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French Pages [510] Year 1998
Le Haut-Empire romain en Occident d’Auguste aux Sévères 31 av. J.-C. - 235 apr. J.-C.
Du même auteur L’Armée romaine et l’Organisation des provinces ibériques d’Auguste à l’invasion de 409 Publications du Centre Pierre Paris, 8, 1982 Romains d’Espagne Cités et politique dans les provinces IIe siècle av. J-C.-IIIe siècle apr. J.-C. Armand Colin, 1995 EN COLLABORATION
Les Inscriptions romaines de la province de Lugo Publications du Centre Pierre Paris, 3, 1979 Belo V. L’épigraphie Les inscriptions romaines de Baelo Claudia Publications de la Casa de Velázquez Série Archéologie-X, Madrid, 1988 ÉDITEUR
Ciudad y comunidad cívica en Hispania (Siglos II y III d. C.) Cité et communauté civique en Hispania Actes du colloque organisé par la Casa de Velázquez et par le Consejo Superior de Investigaciones Científicas Madrid, 25-27 janvier 1990 Collection de la Casa de Velázquez 40, Madrid, 1993 La invención de una geografía de la península ibérica 1. La época republicana Actes du colloque organisé par la Casa de Velázquez Madrid, 3-4 mars 2005 (co-direction avec Gonzalo Cruz Andreotti et Pierre Moret) Madrid : Centro de Ediciones de la Diputación provincial de Málaga, 2006 La invención de una geografía de la península ibérica 2. La época imperial Actes du colloque organisé par la Casa de Velázquez Madrid, 3-4 avril 2006 (co-direction avec Gonzalo Cruz Andreotti et Pierre Moret) Malaga : Diputación de Málaga ; Madrid : Casa de Veláquez, 2007
Patrick Le Roux Nouvelle histoire de l’Antiquité
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Le Haut-Empire romain en Occident d’Auguste aux Sévères 31 av. J.-C. - 235 apr. J.-C.
Éditions du Seuil
ISBN
978-2-75-784491-5
© ÉDITIONS DU SEUIL, FÉVRIER 1998 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Table
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9
a. Une histoire multiforme, 10. – b. Des discours renouvelés, 12. – c. Les problèmes de la romanisation, 14. – d. Structures et conjonctures, 16. 1
LES FONDEMENTS D’UN EMPIRE 1. Espaces, statuts et territoires: Rome et les autres
21
Les mondes conquis: le passé et le présent . . . . . .
23
Sous le regard du conquérant, 24. – a. Barbares et civilisés, 24. – b. Des traditions différentes, 28. – Les autres préromains: rhétorique et histoires, 29. – a. Les provinces méridionales, 30. – b. Les terres celtiques, 34.
La domination romaine: la province et la cité . . . .
38
L’Empire en territoires, 39. – a. Le pouvoir de nommer, 39. – b. Les découpages administratifs, 41. – c. La cité et son territoire, 43. – Citoyens et idéal civique, 48. – a. Des statuts politiques, 48. – b. Des valeurs aristocratiques, 50.
2. Conquêtes et conflits: l’Empire indéfini . . . . . .
55
Le Ier siècle: les bornes septentrionales . . . . . . . . .
57
L’héritage augustéen, 57. – a. Teutobourg ou le choix, 57. – b. Une phase victorieuse, 59. – c. Le désastre et ses conséquences, 61. – Progression et incertitudes en Ger-
manie et en Bretagne, 64. – a. La prépondérance des armées de Germanie, 64. – b. La lente soumission de la Bretagne, 67.
Le IIe siècle: la rive danubienne . . . . . . . . . . . . . .
71
La conquête de la Dacie, 71. – a. D’Auguste à Domitien, 71. – b. Les guerres de Trajan, 73. – Menaces barbares, 74. – a. Une paix relative, 75. – b. L’époque troublée de Marc Aurèle, 76.
L’Afrique du Nord entre «résistance» et «romanisation» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
77
Un lieu historiographique, 78. – a. Les données du problème, 78. – b. La question de la résistance, 79. – Une intégration lente et irrégulière, 81. – a. Un schéma habituel, 82. – b. La pacification à l’est, 83. – c. La lutte contre les Maures, 84.
3. L’empire monarchique ou le gouvernement du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
89
La politique et les empereurs . . . . . . . . . . . . . . . .
91
Le modèle augustéen et son évolution au Ier siècle, 91. – a. Les pouvoirs du prince, 91. – b. Les Julio-Claudiens, 96. – c. Les Flaviens, 99. – Antonins et Sévères, 102. – a. Une dimension historiographique, 102. – b. De Trajan à Commode, 104. – c. La dynastie sévérienne, 106.
Pouvoir central et provinces. . . . . . . . . . . . . . . . .
110
Le gouvernement et le prince, 110. – a. Les prérogatives des empereurs, 110. – b. Le gouvernement central, 114. – c. Les expressions impériales, 116. – Administrer les provinces, 119. – a. Les statuts et les gouverneurs, 119. – b. Le contrôle des provinces, 122.
4. Le centre conquérant: Rome et l’Italie . . . . . . . 127 Redistribution augustéenne . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Des cadres réaménagés, 129. – a. Mythes et réalités, 129. – b. Régions, 132. – La société civique réorganisée,
133. – a. L’ordre sénatorial, 134. – b. L’ordre équestre, 136.
Rome, le prince et la plèbe. . . . . . . . . . . . . . . . . . 138 Sous le regard de la plèbe, 138. – a. Popularité et contraintes, 139. – b. La nourriture des citoyens, 140. – c. Dépendances et clientèles, 143. – Pouvoir et culture, 146. – a. Embellir la Ville, 146. – b. Jeux et fêtes, 152. – c. Culture et alphabétisation, 155.
L’Italie intégrée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158 La question d’un déclin, 159. – a. La recherche d’explications, 160. – b. Nouvelles lectures, 163. – Les modèles italiens, 166. – a. L’Italie des villes, 166. – b. L’Italie des campagnes, 170. – c. L’imitation de Rome, 173. 2
L’ÂGE DES SOCIÉTÉS ROMANO-PROVINCIALES 5. La richesse des provinces . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 En amont: l’empire, la fiscalité et la ville . . . . . . . 180 La part de l’État, 180. – a. Les dépenses prioritaires, 181. – b. L’impôt et la monnaie impériale, 183. – c. Les biens du patrimoine, 186. – Économie, concurrence, domination, 189. – a. État et économie, 190. – b. La question d’une organisation économique, 191. – c. Économie et fiscalité, 193. – L’urbanisation et son rôle, 194. – a. Le réseau urbain, 195. – b. Villes et économie, 197.
Les structures: productions et échanges . . . . . . . . 199 Villae et structures agraires, 200. – a. L’empreinte de Rome, 200. – b. Villa et domaine, 202. – c. Variations régionales, 204. – d. Propriété et exploitation, 206. – L’artisanat et l’atelier, 208. – a. La céramique sigillée, 209. – b. Artisanat rural et artisanat urbain, 214. – Commerce et sociétés de marchands, 216. – a. Nouvelles approches, 216. – b. Les transporteurs et les commerçants, 219.
Conjonctures: les originalités provinciales . . . . . . 223 Les régions méditerranéennes, 223. – a. Les provinces insulaires, 224. – b. L’Hispanie et l’Afrique, 225. – c. La Gaule Narbonnaise et la Dalmatie, 231. – L’Europe des Celtes, 233. – a. Les Trois Gaules, 234. – b. Les provinces alpines, 236. – c. La Bretagne, 238. – Provinces danubiennes, 239. – a. La Pannonie, 239. – b. La Mésie, 240. – c. La Dacie, 241.
6. Les cités: l’éclosion municipale. . . . . . . . . . . . . 245 La diffusion des cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246 Le Ier siècle: droit latin et colonisation, 247. – a. Le ius Latii en question, 247. – b. De César à Néron, 249. – c. L’époque flavienne, 251. – De Nerva à Sévère Alexandre: expansion et uniformisation, 253. – a. Continuités et innovations, 253. – b. De Trajan à la mort de Commode, 257. – c. Les Sévères, 258. – La dimension régionale, 259. – a. Les provinces anciennes, 260. – b. Les provinces celtiques et danubiennes, 264. – c. L’Afrique du Nord, 269.
La civilisation municipale . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273 Le domaine local, 274. – a. La religion instrument de concorde, 274. – b. Les institutions et les pouvoirs, 278. – L’autonomie civique, 281. – a. L’identité civique ou l’honneur d’être une cité, 282. – b. L’évergétisme et la liberté, 285. – c. Une compétition permanente, 287. – L’affaire des élites, 290. – a. Les sociétés municipales, 291. – b. Servir la cité, 293. – c. Les fondements de la gloire, 295.
Sociétés municipales et société impériale . . . . . . . 297 Prosopographie, statut et mobilité sociale, 297. – a. L’éclairage de la Table Claudienne, 298. – b. Stratégies sociales et richesse, 301. – Le Ier siècle: Narbonnais et Espagnols, 305. – a. L’exemple de la Gaule Narbonnaise, 306. – b. La montée en puissance des Hispaniques, 308. – Le IIe-IIIe siècle: la prééminence africaine, 312.
7. Les provinciaux: intégrations et acculturations
319
L’imprégnation romaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 322 Naturalisations, 322. – a. Une progression mesurée, 323. – b. Une condition enviée, 326. – c. Changements d’état civil, 329. – Acclimatations, 332. – a. L’immigration italienne, 332. – b. Les paysages urbains, 334. – c. La culture gréco-latine, 339.
Les religions provinciales . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343 Problèmes de définitions et de vocabulaire, 345. – a. Dieux indigènes et dieux romains: l’autonomie, 345. – b. Dieux indigènes et dieux romains: interprétation et syncrétisme, 348. – Les provinces celtiques, 351. – a. Vitalité et mutations des cultes ancestraux en Gaule, 351. – b. Faciès régionaux: l’Hispanie et les zones septentrionales, 355. – Les provinces méditerranéennes, 357. – a. Effacement en Sicile, 357. – b. Imbrications africaines, 358.
Intégrations et conflits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361 Des provinciaux mécontents, 362. – a. En Gaule et Germanie, 363. – b. En Afrique, 365. – La question des chrétiens, 366. – a. Christianisme, judaïsme et paganisme, 367. – b. Intégration et persécution du christianisme, 370.
8. Les armées et les provinces . . . . . . . . . . . . . . . . 375 L’émergence des zones militaires . . . . . . . . . . . . . 378 Armées et équilibres provinciaux, 378. – a. Un symbole: les garnisons hispaniques et gauloises, 379. – b. Adaptations et nouveautés au IIe et au IIIe siècle, 381. – c. L’Afrique sans particularisme, 382. – Camps et territoires militaires, 384. – a. Forteresses légionnaires et auxiliaires, 384. – b. Canabae, vici et territorium, 389. – c. Les prata, 390. – Frontières: le limes revisité, 391. – a. Mises au point, 392. – b. Des créations continues, 394.
Les armées et la «romanisation» . . . . . . . . . . . . . 397 Métier et esprit de corps, 397. – a. L’affirmation d’un statut militaire, 398. – b. Intégration et diversification
des tâches, 400. – c. La société militaire, 403. – Provincialisation: recrutement et vétérans, 407. – a. Sélection, géographie et ruraux, 407. – b. Vétéran: un statut personnel, 411.
Les Césars et les soldats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 414 Le ravitaillement, 414. – a. La consommation, 415. – b. Administration et circuits d’approvisionnement, 416. – Les «empereurs militaires», 418. – a. La dimension technique, 419. – b. La dimension politique, 421.
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 425 a. L’empire sans l’«impérialisme», 427. – b. L’empire redéfini, 429.
ANNEXES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 435 Chronologie sommaire, 437. Cartes, 441. Orientation bibliographique, 457. Abréviations, 471. Index des noms de personnes et de divinités, 473. Index géographique et topographique, 479. Index thématique, 491.
Avant-propos
La variété des espaces concernés par ce livre, la nécessité de rassembler le centre romano-italien et des terres périphériques parfois très éloignées, la dispersion d’une documentation surabondante et l’inégalité des informations suivant les secteurs géographiques et les thèmes abordés nous ont paru interdire la présentation selon une approche géographique. A l’inconvénient des déséquilibres flagrants et des risques de répétition fréquente se serait ajouté celui d’une dissémination préjudiciable à une réflexion historique seule capable de faire apparaître l’unité dans la diversité. On se rendra compte que la Sardaigne, la Corse ou les secteurs danubiens occupent une place restreinte, voire squelettique dans certains cas, mais cela s’explique ou par le souci de ne pas alourdir le livre en donnant l’illusion que tout territoire valait bien un autre (ce qui est pourtant vrai sur le plan des curiosités) ou par l’absence de mises à jour récentes de dossiers difficiles. Certains choix ont posé des problèmes. La Dalmatie n’était pas une province danubienne et illyrienne comme l’était la Pannonie par exemple, mais elle n’était pas non plus une province méditerranéenne au sens de la Narbonnaise ou de l’Hispanie orientale. L’absence d’esprit de système dans l’organisation des présentations régionales tient au fait que tantôt le respect de la chronologie, tantôt le classement géographique a paru s’imposer. Enfin, un traitement développé des questions administratives aurait grossi exagérément le propos et nui à la compréhension dynamique de l’ensemble ordonné autour du dialogue entre le centre et la périphérie.
Introduction
Proposer une synthèse historique sur Le Haut-Empire romain en Occident (31 av. J.-C.-235 apr. J.-C.), dans un cadre défini et relativement limité, est aussi stimulant que périlleux. Le danger réside dans la nécessité d’être concis sans simplifier, tout en demeurant clair pour tous les lecteurs. L’intérêt naît de la confrontation de travaux nombreux et riches autant que spécialisés, qui acquièrent en quelque sorte un supplément de vie en contribuant au renouvellement de l’interprétation historique. Comme l’a rappelé M. Bloch, l’analyse du passé fait surgir une multiplicité de sens qu’on ne saurait réduire à l’unité sans dommage pour l’intelligence des faits et des sociétés concernés. Longtemps, la période du Haut-Empire a été décrite par rapport à l’irrémédiable décadence qui aurait suivi et qu’annonçaient déjà la fin de l’époque des Antonins et le règne des Sévères. Sans nier à tout prix l’existence d’une grave crise dans la seconde moitié du IIIe siècle apr. J.-C., on jauge mieux aujourd’hui son étendue, ses caractères et son impact. Prenant soin, à la façon de F. Braudel, de distinguer des «temps étagés», l’historien inscrit sa réflexion dans la longue durée et met ainsi en valeur la complexité des évolutions débarrassées de tout déterminisme. Aussi, de même que le Bas-Empire ne reflète pas la lente agonie d’un empire autoritaire miné par l’affirmation du christianisme et les Barbares, de même le Haut-Empire n’est-il pas l’expression d’une civilisation qui s’essouffle après avoir brillé de tout son éclat: difficultés, faiblesses, imperfections, incertitudes, crises ont aussi été le lot du développement impérial qui ne s’arrête pas brusquement en 235 ou au milieu du IIIe siècle apr. J.-C.
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Le Haut-Empire romain en Occident
a. Une histoire multiforme Les concepts susceptibles de rendre le sens des évolutions globales sont malaisés à trouver, dans ces conditions, et les formuler oblige à courir le risque de déformer les réalités passées ou de n’être pas compris. La combinaison de toutes les facettes est seule susceptible de permettre d’approcher ce qui a été, étant entendu qu’on peut toujours élargir le champ des données à prendre en compte et qu’une lecture collective ne peut être avancée que comme un bilan plus ou moins provisoire qu’il convient d’améliorer et d’approfondir. L’extraordinaire renouvellement des recherches et des points de vue sur le monde romain justifie l’empressement, manifesté récemment, à se détourner des grandes fresques d’autrefois et de leur orientation surtout événementielle. La multiplication foisonnante de travaux qui ignorent les barrières des langues et des frontières, élargissent les curiosités, recourent à des méthodes sans cesse plus rigoureuses, érigées en spécialités exigeantes, défie de plus en plus la synthèse tout en l’appelant. L’épigraphie, la numismatique, les techniques documentaires issues de la fouille et de la prospection archéologiques, la géographie historique, engagée dans la recherche des paysages, des parcellaires, des structures agraires et des territoires, constituent un échantillon éloquent de l’approfondissement et de la mutation d’une discipline porteuse d’un imposant héritage. Celle-ci est désormais vouée à la quête de traces susceptibles de combler patiemment les blancs d’une mémoire trop sélective et imbriquée simultanément dans la trame fragile d’une histoire locale. Les discours s’étoffent, s’enrichissent des apports variés des sciences humaines et sociales. Les institutions font place aux lieux de pouvoir, les architectures sont autant de témoins de mises en scènes subtilement élaborées et de conceptions socialement datées de l’utilisation publique ou privée des espaces. L’économie cherche à construire ses propres modèles historiques; les comportements individuels et les conduites collectives1 1. On lira avec intérêt l’ouvrage de G.E.R. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, Paris, La Découverte, 1993 (trad. fr. de l’ouvrage anglais de 1990). Il propose de substituer à la notion de «mentalité» celle de «modes de raisonnement» en liaison avec les contextes socioculturels et
Introduction
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réclament un langage adapté aux contextes anciens, débarrassé, comme l’étude des sociétés, de schémas empiriques. A l’image du reste de l’histoire de l’Antiquité, l’histoire romaine impériale est bien vivante et tente de s’inscrire dans la continuité d’une culture qui ne peut se conjuguer qu’au présent. Rendre compte de l’expérience sociale et humaine qu’a constituée l’avènement de l’Empire romain latinisé au diapason de la mise en place et de l’évolution d’un nouveau système de gouvernement, la monarchie impériale, relève de l’aventure et de l’exploration passionnante. Ne s’agit-il pas d’associer dans une même étude des territoires aussi divers qu’éloignés les uns des autres? Expression géographique plus que corps unifié, l’espace en question regroupe des conquêtes hétérogènes, effectuées pour une part non négligeable sous l’égide des empereurs. Le temps reste celui de l’expansion et de la dilatation d’un pouvoir confronté à la réalité des limites, elles-mêmes inséparables des formes de l’organisation territoriale. Si la structure provinciale est dominante, elle ne prend véritablement son sens que replacée dans une perspective romanocentrique. Instrument de gouvernement et de stabilisation, elle est transition et passage entre le centre romain et la périphérie toujours reculée. Témoin de la progression du peuple-roi, elle apparaît quand cesse l’Italie devenue, des Alpes aux fameux tourbillons de Charybde, voisins des écueils de Scylla, la terre des citoyens, le territoire de l’Urbs (la ville par excellence), et ne s’arrête pour ainsi dire jamais dans l’esprit d’un empire2 qui se proclame indéfini. La difficulté, mais aussi la stimulation, surgit donc de la leurs évolutions. Les mentalités, si elles existent, sont une production complexe incluse dans un système social d’échanges. Elles n’ont pas de champ spécifique et ne sauraient se référer aux croyances, inconnaissables par définition. G. Lloyd ne condamne donc pas les tentatives d’élargissement du champ des connaissances historiques en direction des «styles de raisonnement» (plutôt que des «comportements»), mais récuse l’idée d’une autonomie du mental et invite à un nouvel effort de définition. 2. On distinguera «Empire», notion géographique, et «empire», le pouvoir impérial. Parfois, on peut hésiter sur le choix de l’une ou l’autre orthographe: les textes anciens privilégient la dimension politique et juridique et l’Empire s’y confond avec les lieux où s’exerce l’autorité impériale.
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Le Haut-Empire romain en Occident
nécessité de concilier ici le modèle et ses traductions, de faire tenir ensemble des populations et des sociétés inscrites dans une somme d’histoires particulières avec leur conquérant et maître, en décalage constant les unes par rapport aux autres. Elle tient encore à la mise en présence de Romains et d’indigènes et provinciaux toujours en devenir et aussi disparates à l’arrivée qu’au départ, en dépit des mutations inévitables. Elle émane, enfin, de l’inégalité des témoignages relatifs aux uns et aux autres en faveur des premiers. Mais cette dissymétrie de la mémoire n’épargne pas non plus la documentation portant sur les différentes communautés sujettes. Veuton décrire et comprendre les évolutions individuelles et collectives, les influences réciproques et les transformations, on se heurte aux lacunes et au caractère partiel des sources écrites comme au langage nécessairement médiatisé des vestiges archéologiques. On est surtout bien en peine d’affirmer qu’il est possible de généraliser à partir d’exemples concrets et localisés ou de dire, à l’inverse, qu’on doit conclure à la singularité des faits régionaux et provinciaux. Tenter ainsi de déchiffrer les secrets des alchimies sociales et culturelles des individus et des groupes sociaux, de retrouver le lien ou les paramètres qui rapprochaient les personnes et les collectivités, demande rigueur et circonspection, juste appréciation du concevable et imagination. b. Des discours renouvelés L’absence d’un sens de l’histoire ne signifie en rien que l’écriture de l’histoire n’est pas porteuse de sens, ni qu’elle n’a pas vocation à décrypter les processus de construction et d’évolution des communautés humaines au cours d’un temps donné, dans un espace donné. Il est donc indispensable de chercher à adapter son questionnaire à l’objet examiné. Cela implique la prise en compte simultanée de l’état du dossier documentaire, des méthodes de lecture et d’interprétation, et une distinction soigneuse entre débats fondamentaux et phénomènes de mode, approfondissement de la réflexion et recherche de la nouveauté à tout prix. Il est banal de reconnaître avec B. Croce que toute histoire est contemporaine. Si cela signifie que l’étude historique consiste essentiellement à projeter sur le passé les problèmes et les tendances domi-
Introduction
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nantes du présent ou à en éclairer les difficultés et les succès, on ne peut pas y souscrire vraiment. Si, en revanche, il s’agit d’utiliser les apports de méthodes inventées par les recherches scientifiques contemporaines quelles qu’elles soient, comme de mettre en évidence, dans un esprit de stricte comparaison, des traits et mécanismes négligés par les témoignages anciens et révélés ou mis en exergue par les préoccupations du temps, on ne saurait qu’être d’accord. Aucune forme d’histoire – fût-elle totale – ne permet d’embrasser tous les faits, ni de les rassembler dans une interprétation globale unique et définitive. A l’image de la vie, l’infinie richesse du passé est appelée à ne se renouveler que peu à peu et progressivement. Dans le cas de l’histoire romaine impériale et provinciale, les modèles se sont succédé avec les générations, dans la conscience d’une double évolution: d’une part, épistémologique, c’est-à-dire concernant les modalités d’une connaissance scientifique de l’histoire; d’autre part, culturelle, c’està-dire relative à l’image et à la perception actuelles des sociétés anciennes. Sans remonter trop haut, on rappellera que, depuis le XIXe siècle, on a privilégié la République et l’idée de liberté sur l’Empire, tout en justifiant l’œuvre d’expansion coloniale civilisatrice et marquée au coin du progrès. Rome illustrait en quelque sorte la domination européenne sur les autres continents en offrant l’exemple d’une réussite. Cela n’excluait pas la glorification parallèle des héros indigènes qui, tels Vercingétorix ou Calgacus, avaient opposé au conquérant leur idéal national d’indépendance et de refus de la servitude. L’idée de résistance, suggérée par l’histoire récente des sociétés colonisées et des mouvements anticolonialistes, a permis de réfléchir aux limites de la romanisation, comme les analyses marxistes ont favorisé une meilleure attention aux indigènes, à l’exploitation économique, aux élites romanisées. L’ouverture aux préoccupations de la linguistique, de la sociologie, de l’ethnologie constitue l’un des traits originaux de ces différentes approches. Elle a mis en avant la notion d’acculturation et préparé l’émergence d’un intérêt nouveau pour les questions d’intégration (différente de l’assimilation) et d’identité (inséparable de l’altérité), elles-mêmes suscitées par les réalités sociales présentes, la construction européenne et les recompositions consécutives
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Le Haut-Empire romain en Occident
aux effondrements des empires. Mais la principale mutation s’est traduite par le souci d’exploiter une documentation exhaustive, de mieux en mieux maîtrisée et critiquée, afin de chercher dans le fonctionnement et les réalités mêmes de l’Empire de Rome les lignes des développements et des adaptations à venir, sans aucune espèce de préjugé. Dans les tendances de l’historiographie ainsi résumées, on observe, outre des hésitations et des précautions nombreuses, l’importance des territoires de prédilection. L’Afrique du Nord a paru mieux se prêter que les Gaules à l’examen minutieux des phénomènes de contacts culturels et de réception diversifiée des modèles romains. Celles-ci diraient peut-être plus clairement le caractère fécond de la rencontre de traditions distinctes dans un contexte géographique, social et démographique particulier. Les régions militaires de Bretagne, du Rhin et du Danube, invitent davantage à ne pas négliger le rôle original des armées dans la constitution de provinces périphériques, mais relativement intégrées. La Gaule Narbonnaise et la Bétique, à l’image de l’Italie, posent le problème de la durée et du renouvellement de la civilisation de la cité. Ce sont là diverses facettes de ce que l’on a coutume d’appeler la «romanisation». c. Les problèmes de la romanisation Le mot a souvent été remis en question, mais jamais vraiment remplacé. Il reste un instrument commode de réflexion. Il recèle, il est vrai, des ambiguïtés et tend à masquer la richesse de situations variées, irréductibles à un schéma explicatif univoque. On ne voit pas exactement ce que voudrait dire «être devenu Romain» ou «assimilé à un Romain» pour des individus qui ne sont jamais identiques; l’obtention de la citoyenneté ne reflète qu’imparfaitement l’ensemble des mutations intervenues au cours de l’intégration. Le critère de la langue latine ne paraît guère plus satisfaisant, car il peut renvoyer à des attitudes contrastées, liées au choix et à la contrainte, comme il peut masquer un bilinguisme qui ne signifie pas obligatoirement la conformité au modèle romain. La romanisation exprime aussi que Rome aurait créé une identité supérieure, une patrie incarnée dans un état supracivique et supraprovincial, ce qui n’est pas à proprement
Introduction
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parler démontrable et ne commence à prendre éventuellement forme que plus tard et dans un contexte précis3. Il semble donc que le concept ne puisse traduire en fait que l’inclusion d’un territoire dans les cadres politiques et administratifs romains et représente surtout une phase dynamique et continue, marquée par la domination romaine. Même s’il demeure utile, le concept est simplificateur. Pris avec méfiance, il n’oriente pas moins, inconsciemment, la réflexion, et c’est à «déromaniser» partiellement, malgré les problèmes de documentation, l’approche des histoires provinciales qu’il conviendrait aussi de s’employer efficacement. Sans doute chacun est-il fasciné par la fin d’une construction historique exceptionnelle – l’Empire romain – et éprouve-t-il le besoin de nommer positivement la période de mise en place et d’affirmation d’un pouvoir qui fut assurément romain. Sans doute les cadres et les modèles imposés peu à peu par le conquérant ont-ils défini des normes et des pratiques de tous ordres qui ont façonné les individus et les communautés. Sans doute, dans les secteurs occidentaux, partout le latin s’est-il acclimaté durablement et a-t-il laissé peu ou prou son empreinte. Mais, sans négliger ces données et d’autres telles que l’urbanisation, il est tout aussi juste de souligner la fluidité d’histoires simultanées, leur logique propre aussi bien que leur dimension discordante et irrégulière. En somme, de nombreux autres paramètres ont façonné les conjonctures provinciales romaines; elles ne se limitèrent pas à la romanisation politico-juridique ou aux résistances. L’indigène n’existait pas davantage au départ que le Romain. L’attitude et les pratiques des gouvernements romains contribuèrent également à l’absence d’uniformité. Il vaut mieux parler de «romanisations» plutôt que de «la romanisation» tout en sachant que ce choix historiographique est en grande partie commandé par la valeur et la nature des témoignages dont on dispose et par l’importance particulière du conquérant. 3. L’ouvrage récent de Y. Thomas, «Origine» et «commune patrie». Étude de droit public romain (89 av. J.-C.-212 apr. J.-C.), Rome, CEFER221, 1996, ne contredit pas cette affirmation. Il montre, au contraire, en se plaçant du point de vue du droit, que l’intégration civique se fait par la procédure de la filiation civile, indépendamment d’une attache territoriale qui est d’essence locale et ne disparaît pas avec l’acquisition du droit de cité.
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J’ai privilégié ailleurs4 la formule de l’«apprentissage politique», parce qu’elle insiste sur le rôle fondamental de l’urbanisation et de la «poliadisation5» dans le gouvernement des provinces et l’intégration sociale des provinciaux. Celle de «provincialisation» est à sa manière éloquente, puisqu’elle évoque l’originalité d’une structure administrative devenue peu à peu source d’identification et exclut le nationalisme. Reste que le discours dominant, le langage qu’il a bien fallu assimiler pour exprimer une adhésion comme un refus ou un souhait d’autre chose a été façonné par le pouvoir romain et n’a évolué qu’au diapason des règnes successifs et des crises politiques dans l’Empire. C’était nécessaire pour celui qui voulait être reconnu et compris; ce n’était pas suffisant. On perçoit pourquoi, malgré la diffusion de la politique et de l’autonomie locale, on ne touche que très rarement dans les textes et les inscriptions les humbles et les «simples» qui vivaient nombreux au rythme du travail de la terre, des caprices des saisons ou dans la dépendance d’un maître, d’un patron, d’un notable. Il n’est pas sûr que pour ceux-là quelque chose ait changé fondamentalement, mais il est certain qu’ils n’ont pu rester totalement à l’écart des transformations matérielles et sociales qui ont marqué la période d’expansion et de diffusion des modèles romains. d. Structures et conjonctures On n’oubliera pas que le centre italien lui-même a été romanisé avant de devenir le lieu de référence. Si on veut dépasser un bilan géographique des succès et des échecs de Rome dans les territoires conquis, il faut adopter un point de vue résolument diachronique et dynamique. Il faut en outre tenter de concilier le point de vue de Rome et le point de vue des provinciaux et des étrangers. Les questions essentielles dont il convient de chercher à rendre compte en s’appuyant sur les travaux disponibles se présentent alors d’elles-mêmes: Pourquoi l’époque de la monarchie romaine apparaît-elle comme une période de changement et comme riche d’expé4. P. Le Roux, Romains d’Espagne. Cités et politique dans les provinces, siècle av. J.-C.-IIIe siècle apr. J.-C., Paris, A. Colin, 1995. 5. C’est-à-dire la constitution des populations en cité ou polis, cellule obligée de la vie locale.
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rimentations diverses pour les provinciaux? Pourquoi l’Italie semble-t-elle «manquer d’histoire» et cela signifie-t-il son déclin? Comment expliquer l’essor d’une civilisation matérielle en apparence plus épanouie et plus efficace qu’auparavant? Comment comprendre sous l’universalisation d’un système politique et culturel la diversité indéfinie des situations et des expressions? Comment expliquer les inégalités et les hiérarchies, les particularismes sous l’uniformisation croissante et la concentration de la décision et des pouvoirs? L’aventure dont je parlais tout à l’heure ressemble à s’y méprendre à l’avènement d’une structure de gouvernement à la fois étatique et fort éloignée d’elle. Est-ce dans ce constat que réside la limitation d’une expérience historique qui paraît avoir acquis une forme d’éternité au moment où s’arrête le sujet du livre? L’absence de bouleversements sociaux d’envergure est-elle incompatible avec des mutations structurelles décisives pour la suite de l’évolution? Quoi qu’il en soit, des solidarités s’étaient créées par la force des choses, et les provinciaux dépendaient de plus en plus étroitement pour leur avenir de celui de Rome et de son empire garant d’une forme avérée de civilisation et de ses multiples expressions culturelles: de ce qu’était l’empereur, mais aussi de ce qui se passait à l’opposé de la Méditerranée comme sur les frontières et au-delà. Pour le reste, c’est la période suivante qui peut éclairer ce qui se tramait dans les communautés provinciales sur le plan social, culturel, politique, économique et religieux. Nous aurons à nous interroger sur ces données à l’heure du bilan. Sans faire l’impasse sur l’histoire dite événementielle, je la traiterai comme un élément des définitions et de la formation des espaces hiérarchisés de l’Empire. Ce qui ne m’empêchera pas, à la faveur d’une présentation par thèmes, de retenir une démarche fondamentalement articulée sur la chronologie. De façon naturelle, l’analyse de la res publica rétablie par Auguste et l’étude des modèles romains et italiens s’inséreront à la transition entre la construction des espaces impériaux et l’âge des sociétés romano-provinciales. Il me semble en effet qu’en dépit de certains décalages, dus pour une part à une conquête tardive, les provinces ont répondu à une dynamique semblable (les différences de rythme, mais non de processus, sont particulièrement sensibles en Afrique, sur
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le Rhin et sur le Danube), scandée par une phase d’intégrations diverses, correspondant pour la majorité d’entre elles à la période d’Actium à Trajan, puis symbolisée par l’élaboration des sociétés romano-indigènes, assises sur le réseau des cités, désormais «partout répandues» selon la formule de Tertullien (ubique res publica). Celles-ci reproduisaient les vertus et les maux de la vie civique telle qu’elle s’était épanouie en Italie. L’existence de difficultés n’est donc pas le signe d’un changement radical et, jusqu’en 235, on ne décèle aucune remise en question profonde d’un État qui vit selon ses normes et ses limitations. On ne peut pas ignorer les mutations insensibles qui tendaient obligatoirement à remettre en question certains héritages et traditions. La recomposition souterraine des équilibres entre Rome et ses voisins, les modifications indéniables dans la pratique impériale du pouvoir, le rôle actif des armées, tout cela, malgré les efforts des empereurs pour demeurer fidèles à l’esprit augustéen du mos maiorum et préserver les intérêts du peuple, pose la question des transformations sans rupture apparente. Aussi une conclusion élargie sur les structures renouvelées d’un empire désormais constitué et universel a-t-elle paru indispensable pour permettre une réflexion sur la solidité d’un édifice et d’un pouvoir bientôt confrontés aux difficultés et à la violence et contraints de faire face puis de lutter et de s’adapter pour continuer à faire vivre la romanité. Le mouvement qu’on observe se déroule ainsi depuis la mise en place d’un système peu à peu étendu à l’ensemble des territoires contrôlés jusqu’à la consolidation sans rupture notable de sociétés intégrées dans les cadres civiques. Dans cette perspective, les faits militaires n’ont été qu’un élément parmi d’autres du développement de l’empire, et, si l’armée a joué son rôle de gardien de l’ordre intérieur et extérieur, elle a acquis une dimension nouvelle dans l’élaboration politique et sociale des espaces provinciaux. Le choix de ne la présenter qu’en dernier lieu se justifie par là et par le souhait de situer convenablement une institution dont le rôle devint central dans la période suivante.
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Espaces, statuts et territoires: Rome et les autres L’histoire de l’Empire, entre la victoire d’Octave sur Antoine et la reine Cléopâtre VII d’Égypte en 31-30 av. J.-C. et la mort de l’empereur Sévère Alexandre assassiné par ses soldats à la fin février ou au début mars 235 apr. J.-C., s’articule autour d’une structure romaine du temps – de son temps et de celui des autres – et de l’espace. Elle se conjugue aussi, toutefois, avec des histoires multiples et souvent mal connues qui ont interféré plus ou moins fortement. Au lendemain d’Actium (2 sept. 31) et de la prise d’Alexandrie (1er août 30), le centre romain n’a plus à craindre pour son hégémonie; le point de vue impérial, modelé par le regard d’Auguste, impose une vision hiérarchisée et ordonnée du monde, héritage du passé conquérant influencé par l’hellénisme et nouvel ordonnancement conforme aux exigences de la monarchie. Au fur et à mesure de l’expansion, la représentation romaine, assimilable à une succession de cercles concentriques, ne s’est pas démentie, au contraire: les catégories ainsi produites permettaient de maintenir à distance voulue les vaincus, les étrangers, les peuples de l’extérieur. Les territoires concernés ont été réunis et soumis au gouvernement romain à des époques différentes et très éloignées les unes des autres, puisque ce sont trois siècles et demi qui séparent l’acquisition de la province de Sicile en 241 av. J.-C. de l’annexion de la Dacie en 106 apr. J.-C. Le critère de l’ancienneté provinciale est devenu essentiel et s’est combiné naturellement avec celui de la taille et de l’importance historique de la province dans une classification fondée sur le modèle romano-italien de civilisation. Après les îles de Sicile, Sardaigne et Corse, ce fut au tour de la péninsule Ibérique, elle aussi occupée à la faveur de la lutte contre
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Carthage. Précocement divisée en deux secteurs provinciaux (197 av. J.-C.), elle ne fut soumise en totalité qu’au terme de deux siècles de conquête, au début du règne d’Auguste (19 av. J.-C.). Retardée et remise partiellement en cause par la guerre d’Hannibal, l’intégration de la Gaule Cisalpine était achevée aux alentours de 170 av. J.-C. L’Afrique fut provincialisée à la suite de la destruction de Carthage, en 146 av. J.-C., et dut attendre un siècle pour s’accroître de la Numidie et de la Tripolitaine. Quant à la Gaule Narbonnaise, «rédigée en forme de province1» dès 121 av. J.-C., elle servit de base à la conquête des Trois Gaules par César entre 58 et 50. Alors que la Cisalpine, composée de la Cispadane et de la Transpadane2, avait obtenu depuis 42 la naturalisation complète et ne faisait plus qu’un territoire avec l’Italie, il fallait la protéger. Une première intervention romaine avait eu lieu en Illyrie en 229 av. J.-C. Ce n’est qu’entre 35 av. J.-C. et 9 apr. J.-C. que les provinces de Dalmatie et de Pannonie, constituant le cœur de l’Illyricum3, prirent forme dans le contexte de la pacification des Alpes et du secteur danubien. La Rhétie des Rhètes et des Vindéliciens, le Norique des Taurisques et des Noriciens, les Alpes Pennines et Grées et les Alpes Maritimes, sans oublier le royaume client de Cottius ou Alpes Cottiennes, représentèrent un effort prolongé de pacification jusqu’au règne de Tibère, en dépit du trophée de La Turbie, daté de 7/6 av. J.-C., énumérant d’est en ouest 44 à 46 peuples assujettis de l’arc alpin4. La progression des armées se fit encore en direction des Maurétanies, sous Caligula et Claude, de la Bretagne, entre Claude et Domitien, de la Germanie, provincialisée par Domitien, de la Mésie, puis de la Dacie, ultime conquête due à Trajan. 1. La formule est traduite directement de l’expression technique redigere in formam (ou formulam) provinciae utilisée par Tite-Live, Velleius Paterculus, Tacite ou Suétone. Il s’agit de faire passer un territoire à l’état de province. 2. Le Rubicon, entre Ravenne et Rimini, avait cessé d’être la limite qui se trouvait repoussée jusqu’aux Alpes. 3. Il s’agit d’une notion complexe regroupant les territoires occupés par les peuples désignés comme Illyriens en raison de parentés linguistiques. Au sens strict, les Illyriens étaient originaires du sud de la Dalmatie. 4. Le texte de l’inscription disparue n’est restitué que grâce à Pline l’Ancien, NH, III, 130-137. Le trophée, situé au nord de Monte-Carlo, occupe le passage du col sur la corniche supérieure en descendant vers le Paillon et Cimiez (Cemenelum).
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L’hétérogénéité des espaces inclus avec plus ou moins de hâte ressort de l’énumération qui précède. Certains d’entre eux n’ont été explorés qu’à la faveur des opérations militaires et il faut attendre l’époque d’Agricola pour une reconnaissance complète des contours de l’île de Bretagne. A l’inverse, les vieilles provinces ont vu s’accélérer leur romanisation au cours des luttes civiles et au début de l’Empire. Beaucoup des territoires conquis depuis peu ou tardivement avaient eu des contacts avec Rome et les Italiens. Les uns et les autres avaient subi à des degrés divers les effets d’opérations militaires qui visaient à inclure des contrées proches, prélude à leur propre absorption. Des zones étagées, caractérisées par des gradations multiples, constituaient la partie occidentale de l’Empire romain; l’éloignement par rapport à la Méditerranée contribuait au moins autant que la distance depuis Rome et l’Italie à façonner un paysage d’où le passé préromain ne pouvait pas être absent, mais ne pesait déjà plus, sauf exceptions, de manière totalement autonome. Indépendamment de la chronologie, avec des nuances et des adaptations, le schéma se répète et confronte Rome à des populations et à des cultures aussi originales que vivantes qui offraient aussi un grand nombre de similitudes avec elle. C’est à Auguste qu’est revenue l’obligation d’opérer la synthèse, de fixer un statut politique et administratif aux territoires, aux peuples et aux communautés. Les empereurs successifs ont adopté les mêmes principes et prolongé en la consolidant son œuvre de redéfinition territoriale.
Les mondes conquis: le passé et le présent Les Grecs avaient manifesté de l’intérêt pour la géographie au moins depuis Homère. Hérodote y avait ajouté la dimension proprement ethnographique. Dans leur sillage, des ouvrages variés avaient été consacrés à des descriptions souvent partielles des terres habitées. La conquête romaine a affiné et enrichi la connaissance des mondes périphériques et extérieurs au domaine méditerranéen. On doit d’ailleurs se les représenter comme des lieux changeants où migrations, évolutions sociales et politiques, acculturations composaient
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une palette aussi vive et colorée que celle des terres hellénisées ou romanisées. Sans doute les sources disponibles ne vont-elles pas sans lacunes, ni difficultés. Les textes émanent en totalité d’auteurs écrivant en grec et en latin. Les peuples concernés, lorsqu’ils disposaient de l’écriture et y recouraient volontiers, n’ont laissé que rarement des inscriptions qui nous soient parvenues. La documentation muette, de nature archéologique et touchant à la vie matérielle ou à des rituels funéraires et religieux, pose des problèmes délicats d’interprétation et de datation, malgré des progrès méthodologiques indéniables. Quant aux témoignages latins et grecs, ils ne font que rarement la part des traditions et des évolutions et négligent le rôle même des périodes de conquête et les transformations qu’elles ont nécessairement engendrées. Sous le regard du conquérant Quand on cherche à apprécier la situation des communautés conquises au lendemain d’Actium ou, selon les cas, à la veille de leur soumission, on ne dispose que d’un point de vue clairement exprimé, celui des «civilisés» et des vainqueurs. a. Barbares et civilisés Le langage utilisé est souvent stéréotypé et tend à mettre en exergue la supériorité des valeurs romaines prolongeant celles de l’hellénisme. Les descriptions demeurent, la plupart du temps, succinctes, et l’acharnement des luttes, propice à l’illustration des mérites et du courage, l’emporte sur l’analyse approfondie des institutions et des sociétés. Les bilans politiques ou géographiques, sous couvert de curiosité et de recul, développent un discours orienté et «intéressé», porté par la conviction d’une évolution favorable des peuples vers la vie organisée et policée. L’éloignement sert alors de fil rouge à des études régionales surtout soucieuses de genre de vie et d’anecdotes exemplaires. La liste essentielle des auteurs utiles pour les régions considérées ne varie que modérément quel que soit le secteur examiné: Diodore de Sicile, Strabon, Ptolémée et Dion Cassius, qui écrivent en grec, César, Tite-Live, Velleius Pater-
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culus, Pline l’Ancien, Tacite et Florus, qui sont de langue latine, reflètent l’éventail des dossiers et des jugements qui avaient cours. Leurs témoignages s’appuient sur des renseignements d’origine très variée: les récits de voyageurs, les écrits, aujourd’hui souvent disparus, des géographes et des historiens, les documents officiels émanant des archives romaines et impériales, parfois l’expérience personnelle de l’auteur. Les données ne tiennent que rarement compte de la chronologie; elles mêlent des faits issus d’époques antérieures, même relativement lointaines. Strabon est ainsi tributaire, parmi d’autres, de Polybe et de Posidonius d’Apamée dont les ouvrages remontent au IIe et à la première moitié du Ier siècle av. J.-C. Pline l’Ancien, qui adresse son ouvrage au fils de Vespasien, Titus, en 77, est indispensable pour la connaissance de la répartition ethnique et politique des populations de l’Empire; il ne met que rarement à jour les documents d’époque césarienne et augustéenne qu’il compile. La stratification indistincte des informations faisait partie de la méthode habituelle; elle se retrouve chez Tacite et les auteurs plus tardifs. Toutefois, celui-ci représente l’un des derniers maillons d’une géographie ethnographique qui fait en particulier défaut pour les peuples tardivement assujettis ou mal contrôlés. Les Daces, les Maures ou les Gétules, par exemple, n’ont fait l’objet d’aucun livre ou fragment de livre, équivalant à La Germanie ou à la Vie d’Agricola, dont nous ayons un indice ou une trace. Sans prétendre à un inventaire exhaustif, il est possible de retracer l’évolution de ce regard conquérant et de mesurer les changements qui ont accompagné l’affirmation du pouvoir impérial. César et Strabon témoignent de l’originalité de ces sources: le recours aux lieux communs n’y est jamais incompatible avec les remarques plus personnelles ou les informations concrètes. La célèbre comparaison des Gaulois et des Germains au livre VI, 11-29, de La Guerre des Gaules ou les descriptions straboniennes des livres III et IV, au sujet des peuples de la péninsule Ibérique et des Gaules, et du livre VII relatives aux secteurs germanique et danubien en sont une bonne illustration. César introduit une opposition artificiellement tranchée entre Gaulois et Germains et range les derniers parmi les Barbares:
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Maintenant, alors que les Germains persistent à mener une vie de pauvreté, de privations, endurées avec patience, qu’ils ont toujours même nourriture et mêmes vêtements, les Gaulois eux, à cause du voisinage de la Province, du commerce maritime, jouissent d’une vie large et facile; ils ont pris peu à peu l’habitude d’être dominés et, vaincus à maintes reprises, ils n’osent plus même comparer leur valeur militaire avec celle des Germains5.
Associé à la digression sur la forêt hercynienne, ce passage exprime la sauvagerie et le caractère farouche des populations germaniques; il souligne le rôle de Rome comme facteur d’évolution. Par ailleurs, qu’il s’agisse des croyances, de la société ou des activités, le propos est orienté en fonction de la guerre et de son caractère prioritaire. Pourtant, l’existence de structures politiques, de formes organisées de la vie sociale ou de traditions d’hospitalité implique un tableau plus nuancé. Les critères sont identiques chez Strabon. Ils sont plus explicites et plus développés comme l’indique l’analyse des populations du Nord-Ouest ibérique. L’isolement dû à l’éloignement des centres civilisés, la rudesse et le caractère peu hospitalier de la contrée, la place excessive de la forêt et de la montagne vont de pair avec l’absence de formes politiques appropriées. Ni agriculture ni ville dignes de ce nom ne viennent détourner les Lusitaniens ou les Callaïques de la rapine, du brigandage et de la guerre. Le comportement de ceux qui vivent sous ce régime est animal et allie férocité, courage et insensibilité. Il est aux antipodes de la sociabilité et de l’humanité. Mais, à l’image de l’imperator, le géographe admet qu’une mutation est possible. La monarchie augustéenne, en instaurant la paix, ouvre un avenir sans histoire sous le signe de la civilisation à tous les peuples dominés et vivant hier encore dans l’instabilité et la barbarie. Près d’un siècle plus tard, Tacite transmet sur des Germains et des Bretons restés hors de l’Empire les mêmes jugements. Toutefois, plus qu’une curiosité la Germanie est désormais un thème d’actualité: ainsi, les Suèves avaient été mêlés au soulèvement militaire récent de l’année 97. Outre les sources grecques traditionnelles, l’historien a sans doute 5. BG, VI, 24, 4-6.
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mis à profit l’ouvrage perdu de Pline l’Ancien, constitué de vingt livres sur le sujet. Il a aussi complété ses renseignements par les rapports des légats et des officiers qui avaient combattu dans ces régions tout au long du Ier siècle. Désireux assurément de cultiver ses contemporains et de leur offrir un savoir fidèle à la réalité, il tient compte des lacunes de l’information et reconnaît que plus on s’éloigne de la frontière impériale, moins les faits sont sûrs et vérifiables. Cependant, la philosophie de l’ouvrage est autre: elle est en partie motivée par une réflexion sur l’impuissance de Rome à assimiler les Barbares germaniques, à poursuivre la conquête; elle exprime en filigrane un jugement sur l’Empire livré aux appétits du pouvoir monarchique soucieux d’asservir. Les Germains sont à leur manière l’image enviable de valeurs oubliées ou étouffées par la prétendue civilisation: vigoureux, courageux, solidaires, ils sont également proches de la nature et d’une véritable intégrité. Malgré leur caractère barbare, ils sont attachés à la défense de leur liberté, comprise comme le bien suprême par Tacite. Sans aller jusqu’à suggérer qu’il annonçait les catastrophes à venir, il posait, comme le montre encore le reste de son œuvre, la question du destin de Rome corrompue par le luxe et la cupidité, menacée par les conduites insupportables des soldats orgueilleux et tentés d’abuser de leur pouvoir: Qu’ils persistent ces peuples sinon à nous aimer du moins à se haïr entre eux, du moment que sous la pression de son destin la fortune ne peut rien offrir de plus à l’empire que la discorde de ses ennemis6.
La capacité de Rome à mériter la faveur des dieux passait par la question des externi, de ceux de l’extérieur. Tacite traduit de manière personnelle la perplexité de certains esprits face à une expansion de plus en plus laborieuse, liée au problème de la conservation de l’Empire, et rappelle que la paix était indissociable de l’évolution des Barbares eux-mêmes. Il oblige en outre à se demander jusqu’à quel point les conceptions des sénateurs et celles des empereurs différaient, voire s’opposaient, sur ces sujets. 6. Germ., 33.
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b. Des traditions différentes Les sources dont on dispose paraissent, en effet, accréditer l’idée de deux traditions à partir d’une même interrogation sur les peuples conquis et leur capacité à s’intégrer. Plutôt qu’une distinction entre sources grecques et sources latines, dont on ne peut nier les différences d’information et les nuances d’appréciation7, l’époque impériale met en valeur les divergences entre l’empereur et les sénateurs. Le discours de Claude, prononcé au Sénat en 48 lors de sa censure, puis affiché sous forme d’une table de bronze au Confluent, près de Lyon, supporte cette conclusion. Dans le contexte d’un débat sur l’admission de Gaulois provinciaux au nombre des sénateurs, l’empereur se réclame d’une politique d’ouverture inscrite dans l’histoire de la cité romaine et conclut à la nécessité d’inclure les élites locales. Il récuse le conservatisme de l’aristocratie romaine et sa défiance envers d’anciens ennemis vaincus. Il rejette au fond l’objection, qui rappelait celle de Cicéron à la loi de Rullus pour la «déduction8» d’une colonie à Capoue, d’un risque de voir les provinciaux devenir très puissants et se retourner contre leur protecteur et maître. Épargnant d’une façon générale le fondateur du principat, Auguste, la tradition sénatoriale semble refuser une politique qui porterait atteinte à ses privilèges. L’Histoire romaine de Dion Cassius, pourtant d’origine provinciale, appartient à ce courant. Elle souligne la permanence des schémas de représentation des Barbares et des indigènes qu’il convient de brider et d’intégrer sans hâte. L’hostilité sénatoriale se manifestait aussi contre des conquêtes accélérées, à la manière des campagnes de César en Gaule, qui révélaient davantage l’ambition et le pouvoir des chefs militaires que la nécessité d’une extension territoriale de l’Empire. On en retire l’im7. Comme on le voit pour les causes de la révolte de Boudicca dont Tacite et Dion Cassius rapportent les événements. Le premier et le second s’accordent à stigmatiser les maladresses de la monarchie tout en mettant l’accent qui sur Néron, qui sur les méthodes de gouvernement et les abus. 8. Le terme «déduction» est directement emprunté au latin deductio (du verbe deduco, conduire, emmener) qui désigne sous ce mot le fait de conduire les colons sur le lieu de leur installation sous la direction d’un magistrat. On utilisera ensuite des termes de même origine: «déduire», «déduit», etc.
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pression que les empereurs, selon leurs convictions et leurs personnalités, étaient les vrais acteurs des politiques nouvelles et parfois audacieuses en direction des externi et en faveur de l’intégration. Il ne s’agissait en fait que de volonté d’exercer ou non son pouvoir en prenant des initiatives. Romanocentriques, influencées par des conceptions morales et philosophiques, traversées par les débats et conflits politiques romains, les sources développent pourtant des discours multiformes sur la conquête, l’assimilation des provinciaux et les peuples non conquis. Leurs stéréotypes mettent en relief l’influence du milieu physique et du climat, sans que prévale jamais le déterminisme géographique. Aussi, elles ne peuvent ignorer totalement l’autre, qu’il soit vaincu ou adversaire potentiel, provincial ou Barbare des frontières. D’autant que l’analyse adopte en filigrane un modèle d’évolution historique dont Rome et la civilisation politique sont l’aboutissement. En ce sens, malgré la hiérarchisation du regard et ses déformations, les textes apportent des éléments non négligeables sur les données qui rapprochaient ou séparaient ces populations de Rome et de l’Italie. Ils introduisent également des distinctions entre les communautés à l’intérieur d’un même groupe culturel et ethnique. Ils participent à l’interprétation des faits livrés par les disciplines archéologiques. Les autres préromains: rhétorique et histoires En dehors de l’Afrique du Nord, le domaine géographique occidental progressivement inclus dans l’Empire a trait, en grande majorité, aux terres touchées par les migrations et les cultures celtiques et à leurs marges. Les Daces eux-mêmes s’étaient imposés depuis le milieu du Ier siècle av. J.-C. à des populations transylvaines influencées – plus que colonisées – par les Celtes. Dans des régions où les brassages et les compétitions pour l’occupation des terres étaient la règle, il n’est pas de bonne méthode, faute d’une documentation explicite, de chercher à faire la part des origines ethniques, des appartenances linguistiques et des emprunts culturels. L’historiographie met l’accent sur l’absence de coïncidence entre ces différents critères et insiste volontiers sur la diffusion des
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langues, sur la dimension chronologique des phénomènes, sur les faciès régionaux à l’intérieur d’un même ensemble. Produits d’histoires complexes, les adversaires et sujets de Rome ne peuvent être réduits aux peuples inorganisés ou insuffisamment civilisés que mettait en scène la rhétorique hellénistico-romaine. Ils ne sont pas non plus les vecteurs d’identités nationales qui auraient existé de tout temps et auraient trouvé dans la lutte contre Rome matière à s’exprimer et à se consolider. a. Les provinces méridionales L’Afrique du Nord incluait des territoires divers aux histoires régionales clairement différenciées. De la limite occidentale de la Cyrénaïque, fixée aux autels des Philènes (Arae Philaenorum), à l’océan Atlantique, elle rassemblait les autochtones, désignés sous le nom de Libyques ou d’Afri, et les héritiers des Phéniciens ou Puniques. L’influence en contrepoint de l’hellénisme9 s’ajoutait à l’héritage culturel des indigènes dominés autrefois par Carthage dont la civilisation avait aussi essaimé à l’ouest, au-delà des limites administratives de ses territoires. Le terme de «Berbères», souvent utilisé dans l’historiographie, est d’apparition tardive et ne saurait alors se limiter aux populations peu ou mal romanisées10. Il est en conséquence préférable d’éviter son emploi pour les périodes qui nous retiennent. Sur le plan politique, la cité de Carthage, les royaumes numides11 et 9. Ce qui ne veut pas dire que des Grecs ou des populations parlant le grec y avaient développé durablement des communautés. L’hellénisation de Carthage fut importante encore à l’époque des Barcides et celle des royaumes numides se développa à partir du IIe siècle av. J.-C. Le royaume de Juba II était un État hellénistique. 10. Cela reviendrait à réserver le nom de Gaulois aux Bretons et aux Gallois sous prétexte qu’ils ont conservé un parler celtique jusqu’à aujourd’hui. En outre, la notion d’identité berbère est polémique et tend à créer de manière volontariste une structure nationale permanente dès la plus haute antiquité, ce qui n’est pas vraiment corroboré par les faits. «Berbère» convient surtout au domaine linguistique et ses liens avec le parler libyque des anciennes populations préromaines ne sont pas aisément identifiables faute de corpus écrits satisfaisants. On ne peut pas faire abstraction d’évolutions et d’acculturations qui rendent la relation un peu plus complexe encore. 11. Les Numides, distingués des Libyques ou Libyens et des Maures, formaient sans doute, comme ces derniers, un groupe politiquement unifié
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maurétaniens avaient constitué des éléments de rassemblement et d’unification dès avant que Rome ne créât sa province. Il n’en est pas moins vrai que les zones méridionales et certains secteurs montagneux, comme l’Aurès ou le Rif, étaient restés à l’écart: là, les Garamantes et surtout les Gétules, qui réunissaient sous cette appellation un très grand nombre de tribus variées et fluctuantes, les Maures12, les populations semi-nomades et nomades échappaient à tout contrôle. Par le jeu des influences culturelles et politiques, combinées à l’étendue et à la disposition du relief, l’Afrique du Nord préromaine constituait en fait une mosaïque humaine partagée entre plusieurs civilisations locales. Le punique, langue sémitique dotée d’un système savant d’écriture, les parlers libyques, appuyés sur une écriture originale, composaient l’arrière-plan linguistique. Carthage avait diffusé hors de son domaine propre ses modèles politiques, ses techniques, sa culture; elle avait participé à l’ouverture de l’Afrique du Nord sur la Méditerranée et développé une civilisation matérielle où l’agronomie, au témoignage du traité de Magon, avait été érigée au rang d’un art13. Assimilable au moment de sa défaite à un État hellénistique, la cité punique avait tracé un chemin emprunté ensuite par les monarques successifs des royaumes numides et maurétaniens. En revanche, les ethnies des steppes, des confins du désert et des montagnes offraient des modes d’organisation et des pratiques bien différents. Il est assez malaisé de dire, la plupart du temps, si tel peuple était sédentarisé, seminomade ou nomade, et les situations régionales évoluaient périodiquement. Quelle qu’ait été leur localisation géographique au départ, les tribus représentaient un monde mouvant et relativement insaisissable. Toutefois, selon les secteurs, se produisait une fixation progressive de certaines d’entre elles. Les sources recensent de façon privilégiée les Garamantes, de tribus différentes d’origine autochtone. Les Grecs les appelaient «Nomades», ce qui ne signifie pas qu’ils avaient été uniquement voués à la migration et à l’errance, comme on le verra. 12. C’est-à-dire ici les indigènes montagnards, restés autonomes. Le terme est ambigu: il peut s’appliquer à la fois aux populations locales du Centre et de l’Ouest en général et aux sujets des royaumes de Maurétanie. 13. Daté de la fin du IVe siècle av. J.-C., il fut traduit en latin sur l’ordre du Sénat après la destruction de la ville (146 av. J.-C.).
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les Nasamons, les Gétules orientaux, les Musulames, les Cinithiens, les Gétules occidentaux et les Maures qui recouvraient des peuples nombreux. Le «nomade» y revêt des aspects contradictoires et ne se limite pas au groupe itinérant. Il englobe en effet des peuples de pasteurs vivant dans des établissements villageois permanents édifiés au gré des déplacements des troupeaux transhumants. Les pays du nomadisme n’ignorent pas l’agriculture, notamment dans les oasis et autour des points d’eau. L’image traditionnelle du Gétule au parler incompréhensible, consommateur de viande crue et de lait, privé de villes, inorganisé et livré aux rivalités incessantes des chefs, est pour le moins partielle et simplificatrice. Une analyse fondée sur les apports des sciences sociales insiste aujourd’hui sur le nomadisme comme adaptation au milieu désertique et steppique dont l’étendue s’accroît par le recul de la forêt. On sait que le chameau n’a pas été introduit tardivement par Rome, mais que sa domestication était déjà ancienne. Les sociétés nomades, plus structurées qu’il n’y paraît, s’inscrivaient dans un système économique d’échanges entre régions complémentaires que sont les plaines, les plateaux et le désert. Les montagnards maures du Centre et de l’Ouest n’étaient pas davantage par principe des pillards qui fuyaient l’envahisseur romain en cherchant refuge dans des zones reculées et inhabitées. Agriculture, élevage, formes spécifiques d’échanges tenaient parmi eux toute leur place au même titre que le pillage de contrées environnantes et le recours à la guerre. L’arrivée d’un pouvoir étranger menaçait les équilibres et les règles sur lesquels reposait la culture des montagnards. Elle accentuait les contrastes et les oppositions entre des mondes qui vivaient au rythme des contraintes naturelles et selon des modes d’organisation multiséculaires. Rome était ici l’héritière de Carthage et du royaume numide de Massinissa et de Micipsa qui avait réuni au domaine massyle le royaume masaesyle. Assimilable dès l’époque de Jugurtha à un État hellénistique, il avait été confronté au problème des nomades gétules qu’il avait cherché à contrôler partiellement. Pour l’heure, l’ancien royaume était divisé entre la province romaine et l’ancien territoire de Bocchus II mort en 33 av. J.-C. Le royaume maure englobait un vaste espace depuis l’Océan jusqu’à l’Ampsaga dont le cours for-
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mait la frontière avec la Numidie. Auguste décida en 25 de le confier à Juba II, prince numide fils de Juba Ier, adversaire de César dans la guerre d’Afrique, qui fit de Iol/Caesarea (Cherchel) sa capitale. Sous les monarchies numides et maures, l’urbanisation avait connu un nouveau développement dont témoignent Cirta (Constantine), Tingis (Tanger), Tamuda (Tétouan), Volubilis, Lixus (Larache) ou Banasa. Le pouvoir royal, appuyé sur une aristocratie mêlée, à la fois urbaine et partiellement hellénisée et solidaire des structures ethniques de la société, reposait essentiellement sur la personne du souverain qui traitait selon des modalités et des formules diversifiées avec les tribus, les cités, les notables du royaume. La progression du latin n’avait fait disparaître ni le punique, langue officielle, ni les parlers libyques présents dans les inscriptions. Le monde africain entré dans l’orbite romaine était riche de ses histoires millénaires qui s’y côtoyaient autant qu’elles se croisaient. Au nord des Colonnes d’Hercule, la péninsule Ibérique – l’Hispanie des Romains – demeurait en partie éloignée de Rome et les montagnards du Nord, les Astures et les Cantabres, échappaient même à son contrôle. Massive et barrée au nord par les Pyrénées, elle était bordée à l’ouest par l’océan et marquait donc les bornes de l’Empire. Le climat aride, notamment au sud et au centre, ou pluvieux, comme au nord-ouest, se conjuguait avec les reliefs pour morceler et cloisonner un territoire aussi divers qu’étendu. Dans le contexte d’une conquête venue de la Méditerranée, les régions occidentales et océaniques semblaient appartenir à un autre monde, mais elles n’étaient pas restées à l’écart des migrations, ni des échanges extérieurs. En schématisant, on distingue une Hispanie ibérique du Sud et de l’Est, ouverte sur les cultures méditerranéennes et modelée durablement par les Phéniciens, les Puniques et les Grecs, et une Hispanie celtisée du Centre, de l’Ouest et du Nord, caractérisée aussi par la présence de langues indo-européennes, mais très hétérogène et diversifiée. Le tableau strabonien, qui mêle des sources variées remontant pour une part au IIe siècle av. J.-C., montre que les populations du Sud et de l’Est, dont les Turdétans du bassin du Baetis (Guadalquivir) constitueraient en quelque sorte l’archétype, appartenaient d’emblée au monde provincial
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romain, ce qui était aussi le cas, dans une moindre mesure, des Celtibères de la meseta14. Malgré des expéditions plus ou moins longues de D. Brutus à César, le quart Nord-Ouest définissait depuis la Serra da Estrela jusqu’au pays Basque et la Navarre le territoire des montagnards barbares, amateurs de glands, mangeurs de beurre et buveurs de bière. Agglomérations fortifiées de hauteur, prenant la forme des castros aux maisons rondes, ovales ou rectangulaires en Galice, villages non protégés du nord de la meseta et structures gentilices plus ou moins complexes dessinaient les contours d’ethnies dominées par des aristocraties guerrières et de sociétés profondément rurales. Le travail des métaux, l’élevage des porcs et du petit bétail, les céréales étaient partout acclimatés, mais les ressources étaient précaires et ne subvenaient qu’irrégulièrement, le plus souvent, aux besoins de populations relativement nombreuses. A l’image du désert africain et de l’Atlas, la montagne occidentale péninsulaire n’était pas vide d’hommes, ni de cultures originales. Les habitants tiraient au mieux avantage d’un milieu physique relativement ingrat. La ville même n’en était pas totalement absente et correspondait à une phase protourbaine d’organisation de l’espace. b. Les terres celtiques L’Hispanie formait la pointe méridionale de l’expansion des Celtes. Les peuples qui se désignaient comme tels étaient les Galli (Gaulois) des Romains, mais leur berceau se situait entre Elbe (Albis) et Seine (Sequana) et le centre traditionnel en Allemagne méridionale. L’historiographie s’accorde pour réserver le nom aux peuples de l’Europe non méditerranéenne du second âge du fer (La Tène15), héritiers de la culture 14. Le mot Celtibère est ambigu. Il ne faut pas l’entendre dans un sens ethnique (une population résultant d’un métissage entre Celtes et Ibères), mais dans un sens culturel: il s’agit de peuples très divers, situés au contact des aires culturelles celtes et ibères. Leur réputation est née de leur résistance lors de la conquête (le siège de Numance en marque le point d’orgue) nourrie par de grandes qualités militaires mises en valeur par un armement efficace (voir l’épée celtibérique). 15. La Tène comme Hallstatt, qui sert à caractériser le premier âge du fer, sont des toponymes. Hallstatt, Salzkammergut en Autriche (province romaine du Norique), et La Tène, au bord du lac de Neuchâtel en Suisse,
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hallstattienne et principalement de son dernier faciès, les «champs d’urnes». Les éléments de la définition sont linguistiques et culturels et n’incluent pas de caractères ethniques différenciés. Il n’y a pas eu non plus d’Empire celtique, mais une expansion colonisatrice par migration. Privées d’unité politique, les populations celtiques ont essaimé en Italie du Nord, en Gaule méridionale, en péninsule Ibérique, en Gaule occidentale et centrale et en Bretagne, sans oublier la Pannonie et la Dacie. Elles ont influencé les autochtones, auxquels elles se sont mêlées sans toujours les dominer, et ont développé peu à peu des traits culturels communs au contact de l’hellénisme occidental représenté par l’Italie méridionale et par Marseille. Ce monde avait changé. Il s’était affaibli territorialement au moment de la conquête romaine de la Gaule par César. Cependant, les fondements d’une civilisation celtique en constante mutation demeuraient et s’étaient même affirmés, notamment en Gaule. On parle alors de «civilisation des oppida» dont l’essor était assez récent. Elle concernait la Bohême-Moravie, l’Allemagne centrale et méridionale, presque toute la Gaule et la Bretagne, mais elle était loin d’offrir un visage uniforme. Caractérisée par le développement d’établissements urbains de hauteur appelés oppidum16, elle s’appuyait sur une agriculture prospère, servie par un outillage métallique d’une gamme étendue et de haut niveau technique. Les agglomérations proto-urbaines abritaient l’artisanat et les fonctions commerciales; elles jouaient aussi le rôle de refuge et de défense. Les architectures de bois et de terre ne permettent pas d’évaluer la place de la parure monumentale, mais on souligne surtout l’absence de fonction politique et religieuse centrale de ces protovilles qui pouvaient se concurrencer sur une même portion de territoire. Toutefois, le rempart symbolisait aussi la maîtrise de la communauté sur un territoire et contribuait au renforcement de son correspondent à des sites dont la fouille a permis de distinguer des phases chronologiques fondées sur des évolutions techniques et culturelles. Aujourd’hui, on conserve par commodité un cadre qui ne correspond que très imparfaitement à la réalité et qui ignore l’extrême diversité des évolutions régionales. 16. Ce mot latin désigne l’agglomération urbaine ou ville en général; il se distingue de l’urbs au paysage ordonné et monumental.
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identité. En outre, les oppida n’excluaient pas l’existence d’autres formes d’agglomérations hiérarchisées (villages, hameaux), ni la continuité de sites de plaine qui les avaient précédés le long des voies fluviales ou dans des secteurs agricoles favorables. Le pouvoir était entre les mains d’aristocraties guerrières détentrices de grandes propriétés foncières et de clientèles plus ou moins nombreuses, signe de leur puissance. Sans attribuer le phénomène à des causes précises comme l’expansion romaine ou les migrations germaniques, on constate qu’il répond à la fois à une phase d’expansion économique et à un regain de compétition interne et de conflits dont l’émergence du rôle politique des druides17 est un des avatars. Il ne s’agit pas de conclure à la nouveauté radicale du druidisme, ni même sans doute à une importation récente depuis la Bretagne. C’est là pourtant une originalité des Gaules et de la Bretagne et il est possible que l’accroissement de l’autorité des druides ait coïncidé avec l’affaiblissement et la disparition de la monarchie au cours du IIe siècle av. J.-C. Les Trois Gaules (tres Galliae) de César se divisaient entre l’Aquitaine au sud de la Garonne, marquée par la permanence d’éléments néolithiques et la présence ibérique, la Celtique, entre Garonne et Seine, et la Belgique. La langue servait autant que les traits culturels à fonder cette distinction. Les Belges introduisent à la difficile question des relations entre Celtes et Germains, dans la mesure où les sources leur attribuent tantôt l’une tantôt l’autre origine. La confrontation des textes et de l’archéologie invite à en faire un groupe hétérogène et à individualiser les Belges du Sud et du Sud-Est intégrés au monde gaulois et les Belges septentrionaux mêlés et partageant certains traits avec les Germains. Il semble s’agir d’évolutions différentes dans un contexte d’invasions et de déplacements de population périodiques. Chacun insiste aujourd’hui sur les parentés entre Celtes et Germains et sur la perméabilité des courants d’échanges et des influences de part et d’autre du Rhin. Celui-ci n’a donc 17. Le druide est défini par César, BG, VI, 13, 3, comme celui qui «s’occupe des choses divines, préside aux sacrifices publics et privés, règle les pratiques religieuses». Selon ce même César, leur enseignement avait pris corps en Bretagne. La fonction d’arbitrage, liée à une autorité morale, serait nouvelle.
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pas été la frontière culturelle et ethnique que présente César. Enfin, ce sont ces Belges qui se sont installés en Bretagne entre le IIIe et le Ier siècle av. J.-C., certains y ayant peut-être émigré encore à la suite de la victoire de César sur la Gaule. Comme nous le dit Tacite18, le nom de Germain était à l’origine celui d’un seul peuple que Rome a étendu à l’ensemble du groupe des populations vivant au-delà du Rhin et jusqu’à la Vistule. Celles-ci avaient été au contact des Celtes avec lesquels elles avaient des points communs avant même toute forme de relation. Extérieures à l’Empire, elles étaient restées en partie à l’écart des évolutions récentes du monde celtique. Les migrations, la guerre continuelle formaient la toile de fond d’une histoire encore mal connue. Les sociétés traditionnelles s’organisaient autour de structures familiales élargies, les «cognations19», et de villages dispersés susceptibles de se déplacer au gré des circonstances. Comme chez les Dalmates au dire de Strabon, la terre faisait l’objet d’une redistribution périodique. C’est avec la conquête césarienne que le monde germanique entrait pour la première fois véritablement dans l’orbite méditerranéenne, et la question de la Germanie a constitué l’un des problèmes essentiels de la politique impériale romaine à partir d’Auguste. Ainsi que le révèlent tant les Maurétanies que le NordOuest hispanique ou le monde celtique et les Germains, une diversité foisonnante de cultures et de situations géographiques caractérisait les sociétés nouvellement conquises ou placées au voisinage immédiat de l’Empire. Même celles qui apparaissaient comme les plus éloignées des modèles romains étaient ouvertes et actives et continuaient à évoluer, à se transformer progressivement. Les crises, les dissensions internes, les déséquilibres en faisaient partie intégrante. Beaucoup se rapprochaient de Rome et possédaient des formes d’organisation susceptibles de faciliter leur adaptation. La place centrale des structures familiales, le poids des aristocraties, l’importance de la religion ancestrale polythéiste, les 18. Germ., 2. 19. Le mot cognatio désigne une parenté ou groupe de cognats (à distinguer des agnats unis par un même ancêtre paternel). Appliqué aujourd’hui aux parents en ligne paternelle et maternelle, il était réservé parfois dans l’Antiquité aux descendants en ligne maternelle.
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unités territoriales de dimensions relativement réduites, le prestige de la propriété foncière et le rôle décisif de l’agriculture, de l’artisanat et du commerce, les formes de dépendance et la hiérarchisation forte de la pyramide sociale constituaient un fond commun au conquis et au conquérant. L’opposition du Barbare et du Romain s’estompait fortement devant les faits et les similitudes. Dans l’histoire qui prenait naissance à la faveur de l’avènement d’Auguste le passé indigène avait toute sa place, mais il s’agissait de passés multiples plus que du passé. L’indigène même n’existait pas vraiment en tant que tel; il avait été modelé et modifié au gré des invasions, des migrations et des guerres, y compris celles de la conquête romaine, qu’elle fût lente ou rapide. Tout était affaire de moment et de point de vue, et Rome contribuait plus qu’aucun autre à cette construction de l’autre indigène. En effet, la distance la plus sensible tenait à l’organisation politique et à la gestion du territoire. Les populations vaincues n’avaient jamais réussi à créer des États unifiés rassemblant sous leur égide de vastes contrées. Le morcellement, l’émiettement et les rivalités qui en découlaient contrastaient avec l’Empire de Rome soucieux d’identifier et d’organiser les peuples et de substituer à l’ethnie le cadre de la cité. La mutation prit la forme de la synthèse augustéenne.
La domination romaine: la province et la cité Une redéfinition, une remise en ordre s’imposaient. L’Empire n’était encore qu’une «expression géographique», un conglomérat sans véritable cohésion politique. Auguste ne partait pas de rien. La cité républicaine et sénatoriale, puis Sylla, Pompée ou César avaient inauguré et expérimenté un grand nombre de pratiques désormais rodées, dont les limitations et les maux avaient été exaspérés par la guerre civile. Deux institutions offraient une armature à la reconstruction: la province et la cité. Née au IIIe siècle, la provincia désignait en théorie toute portion de territoire extérieure à l’ager romanus20, confiée à la juridiction d’un magistrat du peuple 20. Le territoire de la ville de Rome proprement dit.
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romain. La cité ou civitas, dans la tradition de la polis grecque, était une communauté locale, constituée d’une ville cheflieu et d’un territoire de dimensions relativement restreintes, susceptible de se gouverner de manière autonome. Autour de ces deux pôles, une administration, une classification hiérarchisée des hommes et des communautés prenait corps et inscrivait les territoires de l’Empire dans un système original de relations codifiées. Les anciennes provinces, comme la Sicile, la Sardaigne, l’Afrique carthaginoise, la Narbonnaise ou l’Hispanie, avaient été intégrées dans ces cadres politiques et juridiques depuis longtemps. Elles ne posaient pas, à l’heure de la réorganisation, les mêmes problèmes que les territoires nouvellement conquis ou mal pacifiés. Sous l’apparente continuité, les mots et les identités de Rome ont acquis des significations renouvelées, se sont fixés aussi sans se figer. Il s’agit de redéfinition et de repères commodes, destinés à faire comprendre dans quel contexte général se sont déroulées les histoires multiples des sociétés étudiées. L’Empire en territoires Rome a dicté sa loi. Son vocabulaire est devenu le véhicule indispensable de la description ordonnée de l’Empire. Le langage de l’administration s’est diffusé partout, ce qui ne veut pas dire uniformément, ni sans obstacle. a. Le pouvoir de nommer Malgré ce que l’on dit parfois, les termes retenus possédaient un sens technique qu’il faut tenter d’établir de façon aussi souple et exacte que possible. Il est vrai que, selon les contextes, des nuances et des glissements pouvaient intervenir, voire des abus. Il est également vrai que ces hésitations sémantiques se greffaient sur un sens dominant bien précis et se mouvaient dans un champ délimité. Le mot ville, même dans un texte poétique, ne signifiera jamais village, même s’il s’applique à cette catégorie d’agglomération. Tout au plus dira-t-il que ce village avait des qualités qui auraient pu en faire une ville. Une province ne désignera jamais autre chose qu’une circonscription territoriale dépendante d’un
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centre ou un espace assimilable à ce type d’administration: Rome pourrait par comparaison ou en négatif être traitée de province, sans que le mot perde de son sens technique. Quelles que soient la manière ou les circonstances, le nom a pris une forme officielle qu’il convient de retrouver pour mieux comprendre les traits et les contenus de l’organisation territoriale. Découlant de la pratique, le fait de nommer, dans le langage administratif, combinait à la fois le droit et l’aspect concret ou pragmatique. Rome a diffusé son regard et imposé ses dénominations. La première opération consistait à identifier des communautés d’habitants selon des catégories connues et utilisées depuis longtemps21, mais en fonction du centre romain. Les noms d’Afrique, d’Hispanie, de Gaule, de Bretagne, d’Illyrie, de Germanie ont été créés durablement par le conquérant pour désigner des ensembles géographiques et provinciaux. Dans des territoires où l’ethnie l’emportait sur la cité, les divisions régionales ont reçu des appellations empruntées aux peuples dominants, sans qu’on sache toujours si leur renommée était ancienne ou récente: Siciliens, Sardes, Numides, Maures, Lusitaniens, Celtibères, Callaeciens, Aquitains, Belges, Rhètes, Noriciens, Dalmates, Pannoniens ou Mésiens résultent de cette démarche. Selon les contextes, leur dénomination a fini par s’ajuster ou non à l’étendue d’une province. Ils montrent que les pouvoirs préromains avaient bien préparé le terrain et contribué à l’établissement d’un cadre dans lequel Rome s’est inscrite au prix de modifications ponctuelles. A un degré inférieur, le fait est encore plus évident. Les ethniques et les toponymes sont issus des traditions locales en la matière au point qu’en Gaule la répartition en cités a été calquée sur les peuples; les chefslieux ont, en outre, préservé leur nom gaulois latinisé22. Il n’est pas rare, enfin, que des villes fondées ou refondées par Rome associent dans leur toponyme élément indigène et élément importé (Lugudunum, Lyon; Narbo Martius, Narbonne; Romula Hispalis, Séville; Iulia Carthago, Carthage). 21. En ce domaine, Rome est l’héritière des Phéniciens et des Grecs essentiellement. 22. La cité des Parisii et son chef-lieu Lutèce (Paris), celle des Rèmes et sa capitale Durocortorum (Reims) ou celle des Pictons et la ville de Limonum (Poitiers) en sont une bonne illustration.
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Un tri fut bien sûr opéré. Ce ne sont pas toutes les entités préromaines qui ont alors accédé à l’existence officielle: suppressions, regroupements, simplifications, ignorance allaient inévitablement de pair avec une entreprise de classification d’une telle envergure23. b. Les découpages administratifs Rome a ordonné les espaces en circonscriptions provinciales stables pour la plupart. Il s’agit, au lendemain d’Actium, d’un territoire situé normalement hors d’Italie. Désormais, la distinction est nette dans les textes entre la péninsule italienne et le reste de l’Empire assimilé au domaine provincial. La dimension ordinaire d’une province n’obéit à aucun critère connu. Les subdivisions de l’Afrique du Nord, de l’Hispanie, des Gaules ou des pays danubiens en plusieurs unités administratives suggèrent qu’il s’agissait d’un dosage empirique entre le taux de la population, ses modes d’organisation, les moyens de contrôle, le relief, les conditions de circulation (voie d’eau) et l’originalité des ressources locales (métaux, productions agricoles, matières premières). La superficie n’était jamais excessive, mais elle variait sensiblement en proportion24: l’Hispanie citérieure était la plus vaste avec environ 350 000 km2, soit plus que l’Italie (237 000 km2), et les districts alpins étaient les plus modestes avec une moyenne de 6 000 à 10 000 km2. La Bétique et la Narbonnaise couvraient à peu près 100 000 et 120 000 km2. La Sicile englobait la totalité des 25 708 km2 de l’île. L’Afrique Proconsulaire, centrée sur l’ancien territoire de Carthage (Africa vetus), évalué à 25 000 km2, n’excédait pas 150 000 km2, et 350 000 à 400 000 km2 représentent la superficie de l’Afrique du Nord romaine. Mais l’essentiel n’était pas là. Une province était la somme de ses communautés autonomes, et le nombre et la taille des cités, ainsi que leur statut, pesaient plus que n’importe quel autre critère 23. Auguste a reclassé et réorganisé; il n’a pas réinventé un système de nomenclature qui s’était consolidé avec la conquête et le temps. 24. Faute d’une connaissance rigoureuse des frontières et de leurs fluctuations, les chiffres qui suivent sont des ordres de grandeur qui peuvent bénéficier parfois de l’indication en milliers de pas des mesures de M. Agrippa rapportées par Pline l’Ancien.
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sur leur organisation et leur gestion. Soumises à un même gouvernement, les collectivités provinciales entretenaient chacune avec le pouvoir central des relations bilatérales. Dans le cas de la péninsule Ibérique et de la Dalmatie, des subdivisions à caractère judiciaire, les conventus, ont été introduites par l’empire. Ignorés de Strabon, mais non de Pline l’Ancien, dans leur présentation de l’Hispanie, ils ont été créés à une date discutée (Auguste, Claude, Vespasien) en l’absence d’un témoignage décisif. Au nombre de 14 (7 en Citérieure, 4 en Bétique et 3 en Lusitanie), ils avaient pour chef-lieu Tarragone, Carthagène, Caesaraugusta (Saragosse), Clunia, Asturica Augusta (Astorga), Lucus Augusti (Lugo) et Bracara Augusta (Braga); Corduba (Cordoue), Astigi (Écija), Hispalis (Séville) et Gades (Cadix); Pax Iulia (Beja), Scallabis (Santarem) et Augusta Emerita (Mérida). Seule Clunia, dont l’histoire julio-claudienne est mal connue, n’est ni colonie, ni ville augustéenne. Beaucoup, notamment en Citérieure, sont des fondations impériales. Les capitales de Dalmatie, Salona (Solin), Narona (Vid) et Scardona (Skradin), offrent les mêmes incertitudes chronologiques, car si les deux premières sont des cités juliennnes, Scardona est municipe flavien. La confrontation des informations suggère l’existence précoce de circonscriptions judiciaires ou conventus, mais moins nombreuses au départ et fluctuantes dans leur fonctionnement et leurs limites. C’est avec les Flaviens qu’elles auraient été définitivement fixées et ont acquis une nouvelle dimension administrative. La signification littérale de «conventus» est riche d’enseignements à plus d’un titre. Le mot évoque au départ un groupe, une réunion de gens qui ont des intérêts communs; c’est le conventus de citoyens romains né sous la République dans les villes provinciales. La dispersion de ces communautés juridiques imposait périodiquement des assemblées générales fixées par le gouverneur en un lieu de son choix. Le conventus avait ainsi évolué et avait désigné dès César une assemblée provinciale extraordinaire destinée prioritairement aux citoyens romains. C’est cette pratique qui fut amplifiée par Auguste: en s’institutionnalisant, elle appela la définition de divisions de ce nom dans le contexte de provinces étendues (la Dalmatie avait aux alentours de 225 000 km2) et au peuplement irrégulier et relativement
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dispersé. La Dalmatie et l’Hispanie ont aussi en commun d’être entrées dans l’orbite romaine dès le IIIe siècle av. J.-C. et d’avoir dû leur pacification complète à Auguste. Cette histoire et la présence d’une immigration italique précoce peuvent ainsi rendre compte de l’originalité administrative des deux ensembles provinciaux. En outre, le terme officiel de conventus éclaire singulièrement la question des définitions et des précautions méthodologiques qu’elles impliquent. L’idée de réunion dans un but politique et administratif est le trait d’union entre toutes les situations décrites. Le fait a précédé l’institution qui a elle-même évolué sans rupture véritable. La justice en était l’objet principal, mais il est probable qu’avec le temps les recensements, la fiscalité et les opérations de recrutement militaire ont utilisé ce cadre, comme le suggère encore l’inclusion de cérémonies du culte impérial à ce niveau. Ces nouveaux conventus impériaux n’ont évidemment pas remplacé les associations locales de citoyens romains attestées en particulier en Gaule, en Afrique, en Dalmatie ou en Mésie supérieure (à Margum au IIe siècle apr. J.-C.). c. La cité et son territoire Rome a facilité partout l’éclosion de la cité. Comme nous l’avons vu, celle-ci occupait un territoire délimité, contrôlé depuis un chef-lieu urbain. Deux entités distinctes et solidaires s’y côtoyaient: l’oppidum et l’ager. L’oppidum (ou agglomération citadine) possédait des limites définies et se différenciait physiquement du territoire; il symbolisait le pouvoir et rassemblait les insignes de son exercice sous forme de bâtiments publics religieux et civils et de monuments plus ou moins prestigieux. Ce centre pouvait être une urbs, une ville ordonnée, soucieuse de beauté et imitant le modèle romain. Civitas n’a désigné la ville qu’avec le temps. La Gaule, où le nom du peuple s’est progressivement substitué comme toponyme à celui qui identifiait le chef-lieu (Lutèce devenant la cité des Parisiens, Paris), offre un jalon dans l’évolution qui a conduit à l’équivalence entre cité et ville. Mais, sous cette acception, ce dernier mot est à proprement parler médiéval et traduit l’essor d’une agglomération à proximité d’un domaine rural dirigé depuis une villa. Le territoire civique ou communal recevait plusieurs noms:
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l’ager – comme l’ager romanus – ou territoire habité et utile (la chôra des Grecs); les fines ou territoire borné et inscrit dans ses limites reconnues; la pertica ou le territoire centurié, le plus souvent d’une cité coloniale. Territorium n’est que rarement employé parce qu’il n’était pas caractéristique de la cité. Sans doute désigne-t-il l’ensemble des terrains liés à une civitas25, mais il s’applique à des entités variées pour marquer les contours clairement matérialisés d’une possession, d’un droit et d’une juridiction: la portion de sol accueillant la base d’un autel, le périmètre d’un monument ou d’un temple, l’espace non civique occupé par une collectivité quelconque, l’étendue d’une province. Territorium exprime une construction arbitrairement fixée. Le terme s’est généralisé parce qu’il avait une portée juridique et induisait l’exercice d’un droit de propriété et de souveraineté. Le territoire d’une cité pouvait être discontinu et comporter des portions détachées physiquement de l’ager communal proprement dit. Des temples, à la manière grecque ou orientale, étaient susceptibles de jouir d’une autonomie complète par rapport à la communauté civique qui les abritait effectivement. En revanche, les agglomérations secondaires qui naquirent peu à peu ou se développèrent sur l’ager des cités provinciales ne la possédaient pas en principe. On discute, cependant, de l’existence de territoires internes associés à un vicus ou à un castellum, voire à un oppidum privé du rang de chef-lieu. D’un strict point de vue juridique, il n’est pas possible que le village ou le bourg ait constitué une entité particulière échappant à l’autorité du centre civique26. Cette affirmation n’est pas incompatible avec l’existence d’une vie communautaire distinctive, ni avec l’affectation spéciale d’un représentant de l’autorité centrale, le magister. Le territoire du vicus, son territorium, n’était alors que l’espace bâti qu’il occupait. Rien ne prouve vraiment l’existence précoce d’une souveraineté de ces agglomérations sur un territoire rural en dehors de l’exploitation et de la gestion des terres possé25. Voir, d’après Sex. Pomponius (IIe s.), Dig., L, 16, 239, 8: territorium est universitas agrorum intra fines cuiusque civitatis (le territorium désigne la totalité des terres dans les limites d’une cité). Il s’agit d’une définition juridique relativement tardive. 26. Pas plus qu’un hameau ou un écart dans une commune d’aujourd’hui.
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dées à titre privé ou collectif par les habitants de l’agglomération dépendante. En revanche, au cours du IIe et surtout du IIIe siècle, l’essor de ces habitats secondaires dans un certain nombre de régions a pu favoriser l’introduction d’une autonomie partielle et le développement d’institutions locales, au demeurant difficiles à apprécier. Les Etymologies d’Isidore de Séville, au début du VIIe siècle, aident à bien comprendre l’esprit des institutions et l’évolution, malgré l’ambiguïté du mot civitas à cette époque tardive27: Vicus, castellum et pagus servent à désigner les habitats qui n’ont aucunement le rang de cité [ou de ville], mais qui regroupent des gens du commun et qui, en raison même de leur petite taille, sont attribués aux cités [aux villes] importantes.
Laissant pour l’instant de côté le pagus, on soulignera que le critère est la différence avec la civitas à la fois ville et cité. Le vicus et le castellum ne sont pas des cités, mais des groupes ruraux dépendants. Dans un contexte où les statuts juridiques ont perdu de leur importance, le passage insiste sur l’attribution, c’est-à-dire sur la médiation nécessaire d’une cité en matière d’administration, de fiscalité et de justice. Ces entités se distinguaient pourtant d’autres habitats ruraux et ce ne sont pas toutes les agglomérations secondaires qui ont eu droit à ce nom. Un vicus ou un castellum avaient vocation à s’émanciper et à devenir cité si les conditions favorisaient leur croissance. La différence entre vicus et castellum n’est pas aisée à établir. Il semble toutefois que le vicus, qui indique d’abord le quartier d’une ville, réponde à une urbanisation de type romain en région de plaine et désigne un habitat d’apparence urbaine, c’est-à-dire monumentale, séparé physiquement du chef-lieu: au fond, un quartier urbain, mais éloigné physiquement du centre. Le castellum, fortifié, se situe dans un milieu peu urbanisé, montagneux et peu marqué par la présence romaine. Ces définitions ont le mérite de rendre compte du développement progressif des vici en Gaule et dans les Germanies, où ils sont particulièrement représentés, comme de faire sentir 27. XV, 2, 11.
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pourquoi en Afrique, où le vicus est assez rare, un castellum a été promu au rang de chef-lieu d’une communauté territoriale et s’est parfois même transformé en municipe. Il serait erroné pourtant de définir au départ le vicus ou le castellum comme des chefs-lieux institutionnels de pagus. La réalité était beaucoup plus variée et la pratique n’appelait pas obligatoirement la sanction du droit. Comme on le verra, les données institutionnelles africaines ont souvent été décrites comme originales sous l’effet de déformations historiographiques concernant le problème compliqué des «communes doubles» et sujettes à révision aujourd’hui. Les particularismes locaux ne sont pas niables, mais rien n’indique le plus souvent que ces agglomérations de Proconsulaire aient répondu à une organisation à part du peuplement. Un castellum de l’ancien territoire de Carthage ou dépendant de la colonie de Cirta correspondait, comme ailleurs, à un village d’origine locale non assimilable à un oppidum ou à un vicus. Le pagus n’est pas en principe une agglomération et le mot n’est pas indigène, mais romain, comme le montre son emploi très tôt en Italie sous la République. La Gaule et l’Afrique sont, avec la péninsule italique, les secteurs régionaux où il est particulièrement attesté. Comme le suggèrent les cités gallo-romaines et Isidore de Séville, il s’agit d’une communauté non urbaine, dispersée sur un territoire communal relativement étendu et dépendante du centre civique. Les pagi des Riedones (la cité de Rennes), mentionnés dans des inscriptions, aussi bien que les pagi de la pertica de Carthage ou du territoire de Cirta (Constantine), enchevêtrés dans le réseau fluctuant des cités coloniales, municipales, latines ou pérégrines, privilégient l’idée d’une subdivision de cité à des fins administratives, dans un contexte rural le plus souvent indigène. Le pagus, en position intermédiaire, attire l’attention sur une dernière catégorie de territoires, ceux qui étaient extraterritoriaux et, à ce titre, échappaient à l’autorité d’une communauté locale; ils donnaient lieu à une gestion autonome. Leur éventail est large et le vocabulaire qui les définit n’est pas toujours satisfaisant pour qui veut introduire un peu de clarté. On rencontre le mot regio retenu par Auguste pour les divisions de Rome et de l’Italie. Il est employé pour des domaines miniers ou forestiers et c’est sans doute le mot «district» qui
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le traduit le plus fidèlement, plutôt que «région» trop connoté. Les regiones sont en effet des divisions administratives à caractère géographique, indifférentes à la cité et distinctes des circonscriptions à caractère politique et judiciaire telles que les conventus. Leur unité peut être ethnique, tenir à l’originalité des ressources ou aux conditions physiques. Une inscription de Germanie semble faire allusion au solum Caesaris, au «sol de l’empereur». Rapprochée du texte des Institutes du professeur de droit du IIe siècle apr. J.-C., Gaius, cette notion est l’héritière impériale de l’ager publicus de la période républicaine; elle regroupe le domaine public propriété de la couronne (à distinguer des biens personnels des empereurs) et englobe domaines agricoles, pâturages, forêts, carrières et mines non aliénés à des individus ou à des communautés. On constate alors que leur gestion se prêtait, comme les domaines impériaux en Afrique, à l’organisation en districts appelés «regio»; chacune associait plusieurs saltus ou domaines proprement dits et dépendait d’une circonscription plus vaste, le tractus qui évoque un ensemble régional de grande étendue. La référence, l’unité de base de l’organisation de l’Empire était la cité, ce qui explique pourquoi la hiérarchie des territoires et leur définition officielle s’inscrivent dans une logique dont elle est la clé. Dans la mesure où les cités étaient des cellules vivantes, les formes d’habitat et d’organisation territoriale qui les accompagnaient et se situaient par rapport à elles étaient susceptibles de fluctuer et de s’enrichir. L’esprit n’a cependant pas beaucoup varié au cours du temps. C’est aussi la civitas, et non la province, qui servait de support aux identités personnelles; elle déterminait le statut des Italiens et des provinciaux. Toutefois, l’appartenance à l’Italie ou à une province, comme le degré d’intégration romaine du territoire provincial, n’était pas sans influence. La distinction entre le centre italien et la périphérie provinciale avait des implications juridiques et sociales; elle était le fondement de privilèges et de mérites dont le poids n’était pas négligeable. Les règles suggérées par les éclaircissements du vocabulaire prenaient tout leur sens dans le fonctionnement quotidien des communautés solidaire des valeurs et de la hiérarchie sociales.
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Citoyens et idéal civique Les habitants libres de l’Occident romain étaient définis par un statut juridique étroitement lié à celui de leur communauté de naissance. Selon qu’ils étaient organisés ou non en une cité, selon que cette communauté civique était étrangère ou intégrée à la cité romaine, les individus prenaient place dans une catégorie juridico-politique élémentaire, sans laquelle il n’y avait pas d’existence sociale reconnue. Chacune représentait en quelque sorte un degré sur une échelle de valeurs romaine et marquait l’écart par rapport au modèle gréco-italien de Rome. a. Des statuts politiques Préalablement à la cité, il y avait le peuple ou l’ethnie. Au niveau le plus simple, un individu faisait partie d’un groupe de naissance plus ou moins étendu, supposant un certain nombre de droits communs à tous les êtres humains qui constituaient le droit naturel ou droit des gens (ius gentium). Le pouvoir romain appelait gens une communauté humaine non régie par le système de la cité et fondée sur des relations de parenté. Les structures familiales élargies y tenaient une place originale; gens s’appliquait aussi à ces groupements matrilinéaires et patrilinéaires. Dans le cadre de la civitas, comme le montre la lecture de Pline l’Ancien, le peuple devenait le populus, ce qui ne préjugeait pas du contenu politique ni institutionnel de la cité, mais indiquait une administration depuis un centre urbain. Le populus définissait aussi le corps des citoyens distingué des notables formant un ordo ou «ordre» parce que les membres y étaient strictement classés (le Sénat à Rome, les décurions ailleurs). La diffusion du modèle civique a entraîné la concurrence du terme cives (pluriel de civis) pour nommer le corps des citoyens. La cité recevait un titre officiel. Elle pouvait être ou simple civitas ou municipe ou colonie, selon les cas. La cité pérégrine, refondée ou héritière d’une ville indigène, se trouvait dans une phase prémunicipale. Le nom de municipe sanctionnait une promotion politique pour une communauté préexistante susceptible de se gouverner en suivant les règles
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romaines du droit public. La colonie avait été fondée de toutes pièces ou avait été substituée à une ancienne ville. Elle induisait un transfert de population étrangère. Le rang colonial était le plus prestigieux, ce qui explique le statut de colonie honoraire attribué peu à peu à certaines cités. Celuici les assimilait aux colonies historiques sans modification apparente du territoire et de son organisation antérieure. Quels que fussent son origine et son rang, une cité pouvait être dotée, au départ ou au cours de l’évolution, d’un statut pérégrin28, du droit latin ou du droit romain. Pérégrine, la communauté restait extérieure à la cité romaine et suivait en principe des règles locales en matière de droit, avec la liberté de les aménager en fonction des usages romains. De droit latin29, elle pouvait ou non avoir acquis le statut de municipe, voire de colonie30. On recensait donc de simples cités latines, par exemple en Gaule, des municipes latins, fréquents en Hispanie à partir des Flaviens, et des colonies latines surtout attestées en Narbonnaise. Le ius Latii ou droit du Latium assimilait les habitants aux anciens alliés de Rome et leur accordait des privilèges destinés à faciliter les relations avec la cité romaine et à préparer leur intégration future. Il s’agissait du droit de mariage (conubium), du droit de cession et d’échange de biens par vente et achat ou par testament et donation (commercium) et du droit, pour ceux qui n’en bénéficiaient pas, d’accéder à la citoyenneté romaine par la gestion des magistratures locales au sortir de l’année 28. Le mot peregrinus (qui a donné en français le mot pèlerin) veut dire celui qui est «étranger» et par extension, celui qui n’est pas citoyen romain. Voir aussi chapitre 6, p. 279-282. 29. Le droit latin dérive des privilèges accordés autrefois par Rome aux habitants du Latium (les Latins proprement dits). Pour son contenu juridique et les questions qu’il soulève, voir chapitre 6, p. 247-249. 30. Le municipe (une communauté autonome se gouvernant selon le modèle du droit public romain, mais libre de conserver dans les autres domaines ses propres usages) est une cité pérégrine promue à ce rang privilégié par décision de Rome qui, au départ, accordait une forme de citoyenneté inférieure aux habitants. Depuis 188 av. J.-C., ne sont créés que des municipes de citoyens romains. A partir de Claude ou de Vespasien le rang de municipe a été octroyé à des cités de droit latin, ce sont les municipes latins. Les colonies sont des établissements créés par Rome, soit ex nihilo, soit à partir d’une cité existante qui accède alors au rang de colonie. Le plus souvent de droit romain à la fin de la République et au début de l’Empire, elles peuvent être aussi des colonies de droit latin ou latines. Voir aussi chapitre 6, p. 262-263.
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de charge. De droit romain, le municipe ou la colonie étaient composés de citoyens romains de plein droit, soumis en tout à la loi et aux règlements romains. Le statut communal contribuait à délimiter les contours d’une autonomie inégale et indiquait aux citoyens locaux jusqu’où ils pouvaient user de liberté dans leurs relations avec l’autorité romaine. On ne pouvait pas en droit être citoyen de deux cités à la fois. Il y avait cependant des résidents étrangers, des domiciliés, qu’on appelle des incolae (singulier incola). La définition habituelle néglige peut-être trop la remarque (en grec) de Modestin au Digeste31: Il faut avoir présent à l’esprit qu’on ne peut considérer comme incola celui qui demeure en permanence à la campagne: car celui qui n’use pas des avantages de la ville ne peut pas, pour cette raison, être considéré comme un incola.
Les inscriptions confirment l’étroitesse du lien entre ville et statut de résident à titre officiel quand elles associent à Narbonne même (ou dans des villes de Bétique) les colons et les domiciliés ou quand elles parlent des incolae d’Avenches chez les Helvètes. Le dossier laisse à penser que ces résidents avaient un domicile au chef-lieu de la cité d’accueil. La qualité d’incola était probablement, malgré l’absence de témoignage littéral, un privilège matérialisé par l’inscription sur une liste officielle. Si besoin était, on noterait une fois de plus que le chef-lieu urbain était le centre unique autour duquel s’ordonnaient l’espace et la communauté. b. Des valeurs aristocratiques Le mot res publica a acquis sous l’Empire le sens de cité organisée selon des institutions imitées de Rome. N’importe quelle civitas formait une petite république. A l’avènement d’Auguste, le nom reste l’apanage de la cité impériale et traduit la communauté d’intérêt du peuple romain. La prééminence du citoyen romain s’était établie solidement avec la conquête républicaine. L’empire l’a consolidée. Il a favorisé dans les faits la protection des Romains et de leurs intérêts 31. L, I, 35.
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partout où ils étaient en question, à savoir dans les provinces et dans les territoires limitrophes de l’Empire. En justice, dans l’armée, face à l’impôt, ils étaient privilégiés, et l’accès aux carrières et aux fonctions supérieures leur était gardé. Le modèle culturel dominant diffusait les valeurs forgées par la tradition aristocratique. Le pouvoir et la puissance revenaient à ceux qui étaient les mieux lotis, les mieux servis par la Fortuna (la Chance). Le principe d’égalité proportionnelle ou géométrique énoncé par Cl. Nicolet comportait la réciprocité des droits et des devoirs, et incluait donc dignité et honnêteté. La richesse, condition nécessaire, n’était pas suffisante. Elle l’était d’autant moins que l’idéal romain, transmis par Cicéron dans le traité Des devoirs32, témoignait des réticences à l’égard du travail manuel bon pour des gens de basse extraction et affectait de refuser l’enrichissement à tout prix au nom de la morale et de l’intérêt politique33: Au sujet, maintenant, des métiers et des gains, sur la question de savoir ceux qu’il faut tenir pour dignes d’un homme libre et ceux qu’il faut tenir pour vils, voici l’opinion généralement reçue. Tout d’abord on réprouve les gains qui font encourir la haine des hommes, comme ceux des percepteurs et des usuriers. Indignes d’un homme libre sont en outre les gains de tous les salariés dont c’est la peine et non pas l’habileté que l’on paie […]. Vils sont encore à considérer ceux qui achètent aux marchands pour vendre aussitôt […]. Tous les artisans s’adonnent à un vil métier, l’atelier ne peut rien comporter de bien né […]. En revanche, pour les métiers qui supposent plus de prudence ou dont on attend un service important, comme la médecine, l’architecture, l’enseignement de nobles connaissances, ces métiers – pour ceux au rang de qui ils conviennent – sont de beaux métiers. Le commerce, s’il est réduit, est à considérer comme vil, mais s’il est étendu et abondant, important de partout beaucoup de choses, approvisionnant sans fraude beaucoup de gens, il n’est pas à blâmer absolument et […] il semble que l’on peut à juste titre le louer. Mais de toutes les entreprises dont on retire quelque bénéfice, rien n’est meilleur que l’agriculture […].
