiques amateurs et professionnelles. Les musiques électroniques, dites « amplifiées », se pratiquent aussi
collectivement au sein de groupes musicaux qu’on évalue en France à environ 40 000 (soit plus de 150 000 musiciens) 9. Ces groupes se produisent dans des circuits parallèles composés de MJC, de bars et de festivals. En dehors de ces manifestations, certains font connaître leur musique à travers des disques autoproduits, diffusés à l’entrée des concerts et chez quelques disquaires indépendants. Seuls quelques-uns cherchent à se professionnaliser : 5 % sont intermittents du spectacle, d’autres vivent du RMI ou de petits boulots 10. Pour ceux-là, la professionnalisation est extrêmement difficile et fortement concurrentielle 11.
MySpace ou la plateforme des musiciens Internet est devenu aujourd’hui le principal vecteur de diffusion de la musique, à travers des sites locaux et bien sûr les grands sites de partage qui se sont multipliés depuis 2004. Dans le domaine de la musique, MySpace joue un rôle clé avec 9 millions de créateurs inscrits, dont 130 000 en France 12. On peut donc considérer que la plupart des musiciens amateurs français ont leur page sur MySpace. Cette plateforme leur a permis de réaliser un espace personnel présentant leurs activités musicales. Contrairement à ce qu’on a pu dire ça et là, hormis quelques succès issus de MySpace, l’espace de la plateforme est bien segmenté. Le réseau des professionnels est beaucoup plus dense que celui des amateurs. Il se ramifie lui-même entre celui des stars, qui sont éditées par les majors et donc beaucoup plus médiatisées, et celui des indépendants, attachés à des petits labels mais détenteurs d’une grande influence (ils sont plus souvent cités dans les « meilleurs amis ») 13. Du côté des amateurs, la plateforme permet de faciliter les contacts entre musiciens proches : elle propose en effet un classement des groupes répartis entre plus de cent genres musicaux. MySpace n’abolit pas la séparation entre les amateurs et les
professionnels, mais il associe sur une même plateforme tous les musiciens, quel que soit leur statut. Il permet aux amateurs ou aux indépendants de signaler leurs références musicales en notant les musiciens qui sont leurs « meilleurs amis ». De ce point de vue, MySpace est bien le réseau social de la musique amplifiée, un espace où la curiosité de chacun peut se révéler payante. La cohabitation de tous apparaît de façon particulièrement explicite dans la présentation du classement des artistes en fonction de l’audience. Celui-ci comprend trois colonnes : la première pour les artistes qui ne sont pas édités, la seconde pour ceux qui le sont par des labels indépendants (indies) et la troisième pour les vedettes produites par les majors. Cette belle symétrie est en partie fausse, puisque les pages des artistes produits par les majors sont reliées à de nombreux autres sites qui attirent les internautes. En même temps, l’existence d’un hit-parade impose une règle commune : la qualité musicale se mesure à l’audience. L’expérience du site participatif My major company est une excellente illustration de cette règle. Le principe de ce site est de faire participer les internautes à la production de musiciens. Chacun mise sur le projet qui lui plaît et, quand un projet recueille 70 000 euros, il est produit. Ce projet, où l’éditeur publie ce que le public aime et soutient, ne donne pas une musique particulièrement novatrice. La participation des internautes n’est pas toujours très différente de celle des téléspectateurs à la Star Academy !
La photographie numérique La logique médiatique du classement qui structure le site MySpace n’a pas le même sens pour les stars et pour les musiciens amateurs. L’écart du nombre de visites est tel qu’on appartient bien à deux univers distincts. Alors qu’au hit-parade des stars on compte les visites en millions, les amateurs se réjouissent quand ils ont quelques centaines de fans. Dans ce cas, la plateforme est avant tout un réseau
social utile, voire indispensable, mais la logique médiatique ne fonctionne plus. Ce qui domine dans leur activité, c’est le plaisir de faire de la musique. Ces deux polarités devraient se retrouver dans le domaine de la photographie, mais l’équilibre est fort différent. Certes, il existe des sites d’agences de photos en ligne, comme Istock ou Fotolia, qui offrent pour des sommes dérisoires plusieurs millions de photographies prises (dans la plupart des cas) par des amateurs. Par ailleurs, on trouve des sites d’hébergement et de partage qui permettent de faire circuler gratuitement des photos et de les intégrer dans la sociabilité. Flickr est le plus connu. Il offrait à la fin de l’année 2008 trois milliards de photos et recevait aux États-Unis près de trente millions de visiteurs uniques par mois 14. Contrairement à MySpace, le site n’accorde pas d’importance à la logique du hit-parade. C’est essentiellement un site pour les amateurs de photographie qui, grâce au numérique, produisent beaucoup plus d’images qu’auparavant et souhaitent les partager. Le principe de Flickr est que les photos postées sur le site sont publiques. Il faut effectuer un paramétrage particulier pour les rendre privées. Et effectivement, environ les trois quarts des photos sont publiques. Néanmoins, si on examine les statistiques des utilisateurs, la majorité (surtout les moins actifs) ne souhaite pas partager ses photos avec des inconnus. Pour eux, Flickr est un espace de stockage (privé ou public) qui permet d’envoyer des photos aux proches, par mail ou en indiquant un lien hypertexte. Si la photographie a toujours été liée aux souvenirs personnels et aux moments forts de la vie, elle est aujourd’hui de plus en plus associée aux activités quotidiennes. À l’heure du numérique, elle circule en permanence. Sur un réseau social comme Facebook, on trouvait, début 2009, dix milliards de photos accessibles aux « amis » des utilisateurs. Mais la photo est aussi une pratique expressive, et c’est justement cette dimension qui intéresse les grands utilisateurs de Flickr (ceux qui déposent le plus de photos). Ces amateurs constituent des groupes en ligne sur différentes thématiques. Ils commentent des photos et sélectionnent leurs favorites. Les groupes, qui définissent leurs propres règles de fonctionnement, proposent un ensemble de photos et un
espace de discussion. Ils constituent à la fois une galerie thématique et un dispositif coopératif d’évaluation réciproque, d’entraide, d’avis, etc. Les thèmes proposés sont des objets (les sacs à main par exemple), des lieux (des villes touristiques), des techniques (noir et blanc, panoramique), mais aussi des exercices de style (images composées de lignes parallèles, photos de la lune à tel moment du cycle). Enfin, les photos peuvent servir à l’élaboration de jeux : il s’agit par exemple de trouver où la photographie a été prise. On retrouve ainsi, en ligne, la tradition des clubs amateurs qui se fixent des défis collectifs. La nouveauté est que l’activité est beaucoup plus intense et que la coopération, comme dans d’autres communautés en ligne, s’établit entre des individus dissemblables qui partagent la même passion pour la photographie. Une base de données aussi large que Flickr pose évidemment des problèmes d’indexation. Là encore, l’option retenue consiste à faire confiance aux utilisateurs. Au lieu que l’éditeur impose sa taxinomie, il laisse les utilisateurs indexer les photos comme ils le veulent, en associant à chacune des images des tags en liaison avec le sujet, le pseudonyme de l’auteur, la géolocalisation, etc. À la taxinomie savante s’oppose ainsi la « folksonomie » (classification des gens). Ces tags permettent à l’auteur de retrouver sa photo, mais aussi au visiteur de trouver les images qu’il recherche.
Écriture numérique et expression de soi La tension entre photographies privées et publiques se retrouve sur les blogs et, plus largement, dans toutes les formes d’expression de soi rendues possibles par Internet. Il s’agit d’une pratique de masse, puisqu’un cinquième des internautes français possède un blog, et que la moitié le met à jour régulièrement. Ces blogs sont visités par un tiers des internautes, et la moitié d’entre eux laissent des commentaires 15. On peut, avec Dominique Cardon, distinguer deux formes de blogs qui
touchent à l’expression de soi 16. Dans la première, il y a identité entre le discours et la personne de l’énonciateur. On retrouve la forme traditionnelle du journal intime, avec cette différence essentielle que le texte n’est plus caché au fond d’un tiroir mais est accessible à tous. Cependant les lecteurs restent rares, puisque l’auteur ne les recherche pas activement. Pour l’auteur, il s’agit d’exprimer ses états intimes ou de faire le récit d’expériences fortes. La distanciation et l’objectivation de soi rendues possibles par l’écriture électronique permettent de partager ses états d’âme avec des compagnons rencontrés anonymement sur le réseau, lesquels les commentent avec tendresse ou dérision en faisant part à leur tour d’expériences personnelles. La blogueuse (c’est une activité majoritairement féminine) peut être ainsi reconnue dans ce qu’elle a de plus intime. À cette quête de son identité la plus secrète, on peut opposer une réflexion sur ce qu’on aime faire. Au blog intime, écrit avant tout pour soi, on peut opposer le blog des proches, écrit pour ses amis ou sa famille, qui évoque le plus souvent les activités quotidiennes du blogueur, ainsi que ses humeurs. Il est destiné aux familiers : copains des adolescents, familles des plus jeunes ou des adultes. On est souvent dans le registre de la conversation avec les lecteurs-commentateurs, si bien que ce mode de présentation de soi se retrouve également dans la messagerie instantanée (MSN) ou dans les réseaux sociaux (Facebook). Une autre caractéristique des blogs est qu’ils sont souvent multimédias. L’auteur associe au texte, généralement assez court, des photos, des vidéos et de la musique. On a là un bel exemple de ce que Laurence Allard appelle l’« individualisme expressif 17 ». Le travail expressif est souvent sophistiqué. Les adolescents, notamment, manient avec dextérité les logiciels graphiques de mise en page et de retouche. L’activité créatrice prend une forme particulière qui n’est pas sans ressembler à celle des musiciens-informaticiens. Nous sommes ici dans une esthétique du copier-coller. Si certaines photos ont été prises par le blogueur, beaucoup d’autres éléments visuels ou sonores ont été prélevés sur le web. Ils sont alors intégrés dans une mise en page originale et permettent de situer l’auteur dans les goûts musicaux ou cinématographiques de son réseau amical, dans un jeu complexe de
conformité et de distanciation. La production de soi est un long travail de collecte et d’assemblage qui joue sur les affinités et l’autonomie. Comme pour les musiciens de MySpace, deux logiques de diffusion s’opposent : celle de l’estime de soi et de ses proches, largement dominante, et celle de l’audience et de la notoriété. S’il est clair que la construction de l’identité passe par l’approbation des autres, il y a néanmoins le risque de voir se juxtaposer ces petits espaces collectifs qui ne constituent jamais un espace public. C’est là que, pour ordonner tous ces micro-espaces, la tentation d’un classement par l’audience apparaît. Sur Skyblog, la grande plateforme des adolescents qui réunit des millions de blogs, un hit-parade des blogs est organisé. Mais, même dans le cercle des proches, la notoriété se construit localement en fonction du nombre d’amis et du nombre de commentaires. Contrairement aux blogs intimes, les auteurs construisent une stratégie de notoriété. « Lâchez vos coms ! », disent les ados à leurs lecteurscopains. En cherchant l’authenticité et la reconnaissance, ils font appel à un simulacre de marché médiatique, comme si, pour trouver le succès, il valait mieux suivre les recettes des médias. En définitive, la question de la reconnaissance est essentielle pour tous ces blogueurs. Elle peut être constituée soit par une « identité de liens 18 » (c’est pour cela que le blogroll, liste des liens hypertextes vers d’autres blogs, est aussi important), soit par un décompte général du lectorat.
Les fans Alors que l’artiste amateur se situe du côté de la production, l’activité du fan relève de la réception. Sa consommation est importante : il sélectionne, dans le champ des cultures populaires, un domaine auquel il se consacre intensément. Il en devient le spécialiste. Il intègre l’écrivain, le chanteur, ainsi que le média, dans sa vie quotidienne. Il y associe ses émotions et ses plaisirs. C’est donc un amateur de culture. Mais il souhaite aussi prolonger, s’approprier,
détourner les productions dont il est « fan », c’est-à-dire fanatique. C’est par le biais de cette activité seconde qu’il se rapproche de l’artiste amateur. Il y a pourtant un élément qui les distingue : le rapport à la culture. L’artiste amateur peut adopter deux positions radicalement opposées. Soit il est dans une position de vassalité vis-à-vis des interprètes professionnels ou des groupes de musique populaire. Dans ce cas, l’artiste amateur produit pour le plaisir un art globalement inférieur à celui qu’il admire (même s’il peut espérer acquérir une certaine notoriété grâce à son activité). Soit il décide de se situer ailleurs. Sa production est alors réalisée pour son plaisir exclusif et celui de ses proches. Il ne cherche ni à être reconnu ni à satisfaire aux règles de la production légitime : on retrouve là la situation de l’art brut. Le fan ne respecte pas plus les hiérarchies culturelles, mais il n’est pas ailleurs, il est à côté. Sa fascination pour les produits culturels de masse est fondamentalement subversive. Il cherche à les détourner ou plutôt à les retourner vers lui. Ce paradoxe, qui est au cœur de l’activité du fan, fait qu’il est en interaction régulière avec les producteurs. Dès lors, son activité, comme celle de l’artiste amateur, s’inscrit dans une construction identitaire. Il cherche à se distinguer par son attachement à certains produits culturels. Il vit de façon intense et quotidienne avec les images et les productions de son idole et, simultanément, il souhaite se réunir dans des communautés presque fusionnelles. Le fan peut intervenir de trois façons sur l’œuvre qu’il aime 19. A minima, il peut être coproducteur de l’œuvre en la réinterprétant. Il peut aussi construire une communauté de récepteurs qui commentent l’œuvre et, plus largement, conversent autour d’elle, cette activité d’échange pouvant s’étendre aux modes vestimentaires. Enfin, il peut prolonger le produit culturel, par exemple en le détournant. Il braconne dans la forêt du texte. Ces activités de réception créatrice permettent au fan de se construire une identité et de la soumettre aux autres.
Une nouvelle forme d’expression culturelle L’observation des fans est au cœur des recherches contemporaines en sociologie de la culture. La perspective courante fait du fan un représentant du public dominé, asservi à la culture de masse et, plus particulièrement, aux produits à grand succès 20. Au contraire, un sociologue comme Henry Jenkins montre que les fans refusent les hiérarchies de la culture légitime pour s’attacher aux cultures populaires ; ce faisant, ils revendiquent de pouvoir forger leurs propres codes d’interprétation au sein de collectifs spécifiques. Cette approche s’inscrit dans la filiation intellectuelle de Michel de Certeau et de ses réflexions sur le lecteur comme braconnier. Le fan n’est donc pas le récepteur aliéné des produits les plus médiocres de la culture populaire, mais l’acteur d’une communauté d’interprétation. Pour pouvoir braconner dans les domaines qu’il a choisis, le fan doit d’abord être un excellent connaisseur des chansons, des textes, des séries télévisées. Il peut alors en sélectionner des éléments, les retravailler, les associer à des éléments de sa vie ; c’est ainsi qu’il constitue son fandom, son royaume. À l’intensité de la réception correspond souvent un plaisir émotionnel. En même temps, le fan n’est jamais dupe : il est toujours conscient que l’art qu’il admire et consomme est une fiction, et il en maîtrise parfaitement les règles. Le collectif de fans est d’abord une « communauté d’interprétation » qui, pendant longtemps, a communiqué à travers des petits journaux, les fanzines, des réunions et même parfois des conventions, sources de rencontres. Mais le collectif peut aussi constituer un cadre d’actions communes. À la fin des années 1960, un « syndicat des récepteurs » a réclamé à la chaîne NBC la reprise de la célèbre série de science-fiction Star Trek. Avec l’arrivée du magnétoscope, les fans ont étoffé leur culture ; ils ont accédé aux films rarement diffusés, ainsi qu’aux épisodes de séries qu’ils avaient manqués (la communauté organisant l’échange de copies). Aujourd’hui, ces activités parallèles ont pris une tout autre dimension avec Internet et l’engouement pour des séries
télévisuelles américaines comme Desperate Housewives ou Lost. Le web permet aussi bien d’accéder à des documents donnant le sens général d’une série qu’à des présentations de telle ou telle partie ou à des vidéos de tel ou tel épisode. Mais surtout, les fans prolongent leur réception par une activité créatrice et hétérodoxe qui se manifeste soit par des ajouts à la fiction, soit par un collage de différents éléments. Comme l’écrit Jenkins, « ils ont transformé le braconnage en une forme d’art 21 ». Pendant longtemps, le support de cet art populaire a été le fanzine (en l’honneur de séries, de romans, de bandes dessinées, etc.). Les fans y déployaient des récits qui prolongeaient, transformaient ceux des producteurs. C’est toutefois un lieu d’écriture spécifique, pour le plaisir, qui ne prétend pas concurrencer romans ou scénarios professionnels. Ces communautés électives sont aussi et surtout un lieu d’apprentissage. L’activité des fans s’est d’autant plus diversifiée que les nouveaux produits culturels sont intégrés dans des univers multimédias où fleurissent des œuvres multiples qui renvoient constamment les unes aux autres. Les producteurs ne créent plus des œuvres, mais des univers ; l’auteur devient un world maker. Ce phénomène de « convergence culturelle », que Jenkins oppose à la convergence technologique entre informatique et audiovisuel 22, a lieu à la fois chez les producteurs multimédias et chez les fans qui habitent ces mondes, les densifient et les font vivre. Les rapports entre les producteurs et les fans ont toujours été complexes. Le fan contribue largement au succès d’un produit culturel en le consommant intensément, mais surtout en le faisant connaître. Il en devient un expert, qui connaît parfois mieux l’univers complexe d’une série que les scénaristes eux-mêmes. Mais il en détourne également le sens, en modifiant les rapports de séduction entre les personnages, et peut ainsi faire évoluer l’image de la série. Aussi les producteurs peuvent-ils le craindre (en cherchant par exemple à interdire ses fanzines) tout en trouvant dans ses expressions de soutien un indice révélant l’avis du public.