Les condamnations assorties d’une hiérarchie y sont claires. Le travail mercenaire est aussi peu noble que l’appât 32. De officiis, I, 42, 150-151. 33. Trad. CUF.
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du gain et la recherche du profit facile et immoral (usure, créances). Les critères sont l’ordre naturel et l’utilité commune qui vise le bien. De ce point de vue, l’agriculture est l’activité la plus digne des nobles romains, car elle assure la subsistance et offre des gains honnêtes et substantiels à qui sait faire l’effort de l’apprendre et de la pratiquer intelligemment, ce qui justifie qu’elle soit à la base de l’organisation sociale de la cité. La propriété foncière définit le capital du citoyen au moment de son inscription sur les registres du cens et de son classement au haut ou au bas de l’échelle. La place apparemment ambiguë du commerce répond à la même logique. Mêlé de trop près au maniement de l’argent et livré au risque et au hasard, il est corrupteur et bien inférieur à la culture des champs; toutefois, indispensable au ravitaillement de la ville et à la fourniture de produits étrangers à l’Italie, il a une utilité pour la cité. Enfin, ses gains peuvent être convertis en biens-fonds; il participe à l’anoblissement des citoyens. Cet ultime constat rappelle que les sénateurs ne pouvaient pas en théorie s’adonner au grand commerce maritime, mais que la réalité était autre et que l’argent du commerce valait à tout prendre, en bonne moralité, mieux que celui du prêt à intérêt auquel peu de nobles citoyens pouvaient également échapper. L’idéal civique mettait au premier rang le service de la cité, véritable source de la dignité, c’est-à-dire du mérite personnel. Il ne pouvait ignorer complètement l’argent et l’économie dans une république impériale et gagnée par le goût du lucre et du luxe. L’ager romanus ne pouvait plus depuis longtemps subvenir aux besoins de la population romaine. La politique ellemême était contaminée par l’argent, et ni la philosophie ni la rhétorique n’avaient véritablement de prise sur les gouvernants et les gouvernés. Entre le nomade saharien ou le Cantabre et le citoyen romain du premier rang l’écart était grand, mais s’y inscrivait un éventail coloré de types intermédiaires à la fois proches et différents du modèle de la cité maîtresse du monde. L’Empire dont héritait Auguste était foncièrement hétérogène, malgré la présence universelle d’éléments romano-italiens. Le vocabulaire politique et administratif proposé par les sources, modelé par le regard du conquérant, exploitait au
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plus près la diversité des territoires et des cultures qui composaient l’espace occidental. Il balisait les étapes d’un parcours historique conduisant à intégrer le plus grand nombre avec le temps. Le but à atteindre était fixé, et la victoire d’Auguste au terme de longues guerres civiles renforçait la conviction d’une nécessaire redéfinition politique dans cet esprit. Il ne s’agissait que d’un objectif et aucune route n’était tracée d’avance, encore moins le résultat. L’expérience impériale qui commence en 31 av. J.-C. pouvait s’appuyer sur des similitudes entre la cité romaine et les sociétés indigènes et misait sur l’efficacité démontrée par les faits du gouvernement romain. La nouvelle histoire des territoires de l’Occident impérial commençait sous le signe de l’unification et de la recherche d’une plus grande cohésion. La poursuite de la conquête, indissociable de ce programme, était l’un des prix à payer.
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La période du Haut-Empire correspond dans l’historiographie à ce qu’il est convenu d’appeler la «paix romaine». Toutefois, sous ce titre, il y a trente ans, P. Petit arrêtait l’étude à la mort de Commode et excluait l’époque des Sévères. Aujourd’hui, la date du 31 décembre 192 apr. J.-C. n’apparaît pas comme une coupure aussi radicale. La limite est volontiers reculée à 2351 plutôt qu’à 238 (apparition des Goths sur le Danube) ou 253 (avènement de Valérien et Gallien) de manière à combiner les données politiques intérieures et extérieures. Elle n’est pas totalement satisfaisante et il va sans dire que l’histoire événementielle et militaire est ainsi privilégiée. Les hésitations sur la chronologie de la paix et le choix de 235 relèvent d’une démarche pédagogique – la nécessité de repères simples (et simplifiés) – visant à distinguer les temps heureux et les temps sombres («une époque de fer»), l’âge des Antonins et la crise du IIIe siècle marquée par «l’anarchie militaire» et les invasions barbares. A condition de ne pas réduire l’histoire à ces épisodes, on constate qu’il y a un peu de vrai dans cette présentation qui peut se réclamer de deux symboles: l’assassinat dans son camp, près * Ce chapitre est inséparable du chapitre 8 qu’il convient donc de consulter aussi pour se faire une idée plus complète des questions soulevées et des éléments de réponse avancés par les historiens aujourd’hui. 1. C’est cependant déjà la limite adoptée par L. Harmand dans L’Occident romain, daté de 1960. On la retrouve aussi dans le livre de J. Le Gall et M. Le Glay (Paris, PUF, 1987). En revanche, J. Scheid et F. Jacques (Paris, PUF, «Nlle Clio», 1990) ont adopté la coupure en 260, à savoir la capture de Valérien et le début du règne de Gallien seul, sans éprouver le besoin de l’expliquer. Je comprends qu’il s’agit de minimiser le phénomène de crise et de rupture au profit de la continuité. Nous verrons qu’on ne peut pas négliger totalement, dans le cadre d’une histoire globale, la dimension monarchique et militaire des problèmes.
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de Mayence, de l’empereur Sévère Alexandre par les soldats, sur ordre de Maximin, à une date indéterminée entre le 18 février et le 9 mars; le comportement, inédit depuis Auguste, d’un empereur combattant en personne à la tête de ses troupes2, témoignant de sa bravoure, et par là, selon la tradition, le premier des «empereurs-soldats». Un changement d’attitude ponctuel des armées n’est pas la preuve suffisante d’une évolution de la situation générale, ni le signe incontestable d’une crise appelée à durer. Mais la difficulté à proposer un jalon indiscutable tient aussi sans doute à l’illusion que recèle en grande partie l’expression «paix romaine». Les deux siècles et demi concernés ont vu leur lot de guerres et de conflits de toute sorte et le fait que Rome ait alors conservé l’initiative et n’ait jamais perdu durablement le contrôle des opérations ne peut masquer l’importance, ni le rôle, des expéditions apparemment lointaines, mais que supportait finalement l’ensemble de l’Empire, y compris le centre protégé. La monarchie augustéenne était dès les origines une monarchie militaire, dans la continuité de la période des grands imperatores et des guerres civiles. Après l’expansion extraordinaire et tous azimuts des deux derniers siècles de la République, le règne d’Auguste a semblé marquer le pas. Si c’est avec Trajan que l’Empire paraît avoir atteint son apogée conquérant, mais non sa plus grande extension, le rythme qui avait encore été celui de la première période du règne d’Auguste s’était considérablement ralenti. Le problème de la paix se double alors de la question de la stratégie et d’une éventuelle rupture augustéenne en matière de politique conquérante. L’évolution révèle l’existence de secteurs prioritaires selon les époques. La Germanie et la Bretagne ont précédé les régions danubiennes et l’Afrique du Nord où les problèmes étaient autant de l’ordre de la pacification intérieure que de l’extension du territoire provincial proprement dit. Les événements montrent évidemment que la hiérarchisation indispensable des données géographiques ne doit pas cacher que les problèmes et les conflits existaient partout dès le premier empereur et ne prenaient pas fin avec le déplacement de ce que l’on a appelé «les centres de la prépondérance romaine». 2. Hérodien, VII, 7.
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Le Ier siècle: les bornes septentrionales La voie avait été tracée. Les chemins de César passaient par l’Hispanie, le Rhin et la Bretagne. Ils furent les premiers suivis. Ce ne fut pas sans déboires ni échecs cuisants. La pratique augustéenne a influencé durablement, semble-t-il, les stratégies régionales. On constate une progression régulière en Germanie et en Bretagne sans qu’apparaissent pour autant les linéaments d’une «grande stratégie3» qui serait passée progressivement de l’offensive à la conservation ou au renforcement des positions acquises puis à la défensive. L’héritage augustéen La définition de la politique augustéenne est rendue délicate par les déformations et l’idéalisation des sources littéraires. Elle était volontairement ambiguë, puisqu’il s’agissait dans l’esprit du premier empereur d’ajuster les ambitions d’un moment aux capacités réelles de l’Empire évaluées par le pouvoir lui-même. a. Teutobourg ou le choix La formule virgilienne tirée de L’Énéide – «j’ai donné (aux Romains) un empire sans fin5» – est fréquemment utilisée pour justifier des conclusions parfois contradictoires. On en retiendra seulement qu’Auguste ne se situait pas alors dans la perspective de limites précises établies rationnellement en fonction des paramètres dont il disposait. On a tôt fait de lui opposer le consilium (conseil), légué à Tibère et rapporté par Tacite dans le contexte de la lecture du Breviarium totius imperii ou Abrégé sur la situation générale de l’Empire, «de ne plus étendre les bornes de l’empire6». La 3. C’est le titre du livre discuté de E.N. Luttwak, La Grande Stratégie de l’Empire romain, Paris, Economica, trad. fr., 1987 (1976, éd. am.). 4. I, 279. 5. Imperium sine fine dedi. 6. Selon la traduction d’H. Goelzer (CUF).
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formulation latine – coercendi intra terminos imperii –, assortie de incertum metu an per invidiam («on ne sait si c’était par crainte ou par jalousie»), invite à la prudence. La surinterprétation de la traduction proposée est évidente. L’imperium, c’est d’abord le pouvoir impérial détenu par Auguste et transmis à Tibère et ensuite seulement l’espace sur lequel il s’exerce. La phrase ne dit pas autre chose que «borner son pouvoir dans les limites atteintes», ce qui est pour le moins ambigu. La remarque fielleuse sur la crainte ou la jalousie insiste sur la défiance profonde d’Auguste envers son beau-fils et successeur et s’explique comme un propos circonstancié adressé au seul Tibère. Tout au plus pourrait-on comprendre qu’il était demandé au nouvel empereur de préserver l’acquis de l’œuvre intérieure et extérieure avant de songer à de nouvelles conquêtes, et le thème de l’abus de pouvoir qu’il convient d’éviter est tout aussi plausible. Le désastre de Teutobourg survenu à l’été 9 apr. J.-C., au cœur des spéculations sur la stratégie impériale, et ses éventuelles conséquences ne semblent pas directement en cause ici. La question de la Germanie découlait logiquement de l’héritage césarien et reprenait corps dans la grande province qu’Auguste avait reçue en 27 av. J.-C.; celle-ci englobait la Gaule, l’Hispanie et la Bretagne et avait pour objet le renforcement de la sécurité des territoires périphériques exposés aux agressions des voisins. Après avoir hésité sur les offensives et leur succession, le princeps procéda méthodiquement, renonçant à envahir la Bretagne. Il décida de pacifier d’abord la péninsule Ibérique et lança la grande campagne de 26-25 contre les Astures et les Cantabres. Personnellement présent sur le théâtre des opérations, il dut se contenter d’une victoire partielle grandie par les récits dont nous disposons. A peine rentré de Tarragone où il était tombé malade à l’hiver 26-25, il apprit la nouvelle d’un soulèvement qui, provoqué par la brutalité des légats, plongea la région dans une guerre de guérilla pour plusieurs années. Ce n’est qu’en 19, en effet, et après une campagne acharnée sous la conduite d’Agrippa, sanctionnée par une mutinerie de certains légionnaires, que les montagnards furent vaincus et acculés au suicide pour échapper à l’esclavage. La protection de l’Italie passait par la domination de l’arc alpin; la conquête césarienne de la Gaule avait clairement
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démontré l’importance des liaisons par les cols des Alpes occidentales (mont Genèvre, Petit- et Grand-Saint-Bernard) et, à l’est, depuis les campagnes illyriennes de 35-33, le contrôle des Pannoniens était devenu une nécessité. L’extension vers le Danube apparaissait désormais comme un objectif stratégique primordial. A l’avènement d’Auguste, les Alpes étaient en quelque sorte une forteresse assiégée. La pacification se fit au coup par coup à partir de 25. Dans le secteur occidental, il fallut dix-huit années comme le manifeste la date du trophée de La Turbie (7/6 av. J.-C.), témoin des succès augustéens qui avaient permis la soumission de 44 à 46 peuples localisés des Alpes Maritimes à la Rhétie et au Norique. Les sources littéraires, Strabon et Dion Cassius, rapportent surtout la campagne de 25 contre les Salassi du Val d’Aoste, durement traités par A. Terentius Varro Murena. Une deuxième phase se situe entre 16 et 13 et marque la maîtrise des Alpes Maritimes, mais la date du trophée et l’inscription de l’arc de Suse suggèrent des opérations encore en 9-8. Dans le secteur septentrional et oriental, la réduction en province romaine des Rhètes-Vindéliciens et du regnum (royaume) du Norique entrait plus directement dans le champ des expéditions de Germanie. Mais le déroulement des faits est discuté: l’importance des campagnes de P. Silius Nerva et de l’année 16 est probablement minimisée par la tradition et on doute aujourd’hui de l’existence au départ d’un plan mûri et systématique d’encerclement et d’invasion de la Germanie qui aurait conduit à l’annexion combinée des territoires alpins. Le faible écho dans les sources donne à croire que le Norique ne réagit guère. Les problèmes soulevés par la Rhétie sont plus délicats et la chronologie comme la durée des opérations nous échappent en grande partie. Ce n’est que sous Tibère que la situation commença à se décanter. b. Une phase victorieuse C’est à la faveur des événements eux-mêmes qu’est née l’idée d’annexer la Germanie et de la provincialiser. La tranquillité de la Gaule, devenue paisible en dépit de quelques réactions localisées jusqu’en 12-10 av. J.-C., y invitait. La conquête de César devait être tout particulièrement préservée; c’était au fond une affaire de famille. Les grands
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commandements confiés aux princes – Drusus l’Ancien, Tibère et Germanicus – soulignent la dimension dynastique et personnelle de cette politique. Il s’agissait de manifester avec précaution la supériorité du prince et son efficacité. Des turbulences continuaient d’agiter les peuples germaniques et poussaient certains d’entre eux vers l’Empire. Dès 17-16, les soubresauts consécutifs à la politique d’Agrippa provoquèrent la fameuse «clades Lolliana» ou défaite de M. Lollius face aux Sicambres associés aux Usipètes et aux Tenctères (destruction de la Ve légion). Le but recherché fut de pacifier les territoires entre Rhin et Elbe pour renforcer la sécurité de l’Italie et des provinces occidentales. La stratégie initiale semble s’ordonner autour de trois axes: en premier lieu, la consolidation de la ligne du Rhin, mise en œuvre entre 12 et 10 au moyen de camps légionnaires (Nimègue [Noviomagus], Xanten [Vetera], Neuss et Mayence [Mogontiacum]) et de forts auxiliaires nombreux; en deuxième lieu, la pénétration par terre de régions encombrées de marécages et de forêts en progressant le long des voies naturelles que constituaient les vallées de la Lippe (jalonnée bientôt par les camps de Haltern, Oberaden et Anreppen) et de la Ruhr au nord et les cours du Main et de son affluent la Wetter au sud, à partir de Mayence; en troisième lieu, la construction d’une flotte destinée à réprimer la piraterie et à appuyer les armées de terre, associée au canal creusé par Drusus du Rhin au Zuiderzee et à la maîtrise des embouchures de l’Ems, de la Weser et de l’Elbe (Albis). Autour de ce schéma inégalement appliqué selon les périodes, deux phases se dessinent dans le déroulement de la conquête, avec pour charnière la date de 6 apr. J.-C. Les campagnes de Drusus (12-9) inaugurent le temps de la confiance. Les offensives répétées à partir de la Lippe et de Mayence profitent des dissensions entre les Sicambres au sud de la Ruhr et les Chattes installés au nord de la Wetterau (Vettéravie). L’Elbe est atteint en 9 dans la région de Magdebourg, mais au retour Drusus fait une mauvaise chute de cheval qui entraîne sa mort un mois plus tard. C’est à cette époque que les Marcomans chassent les Boïens de Bohême et laissent un vide au nord de la Bavière, vite comblé par les Hermundures. Tibère poursuivit victorieusement l’action entreprise au nom d’Auguste, épaulé par L. Domitius Ahenobarbus qui attaquait depuis le sud et parvenait aussi jusqu’à
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l’Elbe qui apparaît alors comme un nouveau point de fixation des forces romaines. L’exil volontaire de Tibère à Rhodes en 6 av. J.-C. ralentit la bonne marche des opérations, mais elles se poursuivent régulièrement. Ce n’est qu’après le retour de Tibère en 4 apr. J.-C. que l’annexion se met en place et aboutit à l’échec cuisant de Quinctilius Varus. En 6 apr. J.-C. s’ouvre le temps de la révolte. Tibère reprend la stratégie de la tenaille qui avait prévalu en 16-15. Le but est de soumettre Marbod et ses Marcomans fixés en Bohême et de renforcer l’emprise sur le quadrilatère méridional servant de glacis protecteur à l’Italie. Un soulèvement se produit en Pannonie puis en Dalmatie; Marbod est alors institué roi client et reçoit le titre officiel d’ami du peuple romain. L’offensive romaine remettait en question peu à peu les équilibres régionaux du secteur rhéno-danubien et provoquait des réactions hostiles. La Germanie n’était pas en reste sur ce point. c. Le désastre et ses conséquences Ce fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Depuis 7, le légat d’Auguste T. Quinctilius Varus agissait en toute quiétude et organisait en province romaine les territoires placés entre Rhin et Elbe, effectuant le recensement, percevant les tributs et recrutant des soldats pour les armées impériales. La mise en place d’une administration romaine selon des méthodes relativement rudes et autoritaires ne pouvait qu’engendrer haine et refus, comme elle l’avait fait chez les Cantabres ou chez les Pannoniens qui avaient rappelé que les levées de troupes auxiliaires étaient particulièrement mal supportées. L’instrument de la révolte s’appelait Arminius. Noble chérusque, il avait servi comme officier à la tête d’une unité de Germains enrôlée par Rome et avait bénéficié du droit de cité (C. Julius Arminius) et du rang équestre. Il ne pouvait susciter la méfiance. Varus fut pris au piège au cours de l’été 9. La traversée de ce que Tacite appelle le «saltus Teutoburgiensis» et situe non loin des confins du pays des Bructères7 lui fut 7. Ce qu’on appelle aujourd’hui le «Teutoburger Wald» se situe au nord de la Westphalie. On n’a pas localisé avec certitude le lieu antique de la bataille. Toutefois, des archéologues allemands disposeraient de nouvelles données: voir, par exemple, Y. Le Bohec dans L’Histoire, février 1997, qui fait état de découvertes archéologiques récentes (à la suite d’un
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fatale. Il fut massacré avec ses trois légions (la XVIIe, la XVIIIe et la XIXe) et les vaincus furent laissés sans sépulture ou faits prisonniers. Tacite8 décrit ainsi le spectacle découvert six ans plus tard par Germanicus et ses légions en 159: … sur un sol marécageux et inondé, sur un terrain mouvant on s’avance dans ces lieux sombres, pleins d’images et de souvenirs affreux. Le premier camp de Varus, par sa vaste enceinte et l’étendue de sa place d’armes, annonçait le travail de trois légions; plus loin, des retranchements à moitié détruits, un fossé peu profond faisaient reconnaître l’endroit où s’étaient arrêtés les débris de l’armée décimée: au milieu de la plaine, des ossements blanchis, épars ou amoncelés, selon qu’on avait fui ou tenu ferme, gisaient à côté de débris d’armes, de membres de chevaux; à des troncs d’arbre étaient clouées des têtes. Dans les bois voisins s’élevaient des autels barbares, près desquels avaient été immolés les tribuns et les centurions du premier rang. Et ceux qui, survivant au désastre, avaient échappé à la bataille ou s’étaient sauvés de prison, disaient: «Ici, sont tombés les légats; là, les aigles ont été prises; ici, le premier coup a été porté à Varus; là, il a trouvé la mort en se frappant lui-même de sa main, l’infortuné.» Ils montraient le tertre du haut duquel Arminius avait harangué ses troupes; ils énuméraient les gibets, les trous qu’il avait fait préparer pour les prisonniers, les outrages que son orgueil avait prodigués aux enseignes et aux aigles.
L’historien transfigure par son art la description et dévoile habilement l’esprit de vengeance que méritait en réponse un tel forfait. Sa présentation dramatique fait sentir combien la honte, l’humiliation et la douleur ont suivi à Rome la nouvelle de la perte des trois légions. Depuis Cannes, aucune défaite romaine n’avait eu cette ampleur, ni cette sévérité. Auguste, dit Suétone, en fit des cauchemars. Il s’arrachait la barbe, adjurant Varus de lui rendre ses légions. En signe article savant paru dans une revue spécialisée) tendant à déplacer de 20 km au nord le lieu traditionnellement fixé: les traces de présence militaire ainsi repérées, en l’absence de tout tesson de céramique, pourraient indiquer un champ de bataille. Il semble prudent d’attendre une confirmation plus claire avant de se prononcer. 8. Ann., I, 61. 9. Trad. H. Goelzer.
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d’infamie et de deuil, il fut décidé que plus jamais il n’y aurait de légion romaine portant les numéros des unités détruites. L’initiative de Germanicus visait à rendre plus fort encore le désir de vengeance chez les soldats éprouvés et indociles. Arminius lui-même ne tira pas profit de son coup d’éclat. Il avait néanmoins mis fin, dans l’immédiat, à la création de la province de Germanie. Doit-on s’étonner que les Res Gestae (§ 26) affirment qu’Auguste avait «pacifié les Gaules, les Espagnes et la Germanie, là où elles sont baignées par l’océan, depuis Gades jusqu’à l’embouchure de l’Elbe»? Non, si on revient à la question de la vision augustéenne de la conquête et de l’expansion en direction de l’Elbe. Le désastre de Teutobourg ne pouvait dissuader l’empire d’intégrer un jour une province de Germanie, pas plus que Cannes n’avait conduit à la paix avec Hannibal. L’insuffisante familiarité avec les gens et les lieux et la déformation géographique étaient en cause. La réalité incitait à la patience et au changement de stratégie. Le mythe de la provincia Germania persistait et l’Elbe n’avait sans doute jamais été l’objectif ultime. A la conquête à tout prix, le vieil Auguste substituait la surveillance constante et la soumission progressive. L’offensive avait la faveur tant qu’elle ne se heurtait pas à de gros obstacles ou tant qu’elle était indispensable aux intérêts vitaux du centre italien et méditerranéen. Dans le cas contraire et pour des espaces périphériques parce qu’éloignés de Rome et physiquement différents des terres italiques, ce n’était pas seulement justification idéologique que de tirer les conséquences d’un grave échec. Comme le montre le célèbre discours prêté à Mécène par Dion Cassius lors d’un débat avec Agrippa en présence d’Auguste, le rythme de la conquête était subordonné aux moyens et aux équilibres internes de l’Empire. C’est aussi ce que dit Tacite10 quand il constate que «la principale force était près du Rhin, servant de protection commune aussi bien contre les Germains que contre les Gaulois». Les armées des districts de Germanie repliées sur le Rhin avaient pour province la Germanie à conquérir, mais surveillaient aussi les Gaulois toujours enclins à se soulever, comme en 21 apr. J.-C. L’arrêt de l’expansion n’était 10. Ann., IV, 5, 2.
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pas à l’ordre du jour et ce ne pouvait pas être le sens du conseil d’Auguste à Tibère. Il n’y avait pas de bornes fixées à un empire comme celui de Rome. La concentration de 8légions et d’autant d’auxiliaires signalait à la fois la mesure et les limites de l’effort militaire que pouvait consentir la monarchie. Germanicus avait reçu la mission de rétablir un rapport de forces favorable aux Romains; on ne pouvait se permettre de tout miser sur l’intégration à tout prix d’une région difficile à contrôler. Teutobourg ne fut pas un coup d’arrêt. A la mort d’Auguste, le 19 août 14, des vexillations campaient toujours au-delà du Rhin, en territoire chauque, dans la vallée de la basse Weser. Progression et incertitudes en Germanie et en Bretagne La partie occidentale de l’Empire abritait la majorité des garnisons, localisées pour la plupart à la périphérie de l’espace impérial. L’Afrique disposait d’une légion; la péninsule Ibérique en abritait 3; les Germanies formaient le «fer de lance» de l’armée avec 8 unités légionnaires; la Pannonie et la Dalmatie en retenaient respectivement 3 et 2. Dix-sept légions sur 25 au total (les trois de Teutobourg n’avaient pas été remplacées) participaient à la protection et à la surveillance des régions mal soumises ou récemment intégrées; 13 assuraient la défense de l’Italie et des zones périphériques. Les légions étaient épaulées par des cohortes et des ailes auxiliaires dans une proportion d’environ 50 % ou un peu plus, ce qui portait l’effectif mobilisé à près de 200 000 hommes. a. La prépondérance des armées de Germanie L’extension des territoires provinciaux au cours du Ier siècle s’est effectuée au moyen de corps expéditionnaires tirés en majorité des garnisons existantes; les troupes de Germanie, aguerries, constituaient l’ossature et la réserve stratégique. Des glissements se sont ainsi opérés: la péninsule Ibérique pacifiée a transféré ses légions vers le Rhin et le Danube, dans la continuité de la politique d’Auguste. La Bretagne a été conquise par des unités issues du Rhin principalement,
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mais les déplacements consécutifs à la mise sur pied de ces armées concernaient l’ensemble du dispositif. La période julio-claudienne, malgré la mise en place de garnisons provinciales permanentes et stables, est allée de pair avec le maintien d’une relative mobilité des corps de troupe, notamment auxiliaires. Tacite11 l’atteste à l’occasion de son tableau de l’année 23: «… il serait peu sûr d’entrer dans le détail, puisque, selon les circonstances, elles passaient d’un endroit dans un autre, augmentaient et parfois diminuaient de nombre.» Toutefois, les armées provinciales d’Occident ont accueilli aussi des unités nouvellement créées, parfois instituées pour remplacer des légions disparues. Caligula recruta les XVe et XXIIe Primigenia en prévision de l’invasion de la Bretagne et Claude ajouta la VIIe Claudia qu’il affecta à la Mésie. Mais le renouvellement principal intervint au cours des guerres civiles de la fin du règne de Néron: les révoltes militaires et bataves de 68-70 eurent pour conséquence la dissolution de quatre légions du Rhin (Ire Germanica, IVe Macedonica, XVe Primigenia et XVIe Gallica); la perte fut compensée par la régularisation d’unités levées lors des luttes civiles (VIIe Gemina, Ire et IIe Adiutrix), et par la création de légions flaviennes (IVe et XVIe Flavia). Sous Domitien, dans des circonstances incertaines, la XXIe Rapax disparut, mais le fils de Vespasien avait peu avant ajouté la Ire Minervia, cantonnée à Bonn (Bonna). La Ve Alaudae, issue d’un recrutement de César en Narbonnaise, cessa aussi d’exister à une date controversée entre 70 et 88. Le bilan ne peut ignorer le développement des flottes militaires régionales intégrées au dispositif stratégique: la classis Germanica avait, dès Tibère semble-t-il, son port à Altenburg (3 km au sud de Cologne) et bénéficiait en outre de stations (non identifiées) le long de l’embouchure du Rhin; la classis Britannica, basée à Boulogne depuis Auguste, s’agrandit sous Claude des escadres de Richborough (Rutipiae) et Douvres (Dobrae). La flotte intérieure de Fréjus (Forum Iulii), active à l’époque julio-claudienne, ne survécut pas aux Flaviens; le préfet de l’ora maritima de Tarragone, doté de cohortes et non d’une flotte, fait peut-être figure de successeur en matière de surveillance maritime. 11. Ann., IV, 5, 6.
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Au lendemain de Teutobourg, Tibère puis Germanicus furent chargés de reprendre la situation en main. C’est en 13 que l’offensive fut remise à l’honneur à leur initiative; elle visait à rétablir avec les Germains d’Arminius un rapport de force favorable à Rome. Elle fut un temps compromise par la rébellion des soldats, soucieux de profiter de la mort d’Auguste et de l’avènement de Tibère – celui-ci avait dirigé maintes fois les armées de Germanie – et d’obtenir des allègements et des compensations à un dur métier. Mais en 15 l’armée de Germanicus put se vanter d’avoir pénétré au cœur d’un pays livré de façon monotone et interminable à la forêt et aux marécages et d’avoir convaincu ses soldats peu enthousiastes que la victoire était à leur portée. Celle-ci devait se présenter lors d’une bataille rangée dans la plaine d’Idistaviso, mal localisée, à l’été 16. Dans un affrontement d’une grande dureté et chèrement payé, Germanicus vint à bout des Chérusques; Arminius, blessé, parvint à s’échapper. Il devait périr assassiné, victime des intrigues et des siens deux années plus tard. Le triomphe du vainqueur, célébré à Rome le 26 mai 17, ouvrait une pause sous l’effet conjugué de la crainte des révoltes des soldats et des rivalités pour le pouvoir. On feignait de se contenter d’avoir vengé la mort de Varus. Les peuples clients, les Quades, les Marcomans et les Hermundures, participaient, avec les armées du Rhin, au contrôle de régions qu’on avait renoncé à conquérir rapidement. L’attitude des empereurs successifs dicta la progression. Caligula et Claude sont les témoins de la continuité de l’esprit offensif et des projets de conquête. Les événements de 68-70 soulignèrent une fois encore la précarité des équilibres et l’étroite solidarité entre les difficultés intérieures et le retour sur le devant de la scène de la question de la Germanie et de la crainte du Germain. Domitien franchit un pas décisif. La guerre contre les Chattes entre 83 et 85, marquée par le séjour de l’empereur à Mayence, aboutit à l’intégration de la Wetterau et des territoires entre Rhin et Neckar, y compris les fameux Champs décumates12 au sud. Deux provinces de Germanie naquirent alors, sans doute 12. Le triangle, situé en Forêt-Noire, formé par le Rhin et le HautDanube et assimilé à l’actuel Brisgau. Ce nom, mis parfois en rapport avec la concession de terres à des cultivateurs soumis au versement d’une dîme, demeure obscur.
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en 8613. Depuis Auguste, les armées de Germanie étaient cantonnées dans la province de Belgique; elles échappaient à sa juridiction et constituaient deux districts militaires, chacun sous l’autorité d’un légat d’armée, compétent dès que des soldats étaient concernés. La province, dessinée par les espaces au-delà du Rhin jusqu’à l’Elbe, était encore à soumettre et sa réduction devait tenir lieu d’activité privilégiée des légats militaires. Prélevées en partie sur la Gaule Belgique et sur la Celtique ou Lyonnaise, les nouvelles provinces impériales de Germanie inférieure et de Germanie supérieure avaient pour capitale Cologne et Mayence. Elles signalaient la consolidation des positions acquises dans la région et laissaient présager la poursuite de l’avancée vers l’est. b. La lente soumission de la Bretagne Comme l’avait montré César, la Bretagne, malgré son insularité, formait un prolongement naturel de la Belgique et des zones rhénanes. L’idée de son intégration à l’Empire pouvait se prévaloir d’une fidélité aux pratiques observées durant les siècles précédents: le souci de maîtrise de zones limitrophes susceptibles de créer un danger dans les provinces exposées et de remettre ainsi en cause des équilibres longuement construits. Les arguments rapportés par Strabon sur le coût trop élevé d’une conquête non remboursée par les profits à en attendre relèvent d’une discussion convenue et justifient la patience augustéenne face à des contrées mal perçues, passant pour physiquement hostiles aux yeux d’un Méditerranéen. Personne n’ignorait que l’étain, le plomb argentifère, le cuivre et le fer et l’or s’y offraient à l’exploitation. Claude, à la recherche d’une reconnaissance, n’avait plus de raison d’avoir les mêmes scrupules, et la fréquentation de la région par les Romains et les Gaulois avait sans doute fini par convaincre un grand nombre qu’elle serait utile à l’Empire14. Éviter que ne plane en permanence une menace 13. Aussi bien Tacite (praeses) que Dion Cassius (archôn) font clairement d’Antonius Saturninus, le révolté de 88, un gouverneur de province. 14. Strabon, IV, 5 (trad. F. Lassère), note dans le passage évoqué plus haut, à propos des Bretons: «Mais actuellement, certains de leurs souverains ont établi des relations d’amitié avec César Auguste par des ambas-
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sur la Gaule du Nord-Est et sur la navigation en Manche et en mer du Nord pesait sans doute moins au regard des décennies écoulées. En revanche, reporter au-delà de la Manche les effets négatifs d’une nécessaire présence militaire dans le secteur fut pris en compte: la remarque de Tacite sur la passivité des troupes de Bretagne en 68 pour cause d’éloignement en est un signe. Pour le reste, les péripéties mêmes de la soumission tiennent aux circonstances et à l’enchaînement des événements. La règle romaine était qu’une conquête commencée devait se poursuivre jusqu’à venir à bout des résistances les plus rudes, sauf à subir un désastre comme à Teutobourg. Ce fut une œuvre de longue haleine. Les travaux des archéologues britanniques, méthodiques et minutieux, ont éclairé les textes et les étapes de l’occupation en repérant les nombreux forts, temporaires ou plus durables, qui ont jalonné la progression romaine. De Claude à Domitien, représenté par son légat Agricola, le beau-père de Tacite, le schéma est classique: une première phase s’inscrit dans le cycle occupation-résistance; elle culmine en 61 avec la révolte de la reine des Icéniens, Boudicca. Après une répression impitoyable, la logique change. La pacification des populations soumises apparaît comme le préalable à la poursuite des opérations vers le nord. La méthode se résume dans la politique couronnée de succès d’Agricola, décrite par le panégyrique que Tacite a consacré à la vie du conquérant originaire de Fréjus (Forum Iulii). Mais Agricola n’aurait pu accomplir de 77/78 à 84 ce qu’il a réussi sans l’œuvre plus discrètement commémorée des prédécesseurs nommés par Néron et Vespasien. Claude, au terme d’une brève expédition de seize jours en 43, s’octroya le triomphe pour la prise de Colchester (Camulodunum) et la reddition de 11 rois bretons. Le doute persiste sur la réalité de ces exploits. A. Plautius et Ostorius Scapula, tous deux de rang consulaire, ont été les artisans des premières conquêtes, et la province de Bretagne n’a été instituée que peu à peu. Rome, fidèle à son habitude, s’appuie sur des peuples clients pour isoler les nations résolument hossadeurs et des services obligeants, ils ont consacré des offrandes au Capitole et ils ont mis toute leur île plus ou moins à la disposition des Romains.» C’est la politique des royaumes clients.
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tiles. Colchester fut la base à partir de laquelle divergèrent trois armées, dont la IIe légion Augusta aux ordres de Vespasien lancée vers l’ouest au prix de 35 combats. La partie située à l’est d’une ligne Exeter-Lincoln15 fut bientôt contrôlée. Dès 47, à l’arrivée de Scapula, le Catuvellaunien Caratacus avait organisé la révolte à l’extérieur des zones occupées; il ne fut capturé qu’en 51 avec l’aide de la reine des Brigantes, Cartimandua. La politique de romanisation forcée, inaugurée à la suite des campagnes de 47-48, fut brutale et maladroite. Prasutagus fut imposé comme roi aux Icéniens et régna jusqu’en 59; Camulodunum des Trinovantes fut érigée en colonie romaine au détriment des possessions indigènes. Partout on favorisait sans mesure le parti romain qu’on suscitait même à prix d’or. L’ordre romain était infligé sans égards ni ménagements et les obligations militaires et financières n’épargnaient pas les alliés, comme si les leçons de Teutobourg avaient été oubliées. Les méthodes de perception ou de réquisition des impôts et du ravitaillement n’avaient rien à envier à celles des publicains de la fin de la République; elles donnaient lieu à des abus humiliants, et Dion Cassius ne se fait pas faute de rappeler que Sénèque le philosophe avait engagé une somme de 40 millions de sesterces (quarante fois le cens minimum d’un sénateur) dans des prêts à intérêt destinés aux Bretons. L’absence d’unité des peuples conquis explique le caractère relativement limité de la révolte qui éclata en 60 ou au début de 61, consécutivement à la mort de Prasutagus. La rapacité du procurateur Catius Decianus en l’absence d’héritier mâle (chez les Celtes, les femmes pouvaient régner) rappelle que ce fut surtout une affaire avec les Icéniens et leurs voisins. L’écho rencontré par l’épisode tient alors à la violence qu’il déchaîna, à la fois aboutissement d’un processus insupportable de soumission et apogée de la résistance des populations du Sud-Est. A l’hiver 61, C. Suetonius Paulinus fut victorieux; Boudicca choisit de s’empoisonner. A la répression devait succéder l’apaisement et le changement de politique. L’avancée en direction du Pays de Galles et du Nord écossais marqua un temps d’arrêt. La désignation comme nouveau procurateur de Julius Classicianus, origi15. C’est le «Fosse Way», improprement considéré comme une frontière.
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naire de Trèves et gendre de Julius Indus, en est un symbole. Favorable aux provinciaux, il tablait sur le loyalisme des élites. Cela peut expliquer le calme relatif de la Bretagne lors de la crise de 68-69, mais il fut plutôt lié à la passivité des légions basées à York, Lincoln, Wroxeter et Gloucester. Les légats de Vespasien Petilius Cerialis et Julius Frontinus (Frontin) préparèrent le terrain à l’activité d’Agricola, aussi nommé par Vespasien et maintenu en poste par Titus puis Domitien. C’est sous son gouvernement qu’une escadre romaine fit pour la première fois le tour de l’île de GrandeBretagne par le nord, découvrant les Orcades et repérant les Shetlands. La grande victoire, autour de laquelle Tacite a bâti son récit, fut celle du mont Graupius, lieu des Highlands non localisé, sans doute situé entre Édimbourg et Aberdeen. Fruit d’une stratégie attentive aux leçons passées et soigneusement mûrie pour ne pas compromettre le ravitaillement, ni exposer inutilement les légions, elle ponctua la politique de progression vers le nord. Livrée en 83 contre les Calédoniens de Calgacus, elle souligna le rôle décisif des troupes auxiliaires dans un contexte géographique défavorable (les légions présentes n’eurent pas à intervenir). Dix mille Bretons périrent pour seulement 360 Romains, selon Tacite. Agricola n’épargnait pas les vies indigènes. Son rappel en 84 ne doit pas tromper: il n’était pas illogique après sept ans de gouvernement marqués par une grande victoire; il ne signifiait pas l’abandon de l’offensive vers le nord de l’Écosse. Ce n’est pas avant 90, semble-t-il, que fut décidée la stabilisation des positions acquises, car on ne pouvait indéfiniment consentir un effort militaire de cette ampleur alors que d’autres secteurs de l’Empire retenaient l’attention. Silures du Pays de Galles méridional et Brigantes du nord étaient désormais sous contrôle romain. La ligne Clyde-Forth (soit le futur mur d’Antonin entre Glasgow et Édimbourg), dépassée par Agricola avec l’installation du camp de campagne d’Inchtuthil (XXe légion), à hauteur d’Aberdeen, fut considérée comme la limite septentrionale souhaitable avant de poursuivre; c’était aussi la zone la plus étroite. La route est-ouest, connue sous le nom de Stanegate, entre Solway et Tyne, joignait Carlisle et Corbridge. Dès l’année 100, elle apparaissait comme la ligne effective de fixation des forces romaines. Hadrien y décida vingt-trois ans plus tard la construction du mur.
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Le IIe siècle: la rive danubienne Dès le règne de Domitien, les frontières danubiennes ont été le théâtre d’une activité accrue. Le mouvement des garnisons vers la rive du fleuve fut accentué et la présence militaire fut renforcée par l’adjonction de troupes auxiliaires. La conquête de la Dacie par Trajan entre 101 et 106 apr. J.-C. constitue un aboutissement, mais modifie profondément les données stratégiques de l’Empire. Les plus fortes concentrations militaires concernent désormais les Pannonies, les Mésies et la Dacie. Les Germanies ne conservent que 4 légions là où 8 avaient été cantonnées au Ier siècle. La conquête de la Dacie Auguste avait poussé l’offensive romaine en direction de la Thrace et de la Dacie. La pression barbare sur le fleuve était forte et continuelle. Les Sarmates occidentaux, en particulier les Iazyges, étaient avec les (Sarmates) Roxolans et les Daces ceux qui menaçaient le plus. Rome tentait d’y mettre bon ordre au mieux de ses intérêts. a. D’Auguste à Domitien Les sources sont médiocres ou inexistantes. Il semble que déplacements et fixation localisée des peuples barbares, liés ensuite par un traité, furent les moyens privilégiés pour tenter de stabiliser la région. Des milliers de Daces furent installés en Mésie et les Iazyges furent substitués aux Daces qui occupaient la plaine hongroise entre Danube et Tisza, au voisinage des Quades et des Marcomans. Sous Néron, une inscription célèbre mentionne le transfert sur le sol provincial de plus de cent mille Transdanubiens, Bastarnes, Roxolans et Daces par T. Plautius Silvanus16. Alliés ou clients, les chefs barbares étaient soumis au versement du tribut. Rome garan16. CIL, XIV, 3608 = ILS, 986. L’inscription indique que le passage en Mésie avec femmes, enfants, rois ou princes avait pour objet le paiement des tributs.
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tissait aux partis romains la tranquillité intérieure et venait à leur secours en cas de nécessité. Cela ne pouvait durer devant les migrations périodiques qui affectaient les arrières des peuples riverains et devant les ambitions des Daces. A l’hiver 67-68, les Roxolans, excellents cavaliers, envahirent la Mésie, peut-être pressés par les Alains. L’éclatement de la guerre civile, qui dégarnit militairement la Mésie, encouragea en outre les Daces à franchir le fleuve. D’autres Sarmates suivirent bientôt et furent vainqueurs du nouveau gouverneur Fonteius Agrippa. Il fallut attendre 70 pour rétablir la paix. Les Flaviens inaugurèrent une politique de présence militaire renforcée le long du fleuve. Aux forts et camps furent associées deux flottes, la classis Flavia Moesica et la classis Flavia Pannonica qu’on ne saurait attribuer à Vespasien plutôt qu’à Domitien. Le franchissement du Danube en 85 et l’attaque de la Mésie par les Daces de Décébale représentent un tournant stratégique. L’expansion dace était ancienne, mais Burebista à l’époque de César lui avait conféré une nouvelle dimension en étendant vers l’ouest et en réorganisant le royaume doté de sites fortifiés. Avec des fortunes diverses, les rois avaient ensuite consolidé leur État centré sur la Transylvanie et l’arc des Carpathes. La capitale, Sarmizegetusa, occupait un site protégé par une ceinture de postes fortifiés de hauteur dans la partie occidentale des monts Orastie. Rome fut surprise par l’attaque et le conflit dura de 85 à 89. Dès 86, la Mésie fut divisée en deux provinces: la Mésie supérieure, plus proche de l’Italie, et la Mésie inférieure au sud de la Dacie. Le camp de Viminacium (Kostolac), dans la province supérieure, fut sans doute utilisé comme quartier général. En 88, la victoire de Tettius Julianus à Tapae, au nord du fleuve, ouvrit la route de la capitale royale qui ne put être prise. En 89, une campagne désastreuse de l’empereur en personne contre les Iazyges et les Quades compromit les résultats obtenus, mais un traité avec Décébale sanctionna le statu quo. Le conflit avec les peuples Suébo-Sarmates (88-92) exposait la Pannonie qu’il fallut protéger par l’installation de nouvelles garnisons entre Vienne (Vindobona) et Aquincum. La Dacie était à conquérir. Trajan, l’anti-Domitien selon Pline le Jeune, se fit un point d’honneur d’y parvenir; il bénéficiait des efforts consentis depuis plus de deux décennies.
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b. Les guerres de Trajan On a proposé d’évaluer les troupes dont pouvait disposer Décébale à 200 000 hommes. L’armée romaine aurait compté jusqu’à 14 légions auxquelles s’ajoutaient environ 25 ailes et 68 cohortes, sans oublier les unités barbares et alliées. Entre la première guerre de 101-102 et la seconde de 105106, les effectifs furent modifiés et renforcés. On fut même appelé d’Hispanie et d’Afrique. Au total, ce sont de 150 000 à 175 000 hommes qui furent impliqués dans les combats. La Colonne Trajane met au premier rang l’empereur, les prétoriens et les légionnaires. Monument à la gloire de la victoire impériale, elle déroule ses panneaux sur 200 m, évoquant les principaux épisodes des campagnes en succession chronologique, sans vraiment distinguer entre les deux. Elle sert de base à l’établissement des lieux et des faits par comparaison avec les récits des textes – essentiellement les fragments et les résumés byzantins de Dion Cassius, très incomplets –, mais également par confrontation avec les données archéologiques. Trajan avait préparé les opérations depuis trois ans quand il quitta Rome le 25 mars 101. Des inscriptions de l’année 100 et 101, la tabula Traiana (en amont d’Orsova, Dierna) et la plaque des Portes de fer, font état de travaux d’aménagement du Danube par le percement d’une route à travers la montagne et par la mise en place d’un canal de dérivation destiné à contourner les chutes. En revanche, c’est entre 103 et 105 que fut construit près de Drobeta le pont constitué, au dire de Dion Cassius, de 20 piles de pierre soutenant un tablier de bois, long de 1,2 km, dû à l’architecte Apollodore de Damas et représenté sur la Colonne Trajane. Depuis la Mésie supérieure, Trajan pénétra en Banat au printemps 101. L’empereur n’avait pas remporté de victoire marquante quand il dut se porter au secours des troupes de Mésie inférieure attaquées par l’ennemi. Les Daces et surtout leurs alliés barbares avaient envahi la province. Ils furent défaits en Dobroudja méridionale, là où fut inauguré, vers 108-109, le trophée d’Adamklissi (le Tropaeum Traiani). En 102, les troupes concentrées en Mésie inférieure progressèrent en Dacie méridionale par la vallée de l’Olt, prenant à revers Sarmizegetusa. Décébale, acculé à la paix à l’automne, pré-
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servait son pouvoir et la majeure partie de son royaume. Répit ou tentative de transformer le Dace en client? Les hypothèses varient selon qu’on croit ou non à la volonté trajanienne de conquête à tout prix. Le Banat fut annexé à la Mésie. Le Sénat décerna le titre glorieux de Dacique à l’empereur. Trajan célébra le triomphe à la fin décembre 102. Ce fut Décébale qui rouvrit les hostilités en 105. L’armée romaine s’y était préparée et de nouveaux renforts furent sollicités. Trajan quitta Rome le 4 juin et dut adapter sa stratégie avant de pouvoir reprendre l’offensive en 106. A l’été, le siège de Sarmizegetusa, cernée par les camps romains substitués aux forteresses daces qui étaient tombées, sonnait le glas de la résistance. Une inscription de Philippes (Macédoine) explicite les dernières scènes de la Colonne Trajane. Ti. Claudius Maximus, gratifié de décorations pendant la guerre, devenu décurion d’aile, captura Décébale en fuite et rapporta sa tête à Trajan qui se trouvait à Ranisstorum, place inconnue par ailleurs. Le territoire conquis fut réduit en province. Celle-ci fut cependant limitée à la bordure de l’arc intérieur des Carpathes, à la Transylvanie et aux massifs occidentaux puis à la zone méridionale centrée sur l’Olténie. Les monts Métalliques et le secteur de Porolissum y furent englobés. Les mines d’or des Carpathes occidentales s’offraient à une exploitation systématique. Le Banat fut intégré à la Mésie supérieure. Le territoire, bientôt subdivisé en deux puis trois provinces17, formait une excroissance au nord du Danube, symbolisant parfaitement l’empire indéfini, mais aussi la présence lancinante du problème barbare. Menaces barbares Les guerres daciques eurent pour conséquence le déplacement du centre du dispositif militaire. Le noyau rhénan du Ier siècle céda le pas à la rive danubienne et à la Dacie au IIe.
17. Sous Hadrien furent instituées la Dacie inférieure et la Dacie supérieure, puis sous Marc Aurèle, du nord au sud, la Porolissensis, l’Apulensis et la Malvensis.
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a. Une paix relative Les garnisons s’étendaient de Vienne à Viminacium et aux forteresses septentrionales de la nouvelle province, auxquelles s’ajoutaient les nombreuses unités de Mésie inférieure indissociables de l’ensemble18. Onze légions constituaient la charpente du système. La Pannonie avait été divisée en deux, sans doute en 106. La Pannonie supérieure, gouvernée depuis Carnuntum, le camp de la XIVe légion Gemina, abritait en outre à Vienne la Xe Gemina et à Brigetio la Ire Adiutrix. La Pannonie inférieure était protégée par la IIe Adiutrix, cantonnée près de la capitale, Aquincum (près de Budapest). La garnison de Mésie supérieure se stabilisa autour de la IVe légion Flavia à Singidunum (Belgrade) et de la VIIe Claudia à Viminacium. La Dacie avait reçu 3 légions: seule la XIIIe légion Gemina, fixée à Apulum, fut finalement conservée. La surveillance se concentrait sur les Sarmates Iazyges et Roxolans, sur les Quades et les Marcomans. Hadrien avait pris soin de faire détruire le tablier du pont par crainte des Barbares, mais le Danube gelé était un allié des envahisseurs. Quand éclata la guerre suève de 136, la paix durait depuis le début du règne de Trajan sur la rive pannonienne. Ti. Haterius Nepos Atinas, gouverneur en 138, y gagna les ornements triomphaux, concédés à un sénateur pour la dernière fois, semble-t-il. Le calme revint lorsque l’empereur Antonin le Pieux attribua un roi aux Quades en 140, selon le principe observé envers des alliés et clients. On dit souvent que le règne de Marc Aurèle qui dut faire face à deux guerres germaniques (marcomanniques) marque un changement profond. Sans doute, par comparaison avec les règnes précédents, les années 167-180 furent-elles des années difficiles. L’Empire sut y faire face. On tomberait dans le piège des sources tardives si on pensait que la hantise permanente d’une inva18. Voir le volume sur l’Orient dû à M. Sartre, Le Haut-Empire romain. Les provinces de Méditerranée orientale d’Auguste aux Sévères, 31 av. J.-C.235 apr. J.-C., Paris, Seuil, «Points Histoire 220», 1997: la Mésie inférieure, partiellement grecque et hellénophone, y est étudiée (p. 235-239). Le libellé retenu, «une province militaire», indique bien qu’elle était à la charnière des deux mondes occidental et oriental.
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sion fut le lot de populations provinciales désespérées par l’impuissance du pouvoir impérial. Le déclenchement de l’épidémie de peste au retour des armées d’Orient en 167 n’est pas étranger à la dramatisation de la période. Le conflit resta circonscrit. En 213 encore, Caracalla, vainqueur des Alamans, témoigna que l’initiative romaine persistait et que le pouvoir romain n’était pas – ni ne se sentait – en état de siège. La paix complète n’avait jamais été une réalité depuis Auguste. b. L’époque troublée de Marc Aurèle Il ne saurait être question de nier le poids, ni l’importance, des guerres germaniques et sarmatiques sous Marc Aurèle. Elles provoquèrent des changements administratifs et militaires. La Rhétie et le Norique oriental furent en première ligne et, dès 169, leur statut de province procuratorienne fut modifié au profit de celui de province proprétorienne à une légion. Les deux nouvelles unités levées exprès en Italie, la IIe et la IIIe Italica, y furent envoyées, l’une à Lauriacum, l’autre à Castra Regina (Regensburg). La protection renforcée du Norique occidental n’était pas nécessaire, car la rive nord du Danube correspondait à un territoire hostile et peu habité. Au total, en 170, les deux provinces hébergeaient une garnison totale de 25 000 hommes. Sans entrer dans le détail des événements, on doit souligner les lenteurs plus ou moins calculées des commandements romains, la dureté des combats et leur répétition, mais aussi l’ardeur et la combativité des serviteurs de l’empire: le chevalier M. Valerius Maximianus, chargé tour à tour de convoyer le ravitaillement sur le Danube et de surveiller avec des cavaliers africains et maures la Pannonie, puis décoré sur le théâtre des opérations pour avoir tué de sa main le chef des Germains Naristes, Valaon, en est un bon exemple. A l’inverse, on signalera les exigences accrues dont faisaient preuve des Barbares qui n’acceptaient souvent que du bout des lèvres les injonctions de Rome même victorieuse. Une longue pratique des tractations et des négociations avec l’Empire avait transformé le comportement de ses alliés et de ses adversaires. Toutefois, la victoire militaire fut assurément romaine en 180 et ce sont des Barbares épuisés qui durent traiter et accepter de livrer
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annuellement des recrues, du ravitaillement, et respecter une zone de no man’s land avec la Dacie septentrionale. Marc Aurèle, mort de la peste à Vindobona, le 17 mars 180, n’avait pas eu le temps de signer la paix. Ce fut l’œuvre de Commode qui abandonna cependant assez vite les projets d’organisation provinciale du Barbaricum entre Bohême et Dacie que l’on prête à son père. Ti. Claudius Pompeianus, son beau-frère, et l’entourage des amis de son père lui conseillaient de poursuivre et le pressaient de ne pas rentrer précipitamment à Rome, invoquant déjà, selon Hérodien19, le principe que le «Sertorius» de Corneille formule abusivement d’un alexandrin: «Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.» Le danger n’était pas assez vif pour convaincre le jeune porphyrogénète. Les procédures de l’investiture l’appelaient à Rome. Les moyens de l’Empire interdisaient de penser sérieusement à une nouvelle expansion provinciale, alors que les peuples barbares concernés évoluaient et semblaient pouvoir être intégrés au glacis protecteur de l’Italie.
L’Afrique du Nord entre «résistance» et «romanisation» Par sa situation, par son extension d’est en ouest, par la présence du désert au sud, l’Afrique du Nord était singulière et hétérogène. Elle semble défier la comparaison avec les territoires dont on vient de parler. Pourtant, lieu historiographique qui a vu, pour des raisons contemporaines, se cristalliser autour de la lecture de son passé romain des oppositions tranchées, elle résume les problèmes posés aux historiens des provinces et concentre les données des questions les plus débattues. L’usage du concept de résistance lui est particulièrement attaché au même titre que celui de romanisation ou d’indigène. Leur contestation également. En outre, du désert aux rivages des Syrtes, de Numidie ou de l’océan, elle offrait un éventail complet de sociétés centrales ou périphériques, des mieux intégrées aux plus marginales. Avant de définir les 19. I, 5: «Rome est là où est l’empereur.»
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orientations suivies par la progression romaine dans ces territoires où plateaux, montagnes et déserts s’interpénétraient et n’étaient que rarement isolés, il est indispensable de faire le point. Un lieu historiographique Terre traversée par d’âpres conflits contemporains liés à la colonisation et à la décolonisation, l’Afrique du Nord a cristallisé plus que d’autres provinces romaines les opinions et les appréciations opposées sur «l’impact de Rome». a. Les données du problème Les difficultés naissent des insuffisances des sources. Les textes émanent de Rome, qu’ils soient historiques ou épigraphiques. Composés à la gloire du vainqueur, ils traduisent en priorité les préoccupations des élites romaines. La victoire est d’autant plus méritoire qu’elle a comporté nombre d’obstacles à lever; l’exploit doit frapper l’opinion romaine et l’empereur doit être convaincu qu’il a été bien servi. La supériorité de Rome ne peut pas être mise en doute et les provinciaux doivent sentir les bénéfices de la protection romaine et ses avantages incomparables. Discours sur le pouvoir, instruments de compétition à usage impérial, les récits mettent en scène des adversaires stéréotypés et mal connus, flous parce que lointains et appartenant à un monde mobile. L’exotisme et le goût du spectacle et du spectaculaire imprègnent la narration. Les chefs militaires romains eux-mêmes ne semblent vouloir connaître les ennemis qu’à travers leur comportement dans la lutte. Quant à leur prêter, à l’image du Tacfarinas de Tacite, la double identité de brigand-déserteur et de champion de la liberté, ce n’est qu’artifice rhétorique marqué au coin de la réflexion stoïcienne. Mais c’est aussi souligner combien l’empire est engagé dans une succession indéfinie de tâches proprement herculéennes. L’écueil consisterait à croire que rien n’est vrai. Tout serait permis ou possible en historiographie puisque la déformation est partout. L’exagération guette alors l’historien. Les traductions l’attestent et invitent, quand il s’agit de passer du
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latin ou du grec au français, à ne pas se laisser emporter par des préjugés de tous ordres. Le décret de Sala de Maurétanie Tingitane en l’honneur de M. Sulpicius Felix, daté du 28 octobre 144, illustre les risques encourus. L’identification et l’interprétation des fonctions du préfet d’aile prêtent à confusion et à discussion; selon les convictions, on est conduit à modifier, par voie de conséquence, la portée de la mission et des événements survenus dans la région. La comparaison des traductions de J. Carcopino et de R. Rebuffat20 en fait foi. Elle incite à penser qu’en présence d’un dossier lacunaire le travers habituel est de surévaluer un document en le surinterprétant, ne serait-ce que parce qu’on s’y intéresse et qu’il a un goût de nouveauté. La certitude n’est jamais au rendez-vous au moment de la synthèse. La nécessaire combinaison de toutes les sources peut seule garantir une démarche exempte de préjugés. Elle n’implique pas automatiquement une approche objective des faits et de leur compréhension. La dissymétrie du dossier entre Romains et non-Romains, le recours indispensable à des documents archéologiques muets et à la méthode comparative suggèrent de nouvelles précautions. L’opposition même entre indigènes ou Barbares et Romains n’évite pas le piège des sources et réduit considérablement la richesse des évolutions historiques. Pourtant, le débat reste cantonné souvent encore à un inventaire des particularités des uns et des autres, que l’on cherche à écrire l’histoire d’un point de vue romain ou d’un point de vue indigène. L’impact du colonialisme, le poids de l’impérialisme, l’efficacité des armées de Rome, les réactions indigènes poussées jusqu’à la résistance constituent le socle d’une historiographie centrée sur la conquête. b. La question de la résistance Ce n’était que logique. En réaction à la thèse d’une réussite romaine en Afrique du Nord et au diapason de la déco20. Voir, par exemple, L’Africa romana, X, 1, 1994, p. 185-219 avec la bibliographie. On s’expose souvent aussi à lire la lecture d’un prédécesseur plus que le document lui-même. Les textes, notamment les décrets épigraphiques, simplifient déjà, suffisamment et par la force des choses, des faits censés être connus pour qu’on n’ajoute pas d’autres sources d’erreur.
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lonisation d’après-guerre, une nouvelle génération d’historiens a entrepris de renouveler l’histoire provinciale africaine, de redonner vie à un pan oublié ou obscur du passé. Les mots ont une connotation précise. «Résistance» désigne un phénomène caractéristique de l’histoire de la France occupée et en guerre. Elle évoque organisation clandestine, noblesse d’un idéal politique, fraternité, représailles, sacrifices individuels et collectifs, etc. Plus généralement, elle définit une opposition physique. Aussi a-t-on suggéré que toute guerre provoquait inévitablement une résistance, mais que tout conflit n’était pas assimilable à une guerre. Plus gênant encore est le fait qu’une guerre ne dure pas deux ou trois siècles. La répétition périodique de phénomènes violents ne peut pas être d’emblée assimilée à de la résistance permanente. Mais M. Bénabou a renouvelé profondément le questionnaire en donnant au terme résistance une valeur globale, incluant les faits sociaux et culturels, les identités. Cela lui a surtout permis de graduer l’impact de la romanisation et de créer une catégorie de «romanisés partiels», les plus nombreux, entre les Romains d’origine locale et les réfractaires de l’extérieur et des montagnes. Ces provinciaux en position intermédiaire seraient les indicateurs d’une «défiance» envers le conquérant et d’un blocage social face à la difficulté d’une promotion complète. La résistance se manifestait sous une forme passive, préjudiciable au loyalisme de la masse en cas de crise grave. On ne s’est pas fait faute de remarquer qu’une telle démarche prenait très au sérieux la romanisation récusée en inversant les données. Elle laissait face à face un Romain et un indigène et prenait le risque d’idéaliser celui-ci par rapport à celui-là. Elle liait au fond paradoxalement la résistance africaine à l’attitude libérale de Rome. Elle réhabilitait surtout le passé indigène présenté comme fécond et libre et ignorait la réciprocité des acculturations. Enfin, la résistance se substituait aux multiples processus habituels de transformation sociale et culturelle. L’idéal de résistance n’est pas plus convaincant que la romanisation idéale dont il est le négatif. Il est vrai que le mot de romanisation est flou et contradictoire au départ. On s’abstient fréquemment aujourd’hui de l’utiliser dans le sens qui a fait sa légitimité, à savoir la politique consciente et systématique d’assimilation des populations conquises – que définit par exemple la russifica-
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tion pratiquée par les tsars du XVIIIe et du XIXe siècle –, mais on en accepte par commodité une signification «neutre» puisqu’on l’applique aux résultats factuels des évolutions socioculturelles. Faut-il alors le limiter aux formes politiques et juridiques? Faut-il privilégier la langue et la maîtrise du latin? Ne manierait-on pas la lapalissade en constatant qu’un territoire conquis par Rome a acquis des traits romains? Le piège des concepts à vocation totalisante – dont la nécessité et la valeur heuristique ne sont pas pour autant contestables – est de figer et d’appauvrir la recherche et la discussion. Si l’heure n’est plus à ignorer les indigènes, elle est à refuser d’opposer arbitrairement deux mondes clos et chargés de caractéristiques fixes et unilatérales. La romanisation renvoie à une phase historique durant laquelle des provinces ont été gouvernées sous l’égide de Rome sans que la transformation des sociétés ait suivi des axes mécaniquement tracés, ait connu partout le même schéma, ni le même rythme. Les sources des violences, les conflits, les oppositions traversaient tous les étages des groupes sociaux; les traits du passé n’ont pas survécu partout avec la même force, mais partout le renouvellement de l’histoire a intégré des éléments vivants du passé. L’Afrique romaine émet des images contrastées, ce qui explique aussi la tendance à attiser les oppositions. Sans nier l’existence de pôles irréductibles – le désert n’offrira jamais les ressources de la plaine la plus fertile –, il faut rejeter le possibilisme systématique et tenir compte d’incompatibilités et de heurts d’intérêts d’ampleur variée. Mieux, les forces négatives n’opéraient pas toutes, ni toujours, négativement; le contexte et les circonstances, les lieux contrariaient ou avivaient les expressions des conflits. L’apparente continuité des guerres et des campagnes militaires ne saurait revêtir la même signification selon que les centres se déplacent ou selon que l’embrasement est généralisé. Une intégration lente et irrégulière La superficie globale de l’Afrique était inférieure à celle de la péninsule Ibérique, mais de Lepcis Magna à Sala la distance est, à vol d’oiseau, d’environ 2200 km.
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a. Un schéma habituel Rome se contenta pour l’ensemble du territoire d’une légion, la IIIe Auguste, cantonnée successivement à Haïdra (Ammaedara), à Tébessa (Theveste) puis à Lambèse. Toutefois, des ailes et des cohortes auxiliaires complétaient le dispositif: on évalue à 5 500 ou 6 000 les effectifs de ceux qui épaulaient la légion en Afrique Proconsulaire et en Numidie, à 10 000 puis 15 000 (au IIIe siècle) ceux de Maurétanie Césarienne et à 8 000 ou 9 000 ceux de Maurétanie Tingitane. Au total, l’Afrique du Nord romaine hébergeait entre 30 000 et 35 000 hommes, soit l’équivalent de la Bretagne à trois légions. On eut recours à des renforts venus d’Hispanie et parfois même du secteur danubien. Comme en Germanie et sur le Danube, les unités ont été renouvelées pour une part au fur et à mesure de l’évolution de la conquête et la stabilisation des corps de troupe s’est opérée par l’adjonction de renforts successifs, notamment au cours du Ier siècle, mais pas exclusivement. En Maurétanie Tingitane, les auxiliaires étaient répartis sur tout le territoire. Le système retenu en Césarienne a été celui de camps échelonnés le long de grandes voies longitudinales est-ouest en fonction d’une progression vers le sud. La construction des enceintes urbaines répond à des situations très variables et ne peut être tenue pour la preuve d’un danger et d’une menace continuels. Tipasa reçut sa muraille dans une période de calme; à Volubilis le rempart est le fruit d’une croissance de la ville. La fortification symbolisait aussi le pouvoir et la dignité d’une cité. Il est rare que sa construction ait traduit un sentiment diffus d’insécurité latente. Les événements militaires de l’Afrique romaine s’inscrivent avant tout dans un processus de conquête comparable à celui des autres secteurs frontaliers de Germanie, de Bretagne ou du Danube. Les grandes révoltes ont été peu nombreuses et sont restées plus circonscrites qu’on ne le dit parfois. La majorité des événements relatés appartient au cycle observé ailleurs, celui de poussées périodiques et régionales ou locales de populations mal fixées, prises en tenaille entre l’Empire et des peuplades en migration constante. Les Baquates de la Tingitane y sont, semble-t-il, arrivés après une longue migra-
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tion d’est en ouest. Les Bavares étaient peut-être aussi de nouveaux venus au moment de leurs raids des années 233235. Il faut toutefois ajouter l’éclatement de conflits entre nomades restés à l’écart et nomades sédentarisés installés à la lisière des deux mondes: la mise en valeur des terres privait les éleveurs de terrains de parcours. A partir du IIe siècle, ce sont surtout les Maures qui posent des problèmes et procèdent par incursions brèves depuis leurs montagnes du Rif ou de l’Atlas qui ne fut pénétré pour la première fois qu’à l’époque de Vespasien. L’avancée des armées romaines et la réorganisation des terres et des territoires qui l’accompagnaient rendent compte des réactions barbares. b. La pacification à l’est Une première phase s’est déroulée entre les Syrtes et l’Aurès. Elle consista à pacifier et à stabiliser les populations méridionales des steppes, en particulier les Gétules et les Garamantes. Une phase offensive s’étend de 35 à 20 av. J.-C., suivie d’une seconde entre 4/1 av. J.-C. et 6/7 apr. J.-C.: Gétules, Nasamons et Musulames y sont particulièrement mêlés. Ces derniers, installés sur la dorsale tunisienne, dans le secteur de Theveste et du bassin du Muthul (oued Mellègue), regroupaient plusieurs peuples d’éleveurs, mal contrôlés. La volonté de les soumettre entraîna la grande révolte et la résistance de Tacfarinas entre 17 et 24 apr. J.-C. Seul Tacite y attache une certaine importance – Dion Cassius et Suétone l’ignorent – appelant la comparaison avec Arminius, puisque cette fois aussi le chef rebelle est un ancien soldat auxiliaire romain. Mais il n’était pas officier et il avait déserté. Son origine n’est pas assurée: il n’est pas nécessaire qu’il ait été Musulame pour devenir le commandant des troupes révoltées et Tacite donne une origine numide. Malgré la présence dans ses rangs des Cinithiens de la Petite Syrte et des Maures de Mazippa, ce ne fut pas l’embrasement généralisé qu’on reconnaît parfois. En revanche, Rome ne prit pas l’affaire au sérieux au départ et se contenta de traiter le problème comme une opération routinière. Le succès de Tacfarinas appelait le succès; la guerre fut une guerre de guérilla pour la défense d’un mode de vie adapté au milieu et fondé sur des pratiques multiséculaires, d’où le refus de tomber sous le joug de l’ad-
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ministration romaine. La victoire, sans cesse remise en question, paraissait insaisissable. Il fallut attendre 21 pour que la riposte s’organisât vraiment, mais ce n’est qu’en 24 que P. Cornelius Dolabella vint à bout de Tacfarinas, mort au combat après avoir été attaqué par surprise dans son camp près d’Auzia. La conquête romaine refoulait peu à peu les populations nomades vers le sud et l’ouest quand elle ne les poussait pas à la migration. A l’est, Garamantes de Tripolitaine et Nasamons de la Grande Syrte contraignirent à la guerre sous Vespasien et Domitien. Ce fut aussi l’époque d’explorations du désert méridional; elles conduisirent jusqu’au pays des rhinocéros à deux cornes. La sédentarisation du prédésert semble connaître une réelle prospérité au IIe siècle. La translation vers la Numidie et Lambèse, opérée par la légion IIIe Auguste au cours du Ier siècle et au début du IIe, reflète les progrès de la pacification en Proconsulaire et l’investissement systématique de l’Aurès. A l’avènement de Septime Sévère, le réseau routier pénétrait au cœur du massif désormais maîtrisé. La province de Numidie, détachée de la Proconsulaire entre 197 et 200, matérialisa les gains territoriaux. c. La lutte contre les Maures Il n’en avait pas été exactement de même en Maurétanie. Le meurtre de Ptolémée, à Lyon, donna le signal de l’annexion du royaume par Caligula, en 40; elle fut suivie de l’institution de deux provinces par Claude. La révolte de l’affranchi de Ptolémée, Aedemon, dès 40, scella leur acte de naissance qui date de 42. Les peuples désignés sous le terme générique de Maures s’étendaient de la Numidie au Rif et à l’océan. A l’image des Germains et des Sarmates, ils se montrèrent turbulents et difficiles à dompter, obligeant Rome à mener périodiquement des opérations de plus ou moins grande envergure. Sous Vespasien, la mission de Sex. Sentius Caecilianus visait seulement à réorganiser administrativement les provinces après les tumultes des guerres civiles et leurs conséquences sur la répartition provinciale des garnisons. Ce n’est en rien l’indice de troubles graves. Le titre de «duc de l’armée d’Afrique et de Maurétanie pour réprimer
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les peuples qui sont en Maurétanie», attribué par l’inscription de Baalbek à C. Velius Rufus, n’est pas précisément daté. Il témoigne de raids et incursions persistants de Maures non localisés et n’implique a priori rien d’autre que la réunion circonstanciée de la cohorte de Carthage et de contingents auxiliaires prélevés sur la Numidie et la Césarienne. La continuité de la conquête romaine n’y était sûrement pas étrangère. Elle rend compte également de l’unique «crise grave» du IIe siècle, la grande révolte sous Antonin le Pieux. Celui-ci reprit en effet l’offensive vers le sud. Le décret de Sala n’a pas trait à ces événements. Il renvoie à une situation locale; il s’agissait de protéger bétail et cultures contre des bandes de pillards. Le mur de protection mentionné ne désigne pas le rempart urbain, mais une défense construite dans la campagne. La mission d’Uttedius Honoratus, qualifié de clarissime, évoque une remise en ordre administrative plutôt qu’une campagne militaire d’envergure qui aurait été rappelée. C’est entre 145 et 150 que les concentrations de troupes, extraites pour une part d’autres provinces, furent les plus importantes. La documentation épigraphique, imprécise chronologiquement, n’autorise pas d’autre conclusion que celle d’une offensive romaine qui n’aurait pas connu le succès escompté tant en Césarienne, surtout visée, qu’en Tingitane. Les Maures étaient acculés. Leur réponse plus que leur salut pouvait se situer dans la fuite. Le raid en Bétique, sous Marc Aurèle, en 171-172 et une deuxième fois en 177-178 relève d’une politique du pire. Les moyens utilisés pour les contenir et punir les coupables n’eurent rien d’exceptionnel. Parallèlement, Rome développait ses réseaux de peuples clients et octroyait la citoyenneté romaine aux notables des tribus pacifiées, comme le signale la Table de Banasa récompensant des Zegrenses. Malgré des sursauts et des réactions d’interprétation délicate, les tribus insoumises des Maurétanies ne contrariaient pas durablement la politique d’intégration romaine. Les Sévères consolidèrent les acquis. Leur règne ponctue les ultimes phases d’extension de l’Empire en direction des steppes, du désert et des montagnes. A travers le kaléidoscope des sources, il serait imprudent de lire l’histoire africaine de manière linéaire. La conquête romaine continue s’est heurtée à des obstacles imprévisibles qu’il lui
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a fallu surmonter patiemment et avec les moyens qui étaient les siens. Jamais l’unité des Barbares ne s’est faite contre l’Empire, quoi qu’en pense Tacite, porté à confondre problèmes militaires et incurie du pouvoir impérial; les nomades et les Maures ont su chaque fois davantage tirer parti de leurs revers et de leurs succès pour tenter d’enrayer la marche de Rome, sans y parvenir vraiment. Quant aux territoires soumis et intégrés de l’Afrique et des Maurétanies, ils ne se sentirent jamais profondément menacés en dehors de quelques épisodes comme la chevauchée de Tacfarinas ou des «irruptions» de tribus maures du IIe siècle. On vit aussi pousser l’olivier dans des zones proches du désert. Les dimensions exceptionnelles et la diversité des frontières de l’Empire justifient les conflits incessants, l’apparente continuité de l’état de guerre d’Auguste à Sévère Alexandre. La situation des adversaires, leur instabilité intérieure chronique et leur évolution au cours des siècles rendent compte de la précarité des solutions imposées et de la persistance de difficultés régionales. On ne peut chiffrer le coût humain et matériel. Les morts se dénombrent par milliers, voire par dizaines de milliers; les prisonniers, les blessés s’ajoutent aux violences commises lors des razzias, des sièges ou des destructions en représailles. Des unités légionnaires entières ont sombré corps et biens. La guerre a fait partie intégrante de l’histoire impériale pendant les siècles dits de la paix. Autant que le combat pour la liberté, c’est-àdire le refus de se soumettre sans avoir lutté, ou la défense de terres ancestrales, l’ambition des légats et autres ducs, les enjeux politiques romains ont alimenté la chronique militaire impériale. Chaque secteur géographique recèle une originalité. Pourtant, la volonté romaine de conquête et de pacification a engendré partout les mêmes réflexes et les mêmes réactions. L’idée d’une expansion illimitée et la confiance dans la supériorité des armées romaines, conscientes d’avoir su garder l’initiative face à des ennemis jugés fragiles et inconstants, conduisaient souvent le pouvoir à regarder les Barbares quels qu’ils fussent sans indulgence et sans véritable respect. L’adaptation nécessaire des méthodes et des moyens selon le temps et les lieux n’était pas incompatible avec une politique façonnée par une longue expérience de la
Conquêtes et conflits: l’Empire indéfini
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conquête. Les frontières n’avaient reçu d’Auguste aucune limitation précise. Indépendamment de critères techniques et militaires, à vrai dire peu contraignants, la stratégie suivie était au premier chef une affaire de pouvoir. Mais Tacite a bien compris aussi que Rome était forte de la division des adversaires. La pression des peuples extérieurs s’était au bout du compte cantonnée dans des limites acceptables jusqu’en 235. Incapable d’augmenter indéfiniment et rapidement son potentiel militaire, l’empire était exposé à la défaite en cas d’attaques simultanées au nord et au sud, à l’ouest et à l’est. Le cycle de la conquête s’articulait pour une part sur l’ignorance des migrations et des mouvements internes des peuples barbares. Il accroissait le poids humain et politique d’une armée qui était aussi l’un des meilleurs piliers de la monarchie. Un soutien à vrai dire redouté.
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L’empire monarchique ou le gouvernement du monde
Le pouvoir impérial romain résiste aux définitions simples, en l’absence de constitution écrite, faute d’un corpus de textes cohérents susceptibles de les étayer. L’information éparse et fragmentaire ou lapidaire rend toute synthèse partiellement aléatoire. Construction juridique, le régime impérial pose le problème des sources de l’autorité et de la légitimité, mais aussi celui du modèle qui a servi à l’instituer. Révolutionnaire ou inscrit dans la continuité, il est une nouveauté fabriquée à la lumière d’expériences précédentes – celles de Sylla, Pompée, César et le triumvirat – puisqu’il a habilement superposé à la cité républicaine, qui perdurait en fait et en droit, le pouvoir et l’autorité d’un seul homme devenu l’interlocuteur privilégié des citoyens. Installé graduellement et bâti patiemment tout au long du Ier siècle, il était, pour les auteurs grecs qui ne s’y sont pas trompés, d’essence monarchique1. Lié au charisme personnel d’Auguste, censé se transmettre aux successeurs inspirés par le divinisé, il octroyait à son détenteur une puissance de fait, pourvu qu’il respectât les règles. Ni simple pouvoir personnel, ni système institutionnel totalitaire, l’imperium ressortissait autant à la pratique routinière qu’à l’application de principes administratifs au nom d’une souveraineté de type étatique. C’est un autre volet du débat que celui de la place historique de l’empire de Rome dans l’avènement de l’État moderne, qu’il s’agisse d’exercice de l’autorité ou d’essor d’une bureaucratie dépositaire de l’intérêt général. F. Millar a, quant à lui, proposé de limiter l’intervention publique de l’empereur aux seules réactions 1. La monarchie dont il s’agit est, à l’aune des classifications grecques, la forme positive du pouvoir personnel; elle s’oppose à la «tyrannie» ou mauvaise monarchie.
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aux sollicitations des sujets et des citoyens: un gouvernement passif en quelque sorte, mettant en scène un prince voué au rôle d’un juge-arbitre. Comme l’admet le savant britannique, le modèle ainsi défini ne peut pas recouvrir la totalité des situations: dans le domaine militaire, dans les provinces, en matière d’ordre public et de finances, il n’en allait pas exactement de même; il fallait anticiper, prendre des initiatives. Entre les deux bornes du magistrat investi d’une mission républicaine et du monarque arbitraire et irresponsable, l’image évolue avec la recherche et la réflexion. Construction légale, le pouvoir impérial impliquait l’exercice de fonctions multiples et contradictoires. Il jouait sur des registres aussi divers que la religion, la politique, le droit ou la dimension individuelle. Comme le signalent les représentations figurées, l’empereur offrait des visages contrastés en dehors même de l’image religieuse. Il ne s’agit pas de «propagande», mais de nécessité: le prince régnant devait témoigner de sa proximité et apparaître comme un recours bienfaisant pour les sujets maintenus à distance. La complexité de l’histoire impériale ne s’accommode plus de la description des progrès incessants de la bureaucratie au détriment de la dimension personnelle du gouvernement du César2. L’attitude de chacun des titulaires du pouvoir, leurs capacités à agir et à entreprendre, le renforcement cyclique de la souveraineté monarchique colorent une histoire rythmée davantage peut-être par les événements et les circonstances que par les pesanteurs inhérentes au fonctionnement de l’empire. Le respect des principes augustéens fondamentaux a animé tous les empereurs. L’autorité impériale est devenue à son tour la source d’une législation renouvelée qui favorisa l’expression monarchique de la souveraineté. La puissance publique s’exerçait sur l’espace impérial assimilé au monde entier. Malgré la confusion fréquente du public et du privé – simplement parce que la distinction n’était pas ressentie comme toujours nécessaire –, l’Empire n’était pas 2. Quand on veut nommer le titulaire du pouvoir impérial, le terme de «César» est le plus normal à partir des Flaviens et renvoie à la famille impériale (voir le titre de l’ouvrage de Suétone Vies des douze Césars). «Auguste», également utilisé, insiste sur le caractère sacré de la fonction et sur la vénération due au fondateur; il est forcément réservé au dépositaire des pouvoirs. «Prince», attesté par Tacite et par les inscriptions, est un titre civil à valeur politique et institutionnelle.
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géré comme un bien de famille. Le gouvernement de l’Empire supposait le concours du plus grand nombre et englobait tous les aspects de l’activité. Il n’était pas possible au maître de l’univers de tout surveiller, l’eût-il voulu. Tout cependant se faisait sous son égide et en son nom. L’imperium incarné dans la personne de l’empereur régnant constituait le ferment de la cohésion et de l’unité de l’Empire. On ne saurait parler sans autres précautions d’État centralisé.
La politique et les empereurs Octave, devenu Auguste le 16 janvier 27 av. J.-C., à l’initiative du sénateur L. Munatius Plancus, le fondateur, le 9 octobre 43 av. J.-C., de la colonie de Lyon, avait surtout retenu les leçons de l’échec de César. Le dictateur, dans un climat tendu de guerre civile, était allé trop vite et avait fait preuve d’impatience et de brutalité. Il n’est pas prouvé qu’il ait voulu imposer d’emblée la monarchie autoritaire, ni que son modèle ait été moins original et romain qu’hellénistique. Auguste établit sans hâte et par touches successives le nouveau régime. La durée (41 ans) fut l’auxiliaire de son succès. Toutefois, ce n’est qu’à la mort de Nerva en 98 apr. J.-C. que s’acheva la mise en place du système impérial. Les dynasties des Antonins et des Sévères s’attachèrent à gérer l’héritage avec des succès inégaux. Le modèle augustéen et son évolution au Ier siècle Pouvoir lié à une personnalité, la monarchie impériale revêtait plus ou moins de prestige au yeux des élites suivant les qualités du titulaire de la charge. Mais un règne était riche aussi de l’action des conseillers qui préparaient et influençaient souvent les décisions. a. Les pouvoirs du prince Il y eut les bons et les mauvais empereurs. C’est du moins à peu près ainsi que les sources classent les règnes succes-
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sifs, étant entendu que les «mauvais» ont commencé par être «bons» et que les «bons» n’ont pas évité les travers et les mauvais côtés. Tacite a son explication. La monarchie impériale, véritable révolution, fruit des guerres civiles et pourvoyeuse de servitude, ne pouvait engendrer que maux et excès, ne pouvait que corrompre les hommes arrivés au pouvoir suprême: plus ou moins, selon qu’ils étaient aptes ou non à résister à leurs passions. Le récit de l’avènement de Tibère (août-sept. 14) au début des Annales devrait être cité en entier; il est trop long pour qu’on propose plus que les passages les plus révélateurs d’un système et d’un état d’esprit3: Cependant à Rome tous se ruaient à la servitude: consuls, sénateurs, chevaliers. Plus était grande la splendeur de leur rang, plus ils étaient faux et empressés; composant leur visage pour ne pas avoir l’air joyeux au décès d’un prince, ni trop tristes à l’avènement d’un autre, ils mêlaient les larmes, la joie, les plaintes, l’adulation. […] Tibère laissait aux consuls toute initiative, comme pour rappeler l’ancienne république et comme s’il n’était pas sûr que l’empire fût à lui. […] Mais, aussitôt après la mort d’Auguste, il avait donné le mot d’ordre aux cohortes prétoriennes en qualité d’empereur; il avait une garde, des armes et tout ce que comporte une cour: des soldats l’escortaient au forum, des soldats l’accompagnaient au Sénat. Le manifeste qu’il envoya aux armées était d’un prince qui exerce ses pouvoirs; nulle part il ne se montrait hésitant, sauf quand il parlait au Sénat. La raison principale en était la crainte que Germanicus maître de tant de légions, d’un nombre immense d’auxiliaires alliés, et jouissant d’une popularité étonnante, n’aimât mieux posséder l’empire que l’attendre. Il donnait en même temps à croire, et c’était dans l’intérêt de sa renommée, qu’il avait été appelé et élu par la république plutôt qu’imposé sournoisement par l’intrigue d’une femme et l’adoption d’un vieillard […].
L’analyse ne laisse aucun doute. Un nouvel Auguste, désigné par l’Auguste défunt, devait lui succéder. Le régime était dès l’origine héréditaire et instituait le choix entre les membres de la domus Augusta (la maison impériale). Tibère, non encore investi des pouvoirs qui étaient devenus ceux de 3. Tacite, Ann., I, 7, trad. H. Goelzer.
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l’empereur, n’avait à craindre que de l’armée, exilée aux frontières de l’Empire, et particulièrement de celle de Germanie susceptible de lui préférer Germanicus son fils adoptif. Il disposait, quant à lui, d’une garde prétorienne stationnée en Italie. La république censée pouvoir imposer un empereur n’est que l’opinion publique des citoyens de Rome opposée à l’entourage agissant dans le secret et combien plus écouté que le peuple! La troisième force politique est le Sénat peu enclin à s’opposer aux décisions du maître de l’empire. L’empereur était lui-même le prince (princeps), le premier des sénateurs auxquels il faisait connaître ses avis. Les inscriptions rassemblent commodément les titres impériaux et résument la teneur de la construction juridique augustéenne. Un texte de Fano d’Ombrie (Fanum Fortunae), la «patrie» de l’architecte Vitruve, fournit un exemple4: L’empereur César Auguste, fils du divin, très grand pontife, dans son treizième consulat et sa trente-deuxième puissance tribunicienne, salué vingt-six fois [sic] du nom d’empereur, père de la patrie, a fait don de ce mur.
Datée de 9-10 apr. J.-C., la dédicace aurait dû porter le chiffre de 19 salutations impériales. Elle montre que deux plans sont à distinguer: d’une part, celui de la personne auguste, définie par un état civil original et des titres honorifiques, d’autre part, celui des fonctions revêtues et des pouvoirs exercés. S’agissant de la dimension individuelle, le nom d’empereur rappelle les héritages et les circonstances qui ont présidé à l’avènement du nouveau régime. Les mérites envers la res publica sont aussi soulignés dans le titre de «père de la patrie», décerné par le Sénat le 5 février 2 av J.-C. La filiation divine renvoie à la consécration de César en juillet 44, lors de la célébration des jeux en l’honneur de sa victoire5; elle donne un poids singulier aux actions d’Auguste inspirées par un dieu, titulaire d’un culte dans des temples depuis 42. Les pouvoirs institutionnels sont au nombre de quatre. L’imperium, évoqué par le prénom et 4. ILS, 104. 5. Entre le 20 et le 30 juillet, à la huitième heure du jour, une comète était apparue dans le ciel, du côté du nord. On fit dire que c’était l’âme de César qui était allée rejoindre les dieux.
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marqué par les acclamations des soldats sur le champ de bataille après une victoire digne du triomphe, permet d’agir partout dans l’Empire, y compris à Rome alors qu’il est proconsulaire, et de commander aux armées. Le consulat et la puissance tribunicienne forment la base successive des relations avec les citoyens romains; sans être tribun de la plèbe, le princeps jouit des mêmes pouvoirs que les 10 membres du collège et échappe ainsi à leur veto; il exerce l’autorité sur la plèbe6 constituée de la grande majorité du peuple, et cette puissance ancre solidement son pouvoir dans la res publica. Depuis 23 av. J.-C., il renouvelle même fictivement sa potestas chaque 25 ou 26 juin et date ainsi ses années de règne. Le grand pontificat, recueilli par élection après la mort de Lépide le 6 mars 12 av. J.-C., fait de l’empereur le maître du calendrier et de la religion officielle. Le nom d’Auguste met en exergue le caractère moral et religieux de la personne impériale en attestant son auctoritas, sa supériorité créatrice. Celle-ci échappe aux règles habituelles de limitation des pouvoirs, qu’il s’agisse de l’annualité et de la collégialité ou des exceptions romaines et italiennes à l’exercice de l’imperium. Les titulatures épigraphiques montrent que les fondements augustéens du pouvoir n’ont pas évolué. Tout au plus, à partir de Vespasien, l’ordre dans lequel sont inscrits les titres et les pouvoirs fondamentaux tend-il à se figer selon la succession grand pontificat, puissance tribunicienne, salutations impératoriennes7, consulat, père de la patrie. L’imperium proprement dit est présent de manière diffuse, nous l’avons vu, ce qui explique qu’il ne soit pas expressément rappelé, bien qu’il soit indivis et la base proclamée du pouvoir. La présentation qui s’est finalement imposée ne doit rien à la pratique politique, ni à l’investiture. La hiérarchisation opérée mêle tradition républicaine et valeur relative accordée à chacun des honneurs, rappelant aussi qu’ils ne sont pas tous reçus ou octroyés à titre viager. La cité de Rome est au 6. Le mot plèbe appartient au vocabulaire de la société et recouvre les citoyens qui ne sont pas nobles (ni sénateurs ni chevaliers). Le peuple relève d’une notion juridico-politique et désigne le corps civique différencié ou non du Sénat. Les sénateurs sont membres du populus. 7. S’il y en a plus d’une, car la première est automatiquement attribuée à l’avènement d’un nouvel empereur et ne correspond donc a priori à aucun événement militaire précis. Elle n’est pas mentionnée ordinairement en ce cas.
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premier plan; suit l’armée. Enfin, le consulat, cher aux sénateurs et partagé avec eux, n’est revêtu qu’en certaines circonstances depuis 23 av. J.-C. et souvent pour peu de temps. Honorifique et républicain, le titre de pater patriae rattache l’Auguste à la lignée des grands serviteurs de la cité romaine. Les textes prouvent l’existence d’une investiture en bonne et due forme, par le Sénat puis par le peuple réuni en assemblée comitiale, y compris pour les compétences extraordinaires sur la convocation et l’adresse au Sénat et pour les sacerdoces électifs. Une série de sénatus-consultes est suivie d’une série de lois votées par les comices centuriates et légitime l’idée d’une source populaire du pouvoir. Le régime se réclame de la tradition sénatoriale, et le droit public préexistant demeure la référence obligée. Il n’y a donc pas à proprement parler de constitution impériale créant les bases d’un nouveau droit. La loi sur l’imperium de Vespasien, conservée sur une table de bronze, n’a pas le caractère de nouveauté qu’on lui prête parfois. Elle renvoie au contraire à la construction augustéenne qu’elle aménage et qu’elle sanctionne en tant que source de droit. Après Auguste, c’est toujours la res publica, mais dirigée par un princeps aux pouvoirs étendus, qui gouverne l’empire des citoyens. Il ne faudrait pas exagérer et céder à une tendance actuelle de «républicanisation» ambiguë du pouvoir augustéen. César n’avait pas gouverné en vain. Le pli monarchique était pris. Octave était son fils adoptif. Sa victoire l’avait doté d’une richesse personnelle considérable, sans commune mesure avec celle dont pouvaient disposer les plus puissantes des familles sénatoriales ou équestres. L’accumulation des honneurs et des fonctions débarrassées des entraves collégiales et annuelles d’antan donnait à l’empereur une liberté d’action indéfinie. Les comices tributes n’étaient pour ainsi dire plus convoqués8 et les comices centuriates, réunis obligatoirement à Rome, étaient soumis à la procédure 8. Dans la lettre de Pline, Epist., VI, 19, 1-4, les comitia en question sont sans doute l’assemblée électorale populaire réunie pour entériner le choix du prince et du Sénat confirmé par les centuries destinatrices (sélection des consuls et des préteurs). On ne sait pas quelle fraction du peuple y participait. Pline ne prend pas la peine de faire la distinction, mais l’assemblée des tribus (toutes représentées à Rome même désormais) continuait à élire les magistrats inférieurs.
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contraignante des centuries destinatrices depuis 5 apr. J.-C. Les élections continuaient de se tenir; elles privilégiaient les candidats officiels et ce fut dès Tibère le Sénat qui fut chargé des choix. La corruption sévissait même pour attirer les suffrages9. Les magistrats étaient soumis aux ordres venus d’en haut. Le Sénat ne délibérait que sous le contrôle du prince et ne pouvait se passer de ses avis. Avec la compétition et l’autonomie, le débat public qui avait fait vivre et divisé la cité républicaine avait été confisqué. Les organes traditionnels du pouvoir avaient été mués en grande partie en rouages d’une administration au service de l’empire. Il restait ce qu’il fallait de façade institutionnelle pour paraître perpétuer la res publica. La politique n’avait pas pour autant disparu. C’est parmi les sénateurs, mais aussi l’ordre équestre, que le pouvoir rencontrait les interlocuteurs privilégiés dont il avait besoin. La plèbe romaine constituait une masse nombreuse dont le mécontentement pouvait à tout moment dégénérer en crise, malgré la vigilance répressive de la garde prétorienne. Les légions en garnison dans les provinces frontalières ou mal pacifiées étaient les dépositaires de la légitimité, comme le rappelle encore le texte du sénatus-consulte du 10 décembre 20 apr. J.-C., sur la conjuration de Pison, retrouvé en Bétique: il y était en effet disposé qu’on afficherait le document dans les quartiers d’hiver (hiberna). Les cités d’Italie et des provinces, autonomes et peuplées de citoyens romains, avaient leur mot à dire; elles étaient cependant privées de moyens d’action. b. Les Julio-Claudiens C’était une question de mesure. Auguste avait indiqué le chemin qui conduisait à l’apothéose, c’est-à-dire à la divinisation par décision du Sénat et à la reconnaissance d’un règne méritoire aux yeux des citoyens. Il s’était montré respectueux de l’aristocratie, profondément renouvelée à la faveur des guerres civiles et recrutée en Italie et dans les cités romaines des provinces. La promotion des chevaliers 9. La lettre de Pline mentionnée ci-dessus en fait foi, quoique brièvement. L’achat des votes paraît impliquer une liberté de choix. Il s’agit surtout de convaincre les sénateurs qui désignaient les candidats accrédités par l’empereur.
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n’avait pas eu pour but de contrarier le Sénat. L’Italie, proclamée la mère des peuples, avait puisé une confiance nouvelle dans l’ascension de ses élites et dans les privilèges que lui avait conférés l’empereur. Les vétérans avaient droit aux récompenses (praemia) de fin de service, soit sous forme de lots de terre soit versées en argent. Il n’était pas facile de succéder à Auguste. Tibère, héritier imposé par nécessité plus que par volonté du fondateur du régime, ne sut pas comment se faire respecter, malgré une longue expérience des affaires et son âge, cinquante-six ans. Il assura cependant la consolidation du principat. Officiellement désireux de traiter avec un Sénat dont il élargit les compétences, il inaugura ensuite la politique des condamnations arbitraires et usa de la délation et de la calomnie pour se débarrasser d’aristocrates jugés dangereux. Incertain de sa légitimité, il craignit conspirations et coups d’État, jalousa la gloire de Germanicus au point d’encourir l’accusation de l’avoir fait empoisonner, mais il ne comprit pas où le conduisaient les ambitions d’un Séjan, artisan du transfert à Rome de la totalité des 9 cohortes prétoriennes. Soucieux de reconnaissance, il refusa les honneurs religieux de son vivant, mais, après avoir promu la divinisation d’Auguste, échoua à recevoir la consécration. Ayant jaugé Caligula, il ne fit rien pour contrarier son avènement. Avec Néron et Domitien, le fils de Germanicus, Caius – Caligula10 était un surnom d’origine militaire –, appartient à la catégorie des «monstres», selon l’historiographie d’inspiration sénatoriale. Tous trois sont morts de mort violente; leur mémoire fut condamnée11. Ils avaient revêtu le pouvoir à l’âge où le plus grand nombre n’avait pas commencé à gravir les échelons principaux de la carrière. Ils étaient sans doute trop jeunes pour imposer d’emblée leur autorité aux sénateurs et aux chevaliers chevronnés. La tentation était grande de compenser ce handicap par la recherche d’une 10. Littéralement, le petit soulier (caliga) du légionnaire, fermé et à semelle cloutée, tenu par des lanières entourant le coup de pied, d’où le nom de botte donné aussi parfois. 11. La damnatio memoriae, décrétée par le Sénat, entraînait le refus de la consécration et le martelage du nom de l’empereur sur les monuments. On ne pouvait plus l’invoquer par la suite. L’homme était puni, mais la fonction était préservée. L’empire continuait.
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légitimité autre, jouant sur les ressorts autoritaires et religieux du pouvoir impérial. On répugne aujourd’hui à attribuer la responsabilité des erreurs et des excès de Caius à sa grave maladie de l’automne 37. Caligula incarne la première tentative de divinisation d’un prince régnant; il légiférait dans tous les domaines et émettait sur tout des jugements de valeur péremptoires. Parmi ses nombreux handicaps, il avait celui de n’avoir pas accompli de service militaire. Il compensa ce défaut en se proclamant «père des armées» et «fils des camps». Pour abaisser le Sénat qu’il avait pris en grippe, il pratiqua non seulement la politique d’exécutions sommaires pour lèse-majesté déjà en faveur auprès de Tibère, mais il s’appuya sur les forces concurrentes: les chevaliers, la plèbe conviée à des spectacles, l’armée du Rhin dévouée au souvenir de son père, les courants religieux autorisant ses desseins d’immortalité. Le troisième complot fut le bon. Le 24 janvier 41, au début de l’après-midi, des officiers prétoriens le frappèrent à mort. Ce sont les cohortes prétoriennes qui proclamèrent l’avènement de l’héritier inattendu, Claude, le fils de Drusus l’Ancien. Il était âgé de cinquante et un ans. Victime lui aussi d’une historiographie hostile, il n’est plus à réhabiliter. Sa politique, parfois contradictoire et maladroitement présentée, a été active et conforme à l’esprit du pouvoir impérial augustéen. Plus ouvert aux innovations que la plupart des sénateurs, il a accentué l’orientation monarchique de l’imperium tout en proposant des réformes administratives de grande ampleur. L’emploi des affranchis dans la haute administration, la réorganisation des milices équestres, la censure de 47-48, l’extension de la citoyenneté romaine aux provinciaux et aux vétérans auxiliaires, la création du port d’Ostie, la divinisation de Livie montrèrent que l’empereur avait l’initiative et cherchait à ne rien négliger pour apparaître comme le défenseur de la tradition romaine. Peu épargné par les intrigues de cour et les problèmes familiaux, il laissa une succession indécise; Agrippine, son épouse depuis 49, soucieuse d’imposer Néron, l’empoisonna. Néron n’avait que dix-sept ans le 13 octobre 54, quand il fut acclamé par les prétoriens. On a tout écrit sur le règne de l’élève de Sénèque, le meurtre de sa mère, son goût immodéré du spectacle, ses frénésies d’aurige, ses prétentions
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d’artiste chanteur, l’incendie de Rome en juillet 64 et la persécution des chrétiens. A l’image de Caligula, il n’avait aucune expérience militaire et devant les réticences face à ses choix ou ses initiatives il devint vite soupçonneux et craintif. L’entente recherchée au départ avec le Sénat n’eut qu’un temps. Libéré de l’influence de Sénèque et du préfet du prétoire Burrus, il se laissa aller à sa mégalomanie d’artiste fasciné par l’hellénisme et l’Orient: la maison dorée, le nouvel urbanisme mis en place après le grand incendie traduiraient une conception esthétique du pouvoir et du monde. La dévaluation de la monnaie d’or (aureus) et de la monnaie d’argent (le denier ou denarius) signale, autant que les préoccupations d’une administration soucieuse de diriger malgré les frasques impériales, la recherche continuelle de moyens financiers. Payée au prix fort par les nobles et les provinciaux pressurés d’impôts, elle entraîna conjurations et révoltes. Celle de Vindex devait mettre fin au règne et à la dynastie julio-claudienne. c. Les Flaviens Cette crise ouverte en mars 68 et achevée à la fin de 69, l’année des «quatre empereurs», montra clairement pour la première fois, comme le souligne Tacite, que les légions provinciales, au service de chefs d’origine sénatoriale ambitieux et sans scrupule, détenaient une des clés essentielles de la politique, surtout en l’absence d’héritier légitime désigné. Ce conflit dévoila une coupure accrue entre le soldat et le civil, comme elle refléta la division des armées provincialisées. Elle mit aussi en avant le poids nouveau des provinces hispaniques et gauloises, à travers leurs élites. Le gouverneur de la Gaule Lyonnaise, Vindex, peut-être issu de l’Aquitaine augustéenne, n’avait pas d’armée. Il sollicita l’aide de Ser. Sulpicius Galba, légat de l’Hispanie citérieure depuis huit ans, lorsque les légions de Germanie acceptèrent de réprimer le soulèvement à la demande de Néron. Au début de mai 68, à Besançon (Vesontio), Verginius Rufus fut vainqueur, mais les événements et les prétoriens poussèrent Néron au suicide (le 9 juin) et portèrent à l’empire Galba, âgé de soixante-huit à soixante-treize ans, malgré son appartenance au camp du vaincu. Le récit de Tacite met en exergue
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le thème de la «victoire volée» dans la réaction des soldats de Germanie. Le 2 janvier 69, refusant de prêter le serment d’usage à Galba, ceux-ci renversèrent les statues impériales et proclamèrent Vitellius. Les prétoriens se débarrassèrent du vieil homme le 15 janvier, mais proclamèrent Othon, ancien gouverneur de la Lusitanie et partisan de Galba au départ. La guerre civile était inévitable. Après la victoire de Vitellius à Bédriac, dans la plaine du Pô, le 14 avril, l’armée d’Orient occupée par la répression sans grand succès de la révolte juive entra en lice en la personne de Vespasien, acclamé le 1er juillet, alors qu’il se trouvait à Alexandrie. Il fallut attendre le combat de Crémone en octobre, remporté par les troupes au service de Vespasien, pour que celui-ci puisse prétendre au pouvoir suprême. La résistance des vitelliens à Rome même prit fin avec le massacre de Vitellius le 22 décembre. Vespasien (T. Flavius Vespasianus) fit commencer son pouvoir à la proclamation d’Alexandrie. Fils d’un chevalier, originaire de Réate en Sabine, il n’était ni membre de l’ancienne maison régnante, ni Romain de Rome. Homme nouveau (c’est-à-dire sénateur et consul de la première génération familiale), il se présentait comme le vengeur de Galba et comme le successeur d’Auguste. La loi sur l’imperium de Vespasien confirme la filiation augustéenne du modèle flavien et la volonté de refonder l’empire. On peut donc parler de restauration, mais aussi de souci de légitimité et de dynastie puisque ses deux fils lui succédèrent. Il inaugura le «césarat» en conférant au successeur désigné, doté de la puissance tribunicienne et du consulat, ce titre officiel, tiré du gentilice impérial, qui l’associait au pouvoir à un rang inférieur. Les troubles qui l’avaient porté au pouvoir exigeaient une remise en ordre et de fermes appuis. Une active politique aux frontières ne pouvait que rassurer les armées. La censure de 73/74, revêtue à la manière républicaine et augustéenne, fut l’instrument essentiel du reclassement social. Le Sénat et l’ordre équestre furent profondément renouvelés: Espagnols et Cisalpins principalement, mais aussi provinciaux de Narbonnaise, fournirent les recrues sénatoriales. Le 23 juin 79, deux mois environ avant l’éruption du Vésuve qui emporta Pompéi et Herculanum, il mourut respecté et laissa à son fils Titus un pouvoir rétabli. Celui-ci, lors de son règne trop bref, fit mieux qu’inaugurer l’amphithéâtre flavien, le Colisée, et
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venir au secours de la Campanie. Dès le 13 septembre 81, à quarante ans, la mort l’emporta. Son frère Domitien ne mérita pas la divinisation. Il n’aurait été qu’un «Néron chauve» pour le Sénat. Face à ce que les sources considèrent comme des excès et des abus de pouvoir, le même scénario se produisit. Bien qu’il n’ait pas manqué d’expérience militaire, ni dédaigné les expéditions, la révolte de Saturninus et des soldats de Mayence en 88 fut une surprise. Elle engendra une méfiance redoublée envers sénateurs et rivaux possibles, sans qu’on doive conclure à une détérioration généralisée des rapports avec le Sénat. A partir de 92, l’atmosphère romaine devint plus étouffante et conduisit au complot du 18 septembre 96 qui vint le frapper au cœur du Palais. Accusé de tyrannie, trop jeune aux yeux de sénateurs chevronnés, il développa sans mesure et dans un style sans doute brutal un programme visant à mettre en relief ses qualités de surhomme, abonné à la victoire et protégé de Minerve et de Jupiter. Cent vingt-trois ans après l’avènement d’Auguste, l’institution impériale, incarnée dans la famille au pouvoir, s’était consolidée à la faveur d’expériences diversifiées et plus ou moins teintées de volonté monarchique jouant sur le charisme personnel de l’empereur régnant. La condamnation du souvenir (damnatio memoriae) épargnait la maison et la fonction impériales. L’empire était accepté par tous. Les «mauvais» empereurs eux-mêmes cherchaient à ne pas s’écarter de l’exemple augustéen en matière d’administration. Ils s’exposaient à la critique seulement quand ils paraissaient s’éloigner de la tradition. Au concert à trois voix exécuté par le prince, l’aristocratie romaine et l’armée, s’étaient jointes les provinces, source de renouvellement des élites romaines et bientôt de la famille impériale. Les légions elles-mêmes, malgré l’épisode de 96, avaient acquis un poids politique supérieur à celui des prétoriens. Quant au règne de Domitien, objet périodique d’un procès en révision, il apparaît aujourd’hui davantage comme tourné vers l’époque suivante que comme la continuation de celui de Vespasien, qui aurait en quelque sorte récupéré, pour cause de mauvaise conduite de son fils, les mérites d’ajustements et de réformes dus au dernier des Flaviens.
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Antonins et Sévères La période inaugurée en 96 passe pour l’apogée de l’Empire sous l’égide d’une succession d’empereurs différents ayant su adapter leur pouvoir à leur tempérament. L’idée d’un empire fondé sur le règne du meilleur et non sur l’hérédité fut créée après coup par la tradition sénatoriale inspirée par le Panégyrique de Pline le Jeune. L’invention d’une dynastie antonine discréditée aussitôt que le trône incomba à un héritier direct, Commode, comporte ainsi une part de construction hasardeuse. a. Une dimension historiographique M. Cocceius Nerva remplaça Domitien; c’était un homme choisi pour sa modération et son âge. De santé fragile, il ne régna qu’un an et demi. Il régla cependant lui-même sa succession en adoptant Trajan qu’il désigna aussitôt comme César en octobre 97. Celui-ci, à la fois porté par les armées de Germanie et par des sénateurs provinciaux, devint le symbole d’un nouveau type impérial. Avec ces règnes, les sources changent. Dion Cassius n’est plus guère conservé que sous la forme des résumés byzantins; il est, c’est vrai, influencé dans ses livres sur l’Empire par l’époque des Sévères, lui qui fut collègue au consulat de Sévère Alexandre en 229. On n’aura garde d’oublier Hérodien, achevant vers le milieu du IIIe siècle son Histoire des successeurs de Marc Aurèle jusqu’à l’avènement de Gordien III, écrite en grec. Suétone et Tacite ne font qu’indirectement écho à l’esprit de leur temps, celui de Trajan et d’Hadrien, dans des œuvres qui ne vont pas au-delà des Flaviens. Le témoignage de Pline le Jeune, auteur d’un «Panégyrique» de Trajan, en remerciement du consulat suffect revêtu en septembre 100, est un témoignage contemporain et partial, fondé en grande partie sur l’image négative de Domitien. La tradition lui a peut-être donné la préférence sur la biographie de l’empereur d’Italica12 qui aurait pu faire partie de l’Histoire Auguste. Ce n’est qu’une 12. Cité de la province de Bétique, près de Séville, où M. Ulpius Traianus était né.
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hypothèse, non vérifiable13. Cette «histoire impériale» débute en effet avec Hadrien; elle excède la période et s’achève avec la mort de Carin en août ou septembre 285. Source de la fin du IVe siècle, elle attire l’attention sur le caractère surtout tardif du dossier des sources littéraires. Comme l’a fait observer H.-G. Pflaum, les Antonins étaient, pour les Anciens, les empereurs qui avaient porté le surnom d’Antoninus d’Antonin le Pieux à Élagabal. L’historiographie a fait d’Antonin le Pieux le symbole d’un pouvoir sûr de lui et juste; elle englobe sous le nom d’Antonins les empereurs successifs de Nerva à Commode inclus. Durant ces règnes, l’empire aurait connu un apogée et une forme de gouvernement pour ainsi dire idéale. Par comparaison, la réussite des Sévères aurait marqué l’avènement d’un régime trop autoritaire et d’essence militaire. L’analyse du pouvoir impérial et de l’évolution politique du Ier siècle montre que cette vue est inappropriée. En outre, la continuité du nom d’Antonin s’explique par la volonté de Septime Sévère de se rattacher à la dynastie précédente en se déclarant le frère de Commode et le fils de Marc Aurèle. Légitimée par le choix de l’armée et perpétuée par la victoire impériale depuis les origines, la monarchie romaine sembla trouver un équilibre. L’époque antonine se traduisit par un retour à la modération augustéenne envers le Sénat et les citoyens. A la suite de Pline et des inscriptions, se forge autour de Trajan l’idéal du prince excellent (optimus), paré des vertus essentielles et émule de Jupiter très bon (optimus) et très grand (maximus). Ce style monarchique accessible et humain d’un empereur voué à la recherche du bien commun, est attribué à l’adoption qui permet de mettre à la tête de l’Empire le meilleur et non l’héritier par le sang. En réalité, la politique d’alliances et d’adoptions suivie n’était pas très différente du système à la fois subtil et complexe expérimenté par Auguste, créateur de la domus Augusta. Les Antonins ont été choisis dans la maison impériale élargie et une parenté éloignée unissait peut-être Trajan à Commode. De 13. Il s’agit d’un texte difficile à manier, dans la mesure où l’auteur s’emploie à brouiller les pistes et à inventer des événements, quand ce ne sont pas des Vies entières. Il semble que les biographies des empereurs antonins et des premiers Sévères soient à ranger parmi les plus historiques, avec çà et là des pièges et des erreurs qu’il faut déceler au cas par cas.
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même, la personne du prince devient plus importante que la cité romaine, la république; c’est lui qui octroie, décide, garantit, fait vivre. Source de la loi, il en est respectueux, mais la domus augusta se mue en domus divina (la maison divine). b. De Trajan à Commode Dans une conjoncture favorable et sans orages politiques graves, les règnes ont été définis par la personnalité des empereurs. Trajan, premier prince d’origine provinciale, a laissé l’image d’un conquérant, soucieux de la grandeur de Rome; il fut à l’heure du redressement du IVe siècle l’un des exemples à suivre. La spirale historiée de la colonne triomphale, pointée vers le ciel, évoquait l’empire indéfini. Hadrien, né à Rome, mais issu d’une famille originaire d’Italica, était un bon militaire, féru d’exercice physique et de chasse. Caractère autoritaire et passionné, il était encore un intellectuel doué et philhellène. Par goût autant que par choix politique, il gouverna en voyageant souvent. On dénombre trois périodes de déplacement dans les provinces: 121-126, 127-128 et 128-134. Il n’entreprit aucune grande expédition, vraisemblablement en réaction contre Trajan et l’échec de la conquête du royaume parthe, et avec la conviction qu’il fallait d’abord restaurer la discipline et affirmer par des travaux d’envergure la domination de l’Empire sur ses voisins. Homme de culture, admirateur de la Grèce et d’Athènes, il incarna d’une certaine manière le pouvoir de l’intelligence. Souple par tempérament, il est aussi décrit comme insaisissable, semper in omnibus varius14. La mort prématurée d’Aelius César porta au pouvoir le sénateur sans doute immensément riche et expérimenté qu’était T. Aurelius Fulvus Boionius (Arrius) Antoninus, issu d’une famille nîmoise, mais né à Lanuvium dans le Latium. Adopté sous le nom de T. Aelius Hadrianus Antoninus, il était chargé de préparer la transition, en les adoptant à son tour, pour le fils d’Aelius César, L. Ceionius Commodus, le futur L. Verus, et M. Annius Verus, le futur Marc Aurèle. La situation provisoire dura plus de vingt-deux ans. Sa simplicité, son humanité, son ouverture à toutes les suggestions, 14. SHA, Hadr., 14, 11: «toujours changeant en toutes choses».
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l’entente cordiale avec le Sénat ajoutée à la paix quasi générale et à la stabilité expliquent qu’il ait paru refléter le bonheur de l’Empire à son apogée. Son insistance à obtenir du Sénat réticent l’apothéose en faveur d’Hadrien explique le surnom de Pieux (Pius). Comme on l’a dit, il eut le mérite d’être digne de la chance que lui offraient les circonstances. Toutefois, aussi sédentaire que son prédécesseur avait été mobile, cantonné à Rome et au Latium, il se contenta de préserver l’acquis et de conserver l’empire. Mais il avait succombé aux charmes et aux ruses de la paix. Insensiblement des mutations se produisaient et c’est aussi par comparaison avec la situation rencontrée par les successeurs que l’époque apparaît comme heureuse. De 161 à 192, les règnes de Marc Aurèle et de son fils Commode marquent en effet le retour des difficultés. Marc Aurèle, associé au pouvoir depuis 147, inaugura en 161 le partage du pouvoir avec son frère adoptif L. Verus, mort en 169. En 175, la rumeur de la mort de Marc Aurèle avait suscité un concurrent en la personne du gouverneur de la Syrie, Avidius Cassius, bientôt assassiné. Cela fut une incitation à reconduire, en 177, le système de la collégialité des Augustes, appelé à se développer, en faveur de son fils Commode né le 31 août 161, César depuis 166 et nommé Auguste. Ce partage des tâches semblait justifié par la lourdeur accrue de la charge du pouvoir. Élève de Fronton de Cirta (Constantine) et d’Hérode Atticus, Marc Aurèle avait montré très tôt un goût prononcé pour la méditation et l’étude. Ses «Pensées», rédigées en grec, portent haut les principes de la philosophie stoïcienne et la recherche d’une vie cohérente selon la raison qui seule laisse le choix du chemin. Empereur-philosophe, conscient du destin tragique de l’homme, il fut accablé par le retour des guerres et des menaces aux frontières, par les maux dus à l’épidémie de peste qui l’emporta finalement aussi, par la cruauté grandissante d’un fils qu’il voyait à l’égal de Néron, Caligula et Domitien, selon l’Histoire Auguste. Ces données rendent compte de l’impression trompeuse d’un déclin, d’un passage, comme le dit Dion Cassius, d’«un âge d’or à un âge de fer et rouille». Marc Aurèle a su faire face et affronter les difficultés, malgré l’absence de préparation par des gouvernements provinciaux. L’image de sa propre faiblesse d’homme mal à l’aise à la tête de
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l’État qu’il cherche à créer résulte d’un excès de modestie. Vénéré comme un prince modèle, il ne fut pas toujours aussi vertueux ni inspiré dans son action que ne le voudrait Hérodien. Commode, âgé de dix-neuf ans en 180, renoua avec un comportement autoritaire et capricieux qui semblait oublié, malgré Hadrien. Dans le jugement sur le prince, le jeune âge, l’hérédité par le sang, la santé mentale fragile, l’influence d’un préfet du prétoire, Sex. Tigidius Perennis, puis d’un affranchi impérial, Cleander, constituent les ingrédients habituels à l’explication d’un règne tyrannique et sanguinaire. La condamnation de ses actes et le renversement de ses images en sont la justification. Comme on s’en doute, Commode, taxé de mysticisme, a utilisé le registre religieux pour se placer au-dessus de tous et préparer sa divinisation de son vivant, faisant d’Hercule, fils divinisé de Jupiter, et de Mercure ses modèles favoris. Les titres de Pieux (Pius) et Heureux (Felix) furent désormais inclus dans la titulature impériale. L’engrenage de la peur et du soupçon ne l’a pas épargné. Après plusieurs tentatives, le complot mené par la concubine Marcia et par le chambellan Eclectus, soutenu par le préfet du prétoire Laetus, réussit: l’empereur mourut assassiné à Rome le 31 décembre 192. Depuis son retour du Danube, il n’avait pas quitté la Ville. A sa mort, l’Empire était paisible, mais le problème de la succession était ouvert. c. La dynastie sévérienne La guerre civile décida du titulaire du pouvoir, comme après la mort de Néron. Les règnes brefs de Helvius Pertinax, lâchement assassiné par les prétoriens, et de Didius Iulianus, abandonné par les prétoriens et mis à mort sur ordre de Septime Sévère, se déroulent sous le signe de la violence et des ambitions personnelles. Les sénateurs d’origine africaine étaient les plus nombreux au Sénat (15 %). Né à Lepcis Magna en Tripolitaine, Septime Sévère était en outre gouverneur de la province militaire de Pannonie supérieure. Le 9 avril 193, ses soldats l’avaient proclamé empereur. Le 9 juin, rentré dans Rome, il dut se préparer à affronter deux compétiteurs: Pescennius Niger, gouverneur de Syrie, et Clodius Albinus, légat impérial de Bretagne. Le premier,
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basé à Byzance, ne put arrêter son rival, vainqueur à NicéeCius (Bithynie), puis à Issos (Cilicie). Cherchant à gagner l’Empire parthe, au plus tard en avril, il fut décapité par les soldats de Cornelius Anullinus. Ce n’est que le 19 février 197, à Lyon, que Clodius Albinus fut battu et tué avec les siens et les sénateurs qui l’avaient soutenu. Septime Sévère fit diviniser Commode dont il se déclara le frère. Ses deux fils, Bassianus-Caracalla15, né à Lyon, et Géta, furent associés au pouvoir respectivement comme Auguste et comme César en 198. Une nouvelle famille impériale, liée par mariage à des princesses syriennes d’Émèse, filles de Julius Bassianus prêtre d’Héliogabale (Sol Elagabalus), occupait le palais romain. En raison de leur attitude en 193, le recrutement des cohortes prétoriennes fut modifié au profit des légions provinciales et les effectifs doublés de 5 000 à 10 000 hommes. L’Empire connut renouveau et adaptation après les années difficiles et troublées des décennies précédentes. A la mort de Septime Sévère, le 4 février 211, Caracalla et Géta, tous deux Augustes, succédèrent à leur père. Avant la fin de l’année, Caracalla s’était débarrassé de son jeune frère. Le nouvel empereur avait vingt-trois ans. Bon militaire, il périt le 8 avril 217, victime du préfet du prétoire Opellius Macrinus (Macrin) qui l’accompagnait dans son expédition parthique. Les princesses syriennes, décidées à ne pas se laisser déposséder, fomentèrent un complot contre l’usurpateur et réussirent à faire proclamer Varius Avitus Bassianus, âgé de quatorze ans, devenu M. Aurelius Antoninus, dit Élagabal ou Héliogabale. Excessif et tyrannique, surveillé par sa grand-mère Julia Maesa, il avait associé, en l’adoptant, son cousin Bassianus Alexianus comme César, sous le nom de Sévère Alexandre. Le 11 ou 12 mars 222 les prétoriens tuèrent le prince extravagant et sa mère Julia Soemias. Sévère Alexandre n’avait que treize ans; il était le fils de Julia Mamaea et subit son influence directe jusqu’au terme de son règne. On sait qu’il fut assassiné à Mayence (Mogontiacum) par ses soldats à la suite d’une défaite face aux Germains, entre la fin février et le début mars 235 sans doute, victime autant de ses tergiversations que des erreurs de son entourage. 15. Surnom évoquant le manteau long à capuchon dont il s’affublait volontiers.
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Une titulature de Sévère Alexandre nous est donnée par une inscription de la voie Latine16: L’empereur César Marc Aurèle Sévère Alexandre Pieux et Heureux Auguste, petit-fils du divin Pieux Sévère et fils du divin Antonin le Grand et Pieux, très grand pontife, revêtu de la quatrième puissance tribunicienne, consul désigné pour la deuxième fois, père de la patrie a restauré à ses frais le pont sur le Liris qui s’écroulait de vétusté.
Comparée à celle d’Auguste, cette titulature du dernier des Sévères traduit simplement la stabilité du pouvoir sur le plan institutionnel. Le rappel de l’ascendance de Septime Sévère divinisé, qui souligne le caractère dynastique de l’imperium en remontant au fondateur de la lignée impériale, est dans la logique julio-claudienne. On notera que Caracalla lui-même a bénéficié de la consécration. Les titres de Pieux et Heureux rappellent la chance et la protection divine dont est censé jouir tout particulièrement l’empereur. Le renforcement de l’activité militaire explique ce souci. L’imperium et la puissance tribunicienne, dont on ne saurait dire si elle est conférée encore par un vote effectif des comices, constituent les deux pôles du pouvoir. Quoi qu’il en soit, l’accord du Sénat qui entérine le choix des soldats reste la clé de la procédure. Toutefois, la continuité institutionnelle n’est pas la preuve que le système n’a pas évolué, que les contenus humains et juridiques n’ont pas été transformés, ni que la pratique du pouvoir n’a pas été profondément modifiée. La façade peut être sauvegardée et la vie qu’elle abrite n’en être pas moins différente. La fidélité formelle à des règles transmises au départ n’excluait pas les changements réels, d’autant que nous jugeons surtout à partir de données très générales. Les empereurs eux-mêmes dans la diversité de leurs approches et le Sénat, profondément provincialisé et en constant renouvellement, en sont de bons indices. En ce sens, la dynastie des Sévères est certainement plus ouvertement monarchique dans l’exercice de l’imperium que ne l’était un Tibère contraint de dissimuler. La légitimité 16. ILS, 479.
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acquise, la dimension religieuse et sacrée de la fonction, héritée des empereurs divinisés, contribuaient à l’affirmation de la supériorité incontestable de la personne de l’Auguste. Au fond, il n’y avait pas de pouvoir impérial bien défini au départ dans tous ses contours, mais l’action successive des empereurs a renforcé le principe monarchique en occupant des espaces réservés autrefois aux magistrats, au Sénat et aux citoyens. Comme l’a bien vu Tacite, l’empereur de Rome pouvait tout se permettre s’il le voulait, bien qu’à ses risques et périls. Cela ne veut pas dire que le sens de l’évolution a été celui d’une progression linéaire vers l’absolutisme; l’installation du régime dans la durée ne pouvait pas demeurer sans effets cependant. Parmi les «partis» qui comptaient, l’armée était une force de désobéissance permanente potentielle. Elle seule disposait de moyens réels pour mettre l’empereur en péril. Elle n’était pas pour autant unie. Essayer de la contrôler ou de ne pas la mécontenter ne signifie pas qu’on établissait une «monarchie militaire» soucieuse exclusivement du soldat17. Le retour de la guerre éclaire la politique des Sévères qui, à leur manière, n’usèrent ni plus ni moins que d’autres de la latitude que leur laissait la fonction suprême et songèrent à préserver leur sécurité. L’armée elle-même évoluait dans son recrutement et celui de ses officiers. Ceux-ci, issus traditionnellement des ordres de la noblesse, avaient vocation à se forger une opinion sur l’état de l’empire et sur les solutions à apporter aux problèmes qui se posaient à lui. L’empereur restait le centre de la vie politique. Il était le garant de la bonne administration, mais aussi le gardien vigilant des intérêts de la res publica et de la puissance de Rome. 17. Vespasien n’est pas suspecté d’avoir établi un régime de ce type et il fut pourtant le premier à prendre pour dies imperii (anniversaire de son pouvoir) le jour de sa proclamation par les troupes à Alexandrie, le 1er juillet. L’expression est ambiguë: l’armée est bien l’une des composantes essentielles de la res publica impériale et de la vie politique; elle est aux ordres de l’imperator. Il n’y a pas pour autant, ni en droit ni en fait, de pouvoir unique et tout-puissant des armées et de leurs commandants. Il est naturel qu’en période de vacance ou de contestation du pouvoir ou de menaces extérieures les traits militaires du pouvoir et de la politique impériale émergent au premier plan. Enfin, l’éducation militaire était en principe indispensable au métier d’empereur. Voir aussi chapitre 8, p. 419-423
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Pouvoir central et provinces Le mot d’absolutisme n’est pas de mise quand on veut définir le régime impérial. L’État centralisé ou même l’État au sens moderne ne sont pas davantage des notions vraiment satisfaisantes quand on cherche à pénétrer le fonctionnement de l’administration et à décrypter le sens des évolutions de la bureaucratie. La pratique quotidienne et les problèmes qui ont surgi au fur et à mesure des règnes ont appelé des décisions et des réponses créatrices de nouvelles structures. Cela ne veut pas dire que l’imperium suivait une politique linéaire, attachée à construire et à renforcer à tout prix la centralisation au profit de la monarchie. Dans les limites de l’horizon qui était le sien, l’empire devait avant toute chose faire la preuve de sa capacité à prendre en charge les intérêts de la collectivité et à les gérer efficacement. Dès l’origine en principe tout ressortissait à sa compétence. Il ne pouvait évidemment pas tout contrôler. Un partage des tâches, non des pouvoirs, fut indispensable. Mommsen avait cru à une «dyarchie», à une égalité entre le prince et le Sénat. Les textes invitent à lire le gouvernement de Rome et de l’Empire comme une division pragmatique de la gestion des affaires entre le prince et le peuple dont le Sénat était aussi un porte-parole ou un représentant administratif, comme on voudra. Le gouvernement et le prince Les sources rapportent les faits et gestes des Césars. C’est par l’intermédiaire de leurs interventions effectives qu’on peut tenter de retrouver les données essentielles de l’exercice du pouvoir impérial. a. Les prérogatives des empereurs «Il défendit par un édit de s’embrasser tous les jours.» Suétone le note à propos de Tibère18. Le même auteur rappelle 18. Tib., 34, 4. La mesure est d’apparence futile. On sait par ailleurs qu’il s’agissait d’une question d’hygiène; une maladie de peau sévissait à ce moment-là et n’avait pas épargné l’empereur.
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que, pour Claude, «la sécurité de Rome et son ravitaillement furent toujours l’objet de sa plus vive sollicitude». La Tabula Siarensis reproduit le texte du sénatus-consulte sur les honneurs funèbres décernés à Germanicus. Cl. Nicolet a suggéré de comprendre la formule finale sur la procédure de rédaction et d’adoption du texte comme l’indice d’une prérogative de l’empereur à amender les sénatus-consultes. R. Talbert a montré que de nombreuses dispositions législatives font référence à la fois à l’oratio (discours) du prince et au sénatus-consulte inspiré par l’intervention impériale. Les biographies de Suétone permettent de retracer l’éventail des activités impériales. Des plus anodines aux plus sérieuses, la vie de Claude, prise au hasard, offre un inventaire impressionnant qui supposait participation à des réunions, conseils et audiences de toute sorte: décisions concernant les membres de la domus Augusta, dispositions particulières en sa faveur et pour ses agents directs, activité judiciaire, censure, expéditions militaires, problèmes de la ville de Rome, législation sur les mœurs, grands travaux, générosités et spectacles, vie religieuse, réformes sur les carrières et les honneurs concédés aux serviteurs de l’empire, réception des ambassades. Il n’est pas facile de jauger le temps effectivement consacré à ces diverses tâches, ni leur extension dans l’espace impérial. Outre que chaque César ne leur a pas accordé la même importance, ni le même zèle, le dosage entre Rome et l’Italie et les provinces n’est pas aisé à opérer pour l’essentiel des activités civiles en dehors des recensements. Domitien modifia sur ce point le pouvoir impérial en accaparant à titre perpétuel, en 85, la puissance censorienne, ce qui ne fut pas remis en question par les successeurs. F. Millar a bien observé que l’empereur en déplacement se transformait en capitale itinérante de l’Empire. Les demandes, les ambassades, les causes dont il avait à connaître convergeaient vers les lieux où il se trouvait, et la seule présence impériale conférait momentanément à la ville de résidence le même statut honorifique qu’à Rome. Les actes législatifs étaient localisés et datés de l’endroit où ils avaient été émis, comme le montre le rescrit final adressé aux habitants d’Irni depuis Circeii par Domitien. Avant toute chose, ce sont les affaires des citoyens de Rome, d’Italie et des provinces qui retenaient l’attention du
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maître de l’Empire. Auguste avait alterné période d’absence de Rome pour raisons militaires et période de présence permanente dans l’Urbs à l’exception de déplacements en Italie. Selon les époques et les empereurs, on rencontre l’une et l’autre attitude. Caligula fut le premier des successeurs à diriger une expédition. Néron fit un voyage en Grèce. Domitien commanda plusieurs campagnes sur le Rhin et le Danube. Trajan prit la tête des troupes qui conquirent la Dacie comme de l’expédition parthique. Hadrien fut plus souvent loin de la capitale qu’il n’y résida et, avec le retour des guerres, l’époque des derniers Antonins et des Sévères marque la participation accrue à des campagnes aux frontières. Les titres de victoire inaugurés par Claude (Britannicus), développés par Domitien (Germanicus, sur les inscriptions et les monnaies) et Trajan (Germanicus, Dacicus, Parthicus), s’épanouissent avec Marc Aurèle (Parthicus maximus, Germanicus, Sarmaticus) et les Sévères en signe d’activité militaire redoublée (Adiabenicus, Arabicus, Parthicus maximus, Britannicus maximus). Jusqu’en 235, il s’agit surtout de s’adresser aux soldats, de partager la même vie qu’eux, mais non de combattre. En outre, des commandements sont attribués à des hommes de confiance, bien que le triomphe soit réservé à l’empereur. Avec l’armée, la justice est assurément ce qui accaparait le plus les Césars. En dehors d’interventions dans les tribunaux romains ordinaires, à l’image d’un Tibère pris de scrupules, ils durent limiter le nombre des affaires susceptibles de leur être soumises, en raison d’un accroissement considérable des sollicitations, ne serait-ce qu’à cause de l’augmentation constante du nombre des citoyens. Le tribunal impérial était obligé de fonctionner presque uniquement comme une instance d’appel. Cela supposait une sélection rigoureuse et un filtrage qui n’excluait pas protections, intrigues et recommandations insistantes auprès des intermédiaires. La correspondance tenait une place centrale dans les échanges; elle était associée à la pratique des ambassades envoyées par des rois clients ou par les cités. Elle prenait une valeur juridique et législative dans le cas des rescrits (les réponses officielles à valeur juridique) et des instructions (mandata) aux administrateurs. L’élaboration de la loi et la codification du droit passaient
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par la publication de décisions écrites, mais également orales en certains cas, émanant de l’empereur qui exerçait de fait un pouvoir législatif à l’instar des autres magistrats. Les constitutions regroupent l’ensemble des actes impériaux et comprennent les édits, les rescrits, les lettres, les mandats, les décrets. Leur portée et leur signification reflètent la diversité des textes. Déclaration publique à l’origine, l’édit du prince – à distinguer soigneusement de l’édit du préteur qui se mue en édit perpétuel sous Hadrien – avait une valeur générale dans le domaine concerné (tout l’Empire, une province, une communauté religieuse ou une catégorie juridique de personnes). Le rescrit répondait à une demande formulée précisément et prenait fréquemment la forme d’une souscription au bas de la pétition (libellus). Il n’avait force réglementaire que pour les faits invoqués. La lettre impériale (epistula) recouvrait aussi bien les rescrits que les consultations formelles et informelles, les recommandations ou les instructions. Elle englobait des données d’ordre très varié et avait une dimension personnelle qui lui conférait une certaine souplesse. Elle traduisait encore de manière directe la culture de l’Auguste, qui lisait aussi lui-même la correspondance, abondante, qu’il recevait. Son audience est révélée par l’affichage dont elle faisait souvent l’objet dans les cités destinataires. Les mandats avaient un caractère administratif et les décrets résultaient d’une décision de justice lors d’un procès. Le débat est en cours pour évaluer la part de l’activité impériale et mesurer son rôle personnel. Les décisions du César ont acquis une autorité croissante et ont contribué à l’essor du droit et au développement de l’influence des juristes. F. Millar fait justement remarquer que la faiblesse quantitative des édits conservés ne doit pas faire conclure hâtivement à leur importance moindre: leur nature et leur portée générale expliquent qu’on n’ait pas mis le même soin à les pérenniser que les lettres ou les rescrits. De même, les sénatus-consultes sont toujours attestés au IIIe siècle, y compris sous des empereurs apparemment peu attentifs envers la Haute Assemblée. Il semble que ces décrets aient surtout eu trait avec le temps à des questions de droit privé, sans exclusive toutefois. Mais R. Talbert souligne la nécessité d’être prudent: la transmission des textes contraint à considérer que la documentation pourrait n’être qu’un
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échantillon partiel et non représentatif. Enfin, on ne peut pas actuellement se faire une idée précise des motivations, ni des attitudes impériales en la matière. b. Le gouvernement central L’analyse se complique encore quand on s’intéresse au partage des tâches administratives et aux auxiliaires impériaux. Le gouvernement central s’articulait autour du conseil (consilium), du Sénat, des grands préfets et des chefs de bureaux (officia) choisis parmi les affranchis et les membres de l’ordre équestre. Le consilium avait un statut flou, mais sa consultation était fréquente bien qu’irrégulière. Différent du conseil sénatorial qui ne survécut pas à Auguste, sa composition n’obéissait à aucune autre règle que celle de la volonté de l’empereur qui pouvait remercier à tout moment l’un des membres. Il l’adaptait en fonction des questions à traiter – administratives et politiques ou judiciaires – et choisissait ceux qui lui paraissaient les plus aptes à l’éclairer parmi les sénateurs et les chevaliers principalement. Certains étaient des amis officiels (amici) et des familiers, d’autres, selon les périodes, des affranchis de confiance, des femmes de la maison impériale. L’évolution fait apparaître une organisation plus stable au IIe siècle et un rôle réel dans la rédaction des constitutions. La part accrue des jurisconsultes (les spécialistes du droit) et des chevaliers est un fait depuis Hadrien. Le Sénat, compris comme une instance dépositaire des intérêts du peuple romain (populus romanus) à lire Strabon19, avait conservé des compétences administratives larges, en dehors de son rôle dans l’investiture impériale et de l’octroi des honneurs à l’Auguste régnant et mort. Il partageait avec l’empereur l’accomplissement de tâches variées touchant à l’ordre public, à la législation, à la justice, à Rome et à l’Italie, aux provinces. La répartition des dossiers entre les deux instances ne semble pas avoir obéi à des principes stricts, qu’il se soit agi des procès en premier ressort ou en appel et de la justice, de la réception des ambassades, de travaux publics ou des interventions dans les territoires provinciaux 19. On pourrait dire que la formule senatus populusque romanus a été remplacée par princeps populusque romanus.
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quel que fût leur statut. La frappe des monnaies de bronze, marquées des lettres s.c. de sénatus-consulte, n’échappait pas totalement au contrôle de l’empereur si l’on en juge par la fonction des triumvirs monétaires chargés de s’occuper indifféremment de l’or, de l’argent et du bronze. Pourtant, le Sénat conserva une place importante dans la gestion des affaires jusqu’à Marc Aurèle. Ce n’est qu’à partir de Commode que sa sphère d’activités se réduisit sensiblement. Le préfet du prétoire a en revanche bénéficié d’un élargissement de ses pouvoirs au fur et à mesure de l’évolution. Commandant de la garde impériale concentrée à Rome depuis Tibère et nommé par l’empereur, c’était, sauf exceptions telles que Titus, un chevalier en fin de carrière que l’Auguste appelait volontiers à siéger au consilium. Il accompagnait l’empereur dans ses déplacements militaires en même temps que les «compagnons» officiels (comites). La collégialité de la fonction avait existé dès Auguste; abandonnée par Tibère, elle fut périodiquement remise à l’honneur et devint pour ainsi dire régulière avec les Sévères. Au début du IIIe siècle, le préfet du prétoire apparaît comme titulaire d’une juridiction en Italie, s’ajoutant à celle du préfet de la Ville maintenu dans la limite des 100 000 pas autour de Rome. Il est probable qu’elle s’étendait aussi aux provinces dans certaines conditions. Cette extension des compétences judiciaires avait été préparée dès le Ier siècle et déjà Hadrien avait confié à son préfet le soin de répondre à des pétitions. Commode en avait fait le premier dignitaire du conseil impérial. Le «ministre» en latin est un «serviteur» ou une «aide» quelconque. Le mot ne désigne pas au Haut-Empire un haut responsable de l’administration gouvernementale. Les documents enseignent que deux catégories de personnels se partageaient la direction des bureaux: les membres affranchis et esclaves de la familia Caesaris (domesticité impériale); les titulaires expérimentés de l’ordre équestre. Depuis H.-G. Pflaum, on sait que les postes importants furent réservés aux chevaliers à partir de Domitien et que l’organisation des services centraux fut consolidée et remodelée par Trajan et surtout Hadrien. De Claude au dernier des Flaviens, les affranchis avaient eu la prééminence que symbolisent les Narcisse, Pallas et autres Polyclitus ou Icelus. Ils ne disparurent pas au IIe et au IIIe siècle. Ils continuèrent à jouer un
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grand rôle administratif aux côtés des fonctionnaires sénatoriaux et équestres. En dehors des services du palais proprement dit, les grands offices concernaient la correspondance, la justice et les finances. L’armée tenait une place à part. A côté de la correspondance grecque se mit en place une correspondance latine. La justice spécialisa peu à peu enquêtes et requêtes. Deux caisses se répartissaient les finances publiques: l’aerarium (trésor) du peuple romain, devenu «de Saturne20» sous Claude, et le Fisc, réorganisé par ce même prince et désignant dès lors la caisse impériale. La question ensuite est moins de savoir à quelles dépenses était affectée chacune des caisses que de connaître les ressources qui servaient à alimenter l’une et l’autre. Les impôts provinciaux devaient aller en principe vers le trésor du peuple romain tandis que le Fisc recevait les revenus du patrimoine. On évitera cependant de présenter un bilan aussi tranché. L’évolution suggère des glissements et des empiétements et rappelle que la distinction ne fut jamais absolue en matière de caisse impériale entre public et privé, bien qu’au cours du IIe siècle, à une date non précisée, une res ou ratio privata ait été détachée du patrimonium. Le poids du chef des bureaux financiers (a rationibus) n’a pas cessé de croître. Hadrien en fait un procurateur ducénaire (200 000 sesterces) et Marc Aurèle un fonctionnaire à 300 000 sesterces (trécénaire) de salaire annuel. Il avait pour adjoint le procurateur des «comptes suprêmes» (summae rationes). Autant qu’on le sache, il n’y avait pas de bureau central pour l’armée. Toutefois, Auguste avait créé une caisse militaire (aerarium militare), alimentée par l’impôt du vingtième sur les héritages (5 %) et destinée à verser les primes de congé en terre ou en argent. Comme pour les autres branches des services palatins et de l’administration en général, des appariteurs et des secrétaires spécialisés aidaient les responsables des bureaux financiers et tenaient registres et archives. c. Les expressions impériales L’image proposée est complexe et originale. L’empereur avait les moyens de gouverner pleinement sans se cantonner 20. Du nom du temple qui l’abritait, situé au Forum romain.
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à une gestion passive ou patrimoniale de l’Empire. Les sphères ou les espaces dont il disposait se dilataient ou se rétrécissaient au gré des personnes impériales. L’activité du prince n’obéissait certainement pas à un programme politique cohérent et global; elle mettait en exergue les qualités et l’efficacité de l’Auguste et cherchait à privilégier les questions où l’intervention directe était sollicitée ou était susceptible de lui permettre d’afficher son excellence et sa supériorité, en un mot ses mérites. Il n’y avait pas d’exclusive. Toutefois, l’empire ne pouvait pas faire face sans le recours aux auxiliaires administratifs qui devaient disposer d’une certaine latitude dans l’activité routinière. Ce qui ne veut pas dire – l’historiographie y insiste aujourd’hui – que le gouvernement était centralisé et bureaucratique. Il fallait que l’empereur soit vu et reconnu, car il était le garant de la cohésion de l’Empire. Les monnaies et les statues des places et lieux publics diffusaient les expressions officielles et les attitudes favorites de la personne du prince, épousaient en quelque sorte son style familier. Tantôt triomphateur, tantôt magistrat, ici émule de Jupiter, là héroïsé, l’Auguste a été figuré aussi dans ses fonctions impériales et dans ce qui le rapprochait du ciel, en sa qualité de personnage vertueux. Dans ce domaine, les variations ont été assez restreintes, au diapason de la relative stabilité du pouvoir. Quant aux caractères artistiques, on peut dire qu’ils alternaient ou combinaient véracité et plasticité classique, propre à traduire l’ordre et la continuité intangible de l’imperium, et tendances à la rigidité et à l’abstraction, à l’absence de réalisme, comme si le pouvoir était invariablement tiraillé entre l’humanité souhaitable et la froideur orgueilleuse, marque de nécessaire distance. Mais l’empereur était aussi un bienfaiteur et un évergète, et les inscriptions rappellent que bâtiments publics, monuments de toute sorte, routes et ponts lui étaient dus directement ou indirectement. Les tâches impériales, véritables travaux d’Hercule, préparaient la consécration, la cérémonie où le prince méritant irait rejoindre les dieux. Vespasien n’était pas l’héritier familial des Julio-Claudiens et il ne pouvait pas se réclamer d’une quelconque ascendance divine par sa famille. Il se présenta comme un nouvel Auguste pour mieux faire fructifier en sa faveur l’héritage de la divinisation des Césars. C’est ce
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que traduit l’anecdote de Suétone rapportant que, se sentant malade, Vespasien aurait dit: «Malheur! je crois que je deviens dieu!» Plus qu’à une forme d’incrédulité, elle renvoie à la crainte de ne pas réussir cet examen de passage qui aurait compromis l’intérêt de sa dynastie. L’empereur vivant n’était pas un dieu. Auguste et, après lui, Tibère en avaient décidé ainsi. C’est que le culte impérial, dans l’esprit du système juridico-politique mis au point par le premier empereur, n’était pas une nouvelle religion, mais prenait place dans la religion publique romaine restaurée. Il développait un discours original et rationnel sur le pouvoir nouveau du prince dans la cité, rendant compte à la fois de son insertion civique et de sa position dominante. A proprement parler, le culte impérial était le culte adressé aux empereurs morts et divinisés. Eux seuls ou les autres membres de la domus Augusta également bénéficiaires de la consécration étaient adorés comme les dieux et recevaient un temple, prières, offrandes et sacrifices à leur exemple. Un prêtre spécialisé, le flamine, dirigeait les cérémonies inscrites au calendrier par le collège des pontifes, présidé par l’empereur régnant. Celui-ci, selon le chemin tracé par Auguste, ne pouvait prétendre qu’à des honneurs qui préparaient son apothéose en le plaçant en position intermédiaire entre les hommes et les dieux. En Occident, les manifestations religieuses en faveur du prince vivant revêtaient ainsi la forme du culte de Rome et d’Auguste étroitement associés; ses Lares, son génie et son numen, c’est-à-dire sa puissance créatrice, étaient aussi honorés. Sous ces aspects divers, intégré à la res publica, le culte romain contribuait à ancrer le pouvoir impérial dans la communauté des citoyens et participait incontestablement à mieux définir le rôle de la personne impériale. Installée à la place prééminente, celle-ci traduisait les mérites et la primauté de Rome, avant de témoigner par la divinisation de la protection divine exceptionnelle dont l’Urbs jouissait. A l’aune des cultes civiques, les honneurs religieux aux empereurs ont connu des fluctuations selon les périodes; ils ont adopté de nouveaux modes d’expression sous l’influence des tendances dominantes propres aux différents règnes. L’association plus étroite à partir de Vespasien entre le prince et les divinisés rappelle que la dimension religieuse de l’imperium mettait celui-ci à l’abri des atteintes humaines.
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Administrer les provinces F. Millar l’a bien montré. C’est entre César et le peuple que se fit le partage administratif des provinces. Au lieu de la division héritée de Mommsen entre «province sénatoriale» et «province impériale», il convient de distinguer les territoires selon le mode de désignation du gouverneur. Ce critère a l’avantage de faire comprendre pourquoi aussi des provinces dites «sénatoriales» ont abrité des troupes dès Auguste et en ont conservé pour une part – certes restreinte – ensuite. a. Les statuts et les gouverneurs Il y avait donc les provinces du peuple romain, dirigées par un sénateur qualifié de proconsul, et les provinces de l’empereur administrées soit par un légat d’Auguste propréteur, de rang sénatorial, soit par un préfet ou procurateur de rang équestre. Proconsul et légat étaient, selon les cas, d’anciens préteurs (prétoriens) ou d’anciens consuls (consulaires). Le titre équestre de préfet mettait d’abord l’accent sur la dimension militaire du pouvoir provincial; celui de procurateur sur la dimension civile et financière. Naturellement, ce schéma et ses conséquences sur la gestion provinciale ne furent pas identifiables immédiatement, et la date du 13 janvier 27 av. J-C. n’est qu’un point de départ. En ce sens, on peut suivre D. Fishwick quand il tente de justifier les éventuelles erreurs de Dion Cassius par un anachronisme volontaire – décrire la situation au IIIe siècle – dû à l’impossibilité de rendre compte en un simple tableau de la complexité des statuts provinciaux et de l’évolution chronologique au moment du partage initial. Peu de changements se firent au profit du peuple, en dehors de la Gaule Narbonnaise (et de Chypre) restituée en 22 av. J.-C. ou encore de la Bétique, proconsulaire depuis 16/13 seulement. En revanche, la Numidie, séparée désormais de l’Afrique, fut transformée en province de César sous Septime Sévère; surtout, les nouvelles créations furent systématiquement rangées sous le contrôle de l’Auguste. Seules les anciennes provinces républicaines furent confiées au
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peuple et par là même au Sénat. La Sardaigne associée à la Corse, rétrocédée à l’empereur en 6 apr. J.-C., revint au peuple sous Néron en 67 jusqu’à ce que Vespasien la récupérât; mais au IIe siècle y alternent, semble-t-il, procurateurs et proconsuls. Son exemple rappelle que la stabilité territoriale et statutaire des provinces, renforcée avec l’empire21, n’excluait pas des modifications et des subdivisions plus ou moins durables. Claude remplaça les préfets équestres par des procurateurs. Outre la Mésie et la Pannonie dédoublées sous Domitien et Trajan, la Callaecie fut transformée en province autonome de rang procuratorien sous Caracalla, pour une période brève. La promotion des Germanies par Domitien entraîna une redistribution de certains territoires au détriment de la Belgique et de la Lyonnaise. La Dacie passa dès Hadrien à deux secteurs provinciaux, dont un procuratorien (Dacie inférieure), que Marc Aurèle porta à trois en la réunifiant sous le nom de Tres Daciae dotée du statut de province consulaire. La Bétique reçut un légat impérial pour permettre de réprimer l’invasion maure sous Marc Aurèle et le gouvernement des Maurétanies fut adapté de la même manière, au long du Haut-Empire, en cas de difficulté persistante. La Rhétie et le Norique, de rang procuratorien, devinrent des provinces prétoriennes à une légion à partir de 169. Septime Sévère institua une Bretagne supérieure et une Bretagne inférieure. Militaires et financières, les motivations renvoient aux critères augustéens de classification. Le rang même des gouverneurs d’un secteur provincial donné ne s’est établi définitivement qu’avec le temps. Au cours du règne d’Auguste et à l’époque julio-claudienne, des règles, sans doute non écrites, émergent de la pratique attestée par l’épigraphie et la prosopographie. La tradition de la res publica servit de canevas en ce domaine aussi: les proconsuls reçurent leur gouvernement pour une année; les légats impériaux et les chevaliers, dans le droit fil des grandes provinces des imperatores de la fin de la République, pour plusieurs années: la durée moyenne se fixa peu à peu autour d’un mandat de trois ans. L’habitude d’affecter un prétorien ou un consulaire s’imposa assez rapidement, 21. L’empire consolide en effet l’identité territoriale des provinces affirmée dès le dernier siècle de la République.
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supportant des exceptions toujours possibles. Les provinces proconsulaires, comme la Sicile, la Bétique ou la Narbonnaise, furent prétoriennes; l’Afrique, poste prestigieux de fin de carrière, fut consulaire. Le tirage au sort décidait en principe de la nomination, mais le prince intervenait et imposait selon les circonstances une autre candidature. Le nombre des légions déterminait en grande partie l’envoi d’un légat propréteur de rang prétorien ou consulaire. L’empereur était ici souverain dans la désignation des titulaires. Assise sous cette forme par Auguste en un temps où elle avait trois légions, la province d’Espagne citérieure resta gouvernée par un consulaire, comme toutes les grandes provinces militaires des Mésies, Pannonies, Bretagne, Germanies ou Dacie. Les Trois Gaules et la Lusitanie, privées d’armée légionnaire, furent l’apanage d’un prétorien. L’Illyricum, devenu la province de Dalmatie en 9 apr. J.-C., passa de 2 légions sous Auguste à une garnison de 3 unités auxiliaires dès avant la fin du Ier siècle. Malgré cela, le rang consulaire du légat impérial ne fut pas modifié. Comme pour l’Hispanie citérieure, l’histoire, la stratégie et les mines apportent des éléments d’explication au statu quo. La taille géographique, les conditions du relief et de l’organisation des populations semblent justifier le choix d’un préfet ou d’un procurateur: les districts alpins s’étendant du Norique aux Alpes Maritimes entre Auguste et Néron, les Maurétanies à partir de Claude et les exceptions éphémères de la Dacie Porolissensis et de la Galice en constituent les témoins occidentaux avec, par intermittence, la Sardaigne et la Corse. La sécurité et les ressources d’intérêt général – métaux, productions spécialisées, recrutement auxiliaire – n’étaient pas tout. Le critère politique de l’intégration et le nombre des cités de type romain constituaient des éléments d’appréciation non négligeables. En quelque sorte, là où les provinciaux formaient eux-mêmes une part quantitativement importante du peuple romain avec lequel l’empereur avait partagé les tâches, la province avait conservé le statut traditionnel. C’est bien l’indice que la cité gréco-italique occupait une place essentielle dans l’organisation et le gouvernement du territoire provincial, nettement distingué de l’Italie cependant. C’est aussi le signe que la province, identifiée de mieux en mieux par son territoire et par un statut lié au rang de son
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gouverneur, n’en demeurait pas moins une structure institutionnelle hétérogène. Ni territoire annexé au sens moderne, ni territoire autonome, la province était une construction ambiguë et originale. La continuité du gouvernement était une nécessité à partir du moment où les intérêts du César et ceux du peuple romain devaient y être protégés. La dévolution de la gestion locale aux communautés autonomes, encouragées à se conformer le plus possible aux modèles diffusés par Rome (civitas), signalait les limites du contrôle administratif. De cet esprit et de ces horizons, plus ou moins bien dessinés selon les cas, découlait la formule même du gouvernement des provinces et la politique provinciale. b. Le contrôle des provinces Auguste avait voulu que les praedia (les propriétés) de Rome qu’étaient les provinces et qui constituaient son patrimoine fussent mieux gouvernées. Il s’agissait d’une part de confisquer la guerre et l’armée au profit de César, mais aussi de privilégier les interventions dans les domaines qui ressortissaient directement aux intérêts de l’empire et du peuple romain, en empiétant le moins possible sur les territoires des cités stipendiaires, latines ou romaines. On se doute que la frontière était mince et que les sources de conflit possibles étaient nombreuses dès le départ. Les quatre registres essentiels de l’administration provinciale touchaient à l’armée et à l’ordre public, à la justice, aux finances et aux intérêts du prince. Tous ne pesaient pas également selon les statuts provinciaux: la justice et les revenus financiers constituaient les deux pôles communs. Les deux autres variaient en fonction du degré de pacification et des monopoles impériaux. La présence d’une armée impliquait en principe une juridiction spéciale et les provinces proconsulaires conservaient seules des questeurs pour l’administration des finances proprement provinciales, confiées ailleurs aux procurateurs. Toutefois, dans toutes les provinces, les domaines réservés de l’empereur échappaient en partie ou en totalité à la compétence des gouverneurs et des agents financiers ordinaires. Des procurateurs équestres et affranchis spécialisés avaient la charge de veiller au mieux à la gestion et à l’exploitation des biens et revenus. L’extension continuelle des services administratifs
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dépendant directement de l’empereur résulte de la comparaison globale des postes procuratoriens connus par l’épigraphie entre Auguste et Caracalla: 23 et 182. Le deuxième chiffre ne doit pas tromper. Il ne saurait s’agir de bureaucratie au regard des dimensions de l’Empire. Simplement, la monarchie avait étoffé ses moyens de contrôle là où la gestion traditionnelle n’avait pas recherché la même efficacité. En outre, l’intégration provinciale accrue avait multiplié les interventions et les problèmes. Entre droit et pratique, entre continuité et mutation, la question de l’administration des provinces achève de compléter, sous un angle différent, les éclairages possibles sur la part impériale et la responsabilité du prince dans la direction des affaires. En termes de répartition, l’Auguste l’emportait largement sur les provinces du peuple représenté par le Sénat. La distinction administrative entre les provinces en fonction du mode de désignation des gouverneurs était assez formelle et n’impliquait pas de limite juridique à l’intervention impériale. Les instructions concernaient indifféremment proconsuls et légats ou procurateurs; le transfert d’un gouvernement d’une responsabilité à une autre n’impliquait pas toujours la consultation du Sénat; la vacance d’un poste de proconsul pour cause de décès recevait une solution de l’empereur, parfois même à la demande du Sénat; la prorogation d’un mandat pouvait se faire sur intervention du prince; les cités s’adressaient directement à l’empereur sans égard pour le statut de la province où elles se trouvaient. A l’inverse, les sénatus-consultes étaient recevables dans les provinces de César et, au Ier siècle, le Sénat donnait parfois des instructions aux proconsuls. On ne peut d’ailleurs pas décider au cas par cas pourquoi c’était le Sénat ou l’empereur qui prenait en main un dossier. Une fois encore, en dépit d’une orientation globale vers une prépondérance accentuée de l’Auguste dans le gouvernement des provinces, les réalités sont fluctuantes et le rôle du Sénat ne fut pas réduit à rien. On ne saurait s’en étonner: d’une part, parce que l’empereur était lui-même sénateur et ne pouvait pas négliger l’assemblée et les compétences qu’elle recelait; d’autre part, parce que les intérêts du prince ne coïncidaient pas avec les limites des secteurs provinciaux. La justice, la religion et d’autres domaines encore se prêtaient plus facilement à un partage
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des tâches, mais le nombre des sollicitations rendait impérative la collaboration des deux instances. Les personnalités et l’existence de liens personnels modifiaient aussi les contextes. La volonté du César, sa conception de l’exercice du pouvoir, son intérêt plus ou moins prononcé pour les diverses provinces donnaient finalement leur coloration plus ou moins vive aux relations bilatérales. Ni État centralisé, ni pouvoir personnel sans autre règle que la volonté d’un homme, ni monarchie hellénistique, la construction impériale romaine tenait le plus grand compte des citoyens et de la res publica. Mais l’évolution, en instituant le César comme interlocuteur et décideur privilégié, jouait en faveur d’un pouvoir monarchique qui avait pris les moyens administratifs et politiques d’imposer chaque fois plus efficacement ses vues. La contribution du pouvoir impérial à l’évolution de la loi et du droit indique que l’initiative et le traitement des problèmes posés ne tenaient plus seulement aux conceptions traditionnelles et républicaines du pouvoir et de son exercice. C’est là une des clés de l’uniformisation administrative croissante en dépit de pratiques et de modes d’organisation stables. Il est vrai que l’armature bureaucratique demeura proportionnellement restreinte et qu’elle ne put ni ne voulut jamais accaparer la totalité des espaces politiques et gouvernementaux. Il est évident aussi que, malgré les doutes émis parfois, l’empereur ne se cantonnait pas dans une gestion passive, mettant en exergue sa seule générosité et ses bienfaits. Il est vrai encore que la communication et les conduites sociales, marquées par l’interférence de critères d’ordre politique, délimitaient, selon une série de cercles concentriques, les sollicitations, les réponses et les domaines d’intervention réciproques. Ce n’était pas seulement la ville même de Rome qui définissait le centre; la personne et les intérêts ou compétences de l’empereur en constituaient un autre plus fluctuant et qui ne coïncidait jamais totalement avec le précédent. La réflexion et la recherche se poursuivent, loin des apories mommséniennes de la dyarchie, mais aussi loin d’une vision linéaire de l’histoire des trois premiers siècles de l’Empire qui aurait vu s’affirmer une monarchie bureaucratique destructrice de la savante construction augustéenne, modèle de monarchie tempérée. La tradition républicaine,
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les institutions de la cité, le peuple retrouvent toute leur place historique. Mais il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse, pas plus qu’il ne convient de limiter le rôle de la part monarchique aux interventions passives de l’empereur répondant aux pétitions. L’affirmation de la structure monarchique du pouvoir s’est faite dans le cadre fixé par Auguste et acclimaté par les successeurs durant le Ier siècle. La question n’est plus alors exactement le passage du principat au dominat, mais la durée exceptionnelle d’un système confronté à de multiples difficultés et doté de moyens somme toute limités. Sans doute ne faut-il pas tomber dans le travers de la mode, ni rejeter a priori et totalement les résultats des générations passées; ils continuent à éclairer le débat et c’est à confronter les points de vue plutôt qu’à les opposer que l’on doit s’employer pour faire reculer les zones d’ombre qui demeurent, ne serait-ce qu’à cause de la nature et de l’état de la documentation. Quoi qu’il en soit, la cohésion de l’Empire se nourrit du droit, des pratiques gouvernementales, des méthodes d’administration des territoires dominés. Elle invite à mesurer la place et les transformations des espaces impériaux dans le cadre de l’Occident.
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Ce ne fut pas seulement la res publica qui renouvela son bail avec l’histoire lors de la «restitution» augustéenne1. La ville du peuple-roi, la tête de l’Empire, l’Urbs, en un mot Roma, fut plus qu’auparavant définie comme capitale et maîtresse du monde habité. Son organisation et son administration, rationalisées par Auguste, prolongeaient la tradition des nobles, soucieux d’y laisser leur empreinte, autant que celle des imperatores, pressés de faire valoir leurs titres de bâtisseurs et de bienfaiteurs du populus auprès des citoyens. L’Italie avait tenu en 32 av. J.-C. son rôle attendu de soutien loyal et sans faille à Octave chargé de faire triompher la république en lutte contre Cléopâtre, alliée du rival Marc Antoine. Terre par excellence des citoyens romains depuis le piémont des Alpes jusqu’au détroit de Messine, la péninsule, unie derrière le fils adoptif de César, attendait la paix et l’affirmation de sa supériorité, sources de sa prospérité et de son identité retrouvée. Celle-ci n’avait ni la dimension d’un État national, ni celle d’un ager romanus élargi. Conquise et intégrée, la terre italique demeurait distincte de Rome et diversifiée, voire contrastée; elle tirait son unité négativement du fait de n’être pas une province. Elle puisait une vigueur nouvelle dans l’exaltation du champion qu’elle avait choisi et que sa victoire imposait comme le protecteur et le garant de la communauté des citoyens, comme l’artisan d’un consensus civique rétabli. G. Alföldy a proposé de lire l’époque augustéenne comme étant aussi celle de la mise en place d’une épigraphie impériale, d’une nouvelle culture épigraphique dont Rome et l’Italie furent le foyer, favorisée 1. L’expression est d’Auguste lui-même dans les Res Gestae: res publica restituta. Ce qui veut dire le rétablissement, le retour à un état originel considéré comme le meilleur possible.
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par la pratique monarchique du pouvoir. P. Veyne n’hésite pas à parler de «révolution de l’opinion» pour expliquer le succès d’Auguste et met justement en garde contre le mot de «propagande» quand il s’agit essentiellement d’hommage au souverain. Rome et l’Italie reprenaient force et identité par l’intermédiaire de celui qui avait sauvé la res publica en lui rendant son autorité et sa cohésion. D’un point de vue historiographique, le nouveau statut de Rome et de l’Italie dans la continuité des réformes augustéennes renvoie à ce que l’on appelle parfois la «provincialisation de l’Italie». On a alors la tentation d’associer l’évolution ainsi dessinée à l’idée d’un déclin irrémédiable dû à la concurrence économique des provinces, à l’appauvrissement consécutif au développement exagéré du latifundium, à l’élargissement du corps civique et par là même du populus. Le centre romano-italien comme modèle, puis comme victime de la monarchie, représenterait en quelque sorte les deux phases majeures d’une histoire de décadence. On ne peut ignorer les phénomènes d’intégration qui redonnaient une part de leur solidité aux structures, ni la faculté de résistance de celles-ci. Cependant, le style monarchique et la transformation des provinces modifiaient, selon les périodes, le centrage romano-italien de l’Empire. Lieux de rassemblement du peuple, Rome et l’Italie caractérisaient la société romaine impériale, distincte des sociétés provinciales très variées. Auguste en avait conservé les valeurs aristocratiques et le fonctionnement hiérarchique. Sur ce plan, la capitale et la péninsule étaient étroitement solidaires et s’inscrivaient désormais dans une même construction. L’importance des inégalités et de l’esclavage, l’existence d’un groupe original, les affranchis, l’appartenance à une catégorie juridique déterminant un statut, les solidarités entre les élites sénatoriales et équestres et les notables des cités, la prééminence à rang égal des Romains de souche sur les Italiens, eux-mêmes prioritaires par rapport aux provinciaux, l’ancienneté, les recommandations, le patronage et les clientèles, la culture formaient les fondements de l’édifice. La monarchie ajouta ses propres critères dans le cadre existant, et la proximité du prince ou l’appartenance à un corps placé directement sous l’autorité de l’empereur devint une marque d’honneur et un avantage dans la compétition sociale.
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Confrontées au point de vue nouveau de l’Auguste et à l’évolution dynamique des sociétés provinciales, Rome et l’Italie jouissaient d’un prestige historique non démenti. L’Urbs vivait de plus en plus au rythme de l’œkoumène et s’ornait des monuments impériaux. L’Italie municipalisée, riche de sa diversité, tendait à accroître ses différences régionales sous l’influence d’accidents et d’événements de toute sorte.
Redistribution augustéenne Quand on y pense, la donne se prêtait à un jeu très subtil. L’Italie englobait de fait la ville de Rome et en dépendait en partie administrativement; mais Rome échappait de fait à l’Italie en dépit des efforts d’un Strabon pour faire admettre aux gouvernants romains que chaque région pouvait à sa manière continuer à contribuer à la grandeur de l’Urbs et donc de l’empire. On ne saurait s’en étonner. Patiemment absorbée par la res publica, l’Italie romaine n’avait d’existence affirmée que récente au point qu’il est justifié de dire que ce n’est qu’avec Auguste qu’elle acquit une identité durable. Rome reçut des limites mieux définies. La société fut consolidée et adaptée à l’extension de la citoyenneté à toute la péninsule. Des cadres réaménagés La réorganisation s’appuyait sur des convictions bien ancrées qui tentaient d’expliquer aussi pourquoi Rome avait pu devenir la maîtresse du monde. a. Mythes et réalités Dans le langage de l’époque il s’agissait ni plus ni moins que de la naissance d’un nouvel âge d’or. En rupture avec la vision traditionnelle, l’affirmation conférait une dimension historique et réaliste au vieux thème mythique, sous la forme du «siècle» (saeculum). Chacun pouvait au fond juger que les
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temps heureux étaient véritablement revenus sur les rives de la mer Tyrrhénienne. La péninsule italique en était le théâtre parce que les dieux l’avaient particulièrement favorisée. Faire la louange de la terre italienne n’était pas nouveau. Polybe2 servait de référence et d’exemple. Varron s’en était inspiré au début de son traité sur l’agriculture quelques années avant Actium, à une époque où de bons esprits s’interrogeaient sur l’épuisement du sol en Italie. Virgile et Denys d’Halicarnasse proposèrent une version augustéenne rénovée de l’éloge dont l’esprit transparaît aussi dans la description plinienne, près d’un siècle plus tard. L’Italie y est présentée comme «l’élève et la mère de toutes les terres3». La formule, dialectique, traduit habilement le rôle central d’un territoire animé par un incessant mouvement de relations bilatérales avec le reste du monde habité. Elle adapte l’image à la réalité impériale. Les conceptions d’Ératosthène nourrissent la notion de situation enviable au cœur de la zone tempérée et du continent le plus favorisé, l’Europe. Géographie et climat orientent vers l’abondance naturelle des biens, illustrée par la richesse de l’agriculture: non seulement les céréales, le vin et l’huile y prospèrent, mais toutes les formes de l’élevage aussi. Eaux vivifiantes et forêts ou végétations boisées ne sont pas moins répandues. Virgile peut saluer dans l’Itala tellus, la «terre de Saturne». Celui-ci, chassé de l’Olympe par Zeus, avait entrepris d’enseigner l’agriculture aux hommes. Il ne s’agit pas d’utopie, ni de croyance naïve. Varron et Virgile montrent que cette vigueur exceptionnelle est relative et fait une place aux habitants. C’est par comparaison avec d’autres régions que les qualités de l’Italie ressortent; une bonne terre ne pouvait qu’engendrer des hommes courageux et héroïques. Qu’importe que la sécheresse, les montagnes ingrates aient fait partie du paysage, que l’aridité ait soustrait les quatre cinquièmes du territoire méridional à l’activité agricole! Ailleurs, en Asie ou en Grèce, on connaissait aussi ces réalités négatives. L’histoire témoignait aux yeux de tous de l’excellence de l’Italie conquérante, supérieure à tous ses adversaires. Vitruve, de manière convenue, opère la synthèse: 2. II, 14, 4-17. 3. NH, III, 39.
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«L’Italie a des titres de gloire bien équilibrés et insurpassés. Ainsi la providence a donné à l’État romain une situation excellente et tempérée le destinant à l’empire du monde4.» La raison augustéenne enrichissait le discours et l’installait dans la durée. La fondation récente de 28 colonies de vétérans, dotés de lots de terre de dimensions respectables, tenait compte de la volonté de nombreux Italiens de n’être pas contraints de s’installer dans les provinces. Elles se répartissaient dans toute la péninsule, y compris la Cisalpine. Créées ou refondées au détriment des anciens habitants, elles constituaient un ferment puissant en faveur de l’adhésion à Auguste et formaient l’élite de l’Italie des cités, au nombre de 4345. Elles étaient le véritable trait d’union des Italiens avec Rome. Non seulement leurs notables furent les bénéficiaires privilégiés d’une procédure de vote par correspondance lors des élections romaines, mais leurs aristocraties purent prétendre plus que d’autres à l’entrée dans l’ordre équestre et au Sénat. «Elle est grande et peuplée», affirme Mécène à travers Dion Cassius6. A vrai dire, ses dimensions étaient celles d’une grande province. Quant à la population, elle demeure difficile à évaluer. Les données dont on dispose sont fragmentaires et de contenu incertain. Depuis les travaux de K.J. Beloch, on explique les chiffres de 4 063 000 citoyens de 28 av. J.-C., en hausse considérable par rapport à celui de 70 av. J.-C., de 4 233 000 en 8 av. J.-C. et de 4 937 000 en 14, par l’adjonction des femmes et des enfants, là où, auparavant, n’étaient comptés que les citoyens adultes mâles de 14 à 60 ans. E. Lo Cascio a mis récemment en doute cette analyse. Il conclut qu’il n’y eut probablement pas de changement de méthode. Les femmes et les enfants ne seraient donc pas inclus. Dans tous les cas, les esclaves ne sont pas recensés. Selon les opinions, la population de l’Italie oscillerait entre 7 millions et 10 millions d’habitants, Rome comprise. Dans la mesure où on évalue à 800 000 habitants au moins sa population, les 434 cités italiennes possédaient en moyenne de 11 000 à 20 000 habitants. 4. De architectura, VI, 1, 10. 5. Chiffre dû à K.J. Beloch. Il suscite le scepticisme s’agissant de son extrême précision. L’ordre de grandeur n’est pas contestable. 6. LII, 22, 6.
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b. Régions Le prince au service de la res publica se devait de fixer les nouveaux cadres administratifs conformes au statut particulier de Rome et de l’Italie. L’une et l’autre furent découpées en régions. C’est en 7 av. J.-C. que l’Urbs fut redéfinie et inscrite dans le schéma des 14 régions7. Il se substituait aux 4 tribus urbaines, limitées par la muraille du IVe siècle av. J.-C. et la ligne pomériale; elles ne furent pas pour autant supprimées. Le périmètre urbain fut largement étendu: 7 circonscriptions recoupaient, sans le recouvrir totalement, l’espace de la ville républicaine. La XIVe se situait seule audelà du Tibre, au pied du Janicule. La superficie atteignait 1 385 ha environ au lieu de 426. Les régions, inégales en étendue, étaient subdivisées en quartiers (vici), au nombre de 265. Numérotées de I à XIV, elles ne portaient pas de nom officiel. On ne sait pas avec certitude de quand date la refonte administrative de l’Italie. Il n’est pas nécessaire de la coupler avec celle de Rome, même si l’esprit en est similaire. Auguste décida donc d’établir un découpage en 11 régions dont la succession était en gros géographique: la Ire circonscription couvrait le Latium et la Campanie, la IIe l’Apulie-Calabre8, la IIIe la Lucanie-Bruttium, le centre correspondait aux régions IV à VII et l’ancienne Cisalpine aux autres (VIII à XI). Ces regiones, délimitées selon les territoires des cités, définissaient un cadre géographique et se distinguaient de la cité et de la province. A Rome, la redistribution des espaces avait coïncidé avec la mise sur pied d’un service de cohortes de vigiles9, au nombre de 7 (une pour deux régions), chargées de lutter contre les incendies et d’assurer la police de nuit, dans la mesure où la période nocturne était la plus propice au déclenchement des feux catastrophiques, comme en 6 apr. J.-C., date de la création des casernes. Le nombre de XIV coulait aussi les régions dans le moule de la ville aux sept collines dont la réalité topographique est, on le sait, discutable. En ce qui 7. Dion Cassius, LV, 8, 7. 8. On fera attention au fait que la Calabre antique correspondait au talon de la botte, alors que la Calabre actuelle s’appelait le Bruttium. 9. Elles furent au départ constituées avec des affranchis.
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concerne l’Italie, Cl. Nicolet perçoit une origine possible du processus régional avec la Table d’Héraclée en Apulie (entre 90 et 44 av. J.-C. pour son contenu, mais sans doute césarienne pour sa rédaction); on y décèle l’existence d’archives régionales doubles: une liste topographique des communautés et une liste alphabétique. Les régions augustéennes étaient alors un regroupement par listes écrites des cités d’Italie et avaient essentiellement une valeur statistique, liée au recensement. Le fait décisif ne serait pas la création de l’impôt du 1/20 des héritages, mais l’invention du droit italique (ius Italicum), entre 12 et 2, ce qui rapproche de la date des régions de Rome. De finalité fiscale et statistique, ces régions tant romaines qu’italiennes marquaient une rupture avec la tradition, dans la mesure où leur constitution était d’ordre archivistique (abstrait) et non plus proprement territorial (concret). Ce n’est qu’avec le temps que ces districts prirent une consistance administrative plus large. Une fois encore, Auguste créait les conditions d’une gestion renouvelée sans supprimer les structures anciennes. Mais, dans la pratique, il était difficile de tout faire fonctionner au même degré; avec le temps, les choix des empereurs devaient opérer un tri nécessaire. La société civique réorganisée Les recensements constituaient toujours la base de l’organisation sociale. La société romaine comprenait le corps civique, assemblé dans la hiérarchie des 5 classes censitaires, et les esclaves. Sous l’Empire, on ne dispose pas de données précises sur les niveaux de fortune requis, en dehors des nobles. Toutefois, Auguste effectua, nous l’avons vu, trois recensements selon les procédures de la censure républicaine et il ne modifia en rien les fondements de la classification, la propriété foncière essentiellement. Les transformations de la vie politique et du recrutement militaire, l’accroissement considérable du nombre des citoyens rendaient les divisions traditionnelles plus formelles. Pour la République, elles sont évoquées en cas de réforme, et sans Cicéron, Tite-Live ou Denys d’Halicarnasse on ne connaîtrait guère les détails de la répartition. La permanence des comices centuriates invite à conclure à la continuité de la méthode de classement. Toutefois, sur le plan social, on
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distingue simplement, dans les sources, l’ordre sénatorial et l’ordre équestre, la plèbe et les esclaves. Si le notable des cités qui n’était ni sénateur, ni chevalier, ne pouvait pas se confondre à proprement parler avec la plèbe, il n’entrait pas non plus dans un ordre décurional dont l’existence n’est nulle part attestée dans la documentation. Un ordre accédait à une existence officielle par la volonté du pouvoir impérial; il déterminait un rang pour ses membres et reposait sur des règles précises qui furent encore renforcées par Auguste. a. L’ordre sénatorial Désormais, les chevaliers étaient clairement situés au deuxième rang derrière les sénateurs. Ceux-ci composaient l’ossature de l’ordre sénatorial (ordo senatorius) qui devint héréditaire, ce qui veut dire que l’ordre incluait la famille du sénateur, que ses enfants avaient vocation à suivre la même carrière et jouissaient donc d’un préjugé favorable lors de l’élection à la questure. Il est probable, cependant, que l’entrée dans la vie publique n’ait pas été une obligation absolue pour les héritiers. La pression sociale devait toutefois agir en ce sens. Le nombre des membres siégeant au Sénat fut limité à 600 au maximum et, par étapes, le cens minimum, c’est-àdire l’estimation officielle du patrimoine, fut porté de 400 000 à 1 million de sesterces. Il fallait avoir un domicile romain dûment enregistré lors des opérations de recensement et d’inscription sur l’album. Propriétés italiennes (seules capitalisées pour le cens sous Auguste) et propriétés provinciales se combinaient souvent dans une même famille et les sénateurs devaient demander l’autorisation de circuler quand ils se déplaçaient hors de la péninsule, sauf pour la Sicile puis la Gaule Narbonnaise (en 49 apr. J.-C.). La refonte du Sénat se fit essentiellement par la promotion des élites des cités coloniales et municipales d’Italie, dans le prolongement d’une évolution commencée depuis longtemps, mais certaines familles des cités romanisées des provinces occidentales (Bétique et Narbonnaise, par exemple) furent également admises10. Le premier empereur réaffirmait la 10. On ne sait pas si l’accès aux honneurs romains était limité en droit aux aristocraties des cités romaines provinciales ou s’il s’agit d’une pratique entraînant une limitation de fait.
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prééminence du centre romain et italien tout en prenant des mesures pour éviter l’absentéisme et pour veiller à ce que les devoirs soient remplis, puisqu’ils justifiaient les privilèges concédés. Chargé du bon fonctionnement de la res publica, le prince accentua le rôle des sénateurs comme auxiliaires dans la gestion et l’administration de l’empire. La carrière des honneurs fut réorganisée. Elle contribuait à fixer la hiérarchisation relativement forte qui existait au sein de l’ordre. Les principales transformations qui ressortent de l’examen des inscriptions sont la définition plus stricte des échelons préliminaires (vigintivirat et tribunat militaire) et l’introduction de fonctions variées entre la préture et le consulat (fonctions prétoriennes) et après le consulat (fonctions consulaires)11. L’accès au consulat demeura un titre de gloire envié. Les charges et magistratures romaines formaient toujours l’armature du cursus et Rome était la patria (patrie) par excellence des sénateurs, même quand ils n’y étaient pas nés. La préfecture de la Ville, créée par Auguste et réservée à un sénateur à la carrière prestigieuse, fut placée au sommet du cursus. Socialement les membres du Sénat étaient les pairs de l’empereur. Ils étaient aussi les gardiens de la res publica dans l’intérêt du peuple. Certaines activités jugées viles ou dégradantes leur étaient interdites et les écarts de conduite devaient entraîner le déclassement. La dimension morale pesait en principe aussi fortement que le niveau de fortune dans la qualification. Leur prestige ou rang (dignitas) s’accompagnait de distinctions: le port de l’anneau d’or, des sièges réservés au théâtre, la bande pourpre large ou laticlave sur la tunique et non sur la toge. L’empereur intervenait ainsi directement dans le recrutement et la conservation de l’ordre en usant de la censure ou de la puissance censorienne. 11. Le cursus honorum ou carrière des honneurs prenait appui sur les magistratures romaines (les «honneurs» proprement dits): après des fonctions préliminaires (vigintivirat, service militaire), le sénateur, âgé d’au moins 25 ans, entrait au Sénat par l’élection à la questure pour poursuivre, s’il était plébéien, par le tribunat de la plèbe (27 ou 28 ans) ou l’édilité (les patriciens en étaient dispensés), avant d’atteindre la préture (30 ans) puis le consulat (36 ans). Tous les sénateurs ne parcouraient pas la totalité de la carrière et tous ne revêtaient pas les fonctions à l’âge présenté comme normal.
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b. L’ordre équestre Il veillait aussi au maintien de l’ordre équestre encore plus profondément modifié que l’ordre sénatorial. La solidarité entre les deux composantes de l’aristocratie impériale (uterque ordo, «les deux ordres») fut réaffirmée, mais les chevaliers furent placés au deuxième rang. Ils représentaient en quelque sorte un vivier pour la sélection de futurs sénateurs dont ils n’étaient pas les concurrents. Ils étaient aussi indispensables à la cité en bon état de marche et, malgré la persistance d’une tradition de refus des honneurs et de la participation à la vie politique, il ne manqua pas de candidats pour emprunter le parcours échelonné au service de l’administration impériale qu’Auguste inaugura. Le service militaire (militia) fut calqué sur celui de la République et le rétablissement du défilé du 15 juillet de chaque année (transvectio equitum) mit l’accent sur le prestige et le rôle militaires de l’ordre. Le droit, la justice et les finances représentèrent les domaines privilégiés des autres fonctions équestres dont la hiérarchie n’était pas strictement fixée à la mort d’Auguste. Se dessinaient seulement les trois étapes canoniques de la militia, des procuratelles et des grandes préfectures. Au contraire des sénateurs, les chevaliers ne dépendaient jamais du Sénat; ils étaient exclusivement au service du prince en charge de la cité et de l’empire. L’octroi symbolique du cheval public était la marque distinctive des membres de l’ordre. Il constituait le brevet d’entrée, matérialisé par un codicille fourni par l’empereur et par des privilèges (anneau d’or, sièges au théâtre, angusticlave sur la tunique ou bande pourpre étroite) en accord avec les mérites personnels (dignitas). A la différence de la dignité sénatoriale, le rang équestre n’était pas héréditaire, mais individuel. On le recevait à vie à condition de ne pas déroger aux règles que l’entrée dans l’ordre impliquait d’observer. Comme pour l’ordre sénatorial, le niveau de richesse, établi à 400 000 sesterces minimum de biens-fonds, n’était pas une condition suffisante et il est peu probable que tous les détenteurs d’un cens au moins équivalent aient reçu un brevet. En revanche, Auguste admit que les fils de sénateurs se verraient attribuer automatiquement le cheval
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public12. Il est difficile de dénombrer exactement les chevaliers et parmi eux la proportion de provinciaux. Au total, ce sont sûrement plusieurs milliers qui avaient droit à ce titre dès Auguste. Les Romains et les Italiens représentaient la majorité et la part la plus active de l’ordre. Le large éventail et la diversité des membres lui conféraient une hétérogénéité accrue marquée par l’extrême variété des parcours et des carrières. Le renouvellement en était également plus rapide que pour l’ordre sénatorial, même si la tendance à favoriser les fils de chevaliers existait dès le départ. Une distinction s’opérait dans la pratique entre ceux qui se contentaient d’un statut qu’ils faisaient valoir localement et l’élite de ceux qui souhaitaient effectuer une carrière proprement impériale. Enfin, les sources montrent que certaines interdictions touchant les sénateurs les épargnaient, bien que la base de leur fortune fût la terre. Les entreprises commerciales, l’activité bancaire, la prise à ferme des revenus publics laissés aux publicains faisaient partie de leurs domaines d’intervention, à condition de ne pas franchir certaines barrières. Cela leur permettait d’entretenir des liens étroits avec des familles sénatoriales soucieuses de profiter de leurs services. Ils jouissaient d’une relative liberté et servaient de lien avec les groupes sociaux laissés à l’écart des deux ordres. Placés entre les sénateurs et la plèbe, les chevaliers occupaient une place modifiée dans la cité, sans qu’il y eût une rupture brusque. La plèbe englobait, en principe, tout le reste de la population civique libre (les affranchis13) et ingénue (les gens de 12. Caligula accentua la séparation en distinguant les chevaliers appelés au Sénat par l’octroi du laticlave, ce qui les faisait entrer dans l’ordo senatorius avant même d’être élus à la questure. Claude et surtout Vespasien, puis leurs successeurs, firent de l’adlection une autre voie d’accession au Sénat pour les chevaliers. L’adlection ou «agrégation» à un échelon supérieur, comme l’élection, était nominale, et se faisait par inscription sur la liste des sénateurs à l’initiative d’un magistrat doté de pouvoirs de censeur ou, dans le cas du Sénat romain, à l’initiative de l’empereur (par exemple, un chevalier chevronné pouvait être inscrit au Sénat parmi les anciens tribuns ou les anciens préteurs). 13. A la différence de ce qui se passait en Grèce, l’affranchi romain devait sa liberté à la seule décision de son ancien maître (rendue officielle en principe par une déclaration publique en présence d’un magistrat) dont il demeurait dépendant. Il jouissait de la liberté et de la citoyenneté, mais il ne pouvait pas en tirer tous les avantages à titre personnel en raison des barrières sociales et de dispositions légales (loi Visellia).
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naissance libre). Les esclaves pouvaient représenter de 30 à 40 % de l’ensemble. Ils étaient particulièrement nombreux dans les campagnes où les perspectives d’affranchissement étaient de fait moindres qu’à la ville et surtout qu’à Rome. La plèbe urbaine elle-même incarnait la tradition du peuple qui avait conquis le monde, du peuple-roi, et, à ce titre, méritait des égards. Auguste, en accaparant la puissance tribunicienne, avait indiqué que la plèbe et son bien-être étaient désormais sous la responsabilité du prince.
Rome, le prince et la plèbe L’empereur dans son palais du Palatin n’avait pas de cour à la façon d’un Louis XIV. Conformément à sa fonction de maître de la res publica voué à sa conservation et à son amélioration, c’était en somme la capitale elle-même, Rome, qui lui en tenait lieu. Agglomération, gigantesque pour l’époque, d’environ un million d’habitants à son apogée, elle posait des problèmes permanents d’urbanisme, d’hygiène, de ravitaillement et de vie quotidienne. Malgré un contrôle administratif régulier, elle ne fut jamais la ville chef-lieu de l’Italie. Elle évolua et se transforma au rythme de la monarchie et des élites impliquées dans le jeu social. La fête y était contrôlée. La culture, surtout latine, s’y épanouissait dans la mesure où elle servait la res publica et ne gênait pas l’empire. Le cosmopolitisme est ce qui traduit peut-être le mieux l’infinie diversité d’une ville qui respirait sans doute au rythme du pouvoir impérial, mais également, comme le souligne Aelius Aristide, du reste du monde. Sous le regard de la plèbe Suétone, au cours de son inventaire des mesures augustéennes écrit14: Quant au peuple, il en fit le recensement par quartiers, et, pour que les plébéiens ne fussent pas trop détournés de leurs 14. Aug., 40, 3.
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affaires par les distributions de blé, il projeta de faire délivrer trois fois par an des tessères représentant la provision de quatre mois, mais, comme la plèbe regrettait l’ancienne habitude, il permit de nouveau que les distributions eussent lieu tous les mois.
La tranquillité du prince passait assurément par la solution des problèmes matériels. Elle ne pouvait exister sans l’adhésion de la plèbe, source de la popularité. a. Popularité et contraintes Comme on l’a montré, le régime n’était pas en question et le souverain était au contraire le bénéficiaire a priori d’un sentiment d’admiration et de confiance. La liberté n’était pas recherchée et la plèbe, même moins présente dans la vie politique, n’en était pas totalement dépourvue. Z. Yavetz a souligné que le vocabulaire employé dans les textes relatifs à la population romaine pour nommer cette catégorie15 ignorait la dimension sociale, mais revêtait une coloration politique. Il ne servait pas à appeler les gens qui vivaient d’une activité plus ou moins régulière ou d’un métier quelconque, mais exprimait l’idée dépréciative de foule, de masse, de multitude. Le mot lui-même, quand il était utilisé, se trouvait associé à des qualificatifs à connotation péjorative tels que sordide (sordida) et inférieure (infima). Seules les expressions «plèbe urbaine», «plèbe romaine», «plèbe frumentaire» ressortissaient à un registre purement administratif. En revanche, sordide ou humble, la plèbe semble désigner celle qui était dans la dépendance des bienfaits de l’empereur. Elle se distinguait alors, selon Tacite, des gens qui appartenaient à la clientèle des grandes familles aristocratiques. La plèbe était un enjeu de pouvoir entre le prince et le Sénat, surtout en cas de mésentente du César avec l’assemblée. Mais la plèbe assimilée à la foule versatile et mobile, prompte à s’enflammer, était crainte; en cas de difficulté, ses réactions étaient 15. Voir p. 94, n. 6. La plèbe regroupait la grande majorité des citoyens, mais la plèbe de Rome ou plèbe urbaine y tenait une place à part, car elle était l’héritière de celle qui avait joué un rôle politique parfois décisif au temps de Cicéron. Son opinion continua à peser, comme nous le verrons.
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imprévisibles et pouvaient conduire aux pires extrémités. Un prince populaire avait ainsi moins à redouter qu’un empereur détesté. Le succès se mesurait non plus au forum, mais dans les lieux de spectacle où les spectateurs donnaient libre cours à leur affection comme à leurs quolibets. La personnalité de l’empereur, le style de ses apparitions en public, les membres de sa famille jouaient un rôle décisif. Tibère ne supplanta jamais le souvenir de Germanicus. Un même souverain pouvait, comme Caligula, être adulé puis décevoir. Néron perdit la sympathie populaire parce qu’il avait répudié Octavie en 62. Les rapports du prince et de la plèbe n’étaient pas seulement fonction de la rivalité avec le Sénat. C’était un trait essentiel de l’empire. Au IIe et au IIIe siècle, les manifestations du peuple ne perdirent pas de leur relief, malgré le manque d’un Tacite ou d’un Juvénal pour en parler. Le récit d’Hérodien, même entaché de conventions grecques, exprime de manière vivante les choix et l’influence de la foule lors des événements de 193. Les lieux de spectacle réunissaient les citoyens prompts à se mêler aux événements. Toutefois, dans le dialogue ordinaire entre l’Auguste et les citoyens, les jeux du cirque et l’engouement pour les factions des verts ou des bleus avaient pris le pas sur le théâtre. b. La nourriture des citoyens Martial et Juvénal sont abondamment cités et commentés à l’heure de rendre compte des conditions de vie dans la capitale. Poètes moralistes, et seulement «sociologues» malgré eux, ils dressent un portrait sombre de l’agglomération qui se dilue souvent dans l’anecdote pittoresque et l’exagération comique. On ne peut pas les ignorer et leurs critiques amères doivent être mises à profit pour une étude des relations et des conditions sociales. Ils introduisent, malgré tout, agréablement à l’approche concrète des réalités d’une capitale surpeuplée et font revivre les quartiers populaires, de Subure et du Quirinal en particulier, ce qu’on a coutume d’appeler le monde des insulae (immeubles de location à étages). Une estimation grossière donne une densité moyenne de 58 000 habitants au km2. Mais la surface habitée doit être considérablement réduite en fonction des espaces publics et des maisons aristocratiques (domus). L’entassement était
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assurément à la limite du supportable. L’hygiène et la sécurité étaient un souci constant. Le ravitaillement plus encore. Les mesures arrêtées par Auguste avaient permis d’enclencher un processus de régularisation des approvisionnements, poursuivi par tous les successeurs, et d’assurer la nourriture de la plèbe. Problème politique, la question se doublait d’un sentiment diffus d’insécurité dû au fait que Rome avait cessé de répondre à l’idéal antique d’autarcie en se coupant de son territoire devenu incapable de la fournir. Elle était complètement dépendante de sources extérieures, plus aisées à transporter par mer, mais alors soumises aux caprices de la Méditerranée. Naturellement, il y avait bien longtemps que le territoire romain et même l’Italie ne suffisaient plus à approvisionner la Ville. L’empire avait hérité d’une situation qu’il n’avait pas créée. Mais Auguste devait manifester son efficacité et sa capacité à prendre en charge les intérêts du peuple romain. D’un point de vue général, le premier empereur avait tenté de remédier aux incertitudes et aux risques de famine en créant vers 7/8 apr. J.-C. le service de l’Annone, finalement confié à un préfet équestre au terme d’une expérimentation de plusieurs décennies. Depuis sa statio (son bureau permanent) du Forum Boarium, le préfet de l’Annone était chargé d’assurer un arrivage régulier en céréales, en vin et en huile essentiellement. Cela supposait la surveillance des marchés et des stocks ou greniers (horrea) et la passation de contrats avec ceux qui armaient des navires et les faisaient naviguer en l’absence d’une flotte impériale spécialisée. Les provinces d’Afrique et d’Égypte (notamment les blés publics ou fiscaux) fournirent progressivement la plus grande partie des ressources, mais la Sicile, la Sardaigne ou la Narbonnaise pouvaient apporter aussi leur contribution. Une nouvelle étape fut franchie avec Claude. Le port de Pouzzoles (Puteoli) était éloigné et insuffisant. Le prince décida, malgré des problèmes techniques, d’installer un portus à Ostie, au nord de la colonie et du Tibre16, à l’emplacement actuel de l’aéroport de Fiumicino17. Inauguré sous Néron, il avait une superficie de 81 ha, disposait d’un 16. On évitait ainsi le mascaret à l’embouchure du fleuve. 17. L’envasement explique que le rivage ait progressé aujourd’hui au détriment de la mer.
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système élaboré de quais, de greniers et abritait des bureaux procuratoriens rattachés au préfet de l’Annone. Tacite raconte que lors d’une violente tempête, en 62, 200 navires furent détruits dans le port. Marque d’insuffisance, le fait est aussi un indice de sa capacité d’accueil, peut-être surestimée en l’occurrence. Une nouvelle extension fut nécessaire. Trajan inaugura un second bassin situé au sud-est du précédent, relié au Tibre par une fossa (canal), pour lutter contre l’ensablement. De forme hexagonale, d’une surface de 32 ha, profond de 5 m, il fut doté de darses ou bassins protégés, d’entrepôts, de thermes, de temples et autres monuments publics. Plus facile à entretenir que le précédent, il s’avéra, au prix d’aménagements réguliers, capable d’accueillir les marchandises nécessaires à la ville impériale durant de longs siècles. Terracine et Centumcellae (Civitavecchia) jouaient le rôle de ports d’attente. Au voisinage de son forum, les marchés de Trajan, dont la destination n’est pas certaine, complétèrent à Rome même le dispositif. Septime Sévère, qui étendit l’annone à la viande de porc, procéda à des aménagements et restaurations. Ces solutions techniques, associées à un incessant va-et-vient de barques sur le Tibre entre Ostie et Rome (35,5 km), résolurent l’essentiel des problèmes et assurèrent le pain de la plèbe durant plusieurs siècles. La navigation était périlleuse entre novembre et mars et n’était autorisée qu’exceptionnellement en principe (mare clausum ou «mer fermée»). On peut calculer que, pour une agglomération d’un million d’habitants, l’acheminement de 400 000 à 500 000 tonnes de grain représentait la cargaison de plus de 1 200 navires de gros tonnage de 50 000 modii (18 000 amphores ou 450 t métriques) par an, soit un minimum de 100 par mois. C’est évidemment un chiffrage théorique. En outre, l’Italie n’était certainement pas complètement absente du commerce romain. Le service de l’Annone n’assurait pas directement les distributions de blé gratuit, dont l’institution remontait à l’initiative du tribun Clodius en 58 av. J.-C. Les ayants droit définissaient la plèbe frumentaire. Leur nombre n’est pas clairement établi. Il semble que le chiffre de 320 000 ait été la norme encore en 5 av. J.-C. et que ce ne soit qu’en 2 av. J.-C. qu’on ait fixé la limite à 200 000, peut-être par exclusion des affranchis. Il s’agirait sans doute d’un plafond et une
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nouvelle révision a pu intervenir vers 7/8 apr. J.-C., puisque le chiffre de 153 846 bénéficiaires est attesté en 15. Il fallait ainsi être enregistré sur une liste officielle, régulièrement tenue à jour. Auguste aurait alors le premier introduit un numerus clausus affectant les affranchis (liberti) qui ne pouvaient figurer qu’à titre exceptionnel. Le tirage au sort dans le cadre d’une organisation urbaine des tribus et non l’hérédité présidait au renouvellement des places vacantes. Les inscrits avaient le privilège de recevoir 5 boisseaux (modii) par mois sous le contrôle de préfets spécialisés (praefecti frumenti dandi). La distribution s’effectuait au portique Minucia Frumentaria, au Champ de Mars. L’ayant droit était convoqué à un jour fixe au guichet numéroté indiqué sur la tessère (jeton). Après vérification de son nom, il retirait une contremarque ou recevait directement le sac contenant les cinq boisseaux (32 à 35 kg). La plèbe frumentaire était une partie privilégiée de la plèbe urbaine; elle ne représentait pas nécessairement la fraction la plus pauvre du peuple. L’empereur avait adapté et consolidé le système précédent. Les distributions de blé gratuit (frumentationes) prenaient place dans le travail de recomposition et de rétablissement de la cité romaine et s’inscrivaient dans un nouvel ordre administratif où les tribus avaient perdu leur caractère territorial pour devenir des unités abstraites. Le prince avait la capacité de mobiliser et de gérer des moyens exceptionnels dans l’intérêt du peuple romain. c. Dépendances et clientèles L’éviction de la plupart des affranchis attire l’attention sur la diversité ethnique et sociale, sur les cloisonnements et sur les dépendances de la population romaine. Les inscriptions funéraires reflètent la multiplicité des origines et des conditions des habitants. Juvénal grossit le trait quand il prétend que l’Oronte syrien s’était déversé dans le Tibre. Le cosmopolitisme de la Ville n’en était pas moins une réalité souvent constatée. Il est aussi vrai que Rome hébergeait une part non négligeable d’hellénophones. La communauté juive, soumise depuis Vespasien à l’impôt de 2 drachmes en faveur du temple de Jupiter Capitolin, était relativement nombreuse. Les Espagnols, Gaulois, Bretons, Pannoniens ou Germains
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n’étaient pas absents, que ce fût en raison de leurs occupations ou pour d’autres motifs. Le pourcentage des personnes d’origine servile, qu’il s’agisse d’esclaves ou d’affranchis, est l’objet de discussions. Il est évidemment exact que la croissance de Rome résultait essentiellement de mouvements migratoires et non pas en outre d’un taux d’accroissement naturel extraordinaire, qu’elle n’a d’ailleurs pas connu. Dans cette évolution, les esclaves ont joué un certain rôle qui ne fut pas exclusif cependant. Mais la pratique de l’affranchissement s’était aussi considérablement développée et l’on sait que la macule servile disparaissait avec la génération suivante et davantage encore avec la troisième génération. Ainsi, le problème est moins d’évaluer la population ayant eu une origine servile que de se faire une idée approximative de la proportion constante d’esclaves et d’affranchis dans l’Urbs. Il serait hasardeux de proposer une réponse en l’absence de synthèses appropriées. Les inscriptions sont la source fondamentale. Elles obligent à faire preuve de circonspection. Le critère onomastique, en l’absence d’une indication formelle du statut d’affranchi, se heurte à la question de la signification des surnoms d’origine gréco-orientale. De même, la confection d’une épitaphe n’était pas le fait de tous et il est possible que les affranchis y aient recouru plus que d’autres groupes sociaux. Ajoutées à l’observation que ces liberti mentionnaient volontiers leur métier ou profession et étaient majoritaires parmi les 10 % qui le faisaient, ces données suggèrent que, dans la plèbe romaine, ils tenaient une place originale. Le désir de survivre dans la mémoire au moyen d’un tombeau inscrit, préparé fréquemment du vivant de l’intéressé, était sans doute avivé par les barrières que le statut d’affranchi opposait à une pleine intégration sociale. Le rappel d’une activité spécialisée, malgré la dépréciation dont souffrait le travail manuel et les métiers fondés sur l’argent et le lucre, exprimait le sentiment d’une réussite sociale dans le cadre d’une structure le plus souvent familiale. Sans en tirer la conclusion hâtive que la plèbe ingénue, notamment la plèbe frumentaire, était oisive, l’accès à une autonomie professionnelle était ressenti comme une valeur essentielle. On a recensé dans la nomenclature des inscriptions entre 150 et 200 spécia-
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lités. Tous les affranchis n’étaient pas à égalité, ni n’affichaient le même succès. Le comportement du patron, plus ou moins empressé à faire valoir les droits qu’il conservait sur l’ancien esclave, avait un poids déterminant. Mais beaucoup combattaient leur infériorité par l’adhésion payante et sélective à des collèges dont la finalité était funéraire et sociale. Ces associations, professionnelles ou strictement funéraires et religieuses, excluaient souvent les esclaves et les gens très modestes, mais regroupaient libres et ingénus. Leur organisation reflétait les hiérarchies sociales. Le souci de la sépulture et de l’affirmation des mérites souligne encore le conformisme social d’un milieu solidaire qui privilégiait la compagnie des gens de même condition et n’hésitait pas à employer lui-même des esclaves. Ces affranchis ne recouvraient pas en totalité le monde des artisans, des commerçants et des activités manuelles. En outre, les tribus, les quartiers représentaient encore d’autres structures de sociabilité. Pour une majorité des affranchis, la liberté était octroyée par le testament du maître. Certains constituaient peut-être une élite aisée au sein de la plèbe. Comme eux, la plupart des Romains étaient dépendants. Les clientèles sénatoriales accueillaient un nombre de plébéiens difficile à calculer. Il ne faut sans doute pas l’exagérer. Outre que les clients n’étaient pas tous de même niveau social et pouvaient être des Martial ou des Juvénal, auxquels n’hésitaient pas à se mêler des jeunes gens de bonne famille en mal de carrière, il leur fallait acquérir une sorte de reconnaissance du lien particulier que supposait la clientèle. La sportule, versée en monnaie et non plus sous la forme de nourriture, n’était pas distribuée quotidiennement à tous les membres de la plèbe: les textes suggèrent que seul un nombre limité pratiquait la salutatio matinale, sans qu’on sache s’il y avait un roulement ou non. Il est sûr que ces clients n’étaient pas par définition des oisifs. Quant au patronage, il impliquait une relation dissymétrique et une protection effective en justice ainsi qu’une assistance dans d’autres domaines administratifs. C’était avant tout une façon de tenir son rang et de manifester son importance en se faisant accompagner d’un cortège ou applaudir au forum. De l’ordre de la coutume, la pratique clientélaire devait connaître des fluctuations selon les familles et les époques. Elle ne disparut pas. Il est difficile de déterminer le profit matériel qu’en
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tirait effectivement la plèbe, frumentaire ou non. L’empereur lui-même procédait épisodiquement à des distributions d’argent et de nourriture. Garant des approvisionnements, il était aussi responsable des loisirs du citoyen. Pouvoir et culture Sous l’égide des empereurs, Rome s’affirma comme la ville impériale par excellence. L’urbanisme, les fêtes et les jeux, les activités intellectuelles et artistiques se développèrent à l’ombre des initiatives et des interventions des maîtres du pouvoir. Mais il ne s’agissait pas, sauf exception, de contrôle et encore moins de programmes politiques et de dirigisme. a. Embellir la Ville L’exercice du pouvoir consistait à favoriser l’embellissement de l’Urbs, à organiser les loisirs collectifs et à permettre aux écrivains et artistes de contribuer à l’affirmation de la cohésion et de la supériorité de Rome. La monarchie impériale donna aux spectacles une dimension universelle qui explique les critiques de certains intellectuels tels que Sénèque, Pline le Jeune et Juvénal. Les philosophes, les historiens, les sectes religieuses n’étaient inquiétés que quand ils paraissaient mettre le pouvoir en danger par des conduites et des écrits susceptibles de troubler l’ordre public. La domination de la culture grecque en plein renouvellement ne fut pas mise en cause. L’État romain n’était ni totalitaire, ni policier. Parler de propagande et d’idéologie à son propos relève de l’anachronisme. Être empereur signifiait que l’on était à même de contribuer à la pérennité de Rome, que l’on était digne de l’immortalité: le «monumentum aere perennius exegi18» du Horace de l’art poétique est transposable à l’œuvre d’un Auguste voué à la gloire qui témoignerait pour toujours de sa qualité surhumaine. Les Césars s’inscrivaient dans l’histoire, dans une histoire conçue comme la recréation permanente de Rome assumée par l’héritier officiel de tous ceux qui avaient triomphé du temps et des adversaires avec 18. «J’ai produit un monument plus durable que le bronze.»
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l’aide des citoyens. L’effacement de la mémoire sanctionnait ainsi logiquement un manquement grave à cette obligation. Laisser une empreinte monumentale dans l’espace de la Ville était naturellement un devoir impérial. Cela n’empêchait pas les réactions, les critiques, les oppositions. C’était affaire de style et de gouvernement. La dépolitisation de la plèbe assistée est en soi un mythe. Celle-ci attendait de l’empereur qu’il fût digne de la res publica et qu’il préservât les privilèges des héritiers du peuple-roi. Quant à l’Auguste, il exprimait ainsi symboliquement et contradictoirement la puissance de son pouvoir et sa vocation à maîtriser la violence. La continuité culturelle caractérise aussi le passage de la République à l’empire. Rome avait été réceptive très tôt aux influences extérieures, en particulier grecques; elle était le lieu d’un phénomène d’acculturation permanente qui n’excluait pas l’originalité et la synthèse proprement romaine. Les langages plastiques, empruntés aux traditions grécoitaliques, ordonnaient à leur manière des discours profondément romains. Auguste se devait de reformuler l’aménagement de l’espace urbain, de recréer la Ville. Attaché à la définition ancienne de l’Urbs, il fixa la ligne pomériale à celle qu’avait arrêtée Sylla et maintint le principe de son extension en cas d’augmentation importante du territoire de l’Empire, comme le montre la décision de Claude à la suite de la conquête de la Bretagne. Il restaura la vieille enceinte en signe de respect pour la coutume qui désignait comme Urbs l’espace intra muros. La complexité de la réorganisation spatiale et de son insertion dans l’ordonnancement préaugustéen ressort d’un extrait du texte de Pline l’Ancien19: Au moment du principat et de la censure de Vespasien et Titus, la huit cent vingt-sixième année de la fondation de la Ville, la limite de Rome englobant les sept collines mesurait 13 200 pas [19,5 km]. La ville elle-même est divisée en quatorze régions et deux cent soixante-cinq carrefours placés sous la protection des Lares. Un mesurage depuis le milliaire érigé au Forum romain jusqu’à chacune des portes de la ville – aujourd’hui au nombre de trente-sept si les Douze portes sont comptées pour une seule et si on ignore les sept portes, parmi les anciennes, qui ont disparu – donne un total de 19. NH, III, 5, 66-67.
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Les fondements d’un empire 20 765 pas [30,7 km] en ligne droite. Mais le mesurage de toutes les voies, îlot par îlot, depuis le milliaire même jusqu’à la limite extrême des constructions incluant le camp de la Garde prétorienne, se monte à un total de soixante mille pas [88,7 km]. Si, en outre, on considère la hauteur des édifices, on obtiendra assurément une évaluation juste qui fera admettre qu’il n’a existé au monde aucune ville qu’on puisse comparer à Rome par sa taille.