Internet, le réseau social des fans Dans la première communauté électronique californienne des années 1980 (The Well), les débats sur The Grateful Dead, le grand groupe de rock de l’époque, constituaient plus du tiers de l’activité des forums. Aujourd’hui, la musique est la thématique la plus consultée par les lecteurs de blogs (environ 45 % 23). Internet a donc été rapidement investi par les fans, d’abord pour discuter de leurs idoles, ensuite pour échanger musiques et vidéos au sein des réseaux peer to peer. Le web est en effet un dispositif parfaitement adapté à des communautés qui sont dispersées dans le monde entier. Internet et les outils informatiques offrent aux fans des instruments culturels collectifs leur permettant de mieux s’approprier les nouveaux univers culturels. Ils leur fournissent également des équipements pour développer leur réception créatrice. Le domaine des séries télévisées est tellement proliférant et complexe qu’aucun fan ne peut le maîtriser entièrement. Mais, en coopérant, la communauté peut réunir toutes les informations concernant l’univers et les personnages de telle ou telle série. C’est encore plus vrai pour un autre média : les jeux multijoueurs à univers persistant ou « univers virtuel partagé en ligne », tel World of Warcraft. Dans ce jeu qui se déroule dans un univers « médiévalfantastique », les participants doivent choisir un avatar et traverser un certain nombre d’épreuves qu’il est plus facile de réussir en groupe. Dans ce cas, on peut considérer que les joueurs les plus actifs, les hardcore gamers, sont des fans. Pour pouvoir jouer efficacement, les participants ont besoin de multiples informations : par exemple, comment constituer une potion magique en collectant différents ingrédients dans le jeu ? Ces informations sont réunies par certains joueurs dans des bases de données qu’ils gèrent et enrichissent sans cesse 24. Mais Internet n’apporte pas seulement des informations complémentaires à l’activité du téléspectateur ou du joueur. Il permet aussi de rendre plus attractif le jeu ou la réception télévisuelle. Les amateurs d’univers virtuels ont besoin de se coordonner. Les membres d’un collectif (une « guilde ») qui ont prévu d’aller attaquer un château
utilisent un forum pour organiser leur opération. Dans le domaine des séries télévisées, où il y a toujours un décalage entre le tournage et la diffusion, mais aussi entre les différents espaces de réception, les fans se mobilisent activement. D’une part, ils s’efforcent d’anticiper, de deviner l’évolution d’une série ; d’autre part, ils organisent des diffusions avec sous-titres dans des zones où la série n’est pas encore accessible. Les fans peuvent commenter chaque épisode de la série, avec le scénario et des extraits de dialogues, et tenter avec les éléments en leur possession de résoudre les énigmes. Leur compétence de récepteurs intensifs les amène à considérer qu’une série est « trop simple », là où un public standard jugera l’intrigue embrouillée 25. Dans une série de téléréalité comme Survivors 26, les fans cherchent à deviner où la série a été tournée et quel concurrent va l’emporter. Pour cela, ils mobilisent les compétences des uns et des autres. Ils sont capables de trouver des images-satellites du lieu de tournage ou des photos des différents concurrents qu’ils comparent avec les photos officielles fournies par la production (ce qui permet de déduire que tel participant a perdu du poids, qu’il a passé beaucoup de temps dans la jungle et donc qu’il est susceptible de figurer parmi les gagnants). Cet exercice d’intelligence collective reste ouvert, peu structuré, et chacun peut y contribuer comme bon lui semble. Certains préfèrent à l’inverse se protéger et fuir les « révélations » pour accroître le suspense et garder leur plaisir intact 27. En sous-titrant des séries, les fans cherchent à faire connaître les œuvres qu’ils apprécient tout en manifestant leurs compétences culturelles et linguistiques. En effet, il ne s’agit pas seulement de traduire, mais aussi de synthétiser, d’adapter pour le public français, d’intégrer le texte dans l’image et, enfin, de réencoder le tout. Les fans effectuent un travail technico-artistique d’adaptation ; ils le font de façon coopérative, puisqu’il faut souvent associer des individus ayant plusieurs compétences, confier la traduction à plusieurs équipes, etc. Il y a alors une tension entre la volonté de travailler rapidement pour diffuser la série le plus vite possible et le souhait de réaliser une adaptation de qualité 28. Cette activité, qui s’est d’abord organisée
autour des dessins animés japonais, a commencé à la fin des années 1980, avec les magnétoscopes. Elle est aujourd’hui effectuée sur ordinateur, Internet permettant d’organiser la coopération.
Un nouvel espace de réception créatrice Dans des médias où l’informatique est un outil de création, les fans peuvent plus facilement prolonger le produit culturel initial. Les « fanfictions », ces récits qui complètent ou prolongent les romans à succès, en constituent une première illustration. La saga Harry Potter a fourni, dans les années 2000, la première source de fanfictions. On pouvait ainsi recenser, fin 2008, 375 000 « potterfictions », dont 20 000 en français 29, sachant que beaucoup d’autres sont publiées ailleurs ou sur des blogs. Cette pratique, autrefois limitée par le format du fanzine, devient avec Internet une activité de masse. Le réseau informatique permet aussi des modes d’écriture et des formats différents. Les auteurs peuvent publier des textes incomplets qu’ils mettent à jour par la suite ; ils peuvent également écrire une histoire unique (one shot) ou se lancer dans un projet plus ambitieux avec une succession d’épisodes. L’écriture n’est pas toujours solitaire, puisque certains fans font corriger leur texte par des collègues. De toute façon, les lecteurs peuvent poster des commentaires, comme sur un blog. D’ailleurs, les fanfictions constituent un univers en perpétuelle expansion. Les auteurs qui, au début, s’appuyaient uniquement sur les romans édités (le canon) écrivent de plus en plus en partant des autres fanfictions (le « fanon »). Cette abondante production présente différentes manières de traiter le matériau (la fiction initiale). Les fans écrivent des textes qui précèdent le roman ou le prolongent ; ils se placent aussi dans les interstices des épisodes ou mêlent des univers fictionnels différents (selon une technique dite de crossover). Ils transforment certains personnages, les moralisent, les dévergondent ; ils peuvent aussi
prendre place dans le récit, en devenant de nouveaux héros 30. Les fanfictions sont un espace important de la construction identitaire du fan, mais elles sont également une expression publique, si bien que le fan est toujours partagé entre la volonté de parler de soi et celle d’écrire pour autrui. Dans les jeux vidéo, cette tension ne prend pas la même forme. Les fans créent d’abord pour eux, mais les autres joueurs valorisent leur création. Ils réalisent différentes modifications (ou mods) du jeu. Dans le cas des Sims 31, les joueurs vivent des activités quotidiennes dans un espace domestique. Les objets ou les petites animations qu’ils ont conçus circulent sur le web et enrichissent la communauté. Les mods peuvent prendre des formes plus complexes qui nécessitent des compétences de programmation, les fans se rapprochant alors des développeurs de logiciels libres 32. L’exemple le plus connu est celui du jeu vidéo Half Life qui, après transformation par des modders, est devenu Counter-Strike et a rencontré un immense succès. L’activité créatrice des fans s’inscrit souvent dans cette esthétique du copier-coller qui, nous l’avons vu, caractérise les pratiques amateurs informatiques. Les auteurs de fanfiction aiment associer à leur texte de la musique. En choisissant soigneusement les morceaux de musique, les fans ont créé un nouveau genre artistique, le songfic. En complément de ce collage audiovisuel, on trouve des pratiques complexes de copier-coller. Des fans de jeux vidéo prélèvent les bandes-son et produisent des musiques remixées. De même, des fans de mangas prélèvent des images et réalisent des petits clips vidéo (AMV ou Anime Music Video), utilisant une musique totalement différente. Le processus créatif des fans s’inscrit, comme la réception intensive, dans un processus collectif. Les créations sont commentées. Se met ainsi en place un processus d’apprentissage et d’élaboration de règles communes. Ainsi, sur le site Overclocked Remix, qui propose des musiques de jeux vidéo, une véritable esthétique du remixage s’est développée : seules des musiques provenant d’une bande originale de jeu vidéo sont acceptées. Le matériel originel doit être identifiable, mais transformé par des modifications et des augmentations 33. Ces
règles, qui permettent aux animateurs du site, à la suite de jugements d’experts, de ne garder qu’une petite partie des musiques proposées, définissent très clairement l’activité créatrice des fans. Ceux-ci doivent rester dans le cadre de la culture de masse et la transformer. Comme certains photographes amateurs sur Flickr, ils doivent se plier aux contraintes d’un exercice collectif. Le lien fort que le fan établit avec la culture de masse et qui le distingue de l’artiste amateur l’amène à interagir avec les industriels. Si ceux-ci se félicitent souvent de cet engagement qui accroît la notoriété du produit, ils peuvent aussi redouter les activités créatrices des fans. Alors que les producteurs de Sim City se sont réjouis de l’enrichissement que les modders apportent à leur jeu, Warner Bros, éditeur d’Harry Potter, a d’abord perçu les fans comme des pirates 34. En tout état de cause, il a souhaité encadrer solidement les dérives des fanfictions qui pouvaient donner une mauvaise image d’Harry Potter au sein du public adolescent. Derrière ce conflit local, on voit se dessiner une opposition fondamentale. L’ère numérique remet en cause le fonctionnement de la culture populaire industrielle, qui imposait que l’œuvre soit consommée sous la forme choisie par l’éditeur. Les fans retrouvent, au contraire, les pratiques de la culture préindustrielle où les contes pouvaient être réappropriés en permanence par les auditeurs et les lecteurs. Ainsi, le remix n’appartient plus à l’éditeur, mais au fan 35. Celui-ci ne prend pas seulement plaisir à consommer, mais à lire, écouter ou regarder comme bon lui semble.
User Generated Content Malgré la diversité de leurs projets, artistes amateurs et fans déposent leur production sur les mêmes plateformes de partage vidéo. Les YouTube et les Dailymotion constituent aujourd’hui des espaces cruciaux d’accès à la culture. En France, 5 % des internautes ont déposé une vidéo sur l’un de ces sites de partage 36. En 2007, YouTube,
premier site mondial, proposait cent millions de vidéos de moins de dix minutes. Chaque jour, 65 000 nouvelles vidéos sont déposées sur le site 37. On estime que 80 % des contenus ont été créés par les internautes. Il s’agit majoritairement de home vidéo et, pour 15 % d’entre eux, de remix ou de remake. Alimentées par des contenus réalisés par les usagers, ces plateformes ont souvent été interprétées comme une rupture dans l’histoire des médias. Les productions professionnelles vont-elles être remplacées par des objets réalisés par les internautes eux-mêmes ? Broadcast yourself est en effet le slogan de YouTube. Certains observateurs estiment d’ailleurs que ce phénomène dépasse les plateformes de partage, puisque 30 % des internautes fournissent déjà du contenu écrit ou multimédia 38. Si on élargit à toutes les formes d’expression, y compris l’écrit, on constate que 56 % des internautes français ont « participé de façon active à des sites créés par des internautes » et que 95 % les ont consultés 39. Malgré leur incontestable succès, ces plateformes ne se substituent pas à la télévision. Elles constituent plutôt un lieu de brassage où se juxtaposent des images différentes. Les fans trouvent là un moyen de faire connaître un film, de populariser une série en en proposant un extrait, d’accroître la notoriété d’un groupe qu’ils ont filmé lors d’un concert. Ils peuvent également poster les remix qu’ils ont élaborés, ou encore diffuser les clips qu’ils ont réalisés en chantant en play-back la chanson de leur artiste favori. De leur côté, les musiciens amateurs présentent un extrait de leur concert, tandis que les vidéastes présentent leurs productions. Certains témoins postent la vidéo d’un événement auquel ils ont assisté (manifestation, catastrophe naturelle). D’autres présentent des scènes de leur vie quotidienne : mariage, vacances, enfants, animaux de compagnie, etc. Par ailleurs, les producteurs y mettent la bande-annonce de leurs films ou de leurs séries. Sur ces plateformes se rencontrent le monde des médias, souvent réapproprié par les fans, celui des amateurs et celui des vidéastes ordinaires. Ce mélange est perceptible dans la mise en forme du site (par exemple YouTube), puisque, dès que l’internaute clique sur une vidéo, la liste des vidéos qui portent sur le même thème ou qui ont été réalisées par le même auteur apparaît à l’écran.
À cette hétérogénéité des vidéos correspond la diversité de leur public. Il peut représenter des dizaines de millions de personnes dans certains cas et se limiter à une centaine dans beaucoup d’autres. Les grands succès proviennent aussi bien des clips de stars et des bandesannonces de films que des spectacles inventés par les fans (comme ces marionnettes inspirées d’Harry Potter, les Potter Puppet Tals). À l’inverse, les vidéos privées (familiales ou amicales) ne sont destinées qu’à une minuscule audience. Pour délimiter leurs réseaux sociaux, les auteurs jouent sur le nom qu’ils donnent à leur film. S’il est suffisamment abscons, seules les personnes qui possèdent le lien pourront y accéder. Ces plateformes permettent de donner une visibilité aux pratiques créatrices qui touchent aujourd’hui un public de masse. Prenons l’exemple d’une petite communauté de fans de mangas présente sur Dailymotion, qui réalise des clips 40. Les clips postés sur le site sont commentés : les auteurs reçoivent ainsi non seulement des jugements, mais des conseils pour réaliser tel ou tel effet, pour mieux articuler image et son, etc. Il s’agit là d’une communauté d’apprentissage, mais aussi d’une communauté de jugement et d’audience. Les membres du groupe cherchent à promouvoir leur création en faisant en sorte que les autres fans classent leur clip parmi leurs favoris. Il y a souvent, comme sur MySpace, l’envie d’acquérir une notoriété analogue à celle que procurent les grands médias. Ainsi, si les fans les contestent et veulent se les réapproprier, ils en sont, en même temps, largement dépendants. Ces plateformes sont des lieux de partage et d’échange entre plusieurs mondes, celui des fans et celui des artistes professionnels, celui des médias et celui de la vie quotidienne. L’individu y associe ses différents intérêts. Les fans peuvent y diffuser les fruits de leur réception créatrice et les présenter aux professionnels qui vont parfois les mettre en valeur. Le chanteur canadien Justin Nozuka explique dans une interview placée sur son site qu’il prend plaisir à regarder les reprises de ses chansons par ses fans 41 ! De leur côté, les artistes amateurs présentent leurs productions, et les individus peuvent mettre en spectacle leur vie quotidienne.
Ces espaces peuvent être aussi des lieux de rivalité et de conflit. Les médias essaient d’imposer leurs programmes et leurs codes culturels à des fans qui font tout pour prendre leurs distances. De même, les artistes amateurs risquent de se trouver dans la même contradiction que certains professionnels, qui « deviennent les otages d’une admiration aliénante à l’égard de leurs collègues les plus inventifs, dont l’exemple les stimule et les anéantit tout ensemble 42 ». Enfin, ces plateformes donnent naissance à des effets inattendus. Si nombre de vidéos ne sont destinées qu’à quelques amis, elles peuvent parfois rencontrer un vaste public. En définitive, les frontières entre production et réception s’effacent, comme entre le spectacle et la vie.
1.
Olivier Galland, « Individualisation des mœurs et choix culturels », in Olivier Donnat et Paul Tolila (dir.), Les Publics de la culture. Politiques publiques et équipements culturels, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 87-100.
2.
INSEE, Lara Muller, « Enquête sur la participation culturelle et sportive en 2003 », Document de travail, mars 2005, p. 28.
3.
Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Paris, La Découverte, 2009, p. 67 et p. 189-203.
4.
Olivier Donnat, Les Amateurs. Enquête sur les activités artistiques des Français. Paris, La Documentation française, 1996, p. 197.
5.
Ibid., p. 102.
6.
François Debruyne, « Réseaux, Espaces communs et Espaces publics des musiques électroniques », thèse de doctorat, université de Lille-3, 2001.
7.
Serge Pouts-Lajus, Sophie Tiévant et al., Composer sur son ordinateur, Paris, ministère de la Culture, 2002, p. 56.
8.
Ibid., p. 46.
9.
Pierre Mayol, « Le poids économique du secteur des musiques amplifiées », in ADEM-Florida (dir.) Politiques publiques et Musiques amplifiées, Agen, Gema, 1997, p. 129.
10.
Ces données sont issues de l’enquête menée en Vendée par Gérôme Guibert, « Les o
musiques amplifiées en France », Réseaux, n 141-142, 2007. 11.
Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil/La République des Idées, 2002.
12.
Jean-Samuel Beuscart, « Sociabilité en ligne, notoriété virtuelle et carrière o
artistique », Réseaux, n 152, 2008.
13.
Jean-Samuel Beuscart et Thomas Couronné, « La distribution de la notoriété o
artistique en ligne », Terrains & Travaux, n 15, 2009. 14.
Les chiffres et exemples cités dans ce paragraphe viennent de Jean-Samuel Beuscart, Dominique Cardon et al., « Pourquoi partager mes photos de vacances o
avec des inconnus ? », Réseaux, n 154, 2009. 15.
Source : Médiamétrie, 2009.
16.
Dominique Cardon et Hélène Delaunay-Teterel, « La production de soi comme o
technique relationnelle », Réseaux, n 138, 2006. Les auteurs distinguent deux autres formes qui renvoient à la circulation des compétences et au débat public. 17.
Laurence Allard et Frédéric Vandenberghe, « Express yourself ! Les pages perso », o
Réseaux, n 117, 2003. 18.
J’emprunte cette expression à Valérie Beaudouin et Julia Velkovska, « Constitution o
d’un espace de communication sur Internet », Réseaux, n 99, 1999, p. 149. 19.
Voir Philippe Le Guern, « No matter what they do, they can never let you down… Entre esthétique et politique : sociologie des fans, un bilan critique », Réseaux, o
n 153, 2009, p. 38-39. 20.
Pour un bilan de la sociologie des fans, voir Philippe Le Guern, ibid.
21.
Henry Jenkins, Textual Poachers, New York, Routledge, 1992, p. 27.
22.
Henry Jenkins, Convergence Culture, New York, New York University Press, 2006.
23.
Source : Médiamétrie.
24.
Vincane Zabban, « Le jeu des médiations au service de la mise en tension des o
univers virtuels », Réseaux, n 143, 2007. 25.
Voir le cas de Twin Peaks étudié par Henry Jenkins dans Convergence Culture, op. cit., p. 32-34.
26.
TF1 a diffusé une adaptation française sous le titre Koh-Lanta. Le retour des héros.
27.
Voir Henry Jenkins, Convergence Culture, op. cit., p. 25 et suivantes.
28.
Voir Laurence Allard « Fansubbing, peering… : des technologies de singularisation de la consommation culturelle », in Éric Maigret et Éric Macé (dir.), Penser les médiacultures, Paris, Armand Colin, 2005.
29.
Sébastien Francois, « Fanf(r)ictions » Réseaux, n 153, 2009. Le principal site web est www.fanfiction.net.
30.
Henry Jenkins, Convergence Culture, op. cit., p. 162-177.
31.
Voir par exemple les sites http://simswiki.info et http://www.modthesims.info, qui permettent de télécharger de nombreux objets.
32.
Voir chapitre 3.
33.
Christopher Russell « Ethnogaphy of the Web Site OverClocked ReMix », Art of Recording Production symposium, 2008. L’adresse du site est http://ocremix.org/.
34.
Henry Jenkins, Convergence Culture, op. cit., p. 185-191.
o
35.
Sur cette question, voir Lawrence Lessig, Remix, New York, Penguin Press, 2008.
36.
Source : Médiamétrie, 2009.
37.
Meeyoung Cha et al., « I tube, you tube, everybody tubes », Icm’07.
38.
Franck Rébillard, Le Web 2.0 en perspective, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 173.
39.
Source : Journal du Net, 30 août 2007.
40.
Erika Antoine, « La communauté virtuelle des fans du manga Naruto sur Dailymotion », mémoire du master Communication des entreprises, université de Paris-Est Marne-la-Vallée, 2008.
41.
Hai-Nhi Pham-Dinh, « Étude de la communauté virtuelle des fans français du chanteur Justin Nozuka », mémoire du master Communication des entreprises, université de Paris-Est Marne-la-Vallée, 2009.
42.
Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, op. cit., p. 48.
CHAPITRE 2
Les amateurs et la citoyenneté
De même que les pratiques artistiques amateurs ont ouvert le champ de la culture, de même l’activité politique amateur étend le domaine de la citoyenneté. Elle se manifeste par la production d’opinions et la participation à ces nouvelles agoras que sont la blogosphère et les forums en ligne. L’amateur de la chose publique est un citoyen qui veut s’informer par lui-même, exprimer ouvertement son opinion, développer de nouveaux modes d’engagement. Il se méfie des experts-spécialistes et n’accorde pas toujours sa confiance aux représentants qu’il a contribué à élire. On est ici au cœur de la démocratie d’interaction 1. Internet est un outil précieux qui permet d’étendre la citoyenneté en facilitant l’expression publique de tous les citoyens. Écrire un article pour son blog ou pour un journal en ligne, participer à des débats sur des forums de discussion et, plus largement, chercher à persuader ou à contester, telles sont les pratiques nouvelles que je me propose d’étudier dans ce chapitre. Dans ces différentes activités, l’amateur peut écrire pour le plaisir, échanger, débattre avec des proches ou des inconnus ; il peut également intervenir dans le jeu politique en contestant une décision, en dénonçant un choix politique, en proposant une alternative. En matière politique, Internet peut donc revêtir deux formes : d’un côté, un dispositif d’expression et de débat public, de
l’autre, une nouvelle configuration d’action. Là encore, deux figures se dessinent : celle de l’amateur de politique et celle de l’engagement en amateur.
L’amateur de politique Produire des informations ou des opinions nécessite un mode d’écriture différent de celui de l’écriture amateur que nous avons évoqué précédemment. Il ne s’agit plus de parler de soi, de son intériorité, mais de traiter de questions publiques, donc de sujets impersonnels. Toutefois, aborder des questions générales ne veut pas dire pour autant participer au débat public, entrer dans l’arène politique. Toute expression publique sur le web ne relève pas de cet « Internet citoyen » dont certains observateurs font trop rapidement un nouvel outil démocratique. Les sciences sociales sont en effet très marquées par une approche délibérative du débat public. Celui-ci est perçu comme une discussion ouverte, accessible à tous, où l’on échange des arguments rationnels afin de trouver un consensus. Arlette Farge a toutefois montré qu’il existait au XVIIIe siècle une opinion publique populaire qui fonctionnait sur un tout autre mode et transgressait en permanence la frontière entre le public et le privé 2. Internet propose aujourd’hui d’autres ressources qui permettent d’afficher ce continuum entre opinions privées et opinions publiques. D’une part, l’expression publique sur Internet est destinée à des publics très divers, connus ou inconnus, fermés ou ouverts, etc. D’autre part, les modes d’expression sont multiples. Si certains prennent la forme d’un échange structuré d’arguments rationnels, d’autres correspondent davantage à un modèle conversationnel où l’on débat de façon polémique jusqu’à parfois tomber dans la guerre d’injures (flame war). De nombreux amateurs se situent dans une sphère autonome de production d’informations et d’opinions. Ils écrivent pour eux et quelques lecteurs. Si l’on en croit Médiamétrie, c’est le cas de la moitié
des blogueurs, qui déclarent ne pas s’adresser à « tous les internautes ». Ainsi, le témoignage de nombreux amateurs n’a qu’une portée limitée : ils ne cherchent pas particulièrement à intervenir dans le débat public et, dès lors, ils n’ont pas pour objectif de s’opposer aux expertsspécialistes, aux journalistes ou aux hommes politiques. Les informations et les opinions qu’ils élaborent sont destinées à une communauté restreinte. L’objectif de nombreux amateurs consiste à utiliser Internet comme un espace autonome de jugement personnel où l’on cherche à témoigner, argumenter, discuter, non plus en face à face avec des proches, mais plutôt avec des inconnus et des profanes : les « amis du Net ». D’autres amateurs, au contraire, revendiquent leur position de citoyen concerné par un événement ou une question précise. Ils souhaitent contester le discours des experts-spécialistes qui les ont ignorés et n’ont pas pris en compte leur point de vue ; ils veulent dénoncer des projets politiques, chercher à convaincre, rallier à une cause. On est ici dans le registre de la résolution de problèmes publics, alors que les premiers étaient dans celui du témoignage et de la sociabilité. Ces deux registres d’intervention constituent les deux grands pôles d’expression des amateurs de politique. Le premier est constitué par l’« espace extime », lieu de dévoilement de l’intime, tandis que le deuxième se superpose plus classiquement à l’espace public.
L’espace « extime » Dans la société contemporaine, les frontières entre le public et le privé sont de moins en moins nettes. L’émotion, l’intime, la passion prennent une place croissante dans les discussions publiques. La parole privée a été largement diffusée dans l’espace public par la radio et la télévision 3. À l’inverse, la parole publique peut être reçue dans un espace restreint, mais aussi dans un espace plus large, facilement
accessible. Elle peut s’inscrire dans un registre personnel (le blog) ou laisser la place à la polémique. Précisons la notion d’espace extime. Il s’agit d’un espace où l’énonciateur s’adresse à un nombre restreint de récepteurs plus ou moins connus, à travers un dispositif accessible à tous. On peut caractériser ainsi les vidéos qui circulent sur les sites de partage et ne sont pourtant destinées qu’à quelques proches. Pour mieux comprendre la spécificité du mode d’expression extime, étudions les acteurs d’un média à première vue éloigné, le « média citoyen » Agoravox 4. Ce site propose un journal en ligne réalisé par des individus ordinaires. Bien que ceux-ci soient souvent à la frontière des métiers de l’écriture (étudiants, enseignants, consultants, cadres retraités, etc.), ils ne se positionnent pas comme journalistes. Ils écrivent d’ailleurs peu (six à sept articles en moyenne). Pour la majorité d’entre eux, ils s’appuient sur leurs compétences professionnelles, leurs expériences ou leurs hobbies. Ainsi, une institutrice de maternelle qui a eu des enfants autistes dans sa classe écrira un article sur les difficultés de l’intégration des handicapés en milieu scolaire ; un consultant en informatique va essayer de décrypter l’affaire Kerviel, sujet qui le passionne et qu’il souhaite analyser selon un angle nouveau. Certains ont déjà tenté de publier des tribunes dans la presse. Or, l’écrit en ligne est un espace de liberté où l’on peut mobiliser sa créativité, s’exprimer sans contraintes et notamment sans celles que rencontrent les journalistes. Dans l’expression extime, on retrouve ce plaisir de faire qui caractérise la pratique amateur ; mais, contrairement à ce que laissaient croire certaines utopies, les amateurs ne se substituent pas vraiment aux journalistes. C’est probablement dans le domaine de la photographie qu’on perçoit le mieux la spécificité de l’espace extime. Certes, lors d’événements exceptionnels ou peu couverts, les médias utilisent des images produites par des amateurs. Mais celles-ci ne constituent qu’une infime partie des images mises en ligne sur les plateformes de partage. Pour l’amateur, capter ses propres images est d’abord, comme le note André Gunthert, une façon de « se réapproprier l’événement » et
d’apaiser le traumatisme qu’il a pu produire 5. Ces photos ne sont pas destinées aux médias ; elles circulent à travers les plateformes et les réseaux sociaux. Les internautes qui recueillent ces informations ou ces matériaux les publient souvent sur d’autres sites et notamment sur leur blog. Journal en ligne et blog s’articulent : le premier offre une visibilité plus forte (mais tous les articles soumis ne sont pas publiés), tandis que le second, s’il n’exige pas de passer au travers de procédures de sélection, sera plus confidentiel. Le blog permet, plus facilement que la presse en ligne, d’utiliser des registres d’intervention qui mêlent expérience privée et expérience publique. Il privilégiera moins l’argument rationnel et mobilisera davantage l’émotion, le récit personnel ou simplement un angle d’analyse inédit. Ce mode d’expression est bien adapté dans les cas où l’audience est a priori restreinte. L’auteur ne cherche pas à obtenir une forte visibilité, mais il peut parfois, après avoir été applaudi par d’autres internautes ou repris dans les blogrolls, quitter un espace quasi privé pour entrer dans l’espace public, presque par inadvertance. Ainsi, le blog ordinaire – qu’il faut distinguer de celui des blogueurs réputés – est un moyen de communication qui convient bien à l’expression extime d’une opinion. On trouve un phénomène voisin dans la campagne MoveOn, lancée aux États-Unis en 2004 contre la politique de George Bush en Irak. Dans ce cadre, 1 500 clips ont été réalisés. Cette production relève, selon Olivier Blondeau, du « film de famille 6 ». Non seulement leur facture est amateur, mais leur argumentation est privée. On y voit des parents expliquer à leurs enfants qu’il ne faut pas mentir, provoquer des bagarres dans la cour de récréation, etc., c’est-à-dire éviter tout ce que Bush a fait dans le domaine des relations internationales. Les internautes opposent au discours médiatique du Président un discours privé et ordinaire.