Le bilan est un résumé de la «notitia Urbis», pour une fois présentée dans une version mise à jour, fondé sur les résultats du census de Vespasien et Titus en 73/74. La méthode est un peu déroutante, car elle vise à magnifier la Ville en sélectionnant des mesures qui ne sont pas les plus aptes à rendre compte de l’organisation des espaces. Le périmètre attribué à l’agglomération a été interprété comme celui qu’aurait institué Vespasien. Il est probable qu’il s’agisse des dimensions fixées par Auguste auxquelles le Flavien s’est gardé de toucher. Le milliaire du Forum est le milliaire d’or (en réalité en marbre et inscrit en lettres de bronze doré) installé par Auguste en 20 av. J.-C. La Rome d’Auguste n’avait été modifiée que par l’inclusion de la caserne des prétoriens construite entre 21 et 23 à la limite orientale du Quirinal. Le périmètre extérieur, dépourvu d’une enceinte avant Aurélien, correspondait peut-être à la ligne d’octroi. Au-delà, le long des voies, commençaient les nouveaux faubourgs. La limite des mille pas partait non pas du milliaire du Forum, mais de la périphérie de l’agglomération proprement dite déterminée par les quatorze régions. L’habitat fut régularisé: la hauteur supérieure des insulae fut fixée à sept étages. Les aqueducs, les rues et égouts furent améliorés et étendus. Mais les espaces publics firent l’objet de soins plus considérables encore. La reconstruction de quatre-vingts temples, l’extension des forums et l’aménagement du Champ de Mars en constituent les temps forts. Le Forum romain, fermé par le temple du Divin Jules flanqué de l’arc d’Auguste, lieu de rassemblement traditionnel du peuple romain, était placé sous le contrôle impérial. Inauguré en 2 av. J.-C., le Forum d’Auguste jouxtait celui de César et donnait une nouvelle orientation au centre monumental. Ordonné autour du temple de Mars vengeur (en souvenir du vœu d’Octave de ne pas laisser impunie la mort de César), il
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évoquait la guerre et la victoire, mais se posait aussi, comme on l’a souligné, en concurrent du Capitole. Centré sur le triomphe, il plaçait Auguste au terme historique de l’invincibilité de Rome bénie des dieux. C’est là aussi que fut transférée la cérémonie de lustration qui couronnait le recensement du corps civique. L’architecture et la distribution spatiale des activités témoignaient de la cura augustéenne envers la res publica. Le rôle personnel du prince était davantage mis en valeur dans la partie nord du Champ de Mars. L’autel de la Paix (Ara Pacis), le mausolée, à l’entrée duquel seraient affichées les Res Gestae, le solarium réglé par son obélisque formaient l’«exemple unique d’une organisation exclusivement symbolique de l’espace» (P. Gros). Le temps, la naissance et la mort, la divinisation d’Auguste rythmaient le discours; la date du 23 septembre qui avait donné le prince au monde voyait l’ombre équinoxiale se profiler dans l’axe de l’autel. Enfin, la maison du Palatin étroitement associée au temple d’Apollon, tendait à évincer l’aristocratie de la colline historique et marquait le point de départ d’un essor monumental qui en fit une immense et unique résidence impériale. Le premier empereur avait habilement confondu domaines publics et espaces privés; il avait étendu son emprise sur l’espace urbain dans sa totalité. Les successeurs agirent selon la même logique. Les entreprises de Néron ont connu un retentissement exceptionnel. La Maison Dorée qui succédait à la domus Transitoria entre le Palatin et l’Esquilin occupait un espace démesuré (70 ha) à l’échelle du colosse de 40 m qui figurait Néron divinisé. Elle provoqua la colère de la foule. Villa urbaine plus que palais, elle reflétait les tendances du règne et se présentait, dans une perspective cosmologique et mégalomaniaque, comme la demeure d’un artiste et d’un dieu, nouvel astre et nouvel Apollon. L’édifice n’était pas inauguré quand éclata l’incendie du 19 juillet 64. Il dura neuf jours et connut deux phases: il semble en effet que maîtrisé au bout de six jours et sept nuits le 25 juillet, il repartit pour une période de trois jours depuis les jardins du préfet du prétoire Tigellin. Qu’il l’ait voulue ou seulement souhaitée, Néron mit à profit la catastrophe (3 régions rasées – XIe, Xe et IVe – et 7 affectées plus ou moins gravement) pour proposer un nouvel urbanisme fondé sur l’alignement des immeubles ornés de
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portiques en façade, sur l’élargissement des rues et l’utilisation d’espaces ouverts, sur l’emploi plus systématique de la pierre. Tacite lui-même, pourtant peu tendre pour Néron, reconnaît le caractère rationnel et moderne du programme de reconstruction. Il ne fut sans doute pas appliqué après lui et ne marqua finalement que peu la Ville. Le règne de Vespasien peut être défini comme une réaction face aux excès précédents. Le temple de la Paix ne s’inscrivait pas à l’origine dans la série des forums impériaux dont il était séparé par l’Argilète. La paix de Rome et la victoire sur la Judée ne se situaient qu’à l’arrière-plan; la place, portiquée, privilégiait l’étude et la culture sans omettre la dimension triomphale, présente par l’exposition de pièces remarquables enlevées aux Juifs. Édifié à l’adresse du peuple, le Colisée, inauguré sous Titus en 80, était un amphithéâtre en pierre, gigantesque (de 50 000 à 80 000 spectateurs), substitué en partie à la Maison Dorée (le colosse dont il tire son nom fut transformé en effigie solaire). Il traduisait le rôle désormais essentiel des spectacles et des jeux, leur présence permanente dans l’espace de la Ville. Domitien fut en matière de monuments et d’urbanisme plus que le continuateur de sa famille. Sans doute acheva-t-il l’œuvre commencée, mais son règne marqua surtout la recherche d’une cohérence affirmée des espaces impériaux. Il opéra la liaison entre le forum d’Auguste et le temple de la Paix par l’édification du «forum Transitorium». Au Palatin, ce fut lui qui acheva d’unifier les demeures impériales en un palais qui se confondait avec la colline et organisait la partie orientale en un secteur public, distinct de la demeure privée centrée sur la maison d’Auguste. Rabirius fut l’architecte des extensions qui atteignaient 45 000 m2. En même temps, une série de dispositions inséraient plus fortement la résidence palatine dans la ville. Au Champ de Mars, un stade et un odéon s’alignèrent sur les orientations d’un quartier déjà consacré aux jeux et spectacles et lui apportèrent une dimension grecque. Trajan acheva d’imposer la suprématie du pouvoir impérial dans l’Urbs. Son forum, de dimensions inégalées, compléta l’œuvre de cohésion entreprise par Domitien et renforça le lien non axial avec le Champ de Mars, en supprimant l’ensellement qui barrait la perspective entre Capitole et Esquilin. L’initiative impériale pouvait seule accomplir des travaux
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d’une telle ampleur, à la mesure de la domination romaine sur le monde. On a souligné depuis longtemps le caractère essentiellement triomphal de la place tripartite du forum, sublimation, selon P. Zanker, des principia20 des camps légionnaires. Espace clos, il possédait une forte cohésion interne et se suffisait à lui-même. Articulé autour de trois éléments distincts, il s’ouvrait sur la place proprement dite; celle-ci conduisait à la basilique Ulpienne à absides (170 × 60 m) et à 5 nefs qui donnait sur l’esplanade du temple dédié par Hadrien à Trajan et à son épouse Plotine: à l’entrée de la cour se situait la colonne historiée, de 39,83 m de haut, placée entre les deux salles des biliothèques latine et grecque. Le socle de la colonne renfermait une chambre destinée à recevoir l’urne d’or contenant les cendres de l’empereur vainqueur des Daces: monument du triomphe et sépulture d’un dieu, l’édifice témoignait des mérites exceptionnels de celui qui recevait l’acquiescement des citoyens pour que ses restes puissent être déposés à l’intérieur du pomerium. Malgré l’obstacle que la masse hermétique du forum semblait opposer à la circulation, celui-ci était relié au forum de César et par là au Champ de Mars. Au voisinage, sur les pentes du Quirinal, Trajan développa la façade étagée des marchés. Contigus, ils tournaient le dos à la place. L’incendie de 104 avait été l’occasion de faire construire des thermes imposants qui recouvrirent à leur tour les restes de la Domus Aurea. Hadrien reprit une tradition augustéenne et y ajouta sa marque personnelle. Homme de culture, il se vantait d’être un grand architecte. Il bâtit son mausolée à l’emplacement des jardins de Domitia et le relia par un pont au Champ de Mars, entraînant l’essor d’un nouveau quartier sur la rive droite du Tibre. Son Panthéon, entièrement reconstruit, fut l’occasion de solutions inédites et audacieuses qui influencèrent l’architecture religieuse et dynastique. Le temple grandiose de Vénus et de Rome face au Colisée, plus vaste qu’aucun autre jamais construit, concurrençait le Capitole, ouvrait le vieux forum vers l’est et complétait la réoccupation impériale de la maison néronienne. C’est seulement 20. La place fermée au cœur du camp, à la rencontre de la voie principalis et de la voie prétorienne, à proximité de la demeure du légat, sur laquelle donnait une basilique rectangulaire qui incluait une aedes abritant les insignes et les dieux protecteurs de l’unité.
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avec Septime Sévère qu’on note ensuite une vigoureuse reprise des projets d’urbanisme. Les vestiges retrouvés du plan (forma Urbis) sur marbre au 1/250 reflètent la volonté de restauration monumentale et urbaine, mais sa finalité était fiscale et administrative. L’arc du Forum romain acclimata avec succès le défilé triomphal du nouveau dynaste sur la vieille place républicaine. Les reliefs se situaient dans la lignée des scènes militaires qui ornaient la colonne de Marc Aurèle. La façade monumentale de 100 m de long du Septizodium (à cause de la figuration des sept planètes), destiné à rendre plus solennels les abords du Palatin au sud-est, apportait une originalité orientale à l’architecture urbaine. Caracalla se manifesta principalement par ses grands thermes d’Antonin situés à l’écart du complexe monumental impérial. C’est aussi dans la tradition populaire du pouvoir que Sévère Alexandre favorisa les bains, les spectacles et l’approvisionnement sans avoir pu, semble-t-il, ajouter à l’urbanisme le volet glorieux et personnel de l’Auguste attelé à ses tâches ininterrompues au service de l’empire. Mais il ne fut guère courtisé par la Fortuna militaire. b. Jeux et fêtes La plèbe aimait les jeux et les exigeait. L’aristocratie affectait de les mépriser, mais elle y assistait volontiers et souvent avec le plaisir du connaisseur. Pline le Jeune en fait foi lorsqu’il écrit à propos des courses de chevaux au Cirque maxime (de 150 000 à 200 000 spectateurs)21: […] Telle est la faveur, telle est l’importance qu’accordent à une misérable tunique, je ne dis pas la foule plus misérable encore que la tunique, mais certains hommes sérieux. Quand je pense que c’est cet amusement futile, sot, monotone qui les cloue à leur place, jamais rassasiés, j’éprouve une certaine joie à ne pas éprouver celle-là. Et pendant les jours que nous traversons, je consacre avec beaucoup de plaisir aux lettres les heures oisives que d’autres perdent aux plus oiseuses occupations.
L’un des motifs de critique était que le succès des spectacles appartenait à un passé récent. Propices aux excès, aux 21. Epist., IX, 6, 3-4.
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débordements, à la perte du contrôle de soi, les divertissements livraient la foule à ses passions et pouvaient la rendre excitée et dangereuse. Ils détournaient les citoyens du comportement civique qui avait assuré la grandeur de Rome. Ils représentaient la voie de la facilité pour une société dominée par le luxe et la corruption. Avant le christianisme, la condamnation même des combats de gladiateurs se faisait rarement au nom de la violence, de la barbarie du sang versé, de l’immoralité du spectacle. Comme Pline le Jeune, Sénèque rejetait l’empire de la foule, le suivisme contraire à la sagesse. Mais Sénèque comme Pline allaient au spectacle plus qu’ils ne le disaient. Ils y avaient des places réservées. Les jeux, c’est-à-dire ceux de l’amphithéâtre (animaux, gladiateurs), du théâtre (mimes, pantomimes, tragédies, chants, danses et poésie chantée) et du cirque (courses de chars), auxquels il faut joindre le stade et ses concours grecs marqués par la nudité et les naumachies ou combats navals simulés, faisaient partie intégrante du rite social. Au spectacle, Rome se mimait et s’exprimait, disait ses amours, ses préférences et ses haines, transgressait les règles et se moquait des pesanteurs sociales. Les acteurs, qu’ils fussent cocher, combattant de l’arène, mime ou athlète suscitaient une double réaction. Vils, taxés d’infamie, ravalés au rang d’esclaves, ils permettaient au citoyen spectateur de se sentir différent, de mépriser une condition peu enviable où le mensonge, la tricherie, l’immoralité, la débauche, le manque de liberté et la violence tenaient lieu de code. Par contraste, le courage, la ténacité, l’habileté, le contrôle de soi devenaient des moyens de garder sa dignité et d’échapper à l’infamie et à la mort. On comprend pourquoi, à l’opposé, les spectateurs adulaient les champions, portaient aux nues les qualités de leurs vedettes, leur beauté physique, leur force, leur magnanimité et leur générosité. Malgré la réprobation collective, des impératrices s’entichaient de gladiateurs à la beauté virile. Le sang versé lui-même était censé avoir des vertus curatives. En outre, quiconque se serait réjoui sadiquement d’une mise à mort aurait été exclu de la fête. Au-delà du plaisir, du divertissement et de l’émotion, les spectacles possédaient une valeur éducative, collective, et politique. L’otium (le temps du repos) était un privilège du peuple romain dans son ensemble et l’empereur devait être capable
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d’y pourvoir. Il allait de son intérêt de produire des jeux et de montrer son contrôle sur la cité. Ils étaient un élément de la fête et s’intégraient au calendrier. Les fêtes impériales, les triomphes, les anniversaires, le culte de l’empereur, l’inauguration d’un édifice étaient autant d’occasions de divertissements, mais des circonstances exceptionnelles ou tout simplement la volonté d’offrir des spectacles intervenaient également. Il semble que la dissociation entre la religion et les jeux ait été sans cesse plus marquée au profit de la passion et du plaisir. L’empereur n’était pas seul à les organiser. Martial évoque le cas d’un préteur qui s’était ruiné pour donner des jeux à la mode grecque (mégalésiens). Les magistrats élus devaient payer de spectacles leur nomination. Ils en demeuraient les présidents. L’empereur était alors invité à y assister depuis une tribune spéciale; son absence non justifiée provoquait le mécontentement. Sa présence valait approbation du programme, mais sa bienveillance ne devait pas être trahie. Il ne tolérait pas la concurrence de jeux excessifs et empreints d’un faste réservé au César. Les combats de gladiateurs avec mise à mort devinrent liés à l’empereur et aux fêtes impériales. Tous les souverains devaient se plier fréquemment au rite des jeux qui étaient alors gratuits. Auguste consacre les paragraphes 22 et 23 de ses Res Gestae à l’énumération de ses dépenses en ce domaine. Néron se passionna personnellement pour les courses de char. Sous Titus, l’inauguration du Colisée donna lieu à des spectacles étalés sur cent jours et ceux du triomphe dacique de Trajan eurent une durée plus longue encore. Celui-ci se souciait constamment des divertissements populaires, selon Dion Cassius. Commode, doué d’une force et d’une adresse exceptionnelles au dire d’Hérodien, n’hésitait pas à s’exhiber dans l’arène. Septime Sévère offrit une fête somptueuse à l’occasion du mariage de Caracalla avec la fille de son ami Plautien et des Jeux séculaires. Les princes avaient leurs propres écoles de gladiateurs qu’ils recrutaient soigneusement. Ils avaient aussi leurs propres sources d’animaux sauvages et exotiques que l’armée contribuait à capturer. Leurs spectacles devaient étonner et éblouir, rechercher la nouveauté ou l’imprévu. Musique, défilés costumés, féeries, manifestations nocturnes à la lumière des torches suscitaient admiration spontanée et enthousiasme. On allait à l’amphithéâtre pour la journée; pendant les inter-
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mèdes des distributions de friandises ou de pâtisseries agrémentaient l’attente. Les factions du cirque ou écuries officielles, distinguées par une tunique de couleur bleue, verte, rouge ou blanche, déchaînaient l’ardeur partisane de ceux qui soutenaient tel ou tel champion. Les chevaux portaient aussi des noms et disputaient la vedette aux auriges. Les empereurs soutenaient matériellement l’une ou l’autre des écuries selon leurs goûts. Palmes et boisseaux de monnaie récompensaient la victoire au témoignage des mosaïques. c. Culture et alphabétisation La place éminente des jeux n’empêchait pas le prestige dont jouissait la haute culture, pratiquée à Rome surtout dans les cercles aristocratiques et impériaux. On sait que Vespasien ou Trajan firent construire des bibliothèques publiques associées aux forums monumentaux. Le règne d’Auguste avait été favorable à l’épanouissement de la poésie latine et de la littérature en général. Le biculturalisme, latin et grec, avait été réaffirmé comme une donnée fondamentale de l’Empire et Suétone nous rappelle qu’Auguste lui-même était capable de prononcer un discours en grec. Vespasien institua la première chaire officielle de rhétorique, rémunérée par la caisse impériale. L’historien Dion Cassius fut honoré par Sévère Alexandre. On peut parler de la constitution depuis la fin de la République d’un corps de savoirs qui définissait la culture générale à laquelle devait aspirer tout homme soucieux de se former. Les arts libéraux n’étaient autres que les sciences dignes d’un homme libre et ne se limitaient pas aux disciplines scolaires: le droit, la littérature, l’histoire, la musique, l’art en faisaient pleinement partie. L’enseignement privilégiait la lecture et l’écriture, le calcul, la grammaire, la rhétorique et la philosophie qui contenait aussi les mathématiques. Celles-ci faisaient cependant l’objet d’un enseignement spécialisé chez un géomètre ou un ingénieur. L’homme cultivé jouissait d’une renommée dont témoignent les stèles funéraires sculptées étudiées par H.-I. Marrou: sont représentés, plutôt que des spécialistes ou des maîtres, des lettrés adeptes du règne des Muses dotées d’un pouvoir divin. La supériorité de la poésie y résulte de sa faculté à rassembler des arts variés et nombreux.
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La philosophie occupait une place enviable, même si, en se diffusant, elle avait tendance à renforcer son statut de discipline enseignée au détriment de la recherche d’un art de vivre. Le stoïcisme était dominant dans la culture romaine. Il s’était répandu sous sa forme morale plus que métaphysique et avait accueilli de façon éclectique des préceptes épicuriens et cyniques. C’était avant tout une réflexion sur la liberté au sein d’une sagesse qui se conforme à l’harmonie rationnelle du monde ordonné par la providence. Si la doctrine se prêtait au pessimisme, à la résignation et au conservatisme face à la réalité quelle qu’elle soit et voulue par le destin, elle n’excluait pas le refus, ni le recours au suicide au nom de la vertu. Elle était une école de maîtrise de soi. Les philosophes professionnels pouvaient être inquiétés et chassés de Rome. L’histoire était également surveillée, par crainte qu’on ne portât atteinte à la majesté de l’empire. La rhétorique avait acquis un rang particulier que reflète la mesure de Vespasien qui fit de l’Espagnol Quintilien, auteur des Institutions oratoires, le premier professeur appointé de rhétorique latine. Tacite a dénoncé, avant Juvénal, la décadence de l’art de l’éloquence et a expliqué pourquoi lui-même s’est alors tourné vers l’histoire. Comparant son temps et celui de Cicéron, il regrettait la précipitation et le caractère artificiel d’un apprentissage voué à l’éloquence judiciaire privée de l’action politique et du souffle de la liberté. La critique tacitéenne touchait juste en ce qui concerne l’art de la persuasion fondé sur l’argument d’autorité au détriment de l’intérêt et de la vérité. Elle ignorait le renouvellement et le succès d’une «suasoire22» adaptée et vivante, source de gloire personnelle et de réussite sociale; en outre, les domaines de l’éloquence non utilitaire (conférences, apparat) concoururent à l’essor de l’imagination, de la fantaisie et de la culture. Les empereurs encourageaient un art essentiel à la vie de l’Empire. Ils favorisèrent aussi à partir d’Hadrien la promotion de la jurisprudence et des jurisconsultes dont l’influence s’épanouit sous les Sévères. De Salvius Julianus à Ulpien, une lignée prestigieuse de spécialistes du droit a contribué à l’élaboration d’une science beaucoup plus attentive à la réalité sociale qu’aux dogmes universalistes. 22. Art de persuader, enseignement rhétorique de l’art de convaincre.
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Il n’y eut pas de volonté impériale d’éduquer la masse, ni de politique scolaire de la part des empereurs. Pourtant, le pouvoir romain utilisait l’écrit pour s’adresser aux citoyens, que ce fût sous forme d’édits, de décrets, de règlements qui tous étaient en principe affichés pour pouvoir être vérifiés. L’espace urbain était parsemé d’inscriptions monumentales et officielles et d’épigraphes honorifiques ou religieuses en grand nombre. L’administration utilisait quotidiennement tablettes, codicilles et papyrus pour ses actes et ses archives. Les transactions, ventes, échanges commerciaux supposaient l’existence de témoins écrits. Le livre se diffusa sous la forme du volumen ou rotulus (rouleau) de parchemin ou papyrus. La librairie d’Atrectus est localisée par Martial «à l’opposé du forum de César»; il ajoute que «la porte, du haut en bas toute recouverte d’écrits, [permet] de lire d’un coup d’œil les noms de tous les poètes». Avec des nuances selon les milieux et les activités, la pratique de l’écrit était partout répandue et partout le lecteur était sollicité. Qu’en était-il du taux d’alphabétisation, c’est-à-dire de la proportion de ceux qui maîtrisaient la lecture et l’écriture? Une réflexion préalable sur le rapport entre l’écrit et l’oral éclaire la réponse. L’écriture ressortissait à la pratique politique et revêtait en partie la forme d’une consommation de prestige. Mais, M. Corbier souligne, avec F. Desbordes, le primat de l’oral auquel l’écrit demeure subordonné à l’échelle de la société: celui-ci n’est qu’une manière de représentation de la parole et la lecture publique des œuvres littéraires rappelle que la composition rédigée, éminemment rhétorique, l’est en fonction de sa diction orale. L’orateur devait savoir son texte de mémoire et le public était habitué à enregistrer ce qu’il entendait mieux que ce qu’il lisait. A l’inverse, la mémorisation d’un discours par son auteur était facilitée par le fait qu’il le traitait comme un texte à lire. Il y avait donc symbiose entre les deux formes de la communication: on parlait comme on écrivait aussi bien qu’on écrivait comme on parlait. La valeur essentielle de l’écriture résidait dans sa fonction de conservation de la parole, qu’elle pouvait sacraliser en la figeant. L’affichage ne signifiait pas toujours qu’on ferait l’effort de rendre le texte lisible. Cette dimension, propre aux inscriptions funéraires, religieuses, honorifiques et monumentales soigneusement mises en page, visait
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l’effet esthétique, le souvenir et la mémorisation. Les textes impériaux, même assortis d’un effort de mise en page, avaient une syntaxe complexe qui s’adressait au lecteur averti. Autrement dit, la culture romaine était aussi une culture écrite, mais où l’écriture, bien que maîtrisée dans ses finesses graphiques indispensables à une lisibilité efficace, restait l’apanage d’une culture du pouvoir, indifférente à la question de l’alphabétisation réelle de la population. Le texte gravé était aussi fait pour être vu autant que lu. On admet que l’époque impériale est en matière de lecture et d’écriture une période d’extension. Chez Juvénal, sous la satire d’un enseignement médiocre et méprisé, pointe, malgré tout, l’idée que la scolarisation élémentaire touchait un nombre non négligeable d’enfants à Rome même. L’impulsion donnée par une administration vouée à la confection de documents écrits explique cette progression. Toutefois, la diffusion large de l’écrit n’était pas forcément en rapport avec le nombre de ceux qui savaient lire. Les textes officiels faisaient certainement l’objet d’une lecture collective sous la dictée de ceux qui étaient suffisamment alphabétisés. Les pratiques n’ont pas varié sur ce point avec l’Empire. Les contenus écrits ont évolué, mais ils n’ont pas touché moins de gens. L’exemple de l’affranchi Hermeros dans le Satiricon est justement cité: le personnage n’est pas vraiment alphabétisé, mais déchiffre l’écriture lapidaire et dit posséder quelques rudiments de calcul. Ce devait être un type répandu d’apprentissage non scolaire chez les gens de la ville et dans les domesticités urbaines. La haute culture individuelle était restreinte à une élite qui ne se limitait pas à l’aristocratie. La pratique réelle de l’écriture et de la lecture sous la houlette d’un pouvoir qui diffusait l’écrit dans les espaces publics permettrait de parler d’une «alphabétisation pauvre» relativement répandue, à Rome, mais aussi dans l’Empire, surtout en Italie.
L’Italie intégrée L’Italie urbanisée était profondément diversifiée, malgré son intégration déjà ancienne et progressive, sanctionnée par la diffusion du municipe de citoyens romains. Les colonies,
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multipliées au cours des guerres civiles et sous Auguste, s’élevaient à une cinquantaine environ, mais ce sont 120 cités (36 %) qui portaient le titre prestigieux au début du IIIe siècle. Même honoraire, cette colonisation impériale atteste la vitalité et la continuité italienne ainsi que la sollicitude des empereurs dans la tradition d’Auguste pour une péninsule qui avait présidé à la grandeur de Rome. Son organisation autour de communautés autonomes résultait d’expériences accumulées. Par bien des aspects, elle préfigurait pour les provinciaux d’Occident les chemins de l’intégration. Par ailleurs, l’esclavage y était étroitement inséparable de l’organisation sociale et la présence des élites romaines et de l’empereur n’était pas sans incidences sur la vie des cités et des campagnes. La question d’un déclin L’histoire italienne du Haut-Empire souffre avec celle d’autres secteurs provinciaux d’une faiblesse dommageable: l’inégale valeur des sources écrites selon les moments. La période d’Auguste à Trajan offre un dossier assez abondant qui s’amenuise pour l’époque antonine et sévérienne où il se limite aux inscriptions et aux textes juridiques, très lacunaires. Mais, à l’aune du pessimisme des auteurs sans illusions sur l’empire, les documents révèlent des traits négatifs répétés: la dénonciation de l’extension du latifundium chez Pline l’Ancien, la crise financière de 33, les effets des campagnes militaires de l’année 69 sanctionnées par les batailles de Bédriac et Crémone dans la plaine du Pô, l’ensevelissement de Pompéi et d’Herculanum, qui ne furent pas relevées, par l’éruption du Vésuve le 24 août 79, le ou les édits de Domitien sur la viticulture, les aides alimentaires (alimenta) de Trajan perçues comme le point d’orgue de l’évolution. La notion de décadence est alors confortée par le processus de provincialisation entamé avec Hadrien et poursuivi sous Marc Aurèle et Caracalla, bien que rien de décisif n’intervienne avant Dioclétien, créateur de deux provinces.
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a. La recherche d’explications Le bilan est avant tout affaire d’interprétation et de lecture des données dont on dispose. L’argument économique paraît décisif et excessif à la fois dans le diagnostic du déclin. Il semble pouvoir se réclamer, sur le fond, des témoignages antiques de ceux qui déploraient l’obligation pour Rome de se ravitailler outre-mer. L’Italie avait cessé de suffire à la nourriture de Rome (Columelle, Tacite, Juvénal, Florus); on pouvait s’interroger sur l’épuisement de ses sols. Complémentaire et aggravant, le jugement de Pline l’Ancien sur le fait que latifundia perdidere Italiam23 introduit une dimension sociale: le petit paysan a disparu devant la grande propriété esclavagiste, entraînant l’essor d’une agriculture spéculative et le dépeuplement de certaines campagnes. En conséquence, les mesures de Domitien tendant à limiter la viticulture en 92, puis à interdire les vignobles urbains en 94 ou 95, corroboreraient l’idée des conséquences désastreuses d’une monoculture atteinte de surproduction chronique du fait de la concurrence accrue des provinces. Aboutissement logique, les alimenta de Trajan, illustrés par la Table des Ligures Baebiani (région de Bénévent) et la Table de Veleia (en Cisalpine), visaient à lutter contre la dépopulation et le déclin démographique. Aux témoignages anciens s’ajoutent des arguments archéologiques fondés sur la fouille de villae: A. Carandini a vu dans l’évolution de Settefinestre (territoire de Cosa en Étrurie méridionale) et la perte de ses débouchés gaulois au milieu du Ier siècle un témoin exemplaire de la crise de la villa esclavagiste fondée en grande partie sur la viticulture; elle se replia sur elle-même pour disparaître à la fin de l’époque antonine. Plus généralement, Columelle a été considéré comme le témoin de la crise de l’esclavage et du nécessaire recours au colonat libre. A. Carandini décrit le modèle à l’aide des concepts de «villa centrale» et de «villa périphérique»24: la crise du système, en effet, correspon23. NH, XVIII, 35: «Les latifundia ont ruiné l’Italie.» 24. La villa centrale, capitaliste, intégrée à l’économie urbaine, est tournée vers la ville proche et pratique une agriculture soignée et intensive; de dimensions raisonnables, elle peut être surveillée et est exploitée par des esclaves libres de leurs mouvements. La villa périphérique, éloignée des
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drait à la disparition du premier type à l’époque antonine, tandis que la seconde s’étiolerait à la période tardive. Les structures économiques qui avaient assuré la croissance italienne au temps de la conquête ne pouvaient maintenir la domination de la péninsule victime de leur usure et du découragement consécutif des propriétaires. Ph. Leveau fait remarquer avec pertinence que ces analyses débouchent sur une sérieuse contradiction, puisque «le centre se ruinerait, en quelque sorte, à exploiter la périphérie». Aussi faut-il immédiatement souligner que la fouille des sites urbains aussi bien que l’épigraphie témoignent que le luxe et les innovations demeurent vivants au Haut-Empire et que les investissements dans les villae autant que dans le confort urbain ne diminuent pas. De même, la baisse de la population italienne n’est pas prouvée et, jusqu’à la peste de l’époque de Marc Aurèle au moins, la croissance semble faible, mais continue. Une pression démographique moindre pouvait d’ailleurs, dans certains contextes, avoir des effets économiques bénéfiques. Le poids du problème posé par la ville de Rome et la maîtrise d’une agglomération sans équivalent historique déforme les perspectives des sources et les conduit à émettre des jugements à valeur morale et politique. La question romaine s’enfle jusqu’à s’identifier avec le devenir de l’Italie; l’existence d’une population bénéficiaire du blé gratuit a vite fait de confondre vie à Rome et oisiveté; la mutation des structures agraires dans le Latium autour de l’Urbs sert de modèle à un discours général sur la décadence de la péninsule. Mais Rome avait dû depuis fort longtemps chercher sa nourriture ailleurs qu’en Italie. Les transports maritimes étaient plus efficaces et mieux adaptés que la voie terrestre pour les grandes quantités réclamées pour l’approvisionnement urbain. La place et le rôle du latifundium appellent des critiques du même ordre. Pline l’Ancien emploie un terme relativement récent à son époque, puisqu’il apparaît à la fin de la République, mais il en déforme la signification. La tonalité morale du propos est destinée à faire l’apologie de la juste mesure. centres urbains actifs, pratique une agriculture extensive sans recourir à l’investissement de type capitaliste et privilégie le colon sur les esclaves, cette fois enchaînés.
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La référence acceptable serait à la rigueur le domaine catonien qui pouvait se satisfaire d’un nombre raisonnable d’esclaves qu’il n’y avait donc pas à enchaîner, mais surtout l’agriculture familiale et nourricière sur une terre de faible étendue. La recherche de la rentabilité est condamnable. C’est elle qui explique les proportions inhumaines prises par les domaines italiens au cours des guerres civiles: fruits de la violence, les latifundia étaient contraires à l’agriculture raisonnable fondée sur l’expérience et la loi de la nature. Ils avaient contribué au déclin de la petite paysannerie qui avait fait la force de Rome et de ses armées. Ainsi, le grand domaine n’est pas chez Pline l’Ancien le témoin d’un déclin de l’Italie; il est le prétexte à une réflexion morale sur l’idéal civique et sur le rôle déplorable des guerres civiles provoquées par le goût de la richesse et du luxe. Loin d’être le symbole d’une crise agraire et d’un appauvrissement généralisé, il serait plutôt le témoin d’un enrichissement de la société et du développement excessif de l’esclavage, source de révoltes possibles. Il ne désigne pas la monoculture extensive pratiquée sur des milliers d’hectares par un propriétaire absentéiste. Le danger servile entre dans les causes de la crise du système esclavagiste enclenchée avec la faillite de la République et définitivement installée à la faveur de la concurrence des provinces. Celle-ci fut à l’origine d’une surproduction chronique accentuée par la volonté de rentabilité dont Columelle est le témoin. Mais la «crise du système esclavagiste» n’est pas clairement reflétée par la documentation et les colons ne sont pas la solution de remplacement face aux difficultés. Columelle atteste que la coexistence des uns et des autres était un fait normal et permet de penser que des colons, quand ils n’étaient pas eux-mêmes des propriétaires, pouvaient aussi être des esclaves puisqu’il use de l’expression «colons libres», redondante autrement. Quant au fait que les colons occuperaient dans les sources une place nouvelle par rapport à l’époque de Caton, il s’explique par une évolution de la gestion, due à la dispersion des domaines et à l’accroissement de leur superficie moyenne. Il n’indique pas un nouveau système imposé par le déclin de l’esclavage. La question de la concurrence des provinces a été mieux mise en lumière par A. Tchernia à propos de la viticulture. Elle
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rejoint le problème de la place de Rome et du prisme qu’elle constitue dans une lecture historique de l’évolution italienne. Cette fois-ci de manière positive. En effet, la demande romaine très forte ne pouvait en aucun cas être satisfaite par les vignobles italiens d’Étrurie, de Sabine, du Latium ou de Campanie. Elle augmenta considérablement à partir d’Auguste. Les propriétaires italiens étaient en outre orientés surtout vers une production de vins de qualité qui se multiplièrent avec l’avènement de l’Empire. Les provinces furent appelées à fournir des vins courants et, si les exportations italiennes diminuèrent, c’est parce que les vins italiens ordinaires aussi bien que les grands crus allaient désormais en priorité vers la capitale. Enfin, la disparition des amphores Dr. 2-4 (amphore vinaire d’origine campanienne) ne paraît pas devoir s’expliquer par la crise des villae esclavagistes, mais par le recours à d’autres conteneurs. Dans ce contexte, les mesures de Domitien répondent à une crise conjoncturelle de surproduction, mais manifestent aussi la volonté de préserver les intérêts des sénateurs et de l’empereur en restaurant la valeur marchande de leurs vignobles qui alimentaient les villes italiennes. Tout cela n’est pas incompatible avec l’idée que l’empereur voulait éviter un développement de la viticulture qui se ferait au détriment des céréales. Quant aux alimenta de Trajan, ils ne sont pas le signe d’une baisse de la population et Pline le Jeune corrobore que la naissance d’enfants nombreux était un idéal indifférent à la conjoncture démographique. b. Nouvelles lectures L’absence de déclin est renforcée par un certain nombre de données qui achèvent de modifier la perspective. A lire Strabon, l’époque augustéenne est une période prospère et active et les régions italiennes possèdent des ressources susceptibles de subvenir aux besoins variés de la capitale. La politique d’Auguste a conforté l’Italie dans sa primauté politique et sociale. La tendance de l’époque julio-claudienne qui prolonge la phase initiale n’est donc pas celle d’un premier essoufflement aggravé par la crise néronienne. Les villes se parent de monuments variés tant en Italie du Nord qu’en Ombrie et Picenum ou en Campanie. Les élites équestres et
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sénatoriales se renouvellent par la promotion de nombreux péninsulaires. L’analyse technique de la crise romaine de 33 repose en partie sur des hypothèses en raison d’un dossier imprécis. Elle conjugua mesures maladroites, baisse du prix des terres et renchérissement du crédit conduisant à un manque de numéraire aggravé par une crise de confiance et par la spéculation. Elle toucha essentiellement les sénateurs, les chevaliers et les riches affranchis. Elle mit en péril des patrimoines et entraîna un déclassement social de familles aristocratiques. La mise en cause des élites dirigeantes explique l’émotion et l’écho rencontrés. L’endettement des riches n’était pas une nouveauté. Il est en accusation dans le récit de Tacite, complété par Suétone et Dion Cassius. Il n’y est pas question d’une crise de l’Italie qu’on ne saurait déduire des données disponibles. La situation ne dura pas. En outre, le souci impérial de préserver les patrimoines et le prix des terres fut une constante et tint davantage au problème du renouvellement de l’ordre sénatorial lié à la fécondité et à la mortalité, mais aussi à la difficulté de tenir son rang pour les familles qui aspiraient à faire carrière. La complexité du problème est traduite par la logique de la lettre25, a priori surprenante, de Pline le Jeune sur le renchérissement des terres autour de Rome à la suite de la décision de Trajan sur «l’obligation du tiers» pour les sénateurs provinciaux. Le fond du propos est bien la terre et le patrimoine, bases du train de vie sénatorial. Mais la hausse des prix y sert de prétexte à une réflexion sur l’absentéisme et la corruption électorale, thèmes convenus et sans solutions efficaces apparemment. La mise à sac de Crémone lors de la guerre civile de 69 et sa difficulté à se relever malgré l’aide de Vespasien ne peuvent pas masquer la vitalité de la Cisalpine dont les élites furent actives et nombreuses à la fin du Ier siècle et à l’époque antonine. Sans doute la regio VIII parut-elle en retrait, à en juger par le nombre plus restreint de ses sénateurs influents (Ceionii de Bologne, Avidii de Faventia), mais la Transpadane avait encore de grandes familles riches et puissantes au IIIe siècle. Le rayonnement d’Aquilée, favorisé par la proximité des provinces militaires danubiennes, ne se démentit 25. Pline, Epist., VI, 19.
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pas. La destruction de Pompéi et d’Herculanum n’entama pas le dynamisme campanien et des indices prouvent que des vignes furent même replantées sur les pentes du Vésuve. L’essor des sources agronomiques latines au Ier siècle ne s’explique pas sans l’intérêt accru pour l’agriculture non seulement des élites romaines, mais aussi des notables d’Italie. La diffusion du titre colonial, qui n’allait jamais sans améliorations, honorait des cités actives et prospères. Avec des nuances et des exceptions régionales, l’Italie des villes et des campagnes a connu une évolution sans heurts notables, ni mutations brusques. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y eut pas des conjonctures localement défavorables. La prétendue provincialisation de l’Italie à partir d’Hadrien acquiert ainsi une autre dimension. Celui-ci institua 4 consulaires dont les compétences étaient judiciaires. Antonin le Pieux qui avait exercé cette responsabilité renonça au système. En 164-165, Marc Aurèle créa cette fois des iuridici (ou juridiques) au nombre de 4, mais avec la région urbaine on compta 5 circonscriptions. Des retouches furent apportées par Septime Sévère et surtout par Caracalla qui institua 6 districts qui passèrent à 7 en 240. A une date indéterminée sous Caracalla, C. Octavius Suetrius Sabinus, consul ordinaire en 214, fut «choisi pour redresser la situation de l’Italie», sans qu’ait été mis fin aux fonctions des juridiques avec lesquels il n’interférait pas. Il avait en charge toutes les cités et territoires d’Italie et sa charge n’était pas limitée à la justice; il était seulement doté des compétences judiciaires indispensables à l’exercice de son mandat exceptionnel. Dans tous les cas, il n’y a rien qui évoque à proprement parler une provincialisation de l’Italie au sens conventionnel. Dans la logique de la régionalisation augustéenne, le pouvoir impérial avait pris des dispositions administratives destinées à faire face à la multiplication des tâches et des problèmes, pour une part conjoncturels. La monarchie avait modifié les pratiques traditionnelles. Il y eut des subdivisions provinciales régionales en Italie; il n’y eut jamais de province d’Italie et le terme provincia n’est pas appliqué aux deux secteurs créés par Dioclétien. Avec la diffusion de la citoyenneté, la province elle-même avait peu à peu cessé d’être un territoire non annexé pour être intégrée à la res publica.
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Les modèles italiens La péninsule italique reflétait la profonde mutation de ses communautés sous l’influence de la domination romaine pourvoyeuse de richesses. Sans les opposer absolument puisqu’ils étaient associés dans le cadre de la cité, deux mondes différents s’y rencontraient universellement: celui des villes et celui des campagnes. a. L’Italie des villes On peut proposer, avec plusieurs historiens, de considérer la notation de Dion Cassius sur l’Italie peuplée comme d’actualité à l’époque sévérienne. Selon les critères romains, la péninsule n’était pas tout entière favorisée. Strabon passe rapidement sur la Ligurie peu civilisée et rappelle que les peuples de l’Apennin central connaissaient des conditions défavorables, susceptibles d’expliquer leur rudesse et leur valeur guerrière dont Rome avait eu à souffrir. La richesse et la diversité des terres, l’abondance de la population et des productions agricoles et artisanales, l’urbanisation dense garantissaient une société policée capable de se gouverner. La ville, centre de la cité, était le siège des institutions communales, lieu de concentration des monuments publics, civils et religieux, creuset d’une culture juridique et politique et d’une intégration linguistique et culturelle. Colonies et municipes reproduisaient des schémas de gouvernement voisins, mais non toujours identiques. A Pompéi, des duumvirs quinquennaux, des duumvirs, des édiles, sont attestés comme magistrats ordinaires, mais il n’y a pas de questeur connu. Dans un certain nombre de municipes on trouvait des quattuorvirs faisant fonction à la fois d’édiles et de duumvirs. Selon l’histoire, les fonctions financières et religieuses variaient localement, qu’il s’agisse de questures et de curatelles spécialisées ou de prêtrises liées à un sanctuaire traditionnel. Des institutions grecques perduraient dans une cité comme Naples. Partout la vie civique reposait sur le conseil local de 100 décurions au maximum, constitué de notables cooptés et adlectés autant qu’élus semble-t-il. L’ordre, à l’image du Sénat romain de la République, surveillait les différents domaines de la vie
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locale et contrôlait les magistrats qui devaient tenir informé le conseil et lui présenter régulièrement des rapports en matière de finances, de justice et de religion. Il était responsable de la sauvegarde et de la gestion du patrimoine commun et du territoire civique. Le peuple avait aussi son mot à dire, mais la documentation pompéienne est celle qui nous renseigne presque exclusivement sur son rôle politique. Les élections, annuelles, donnaient alors lieu à des campagnes actives où s’impliquaient des associations de jeunes, des cabaretiers, des boutiquiers et artisans, sans oublier des notables qui en droit appartenaient à titre personnel au populus. L’enjeu n’était pas un programme, mais un individu dont on vantait les qualités singulières et les mérites appréciés selon un code aristocratique semblable à celui de Rome. D’autres formes d’intervention non électorales montrent que l’opinion populaire contribuait à sélectionner les dirigeants dignes des honneurs ou de mémoire. A Brescia (Brixia), au IIe ou IIIe siècle, le décurionat est décerné à titre gratuit sur intervention du peuple. Entre 138 et 235 on a compté au moins dix statues offertes par des cités italiennes sur demande ou avec l’accord du peuple ou de la plèbe. Des textes juridiques sévériens invoquaient encore une loi augustéenne sur la brigue pour combattre les pressions populaires abusives. Le modèle impérial de la popularité faisait périodiquement des émules. La société municipale reproduisait les hiérarchies inhérentes à la société romaine. La sélection des notables se faisait sur la base de critères censitaires variables localement. Le cas bien connu de Côme où le minimum exigé se montait, à lire Pline le Jeune, à 100 000 sesterces, est exceptionnel. Si une somme autour de 50 000 sesterces paraît une moyenne raisonnable pour l’Italie, il faut préciser que rien n’est sûr en dehors de l’absence d’une codification universelle comparable au cens sénatorial et au cens équestre. Dans la plupart des cités, les élites n’étaient pas très nombreuses et comptaient quelques dizaines de familles: à Canosa (Canusium) en 223 on en recense 63, mais ailleurs on n’en dénombre guère plus d’une vingtaine; il s’agit là d’une fourchette probable s’adaptant à la majorité des communautés. Le renouvellement devait donc être relativement rapide et on s’étonne moins des cooptations fréquentes. On comprend mieux aussi une tendance précoce à l’hérédité du décurionat et, contra-
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dictoirement, une nécessaire souplesse dans l’admission d’hommes nouveaux issus de la plèbe ou descendants d’affranchis. Ceux-ci cumulaient richesse et influence et ne souffraient plus de la macule servile qui frappait d’interdiction leur père depuis la loi Visellia de 24 apr. J.-C. L’importance de cette filière d’ascension sociale était une caractéristique des cités les plus intégrées. Souvent, l’ascendant affranchi avait bénéficié d’honneurs compatibles avec son statut tels que le sévirat augustal, voué au service du culte impérial, ou les ornements décurionaux, véritable passeport pour la curie délivré, par le biais d’une assimilation honorifique de l’ascendant, aux enfants qui ne pouvaient s’y soustraire. Les alliances matrimoniales constituaient une autre voie pour des familles qui sans disparaître se fondaient dans un nouveau groupe gentilice. Le maillon faible de la chaîne demeurait la conservation des patrimoines dont l’émiettement ou la perte remettait en cause la domination sociale. D’où l’alternance périodique et consubstantielle à la vie municipale de volonté et de contrainte. Dans la vieille colonie latine de Carsulae (Carsioli) des Èques, les inscriptions montrent que, sous les Antonins et les Sévères, les iuvenes (les jeunes gens de bonne famille) étaient préparés à leurs futures tâches et possédaient leurs fêtes et cérémonies officielles. Les alimenta de Trajan n’étaient sans doute pas étrangers non plus au souci du maintien de la dignité des cités par la sélection de jeunes susceptibles de les servir plus tard. Un bel exemple de longévité sociale est fourni par la famille de l’empereur Trébonien Galle (251-253), originaire de Pérouse. Le 15 juillet 205 (estce simple coïncidence avec la date de la transvectio equitum?), C. Vibius Gallus Proculeianus, magistrat de la cité ombrienne et juge des décuries romaines, lui-même fils et petit-fils de notables locaux du temps de Marc Aurèle, est honoré par son petit-fils Vibius Veldumnianus dont on ne saurait définir la parenté exacte avec Volusien, fils et collègue de Trébonien. Entre la troisième et la cinquième génération la famille accéda à l’ordre équestre puis au Sénat. La cité exigeait des égards et les élites en étaient responsables. Être vivant, doté d’un génie, elle devait engendrer la fierté de ses habitants. Les monuments publics, leur ornementation, les fêtes communautaires constituaient une part importante de dépenses qui devaient être assumées par les
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notables au cours de leurs charges organisées selon un parcours imité de la carrière romaine des honneurs. Il combinait magistratures, fonctions extraordinaires et prêtrises dont l’accomplissement n’était pas rémunéré. Les revenus publics ne pouvaient pourvoir à l’entretien de la ville et à son embellissement. L’évergétisme palliait les insuffisances. A proprement parler, il commençait avec les générosités volontaires ajoutées à la somme honoraire que versait tout élu à la caisse municipale26. Ce n’était pas toujours, ni même le plus souvent, un édifice ou une partie d’édifice. Une statue pour orner la curie ou un temple, des distributions d’argent (sportules) aux corps constitués (décurions, collèges), des repas ou des banquets publics, des spectacles et jeux à l’occasion des fêtes formaient l’ordinaire des dons. Les dépenses consenties étaient certainement proportionnées à l’honneur. La collectivité, par l’intermédiaire de l’ordre, mais également d’un parent autorisé par les décurions à utiliser l’espace public, décrétait en retour, pour les meilleurs d’entre eux, l’érection d’une statue qui jalonnerait la mémoire de la cité de son marbre ou de son bronze et de son piédestal inscrit. La vie municipale et les sociétés civiques autonomes rythmaient l’histoire italienne. L’épigraphie atteste, il est vrai dans un langage convenu et peu évolutif produit par la soumission à un code social et culturel pesant, les aménagements et l’adaptation du système civique. Les villes étaient d’ailleurs protégées et avaient besoin de ces protections. Les curatelles de cité apparues avec Domitien plutôt que Trajan jouaient ce rôle. F. Jacques souligne, en effet, le caractère non imposé d’une charge qui n’est pas une magistrature et qui ne dure que le temps nécessaire à la remise en ordre financière qui a motivé la demande adressée par la res publica locale à l’empereur. Une seconde garantie était définie par le patronat à vocation judiciaire. Le patron pouvait être un notable local ou un aristocrate extérieur à la cité. En Italie, les sénateurs étaient fréquemment choisis pour intercéder au nom de la cité auprès de l’empereur et de l’administration. L’Italie préservait son originalité due à l’ombre tutélaire de Rome et aux liens tissés avec les élites 26. La somme honoraire ou summa honoraria était payée au trésor local par le candidat élu. Son versement était obligatoire. Au IIe siècle apr. J.-C., elle s’étend aux décurions.
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romaines. La provincialisation accrue du Sénat ne modifia pas la situation, d’autant qu’Auguste obligea les sénateurs à posséder un domicile romain et fut suivi par ses successeurs. En outre, Trajan contraignit les sénateurs à posséder un tiers de leur capital foncier et immobilier en Italie27, alors que les terres provinciales avaient été incluses dans le cens au cours du Ier siècle. La formule de Pline le Jeune28 pour rendre compte de cette mesure rappelle l’attachement à la supériorité de l’Italie de la part d’un empereur d’origine hispanique: «Il était honteux que des Romains briguant les charges habitassent la Ville et l’Italie non comme une patrie, mais comme la maison d’un hôte ou une auberge, à la manière de voyageurs.» Enfin, les patriciens, presque toujours d’origine italienne, se contentèrent de plus en plus des honneurs romains et limitèrent leur activité à Rome et à l’Italie. b. L’Italie des campagnes La propriété foncière, quelle que fût son origine, formait le soubassement de l’édifice politique et social. Ses revenus alimentaient la vie urbaine en grande partie et décidaient des munificences des notables. Le personnage de l’affranchi Trimalcion dans le roman attribué ordinairement à Pétrone, le Satiricon, rappelle qu’elle était le symbole de la réussite sociale et que l’argent accumulé à la faveur du grand commerce du vin était réinvesti en terres par celui qui recherchait l’honorabilité et la reconnaissance29. On manque de documents pour reconstituer de façon certaine les structures agraires (propriété et modes d’exploitation) de l’Italie du Haut-Empire. On sait que la propriété sénatoriale était importante dans le Latium et en Campanie, mais que l’Apulie, l’Istrie ou l’Étrurie et la Transpadane ne furent pas à l’écart. Le dynamisme non démenti des villes autorise à conjecturer 27. Il est probable que Marc Aurèle ait abaissé la proportion à un quart. 28. Epist., VI, 19, 4. 29. Trimalcion est la synthèse de plusieurs images, ce qui explique les débats et les interprétations contradictoires sur le ou les modèles sociaux qu’il est censé incarner, sur son caractère fictif ou sur sa valeur exemplaire. Affranchi indépendant (sans patron vivant), il est aussi la métaphore du sénateur asservi par la monarchie et invite à méditer, de manière pessimiste et littéraire, sur le sort finalement peu enviable de celui-ci.
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l’importance et la vitalité d’une propriété décurionale abondante, mais de dimensions relativement réduites le plus souvent. On discute sur le maintien d’une petite et moyenne propriété libre que la colonisation avait contribué à renforcer au début de l’Empire. Il est normal qu’elle soit peu présente dans les textes et l’archéologie ne permet pas de la déceler aisément. On aurait tort de penser qu’elle avait pour ainsi dire disparu devant une concentration continue aux mains de grands propriétaires. On a même émis l’hypothèse qu’elle aurait connu un renouveau en Italie méridionale au cours de la restructuration qui accompagnerait l’Empire. Enfin, on ne saurait négliger un phénomène difficile à mesurer et à inventorier sur une carte: l’extension continue du domaine impérial par héritage et par confiscation. Il est attesté épisodiquement dans l’épigraphie. En Calabre, les terres de Calvia Crispinilla furent absorbées par les Flaviens et vinrent s’ajouter aux propriétés de Domitia Lepida accaparées par Néron. L’inscription de Saepinum sous Marc Aurèle ne se limite pas aux troupeaux impériaux et concerne un problème de transhumance qui associait aussi des troupeaux privés. Dans la région II, dans le Salento comme en Apulie, l’essor de la propriété impériale ne se dément pas entre Néron et la fin du IIe siècle. Le développement du grand domaine (latus fundus) n’a pas mis fin à la petite exploitation, dans la mesure où le latifundium n’était pas le plus souvent mis en valeur directement par le maître. L’éloignement, la taille des terres incitaient à recourir au fermage et au métayage. Il existait donc de nombreux latifundia, mais ceux-ci n’avaient que peu de rapport avec le latifondo. En fait, il semble bien qu’on puisse considérer comme latifundium une propriété égale ou supérieure à ce que représentait la superficie minimale nécessaire au cens sénatorial d’un million de sesterces. Au prix de 1 000 sesterces le jugère, donné chez Columelle pour un vignoble nu, cela représentait environ 250 ha. La lecture des agronomes montre que l’unité de production était le fundus de grande étendue ou domaine dirigé depuis la villa, ellemême subdivisée en une pars urbana (résidence du maître) et une pars rustica (les bâtiments liés à l’exploitation). On ne voit pas apparaître clairement la distinction entre ce qui serait la réserve exploitée directement au moyen d’esclaves
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et des tenures confiées à des paysans locataires ou colons. Ce n’est pas là ce qu’A. Carandini entend par «villa centrale» et «villa périphérique». Le domaine de Faustinus près de Baïes, sur le littoral campanien, décrit par Martial, est un fonds suburbain où se rencontrent simultanément un villicus ou intendant d’origine servile et des colons. Pline le Jeune, à Tifernum Tiberinum d’Ombrie, dans la haute vallée du Tibre, loue ses terres à des colons exclusivement, mais modifie les contrats en transformant la redevance en argent en une rente en nature selon les circonstances. Columelle envisage tour à tour la villa exploitée par des esclaves selon le modèle catonien et le domaine loué à des colons métayers (partiaires). Un fundus devait en moyenne varier entre 100 et 300 ha. Sénèque et Pline le Jeune possédaient plusieurs fundi et n’étaient sûrement pas des cas isolés. L’essor de la littérature agronomique s’explique par l’intérêt accru pour la gestion efficace de domaines devenus difficiles à surveiller et par la question de la rentabilité. Le ravitaillement de Rome offrant un énorme marché, les progrès de la viticulture et de la consommation du vin justifient les préoccupations des agronomes propriétaires. Il ne s’agit jamais de monoculture et un vignoble de 50 ha constituait une très grande propriété: la fourchette raisonnable se situait entre 12 et 30 ha selon A. Tchernia. Les céréales, l’olivier, les prairies et les bois se combinaient dans un même fundus. Il est possible qu’à l’image du domaine de Sénèque dans les environs de Nomentum la viticulture ait occupé une place proportionnellement plus importante dans les exploitations situées à proximité immédiate du marché romain. Comme le suggèrent les calculs de rentabilité de Columelle, la question n’était pas exactement de faire face au découragement des propriétaires fatalistes et résignés devant les résultats obtenus, mais de répondre à l’évolution d’une situation où rendement et qualité paraissaient de moins en moins compatibles et conciliables. La logique de l’agronome n’est pas une logique économique fondée sur une comptabilité en partie double rigoureuse. Sans doute cède-t-il à une véritable fascination pour le rendement, mais il veut surtout réhabiliter la vigne, décriée pour son caractère aléatoire, et l’effort, en prônant le soin et la minutie. La commercialisation des produits, en dehors de ceux qui étaient envoyés à Rome pour assurer le
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train de vie des aristocrates, était intense au témoignage des amphores utilisées dans les échanges internes, par exemple entre l’Istrie et l’Apulie. La campagne heureuse, l’agriculture intelligente restent le modèle social dominant contre le commerce et le prêt à intérêt que ne se faisait pas faute cependant de pratiquer l’aristocratie. Les problèmes de gestion exposés par Pline le Jeune relevaient de la même attitude. Il s’agissait de rationaliser une activité dont dépendaient les revenus du propriétaire et à travers lui des sénateurs et des notables. Une question importante, mais sans réponse claire, concernerait l’influence des législations des empereurs à destination de leurs saltus sur le comportement nouveau des nobles latifundiaires. c. L’imitation de Rome Un urbanisme enrichi, commandité par les élites de tout rang, se mit en place entre Auguste et les Antonins dans les villes péninsulaires. Il y acclimatait le pouvoir impérial. Sur le forum, face à l’édifice basilical barrant le fond de l’esplanade, un sanctuaire du culte impérial dressé sur son podium élevé, substitué au capitole, ordonnait l’agencement de l’espace et affirmait la présence de Rome au cœur de la cité. La basilique judiciaire, flanquée d’une chapelle impériale, faisait désormais partie intégrante du forum fermé: on en a dénombré plus d’une quinzaine pour la période julio-claudienne. Les fonctions exclues du centre politique donnaient naissance à des espaces diversifiés et spécialisés qu’évoquent le marché de Pouzzoles ou la place des corporations d’Ostie. Dans le même esprit, les débuts de l’époque impériale ont vu s’imposer hors de Rome l’arc dit triomphal (Aoste, Brindes ou Rimini) et les portes monumentales des enceintes urbaines (Ravenne ou Vérone). P. Gros recense 50 théâtres en pierre édifiés au Ier siècle dans les villes du Centre et du Sud essentiellement. Selon les sites et la mise en valeur du monument, on rencontre le bâtiment près du forum ou à la périphérie. Déjà présents en Campanie et Italie méridionale, les amphithéâtres en pierre se multiplièrent principalement dans les agglomérations de la Cisalpine et de l’Italie centrale. Enfin, les établissements de bain (balneum, surtout au Ier siècle, ou thermae ensuite) se développèrent au IIe siècle.
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Il n’y a apparemment que peu ou pas de cirques. Les communautés municipales italiennes se mettaient à l’heure romaine et offraient progressivement à leurs citoyens l’éventail le plus large possible des divertissements et du confort qui constituaient un des baromètres essentiels de la vie civilisée. Le caractère complet de la panoplie monumentale reflétait une imitation poussée des pratiques romaines festives par la cité et la société locale. La diffusion des modèles n’était pas contradictoire avec la diversité des situations et des conjonctures régionales. Entre la Transpadane, l’Étrurie, le Picenum, la Campanie, le Bruttium ou l’Apulie-Calabre les différences ont été sensibles. Les évolutions ont obéi à des données locales de tous ordres qui rendent compte de la légitimité et de la nécessité d’une approche régionale de l’histoire des villes et des campagnes italiennes. Tirant son unité de manière concrète et négative de n’être pas une province, mais aussi de manière abstraite et positive d’être une émanation directe de Rome refondée par l’empereur, l’Italie restait un assemblage de cités dont l’autonomie était garantie par le pouvoir central. Rome demeurait l’élément fédérateur par le seul fait de sa supériorité exprimée dans l’extension de sa citoyenneté, indépendante de limites territoriales autres que celles de Rome même. On comprend mieux pourquoi la Sicile et bientôt la Narbonnaise furent intégrées à la zone de circulation franche des sénateurs. La citoyenneté romaine ne se coulait pas dans une territorialité donnée et l’Italie n’était pas un état territorial. Toutefois, elle n’a jamais été confondue avec une province par la volonté de la monarchie en charge de l’histoire et de la res publica. La dimension monarchique est une composante décisive de l’histoire italienne impériale et le poids de Rome est une réalité d’autant plus surprenante qu’il tenait moins à des institutions gouvernementales qu’à la réussite historique de ses entreprises et au souhait consécutif des élites de participer au succès. Ce mélange étonnant et subtil valait aussi pour les territoires provinciaux où les modèles civiques et monarchiques se prêtaient à des assimilations plus qu’à des applications. Sans paradoxe aucun, l’imperium, même autoritaire, garantissait pour sa tranquillité la diffusion du modèle municipal issu directement des pratiques de la res publica conquérante.
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L’idée de domination coloniale et d’exploitation inconsidérée des provinces met en exergue le transfert des richesses et les ponctions fiscales effectuées par la puissance romaine au détriment des provinciaux. Pillages, violences et arbitraire y ont assurément sévi. Mais le schéma emprunté à l’histoire européenne du XIXe siècle ne s’applique pas sans autres précautions à l’histoire des provinces romaines, ne serait-ce qu’en raison de la longévité du système impérial et du caractère particulier de l’organisation provinciale sous l’Empire. Non seulement les méthodes se modifièrent après les excès des guerres civiles, non seulement une provincia était un territoire contrôlé et non annexé, mais elle comptait avant tout par les cités qui la constituaient et s’administraient de façon autonome. La diffusion des modèles civiques s’accompagna pour les provinciaux d’une mutation de la culture matérielle, de la production et de la consommation, autant sous l’influence des élites locales qu’à l’initiative du conquérant. L’intégration politique et l’intégration économique allèrent de pair, ce qui ne veut pas dire qu’elles furent étroitement solidaires, ni qu’elles résultèrent de mécanismes rigides et uniformément répandus. Le fait d’appartenir à l’Empire créa des obligations qui ne furent pas sans conséquences sur l’activité et la prospérité des sujets: l’usage généralisé de la monnaie métallique, le versement régulier de l’impôt, l’entretien de l’armée et de l’administration, le ravitaillement de la capitale romaine, la diversification des échanges et de la circulation des hommes modifièrent profondément les données et le contexte. S’il n’y a pas lieu de douter de ces phénomènes ni de leur rôle, il est plus difficile de mesurer les transformations et l’enrichissement réels des différents secteurs provinciaux, sans parler d’une éventuelle croissance qui aurait contribué à l’amélioration globale du sort des
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populations, ni de l’appréciation des conjonctures locales et provinciales au cours des siècles. Les sources disponibles posent de délicats problèmes de lecture et d’interprétation. Les textes les plus complets proposent, à la manière de Strabon, des inventaires établis en fonction de l’intérêt de Rome ou destinés à mettre en valeur l’abondance et l’accumulation étonnante des biens régionaux. Quand il s’agit de renseignements isolés, l’intention morale et la rhétorique déforment le sens des faits et masquent la dimension proprement économique de l’épisode. Les inscriptions font connaître surtout les circuits économiques officiels, et les textes juridiques occultent sous des interdictions et des prescriptions la portée réelle des enjeux et des décisions. Quant à l’archéologie, si elle enrichit constamment l’étude des phénomènes monétaires et si elle introduit à une approche quantitative des échanges à l’aide des amphores ou de la céramique, elle n’autorise que rarement un discours assuré et cohérent sur la portée économique des observations et sur la place des faits économiques dans l’histoire des sociétés concernées. On ne peut plus se fonder sur les synthèses déjà anciennes de T. Frank ou de M. Rostovtzeff, mais rien n’est venu les remplacer. Après une période qui a été caractérisée par l’affrontement d’écoles que l’on a qualifiées de «moderniste» et de «primitiviste»1, la recherche s’est tournée vers l’analyse de modèles antiques diversifiés selon les périodes et les lieux, replacés dans leur contexte géopolitique et interprétés à la lumière des pratiques révélées par les documentations de tous ordres. On ajoutera que la méfiance est de règle à l’égard des explications visant à illustrer des théories préconçues comme de tout modèle global susceptible de rendre compte de toutes les facettes des activités et de conférer cohérence et unité à ce qui serait le «système économique impérial romain». En l’absence de chiffres suffisants et d’informations en grand nombre dépourvues d’ambiguïté, les travaux tendent à distinguer les domaines et les sphères d’activité, à séparer soigneusement un secteur marqué par l’intervention de l’État 1. Il s’agit de termes polémiques qui désignent pour les adversaires de la première école les partisans de l’existence d’un capitalisme romain et pour ceux de la seconde les adeptes d’une économie agricole dégageant peu de surplus et fortement autarcique.
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et un secteur «libre», sans chercher à évaluer à tout prix l’influence réciproque de l’un et de l’autre, mais en tenant compte de l’organisation et du fonctionnement de la société. L’essentiel est de comprendre les perspectives adoptées par les différents historiens. Dans la mesure où les analyses antérieures reposaient en grande partie sur l’opposition entre une époque prospère, symbolisée par le règne d’Antonin le Pieux, et une époque de crise durable justifiant le resserrement du contrôle de l’État, le Bas-Empire, on souligne aujourd’hui et le caractère fallacieux de la croissance continue et généralisée du Haut-Empire et l’inconsistance des théories interventionnistes appliquées à la période postérieure. Le rôle de la puissance publique doit donc être précisé au coup par coup et sans préjuger de la réalité d’une politique économique, ni des effets incitatifs ou néfastes de son action. Il ne s’agit plus de choisir entre une économie «sous-développée» et un «capitalisme commercial», mais de chercher à définir les paramètres d’une rationalité économique inscrite dans les sociétés romaines et provinciales ainsi que les écarts par rapport à ce qui serait un modèle romano-italien. Il ne s’agit plus de reléguer la monnaie, les productions artisanales et les circuits commerciaux dans les remises d’un système limité par des horizons ruraux et autarciques, mais de comprendre dans quelles conditions et selon quelles formes ils ont pu s’imposer avec une certaine ampleur. Il ne s’agit plus de vanter les réalisations et les développements des deux premiers siècles de notre ère, mais de prendre en compte les décalages chronologiques des intégrations économiques, les accidents, les difficultés, les tâtonnements qui ont aussi existé en période dite florissante et de montrer les limites et les originalités de pratiques qu’on ne saurait systématiser faute d’une documentation satisfaisante. L’une des interrogations sous-jacentes est, on l’a vu, celle de la nature des relations entre Rome et ses provinces et celle de la place de l’économie dans ce processus aussi complexe que divers. La terre et l’agriculture mobilisaient assurément la majorité des énergies et représentaient le secteur autour duquel s’articulait l’activité économique. Leurs liens avec l’artisanat et le commerce et leur rôle dans la croissance et la prospérité des provinces sont l’objet de discussions, au même titre que l’évaluation du poids économique de la ville de Rome et de
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ce qui constitue le domaine impérial en général. Un bilan équilibré doit tenter de faire le point sur le contexte et les infrastructures, sans négliger la dimension poliade de l’économie, avant de s’intéresser aux formes d’exploitation des richesses et à leur dynamisme et de faire la part des conjonctures provinciales.
En amont: l’empire, la fiscalité et la ville Le contrôle de Rome sur ses territoires conquis passait par l’impôt direct et indirect et par l’essor des moyens d’échange et de communication. Il incluait la possession de ressources jugées d’intérêt public, qu’il s’agisse de propriétés foncières, de carrières, de mines ou de produits spécialisés. Malgré cela, on constate partout un essor urbain qui n’aurait guère été possible si la monarchie impériale avait été uniquement soucieuse de prélever des richesses et des impositions et avait entravé les initiatives locales ou privées. La part de l’État L’État ne cherchait pas à diriger l’économie. Quand il s’y impliquait, il n’agissait pas, semble-t-il, différemment des particuliers et rien ne vient démontrer qu’il contrariait alors les circuits habituels, ni que ses prélèvements portaient préjudice au commerce ou à la production. Toutefois, pour l’approvisionnement de Rome et celui des armées provinciales, il se donnait les moyens d’obtenir les denrées indispensables et de les faire acheminer à bon port. La fiscalité et la monnaie – dont la monarchie avait le monopole depuis Claude en Occident – n’avaient pas pour but d’inciter à la production et aux échanges, mais elles les stimulaient en encourageant les surplus et en facilitant les transactions. Les domaines ruraux, comme ceux d’Afrique, constituaient tout au plus des ressources stables pour les fournitures officielles, particulièrement en cas de difficultés imprévisibles. L’État, même quand il n’intervenait pas, était un acteur économique disposant de moyens supérieurs à ceux des autres agents.
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a. Les dépenses prioritaires Rome et le soldat étaient des priorités pour l’empire. Indépendamment du fait que l’Urbs attirait les marchandises et les richesses en qualité de capitale et de première ville du monde habité – y étaient rassemblés le palais impérial et l’administration centrale, le Sénat et les familles sénatoriales, les prétoriens et les urbains ainsi que les vigiles, mais aussi et surtout la plèbe qui constituait un débouché pour des produits provinciaux comme le vin, les céréales et l’huile –, elle bénéficiait en particulier des livraisons des blés fiscaux sous le contrôle du service de l’Annone. Flavius Josèphe répartit les approvisionnements romains annuels en blé entre l’Égypte et l’Afrique qui contribuaient, au Ier siècle apr. J.-C., l’une pour deux tiers et l’autre pour un tiers. Il semblerait alors que les autres provinces occidentales n’aient joué qu’un rôle d’appoint en cas de soudure difficile, notamment la Bétique et la Gaule Narbonnaise. En revanche, la consommation du vin et de l’huile dépendait en partie des importations depuis les provinces occidentales. Au Ier siècle, la péninsule Ibérique est présente par ses vins de Léétanie et de Bétique dont la réputation n’est pas excellente. Si les derniers déclinent dès l’époque flavienne, l’Hispanie n’en continue pas moins à exporter en direction de l’Italie, mais on ne sait pas avec certitude quelles sont alors les sources nouvelles ou majoritaires. Deux facteurs sont à prendre en compte: l’usage accru du tonneau, qui ne provoque pas pour autant la disparition de l’amphore; la situation du vignoble africain, encore insuffisamment connue. Il semble que l’Aquitaine, la Bourgogne et, à partir du IIe siècle, Marseille, aient joué un rôle non négligeable. Grâce à la colline du Testaccio2, on est mieux renseigné sur l’huile et sur sa provenance. Importée à Rome dès les premiers temps de l’Empire, l’huile de Bétique connaît son apogée entre 140 et 2. Le mons Testaceus ou «colline des coquilles» doit son nom aux millions de tessons d’amphores ayant servi à transporter l’huile de Bétique et l’huile d’Afrique. Il occupe un angle formé par le mur d’Aurélien et le Tibre au sud de l’Aventin. D’une hauteur de 54 m au-dessus du niveau de la mer, il s’élève à 34 m au-dessus du sol environnant. D’une circonférence de 1 km, d’une superficie de 0,25 km2, il s’est construit entre le Ier siècle et le règne de Gallien, pour l’essentiel.
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170 apr. J.-C. Bien que plus parfumée et mieux adaptée à la cuisine que l’huile africaine, elle a dû lui céder la prééminence sous Marc Aurèle, tout en poursuivant ses arrivages jusqu’en 260. Néron avait institué le blé gratuit pour les soldats de sa garde prétorienne, mis sur un pied d’égalité avec la plèbe assistée. Septime Sévère étendit le privilège aux distributions d’huile. L’empereur lui-même en faisait acheminer pour les besoins de son palais. Les corps de troupe devaient être bien nourris et entretenus. De l’Afrique à la Dacie, les effectifs des forces légionnaires et auxiliaires affectées aux provinces ont représenté, à partir du IIe siècle, en moyenne près des deux tiers du total des effectifs impériaux, c’est-à-dire entre 200 000 et 220 000 hommes3. On admet que l’armée impériale était la source la plus importante des dépenses publiques. Outre les soldes graduées qu’il fallait verser chaque trimestre, les militaires recevaient récompenses (donativa) et primes de retraite (praemia). Ils étaient de gros consommateurs de produits variés: de 80 000 à 100 000 tonnes de céréales étaient indispensables annuellement pour les garnisons occidentales; s’ajoutaient la viande, le vin et l’huile, les cuirs et les peaux, les chevaux et bêtes de somme et les rations de fourrage, sans oublier le bois, les métaux, l’argile et les équipements destinés à la préparation et à l’exercice de la guerre (armures, armements, machines). Les fournitures dépendaient localement de l’administration procuratorienne et des autorités militaires provinciales. La part des productions levées au titre du Fisc n’est pas aisée à évaluer. La plupart des denrées et des approvisionnements faisaient l’objet d’achats et de réquisitions monnayées. Il n’y avait aucune confusion administrative entre les livraisons annonaires de Rome et les acheminements en direction des camps. Les pratiques étaient probablement les mêmes en matière de transport à longue distance. Des contrats étaient passés avec des naviculaires (des propriétaires de navire) et des commerçants spécialisés qui, en échange de privilèges, se mettaient au service de l’État pour une durée déterminée, fixée depuis Claude, si l’on en croit Gaius4, à six années. 3. Voir aussi, pour l’armée et ses fournitures, chapitre 8, p. 414-418. 4. Institutes, I, 32c.
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b. L’impôt et la monnaie impériale Les prélèvements fiscaux5 et la monnaie faisaient aussi de l’État un acteur essentiel de la vie économique. Les provinces occidentales ne permettent pas de se faire une idée exacte du poids de l’impôt supporté par les provinciaux. La fiscalité directe comportait à la fois la taxe foncière (tributum soli) et la capitation (tributum capitis) ou impôt par tête. Un taux moyen de 10 % pour le tribut sur la terre paraît raisonnable, si on prend à la lettre le terme de dîme appliqué à la Sicile (les autres produits que le blé obéissaient à d’autres proportions). Mais l’assiette avait été établie selon des modalités variables en fonction des conditions locales au moment de la réduction en province: César avait ainsi fixé à 40 millions de sesterces l’impôt dû annuellement par les Gaulois. Impôt de répartition et impôt de quotité fixe (Rome ignora l’impôt progressif) coexistaient. Il ne représentait plus une contribution volontaire des citoyens pour la défense et la sauvegarde de leur cité. Il avait vu le jour au titre de «prix de la victoire» et de «sanction de la guerre», mais cette définition n’était pas acceptable pour les citoyens romains des provinces qui, à la différence des Italiens, n’en étaient pas exemptés s’ils ne jouissaient pas du privilège du droit italique. Si le terme de stipendium évoquait surtout le versement en argent, celui de tributum était désormais la part due au peuple Romain, sans autre justification. Les sources ignorent une telle préoccupation en dehors des propos prêtés à Petilius Cerialis par Tacite lors de son allocution aux Trévires et aux Lingons: «Il n’y a pas d’armée sans solde, ni de solde sans tributa.» C’est là le point de vue traditionnel du conquérant s’adressant à des sujets. La monarchie adapta peu à peu le discours sur la fiscalité en fonction de l’accroissement du nombre des citoyens et substitua au principe de domination l’idée que le prince attentif et bienveillant recevait et redistribuait. 5. On se reportera pour les précisions de détail sur les impôts et la perception au volume de M. Sartre (op. cit.), dans la mesure où la documentation orientale autorise un exposé plus complet que celle d’Occident et où il ne me paraît pas nécessaire de développer ici ce qui y est bien dit (p. 68-74 en particulier).
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La fiscalité indirecte semble avoir fait évoluer les conceptions officielles. Pline le Jeune le suggère quand il dit devant l’empereur Trajan que «les charges de l’empire (onera imperii) ont rendu nécessaire l’institution de la plupart des redevances (vectigalia), aussi utiles à la communauté que dommageables aux particuliers». Les vectigals définissent, dans ce contexte, les taxes et prélèvements de toute nature autres que le tribut et la capitation, mais recouvrent par ailleurs aussi les revenus du domaine impérial ou des propriétés exploitées à ferme. L’utilitas communis devient, quant à elle, la clé d’une imposition toujours mal vue et mal supportée. La conquête ne peut pas, en effet, justifier la fiscalité indirecte aussi appliquée à l’Italie après une interruption entre la guerre sociale et l’époque césaro-augustéenne. Auguste décida de financer la retraite des vétérans (aerarium militare) par le prélèvement fiscal de 5 % (1/20) sur les héritages des citoyens romains. Trajan l’aménagea en dispensant du versement les héritiers directs6. On institua pour la levée des circonscriptions particulières progressivement dirigées depuis Hadrien par des procurateurs spécialisés qui exerçaient leurs fonctions sur des territoires administratifs, tels que Gaule Narbonnaise et Aquitaine, Bétique et Lusitanie, distincts des provinces. L’affranchissement d’un esclave était également frappé d’une redevance d’un vingtième (5 %) du prix fixé. La vente d’un esclave était taxée de 4 % et les ventes aux enchères de 1 % (Caligula en exempta l’Italie). La circulation des marchandises d’une province à l’autre était soumise au portorium, assimilé de façon approximative à des droits de douane. Il s’agissait de péages touchant les sorties et les entrées selon des taux variant de 1 à 2,5 % à l’intérieur de l’Empire et s’élevant à 5 % aux frontières extérieures. En Afrique, il est vraisemblable que le portorium ait concerné la province de ce nom seule et ait été inclus dans les quatre publica (portorium, XX hereditatium, XX libertatis et centesima venalium) ou revenus publics dont la rentrée était placée sous la responsabilité d’un procurateur spécialisé. On en ignore le montant exact. Les trois provinces d’Hispanie ne formaient qu’une seule circonscription douanière, soumise dans un premier temps au régime des 2 % (quinqua6. Pline le Jeune, Panégyrique, 37.
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gesima) avant de passer à 2,5 % à la fin du IIe siècle (quadragesima). La circonscription du quarantième des Gaules (quadragesima Galliarum) comprenait la Gaule Narbonnaise, les Trois Gaules, les deux Germanies et les provinces alpines. La Bretagne devait constituer une zone unique, dont le taux n’est pas attesté, et la Rhétie et le Norique furent sans doute séparés dès le début. En tout cas, à partir de Marc Aurèle, le portorium du Norique fut rattaché au secteur illyrien (portorium publicum Illyrici) qui se composait de la Dalmatie, des Pannonies et de la Mésie supérieure. La Dacie, tard venue, se substitua à la rive danubienne qui devint une limite intérieure. L’économie impériale doit être définie, malgré certaines théories influencées par le «primitivisme», comme une économie monétaire. Le système en vigueur reposait sur le bimétallisme or et argent, c’est-à-dire sur des espèces en métaux précieux circulant à leur valeur, fixée par Auguste au 1/42 de livre7 pour la pièce d’or ou aureus et au 1/84 de livre pour le denier d’argent (denarius)8. La monnaie de cuivre (sous forme d’alliage de teneur variable) servait aux dépenses quotidiennes et concernait les monnaies dites divisionnaires: le sesterce en orichalque ou laiton (alliage de cuivre et de zinc), valant 1/4 de denier et servant de monnaie de compte, et l’as de bronze (cuivre et étain), fixé à 1/16 de denier, en étaient les plus courantes9. L’empereur se réservait la frappe des métaux précieux, celle du bronze incombait au Sénat. En Occident, jusqu’au règne de Claude, les cités conservèrent le privilège d’émettre des monnayages locaux. D’Auguste à Néron, le monopole des émissions impériales fut attribué à l’atelier de Lyon, ce qui rend compte de la présence d’une cohorte urbaine dans la capitale gallo-romaine. Vespasien le transféra à Rome, sur le Caelius, où il conserva 7. Ce qui veut dire qu’on taillait 42 pièces dans une livre de métal précieux de 327 g. Les pièces romaines, quelles qu’elles fussent, ne portaient aucune indication de valeur. 8. Néron procéda à une dévaluation en fixant à 45 et à 96 le nombre des pièces à la livre. La pièce d’or valait 25 deniers ou 100 sesterces. Le symbole du sesterce, HS, s’explique par le fait que cette monnaie valait au départ deux as et demi (II (et) Semis). 9. On doit ajouter, par exemple, le dupondius, pièce d’orichalque d’une valeur de 2 as, le semis et le quadrans qui valaient respectivement 1/2 as et 1/4 d’as.
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ce monopole absolu (en tout cas en Occident). Les métaux précieux étaient utilisés pour les transactions hors de l’Empire, pour les versements prestigieux effectués au nom de l’empereur, pour le salaire des fonctionnaires sénatoriaux et équestres et la solde des soldats. L’Empire est, en matière monétaire aussi, une période d’intégration et d’unification. Tous les secteurs provinciaux s’inscrivirent dans le système en vigueur et les espèces métalliques se diffusèrent dans toutes les villes et les campagnes des territoires conquis. Cl. Nicolet a rappelé naguère que par le biais de la politique monétaire on peut entrevoir les comportements des empereurs et le degré de conscience des mécanismes économiques. Même conçue prioritairement comme un outil au service des dépenses publiques, elle a été perçue également comme un instrument susceptible de faciliter les transactions privées et les échanges de marchandises. Il convient enfin de nuancer l’image ordinaire d’une stabilité du système qui aurait garanti la stabilité des prix. L’histoire du denier est ainsi marquée par une dévaluation progressive entre Auguste et Septime Sévère, lente d’abord, puis plus rapide à partir de Marc Aurèle. La détérioration s’accentue ensuite et justifie la réforme de Caracalla, créateur d’une nouvelle pièce d’une valeur nominale de deux deniers, l’antoninianus. Celui-ci ne dura d’abord que jusqu’en 219, mais fut remis en honneur en 238, dans une conjoncture d’appauvrissement accéléré de la monnaie. Avec Trajan Dèce (249-251), l’antoninien subsistait seul; on considère que le système né avec Auguste a alors vécu. Les prix connurent une tendance accrue à la hausse relativement rapide, révélée par la circulation constante du bronze (sesterce) et par la disparition plus ou moins précoce du denier dans la première moitié du IIIe siècle. c. Les biens du patrimoine L’empereur était un grand propriétaire, responsable aussi des biens du peuple romain. Dans le courant du IIe siècle, on commence à distinguer une res privata, ou fortune privée du César, du patrimonium, ou «possessions de la res publica» sous la tutelle du prince. Il était ainsi responsable de domaines ruraux, de pâturages, de terres en friche, de mines et de carrières. Les propriétés foncières résultaient de legs et de
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confiscations, mais elles pouvaient aussi être aliénées au profit d’un membre de la famille, d’un sénateur ou d’un favori impérial. L’inventaire n’en est pas possible, faute d’une documentation suffisamment explicite et continue. En Afrique, l’information de Pline l’Ancien sur l’accaparement des latifundia sénatoriaux par Néron, ajoutée aux inscriptions sur l’administration et la gestion des domaines confiés à la responsabilité de divers procurateurs, attire l’attention sur l’extension considérable de la terre impériale au IIe siècle apr. J.-C. Dans la péninsule Ibérique, les confiscations sévériennes rapportées par l’Histoire Auguste peuvent être un indice d’accroissement soudain que paraissent confirmer les amphores de Bétique. Le célèbre kalendarium Vegetianum ou livre de comptes10 des Vegeti Valerii d’Iliberris (Grenade), encore attesté sous Septime Sévère et confié à un procurateur particulier, résultait d’un legs ou d’une confiscation de biens au profit de Marc Aurèle. Pour les autres secteurs provinciaux, on ne peut avancer que des hypothèses à partir d’observations archéologiques, en l’absence de procuratelles spécialisées ou d’inscriptions révélant la présence de colons ou d’un fonctionnaire affranchi ou esclave. Leur fragilité est évidente comme le prouvent les discussions entre archéologues. Pour la Bretagne, certains mettent en doute aujourd’hui les propositions de I. Richmond et de P. Salway, créditées d’une large audience, qui décrivaient le Fenland et la région autour de Salisbury, dotée d’aptitudes céréalières, comme le reflet de la mainmise de la propriété impériale. Ainsi, l’observation que, sur ces terrains marécageux (Lincolnshire, Cambridge, Norfolk), à l’époque du voyage d’Hadrien, un changement d’exploitation était intervenu, définissable par la présence du drainage et l’implantation de petites fermes, sans existence parallèle de villae, et devrait se comprendre par la création d’un domaine impérial, n’est plus admise sans réserve. Aux marges méridionales des Fens, l’apparition de constructions de type principia à Godmanchester, au début du IIIe siècle, qui militerait en faveur d’une propriété 10. Les comptes étaient soldés au jour des calendes, ce qui explique l’appellation du registre des créances. La nuance avec les biens (bona) ou les propriétés (saltus, fundus) n’est pas claire. L’administration impériale n’avait sans doute rien modifié à la gestion antérieure et se contentait de gérer les revenus.
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impériale, n’est pas non plus considérée comme fiable. Ces identifications reposent sur des arguments peu convaincants et on a fait remarquer que rien dans l’exploitation des terres ne distingue a priori un bien de l’empereur d’un autre type de propriété. L’absence de villae et la prédominance des petites fermes dans la plaine d’Alsace, lues habituellement comme l’indice de terres réservées au domaine de l’empereur, doivent être comprises comme la conséquence d’une histoire agraire originale. Malgré ce que l’on dit parfois aussi, rien ne fonde non plus l’hypothèse de terres impériales, destinées à approvisionner les camps dans les plaines de Belgique et, à ce titre, susceptibles d’utiliser la moissonneuse désignée sous le nom de vallus. Les mines et carrières constituaient un deuxième volet du domaine patrimonial. Le même mot, metallum, servait à les désigner et traduisait l’idée que la possession des métaux et pierres à bâtir résultait d’une «prospection». Les empereurs se réservèrent la propriété de la plus grande partie des gisements métallifères et des carrières et Tibère n’hésita pas à confisquer le mons Marianus – dans la Sierra Morena – au riche chevalier espagnol Sex. Marius. La Sardaigne possédait dans sa partie sud-occidentale des mines de plomb actives sous Hadrien. En Afrique, on retiendra essentiellement le marbre jaune (ou marmor numidicum) de Simitthus (Chemtou) dans la vallée du Bagradas, où des inscriptions rappellent le nom de l’empereur propriétaire, la date consulaire et le secteur d’extraction divisé en zones. En Hispanie, aux mines d’or du nord-ouest s’ajoutait la mine d’argent et de cuivre de Vipasca (Aljustrel) pour laquelle on dispose d’extraits d’un règlement et aussi le minium de Sisapo. En Bretagne, on recense l’or de Dolaucothi au sud-ouest du Pays de Galles, le plomb, d’extraction beaucoup plus aisée qu’en Hispanie d’après Pline l’Ancien, des Mendip Hills du nord du Pays de Galles et celui du Northumberland. On ne saurait douter du statut impérial d’une partie des exploitations du fer de Gaule et de celles du Norique, ni des mines d’or et de plomb argentifère de Dalmatie. Le district du Kosmaj (localisé, selon les auteurs, en Mésie supérieure ou en Pannonie supérieure), sous surveillance de l’administration impériale, faisait peut-être partie des argentariae pannonicae. Les mines d’or de Dacie, localisées en Transylvanie,
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dans les Carpathes occidentales, à l’ouest d’Ampelum et d’Alburnus Maior, réclamaient les services d’un procurateur équestre. On n’a pas la preuve que l’armée était systématiquement impliquée dans la surveillance et l’activité de ces secteurs miniers. Si sa présence est un gage sérieux de régie impériale, son absence ne l’exclut pas. Les documents montrent que c’est principalement au IIe siècle que la participation des soldats à la gestion des metalla est bien attestée dans certaines régions comme l’Hispanie nord-occidentale. Le système administratif variait selon les secteurs provinciaux et parfois selon les mines ou carrières. Les exploitations de fer en particulier ne suscitaient pas au même degré l’intérêt du pouvoir impérial, que ce soit près de Bilbilis ou de Turiaso, dans la péninsule Ibérique, dans les nombreux gisements des Trois Gaules ou dans le Kent et le Weald en Bretagne. La tutelle d’un procurateur équestre des mines d’or ou des mines d’argent de Dacie et d’Illyricum ne trouve pas d’écho en Hispanie, où c’est alors le procurateur provincial ou régional qui représentait l’État. La compétence précise du procurateur des mines (procurator metallorum) est encore l’objet d’interprétations divergentes, dans la mesure où il s’agit d’affranchis dont on ne sait s’ils supervisaient un ou plusieurs districts miniers d’une même région ou province. Sauf pour l’or, les mines impériales étaient en majorité mises en exploitation selon le système de la locatio-conductio, c’est-à-dire au moyen de contrats prévoyant la livraison au Fisc d’une part de métal fixée à l’avance et s’élevant sans doute à la moitié de la production. L’administration veillait par ailleurs à limiter les fraudes et l’ouverture de puits d’extraction non déclarés. Économie, concurrence, domination L’intervention impériale dans la production et les échanges était de l’ordre des faits et de la nécessité. Il n’y avait pas de doctrine économique officielle. Ni le libéralisme, ni l’autoritarisme ne qualifient vraiment une politique économique qui n’était pas pour autant un dilettantisme proche de l’inaction.
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a. État et économie Le rôle économique de l’État romain dans les provinces est débattu, car il ne se laisse approcher qu’indirectement. On peut récuser la version autoritaire et dirigiste, comme on doit se garder de tomber dans le piège ambigu de la non-intervention attribuée à un manque de moyens et d’intérêt ou à une volonté libérale. L’absence de politique économique au sens moderne du terme ne signifie pas que l’empire ne prenait aucune part à la vie économique, ni que ses comportements et ses pratiques n’entraînaient aucun effet. Il semble, en premier lieu, que certains mécanismes concernant les phénomènes inflationnistes aient été compris. On percevait que la stabilité de la masse monétaire était un facteur de baisse des prix en période de croissance de la production et des échanges et qu’en conséquence une augmentation des dépenses publiques engendrait un mouvement de hausse. Sans avoir un rôle incitatif, l’État romain contribuait par la monnaie et la fiscalité à favoriser les échanges et, quand il intervenait directement, il se coulait dans le moule commun, n’usant de son autorité que pour faire en sorte que ses demandes soient satisfaites en priorité. Le ravitaillement de Rome et des armées, le paiement des fonctionnaires et des soldats ne constituaient des secteurs économiques protégés que dans la mesure où l’empereur pouvait contraindre les provinciaux à fournir des denrées et des moyens de transport dans la crainte d’une concurrence éventuelle. Ni capitaliste, ni autoritaire et archaïque, l’État impérial bénéficiait des moyens d’action les plus importants, ce qui le garantissait avant tout contre les accidents et les difficultés passagères. Il pouvait mobiliser à son service plus de ressources que n’importe lequel des citoyens, mais il ne le faisait qu’en certaines circonstances exceptionnelles. Il intervenait aussi pour fixer un maximum des prix quand il s’agissait d’éviter la spéculation et quand la monnaie se dévaluait afin de préserver le pouvoir d’achat des soldats et des fonctionnaires. Autant qu’on puisse le comprendre, le point de vue du pouvoir et celui des citoyens ne s’inscrivaient pas prioritairement dans une logique économique, ce qui ne veut pas dire que l’on dédaignait l’enrichissement et l’abondance. Les
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intérêts de Rome, l’ordre politique et moral, l’harmonie sociale prenaient le pas sur les préoccupations matérielles qui n’étaient appréciées qu’en termes conjoncturels, dans la perspective de la pénurie. De même, sauf exceptions, les circuits économiques reflétaient les sphères d’autonomie des classes sociales et n’entraient que rarement en compétition. L’autoconsommation des élites, le «marché administré», destiné à satisfaire les besoins de l’État et à préserver les intérêts du pouvoir, les environnements régionaux peu spécialisés en majorité composaient une mosaïque que rien ne venait unifier, ni hiérarchiser. Pourtant, les échanges étaient réels et actifs et pouvaient concerner des territoires éloignés les uns des autres. Les cercles n’étaient pas concentriques, mais juxtaposés, et les foyers dynamiques coexistaient indépendamment du seul centre reconnu, ouvert sur l’ensemble de la terre habitée dont il répercutait la diversité et l’infinie production, lieu, selon Aelius Aristide, d’une véritable «économie-monde», Rome. b. La question d’une organisation économique Les provinces n’étaient donc pas à proprement parler en concurrence avec l’Urbs ou l’Italie, et l’État ne cherchait pas à protéger celles-ci. L’édit de Domitien sur l’interdiction de planter de nouvelles vignes en Italie et sur l’arrachage de la moitié des vignes provinciales ne prouve pas la peur d’un manque de débouchés pour les produits italiens, ni une crise irrémédiable de surproduction face à l’invasion des produits provinciaux. Comme le rapporte Suétone, le manque de céréales explique une décision qui ne fut finalement pas appliquée. En outre, A. Tchernia a montré que la consommation de vin avait augmenté et explique ainsi l’accroisssement des importations; l’évolution des goûts avait contraint la viticulture italienne à des adaptations tâtonnantes, mais les circuits d’échange n’avaient pas été profondément modifiés. C’est par des mesures de nature non économique que la monarchie influençait l’économie globale. La crise financière de 33 apr. J.-C., décrite par Tacite11, est un bon témoin du fonctionnement du système. Elle débuta avec la plainte 11. Ann., VI, 22-23. Voir aussi chapitre 4, p. 164.
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de débiteurs nombreux, victimes de l’enchérissement rapide des taux d’intérêt. L’empereur, sollicité, décréta un moratoire de 18 mois qui aurait dû faciliter l’apurement des comptes et l’assainissement de la situation par la remise en vigueur de la loi de César sur les créances. Mais les condamnations de trop nombreux débiteurs eurent pour effet de soustraire à la circulation d’importants avoirs monnayés qui s’accumulèrent dans le trésor impérial. Les créanciers, quant à eux, épargnèrent dans le but de faire face à l’obligation de réaliser en terres les deux tiers de leurs créances. Le crédit se resserra et le prix des terres chuta, entraînant la ruine de familles honorables lourdement endettées. L’empereur ne restaura peu à peu la confiance qu’en injectant sur le marché 100 millions de sesterces prêtés sans intérêts par l’intermédiaire de bureaux spéciaux (mensae) contrôlés par un sénateur. Dans une société où l’emprunt était fréquent, c’est par des mesures d’ordre moral que le pouvoir avait réagi, provoquant des conséquences néfastes engendrées par la spéculation. Loin de traduire une situation de récession et de déclin, l’événement signalait une augmentation des dépenses de consommation des élites. La place économique de l’État était ainsi fluctuante et son poids variable. Les provinces n’entraient, sauf exception, dans aucun programme d’organisation économique de l’Empire en zones complémentaires ou en secteurs concurrents. L’accès aux richesses et les possibilités de profits étaient plus ouverts quand on s’adonnait à des activités touchant à l’État, à Rome, à l’armée et n’excluaient pas les provinciaux toujours plus nombreux parmi les sénateurs et les chevaliers. Cornelius Senecio, probablement originaire d’Hispanie12, client et protégé de Sénèque qui était issu d’une famille cordouane, mérite ici l’attention. Son destin nous est résumé dans la lettre 101 à Lucilius et, bien que le passage du philosophe privilégie la réflexion morale sur la fragilité des richesses matérielles et sur le hasard heureux qui préside à leur acquisition, on rencontre le parcours d’une réussite personnelle. Parti de peu, dans la mesure où il était de la plèbe, il «voulait exploiter sans exception toutes les sources du 12. Dans la province de Cadix, à Carteia, un sénateur de l’époque antonine a pour noms Q. Cornelius Senecio Annianus (CIL, II, 1929) et pourrait être un descendant.
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profit» et bénéficia de la bienveillance de Sénèque alors bien en cour. Engagé dans le commerce maritime et dans le prêt à intérêt, il se fit publicain, c’est-à-dire, depuis Auguste, fermier des revenus du domaine public autres que les impôts directs. Cas exceptionnel, devenu propriétaire foncier et splendidus (membre de l’ordre équestre honoré ou digne du respect des sénateurs), il avait commencé, avec des hauts et des bas, à se charger d’opérations commerciales qui lui permirent d’amasser une fortune qu’il mit finalement au service de l’État et des nobles. Il prolongea en quelque sorte l’image de l’homme d’affaires (negotiator) de la fin de la République qui recherchait une réussite individuelle et une reconnaissance sociale par le biais d’un enrichissement rapide en se conformant aux règles non écrites qui régissaient les conduites des élites. Provincial, il avait sans doute utilisé aussi ses relations en Hispanie pour asseoir son succès. c. Économie et fiscalité Enfin, le rôle économique de la fiscalité ne peut se mesurer aux protestations et aux soulèvements engendrés par l’impôt. Elle était avant tout un symbole de la domination arbitraire et insupportable d’un pouvoir monarchique qui était ou n’était pas perçu comme étranger, selon les cas. Les méthodes d’imposition et de perception étaient directement en cause; elles favorisaient l’arbitraire, les vexations, la violence et les abus au profit de l’empereur et des notables, responsables envers l’État. Lieu de cristallisation des maux des provinces, le tribut provoquait périodiquement résistances et refus. Les Gaules protestèrent à diverses reprises avec plus ou moins d’ampleur et de gravité, surtout au Ier siècle apr. J.-C. Les Frisons, la Bretagne de Boudicca en 61 apr. J.-C. et de Calgacus sous Agricola ou la révolte des Nasamons sous Domitien soulignent le lien entre fiscalité et domination. Les épisodes marqués par des répressions militaires ont seuls été préservés dans les sources, mais on doit supposer des révoltes endémiques et dispersées traduites par la fuite, par des procès et des refus limités. La fraude était aussi parfois une manière de résister. L’État était en général démuni et hésitait à employer la violence, surtout s’il s’agissait de provinciaux et non de peuples mal pacifiés. Il cherchait assez
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souvent à composer et consentait des gestes symboliques tels que brûler les archives, pour supprimer les arriérés, ou accepter des remises. Mais l’efficacité était faible, car l’impôt n’avait qu’un rôle de détonateur. Il traduisait les injustices et les inégalités profondes qui régissaient les sociétés. C’est ce que confirme aussi le fait que le prince, à titre personnel, loin d’apparaître comme le responsable, était censé arbitrer et apaiser les conflits. On ne s’étonnera pas que l’indulgentia ait désigné, à partir de l’époque des Flaviens, principalement (mais pas seulement) la bienveillance en matière de fiscalité. L’État contribuait à l’intégration des provinciaux et hâtait par là l’intégration des provinces dans des structures économiques qui n’opposaient pas un secteur public et un secteur privé, un secteur autoritaire et un secteur capitaliste, un secteur protégé et un secteur abandonné à son sort. L’administration du domaine public suivait les méthodes en vigueur ailleurs, plus qu’elle n’imposait un système, même s’il est probable que les choix opérés par les Flaviens et Hadrien, en particulier dans la gestion des propriétés impériales, n’aient pas été sans influence sur les comportements des propriétaires d’origine sénatoriale ou équestre. Cependant, la monarchie privilégia l’expansion urbaine et montra l’exemple par la colonisation. La ville, qu’elle ait été fondée dans un but administratif ou qu’elle ait correspondu à un vœu des élites locales, a alors contribué à l’évolution des productions et des échanges dans les provinces. L’urbanisation et son rôle On ne saurait négliger le témoignage de Strabon qui associe clairement ville et prospérité locale, tout en mettant l’accent sur le caractère civilisé de la vie en cité. L’urbanisation prolongeait la conquête dans un contexte apaisé13. L’essor des villes créait des centres de consommation et d’activité d’importance inégale, sans mettre en place un réseau urbain au sens économique du terme. La hiérarchisation fut essentiellement administrative et les autres fonctions urbaines 13. Voir ci-dessus, chapitre 2.
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bénéficièrent du poids politique de l’agglomération plus qu’elles ne furent à l’origine de sa croissance, ce qui ne veut pas dire que des villes commerciales ou des villes-marchés n’aient pas existé. Elles furent rarement des pôles dominants. Les rythmes de l’urbanisation sont alors un indice de la mutation consécutive à la pacification augustéenne et contribuent à la compréhension de la nouvelle culture matérielle des provinciaux. a. Le réseau urbain L’expansion urbaine est un fait au Haut-Empire en Occident. Cela ne veut pas dire que la ville n’y existait pas auparavant dans les territoires conquis, ni que la propagation en fut toujours rapide et uniforme. Des conditions favorables préexistaient et des fondements avaient été jetés par les diverses colonisations méditerranéennes, y compris romaine, aussi bien que par les sociétés indigènes elles-mêmes. Mais le mode d’urbanisation associé à la provincialisation passait par des procédures originales qui furent systématiquement utilisées à partir du règne d’Auguste. Lieu civilisé par excellence et centre du pouvoir local, la ville était avant tout un chef-lieu de cité. L’urbanisation passait donc par la diffusion du modèle civique, indépendamment du statut juridique de la communauté. Elle était solidaire d’un schéma d’organisation du territoire qui ne prenait pas seulement en compte les données économiques et notamment commerciales. Il existait alors des agglomérations plus ou moins peuplées et nombreuses qui n’étaient pas à proprement parler des villes, mais en possédaient un certain nombre de fonctions. Une comptabilité exacte et globale de l’Afrique à la Dacie n’est guère possible. Pline l’Ancien dit par exemple que, depuis l’Ampsaga jusqu’à la Cyrénaïque, l’Afrique, c’est-àdire la province proconsulaire incluant la Numidie, se compose de 516 communautés (ou «peuples») obéissant à l’empire, parmi lesquelles sont incluses des tribus. L’information n’est pas datée, mais, même fondée sur des documents augustéens partiellement mis à jour, elle ne permet pas de connaître le nombre des villes14, ni l’évolution postérieure 14. Voir également chapitre 6, p. 270.
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en fonction d’une conquête qui fut, on le sait (voir chapitre 2), continue. Dans les Maurétanies, les cités n’occupaient pas alors la totalité des territoires, habités aussi en partie par des «peuples»: l’Histoire de la Nature recense 23 communautés, dont une vingtaine de villes, en Maurétanie Césarienne et seulement une quinzaine en Maurétanie Tingitane. En Sardaigne, la province se composerait de 18 oppida. En Hispanie, on peut tabler, selon le même Pline l’Ancien, sur 399 chefs-lieux et 293 oppida contribués15, ce qui porte à 692 le nombre possible de centres urbanisés. En Sicile, les données pliniennes aboutissent à 68 cités dont 5 colonies (Catane, Himère plutôt que Sélinunte, Syracuse, Taormine, et Tyndare) et 5 villes romaines ou latines (dont Messine, Centuripe, Neto et Ségeste). En Gaule Narbonnaise, le chiffre des cités serait de 23. Strabon et Tacite proposent 60 ou 64 civitates pour les Trois Gaules, ce qui ne coïncide pas nécessairement avec la totalité des agglomérations urbaines. Pour les autres provinces, des approximations ou des calculs simples permettent d’envisager une vingtaine de cités en Bretagne, autant dans les Germanies et la Rhétie, une dizaine en Norique et plus d’une centaine entre la Dalmatie (près de 60), la Mésie supérieure (autour de 13), les Pannonies (environ 25) et la Dacie (12). L’évaluation plinienne projetée à l’époque sévérienne pose la question de la comptabilité et de l’évolution, parallèle ou non, du nombre des villes et des cités, dans la mesure où l’inventaire de l’Histoire de la Nature utilise oppidum, populus et civitas de façon non rigoureuse. Ce sont 1 250 communautés autonomes environ qui constituaient l’Occident, mais on observe un fort contraste entre des provinces urbanisées et des provinces aux réseaux de cités beaucoup plus lâches. Aussi l’Afrique Proconsulaire, la péninsule Ibérique, la Sardaigne, la Sicile et les Gaules se partageaient-elles de 900 à 1 000 communautés urbanisées. En outre, les régions littorales étaient partout plus densément pourvues en agglomérations urbaines que les régions montagneuses de l’intérieur qui n’étaient pas pour autant inoccu15. Il s’agit de cités placées sous le contrôle d’une autre cité de statut supérieur (municipe ou colonie) pour le paiement de l’impôt et/ou pour la gestion des affaires locales. Il n’est pas sûr qu’il faille introduire une différence stricte entre cité «attribuée» et cité «contribuée».