Dans les replis de l’espace public
Ce mode d’expression extime, qu’on trouve dans ces clips ou dans de nombreux blogs, peut prendre des formes plus inattendues, par exemple la participation à l’écriture collective sur des sites encyclopédiques. Ainsi, les articles de Wikipédia ne sont pas signés. Ils sont le fruit d’un travail collectif, selon les mêmes modalités que les logiciels libres. Cette encyclopédie en ligne, qui ne définit pas a priori les articles à écrire pour couvrir l’ensemble des champs du savoir, repose sur les propositions des contributeurs, qui elles-mêmes reflètent les problèmes et intérêts du moment. Prenons l’exemple de la crise financière de 2008, question majeure et largement débattue dans tous les médias du monde. La production d’articles sur ce thème a pris une tonalité très particulière, car elle est à la fois très importante et totalement éclatée. En 2008, 75 articles sont apparus, sur le Wikipédia anglophone, pour décrire les différents aspects de la crise 7. Cette prolifération d’articles, aux titres parfois très proches, manifeste la difficulté qu’éprouvent les contributeurs à vulgariser et à expliquer la crise. Contrairement à ce qui se passe habituellement sur Wikipédia, où un petit groupe s’organise pour structurer tel sous-champ de la connaissance, la production diverge et éclate dans des directions multiples. Cette difficulté à appréhender la crise, qui n’est évidemment pas propre aux profanes, se traduit par un déplacement de l’activité intellectuelle. Les contributeurs ne cherchent plus à faire connaître les caractéristiques et les explications d’un phénomène économique et financier ; ils se contentent de faire la chronique des multiples faits associés à la crise. Comme certains contributeurs du journalisme citoyen, ce sont des gros lecteurs de presse. Celle-ci constitue leur principale source d’information. Ainsi, dans l’article « Global Financial Crisis of 2008 », les contributeurs présentent chaque semaine une synthèse des événements qui se sont déroulés. Cette revue de presse amateur mobilise des sources multiples (plus de 200 au cours de quatre mois d’écriture). Mais c’est évidemment dans les coulisses de cette production coopérative que les contributeurs s’expriment le plus librement. Comme toujours sur Wikipédia, un espace de débat est associé à chaque article. En principe, cet espace est réservé aux discussions liées
à la rédaction de l’article ; mais il devient, dans le cas présent, un forum général sur la crise où apparaissent des points de vue variés et parfois périphériques, apportés par les contributeurs, mais aussi par les lecteurs. Dans la page de discussion de l’article « Late 2000’s Recession », une contributrice a retracé sur deux pages la chronologie des (dé)réglementations du système financier américain. Son texte a été annoté et complété par un autre contributeur, mais il n’a pas été intégré dans l’article proprement dit. À cet échange civil et coopératif, mais autonome par rapport à la rédaction de l’article, on peut opposer des joutes agressives, des attaques virulentes qui donnent parfois naissance à un espace à part où les contributeurs continuent à polémiquer entre eux. Pour permettre à toutes les opinions de s’exprimer le plus librement possible, les contributeurs ont même créé une rubrique spéciale intitulée « Opinions diverses ». Ces pages de discussions débouchent ainsi sur un mode d’expression particulier. Il ne s’agit pas de trouver un consensus, une formulation neutre et objective, mais au contraire de laisser s’exprimer des opinions multiples et parfois divergentes, de libérer les subjectivités, d’afficher l’incertitude. L’espace extime est donc fondamentalement morcelé. Il semble que les participants cherchent avant tout à exprimer leurs peurs, leurs inquiétudes face à la crise.
Les différentes formes du débat public Le registre du discours de l’espace extime est celui de l’expression et de l’émotion. Des points de vue souvent contradictoires s’y multiplient. Comme le dit un sociologue canadien, il s’agit de « monologues interactifs 8 ». Quand il y a débat, il est limité, relevant de la conversation en petits groupes. S’il y a souvent une grande richesse dans les témoignages, les opinions sont éclatées et les petits espaces extimes se juxtaposent sans jamais se rencontrer. Ce morcellement est encore renforcé par le fait que les identités des internautes sont floues
et mobiles. Non seulement les interlocuteurs utilisent des pseudonymes et se créent une identité virtuelle, mais ils peuvent en avoir plusieurs et en changer à tout moment. Dans l’espace public, au contraire, celui qui s’exprime s’engage. Comme le note Dominique Cardon à propos des blogs politiques 9, il y a une responsabilité de l’énonciateur. Dans l’espace public contemporain, l’individu prend la parole en son nom propre. Si c’est un individu ordinaire appartenant à une organisation, il en court-circuite les porteparole. Si c’est un professionnel, il parle en son nom propre, et non pour son institution ou son journal. Ce débat public peut prendre différentes formes. J’en ai retenu trois : le blog public, le discours polémique et la délibération. Les blogs les plus réputés, ceux des journalistes ou des blogueurs reconnus, correspondent à une nouvelle forme d’expression : le blog public, discours tenu à la première personne. Alors que le journaliste traditionnel prend son temps pour collecter l’information, la vérifier, rendre compte de faits le plus objectivement possible, le blogueur s’exprime dans l’urgence et à la première personne. Il n’engage plus son journal mais lui-même. Il ne prétend plus être l’expert-spécialiste d’une question, mais celui qui réagit « à chaud », exprimant une vérité relative. Son rôle est moins de produire une information que de proposer un point de vue, d’organiser la conversation avec les internautes, de lancer la discussion. Il est souvent moins savant que ses interlocuteurs, mais il est capable de les mettre en réseau. Il produit des textes, mais il organise aussi les commentaires qu’il suscite 10. En définitive, le blog public est un réseau de points de vue privés. Dans les commentaires qui accompagnent ces blogs, comme dans d’autres espaces de discussion citoyenne en ligne, le mode d’intervention est résolument polémique. Pour mesurer la dimension du phénomène, prenons l’exemple du blog tenu par le sociologue Cyril Lemieux pendant la campagne électorale de 2007. 30 % des commentaires sont polémiques, cette part étant encore plus grande (60 %) quand ils sont adressés non au sociologue mais aux autres commentateurs 11. Cela tient bien sûr à l’anonymat des participants, qui peut exacerber la charge conflictuelle des propos, mais également à un
mode d’expression particulier, l’écriture quasi orale qui caractérise Internet 12. On a souvent disqualifié ces discussions polémiques qui ne correspondent pas aux règles traditionnelles de l’argumentation ni aux canons de l’espace public théorisé par Habermas 13 ; mais il n’est pas illégitime de réhabiliter le conflit comme forme d’argumentation politique. Si la polémique a joué un rôle essentiel dans la démocratie parlementaire, elle témoigne également de la passion politique qui irrigue l’univers numérique. Les observateurs de ces discours 14 montrent que la passion est indissociable de l’argument rationnel et que ce type de débat est toujours entrelacé de querelles personnelles. La polémique met en œuvre des formes d’argumentation qui mobilisent l’émotion, les passions et l’expérience individuelle. Il y a là une forme de débat qu’il convient de prendre au sérieux. Dans certains cas, la polémique n’empêche pas les points d’accord ; dans d’autres, la discussion est, comme le note une observatrice de forum, un « révélateur de conflit 15 ». C’est en ce sens qu’on se situe dans un espace public totalement différent. En effet, le consensus n’est pas forcément l’objectif de la discussion, et certaines confrontations restent indépassables. Face à ce modèle, l’idéal délibératif repose sur les compétences mises en œuvre par les amateurs de politique et leur aptitude à formuler des arguments susceptibles de convaincre et de déboucher sur une « entente rationnellement motivée », dans la tradition habermassienne. L’amateur autonome et compétent, sans nécessairement participer à la vie politique traditionnelle, est prêt à prendre part à de nouvelles formes de débat public. Cette démocratie délibérative en ligne fonctionne à condition de respecter un certain nombre de règles formalisées, acceptées par les participants et rappelées par les modérateurs. Ces derniers peuvent filtrer les messages les plus violents, qu’ils soient injurieux, diffamatoires, racistes, etc. Dans ce type de débat en ligne, une grande diversité d’opinions peut apparaître, la parole n’étant pas confisquée par les professionnels de l’expression publique. Cette nouveauté s’inscrit, notamment en France, dans une tradition de débat public organisé. Internet a progressivement trouvé sa place
dans ces procédures. Lors du débat sur le troisième aéroport parisien, Laurence Monnoyer-Smith a constaté que, contrairement au débat en salle qui réunit essentiellement des représentants d’institutions, le débat en ligne avait attiré des citoyens ordinaires s’exprimant sur des enjeux locaux 16. L’existence d’un site web permet également de fournir aux participants toute une série d’informations, d’organiser des modules de démonstration relatifs à une solution technique, ou encore de proposer des dispositifs de sélection des arguments qui seront confrontés lors des autres étapes de la discussion 17. L’expérience menée par le Parlement britannique au début des années 2000, qui consiste à associer des débats en ligne à des commissions parlementaires, a montré que ce dispositif suscitait une participation riche et diversifiée de citoyens qui, pour l’essentiel, n’entretenaient pas de lien particulier avec les partis ni d’autres organisations politiques. Le débat en ligne est également un espace d’apprentissage. On peut y trouver des ressources d’argumentation politique qu’on pourra réutiliser dans le « monde réel » ; on peut y tester ses capacités argumentatives. D’ailleurs, il a été constaté que la discussion en ligne pouvait favoriser l’engagement dans la vie politique. Contrairement à l’espace extime, le débat public doit être largement ouvert à tous. Or, on adresse souvent cette critique au débat démocratique en ligne : les débats sont censés ne réunir que des internautes aux opinions proches (c’est le reproche d’« homophilie »). Cette thèse a suscité de larges discussions 18. La question est de savoir si l’internaute ne consulte que des sites ou des forums proches de ses opinions ou si, au contraire, il se confronte à des positions différentes et inhabituelles. En d’autres termes, Internet freine-t-il ou renforce-t-il le débat public sous ses différentes formes ? La conclusion est qu’Internet ne suscite pas des débats plus homophiles que dans le monde réel.
L’engagement amateur
La démocratie délibérative en ligne est loin d’être une pratique de masse. Si l’on prend une expérience emblématique, celle de Madrid Participa qui propose aux Madrilènes depuis 2004 de s’exprimer sur différents sujets touchant à la vie urbaine, il faut bien constater que la participation est faible (quelques pourcent). Mais c’est loin d’être le seul mode d’action politique en ligne. Un quart des internautes français déclare avoir signé une pétition en ligne ; 17 % ont transmis à leur entourage des informations politiques sous des formes diverses ; 11 % ont commenté des actualités politiques sur un site ou sur un blog ; 5 % ont participé à un forum de discussion politique 19. Internet prend ainsi place dans l’activité politique. Plus profondément, il s’inscrit dans une transformation de l’action politique des citoyens. En effet, la crise de la démocratie représentative, souvent évoquée, s’accompagne d’un déclin des grandes organisations politiques. On observe, selon l’expression de Jacques Ion, « la fin des militants 20 ». Non pas que l’action politique des individus ait cessé, mais elle a pris une autre forme. Elle n’est plus aussi régulière qu’avant, structurée par de grandes organisations partisanes. Les réseaux politiques qui, dans les années 1950 ou 1960, relayaient les grandes organisations verticales (la nébuleuse des associations du PCF ou de la SFIO) sont aujourd’hui lancés à l’initiative d’individus qui épousent une cause précise, de façon intensive et pour une période de temps limitée. On est ainsi passé d’un « engagement affilié », au sein d’une organisation donnée, à un « engagement affranchi 21 ». Le nous minuscule qui regroupe des individus singuliers, motivés par la dimension personnelle de leur action, a remplacé le nous qui réunit des acteurs anonymes et leur impose un mode de visibilité particulier (celui de la classe ouvrière par exemple). La parole individuelle s’est substituée à la parole collective exprimée par des porte-parole dûment mandatés. Jacques Ion observe également une autre modalité de l’« engagement affranchi » : le fait que l’action politique ou citoyenne ne nécessite plus la présence simultanée des militants. Amnesty International constitue un bon exemple d’organisation qui fonctionne sans coprésence physique, en utilisant au maximum le courrier et le
mail. Dans ces nouvelles organisations, les membres n’ont pas forcément d’identité collective et peuvent être recrutés avant tout pour leurs compétences spécifiques individuelles (expertise technique, juridique, expérience des médias, etc.). Alors qu’il y a un demi-siècle l’identité politique pouvait structurer l’identité individuelle, aujourd’hui l’engagement est limité à l’action elle-même. L’individu n’investit dans la lutte qu’une de ses facettes. Contrairement au militant traditionnel, il n’est plus attaché à une organisation unique ; il peut s’engager dans plusieurs causes qu’il associe lui-même en fonction de son intérêt et de son identité ; il peut être ainsi articulé à différents réseaux. Nous retrouvons là un phénomène que nous avons déjà observé dans d’autres activités amateurs, qui sont à la fois intenses et limitées. On peut craindre que ces engagements pluriels et citoyens atomisent les actions et entraînent un repli sur leur dimension locale. Mais il semble au contraire qu’il y ait une pédagogie de la réflexion locale, qui amène les acteurs à « grandir les problèmes » en passant du local au général. Ces nouvelles formes d’engagement politique, plus distanciées et limitées, indépendantes des institutions, s’appuient sur des réseaux construits par les acteurs eux-mêmes. Parce qu’elles impliquent directement le citoyen, elles trouvent dans Internet un outil efficace qui permet de s’organiser, de suivre la temporalité d’un mouvement social, de militer en réseau. L’activisme électronique est bien adapté à ces nouvelles formes d’engagement. Il permet de surveiller l’action des pouvoirs publics et des entreprises (par exemple dans le domaine des risques sanitaires et de l’environnement), de dénoncer leurs agissements, de donner un sens à des phénomènes sociaux et, finalement, d’exprimer une opinion minoritaire en lien avec d’autres citoyens. Cette nouvelle action politique s’inscrit dans la « contredémocratie » étudiée par Pierre Rosanvallon qui voit dans Internet « un espace généralisé de veille et d’évaluation du monde 22 ». Dans le cadre de l’action politique des amateurs, la contre-démocratie prend toutefois des formes un peu différentes. À côté des deux registres de la veille et de la dénonciation, on peut en voir apparaître d’autres : celui de la construction du sens et de la conviction.
Ces modes d’engagement amateur permettent de passer d’un espace extime, où chacun exprime simplement son avis, à un espace public où se manifestent et se coalisent des opinions collectives. La première tâche est une activité de veille, de collecte d’informations. Elle peut porter aussi bien sur l’évolution du droit et de la réglementation que sur des situations de souffrance sociale (licenciements, expulsions, problèmes sanitaires, etc.). Le mouvement altermondialiste ATTAC et le Forum social mondial au premier chef ont accordé beaucoup d’importance à cette collecte d’informations, organisant des traductions de documents étrangers et les mettant systématiquement en ligne 23. Cette activité de veille peut prendre plusieurs formes selon que le « collecteur » se contente de faire circuler l’information, la filtre ou la commente 24. Dans ce dernier cas, on retrouve les pratiques du journalisme citoyen évoquées plus haut. En tout état de cause, le « collecteur » est un médiateur : il met en contact des groupes, diffuse des informations qui appartiennent à des réseaux distincts. Cette mise en réseau a deux effets. La circulation de l’information peut prendre un caractère chaotique et finir par toucher des récepteurs étrangers aux questions évoquées ; on sort ainsi du collectif d’origine. D’autre part, plus le traitement de l’information est sophistiqué, plus il engage de ressources intellectuelles et techniques. Il se crée alors une nouvelle expertise, une élite qui se distingue du commun des militants. Parallèlement à cette collecte, menée de façon très décentralisée par des militants de base, des organisations recueillent des informations publiques sous la forme de bases de données. Dans le contexte de la démocratie américaine, la Sunlight Foundation amasse systématiquement les informations liées à l’activité du Congrès (projets de loi, position et vote des parlementaires, etc.). Il s’agit d’informer le citoyen en lui permettant de suivre, de façon très complète, l’activité de ses représentants. Ce travail de collecte, d’indexation et de commentaire est assuré par un réseau de plusieurs centaines d’amateurs bénévoles.