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pées. Des villes existaient qui n’étaient pas des chefs-lieux, en particulier dans les provinces celtiques et illyriennes. Une moyenne de 10 000 personnes par communauté conduirait à une population de 12,5 millions d’habitants alors que les espaces concernés devaient plutôt en contenir près du double. Les chiffres proposés indiquent un ordre de grandeur et suggèrent que l’Empire fut une période de mutation urbaine prolongée pour de nombreuses régions. Sans préjuger des promotions coloniales honoraires, des évolutions municipales et des créations ultérieures de cités, il semble qu’à l’époque augustéenne la proportion entre cités privilégiées et cités pérégrines variait globalement entre le cinquième et le quart des cités, ce qui représenterait une armature de 300 à 400 villes concentrant un maximum de richesses et d’activités diversifiées. b. Villes et économie Il n’est pas possible de déceler dans le réseau des villes l’existence de villes «industrielles». Le municipe de Sisapo, dans la province de Bétique, qu’on situe à La Bienvenida à l’est d’Almadén, pourrait être un exemple rare d’agglomération non pas industrielle, mais née au voisinage d’un gisement de mercure et de cinabre. Le soin d’un procurateur à entretenir la route qui y conduisait depuis Castulo16 renforce l’idée de son importance économique. Le marbre ne fut certainement pas étranger au développement et à la promotion de Simitthus. Domavia de Dalmatie aurait grandi à proximité de gisements métalliques jusqu’à devenir chef-lieu de cité. D’une façon générale, il n’y eut cependant que peu de «villes minières». On ne s’étonnera pas que l’artisanat de la céramique n’ait provoqué l’essor d’aucune agglomération urbaine. Tritium Magallum pour la céramique sigillée hispanique, Alésia et Amiens pour la métallurgie, Belo pour le garum ont favorisé ces activités plus qu’elles n’en sont nées et Strabon retient surtout la qualité du port à propos du municipe d’Hispanie méridionale. Les fonctions commerciales étaient partout répandues et leur influence sur le dynamisme de nombreuses villes n’est pas niable. Les grands centres 16. CIL, II, 3270.
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politiques et administratifs prospérèrent souvent ou le long des côtes ou le long des fleuves les plus fréquentés. Comme le rappelle Ch. Goudineau, l’Occident n’était finalement pas partout doté d’«un épais manteau [de villes] aux mailles serrées». En outre, prédominants étaient les centres de petite importance d’à peine deux milliers d’habitants, inscrits dans des circuits surtout locaux et régionaux. Leur prospérité et leur dynamisme dépendaient des terroirs et des initiatives locales, mais, sauf en phase de rénovation urbaine, ils ne formaient pas, pour la plupart, des éléments actifs en matière de production de richesse. Ils diffusaient l’usage de la monnaie et constituaient de petites unités économiques qui, sans vivre en circuit fermé, n’étaient que rarement des relais efficaces. La production était disséminée et échappait en bonne part à l’espace urbain. La monnaie en circulation répondait aussi à des emplois non économiques. Elle ne saurait être prise d’emblée pour un baromètre des variations de la prospérité d’une ville et les indices sont fragiles quand on cherche à évaluer l’intensité des transactions et des échanges. Toutefois, comme le signalent les fouilles archéologiques, les élites urbaines ont partout adopté les habitudes de consommation importées d’Italie et ont, à ce titre, contribué à stimuler sinon à structurer les productions et les échanges. Là encore, on doit demeurer prudent et ne pas tabler a priori sur une augmentation substantielle de l’activité économique et de son rendement. La cité ne vivait d’ailleurs pas que des générosités de ses notables. On a sans doute surestimé la part de l’évergétisme17 et il convient de réhabiliter en partie le recours à la somme honoraire et à des revenus réguliers d’un domaine public constitué de biens-fonds, de propriétés, d’exploitations diverses, de taxes et de redevances. Il s’agissait de faire face à un volant de dépenses relatives aux fêtes et jeux, à l’entretien des édifices et monuments publics, aux salaires des appariteurs et employés municipaux, aux problèmes de ravitaillement toujours possibles, sans oublier les litiges, les ambassades et les arriérés fiscaux. Le recours à l’emprunt est aussi attesté par les documents, mais l’évaluation des «budgets» locaux n’est pas envisageable en l’état actuel des documents. 17. Voir aussi chapitre suivant, p. 285-287.
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L’enchevêtrement des questions concernant les mécanismes de la prospérité et sa réalité, accentué par les lacunes des sources, appelle des conclusions nuancées. Les territoires occidentaux ne formaient pas un espace économique homogène et structuré. Ils juxtaposaient des cellules multiples, incluses dans des ensembles s’articulant à des niveaux différents, la cité, la région, la province ou un groupe de provinces, l’empire. Si on ajoute l’influence de l’histoire et des traditions, on comprend que la richesse et le poids économique d’une contrée avaient une signification particulière et variable au sein d’une conjoncture qui permet de définir le Haut-Empire comme une période d’activité intensifiée, dont la progression en volume fut plus élevée qu’en valeur proprement économique. Ce n’est pas contradictoire avec des améliorations techniques, des progrès dans la gestion et l’organisation de la production et des échanges, bref, avec une certaine vitalité économique, comme en témoignent les outillages, les moyens de transport ou les constructions publiques et privées. Cependant, la période romaine fut surtout la continuation d’un mouvement commencé avant la conquête et rythmé ensuite par la diversité des situations provinciales et locales.
Les structures: productions et échanges Activité plus que millénaire, l’agriculture restait la base du travail et de la vie économique. En Europe du Nord, les sociétés de l’âge du fer avaient développé des techniques et un outillage dont le perfectionnement avait accompagné l’intensification agricole décelable dès les derniers siècles de la période. Les secteurs méditerranéens, influencés par les civilisations grecque et punique, offrent un tableau plus hétérogène. Paradoxalement, les pays celtiques connaissaient avec les aedificia de César un prédécesseur de la villa romaine; les propriétaires grecs18 ou carthaginois ne disposaient, semble18. Il est possible cependant (mais non prouvé) que des résidences de campagne aient existé dans le monde grec au moins à partir de la fin du IVe siècle av. J.-C.
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t-il, que d’une maison urbaine. L’artisanat, partout répandu, se partageait entre la ville et la campagne; seules les productions spécialisées étaient concentrées dans des lieux privilégiés. Le commerce et les échanges enrichissaient plus qu’aucune autre activité ceux qui s’y adonnaient, s’agissant surtout de commerce à longue distance. Villae et structures agraires Moins radicalement nouvelle qu’on ne l’a parfois affirmé, la marque de Rome sur les terroirs occidentaux n’en fut pas moins réelle et originale. Il fallut du temps; les rythmes dépendirent en outre des conditions locales. a. L’empreinte de Rome On l’a bien mis en évidence depuis peu. Les parcellaires géométriques ne sont pas l’apanage de Rome. Toutefois, la centuriation est un phénomène lié d’abord à la colonisation romaine, même si on ne doit pas le restreindre aux colonies proprement dites. Il s’agisssait d’un système d’arpentage, c’est-à-dire de mesure et de délimitation des terres19, parmi d’autres, particulièrement adapté aux régions de plaine, destiné à asseoir l’impôt en permettant un repérage aisé des parcelles publiques et privées et des catégories de propriétaires20. Mais il est probable que les chemins, les fossés, les 19. Longtemps, on a confondu campagnes romaines ou romanisées et centuriation. L’intérêt particulier porté aux territoires centuriés a tenu en grande partie au fait que le système, simple et original, pouvait en principe se repérer facilement au sol, grâce aux moyens techniques modernes. Les inscriptions, peu nombreuses, ne constituent pas un dossier suffisant. Le cadastre d’Orange est un document exceptionnel, dont l’interprétation continue à susciter la discussion. Il s’agit d’une inscription se rapportant à l’empereur Vespasien et d’un plan sur marbre, malheureusement incomplet, figurant trois parcellaires différents (A, B et C) englobant des territoires extérieurs à ceux de la seule colonie d’Orange (Arausio), ce qui justifie qu’on parle d’un «cadastre à Orange» plutôt que du cadastre d’Orange. Les noms des occupants et propriétaires, liés aux centuries représentées, ajoutent à l’intérêt d’un document qui reste exceptionnel. 20. La centuriation ne se confond pas avec le cadastre ou registre officiel des terres et de leur statut, conservé dans les archives de l’administration.
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systèmes de drainage et le regroupement des terres selon des unités régulières ont influé sur la mise en valeur des champs, ainsi que sur la distribution des habitats et sur la gestion ou le contrôle de l’occupation du sol. L’inscription des espaces cultivés dans un réseau centurié reflétait une intégration romaine du territoire ainsi quadrillé. Les recherches en Gaule Narbonnaise, favorisées par la découverte du «cadastre» d’Orange et les nouvelles techniques de détection à partir de la photographie aérienne, ont souligné l’ampleur du phénomène qui rapproche une nouvelle fois cette province de la Gaule Cisalpine. L’Afrique Proconsulaire, la colonie de Mérida ou celle d’Ilici (Elche) confirment l’extension du système à diverses provinces21, mais on doit constater que la Sicile, la Bretagne ou la Dacie par exemple n’ont guère livré jusqu’à présent de traces de cadastres centuriés. La colonisation a permis l’installation de nombreux vétérans devenus des petits ou moyens propriétaires substitués en grande partie à des paysans indigènes dont le sort nous échappe, mais fait l’objet d’une attention nouvelle. La centuriation, en facilitant une évaluation systématique des aptitudes d’un territoire, favorisait la mise en valeur de terres non encore exploitées ou abandonnées. Les prospections et recherches indiquent cependant que les situations étaient variables localement et que l’évolution n’allait pas partout dans le même sens. Si on ne peut pas conclure à une exclusion totale et sans exception des populations indigènes, on doit admettre également que l’extension des zones cultivées par assèchement de zones marécageuses a connu des échecs, à en juger par l’arrêt des constructions observé à partir d’une certaine époque. Quoi qu’il en soit, le Haut-Empire a répondu d’une manière générale, semble-t-il, à une extension des surfaces cultivées qui rend compte, mieux que l’augmentation sensible des rendements, d’un accroissement de la production agricole. La romanisation des campagnes provinciales passait en outre par la diffusion de la villa et par le développement du domaine impérial. En Hispanie méridionale, la villa a 21. On signalera la découverte récente en Espagne d’un fragment de bronze (AE, 1993, 1018 a-d) portant les traces du plan d’une centuriation voisine de Lacimurga et traversée par l’Anas (Guadiana).
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d’abord été concurrencée par la «maison forte» d’origine italique, privilégiée dans les zones de plateau, piémont ou collines, mais en voie de disparition dès le début du IIe siècle apr. J.-C. En Gaule, les fermes préromaines de type aedificium se sont maintenues jusqu’au milieu du Ier siècle apr. J.-C., avant de se muer en villa. Dans la Bretagne plus tardivement conquise, on a noté au contraire que les villae ne résultaient pas de la croissance d’établissements antérieurs modestes et qu’elles étaient apparues, en partie, à l’initiative de commanditaires à la recherche d’un brevet de romanisation. Présentes en Pannonie, elles ne sont pas nombreuses en Sicile où celle de Castroreale San Biagio (Messine) débuta sous la République et connut un apogée au Ier et au IIe siècle apr. J.-C. En Afrique Proconsulaire et dans les Maurétanies, le système de la villa est illustré aussi bien en Tunisie que dans la région autour de Cherchel (Caesarea). Ou installées sur des sites préromains ou postérieures à la conquête, ces villae sont associées en majorité à l’expansion urbaine du Haut-Empire. b. Villa et domaine On définit les villae à la suite des agronomes latins comme des fermes, sans que cela implique une taille donnée. Les critères déterminants en sont la fonction, l’architecture et le confort de type urbain. Suivant Varron, la villa, centre d’un domaine ou fundus, est en théorie composée d’une pars urbana ou résidentielle et d’une pars rustica ou agricole, ce que confirment de nombreuses fouilles. De dimensions variables selon la richesse du propriétaire et selon les conditions locales, ces établissements changeaient avec le temps comme le montrent les exemples de Plassac (Gironde), Montmaurin (Haute-Garonne) ou Mayen, près de Coblence. On a fait la même constatation à Centcelles, Altafulla, La Cocosa, São Cucufat (Vidigueira) ou Milreu dans les provinces hispaniques. Toutefois, les évolutions vers de véritables «châteaux» se firent en majorité après le IIIe siècle apr. J.-C. L’exemple de Castroreale San Biagio en Sicile est original. La villa a sans doute commencé dès la fin du IIe siècle av. J.-C. et a fait l’objet d’extensions à deux reprises au moins, au milieu du Ier siècle apr. J.-C. et à l’époque de Trajan-Hadrien. Les ajouts portaient sur le confort urbain de la résidence,
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puisqu’il s’agit de la construction de bains et d’une mosaïque en noir et blanc. Après un apogée au IIe siècle apr. J.-C., l’établissement déclina au IIIe et sa reconstruction postérieure se traduisit par une réduction sensible de la superficie. A l’instar de Piazza Armerina, sûrement précédée par un édifice plus ancien, les deux villae tardives de Patti Marina (région de Tindari, Messine) et de Caddeddi (près de Noto, Syracuse), ont pris la suite de résidences florissantes au IIe siècle. On pense que ces grandes villae, placées à la tête de grandes exploitations, avaient en général une configuration autonome quand elles s’inscrivaient dans un système centurié. Les terres qui en dépendaient variaient en étendue selon les propriétaires, selon les régions et sans doute selon les périodes. Il est difficile de proposer une norme: les évaluations, limitées à des ordres de grandeur, vont de 25 à 1 500 ou 2 000 ha selon les calculs et les opinions. On note que les gros possesseurs détenaient le plus souvent des domaines multiples de 200 à 300 ha et qu’ils n’avaient que très rarement des fundi d’un seul tenant susceptibles de couvrir de 1 000 à 1 500 ha. La tendance à une concentration accrue des terres est en outre considérée comme un trait caractéristique de l’histoire agraire depuis la République, et c’est à l’époque tardive qu’on rencontre les grands latifundia supérieurs à 1 000 ha. Sans être absentéiste, le maître, qu’il fût décurion, chevalier ou sénateur, résidait à la ville et déléguait la surveillance à un intendant (esclave ou affranchi) appelé le villicus ou l’actor. La main-d’œuvre se composait d’esclaves ou de colons libres employés comme métayers. La petite exploitation se trouvait ainsi privilégiée au sein de la grande propriété. Dans les provinces méditerranéennes, les céréales, la vigne et l’olivier, les prairies, les élevages et les arbres fruitiers définissaient les bases d’une polyculture savante; le latifundium ne saurait être défini par la monoactivité extensive (culture, élevage) adaptée aux conditions locales. Dans l’Europe celtique, les céréales étaient associées aux plantes textiles, aux fèves ou aux racines et le porc tenait une place non négligeable. Les coteaux de la Saône et les rives de la Moselle abritaient une viticulture prospère depuis l’époque antonine au moins. Dans le monde romain, un vignoble de 50 ha était sans doute exceptionnel. La villa provinciale, à l’image de son modèle italique,
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juxtaposait la fonction économique et la fonction résidentielle. Elle exprimait le lien étroit qui s’était tissé entre la campagne et le pouvoir urbain. Sa construction, autant qu’un enrichissement dû au progrès de la production, révélait une volonté de dépenses ostentatoires. Le bâtiment principal obéissait à des plans multiples, adaptés aux conditions locales. Offrant une galerie en façade ou organisés autour d’une cour, ces édifices représentent une évolution insensible à partir d’une ferme qui, dans certaines régions, imbriquait au départ les deux fonctions. L’exemple de Kéradennec en Saint-Frégant, dans le Finistère, témoigne de la transformation d’un bâtiment à galerie de façade en une villa disposée autour d’une cour. L’extension d’un établissement, quand elle est repérable, se traduit en général par une séparation progressive des communs et de la part résidentielle et par l’adjonction ou l’intégration d’éléments architecturaux empruntés aux demeures urbaines, tels que péristyle, portiques, voire cryptoportiques, thermes, sols mosaïqués ou parois peintes. c. Variations régionales Il s’agit d’un schéma très général qu’il faut en permanence confronter aux données originales des sites fouillés. Les différences provinciales sont essentielles et ne peuvent être ignorées. Ph. Leveau et P. Sillières ont souligné les difficultés de méthode concernant la carte régionale des densités de villae. Sans prendre en compte la dimension chronologique, il n’est pas possible d’affirmer que la moyenne des établissements se montait à 1 pour 10 ou 20 km2, ni de calculer une superficie moyenne par fundus. On observe cependant des concentrations remarquables comme en Lusitanie où les territoires des colonies (Mérida, Metellinum, Norba, Pax Iulia) et des municipes (Turgalium, Ammaia et Olisippo) sont privilégiés. Les travaux récents permettent de suivre la diffusion hispanique du système. En Catalogne et dans la vallée de l’Èbre, le phénomène est le plus précoce et la villa accompagne la mise en valeur du Vallès, du Maresme et du «Camp» de Tarragone au Ier siècle av. J.-C. Dans le Levant, le règne d’Auguste marque une extension vers les vallées intérieures. En Bétique, c’est à partir de Séville qu’elle essaime au début de l’Empire après de timides débuts
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à la fin de la République. C’est aussi sous le premier empereur que le sud de la Lusitanie connaît l’amorce d’une diffusion des établissements qui culmine avec l’époque de Claude. La période julio-claudienne correspond ainsi au véritable essor de ce type de structure rurale dans toute la partie méditerranéenne de la péninsule. La municipalisation et l’intégration plus tardive du Nord-Ouest expliquent l’extension aux régions centrales et occidentales au cours du IIe et du IIIe siècle. Pour l’Afrique, on ne peut pas proposer un schéma équivalent. Ph. Leveau souligne la diversité des plans dans la région de Caesarea (Cherchel) et indique que le site perché, la villa-bloc et la citerne voisine pour l’approvisionnement en eau pourraient définir les villae fortifiées caractéristiques de ces provinces, mais étrangères, malgré l’apparence, à tout contexte militaire. En Gaule, le type à galerie de façade et pavillon d’angle se rencontre surtout au nord de la Loire. Là ou en Belgique romaine, les villae s’affirment à partir du milieu du Ier siècle apr. J.-C., de préférence sur les terres les plus lourdes, ce qui est également le cas dans le Jura, la vallée de l’Ouche, affluent de la rive droite de la Saône, la Côted’Or. L’impression dominante est celle d’une concentration relativement restreinte de la propriété. En Bretagne, les témoignages sont regroupés au sud et à l’est d’un axe Eburacum (York)-Glevum (Gloucester). Beaucoup de sites agricoles ne s’y transformèrent jamais en villa cependant. L’époque flavienne et le IIIe siècle semblent être les deux phases principales pour l’essor des établissements qui demeurent relativement modestes; ceux-ci reflètent un processus de promotion des élites indigènes plutôt qu’une «colonisation». Dans les zones frontalières des Germanies et de la Rhétie et du Norique, les villae révèlent une réelle densité. Elles se présentent comme des bâtiments de superficie petite ou moyenne, peu luxueux, auxquels sont accolées des constructions agricoles, ce qui renvoie sans doute à une originalité de l’occupation du sol liée à la romanisation et à la présence militaire. En Pannonie, enfin, où les documents utilisables sont trop peu nombreux, la diffusion des modèles romains à la faveur de la colonisation et de la fixation des garnisons militaires rend compte aussi de la chronologie des fermes et villae. Les plus précoces se trouvent dans la partie occidentale, et le nord et l’est n’auraient été touchés que
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tardivement. La villa de Baláca, Parndorf, au nord-est du lac Balaton, sur le territoire de l’ancienne cité des Boïens qui occupait la région entre Drave et Danube, fournit l’exemple d’une structure imposante apparue précocement, à la fin du Ier siècle apr. J.-C. d. Propriété et exploitation La villa constituait l’image la plus visible de la transformation sociale et culturelle des campagnes et impliquait certainement une nouvelle conception de la gestion de la terre, ce qui ne veut pas dire une recherche à tout prix de la productivité. Elle manifestait la domination d’une grande propriété qu’il faut se garder de comparer à un latifondo moderne, d’autant que les domaines autour de 50 à 100 ha devaient être relativement répandus. Malgré l’insuffisance des travaux de synthèse, il s’avère que cette propriété domaniale n’occupait pas, loin s’en faut, la totalité de l’espace rural dans les provinces. Une petite propriété en faire-valoir direct et une paysannerie libre nombreuse existaient partout. Dès qu’on veut rentrer dans les détails concrets, les conclusions sûres échappent. Ph. Leveau recense en Afrique des fermes qui pouvaient ou non se regrouper, des villages au plan régulier et des agglomérations réduites en superficie et aux mailles lâches. La faiblesse des villae dans certaines zones pourrait s’expliquer par le fait que des propriétaires résidaient dans les chefs-lieux et dans les bourgades, en particulier les castella. En péninsule Ibérique, la tendance, au Haut-Empire, est, semble-t-il, à la dispersion de l’habitat. Des nuances s’imposent, car, si en Catalogne les villages préromains disparaissent assez rapidement, en Andalousie ils poursuivent leur existence active. En outre, bien des propriétaires résidaient là aussi en ville. Grâce aux documents épigraphiques africains, on peut approcher les modes d’exploitation en vigueur dans le «grand domaine». Sans entrer dans les controverses sur le champ d’application des règlements en question, on peut admettre que le régime défini comme celui de la loi Manciana répondait à des situations diverses et concernait à la fois bien impérial et bien privé. J. Peyras a souligné récemment le fait que les propriétés de l’empereur n’occupaient
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pas en priorité les meilleures terres, mais s’étendaient sur des «secteurs peu exploités, dans des régions où la densité humaine était faible». Les décrets officiels cherchaient, semble-t-il, à favoriser particulièrement l’activité agricole et la mise en valeur nouvelle de terres ingrates ou marécageuses. Ils contribuent ainsi à éclairer l’extension des surfaces cultivées et présentent les domaines impériaux comme des modèles en matière de gestion domaniale, dans la mesure où les empereurs cherchaient à montrer l’exemple et à bénéficier pour leur administration de ressources toujours plus importantes, fiscales et autres. La loi Manciana, qu’elle renvoie à Curtilius Mancia ou à quelqu’un d’autre, porte un nom qui n’est pas en relation directe avec une décision impériale. C’est cependant dans le cadre du grand domaine impérial de la moyenne vallée du Bagradas (Medjerda) que nous en saisissons le dispositif. J. Kolendo a montré qu’elle avait pour but de préciser les obligations des exploitants, à savoir les colons, les fermiers ou conductores. Les paysans concernés sont en effet des paysans libres qui louent une parcelle de terre intégrée dans l’un des fundi faisant partie d’un grand domaine appelé saltus. Ils dépendent d’un conductor, de statut social variable. Celui-ci a pris à ferme un (ou plusieurs) fundus dont il exploite directement une partie en principe, aidé d’un villicus. Les colons travaillent les terres restantes moyennant un contrat de métayage ou à part de fruit. Les baux sont quinquennaux et renouvelables; il n’y a pas d’attache à la glèbe. Les colons, parallèlement, cultivent d’ailleurs pour euxmêmes assez souvent une parcelle qu’ils ont en pleine propriété. Les redevances sont versées en général en nature et varient selon les productions. Le taux normal est d’un tiers pour les céréales, pour les plantations et les cultures arbustives après un moratoire destiné à attendre la maturation complète des espèces (vigne, 7 ans; olivier, 10 ans), d’un cinquième pour les fertilisants. Le petit et le gros bétail étaient taxés en argent. Le conductor devait prélever, en outre, 1 % supplémentaire sur toutes les prestations au titre de sa fonction administrative. Les colons étaient astreints annuellement à 6 jours de corvée (les operae), 2 en période de labour, 2 pour les moissons et 2 à la convenance du fermier. Les parcelles en location étaient transmissibles aux
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héritiers. Sans qu’on puisse le définir chronologiquement, on retient en général que les baux eurent tendance à allonger (au cours du IIIe siècle apr. J.-C.?) et à passer de 5 à 18 ans. Circonscrite à l’Afrique, la réglementation traduit sûrement ce que devait être, dans l’esprit, la gestion des terres dans d’autres régions provinciales. Il est à déplorer que l’insuffisance des prospections archéologiques de la moyenne vallée de la Medjerda (Bagradas) et des fouilles systématiques à leur suite n’aient pas permis jusqu’à présent d’infirmer ou de confirmer les enseignements des «lois». Adaptées à toutes les formes de mise en valeur et à toutes les productions, elles manifestaient une grande souplesse et visaient moins à encourager une culture ou une autre qu’à exprimer l’attachement du pouvoir central à une agriculture prospère. L’intégration du domaine impérial dans les structures économiques des provinces reflétait la hiérarchie des pouvoirs et le dynamisme des élites et des populations locales; on ne doit pas considérer cette donnée obligatoirement comme un facteur de progrès, ni comme un témoinage d’une situation de crise ou d’interventionnisme accru de l’État en matière de politique économique. L’artisanat et l’atelier Comme le reste de l’économie, la production artisanale s’insérait dans un système socioculturel qui lui conférait originalité et diversité. Révélée par la culture matérielle qu’expriment les inventaires des fouilles et des musées, elle est d’une extraordinaire variété. Elle répondait ainsi à des structures et à des critères multiples, s’agissant de matériaux de construction, de mobilier, d’outillage, d’œuvres d’art, de vaisselle, de vêtements ou de produits de luxe. Des spécialisations techniques et régionales existaient; elles ne suffisaient pas à déterminer le succès d’une fabrication, ni son importance économique. La céramique, certains objets métalliques bénéficient d’une documentation plus satisfaisante que d’autres productions, mais l’éventail s’élargit considérablement aujourd’hui. Cela provoque un changement des questionnaires comme le montrent, par exemple,
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les travaux récents relatifs aux amphores, aux briques et aux tuiles, qui tentent d’inscrire dans une même approche historique l’ensemble des productions en terre cuite. A Sallèlesd’Aude, près de Narbonne, ont été identifiés côte à côte un four circulaire pour amphores et un four quadrangulaire pour vaisselle céramique. On établit aussi un lien plus étroit qu’auparavant entre le dynamisme de certaines spécialisations et le rôle des commerçants qui se chargeaient de leur diffusion. a. La céramique sigillée A cause de leur importance et de leur spécificité, les productions de céramique sigillée (improprement désignée ainsi à cause du timbre imprimé sur le fond, le pied ou la panse du récipient) ont largement retenu l’attention. Elles introduisent aux problèmes que soulève l’histoire de l’artisanat et de l’atelier (officina). Elles ne doivent pas faire oublier la place occupée par la vaisselle dite «commune», plus difficile à étudier et à suivre dans les circuits commerciaux, ni l’existence d’une céramique «à paroi mince». Chronologiquement, la céramique gallo-romaine est la plus précoce. La céramique sigillée hispanique a connu un essor à partir des Flaviens et ce n’est pas avant le milieu du IIe siècle que la céramique africaine (sigillée claire) s’est imposée comme une concurrente dynamique. Chaque production est en outre caractérisée par des imitations locales à partir des modèles importés, de mieux en mieux étudiées. Le travail du potier était de tradition ancienne et les peuples celtiques, ibériques et libyco-puniques en particulier avaient créé des céramiques originales. Le site de La Graufesenque (vicus Condatomagus), au confluent de la Dourbie et du Tarn, à proximité de Millau (Aveyron), sur le territoire antique de la cité des Rutènes, est né avec l’empire. En activité d’Auguste au milieu du IIIe siècle, il entre dans une phase de croissance rapide et de prospérité entre l’avènement de Tibère et le règne de Trajan. La découverte à Pompéi d’une caisse non ouverte de vases qui en provenaient symbolise l’apogée flavien d’une production. Le début du IIe siècle inaugure un brusque déclin. Dans un premier temps, les potiers imitèrent les vases italiques et
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signèrent même certains objets des noms fameux de potiers arétins tels qu’Ateius et Perennius. De 15 à 50 apr. J.-C., la maîtrise de la technique de la cuisson oxydante à très haute température (plus de 1 000 degrés) dans des fours à «tubulures» s’accompagna d’une standardisation précoce. La période Claude-Néron, caractérisée par le développement de modèles nouveaux, fut celle de l’éclosion des plus belles créations. En comparaison avec les séries italiques, celles de La Graufesenque comportaient proportionnellement plus de vases ornés (1/3). L’époque flavienne marqua le plus grand succès dans la diffusion des poteries rutènes. On a calculé que plus de 600 millions de vases (6 millions par an pendant 100 ans) y furent sans doute fabriqués. Il fallait d’abord préparer l’argile qu’on lavait et décantait dans une fosse spéciale avant de la mêler à d’autres argiles et d’ajouter du dégraissant (du sable fin). Les formes lisses étaient montées au tour. Pour les formes décorées, on utilisait un moule placé sur le tour et imprimé à l’aide de poinçons ou matrices. La cuisson représentait la partie la plus délicate du travail et l’opération durait plus de 24 heures en atmosphère oxydante. Le vase, préalablement trempé dans un engobe à l’origine du vernis caractéristique, était savamment empilé avec le reste de la fournée. Les ratés de cuisson sont illustrés par un puits qui a livré 10 000 vases, dont 1 000 intacts, datés des environs de 55 apr. J.-C. Leur étude systématique enrichit la connaissance des techniques, de la fabrication et des produits. Les «comptes» de potier, c’est-à-dire les inventaires d’enfournement constitués de fonds de plat ou d’assiette inscrits à la pointe sèche avant cuisson, sont combinés avec les marques d’atelier ou timbres pour analyser les problèmes d’organisation du travail. Le bilan actuel indique que la structure fondamentale en était l’officine ou atelier, de taille variable (individuel ou en équipe). L’étape essentielle de la cuisson donnait lieu à l’utilisation collective des fours: les graffites révèlent, par exemple, qu’une même fournée pouvait associer trois potiers, même si, le plus souvent, chacun faisait cuire sa production à tour de rôle. On a d’ailleurs observé une distorsion entre les noms livrés par les bordereaux et ceux présents sur les marques, puisque 40 % des 140 ou 150 noms recensés sur les premiers n’apparaissent pas sur les timbres. La meilleure hypothèse expliquant le fait
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est sans doute, en l’état actuel des réflexions, celle qui privilégie l’idée que seul le chef d’atelier apposait sa marque, mais qu’à l’heure de la cuisson chaque ouvrier était responsable de sa production. Les timbres ont apporté plus de 500 noms, en grande partie latins ou latinisés. On relève toutefois 27 anthroponymes grecs et une proportion non négligeable de noms celtiques ou gaulois. Surtout, la structure onomastique constituée d’un, deux ou trois noms traduit, outre une évolution des statuts juridiques liée à la romanisation, la prééminence des libres d’origine provinciale sur les esclaves, majoritaires à Arezzo. Certaines familles réussissent à se maintenir durant plusieurs générations. La maind’œuvre servile, peu nombreuse, accomplissait en priorité les tâches préparatoires concernant l’argile, le bois, l’eau. La Graufesenque ne formait qu’un centre important parmi d’autres lieux de production. On continue à découvrir de nouveaux sites (Espalion, Aveyron) à côté de ceux déjà inventoriés: Montans (Tarn), Le Rozier (Lozère), Banassac (Lozère). Ces ateliers de Gaule du Sud furent particulièrement dynamiques au Ier siècle apr. J.-C. Le IIe siècle fut celui des ateliers de la Gaule du Centre, notamment Lezoux (Ledosus, cité des Arvernes), dans le Puy-de-Dôme, et Les Martresde-Veyre (Puy-de-Dôme), mais aussi Courpière, près de Lezoux, Terre Franche, près de Vichy, et Gueugnon (Saôneet-Loire), en cours d’exploration. Lezoux produisait dès l’époque de Tibère, mais le véritable essor dut attendre les débuts du règne d’Hadrien. C’est alors que les grandes officines d’un Cinnamus ou d’un Paternus connurent le succès. Les ateliers y développèrent leurs propres poinçons et leur style original, et les fours étaient vraisemblablement à usage individuel. La Gaule de l’Est fut aussi une région active dès le Ier siècle avec Boucheporn (Moselle). Les régions de Metz et Trèves concentraient le plus grand nombre d’ateliers, mais on n’oubliera pas le rôle de Rheinzabern (Tabernae) au nord de Strasbourg, ni Mittelbronn, dans la province romaine de Rhétie (haut Danube). Ces productions se poursuivaient au début du IIIe siècle. La diffusion des marchandises fut, semble-t-il, plus étroitement régionale que pour les céramiques rutènes et arvernes. Le IIe et le IIIe siècle virent une réduction régulière du marché. Les poteries sigillées étaient fortement concurrencées par la céramique commune et par
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la verrerie. Les évolutions, assez brutales, ne sont pas aisées à expliquer. On n’invoque qu’avec prudence et en désespoir de cause les changements des goûts bien difficiles à analyser. La multiplication des centres et des productions, les migrations des techniques, les conjonctures locales sont autant de facteurs admissibles. On souligne aussi, plus qu’auparavant, que la céramique sigillée a pu ne représenter que 10 % des céramiques d’habitat. A partir des Flaviens et jusque dans la seconde moitié du IIe siècle, la péninsule Ibérique, importatrice de vaisselle italique puis sud-gallique, a développé une production propre autour de deux centres essentiels, Tricio (Tritium Magallum), dans la Rioja, et Andújar, dans la haute vallée du Guadalquivir. Cependant, d’autres sites sont aujourd’hui mieux repérés: Bronchales, Singili Barba, Teba (Málaga), Talavera de la Reina ou Villaroya de la Sierra (Saragosse). F. Mayet a comptabilisé 227 marques d’atelier provenant de Tricio et Andújar. Les artisans y font figure d’hommes libres, inégalement romanisés et, malgré des dimensions différentes, les officines traduisent une tendance nette à la standardisation accrue des objets que reflète la domination de deux formes lisses (Drag. 15/17 et 27) et de deux formes ornées (Drag. 29 et 37). L’artisanat groupé, organisé en petits ateliers utilisant une main-d’œuvre servile pour les tâches préparatoires, rappelle La Graufesenque, sans qu’une réponse soit possible concernant le mode d’utilisation des fours. Cependant, une hiérarchie des ateliers est décelable: on comptabilise 3 et 4,5 % de grandes officines à Tricio et Andújar, contre 11,34 et 15,21 % de moyennes et 85,57 et 81,45 % de petites. Dominait donc le petit potier dépendant de ceux qui se chargeaient de la commercialisation, les negotiatores rei cretariae. La production de la céramique sigillée africaine ou sigillée claire ne bénéficie pas des mêmes précisions. On sait désormais que la «sigillée claire B» était produite en Gaule Narbonnaise. Les ateliers de sigillée claire A, qui commence à se diffuser vers la fin du Ier siècle apr. J.-C., se trouvaient en partie installés dans la région de Carthage, mais de nombreux sites restent encore à identifier. On note, en effet, une continuité avec les centres producteurs de la sigillée claire D plus tardive (voir les formes A/D à partir de 190 apr. J.-C.), alors que la catégorie désignée par la lettre C s’est imposée
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aux alentours de 250 apr. J.-C. Leur expansion en Italie et en Hispanie révèle une progression soutenue: de 100 à 250, la sigillée claire A, sans décoration ou presque, ne cesse de s’exporter et connaît son apogée dans la première moitié du IIIe siècle. Les céramiques fines de grande diffusion répondaient à des conditions particulières et le volume annuel de la production suffisait à monopoliser l’essentiel de l’activité des artisans impliqués dans la fabrication des objets. Il n’en allait probablement pas ainsi pour les ateliers d’amphores servant à transporter le vin, l’huile, le poisson et les salaisons. Bien sûr, les ateliers spécialisés existaient, mais on met aujourd’hui en évidence l’activité d’officines qui joignaient à leur production celle de matériaux de construction, en particulier briques et tuiles ou carreaux. La question est aussi posée pour les lampes (lucernae) en terre cuite associées à la consommation de l’huile. Bien qu’elles soient marquées parfois, il est difficile le plus souvent de les attribuer précisément à une officine dont l’industrie soit bien identifiée, en dehors des objets fabriqués à Carthage, voire à Rome, et largement exportés. A Mérida, cependant, il apparaît qu’une production existait au sein d’ateliers voués à la céramique commune et aux parois fines. Ce n’est qu’un exemple; la recherche doit encore progresser avant qu’on soit en mesure de proposer une typologie satisfaisante des officines de lampes. Sur un plan global, la configuration des ateliers, l’organisation spatiale des lieux de fabrication soulèvent des problèmes de typologie. L’étude récente des amphores Dressel 14 de la basse vallée du Sado, dont l’embouchure est localisée entre Setúbal et Tróia au sud-ouest du Portugal, souligne les écueils de la terminologie. Cette production est liée à la préparation des salaisons qui s’est développée à l’échelle régionale autour d’un «complexe» Tage-Sado. Les sept sites de production d’amphores de la rive droite du Sado étudiés fabriquaient le même conteneur Dressel 14. On n’y trouve pas de structure répondant à un atelier, mais des «lieux de production» ouverts et susceptibles de migrer. Le problème posé est alors celui de la relation nouée entre l’artisan potier et le négociant en salaisons. Car, s’agissant des productions d’amphores Dressel 20 de la vallée du Guadalquivir (Baetis), l’accent est mis désormais sur un moindre
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contrôle des ateliers et des fours par les propriétaires des domaines oléicoles. Enfin, on constate que les timbres imprimés sur les objets en terre cuite quels qu’ils fussent ne marquaient sans doute que 10 % de l’ensemble, ce qui pose la question de la signification de l’acte lui-même, indépendamment du fait que le nom apposé est presque toujours celui du chef d’atelier. b. Artisanat rural et artisanat urbain Dispersion, petite exploitation dominante et faible contrainte de la présence des matières premières, en dehors de spécialités définies, caractérisaient la grande majorité des activités artisanales. En l’absence de techniques très élaborées – ce qui ne veut pas dire défaut d’habileté et acquisition rapide des gestes et savoirs –, le travail et son organisation étaient peu différenciés; les traditions régionales et l’initiative des populations ordonnaient la géographie des productions. Les villes, les agglomérations secondaires et les villae abritaient indistinctement les ateliers. L’artisanat urbain, repoussé hors des murs quand il nécessitait l’emploi de foyers porteurs d’incendie, combinait les besoins du marché local et la promotion de produits originaux ou renommés. Les textiles (manteaux de laine, draps), la tonnellerie, les objets métalliques, les éléments destinés à la confection des divers véhicules ou moyens de transport coexistaient avec les productions des artisans propriétaires d’un petit local servant à la fois de lieu de travail et de boutique. Les collèges, mentionnés dans les inscriptions avaient un recrutement à caractère professionnel, mais leur but était avant tout religieux et funéraire. Leur diffusion est un des indices de la vitalité de l’artisanat. Toutefois, des disparités documentaires sont perceptibles selon les espaces provinciaux. En Afrique, riche de cités et de vie urbaine, les métiers n’apparaissent, en proportion, qu’assez rarement dans l’épigraphie des villes en dehors des spécialités du textile, dont témoignent les foulons de Mactar, et du cuir. Toutefois, l’artisan verrier Julius Alexander, installé à Lyon, était originaire de Carthage. En Gaule chevelue, les stèles et bas-reliefs funéraires figurant divers corps de métier (sabotier, cordonnier, drapier et foulon, forgeron, serrurier, boucher, etc.) sont un trait original,
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mais les collèges sont quasiment absents en dehors des villes romaines. A Narbonne, à Tarragone, à Salone ou à Aquincum, les associations professionnelles sont bien attestées. Elles ne renvoient qu’à un nombre relativement limité de spécialisations (fabri, centoniers, dendrophores, foulons et teinturiers en majorité). L’artisanat urbain permet de circonscrire toutes les difficultés de l’analyse économique. Étroitement imbriqué dans la hiérarchie savante des normes morales et civiques, il reflétait la place inférieure du travail, banni ordinairement des discours sur la vie en cité. Cette conclusion est renforcée par la volonté de nombreux artisans de témoigner sur leur monument funéraire de la dignité de leur métier, pour ne pas dire de leur habileté (c’est-à-dire de leur «art» au sens étymologique), et de marquer, par l’imitation des notables ou des soldats, l’honorabilité sociale qu’ils jugeaient avoir atteinte par son intermédiaire. Le poids de la dimension individuelle qui se manifeste ainsi n’est pas contradictoire avec l’existence d’associations collégiales, inégalement influentes, de portée plus sociale et politique que professionnelle. Il traduit la domination de la structure familiale de l’atelier et de l’organisation de l’activité, le niveau modeste des gens de métier et la place privilégiée de certaines spécialisations due à leur utilité collective ou à leur relative rareté. L’artisanat n’était pas la meilleure voie pour s’enrichir facilement et rapidement. L’ascension sociale devait être limitée, même si on ne peut masquer le fait qu’un artisan qui entrait dans l’aristocratie locale avait tendance à taire ses origines. Comme l’a rappelé Ch. Goudineau, plus une ville était grande, plus l’éventail des conditions variait. On peut ajouter que son degré d’intégration romaine avait également une part. Une hypothèse mérite en tout cas considération. Dans les cités d’origine indigène, où la concentration de la richesse était moindre et où les élites exerçaient une moindre domination, comme souvent en Gaule chevelue, l’artisanat a pu rester aux mains d’un groupe social assez homogène constitué d’ingénus attachés à leur métier et à ses traditions. Dans les cités romaines ou romanisées de Narbonnaise, d’Hispanie ou de Dalmatie, ce sont les affranchis, en particulier ceux qui dépendaient des notables, qui auraient formé une catégorie privilégiée d’artisans. A Narbonne, M. Gayraud a compté
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19 affranchis sur 29 personnes appartenant aux métiers du métal, du bois et de la pierre. Nul doute que les données invoquées se combinaient avec les habitudes séculaires et les permanences culturelles pour façonner les originalités provinciales. L’artisanat rural, attaché ou non à un domaine, fut sans doute plus développé qu’on ne l’a dit sur la foi d’une documentation pour ainsi dire muette. Quoi qu’il en soit, les productions n’acquéraient succès et notoriété que par l’intermédiaire des commerçants dont l’influence et les possibilités d’enrichissement étaient bien supérieures à celles des simples artisans. Commerce et sociétés de marchands L’épigraphie, les recherches actives sur les amphores et sur les céramiques, vivement éclairées par l’archéologie sous-marine, ont considérablement renouvelé l’histoire du développement des échanges commerciaux et de la place qu’y occupaient les différents secteurs provinciaux au HautEmpire. Le commerce local et régional a également fait l’objet d’une attention renforcée, mais le grand commerce demeure au centre des réflexions. Les interrogations sur la pertinence du vocabulaire utilisé, sur les structures du commerce, sur la valeur économique des produits échangés et des transactions elles-mêmes ont modifié l’approche de la prospérité diagnostiquée de manière globale. a. Nouvelles approches Comme on sait, la céramique dite de luxe n’est plus définie sans réserve comme un produit de valeur strictement économique, ni comme une production de masse cherchant à conquérir des marchés et à apporter des profits substantiels. En tout état de cause, elle n’était pas obligatoirement coûteuse. Elle est surtout un «test» de la romanisation. Les transports par route ont été récemment réhabilités après le soupçon jeté sur le fameux «collier de gorge», en 1910, par le commandant spécialiste du cheval, Lefebvre des Noëttes, trop vite écouté par les historiens parce qu’il avait détecté
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l’importance de l’invention du collier d’épaule au Moyen Age. On recourait à des techniques variées, adaptées aux conditions du transport et aux différents animaux. Le bœuf fut affecté aux produits pondéreux, en particulier le marbre. On employait en d’autres circonstances les animaux de bât (ânes et mules), c’est-à-dire le transport sur le dos de la bête de somme. Enfin, les techniques d’attelage en joug ou en file, l’utilisation de chariots à timon central ou à brancards autorisaient la recherche au coup par coup des solutions les plus efficaces. Absence de révolution technique ne veut pas dire archaïsme et stagnation: dans ce domaine, comme dans celui de la marine, on insiste davantage aujourd’hui sur le triomphe de l’esprit inventif et concret et sur les améliorations continues, peu spectaculaires, des méthodes et des instruments employés. De même, à la concurrence de la route et de la voie d’eau on substitue la complémentarité de deux modes de transport utilisés successivement au cours d’un seul voyage. Les débats sont loin d’être clos concernant les amphores, en dehors de la question même de leur valeur marchande. On sait qu’une amphore qui avait contenu de l’huile ne pouvait pas être poissée ni réutilisée. Si la Dressel 20, de forme globulaire, reste le prototype de l’amphore à huile de la Bétique, on constate que des conteneurs d’une même forme pouvaient être utilisés pour le transport de produits différents, vin, olives concassées ou en saumure, sauce de poisson ou garum. Il semblerait, en particulier, que ce soit l’amphore cylindrique Africaine I qui ait été l’amphore à huile et l’Africaine II qui ait servi aux autres produits. D’une manière générale, les exemplaires africains apparaissent comme polyvalents à la différence des spécimens hispaniques et gaulois affectés ou à l’huile ou au vin. C’est comme témoin du commerce à longue distance (et aussi régional) que l’amphore est un document capital. La colline artificielle du Testaccio, à Rome22, constitue, à ce titre, un document exceptionnel. Les amphores Dressel 20 espagnoles procurent en effet les inscriptions peintes (tituli picti) les plus complètes. Les rubriques en sont distinguées par des lettres grecques (α, β, γ, δ) et leur interprétation ne fait plus de doute désormais: 22. Voir aussi supra p. 181.
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α indique le poids de l’amphore à vide (27,5 à 29,4 kg), γ la contenance (71 à 72 l), β le propriétaire du contenu qu’il négocie et δ la réception du produit et le domaine du propriétaire qui l’a fabriqué. Les timbres placés sur l’anse ou sur le col portent les noms du chef d’atelier ou figlina qui a confectionné le conteneur. Rien ne prouve un lien nécessaire avec le maître du domaine oléicole. Les questions posées par cette épigraphie tournent autour de la nature des échanges auxquels l’huile transportée donnait lieu. Les commerçants ainsi spécialisés (les olearii) sont appelés dans les autres documents ou négociant (negotiator) ou marchand (mercator) ou diffusor, c’est-à-dire au sens premier du mot «celui qui transvase». L’opinion qui prévaut est que ces termes sont indifférents et désignent chacun le personnage de l’inscription β, sans qu’il faille chercher une nuance quelconque. Toutefois, on peut objecter qu’ils entraient dans des catégories distinctes puisque sont attestés de manière contemporaine des negotiatores olearii et un corpus diffusorum. En outre, on sait désormais que le diffusor M. Sempronius Cassianus de Lisbonne est présent à Ostie par le biais d’une estampille sur brique. Quant à la signification des contrôles révélés par les inscriptions peintes, elle ne peut guère se concevoir qu’en relation avec les circuits officiels acheminant les produits vers Rome et vers les camps des frontières, ce qui n’implique nullement un commerce dirigé par l’État et réservé à des marchands agréés. L’évolution des inscriptions peintes d’époque sévérienne (entre 198 et 230) faisant apparaître le contrôle direct du trésor impérial et substituant au marchand en position ß (et non δ) les noms impériaux, puis le Fisc lui-même, en est la confirmation. Septime Sévère institua l’huile gratuite pour les ayants droit de la plèbe. Il est vraisemblable qu’il sollicita alors plus fortement la Bétique dont l’huile avait meilleure réputation que celle d’Afrique. Surtout, ce qui est suggéré est que le produit destiné au ravitaillement romain était en partie versé au titre de l’impôt provincial. Il reste une part d’hypothèse inévitable dans les discussions en cours, mais le trait qui semble se dégager est d’abord que la documentation épigraphique ainsi rassemblée n’acquiert tout son sens qu’en fonction du souci impérial d’assurer la livraison régulière et en quantité suffisante du produit sur le marché romain et aux
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armées. L’empereur ne se transformait pas en marchand, mais le service de l’Annone sollicitait la participation d’entrepreneurs privés liés temporairement par contrat et qui en tiraient bénéfice. Parallèlement, les marchandises non acheminées au titre de l’annone circulaient librement et satisfaisaient aux besoins des élites provinciales romanisées des régions démunies. b. Les transporteurs et les commerçants Comme l’a rappelé E. Rodríguez d’Almeida, les naviculaires (navicularii), les propriétaires d’embarcations, n’apparaissent pas sur les inscriptions peintes. Y compris à l’époque des Sévères, ils sont les armateurs des navires qu’ils faisaient circuler pour leur propre bénéfice ou dans l’intérêt de l’Annone quand ils s’étaient engagés à se mettre à sa disposition pour une durée de six années. Ils attirent l’attention sur les nombreux collèges ou corps de marchands et de transporteurs adonnés au commerce interprovincial, particulièrement entre les régions méditerranéennes et les zones septentrionales. Ces negotiatores se rencontrent à une époque ou une autre dans toutes les régions à l’exception de la Sicile et de l’Afrique. On recense un négociant en céramique à Salone (Dalmatie) comme on enregistre à Braga (Bracara Augusta) la présence de «citoyens romains qui y font leurs affaires» sous Tibère. P. Clodius Athenius est négociant en salaisons (salsarius), affilié à la societas des Malacitains. La Gaule de l’Est et les régions alpines offrent une variété impressionnante de spécialités. Aux négociants chargés du commerce de céramique ou de produits en saumure en Bretagne (Britanniciani) s’ajoutent par exemple les négociants transalpins et cisalpins, le négociant en bronze et fer, le négociant en savon et le négociant en vins à Lyon, le négociant en céréales à Aix-la-Chapelle. Naviculaires marins et fluviaux ne manquent pas, mais très remarquables sont les corps de nautes parisiens, de l’Arar (Saône), de l’Arar et de la Loire, de la Loire, du Rhône, de la Moselle, du Rhin (à Mayence), sans omettre ceux du lac Léman et de la Durance. De Lyon au bas Rhône, des utriculaires manœuvraient des embarcations de transbordement supportées par des outres gonflées (mais les outres pouvaient sans doute aussi servir au trans-
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port des liquides). Il y a là un écho prolongé au témoignage de Strabon sur la navigabilité des fleuves gaulois. Ces commerçants ou transporteurs étaient en outre souvent membres d’un collège attaché à une ville particulière, mais il y avait aussi des négociants indépendants. A. Chastagnol a bien montré le caractère familial des activités des négociants en Bretagne dont rien n’indique formellement qu’ils étaient associés à un corpus qui leur aurait valu leur dénomination. Les sociétés regroupaient les marchands selon des critères géographiques (transalpins et cisalpins) ou en fonction du produit à écouler (céramique, vêtements, serrures, pourpre). Les Trévires furent exceptionnellement actifs depuis le Danube jusqu’en Bretagne et dans le reste de la Gaule. Les Italiens du Nord continuèrent à animer les relations avec la Rhétie et le Norique. Ce sont les citoyens des provinces latinophones qui pratiquaient ordinairement le commerce et se chargeaient du transport. Des Orientaux se rencontrent cependant en dehors même des fameux marchands syriens de Lyon, connus par les deux seules inscriptions grecques de la capitale gallo-romaine, Thaemus Julianus et Joulianos Euteknios sous les Sévères. On recense un négociant de Cappadoce en Germanie supérieure, à Waldmühlbach, et, à Mayence, deux personnages originaires du Pont et Bithynie alors qu’un Lydien est attesté à Avenches. Les Syriens ont été à tort considérés comme dominants et l’abondance de noms gréco-orientaux a déformé les conclusions. On considère aujourd’hui que cette onomastique est en général celle d’affranchis issus des communautés occidentales, qui n’avaient pas d’attaches avec la Méditerranée orientale. La fin du IIe siècle apr. J.-C. et les premières décennies du IIIe siècle marquèrent une forme d’apogée de l’activité commerciale et des échanges décelable dans l’épigraphie. Les routes les plus fréquentées étaient diversifiées. L’un des axes les plus fréquentés menait «des bouches du Rhône aux bouches du Rhin et de la Seine»: à partir des ports méditerranéens de la Narbonnaise, les commerçants remontaient en effet le Rhône en direction de la Saône et de la Moselle jusqu’au Rhin. Une bifurcation conduisait vers la Loire et la Seine. Le Rhin et la basse Seine drainaient un trafic actif avec la Bretagne. Depuis l’Italie du Nord, la circulation empruntait les passages des Alpes juliennes et progressait
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vers le Danube ou depuis Milan atteignait la Gaule et Lyon, tandis que par les cols du Saint-Bernard s’était développé depuis longtemps un itinéraire fréquenté. On met encore en valeur depuis peu le rôle non négligeable de la navigation sur l’Océan aussi bien le long des côtes de l’Hispanie occidentale que de la Gaule, avec Bordeaux également en liaison avec Narbonne par le fameux «isthme gaulois», l’embouchure de la Loire et un périple qui rejoignait la Germanie et la Bretagne. Un nombre important de centres urbains reflétait l’intensité du trafic qu’il s’agisse d’Arles, de Lyon, de Trèves, de Cologne et de Mayence, mais aussi Lausanne, Avenches, Genève, Londres et York. Comme dans le cas de l’huile de Bétique, il n’est pas aisé de définir l’organisation du commerce contrôlé par les corps de négociants mentionnés dans les textes épigraphiques principalement. Il est évident que le mot de negotiator n’implique pas l’appartenance à une association, mais il revêt sans doute un caractère officiel qui renvoie à une forme d’agrément par l’autorité provinciale et par les cités. Ce trait est plus net dans le cas des transporteurs, et M. Christol a proposé avec quelque vraisemblance de lier le statut et le dynamisme des naviculaires d’Arles, au début du IIIe siècle, à leur rôle au service de l’Annone23. L’exemple de Lyon souligne l’influence urbaine des gens du grand commerce membres de corps professionnels ou de collèges qui ne pouvaient fonctionner, en principe, qu’avec l’aval du conseil (ordo). L’installation dans la cité coloniale pour la gestion des affaires, les honneurs et les fonctions revêtues sur place s’ajoutent aux liens privilégiés avec les décurions et notables pour suggérer que l’activité commerciale des riches négociants leur conférait une dignité au moins égale à celle des élites locales. Ils entretenaient des relations étroites avec les nautes, naviculaires et autres bateliers fluviaux et il n’était pas rare qu’ils patronnent le collège des sévirs augustaux. Le bilan n’obéit pas à une logique indiscutable. Il invite à réfléchir de manière pragmatique sur des circuits commer23. En outre, l’expression des «5 corps» de naviculaires associée aux gens d’Arles ne renvoyait sans doute pas à une organisation originale, mais englobait des transporteurs soucieux de se regrouper pour faire face aux demandes de l’administration impériale.
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ciaux en pleine expansion sous les Sévères. Les produits principaux étaient le blé, le vin, l’huile, les salaisons et la céramique sans oublier les vêtements et textiles. Il est vraisemblable que plusieurs facteurs ont alors joué: d’une part, les fournitures variées aux armées de Germanie et de Bretagne et le ravitaillement de Rome, d’autre part, les progrès de la civilisation municipale et l’intégration accrue des notables urbains. Le contrôle fiscal et la nécessité pour l’État impérial de recourir aux services de professions privées s’ajoutent au volume des produits transportés pour indiquer que les personnages mentionnés dans les inscriptions tiraient leur pouvoir et leur notoriété de leur activité au service de l’empire. Pour le reste, affranchis ou ingénus, chevaliers ou simples citoyens, ils géraient leur fortune et leurs affaires comme ils l’entendaient. Ils pouvaient ainsi combiner selon les moments leurs intérêts propres et ceux des collectivités et de l’État. Une grande partie de l’activité commerciale demeure invisible faute de documents satisfaisants. La circulation des monnaies de bronze de faible valeur illustre l’universalité des échanges locaux qui en constituaient le volet quotidien et prédominant. A la ville ou dans les campagnes se tenaient à intervalles réguliers des marchés (nundinae) et foires. Les nundines tombaient en principe chaque neuvième jour et leur essor est perceptible en Afrique, au rythme de l’intégration politique. Les foires accompagnaient les fêtes religieuses autour des sanctuaires urbains ou ruraux. La ville chef-lieu comportait des espaces commerciaux spécialisés: le macellum ou marché construit destiné à la vente de la viande et du poisson, les boutiques diverses exclues en général du forum. Le contrôle en appartenait aux édiles au même titre que les greniers publics. Les denrées alimentaires, les matériaux de construction, la vaisselle, les vêtements arrivaient régulièrement et faisaient l’objet de ventes en gros ou au détail. A Alésia, on a observé que les outils en fer destinés aux ateliers artisanaux servaient surtout à la consommation intérieure. Les bronziers, en revanche, y travaillaient pour une clientèle large et fabriquaient des harnachements pour attelage et des équipements de voiture exportés sur une longue distance. C’est toute la différence entre le colportage et l’activité du negotiator. La concurrence jouait entre des indi-
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vidus, mais également entre des secteurs géographiques, et le circuit officiel interférait aussi avec le marché libre. En outre, dans la pratique, les mêmes individus intervenaient à des niveaux différents et le fractionnement des activités ne doit pas masquer le poids de certains grands commerçants. Le vrai problème reste celui des rapports personnels et financiers qui unissaient ce monde du commerce et les propriétaires fonciers en particulier. Les réponses devraient varier selon les régions et les périodes, sans que se dessine une tendance claire de l’évolution.
Conjonctures: les originalités provinciales Les mutations du Haut-Empire se sont traduites par l’émergence de traits originaux dans les secteurs provinciaux. Ceux-ci reflètent un processus progressif résultant de la conjonction de l’histoire et de la géographie mise en évidence par les modalités mêmes de l’intégration. En matière économique, les conjonctures sont ainsi tributaires des différences de départ avec Rome et l’Italie, sans qu’on puisse affirmer que le dynamisme des nouveaux territoires ait provoqué une «crise» de l’Italie. Il s’agit davantage de la mise en place de relations économiques régionales et interrégionales. Les régions méditerranéennes Englobant les territoires soumis ou pénétrés précocement, le secteur méditerranéen comprenait des régions encore en cours de romanisation au IIIe siècle. A suivre la chronologie de la conquête, on recense dans l’ordre la Sicile, la Sardaigne et la Corse, l’Hispanie, l’Afrique augmentée des Maurétanies, la Narbonnaise et la Dalmatie. Les fondements de leur économie résidaient dans la fameuse trilogie blé, vin, huile à laquelle il convient d’ajouter les élevages, notamment les caprins et les ovins.
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a. Les provinces insulaires Pacifiée depuis la fin de la IIe guerre punique, la Sicile n’était plus le grenier à blé indispensable qu’elle avait été sous la République. Elle n’en demeura pas moins une source non négligeable pour l’approvisionnement de Rome comme en témoignent les inscriptions de C. Vibius Salutaris à Éphèse. Les céréales étaient en partie acheminées au titre de l’occupation de l’ager publicus ou de l’impôt provincial. D’une manière générale, l’île semble avoir joui d’une agriculture florissante subvenant aux besoins de la population urbaine et rurale. Les vins produits sur les pentes de l’Etna, à Taormine ou à Morgantina s’exportèrent en Italie et en Afrique et même jusqu’au camp de Vindonissa (Windisch) au début de l’Empire. Les amphores siciliotes soulèvent encore des problèmes d’identification, ce qui interdit de se faire une idée exacte des flux et de l’extension géographique de ce commerce. Les restes des pressoirs à huile, difficiles à distinguer archéologiquement des pressoirs à vin, ne permettent pas de se faire une idée précise des domaines oléicoles de la province au Haut-Empire. En revanche, la découverte des meules (trapetum) en est un indice fiable: la province en a livré seulement trois, faute de prospections systématiques. A Malte, où les recherches ont été conduites méthodiquement, on a mis en évidence l’importance de l’olivier partout cultivé. Il faut donc se garder de conclure à un recul par rapport aux époques antérieures. Les textes vantent l’élevage et suggèrent que la laine, les peaux, le blé, les chevaux et les animaux de bât jouissaient d’une bonne réputation. Enfin, le bois de construction des pentes de l’Etna et des chaînes côtières entrait dans les produits exportés. Contrairement à une idée longtemps répandue et en l’absence de fouilles en nombre suffisant, les études récentes font ressortir l’image de campagnes où les petits établissements ne faisaient pas défaut. Au IIIe siècle, la Sicile apparaîtrait comme dynamique à une époque où d’autres secteurs stagnaient ou vivaient difficilement et pendant le IVe siècle, période d’expansion nouvelle, la croissance s’effectua, semble-t-il, au profit des grands domaines gérés depuis de luxueuses villae. Avant de trancher en ce sens, il convient d’attendre des confirmations
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nombreuses. Un progrès sensible ne peut venir que de l’archéologie pratiquée sur la base de nouvelles orientations méthodologiques. La proximité de l’Italie et de ses débouchés éclairent au même titre que l’urbanisation ancienne la richesse discrète de la plus ancienne province romaine de tradition grecque et punique. La Sardaigne, devenue province avec la Corse au lendemain de la première guerre punique, occupait en Méditerranée occidentale une place stratégique au carrefour de routes maritimes nord-sud et est-ouest (d’où la base d’un détachement de la flotte de Misène à Caralis). La partie occidentale et méridionale, plus favorable en raison du relief, avait permis depuis l’époque punique et grecque la croissance de villes littorales à Olbia au nord-est, Turris Libisonis (Porto Torres) devenue colonie romaine, Caralis (Cagliari) municipe de citoyens romains ou Sulci (S. Antioca). Grenier à blé de Rome avec la Sicile sous la République, l’île n’a pas entièrement perdu ce rôle qui n’était plus que d’appoint éventuel toutefois. Le plomb argentifère continua également à être exploité. On sait en outre que la concubine et affranchie de Néron, Acté, posséda des terres sur le territoire d’Olbia. Mais ce sont surtout les échanges qui attestent le développement continu de la province dotée par ailleurs de garnisons auxiliaires. Ils corroborent l’idée d’une pacification favorable et durable à partir des Flaviens et celle de relations privilégiées avec l’Afrique, la Narbonnaise et l’Hispanie orientale et méridionale. b. L’Hispanie et l’Afrique L’Hispanie soulève aussi un grand nombre de questions auxquelles les réponses suggérées ne peuvent être que provisoires, dans l’attente d’une possible mise à jour. Les synthèses disponibles s’appuient sur des réflexions historiographiquement datées, trop influencées par une vision strictement impérialiste de l’histoire provinciale. Sans doute l’intégration des régions méridionales et orientales fut-elle précoce, mais les territoires septentrionaux et occidentaux se romanisèrent plus lentement et plus tardivement durant l’Empire. La part des mines hispaniques, illustrée par les travaux rigoureux de Cl. Domergue, conduit à souligner le
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rôle moteur de l’administration impériale et la migration, entre la République et l’Empire, des grandes exploitations vers l’ouest et le nord-ouest (cuivre et argent de VipascaAljustrel, or de l’Asturie-Galice). Le IIIe siècle paraît avoir marqué un affaiblissement de la mise en valeur qui ne tient pas à l’épuisement des ressources. La contribution essentielle de l’huile de Bétique au ravitaillement de Rome a connu un apogée autour de 140-160 apr. J.-C., mais la coupure enregistrée au Testaccio se situe seulement vers le règne de Gallien. Des cités comme Belo, Munigua, voire Labitolosa, ont assurément décliné dès la fin du IIe siècle apr. J.-C., sans qu’on puisse exclure dans certains cas le rôle de catastrophes naturelles. Les évergésies s’amenuisent alors considérablement dans l’ensemble de la documentation épigraphique péninsulaire et la réalité des invasions maures, les effets même limités de l’épidémie de peste sous Marc Aurèle ainsi que les conséquences négatives des guerres civiles ne peuvent être niés. L’urbanisation relativement dense de la péninsule ne saurait être considérée comme remise en cause au début du IIIe siècle alors que les villae se développent et s’embellissent à partir de cette période. Les canons du concile d’Elvire (Iliberris) vers 303-310 témoignent de la permanence de la vie civique, mais il n’y a que 39 communautés représentées. Les salaisons de Bétique, à la différence de celles de Lusitanie, périclitèrent au cours du IIIe siècle pour ne pas renaître au IVe; les importations de céramique africaine montrent la poursuite d’échanges et de circuits ouverts. Les faits sont à la fois succincts et contradictoires, car aucun texte contemporain ne fournit les témoignages littéraires existant ailleurs. Les débats sont donc en cours pour tenter d’expliciter ce qui apparaît davantage comme une mutation progressive que comme un déclin et une crise irrémédiable. Deux facteurs sont à mettre en exergue: l’ancienneté de la romanisation et le fait que ce sont ces régions en priorité qui semblent connaître un recul; la perte d’influence commerciale sur les marchés occidentaux des produits hispaniques traditionnels tels que les métaux, le garum et l’huile. Un trait caractérise les changements: l’attitude fluctuante de l’État selon les domaines et les productions. En retrait en ce qui concerne les mines, l’administration impériale surveilla de manière plus attentive le commerce de
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l’huile à partir des Sévères. Enfin, ce sont les fonctionnaires impériaux qui se substituent de plus en plus aux notables locaux pour maintenir la tradition des hommages publics. Si on ajoute que les élites sénatoriales et équestres d’Hispanie ont perdu de leur influence impériale en dehors de quelques exceptions on mesure la complexité du problème. D’un point de vue global, il faut sans doute sérier les éléments et ne pas attribuer à tel ou tel facteur une valeur générale. Comme on l’a souligné depuis le début de ce chapitre, la portée économique des échanges interprovinciaux et le poids relatif de l’économie marchande dans la prospérité des provinces ne peuvent être évalués exactement. Étant donné l’omniprésence de l’agriculture, l’expansion des villae est le signe que l’activité n’a pas subi une longue dépression. La conjoncture défavorable des dernières décennies de la période antonine a eu des répercussions au sud, mais les difficultés furent dans l’ensemble surmontées et on ne peut faire fond sur ces événements pour asseoir la réflexion. Les nouvelles conditions de la concurrence, la régionalisation des circuits, la perte de dynamisme politique des élites, plus préoccupées de leur assise locale, rendent sans doute assez bien compte d’une évolution qui ne remit pas en cause les fondements civiques et matériels de la civilisation romanopéninsulaire. En outre, les conjonctures furent différentes selon les lieux. On ne peut que constater les progrès des modèles romains dans les cités du quart nord-occidental et l’expansion continue de la vie urbaine jusqu’en plein IIIe siècle. Par ailleurs, Tarragone, Barcelone, Mérida, Cordoue, Séville ou Gades sont les reflets, incomplets, des continuités. Paradoxalement, les districts militaires du NordOuest n’ont guère livré d’informations sur la consommation des unités, ni sur les échanges que les camps et ce corps social pouvaient susciter. Le Ier siècle apr. J.-C. fut assurément le siècle le plus favorable à l’essor de l’Hispanie, tout particulièrement de l’Hispanie méditerranéenne. L’agriculture, fondée en particulier sur le blé, le vin et l’huile, symbolise un dynamisme marqué par l’intégration économique et politique. Si le vin de la Bétique cessa d’être concurrentiel sur les marchés italiens et provinciaux au cours de la période flavienne, sa production ne disparut pas. En Catalogne, ce n’est qu’au début du
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siècle qu’on enregistre un recul qui peut aussi illustrer des changements dans les modes de transport (usage du tonneau). Quant à l’huile de Bétique, elle progressa sur le marché dès l’époque d’Auguste. Au IIe siècle, son industrie avait créé autour des vallées du Guadalquivir et du Genil (Singilis) une artère commerciale originale: depuis les olivettes et les pressoirs des grands domaines, l’huile était transvasée dans les amphores fabriquées par les ateliers riverains du fleuve avant de remonter le Baetis sur des scaphes ou des lintres (barques fluviales) jusqu’à Séville où des navires de haute mer s’en chargeaient en direction des lieux de consommation. Sans anticipation aucune, la mosaïque claudienne d’Ostie figurait déjà Hispanie ceinte de sa couronne d’olivier. L’Afrique y est coiffée d’une tête d’éléphant, comme s’il s’agissait d’un monde exotique, seulement digne de faire rêver le spectateur des jeux du cirque. Les importations romaines d’animaux sauvages puisaient, il est vrai, largement dans la faune provinciale associée au désert et à ses confins. Au IIIe siècle, l’armée de Maurétanie Césarienne formait des spécialistes de la capture des lions décrite par Julius Africanus. Mesurer avec circonspection sa prospérité et ses rythmes chronologiques suppose qu’on prenne des distances avec les définitions préconçues de l’économie «colonialiste» comme de la réussite d’une «politique libérale». L’opposition de deux mondes isolés l’un de l’autre ne convient pas davantage quel que soit le critère, géographique – la plaine et la montagne –, ou ethnique – le romain et l’indigène. Un long travail de révision est en cours qui n’a pas encore achevé de produire tous ses résultats. La notion même d’Afrique est imprécise. Comme nous l’avons vu, il s’agit d’un territoire extrêmement étendu et diversifié dont le cœur, constitué par les possessions de Carthage et les zones de sa périphérie (Numidie orientale, Byzacène), est le plus peuplé et le plus urbanisé. La Tripolitaine, rattachée dès Auguste à la province proconsulaire, était surtout riche de sa plaine côtière et de ses ports. Les Maurétanies offraient des visages contrastés et les divisions provinciales romaines ne respectaient évidemment pas les limites naturelles, au demeurant enchevêtrées. Les conditions climatiques se détérioraient au fur et à mesure qu’on allait vers le sud, sans interdire complètement les activités agricoles au nord du Sahara. Le déficit en eau
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s’aggravait. Mais, plus que le manque de pluies, c’est l’irrégularité des précipitations au cours de l’année qui pénalisait l’agriculture en dehors des bandes côtières, plus ou moins étendues, et des campagnes de Tingitane influencées par les pluies océaniques. La maîtrise de l’eau, à la fois pour lutter contre l’évaporation et pour parer aux effets des précipitations torrentielles, était une nécessité et un enjeu permanent. La richesse africaine s’est affirmée dès la fin du Ier siècle apr. J.-C. et les années 100-250 sont celles d’une expansion remarquable, fondée sur l’agriculture et le commerce et reflétée par l’éclosion urbaine autant que par la prospérité des ports maritimes. Constant, le phénomène ne saurait être tenu pour linéaire ni universel depuis Auguste jusqu’au milieu du IIIe siècle. Cependant, l’étude des aspects régionaux de l’évolution des campagnes ne peut compter encore que sur un nombre restreint de prospections et de fouilles conduites sur la base d’un questionnaire renouvelé. Le paradoxe vient aussi de ce que la connaissance des grands domaines impériaux continue à reposer essentiellement sur l’épigraphie. La place occupée par le blé africain dans le ravitaillement de Rome contribue à entretenir une image simplifiée de l’économie provinciale. Il ne s’agit pas de récuser ce rôle: il est clairement affirmé par Flavius Josèphe qui indique que ce sont huit mois de fournitures annuelles que représente l’Afrique; il rend compte de l’affirmation de Pline l’Ancien vantant l’abondance presque exclusive des céréales et soulignant la rareté de l’olivier et de la vigne pour lesquels la terre africaine n’était guère douée. Le naturaliste a aussi en tête les récentes confiscations de Néron au détriment des grands propriétaires sénatoriaux. La valeur économique de ce blé exporté n’est pas aisée à cerner. Il provenait en partie des domaines impériaux et des terres publiques; il était transporté par les naviculaires dont la place des corporations à Ostie se fait l’écho illustré. L’originalité de l’administration financière de la Proconsulaire s’explique en partie aussi dans cette perspective. Les districts attestés par l’épigraphie jusqu’à la fin de l’époque sévérienne portaient les noms de regio, dioecesis ou tractus24 et avaient à leur tête un procu24. L’existence d’une hiérarchisation entre ces circonscriptions n’est pas prouvée, mais suscite régulièrement des hypothèses. Tractus: étendue à la fois vaste et délimitée.
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rateur de rang élevé. Carthage, Hippone, Théveste et Hadrumète furent les quatre premiers centres. Au début du IIIe siècle on enregistre en outre Leptiminus, la Tripolitaine, Timgad et la Byzacène. Des personnels subalternes nombreux, esclaves et affranchis impériaux, participaient à la gestion des revenus du Fisc en partie issus des biens patrimoniaux. Les intérêts impériaux ne se limitaient pas aux propriétés foncières. Les fameuses carrières de Simitthus (Chemtou) dont on extrayait le marbre numidique diffusé dans tout l’Empire travaillaient sous le contrôle de l’armée. Celle-ci fut un agent économique actif dont la présence à Lambèse influença la mise en valeur de la Numidie méridionale en particulier. Protégée de Cérès, l’Afrique du Nord se nourrissait en principe sans peine. Dès le milieu du Ier siècle apr. J.-C., elle a développé la culture de l’olivier: il s’implanta depuis les plaines côtières de la Tripolitaine et de la Petite Syrte jusqu’aux bassins de Maurétanie Tingitane et fit de la Byzacène, des steppes méridionales et de la Numidie militaire des terres de prédilection. Autour de Caesarea (Cherchel), Ph. Leveau a reconnu trois types d’installations caractéristiques: celle du village, celle du paysan individuel, celle de la grande huilerie. Comme on l’a déjà énoncé, l’huile africaine concurrença fortement non seulement à Rome, mais aussi ailleurs, le produit de Bétique dès le règne de Marc Aurèle; au IIIe siècle l’huile de Tripolitaine s’exportait jusque sur les marchés orientaux. Le succès de l’oléiculture ne s’est pas opéré au détriment du blé; les règlements impériaux ne doivent pas être interprétés comme un indice d’une telle substitution. La monoculture n’était sans doute pratiquée nulle part et l’on sait que les parcelles accueillaient fréquemment les céréales sous l’olivier. L’économie rurale ajoutait encore la figue et le palmier-dattier, mais aussi la vigne, plus répandue qu’on ne l’a dit jusqu’à présent, qu’il s’agisse de raisin de table ou de production de vin. Les vestiges sont toutefois encore peu importants et les mosaïques sont sujettes à interprétation. On pense désormais que l’amphore de Tubusuctu en Maurétanie Césarienne, voisine par sa forme de l’amphore gauloise, transportait du vin plutôt que de l’huile. La vitalité des régions africaines s’exprimait encore dans la fabrication du garum tant en Tripolitaine que sur le littoral de l’actuelle Tunisie ou que sur les côtes marocaines voisines
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du détroit de Gibraltar. Les lampes et la céramique sigillée claire n’ont cessé de se développer et ont suscité des imitations partout en Méditerranée occidentale. Les mutations des ports de Carthage au IIe siècle symbolisent la croissance africaine. Le bassin quadrangulaire devint hexagonal et l’île du port circulaire fut restaurée ainsi que les quais. Les échanges régionaux sont encore insuffisamment étudiés. La province de Proconsulaire entretenait sûrement des relations commerciales avec les régions occidentales et le sud de l’Hispanie. Entre la Bétique et la Maurétanie Tingitane les liens étaient anciens et se renforcèrent, sans qu’on puisse parler de mainmise espagnole sur la province africaine où les garnisons auxiliaires assez nombreuses offraient des débouchés privilégiés. c. La Gaule Narbonnaise et la Dalmatie Pline l’Ancien définissait la Gaule Narbonnaise comme un territoire très intégré peu différent de l’Italie dont elle était en quelque sorte un prolongement: par son agriculture, par l’estime que méritent ses hommes et ses mœurs, par l’ampleur de ses richesses elle est supérieure à n’importe quelle province et, pour résumer, elle ressemble plus sûrement à l’Italie qu’à une province25.
Il est en tout cas légitime de ne pas la confondre avec les Trois Gaules et R. Syme a attiré l’attention sur les points communs avec la province de Bétique. Le Haut-Empire est ainsi marqué par une prospérité d’ensemble dont témoigne Arles au début du IIIe siècle. Non seulement son port est actif, mais le territoire de la colonie est parsemé de villae luxueuses. A la différence de l’Espagne méridionale, la province ne tirait pas bénéfice d’un produit annonaire tel que l’huile. Toutefois, son blé et son vin avaient une part – variable selon le produit et l’époque – dans le ravitaillement de la capitale romaine. Un fonctionnaire affecté au patrimoine de la province, la présence de propriétés de l’impératrice Faustine dans la région de Riez indiquent que les 25. Pline l’Ancien, NH, III, 3, 31.
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biens impériaux occupaient une part du territoire sous Marc Aurèle. Curieusement, le tableau de Strabon consacré à la Narbonnaise ignore pour ainsi dire les productions agricoles. L’oléiculture offre un bilan incertain; il apparaît que l’olivier était moins répandu qu’on ne l’a cru à l’est du Rhône. La mise en évidence récente par F. Laubenheimer de la production d’amphores vinaires (Gauloise 4) en Languedoc, dans la basse vallée du Rhône et dans le secteur de la Durance, rejoint le témoignage des textes sur la viticulture. Le cépage allobroge a alimenté une production destinée à la consommation urbaine locale. Le vin était aussi exporté à Rome, en Italie, en Hispanie et en direction des zones militaires du nord. Strabon attribue à Narbonne un rôle extrarégional dès l’époque augustéenne. Il ne fait pas de doute que l’originalité économique de la province a tenu à sa position favorable au carrefour des routes maritimes venant du sud et des voies terrestres et fluviales de l’isthme gaulois et de la vallée du Rhône. Le port de Narbonne a souffert de la concurrence progressive d’Arles et il semble que la situation ait été aggravée par un problème d’ensablement. Plus généralement, des difficultés sont apparues ici et là dès la fin du IIe siècle et à l’époque des Sévères. Comme pour la province de Bétique l’explication butte sur des informations trop fragmentaires. La Dalmatie n’offre qu’une documentation partielle et dispersée, dépendante encore assez souvent des hasards des explorations. Elle appartenait au monde méditerranéen et partageait parallèlement de nombreux points communs avec les régions danubiennes. Le littoral fut prospère dès les débuts de l’Empire, mais les cités de l’intérieur se développèrent progressivement. Les villes maritimes bénéficiaient d’une agriculture variée et capable de les nourrir. Le vin et l’huile étaient exportés dès le Ier siècle. La proximité de l’Italie, la navigabilité de l’Adriatique facilitaient des échanges entre les deux rives et entre les ports de la province: la voie de terre parallèle au rivage se heurtait aux obstacles d’une chaîne côtière tombant abruptement dans la mer. Le commerce attira des étrangers venus d’horizons toujours plus diversifiés au IIe siècle. L’intérieur produisait surtout des céréales et peu de vin, mais l’élevage du gros bétail, des moutons et des caprins y était répandu. C’est dans la seconde
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moitié du IIe siècle que les cités s’urbanisèrent, à un moment où, comme dans d’autres provinces, les communautés romanisées du littoral semblaient moins dynamiques. La part de la propriété foncière impériale ne peut être déterminée. L’exploitation minière fut avec la perception des douanes le domaine principal d’intervention de l’administration romaine. Les procurateurs chargés de la gestion des districts sont connus épisodiquement: pour le fer, la procuratelle est attestée au IIIe siècle; le responsable des mines de plomb argentifère associait sous son autorité celles de Dalmatie et de Pannonie. Province militaire au Ier siècle, elle perdit ses garnisons sous Domitien. L’établissement de détachements à l’époque des guerres marcomanniques de Marc Aurèle et au début du IIIe siècle apr. J.-C. fut temporaire. Disposés en un cercle autour de l’Italie, les espaces évoqués étaient intégrés en même temps qu’ouverts sur le centre et les autres secteurs provinciaux. La commodité et l’intensité des liaisons avec Rome jouaient un rôle non négligeable, mais l’activité économique des communautés provinciales échappait à toute forme de centralisation. L’Europe des Celtes Suivant l’esprit de la Chorographie de Pomponius Mela, les territoires constituant un deuxième ensemble admissible s’inscrivaient dans un arc dessinant au nord des Alpes un deuxième cercle extérieur, éloigné du centre méditerranéen. L’empreinte celtique y avait façonné l’histoire préromaine de ces sociétés. Mais celle-ci ne s’était pas cantonnée à cette zone: la péninsule Ibérique, la Narbonnaise, les provinces danubiennes, y compris la Dacie, avaient été affectées parfois assez profondément. Cependant, c’est de l’Elbe à l’Océan et de l’Écosse à la Cisalpine que les traditions culturelles et la civilisation des Celtes s’étaient particulièrement épanouies, en dehors de toute forme d’unité politique. Les Romains voyaient dans les Gaulois «les plus riches des Barbares».
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a. Les Trois Gaules Les Trois Gaules furent les premières soumises à la suite de la conquête césarienne. Leur prospérité, avec des nuances régionales, était réelle. Elle reposait sur une agriculture active qui permit à César de nourrir sans difficulté majeure ses soldats. L’artisanat, en particulier la métallurgie, complétait avec le commerce un tableau flatteur. Le Haut-Empire ne remit pas en cause cette richesse et la développa au rythme de ce qu’on considère comme une phase de croissance démographique lente mais continue. L’urbanisation fut également progressive, mais elle se poursuivit jusqu’au IIIe siècle. Les agglomérations secondaires, qu’il ne faut pas confondre avec les vici, connurent un essor original. L’intégration politique tout au long du Ier siècle apr. J.-C. et la paix durable favorisèrent un accroissement de la production agricole. Sur la base de ces indices, la période 150-235 apparaît comme une phase d’épanouissement traduite par la sculpture funéraire et par le dynamisme des collèges de transporteurs et des négociants. Les événements politiques tels que la révolte de Maternus ou la guerre civile entre Septime Sévère et Clodius Albinus n’ont pas dû affecter grandement cette conjoncture. Enfin, le caractère endogène des mutations est éclairé par les particularités régionales des plans et des structures des villae ou la variété des habitats ruraux. Dans le domaine des techniques, la découverte d’un moulin à eau aux Martres-de-Veyre (Puy-de-Dôme) attire l’attention sur la minoterie et sur l’utilisation des sources d’énergie. On ne connaît guère de représentation figurée de moulins à eau, en particulier sur des mosaïques. Pline l’Ancien atteste leur existence en Italie26 à son époque, mais la meule apparaît comme la plus utilisée. L’archéologie a montré que les installations hydrauliques de Barbegal (Bouches-du-Rhône) correspondaient à des moulins à eau du IIe siècle apr. J.-C. L’Empire romain a donc expérimenté un instrument qui s’est développé surtout à partir de l’Antiquité tardive. La rencontre fortuite de textes et de témoignages archéologiques a fait le succès historiographique de la mois26. NH, XVIII, 23, 97.
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sonneuse (vallus) gallo-romaine. On a vite accrédité l’image d’une agriculture «avancée» techniquement. On a argué de l’expérience qu’en aurait eue Pline l’Ancien quand il était préfet d’aile en Germanie entre 47 et 57. Sa notice opère un lien avec les latifundia, affirme à juste titre que l’animal pousse et ne tire pas la caisse montée sur deux roues et indique qu’il s’agit d’une bête de somme. Les reliefs de Reims, Arlon, Buzenol, chez les Rèmes et les Trévires, confirment l’utilisation d’un équidé. En revanche, l’agronome du début du Ve siècle, Palladius, pourrait décrire une machine plus évoluée à brancards courts et dents recourbées, le carpentum. Les mérites de la «moissonneuse» ainsi conçue sont l’objet de discussions. Entre l’enthousiasme de C. Jullian et le scepticisme dû à la simplicité du procédé, on souligne aujourd’hui l’ingéniosité et la volonté de rationalisation d’une technique étrangère à l’utilisation de la faux et plus encore de la faucille qui connut extension et perfectionnements à l’époque romaine. L’originalité découlerait seulement de l’adaptation aux conditions régionales. L’invention aurait été de nature à frapper des Romains préoccupés par les problèmes du ravitaillement, particulièrement de celui de Rome. Le dossier rejoint en quelque sorte la question de l’influence économique des armées de Germanie sur la Gaule, déjà évoquée à propos de la production de céramique et des importations d’huile et de vin. Les réponses ne peuvent pas être identiques selon les produits et les méthodes de diffusion commerciale. En outre, les circuits du ravitaillement militaire en céréales ont été modifiés au fur et à mesure de la stabilisation des garnisons. On ne peut nier l’incitation à produire des surplus aisément écoulés que représentaient les unités en garnison, soit l’équivalent d’une communauté de 40 000 à 70 000 hommes disposant de numéraire. La diffusion accrue des modèles romains dans toutes les couches de la société, dans le contexte de traditions solidement ancrées chez les populations de la Gaule du Nord-Est, éclaire en partie l’interprétation. Le vin gaulois a pris son véritable essor au Haut-Empire. Strabon ne mentionne pas la viticulture en Gaule chevelue. Le vignoble biturige d’Aquitaine s’est constitué à partir de la période julio-claudienne. En Bourgogne et le long de la vallée de la Moselle, l’extension fut encore plus tardive et
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profita de la fréquentation renouvelée des voies de passage entre la Méditerranée et les terres rhénanes. La production des céréales s’intensifia: le blé dur, le seigle, l’avoine furent mieux acclimatés à côté du froment, indispensable à l’alimentation, et de l’orge à la base de la confection de la cervoise (la bière). Les légumineuses, utiles à l’amendement des sols, concurrencèrent les procédés gaulois du marnage. La consommation de légumes et de fruits (choux, carottes, noix, noisettes, pommes) ressort des fouilles sans qu’on sache ce qui était importé exactement. Les charcuteries gallo-romaines avaient bonne réputation à Rome où les jambons des Morins étaient prisés. Le porc sauvage (à distinguer du sanglier) et le porc domestique prospéraient en Belgique et en Aquitaine tout particulièrement. Les moutons servaient surtout pour leur laine et les chevaux gaulois avaient du succès auprès des troupes montées. Les pierres et matériaux de construction, la poterie et la verrerie nourrissaient un artisanat urbain omniprésent. C’est au IIe siècle que les métiers devinrent des sujets favoris de la sculpture funéraire, mais c’est au Ier siècle que l’urbanisation facilita le passage de la terre et du bois aux constructions en dur. Rien ne fonde cependant l’idée d’une évolution qui aurait promu les artisans et les commerçants au détriment des propriétaires fonciers héritiers de la noblesse gauloise. La terre et l’agriculture étaient au IIIe siècle les meilleurs atouts de la continuité gallo-romaine. b. Les provinces alpines Les provinces alpines s’étendaient depuis le sud-est du Norique, en Slovénie actuelle, jusqu’aux Alpes Maritimes nichées entre Italie et Gaule Narbonnaise. La chaîne ellemême était surtout, au départ, un lieu de passage difficilement franchissable entre deux contrées étrangères l’une à l’autre. Strabon ne se fait pas faute de rappeler qu’elles sont «pauvres et stériles à cause des gels et du sol rocailleux», mais il ajoute qu’elles sont entourées de régions de collines et qu’elles sont pénétrées par des vallées propices et peuplées. Économiquement elles étaient complémentaires des plaines avoisinantes, vendant la poix, le bois, la cire, le miel, le fromage et achetant les produits alimentaires indispensables. Jamais entièrement intégrées dans les espaces impériaux,
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elles appartenaient à des provinces qui ne restèrent pas à l’écart de la romanisation. La pacification augustéenne fut prolongée par la réorganisation administrative de Claude qui fit entrer les populations dans le système municipal. La mise en place du réseau routier fut un facteur décisif assorti de travaux d’envergure tels que ponts, défilés et tunnels. Les cols occidentaux du mont Genèvre, du mont Cenis, du Petitet du Grand-Saint-Bernard furent aménagés et, sous Vespasien, Aime des Ceutrons fut reliée à Martigny (Octodurus) dans le Valais. D. Van Berchem a rappelé que les voies de Rhétie étaient contraintes de suivre un tracé en baïonnette. Deux routes prévalaient du nord au sud: l’occidentale, par le Julierpass, en direction de Côme et de Milan, mais surtout le nouvel itinéraire claudien d’Augsbourg des Vindéliciens à Vérone par le Brenner. Dans le Norique, Claude consolida un tracé antérieur qui depuis les Alpes juliennes conduisait, à travers l’Autriche, à Lauriacum sur le Danube par Virunum et Ovilava. La situation de terres de passage allait de pair avec la dimension stratégique. Après les offensives germaniques de 167-169, le limes de Rhétie-Norique comptait 25 000 hommes. Sur le plan douanier, la Rhétie, jusqu’alors intégrée à la circonscription de l’Illyricum, fut attribuée au procurateur du 1/40 des Gaules. L’agriculture était la ressource essentielle. Les productions variaient selon les aptitudes climatiques: les collines d’Allemagne du Sud étaient propices aux céréales; la vigne de la vallée du haut Adige donnait un vin renommé dès Auguste. L’élevage, partout présent, ne se limitait pas aux bovins et aux ovins. Chevaux et mulets approvisionnaient les armées et contribuaient aux transports routiers. Les échanges entre l’Italie et les régions septentrionales semblent avoir connu une activité constante. Le Norique recelait d’importantes mines de fer situées en Carinthie, au nord de Virunum et du Magdalensberg pour l’essentiel. Propriétés de l’empereur, elles étaient affermées à des conductores sous le contrôle du procurateur provincial; un changement intervint à l’époque de Septime Sévère où est mentionné un procurateur spécialisé.
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c. La Bretagne L’île de Bretagne était encore le théâtre de migrations depuis la Belgique au moment de la conquête césarienne des Gaules. Tard venue dans l’Empire, elle fut pacifiée sous Domitien. L’armée, surtout concentrée à proximité du mur d’Hadrien et autour du Pays de Galles, se répartissait à l’ouest d’une ligne Gloucester (Glevum)-York (Eburacum) et dessinait une Bretagne militaire distincte de la Bretagne inerme27 ou presque du Sud. Cette division fut en partie entérinée par la création de deux provinces sous Septime Sévère qui fixa peut-être la limite du Wash à l’embouchure de la Severn, selon un découpage (discuté) qui n’aurait pas été exactement celui de Dioclétien, d’après P. Salway. La fin du IIe siècle et le début du IIIe siècle sont perçus comme les témoins d’une intégration achevée, symbolisée par le réseau des chefs-lieux de cité et la multiplication des agglomérations secondaires (small-towns). Deux tendances traduisent l’évolution: d’une part, le développement progressif et partiel de la villa en liaison avec l’urbanisation, dans un contexte où les formes traditionnelles de l’occupation rurale se maintiennent concurremment (par exemple, la vallée de la Tamise ou le Fenland); d’autre part, l’influence croissante de l’armée permanente (35 000 hommes en moyenne), insérée dans la société, et lieu de convergence de courants d’échanges réguliers. L’essor d’une agriculture déjà dynamique avant l’arrivée de Rome ne peut faire de doute. L’amélioration de l’outillage, depuis la charrue jusqu’à la faucille en passant par la bêche, est révélée par les fouilles. Elle alla de pair avec une expansion de la culture du froment, notamment dans la Bretagne méridionale: on obtenait deux récoltes annuelles; l’espèce, mieux adaptée à l’humidité, bénéficia des progrès des techniques de séchage. Comme en Gaule, l’artisanat urbain et associé aux villages était actif. La métallurgie, les textiles, le bois alimentèrent les métiers spécialisés mentionnés dans la documentation. L’or de Dolaucothi, au sud-ouest du Pays de Galles, fut exploité sous le contrôle de l’armée à l’instar 27. Terme tiré du latin «inermis» qui veut dire «sans armée».
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du plomb des mines du Northumberland et de l’argent du Shropshire ou du Yorkshire. La fin du IIe siècle fut peut-être marquée par un affaiblissement de la production. La Bretagne illustre ce qu’étaient les conditions des provinces éloignées du centre italien et vouées, par leur position limitrophe, à entretenir une importante garnison militaire. Son insularité lui conférait une certaine originalité; elle n’était pas la raison d’être d’une relative autonomie qu’elle préservait à l’image d’autres secteurs. Parallèlement, l’intégration y allait de pair avec le développement d’échanges nécessaires avec le sud gaulois et méditerranéen à l’initiative de l’armée et des élites romanisées. Provinces danubiennes Importante concentration militaire et mines définissent superficiellement les Pannonies, la Mésie supérieure et la Dacie, la dernière conquise. Celle-ci pose avec netteté un problème particulier à l’ensemble de ces territoires danubiens, celui de l’impact de la romanisation et plus encore d’une rupture éventuelle avec le passé indigène, comprise tantôt comme la conséquence d’une conquête brutale, tantôt comme le résultat d’une évolution précoce, antérieure à la soumission à Rome. Les discussions progressent et la documentation doit être réévaluée, amplifiée et réinterprétée selon de nouvelles orientations. Ce long travail est en cours: la synthèse ne peut être ici que très provisoire, si elle n’est pas prématurée. La place de l’armée, non négligeable en raison des pressions aux frontières, devrait sans doute être redéfinie s’agissant de l’histoire sociale et urbaine des zones de l’arrière-pays. On ne saurait oublier non plus que la civilisation gréco-hellénistique avait influé sur le déroulement de l’histoire préromaine de ces contrées qui étaient aussi ouvertes en direction de l’Anatolie et de la mer Noire. a. La Pannonie La Pannonie n’avait guère eu de contacts avec l’Italie avant Auguste. Non dépourvue de terres fertiles, d’aspect méditerranéen par divers traits, elle avait la réputation d’une
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terre froide et montagneuse au début de l’Empire; cela tenait probablement avant tout à une ignorance de la réalité géographique. Sous Trajan, en 106, à la suite des campagnes daciques, la Pannonie fut subdivisée: Carnuntum devint la capitale de la province supérieure, la plus proche de l’Italie; Aquincum, celle de la plus éloignée, l’inférieure. A une date indéterminée autour de 200 apr. J.-C., Iulia Emona (Ljubljana) fut intégrée à l’Italie. Sous les Sévères, l’adaptation aux cadres et modèles romains était manifeste. L’installation de colonies de vétérans entre Tibère et Hadrien (Iulia Emona, Savaria, Siscia, Sirmium, Poetovio et Mursa), la municipalisation flavienne puis les promotions sous Hadrien et Caracalla avaient jeté les bases d’une urbanisation nouvelle. Les amphores inventoriées jalonnent les vallées de la Save, de la Drave et du Danube. Elles mettent en évidence des importations d’huile, de vin et de salaisons depuis l’Istrie, l’Hispanie, l’Afrique et l’Orient. Le IIIe siècle correspondrait à une phase de reprise. Toutefois, les données sont encore trop fragmentaires et éparses pour asseoir des conclusions fermes. L’historiographie demeure influencée par l’ascension des empereurs illyriens, symptôme fragile de la prospérité des régions d’où ils seraient issus. En outre, les villes et le statut des cités ont davantage retenu l’attention que les campagnes. Les villae sont bien attestées du Ier au IIIe siècle sur l’ensemble du territoire, mais les structures agraires demeurent insuffisamment connues. L’atout le plus durable semble finalement avoir été une agriculture prospère où les céréales occupaient une place centrale. b. La Mésie La Mésie fut dédoublée en 86 pour des raisons administratives et militaires. C’est donc arbitrairement que la Mésie inférieure, en grande partie latinophone, échappe à un domaine géographique et stratégique avec lequel elle possède beaucoup de points communs28. La Mésie supérieure englobait au départ Sirmium, qui fut rattachée à la Pannonie inférieure en 106. La croissance urbaine s’affirma avec les Flaviens. Des monnaies désignent divers sites miniers dès l’époque de 28. Voir le volume de M. Sartre ( op. cit.) sur l’Orient.
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Trajan. Les mines de plomb argentifère du Kosmaj, au sud de Singidunum (Belgrade), et du Rudnik et de Dardanie étaient administrées par l’empereur à travers ses procurateurs. Elles étaient exploitées, au moins au IIe siècle, selon le système de la locatio-conductio connu à Vipasca, en Lusitanie. La présence de l’armée est attestée au Kosmaj, au moins sous Marc Aurèle. Des stations douanières du portorium Illyrici ont été repérées dans divers districts miniers, mais leur fonction est sujette à débat. Des voies stratégiques conduisant vers le Danube et vers l’Orient traversaient la province, tout particulièrement l’axe qui descendait de Singidunum à Naissus puis bifurquait d’une part vers l’est et d’autre part vers le sud, en direction d’Ulpianum et Scupi (Skoplje). On ne sait que peu de choses sur l’agriculture et l’artisanat. La colonie de Scupi paraît avoir été prospère et dynamique au IIe siècle et le territoire voisin du Kumanovo poursuivait sa romanisation au IIIe siècle. c. La Dacie La Dacie romaine occupait essentiellement la Transylvanie et la rive danubienne entre Belgrade et Œscus. La première capitale, la colonie Ulpienne de Sarmizegetusa, avait été fondée sur un nouveau site, à une trentaine de kilomètres de la ville de Décébale, sans chercher à exclure les Daces de la province. Au cours du IIe siècle, le territoire fut subdivisé en deux puis trois secteurs provinciaux: à partir de Marc Aurèle, on recense la Dacie Porolissensis au Nord, l’Apulensis au Centre et la Malvensis au Sud, Apulum devenant la capitale. Les mines d’or occupaient les Carpathes occidentales (les monts Apuseni) à l’ouest d’Ampelum (Zlatna) et Alburnus Maior. Elles étaient gérées par un procurateur équestre spécialisé (procurator aurariarum) assisté de procurateurs affranchis. Des tablettes de cire ont conservé à Alburnus Maior des contrats de travail qui nous renseignent sur le statut et la condition de la main-d’œuvre. Il s’agissait de salariés libres. On constate, en outre, que le centre minier attirait une population de commerçants et de spécialistes qui faisaient preuve d’une activité importante. L’or n’était pas la seule ressource. L’argent, le cuivre, le fer et le sel étaient avec la forêt des matières premières dignes d’attention.
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L’agriculture a évolué au rythme de l’urbanisation. Des villae de dimensions modestes et peu luxueuses ont été inventoriées, mais les travaux (et la documentation) privilégient les colons et les territoires des cités coloniales. Une armée de deux légions, représentant environ 25 000 hommes avec les auxiliaires, protégeait et surveillait la province à l’époque de Septime Sévère. Comme dans le reste des provinces danubiennes, le soldat jouait un rôle économique dont il est malaisé de mesurer la portée. Parler de «la richesse des provinces» revient à utiliser une expression commode, non exempte de sous-entendus, d’interprétations divergentes et d’hypothèses insuffisamment vérifiables, malgré les progrès de la recherche au cours des vingt dernières années. L’élaboration de nouveaux modèles est née de la volonté de sortir de débats sans issue. Les schémas capitalistes et colonialistes dominants auparavant sont aujourd’hui souvent délaissés, ce qui ne résout pas tout et ne veut pas dire qu’ils n’ont pas contribué à faire avancer la réflexion. L’économie a en tout cas acquis ses lettres de noblesse dans les études provinciales; on ne cherche plus à proposer seulement des listes de productions obligatoires et exhaustives. La croissance apparente et la prospérité de telle ou telle contrée ne revêtent pas partout la même signification. L’intensification des échanges et de la production ne traduisent qu’une situation relative: la céramique sigillée se distinguait par ses quantités et son aspect des productions indigènes antérieures; il n’est pas prouvé qu’elle ait été très coûteuse. Il est hasardeux aussi de prétendre que l’enrichissement jouait toujours en faveur des mêmes catégories, étant entendu que l’intégration culturelle était un facteur non négligeable. Consommation et ostentation n’étaient pas synonymes de croissance économique. Le schéma de K. Hopkins sur l’effet multiplicateur de la fiscalité en argent sur le commerce et sur le rééquilibrage par les échanges du déficit occasionné par le transfert du produit de l’impôt versé par les régions centrales aux provinces périphériques ne fait pas l’unanimité, car il laisse dans l’ombre trop d’inconnues. Le poids du marché subventionné est difficile à apprécier. Rien ne privilégie l’idée d’une organisation volontaire de la production et des échanges; l’évaluation de
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la demande, ses fluctuations, échappent en grande partie à l’investigation. Sans tomber dans le travers de l’économie sous-développée et tributaire des paiements en nature, il convient de retenir certains traits qui se détachent à l’analyse. L’agriculture et les produits de la terre constituaient en volume l’essentiel de la production et des échanges. Les disparités politiques, géographiques et culturelles créaient les conditions de transactions commerciales actives et diversifiées prises en charge par une minorité de négociants et de transporteurs. Le modèle urbain, les traditions, le pouvoir des élites locales prenaient une part décisive dans l’acclimatation d’un système de consommation-production sans cesse réadapté aux données régionales et au dynamisme des agents économiques. L’inventaire des originalités provinciales suggère l’existence de plusieurs modèles de prospérité, comme il invite à se défier des déformations: les phases de transformation importante se manifestaient par des nouveautés et des développements en rupture apparente avec le passé; les continuités supportaient des adaptations et des fluctuations qui ne signifiaient pas crise ou difficulté pour autant. La nature des sources, essentiellement archéologiques et fragmentaires, qu’il est toujours délicat de confronter à d’autres documents de portée et de nature non économique, explique le caractère particulièrement ardu de la tâche de l’historien de l’économie. Ce qu’on saisit en priorité, ce sont des processus d’intégration et de romanisation dans le cadre de la diffusion du modèle de la cité, sans que cela ait engendré l’uniformisation et l’essoufflement d’un système relativement souple. Sur le court terme, les crises conjoncturelles ou cycliques ne peuvent être décelées en l’absence de mentions explicites. Sur la longue durée, l’évolution économique reflète la régionalisation ininterrompue d’un Empire confronté de ce fait même à des situations différenciées qui interdisent de parler de crise généralisée et durable à partir du début du IIIe siècle.
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L’idée de «cité» exprime plus nettement qu’aucune autre les modifications des perspectives historiographiques enregistrées depuis une trentaine d’années au sujet de l’Empire occidental. Elle s’est en effet substituée à la «nation» et à la «ville» comme instrument d’analyse adapté à la compréhension approfondie des réalités provinciales romaines. Les inscriptions autant que les textes renvoient en priorité au cadre civique et traduisent l’universalité d’un modèle aussi profondément solidaire de la vie civilisée qu’indispensable à l’existence même des individus. La privation de cité était un châtiment suprême. Les Grecs et les Romains attribuaient leur supériorité sur les Barbares à cette forme d’organisation collective garantissant la liberté et la protection des citoyens. Auguste, bien qu’ayant institué la monarchie, conserva la civitas comme structure élémentaire de l’organisation territoriale des espaces impériaux. Les inventaires provinciaux de Pline l’Ancien, inspirés des formules officielles, mettaient en exergue les communautés civiques et leurs statuts juridiques. Rome était elle-même une cité, la plus puissante, la meilleure de toutes, seule capable d’en créer de nouvelles. Y. Thomas a montré que l’origine romaine (origo) combinait la filiation et l’attache territoriale, celle-ci étant subordonnée à celle-là. On ne pouvait pas posséder deux citoyennetés à la fois. Le lien paternel définissait l’appartenance juridique à la manière d’une succession, d’un «héritage nécessaire», transmis par parenté. Ou bien, étranger à Rome, on était citoyen de sa cité d’origine, celle de ses ancêtres ou «pères», qui représentait ainsi la «patrie», ou bien, citoyen romain, on ne jouissait que du seul droit de cité romain sans cesser d’appartenir à sa petite patrie. L’acquisition de la citoyenneté romaine impliquait un transfert de l’ascendance et une séparation entre le lieu de résidence et la cité d’adop-
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tion. Elle créait un lien abstrait, non territorial. Ainsi était préservée la compatibilité entre la citoyenneté romaine et la participation à la vie de la communauté d’origine. Sans cette dernière, la promotion juridique était impensable. Après l’universalisation de la citoyenneté romaine par l’édit de Caracalla, en 212 apr. J.-C. d’après la date traditionnelle que rien n’autorise à remettre en question, semble-t-il, au profit de 213 ou 214, l’attache locale acquit une importance renouvelée. Sous l’apparente uniformisation des statuts, chaque petite patrie demeurait unique. Répétons-le: la cité n’était pas la ville. Sans réduire les centres urbains à des «villes consommatrices», on peut, avec S. Keay, rappeler ici qu’ils n’étaient pas des entités purement économiques: la dimension civique et religieuse entrait pour une part essentielle dans leur définition et leur croissance. Aussi, comme le montre avec clarté la Chorographie de Strabon, les poleis provinciales formaient un trait d’union entre le passé et le présent et s’intégraient ainsi naturellement et culturellement dans un processus de gouvernement de l’Empire. Les provinciaux, à l’image des Italiens, firent peu à peu de la communauté civique leur horizon immédiat. Le Haut-Empire se définit en premier lieu par une expansion constante, mais irrégulière, des unités poliades dans tous les territoires conquis et même au-delà1. Ferment d’unification, le cadre de la cité a été le lieu central de l’épanouissement d’une civilisation municipale fondée sur l’autonomie locale et le culte public. Attache unissant ses citoyens et la société romano-impériale, la civitas ou res publica participait nécessairement au renouvellement des élites.
La diffusion des cités Héritier de la république sénatoriale et de ses expériences provinciales, le premier empereur dut procéder à une vaste remise en ordre destinée à la fois à liquider le passif des guerres civiles et à jeter les fondations d’un gouvernement 1. L’universalisation de la communauté locale est exprimée par la formule, aujourd’hui fréquemment reproduite, de Tertullien (v. 160v. 222 apr. J.-C.), De anima, 30, 3: Ubique res publica (Partout la cité!).
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stable de l’Empire. La politique suivie ne fut pas fondée sur la contrainte; elle n’en obéit pas moins à des principes généraux qui guidèrent aussi les successeurs. L’extension de la cité fut ainsi le résultat d’une interaction entre les sollicitations du pouvoir romain et les aspirations des élites dirigeantes des provinces. Il faut se garder d’appliquer un schéma unique à ce qui devint une œuvre collective de longue haleine, rythmée par les choix et comportements divers des empereurs et par les dynamiques locales partiellement dépendantes du passé et des péripéties de la conquête. Le Ier siècle: droit latin et colonisation Quand Auguste établit un nouveau pouvoir, les modalités essentielles de l’intégration politique romaine avaient déjà été expérimentées auparavant. Les communautés entraient dans une hiérarchie de statuts délimitant le degré d’imprégnation juridique des populations en même temps que l’écart par rapport à l’idéal civilisé que les sources gréco-romaines retiennent comme référence. Que les critères aient empiriquement résulté d’une pratique cohérente ou qu’ils aient répondu à des valeurs exprimées de manière officielle par les décisions impériales, on constate qu’ils se sont imposés et qu’au dire de Dion Cassius lui-même le partage des tâches administratives entre le Sénat et l’empereur en 27 av. J.-C. s’en était inspiré. a. Le ius Latii en question Une question préalable se pose. Elle a trait à l’Occident seul, car en Orient, autant qu’on le sache, ni le municipe ni le droit latin ne furent exportés. La discussion tourne autour de leur diffusion et de leur nature. Ch. Saumagne avait, en effet, tenté de démontrer que le municipe, dès le départ, ne s’était étendu aux provinces que sous la forme du municipe de droit latin (les «villes latines» de Pline l’Ancien). Il ne fait plus guère de doute aujourd’hui qu’il y a eu précocement des municipes de citoyens romains en Afrique et en Hispanie et A. Chastagnol a conclu qu’avant le règne de Claude et la censure de 47-48 apr. J.-C. «aucune ville de droit latin ne fut
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appelée municipe». Le principe ne saurait être mis en cause, mais la chronologie varie et pourrait être retardée à Vespasien, dans la mesure où l’expression même de «municipium latinum» n’est pas attestée clairement avant la loi d’Irni. Quoi qu’il en soit, ce sont les Flaviens (Vespasien et Domitien) qui ont fait le succès décisif de cette formule communale à l’occasion de leur politique hispanique en particulier. Le droit latin n’était pas attaché au municipe et il existait des colonies latines, mais aussi des villes latines (oppida latina) sans autre indication de titre. Cela semble avoir été surtout le cas des territoires celtiques ou celtisés. L’explication à cette situation n’est pas immédiate. On hésite entre des habitudes locales de langage, peut-être liées aux circonstances de l’octroi du ius Latii (ainsi le nom de «colonie» en Gaule Narbonnaise dans le prolongement de ce qui s’était passé en Italie sous la République, alors que l’usage du mot «municipe» en Hispanie aurait flatté les cités provinciales en les assimilant par le rang aux communautés italiennes), et des différences politiques et institutionnelles reflétant des degrés d’intégration différents. Le fait que le contenu même du droit latin soit l’objet d’hypothèses difficilement conciliables n’est pas étranger aux incertitudes précédentes. Sans faire du ius Latii l’équivalent d’un droit de cité qu’il n’était sans doute pas, on a pensé qu’il y avait, à l’opposé, des Latins à titre personnel, bien que la documentation invoquée ne soit pas très probante. Le problème est compliqué par la question des Latins Juniens, véritables affranchis sans patrons et privés provisoirement d’attache civique. Il semble que le point commun à ces données soit l’emploi par les juristes romains du droit latin comme expression de conditions intermédiaires et éphémères n’entraînant pas toujours des effets semblables. Lorsqu’il était pleinement lié à une citoyenneté locale, ce droit avait pour conséquence originale sous l’Empire l’accession à la citoyenneté romaine au sortir de leur charge annuelle pour les magistrats qui n’en bénéficiaient pas encore. Il allait de pair, pour tous les citoyens d’une communauté latine, avec le droit de commercium (droit d’échanger et de céder des biens suivant les règles romaines) et supposait le droit de mariage avec des citoyens romains (conubium), que possédaient aussi des pérégrins, puisqu’une communauté latine supposait la légalité des
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unions mixtes. Selon les interprétations, on admettra ou non que les individus des cités latines privés de la citoyenneté romaine étaient, au regard du droit romain, des pérégrins, ce qui expliquerait qu’ils n’apparaissent guère en tant que tels dans les textes. Il est admis que le statut latin représentait une étape non négligeable sur la voie de l’intégration pour les personnes originaires des communautés qu’il régissait, comme on souligne aujourd’hui que l’application du droit latin allait de pair avec l’adoption d’institutions de type romain. b. De César à Néron César avait largement ouvert la voie à Auguste, non seulement par l’usage provincial du droit latin, mais encore par le développement de la colonisation hors d’Italie. Le premier empereur favorisa l’institution généralisée de la cité dans les territoires pacifiés et s’appuya souvent sur les découpages ethniques en vigueur, comme en Gaule, dans les Alpes ou en Hispanie occidentale. L’attitude des populations au cours de la conquête fut prise parfois en compte: une hostilité franche était sanctionnée par la fusion avec une autre communauté ou par une subdivision du peuple vaincu. En Gaule et en Asturie aussi, des capitales furent installées dans la plaine au détriment des sites perchés indigènes. Un chef-lieu ou oppidum était ainsi choisi parmi les villes et agglomérations existantes ou était créé de toutes pièces; il recevait alors un surnom impérial (par exemple, Augustodunum, Autun). Réorganisées, les cités conservèrent pour la plupart le territoire antérieur et le statut de communauté pérégrine assorti d’une autonomie plus ou moins grande inscrite dans la liste provinciale: elles pouvaient être stipendiaires, c’est-à-dire sujettes, libres ou fédérées, selon que leur liberté était garantie ou non par un traité (foedus). C’est avec la fin de la République et le règne d’Auguste que la colonie romaine l’emporta en prestige sur le municipe romain. La grande période de colonisation augustéenne se situe entre la victoire sur Antoine et Cléopâtre et la fin du second voyage en Occident de 16-13 av. J.-C. Les établissements se composaient de vétérans dotés de lots dont la taille est objet de discussions en l’absence de données précises et assurées. On constate que 30 jugères (environ 7,5 ha) pou-
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vaient indiquer une moyenne, mais Auguste fixa sans doute à 3 000 deniers la prime pour la retraite des vétérans légionnaires lors de la création du trésor militaire (aerarium militare), en 6 apr. J.-C. A 1 000 sesterces le jugère, cela équivaudrait à 12 jugères ou un peu plus de 3 ha. Outre que le prix de la terre provinciale était sans doute moins élevé que celui pratiqué dans la région de Rome, une explication serait que les soldats des guerres civiles avaient été généreusement traités pour des raisons évidentes qui n’intervenaient plus dans le cas de l’armée de la paix. Les preuves font défaut pour affirmer que les dotations provinciales furent supérieures à celles qui avaient eu cours en Italie, en dehors de quelques cas exceptionnels. Il faudrait pouvoir concilier toutes ces données avec la question de l’exemption ultérieure des vétérans dispensés des honneurs municipaux, car la mesure n’a de sens que si le niveau de fortune de l’ancien soldat le qualifiait pour les charges municipales. Certaines colonies étaient des refondations, d’autres, comme Mérida en Lusitanie, des créations ex nihilo. Le nombre des colons installés devait varier selon les circonstances entre 2 000 et 4 000 en moyenne. La finalité de la colonisation n’était pas militaire, car la colonie était ordinairement établie dans des zones pacifiées. Le rôle stratégique, s’il existait, se bornait à l’occupation des points de contrôle le long des axes de circulation. L’essentiel visait à résoudre un problème social et à faciliter l’intégration de l’armée afin d’éviter des révoltes toujours dangereuses pour le pouvoir. Par la suite, Claude fut celui qui renoua avec une politique active, non seulement dans le contexte de ses nouvelles entreprises d’expansion impériale en Maurétanie et en Bretagne, mais encore dans les territoires celtiques et alpins. Ses initiatives vont alors dans le sens d’une extension des modèles romains aux provinces périphériques. Les colonies de vétérans, assez peu nombreuses il est vrai, qu’il déduisit en Maurétanie, en Bretagne, en Germanie ou dans le secteur danubien affirmèrent la présence romaine et la volonté de maîtriser durablement des régions en partie menacées. Claude fut sans doute le premier à octroyer le rang colonial à titre honorifique (colonie honoraire de Caesarea) et gratifia du statut municipal des cités de Maurétanie Tingitane, de Césarienne et plus encore du Norique. Les quatre peuples
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des Alpes Poenines formant le Valais (Nantuates, Véragres, Sédunois et Ubères) furent regroupés en une seule cité probablement de statut latin et eurent désormais pour capitale Octodurus (Martigny) devenue Forum Claudii Vallensium. L’œuvre claudienne acquiert sa signification au sein d’un ensemble de mesures qui sont reflétées par la censure, la Table de Lyon, l’institution du diplôme militaire pour les soldats auxiliaires au sortir du service: l’empereur cherchait à promouvoir les élites indigènes et leur intérêt pour les affaires locales. Dans les districts alpins (Alpes Cottiennes et Alpes Maritimes) l’intervention de Claude ne se distingue pas toujours aisément de celle de Néron dont on sait par Tacite qu’il mit fin au pouvoir des descendants de Cottius et qu’il attribua le ius Latii aux nationes des Alpes Maritimes. c. L’époque flavienne Les Flaviens, à l’instar d’Auguste, eurent à redresser une situation compromise par les exigences financières de Néron et par des guerres civiles qui avaient mis l’Occident au premier plan. Vespasien prit des mesures prolongées par l’action de Domitien dont l’importance a été parfois sousestimée à cause de sa damnatio memoriae. La censure de Vespasien et Titus en 73-74 et l’accaparement de la puissance censorienne à perpétuité par Domitien marquèrent des temps forts de la politique de remise en ordre flavienne. La Maurétanie Tingitane fut réorganisée dès 75 apr. J.-C.; on procéda au bornage de la Fossa regia (fossé séparant la Numidie du territoire de Carthage, depuis la Tusca jusqu’à Thaenae), à l’application de la lex Manciana. La Bretagne fut pacifiée durablement au sud de l’axe Tyne-Solway par l’entremise d’Agricola, héritier de l’action des gouverneurs précédents, entre 77 et 83. La promotion des provinces de Germanie puis la subdivision de la Mésie par Domitien sanctionnèrent une progression territoriale au-delà du Rhin comme un meilleur contrôle des secteurs danubiens. La colonisation des Champs décumates (dans le Wurtemberg), en partie par des Gaulois pauvres et poussés à l’aventure, selon Tacite2, les opérations de cadastration, révélées par les 2. Germ., 29, 4.
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documents d’Orange, complètent un bilan qui met l’accent sur la recherche de ressources financières mieux gérées et sur le retour à l’inspiration augustéenne de l’exercice du pouvoir. Le problème militaire et la nécessité de rétablir la confiance entre l’armée et la société civile rendent compte d’une politique de colonisation sans exemple depuis Auguste. Celle-ci prit la forme de fondations ou refondations d’établissements de statut romain comme en Afrique (Haïdra, Madaure), mais les colonies honoraires se multiplièrent également et la liste des colonies latines (Avenches, Flaviobriga) s’allongea une dernière fois. C’est dans le domaine municipal, toutefois, que l’empreinte fut particulièrement marquée. Le municipe latin devient, nous l’avons vu, l’instrument d’une romanisation approfondie des territoires provinciaux assimilés jusqu’à un certain point à l’Italie. Il est vain de chercher à opposer en ce cas, comme dans celui des colonies honoraires, une municipalisation formelle, de nature idéologique, et une municipalisation sélective, réservée à des communautés méritantes et admises dans l’élite des cités. L’extension de la formule diminuait assurément le prestige et l’originalité de la cité honorée. Elle n’en demeurait pas moins une marque d’intégration et impliquait l’adhésion à un idéal civique bien vivant et jamais démenti. La perplexité d’Aulu-Gelle au IIe siècle quant à la confusion croissante dans les esprits entre les colonies et les municipes traduit seulement l’évolution institutionnelle et l’uniformisation des méthodes de gestion. Elle rend compte d’une civilisation de la cité promue sous l’égide de la monarchie impériale et justifie le vocable de «municipale» pour la décrire et pour en traduire la dimension historique. Elle ne veut pas dire que chaque cité avait cessé d’être unique et autonome, ni que les habitants ne trouvaient pas dans leur tradition et leur histoire des motifs de fierté. Dans les provinces occidentales, le Ier siècle d’Auguste à la mort de Domitien est logiquement considéré comme celui de l’intégration politique des provinciaux, y compris périphériques à l’image des Maurétanies. Ce que l’on appelle le «retard» de l’Afrique, dont l’épanouisement est attribué à la phase 117-211 apr. J.-C., ne doit pas fausser les perspectives. On ne manque pas d’exemples de communautés romaines dans l’Afrique Proconsulaire du Ier siècle qui n’a pas échappé
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à l’empreinte flavienne. Surtout, Rome n’y avait pas inauguré le système de la cité: ce qui frappe avant tout est l’affirmation d’une urbanisation foisonnante qui fut la source d’une multiplication originale de centres municipaux. De Nerva à Sévère Alexandre: expansion et uniformisation Le temps n’est plus où la période ouverte par la crise politique de 193 apr. J.-C. apparaissait comme le début de la monarchie militaire et autoritaire peu respectueuse des cités et des autonomies en dehors de quelques exceptions3. Il n’y eut pas de remise en cause à l’époque sévérienne d’une structure constitutive de la romanisation des provinces. De l’avènement de Nerva au milieu du IIIe siècle, l’expansion généralisée de la cité se poursuivit de la Dacie à l’Afrique. Les faits observables ne sont pas toujours aussi éloquents qu’on le souhaiterait en raison de la documentation insuffisante dont l’interprétation dominante demeure souvent trop tributaire de grilles de lecture incomplètes et amendables. a. Continuités et innovations On pense habituellement que la «déduction» effective de colonies s’arrêta avec l’empereur Hadrien en dépit de représentations monétaires postérieures, considérées comme purement symboliques. Seul le rituel aurait été préservé. Des exemples comme ceux d’Uchi Maius (Henchir Douémis) ou Eburacum (York), sous les Sévères, sont rangés aussi du côté des colonies honoraires. Ce faisant, on court le risque du préjugé: le rang colonial s’était dévalué et il n’était plus nécessaire de transplanter des éléments romains ou romanisés pour intégrer les territoires soumis. Les empereurs usaient ainsi de manière arbitraire et démagogique de ce qui avait été un honneur et le résultat d’une politique cohérente dans un autre contexte. Hadrien n’avait-il pas conseillé à Italica, sa patrie, et à Utique de préférer leur statut municipal? Mais les documents révèlent que, malgré l’avis impé3. Voir aussi chapitre 8, p. 418.
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rial, la cité d’origine de Trajan et la ville africaine obtinrent le titre désiré. En outre, le problème agraire n’avait pas disparu; il n’est pas certain que l’attente des soldats, toujours confrontés à des campagnes longues et périlleuses, se soit profondément modifiée. Une partie des vétérans pouvait souhaiter bénéficier d’une dotation coloniale signe de la générosité de l’imperator. On ne saurait nier la tendance générale de l’évolution. Le titre colonial était de plus en plus le résultat d’une requête à laquelle l’empereur avait accédé. Il fut en majorité octroyé à d’anciens municipes romains et, surtout en Gaule, à des villes latines. Parallèlement, le droit italique se répandit. La colonie bénéficiaire obtenait, en même temps que l’assimilation de son territoire à une portion de l’Italie, l’immunité concernant le versement de l’impôt foncier et de la capitation. Comme l’a rappelé F. Jacques, on ne peut limiter le ius Italicum à sa dimension fiscale. Sa portée plus directement politique ressort d’une concession relativement limitée dans des conditions qui manifestent, de la part de l’empereur, la volonté de récompenser la cité à cause de citoyens jugés particulièrement méritants ou en raison d’un comportement loyal dans des circonstances difficiles. Auguste avait fait un usage exceptionnel du droit italique. Septime Sévère fut sans doute le moins avare, mais au bénéfice de cités anciennes. Le droit latin et la municipalisation demeurèrent les instruments ordinaires de la promotion civique. Les sources nous confrontent cependant à une évolution mal connue du droit latin que l’on attribue ordinairement, sur la foi de Gaius et d’une inscription africaine de Gigthis (Bou Ghara)4, à Hadrien. L’empereur philhellène aurait donc été l’inspirateur du Latium maius ou droit latin majeur. Celui-ci conférait la 4. CIL, VIII, 22737 = ILS, 6780. C’est le seul texte épigraphique connu à ce jour, semble-t-il, qui mentionne expressément le Latium maius. Le personnage est honoré pour avoir effectué à ses frais deux ambasssades à Rome (legatio urbica) afin de demander, et d’obtenir finalement, le droit latin majeur pour sa cité. L’inscription est assurément du IIe siècle apr. J.-C., mais elle n’est pas datée avec précision; les années 130-150 sont probables d’après les critères internes (voir A. Chastagnol en particulier). On sait que le fondateur du municipe fut Antonin et il semble difficile de ne pas placer l’ambassade réitérée après la promotion municipale. Malgré cela, rien n’empêche que l’invention du droit latin majeur soit à dater d’Hadrien.
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citoyenneté romaine aux décurions qui ne la possédaient pas au moment de leur entrée dans la curie locale et non plus seulement aux anciens magistrats au sortir de leur charge (Latium minus). L’inscription de Gigthis incite à penser que le droit latin majeur dut rester un privilège peu répandu, non limité à l’Afrique cependant. On ne saurait ainsi affirmer que tout municipe promu après son institution était un municipe doté du Latium maius. L’époque antonine et plus encore la période sévérienne furent enfin caractérisées par la promotion municipale d’établissements civils situés à proximité de camps légionnaires. La décision de Caracalla d’universaliser la citoyenneté romaine mit fin de fait au droit latin. Les cités conservaient cependant leurs noms officiels et leur titre de municipe ou de colonie. Peu à peu, les provinces tardivement soumises avaient adopté les modèles romains d’urbanisation et d’intégration politique avec l’accord des empereurs. Il n’y a pas en théorie d’obstacle à ce qu’une cité ait pu naître d’un domaine impérial (saltus ou mines et carrières). Toutefois, les exemples ordinairement avancés sont peu nombreux. Ils sont peu probants en dehors des localités qui avaient pu jouer un rôle administratif en accueillant le procurateur (Domavia en Dalmatie, dans la région de Srebrenica, est qualifiée de res publica en 218). Quoi qu’il en soit, les hésitations légitimes, comme celles que suscite par exemple Sumelocenna (Rottenburg) en Germanie supérieure, dans les Champs décumates, devenue civitas Ulpia des Suebi Nicretes, indiquent surtout que le modèle et les institutions de la cité avaient investi l’ensemble de l’organisation provinciale au IIIe siècle. L’interprétation de l’institution de la curatelle de cité, inaugurée en Italie sous Domitien vraisemblablement, a été renouvelée récemment5. Comme on sait, il ne peut alors s’agir d’un symptôme d’une crise rampante de la cité, minée par les maux consécutifs à une détérioration inéluctable de la situation financière des communautés. Dans les provinces, les curateurs commencent à apparaître dans la documentation surtout à partir de Marc Aurèle, à l’exemple de la Sicile. En dehors de l’Afrique, qui n’a produit aucun exemple antérieur à Septime Sévère cependant, les témoignages relatifs 5. Voir aussi, chapitre 4, p. 169.
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aux provinces occidentales sont assez pauvres. La Gaule Narbonnaise est créditée de 5 titulaires, 3 sénateurs et 2 chevaliers, tous datés du IIe siècle et en majorité originaires de la province où ils ont revêtu leur charge; l’un d’eux, Q. Soillius Valerianus eut à s’occcuper simultanément d’Avignon, Cavaillon et Fréjus. En Hispanie, le dossier est encore plus mince: un seul curateur est recensé à Mérida, sous Septime Sévère, trois relèvent de la Bétique et de la période sévérienne, mais il n’y a aucune attestation pour la Citérieure. Les exemples dans les Trois Gaules concernent un sénateur patricien à Lyon vers 166-168 apr. J.-C. et le Sénon C. Decimius Sabinianus en fonction chez les Vénètes entre 198 et 209. En 228-232, Cologne, capitale de la Germanie inférieure, accueillit un sénateur originaire de Bénévent et Solva du Norique reçut un curateur de rang sénatorial sous Marc Aurèle. L’Afrique fournit trente et un cas antérieurs à la fin du règne de Gallien dont 7 au moins et 17 au plus peuvent appartenir à l’époque sévérienne. De rang social souvent assez élevé (on dénombre 9 clarissimes), ils étaient choisis en fonction du rang et de la taille de la cité. Ce trait, vérifiable ailleurs, s’explique par le rôle d’arbitre qui était le leur. Il ne s’agit pas en effet d’une magistrature; les cités n’étaient pas contraintes en principe de recourir à leurs services. L’empereur nommait le curateur à l’initiative de la commune, souvent un sénateur de rang prétorien, mais ce pouvait être un fonctionnaire équestre qui était en même temps procurateur comme en Bétique. Il n’était pas pour autant un agent du pouvoir central et des liens préalablement noués avec la cité ou la province sont fréquemment décelables ou probables. L’essentiel était la remise en ordre des finances municipales, mais les compétences politiques avaient autant d’importance que l’aspect proprement financier. La mission durait le temps du rétablissement de l’équilibre et ne suspendait pas le fonctionnement ordinaire des institutions locales; un aboutissement à la mesure de l’attente des notables était sanctionné fréquemment par les honneurs d’une statue; un patronat demeurait sans doute exceptionnel. Les cités provinciales avaient intégré l’institution avant même qu’elle n’ait été généralisée à la fin du IIIe siècle. Il n’y avait pas d’incompatibilité ou d’antagonisme insurmontable entre l’imperium et les res publicae. Le temps
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modifiait les données et les conduites à l’intérieur même des cités. b. De Trajan à la mort de Commode Un bilan des politiques impériales successives en matière de poliadisation est voué à l’imprécision et au déséquilibre. Le mot même de «politique» peut être contesté, car il implique un programme arrêté et une volonté de le réaliser à tout prix. Les mesures ne paraissent guère originales d’un règne à l’autre; en dehors d’Hadrien et de Septime Sévère, qui furent actifs aussi dans les autres domaines, elles ne définissent pas des attitudes affirmées, identifiables avec certitude. Trajan eut pour grands desseins en Occident la conquête de la Dacie et le renforcement de l’Italie. Son œuvre municipale se limita pour l’essentiel à la colonisation militaire dans les secteurs limitrophes des territoires occidentaux. En Afrique, la municipalisation flavienne fut prolongée, mais de manière ponctuelle. Hadrien ne bénéficie pas d’une documentation à la mesure de l’ample travail qu’il accomplit. Il avait une prédilection pour la Grèce et l’hellénisme. Attentif aux problèmes de l’Orient, il ne négligea pas les provinces occidentales qu’il visita en partie. Ses décisions eurent une portée générale et une influence nouvelle sur l’administration de l’Empire. Peu entreprenant en matière d’expéditions militaires, il fut soucieux du renforcement des frontières et de la stabilisation des acquis territoriaux précédents. Attaché aux cités et à leur autonomie, il favorisa là où c’était possible l’émancipation communale. Il affectait un goût pour les mérites passés des communautés et associait grandeur locale et ancienneté politique. Ses dispositions sur les mariages entre citoyens romains et étrangers corrigèrent une législation peu cohérente et injuste qui regardait au premier chef les cités de droit latin: désormais, il suffisait qu’un des deux parents fût citoyen romain pour que l’enfant le fût aussi. Le règne d’Antonin le Pieux correspond à une pause dans les créations et promotions des cités provinciales. Ce conservatisme est interprété comme une réaction aux générosités excessives d’Hadrien, mais l’explication est sans doute plus complexe et nous échappe encore en partie. A partir de Marc
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Aurèle et jusqu’à la mort de Caracalla, les sources épigraphiques soulèvent des problèmes d’attribution aux différents empereurs, car les surnoms intégrés dans les dénominations des cités (Aurelium, a; Antoninianum, a) ne permettent pas toujours de distinguer l’un ou l’autre. J. Gascou a cependant proposé un système de lecture qui apporte, au moins pour l’Afrique, une grande vraisemblance chronologique. On constate sous Marc Aurèle une progression de la municipalisation et des promotions coloniales dans l’esprit qui avait prévalu entre l’avènement de Vespasien et la mort d’Hadrien. Commode se situe dans la continuité. Mais les règnes du père et du fils voient aussi un renouveau de l’activité guerrière qui toucha les provinces périphériques encore insuffisamment intégrées. La fragilité de la paix y affecta l’expansion municipale, sans la compromettre durablement. c. Les Sévères L’arrivée au pouvoir de Septime Sévère se traduisit par la multiplication des promotions et des refondations. Concentrées en Afrique du Nord-Est, elles furent plus diffuses et plus limitées dans les provinces militaires du Nord et du Danube. De Caracalla à Sévère Alexandre, malgré la naturalisation des pérégrins en 212, les marques d’honneur envers les cités ne font pas défaut. Des créations sont même attestées. Il est ainsi notable que loin de représenter une phase de recul, la période sévérienne soit à placer sous le signe de l’expansion continue de la vie municipale. Il convient en effet d’éviter de confondre les ordres de problème. La dynastie, issue de la guerre civile et confrontée aux nécessités de redresser l’État, a eu une politique impitoyable envers les opposants, ce qui ne signifie pas qu’elle ait privilégié l’armée contre les civils. Unissant l’Afrique et l’Orient, c’est-à-dire les deux secteurs les plus prospères de l’Empire, la famille impériale connaissait les bienfaits et les impératifs de l’autonomie des communautés provinciales. Les vieilles provinces n’avaient pas les mêmes raisons d’attendre, ni de recevoir, des marques d’estime de la part des empereurs plus récents. La monarchie avait évolué; elle n’avait pas cherché l’étouffement des cités dont elle se portait au contraire de plus en plus garante. F. Jacques a insisté avec raison sur la perma-
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nence d’une structure adaptée aux temps difficiles comme aux moments plus heureux. Il n’empêche que les contextes changeaient et par là les physionomies des cités et de la vie civique. La compétition favorisait inégalement, selon les conjonctures, les élites de telle ou telle région. Les raisons d’investir et d’entreprendre obéissaient à des données locales très diverses, alors que la documentation nous fait surtout entrevoir les phases d’expansion et de dynamisme. La dépendance accentuée des élites envers un pouvoir impérial dont elles attendaient toujours davantage contrariait les initiatives sans mettre en péril la liberté, une liberté qui avait toujours reposé sur la bonne volonté de Rome. Les problèmes de l’État, encore sous les Sévères, rejaillissaient sur les cités moins par la fiscalité et les dévaluations que par l’impossibilité de satisfaire les ambitions des élites en raison des problèmes généraux de l’Empire. L’uniformisation de la civitas ou res publica entraînait un déplacement des centres d’intérêt et une modification insensible des comportements, s’il s’agissait de manifester une présence et une singularité autre que régionale ou locale. Qu’on le veuille ou non, l’Empire était devenu riche de ses cités provinciales et, à ce titre, multiforme. La dimension régionale Test de la romanisation, selon la formule de G. Alföldy, la diffusion de la cité dans les régions occidentales au cours du Haut-Empire fut le produit d’une conjonction entre la propagation d’un idéal politique et humain et l’empressement des élites locales à adopter puis à aménager les modèles proposés sans bousculer les traditions. De la Sicile à l’Afrique, en passant par la Sardaigne, l’Hispanie, la Bretagne, la Dacie et la Dalmatie, le manteau bigarré des petites républiques, au maillage inégalement serré selon les lieux, en est l’illustration expressive. On ajoutera que les nuances propres à chaque province pouvaient se refléter dans l’usage d’un vocabulaire distinct, fixé en fonction de l’histoire et de l’époque où il avait servi à désigner régionalement les structures politiques. Ainsi, le terme res publica, répandu en Bétique et en Afrique, n’apparaît guère en Gaule Narbon-
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naise; son utilisation fut aussi très variable selon les autres secteurs provinciaux. a. Les provinces anciennes La Sicile possédait peut-être, à la fin du règne d’Auguste, 6 colonies et 7 villes latines6. Ce bilan est en effet incertain au vu des sources et des discussions en cours sur les statuts. D’une manière générale, on observe, concernant le HautEmpire, un déficit des études archéologiques notamment dans l’intérieur de la province. Quoi qu’il en soit, outre la proximité de l’Italie, la présence déjà ancienne de l’élément italique et la colonisation par des vétérans, plus récente, contribuent à rendre compte de l’intégration romaine de l’île hellénisée et, à un degré moindre, punicisée, qui connaissait partout le système poliade avant Auguste. Les cités de statut romain ou latin étaient principalement des cités maritimes. A lire Pline l’Ancien, l’intérieur comportait 44 civitates, dont la moitié seulement est identifiée sur le terrain. R.J.A. Wilson souligne que des cités prospères à l’époque hellénistique avaient décliné jusqu’à être abandonnées. Le phénomène semble s’être poursuivi aux deux premiers siècles apr. J.-C. si on se fonde sur l’exemple de Ietas (mont Iato, au sud de Palerme). De même, certains centres avaient été ou furent absorbés plus tard par des communautés voisines. Centuripe offre une histoire différente. A son apogée au temps des Verrines, elle fut restaurée par Auguste et promue au rang de cité latine pour avoir résisté à Sex. Pompée. L’activité édilitaire y était vivante encore au IIe siècle, sous l’impulsion des élites romanisées. Elle se poursuivait sous Septime Sévère, tandis que les sources font défaut ensuite. Les sites perchés de l’intérieur signalent d’importants changements intervenus dans l’occupation de l’île et l’organisation des axes de circulation. Des sites côtiers n’échappèrent pas à l’évolution et végétèrent. On considère qu’il serait hasardeux d’en inférer une baisse de la population qui se dispersa ou rejoignit des agglomérations voisines. Représentatives du dynamisme et de l’adaptation de la Sicile sous l’Empire sont les grandes cités maritimes telles que Syracuse, Catane, Messine, Agri6. Voir chapitre 5, p. 196.
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gente ou Lilybée (Marsala). Avec quelques nuances et survivances, leurs institutions se romanisèrent profondément, parfois dès la fin de la République. La totalité de la province avait, semble-t-il, retrouvé le bénéfice du droit latin, perdu sous Octave, dès la fin du Ier siècle apr. J.-C. La Sardaigne comportait, on l’a vu au chapitre précédent, une colonie et une ville de citoyens romains au début du règne d’Auguste. L’épigraphie permet de constater une évolution par rapport aux données pliniennes. Uselis (Usellus) a porté le titre de colonie Iulia Augusta, Sulci celui de municipe, de même que Caralis (Cagliari), et Nora. Valentia (Nuragus) et Bitia étaient des centres dignes de mémoire pour Pline l’Ancien; Ptolémée énumère 28 villes au IIe siècle. Son passé punique et grec, rappelé par la mention du sufète (sufes) comme à Caralis, ainsi que la présence déjà ancienne d’éléments italiques (campaniens) et romains rendent compte de l’intégration politique d’une terre trop longtemps victime d’une réputation exagérément négative. Les régions de l’intérieur ne furent pas laissées à l’écart de la vie civique. Des communautés ethniques sans doute organisées en cités stipendiaires s’y sont cependant maintenues et on a pu noter aussi la présence d’un peuplement corse et sicilien à côté des Sardes. L’existence de propriétés associées à des groupes mal définis peut suggérer celle de terres publiques concédées par l’État à des fins d’élevage. Aucune mesure impériale ne laisse soupçonner l’attribution collective du droit latin aux habitants de condition pérégrine. La Gaule Narbonnaise était à peu près paisible depuis le moment où Pompée avait fait ériger le trophée proche du Perthus, manifestant qu’il avait reçu la soumission des Gaules depuis les Alpes jusqu’aux confins de l’Ibérie. Longtemps avant la victoire romaine de 121 av. J.-C., les Grecs phocéens de Marseille avaient fondé des établissements littoraux (Nice, Antibes, Olbia, aujourd’hui Saint-Pierre d’Almanarre près d’Hyères, Tauroentium-Le Brusc?, Rhodanousia et Agde). Leur influence civilisatrice était manifeste à Glanum (Saint-Rémy-de-Provence), au début du Ier siècle av. J.-C., et le contexte hellénisé des régions côtières explique en partie que Rome ait implanté précocement une colonie de citoyens, Narbonne (118 av. J.-C. semble la date la plus probable). Devenue un tremplin dans la carrière de César, la province
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avait reçu des colonies de vétérans de l’armée des Gaules à Narbonne (refondée sous la direction de Ti. Claudius Nero, le père de Tibère), à Arles. Sous le triumvirat, Orange (Arausio), Béziers (Baeterrae), puis, entre 31 et 27 av. J.-C., Fréjus (Forum Iulii) avaient complété le dispositif. Entre la dictature de César et les années 16-13, le reste des communautés provinciales acquit progressivement le privilège du droit latin. A la suite des mesures augustéennes, l’originalité de l’organisation civique de la Narbonnaise tenait à la présence d’un très grand nombre de villes latines portant le titre colonial et inscrites dans la tribu Voltinia. Outre ces colonies latines, Pline l’Ancien recense pour sa part 7 colonies romaines dont Valence et Vienne, dans l’ordre chronologique (et non alphabétique). Marseille conserva son statut de cité fédérée. Les Voconces, organisés autour de deux chefslieux, Vaison (Vasio) et Luc-en-Diois (Lucus Augusti), avaient bénéficié du droit latin tout en ayant gardé leur rang de civitas foederata. Il y avait là un particularisme lié à l’histoire qui souligne aussi l’absence d’incompatibilité entre le titre fédéral et le droit latin. Toutefois, autant que le souvenir d’un privilège passé, l’appellation officielle de cité fédérée indiquait peut-être le renouvellement du traité dont les implications n’étaient pas négligeables s’agissant des droits du gouverneur provincial. Malgré Tacite, rien ne permet d’attribuer le rang de municipe à Vaison, ni à Antibes. Cette dernière est une ville latine chez Pline, tout comme Alba des Helviens, Ruscino et Toulouse; aucune n’a officiellement le nom de colonie dans la documentation disponible par ailleurs, à vrai dire lacunaire. Les cadres fondamentaux étaient en place à la mort d’Auguste. L’évolution a concerné Vienne devenue sans doute colonie romaine (et non cité dotée du droit italique) à une date qu’on place par hypothèse sous Caligula. Enfin, la cité des Tricastins accéda au rang de colonie Flavienne et Hadrien accorda, à titre honoraire probablement, le droit romain à la colonie latine d’Avignon (Avennio). Le passage de Digne au statut de municipe au IIe siècle, associé à un transfert dans les Alpes Maritimes, demande à être étayé. Nîmes, comme le notait Strabon, est un symbole de la poliadisation précoce de la province, de son adaptation aux conditions locales et de ses conséquences sur l’urbanisation. Si ses origines et la mise en place de son
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statut restent l’objet de discussions liées à un dossier lacunaire, ses monuments augustéens expriment l’adhésion des élites romanisées à la paix garantie par le prince. La péninsule Ibérique, divisée en trois provinces par Auguste, reflétait, par sa diversité même, l’hétérogénéité de ses histoires régionales et l’étendue d’une terre atlantique et méditerranéenne à la fois. L’apprentissage de la cité y était déjà assez ancien au sud et à l’est, où la présence romaine avait agi depuis plus d’un siècle et demi, plus limité dans les régions celtisées du Nord-Ouest, les dernières conquises. La colonisation militaire césaro-augustéenne privilégia les zones depuis longtemps pacifiées: le littoral catalan et levantin, les bonnes terres de Bétique autour du Guadalquivir et celles du sud de la Lusitanie, sans oublier la vallée moyenne de l’Èbre, le bassin de l’Anas (Guadiana) et le Tage inférieur. A la faveur des guerres civiles et de la restauration impériale, le rang municipal et le droit latin avaient été octroyés à plusieurs communautés. Pline l’Ancien recense 8 colonies, 10 municipes, 27 villes latines, 6 communes libres et 3 fédérées en Bétique; 12 colonies, 13 municipes romains, 18 villes latines et une ville fédérée en Citérieure; en Lusitanie 5 colonies, un municipe romain, 3 villes latines. 291 cités étaient alors stipendiaires. Dans ce contexte d’acclimatation insensible mais généralisée du système poliade, la phase flavienne tint une place originale en Hispanie. Toutes les cités sans exception qui ne le possédaient pas encore reçurent en effet le privilège du ius Latii au cours de la censure de Vespasien et Titus. Les inscriptions enseignent qu’à la suite du bienfait impérial de nombreuses collectivités acquirent le rang municipal dans le cadre du droit latin. Ces municipia latina, assimilés à des communes d’Italie par leur titre de municipe, furent singulièrement nombreux dans les vieilles régions romanisées et plus éparpillés dans le quart Nord-Ouest où, semble-t-il, les cités durent se contenter du Latium. Cette étape latine et municipale se traduisit par une forte incitation à construire des centres civiques et monumentaux à l’image des villes italiques. L’essor monumental s’étendit aussi à des cités pour lesquelles le nom officiel de municipe n’est pas expressément attesté et se poursuivit jusqu’au milieu du IIe siècle. Comme la colonie latine reflète l’histoire communale de la Gaule Narbonnaise, le municipe latin définit le
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cadre par excellence de l’intégration romaine de l’Hispanie, sur une échelle évidemment beaucoup plus vaste. La floraison municipale marquait ainsi l’avènement d’une nouvelle ère politique et reflétait la diversification des élites provinciales. b. Les provinces celtiques et danubiennes Les Trois Gaules et les Germanies étaient, à l’arrivée de César, divisées en «peuples» (populi) que les Romains identifièrent à des cités (civitates). Auguste appliqua le principe à l’ensemble des territoires, non sans avoir procédé à des retouches dans le découpage des unités territoriales, soit par regroupement, soit par séparation selon les cas (l’Aquitaine subit, semble-t-il, plus de modifications que les autres provinces). Le statut de cité stipendiaire leur fut le plus souvent réservé, mais certaines reçurent précocement le droit latin. La colonisation militaire y fut très limitée et concentrée à l’est: Nyon avait été déduite par César; Lyon et Augst avaient été fondées sous les auspices de L. Munatius Plancus, en 43 av. J.-C. Les circonscriptions gauloises tiraient leur originalité de leur subdivision presque systématique en pagi, en raison de leur étendue supérieure à celle des cités méditerranéennes ordinaires. Un oppidum chef-lieu fut créé ou dut être choisi parmi les agglomérations existantes, mais l’inventaire de César à propos de la cité des Helvètes suggère la présence fréquente d’autres oppida en même temps que de vici et aedificia. On est en droit de penser, au vu de la documentation, que l’ensemble des 60 ou 64 cités galloromaines avait obtenu le droit latin à la fin du Ier siècle apr. J.-C., les promesses de Galba, relayées par Vespasien, ayant agi comme un puissant catalyseur. Quelques-unes sont attestées comme colonie postérieurement à 68 apr. J.-C. Les chronologies ne sont pas assurées et on sait que seul le Marbre de Thorigny, du IIIe siècle, donne le titre de colonie à la cité des Viducasses (Vieux, Calvados). Il s’agit en principe de colonisation honoraire, mais de statut latin, à l’image des colonies latines de Narbonnaise7 auxquelles elles étaient 7. La première colonie honoraire attestée expressément est une colonie romaine: Caesarea de Maurétanie. A. Chastagnol a proposé de dater le titre colonial des Vellaves, Trévires, Helvètes, Ségusiaves et Séquanes de la censure de Claude.
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identifiées. Le cas de Trèves en Belgique est encore plus délicat. Malgré les insuffisances des sources, on admet que Claude l’a promue au rang de colonie latine, ce qui n’est pas indiscutable. Le statut de la cité des Trévires introduit aussi à celui d’Avenches (Aventicum des Helvètes), devenue colonia Flavia, romaine pour certains, latine pour d’autres. Quoi qu’il en soit, la part gauloise paraît essentielle dans ces communautés comme dans celles de l’ensemble des Trois Gaules, dont furent détachés les territoires constitués en Germanie inférieure et supérieure sous Domitien. Dans chacune de ces provinces, la diffusion de la civitas se poursuivit, y compris sous la forme du municipe non attestée dans les Trois Gaules, à l’exception possible de la cité des Tongres, précisément limitrophe de la Germanie inférieure à laquelle on l’attribue parfois. Nimègue des Bataves, Voorburg des Canninéfates, Worms des Vangions et Rottweil (Arae Flaviae) accédèrent ainsi au statut municipal et il est probable que le droit latin fut aussi lentement étendu au plus grand nombre des communautés de Germanie. Le phénomène est sûrement imputable en partie à l’importance et à la durée de la présence militaire. Les fondations des colonies romaines de Cologne sous Claude et de Xanten (Ulpia Traiana) sous Trajan le confirment. En revanche, le statut de Mayence (Mogontiacum) reste une énigme: ni le droit latin, ni le rang municipal ne sont mentionnés pour une agglomération urbaine en croissance continue, mais il est vrai associée en permanence à un camp légionnaire contigu. Les provinces alpines de Rhétie et du Norique occupaient une position stratégique entre les Germanies et l’Italie tout en assurant une liaison entre les Gaules et le secteur danubien. A dominante celtique, elles avaient été depuis longtemps arpentées par les Italiens, ce qui rend partiellement compte des promotions municipales de 5 cités du Norique sous Claude. A l’image des Gaules et Germanies, la taille des civitates y était supérieure à celle constatée dans les communes méditerranéennes. Elles étaient au total peu nombreuses et il est difficile d’affirmer que leur découpage correspondait à une situation acquise depuis longtemps. Malgré ce qu’on dit parfois, l’existence d’une civitas quelconque supposait, dans ces régions aussi, la fixation d’un chef-lieu urbain. Son absence renvoyait à un statut inférieur,
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prépoliade. En outre, l’institution d’un municipe ou d’une colonie entraînait fréquemment, mais non obligatoirement, une rupture avec le cadre ethnique préromain. La présence militaire permet de comprendre l’évolution sanctionnée par de nouvelles promotions municipales: sous les Flaviens (Solva en Norique), sous Hadrien Cetium et Ovilava, en Norique, et Augusta des Vindéliciens (Augsbourg) en Rhétie. Celle-ci reçut même le rang de colonie de Caracalla et sous son règne aussi l’agglomération civile voisine du camp de Lauriacum, en Norique septentrional, devint municipe. Les régions de l’Illyricum et des rives du Danube ont connu une intégration différenciée selon qu’elles étaient proches ou éloignées de l’Italie et des terres méditerranéennes. Ce n’est qu’avec Domitien et Trajan que les Mésies, les Pannonies et la Dacie ont été stabilisées, alors que la Dalmatie perdait de son importance militaire au cours du Ier siècle apr. J.-C. La chronologie des fondations et promotions propres à chaque province est lacunaire et parfois disputée; on ne dispose pas en général d’inventaires complets effectués récemment. La diffusion de la cité en Dalmatie s’est opérée depuis le littoral vers l’intérieur montagneux. Commencée avant le principat (Salone est sans doute une colonie césarienne au départ), elle a intéressé la frange septentrionale, la Liburnie, avant de se développer vers le sud. Auguste avait probablement fixé, ici comme ailleurs, les grandes lignes de la géographie des communautés ethniques ou civiques assimilées à des cités pérégrines. Cependant, depuis l’Istrie (rivière Arsia) jusqu’aux Varvarini, Pline l’Ancien recense plusieurs communautés jouissant du droit italique ou de l’immunité fiscale. Par ailleurs, le droit latin fut sans doute octroyé généreusement par Claude, si on se fonde sur la tribu Claudia, ce qui demeure hypothétique. Malheureusement, la documentation ne permet pas de distinguer clairement les municipes, ni leur statut juridique. Les colonies de Salone, Iader et Narona, auxquelles s’ajouta Aequum sous Claude, formèrent le noyau civique de la province. Scardona, ville des Iapodes, promue au rang de municipe flavien, fut chef-lieu de conventus au même titre que Salone et Narona. Burnum, non loin de l’ancien camp légionnaire, attendit les débuts du règne d’Hadrien pour être transformée en municipe. La latinisation et la poliadisation des secteurs montagneux et miniers de
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l’arrière-pays progressèrent surtout à partir des Flaviens, comme le signalent les municipes de Rogatica et de Bistue Vetus. Elles se poursuivirent tout au long du IIe siècle apr. J.-C. Au total, malgré des contrastes, la Dalmatie, riche de plus de 60 cités, s’apparenterait à l’Hispanie: l’urbanisation la plus précoce y fut liée, à la fin de la République et au début de l’Empire, à la présence de l’élément italique et à la proximité de l’Italie. Elle s’étendit progressivement des régions méditerranéennes et littorales vers les secteurs montagneux de l’intérieur, laissant subsister des différences sensibles suivant les rythmes régionaux. Malgré J.J. Wilkes, il semble que les élites indigènes ne soient pas restées à l’écart, même si l’œuvre augustéenne, comme en Hispanie, se traduisit par une nouvelle distribution de l’espace provincial et de ses axes dominants. C’est en 86 apr. J.-C. que la Mésie supérieure devint une province autonome et en 106 que naquirent les deux Pannonies et la Dacie. L’historiographie de ces secteurs, assez tard venus dans l’Empire et limitrophes, est encore souvent orientée en fonction de la prépondérance affirmée de l’élément militaire. Sans nier le rôle particulier de la présence des armées, aux effectifs nombreux, mais dispersés, et lentes à se fixer, le tableau demande à être nuancé. Les indices documentaires proposés par l’épigraphie offrent en effet une palette variée de données qui semblent indiquer des développements à la fois originaux et assez conformes aux modèles rencontrés ailleurs. En Mésie et Pannonie, comme dans les autres provinces celtisées, les ethnies servirent à promouvoir un réseau de cités pérégrines. Toutefois, de même qu’en Dalmatie, plusieurs peuples furent soumis à l’institution des préfets romains de type militaire, au moins jusqu’à l’époque de Néron. Des praepositi locaux les remplacèrent ensuite et accompagnèrent la transformation en civitas autonome. D’Auguste à Domitien, l’installation de colonies de vétérans contribua à l’intégration politique des territoires provinciaux: Iulia Emona (Auguste ou Tibère), Savaria (Claude), Siscia, Sirmium ou Scupi (Vespasien), sanctionnèrent les progrès de la pacification vers le Danube et les Balkans. Les municipes flaviens d’Audotonia, Neviodunum et Scarbantia soulignèrent la romanisation en cours des régions occidentales. Le IIe siècle et les premières décennies du IIIe marquè-
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rent dans ces régions un épanouissement de la poliadisation. Trajan et Hadrien d’une part, Septime Sévère et Caracalla de l’autre en furent les principaux artisans. Hadrien promut ainsi de nombreux municipes, notamment en Pannonie: parmi eux, Carnuntum et Aquincum, nés des agglomérations civiles au voisinage du camp légionnaire, transformés ensuite en colonie par Septime Sévère. La Dacie, quant à elle, n’aurait pas connu la cité pérégrine: symbolique serait la déduction de la colonie militaire de Sarmizegetusa, de même nom que la capitale de Décébale, mais située 37 km à l’ouest. Les municipes qui se créèrent entre Hadrien et l’époque sévérienne seraient tous issus d’établissements ayant grandi à l’ombre des camps auxiliaires et légionnaires. Les Daces auraient pour leur part continué à vivre à l’écart du modèle de la cité, selon leurs coutumes. C’est à propos de la Bretagne que Tacite formule les réflexions sur les vertus de l’urbanisation et de la vie en cité. Les colonies (4) et les municipes (2 possibles) y furent peu nombreux, mais Camulodunum (Colchester) fut fondée très tôt après les débuts de la conquête. En outre, les anciens peuples furent invités à s’organiser, comme en Gaule, en cités pérégrines autour d’un chef-lieu urbain, promu pour la circonstance, et dans le respect global des réalités ethniques8. Les colonies naquirent de la «déduction» de vétérans sous Nerva tant à Camulodunum qu’à Lincoln (Lindum) et Gloucester (Glevum). York (Eburacum), on l’a vu, reçut sa promotion coloniale de Septime Sévère, après avoir été dépendante du camp légionnaire installé sous les Flaviens. Londres est un cas particulier. Aucune présence militaire n’y est attestée avec certitude et les caractéristiques de son premier développement suggèrent que la future capitale n’était pas même chef-lieu de peuple. Il n’est pas douteux qu’elle ait été érigée ensuite en cité, mais le statut en demeure énigmatique. Son essor urbain semble correspondre à celui de la plus grande partie des chefs-lieux dont on a dit, sans doute trop vite, qu’ils étaient liés à l’armée romaine. La Bretagne offre la spécificité de n’avoir pas connu en principe de période de diffusion du droit latin. Ici urbanisation et roma8. Ce qui ne veut pas dire que la capitale ait été l’ancien centre indigène; celui-ci avait pu décliner ou être puni pour attitude hostile.
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nisation se confondirent, indifférentes à la dimension juridique. Toutefois, l’épanouissement urbain à la fin du IIe siècle et dans les premières décennies du IIIe siècle, matérialisé par la floraison de remparts, n’a pu se faire qu’à l’initiative d’élites intégrées au système romain de la cité. c. L’Afrique du Nord L’Afrique du Nord offre une documentation riche et difficile à interpréter. Les travaux de J. Gascou en particulier ont fait progresser de nombreux dossiers. Il a apporté de la clarté et proposé une vue d’ensemble fondée sur un double contraste: d’une part, entre les Maurétanies, moins intégrées, et l’Afrique Proconsulaire, lentement mais profondément municipalisée; d’autre part, entre la politique volontariste des Flaviens et de Trajan et l’attitude ouverte d’Hadrien et de Septime Sévère se plaisant à reconnaître par leur élévation à titre honorifique l’évolution culturelle de nombreuses communautés. Peut-être faut-il considérer cette présentation comme trop rigide, car seule la colonisation effective impliquait une décision autoritaire et un apport extérieur de population. En outre, l’extension à de nouveaux territoires de l’œuvre impériale de diffusion de la cité de type romain prenait acte de leur pacification désormais acquise: sous l’Empire, les colonies ont un but social et politique avant tout et ne sont pas des propugnacula (remparts) contre des Barbares menaçants. Elles sont censées participer à la mise en valeur de régions insuffisamment intégrées mais paisibles. Les rythmes de la municipalisation s’inscrivent dans l’histoire locale, et la notion ordinairement invoquée de «retard» de l’Afrique par rapport à des provinces conquises aux mêmes époques ou même postérieurement est aujourd’hui sujette à révisions. L’épanouissement sous les Sévères, dans l’ancien territoire de Carthage et à sa périphérie, d’une civilisation municipale caractérisée par une densité exceptionnelle de communautés autonomes et urbanisées fut l’aboutissement d’un processus engagé depuis Auguste. Enfin, l’utilisation du droit latin en dehors des promotions municipales postclaudiennes commence seulement à solliciter la curiosité des spécialistes. Il n’y a pas, sur ce plan, de traces documentaires de décisions impériales concernant l’Afrique comparables à
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celles de César ou Auguste en Narbonnaise ou de Vespasien en Hispanie. L’inventaire plinien attire l’attention sur les singularités de la province proconsulaire9 dans les années 20 av. J.-C.: L’Afrique, du fleuve Ampsaga jusqu’à cette limite [la Cyrénaïque], contient cinq cent seize communautés obéissant au pouvoir de Rome; parmi celles-ci, six colonies: outre celles que nous avons déjà dites, Uthina, Thuburbi; quinze villes de citoyens romains […]; une ville latine, celle des Uzalitains; une ville stipendiaire, aux Castra Cornelia; trente villes libres […]. Au nombre des communautés restantes on peut à bon droit non seulement parler de cités mais encore, pour la plupart d’entre elles, de tribus [nationes]…
La présentation pose des questions de vocabulaire et de déformation de ses sources; Pline l’Ancien a sûrement mis à profit une statistique de recensement. On observe le nombre peu élevé de colonies, l’importance relative des villes romaines, assimilables en majorité aux municipes romains, et des villes libres, la faiblesse des cités latines et stipendiaires. Les autres populi (communautés) constituent une écrasante majorité et semblent montrer que la civitas pérégrine était encore très incomplètement diffusée à la périphérie des zones coloniales et municipales sans être absente. La liste contenait aussi vraisemblablement des peuples clients et non directement soumis, comme le signale la formule peu compréhensible autrement sur l’obéissance à Rome. Carthage est évidemment l’une des colonies mentionnées auparavant. Colonie gracquienne refondée à l’initiative de César, mais effectivement établie par Octave après la victoire sur Antoine, elle fut dotée d’un territoire ou pertica extraordinairement vaste au-delà même des limites anciennes avec la Numidie orientale. La situation ainsi créée était complexe puisque dans le territoire carthaginois des cités pérégrines étaient enclavées qui intégraient aussi en grand nombre des pagi10 de citoyens romains de Carthage. Des agglomérations 9. NH, V, 29-30. Les points de suspension indiquent qu’on n’a pas reproduit ici la liste des toponymes recensés par l’auteur. 10. On ne confondra pas ce pagus avec les districts de la colonie carthaginoise calqués sur d’anciennes circonscriptions comme le pagus Thuscae et Gunzuzi regroupant 64 cités stipendiaires. Malgré les appa-
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secondaires désignées sous le nom de castellum relevaient également de sa compétence. A la mort d’Auguste, le nombre des colonies s’élevait à une quinzaine environ, et Sicca Veneria (El Kef), à l’image de Carthage, possédait un territoire étendu. Cirta (Constantine), issue du domaine de Sittius, formait quant à elle une communauté multipolaire regroupant quatre établissements, dont la colonie proprement dite de Cirta, et incluant les populations indigènes. La progression des modèles romains de la cité prit par la suite la forme dominante des promotions honoraires. Ses étapes les plus marquantes se placent d’une part entre la période flavienne et la mort d’Hadrien, d’autre part sous les Sévères. Le règne des Flaviens et de Trajan fut caractérisé par l’extension du municipe dans les régions périphériques, à l’exemple de Lepcis Magna à la tête, depuis Auguste, d’un vaste ager. Trajan fit procéder à une colonisation active en Numidie (Timgad, promotion des villes de la confédération cirtéenne) et au sud de la dorsale tunisienne. Avec Hadrien, la municipalisation de l’Africa vetus connut un nouvel essor. Marc Aurèle ouvrit la voie à la recomposition décisive de la pertica de Carthage qui se produisit sous Septime Sévère. Celui-ci détacha les pagi de la métropole carthaginoise et fondit en une cité municipale les deux entités existantes, le pagus et la civitas. La région du Bagradas (Medjerda) en particulier vit se multiplier les municipes (mais tous les pagi ne devinrent pas municipe). Carthage fut gratifiée du ius Italicum, soit par Septime Sévère, soit par Caracalla, au même titre qu’Utique, à une date indéterminée, et que Lepcis Magna, vers 202 apr. J.-C. El Jem (Thysdrus), en Byzacène, conserva son privilège de cité libre tout en accédant au rang municipal, signe sans doute d’un ancien privilège fiscal confirmé à cette occasion. Les Maurétanies ont suivi un autre chemin. Entre 33 et 25, avant de rétablir un royaume client transféré à Juba II, Auguste y avait procédé à la «déduction» de 12 colonies de vétérans dont Tingi (Tanger), Banasa et Saldae (Béjaia). Claude assuma l’héritage de Caligula et institua les deux rences, ces pagi et ceux des Gaules par exemple, divers par leur réalité concrète et leurs dimensions, n’étaient pas de nature radicalement différente puisqu’il s’agit dans tous les cas de territoires dépendants.
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provinces procuratoriennes de Maurétanie auxquelles furent rattachées les colonies augustéennes. Caesarea (Cherchel) reçut le droit d’une colonie romaine et devint ainsi la première colonie honoraire expressément mentionnée dans nos sources. Volubilis et peut-être Sala devinrent des municipes, Tipasa étant honorée du droit latin. La politique claudienne correspond ici à celle qu’on observe dans les autres secteurs occidentaux. Elle représente la phase la plus vigoureuse de poliadisation après Auguste. Ensuite, Vespasien fit d’Icosium (Alger) une colonie latine, Nerva une colonie de Sétif (Sitifis) et Hadrien une colonie de Tipasa à côté de quelques autres promotions peu nombreuses. Des Flaviens à la fin des Sévères, les Maurétanies furent surtout le lieu de mesures ponctuelles, de nature incertaine à l’instar de celles que prit Marc Aurèle en faveur de Banasa. Les modifications de statut ne s’arrêtèrent pas avec Caracalla cependant. Les Maurétanies offrent une histoire relativement classique en matière de diffusion de la cité eu égard aux conditions qui étaient les leurs en matière de peuplement et de mise en valeur. L’Afrique Proconsulaire, liée à Carthage, est considérée depuis Mommsen comme ayant eu un destin à part. Tenue en tutelle d’Auguste à Trajan par crainte d’une renaissance de l’ennemie punique et des révoltes autochtones, elle aurait été livrée prudemment à l’émigration italique dont la présence active aurait créé les conditions d’une rupture tardive, inaugurée sous un Hadrien traçant le chemin vers l’apogée sévérien. Trop peu nombreux, l’élément romain n’aurait eu finalement qu’une influence superficielle. L’Afrique aurait été ainsi vouée à une déromanisation rapide qui rendrait compte du recul irrémédiable du latin et du christianisme sous l’effet de l’invasion arabe qui avait trouvé un terrain favorable chez des indigènes accoutumés à une résistance multiséculaire à Rome. De même que la menace militaire n’apparaît plus aujourd’hui comme susceptible d’avoir pesé de manière tyrannique sur l’organisation et la romanisation des provinces, de même l’exception africaine ainsi définie a cessé de faire l’unanimité. On commence à mettre en exergue l’attitude romaine d’adaptation aux interlocuteurs, héritiers ici de civilisations méditerranéennes dont Rome prenait en quelque sorte le relais. Les lenteurs de l’intégration civique rappellent qu’en pays grec et hellénistique
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il ne fut pas question de modifier par la municipalisation et le droit latin le système poliade en vigueur. Celui-ci servit longtemps de creuset à une romanisation multiforme et plus ou moins profonde. C’est cette symbiose, favorisée par des ressources exceptionnelles pour l’époque et par l’ouverture sur Rome et l’Italie somme toute peu éloignées, qui explique la floraison durable des cités à partir d’Hadrien, dans une région où on redécouvre aujourd’hui encore l’existence de nouvelles républiques. L’Afrique éclaire par ses particularités chronologiques la diversité des schémas d’intégration politique rencontrés ailleurs. Elle contribue à faire comprendre la place respective des formules coloniales, municipales et latines dans un processus qui demandait du temps et des élites disponibles et qui asseyait les fondements juridiques d’une civilisation urbaine. Dans ces conditions, il est difficile d’admettre que le droit latin ait été conçu comme un frein à l’intégration des indigènes, ainsi qu’on le propose parfois. Le nombre des municipes postclaudiens rapproché de la formule, qui n’est pas venue par hasard à l’esprit de l’Africain de Carthage Tertullien, «ubique res publica» permet d’écarter une conclusion provocatrice.
La civilisation municipale Rendre compte des fondements et du fonctionnement de la vie municipale contraint à passer sans cesse de l’exemple à la règle et du général au particulier. Ce mouvement ininterrompu compromet la possibilité de présenter un bilan complet. La multiplication des cas précis ne saurait faire office d’inventaire minutieux et exhaustif. Malgré des rythmes différents, les centaines de cités provinciales qui se sont affirmées et romanisées durant le Haut-Empire ont expérimenté peu à peu un système pour ainsi dire uniforme de gouvernement local, identique dans l’esprit sinon dans la forme. Plus la romanisation avait été tardive et plus les institutions en étaient venues à se couler dans un moule commun. La hiérarchie des statuts juridiques et leur ancienneté concouraient à diversifier les instances administratives propres à chaque communauté. Des milliers d’inscriptions, dont des
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règlements municipaux trouvés principalement, mais non exclusivement, dans la péninsule Ibérique, apportent un éclairage saisissant sur les ressorts de la politique dans les cités. Fondé sur des institutions, mais aussi sur des comportements individuels et collectifs qui conféraient à celles-ci leur dynamisme et leur efficacité, le gouvernement local visait à préserver un idéal d’autonomie inscrit dans l’existence même des communes. Placé sous la responsabilité des élites en compétition pour le pouvoir, il faisait de la communauté le trait d’union par excellence entre les sociétés provinciales et la société impériale. Le domaine local Collectivité de quelques milliers d’habitants en moyenne, la cité devait veiller à sa stabilité, à sa sécurité intérieure et à la concorde entre ses citoyens. Dirigée depuis la ville-cheflieu, elle avait en charge des édifices et des lieux publics, un territoire. Dotée d’organes de gouvernement, elle devait choisir périodiquement les acteurs et les responsables et procéder à l’examen des problèmes qui ne manquaient pas de surgir au cours de l’année. a. La religion instrument de concorde On sait que les colonies et les municipes étaient régis par un règlement officiel (lex). On connaît en effet celui qui se rapportait à la colonie romaine d’Urso (Osuna), déduite à l’initiative de César en Bétique, et ceux qui furent gravés dans les municipes flaviens d’Irni, Salpensa et Malaca (Málaga) dans la même province, pour ne citer que les plus importants par leur contenu. On ajoutera les fragments de Lauriacum en Norique, dont l’attribution est disputée. On n’a pas retrouvé à ce jour de documents équivalents pour des municipes romains, ni pour des cités pérégrines. Destinées à être affichées en public, les dispositions se contentaient de garantir un fonctionnement convenable de la vie de la res publica; elles ne visaient pas à contraindre les citoyens à agir conformément à un idéal politique défini une fois pour toutes. Les rubriques conservées montrent que ces lois
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fixaient avant tout des limites et des interdictions, mais ne déterminaient pas les compétences ni les pouvoirs précis des instances concernées. On ne peut pas les assimiler à des constitutions au sens moderne du terme. Leur lecture autorise cependant à définir quatre sections fondamentales formant ensemble les piliers de l’édifice communal: la religion, les pouvoirs locaux et les charges ainsi que les modes de désignation et d’attribution, les finances et les biens communaux, la justice. Toute cité reconnue, quel que fût son rang ou son statut, répondait à ce schéma de fonctionnement. La religion était inséparable de la civitas. Les représentations et les inscriptions manifestent l’importance du culte du génie de la cité et mettent en exergue sa Tutela-Fortuna couronnée de tours. Les conceptions et les pratiques religieuses du conquérant pénétrèrent les communes indigènes au rythme de l’intégration. Les villes romaines et latines adoptaient en même temps que les institutions civiques des normes religieuses issues de Rome, vigoureusement restaurées par Auguste. Les cités pérégrines avaient sans doute plus de latitude que les autres pour conserver leurs traditions et leurs divinités; mais, au fur et à mesure de l’évolution, c’est sous les noms gréco-romains qu’elles s’affirmèrent. Dans un contexte romanisé, on opérait une distinction essentielle entre religion publique et religion privée. Celle-ci relevait des seuls individus, libres d’honorer les divinités qui leur convenaient. Celle-là était indispensable à la vie même de la communauté en tant que telle, mais elle n’impliquait aucunement la participation de tous. Elle visait à s’assurer l’accord des dieux au moment d’entreprendre ou de décider: il suffisait que le magistrat responsable ait fait procéder aux rites d’usage pour que la collectivité s’estimât quitte envers ses citoyens divins. Naturellement, la documentation montre que la religion publique était l’occasion de cérémonies et fêtes auxquelles s’associait le plus grand nombre: son caractère communautaire, rappelé par J. Scheid, était essentiel. Si l’assistance n’était pas obligatoire, il était interdit de troubler le culte sous peine de condamnation, c’est-à-dire d’exclusion de la cité. Le règlement d’Urso et les dédicaces épigraphiques montrent que la vie religieuse des cités romaines était placée sous le contrôle de collèges calqués sur ceux de Rome, les pontifes et les augures au nombre de 3 membres chacun pro-
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bablement. Ils étaient chargés, le plus souvent à perpétuité, d’accomplir les sacra, c’est-à-dire les actes liés au culte, libations, sacrifices proprement dits, expiations, procurations, prières. Des haruspices, spécialistes de la lecture des viscères et particulièrement du foie des animaux sacrifiés, sont également attestés. Localement existaient d’autres prêtrises dont l’origine est difficilement explicable faute de renseignements précis: on citera à Sagonte la confrérie municipale des Saliens, traditionnellement voués aux cérémonies d’inauguration de l’année guerrière qui les voyaient exécuter des danses sacrées en l’honneur de Mars. Dans les villes latines des Trois Gaules, on rencontre des flamines, à l’exemple du flamen de Mars Mullo chez les Riedons. Le titre de sacerdos est privilégié ailleurs, comme c’est aussi le cas en Afrique. Pour les divinités indigènes, le gutuater est encore attesté chez les Éduens, à Autun, mais on ignore le destin postérieur de la fonction. Le culte impérial faisait partie intégrante de la religion publique. Adressé en priorité à l’empereur mort, divinisé par la cérémonie de la consécration ou apothéose, il n’excluait pas l’empereur vivant dont le génie ou le numen11 étaient fréquemment honorés ou invoqués, notamment à l’occasion des fêtes anniversaires. Avec les Flaviens, l’association du prince régnant et des divi se renforça; elle répond à une tendance constante du culte impérial sur le très long terme. Des prêtres spécialisés, flamine ou sacerdos, avaient la responsabilité des célébrations, soit pour l’année, soit à titre perpétuel. Leur titulature montre qu’en Occident, conformément à un vœu d’Auguste, Rome était fréquemment associée à l’empereur vivant. Un collège de 6 membres, les sévirs, le plus souvent des affranchis, avait la responsabilité (cura) de l’organisation matérielle du culte et des cérémonies. Lorsque la cité est pérégrine, le culte des empereurs tient toute sa place officielle et constitue un trait d’union avec la religion publique romaine. Les femmes, exclues du culte, jouaient pourtant un rôle religieux. Le flaminicat des impératrices fut un des honneurs le plus fré11. Le genius naissait avec chaque homme (chez les femmes, c’était la iuno) et mourait avec lui; il inspirait les comportements et les actions de chacun. Celui de l’empereur était particulièrement doué. Le numen ou part de volonté divine faisait de l’empereur un être supérieur en contact avec le monde des dieux.
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quemment conférés par les cités à certaines d’entre elles. Sous d’autres noms (ministra, sacerdos, magistra par exemple), un petit nombre ajoutait une contribution supplémentaire à la vie religieuse de quelques civitates. Dans les colonies et les municipes, le panthéon romain avait été intégralement acclimaté. Les dévotions mentionnées sont en grande majorité de caractère privé, ce qui n’autorise guère de conclusions fermes sur les préférences éventuelles des communautés. En Occident, il semble, toutefois, qu’on ait aussi promu des dieux ou des déesses au rang plus particulier de divinité poliade, c’est-à-dire de patron officiel de la commune. Jupiter, la plupart du temps doté de ses qualificatifs de «très bon et très grand» (I. O. M.), était omniprésent. Dieu par excellence, protecteur attitré de l’État romain, il était le garant de la participation de la communauté locale à l’œuvre impériale. Seul ou accompagné de ses parèdres, Junon et Minerve, il renvoyait au culte capitolin de Rome. Apollon, Mars et Vénus ont connu, en outre, un assez grand succès. Malgré tout, les données locales modifiaient les panthéons et les hiérarchies. Indépendamment de ces réalités, la vie civique obéissait partout à un calendrier religieux qui contraignait les citoyens à honorer collectivement leurs dieux sous la présidence des magistrats et des prêtres. Chaque communauté était libre de donner plus ou moins d’éclat à l’une ou l’autre de ses fêtes et d’admettre la participation d’étrangers, ce qui était sans doute assez rare en Occident. Les inscriptions se réfèrent principalement aux domiciliés. Les réjouissances autour des temples s’accompagnaient de jeux et spectacles. La loi d’Urso confère la première place aux ludi (sans doute les jeux scéniques) en l’honneur de la triade capitoline. Les joutes de l’amphithéâtre accompagnaient de manière privilégiée les fêtes liées au culte impérial. Une durée de quatre jours semble avoir été une norme. Les dépenses étaient financées par les magistrats qui devaient verser une somme honoraire à leur entrée en charge. Insuffisante, elle était complétée par les générosités individuelles et par la caisse publique. La religion civique était un ciment et les expressions religieuses renforçaient l’identité collective des concitoyens. Ces manifestations identitaires des communautés étaient d’autant plus nombreuses et variées que leur degré de romanisation était plus élevé.
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b. Les institutions et les pouvoirs Le respect des dieux fondait l’ordre dans la cité et légitimait l’exercice du pouvoir local. Celui-ci, comme à Rome, n’était ouvert qu’aux plus fortunés. Il fallait donc un cens minimum, variable suivant la taille et la notoriété de la cité. Le principe de l’élection prévalait pour l’accession aux honneurs, mais pas nécessairement dans le cas des munera (munus au singulier), c’est-à-dire des charges comportant plus de dépenses et d’inconvénients que de reconnaissance des mérites personnels, à l’image des liturgies: on retiendra les ambassades, le ravitaillement, l’engagement de travaux d’intérêt collectif. Toutefois, la législation montre que, dès les Flaviens au moins, le volontariat, sans lequel il n’y avait pas de véritable choix, n’excluait pas la pratique de la contrainte au nom de l’obligation envers la cité. Le devoir d’agir pour le bien de celle-ci explique les protestations en cas de refus, car la norme n’avait pas été respectée. Mais les moyens légaux de lutter contre la mauvaise volonté étaient limités et supposaient l’intervention de l’autorité impériale. Le mélange de liberté et de nécessité se reflétait dans de nombreux autres domaines de la vie locale. Il rappelle que les notables agissaient en permanence sous le contrôle de leurs pairs et que la pression psychologique et sociale tenait une place aussi décisive que le droit ou les règles de fonctionnement. Tout commençait avec l’entrée dans l’ordre des décurions, le conseil municipal, dont chaque cité était pourvue. L’appellation de sénat semble avoir été réservée aux cités pérégrines, mais l’ordo avait dans la communauté la même compétence que le Sénat dans la république romaine. On admet que le nombre de 100 décurions constituait une norme optimale, mais on sait aussi que beaucoup de communautés ne parvenaient pas à l’atteindre. Le conseil était le socle du pouvoir municipal et la carrière politique, sauf exceptions locales, commençait avec l’élection à la curie après un vote des décurions eux-mêmes. C’est parmi les conseillers que les magistrats étaient choisis. Les règlements flaviens prévoient des élections annuelles par le populus, c’est-à-dire le corps des citoyens actifs, et les incolae, répartis en unités de vote ou curies. Il est probable
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qu’avec le temps le choix populaire s’est réduit à une acclamation des candidats choisis par l’ordre, lorsqu’il n’est pas tombé en désuétude. On ne saurait généraliser. Les situations durent varier sensiblement entre l’Afrique, la Gaule ou la Mésie et selon les cités, mais des indices existent pour penser que le peuple n’avait pas perdu toute influence. A la fin du IIe ou au début du IIIe siècle, dans la colonie romaine de Lyon (Lugudunum), Ti. Aquius Apollinaris et Sex. Ligurius Marinus sont dits «duumvir à la demande du peuple». Les parallèles sont peu nombreux. La popularité n’en comptait pas moins dans la carrière d’un notable; elle se manifestait en diverses occasions au forum ou dans les lieux de spectacle. Les collèges professionnels et religieux, dûment autorisés, constituaient des groupes de pression influents, que ce soit à Lyon, à Narbonne, à Isona (Aeso) ou à Salone. L’élection désignait l’élu. Seule la proclamation officielle par le magistrat présidant le scrutin créait le nouveau titulaire d’une charge (la creatio). A l’aide des lois municipales flaviennes, on reconnaît une structure institutionnelle simplifiée, imitée de Rome: à l’échelon inférieur, la questure à caractère financier, puis l’édilité concernant la surveillance et l’entretien du domaine public, enfin le duumvirat pour dire le droit (iure dicundo) investi du pouvoir judiciaire et détenteur de la potestas locale. Chaque collège comportait deux titulaires annuels. Ce canevas supportait de très nombreuses nuances liées à la période de fondation et à l’existence ou non de traditions locales. Une cité pérégrine conservait ses magistratures préromaines: le vergobret en Gaule, le sufète punique ou le rab en Afrique en témoignent. La latinisation pouvait conduire à substituer magister, magistratus, praetor ou princeps à l’appellation antérieure. On a longtemps tenu pour des survivances indigènes les collèges de quinquévirs, octovirs, décemvirs, undécimvirs. Il semble acquis aujourd’hui qu’il faille les considérer, selon les cas, comme des échos précoces de réalités italiques ou des formules commodes réunissant divers collèges de magistrats. Ce serait ainsi le cas des undécimvirs de Nîmes, à l’instar des quattuorvirs de Sabora de Bétique, destinataires de la lettre de Vespasien qui désignait sous ce nom les duumvirs et les deux édiles. En revanche, les undecimprimi africains d’origine punique,
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étaient des prêtres associés au culte impérial et non des magistrats. L’octroi du droit latin entraînait en principe l’abandon des références indigènes et impliquait l’adoption du duumvirat. Cependant, J. Gascou a montré qu’en Gaule Narbonnaise le statut de colonie latine (et non de municipe) allait de pair avec l’institution du quattuorvirat alors que le duumvirat était l’apanage des colonies romaines. Cette remarque ne peut être étendue à toutes les provinces avec certitude. Pourtant, la Dalmatie ou la Bétique laissent a priori cette même possibilité ouverte. A Salone, à Narona et à Aequum, les quattuorvirs sont remplacés par des duumvirs et des édiles à la fin du Ier siècle apr. J.-C. On doit se demander s’il s’agit là d’une simple uniformisation du vocabulaire ou si cela a correspondu à un changement du droit. La coexistence mal éclaircie en Italie de municipes postérieurs à la guerre sociale, dirigés tantôt par des duumvirs tantôt par des quattuorvirs, oblige à ne pas étendre sans précautions les observations vérifiables en Gaule Narbonnaise. La questure était absente dans certaines cités. En outre, sa place hiérarchique variait; on la trouve parfois après le duumvirat. Les municipes de type flavien ne mentionnent pas, à la différence des colonies romaines, de duumvirat quinquennal. Il s’agissait d’une forme de censure locale. Une cité comme Nîmes possédait un nombre élevé de magistratures et les notables y suivaient deux types de cursus séparés l’un de l’autre. La carrière inférieure concernait la questure et l’édilité; la plus prestigieuse comportait la préfecture des vigiles et des armes, le quattuorvirat iure dicundo ou ad aerarium. Cette structure originale était sans doute l’écho d’une époque moins sereine qui avait présidé à la naissance de la colonie. Les prêtrises faisaient pleinement partie d’une carrière municipale; elles étaient attribuées par un vote des décurions. Le flaminat impérial était universel et dans les cités de droit latin ou pérégrin il couronnait souvent la carrière, ce qui n’était pas toujours le cas dans les colonies romaines de Narbonnaise, semble-t-il, où il n’est pas attesté non plus à titre viager (perpetuus). Les décurions avaient à connaître de la plupart des questions relevant de la communauté. Ils émettaient des décisions sous la forme de décrets votés à la majorité absolue aussi bien qu’à la majorité des deux tiers, en fonction des procédures
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prévues. En dehors des domaines religieux, électoral et proprement politique, le conseil avait compétence pour tout ce qui relevait de la res publica au sens strict, de la caisse publique. Il n’y avait pas de budget à la façon des États modernes. De même, seule Rome pouvait, sauf autorisation limitée, lever l’impôt direct qui échappait donc aux cités. Il y avait très clairement deux sources de recettes: les générosités volontaires des particuliers qu’on a coutume de désigner du nom d’évergétisme et qui n’entraient pas dans la comptabilité locale; les versements au trésor (aerarium), constitués des amendes, des revenus du domaine communal y compris le rachat de leur liberté par les esclaves de la communauté, des sommes honoraires. La loi d’Irni propose indirectement un cadre général aux dépenses ordinaires des cités provinciales. Les chapitres essentiels en sont les sacra, les officia (les personnels auxiliaires ou appariteurs et les salaires et matériels indispensables au fonctionnement administratif), les munitiones (les travaux d’utilité publique). L’endettement était une pratique courante; il fallait des garanties et l’aval de l’ordo qui se sentait responsable et des biens de la cité et de la sauvegarde des patrimoines familiaux. En matière de justice, les décurions veillaient à ce qu’elle pût s’exercer sans obstacle autre que légal. Ils étaient surtout concernés par le fait qu’ils pouvaient être appelés par tirage au sort ou à tour de rôle à siéger dans les divers tribunaux locaux. Les domaines qu’on vient d’analyser composaient la trame sur laquelle venait se tisser la politique locale. Celle-ci s’écrivait pour l’essentiel à la ville et la participation des citoyens ordinaires variait selon les moments et les problèmes. Partout elle reposait sur la bonne volonté des notables, assez peu nombreux. L’autonomie civique N. Mackie tendait à minimiser le rôle des statuts dans l’appréciation des initiatives locales et de la latitude laissée aux responsables. C’est en théorie admissible. En pratique, chaque cité était dépendante de ses élites dont l’ambition et l’audience étaient proportionnelles au degré d’intégration inhérent au statut juridique de la commune. Le statut définis-
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sait les conditions d’exercice du pouvoir local; il ne suffisait pas à déterminer une existence indépendante et florissante. On touche ici au problème de l’autonomie et de ses limites. Il est vrai qu’il existe un paradoxe de la liberté des cités provinciales sous le Haut-Empire que reflète le rang même de cité libre accordé à des cités pérégrines. Le statut romain colonial ou municipal soumettait sans réserve la communauté à la loi de Rome et à ses décisions. Les cités étrangères disposaient à leur gré de leur droit local et de leurs coutumes. La difficulté apparente se résout quand on veut bien tenir compte de l’idéal civique romain. Celui-ci mettait au premier rang la dignitas, c’est-à-dire le mérite, critère de reconnaissance par l’autorité impériale d’une existence conforme aux canons de la vie civilisée, sans laquelle il n’y avait pas de libertas au plein sens du terme. L’évolution favorisait l’affirmation d’un nombre croissant de res publicae, c’est-à-dire de populi constituant chacun un corps civique autonome à l’image de l’ancienne république de Rome et gouverné selon ses règles. a. L’identité civique ou l’honneur d’être une cité A la différence des cités grecques d’Orient, les cités municipales de l’Occident avaient une histoire qui s’identifiait en grande partie à la période romaine, en dehors de l’Afrique et de secteurs littoraux colonisés par Marseille et Carthage. On le sait, les conflits violents étaient difficilement envisageables, même quand il s’agissait de cités latines ou pérégrines, puisque les communautés n’avaient pas le droit d’entretenir une armée. Le passé partagé se résumait à sa dimension paisible, d’autant que pour un grand nombre l’avènement du régime augustéen avait signifié fondation ou refondation. L’octroi consenti d’institutions propres signifiait l’accès à une autonomie plus ou moins complète. Le nom officiel de la civitas exprimait ainsi la revendication d’une identité parfois complexe. Colonies et municipes forgeaient une nomenclature souvent plus élaborée que celle des simples cités latines et pérégrines; la structure polyonyme12 12. L’adjectif indique qu’une cité ou une personne portait «plusieurs noms», qu’il s’agisse de surnoms seuls ou de gentilices et de surnoms qui s’accumulaient parfois à l’excès (plus de dix noms sont attestés pour des sénateurs du IIe siècle apr. J.-C.).
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du nom ne saurait être considérée cependant comme révélatrice du statut: la colonia Iulia Augusta Emerita (Mérida en Lusitanie) se contenta le plus souvent des deux derniers surnoms; le municipe africain d’époque sévérienne de Thibursicum Bure revendiquait l’appellation de municipium Septimium Aurelium Severianum Antoninianum Frugiferum Concordium Liberum. L’accumulation traduit ici la fierté et la gratitude envers Septime Sévère et Caracalla, véritables créateurs du municipe ayant renouvelé son bail avec l’histoire. La carte de visite de la colonie (latine?) d’Avenches (colonia Pia Flavia Constans Emerita Helvetiorum Foederata) suggère une deuxième conclusion: moins étroitement dépendantes du seul pouvoir impérial refondateur de la cité, les villes privilégiées avant même l’instauration de l’empire insistaient sur leur fidélité et sur leur tradition de loyauté faute de pouvoir se référer à l’inventeur de l’imperium, Auguste. L’affirmation identitaire passait aussi par la possession d’un territoire délimité, garanti par les autorités provinciales contre tous les empiétements. Lieu d’exercice d’une souveraineté, l’ager était en outre la source de revenus et de biens indispensables. Il fallait pouvoir rivaliser avec les cités voisines ou avec celles qui se targuaient de la supériorité de leur statut. La compétition nourrissait l’orgueil patriotique, mais elle ne s’exprimait pas de la même manière partout. Les cités de la province d’Afrique à l’époque sévérienne sont celles qui le démontrent le mieux. C’est en effet l’époque où elles introduisent des surnoms à caractère historique qui ajoutent au lustre présent le vernis de l’ancienneté au service de Rome. Toutefois, c’est là un trait unique ou presque en Occident (en Narbonnaise on constate seulement, au IIIe siècle, le retour à une nomenclature qui précise l’origine des colons). Il rapproche l’Afrique des cités de l’Orient grec où on observe une incessante volonté de suprématie fondée sur la mémoire. La tradition poliade antérieure à la conquête autant que le renforcement de l’émulation civique associée à l’éclosion sévérienne éclairent le phénomène. Ces données appuient en outre les observations générales relatives à la diffusion de la civitas et à la promotion continue de communautés au rang de municipe ou de colonie. Elles les situent dans une perspective de «rivalité pour l’honneur» d’autant plus stimu-
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lante qu’elle n’allait pas sans risques. Elles rendent compte d’un fait partout vérifiable de la Dacie à la Maurétanie: l’essor de l’urbanisation en liaison avec l’acquisition d’un surcroît d’autonomie. Plus le prestige était grand, plus les élites locales se faisaient un devoir d’embellir leur ville. La parure monumentale devait illustrer le bonheur d’être une cité respectée et digne, mettre en évidence le goût et la culture des notables, être à la mesure de la confiance témoignée par l’empereur. Le règne d’Auguste servit d’exemple. Il fut marqué par l’essor d’un nouvel urbanisme dans les colonies et les municipes, mais aussi dans les nombreuses villes nouvelles et les chefs-lieux de cité pérégrine. Arles, Nîmes ou Fréjus en Gaule Narbonnaise, Tarragone, Mérida, Cordoue et Séville, mais aussi Bilbilis en Hispanie, Salone en Dalmatie inaugurèrent alors un nouveau schéma porteur d’un paysage urbain transformé. Plus lentement et de manière moins spectaculaire, les villes indigènes s’édifièrent selon les canons importés sans renoncer toujours immédiatement aux architectures de terre et de bois et sans adopter nécessairement les quadrillages révélateurs, mais vite assimilés à des corsets trop étroits. Bracara Augusta de Galice, Autun des Éduens, Conimbriga de Lusitanie ou Périgueux manifestent la diversité des solutions retenues. Faute de pouvoir entrer dans le détail, on rappellera l’essor urbanistique des cités des provinces alpines sous Claude, la multiplication des centres monumentaux de Belgique entre 50 et 100, la rénovation des cités latines, municipales ou non, d’Hispanie sous les Flaviens, des villes romaines de Dacie dès après la conquête, sans oublier la progression africaine entre Trajan et Caracalla. Carthage se dota alors seulement d’une parure monumentale à la mesure de son prestige. La pierre locale et le marbre, importé sauf exceptions, façonnaient les forums, les portiques, les temples, les basiliques et les curies. Les centres publics eurent la priorité dans les premières décennies de la promotion urbaine: ni les édifices de spectacle, ni les aqueducs associés aux thermes plus qu’aux nymphées, ne furent systématiquement au nombre des priorités. P. Gros a montré que les théâtres, inspirés de celui de Marcellus à Rome, précédèrent les amphithéâtres de diffusion postflavienne. La panoplie ne fut complète que dans les cités les plus riches et les plus prestigieuses. Partout il fallut du temps
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et il y eut des cas où l’exécution n’alla sans doute pas jusqu’à son terme dans des conjonctures pourtant favorables. Partout les édifices et les programmes édilitaires accompagnaient l’éclosion de l’esprit municipal et relataient la hiérarchie et l’éventail variable des fonctions urbaines. J.-Ch. Balty souligne par ailleurs, à juste titre, que sous la diversité perçaient des scénographies d’occupation des lieux, articulées sur les relations entre les édifices et commandées par le discours politique et esthétique sous-jacent. b. L’évergétisme et la liberté La beauté et le prestige de la ville exprimés dans le nombre, la taille et la diversité de ses monuments vantaient aussitôt les mérites et la gloire de ses évergètes. D’une façon générale, on remarque que les documents ne manquent pas, mais que les statistiques par cité et par province conduisent à nuancer l’image d’un évergétisme omniprésent et permanent. On observe en outre que le dynamisme des évergésies était proportionnel au degré de romanisation des cités et que les phases d’expansion ou de réfection urbaine étaient particulièrement propices à l’accumulation des générosités architecturales. La Gaule Narbonnaise du Ier siècle, la Bétique flavienne et postflavienne, la Dacie du IIe siècle et plus encore l’Afrique et la Numidie de l’époque d’Hadrien à Sévère Alexandre en fournissent une bonne illustration. L’offrande de statues, d’ornements, mais aussi des distributions d’argent ou sportules, des banquets, des jeux et des spectacles complétaient, avec les fondations testamentaires et les versements exceptionnels dans la caisse publique, les occasions de témoigner sa munificence envers les concitoyens. Les inscriptions tendent à prouver que les actes d’évergétisme liés à la religion furent en pourcentage les plus abondants; les générosités testamentaires sont sans doute sous-représentées dans les sources disponibles. Quoi qu’il en soit, une réglementation précise régissait une pratique qui comportait des risques politiques, qu’il se soit agi d’ambitions et de désordre public ou de gaspillage et de ruine individuelle. Enfin, les textes juridiques rappellent qu’un édifice offert à titre gracieux par un notable pouvait être amélioré ou embelli. Il convenait cependant de préserver la mémoire du premier bienfaiteur et
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de consigner sur une nouvelle inscription l’apport postérieur. La documentation africaine des IIe et IIIe siècles est celle qui permet d’analyser le plus finement les pratiques évergétiques telles qu’elles se codifièrent en Occident. Leur justification élémentaire réside dans la formule ob honorem, «pour avoir revêtu une charge honorifique». Il s’agit fondamentalement d’un échange inscrit dans une chaîne locale de dons et contre-dons librement engagés et consentis; il s’agit pareillement de décisions qui avaient des conséquences innombrables sur le plan matériel, moral, civique et politique13. Il n’est pas étonnant que les places et lieux publics aient été ornés des statues des évergètes: ces hommages publics votés à l’initiative des décurions ou de la population, souvent des deux à la fois, fixaient pour l’avenir les services éminents rendus à la cité et jalonnaient la mémoire civique à l’instar de l’annalistique des Romains de la République. Selon les cas, le magistrat manifestait sa bienveillance envers la cité pendant son mandat ou dès la campagne électorale au cours de laquelle il formulait des promesses ou pollicitationes. Une fois élu, il était apprécié que la dépense promise fût augmentée (ampliatio) par un ajout (d’où aussi le nom d’adiectio) plus ou moins élevé. Mais on constate surtout que les exemples de ceux qui se montraient récalcitrants ne manquaient pas14. Les opinions divergent sur l’explication et les conséquences des négligences. Il apparaît que la pollicitatio dépendait d’un comportement particulier du candidat et non d’une obligation, ni du prestige de la charge sollicitée. Ceux qui optaient pour les générosités tarifées à l’avance cherchaient sans doute à se démarquer de leurs collègues. A ce titre, selon certains savants, leur retard ne pouvait être sanctionné: à la limite, il était admis que la réalisation dépendait de la décision exclusive du pollicitant. A l’inverse, malgré l’affirmation légale à partir de Trajan de l’exigibilité de l’exécution de la promesse, on n’aperçoit guère de sanctions et condamnations. Il semble seulement que certaines augmentations aient été non pas le résultat d’une attitude munificente, mais la conséquence d’une mau13. Voir aussi les analyses présentées par M. Sartre, op. cit., p. 132-150. 14. On connaît en Afrique des exemples de retard dans l’exécution (F. Jacques en dénombre 52), comblé parfois très tardivement et alors que la carrière s’était poursuivie.
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vaise volonté à verser l’argent promis. Les conseils imposaient au retardataire le paiement d’intérêts. Il n’était jamais favorable de se dérober longtemps et la réparation incombait, s’il le fallait, aux héritiers. Les inscriptions expriment ainsi l’ambivalence du comportement évergétique: d’un côté, le plaisir et la fierté de se montrer généreux et ponctuel dans la réalisation du bienfait, de l’autre, la pression des notables et des conseils anxieux de recueillir à l’avantage de la cité les fruits d’une richesse censée se trouver à la disposition de la communauté, quelles qu’en fussent les implications. c. Une compétition permanente Sans cesse écartelés entre volontariat et contrainte, les évergètes étaient soumis en permanence à l’aiguillon et au contrôle du groupe des notables. La pratique évergétique résumait, dans un langage concis et convenu, l’affirmation d’une autonomie civique fièrement revendiquée. Elle se situait au cœur de la politique locale tournée vers la prospérité et la gloire de la petite patrie. La compétition pour le prestige et le pouvoir réglait aussi bien les rapports entre les familles nobles de la cité que les relations entre res publicae. Elle était un antidote à l’accaparement du pouvoir par une faction qui aurait mis en péril la concorde intérieure. Elle obéissait à un code tacitement accepté par ceux qui entendaient jouer le jeu. Les mérites des uns et des autres s’accumulaient tant sur le plan individuel que sur le plan familial, mais il fallait se montrer à la fois digne de l’honneur et capable de faire mieux que ses prédécesseurs. L’hérédité et la richesse étaient en partie contrebalancées par l’acquisition d’une culture partagée, gage de la maîtrise de soi. Pour être admis aux honneurs les plus élevés, il fallait savoir s’adresser à l’assemblée des citoyens et au conseil. La rhétorique tenait une place essentielle dans l’exercice quotidien du pouvoir, qu’il se soit agi de justice, de rapport financier, de compte rendu de mission ou plus simplement de campagne électorale et de présidence des cérémonies publiques. La rédaction des décrets des décurions donnait lieu à discussions et le sens du compromis ou de la négociation constituait un atout non négligeable. L’art de convaincre et celui de louer étaient
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indissociables. Dans l’évergétisme et sa célébration collective la cité se représentait elle-même et mettait en évidence par la théâtralisation de ses activités le privilège de se gouverner et de participer à la maîtrise de sa cohésion. L’idéal supportait des nuances et des applications très variées. Les conflits plus ou moins graves, les mesquineries, les jalousies et les refus de se plier aux réalités ne sont qu’imparfaitement masqués par les sources. Les notables donnaient le ton. Ils étaient les dépositaires de la liberté municipale, baromètre de la vigueur de la cité et de son pouvoir d’autonomie. On sait mieux aujourd’hui que l’administration impériale n’était pas par principe l’ennemie de la cité. A l’opposé d’une attitude oppressive et autoritaire, l’imperium s’efforçait, en accord avec les élites provinciales, de la faire vivre, de garantir son fonctionnement en lui manifestant sa bienveillance. L’offrande continuelle de statues impériales, le culte municipal de l’empereur, l’évergétisme des princes envers certaines communautés, l’octroi de privilèges juridiques et fiscaux rappelaient que la cohésion de l’Empire reposait sur le dialogue suivi de Rome et de ses républiques locales. Elles faisaient partie intégrante de l’administration et du gouvernement des provinces. Il ne s’agissait d’ailleurs que d’autonomie, non d’indépendance. Les règlements des colonies et des municipes n’étaient pas à proprement parler des chartes; ils consignaient leur engagement à suivre les lois et le droit de Rome. Ces données rendent compte de l’ambivalence constante des relations bilatérales que le centre romain entretenait avec les civitates. On le mesure mieux quand on réfléchit aux échanges d’honneurs réciproques qui régulièrement émaillaient la politique locale. Même sollicitée, la générosité impériale n’en restait pas moins une faveur, une sanction pour bonne conduite ou pour cause de mérites. A l’inverse, la bonne volonté de la cité envers l’imperium comportait l’abdication anticipée de responsabilités en cas de difficultés toujours possibles. Ni liberté surveillée, ni dépendance conditionnelle, l’autonomie communale supposait une vigilance permanente; elle était sans cesse à reconquérir. La défendre était d’autant plus aisé que la prospérité et le dynamisme étaient au rendez-vous. Une conjoncture défavorable, liée à une mauvaise gestion financière ou à la négligence des élites, risquait de renforcer
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le sentiment d’une dépendance à l’égard de l’État. Le «privilège de liberté» allait de pair avec une illusion de liberté, en même temps qu’avec la capacité à faire preuve d’un pragmatisme raisonnable. Les communautés, sauf bénéfice du droit italique, devaient payer annuellement l’impôt direct. En cas de manquement, il n’était pas toujours adroit de tabler sur l’indulgentia (la bienveillance) du prince. Elles étaient de même soumises à l’obligation de fournir selon la demande des recrues pour les armées de l’empire. Dans le domaine monétaire, les villes de l’Occident, à la différence des cités orientales, avaient perdu tout privilège d’émission locale dès le règne de Claude. Quand on voulait édifier un rempart, l’autorisation impériale était indispensable. L’exercice de la justice n’apportait guère de gloire. C’était néanmoins une activité permanente qui rythmait la vie de la cité. Les lois flaviennes indiquent que les instances locales n’avaient à connaître que des causes mineures et que les affaires importantes ressortissaient aux assises du gouverneur. Le tribunal impérial constituait, pour sa part, une instance d’appel à laquelle on n’accédait qu’avec la caution du fonctionnaire provincial. La lex Irnitana rappelle que les emprunts municipaux étaient soumis au contrôle du proconsul ou du légat de l’Auguste. Divers textes épigraphiques attestent que les magistrats provinciaux protégeaient les limites territoriales des cités au nom de l’empereur. Enfin, au cours du IIe siècle au plus tard, les cités étaient devenues responsables sur la fortune de leurs notables du versement honnête de l’impôt à l’administration impériale. Cette énumération volontairement impressionniste des occasions d’empiétement et de conflits éventuels témoigne de l’équilibre instable de la vie politique locale et suggère que n’étaient à l’abri que les communautés véritablement autonomes du fait de la richesse de leur territoire et de l’abondance de leurs ressources. Elle justifie en outre l’idée que seule une république sûre de ses arguments et de son audience osait se lancer dans des réclamations et des protestations au plus haut niveau. Le tableau, très nuancé, ne doit prêter à aucune généralisation hâtive. Chaque province possédait ses particularités et une cité ne se trouvait jamais exactement dans la même situation qu’une autre. A aucun moment, en dehors de crises militaires graves, les empereurs et les gouverneurs suspendus
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à leurs instructions officielles (mandata) n’ont manifesté une hostilité agressive envers des communes provinciales. Les espaces publics aussi bien que les espaces religieux traduisaient l’intégration harmonieuse de la personne impériale en leur sein. Les institutions les protégeaient à partir du moment où elles ne cherchaient pas à se poser en rivales de l’empereur, ni à échapper à leurs obligations en se rebellant. Les curateurs, les patrons, les préfets impériaux désignés à la place des duumvirs, les ambassades officiellement mandatées et reçues par le gouverneur provincial, voire, à Rome, par le Sénat, les consuls ou l’empereur, les représentants des cités aux conciles provinciaux contribuaient à faire valoir et à défendre leurs intérêts vitaux. M. Dondin Payre a conclu raisonnablement à l’effet plutôt bienfaisant de l’activité des proconsuls d’Afrique qui ont ainsi facilité l’essor urbain et municipal. Il est probable que rien n’aurait été possible s’il n’y avait eu de l’autre côté la bonne volonté et l’ambition des notables. L’affaire des élites L’horizon social et quotidien se limitait pour un grand nombre de provinciaux à la petite patrie. Le territoire, d’une superficie ordinaire de quelques dizaines de km2, abritait la majorité de la population. Certains ruraux ne se rendaient sans doute jamais ou presque à la ville chef-lieu mesurant une dizaine ou une quinzaine d’hectares en moyenne. La structure sociale y dépendait en partie du degré d’intégration politique et l’aristocratie locale se composait de quelques dizaines de familles (sur l’album de Canusium (Canosa, en Apulie) on a relevé 60 gentilices en 223 apr. J.-C.). Chaque groupe social et chaque classe d’âge possédait une existence autonome au sein de la communauté, signe d’un cloisonnement de la société. L’élite dirigeante était constituée des familles inscrites sur l’album (liste officielle) décurional. Propriétaires fonciers, les notables devaient posséder un capital immobilier minimum (cens) variable selon la cité et la province. On l’a vu, la réussite individuelle passait par les échelons d’une carrière structurée. Hérédité et renouvellement des familles assuraient la permanence de la vie politique.