Pétitions en ligne : humour et « ultimatums » L’information n’est pas seulement collectée : elle peut être lue et commentée de façon critique. Ici, l’amateur se tient à distance de l’autorité des hommes et femmes politiques. Cette activité peut déboucher sur des critiques féroces. Dénoncer les discours politiques dominants constitue en effet la deuxième activité politique de l’amateur. Les cibles sont nombreuses : le lobby nucléaire, les industriels qui ont laissé les ouvriers travailler avec de l’amiante, l’Europe néolibérale, etc. Lors de la campagne sur le Traité constitutionnel européen, Internet a joué un rôle important : alors que les promoteurs du « oui » ont eu largement accès aux médias, les partisans du « non » (lesquels, dans l’ensemble, n’appartenaient pas aux organisations politiques dominantes) ont largement utilisé le web pour présenter et diffuser leurs arguments. D’après un observateur, les deux tiers des sites qui ont parlé du référendum soutenaient le « non » 25. Dans ce cas, le web est le moyen de communication de ceux qui sont mal représentés dans les médias traditionnels, voire qui en sont exclus. L’activité de dénonciation s’organise souvent en deux séquences que la sociologie des mouvements sociaux distingue assez classiquement 26 : « la mobilisation de consensus », qui cherche à rallier l’opinion et à la maintenir en éveil, et la « mobilisation d’action », qui vise à transformer l’intérêt et la sympathie obtenus en opérations de dénonciation lors d’événements particuliers (manifestation, pétition, etc.). Les mouvements écologistes manient avec beaucoup de talent l’enchaînement de ces deux étapes de mobilisation. Il y a une dizaine d’années, Internet intervenait plutôt au premier niveau, donnant un aspect international à la mobilisation 27. Aujourd’hui, son rôle s’est diversifié. Un jeu complexe s’est mis en place entre les multiples outils médiatiques et les actions citoyennes. À l’occasion du sommet de Copenhague de 2009, plusieurs ONG réunies dans le collectif Ultimatum climatique ont lancé sur le web une
pétition qui a réuni plus de 500 000 signatures. Par la suite, elles ont organisé des manifestations éclairs festives (flash mobs). Si Internet a été un élément décisif dans cette mobilisation citoyenne, c’est qu’il a permis de combiner plusieurs actions. Tout d’abord, la pétition devient une action de plus en plus classique (début 2010, plusieurs milliers de pétitions circulaient sur le Net). De plus, Internet permet d’articuler des collectifs et, comme le note Fabien Granjon, de « mettre en visibilité la multitude 28 ». Le score d’un demi-million de signatures est manifestement un record pour une pétition politique en ligne. Mais d’autres éléments sont nécessaires pour mobiliser l’opinion. A contrario, la pétition Vauzelle, lancée ces dernières années pour inscrire les services publics dans la Constitution, a réuni près de 300 000 signatures, mais elle est loin d’avoir eu le même impact que l’« ultimatum climatique 29 ». Quand la dénonciation débouche sur une mobilisation, elle prend souvent un caractère divertissant et humoristique. La nomination ratée de Jean Sarkozy à la tête de l’EPAD en est une bonne illustration. Si, au début de l’affaire, la pétition lancée par Christophe Grébert, blogueur reconnu et conseiller municipal de Puteaux, a recueilli plus de 80 000 signatures en sept jours, ce qui est exceptionnel, il semble qu’il ait fallu d’autres actions plus populaires pour que la mobilisation monte en force et soit reprise dans les médias. Citons à titre d’exemple la campagne sur Twitter, appelée « Jean Sarkozy partout » et qui a consisté à envoyer des messages sur le mode « Jean Sarkozy, candidat à l’Académie française », etc. De même, de jeunes militants socialistes ont demandé à être adoptés par Nicolas Sarkozy. Comme le note un bon observateur du web politique, Nicolas Vanbremeersch, Internet « n’a pas gagné cette bataille », mais il « s’y est révélé comme une force motrice incroyable 30 ». Internet a ainsi fédéré une opinion publique éclatée. Il y a d’autant plus réussi que la mobilisation a pris une forme ludique, bien adaptée pour contrecarrer un népotisme aveugle et largement réprouvé. De même, la campagne sur l’« ultimatum climatique » s’est inscrite dans un contexte où l’opinion publique avait l’impression que le débat international allait déboucher sur une impasse.
Mondes virtuels, réseaux et mobilisation Au-delà de la dénonciation, il s’agit de donner un autre sens à un événement, à une conjoncture, à une séquence de faits. Le jeu vidéo, qui permet à l’utilisateur d’expérimenter virtuellement une situation, est un média intéressant à cet égard. September 12th montre ainsi les vraies conséquences de la politique de Bush en Irak. Dans ce jeu d’attaque contre des terroristes, le joueur prend conscience que, à chaque fois qu’il lance des missiles contre les « islamistes », il tue des civils et renforce ainsi les rangs de ceux qui combattent l’armée américaine. De même, Escape from Woomera permet de vivre la vie des demandeurs d’asile enfermés dans ce camp de rétention australien. Le film French Democracy sur les émeutes de novembre 2005 s’est fixé un objectif voisin. Pour mieux rompre avec la présentation des événements dans les médias, son auteur a transposé la situation des banlieues françaises dans l’univers du jeu vidéo : il s’agit ici de traquer les jeunes, de les contrôler au faciès, etc., ce qui donne un tout autre sens aux événements. La rupture de la forme et l’introduction d’une fiction rappelant l’univers des Sims apparaissaient comme une condition pour proposer une nouvelle interprétation 31. Outre ce document exceptionnel, de nombreux jeunes se sont exprimés sur Skyblog, réagissant aux propos dont ils étaient les victimes, publiant des remix du journal télévisé, etc. Il ne s’agit plus, comme dans l’exemple précédent, de produire ses propres images, mais de donner aux images dominantes (celles de la télévision au premier chef) un autre sens. Dans les deux cas, l’objectif est bien d’exprimer une opinion dissonante. Les militants amateurs n’appartenant pas toujours à une organisation pérenne et structurée, leur action est souvent coordonnée selon un mode réticulaire. Internet est un outil idéal pour l’organisation de ces réseaux politiques. Ceux-ci n’apparaissent pas seulement dans des espaces politiques minoritaires, mais aussi au sein des grandes organisations. Leur objectif est alors de convaincre et de constituer un réseau social du politique. L’utilisation d’Internet pendant la campagne de Barack Obama a été,
de ce point de vue, exemplaire. Il ne s’agissait pas de trouver un nouveau média capable de relayer les messages du candidat, mais, au contraire, d’articuler l’action des militants pendant la campagne. Ceuxci – et c’est là que réside la vraie nouveauté – n’avaient pas à distribuer le programme du candidat et à porter la bonne parole ; ils devaient convaincre des proches qu’Obama proposait une autre politique, et ils le faisaient avec leurs mots, leurs arguments, leur façon d’être, en mélangeant considérations personnelles et prises de position partisanes, domaine privé et registre public. Ils avaient donc une grande autonomie de discours et n’apparaissaient pas comme des militants professionnels, mais plutôt comme des amateurs. Cette autonomie était tempérée par une organisation très solide en réseau. Les militants « temporaires » de la campagne, inscrits sur le réseau, recevaient des listes d’individus proches géographiquement et socialement d’eux et rendaient des comptes sur le résultat de leur démarchage. Les organisateurs de la campagne disposaient à la fois d’une grande base de données (avec des informations sur les citoyens américains) et du réseau social MyBO. Ainsi, les militants étaient à la fois très autonomes et très contrôlés. Nous retrouvons ici un paradoxe caractéristique de l’ère numérique : l’autonomie ne s’oppose pas forcément au contrôle. Quoi qu’il en soit, le succès a été incontestable. Barack Obama, homme politique de Chicago peu connu, a réussi à mobiliser 10 millions de sympathisants sur son réseau et à lancer un dispositif de collecte de fonds très efficace 32. La campagne a notamment réussi à faire inscrire sur les listes électorales un nombre important de nouveaux votants (13 %) qui, pour les deux tiers, ont voté Obama. Tous ces registres d’action politique portés par Internet ne s’inscrivent pas dans la dynamique traditionnelle d’une action pérenne, celle des partis ou des syndicats. Ils relèvent plutôt d’une action ponctuelle liée à des situations, des événements, des configurations particulières. Un monde stable et bien structuré a cédé la place à la dynamique des mouvements sociaux et des grandes campagnes électorales. Ces nouvelles formes démocratiques, mêmes équipées avec les derniers outils informatiques, sont loin d’occuper une place centrale
dans la vie publique. Elles s’opposent aux règles de la démocratie représentative, où le citoyen délègue aux élus l’intégralité de ses pouvoirs. Elles sont donc souvent contestées par les élus eux-mêmes. De la même manière, dans le domaine de l’information, les médias citoyens ne constituent pas la forme dominante de la presse en ligne. Au mieux, la démocratie réticulaire et les médias citoyens sont considérés comme des compléments, mais le vrai pouvoir reste celui des élus, des experts-spécialistes et des journalistes professionnels. Ainsi, il en est de l’amateur du politique comme du vidéaste filmant « pour le plaisir » : de même que le premier ne remplace ni le journaliste ni l’élu, mais les interroge, les surveille et les bouscule, de même le second ne se substitue pas aux médias, mais reste dans une situation de tension avec eux. Il oppose ainsi, au contrôle centralisé des pouvoirs politique et médiatique, un contrôle partagé des citoyens, facilité par Internet. Il y a là une forme modeste mais capitale d’action publique. En définitive, la démocratie réticulaire peut prendre deux formes. Dans certains cas, elle est un aiguillon qui oblige les élus à tenir compte du citoyen en dehors des temps forts électoraux ; elle force les journalistes à s’intéresser à d’autres événements, moins évidents ou moins visibles. En ce sens, elle est un contre-pouvoir. Dans d’autres situations, aujourd’hui plus restreintes, le citoyen ordinaire, amateur branché sur ses réseaux informatiques, acquiert un vrai pouvoir : il écrit des blogs qui deviennent des médias de référence, prend en charge des campagnes électorales qui sortent des sentiers battus. Les pratiques amateurs débouchent sur une production d’informations et d’opinions qui comptent. Modestes en apparence, elles sont devenues indispensables à la vie sociale et politique.
1.
Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique, Paris, Seuil, 2008.
2.
Arlette Farge, Dire et mal dire, Paris, Seuil, 1992.
3.
Dominique Mehl, « Le témoin, figure emblématique de l’espace public/privé », in Daniel Ceraï et Dominique Pasquier (dir.), Les Sens du public. Public politique, public médiatique, Paris, PUF, 2004, p. 489-502.
4.
Illana Attali, « Agoravox », mémoire du master Communication des entreprises, université de Paris-Est Marne-la-Vallée, 2008.
5.
André Gunthert, « Tous journalistes ? Les attentats de Londres ou l’intrusion des amateurs », in Gianni Haver (dir.), La Photo de presse. Usages et pratiques, Lausanne, Éditions Antipodes, 2009.
6.
Olivier Blondeau, Devenir média. L’activisme sur Internet, entre défection et expérimentation, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
7.
Céline Escouteloup, « L’encyclopédie Wikipédia anglo-saxonne. Une observation de la crise économique et financière actuelle ? », mémoire du master Communication des entreprises, université de Paris-Est Marne-la-Vallée, 2008.
8.
Michael Dumoulin, « Les forums électroniques : délibératifs et démocratiques ? », in Denis Molière, Internet et la Démocratie. Les usages politiques d’Internet en France, au Canada et aux États-Unis, Montréal, Monière et Wollank Éditeurs, 2002, p. 56.
9.
Dominique Cardon et Hélène Delaunay-Teterel, « La production de soi comme technique relationnelle », art. cité.
10.
Pour une analyse plus détaillée, voir Andrew Sullivan, « Why I Blog », The Atlantic, novembre 2008.
11.
Calcul effectué par Éric Dagiral et Sylvain Parasie, « Intervenir autrement », Terrains o
& Travaux, n 15, 2009. 12.
Philippe Hert, « Quasi-oralité de l’écriture électronique et lien social », Réseaux, o
n 97, 1999. 13.
Jürgen Habermas, L’Espace public, Paris, Payot, 1988.
14.
Ruth Amossy, « Discours polémique et oralité dans les blogs et les commentaires des internautes », Colloque Les Médias et le Politique, Lausanne, 2009.
15.
Viviane Serfaty, L’Internet en politique. Des États-Unis à l’Europe, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2002, p. 411.
16.
Laurence Monnoyer-Smith, « Citizen Deliberation on the Internet : an Exploratory o
Study », International Journal of E-government Research, n 2, 2006. 17.
Voir l’analyse d’une expérience qui porte sur un débat public organisé au niveau local : Nicolas Benveglu, « Des éoliennes en Atrébatie : les TIC dans la boîte à outils o
de la démocratie dialogique », Hermès, n 47, 2007. 18.
Voir Cass Sunstein, Republic.com, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; Azi Lev-On et Bernard Manin, « Internet : la main invisible de la délibération », Esprit, o
mai 2006, et Patrice Flichy, « Internet et le débat démocratique », Réseaux, n 150, 2008. 19.
Pierre Jougla, « Les usages politiques d’Internet », in TNS Sofres, L’État de l’opinion, Paris, Seuil, 2010. Notons que les résultats français sont très proches des résultats américains (Aaron Smith, « Civic Engagement Online : Politics as Usual », Pew Internet & American Life Project, septembre 2009).
20.
Jacques Ion, La Fin des militants, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997.
21.
Jacques Ion (dir.), L’Engagement au pluriel, Saint-Étienne, Publications de
l’université de Saint-Étienne, 2001. 22.
Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, p. 75.
23.
Fabien Granjon et Dominique Cardon, « Mouvement altermondialiste et militantisme informationnel », disponible sur hal. archives-ouvertes. fr/docs/00/06/25/74/PDF/sic_00001336.pdf.
24.
Fabien Granjon, « Les militants-internautes : passeurs, filtreurs et interprètes », Multitudes. Samizdat.net, mai 2000.
25.
Guilhem Fouetillou, « Le web et le traité constitutionnel européen. Écologie d’une o
localité thématique compétitive », Réseaux, n 144, 2007. 26.
Bert Klandermans et Dirk Oegema, « Potentials, Networks, Motivations and Barriers : Steps Towards Participation in Social Movements », American Sociological Review, vol. 52, 1987.
27.
Sylvie Ollitrault, « De la caméra à la pétition-web », Réseaux, n 98, 1999.
28.
Fabien Granjon, L’Internet militant, Rennes, Apogée, 2001, p. 30.
29.
Robert Boure et Franck Bousquet, « Enjeux et usages d’une pétition politique »,
o
o
Réseaux, n 164, 2010. 30.
Nicolas Vanbremeersch, « Le web, moteur de l’affaire Jean Sarkozy », http://www.slate.fr/story/12053/le-web-moteur-de-laffaire-jean-sarkozy.
31.
Laurence Allard et Olivier Blondeau, « La racaille peut-elle parler ? Objets expressifs o
et émeutes des cités », Hermès, n 47, 2007. 32.
Terra Nova, Moderniser la vie politique. Innovations américaines, leçons pour la France, 2009 (http://www.tnova.fr).
CHAPITRE 3
L’amateur et la connaissance
La participation des amateurs à la production de connaissances est ancienne. Elle a été particulièrement importante dans les sciences de la nature au XIXe siècle. Elle s’est également manifestée au sein des sociétés savantes qui se sont penchées sur les cultures locales, les modes de vie traditionnels ou encore les sites archéologiques. Aujourd’hui pourtant, la situation a changé. La production amateur de connaissances n’est plus l’apanage de groupes restreints ; elle est devenue une activité de masse. D’une part, le niveau de formation des individus a énormément progressé et un grand nombre d’entre eux ont acquis les compétences qui leur permettent de collecter de l’information, de rédiger des comptes-rendus, d’exprimer une opinion argumentée. D’autre part, grâce aux outils informatiques, cette activité intellectuelle peut se diffuser largement. Internet permet à chacun de faire connaître ce qu’il produit. Les amateurs de savoir partagent des expériences et mettent en forme les connaissances courantes, mais ils produisent aussi des connaissances par eux-mêmes, soit en collaborant avec les scientifiques, soit en élaborant des contre-expertises. Ils utilisent Internet dans deux configurations : le partage d’expériences à propos de biens culturels et technologiques, et le partage de connaissance,
sous la forme de la vulgarisation.