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a. Les sociétés municipales Les inscriptions seules permettent d’approcher l’unité et la diversité des sociétés locales. Les cités romaines offraient un éventail plus large et plus hiérarchisé que des communautés moins intégrées. Les barrières juridiques et psychologiques nombreuses limitaient la mobilité entre les groupes sociaux et accentuaient la volonté des élites de se différencier. Le statut juridique n’était pas une donnée purement formelle et il n’y avait pas que les esclaves à le ressentir. La citoyenneté romaine conférait un poids personnel et des privilèges qu’on ne peut nier en matière de carrière, de protections et d’immunités selon les circonstances. Depuis une date non précisée, les vétérans étaient exemptés des charges municipales, ce qui n’empêcha pas un certain nombre d’entre eux d’accepter d’entrer dans les curies. La tare servile continuait à peser sur les affranchis qui ne pouvaient pas acccéder au décurionat, ni aux magistratures, depuis le règne de Tibère (loi Visellia). Des honneurs particuliers leur furent réservés par le biais du sévirat augustal attaché au service du culte impérial. Les femmes étaient tenues à l’écart de la vie politique. Pour les filles de bonne famille et les épouses des décurions, certaines prêtrises, nous l’avons vu, intégraient plus étroitement l’élément féminin à la cité. La plèbe civique n’avait que peu de chance d’échapper aux réseaux de patronage et de clientèle qui «informaient» l’ensemble de la société. Le prestige et l’influence d’un patron pouvaient orienter le parcours d’un client dans un sens inattendu. Il y avait enfin les étrangers domiciliés (incolae), venus d’autres cités. Ils apparaissent dans les inscriptions, on le sait, comme un groupe individualisé, mais aux contours incertains. De nombreuses communautés avaient rassemblé des populations hétérogènes par l’ethnie ou la natio. Plusieurs avaient préservé des découpages préromains. Ces clivages s’ajoutaient aux autres pour accroître encore l’impression d’émiettement de la société civique. Les évergésies et autres générosités jouaient sur ces subdivisions plus ou moins nombreuses selon les communes. Les banquets, les jeux, les distributions d’huile, les sportules introduisaient des gradations, liées au degré de participation effective à la vie publique, en fonction
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du statut et des catégories officiellement reconnues de citoyens locaux. On ne connaît que peu de choses sur les esclaves et sur leur pourcentage. En Afrique et en Gaule, ils étaient sans doute peu nombreux. Parmi les libres, les affranchis semblent partout présents à en juger d’après les épitaphes. Ils sont assez souvent reconnaissables à leur surnom d’origine grecque ou gréco-orientale (mais une proportion non négligeable portait des noms latins). Dans les collèges et les curies électorales, ils étaient mêlés avec le reste de la plèbe locale. Les textes juridiques et littéraires montrent l’importance de la distinction culturelle entre plèbe urbaine et plèbe rurale. Il est d’ailleurs rare qu’on puisse approcher celle-ci. On ne saurait dire dans quelle mesure, en dehors de propriétaires qui vivaient de préférence dans l’oppidum, le monde des campagnes participait à la vie municipale, qu’il se soit agi des élections, des cérémonies publiques ou des fêtes et spectacles. Aucune exclusive n’apparaît à ce sujet dans les sources. On peut en revanche noter que, dans les Gaules, des sanctuaires ruraux dotés de théâtres existaient aux confins des cités et qu’ils devaient accueillir en partie des gens de la campagne. A vrai dire, le milieu urbain dans sa richesse mouvante nous échappe en grande partie aussi. C’est le constat que l’on peut faire à Baelo en Bétique, à Sufetula (Sbeitla) en Byzacène ou à Narona en Dalmatie. L’onomastique (l’étude des noms de personne) étant la source presque unique de telles recherches, on peut mettre en valeur l’origine linguistique et culturelle des citoyens, mais non leur mode de vie et leurs modes de raisonnement. Les catégories supérieures sont plus aisément repérables, comme on pouvait s’en douter. Même s’ils ne s’identifiaient pas en totalité avec elle, les sévirs augustaux formaient la catégorie dominante de l’élite affranchie dans les cités. On ne les rencontre qu’en proportion relativement faible en Afrique et dans les Trois Gaules, ce qui semble être lié à la chronologie et dû au fait que leur institution impliquait un statut colonial ou municipal. Dans la péninsule Ibérique, 150 individus environ ont pu être recensés, en très grande majorité des liberti. Ils constitueraient ainsi un groupe d’environ 15 % de l’ensemble des affranchis. La fonction était la plupart du temps annuelle et la reconnaissance de leur satut privilégié est attestée par les
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montants des sportules supérieurs à ceux octroyés aux simples plébéiens. En Gaule Narbonnaise, ceux qui étaient sortis de charge se regroupaient en un corps (seviri corporati). De même que les autres catégories d’affranchis, ils devaient leur réussite à l’influence de leur patron. L’élite proprement dirigeante d’une cité ordinaire se composait principalement des familles qui siégeaient au conseil. Comme pour les riches liberti, on est trop peu renseigné sur l’origine de leur fortune. Le principe de la possession d’un capital foncier assorti d’un domicile au chef-lieu ne nous dit pas comment variait le niveau du cens selon les communautés. On ne peut se fonder que sur les dons et les dépenses consenties, quand elles sont indiquées, pour avoir une vague idée des moyens dont disposaient les notables locaux. On insiste avec raison aujourd’hui sur l’hétérogénéité des conditions des curiales, tout en rappelant qu’ils étaient, au regard du droit et de la justice, comptés parmi les honestiores. En outre, archéologiquement, il n’est pas rare de retrouver leur domus, située non loin du forum – ou au contraire à la périphérie – et symbole de leur prééminence et de leur pouvoir. Sans atrium, mais à péristyle comme en Afrique, ces maisons particulières, spacieuses au regard des habitations de la plèbe, reflétaient d’une ville à l’autre une communauté de conduite et de valeurs partagées depuis le plus humble jusqu’au plus important des notables. b. Servir la cité Dans un langage marqué par les époques et les habitudes locales, les inscriptions proposent une vue complémentaire des élites civiques et de leurs attitudes, car de la Maurétanie à la Dacie un même esprit se dégage des hommages et de leur contenu. Un échantillon servira de point de départ. Voici à Simitthus C. Otidius P. f. Quir. Iovinus, trente-huitième prêtre de la province d’Afrique sous Trajan15, «qui le premier de sa colonie exerça cet honneur». A Rennes, sous Hadrien16, «on a décrété [un hommage public] d’un consentement égal et unanime pour T. Flavius Postuminus, très honorable citoyen, en raison de ses merita envers la cité et 15. ILS, 6811. 16. AE, 1969-1970, 405 b.
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envers chacun, de ses libéralités, de ses mœurs très droites dont on a eu à le remercier si souvent, etc.». A Lyon, sans doute au IIe siècle17, Sex. Vagirius Sex. fil. Gal. Martianus est honoré d’une statue «à cause de son activité extraordinaire et de son remarquable désintéressement». Ces exemples pourraient être multipliés. Il convient toutefois de noter que, dans les provinces militaires non méditerranéennes, ils ne se rencontrent que rarement, malgré des attestations claires d’évergésies ob honorem. A. Mócsy montre qu’en Mésie et Pannonie l’époque sévérienne, à l’instar de l’Afrique, correspond à un développement des inscriptions révélateur d’une tendance comparable de l’urbanisation. Avant de lancer des hypothèses hasardeuses sur une différence de «mentalité», il convient de souligner que, pour des raisons qui nous échappent, les monuments honorifiques émanant de la cité reconnaissante sont pour ainsi dire inexistants dans la documentation conservée. Les hommages privés et les textes funéraires ou religieux l’emportent largement dans les collections publiées. La teneur des décrets des décurions, chaque fois qu’on peut à un degré ou un autre la saisir, met l’accent sur les services rendus (merita) à la cité, sur le caractère nouveau de l’honneur (primus), sur les vertus à l’origine de la décision des pairs. Il apparaît que ces marques d’estime et de distinction n’étaient pas permanentes. Elles ne s’adressaient pas à tous les magistrats ou munéraires de la res publica. Il était exceptionnel de mériter l’hommage de la cité dès l’édilité. Plus on s’était élevé dans la hiérarchie, plus on avait de chances d’obtenir les honneurs d’une statue, mais il était peu fréquent de voir se répéter à plusieurs reprises les remerciements officiels, entérinés par le conseil. La carrière municipale était pour le décurion ordinaire l’affaire d’une vie. Une sélection décisive s’opérait par l’élection au duumvirat ou au quattuorvirat, c’est-à-dire à la magistrature qui, pendant un an, dans le respect de la collégialité, faisait du titulaire le président de l’ordo. Une deuxième étape, plus prestigieuse encore, était ponctuée par les prêtrises, dont le flaminat (ou le pontificat comme en Bétique) municipal du culte impérial. On débat pour savoir s’il existait une hiérarchie stricte de ces 17. ILS, 7025.
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sacerdoces obtenus parfois à perpétuité. En Narbonnaise, J. Gascou relève la primauté du flaminat impérial à Nîmes, Riez et Vienne, mais pense qu’il en allait autrement à Apt ou Ruscino. Les exceptions ont existé partout et demandent à être comprises au coup par coup: la date, les antécédents du titulaire, le caractère viager ou non de la prêtrise, l’ancienneté du statut communal (vetus et illustris comme disait Tacite de Fréjus) pouvaient infléchir les conditions d’attribution. La tendance générale, accentuée par l’évolution, semble avoir joué, cependant, en faveur du culte de l’empereur, car son service ouvrait la voie à une délégation à l’assemblée provinciale annuelle. Malgré tout, on tiendra compte, dans l’examen d’une carrière, des stratégies individuelles, ajustées aux moyens dont disposait chacun et influencées par la tradition familiale. L’hérédité n’était pas incompatible avec le principe de l’élection; à compétence et qualités égales elle favorisait sûrement le candidat. En fonction des circonstances, c’étaient davantage des familles que des individus qui étaient distinguées par l’honneur d’une charge. L’accumulation de bienfaits envers la cité au fur et à mesure du parcours était un moyen assez sûr de connaître la gloire locale. c. Les fondements de la gloire La fierté de servir fondait la noblesse locale. Cette noblesse, de même nature (mais d’une autre sanction) que la nobilitas impériale proprement dite, mêlait fonctions, mérites et hérédité; elle était le prélude à d’autres ambitions, à d’autres fortunes plus enviables. Il fallait commencer par vouloir être le premier dans sa cité («revêtu de tous les honneurs» disent certaines inscriptions) afin de mieux en faire connaître les extraordinaires qualités en se faisant connaître soi-même. Rechercher les responsabilités locales supposait une adhésion au principe de l’excellence exprimée par le dévouement, la générosité, l’autorité personnelle. Ces qualités nécessaires constituaient les instruments les plus efficaces pour qui désirait se hisser au niveau le plus élevé du pouvoir local, pour qui ambitionnait de s’imposer à l’élite dirigeante de la cité. On appelait cela la gravitas, le poids qui vous faisait écouter de vos concitoyens, indissociable de l’humanitas, de la culture faite de contrôle
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de soi et de juste compréhension des êtres et des choses. Il ne s’agissait pas de devenir les égaux de l’empereur «par les mœurs et par les arts», de se poser en rival; autant dire que cette prétention aurait valu plus de désagréments que de notoriété à qui s’y serait risqué. Mais, avec l’installation durable de la monarchie, le modèle des vertus inscrites sur le bouclier d’Auguste (virtus, pietas, clementia, iustitia) participait toujours davantage de l’idéal forcément inaccessible. D’ailleurs, les hiérarchies et le respect des hiérarchies commandaient l’organisation de l’édifice des merita. Selon son rang, on faisait preuve d’indulgentia, de benignitas (la bonté) ou simplement d’integritas (l’intégrité). La rhétorique n’était pas seulement un mode d’expression pédante et formelle; elle façonnait la réflexion et les raisonnements, elle était une manière de penser, une culture, un signe d’aptitude à l’exercice raisonnable du pouvoir. Quand il s’agissait de faire ses preuves ou de se montrer digne de la confiance dont on disposait, seuls les actes comptaient et démontraient la réalité de l’honorabilité unissant l’honnêteté et la droiture. A la richesse (les facultates) et à l’éducation s’alliait la tradition familiale du service de la cité, forgée par un certain nombre de générations. Une minorité privilégiée le rappelait volontiers par la mention «arrière-petit-fils» ou «petit-fils» d’Untel, remontant à celui qui dans la mémoire civique passait pour avoir le premier illustré la famille. Loin d’être l’objet de critiques visant à diminuer les qualités d’un notable, l’hérédité était un gage d’apprentissage précoce et solide des affaires publiques, et la longévité gentilice à la tête de la civitas augurait bien de la moderatio, du sens de la mesure. Modus est in rebus («de la mesure avant toute chose», traduisait librement Boileau) n’était pas seulement un précepte de l’art poétique d’Horace. Commencer par savoir administrer ses propres affaires en se conformant à l’ordre naturel augurait bien d’une conduite sage dans une compétition où rien n’était tant redouté que l’excès mortel. En outre, l’influence familiale, patiemment construite, créait les conditions d’un réseau important de relations sociales que la culture politique encourageait. Le code des valeurs essentielles de la réussite locale, sommairement évoqué ici, intégrait en principe l’ensemble des préceptes de la société la plus aristocratique. Il n’était qu’un
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instrument inutile en dehors de la pratique. Les «vertus» recensées étaient moins des qualités morales intrinsèques que la résultante de comportements observés au cours d’une carrière qui démontraient l’aptitude à agir sans déranger ni susciter la violence. La justice et l’équité invoquées par les textes ne relevaient pas véritablement d’une idéologie, ni d’un programme d’amélioration de la société. Il s’agissait de préserver la chose publique, d’en assurer le bon fonctionnement. Pour celui qui était mû par une réelle ambition, l’expérience municipale était une étape profitable dans l’apprentissage du pouvoir et de son exercice. La carrière municipale était un premier échelon sélectif pour une ascension familiale.
Sociétés municipales et société impériale La renommée de la cité provinciale ressortissait à son statut politique et s’exprimait par le rayonnement de ses gentes dirigeantes, dont la structure collective variait localement suivant des critères mal définis. Il n’y avait donc pas d’exacte coïncidence entre les deux, sinon on ne comprendrait pas comment des communautés moins prestigieuses que d’autres auraient pu, malgré tout, engendrer des enfants capables de s’élever jusqu’à l’ordre sénatorial. C’est en outre l’indice qu’il n’existait pas un ordre décurional socialement équivalent à l’ordre sénatorial ou à l’ordre équestre, d’autant que la carrière municipale n’était pas la seule filière pour s’engager dans le processus de mobilité qui conduisait vers les ordres supérieurs. La double dimension civique et personnelle entrait ainsi en ligne de compte pour décider d’une carrière. Il s’y adjoignit l’œuvre du temps qui recomposa les forces et redistribua les rôles entre les communautés d’une province et entre les secteurs provinciaux eux-mêmes. Prosopographie, statut et mobilité sociale La base des études d’histoire sociale demeure la méthode prosopographique, seule adaptée à la nature hétérogène – en
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grande partie épigraphique – et lacunaire de la documentation disponible. Elle suppose une compilation exhaustive des données repérables concernant un même individu ou une même famille et la mise en série des fiches constituées, seule susceptible d’illustrer «quantitativement» les phénomènes sociaux dont elle autorise l’analyse. Il ne s’agit plus d’inventaire, ni de réflexion globale sur les structures sociales (le dilemme «ordres» ou «classes» relève aujourd’hui surtout de l’historiographie), mais de fonctionnement réel de la société et de relations sociales: la place respective des générations, le renouvellement des familles, la mobilité, les parentés et les stratégies d’alliance ont élargi le champ des curiosités et ouvert de nouveaux débats. a. L’éclairage de la Table Claudienne Le discours de l’empereur de Lyon, conservé en bonne partie par la plaque de bronze affichée selon toute vraisemblance à Condate (le confluent de la Croix-Rousse) et résumé par Tacite en même temps que les discussions qui le sous-tendaient, pose directement la question de la promotion des provinciaux dans l’ordre sénatorial. Prononcé à l’occasion de la censure, il permet de comprendre les rapports subtils qui s’étaient établis entre le droit, la politique et la réalité sociale. Claude y plaide en faveur de l’admission de Gaulois (des Trois Gaules) à siéger au Sénat, certainement à la suite d’une demande publiquement formulée du concile provincial. L’histoire de Rome, dit-il, manifeste une longue tradition d’ouverture aux étrangers et Auguste et Tibère euxmêmes avaient suivi cette voie en décidant d’admettre pour la première fois aux honneurs romains l’élite des colonies et des municipes. La phrase essentielle pour le raisonnement est formulée comme suit: Assurément suivant un usage nouveau, et le divin Auguste, mon grand-oncle maternel, et mon oncle paternel, Tibère César, ont voulu que toute la fleur des colonies et des municipes de n’importe où, évidemment les gens de qualité [boni] et fortunés [locupletes], soient membres de cette Curie. Eh quoi? On ne devrait pas préférer un sénateur italien à un provincial? Bientôt je vous exposerai concrètement, quand j’en viendrai à vous faire approuver cette partie de ma censure, quel est mon avis
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sur ce point. Mais je pense qu’il ne faut pas repousser les provinciaux, si toutefois ils font honneur à la Curie18.
Tacite désigne la revendication gallo-romaine par l’expression de «droit d’obtenir les honneurs romains» (ius adipiscendorum in Urbe honorum). L’idée qu’il y aurait eu un ius honorum excluant certains citoyens romains d’origine provinciale n’est pas unanimement acceptée. La question était, en effet, moins d’ordre juridique que politique et culturel. La prétendue maladresse, voire confusion, de Claude a longtemps déformé le jugement porté sur l’importance du problème soulevé. Sans entrer dans le détail de l’analyse, on conviendra que la logique de l’empereur n’était pas celle qu’on lui a prêtée19. Il veut justifier un nouvel élargissement du recrutement de l’assemblée qui a heurté les sensibilités aristocratiques attachées à la tradition des ancêtres (mos maiorum). Il invoque donc des précédents audacieux, mais probants, en faveur d’une extension du corps sénatorial à des provinces comme la Gaule Chevelue de conquête relativement récente et considérée à Rome comme difficile à dompter. Dans leur combat contre les Romains, les Gaulois ont toujours fait preuve de bravoure et cette virtus est un trait de noblesse. L’empereur se fait fort de reconnaître les boni et locupletes, les personnes de mérite et de qualité qui aspirent légitimement à accéder à la noblesse. Outre la question des relations entre le Sénat et le prince, outre la frilosité d’une Curie surtout peuplée d’Italiens et redoutant la concurrence, l’affaire soulignait le rôle décisif du pouvoir impérial en matière de recrutement des élites impériales et témoignait d’un infléchissement dans l’appréciation des candidatures qui ne se mesuraient plus seulement sur la base du statut et du prestige de la cité d’origine. La référence à Valerius Asiaticus admis «avant que sa colonie [Vienne] ait acquis la pleine jouissance de la citoyenneté» va au-delà d’un argument de circonstance. 18. ILS, 212, coll. II, l. 3-9. 19. Le passage le confirme et sa lecture habituelle révèle surtout les préjugés des traducteurs. Claude s’y montre pourtant extrêmement soucieux d’équilibre et d’équité et entend convaincre les sénateurs par ses actes que l’ouverture n’était pas contradictoire avec la balance maintenue égale entre l’Italie et les provinces.
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Cela étant, l’interprétation de la mesure d’Auguste et de Tibère, datable de leur gouvernement conjoint en 14, fait difficulté. A. Chastagnol a bien montré qu’on ne pouvait limiter son application à l’Italie et que les colonies latines avaient été incluses, ce qui renforce l’idée qu’un contingent de citoyens romains d’origine coloniale, assimilable à celui des colonies romaines, participait à leur «déduction». Mais l’introduction d’une citoyenneté incomplète sans ius honorum, non mentionné juridiquement et emprunté à la formule «littéraire» de Tacite, laisse en suspens une importante question, celle du passage par l’ordre équestre pour accéder au Sénat. Sans doute César, au cours de la guerre civile, avait-il promu directement des centurions. Rien ne dit que ceux-ci n’étaient pas membres de l’ordre équestre. En outre, A. Chastagnol et Cl. Nicolet ont précisé le sens des réformes qui ont conduit peu à peu à séparer chevaliers et sénateurs, alors que les fils de sénateurs avaient pendant un temps appartenu automatiquement à l’ordre équestre. En outre, l’anecdote de Suétone20 sur l’octroi du laticlave à un libertinus confirme le lien privilégié: l’auteur relève que la mesure n’obtiendrait sa pleine efficacité qu’en cas d’adoption préalable de l’affranchi par un chevalier. On voit aussi qu’il s’agit d’un cas extraordinaire qui, à ce titre, mérite donc d’être rapporté. Auguste et Tibère, soucieux de maintenir l’esprit de la res publica restaurée, n’avaient sûrement pas décidé de rompre subitement en 14 avec une pratique qui unissait les deux ordres supérieurs. La nouveauté résidait dans l’ouverture du recrutement aux colonies latines et aux municipes provinciaux. Il n’est pas douteux, d’après les sources, qu’à l’époque julio-claudienne seuls les gens issus de l’ordre équestre pouvaient normalement prétendre à être appelés au Sénat. Tacite parle d’ailleurs des «primores» gaulois, c’est-à-dire de ceux qui possédaient le rang le plus élevé et appartenaient donc sans doute à l’ordre équestre. Tacite dit qu’un sénatus-consulte vota l’admission des Éduens dont la fidélité à Rome remontait à 121 av. J.-C. En l’état actuel de la documentation, les quatre sénateurs identifiés comme nouvellement intégrés par Claude sont tous d’anciens chevaliers. La tradition fixait la norme; elle n’excluait pas les exceptions dont ne relevait pas le cas des Gaulois de 48 apr. J.-C. 20. Claud., 24, 3.
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L’action de Claude révèle l’existence d’une politique impériale en matière de promotion sociale. Attentive aux demandes des provinciaux, elle était susceptible de provoquer un conflit avec les factions dominantes du Sénat constituées selon des principes flous. Elle inaugura en outre le système de l’adlectio, sans que disparût la procédure de collation du laticlave instituée par Caligula. C’est Vespasien qui donna sa pleine vigueur à la nouvelle institution; elle devint, à partir des Flaviens, un des modes réguliers de recrutement. L’empereur inscrivait sur la liste officielle des serviteurs choisis, non élus, qu’il inscrivait selon les cas parmi les anciens questeurs, les anciens tribuns ou les anciens préteurs. On ne connaît pas d’adlection inter consulares. Dans un contexte où la municipalisation et la romanisation des cités provinciales favorisaient la diffusion du rang équestre et l’augmentation des postes au service de l’administration impériale, l’éventail des individus candidats à l’adlection et au laticlave s’élargit géographiquement et se diversifia. Ce fut assurément un motif supplémentaire d’affaiblissement de la relation qui avait existé de manière assez étroite au début de l’Empire entre le statut de la cité d’origine et les perspectives de carrière des notables qui en provenaient. On ne conclura pas pour autant à une disparition totale du lien qui continua, suivant les provinces et les lieux, à avoir une influence sur le déroulement des carrières. Mais, par la force des choses, d’autres paramètres intervenaient et contribuaient à rendre plus aléatoire encore le parcours social du notable régi par une forte sélection dans une société très hiérarchisée. b. Stratégies sociales et richesse La référence de Claude aux locupletes rappelle l’importance des patrimoines et de leur conservation. Une carrière municipale aussi brillante fût-elle n’avait que peu d’utilité sans la puissance que procurait un capital foncier suffisant pour pouvoir aspirer au brevet de chevalier. Pourtant, quand cette condition était remplie, la dignité des fonctions exercées par les pères et grands-pères devenait l’atout principal. La documentation et la pratique épigraphique rendent cependant la compréhension fine des mécanismes délicate. Sauf à connaître également le cursus détaillé des ancêtres, on ne
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peut souvent que se limiter à des conjectures face au laconisme des hommages et à des comportements qui privilégiaient en priorité la mémoire des honneurs les plus prestigieux, surtout en cas d’ascension sociale. Enfin, on n’oubliera pas que le statut de chevalier, à la différence de celui de sénateur, était personnel; il ne signifiait donc pas que tous les membres de la famille (en particulier les frères et sœurs) avaient bénéficié de la même faveur. Répétons enfin qu’un fils aîné de chevalier avait de fortes chances de le devenir luimême. Une idée approximative des conditions d’une promotion sociale au début de l’Empire est illustrée par le beau-père de Tacite, Cn. Julius Agricola. Né sous Caligula en 40 et originaire de Forum Iulii (Fréjus) en Gaule Narbonnaise, il descendait de colons installés par Octave, entre 31 et 27 av. J.-C. Le gentilice Julius pourrait, selon R. Syme, indiquer une extraction indigène de la famille, naturalisée par César et admise à contribuer à l’établissement de la nouvelle cité. D’autres hypothèses sont possibles. Toujours est-il que l’intégration avait été rapide puisque les deux grands-pères d’Agricola parvinrent aux fonctions de procurateur équestre. Son père, le sénateur Julius Graecinus était le fameux orateur et agronome victime de Caligula. Lui-même débuta sa carrière comme tribun militaire en Bretagne, poursuivit comme questeur en Asie (au plus tôt en 65-66), puis fut élu tribun de la plèbe et préteur. Rallié à Vespasien alors que sa mère, Julia Procilla, avait été tuée par l’armée d’Othon, il est envoyé en Bretagne en qualité de légat de la XXe légion à Deva (Chester). Honoré de la dignité de patricien à l’occasion de la censure de 73-74, il fut gouverneur d’Aquitaine entre 74 et 76. Consul suffect en 77, il reçut un grand commandement en Bretagne où il resta jusqu’en 84, date à laquelle Domitien, inquiet de ses exploits selon Tacite, le rappela (mais on ne saurait négliger le fait que l’empereur avait relancé en 83 l’offensive en Germanie). On note que la politique interférait dans les étapes d’une carrière sénatoriale et que l’espace de trois ou quatre générations de bons et loyaux services étaient indispensables pour qu’un membre d’une famille en pleine ascension ait pu atteindre le consulat. La promotion jusqu’à la plus haute noblesse revêt un caractère extraordinaire. La phase municipale est à peine
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évoquée. Elle a néanmoins compté. L’appartenance dès le début à l’élite de la colonie est suggérée par le statut équestre des deux grands-pères qui reflète aussi un souci d’alliances matrimoniales efficaces. Il y a plus. L’élévation des Iulii de Fréjus précise le rôle du passage à l’ordre équestre et pose la question de sa portée. En effet, S. Demougin a mis en valeur la diversité des situations. Les chevaliers formaient un ordre très hiérarchisé et étendu; la dimension individuelle du cursus y était primordiale. La réussite des uns n’entraînait pas obligatoirement celle des autres à l’intérieur de la famille. Un frère pouvait choisir la promotion et le deuxième préférer les honneurs municipaux. Surtout, à la manière de ce chevalier dont «et les sénateurs aspiraient à être reconnus et les plus humbles souhaitaient ne pas être ignorés», les membres de l’ordre équestre formaient un solide trait d’union entre les élites locales et les élites impériales. Ils contribuaient à tisser des réseaux d’amis et de clients au bénéfice de tous et donnaient à ceux qui en avaient l’ambition les moyens de consolider leur influence et leur pouvoir. Les alliances matrimoniales en participaient pleinement. L’ami de Pline le Jeune, Voconius Romanus de Sagonte, aussi bien que T. Sennius Sollemnis de la colonie des Viducasses, sous les Sévères, et qu’un nombre non négligeable d’inscriptions, attirent en outre l’attention sur la place occupée par la prêtrise provinciale du culte impérial dans la réussite sociale de certains individus ou de quelques familles (ce qui peut simplement signifier que l’élection consacrait une reconnaissance personnelle). D’autres tiraient parti d’une inscription sur la liste sélective (adlectio) des décuries romaines de juges. Les exemples de liens directs avec le Sénat ou d’ascension personnelle jusqu’à l’ordre sénatorial furent assurément exceptionnels. Une fois obtenu le brevet équestre, les générations suivantes n’avaient plus besoin des charges municipales pour progresser. Les milices et les procuratèles jalonnaient désormais leur parcours. Il convient d’ajouter un dernier paramètre, la pratique répandue de la commendatio ou recommandation amicale à tous les échelons. Le Marbre de Thorigny en donne une illustration tardive qui souligne sa longévité et sa vitalité. L’appui d’un supérieur influent ou bien placé n’était pas compris comme une tricherie et n’encourait pas l’accusation de corruption. Les relations person-
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nelles complétaient efficacement les rapports sociaux dans la sélection des meilleurs. S. Dardaine a calculé que 32 % des chevaliers recensés en Bétique avaient exercé des fonctions municipales et avaient pour la plupart été promus après avoir revêtu au moins une magistrature. Elle a noté que cinq inscriptions seulement révélaient l’intervention des sénateurs dans la vie des cités. Toutefois, l’influence locale s’est manifestée par d’autres voies. Les familles célèbres, depuis les Cornelii Balbi de Gades jusqu’aux Annii d’Ucubi en passant par les Annaei de Cordoue et les Ulpii d’Italica, n’ont pas laissé de témoignages locaux. En revanche, plusieurs gentes de Grenade, Hispalis, Cordoue, Carteia, Callet ou Siarum permettent de déceler attaches et relations familiales. Les adoptions font figure de moments stratégiques importants, mais on observe aussi quelques alliances avec des familles d’autres provinces, en particulier de Gaule Narbonnaise. On n’est pas en mesure, malheureusement, d’évaluer la part économique des patrimoines provinciaux conservés par les familles entrées dans l’amplissimus ordo («l’ordre magnifique»). Un point encore insuffisamment éclairci traite des affranchis des nobles et de leurs descendances. Des indices suggèrent qu’à titre personnel ils représentaient les intérêts du patron sénatorial dans la province et s’agrégeaient pour une part aux élites locales en raison du poids de leur ancien maître. La position occupée par les liberti dans les stratégies matrimoniales des familles municipales et équestres, voire sénatoriales, soulève de nombreuses questions dont les réponses demeurent insuffisamment fondées, faute d’études quantitatives de portée générale, bridées par les difficultés d’une méthode largement tributaire de l’onomastique. Là, comme sur d’autres plans il est vrai, la variété des situations personnelles défie la généralisation. On peut dire pourtant que le poids social et politique du patron représentait un facteur essentiel. De même, l’influence des affranchis variait avec le degré d’intégration romaine des élites locales. Dans des cités aussi différentes que Baelo, Nîmes, Mago (Mahón) ou Barcelone, on voit que les épouses affranchies ou les filles d’affranchis occupèrent une part croissante, mais non majoritaire, dans les procédures d’intégration et d’ascension sociale des élites municipales. Il n’était pas non plus excep-
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tionnel qu’un fils d’affranchi accède aux magistratures les plus élevées telles que le duumvirat. Les inscriptions peuvent déformer les données cependant, car la réussite dissuadait les intéressés de rappeler les origines humbles. Le mécanisme ne peut être discuté ou nié. Nous l’avons vu, la richesse était nécessaire. Elle ne pouvait suffire. Les affranchis ambitieux parvenaient à accumuler un capital et à le transformer en biens-fonds. Ils devenaient alors un beau parti pour des familles de notables elles aussi soucieuses de grandir ou au contraire en perte de vitesse. Les sociétés romano-provinciales, à l’image de la société romaine impériale, étaient des sociétés ouvertes au sein desquelles la mobilité existait en dépit de barrières et de hiérarchies de toute sorte. Mais, outre que l’ascension sociale y restait réservée à une toute petite élite particulièrement douée ou heureuse, les cheminements vers la réussite n’offraient ni les mêmes chances, ni la même rapidité partout et en toutes circonstances. Les parcours chaotiques ou interrompus furent sans doute aussi nombreux que ceux qui aboutirent à un résultat. Les nécessités du renouvellement des élites n’étaient pas si pressantes que la moindre ambition pût être satisfaite et les difficultés n’étaient pas toujours plus grandes en haut qu’en bas de l’échelle des notables. La continuité l’emportait en général. La compétition était vive d’autant que la concurrence ne cessa de s’élargir et de jouer par la force des choses en faveur de nouvelles cités et de nouveaux secteurs provinciaux. Mais la compréhension des évolutions, ainsi qu’aimait à le souligner R. Syme, ne peut ignorer les vides et les lacunes, l’inégalité des villes et des cités devant la conservation du patrimoine épigraphique. Le Ier siècle: Narbonnais et Espagnols Quels qu’aient été la filière empruntée et les mérites strictement personnels des bénéficiaires, la promotion au rang de chevalier et de sénateur associait la cité d’origine et reflétait son histoire. L’exercice de la censure et le nombre assez restreint de postes ou de places disponibles autorisent à employer les mots de «politique impériale» en matière de sélection des élites, ce qui n’est pas forcément le cas, nous
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l’avons vu, dans tous les autres domaines relevant de la compétence du César. L’un des problèmes au Ier siècle résidait dans l’ouverture des deux ordres supérieurs aux élites provinciales en évitant de froisser les Italiens confortés par Auguste dans leur domination sur la Haute Assemblée. La pratique de l’admission des provinciaux au Sénat avait été établie par César et fut suivie avec plus ou moins d’intensité par les empereurs julio-claudiens. Le discours de Claude dit que ce furent les éléments italiens et intégrés des provinces («la fleur des colonies et des municipes») qui bénéficièrent principalement de la sollicitude impériale avant que l’empereur de Lyon n’ait franchi un pas supplémentaire en direction des familles d’origine indigène issues des territoires provinciaux n’ayant reçu que peu de colonies césaro-augustéennes. Vespasien continua la politique julio-claudienne en lui donnant une nouvelle impulsion, ce qui n’était pas sans rapport avec les conditions de son accession au pouvoir. a. L’exemple de la Gaule Narbonnaise Les travaux d’Y. Burnand, M. Christol et S. Demougin permettent de conclure que le Ier siècle apr. J.-C. fut la période la plus faste pour les élites provinciales de Narbonnaise désireuses d’accéder aux ordres romains. Avec 38 chevaliers d’époque julio-claudienne (toutes périodes confondues on en a recensé au moins 117), la province enregistre le plus fort taux, non seulement en Occident mais dans l’ensemble du monde romain, loin il est vrai derrière l’Italie qui en compte près de dix fois plus (366). La progression semble avoir été régulière d’Auguste à Néron. Il n’y a pas à s’étonner que les effectifs du Sénat confirment ce dynamisme des familles de notables narbonnais et leur succès auprès des empereurs du Ier siècle. Vingt-trois sénateurs peuvent être considérés comme originaires de la province entre Auguste et Trajan, la plupart dès la phase julio-claudienne. Par comparaison, on rappellera que l’Hispanie citérieure, plus étendue et plus peuplée, sur un total de 16 sénateurs appartenant à la même période, en comptabilise 13 à l’époque flavienne. Les cités d’origine des chevaliers sont principalement les colonies militaires et les fondations de César: Fréjus, Vienne, Nîmes et Vaison, avant 68, auxquelles s’ajoutent, sous les
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Flaviens, Arles, Béziers et Narbonne. Celle-ci est sous-représentée, compte tenu de son rang de capitale et de sa prospérité. Vaison, cité fédérée, a engendré Sex. Afranius Burrus, le fameux préfet du prétoire de Néron. Les mêmes cités ont, durant la même période, contribué au recrutement du Sénat: on ne retrouve cependant pas Béziers, ni Narbonne. En revanche, les Helviens, Toulouse et Ruscino figurent dans le tableau des origines sénatoriales qui comporte en outre deux villes non identifiées. Les noms des personnages, de quelque rang qu’ils soient, renvoient souvent à des noms romains de gouverneurs ou magistrats de la République: Afranius, Domitius, Julius, Pompeius, Valerius. Les noms Antonius, Aurelius, Baebius, Fulvius ou Otacilius sont plus ambigus; ils évoquent des familles italiques émigrées. Enfin, le Voconce L. Duvius Avitus, consul en 56, et le Viennois C. Bellicus Natalis portent des gentilices caractéristiques des régions celtiques. Ainsi, l’impression que l’on retire de la lecture du dossier détourne de l’idée que l’élément d’origine italique avait participé seul à la promotion des familles provinciales. Les réponses ne peuvent pas être très tranchées. Le gentilice Iulius d’Agricola a été considéré par R. Syme comme remontant à César qui aurait naturalisé une famille de «princes» indigènes associée, nous l’avons vu, à l’installation de la colonie. On peut cependant songer aussi à la famille d’un vétéran de Cisalpine qui dut sa naturalisation à César, voire à une famille d’Italie entrée dans la citoyenneté par la loi Julia de 90 av. J.-C. La même ambiguïté existe pour le nom Pompeius, alors que pour les Domitii la concession de la citoyenneté pouvait remonter à une date assez ancienne. Enfin, M. Christol a mis en valeur l’originalité des recrutements de Narbonnaise en liaison avec la place particulière de la colonisation latine qui associait traditions indigènes et structures romaines. En l’état actuel de la réflexion on admet donc la coexistence d’éléments d’origine italique (présents aussi dans les colonies latines), peut-être cisalpins en majorité, d’héritiers des familles aristocratiques gauloises et de descendants d’indigènes depuis longtemps naturalisés. Mais les formules sont parfois trompeuses. Un descendant d’immigrés, intégré de longue date dans sa nouvelle patria, finissait par s’identifier avec sa natio, à plus forte raison si elle lui avait apporté la gloire. Ses compatriotes quels qu’il fussent
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le revendiquaient alors spontanément comme un des leurs. Au IIe siècle et sous les Sévères, les cités de Gaule Narbonnaise ne disparurent pas des tableaux du recrutement des ordres supérieurs. Leur place se réduisit, notamment sous l’effet de la concurrence victorieuse de nouveaux secteurs géographiques. Narbonne contribua un peu plus que précédemment, mais la répartition des cités d’origine ne varia pour ainsi dire pas, particulièrement chez les sénateurs. L’effacement se confirma au IIIe siècle. En revanche, les Trois Gaules ne promurent jamais qu’un petit nombre de sénateurs et de chevaliers, mais au IIe siècle il y eut une augmentation légère du nombre des «adlectés». L’ascension sociale, fondée sur l’apprentissage politique dans le cadre de cités romaines ou romanisées qui prévalut aux deux premiers siècles de notre ère, mit en valeur les provinces les plus intégrées puis s’étendit modérément aux régions plus tardivement latinisées. Les Gaules suggèrent, une fois encore, que les politiques impériales furent tempérées par la bonne volonté des élites les plus dynamiques des cités provinciales dont la conduite fut en partie déterminée par la vigueur de la concurrence intérieure. b. La montée en puissance des Hispaniques La précocité de la présence romaine et italique rapprochait la Bétique de la Gaule Narbonnaise. Des chevaliers et des sénateurs venus de la péninsule Ibérique sont attestés dès les premières décennies du Ier siècle av. J.-C. César avait favorisé l’accès au consulat du richissime Gaditain, L. Cornelius Balbus l’Ancien, dont la patrie passait pour posséder 500 chevaliers parmi ses citoyens, à l’égal de Padoue, si on en croit Strabon. La véracité du propos n’est pas vérifiable, bien que la source avancée soit un recensement récent; cela peut signifier seulement que la cité phénicienne abritait un grand nombre de personnages susceptibles, par leur cens, d’être admis dans l’ordre équestre. La période d’Auguste à Trajan fut celle de la domination croissante des élites de la Bétique; l’Hispanie citérieure dut attendre les Flaviens; la Lusitanie resta toujours en retrait, au même titre que les régions nord-occidentales de l’Espagne citérieure. A. Caballos Rufino a évalué à 180 la liste des sénateurs
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originaires de la péninsule au Haut-Empire, représentant 73 gentilices. On a comptabilisé plus d’une quarantaine de chevaliers et plus de cent sénateurs issus de la province proconsulaire de Bétique. La répartition des personnages de rang équestre serait, d’après S. Dardaine, de 17 sous les Julio-Claudiens, 13 entre 70 et 125, 10 de 125 à 192 et 5 de 193 à 250, soit 45 en tout. Le total inclut des cas incertains. C. Castillo, sur 98 sénateurs de Bétique, en classe 88: 17 julio-claudiens, 15 flaviens, 32 situés entre 96 et 138, 14 entre 138 et 192 et 10 de 193 à 235. Il n’y a cependant que 32 gentilices, ce qui signifie une relative concentration du recrutement et traduit la longévité de plusieurs lignages. Avec un décalage compréhensible, l’apogée des chevaliers couvre l’époque Claude-Domitien; celui des sénateurs la période Vespasien-Hadrien. Pris ensemble, les equites sont originaires de communautés de statut différent: colonie romaine ou latine, municipe de citoyens romains, municipe flavien. Cordoue, capitale provinciale et chef-lieu de conventus, domine cependant. Les cités d’origine des sénateurs offrent une diversité moindre: 9 ou 12 suivant qu’on se limite aux cas assurés ou non; colonies romaines et municipes romains se partagent l’essentiel des provenances. L’absence complète de sénateurs originaires d’une colonie augustéenne telle qu’Astigi (Écija) demeure énigmatique; on y enregistre toutefois 2 equites. Dans ce contexte, il est évident que l’élite des chevaliers a accédé au Sénat; ceux que l’on connaît comme membres de l’ordre équestre sont donc en majorité des notables provinciaux moins tentés par les fonctions impériales que d’autres plus entreprenants ou freinés dans leur ascension faute d’appuis ou de ressources. Comme souvent, on observe deux types fondamentaux de cursus équestres: le premier, chronologiquement, fait précéder la plupart du temps la carrière municipale du brevet; le second, à partir des Flaviens, débute normalement par la carrière locale, tremplin pour l’étape suivante. Le dernier grand chevalier fut L. Valerius Proculus qui s’éleva jusqu’aux fonctions de préfet d’Égypte entre 144 et 147. Les Ulpii d’Italica engendrèrent le premier empereur provincial, Trajan. Les gentilices des chevaliers du Ier siècle sont: Acilius, Aemilius, Annaeus, Argentarius, Blatius, Calpurnius, Clodius, Cornelius, Iunius, Manlius, Marius et Postumius. Il est diffi-
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cile de distinguer ici avec netteté les héritiers d’indigènes naturalisés et ceux qui étaient de souche italique et immigrés. Ceux-ci paraissent plus nombreux proportionnellement qu’en Gaule Narbonnaise; la colonisation latine y fut inexistante en dehors de Carteia, vraisemblablement devenue municipe. Mais le droit latin fut peut-être assez généreusement octroyé par César et Auguste. Les colonies et les municipes romains furent plus nombreux qu’en Gaule méridionale. Les gentilices des sénateurs d’Auguste à Domitien sont pour l’essentiel: Annaeus, Annius, Antistius, Aponius, Cornelius, Dasumius, Dillius, Helvius, Herennius, Julius, Junius, Marius, Pinarius, Pompeius, Ulpius et Valerius. Les Iulii et les Pompeii cèdent le pas aux Annaei (la famille de Sénèque transplantée à Cordoue depuis la Campanie ou l’Ombrie) et aux Annii (les ancêtres de Marc Aurèle). En l’état actuel de nos documents on ne peut que souligner la similitude entre les extractions des sénateurs et des chevaliers venus à la fois d’Italie et issus d’indigènes naturalisés et portant le nom du gouverneur responsable. Les Ulpii étaient à l’origine des émigrés. Vespasien contribua fortement à la constitution de ce qu’on a appelé, non sans exagération, «le parti espagnol» en promouvant de nombreux hommes nouveaux de Bétique. On ne saurait se méprendre: l’expression ferait croire à une pratique parlementaire sans réalité, car anachronique. Elle table, en outre, sur un esprit national à l’existence indémontrable. Le choix de Trajan refléta le dynamisme d’un groupe hétérogène en pleine ascension et capable de préserver son influence encore sous Hadrien grâce à des solidarités et des alliances choisies avec d’autres familles extérieures à l’Hispanie. On ne peut pas invoquer un déclin d’Hadrien à 235. Il y eut une tendance progressive à l’effacement qui ne signifia jamais la disparition. Sous Septime Sévère, L. Fabius Cilo obtint avant 204 la préfecture de la Ville, sommet de la carrière sénatoriale. Comme pour la Gaule Narbonnaise, les conditions de la compétition, les progrès de la romanisation, la volonté des élites modifièrent les données du problème. Les provinces impériales de Lusitanie et d’Hispanie citérieure apportent une touche peu différente, si ce n’est en raison du décalage chronologique avec l’Hispanie méridionale. La Lusitanie, sans être négligeable, ne fournit qu’une documentation médiocre, d’exploitation difficile. Les colonies de
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Beja (Pax Iulia) et Santarem (Scallabis) sont illustrées par quelques chevaliers. Évora (Ebora), ville latine chez Pline l’Ancien, procure plus de la moitié des sénateurs connus. L’Hispanie citérieure produisit des chevaliers tout au long de la période, particulièrement au Ier siècle. Dix au moins datent de l’époque julio-claudienne et douze parmi ceux qui sont antérieurs à Trajan sont issus des municipes flaviens. Le poète Martial, originaire de Bilbilis, municipe augustéen, est un cas isolé de promotion à l’ordre équestre; il le dut à ses talents littéraires et à des protections liées à un très long séjour à Rome. Les cités romanisées d’Hispanie orientale l’emportent largement dans le décompte des origines des sénateurs et ce sont 13 personnages au moins qui ont connu leur promotion sous les Flaviens. Une colonie comme Saragosse (Caesaraugusta), pauvre en épigraphie de ce type il est vrai, est absente. Tarragone (Tarraco) occupe une première place qui n’est pas aussi écrasante que celle de Cordoue en Bétique. L’onomastique paraît privilégier les familles indigènes romanisées, mais les lacunes de la documentation et les problèmes de datation doivent rendre prudent. Malgré tout, à la suite de leur attitude lors de la révolte contre Néron, les élites de la province reçurent des marques de reconnaissance de la dynastie flavienne victorieuse. Après cette période d’éclosion, les recrutements ralentirent. Les régions de l’intérieur, plus tardivement intégrées, participèrent à travers quelques familles d’élévation récente au renouvellement de l’assemblée romaine. La Sicile, les Germanies, la Corse, les Alpes Cottiennes, la Dalmatie, l’Afrique ne restèrent pas totalement à l’écart des promotions des élites, notamment équestres, au Ier siècle. Parmi celles-ci, on rencontre des notables distingués en raison de leurs mérites militaires au service de l’empire. En Sicile, la documentation concernant l’origine des sénateurs se réduit à Palerme, Lilybée et Thermae, cités de la partie occidentale. L’Est, mais aussi les communautés d’origine grecque, sont à ce jour absents. La réflexion se trouve une fois encore orientée vers les élites provinciales et leurs comportements susceptibles d’interférer avec le jeu ordinaire des promotions en dissociant les réponses de nature politique et les évolutions culturelles, sans oublier les impératifs imprévisibles du renouvellement social.
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Le IIe-IIIe siècle: la prééminence africaine L’analyse consacrée à la Gaule Narbonnaise et à l’Hispanie met en évidence à partir de la fin du Ier siècle une mutation lente de la géographie sociale scandée par la diminution relative de la part dévolue aux territoires provinciaux intégrés dès la République. Au rythme de la poliadisation romaine, les cités d’Afrique et de Numidie ont joué un rôle accru dans la sélection des élites impériales. Le chevalier le plus anciennement recensé comme originaire d’Afrique fut L. Iulius Crassus de Mustis, promu à l’époque de Tibère. Le premier issu de la province (ex Africa) à atteindre le consulat fut Q. Aurelius Pactumeius Fronto de Cirta, sous Titus. G.-C. Picard parle de «plusieurs milliers» d’equites africains dès l’époque d’Hadrien. La notation est trop impressionniste, mais elle répond à l’observation d’un changement d’échelle de la contribution des cités africaines à la perpétuation des élites impériales. Du Ier siècle à la fin du IIIe siècle apr. J.-C., on compte 85 gentilices différents chez les sénateurs de Proconsulaire pour environ 150 personnes identifiées. En Numidie, un peu plus plus de 36 familles ont donné 64 magistrats romains. C’est sous Antonin le Pieux qu’ils atteignirent nombreux le consulat (13 sur 28). F. Jacques a calculé que 15 % des sénateurs connus entre 161 et 180 étaient d’origine africaine et cette proportion se maintint sous Septime Sévère. Ce règne ne marqua pas de réel changement qualitatif. Il apparaît donc que les élites des cités de la province d’Afrique Proconsulaire se sont hissées au sommet de la hiérarchie romaine entre Hadrien et l’époque des Sévères, sans toutefois la contrôler, ni imposer leur domination. Il ne s’est jamais agi non plus de promouvoir un «parti africain». Que la lutte se soit circonscrite en 197 entre deux chefs originaires d’Afrique, Septime Sévère de Lepcis Magna et Clodius Albinus d’Hadrumète, ne signifie pas que l’État avait été confisqué par un clan provincial. La rivalité faisait écho au dynamisme et aux ambitions de familles décidées à occuper toute leur place et à tirer parti de leur réussite. Elle prolongeait sur le plan politique le désir d’intégration de notables issus d’une terre prospère et urbanisée. Elle
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reflétait, une fois de plus, l’hétérogénéité des familles sénatoriales qui ne subordonnaient pas leurs solidarités à une même origine provinciale et privilégiaient, sur ce plan aussi, leur cité. La hiérarchisation des moyens et des intérêts contrariait également le jeu des relations géographiques. Certaines grandes familles avaient une extraction municipale précise, mais elles possédaient parfois des biens dans plusieurs régions où elles entraient en concurrence avec d’autres sénateurs pour imposer leur pouvoir, leurs réseaux d’amitiés et leurs clientèles. L’esprit de compétition renforçait enfin la dimension personnelle des carrières et de la puissance sénatoriale. La carte des origines suit d’une part le littoral de Neapolis à Lepcis Magna en passant par Gightis et Sabratha, et se concentre d’autre part dans les bassins et sur les interfluves de l’oued Miliane, de la Medjerda (Bagradas) et de son affluent l’oued Siliane, prolongeant au sud des ramifications en direction du Haut Tell et des contreforts de l’Aurès avec Ammaedara et Theveste. Une cinquantaine de communautés sont alors concernées et la liste n’est certainement pas close. Le territoire de Carthage, la Byzacène et la Numidie orientale fortement municipalisés confirment donc l’existence d’un lien étroit entre l’épanouissement des ambitions des élites et l’essor de la poliadisation. La présence d’une cité comme Acholla (Bou Tria), vieux comptoir carthaginois et oppidum de statut mal connu, ne le contredit pas. Elle était le berceau des Asinii. Althiburos, municipe d’Hadrien, engendra les Valerii et Avedda, patrie des Munii, était un municipe sévérien. Bulla Regia, Hadrumète et Lepcis Magna envoyèrent à la Curie plusieurs gentes, au même titre que Sicca Veneria et Theveste. Beaucoup d’origines restent mal ou non identifiées, ce qui incite à rappeler à nouveau que les ordres supérieurs de la société, le Sénat autant que l’ordre équestre, étaient riches de leur diversité. La cohésion culturelle et sociale du Sénat, plus grande sans doute que celle des chevaliers plus nombreux et plus dispersés, n’était pas contradictoire avec les disparités individuelles et politiques qui lui étaient inhérentes. En Numidie, la domination de Cirta et de la confédération cirtéenne est écrasante. Elle est symbolisée par le rhéteur Fronton, consul en 143 et précepteur de Marc Aurèle et de L. Verus. Son influence favorisa assurément
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certains de ses compatriotes dans leur course aux honneurs. Mais le poids personnel d’un personnage, aussi puissant fûtil, ne saurait tenir lieu d’explication, ni être invoqué abusivement, en dehors de quelques exemples limités dans l’espace et dans le temps. Le peuplement mêlé, la richesse céréalière et le rang de la cité expliquent mieux un rôle de pépinière pour sénateurs. La taille du territoire rapproche aussi le cas cirtéen de celui de Nîmes, Vienne ou Cordoue, sans les confondre. Il est apparemment délicat de démêler avec certitude les origines ethniques et politiques des familles sénatoriales africaines. Les gentilices supportent des interprétations variées entre lesquelles on ne peut pas vraiment trancher. L’exclusivité du recrutement de familles d’origine italique parfois retenue doit être fortement nuancée aujourd’hui. La ségrégation n’était pas la règle chez les vétérans ou les Italiens installés dans les colonies. Quand L. Memmius Messius Pacatus de Gightis est désigné publiquement comme «Chinithius» et est honoré pour sa pietas envers sa natio, on est en présence d’un indice éclairant de l’ambiguïté du vocabulaire comme des conduites adoptées. Le notable pourrait être aussi bien un descendant d’émigré pleinement immergé dans sa nouvelle patrie qu’un indigène intégré progressivement à l’élite romaine suivant un cheminement qui nous échappe dans le détail (les alliances par les femmes modifiaient parfois sensiblement une trajectoire familiale). Les Maurétanies ne pouvaient pas rivaliser avec l’Afrique, ne serait-ce qu’en raison du nombre très inférieur de leurs communautés municipalisées. La documentation est relativement limitée et seules 4 cités (Sétif, Caesarea, Cartennae, Volubilis) ont pu être recensées comme berceau de sénateurs. Au total, 15 personnages sont attestés, appartenant à 8 gentes différentes. M. Le Glay a souligné que la plupart étaient issus de familles de chevaliers également connues. C’est la confirmation que des conditions objectives ont régi la promotion des élites provinciales, mais qu’elles ont pesé différemment selon les périodes: les mécanismes en cause n’étaient pas définissables de manière univoque et globale; l’empereur, les relations, les ambitions et les capacités à les faire valoir à titre familial et individuel, les conjonctures locales ou impériales et les fluctuations des comportements collectifs («l’esprit civique») composaient les ingrédients
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d’une alchimie savante au cours de laquelle le temps constituait un facteur non négligeable (sans doute trois à quatre générations en moyenne). La croissance africaine est d’autant plus remarquable que les provinces septentrionales de l’Occident n’ont guère fourni de sénateurs. La Bretagne, les Germanies, la Rhétie, le Norique n’ont produit aucun exemple incontestable à ce jour, ce qui ne signifie pas qu’il n’y en a pas eu. Les provinces balkaniques et danubiennes donnent un aperçu plus contrasté. La Dalmatie est présente par les cités municipalisées du littoral adriatique. Les chevaliers originaires de Pannonie apparaissent au début du IIe siècle et c’est sous Marc Aurèle qu’est situé le premier sénateur connu, M. Valerius Maximianus, de Poetovio. De la Dacie à la Bretagne la présence nombreuse et active de l’armée, associée à une pacification territoriale assez tardive, créait un contexte original bien différent de celui des provinces centrales. Le futur Trajan Dèce, né à Sirmium, est considéré comme une exception. Il n’annonce pas à proprement parler l’ascension politique des régions illyriennes, pépinière d’empereurs dans la seconde moitié du IIIe siècle. Sa promotion manifeste plus vraisemblablement les liens nouveaux qui unissaient la région pannonienne et l’Italie: son épouse, originaire d’Étrurie, s’appelait Herennia Cupressenia Etruscilla. A la faveur de l’avènement de la dynastie sévérienne, portée au pouvoir grâce au soutien des armées du Danube, les provinces pourvoyeuses de bons soldats attiraient les regards de l’empereur. Le sénateur pannonien illustre peut-être avant tout l’importance croissante des choix personnels dans une conjoncture de plus en plus perturbée. Malgré les mutations imperceptibles et les déplacements géographiques constants des centres de recrutement des élites, la période qui s’étend d’Auguste à la mort de Sévère Alexandre est marquée par l’adaptation des critères et des politiques impériales, au sens le plus neutre du terme, aux ambitions des cités provinciales et de leurs élites en fonction d’une culture de la puissance sociale et de la réussite romaine. Aucun changement qualitatif déterminant n’est décelable dans une histoire qui n’est pas synonyme d’immobilisme, bien au contraire.
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Le phénomène de la cité provinciale fut multiforme. Fait de civilisation diffusé sur une vaste échelle par Rome en Occident et porté par son intermédiaire jusqu’aux bornes les plus lointaines de l’Empire, il participa efficacement à l’organisation des territoires occidentaux et tint lieu de catalyseur dans l’avènement de sociétés culturellement et socialement hétérogènes, mais reliées par ce biais à la république romaine. Lieu central et lieu périphérique, la communauté locale avait surtout l’importance que ses citoyens lui accordaient et lui disputaient auprès du pouvoir romain. Structure irremplaçable de l’armature administrative et politique des espaces provinciaux, elle vivait de son autonomie et de la concurrence de ses élites. Elle n’était pas le ferment d’un contre-pouvoir au sein d’une hiérarchie visant à désigner les rivales potentielles de Rome et à élire les provinces capables d’imposer leur volonté à l’empire. La cité provinciale doit donc être mise à sa place, sans déformation ni excès. Elle était une structure parmi d’autres de la vie de l’Empire et son dynamisme, associé à la prospérité de la communauté, attestait l’épanouissement d’une civilisation politique considérée comme la meilleure possible par le plus grand nombre. Lieu d’éducation et d’apprentissage du pouvoir, lieu d’exercice de la puissance sociale pour des élites très diversifiées, les cités obéissaient à un destin particulier tout en se portant témoins d’une aventure collective continuellement renouvelée. Berceaux par la force des choses des élites équestres et sénatoriales, elles ne confondaient pas leur devenir avec l’émergence et la promotion de cellesci. La sélection des notables et des nobles d’empire concernait certes les familles en vue des cités, relativement peu nombreuses et ne représentant qu’une partie restreinte des «forces vives» locales. La réussite municipale n’épuisait pas la totalité des solutions possibles pour accéder aux ordres supérieurs, et le comportement des chevaliers, indépendant en partie du cadre communal, compliquait encore le jeu de la compétition. Ancrées jusqu’à un certain point dans la vie des cités, l’ascension et la domination des élites passaient aussi par d’autres canaux. Les communes ne représentaient qu’un lieu parmi d’autres de la reproduction et de l’adaptation du modèle impérial, même s’il s’y constituait un réservoir de boni et locupletes essentiel à la vie et au renouvel-
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lement des sociétés de l’Empire. La taille et l’ancienneté des provinces, les conjonctures provinciales, le poids de l’armée et de la guerre, les sollicitations impériales et les choix familiaux ou individuels se combinaient avec le monde des cités pour dessiner un paysage politique et social aux mille nuances.
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L’histoire des provinces occidentales sous gouvernement romain, telle que nous l’avons suivie au fil des chapitres, continue, pour des raisons compréhensibles1, à être écrite d’abord en fonction du monde conquérant et de ses mutations. C’est à la faveur de leur expérience romaine que les populations conquises ont été appelées à s’adapter et se sont transformées; c’est dans le cadre de l’Empire que les élites locales ont acquis une culture commune devenue dominante avec la paix et l’intégration politique. Les structures sociales se sont alors calquées sur le modèle de la société des citoyens romains et la langue latine s’est diffusée comme l’instrument du pouvoir, du droit et de l’administration. Les villes ont emprunté leur urbanisme à l’Italie; l’urbanisation a facilité l’acclimatation des modes de consommation méditerranéens et a permis de promouvoir une culture urbaine identifiée à la civilisation. C’est l’image que renvoie avec insistance la documentation marquée du sceau des élites romanisées. Le tableau est partiel et exclut en particulier la majorité des provinciaux dont la parole ne s’inscrivait que rarement dans les lieux du pouvoir et de la puissance sociale. Il est également schématique et superficiel. La «romanisation» qu’il met en exergue est homogène et uniformisée et correspond à une histoire guettée par la fixité. M. Micone a défini ce qu’il appelle le «palimpseste impossible» par la formule suivante: «Aucune culture ne peut totalement en absorber une autre, ni éviter d’être transformée au contact de celle-ci2.» Malgré la dissymétrie des pouvoirs et des moyens, malgré l’obligation de s’adapter et de passer 1. Voir le chapitre 1, particulièrement p. 24-29. 2. Le Figuier enchanté, Canada, Boréal, 1992, p. 100.
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à l’apprentissage d’une nouvelle langue, le sujet, soumis à un processus d’acculturation contraignant, conserve en lui une mémoire affective et identitaire qui rend impossible la disparition définitive de l’héritage passé. Le dramaturge québécois envisage la question sous l’angle individuel de la première génération. Mais il indique que le temps n’œuvre pas en faveur de la seule pensée dominante: «Il n’y a pas de culture italienne, grecque ou haïtienne ici. Il y a toutefois des façons de vivre et de penser propres aux Québécois de ces mêmes origines.» Chacun s’approprie, avec les codes qui sont les siens, la culture des autres. Il l’enrichit, la transforme plus ou moins profondément. A l’inverse, celui qui détient la culture dominante au sein d’une société pluriculturelle ne peut échapper aux contacts multiformes et à leurs conséquences sur sa propre façon d’être et d’agir. La dimension identitaire associée à la langue maternelle tient une place prépondérante au départ3. Déjà Tacite fait écho à cette idée quand il évoque un paysan celtibère de Termes, assassin du préteur L. Pison en 25 apr. J.-C., qui avait refusé de répondre autrement que dans la langue de ses pères lors de son interrogatoire4. La perte postérieure du souvenir de la langue d’origine n’effaçait pas entièrement le sentiment d’une appartenance à un groupe différent. La dimension individuelle tenait une place essentielle tout au long de la mutation, car l’expérience vécue est primordiale et le demeure au cours du temps. Cette remarque renvoie au cheminement sinueux des processus d’évolution culturelle tantôt complémentaires tantôt contradictoires et opposés sans être jamais appauvrissants. La «romanisation» des provinces occidentales, inscrite dans un réseau varié de relations bilatérales, n’a pas échappé à ce mouvement d’interpénétration déterminé par le jeu des sollicitations et des réponses, émises de part et d’autre et amplifiées différemment selon les contextes et les circonstances. La difficulté des analyses réside dans la détection des éléments qui structuraient les identités. Le nationalisme abstrait n’entrait pas plus en ligne de compte que le fanatisme 3. Ibid., p. 99: «Ces mots sont ceux de mon enfance. Tant qu’ils évoqueront un monde que les mots d’ici ne pourront saisir, je resterai un immigré.» 4. Ann., IV, 25, 4.
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religieux et on ne connaît pas dans l’Antiquité romaine de système idéologique destiné à combattre la monarchie pour elle-même, ni l’impérialisme qu’on aurait érigé en théorie (Tacite est un des seuls à proposer une critique de la domination romaine chez des Occidentaux, mais il le fait dans un esprit moralisateur et attribue ses propres idées aux adversaires de Rome). Comme on le verra, les réactions violentes face à la toute-puissance romaine étaient aussi imprévisibles que mouvantes et naissaient de maladresses et d’abus d’autorité indifférents à une situation mal supportée. En revanche, des cités grecques de Sicile et d’Occident et certaines cités puniques ont manifesté pacifiquement un attachement orgueilleux à leur tradition née d’un passé prestigieux. Au lieu de choisir une résistance désespérée, elles ont construit de nouvelles raisons de prospérer. Les violences et les acculturations n’entretenaient donc pas une relation de réciprocité obligée. Rome elle-même n’eut pas de politique culturelle ou religieuse. Elle laissa chacun libre de continuer à vivre selon ses coutumes et son héritage ancestral à partir du moment où les règles définies par le conquérant étaient respectées. Elle sut reconnaître les merita, c’est-à-dire les efforts consentis par les uns et les autres au service de l’empire. Elle se montra intraitable seulement avec ceux qui la menaçaient. Elle le fit en cherchant toujours un moyen d’isoler l’adversaire et en s’appuyant sur les partisans d’un dialogue pacifique. La diffusion de la cité se comprend dans cette perspective. Le cadre civique fut précisément le lieu par excellence des acculturations. Celles-ci s’exprimaient diversement, par degrés. L’intégration politique n’excluait pas la conservation partielle mais durable de traits originaux mêlés aux autres dans le creuset de l’identité nouvelle que sécrétait peu à peu le présent romain. L’idée de résistance passive, exempte même d’hostilité envers Rome, mais reflet de la fragilité de la romanisation, n’est pas davantage concevable dans ces conditions que celle d’une renaissance indigène. Les identités locales ne reposaient pas pour la plupart sur des valeurs stables constituées en idéologie. Rome ellemême n’avait établi la sienne que tardivement, sous Auguste. C’est dans la durée que l’intégration et l’acculturation prirent forme et se consolidèrent.
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L’imprégnation romaine Le temps s’est avéré un facteur indispensable en l’absence d’une volonté affirmée d’intégrer à tout prix les provinciaux. La décision de Caracalla d’étendre à l’ensemble des sujets libres qui ne la possédaient pas la citoyenneté romaine n’a pas vraiment surpris et n’a pas eu l’écho que les modernes lui prêtent. Préparée de longue date par une pratique pluriséculaire et saluée par les élites comme une réalité avant même d’avoir été instituée, la généralisation du droit de cité romain sanctionnait une évolution irréversible et prenait la dimension d’une intégration complète des provinces de l’Empire. Octroyé plus qu’accordé, le bienfait exprimait, parmi de nombreuses autres préoccupations dont le sens est disputé en raison des lacunes de la documentation, l’ambition de l’empereur de rassembler autour de sa personne des territoires éloignés et plus diversifiés que jamais. Il ne s’agissait pas d’une mesure «démocratique» ou à caractère «patriotique», ni d’une volonté d’uniformisation que rien ne vient démontrer. La petite patrie locale n’était pas amoindrie mais préservée. Indépendamment des débats suscités par les interprétations autour de l’édit, la décision avait un tour politique et proclamait la supériorité renouvelée de la romanitas. La citoyenneté romaine n’était certes plus un brevet prestigieux réservé à quelques élus. Elle gardait sa force symbolique face aux peuples considérés comme des Barbares. Naturalisations Dans les provinces occidentales, la pacification augustéenne a créé des conditions favorables à l’émergence d’élites locales romanisées ainsi qu’à l’accroissement du nombre des citoyens romains jouissant de fait d’un statut privilégié sur le plan fiscal et judiciaire. Du point de vue juridique, les textes ne laissent pas de doute sur le caractère indivisible du droit de cité romain qui avait donc la même efficacité partout. Il n’est pas possible de proposer un inventaire par province des rythmes d’expansion de la citoyenneté
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et de leurs répercussions sociales. Les Gaules, l’Hispanie au Ier siècle apr. J.-C., l’Afrique, les territoires illyriens et danubiens sous les Antonins et les Sévères rendent compte des pratiques, des gradations et de la diversification des procédures: elles insèrent la naturalisation romaine dans la succession des étapes qui conduisaient à l’intégration au fur et à mesure des générations. a. Une progression mesurée Les guerres civiles avaient été propices aux attitudes prodigues en matière de citoyenneté romaine. Auguste luimême passe chez Suétone pour s’être montré avare, cherchant à préserver les privilèges des Italiens tous naturalisés. Il semble qu’on puisse distinguer deux périodes dans la politique du fondateur de l’empire: la première, peut-être jusqu’en 16-13 av. J.-C., serait caractérisée par une certaine générosité; la seconde aurait été marquée par le retour à un contrôle sélectif sur la base des merita visant à limiter le nombre des bénéficiaires. Les sources susceptibles de compenser le schématisme des témoignages littéraires sont essentiellement épigraphiques et de type onomastique. Malheureusement, le nom C. Iulius désigne en théorie aussi bien César qu’Octave puis Auguste et Caligula, sans qu’on puisse vraiment décider le plus souvent. En outre, la datation des textes, ou incertaine ou relativement tardive, déforme la réalité, car elle mêle descendants de promus juliens et dépendants redevables de leur nom à un patron quelconque. Il est également envisageable que des indigènes aient souhaité, bien après leur mort, commémorer César, Auguste ou sa dynastie dans leur nomenclature. L’exemple de la Lusitanie méridionale illustre les difficultés. Sur 116 personnes de gentilice Iulius recensées dans le conventus de Pax Iulia (Beja), 27 % appartiennent à Beja et 22 % à Ebora (Évora), deux villes de datation controversée, créées soit par César, soit par Auguste. Inscrits en grand nombre dans la tribu Galeria et porteurs pour une bonne part du prénom Caius, ils situent le berceau des Iulii dans les deux cités mentionnées d’où le nom aura ensuite rayonné. Mais faut-il déduire que ces gens étaient à l’origine des Italiens gratifiés de la citoyenneté à la fin de la République ou au contraire les
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considérer comme des indigènes naturalisés à l’occasion de la fondation des établissements urbains? Deux exemples précis, datés de la seconde moitié du règne, compléteront le dossier. C. Julius Macer de Mediolanum des Santons (Saintes), «duplicaire de l’aile Atectorigienne, inscrit sur le bronze après trente-deux ans de service», reçut le droit de cité romain dans le cadre d’une naturalisation collective arrêtée par Auguste et préfigurant les diplômes militaires établis de manière définitive par Claude. C. Julius Arminius, le vainqueur de Teutobourg, fut promu à la faveur de son service militaire dans une unité à caractère ethnique et obtint même le brevet équestre d’après Tacite. Replacé dans la liste des concessions augustéennes, Julius Macer rappelle que les soldats engagés dans les opérations de pacification, notamment en Germanie et dans les Alpes, devinrent les principaux bénéficiaires de la citoyenneté, eu égard à de brillants et loyaux services. Arminius reflète la continuité de la politique césarienne envers les nobles locaux méritants, engagés dans les armées de Rome. Le choix d’une diffusion restreinte qui a fini par prévaloir trouve aussi un écho avec C. Julius Vepo de Celeia en Norique, récompensé à titre personnel (viritim) par le divin Auguste du droit de cité assorti d’une exemption d’impôt (immunitas). Juridique et politique, la naturalisation comportait aussi des conséquences fiscales. Claude ouvrit plus largement que quiconque la citoyenneté aux provinciaux selon les textes. Dans l’Apocoloquintose, attribuée à Sénèque qui fut exilé sur ordre impérial en Corse de 41 à 49, la parque Clotho s’écrie: «Par Hercule! j’aurais voulu allonger un tout petit peu sa vie, le temps qu’il octroie le droit de cité au tout petit nombre de ceux qui ne l’ont pas encore: car il s’était promis de voir en toge tous les Grecs, les Gaulois les Espagnols et les Bretons.» Il faut se méfier d’une tradition hostile, prompte à souligner les incohérences et les caprices d’une politique jugée peu respectueuse de la res publica. Conformément à ce que l’on a vu dans d’autres domaines, Claude voulut favoriser les forces vives des provinces, surtout en Orient, mais aussi dans les régions celtisées. Les vétérans, les gens de culture, les notables locaux, les riches furent privilégiés, mais il y eut des dérapages et des abus que l’empereur eut le souci de compenser par quelques coups d’éclat (comme le retrait pour ignorance du latin)
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jugés dérisoires ou ridicules par ses détracteurs. Les nouveaux citoyens portaient alors en principe les noms de Ti. Claudius, qui furent également ceux de Néron cependant. Les noms claudiens ne sont toutefois pas aussi abondants que ceux de C. Julius dans les inscriptions en dehors des soldats auxiliaires naturalisés. Le fait s’explique mal. Il pourrait signifier que Claude fut le premier à limiter l’utilisation du nom impérial chez les nouveaux citoyens, mais ce n’est encore qu’une hypothèse; on observera seulement que la même conclusion vaut pour l’Afrique. Quoi qu’il en soit, on ne saurait confondre une politique moins sélective avec une «révolution», ni croire qu’à la fin de son règne seule une minorité des pérégrins n’avait pas acquis la citoyenneté. Les politiques suivies en Occident dans les différentes provinces par les empereurs flaviens et antonins ne sont pas évaluées même tendanciellement dans les sources conservées, alors que les pratiques en matière d’onomastique des nouveaux citoyens auraient changé, on vient de le dire. On peut tabler sur la plus ou moins grande fidélité des uns et des autres aux principes augustéens ou sur la tentation de suivre les chemins tracés par Claude en fonction des préférences des princes. La démarche est peu sûre et manque d’études quantitativement fiables. Le fait qu’il y ait eu chaque fois moins d’obstacles psychologiques ou de principe à l’extension de la citoyenneté en direction de catégories toujours plus variées ne peut être interprété comme la preuve d’un laisser-aller généralisé et les regrets de Tacite sur les temps où le droit de cité était une récompense assez rare ne signifient pas que la majorité de la population avait accédé au statut romain. Le service militaire auxiliaire, le droit latin, l’affranchissement, le mariage (la réforme du conubium par Hadrien n’est pas prouvée), la colonisation honoraire constituèrent une panoplie rodée de promotions civiques ordinaires. Ni les effets du droit latin, ni les récompenses liées au service dans les auxilia ne doivent être exagérés: en comptant que 90 000 des 180 000 auxiliaires en activité atteignaient la retraite après un service de 25 ans, on obtient une moyenne potentielle de 3 600 nouveaux citoyens annuellement. Celle-ci ignore que des citoyens étaient aussi enrôlés dans ces unités et en nombre croissant au IIe siècle. L’évolution révèle surtout une inversion de la courbe originelle: la
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colonisation et l’émigration des citoyens romains avaient cédé nettement le pas aux intégrations locales. Malgré cela, il n’est pas certain que la proportion des citoyens romains ait excédé 30 % des populations provinciales à la fin du Ier siècle et 50 à 60 % à la veille de la constitution de Caracalla en Occident. Le bilan par province montrerait sans doute des disparités parfois importantes. Il met en exergue le poids nouveau des régions militaires, notamment du secteur danubien: le recrutement et la concentration d’armées nombreuses, comme en Dacie et en Pannonie, avait redonné aux vétérans un rôle central dans la romanisation et l’intégration des populations locales. En Dacie, les travaux récents montrent que la mise en valeur de la province et sa pacification furent l’occasion d’une confluence – difficile à évaluer toutefois – d’immigrés d’origine très variée. b. Une condition enviée Le droit de cité romain était plus sollicité qu’attribué. La Table de Banasa au Maroc, contenant des dossiers datés des règnes conjoints de Marc Aurèle et Verus (168-169) et de Marc Aurèle et Commode (177), atteste en effet que l’intéressé, Julianus, chef de la gens des Zegrenses, avait effectué la première démarche par l’intermédiaire du gouverneur provincial. Il avait alors obtenu la citoyenneté pour lui et une épouse appelée Ziddina. Les attendus impériaux de 168-169 insistent sur la nécessité des mérites et de leur justificatif et sur la volonté de ne pas ouvrir la porte à d’autres demandes insuffisamment fondées. Il fallut une autre requête pour qu’une nouvelle épouse Faggura et les enfants fussent à leur tour naturalisés. On note, en outre, que Julianus prit le gentilice des empereurs et devint alors M. Aurelius Julianus. Dans l’esprit, rien ne semble avoir changé depuis l’époque augustéenne. Tacite5 en porte témoignage qui parle de virtuti pretium à propos du droit de cité de Julius Florus et de Julius Sacrovir, les révoltés de 21 apr. J.-C.: «Tous deux étaient nobles et, grâce à leurs bonnes actions, leurs ancêtres avaient autrefois reçu la citoyenneté romaine, ce qui était rare et ne récompensait que les hommes de qualité.» Les 5. Ann., III, 40, 1.
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«bonnes actions» sont assimilables au dévouement manifesté à la guerre par des indigènes appartenant aux primores de leur tribu ou peuple. Les familles dirigeantes alliées ou clientes avaient été les premières à être sélectionnées. Il se créait ainsi une émulation entre les notables indigènes pour mériter la même récompense. Les intérêts militaires de Rome s’en trouvaient confortés. L’épigraphie gallo-romaine fait parfois écho à Tacite. Elle mentionne l’obtention du droit de cité comme un bienfait que chacun peut apprécier à sa juste valeur. Elle permet également de suivre le stemma de certaines gentes d’origine locale restées à la faveur de leur promotion juridique parmi les familles influentes de leur cité. Les inscriptions du mausolée de Julius Victor de Saintes, révisées récemment par L. Maurin, en font foi. Un certain Agedomopas fils d’Epotsorovidius y apparaît comme le premier citoyen de la lignée. Il est le père de C. Julius Catuaneunius et de C. Julius Congonnetodubnus qui eux-mêmes engendrèrent C. Julius Rufus, prêtre provincial au Confluent et préfet des ouvriers, c’est-àdire chevalier romain, et C. Julius Victor, également prêtre du culte impérial provincial et chevalier. Il est possible que les deux cousins aient été associés dans la dédicace de l’amphithéâtre des Trois Gaules sous Tibère (entre 19 et 31 apr. J.-C.), mais C. Julius Rufus est seul clairement attesté comme tel. A la cinquième génération, C. Julius Victor II maintint le rang familial et fut probablement le donateur de la statue de Claude en 49. Il est donc vraisemblable qu’Agedomopas, noble santon par son père, ait bénéficié de la citoyenneté pour avoir servi Octave ou Auguste. Ce patronage a assis le pouvoir de la lignée dans la cité. L’accession à l’ordre équestre marqua une étape supplémentaire dans l’ascension familiale. La tradition de dévouement à la cause impériale s’est perpétuée à travers la prêtrise au Confluent et l’acte d’évergétisme dont elle fut la cause. Saintes fournit un autre exemple de Iulii parmi ses élites municipales: C. Julius Marinus fils de C. Julius Ricoveriugus (dérivé de Ricoverix) né vers 20-10 av. J.-C. selon L. Maurin. Cette précision sur la citoyenneté du père semble exclure une promotion récente. Les services rendus seraient alors à l’origine de la promotion civique. Comme Florus et Sacrovir, ces familles étaient issues des élites gauloises déjà en charge de
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leur cité au lendemain de la conquête. L’intégration civique était perçue comme un honneur supplémentaire, source d’avantages non négligeables et symbole de liberté. Il en fut ainsi dans les provinces occidentales durant la période julioclaudienne. C’est précisément l’époque de la domination apparente des Iulii en Gaule mise en évidence par G.-Ch. Picard et réexaminée par J.F. Drinkwater. Cette noblesse provinciale d’origine guerrière, principale bénéficiaire de la conquête et entrée dans les clientèles impériales, se serait imposée partout au point qu’elle aurait été un élément moteur des événements qui se déroulèrent en 21 et en 68-70. Après cette date, elle disparaîtrait. L’explication en serait soit la montée d’une «bourgeoisie» issue du commerce et triomphante face à une «vieille noblesse» ruinée et déconsidérée (G.-Ch. Picard) soit des pertes physiques très lourdes lors de la crise néronienne en même temps que la suppression du privilège de posséder des armées personnelles (J.F. Drinkwater). Il s’agit d’abord d’un problème de sources, l’œuvre conservée de Tacite n’allant pas au-delà de la guerre de Civilis et les inscriptions relatives aux notables se faisant plus rares ensuite. En outre, alors que Trèves, Autun ou Saintes constituaient des centres dynamiques dès l’époque augustéenne, les développements de la romanisation multiplièrent les cités actives et concurrentes dont on ne sait pas si elles étaient dirigées par des familles enrichies par le commerce. Il paraît à la fois raisonnable de ne pas limiter l’histoire des élites gallo-romaines de la période julio-claudienne aux seuls Iulii et légitime de rejeter l’idée d’une «révolution». Il convient d’ajouter que le changement de dynastie à la tête de l’empire privait les Gaules d’un patronage efficace, d’autant que la révolte de Vindex avait fait renaître des craintes séculaires à l’égard des comportements gaulois. A vrai dire, il ne s’était pourtant pas agi de sécession, sauf pour quelques partisans minoritaires de Civilis. L’attitude de Néron et sa cupidité portaient une lourde responsabilité. Les élites gallo-romaines, quant à elles, avaient surtout manifesté leur désir d’être intégrées en écho aux espoirs soulevés par la politique de Claude.
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c. Changements d’état civil Les exemples gaulois mentionnés établissent qu’un changement progressif de nomenclature accompagnait l’intégration juridique des provinciaux. Agedomopas conserve son nom indigène qui fait office de surnom dans son état civil romain. Ses enfants, Catuaneunius et Congonnetodubnus, restent dans la tradition paternelle; il faut attendre les petitsenfants pour que les noms se latinisent. Rufus et Victor reflètent cependant des noms en honneur chez les Santons et traduits dans la langue latine. On ne sait si Ricoveriugus avait été le premier à devenir citoyen romain. Son fils s’appelle déjà Marinus et sa petite-fille Julia Marina suivant une procédure classique. Nous sommes en présence de familles nobles. En retardant la latinisation du surnom, celles-ci souhaitaient peut-être prolonger le souvenir d’une lignée depuis longtemps illustre. Il n’en allait pas de même chez les nouveaux citoyens de naissance moins prestigieuse. La diffusion du droit de cité par le droit latin et le service comme simple soldat ou cavalier auxiliaire élargit aussi l’éventail des catégories sociales concernées. Les références symboliques ne pouvaient être les mêmes. La péninsule Ibérique offre sur ce plan une riche documentation. Les inscriptions du Ier siècle apr. J.-C. sont celles qui expriment le plus clairement les mutations onomastiques et les développements originaux qui en ont résulté. En Bétique même, sous Auguste, on recense à Baena un duumvir dénommé Q. Pompeius Q. f. Velaunis et Junia L. f. Insghana. Ailleurs, Urcestar fils de Tascaseceris, originaire d’Ilurco, a un fils du nom de Nigellus. Dans les régions nord-occidentales couvrant une partie de la Lusitanie et de l’Hispanie citérieure, les états civils pérégrins font preuve d’une remarquable diversité et obéissent à un schéma d’évolution qui supporte bien des nuances et des hésitations. Dans un premier temps, il est habituel que prédomine une onomastique indigène latinisée: Madicenus fils de Crastuno. Une transition apparaît lorsque le fils seul porte un nom latin: Macer fils d’Ambatus. Finalement, le père et le fils ont une dénomination latine: Rufus fils de Flavus. L’acquisition de la citoyenneté romaine n’exclut pas nécessairement les références aux
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structures territoriales et sociales indigènes. C. Julius Barbarus fils de Caius ajoute qu’il est membre de la cognation des Meduttici et ne donne pas de tribu romaine. Dans des contextes officiels, la gens et le toponyme renvoyant à une organisation indigène sont mentionnés en l’absence d’un oppidum promu au rang de chef-lieu de cité: ainsi C. Tillegus, fils d’Ambatus, est dit Susarrus de la communauté villageoise Aiobrigiaecum assimilée à un castellum. L’introduction des recensements romains, la diffusion de la civitas et du droit latin, allant de pair avec la transformation des institutions locales, enclenchèrent un processus de mutation des identités. Celles-ci se coulèrent peu à peu dans les nouvelles structures politiques dans la mesure où les états civils romains reflétaient aussi un statut personnel inséparable de l’appartenance à une cité. Mais on constate parallèlement une absence d’uniformisation et le recours à des formules onomastiques mêlant la tradition indigène et les pratiques romaines qui en étaient les plus proches. La filiation par le nom unique du père, au lieu du prénom abrégé, se maintient parfois dans un contexte romain: ainsi M. Caelius fils de Malgeinus Silo à Igaedis. On ne confondra pas cet état civil avec celui de M. Junius Paternus fils de Cantaber en Navarre: la filiation par le nom unique du père après les trois noms (et non pas entre le gentilice et le surnom suivant l’ordre romain) peut signifier que le fils était le premier à avoir obtenu la citoyenneté dans une cité latine. Des surnoms latins d’origine étaient devenus caractéristiques de certaines régions et marquaient une attache locale très forte: Maternus, Paternus, Pusinna, Fuscus, Rufus ou Reburrus en proposent un échantillon. Des gentilices furent volontiers greffés sur des surnoms de ce type dans les régions celtisées: Flavius (sur flavus = blond)6, Montanius, Reburrius, Rufinius, Severius sont à ranger dans cette catégorie. Les noms indigènes latinisés sont plus fréquents, semble-t-il, chez les femmes à partir du IIe siècle et les communautés latines conservent mieux la variété onomastique que les cités romanisées. On note également que les noms d’origine indigène n’ont jamais disparu et qu’il n’est pas étonnant de les retrouver au 6. Sans le prénom Titus, le gentilice est fréquent dans le Nord-Ouest. Son succès est dû à un double phénomène: la fréquence du surnom Flavus et l’ambiguïté qu’entretenait le gentilice recréé sur l’origine de la citoyenneté.
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siècle: à Italica, vers 180-220, un défunt, frère de Musicus, s’appelle Aurelius Ugaiddillus. L’Afrique permet des observations comparables. La persistance d’une onomastique libyque ou punique assortie d’un emploi tardif de l’alphabet sémitique n’est plus à démontrer. J.-M. Lassère a insisté sur l’importance du surnom ou du nom unique comme conservatoire d’une mémoire culturelle, qu’il s’agisse de noms le plus souvent à peine latinisés (Abillahas, Abdmelqart, Monnica, Obbalus) ou de noms puniques traduits en latin: «des noms théophores ou des noms qui, sous la forme du participe passé, expriment des idées de succès, de chance, de bonheur, de supériorité.» Apollinarius, Donatus, Ianuarius ou Numenius sont de ce type. A.R. Birley a inventorié trois registres inspirant le choix des noms latins par la population d’origine locale à Lepcis Magna: leur caractère historique ou politique; le rapprochement suivant l’assonance (Macer issu de Mqr); la traduction directe du nom punique théophore par son équivalent latin. M. Bénabou remarque que le citoyen de Gurza, Herennius Maximus fils de Rusticus, n’utilise pas, en 60 apr. J.-C., de prénom malgré une onomastique parfaitement romaine, pas plus que Sempronius Quartus fils de Iafis (nom libycopunique). Les «gentilices fabriqués» (Aristius, Heliodorius, Boccius) sont aussi attestés à Lepcis. Ceux-ci, à l’image d’un Iddibal, fils de Basillec, petit-fils d’Annobal, arrière-petit-fils d’Asmun, en 71-72, éclairent la multiplicité des évolutions et des acculturations engendrées par la romanisation. On voit naître des expressions identitaires inédites dont on ne saurait dire qu’elles sont romaines ou empruntées à la tradition. Elles sont surtout nouvelles et impensables en dehors du contexte où elles ont éclos. Les mutations des états civils enseignent que la romanisation politique elle-même tirait sa substance des interprétations locales des modèles importés et retravaillés. Les interactions réciproques ne s’arrêtaient pas aux phases les plus visibles de la mutation. Chaque étape du processus culturel tirait sa vitalité de l’adaptation des données aux conditions présentes. Autant qu’on le sache, il n’était question en l’affaire ni de passé ni d’avenir. De même, l’acquisition du droit de cité romain ne signifiait pas le terme d’un processus d’échanges avec le milieu indigène dont la tradi-
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tion s’était rénovée et s’était peu à peu différenciée de l’héritage précédent. Acclimatations L’essor des villes et des cultures provinciales s’est appuyé sur l’importation de modèles facilitée par la présence d’émigrés. Les colonies ont été parmi les premières à promouvoir un urbanisme marqué de l’empreinte italique et inséré dans la nouvelle tradition politique qu’Auguste façonna au fur et à mesure de la consolidation de sa puissance. a. L’immigration italienne En l’absence de données chiffrées, les débats continuent à opposer les tenants d’une immigration abondante et multiforme en Occident (plus importante qu’en Orient) et ceux qui pensent qu’elle fut pondérée et contrôlée. L’évaluation est encore compliquée par la prise en compte des migrations antérieures aux guerres civiles dans les territoires les plus anciennement conquis (la Sicile et la Sardaigne-Corse, l’Hispanie, la Narbonnaise, l’Afrique carthaginoise). La première strate importante de citoyens romains dans les provinces occidentales se constitua avec l’arrivée des immigrés italiens installés dans des colonies d’abord par les imperatores, puis par Auguste. Cependant, le pouvoir romain avait depuis toujours adopté une politique qui misait davantage sur l’organisation autonome des communautés existantes que sur l’implantation massive de villes coloniales. Les colons proprement dits ne représentaient sans doute pas plus de 10 à 15 % en moyenne de la population des provinces occidentales en 14 apr. J.-C. et tous n’étaient pas directement issus d’Italie. Leurs établissements n’étaient pas dispersés sur l’ensemble des territoires, mais occupaient quelques régions pacifiées disposant de bonnes terres. La Dacie conquise n’accueillit elle-même plus tard qu’une seule colonie au départ, Ulpia Traiana Sarmizegetusa. Vétérans et officiers, venus selon les époques de l’Italie péninsulaire ou de la Cisalpine, formèrent l’essentiel du contingent colonial. On ne saurait les considérer au moment de la «déduction»
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comme des soldats professionnels, car ils n’avaient servi en général qu’entre six et dix ans, sauf exceptions, et n’avaient pas perdu leur statut de citoyen-soldat. Les villes qu’ils fondaient n’étaient pas des forteresses militaires, mais des cités administrées selon les normes de la res publica romaine dont elles étaient des reproductions en miniature. Elles connurent une croissance rapide, due moins à de nouveaux apports de population extérieure qu’à l’enrichissement de leurs notables et à leur pouvoir d’attraction sur un certain nombre de provinciaux. A côté des colonies, on rencontre les associations de citoyens romains, attestées à diverses reprises, mais particulièrement en Afrique, en Bétique et en Gaule. Il s’agit d’une institution née sous la République et, comme à Vaga (en Numidie) ou à Utique, de personnages qui s’installaient pour affaires au sens large dans une communauté pérégrine et se regroupaient en un collège à caractère officiel, d’où leur nom de conventus. Ils étaient protégés par le magistrat en charge de la province. En Afrique et en Hispanie méridionale, dès les débuts du principat, ces conventus fusionnèrent en grande majorité avec les populations locales pour former une nouvelle cité. A Thinissut, toutefois, les citoyens romains qui y font leurs affaires (cives Romani qui Thinissut negotiantur) érigent un monument en l’honneur du dieu Auguste. A Saintes, sous Tibère, sont enregistrés des cives Romani présidés par un curateur qui est en même temps un notable local. Au Confluent, en 220 ou 221, après l’édit de Caracalla, des «citoyens romains installés (cives romani consistentes) dans les Trois Gaules» faisaient encore une dédicace en tant que tels et disposaient d’un curateur par secteur provincial (Lugdunaise, Belgique, Aquitaine) qui représentait peut-être les différentes associations maintenues depuis l’origine. Sous Sévère Alexandre, le vétéran T. Flavius Saturninus se présente toujours comme membre promu (allectus) dans l’ordo des citoyens romains de Mayence, sans qu’on puisse préciser ce qu’était l’institution en question héritière des cives Romani déjà présents au Ier siècle. En Gaule, à l’époque julio-claudienne, on ne trouve en fait que peu de mentions de ces associations civiques. On ne sait pas avec certitude qui en faisait partie: s’agissait-il de tous les citoyens romains étrangers à la cité dont ils étaient les hôtes, s’agissait-il plutôt des
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Romains de Rome et des Italiens auxquels s’ajoutaient ou non les citoyens domiciliés issus des colonies provinciales? L’exemple du Confluent suggère un contenu honorifique attaché à une ancienneté et peut-être à des immunités. Ce n’était sûrement que des noyaux assez peu nombreux de personnes qui avaient besoin de faire reconnaître leur liberté et leurs privilèges judiciaires dans des régions peu intégrées. Citoyens d’autres cités, ils ne faisaient pas nécessairement souche dans le territoire d’installation. L’immigration ne cessa pas avec le fort ralentissement de la colonisation dès la fin du règne d’Auguste. Il y eut encore des «déductions» de vétérans après la crise des années 68-69 et sous Trajan (Timgad, Xanten, Sarmizegetusa), tandis qu’on ne sait pas avec certitude si toutes les promotions coloniales furent principalement honoraires ensuite. Quoi qu’il en soit, l’époque de Néron parut introduire un changement quantitatif dans l’émigration italique. Les mouvements s’opérèrent entre les provinces, et la géographie du recrutement militaire ellemême concerna de façon croissante les provinces. Le bilan migratoire entre César et 68 apr. J.-C. propose une vue nuancée du problème des Italiens et de leur influence dans les cités provinciales en plein essor. Ces colons étaient surtout forts de leur statut civique et de leurs privilèges, mais ils étaient mal différenciés des indigènes naturalisés de longue date. Ils se mêlaient aussi à des provinciaux fraîchement promus. Ceuxci avaient adopté des noms de grandes familles sénatoriales de la République, mais on aurait tort de ne pas y associer des personnages qui avaient effectivement bénéficié du patronage d’un gouverneur ou d’un imperator de gentilice Caecilius, Cornelius, Fabius, Porcius, Sempronius, ou Valerius, pour se limiter aux plus banals. Ainsi, dans les provinces les plus intégrées, la Gaule Narbonnaise et la péninsule Ibérique orientale et méridionale, sur une souche ancienne se sont greffées de nouvelles pousses civiques qui ont participé activement à l’éclosion augustéenne des villes et des cités. b. Les paysages urbains Bien qu’on y attache une importance accrue depuis une vingtaine d’années, les demeures privées sont moins étudiées et ne bénéficient pas des mêmes synthèses que les espaces
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officiels. Dans les cités coloniales des vieilles provinces, l’avènement d’Auguste et son règne furent d’abord l’occasion d’un renouveau urbain marqué par l’implantation de centres monumentaux et d’édifices de prestige construits dans des matériaux durables et de la meilleure qualité possible. Partout, de Cherchel à Trèves ou à Conimbriga, des villes chefs-lieux de cité ont inauguré la transformation de leur physionomie; beaucoup utilisent encore les instruments traditionnels, le bois et la terre, dans les Trois Gaules en particulier. L’impulsion augustéenne est perceptible à Périgueux ou à Lutèce, mais les évolutions furent lentes en dehors des capitales ou de quelques centres importants comme Autun. Outre qu’il fallait quelques décennies pour asseoir un urbanisme structuré et complet, on constate que le recours à la pierre et éventuellement au marbre ne s’est imposé qu’à partir du milieu du Ier siècle apr. J.-C. L’urbanisation ne s’est évidemment pas achevée sous les Julio-Claudiens. Les provinces conquises postérieurement, la Bretagne et la Dacie ou les Maurétanies, n’ont pu être affectées qu’assez tard. Les cités promues au rang de municipe ou de colonie témoignent durant tout le Haut-Empire des conséquences directes de la promotion juridique sur l’urbanisme et sa rénovation. Les statuts des villes ne déterminèrent pas réellement l’adoption de schémas particuliers. On distingue en revanche des programmes et des références romaines qui permettent de mieux identifier les divers éléments et de lire de manière plus cohérente le sens dont on les avait parés. G. Alföldy a illustré pour certaines villes de la péninsule Ibérique les développements de la culture épigraphique en liaison avec l’affirmation du principat augustéen et son rôle dans la confection des modèles italiens devenus la source d’inspiration des élites locales. Il suggère même de dater les inscriptions ibériques de Sagonte de cette phase d’épanouissement et non d’une époque antérieure. On rencontre au forum du municipe des dédicaces monumentales en latin écrites en lettres de bronze doré, à l’imitation de l’obélisque du Vatican qui inaugurait aussi sous cette forme la naissance d’un nouveau siècle d’or. L’exemple n’est pas unique puisque la porte d’Auguste à Nîmes, l’orchestre du théâtre d’Italica et le théâtre augustéen de Mérida recourent à la même technique et renvoient à l’action possible d’Agrippa.
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A Sagonte aussi, la réorganisation religieuse augustéenne trouve une résonance épigraphique lors de la réfection du vieux temple désormais consacré à Diane. C’est à peu près le temps où on y restaure l’antique inscription à la gloire de Scipion, cependant que des représentants de l’administration impériale, mais aussi des membres de l’aristocratie locale, reçoivent désormais sur le forum l’honneur d’une statue et de sa base inscrite. Le cas pourrait être étendu à des dizaines de cités provinciales en Hispanie, en Gaule Narbonnaise ou en Afrique Proconsulaire. L’écrit, intégré dans l’espace urbain, exprimait le renouvellement d’une histoire municipale placée sous l’égide des élites et sous la protection de l’empereur. La hiérarchie des pouvoirs concourait au renforcement de la ville héritière d’un passé prestigieux, bénéficiaire d’un présent encore plus heureux d’où personne n’était en principe exclu. Le pouvoir romain n’hésitait pas à y mettre du sien. P. Gros a montré combien la Gaule Narbonnaise était un des territoires où on pouvait déchiffrer le mieux «l’immense effort de définition du nouveau paysage idéologique.» Avec Vienne, Nîmes ou Orange, Arles serait le reflet d’un programme défini entre 27 et 13 av. J.-C. D’une superficie de 40ha à l’origine, incomplètement occupés, la colonie julienne connut une première phase d’urbanisme entre 25 et 10, traduite par l’achèvement des premières constructions publiques et par l’intervention vraisemblable d’artistes grecs et italiens, dans la décoration du théâtre au moins. La mise en scène et les ornementations révèlent que le forum, le théâtre et l’arc de triomphe participaient à un même ensemble structuré par un langage symbolique sans équivoque. La place du forum, d’une superficie de 5 200 m2, était occupée en son centre par un autel consacré au génie d’Auguste associé à un édifice tétrastyle destiné à abriter le clipeus virtutis. Sous Tibère, un temple du culte impérial remplaça l’autel et un deuxième forum fut ajouté à l’ouest. Le théâtre situé à l’est s’orna progressivement de motifs apolliniens et s’intégra ainsi pleinement dans l’ensemble monumental organisé autour du culte impérial. Durant tout le Ier siècle, ce sont les temples du culte dynastique qui occupent les espaces symboliques des forums et lient étroitement pouvoir, religion et exercice de la justice. Les capitoles sont rares ou inexistants. Ce n’est
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qu’à l’époque antonine qu’ils semblent s’imposer, particulièrement dans les villes d’Afrique Proconsulaire (Thugga, Thuburbo Maius). Le Panégyrique de Pline le Jeune assimilait Trajan à Jupiter très bon et très grand. Le rapprochement des empereurs divinisés et du dieu capitolin scandait l’intégration religieuse du culte impérial et tendait à confondre les deux types de sanctuaire. Les forums des cités provinciales obéirent en majorité au type du forum fermé, incluant la basilique, éclos en Italie centrale et en Cisalpine à la fin de la République et au début de l’Empire. Toutefois, les références décelables dans la conception et l’agencement de la place renvoient aussi à des modèles plus prestigieux et différents où la subordination au pouvoir légitime de l’empereur s’exprime dans toute sa force symbolique. Le Forum d’Auguste inspire ainsi Tarragone, Mérida, Bilbilis et Clunia en Hispanie, Vienne et Arles en Narbonnaise ou encore Avenches des Helvètes. La fonction administrative, quoique subordonnée, n’était pas moins essentielle. La curie et la basilique s’inséraient harmonieusement dans la construction monumentale et dans la hiérarchisation des espaces. L’édifice judiciaire se situait tantôt dans l’axe du temple (Belo, Augst) tantôt sur le long côté (Iader, Doclea). En dehors peut-être de Sabratha, les forums des villes africaines ne possédaient pas la régularité du plan et ne suivaient pas l’agencement des fonctions observés ailleurs. Le bloc curie-basilique se trouvait dissocié et l’insertion de l’ensemble monumental dans le réseau des rues ne s’opérait qu’imparfaitement. A ce sujet, les lectures varient et invoquent la chronologie ou, plus sûrement, la constitution originale du tissu urbain dans des villes qui se sont lentement romanisées avant même d’être promues à des statuts municipaux ou coloniaux. On distingue enfin parfois le bloc-forum des provinces militaires (Bretagne, Gaules, Germanies et Maurétanie Tingitane en particulier), apparu au IIe siècle, dont le modèle serait les principia légionnaires, c’est-à-dire la place publique du camp, fermée (le Lagerforum des Allemands), agencée en fonction du sanctuaire des enseignes et possédant ou non une avant-salle équivalant à une basilique. L’intervention d’architectes militaires serait à l’origine de ce type de forum. La nature de la réponse dépendra de la conception que chacun se fait du rôle de l’armée et
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de ses liens avec la ville et la société civile7. La signification politique et symbolique de la place n’en est pas affectée. Ch. Goudineau en a énoncé une définition expressive: «Le forum, c’est la ville et même la cité en miniature – ce qu’aucun espace de l’urbanisme moderne n’a jamais représenté. Il n’est pas “fonctionnel” en ce sens qu’il ne se réduit pas à une ou à des fonctions précises. Lieu d’accueil, mémoire de la cité, centre de la vie publique, il matérialise, démontre et renforce la puissance du lien social.» Sa construction et son adaptation aux modèles retenus relevaient de la décision des notables et des moyens dont ils disposaient. Ce sont les élites dirigeantes qui ont contribué au succès des formules où le culte dynastique commandait l’agencement harmonieux des espaces et où la majesté des monuments reflétait des choix particuliers. De même que les matériaux locaux, la topographie et l’environnement conditionnaient la réalisation des centres monumentaux, de même les traditions et la culture locales influencèrent les applications adoptées ici ou là. Le recours à des modèles n’était pas contradictoire avec une forme d’autonomie qui multipliait les interprétations possibles. Le fameux plan en damier s’est sans doute diffusé: des colonies telles que Carthage, Cordoue, Mérida, Narbonne ou Cologne, la ville flavienne de Sufetula (Sbeitla) et Timgad, véritable cas d’école, les villes bretonnes et danubiennes démontrent son succès autant que ses contraintes. Les cités de l’Aquitaine augustéenne rappellent que ce schéma mettait en jeu une nouvelle conception de la ville et de l’espace urbain en rupture avec le passé indigène. Cependant Madaure et Cuicul, Nîmes et Vienne ou Vaison offrent des images irrégulières qui découragent toute idée d’application volontariste ou de contrainte religieuse. Le terrain dictait aussi les solutions. La présence d’un forum n’entraînait pas nécessairement la combinaison cohérente de l’ensemble des composantes du paysage urbain. Les villes gallo-romaines juxtaposent ainsi des espaces qui ne sont soudés que par l’appartenance à une même collectivité et par la nécessité de circuler à l’intérieur de l’agglomération. L’empreinte augustéenne fut profonde. Elle correspondit à 7. Voir aussi chapitre 8, p. 402-403.