Les communautés de partage d’expériences Ces communautés de partage fournissent des avis sur ce que les économistes appellent des « biens d’expérience », c’est-à-dire des objets dont la qualité ne peut être décrite a priori : les livres, la musique, les films ou encore les productions photographiques 1. Quand on ne connaît pas a priori la qualité d’un bien, on entre dans un modèle économique particulier, celui de l’« économie des singularités ». Si ces biens sont effectivement échangés sur des marchés, il convient d’intégrer le fait qu’il y a une incertitude sur la qualité, et que le choix du consommateur dépend au moins autant de la qualité que du prix. Ce n’est plus le marché-prix qui assure l’ajustement entre l’offre et la demande, mais le marché-jugement. « Le choix ne peut se faire que par un jugement dont la validité dépend des mécanismes qui, comme le réseau et la confiance, permettent de réduire l’incertitude de la qualité 2. » Les communautés de partage d’expériences produisent ces mécanismes de confiance. Ces communautés présentent donc une alternative par rapport aux médias de masse qui, dans ce domaine, donnent une information topdown, du haut vers le bas. Au contraire, les communautés de partage élaborent, à partir des expériences individuelles, un point de vue collectif. Il peut y avoir un consensus entre les consommateurs sur quelques critères de qualité et l’on peut donc effectuer des classements admis par tous : ainsi, sur eBay, le système classe les vendeurs en fonction de leur fiabilité. Mais il y a aussi des situations où il n’y a pas d’accord général entre les consommateurs. C’est le cas des produits culturels. Le consommateur se détermine en fonction de l’évaluation de spécialistes (les critiques professionnels) ou d’amateurs. Ce qui est déterminant, ici, c’est la proximité de goût avec les critiques
professionnels ou amateurs. Les communautés en ligne, qui constituent une nouvelle forme de réseau social, permettent d’organiser ces proximités, puisqu’elles réunissent des personnes ayant des goûts proches et font connaître celles qui émettent des avis. La crédibilité qu’on accorde à une opinion (a fortiori un jugement de valeur) est en effet liée à la confiance qu’on place dans celui qui l’émet. Dans ces communautés, il y a peu d’échange direct entre les membres. On est plutôt dans le modèle de l’affichage, du « tableau noir 3 », où les participants publient des informations à propos de leurs expériences personnelles. Ces communautés en ligne reposent sur une sociabilité originale qu’on peut nommer « intimité instrumentale » : les informations sont très précises, mais limitées à un objet particulier. Elles sont anonymes et, bien sûr, publiques. Dans le cas des produits technologiques, le partage d’expérience concerne moins une opinion qu’une information sur les usages et les modes d’emploi. Il ne s’agit pas d’échanger des goûts, mais des savoirfaire et des représentations du produit. Les consommateurs ont besoin de conseils pour utiliser des produits complexes, parce qu’ils nécessitent des compétences technologiques (c’est le cas par exemple de l’informatique). Ils demandent également de l’aide pour pouvoir évaluer des prestations (c’est le cas du tourisme) ou engager des démarches (c’est le cas de l’aide juridique). Ici, la principale difficulté provient de l’hétérogénéité des compétences des participants. Dans ces forums, de nombreuses questions de premier niveau restent sans réponse : au mieux, les participants sont renvoyés aux archives du forum. Comme le montrent les travaux interactionnistes sur la relation de service, la principale difficulté rencontrée par les individus non experts est moins leur ignorance que la difficulté à conceptualiser, à poser une question pertinente. Le problème des amateurs experts est inverse : pourquoi perdre son temps à conseiller des novices ? En fait, en acceptant d’entrer dans la relation d’entraide, ils peuvent afficher leurs compétences et les améliorer.
Vulgariser les connaissances Au-delà de l’échange d’informations sur les goûts et les savoir-faire, les amateurs peuvent également chercher à diffuser les savoirs existants. Prenons l’exemple de Wikipédia, le plus connu parmi les sites de partage de connaissances. Rappelons tout d’abord que Wikipédia n’est pas un espace de publication scientifique, mais un site de vulgarisation : il ne produit pas des savoirs nouveaux, mais fait état de connaissances existantes. C’est un site très populaire puisqu’il fait partie des dix sites les plus visités au monde. Wikipédia est une encyclopédie extrêmement riche. La seule version francophone comprend un million d’articles. Il peut s’agir aussi bien de connaissances scientifiques pointues, de disciplines enseignées aux élèves et aux étudiants, que de savoirs professionnels et populaires renvoyant à des pratiques diverses (bricolage, jardinage, animaux de compagnie, cultures locales, etc.). Le sport, avec près de 100 000 articles, est un domaine plébiscité. À certains égards, Wikipédia est une encyclopédie scientifique qui peut se comparer aux grandes encyclopédies (Britannica, Universalis, etc. 4) et qui, comme elles, est utilisée par la communauté scientifique. D’un autre côté, Wikipédia s’apparente à une encyclopédie populaire qui fournit des savoirs pratiques. Dans ce monde de savoirs vulgarisés, on peut ainsi faire cohabiter des connaissances qui n’ont pas la même légitimité. Chaque espace définit ses propres règles d’éligibilité. En football, seuls les clubs participant à des compétitions nationales peuvent donner lieu à un article. En littérature, on ne retient un auteur que s’il a publié au moins deux livres. Les contributeurs sont nombreux : 7 % des utilisateurs du site ont participé à la rédaction d’un ou de plusieurs articles 5. Toutefois, la participation peut prendre des formes multiples. Seuls 10 % des intervenants sont inscrits : ils ont ouvert un compte avec un pseudonyme et participent plus ou moins régulièrement. Tous les autres sont intervenus anonymement et ponctuellement 6. Ce fragile engagement des rédacteurs, associé au fait qu’ils participent de façon anonyme, a parfois été considéré comme un signe de la faible qualité
de l’encyclopédie. Il faut plutôt estimer que cette intervention limitée d’un grand nombre de rédacteurs permet de mobiliser ceux qui ne souhaitent pas s’engager de façon pérenne dans le projet mais sont prêts à y apporter une petite contribution personnelle. Ils participent occasionnellement à la rédaction d’un article dans leur champ de compétence, corrigent des erreurs de fond ou de forme qui leur sont apparues à la lecture, etc. Les contributeurs réguliers, qui ne sont pas de simples usagers mais plutôt des amateurs de savoir, jouent un rôle central : ils réalisent 70 % des interventions et, parmi eux, les cent plus actifs écrivent plus du quart de l’encyclopédie. Les collaborateurs assidus, qui sont mieux identifiés, se révèlent être très divers. Si on y trouve d’abord des amateurs de science, de technique et de savoirs populaires, on y rencontre également des universitaires, des experts et des représentants de différentes institutions. Tous ces savoirs n’ont évidemment pas la même légitimité. Dans chaque domaine, on peut trouver aussi bien des autodidactes, des professionnels, des spécialistes que des individus ayant acquis leurs compétences par la pratique. Contrairement à ce qu’on observe habituellement dans les institutions du savoir, il n’y a pas de coupure radicale entre savant et ignorant ; il y a plutôt différents degrés de savoir, étant entendu que seul celui qui a un intérêt pour le sujet intervient dans la rédaction des articles. Sur Wikipédia, tous les individus sont égaux et ne peuvent, au cours du débat, invoquer des arguments d’autorité appuyés sur le diplôme ou l’expertise. La seule distinction qui vaille est l’activité rédactionnelle passée ou présente. La juxtaposition des autodidactes, des amateurs et des experts-spécialistes, tout comme la volonté de faire un état complet des savoirs, conduit les contributeurs à rouvrir des controverses scientifiques et à accueillir des thèses plus ou moins contestées. La multiplicité des contributeurs anonymes, comme l’hétérogénéité des rédacteurs permanents, pose évidemment la question de l’unité du projet. Comment fait-il pour ne pas voler en éclats ? La cohérence de Wikipédia a été obtenue en élaborant des règles très particulières de gouvernance : ces règles sont celles d’un modèle antiautoritaire et profondément démocratique, qui récuse le contrôle des experts ou des savants. Comme dans le modèle de la contre-démocratie, la
surveillance des articles et des modifications est assurée par les internautes eux-mêmes. Tout ceci est possible parce que le système conserve en mémoire l’intégralité des corrections effectuées. Contrairement au blogueur, le contributeur de Wikipédia ne cherche pas à s’exprimer individuellement ou à faire un travail d’auteur, mais plutôt à participer à une production collective, la diffusion des savoirs sous toutes leurs formes. En définitive, Wikipédia est, selon la belle expression de Dominique Cardon, « l’encyclopédie des ignorants 7 », non pas ceux qui n’auraient aucun savoir, mais ceux qui, comme dans la relation pédagogique étudiée par Jacques Rancière 8, apprennent seuls grâce à la vigilance d’un maître, ici le système sociotechnique. Pour mieux comprendre l’élaboration de cette encyclopédie, examinons comment se fait le choix des articles et comment ceux-ci sont élaborés 9. Le cas de la médecine non conventionnelle est intéressant à étudier, puisque à son sujet s’affrontent savoirs officiels, légitimes, hétérodoxes et populaires. Ce domaine est largement présent dans le Wikipédia francophone, puisqu’il réunit plus d’une centaine d’articles. L’encyclopédie collaborative se distingue ici radicalement d’une encyclopédie classique, puisque seulement 10 % des sujets sont également présents dans l’Encyclopedia Universalis. La volonté des contributeurs de couvrir ce champ a donné lieu à de nombreuses controverses, mais elles ont été moins vives qu’on ne pouvait le penser : seuls quatre articles ont été supprimés, à la suite d’une procédure délibérative réservée aux wikipédiens les plus actifs. En revanche, près de la moitié des articles restent à l’état d’ébauche. Quel que soit l’avancement de l’article, son admission dans Wikipédia suscite des débats, puisque, pour être retenu, un texte doit exposer « des connaissances vérifiables, pertinentes et neutres 10 ». Dans ces débats, plusieurs modes d’argumentation s’affrontent : celui de la science qui s’attache à mesurer les effets d’un traitement médical selon une méthode standard (le test en double aveugle), celui de l’expérience évoquée par les patients ou leurs représentants, celui de la notoriété qui justifie qu’une médecine unanimement considérée comme inefficace soit malgré tout présentée. Il arrive ainsi que la légitimité de l’opinion ou de l’expérience l’emporte sur celle de la science. Dans ce
cas, ce n’est pas la véracité de la thèse qui compte, mais la croyance qu’elle alimente. Dans la rédaction de l’article, il convient de faire coopérer plusieurs légitimités antagonistes : celle de la science médicale, celle de l’expérience des patients et, au-delà, celle des savoirs populaires. Il y a au cœur de Wikipédia un principe qui vient de la tradition des logiciels libres, selon lequel tout participant détient une parcelle de compétence : la mobilisation de cette compétence ne peut qu’améliorer la qualité d’un article. Il faut donc intensifier la coopération. Celle-ci s’appuie sur des procédures délibératives précises dans lesquelles chacun se retrouve à égalité avec les autres, ne pouvant utiliser comme argument sa compétence scientifique ou son expérience de malade. Seule joue ici la capacité argumentative. Le profane peut interroger le scientifique, le patient critiquer le médecin. Il peut, par exemple, remettre en cause la méthode du double aveugle, incapable d’évaluer une médecine fondée sur un régime alimentaire (puisqu’elle ne tient pas compte du rôle du patient qui gère son régime et l’adapte en fonction des principes qu’on lui a expliqués). À l’inverse, le scientifique doit argumenter pour défendre sa thèse, car, quelle que soit sa pertinence, elle ne va jamais de soi. Aussi le contributeur qui réussit à faire triompher son point de vue n’est-il pas le plus expert ; c’est d’abord celui qui respecte les règles de Wikipédia, notamment le principe de neutralité et la présentation des sources. Élaborer et éditer de façon collaborative des articles nécessitent une forme de démocratie procédurale visible et contrôlée par tous. Mais l’objectif éditorial exige d’aboutir à un texte, même provisoire, et donc à trouver un consensus. Pour ce faire, il faut élaborer des procédures délibératives, des modes de résolution des conflits. En ce sens, Wikipédia propose une élaboration démocratique des savoirs standards.
La contre-expertise scientifique
Si Wikipédia n’a pas pour objectif de produire de la science (l’encyclopédie refuse les travaux inédits), elle rouvre néanmoins des controverses, donne la parole à des points de vue hétérodoxes, permet de contester certains résultats scientifiques. L’article francophone sur les nanotechnologies en est une bonne illustration. Durant deux ans, cette page a proposé une présentation vulgarisée assez standard de ces technologies, avec une rubrique « risques éventuels » fort peu détaillée. Avec la naissance de plusieurs mouvements de contestation, de nouveaux intervenants sont apparus qui tiennent un tout autre langage, en opposition à une technique qui pourrait avoir des effets désastreux sur l’environnement et la santé. Ces intervenants ne cherchent pas à entrer dans le dispositif d’écriture collaborative ; ils souhaitent avant tout exprimer leurs positions et utiliser Wikipédia comme une tribune, le foyer de leur action contestatrice. Un violent conflit éditorial a éclaté, qui n’a été résolu que par la scission de la page « Nanotechnologie » et l’apparition d’un nouvel article intitulé « Débat sur les nanotechnologies ». Wikipédia n’est plus, dans ce cas, un site d’écriture collective, mais un espace ouvert au débat public. Wikipédia s’inscrit donc dans un mouvement de contestation des experts-spécialistes par les amateurs. On voit se développer ce que Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe appellent une « recherche de plein air », par opposition à la recherche confinée dans les laboratoires 11. Grâce à elle, des profanes mettent en évidence les effets inattendus des sciences et des techniques, font émerger des problèmes imprévus, ouvrent des brèches. On entre dans le domaine de la production des connaissances amateurs.
Prendre en charge sa santé Dans le domaine de la santé, on peut évoquer cette « épidémiologie populaire 12 » qui permet à des individus confrontés à des maladies graves et inexpliquées de trouver des éléments explicatifs. Pour ce
faire, ils doivent collecter de nombreuses données. Évidemment, la construction de ces bases de données amateurs nécessite des outils informatiques. Toutes ces informations ne sont pas produites et rassemblées par quelques individus ; elles sont réalisées collectivement, au sein du réseau mondial. De façon générale, la contre-expertise citoyenne est assez rare. En revanche, les interrogations des individus sur leur corps les amènent à rechercher de l’information sur des sites spécialisés qui fournissent ordinairement des connaissances vulgarisées, mais conçues et certifiées par des médecins. Selon une étude américaine du Pew Research Center en 2006, 80 % des internautes recherchent ce type d’informations. De fait, il existe sur le web de nombreux espaces où l’on débat des questions de santé. Doctissimo, le principal site français, déclare 1,5 million de membres enregistrés et reçoit 150 000 messages par jour. Dans les différents forums, les internautes échangent principalement de l’information médicale, exprimée dans des termes simples, par des personnes qui ne détiennent pas un savoir formel sur la maladie, mais la « vivent » quotidiennement ou l’ont vécue et surmontée. C’est cette expérience qui crédibilise l’information. Ils échangent donc en particulier des informations pratiques sur le quotidien de la maladie, les avantages et inconvénients de tel ou tel traitement, l’alimentation appropriée, les aides diverses, etc. Les messages relèvent à la fois de l’information, du conseil et de la compassion. Ils permettent aux malades d’exprimer leurs inquiétudes, leurs angoisses et de recevoir soutien et réconfort de personnes non pas proches, mais qui vivent des expériences similaires. Il s’agit, comme le dit un post, d’« avancer plus vite avec l’expérience des autres ». Bien souvent, la fréquentation du forum est plus intense au moment où les internautes découvrent leur maladie (« j’ai su avant d’aller le voir le médecin », déclare une internaute) ou rencontrent des symptômes inquiétants 13. Tout ceci relève de l’espace extime évoqué au chapitre précédent. La subjectivité assumée des communautés de patients ne les empêche pas de construire une expertise, bien au contraire. Il existe ainsi un espace public des malades qui, pour se constituer et se
développer, a besoin d’organiser des actions collectives analogues à celles qui existent dans le domaine politique. Les participants assurent une veille qui les amène à collecter de l’information et à la mettre en forme. Ils peuvent aussi, par la mise en réseau de leurs expériences, fournir une expertise nouvelle. Pour pouvoir transformer ces observations privées en renseignements généraux pouvant déboucher sur des savoirs publics, il convient de traduire ces cas pour les rendre accessibles, significatifs et cumulables. Il faut un certain nombre d’outils qui font ordinairement défaut aux sites compassionnels : ce sont les dispositifs d’agrégation et de mise en visibilité qui distinguent l’espace public de l’espace extime. Madeleine Akrich et Cécile Méadel ont étudié une liste de discussion sur la maladie de Parkinson, qui a élaboré un logiciel de dosage de la dopamine, la principale substance administrée aux malades 14. Ce logiciel a été conçu en collaboration avec un ingénieur malade et un médecin. Il permet d’adapter le dosage du médicament à la variabilité de l’état du patient. Conçu et testé à partir de l’expérience des malades, il incorpore ainsi l’expertise qu’ils ont accumulée mois après mois. L’originalité de cette expérience vient du fait que l’autonomie du malade est encadrée, mais aussi que médecins et patients ont intensément coopéré. Ces derniers disposent ainsi d’un outil qui leur permet de doser leur médicament de façon adéquate, mais ils ne prétendent pas pour autant se substituer aux médecins : ils reconnaissent leur expertise-expérience et souhaitent y associer la leur. Patientslikeme.com constitue un autre modèle de construction participative de connaissances médicales 15. Des malades affectés de pathologies chroniques, connues ou mal connues, acceptent de fournir toute une série de données sur leur maladie (description fine de leurs symptômes, évolution, traitements, etc.). Ces données formatées et agrégées leur permettent de comparer leur profil à celui d’autres malades et, d’une certaine manière, de cogérer leur santé. Quant aux experts-spécialistes, ils peuvent produire des connaissances nouvelles à partir de traitements statistiques sur tel ou tel traitement ou ses effets secondaires. Contrairement à l’exemple précédemment étudié, celui de la maladie de Parkinson, l’activité d’agrégation n’est pas ici assurée par
des amateurs, mais par une société commerciale qui fournit les résultats de ses analyses à des firmes pharmaceutiques. Comme sur bien des sites de partage, l’élaboration collaborative est associée à une activité commerciale. Toutes ces expériences visant à construire un espace public de santé permettent, grâce à un travail collectif assuré par des groupes de malades, de passer de la juxtaposition d’un certain nombre de « je » (caractéristique des sites compassionnels de l’espace extime) à un « nous » capable de structurer des savoirs ou de prendre des positions collectives. C’est le cas des malades du syndrome dit de « fatigue chronique », qui ont largement utilisé Internet pour faire reconnaître leur pathologie comme une maladie organique et non comme un trouble psychosomatique. Le web a permis aux patients non seulement de faire connaître à leur médecin les symptômes et souffrances associés à la maladie, mais de mettre en contact des malades dispersés et dévalorisés 16.
La recherche « en plein air » Si, dans le domaine de la santé, la collaboration avec les malades permet une amélioration de leur traitement, il existe d’autres domaines de la science où l’on assiste à une hybridation entre la production des amateurs et celle des scientifiques. J’évoquerai ici deux grands domaines : celui des sciences naturalistes et celui de l’informatique. Contrairement à d’autres secteurs de la connaissance, les sciences naturalistes comme la botanique ou l’ornithologie nécessitent des observations in situ, en dehors du laboratoire. Dans ce domaine, le travail scientifique ne s’appuie pas sur des instruments de mesure complexes, mais sur la collecte d’informations réunies par de nombreuses personnes dispersées dans des espaces multiples. L’amateur trouve donc facilement sa place dans cette science de plein air.
Aux États-Unis, le projet eBird, lancé par le laboratoire d’ornithologie de l’université de Cornell, avait pour objectif d’outiller les amateurs d’Amérique du Nord pour faciliter leurs travaux d’observation et les rassembler dans une base de données accessible à tous. Le réseau Tela Botanica, qui mobilise une dizaine de milliers de botanistes professionnels et amateurs, a également pu réviser l’intégralité de la nomenclature des plantes existant en France. Plusieurs dizaines d’autres projets rassemblent les amateurs et les font collaborer avec des institutions scientifiques comme le Muséum d’histoire naturelle. Ainsi, le Suivi temporel des oiseaux communs (STOC) a permis d’observer pendant une vingtaine d’années les zones où la population des oiseaux diminuait ou était menacée. Tous ces projets s’inscrivent dans une préoccupation contemporaine : la protection de la nature. Dans ce contexte, Internet fournit des dispositifs de cadrage pour unifier la collecte des données et un réseau pour les traiter. Ce qui distingue l’amateur du scientifique, c’est son faible niveau d’expertise, mais aussi son inscription dans un cadre local. L’amateur produit une connaissance inscrite dans un milieu, alors que le scientifique élabore des savoirs globaux valables dans toutes les situations. Mais ce que le savoir local perd en universalité, il peut le gagner en précision et en capacité de description. Si certains auteurs célèbrent ces « sciences citoyennes 17 » qui permettent au grand public de participer à l’élaboration du savoir, il faut reconnaître que la collaboration entre amateurs et scientifiques est souvent difficile. L’amateur peut être courtisé par le scientifique dans la mesure où il constitue une main-d’œuvre abondante, gratuite et répartie sur des territoires variés, mais il est aussi soupçonné d’incompétence. Le scientifique a alors tendance à l’encadrer en lui fournissant des protocoles rigoureux. Pour prometteuse qu’elle soit, cette tentative de régulation peut échouer, car l’amateur n’accepte pas toujours de se discipliner et peut décider de quitter le projet. Au-delà des problèmes de coordination, le développement des « sciences citoyennes » remet en cause la distinction entre le travail scientifique et la passion de l’amateur. Dans la lignée d’une tradition
sociologique qui vient de Schultz et de Garfinkel, on peut considérer, avec Florian Charvolin 18, qu’il n’y a pas de différence de nature entre le travail scientifique et celui de l’amateur : ils utilisent des processus cognitifs voisins. Cette position est très intéressante, car elle montre que l’amateur n’est pas une petite main de la science, mais un de ses acteurs. Dans le processus de démocratisation des compétences qui est au cœur de l’activité amateur, il n’y a pas, d’un côté, les savants et, de l’autre, les ramasseurs d’informations ; il y a une construction commune de la science et de ses savoir-faire. Il s’agit donc d’élaborer ce que le courant interactionniste de la sociologie des sciences appelle un « objet-frontière 19 », adapté aux amateurs et aux experts.
Le mouvement des logiciels libres Les logiciels libres constituent un autre exemple emblématique de l’hybridation entre l’amateur et l’ingénieur-expert. Ces logiciels, dont le code source (le programme écrit en langage informatique) est accessible à tous, se sont développés au cours des années 1980. Ils touchent différents domaines de l’informatique, le cas le plus connu étant le système d’exploitation Linux. Les développeurs de logiciels libres sont des amateurs qui participent, de façon volontaire et bénévole, à une recherche collective de type scientifico-technique. Ils ont des compétences multiples et effectuent des tâches diversifiées. Certains assurent l’écriture du code et la gestion de la communauté : ils organisent la circulation et la sélection de telle ou telle partie du logiciel, tandis que d’autres apportent un engagement et des compétences plus faibles : par exemple, ils effectuent des tests, vérifient le programme, rassemblent de la documentation, ce travail confié à un grand nombre d’individus permettant d’obtenir des programmes de qualité bien supérieure à ceux des logiciels dits « propriétaires », développés par des éditeurs comme Microsoft. La plupart des contributeurs sont des amateurs. S’y ajoutent des
informaticiens professionnels venant de l’université (étudiants et enseignants représentent le tiers des effectifs) ou d’entreprises comme IBM, qui ont décidé de consacrer une partie de leur temps au logiciel libre. L’investissement personnel des participants est important. Un tiers y passe moins de cinq heures par semaine, la moitié entre cinq et vingt heures, et le restant (pour l’essentiel des professionnels) plus de vingt heures 20. Comment un tel collectif peut-il fonctionner ? Les acteurs utilisent deux métaphores : leur organisation est définie comme un « bazar », opposé au modèle de la cathédrale qui serait celui des logiciels propriétaires. S’il s’agit d’un bazar, c’est parce qu’il y a un foisonnement d’initiatives. Un site qui recense les projets de logiciels libres en dénombre plus de 100 000 21. Mais parmi ces multiples projets, seule une minorité donnera naissance à des logiciels opérationnels. À l’origine, on rencontre quelques amateurs qui se passionnent pour un projet correspondant à un usage défini, à des modes opératoires précis ou, plus largement, à une même vision du monde. Ils réussissent à mobiliser un certain nombre de contributeurs dans le cadre de leur projet, afin de développer des connaissances ouvertes à tous et caractérisées par un standard de qualité professionnelle. Plus spécifiquement, les communautés du « libre » sont organisées autour de conventions qui créent la confiance : ouverture du logiciel, redistribution des modifications, règle de paternité des lignes de code, etc. Toutes ces règles assurent d’autant plus facilement la coordination que celle-ci est gérée par un ou plusieurs leaders qui organisent le jugement par les pairs, chargés de sélectionner les contributions proposées. Au-delà de ces conventions générales qui permettent l’engagement, il faut stabiliser les promesses de coopération, canaliser et contrôler les interventions. Des modalités précises de régulation se mettent en place qui permettent de mobiliser les individus et d’organiser leur coopération. Elles ne sont ni anarchiques ni autoritaires, mais au contraire très souples, pour mieux s’adapter aux problèmes rencontrés et reconfigurer les éléments de l’organisation. En cas de crise, il peut y avoir scission et l’on assiste alors à la naissance d’un nouveau groupe (fork, dans le jargon) qui reprend le projet (le
code est ouvert) et l’oriente dans une nouvelle voie. L’autonomie de chacun est ainsi respectée. Apparaît donc un nouveau modèle d’innovation collective, distinct de l’entreprise comme de la recherche académique 22. Ce qui réunit l’ensemble de ces acteurs (amateurs, universitaires, informaticiens d’entreprise), c’est le modèle d’une science ouverte accessible à tous. Pour comprendre cette activité, partons du modèle du don proposé par la sociologie antiutilitariste. Dans la lignée de Marcel Mauss, Alain Caillé 23 établit une distinction entre deux motifs de l’action humaine : l’« intérêt à », qui relève de l’instrumentalité, de ce que l’action rapporte à l’individu en termes d’usage, de salaire ou de notoriété, et l’« intérêt pour », où l’action est à elle-même sa propre fin (on est dans l’ordre du plaisir pour l’action ou pour le destinataire de cette action). Dans cette théorie du don, celui-ci n’est pas uniquement altruiste ; il n’est pas synonyme de désintéressement, mais il articule « intérêt pour » et « intérêt à ». Si le don s’oppose par définition au travail salarié, les deux activités associent malgré tout, selon des proportions différentes, « intérêt pour » et « intérêt à », plaisir et contrainte. Dans la lignée des travaux d’Alain Caillé, plusieurs auteurs montrent que l’« intérêt pour » est largement partagé par les développeurs du libre, et qu’il peut néanmoins se mêler à un « intérêt à » 24. Le mode de production des logiciels libres, « échange ouvert de contributions », inscrit bien la problématique du don au cœur du dispositif. Dans la dynamique du don (donner, rendre et recevoir), le développeur de libre a la plupart du temps déjà été reçu comme membre de la communauté ; il peut alors prendre le risque de faire un don que certains membres de la communauté pourront critiquer, voire refuser, puisqu’il a généralement l’impression (ce que confirment les enquêtes) de recevoir plus qu’il ne donne. Les développeurs du libre s’inscrivent donc bien dans un schéma maussien où la perception du contre-don est supérieure à celle du don. En définitive, les activités des informaticiens du libre sont principalement conduites par « l’intérêt pour ». Ils étendent dans le monde technologique des pratiques de désintéressement qui,
auparavant, relevaient principalement de la sphère privée, notamment familiale. Ainsi, un nouveau partage s’instaure entre la contrainte de réalisation d’un projet technique et la liberté des passionnés d’informatique, pour lesquels il n’y a pas de différence nette entre le travail et le loisir. Les logiciels libres sont le résultat de cette hybridation.
La démocratie scientifique et technique Il existe enfin un dernier cas où les amateurs ne coproduisent pas de connaissances nouvelles, mais participent à des controverses relatives aux effets que les sciences et les techniques peuvent avoir sur l’environnement ou la santé. Dans cette situation, le défi de la démocratie scientifique et technique est relevé jusqu’au bout. Pour organiser le débat public, on fait appel, selon la belle expression de Jacques Rancière, à la « compétence des incompétents 25 ». Cette réflexion part du constat que, dans des situations de fortes incertitudes où l’on peut craindre un danger pour la santé ou l’environnement, le problème ne peut pas être uniquement traité par des expertsspécialistes, car ceux-ci n’ont pas suffisamment d’informations pour élaborer des prévisions. Face aux incertitudes rencontrées dans le nucléaire ou les OGM, on sent bien que les choix à effectuer relèvent de la société dans son ensemble. Dans une démocratie de type représentatif, il revient ordinairement au gouvernement et au Parlement de faire ces choix. Mais quand les termes du choix ne sont pas clairs et qu’il est difficile de décrire les divers scénarios possibles, il faut trouver d’autres solutions pour organiser le débat public. La conférence dite « de consensus » en est une. Elle est préparée par un comité de pilotage ordinairement composé d’universitaires. Une quinzaine de citoyens volontaires sont choisis de façon à représenter la population de tout un pays et assurer une diversité d’opinions. Ils reçoivent pendant quelques jours une formation assurée par des
spécialistes du domaine. De la sorte, des profanes deviennent des amateurs. Ensuite, ces derniers questionnent les porte-parole des groupes qui sont impliqués dans la controverse technique, ainsi que différents experts-spécialistes. Ils débattent longuement et, à l’issue de la conférence, rédigent une série de recommandations, destinées au pouvoir politique, qui sont rendues publiques. De telles conférences et de tels forums ont été organisés sur la question des OGM, des déchets nucléaires, de la télésurveillance, etc. Ces débats, souvent organisés en face à face, peuvent utiliser Internet pour certaines phases. Ce dispositif offre plusieurs intérêts. Tout d’abord, il retire le monopole du débat aux experts-spécialistes. Bien sûr, ceux-ci apportent des éléments essentiels à la discussion, mais, dans la situation d’incertitude qui caractérise ces controverses, ils ne peuvent prétendre fournir une solution toute faite. Deuxièmement, le débat change de nature lorsqu’il n’est plus organisé autour des positions des lobbies, lesquels ont des intérêts directs dans l’affaire et souhaitent influencer la décision publique. Les membres des conférences citoyennes savent faire abstraction de leurs intérêts personnels et de ceux des organisations politiques ou associatives auxquelles ils pourraient appartenir. On évite ainsi l’affrontement de positions officielles, rigides, arc-boutées sur l’intérêt des acteurs et donc difficilement modifiables. Les participants élaborent des solutions originales et adoptent finalement le point de vue de l’intérêt général. Ils participent à la construction d’un monde commun. Enfin, ces conférences montrent que le citoyen a la capacité – à condition d’être formé – de se transformer en amateur et de prendre à bras-le-corps des débats techniques complexes, alors qu’on a trop souvent tendance à l’en écarter pour laisser débattre les spécialistes entre eux. Paradoxalement, on pourrait dire que plus le sujet est complexe, plus la présence des amateurs est nécessaire 26. Car les experts, dont le savoir est très spécialisé, ne peuvent couvrir l’ensemble des questions et préoccupations à prendre en compte. Dans ce domaine, on ne peut pas s’appuyer uniquement sur une élite éclairée, jalouse de son expertise et de son savoir : il est essentiel d’assumer jusqu’au bout les postulats de la démocratie. Car l’amateur a une
capacité que l’expert-spécialiste possède rarement : celle de s’investir émotionnellement dans le débat. Quand le risque n’est pas mesurable, il est moins utile de définir des solutions rationnelles, d’arrêter des décisions nécessairement précaires, que de construire un monde commun. On trouve, dans les conférences de consensus et dans les sites de médecine participative, la même mise en valeur de l’amateur que dans les encyclopédies collaboratives en ligne. Dans tous les cas, un « homme sans qualités » peut, après s’être formé, familiarisé avec un problème, se prononcer sur des questions qui ne sont habituellement traitées que par des experts-spécialistes. Toutefois, la science « de plein air » n’est pas près de remplacer la science en laboratoire. La démocratie scientifique et technique n’a pas pour objectif de substituer l’amateur à l’expert-spécialiste. Dans Wikipédia, l’amateur se contente de vulgariser des savoirs qu’il n’a pas élaborés ; dans les conférences de consensus, son avis est « éclairé » par celui des experts-spécialistes ; dans les sites d’échange sur la santé, les malades ne veulent pas se substituer aux médecins, mais mieux collaborer avec eux pour prendre leur santé en mains. Dans tous ces domaines, Internet donne ses lettres de noblesse à une démocratie technique qui reconnaît l’investissement des amateurs et la valeur de l’expertise acquise par l’expérience.
1.
Sur le web, ce partage d’expériences est réalisé notamment sur des sites comme Amazon (pour les livres), MySpace (pour la musique), IMDB (pour les films) et Flickr (pour les photographies amateurs).
2.
Lucien Karpik, « L’économie de la qualité », Revue française de sociologie, 1989, p. 187-210.
3.
Michel Gensollen, « Biens informationnels et communautés médiatées », Revue o
d’économie politique, n 113, 2004. 4.
En 2005, la revue Nature a fait une comparaison sur cinquante articles scientifiques traités par Wikipédia et l’Encyclopaedia Britannica. La fiabilité est apparue identique.
5.
Source : Opinionway, janvier 2008, in Marc Foglia, Wikipédia. Média de la connaissance démocratique, Limoges, FYP Éditions, 2008.
6.
Nicolas Auray, Céline Poudat et al., « Democratizing Scientific Vulgarization »,
o
Observatorio Journal, n 3, 2007. 7.
Dominique Cardon et Julien Levrel, « La vigilance participative. Une interprétation o
de la gouvernance de Wikipédia », Réseaux, n 154, 2009. 8.
Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.
9.
Les exemples qui suivent sont empruntés à Laura Barbier, « L’expression des courants scientifiques minoritaires sur Wikipédia », mémoire du master Communication des entreprises, université de Paris-Est Marne-la-Vallée, 2009 ; Céline Escouteloup, « Les acteurs grenoblois de la controverse autour des nanotechnologies et Internet », mémoire du master Communication des entreprises, université de Paris-Est Marne-la-Vallée, 2008.
10.
Principes d’admissibilité dans Wikipédia, sur le site.
11.
Michel Callon, Pierre Lascoumes et al., Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
12.
Phil Brown, « Popular Epidemiology and Toxic-Waste Contamination : Lay and o
Professional Way of Knowing », Journal of Health and Social Behavior, vol. 33, n 5, 1992. 13.
Béatrice Michel, « Étude de la communauté d’internautes du site Doctissimo fondée autour du forum du diabète », mémoire du master Communication des entreprises, université de Paris-Est Marne-la-Vallée, 2010.
14.
Madeleine Akrich et Cécile Méadel, « Prendre ses médicaments, prendre la parole », o
Sciences Sociales et Santé, n 1, 2002. 15.
Thomas Goetz, « Practicing Patients », New York Times, 23 mars 2008.
16.
Marc Loriol, « Faire exister une maladie controversée », Sciences Sociales et Santé, o
n 4, 2003. 17.
Florian Charvolin, André Micoud et Lynn Nyhart (dir.), Des sciences citoyennes ?, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2007.
18.
Florian Charvolin, « Comment penser les sciences naturalistes “à amateurs” à partir des passions cognitives », Nature Sciences sociétés, 2009, p. 145-154.
19.
Susan Star et James Griesemer, « Institutional Ecology, Translations and Boundary Objects : Amateurs and Professionals in Berkeley’s of Vertebrate Zoology », Social o
Studies of Sciences, vol. 19, n 3, 1989. 20.
Gregorio Robles, Hendrik Scheider et al., « Who Is Doing IT ? A Research on Libre Software Developers », 2001 (http://widi.berlios.de, consulté en juin 2010). Voir également Eugene Kim, « An Introduction to Open Source Communities », San Francisco, Blue Oxen Associates, 2003.
21.
SourceForge.net., consulté en juin 2010.
22.
Voir Didier Demazière, François Horn et al., « Des relations de travail sans règles ? o
L’énigme de la production des logiciels libres », Sociétés contemporaines, n 2, 2007, p. 101-125. 23.
Alain Caillé, Don, Intérêt et Désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques
autres, Paris, La Découverte, 1994. 24.
Marie Coris, « La culture du don dans la modernité. Les communautés du logiciel o
libre », Réseaux, n 140, 2006, p. 161-191, et Didier Demazière, François Horn et al., « Des relations de travail sans règles ? L’énigme de la production des logiciels libres », op. cit. 25.
Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
26.
Voir le chapitre IV de l’ouvrage de Dominique Cardon, La Démocratie Internet, Paris, Seuil/La République des Idées, 2010.
Conclusion
Après avoir parcouru l’archipel des passions ordinaires, il apparaît que l’amateurisme contemporain, sous l’apparente diversité des pratiques concernées (culture, engagement politique, connaissance) et des modes d’action (celui du faire et du dire), est à l’articulation de trois évolutions majeures de notre société. Tout d’abord, l’amateurisme s’inscrit dans le mouvement de l’individualisme contemporain. Il reflète la volonté de l’individu de construire son identité, de favoriser son épanouissement personnel, de développer des activités qui lui soient propres, d’agir pour son plaisir. C’est le règne de l’« intérêt pour ». L’individu peut trouver là des satisfactions que ne lui apportent pas toujours ses activités professionnelles. Sa quête identitaire l’amène à exprimer ses talents, à mettre en scène sa singularité face aux autres. L’élaboration de son identité numérique lui permet à la fois de se distinguer, d’être reconnu et de construire des liens. Mais l’amateur n’est pas pour autant indifférent aux motivations de l’« intérêt à » : s’il est rare qu’il obtienne une rémunération financière, il peut retirer de son activité des gratifications symboliques (par exemple la fierté ou la notoriété). Grâce à Internet, l’amateur peut facilement accéder aux ressources cognitives dont il a besoin pour pratiquer ses activités ; il peut aussi mener un exercice de retour sur soi en se confrontant à d’autres façons de dire et de faire. Les activités amateurs contemporaines s’inscrivent
volontiers dans cette démarche réflexive. L’internaute dispose, comme n’importe quel travailleur intellectuel, d’un commentaire diversifié sur son activité, aussitôt qu’elle est mise en ligne. Il reçoit des encouragements, des critiques, des corrections, surtout si son activité s’insère dans un travail collectif. Si sa production figure sur une plateforme de blogs ou sur un site de partage, il dispose par surcroît de données sur les « visiteurs » qui se sont intéressés à sa production. En bref, sa construction identitaire se fait en réseau. La montée en puissance des amateurs s’inscrit aussi dans un mouvement de diffusion et d’élargissement des savoirs et des compétences. L’amateur se distingue de l’individu ordinaire par l’important effort d’apprentissage et de formation qu’il réalise. L’expertise qu’il accumule est essentielle dans son attachement à telle ou telle pratique ; elle est aussi un élément crucial de sa construction identitaire. Les nouveaux savoirs qu’il acquiert touchent à de multiples domaines : la culture, les arts, les médias, les sciences, les techniques, les questions publiques, etc. Ses connaissances ne se limitent pas aux champs légitimes, mais elles font une place aux secteurs et domaines exclus des institutions scolaires : culture populaire, savoirs pratiques, bricolage technique, contestation politique, etc. L’amateur accède à ces savoirs à travers de nouvelles formes d’apprentissage qui passent rarement par l’école ou la formation continue, mais relèvent plutôt d’un autoapprentissage : celui-ci s’inscrit dans le cadre de structures associatives, dans la tradition de l’éducation populaire ou, plus récemment, dans le sillage des nouvelles technologies numériques, Internet au premier chef. Sur le web, l’amateur peut collecter de multiples informations, mais surtout il peut trouver des conseils, appeler à l’aide, se confronter à des pairs, se faire évaluer, apprendre par la pratique. Ces mécanismes d’autodidaxie sont d’autant plus répandus que le niveau de la formation scolaire a beaucoup augmenté depuis un demi-siècle. Néanmoins, ces savoirs, qui se développent dans une logique de passion, sont éclatés. Ils constituent des « îles d’expertise 1 », luxuriantes mais éloignées les unes des autres. L’amateur contemporain dispose par ailleurs d’outils informatiques assez proches de ceux des professionnels. Sur son
ordinateur tournent des logiciels de traitement de texte, de création musicale ou de traitement de l’image qui lui permettent de réaliser un travail de très bonne qualité. Dès lors, sa production peut être incorporée dans des plateformes où elle côtoie celle des professionnels. Enfin, la société des amateurs est une société plus démocratique. C’est une société où l’on considère que chaque individu possède une ou des parcelles de compétence, et que ces éléments peuvent être associés à travers des dispositifs coopératifs. Par ailleurs, les individus ne s’en remettent plus aveuglément aux experts-spécialistes que sont les critiques, les ingénieurs, les savants, les médecins ou les hommes politiques. Dans les domaines où il s’est forgé des compétences, l’amateur peut exceptionnellement remplacer l’expert, mais il lui importe surtout de constituer sa propre opinion et de la défendre. Il peut accéder à une masse d’informations qui lui étaient inconnues auparavant : grâce à elles, il est capable de tenir un discours critique, d’évaluer la position de l’expert-spécialiste par rapport à son expérience ou à ses propres pratiques. Il acquiert ainsi les ressources et la confiance qui lui permettent de se positionner par rapport au professionnel, de l’interroger, de le surveiller, voire de le contester en lui tenant un discours argumenté sur ses opinions. L’amateur fait descendre l’expert-spécialiste de son piédestal, refuse qu’il monopolise les débats publics, utilise son talent ou sa compétence comme un instrument de pouvoir. En définitive, il contribue à démocratiser certaines pratiques (artistiques, scientifiques ou politiques), comme le discours critique qui les accompagne. L’amateur oblige les créateurs et les producteurs à se soucier davantage de leur public, les élus à tenir compte en permanence des citoyens, les savants à imaginer d’autres scénarios, les médecins à soigner autrement. L’amateur intervient selon différentes modalités, dans des espaces diversifiés. Il peut s’adresser à quelques amis du monde réel ou du web, mais aussi à des communautés plus larges d’échange ou de production collective. Il arrive aussi qu’il accède à l’espace public par sa production artistique ou son blog. Cette publicisation à géométrie variable ne permet pas vraiment de distinguer différents types d’amateur ; elle permet plutôt de décrire un monde complexe où différentes pratiques se juxtaposent, s’hybrident, se structurent en
réseau. L’amateur y côtoie ses collègues, mais aussi des experts en voie de professionnalisation ou des experts reconnus. Sur Internet, les actions de chacun sont exposées au regard de tous. Dans ce nouvel univers numérique, on peut mettre en place une démocratie procédurale sous le regard de tous et au profit de tous. Mais cette société des amateurs, plus démocratique, moins élitiste et ouverte à tous les savoirs, débouche-t-elle sur des activités et des œuvres de qualité ? Cette question provocatrice ne peut être éludée. Une partie de la production amateur n’est-elle pas tout simplement médiocre ? Les amateurs ne sont-ils pas aussi les auteurs de contrevérités, les propagateurs des rumeurs les plus folles (le fameux « buzz ») ? Internet ne permet-il pas aux thèses les plus marginales et les plus dangereuses de bénéficier d’une publicité importante ? En fait, l’activité des amateurs n’est pas orientée vers la réalisation de produits artistiques exceptionnels ou de trouvailles scientifiques particulièrement novatrices. Elle peut l’être dans certains cas (pensons aux logiciels libres et à certains sites participatifs), mais, dans l’ensemble, les pratiques amateurs privilégient l’activité productrice, le plaisir, l’apprentissage, le cheminement, plutôt que le produit luimême. Elles s’insèrent souvent dans les pratiques standards qui sont ensuite modifiées et remixées. L’amateur utilise volontiers une esthétique du copier-coller dans laquelle l’originalité de l’œuvre est fréquemment seconde. Il est immergé dans une culture contemporaine foisonnante qu’il sélectionne et se réapproprie pour mieux singulariser son apport. Il porte à son plus haut degré de perfection la tradition de la répétition et de la variation, caractéristique des cultures populaires, ce qui ne l’empêche pas d’emprunter aussi à celle de l’artiste d’avantgarde qui crée en solitaire. Dans le domaine scientifique, l’activité de l’amateur est le plus souvent locale, limitée à un contexte précis. Elle s’inscrit plus dans la pratique scientifique que dans l’élaboration théorique. Quant aux rumeurs lancées par les amateurs, elles constituent la rançon d’un monde plus démocratique, où la parole n’est plus confisquée par les experts-spécialistes. Mais, dans ce cas, la démocratie établit ses propres garde-fous, Internet corrige Internet. Dans le nouveau monde numérique, le débat et l’argumentation restent les
meilleures armes contre la médiocrité et la mauvaise foi. Les différentes communautés en ligne ont mis au point des procédures de régulation qui stoppent les dérives vers la malhonnêteté et l’injure. La force du contrôle exercé à travers Internet vient du fait qu’il est réparti entre des millions d’internautes. La montée en puissance des amateurs peut donc être profondément déstabilisante pour les experts-spécialistes. Il est difficile pour l’enseignant d’avoir en face de lui des élèves qui contestent son savoir au nom d’informations recueillies dans des encyclopédies en ligne. De même, les médecins sont de plus en plus confrontés à des patients qui discutent leur diagnostic ou leur prescription. Ces nouveaux rapports sociaux obligent le spécialiste à changer de position et de ton : ne pouvant plus imposer son savoir par des arguments d’autorité, il doit s’inscrire dans une relation plus égalitaire où il faut expliquer, dialoguer, convaincre, tenir compte des objections de ses interlocuteurs. Malgré ses imperfections, la société des amateurs est une société où un grand nombre d’individus peuvent à la fois cultiver leurs passions, accroître leurs connaissances et ouvrir de nouveaux champs à la démocratie. L’amateur n’est donc ni un intrus ni un succédané de l’expert ; il est l’acteur grâce auquel notre société devient plus démocratique et respectueuse de chacun.
1.
Steven Allison-Bunnell et Stephanie Thomson, « Débutants et experts dans la science citoyenne nord-américaine », in Florian Charvolin, André Micoud et Lynn Nyhart (dir.), Des sciences citoyennes ?, op. cit.
Annexes
Pratiques culturelles amateurs des internautes *1
En %
Ensemble
Hommes de 15 à 30 ans
Femmes de 15 à 30 ans
Aller sur un site de partage de fichiers (Dailymotion, Youtube, Emule)
33
61
45
Mettre des photos, vidéos ou de la musique en ligne
30
34
35
Participer à des chats, forums, discussion. Écrire des commentaires
19
33
24
Jouer à des jeux en réseau (dont jeux d’argent)
15
36
16
Créer ou mettre à jour un blog ou un site personnel
13
22
21
Créer ou mettre à jour votre profil sur des sites comme MySpace, Facebook, etc.
9
16
15
Source : Enquête pratiques culturelles des Français, ministère de la Culture, 2008.
Pratiques culturelles informatiques (hors Internet ) *2
En %
Ensemble
Hommes de 15 à 30 ans
Femmes de 15 à 30 ans
Écrire un journal personnel, des nouvelles
21
24
28
Dessiner, faire de la création graphique
15
21
18
Créer de la musique : mixer, sampler, composer
8
25
7
Source : Enquête pratiques culturelles des Français, ministère de la Culture, 2008.
Pratiques politiques des internautes En %
Signer une pétition en ligne Consulter le site Internet d’un parti politique Transférer des informations, des liens ou des fichiers qui traitent de sujets politiques à votre entourage Visiter le site ou le blog d’une personnalité politique Commenter l’actualité politique sur un site d’informations ou un blog Participer à des forums de discussion politique
Publier des contenus politiques sur un média social, un réseau social ou un blog Faire la promotion d’une personnalité politique ou d’un parti sur un site, un blog ou un réseau social L’une ou l’autre de ces pratiques Source : TNS Sofres/Temps Réel, septembre 2009.
Pratiques d’information médicale des internautes En %
Consulter des sites d’information médicale
Motivations
71
*3
S’informer sur une maladie, des symptômes, un diagnostic qui vous concernent, vous ou vos proches Par simple curiosité, pour vous renseigner sur des maladies ou des problèmes qui vous intéressent Mieux comprendre le diagnostic du médecin En savoir plus sur le diagnostic ou le traitement prescrit par le médecin Lire des témoignages de personnes souffrant des mêmes symptômes Être capable de poser des questions précises à votre médecin avant
d’aller le voir Vérifier l’exactitude du diagnostic du médecin Source : Ipsos/Conseil national de l’ordre des médecins, avril 2010.
*1.
Parmi les personnes ayant utilisé Internet au cours du dernier mois.
*2.
Parmi les personnes ayant utilisé un ordinateur au cours du dernier mois.
*3.
Parmi les personnes qui consultent des sites d’information médicale.