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un changement politique décisif. L’avènement de la monarchie suscita des initiatives et des enthousiasmes multiples. Une sélection se fit comme spontanément dans la compétition qui se mit en place. Les colonies furent les plus dynamiques et furent favorisées par les encouragements impériaux. Des programmes édilitaires prirent corps et firent triompher peu à peu leur langage. Dans un contexte où les forces d’intégration libéraient leurs énergies, chaque communauté exprimait à sa manière le désir des élites d’être reconnues. A Lepcis Magna, cité pérégrine, les temples des deux divinités puniques interprétées en Liber Pater (Shadrapa) et Hercule (Melqart) furent réorganisés au début du règne de Tibère (entre 14 et 19 apr. J.-C.) pour faire place au culte impérial. Le sanctuaire d’Hercule devint un édifice en marbre dédié à Rome et Auguste et le vieux dieu ancestral fut hébergé dans le petit temple septentrional. La position axiale occupée autrefois par la divinité indigène jouait désormais en faveur de Rome et d’Auguste sans exclure les protections traditionnelles réorientées et rajeunies. La cité de Tripolitaine constituait une des exceptions peu nombreuses qui manifestèrent un souci d’adaptation dès les débuts du principat. Ce n’est pas avant le IIe siècle apr. J.-C. que la plupart des centres urbains africains se transformèrent en acclimatant les discours romains et les architectures qui les transcrivaient. c. La culture gréco-latine La langue latine était la langue de l’administration, du pouvoir et de la puissance sociale. En Sicile et dans certaines cités puniques, le grec et la langue sémitique la concurrençaient chez les élites urbaines et il est probable qu’il en fut de même pour le gaulois dans des cités qui restèrent gouvernées par un vergobret jusqu’au milieu du Ier siècle. Les inscriptions funéraires prouvent que l’expansion du latin fut, cependant, continue et générale, et les œuvres littéraires font ressortir l’émergence d’une culture latine provinciale, c’est-à-dire alimentée par des personnalités nées hors d’Italie et imprégnées de traditions qu’on se gardera de qualifier d’indigènes. L’expansion de la langue de Rome ne signifia pas la dispa-
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rition de toutes les autres. La célèbre inscription bilingue de Palerme servant d’enseigne à une officine de graveur de pierre dévoile à travers la version grecque et la version latine un mécanisme d’acculturation exemplaire qui ne permet pas de déterminer à coup sûr la langue maternelle. La partie en grec est fautive en ce qu’elle substitue «avec» à «et» alors que la transcription latine construit cum avec le génitif, en l’absence d’un ablatif en grec. La réciprocité des influences est ici manifeste et ne peut être expliquée par une confusion matérielle. A Messine, Claudius Theseus honore la mémoire de son épouse et de l’un de ses fils en latin et celle de sa fille et de son second fils en grec. A la différence de ce qui se produisit dans les colonies romaines de Méditerranée orientale, Catane conserva sa latinité jusqu’à la fin de l’Antiquité, même si au IIIe siècle le grec y devint langue officielle. Les conditions politiques, géographiques et historiques propres à chaque province façonnaient un contexte singulier, difficilement transposable ailleurs. Le grec n’est pas un cas exceptionnel en conséquence de son statut de langue de culture à égalité avec le latin. Dans la Tripolitaine punique, les épitaphes de la nécropole de Bir-ed-Dreder démontrent la permanence du punique à une date tardive et saint Augustin lui-même rapporte que des habitants d’Hippone pratiquaient toujours la lingua punica. A lire M. Bénabou, les dialectes libyques survécurent, particulièrement au contact du punique et du latin. Bien que tous les problèmes linguistiques les concernant ne soient pas tous résolus, les inscriptions démontrent la variété des alphabets utilisés et leur persistance tout au long de la période romaine. Enfin, des textes puniques furent gravés en caractères latins. En Hispanie, l’usage de l’alphabet ibérique ne disparut qu’au cours du Ier siècle apr. J.-C. L’ex-voto d’Alésia, le calendrier de Coligny (Ain), les comptes de potier de La Graufesenque et les estampilles de Lezoux, les «charmes» (ou défixions) sur plomb tels que celui de Poitiers sont autant de témoins d’une survivance durable du gaulois. Le domaine de la magie et de la sorcellerie favorisèrent une conservation aléatoire de formules, plus ou moins comprises il est vrai. La contamination par le latin permit dans certains cas de prolonger une pratique qui s’affaiblit fortement avec la romanisation. Mais les inscriptions reflètent également les déformations du latin
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par des populations autochtones fraîchement latinisées ou non. En Hispanie, un soldat d’origine indigène entend covertis pour cohortis (gén. de cohors). Dans les régions celtiques, l’abus des diphtongues est fréquent. L’intrusion de mots locaux, en général à caractère technique, les déformations ou les erreurs de syntaxe qui émaillent les index des recueils épigraphiques prouvent assez que le latin s’enrichissait et se modifiait sans cesse dans la pratique quotidienne des provinciaux. On oppose volontiers les villes et les campagnes quand il s’agit d’acculturation. Les ruraux, selon un trait qui appartient aux représentations des intellectuels romains euxmêmes, sont jugés moins perméables aux sollicitations extérieures. On souligne parallèlement les différences de réactions entre les élites et les gens du peuple. Les réflexions sur le concept de «populaire» ont conduit à nuancer un constat qui paraît relever de l’expérience élémentaire de chacun. Outre la diversité des comportements recouverts par ce mot, on a mis en évidence la difficulté à séparer totalement les élites et les autres en la matière. L’enthousiasme pour les jeux de l’amphithéâtre ou leur refus étaient partagés par des sénateurs, des chevaliers et des plébéiens, et il n’y avait pas une bonne et une mauvaise façon de les apprécier. Surtout, l’attitude dite populaire n’était certainement pas le reflet affadi de celle des élites, d’autant que les interactions s’opéraient dans les deux sens. Les rapports entre culture, appartenance sociale, éducation et pratique quotidienne chez un individu ou dans une collectivité ne sont pas susceptibles de donner lieu à une réduction mécanique et moniste. L’émergence d’une culture savante elle-même suivait des voies sinueuses. Celle-ci était indispensable à tous ceux qui aspiraient à exercer des responsabilités ou une influence quelconque. La romanisation des provinces a donc été l’occasion d’une diffusion de la culture latine et de son renouvellement par le truchement d’écrivains et d’artistes ou de savants d’origine provinciale. Elle a contribué à porter un peu plus haut l’idéal de l’homme cultivé, appelé humanitas en latin, dans un monde où, selon H.-I. Marrou, la culture n’était pas affaire de professionnels. Les railleries de Juvénal8 sur le 8. Satires, XV, 106-113.
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Cantabre stoïcien et sur les prétentions si universelles à la culture gréco-romaine que la lointaine Thulé même parlait d’engager un rhéteur confirment, en négatif, sa vitalité. C’est à Aquincum, en Pannonie inférieure, dans le local des centonaires (sorte de pompiers) qu’on a retrouvé l’un des orgues hydrauliques conservés, daté du IIIe siècle. Les demeures privées des villes et des campagnes occidentales procurent régulièrement leur lot de peintures murales et de mosaïques. Les statues, les sculptures et les bas-reliefs ornaient places, jardins, monuments et maisons, et le HautEmpire a été marqué par les développements de l’usage privé des arts et de la culture. L’étude des mosaïques apporte quelques éléments de compréhension. J. Lancha montre que les pavements à sujet culturel se sont multipliés en Occident entre le Ier et le IIIe siècle et que leur présence est proportionnelle à la densité urbaine et archéologique des territoires provinciaux. L’Afrique vient en tête statistiquement et la Maurétanie Tingitane ne fournit aucun exemplaire connu à ce jour. Les sujets empruntent à L’Iliade et à L’Odyssée, à Virgile, à L’Achilléide de Stace, au théâtre, aux scènes idylliques ou à la musique et à la philosophie, mais ils deviennent de plus en plus nombreux et s’enrichissent au fur et à mesure de l’évolution. Le thème des Muses culmine au IIIe siècle dont la première moitié est dominée par les évocations de l’idéal de l’étude (otium) et de la culture générale. En outre, les lieux publics (école, basilique, schole) de cités provinciales accueillaient des mosaïques à sujet culturel, ce qui ne semble pas attesté en Italie. Le choix et le traitement des tableaux révèlent une grande familiarité avec les œuvres qui les sous-tendent. La composition est enrichie le plus souvent et tend à une réappropriation d’un sujet conventionnel en lui-même. Signes d’une culture empruntée au centre romain et italien, ces pavements participaient à la représentation de la puissance sociale et à l’affirmation du pouvoir de l’humanitas. La culture scolaire nourrie de rhétorique grecque et latine se répandit. La Gaule, l’Hispanie et l’Afrique firent briller quelques centres réputés: Marseille, Autun et Toulouse, Cordoue et Tarragone, Carthage. Columelle, Sénèque, Lucain, Quintilien et Martial avaient des racines espagnoles et s’imposèrent à Rome à l’époque flavienne. Favorinus d’Arles
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conquit les auditoires d’Athènes par son éloquence grecque, mais il écrivait en latin. L’Afrique vit naître Fronton de Cirta (Constantine) et Apulée de Madaure qui illustrèrent les lettres latines sous les Antonins. Apulée par ses Métamorphoses consacrées aux mésaventures de Lucius changé en âne reflète les liens qui unissaient la culture gréco-latine et les provinces. C’est à l’intensité de la vie culturelle à Carthage et à ses pérégrinations en Grèce qu’il devait sa formation et son art. Ne représentant en aucune manière une latinité africaine qui aurait puisé ses racines dans le passé indigène, il exprime de manière personnelle les tendances profondes de la culture littéraire de son époque. Son roman, inspiré des œuvres grecques qu’il retravaille, marqué par l’archaïsme, qui produit un style recherché et privé de spontanéité, où se mêlent poésie et notations quotidiennes, revêt une dimension baroque. La langue de Plaute y côtoie le langage parlé et les néologismes, mais il s’y ajoute l’asianisme qui privilégie le jeu formel et la parodie. Apulée sut pousser jusqu’à l’innovation la recherche d’une écriture libérée des règles convenues. L’Afrique intégrée ne ressemblait qu’à elle-même. Elle s’était, comme les autres sociétés romano-provinciales, créée peu à peu dans le dialogue réciproque avec Rome (D. Mattingly). Les échanges n’eurent pas la même intensité, ni les mêmes combinaisons selon les registres (culture, langue, culture matérielle, monuments, œuvres d’art) et les contextes. Le cosmopolitisme des villes pouvait masquer parfois de réels cloisonnements. Le vernis romain recouvrait souvent des acculturations de contenu très hétérogène. La latinisation et la domination de la culture gréco-romaine participaient d’un vaste brassage que reflète sous d’autres formes l’évolution des religions locales.
Les religions provinciales Les mutations religieuses des sociétés provinciales occupent une position centrale dans la description et l’interprétation des acculturations qui ont accompagné leur histoire romaine. Le fait découle de l’abondante documentation épi-
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graphique, iconographique et archéologique que pourvoit l’ensemble des territoires occidentaux concernés. Les exvoto multiplient les noms de divinités indigènes, masculines et féminines, attestées une seule fois en majorité, associent les dieux romains et les dieux locaux, produisent des listes de dévots issus de toutes les catégories de la population provinciale, introduisent aux changements des pratiques cultuelles. Ils font écho à des textes cent fois commentés en des sens divers, celui de César sur la religion des Gaulois et les équivalences entre les dieux romains et les dieux celtiques, celui de Tacite9 sur l’«interprétation romaine» des panthéons locaux, formule non utilisée par César. Mais l’heure est au renouvellement. Les problèmes philologiques posés par les noms divins, longtemps mis en avant, soulèvent des questions délicates de méthode et n’ont pas toujours débouché sur des conclusions éclairantes pour l’interprétation historique. Le naturalisme et le symbolisme continuent à encombrer les approches du fait religieux. Les inventaires des théonymes, indispensables, sont réexaminés à la lumière des contextes politiques locaux et régionaux. L’attention plus grande aux spécificités du polythéisme et aux pratiques religieuses a modifié les analyses. Il reste beaucoup à faire avant de parvenir à une synthèse satisfaisante. Les notions de «syncrétisme» (la fusion cohérente des composantes), de «tolérance» et de «résistance» de «renaissance indigène» sont de plus en plus sujettes à révision et à discussion. Il apparaît aussi que les mutations ne mettaient pas obligatoirement en présence des données contradictoires, sources de conflits et de violences. Le discours religieux des Romains et des provinciaux s’intégrait pleinement dans l’ordre politique qu’il contribuait à fonder. Il est logique que les révoltes et les réactions face à l’arbitraire du pouvoir dominant aient eu également une coloration religieuse; même dans le cas des druides gaulois et bretons, le différend n’affectait pas le domaine propre des croyances.
9. Germ., 43.
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Problèmes de définitions et de vocabulaire R. Mac Mullen emploie une formule suggestive pour définir le premier travail de celui qui cherche à comprendre les évolutions religieuses des mondes provinciaux sous l’Empire: «ordonner le chaos». L’opération, indispensable face à l’enchevêtrement apparent des données, comporte un risque: la schématisation et la simplification. En outre, la complexité des paramètres entrant en ligne de compte rend malaisé le choix des critères objectifs susceptibles d’orienter une classification pertinente. Des critiques ont été adressées à R. Mac Mullen qui postule que le paganisme ignorait toute structure formelle et n’était qu’un ensemble de pratiques diverses et mouvantes inscrites dans une pyramide à la base très large et en perpétuel remaniement. Le cadre de la cité et de la communauté politique offre aujourd’hui des pistes nouvelles à explorer. Les comparaisons préjudiciables entre le paganisme polythéiste d’une part, les cultes orientaux et le christianisme d’autre part, sont progressivement abandonnées. Les religions indigènes ainsi que la religion civique romaine sont définies d’abord comme des religions au même titre que les autres et sont conçues comme des objets historiques autonomes, indépendamment de ce qui serait la conclusion logique de l’histoire: l’affirmation de l’Église chrétienne au IVe siècle. a. Dieux indigènes et dieux romains: l’autonomie «L’impact de Rome», pour employer une formule de S.R.F. Price, soulève la question de sa politique religieuse dans les provinces. Il semble légitime de distinguer a priori plusieurs phases ou moments: la conquête violente, la pacification, l’intégration. D’une manière plus large, on tient compte aussi des traits communs ou voisins qui induisaient des rapprochements et des assimilations divines. Enfin, on s’interroge sur les conséquences possibles du changement de statut politique d’un indigène naturalisé en matière religieuse. Sans chercher ici à en connaître les raisons, on constate que le pouvoir romain n’a jamais lutté au nom de la religion
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contre un ennemi. Si la conquête a inévitablement introduit officiellement ses dieux et ses rites, ceux-ci n’ont pas été imposés à tout prix avec la volonté d’unifier les croyances, ni d’extirper les superstitions indigènes. Les sacrifices humains étaient une pratique ancienne à Rome même; elle y exista au moins jusqu’à l’époque de Sylla, date de son interdiction. César indique que les druides gaulois étaient les seuls habilités à les accomplir; ces actes barbares, qui concernaient des condamnés et des enfants, étaient donc assumés par la communauté. Une religion policée sacrifiait des animaux, victimes de substitution. Rome lutta davantage contre les druides que contre les sacrifices humains. Il n’y a pas de documents explicites affirmant que le conquérant pratiqua vis-à-vis des indigènes d’Occident le rite de l’evocatio attesté lors des guerres en Italie ou au moment de la prise de Carthage. Il s’agissait alors d’appeler de façon rituelle les divinités protectrices de l’adversaire à déserter leur camp et à aider au triomphe des armées romaines avec la promesse d’être accueillies à Rome. Mais les destructions et pillages volontaires de sanctuaires ne sont pas non plus formellement mentionnés. Ces actes de guerre lors du sac d’une ville après la victoire se produisirent pourtant; leur but n’était pas la mise à mort d’un culte. Le principe essentiel partagé par les peuples conquis relevait du droit des hommes libres (ius gentium) en vertu duquel chacun honorait les dieux de sa patria, de la terre de ses ancêtres. Inscrit dans une communauté concrète, le culte des divinités dotées d’un pouvoir particulier de protection relevait d’abord de la communauté elle-même. Il n’y eut donc pas d’exportation systématique d’une religion romaine en direction des provinciaux. Sauf dans les colonies, soumises au droit religieux de Rome, et peut-être dans les municipes romains, les coutumes locales l’emportaient. L’attitude ainsi définie est qualifiée souvent de «tolérante», mais elle souligne surtout l’absence de fanatisme ou de volonté de convertir. Les dieux quels qu’ils fussent avaient assez de pouvoir pour punir et récompenser s’il le fallait. Les dieux de Rome n’étaient pas exclusifs et rien a priori ne faisait obstacle à ce qu’ils aient vécu en bonne intelligence avec les dieux locaux. La piété ou respect de la supériorité des dieux et la fides ou confiance légitime dans leur
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action fondaient la vraie religion. La correspondance de Pline le Jeune et de Trajan enseigne que des différences existaient entre le sol italique et le sol provincial sur le plan religieux. Celui-ci n’était pas directement soumis au collège des pontifes romains et le gouverneur n’était là que pour faire appliquer la loi dans le respect des règles fixées par l’édit. L’absence de politique centralisée et unificatrice n’impliquait pas un renoncement à toute forme de contrôle. Dès l’époque d’Auguste, la personne impériale fut proposée à la vénération des pérégrins conquis ou clients et les Gaules furent conviées, le 1er août 12 av. J.-C., à se rassembler autour de l’autel de Rome et d’Auguste et à prier annuellement les dieux pour la conservation de l’empire et le succès continu de ses entreprises. L’autel des Ubiens en Germanie, les autels sestiens en Galice et le temple du divin Claude à Colchester (Camulodunum) vont également dans ce sens. Le culte impérial, composante du culte public romain, supportait diverses applications au sein d’une stratégie de pouvoir polymorphe. L’empereur vivant était le médiateur entre les hommes et le monde invisible mais proche; il avait le pouvoir de convoquer autour des dieux de Rome les maîtres des panthéons locaux à la fois pour garantir leur bienveillance envers l’empire et pour accroître leur efficacité auprès des sujets provinciaux. Une fois divinisé, il renforçait sa qualité d’intercesseur. Il n’est pas douteux, toutefois, que les premières manifestations du culte de l’empereur s’adressèrent aux citoyens romains; ce n’est pas fortuitement que le premier prêtre de Lyon s’appelait C. Julius Vercondaridubnus. Dion Cassius10 dit bien que ce sont les primores qui avaient été réunis au Confluent, ce qui ne signifie pas nécessairement «convoqués». On tend à penser aujourd’hui que les problèmes liés à l’impôt avaient pu susciter une démarche des notables gaulois dont la réponse fut l’institution du concile annuel, garantie de la bienveillance impériale. L’évolution religieuse des provinciaux d’origine indigène fut dominée par deux données fondamentales. L’extension des cultes romains sous l’effet de la romanisation et le progrès des naturalisations qui modifiaient la situation des nouveaux citoyens. Ils pouvaient conserver leurs dévotions 10. LIV, 32, 1.
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envers leurs dieux ancestraux, mais ils ne pouvaient ignorer la puissance des protecteurs de leur nouvelle patrie, leur seule cité. Sans doute n’existait-il aucune contrainte de principe, ni aucune pression physique. Le prestige du statut social, le regard des pairs et des inférieurs, la reconnaissance créaient les conditions d’un changement. Dans certaines circonstances, s’abstenir pouvait susciter la méfiance et le soupçon. Mais, tant que l’autorité provinciale ne recevait aucune plainte qui pût faire naître la crainte de troubles et de révoltes, les répercussions étaient limitées. La documentation indique que les nouveaux citoyens adoptèrent sans grande difficulté apparente les cultes issus de Rome et contribuèrent à développer les signes d’une vie religieuse qui mêlait étroitement diverses traditions. Ils étaient même en position favorable pour intégrer leurs dieux «paternels» dans la construction religieuse de leur communauté en dehors d’une structure centralisée qui n’était pas pensable. Le pouvoir religieux se confondait dans la pratique de la cité romaine avec le pouvoir du magistrat et cette absence d’autonomie ouvrait la porte à d’infinies combinaisons. La réflexion se prolonge par les questions plus précises des formes de relation entre les panthéons et de leurs expressions concrètes. b. Dieux indigènes et dieux romains: interprétation et syncrétisme Un rapide coup d’œil sur les recueils épigraphiques depuis l’Afrique et les Maurétanies jusqu’à la Bretagne et aux Pannonies révèle le foisonnement des formules religieuses nées du contact entre les cultes importés et les cultes locaux. Malgré l’ambiguïté de certaines situations qui confrontent à des cas définis comme caractéristiques de l’influence indigène alors qu’ils sont orthodoxes dans un contexte romain (Neptune ou Saturne en Afrique, Jupiter très bon et très grand en Hispanie occidentale ou en Gaule ne sauraient être compris sans examen attentif comme des traductions systématiques d’une divinité préromaine), un nombre majoritaire de documents confirme l’interpénétration des pratiques et des dévotions. Le tableau de César au livre VI de La Guerre des Gaules montre le chemin. Il rapporte que les Gaulois adorent Mercure, dieu des échanges de toute sorte, Mars,
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dieu de la guerre, Apollon, qui préserve de la maladie, Minerve, protectrice des ouvriers et des artistes, Dis Pater, le maître de la vie et de la mort régnant sur les Enfers. Une comparaison avec le reste de la documentation révèle que les rapprochements entre les dieux présentés sous un nom romain ne sont pas homogènes. Teutatès figure aussi bien Mercure que Mars, de même qu’Esus; quant à Taranis il incarne Dis Pater ou Jupiter. La réponse à ce qui pourrait passer pour une anomalie tient sans doute au caractère moins unifié de la religion gauloise que ne le laisse entendre le conquérant et à la nature des pouvoirs divins. Comme l’a montré G. Dumézil, chaque divinité romaine s’inscrivait dans une relation hiérarchique avec les autres au sein d’un ordre cosmique qui naissait de la complémentarité entre la souveraineté, la puissance guerrière et la production renouvelée de la vie. Investie d’une fonction précise, la divinité quelle qu’elle fût était d’abord agissante et n’intervenait pas toujours de la même manière dans son domaine de compétence. En outre, la hiérarchisation des fonctions impliquait des contrôles multiples dont les variations pouvaient évoluer. Il n’y avait pas de dogmes, même si le discours religieux n’avait rien d’incohérent et d’irrationnel. Cependant, les rencontres évoquées par César dépendaient aussi des cultures et des communautés qui les suscitaient et les pouvoirs d’une divinité étaient susceptibles de s’élargir ou de se restreindre avec le temps. Enfin, les fonctions des divinités de rang inférieur sont parfois difficilement déchiffrables avec certitude. Les panthéons locaux qui associaient une même divinité à des parèdres différents ou représentaient une triade sans aucune des divinités romaines suggèrent la subtilité et la flexibilité de leurs compositions. On aborde ainsi le registre des interprétations et des syncrétismes. On ne dispose cependant pas à ce jour d’une connaissance équivalente des religions préromaines et de la religion romaine. La notion d’interprétation, bien que due à Tacite, est employée par commodité, car elle est suffisamment imprécise pour rendre compte d’un fait général. Elle ne dit pas au cas par cas ce qu’il était advenu de la divinité indigène et de la divinité romaine: absorption, fusion, coexistence, assimilation. Les possibilités théoriques étaient indéfinies. Le concept de syncrétisme en constitue le prolongement
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logique. Il suppose une synthèse réussie et harmonieuse. C’est justement là qu’est la question. Les discussions tournent donc autour des formes et des modalités de la domination romaine. Le fait religieux enrichit à son tour l’appréciation de l’impérialisme de Rome et de ses particularités dans les provinces. Une vue nouvelle rajeunit l’idée d’opposition et de résistance et considère que les relations étaient foncièrement dissymétriques: il n’y avait d’interprétation que romaine. Selon cette orientation, l’indigène soucieux de romanité et intégré avait en quelque sorte besoin de recourir à des identifications susceptibles de faire coïncider ses représentations avec celles du pouvoir dominant. Rome ne cherchait pas le dialogue. César en désignant par des noms romains les dieux des Gaulois faisait preuve de l’arrogance propre aux conquérants sûrs d’eux-mêmes, enfermés dans leur monologue. Le syncrétisme fut une conséquence de la victoire romaine; il ennoya dans un système étranger les dieux des conquis. Il fut ignoré par une grande partie de la population qui «résista» aux sollicitations par manque d’intérêt ou par conservatisme. Il ne semble pas que cette proposition soit incompatible avec une autre, moins radicale, concernant la réactivation du discours religieux indigène au contact de Rome. C’est en effet dans les régions pacifiées et en voie d’intégration que les divinités de nom préromain s’épanouissent le plus. Les pratiques romaines fournirent ainsi des supports et des moyens nouveaux aux expressions religieuses traditionnelles et les libérèrent dans une certaine mesure du carcan antérieur, d’autant que les dieux importés acquéraient eux-mêmes une dimension nouvelle à l’intérieur des communautés locales. Le renouveau indigène s’inscrit dès le départ dans le processus enclenché par la conquête et accompagne alors les mutations continuelles au rythme des adaptations sociales. Toutefois, la divergence d’opinion persiste sur le point de la résistance et certains savants ont tendance à récuser la notion même de syncrétisme. A ce sujet, la critique le plus communément partagée est celle du caractère partiel du phénomène décrit qui paraît ignorer les divinités ayant préservé leur nom (Nabia, Endovellicus, Cernunnos, Belenus, Icovellauna, Ballidiris, Ifru) et les comportements des populations dont la documentation ne parle pour ainsi dire pas. La complexité
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des données reflétant celle des relations existantes et la diversité des contextes ne peut s’accommoder d’un mot singulier. L’éclectisme inhérent aux modalités mêmes de la construction provinciale romaine supposait une mutation irrégulière et au bout du compte des résultats aussi peu uniformes que les sociétés locales elles-mêmes. Les provinces celtiques De la Lusitanie et l’Asturie-Galice à l’Illyricum, la période romaine a fait naître des milliers de dévotions, inscrites ou sculptées dans la pierre ou le métal, parvenues jusqu’à nous. L’empreinte celtique unit ces provinces où la présence militaire constitue aussi un trait remarquable. La Gaule fournit le dossier le plus abondant, mais les travaux sur la Lusitanie et l’Asturie-Galice complètent utilement les données. a. Vitalité et mutations des cultes ancestraux en Gaule Si le principe de l’intégration graduée des religions indigènes n’est pas discuté, il ne rend pas compte de l’ensemble de la réalité. Les dévotions privées et la question de leurs liens avec la religion publique sont mal connues dans le détail. Géographiquement, la Gaule de l’Est et l’Aquitaine sont privilégiées par la documentation «noble» sur pierre. Il n’est pas possible, en outre, dans l’état présent des recherches, de donner un résumé des aspects essentiels de la vie religieuse dans les cités qui puisse rendre compte des structures et des évolutions en liaison avec les statuts et les promotions juridiques. L’histoire des dévotions et des pratiques souligne en particulier le caractère trompeur de la coupure entre ville et campagne: les cultes indigènes n’étaient pas exclus des villes et la tour de Vésone à Périgueux en est un indice daté de la fin du Ier ou du début du IIe siècle. Au niveau le plus officiel, les formes «physiques» de l’expression religieuse en Gaule se modifièrent. Les statuettes de bois furent peu à peu remplacées par des images de bronze et de pierre; les ex-voto, inutilisés ou presque auparavant, se multiplièrent sous la forme de monuments inscrits (autels, plaques, statues miniaturisées), de figurines
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de terre cuite. Les divinités furent volontiers représentées et la tradition gréco-romaine de la nudité s’imposa; toutefois, à l’image du Mercure de Lezoux, les images habillées persistèrent mêlant attributs nouveaux et vêtements régionaux. Les statistiques épigraphiques et les statistiques des objets figurés ne coïncident pas nécessairement. Le tableau relatif aux grandes divinités confirme le succès de Mercure en Gaule de l’Est et en Aquitaine. Enrichi de 45 épithètes différentes, il est parfois tri- ou quadricéphale à la manière de Lug; il est aussi ailleurs le parèdre de Rosmerta (la «pourvoyeuse»). Apollon est un dieu de la santé et de la prospérité substitué à des divinités locales. Mars, protecteur du territoire et dieu guerrier doté de cinquante surnoms, est vénéré partout. Minerve est répandue en Aquitaine et en Belgique particulièrement. Ces grandes divinités les plus importantes, auxquelles s’ajoute Jupiter, sont à la fois des entités interprétées et des puissances honorées dans le cadre de la religion publique des cités latines. Elles se trouvent aussi en association avec l’empereur, surtout sous la forme du numen de l’Auguste, ce qui n’est pas en principe le cas des dieux locaux non interprétés. Ce serait donc un trait de l’intégration accrue de la religion locale. Le rapport hiérarchique entre l’empereur et le dieu varie et constitue un indice de la romanisation. Il se pose, enfin, le problème de la lecture des noms accolés tels que Mars Augustus et Apollo Mogetius. Dans un cas comme dans l’autre, la relation semble dissymétrique et suggère que le deuxième élément tirait son pouvoir du premier. Mais, dans le cas des divinités augustes, le caractère politique intervient et modifie l’équilibre. S.R.F. Price insisterait sur la réciprocité: la divinité recevrait son efficacité de son inclusion par l’empereur dans l’ordre divin et en retour posséderait le pouvoir de le protéger. Ces expressions religieuses inédites transformaient par la force des choses les discours et les comportements traditionnels. A un niveau différent, la documentation enregistre les figures de divinités celtiques peu attestées épigraphiquement, mais fréquemment représentées, et jouissant d’une audience régionale: Sucellus, le dieu au maillet, en Germanie, en Belgique, dans la vallée du Rhône, c’est-à-dire en Gaule de l’Est; Cernunnos aux bois de cerf, en Gaule centrale et orientale. La richesse sémantique de Sucellus est illustrée par la statue
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de grès rouge provenant de Javols en Lozère, chez les Gabales: le dieu de la prospérité, rapproché parfois de Silvain et associé au tonneau, ajoute ici un caractère bachique. Les couples divins de type varié (Apollon et Sirona, Vénus et Ésus), les séries figurées à valeur narrative comme celles du pilier des Nautes à Lutèce et du monument de Mavilly en Côte-d’Or sont aussi une originalité gallo-romaine. Elles colonisèrent les panneaux sculptés des bases des colonnes de Jupiter nombreuses en Germanie et en Gaule Belgique. Ces monuments reproduisaient un discours nouveau en liaison avec l’ordre cosmique. Enfin, les expressions religieuses privilégiaient les forces de renouvellement et de conservation de la vie, les déesses-mères, les eaux et les sources (Bacchus en Gaule ne serait pas étranger à l’eau!), les montagnes et les arbres (le hêtre, le chêne, les Six Arbres en Aquitaine). Monuments, temples et dévotions achèvent de décrire la complexité savante d’une religion en plein renouvellement au Haut-Empire. Les reliefs de Reims, des Bolards (près de Dijon) et le bronze de Malain (Côte-d’Or) illustrent la nouveauté de représentations sans parallèles véritables en dehors de la Gaule. Le relief de Reims situe, dans un sanctuaire à fronton orné d’un rongeur, trois divinités: au centre, assis en Bouddha sur un trône, un dieu barbu coiffé de bois de cerf et paré d’un torque; il porte des braies, un manteau agrafé sur l’épaule dégageant le torse. Sur son bras gauche repose un sac d’où, de la main droite, il fait couler un flot de monnaies (?) dont l’extrémité aboutit entre un taureau et un cerf affrontés à ses pieds. De chaque côté, Apollon et Mercure, reconnaissables à la lyre d’une part, au pétase, au caducée et à la bourse d’autre part, sont appuyés au dos du siège. La fonction de pourvoyeur d’abondance ressort clairement et met en évidence la complémentarité du monde de la lumière et des forces souterraines dans la reproduction cyclique de la vie et de la richesse. La date en serait le Ier siècle apr. J.-C. Aux Bolards, la divinité masculine, un serpent à ses pieds, placée au centre est, telle la Bérécyntienne (la Phrygienne Cybèle), couronnée d’une tour et munie d’une corne d’abondance. A sa gauche, une divinité tricéphale, habillée et barbue, ornée de bois de cerf, Cernunnos, est flanquée d’une bourse posée au pied du trône. A droite, la déesse vêtue et assise tient une corne d’abondance et une patère alors qu’au pied de son
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siège on trouve une corbeille de fruits. Chacun a le pied droit posé sur un petit escabeau. Tous trois règnent sur le monde souterrain figuré par une frise d’animaux affrontés autour d’un arbre sis juste sous le dieu central: le cerf et le sanglier du côté de Cernunnos, le taureau, le bélier et le lièvre de l’autre. Le bas-relief, selon J.-J. Hatt, symbolise un calendrier annuel des fêtes et sacrifices célébrés dans le sanctuaire. Datée du IIIe siècle (?), la scène exprime l’effort et le soin des divinités à accomplir leur travail. La triade n’a rien à voir avec celle du Capitole, ni avec celle de Reims, malgré une description qui met en exergue la souveraineté associée à la puissance de la vie sans cesse renaissante. Le bronze de Malain, datable semble-t-il du IIe siècle, témoigne, dans un contexte privé, de l’utilisation habile d’éléments disparates concourant à la cohérence et au caractère vivant de la sculpture. Apollon dénudé tenant son plectre, accompagné de Sirona (Thirona selon l’inscription), à moitié nue avec un serpent autour du poignet droit, reflète la bonhomie de divinités qui ne pouvaient qu’inspirer confiance. Les sanctuaires de Corseul, Autun, Périgueux, Gournaysur-Aronde, Ribemont-sur-Ancre ou Bliesbrück, celui de Mars Lenus à Trèves rendent manifestes les adaptations et les réorganisations des rituels et des cérémonies. Les sanctuaires préromains abritaient les lieux sacrificiels (une fosse puis un foyer) destinés à honorer une divinité guerrière. Avec la paix, les offrandes d’armes et les rituels chtoniens s’estompent. Le sanctuaire devient la résidence du dieu et les zones sacrificielles passent à l’extérieur. Il faut attendre un certain temps pour que les autels s’installent systématiquement dans l’axe des cellae. Les calendriers ne furent pas uniformisés et restèrent en partie fidèles au cycle lunaire. La pratique des processions autour du sanctuaire persista partiellement. Quant à l’origine des dévots, au moins de ceux qui n’hésitaient pas à recourir aux monuments inscrits, elle reproduit la diversité sociale des milieux romanisés et affirme l’absence d’exclusives. Chaque communauté se forgeait son panthéon en fonction de ses traditions, de son statut, des choix des bienfaiteurs et des magistrats. Une fois installés, les dieux protégeaient tous ceux qui les en priaient.
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b. Faciès régionaux: l’Hispanie et les zones septentrionales L’Hispanie s’étendant approximativement à l’ouest d’une ligne allant du cap Saint-Vincent à Saint-Sébastien se rapprochait par son inventaire religieux des provinces galloromaines. Le nombre et la diversité des dévotions locales y sont inversement proportionnels au degré d’intégration des cités. Dans le conventus méridional de Pax Iulia (Beja), on ne recense que trois divinités. Le seul conventus de Braga en comptabilise 35. On observe cependant que certaines avaient une audience élargie: Nabia, Bandua en témoignent. Ces exemples indiquent qu’il existait des variations sur la détermination du sexe des divinités. On recourait en outre, comme en Gaule, à l’addition d’épithètes locales dont l’usage dévoilait une redistribution des panthéons locaux. Le dieu Endovellicus a, quant à lui, gardé son nom préromain. Le sanctuaire qui l’abritait à S. Miguel da Mota (Alandroal) appartenait sans doute au territoire du municipe de Liberalitas Iulia, Évora. Situé à 50 km à l’ouest, il dominait le Lucefe, affluent de la rive droite du Guadiana. On n’a guère retrouvé de structures, mais ce sont près de cent inscriptions qui ont été répertoriées comme en provenant. Trois têtes en marbre s’ajoutent aux attributs figurés sur des autels pour essayer de circonscrire son domaine qui se situait en liaison avec le monde souterrain et le monde des morts. Comme on l’a vu avec Cernunnos, la conquête romaine a préservé ici aussi les forces divines incarnant les fonctions vitales. Avec l’évolution, son pouvoir s’est augmenté de ses capacités à faire triompher la vie contre les dieux infernaux. A l’instar de ce qu’on peut observer ailleurs, le dieu intimait parfois l’ordre à ses dévots de le choisir et de l’honorer. Esclaves, citoyens romains, femmes et hommes, chevaliers romains s’adressèrent indifféremment à lui. Il n’est jamais associé à l’empereur. Son culte fut à son apogée entre les Flaviens et l’époque des Sévères. Par la concentration des témoignages sur un seul site, il représente un cas original dont le dossier est encore très lacunaire. L’Hispanie occidentale fournit toutefois de nombreux témoignages de cultes qui prirent une nouvelle signification en s’inscrivant dans des pratiques qui enrichissaient la tradition sans la gommer.
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Le panthéon indigène de Bretagne fait apparaître au moins une trentaine de divinités également attestées sur le continent, parmi lesquelles les déesses-mères. Il reproduit les hiérarchies religieuses observées en Gaule et en Hispanie depuis les divinités interprétées à la romaine jusqu’aux entités locales limitées à une mention. Les militaires citoyens romains n’éprouvaient aucune réticence à honorer et à remercier les numina locaux qui contribuaient à leur protection dans le cadre de leur service. Un grand sanctuaire à caractère indigène exista à Bath, appelée Aquae Sulis du nom de la divinité locale Sulis, rapprochée de Minerve. On n’a guère d’informations sur la phase préromaine. Dans les années 60-70 apr. J.-C., les thermes et le temple furent édifiés; des améliorations survinrent au début du IIe siècle avec la création d’une nouvelle enceinte. A la fin du IIe ou au début du IIIe siècle, des réaménagements en façade qui affectèrent les deux petits sanctuaires de part et d’autre de l’escalier d’accès, signifièrent peut-être un changement dans les rites. La source, enfermée dans une pièce voûtée, fut isolée de l’enceinte sacrée. Elle était le lieu de contact entre le monde terrestre et le monde souterrain, un lieu favorisé pour capter les énergies divines. Rien ne lui attribue sûrement une valeur curative cependant. En revanche, un nombre important de défixions ont été livrées par le sanctuaire sous forme de lamelles de plomb ou d’étain. Destinées à obtenir réparation ou vengeance par l’intermédiaire de la divinité pour un vol ou un dommage, elles témoignent que d’autres divinités étaient accueillies dans l’enceinte sacrée autour de Sulis-Minerva: Loucetius-Mars, Nemetona, Diane et Fortuna. En Rhétie et en Norique, la documentation de l’époque flavienne et antonine signale l’intégration des cultes indigènes. La grande divinité préromaine du Magdalensberg, Noreia est présente aux côtés d’Isis, de Fortuna ou de Victoria. Jupiter est vénéré sous les noms d’Uxellimus ou d’Arubianus et Mars est dit Latobius. Dans ce dernier cas, le dieu de la guerre est le protecteur probable d’une communauté, mais on ne peut décider si l’adjectif qualificatif signifie qu’une divinité topique antérieure a été placée sous sa protection ou si Mars était considéré comme celui dont la fonction exprimait le plus fidèlement les pouvoirs de la divinité indigène. En Pannonie, les mentions de surnoms indigènes sont relativement
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rares. Teutanus, accolé à Jupiter, y renvoie à une équivalence Jupiter-Teutatès ignorée en Gaule et liée au peuple local des Éravisques. D’une façon générale, les sources relatives aux cultes datent des années 150-250, ce qui éclaire la faiblesse des mentions conservées de divinités indigènes, et donnent la prééminence aux cultes publics romains. Aux marges des provinces celtisées, la Dacie recèle un petit nombre de divinités celtiques et celto-germaniques: Apollon et Sirona, Mars Camulus, Mercure et Rosmerta, les Badones Reginae, sans omettre Cernunnos. Il semble qu’elles soient importées plutôt qu’autochtones. Mais l’incertitude est de mise dans certains cas: la présence d’éléments ethniques d’origine celtique ou celto-germanique a tout aussi bien pu favoriser l’émergence de traditions occultées par la conquête et la romanisation dominante dans les cités. Le témoignage de cultes aussi particuliers que celui des Dii Mauri renvoie, il est vrai, à des migrations de soldats et de fonctionnaires depuis l’Afrique. Les provinces méditerranéennes Sans les ignorer totalement, l’Hispanie orientale et méridionale ne propose qu’un petit nombre de divinités à caractère indigène et se laisse surtout appréhender par les aspects romanisés de ses expressions religieuses. La Sicile préserva, peut-être jusqu’au début du IIe siècle, le souvenir du culte de ses Palici à l’odeur de soufre dont les esclaves révoltés avaient autrefois recherché la protection. Les marques religieuses du passé punique s’estompèrent avec l’avènement de l’empire, de même que le vieux sanctuaire d’Enna consacré à Déméter. L’Afrique du Nord, à l’image des Gaules, fit vivre dans ses panthéons multiformes les traditions cosmopolites de ses populations et leurs liens avec la terre féconde et nourricière. a. Effacement en Sicile L’hellénisation et la punicisation de l’île avaient contribué à l’intégration des cultes indigènes et à leur essor. La documentation sur les dévotions étrangères à la religion gréco-
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romaine sous l’Empire est relativement médiocre en dehors de quelques cas dont la survie fut assez brève face aux développements de la romanisation. Le sanctuaire de Buscemi, dans l’intérieur de l’île, appartenait au territoire de Syracuse. Il était en activité sous Auguste et Tibère. Consacré à Anna et aux Paides (les Enfants), il se composait de trois pièces taillées dans le roc; certains murs avaient été préparés pour recevoir des inscriptions dédiées par les dévots et on en a découvert quelques dizaines rédigées en grec. Il semble qu’un temple a existé à côté de cette structure et qu’il était en place dès le IIe siècle av. J.-C. Le contenu du culte ne se laisse pas déchiffrer aisément. Anna en particulier supporte diverses interprétations dans un sens tant romain qu’indigène et hellénisé. Sous un habillage grec en général, le culte ancestral des eaux perdura également sous la forme des nymphes liées aux sources et aux fontaines et sous la forme des dieux fleuves. Catane honora la mémoire des héros Amphinomus et Anapius qui avaient sauvé leurs parents en faisant reculer les flammes de l’Etna contraintes de leur ouvrir le passage. On ne leur connaissait pas de temple cependant. En dehors du culte des Cereres sous Marc Aurèle à Marsala, la province insulaire n’a guère conservé de traces connaissables d’une empreinte religieuse punique. Le culte de Vénus Érycine, censée émigrer chaque année pour une période de neuf jours à Sicca Veneria (El Kef), en Afrique, et assimilable à Astarté, avait intégré un temps le rituel de la prostitution sacrée ordinairement reconnu comme d’origine phénicienne. Mais Rome transforma un culte dont on ne sait plus rien ou presque après le milieu du Ier siècle apr. J.-C. D’autres traces seraient perceptibles dans la partie occidentale de l’île, mais l’influence des traditions puniques semble avoir été plus faible qu’en Sardaigne même. Il va sans dire que c’est en Afrique que les panthéons diffusés par Carthage ont participé pleinement aux recompositions religieuses dues à la romanisation. b. Imbrications africaines C’est parce que la religion était une affaire sérieuse et une réalité omniprésente que les discussions autour de ses manifestations et de ses composantes provinciales suscitent l’inté-
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rêt des spécialistes et des non-spécialistes. La diversité et l’abondance des données concernant l’Afrique romaine ajoutent ainsi des éléments essentiels à la réflexion tout en attirant l’attention sur les originalités africaines. Celles-ci sont la traduction des mutations juridiques et politiques des territoires au Haut-Empire ainsi que des rythmes propres aux différentes provinces. Cette dimension civique n’oblitère en rien la spécificité du fait religieux marqué au coin de la croyance et de l’affectivité. Ce n’est pas parce que la religion était un instrument imprescriptible de l’ordre politique et social qu’elle n’était qu’une coquille vide, incapable de répondre aux attentes individuelles, et qu’elle suscitait en permanence la recherche de nouveautés ou d’autres formules supposées plus riches. Le polythéisme avait du ciel et du monde divin une perception globale. Pour que les dieux civiques aient cessé de vivre, il fallait que d’autres forces spirituelles aient pu les concurrencer jusqu’à les nier. Ce ne pouvait pas être seulement l’affaire d’un caprice ou d’une déception sentimentale. L’épigraphie ne saurait prétendre embrasser la totalité de la réalité religieuse, et les cultes indigènes, en Afrique comme en Gaule, n’en constituaient qu’un aspect peut-être plus visible que les autres. Ceux-ci aident à comprendre la vitalité de pratiques répandues et à suivre les mutations identitaires, mais aussi culturelles, des sociétés locales. L’étude de J. Toutain, les synthèses de G.-Ch. Picard et de M. Bénabou et la monographie de M. Le Glay consacrée à Saturne, montrent que les provinces romaines d’Afrique du Nord ont développé des pratiques religieuses multiples plongeant leurs racines dans un passé lui-même façonné par des tendances syncrétiques variables selon les contextes. Comme on l’a vu, les difficultés de l’interprétation résident surtout dans les idées que l’on peut avoir sur les civilisations et les influences en présence. Libyque, punique, maure, berbère sont des adjectifs qui ne font pas l’unanimité au moment de les définir11. En outre, sous un même vocable existaient des faciès différents, des nuances linguistiques, des évolutions inégales. Les Grecs, les Égyptiens, les cultures venues du désert avaient créé les conditions de brassages anciens. On 11. Voir chapitre 1, p. 30.
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insiste de plus en plus sur l’autonomie de la Tripolitaine par rapport à Carthage. Enfin, on ne limite plus au substrat libyque les aspects magiques et l’adoration des forces naturelles et sauvages et on ne les considère plus comme étrangères à toute conception raisonnée des rapports avec le monde divin. Le tri parmi les influences est d’autant plus ardu que les pratiques sacrificielles et cultuelles offraient des points communs. Surtout, plus encore que dans les Gaules, les imbrications sont constantes et brodent comme à plaisir une toile bigarrée et sans unité. Depuis les analyses de M. Le Glay, la figure africaine de Saturne est bien identifiée. Principal dieu du panthéon romano-africain, il rassemble, sous le nom de la vieille divinité italique chantée par Virgile, des traits «résolument sémitiques et africains» déjà inscrits dans la personnalité du Baal-Hammon carthaginois. La rencontre s’effectua par «captation sur place» de Kronos-Saturne par le dieu punique. Saturne africain devint un dieu cosmique, maître du temps et de la nature, pourvoyeur d’abondance et source de félicité. Une divinité étrangère avait ainsi sauvé du naufrage Saturne romain en voie d’hellénisation pour mieux faire vivre un culte essentiellement provincial. Dieu interprété, il entretint des relations étroites avec le culte de l’empereur dont il reçoit certains attributs symboliques à la faveur d’images sculptées (la «Stèle Boglio» ou «stèle de Siliana» par exemple). Frugifer n’incarnait-il pas la puissance nourricière de l’Afrique principal fournisseur du blé de Rome? Il associa à son pouvoir les dieux locaux dont il annexa le nom. La disposition de ses sanctuaires faisait écho aux espaces cultuels orientaux. Les divinités collectives désignées comme Dii Mauri témoignent également de la complexité des imbrications. Leur nom est latin et définit un ensemble de divinités considérées comme protectrices des Maures, dotées d’une efficacité nouvelle à la faveur de la romanisation. M. Bénabou a souligné la contradiction qu’il y aurait à en faire des divinités au service des Maures rebelles. Leur dénomination respectait l’originalité indigène d’un groupe divin composé de personnalités individualisées, mais répondait au principe de la piété due par chacun à ses divinités ancestrales. Elle marquait une intégration des puissances associées à des territoires désormais contrôlés par Rome.
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Ces dieux ne furent pas en concurrence avec Saturne. Junon Caelestis, héritière de Tanit vraisemblablement, conforte, quant à elle, les conclusions sur les combinaisons savantes engendrées par la romanisation sur le plan religieux. Toutefois, à l’image de ce qu’on peut observer pour le droit et les statuts des cités, il apparaît que la religion romano-africaine demanderait à être relue avec un état d’esprit modifié. La complexité des évolutions africaines tient à l’immensité et à l’hétérogénéité des territoires; elle s’inscrit aussi dans une chronologie différenciée qui rend difficile la perception régionalisée de mécanismes plus lisibles ailleurs. Diverses communautés provinciales avaient en outre développé une identité locale antérieurement à leur intégration dans les cadres romains, comme le soulignent de nombreux travaux. Pour le reste, les schémas africains correspondent à ceux qu’on peut observer depuis l’Hispanie jusqu’à la Dacie. Les divinités dites indigènes n’étaient pas exclues des cités romanisées. A la faveur des recompositions, elles prenaient place dans un sytème religieux qui était surtout riche de ses applications locales. Les mutations ne concernaient pas tous les provinciaux au même degré: les hiérarchies sociales et les cloisonnements culturels et ethniques achevaient d’édifier une mosaïque humaine. Sous le constat de la vitalité religieuse provinciale point désormais la question de la représentativité des phénomènes d’acculturation et de leur progressivité. La religion possédait un fort pouvoir identitaire et conservateur. Elle ne pouvait pas rester longtemps à l’écart des conflits qui survenaient périodiquement pour des motifs autres que religieux.
Intégrations et conflits Les provinciaux eurent des raisons de se plaindre. L’arbitraire de l’administration, le sentiment que la justice n’était pas toujours efficace et impartiale, la rapacité des soldats et des fonctionnaires, les méthodes parfois brutales de perception des impôts, la peur du brigandage émaillaient d’incidents désagréables la vie des ruraux autant que des citadins.
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L’espoir que la bienveillance et la bonté de l’Auguste pourraient atténuer les maux quotidiens ne parvenait pas toujours à compenser l’impatience engendrée par l’accumulation soudaine de difficultés dont le pouvoir apparaissait finalement comme responsable. Les réactions sont ou étouffées ou exagérément amplifiées dans les sources; il est alors impossible de savoir avec précision comment se manifestaient les mécontentements, ni s’ils étaient fréquents. Seules les grandes révoltes rencontrent un écho, étant entendu qu’il ne s’agit pas ici des sursauts de clients, d’alliés ou d’externi (ceux qui sont à l’extérieur de l’empire) en période de conquête et de pacification12. Le christianisme et ses persécutions soulèvent des questions particulières, indépendamment des cultes improprement appelés «orientaux», dont les célébrations ne déchaînaient pas les passions, ni des attitudes hostiles. Des provinciaux mécontents L’Occident du Haut-Empire ne peut pas se prévaloir d’une source comparable aux papyrus égyptiens ou à la littérature rabbinique. La plupart des travaux qui tentent d’aborder les problèmes du mécontentement social sont réduits ou à réexaminer les quelques exemples disponibles ou à proposer, sur la base de méthodes comparatives, des schémas explicatifs débouchant sur des constats variables concernant les violences endémiques, le brigandage, les «émotions paysannes». Les «crises agraires» ont assurément eu une part dans un système productif fondé sur l’agriculture et soumis tant aux excès imprévisibles qu’au déficit des précipitations; il n’est pas possible de retrouver dans les documents leur impact et leurs conséquences sociales. Les crises politiques sont mieux reflétées, à condition qu’elles aient eu des répercussions au niveau le plus élevé. Magiciens, philosophes, astrologues et prophètes étaient craints pour leurs pouvoirs occultes. C’est encore l’Orient qui en fournit les meilleurs témoignages comme il laisse entrevoir ce que pouvait être l’agitation urbaine. Sous prétexte de faire une place à cet aspect de l’évolution, il ne faudrait pas décrire l’empire comme un 12. Pour ces aspects, se reporter au chapitre 2, p. 57-71.
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pouvoir uniquement préoccupé de répression et voué à une lutte permanente contre les exclus de l’ordre social et des séparatismes dont l’existence n’est pas prouvée. a. En Gaule et Germanie Sans Dion Cassius on ne saurait rien des agissements de Licinus le procurateur d’Auguste en Gaule. Il avait entrepris vers 15 av. J.-C. de faire payer davantage d’impôt aux Gaulois en prétextant que décembre n’était que le dixième mois de l’année: il fallait donc ajouter deux versements mensuels pour obtenir le montant d’une année. L’absence de familiarité des provinciaux avec le calendrier de l’administration romaine montre comment les différences de tradition pouvaient être mises à profit par un fonctionnaire peu respectueux d’autrui. Les intéressés se plaignirent auprès de l’empereur qui se contenta de déplacer Licinus. L’affaire de 21 apr. J.-C. fut, nous le savons, beaucoup plus préoccupante. Tacite a tendance à rechercher systématiquement des raisons de désespérer des princes et de certains provinciaux. Il met donc en exergue les incompatibilités profondes selon lui entre l’empire, la façon dont il est gouverné, et le comportement imprévisible des Gaulois annonciateur des troubles de 68-70. Il dispose cependant, le plus souvent, d’un dossier solide qui lui permet de signaler les faits essentiels à la compréhension originale des événements. Au centre de la révolte il y eut les cités des Trévires et des Éduens derrière Julius Florus et Julius Sacrovir présentés comme indignes de leur lignée et accablés de dettes. Les Andécaves et les Turons sont mentionnés comme les premiers à rallier la rébellion provoquée par les impôts continuels, les taux d’intérêt trop élevés et le comportement humiliant des gouverneurs insensibles aux demandes de moratoire et d’indulgentia. L’objectif affirmé aurait été la «liberté», ce qui n’est pas aisément interprétable et ne veut pas dire l’«indépendance nationale». Le contexte est celui d’une province sollicitée par l’effort militaire en Germanie à un moment où les cités s’urbanisent et se rénovent. Tacite n’affirme pas clairement qu’il y avait eu un alourdissement brutal des exigences financières, mais les campagnes militaires entraînaient réquisitions, recrutement, corvées. Ce n’est que par raisonnement
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qu’on admet ordinairement que les cités de Trèves et d’Autun étaient exemptées de certains impôts et que Tibère y aurait mis fin, car Suétone, invoqué, ne parle pas des Gaules. Il est plus vraisemblable que l’impôt constituait un responsable tout désigné des maux encourus par des nobles voués à tenir à tout prix leur rang. Il est enfin admissible que l’empereur n’avait pas montré l’attention espérée envers des clients habitués aux générosités de César et d’Auguste. Quoi qu’il en soit, la lutte fut improvisée et n’eut pas de caractère massif et unitaire. Les Trévires eux-mêmes étaient divisés. Les campagnes ne paraissent pas avoir bougé en tant que telles. Tout ceci fut d’autant plus dommageable à leur cause que les insurgés ne disposaient plus comme autrefois d’armées équipées et organisées. La victoire de l’armée impériale ne parut jamais faire de doute. Prélude aux événements de 68 pour Tacite, la révolte n’eut sans doute pas l’ampleur qu’on lui prête parfois. Elle traduisit les difficultés d’une partie des notables à payer le prix de l’intégration dans des secteurs exposés militairement. La Gaule du Nord-Est fut aussi sur le devant de la scène lors de la crise de 68-70. Le soulèvement de Vindex, en mars 68, partit des Gaules; elle eut pour détonateur l’impôt. La crise était politique. Deux ans plus tard, la lutte pour le pouvoir avait déchaîné des ambitions locales, mais les notables gallo-romains choisirent de ne pas suivre Civilis, à l’instar de Cicéron dénonçant les projets fratricides de Catilina. Le rebelle batave, en possession de la citoyenneté romaine, avait un temps joué le double jeu. Quand il «se déclara», les Rèmes prirent l’initiative d’une assemblée de délégués des cités pour décider de l’attitude à adopter face à Civilis. La réunion du printemps 70 à Reims ne modifia pas les choix de ceux qui avaient déjà emboîté le pas à la révolte. Tacite, en rhéteur rompu à l’éloquence, développe un discours qu’il prête à Cérialis, le légat de Mayence, et oppose les avantages et les inconvénients du gouvernement romain qu’il confronte artificiellement13. Il désamorce la bombe fiscale: «Il n’y a pas de tranquillité sans armée, ni d’armée sans solde, ni de solde sans impôt.» Porte-parole d’un empire sûr de luimême, il ponctue: «Ne préférez pas l’esprit de résistance 13. Hist., IV, 74, 2.
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qui perd à la soumission qui donne la sécurité.» Entre guerre civile et guerre pour la sauvegarde de l’Empire, l’intervention du sénateur pose les Gaulois en victimes involontaires d’un principat nuisible, capable de livrer les provinces aux caprices d’un Néron et responsable de l’irresponsabilité du soldat, la cause de tous les maux. Civilis, les unités auxiliaires ralliées et les Trévires et Lingons ne revendiquaient aucun projet politique précis. Ils prétendaient seulement combattre pour la libertas, notion aussi vague que particulièrement chère à Tacite. Le séparatisme gaulois n’était pas à l’ordre du jour. Il ne le fut pas davantage quand survint ce qu’Hérodien appelle la «guerre des déserteurs» dont il est l’unique témoin. Le fauteur de troubles, Maternus, aurait eu le projet d’assassiner Commode en profitant des fêtes de Cybèle à Rome, à la fin de mars d’une année indéterminée qu’on situe en 187. Les réjouissances religieuses étaient d’autant plus propices qu’elles bénéficiaient d’une atmosphère particulière de liberté octroyée par un pouvoir qui manifestait plus que jamais sa puissance à cette occasion. Le complot échoua, mais Maternus et ses bandes avaient pillé durant deux années les Gaules et le nord de la péninsule Ibérique. On discute de la portée exacte et de l’importance de l’équipée que la version d’Hérodien tend à gonfler. Certains penseraient même à un épisode inventé, ce qui est cependant peu vraisemblable. Maternus agit de manière solitaire au départ et sa révolte était celle d’un soldat et non celle d’un provincial. Loin de chercher à rallier les provinciaux, il s’attaqua à leurs biens et à leurs personnes. On ne saurait en faire l’héritier des Florus et des Sacrovir. b. En Afrique A l’exception peut-être de l’épisode de 21, les événements gaulois mêlaient problème militaire et révolte. Les études sur l’Afrique ont montré combien il est difficile de caractériser équitablement les rivalités incessantes qui, depuis le soulèvement de Tacfarinas jusqu’aux incursions maures du IIIe siècle, ont mobilisé les armées romaines provinciales. En dehors de ces violences, l’histoire de l’Afrique ne révèle aucun épisode susceptible de témoigner des relations conflic-
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tuelles qui ont pu exister entre l’administration et ses sujets provinciaux. Particulière est aussi l’affaire des colons du domaine impérial de la vallée du Bagradas, le saltus Burunitanus. La plainte à l’empereur Commode contre la collusion des fermiers et des procurateurs visant à augmenter les redevances et les corvées des paysans fut entendue et la pétition fut ainsi couronnée de succès. Les plaignants avaient tiré leur force de leur union et de leur organisation. Ils avaient su convaincre les autorités provinciales pour que leur demande ait pu parvenir jusqu’au prince. Le cas n’est pas unique et les empereurs se faisaient fort d’apparaître comme des arbitres bienveillants chaque fois que c’était possible. On peut se demander si la tournure aurait été la même s’il ne s’était pas agi de colons impériaux, c’est-à-dire de dépendants dont l’Auguste était directement le patron. L’état de droit, le contrôle relatif qu’autorisait le monde de dimensions raisonnables qu’était la cité ont sans doute suffi dans la très grande majorité des cas à régler, avec assez peu de moyens, les différends et à atténuer les causes d’insatisfaction. Quand les faits excédaient ce cadre, les sources inspirées des actes officiels ne manquent pas d’y faire allusion. L’histoire des progrès du christianisme dans l’Occident du Haut-Empire confirme ce diagnostic et les incertitudes qui en résultent pour la compréhension des données. La question des chrétiens14 Les débuts du christianisme en Occident sont attribués par la tradition ecclésistique tardive aux prédications des apôtres et de Paul qui serait venu en Hispanie en particulier. Les faits sont difficilement vérifiables et il faut s’en tenir aux premières manifestations jugées recevables historiquement. L’allusion de Suétone et de Tacite aux chrétiens de Rome sous Claude et Néron n’éclaire pas le problème et son succès a tenu davantage à l’arbitraire de ce qui a été présenté comme 14. Il faudrait tout un long chapitre si on voulait aborder de manière complète les problèmes soulevés par l’expansion du christianisme en Occident au Haut-Empire. Le point est fait dans le volume traitant de la période suivante.
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la première persécution. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du IIe siècle qu’on a la trace de communautés organisées dans les provinces occidentales. A l’époque sévérienne, le développement plus précoce qu’ailleurs du christianisme africain constitue un indice supplémentaire de l’existence de plusieurs points communs entre l’Orient romain et la province d’Afrique qui apparaît ainsi comme un trait d’union entre les deux rives de la Méditerranée. L’évaluation de l’essor des conversions et des communautés manque d’indices chiffrables. L’expansion de la nouvelle religion ne peut se mesurer aux réactions qu’elle suscitait. Son insertion progressive dans le paysage religieux de l’Occident ne se confond pas avec la vigueur des querelles doctrinales. Le principe de liberté religieuse a joué en faveur de son acclimatation; tous les chrétiens n’avaient pas vocation au martyre et beaucoup poursuivaient normalement leurs activités au service de leurs communautés civiques. L’intégration des chrétiens à titre individuel représentait la meilleure chance d’intégration du christianisme. a. Christianisme, judaïsme et paganisme Issu de Judée, le christianisme était à l’image du judaïsme un monothéisme. Depuis les prédications de Paul, il entendait s’adresser à tous et rompait avec un principe essentiel des religions antiques, le caractère ancestral. Marqué en partie par ses origines juives, il s’en détachait et affranchissait les «gentils» (les étrangers) des contraintes les plus caractéristiques de la loi mosaïque (la circoncision, les observances alimentaires). Fondé sur les enseignements de Jésus le Fils de Dieu, condamné à la crucifixion sous le gouvernement de Ponce Pilate (Pontius Pilatus) et ressuscité, mais qui n’avait laissé aucun écrit de sa main (les Évangiles sont une compilation postérieure), il concevait la vie terrestre comme un passage préparatoire à la vie en Dieu dans l’au-delà, bien suprême. Il proclamait la résurrection des corps au terme de l’histoire et vivait dans l’attente de la fin du monde dont la fixation appartenait aux desseins divins. Préoccupé de vie spirituelle, il ne cherchait pas le bouleversement de l’ordre impérial et ne refusait pas de prier pour le salut de l’empereur. L’adaptation aux cadres existants de la vie terrestre
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faisait partie des conditions indispensables à l’exercice prioritaire de la religion, instrument du triomphe de la vérité annoncée par les prophètes et de l’accession à l’éternité. Le dogme et la théologie y jouent un rôle majeur. Foi révélée, à l’instar du judaïsme, le christianisme excluait les dieux des autres nations définis plus tard comme «païens», c’est-à-dire propres aux gens du pagus opposé au chef-lieu de la cité. Lié à l’Orient, il n’a rien de commun avec les cultes orientaux. Ceux-ci, qualifiés à tort de «religions orientales» s’il s’agit de traits religieux spécifiques et unifiés tenant à leur origine géographique, présentaient une grande diversité et avaient évolué en se transportant en Occident, c’est-à-dire en Afrique, en Espagne, en Gaule et Germanie, en Illyricum, en Dacie. Hellénisés plus ou moins profondément et précocement, ils avaient été pour une part peu à peu intégrés aux panthéons romains. Cybèle, Isis recevaient un culte officiel à Rome et dans les cités romaines. Qualifiés par les Romains eux-mêmes de religion étrangère et de superstition (ils étaient considérés comme contraires à la vraie religion qui consiste à garder la distance juste avec les dieux), ils offraient chacun des croyances et des cérémonies originales. Les initiations ou «mystères», les conceptions variées du salut, sans commune mesure avec le salut chrétien, attiraient les dévots pour des motifs différents dont la compatibilité avec les autres cultes publics n’était pas le moindre. Jamais associés aux religions locales d’Occident, ces cultes s’agrégèrent sans difficulté majeure à la religion romaine en particulier dans le contexte des fêtes du culte impérial, y compris celui de Mithra, d’origine iranienne puis hellénisé, exempt de prétentions universalistes. Le succès des cultes orientaux dans les provinces occidentales fut très inégal et en grande partie postérieur à 150 apr. J.-C. Sans proposer un inventaire systématique, on peut rappeler que le taux des dédicaces à Cybèle et Isis présente un contraste important en Hispanie et sur le limes Rhéno-danubien, où la diffusion fut assez faible, et en Gaule, où elle s’avéra forte. Jupiter Dolichenus et Mithra, peu attestés comparativement en Afrique, passent pour avoir connu leur plus grande diffusion dans les régions militaires. Malgré des adeptes dans l’armée, ce n’étaient pas des dieux militaires. Les cérémonies mettaient l’accent sur la discipline et
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sur la maîtrise des forces sauvages, mais elles s’adressaient à toutes les catégories de la population. Les individus en service et en déplacement semblent avoir recouru plus que d’autres à ces divinités qui incarnaient la souveraineté. La destruction de tous les sanctuaires dolichéniens du Rhin et du Danube par Maximin le Thrace montre que les Sévères l’avaient sans doute soutenu, mais qu’il n’était pas particulièrement lié aux soldats. Les empereurs assumaient pleinement leurs fonctions de garants d’un rassemblement religieux autour des puissances protectrices de l’empire; y étaient conviées toutes les divinités pourvu qu’elles fussent de bonne volonté. R. Mac Mullen a recensé 125 dévotions à des divinités orientales au CIL XIII (Gaules et Germanies). Il a inventorié 44 dédicants pour Cybèle dont 24 femmes et 81 pour Mithra, Isis et Jupiter Dolichenus, dont une femme. Il suggère que les expressions épigraphiques, privilégiées par certaines catégories, dont les militaires, déforment la réalité et suppose qu’en Gaule et en Germanie la présence de femmes immigrées était proportionnellement minime. En outre, le succès de Mithra semble relatif si on compare statistiquement ce culte et les autres. Il convient d’insister sur le fait que les sanctuaires du «tauroctone» (celui qui a tué le taureau), enterrés, favorisaient les reconstitutions romantiques et les travestissements au nom de la superstition et de l’excès d’émotion. Les adhésions, strictement masculines, furent sans doute plus limitées que ne le pensait F. Cumont et le caractère secret de certaines initiations et cérémonies satisfaisait à la fois l’esprit communautaire et l’exigence de contacts personnels des dévots avec la divinité. Autant que sur le nombre de participants, l’influence d’une chapelle reposait sur la liberté religieuse et sur le rang social des fidèles. Certaines fêtes exigeaient, à la manière grecque, l’affluence populaire, d’autres se contentaient des initiés ou des magistrats. Bien que le christianisme ait été étranger aux religions polythéistes et «orientales» et ait rompu avec le judaïsme, son histoire impériale et occidentale se conjugua au rythme de l’histoire religieuse des provinces romaines.
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b. Intégration et persécution du christianisme Au témoignage d’Irénée, le successeur de Pothin au poste d’évêque de la communauté de Lyon, le 1er août 177, dans le cadre des fêtes du culte impérial au Confluent, Sanctus, Blandine et le vieil évêque Pothin lui-même furent livrés aux bêtes après que Marc Aurèle eut donné l’ordre au légat gouverneur de relâcher les renégats et de condamner les récalcitrants à la peine capitale. La mémoire chrétienne a magnifié le comportement de ceux qui sont morts au nom de leur foi et a volontiers mis l’accent sur les agressions et les violences dont les chrétiens auraient été régulièrement les victimes depuis Néron. Les témoignages utilisables sont peu nombreux et laconiques quand ils ne recherchent pas l’édification ou le dénigrement. L’histoire de la diffusion du christianisme court en permanence le risque de la déformation, qu’il s’agisse d’apologie ou de scepticisme. Cependant, les efforts des penseurs et du clergé manifestent une volonté continuelle d’adapter l’enseignement et le langage des chrétiens au monde de la cité. Il n’était pas nécessaire que les communautés aient été nombreuses pour attirer l’attention. Il paraît démontré que les autorités réagissaient seulement lorsque les plaintes et la colère des adversaires ou des mécontents en mal de responsables montaient et risquaient d’engendrer des troubles. Les poursuites systématiques et généralisées ne sont pas constatées, ni évoquées. Il n’y eut pas non plus d’édit spécialisé. Quand le Carthaginois Tertullien s’insurge contre les procédures employées pour condamner les chrétiens et réprouve les méthodes arrêtées par Trajan dans sa lettre à Pline le Jeune, il se place en dehors de la réalité pour mieux convaincre. Inversement, le choix des réunions nocturnes pour célébrer le culte du Christ traduisait la volonté des adeptes de ne pas heurter de front l’opinion et l’autorité politique. C’est à partir du IIe siècle que s’affirment des communautés de mieux en mieux organisées autour d’une hiérarchie pastorale. On a tendance à faire crédit à Origène quand il indique que les chrétiens de la période postérieure aux Sévères ne formaient qu’une modeste proportion de la population de l’Empire. L’estimation ignore les disparités locales.
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Les inscriptions des catacombes prouvent que les communautés romaines étaient à cette époque parmi les plus nombreuses, sans permettre de fixer une proportion qui restait sûrement inférieure à 10 % de la population de la capitale. L’Orient, plus précocement touché, abritait aussi des communautés déjà anciennes dans un grand nombre de cités. L’Occident, en dehors de l’Afrique riche de 70 évêques dès le début du IIIe siècle, ne comptait que médiocrement. L’Hispanie du temps de Cyprien réunissait 36 évêques alors qu’elle possédait au moins 400 cités. Il ne fait pas de doute que les communautés juives ont été des relais essentiels dans l’expansion chrétienne au Ier siècle et au début du IIe siècle. Ce fait rend compte, en même temps que les origines juives de la religion chrétienne, de ce que les Romains aient longtemps confondu les deux communautés et aient reporté sur les chrétiens les préventions dont témoigne Tacite à l’égard des Juifs au livre V des Histoires. Le rôle des esclaves, ferments de l’expansion d’une doctrine qui prêchait l’égalité, fut très faible dans la phase d’émergence et de structuration des communautés. Les sources témoignent d’une extension à toutes les couches de la société sans qu’une catégorie puisse être privilégiée ou exclue. On a montré que l’intégration des chrétiens passait aussi par le succès de la nouvelle religion dans les classes dirigeantes et l’on sait que l’entourage de Septime Sévère comprenait des chrétiens. Enfin, les milieux hellénisés, judaïques ou non, ont pris une part non négligeable à la propagation de la nouvelle foi. A Lyon, la petite communauté dont parle Irénée, originaire de Smyrne, était à dominante grecque, mais il est hasardeux de voir là l’influence de commerçants installés pour leurs affaires. A Carthage, les immigrants orientaux hellénophones ont été un vecteur principal à l’origine. L’expansion en Occident s’est faite aussi à partir de l’Afrique et de Rome, mais les cheminements suivis par les diverses communautés provinciales restent indéchiffrables dans le détail. Il est vrai que les problèmes se sont compliqués de la question de savoir si c’est sous une forme hérétique ou orthodoxe que le premier christianisme s’est implanté suivant les lieux. Quoi qu’il en soit, il est peu vraisemblable qu’il faille établir un rapport de cause à effet avec le comportement ultérieur de certaines communautés.
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C’est davantage à cause de ses liens avec l’Orient et de son développement précoce que l’Église africaine a été mêlée aux controverses et aux hérésies dans une région marquée, nous l’avons vu, par la confluence de courants culturels multiples. Les témoignages et la figure de Tertullien hypothèquent en partie l’histoire du christianisme africain; il fut le premier écrivain chrétien de langue latine. Il était né païen, avait acquis une solide culture latine et une formation de juriste. Polémiste de talent, il écrivit entre 197 et 222 une œuvre importante dont on ne sait pas à qui elle s’adressait, car ses fonctions dans l’Église demeurent disputées. Il serait étonnant qu’il n’ait pas été pasteur d’une communauté. Rigoriste hostile aux compromissions avec l’empire persécuteur, il s’attaqua à l’hérésie avant de verser lui-même dans le montanisme puis de se forger une doctrine très personnelle, le «tertullianisme». Malgré cela, son apport intellectuel est jugé essentiel et il a contribué à créer le latin théologique. Cyprien le reconnut comme un maître. Il fut aussi tout simplement un écrivain latin qui, dans la tradition d’Apulée, sut se fabriquer un style. Le christianisme, malgré des persécutions et des divisions doctrinales, s’inscrivait peu à peu dans les cités du monde romain, y compris occidental. Son histoire, il est vrai insuffisamment conservée en Occident, ne fut pas étrangère au mouvement lent qui actionnait dans chaque cité provinciale un processus d’acculturations et d’interactions solidaire d’une autonomie de fait consentie par l’autorité centrale. La paix, les échanges, l’intégration politique enclenchèrent partout, suivant des rythmes originaux, un mécanisme de transformation culturelle capable d’imbriquer des traditions, des croyances, des modes de raisonnement a priori hétérogènes. Les langages, les pratiques, les institutions et les panthéons s’adaptèrent. L’idéal politique et culturel, relayé par les cités et leurs notables, partagé par les gouverneurs et les fonctionnaires, diffusé par le latin et la rhétorique, imposait lentement Rome comme la référence commune, comme le lieu symbolique de la romanitas. L’Empire était devenu riche de ses provinciaux. Le domaine religieux constitue, on l’a vu, l’observatoire le plus favorable avec les états civils pour tenter d’approcher les mutations identitaires et les phénomènes d’intégration. Il amplifie cependant les données et
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met en exergue les éléments les plus dynamiques des cités, ceux qui cherchaient une assise à l’affirmation d’un pouvoir naissant. Il renforce le caractère «conformiste» des échanges sociaux et de leurs expressions culturelles. Quant aux inscriptions et aux monuments figurés, en l’absence de statistiques sur leur production et sur les commanditaires, ils ne résolvent pas la question de savoir qui recourait à eux et qui s’en abstenait. Ce sont les enjeux de pouvoir et les mutations qui les accompagnaient qu’on peut saisir en priorité. Un grand nombre des habitants des cités provinciales échappe à la sagacité des investigations qui ne cessent pourtant de se développer. Une tendance se dessine toutefois qui ouvre la voie à de nouvelles explorations concernant les rapports entre Rome et les secteurs provinciaux: à un système bipolaire impliquant des indigènes et des Romains se substitue prudemment une approche «multipolaire» supportant de nombreuses nuances selon les provinces. Commencé sous le signe de la soumission militaire, le contrôle romain sur les territoires de l’Empire n’aurait eu aucune chance d’être efficace s’il s’était fondé sur la violence et la contrainte continuelles. Même sélective, c’est-àdire réservée aux élites, l’autonomie constitua une donnée essentielle du gouvernement des sujets. Les conséquences n’en furent pas négligeables. Par ce biais, la diversité profonde des cultures et des sociétés de l’Occident s’exprima de manière d’autant moins uniforme que l’histoire et les traditions n’étaient pas absentes des mutations décelables dans les écrits, les arts, les architectures, la culture matérielle, les pratiques religieuses. Aucun rythme ne fut imposé. La circulation et les échanges amplifièrent et nuancèrent les manifestations locales. La recherche de la paix assortie de la volonté de la monarchie de garantir la sécurité des citoyens et de poursuivre l’œuvre d’expansion séculaire interdisait pourtant de traiter à la légère le problème de la guerre et du soldat. La question de l’intégration de l’armée impériale allait de pair avec la bonne marche de l’Empire.
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L’empire, attaché à conquérir de nouveaux territoires et à contrôler les voisins et les provinciaux jugés peu sûrs, avait arrêté les moyens présumés efficaces de se défendre et de se protéger. La monarchie augustéenne, née de la guerre civile, réserva le monopole militaire à l’empereur qui recevait, chaque année au début du mois de janvier, le serment des armées en sa qualité de garant de la res publica. Le soldat, instrument de la domination de Rome et de la sécurité des citoyens, attendait des égards et des faveurs à la mesure de son utilité. Les civils redoutaient les excès de milices mal entretenues et conscientes de leur impunité. Une manière de faire face à l’accumulation des risques avait consisté à dissocier les unités, devenues permanentes et professionnalisées, et à les répartir entre le centre et la périphérie. A Rome et en Italie, la garde impériale, nouvellement créée (les prétoriens, les cavaliers de l’Auguste devenus sous Trajan les equites singulares), et la police de la Ville (les cohortes urbaines et les cohortes de vigiles) étaient censées suffire à la protection rapprochée du prince tout en ménageant les susceptibilités des citoyens. Dans les provinces menacées ou mal pacifiées, les légions et les auxiliaires étaient dispersés inégalement. Les concentrations les plus importantes reflétaient les préoccupations prioritaires des stratèges romains; elles étaient appelées à se modifier à tout moment si la situation aux frontières l’exigeait. Comme on l’a vu1, l’Empire romain d’Auguste ne se connaissait pas d’égal et gardait confiance, malgré l’adversité, dans sa capacité à faire face et à se réformer. La cohérence équilibrée du système conditionnait presque tout le reste. L’autorité et la stabilité du pouvoir impérial dépendaient de la bonne volonté d’armées éloignées et auto1. Voir chapitre 2, p. 86-87.
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nomes qu’il était toujours possible d’opposer entre elles, mais au prix de dommages imprévisibles pour les civils. La défense du territoire reposait sur les épaules de ceux qui étaient en même temps les «gendarmes» des provinces: les choix pouvaient s’avérer particulièrement douloureux en certaines circonstances. Le soldat était entraîné et préparé pour faire la guerre et assurer la continuité des armées; on n’attendait pas de lui qu’il produisît sa nourriture ni d’autres richesses. Les légions n’étaient pas davantage des entreprises au service de la société civile. Le budget militaire mobilisait une part importante des ressources, mais il supposait une rentrée régulière de l’impôt mal supporté par les provinciaux. Le métier militaire devait être attrayant pour que le niveau de recrutement fût acceptable; le recours au volontariat donnait des soldats courageux, mais parfois peu disciplinés et durs pour les civils. Le prestige du pouvoir impérial reposait en grande partie sur son armée. Au sortir des guerres civiles, Auguste avait conscience plus que quiconque de la nécessité d’intégrer celle-ci à l’Empire. La réforme du temps de service, l’institution des primes de retraite en argent ou en terre pour les vétérans, la mise en place d’une carrière mieux structurée allaient dans ce sens. Tibère, peut-être plus sensible qu’aucun autre aux dangers inhérents au métier d’empereur, le comparait à l’exercice qui consisterait à vouloir «tenir le loup par les oreilles2». L’armée venait en bonne place parmi les loups qu’il craignait. «Le soldat n’est pas redoutable s’il est habillé, équipé, chaussé, s’il a le ventre plein et quelques pièces dans sa bourse», disait Sévère Alexandre d’après l’auteur de l’Histoire Auguste3. Est-ce à dire que le Haut-Empire n’a été qu’une période de lente décadence pour une armée autrefois conquérante qui aurait en quelque sorte perdu son âme en se professionnalisant avant de se «barbariser», tandis que les empereurs n’avaient d’autres soucis que de préserver leur monopole, de la choyer et la laisser faire pour éviter les révoltes? Dans le même temps, principal appui d’un pouvoir monarchique et arbitraire, le soldat aurait-il réussi à échapper progressivement à la loi de la cité (res publica) et à imposer 2. Suétone, Tib., 25, 1. 3. Vit. Alex., 52, 3.
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sa force, au point que les Sévères, issus de la guerre civile, n’auraient eu d’autre but que de soumettre l’Empire et les provinciaux à un régime strictement militaire où tout était pensé en fonction des armées? A la veille de la crise politique du IIIe siècle, indisciplinée et mal préparée, n’était-elle plus qu’un parti sans unité, imprévisible et instable, coupé de la société civile et sans égards pour elle? Divisée en garnisons provinciales, repliées sur elles-mêmes et seulement soucieuses de leurs intérêts immédiats, l’armée impériale avait-elle failli à sa mission, emportant dans son sillage le système qui avait fait la domination romaine et l’Empire? Ces questions contrastent avec les remarques précédentes et rappellent que les sources d’inspiration sénatoriale et civile renvoient une image surtout négative de ceux qui étaient dotés du pouvoir de tuer et de déchaîner la violence. Mais, face à ces témoignages, en grande partie dus aux préjugés et à l’expérience individuelle des auteurs, le travail critique des historiens implique désormais une manière moins dramatique d’aborder les questions. La dimension du problème militaire était triple: guerrière, politique et sociale. Chaque niveau était à la fois autonome et solidaire par rapport aux autres et se conjuguait dans les armées provinciales dont le Haut-Empire marque l’affirmation. De ce point de vue, l’Occident pesait beaucoup plus fortement que l’Orient. La Germanie fut le «fer de lance» du dispositif impérial au Ier siècle. Les provinces danubiennes prirent le relais à partir de la guerre dacique. Sous les Antonins et les Sévères, de l’Écosse aux Carpathes, près de 180 000 hommes étaient cantonnés le long de la frontière, soit au moins la moitié de l’ensemble. En Hispanie et en Afrique du Nord, deux armées, centrées autour de la légion VIIe Gemina et de la légion IIIe Augusta, complétaient les effectifs. La Maurétanie Tingitane n’hébergeait que des unités auxiliaires. Les phases et les péripéties de la conquête et leur interprétation actuelle ayant déjà été examinées (voir chapitre 2), il s’agit de comprendre comment l’armée s’est insérée dans les provinces aux différents niveaux. Les camps, leur environnement, l’originalité des frontières constituent un premier volet d’où l’on exclura la colonisation déjà abordée ailleurs; le statut du métier militaire, son attrait pour les provinciaux, les conditions du recrutement, la place sociale
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du vétéran représentent le deuxième; l’attention portée par les autorités impériales au problème du bien-être du soldat et à son entretien forment le dernier.
L’émergence des zones militaires Le Haut-Empire a multiplié les installations militaires durables, a généralisé l’édification de structures fortifiées en pierre. Des agglomérations originales se sont constituées, dont l’insertion dans le territoire provincial posait des problèmes pratiques et juridiques et revêtait des caractères variés selon les contextes et les circonstances. Des équilibres militaires naquirent qui définissaient une situation perçue comme acceptable à moyen terme du point de vue de Rome. Les murs bretons ou le mur rhétique ont longtemps symbolisé, avec le fossatum africain, ce que l’on a coutume d’appeler le «limes» associé pour beaucoup à une stratégie défensive adoptée par une puissance repliée sur elle-même et incapable de suivre les glorieux exemples du passé. L’armée permanente n’était cependant pas synonyme d’armée immobile, et les espaces militaires provinciaux se sont dessinés sans jamais se figer complètement. Armées et équilibres provinciaux D’Auguste à la mort de Sévère Alexandre, le système des garnisons stables a représenté, on l’a vu (chapitre 2), un principe compatible avec des déplacements et des recompositions presque ininterrompus dans les secteurs les plus exposés aux attaques. Une hiérarchisation régionale s’est opérée; des images provinciales se sont fait jour, façonnées par l’expérience et les rapports des gouverneurs, des officiers et des généraux: elles combinaient une appréciation des dangers et de leur gravité, une évaluation des qualités morales et de la fidélité des unités, un inventaire des tâches indispensables qui incluaient la surveillance et le maintien de la sécurité intérieure. Le nombre des légions et des corps auxiliaires en dépendait.
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a. Un symbole: les garnisons hispaniques et gauloises L’effort consenti par Auguste pour achever la pacification de la péninsule Ibérique avait entraîné une forte concentration de troupes dans le Nord-Ouest. A la mort du premier empereur, trois légions (la IVe, la VIe et la Xe) composaient l’ossature d’une armée relativement nombreuse dont les unités auxiliaires demeurent mal identifiées. Tournée contre les Astures et les Cantabres au départ, elle n’entrait pas a priori dans un programme de nouvelle conquête. Sa présence soulignait la lenteur et les difficultés de la pacification complète, la prise en charge directe de l’administration provinciale par l’empereur; elle visait à assurer la fourniture de recrues et la transition contrôlée vers une organisation poliade de populations montagnardes récemment soumises. Elle comblait enfin un vide militaire entre les Gaules et l’Afrique. De Tibère à la réorganisation de Vespasien, l’armée hispanique entra dans un cycle de rééquilibrage des armées régionales consécutif aux entreprises de Caligula, Claude et Néron. L’invasion de la Bretagne avait obligé à prélever des unités sur le Rhin; les manques furent en partie comblés par l’armée d’Hispanie. Au même moment, il semble que l’intégration de la Maurétanie accentua la recomposition des garnisons auxiliaires. Néron prolongea cette politique en transférant la Xe légion à Carnuntum en Pannonie à partir de 63. Les événements de 68, caractérisés par le rôle central de la péninsule Ibérique derrière Galba, précipitèrent la réduction définitive de l’armée hispanique autour d’une seule légion, en l’occurrence la légion VIIe Gemina, flanquée de 5 corps auxiliaires, dont une aile, pour un effectif probable de 8 000 hommes en moyenne. La proportion observée entre légion, aile et cohortes différait légèrement de la précédente puisque, selon Suétone, il y avait deux ailes au lieu d’une seule en 68. Il est vrai que la Maurétanie Tingitane reçut vers 75 des auxiliaires autrefois cantonnés en Hispanie. On note, à la faveur de cette réorganisation, que les légions représentaient l’élément dominant, ce qui ne veut pas dire qu’elles avaient une souveraineté territoriale définie par l’exercice d’une autorité quelconque sur des troupes auxiliaires subordonnées selon une proportion calculée. Les dosages avaient seulement une
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valeur tactique et stratégique suivant le degré du danger supposé. Les ailes et les cohortes étaient beaucoup plus mobiles que les légions à l’époque julio-claudienne, et la mise sur pied de nouvelles unités de ce type était assez fréquente. Contrôlant les régions montagneuses et minières du NordOuest, l’armée hispanique reflétait l’imbrication étroite des rôles des armées provinciales et leur solidarité avec le système d’organisation administrative qu’était l’Empire. L’évolution des garnisons gauloises entre Auguste et la mort de Domitien apporte un éclairage complémentaire. Il ne fait aucun doute que le gros des troupes avait été massé sur le Rhin en fonction d’une stratégie très offensive dans un premier temps, plus modérée ensuite, de façon à préserver l’équilibre intérieur des provinces gallo-romaines. M. Reddé a en effet pu mettre en valeur récemment l’existence de garnisons intérieures tout au long du Ier siècle. Celle d’Aulnay (Saintonge) se situe sous Tibère et semble avoir duré dix ans. A Arlaines (près de Soissons), l’occupation s’étendit peutêtre de Tibère à Domitien. Le camp de Mirebeau (Côted’Or), désormais bien identifié et situé à la lisière du territoire des Lingons, abrita la VIIIe légion sous les Flaviens, avant son transfert à Argentorate (Strasbourg), sous Domitien, précédé d’une participation à la guerre en Germanie supérieure contre les Chattes. Le dispositif militaire était conçu pour accompagner la pacification provinciale en totalité; il n’était pas seulement destiné aux peuples extérieurs à l’Empire. La découverte d’un camp de la période sévérienne à Saint-Bertrand-de-Comminges (D. Schaad) conforte l’idée d’une nécessaire dissociation entre armée et ligne-frontière. D’ailleurs, la Bretagne soumise offre une image très semblable. Les camps légionnaires avaient été fixés loin de la zone des murs. Deva (Chester), Isca (Caerleon), Eburacum (York) occupaient des positions assurant le contrôle de la province insulaire en totalité. Rien ne trahit une volonté de poussée en avant, ni de concentration exclusive sur la frontière. La Dalmatie du Ier siècle exprime aussi à sa manière la diversité des adaptations aussi graduelles que guidées par les événements, ce qu’illustrent les armées du Rhin et du Danube réorganisées au IIe siècle.
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b. Adaptations et nouveautés au IIe et au IIIe siècle La documentation atteste l’importance accrue des unités auxiliaires dans les armées provinciales des Germanies et des régions danubiennes, ce qui, comme en Bretagne, indique que l’activité guerrière était censée y être soutenue. Les fleuves et la nature des terres limitrophes entraient en ligne de compte dans la répartition des unités. Quand les installations de Germanie supérieure migrèrent sur le Neckar sous Domitien, puis encore au-delà sous Antonin, les camps légionnaires ne constituèrent qu’une deuxième ligne derrière le mur et les forts auxiliaires. Strasbourg, on l’a dit, avait reçu la VIIIe légion alors que Vindonissa (Windisch) avait été abandonnée au début du règne de Trajan dans le cadre de la conquête de la Dacie. Les ailes et les cohortes occupaient les positions les plus avancées. La surveillance sur place et l’adaptation des formes d’intervention évitant de mobiliser systématiquement tous les effectifs disponibles avaient constitué la réponse romaine aux situations existant en Germanie et au-delà du Danube. Le fleuve lui-même longeant la Pannonie, la Mésie et la Dacie était sillonné par des flottes permanentes au moins depuis Vespasien. L’armée de Dacie développa au cours du IIe siècle un schéma renouvelé d’organisation tactique où la légion n’avait plus militairement le rôle exclusif, tout en conservant le pouvoir central de décision et de coordination. Les adversaires n’y avaient pas la même stabilité qu’ailleurs et l’État-major évita une forte concentration d’unités à la différence de ce qui s’était passé en Germanie au Ier siècle. Il s’agissait dans les secteurs danubiens d’assurer une large couverture et de renforcer temporairement les points qui le réclamaient. D’une façon générale, les armées provinciales évoluèrent dans deux directions sur le plan tactique et le «limes» rhéno-danubien fut un des théâtres d’expérimentation les plus actifs. Dès le Ier siècle, les vexillations et les unités désignées sous le nom vague de numerus furent utilisées au cours de campagnes. Elles acquirent une importance nouvelle à partir de Trajan. Composées d’un détachement homogène prélevé sur une légion ou de la réunion de fractions de corps de troupe rassemblés pour les besoins d’une opération
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particulière, les vexillations permettaient, s’il en était besoin, de rompre avec l’ordre de bataille traditionnel, ménageaient les forces et apportaient de la souplesse manœuvrière. Elles mêlaient sûrement cavalerie et infanterie, mais elles n’expliquent pas la création postérieure des unités montées ou mixtes de ce nom dont l’histoire est plus complexe et qui n’ont en commun avec ces vexillations que la bannière (vexillum) sous laquelle les hommes se regroupaient. Le numerus, au sens le plus élémentaire, était simplement une «unité», c’est-à-dire une troupe définissable par ses effectifs. Peu à peu, au cours du IIe siècle, le mot a pris un sens technique pour désigner des unités de renfort, d’existence durable, autres que les unités ordinaires, légion, aile ou cohorte. L’exercitus romain les avait utilisées très tôt, à l’exemple des Gésates (nom lié à leur armement) des Rhètes de l’inscription de Saintes. Recrutées de plus en plus chez des étrangers à l’Empire, elles étaient sous cette appellation associées tactiquement à l’armée provinciale. L’esprit qui prévalait dans l’organisation de l’armée augustéenne, à savoir la solidarité entre unité, statut juridique et utilisation tactique, avait tendance à les maintenir dans une position marginale. La coïncidence accrue entre numerus et unité régulièrement identifiée devenait le signe d’une intégration qui n’était plus seulement d’ordre guerrier. Le pouvoir romain utilisait aussi l’institution militaire comme facteur de romanisation et d’expansion de la romanité, selon les recettes éprouvées depuis la République. Les garnisons africaines montrent qu’elles participèrent pleinement aux évolutions de la politique impériale. c. L’Afrique sans particularisme Semblable à l’Orient par le désert la bordant au sud, l’Afrique du Nord offrait, on le sait, une frontière très étendue. Pourtant, on se plaît à souligner la relative faiblessse des effectifs engagés dans les différentes armées provinciales affectées à son territoire après Auguste et plus encore après Trajan (mais on fit parfois appel à des renforts extérieurs), comme si le pouvoir central n’avait pas redouté de graves bouleversements. Malgré de nombreux travaux, les approches du problème militaire restent marquées, sauf
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exceptions, par des études ponctuelles, dont le lien avec les orientations générales des recherches n’est pas toujours perceptible, ou par des interprétations qui ne parviennent pas à dégager des perspectives nouvelles. Le problème africain n’est pas toujours suffisamment inscrit dans un ensemble romain qui en ferait mieux apparaître les traits en commun avec les autres secteurs provinciaux et les adaptations locales. La répartition des unités s’est opérée lentement et a subi des changements fréquents. Les prospections permettent de réviser les identifications antérieures des sites considérés comme militaires et d’apporter de nouveaux relevés topographiques. Dès la mort d’Auguste, le pivot de l’organisation de l’armée d’Afrique était la IIIe légion Auguste, cantonnée à Haïdra (Ammaedara). Sous Vespasien, elle se déplaça à Theveste, 35 km à l’ouest, puis entre 115 et 120 à Lambèse au pied de l’Aurès, en Numidie, selon une disposition connue ailleurs. La migration eut des motifs militaires; elle accompagna la pacification, et la stabilisation au nord de l’Aurès rentre dans un schéma provincial observable en Hispanie ou en Bretagne. Les auxiliaires formaient au IIe siècle un noyau central autour du massif de l’Aurès et du camp de la légion; des détachements ou des numeri occupaient des avant-postes en bordure du désert méridional y compris en Tripolitaine occidentale et méridionale. L’Afrique Proconsulaire proprement dite n’était pas «inerme». La cohorte urbaine de Carthage et des unités auxiliaires telles que l’aile Siliana jusque sous Néron et la Ire cohorte Flavienne d’Afri au IIe siècle confirment qu’à l’instar de l’Asie les grands gouvernements consulaires n’étaient pas privés de tout commandement militaire. Enfin, on sait désormais qu’un poste de soldats de la légion et de la IIe cohorte Flavienne protégeait les carrières du marbre numidique de Simitthus (Chemtou) entre le règne de Néron et la période des Sévères. En Numidie, les variations chiffrées oscillent entre 4 et 12 unités auxiliaires, dont un grand nombre de cavaliers. Au IIe et au IIIe siècle, les effectifs auxiliaires doublaient ceux de la légion ou atteignaient même entre 55 et 60 % du total. L’histoire disputée de la Maurétanie Césarienne rend délicates les évaluations et les bilans. Province procuratorienne, elle n’hébergeait ordinairement que des corps de troupe auxiliaires à l’image de la Maurétanie Tingitane. Il est vrai-
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semblable que l’ensemble des garnisons stables n’y a jamais excédé 9 000 à 10 000 hommes; un diplôme militaire de 107 enregistre 3 ailes et 10 cohortes, ce qui correspond théoriquement à 7 000 hommes. En Maurétanie Tingitane, en 157, 5 ailes et 11 cohortes sont recensées pour un total d’environ 9 500 hommes. R. Rebuffat a montré que la répartition de ces unités était régulière sur l’ensemble du territoire provincial et qu’il fallait renoncer à l’idée d’une forte concentration autour de Volubilis. Le tour d’horizon trop rapide que nous venons d’effectuer suggère une grande souplesse et une adaptation incessante aux situations provinciales fluctuantes dans un contexte de pacification et d’intégration continuelles. L’image d’une armée tournée résolument vers un ennemi extérieur ne semble pas la plus appropriée. La leçon augustéenne sur le nécessaire équilibre entre l’effort militaire à consentir et le maintien de la concorde intérieure éclaire plus justement, semblet-il, les orientations d’une politique élaborée en fonction du terrain et des réalités locales. Camps et territoires militaires L’armée provinciale permanente a engendré des lieux de garnison stables, où se rassemblaient commodément les forces en service, les camps ou castra. Ils étaient distincts des forts ou postes fortifiés destinés à contrôler les mouvements et les populations d’une zone limitrophe dont le but était directement militaire et policier. Ils étaient les héritiers des camps de campagne que les armées installaient régulièrement en phase de conquête, parfois pour un temps relativement bref. L’institution militaire s’est donc ancrée physiquement dans la province et cette installation a réclamé des solutions juridiques dont on débat. La question sous-jacente aux discussions est celle des relations entre l’armée et les collectivités civiles. a. Forteresses légionnaires et auxiliaires Ce n’est que progressivement que les camps permanents acquirent une certaine homogénéité. La Germanie et la Bre-
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tagne, riches en vestiges, grâce à des fouilles exemplaires, fournissent un canevas de l’évolution au cours du Ier siècle apr. J.-C. La forteresse d’une légion était établie en fonction d’une situation commandée par les axes de circulation et la couverture la plus large possible d’un territoire. L’existence de zones dangereuses (les montagnes) et de liaisons avec des centres jugés vitaux ou d’intérêt général (domaine public, centres administratifs) avait un rôle déterminant. Le site n’était donc pas défensif (à la différence de celui d’un camp de campagne) et devait seulement assurer un minimum de sécurité en évitant les attaques surprises. L’idéal, fréquemment réalisé, était une éminence peu marquée sur un terrain dégagé, soit un bassin, soit un plateau en légère déclivité favorisant le drainage, à proximité de sources et, si possible, d’un cours d’eau. La dimension moyenne était de 20 ha (500 m×400 m) pour une seule légion. Les exemples connus vont, sauf exception, de 18 à 25 ha: Bonn en Germanie inférieure avec 27 ha est parmi les plus grands; León en Hispanie et Caerleon au Pays de Galles avaient environ 20 ha, tout comme Lauriacum (Lorch) dans le Norique. Lambèse mesurait 21 ha et Mirebeau est estimé à 22 ha. Toutefois, on construisit sous Auguste et Tibère des camps doubles (Mayence, Vetera qui couvrait 50 ha) ou des camps prévus pour une légion et une unité auxiliaire à la manière des camps de campagne (Neuss, d’une superficie de près de 30 ha). La terre et le bois furent utilisés systématiquement jusqu’à l’époque de Claude et en Bretagne jusqu’au début du IIe siècle. A Mayence, on rebâtit la forteresse en pierre sous Claude, à Vetera, l’une sous Claude, l’autre sous Néron, à Vindonissa en 45, et Strasbourg dut attendre l’arrivée de la VIIIe Auguste. Caerleon, créée en bois sur fondations de pierre vers 74-75, s’est peu à peu édifiée en dur, l’essentiel des travaux prenant place sous Antonin le Pieux. Deva, en bois sous les Flaviens, fut construite en pierre au début du IIe siècle. Les forts auxiliaires étaient de dimensions plus réduites. En fonction d’estimations variables, les résultats aboutissent à des écarts assez importants. Le camp le plus simple, celui de la cohorte quingénaire (500 hommes) de fantassins, pouvait avoir de 1 à 2,7 ha. Pour les cohortes montées, la superficie proposée varie entre 1,5 et 3,3 ha et entre
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1,8 et 3,1 ha si le contingent était milliaire (1 000 hommes). Les ailes occupaient, à cause des chevaux, davantage de place: de 2 à 4,3 ha dans le cas d’une unité quingénaire et de 4 à 6 ha s’il s’agissait d’une unité milliaire. Certaines forteresses légionnaires furent réutilisées ensuite au profit d’un corps de troupe auxiliaire: à Sansueña, Rosinos de Vidriales, en Hispanie, la légion X Gemina abandonna, sous Néron, un camp en pierre de 18 ha et fut remplacée, sous les Flaviens, par l’aile II Flavienne, à effectif quingénaire, qui y délimita un fort de 4,7 ha sans réutiliser les remparts existants. La forteresse s’imposait de prime abord par la majesté de sa muraille percée de quatre portes monumentales. Le rempart avait une épaisseur de 3,60 ou 3,70 m à Mirebeau, ce qui semble correspondre à une moyenne de 3,5 à 4 m suivant les camps légionnaires. Les tours des portes sont seules saillantes au Haut-Empire, mais leur hauteur est aussi difficile à déterminer que celle du mur. Les évaluations pour un mur de pierre de camp légionnaire tournent autour de 6 à 7 m. Un chemin de ronde le couronnait et passait au-dessus des portes (le passage mesure près de 9 m répartis entre deux entrées à arcade à la porte orientale ou principalis de Mirebeau) par une galerie à baies unissant les deux tours. Des tours rentrantes, semi-circulaires ou en U, renforçaient intérieurement la muraille précédée, à l’extérieur, d’un muret de terre appuyé contre lui et confectionné avec les déblais du fossé en V. A l’intérieur, un espace était laissé libre entre le mur et les casernements, l’intervallum, dont la fonction était de faciliter la défense du fort. Le plan était organisé autour des voies: la principalis de direction est-ouest, située au nord des principia, unissait deux portes monumentales; la quintana, au sud, lui était parallèle et débouchait sur l’intervallum et le mur aveugle; la prétorienne, du nord au sud, courait de la porte de même nom jusqu’aux principia; la décumane la prolongeait au-delà vers le sud et la quatrième porte. La partie en avant des principia s’appelait la praetentura, celle qui se situait en arrière, la retentura. Les principia, au croisement de la voie prétorienne et de la voie principalis, jouaient le rôle de place publique bordée par la chapelle des enseignes – et des images impériales – placées sous la protection des dieux, et les constructions attenantes, dont une avant-salle ou basilique judiciaire. Immé-
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diatement après venait le prétoire, la résidence du légat commandant de la légion, de rang sénatorial. Des constructions collectives complétaient l’ordonnancement: la basilique lieu d’exercice (basilica exercitatoria), la fabrica ou atelier de réparation, l’hôpital (valetudinarium), les thermes, les greniers (horrea). Les officiers étaient logés dans des bâtisses spécialement prévues pour eux. Les tentes des camps de campagne avaient été remplacées par des baraquements accolés deux à deux. Chaque casernement logeait une centurie à raison de 6 à 8 hommes par chambrée; celle-ci était en outre flanquée d’une pièce commune. A la tête du bâtiment, séparé ou solidaire, se trouvait le logement des centurions. A l’extérieur, le terrain de parade servait aux revues et cérémonies officielles. Un amphithéâtre en pierre fut en outre édifié régulièrement à proximité des forteresses légionnaires à la fin du Ier siècle et au IIe siècle. L’implantation d’un camp de légion revenait à créer une agglomération de 5 000 à 5 500 habitants; celle d’un camp d’unité milliaire, un centre de 850 à 900 citadins; celle d’un corps de troupe quingénaire, un village de 450 à 480 résidents. Un chef-lieu de cité municipale ordinaire n’excédait guère 1 500 à 2 000 personnes en moyenne et le moindre fort auxiliaire était aisément comparable à un vicus. Cependant, sur le plan politique et juridique, ces castra ne se confondaient pas avec une cité ou ses subdivisions. Ce n’était pas davantage des lieux urbanisés susceptibles de se transformer en ville. Y. Le Bohec a montré que le plan de la colonie de Timgad ne reproduisait pas le plan d’un camp; il a suggéré que l’image recherchée pourrait avoir été le territoire centurié d’une colonie traditionnelle de dimensions réduites. A Vetera, c’est sur un terrain extérieur aux camps précédents que la colonie Ulpia Traiana fut construite. La ville et le camp ne s’épousaient pas, même quand ils se succédaient. Le lien entre les deux était essentiellement symbolique: il évoquait le temps où le légionnaire était un citoyen plus proche du civil que du soldat professionnel. Il n’y eut d’ailleurs qu’un petit nombre de camps à évoluer directement en ville. A l’exemple de Vetera, on peut énumérer quelques sites qui s’urbanisèrent après avoir abrité un camp temporaire: Aoste (Augusta Praetoria), Astorga, Gloucester et Lincoln entrent dans cette catégorie. L’explication tient
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ici à la qualité du site; aucun des établissements recensés n’adopta la structure géométrique du camp. León d’Asturie est le seul témoin incontestable de l’urbanisation sur place d’un camp pluriséculaire. La substitution se fit après le IIIe siècle. Les valeurs de la civilisation urbaine n’étaient pas étrangères à la vie du camp. Les deux institutions répondaient à des buts distincts et obéissaient à des types de relations différents entre les individus et la communauté. La volonté d’isoler en partie le soldat, perceptible dans la conception même du camp, ne signifiait pas sa mise à l’écart. Les rapports entre les armées et l’organisation provinciale n’en ont pas moins soulevé des questions controversées sur la soumission de l’ordre provincial à l’ordre militaire. Les appréciations qu’on pourra émettre dépendent des réponses autorisées par la documentation concernant divers aspects de la condition militaire sous l’Empire. Quel que soit le biais adopté pour aborder le problème, on constate que l’ambivalence des tâches dévolues à «l’armée de métier», héritière de l’armée civique, que la coupure géographique entre les légionnaires et la cité de Rome ont conduit à faire naître un statut nouveau de l’institution militaire et des soldats au fur et à mesure des réglementations et des décisions. Mais l’esprit de cette législation semble indiquer que l’administration n’avait pas visé l’élaboration à tout prix d’un statut spécifique. Les entorses au droit civil révélées par le droit militaire, élaboré par paliers, soulignent le souci de régler les problèmes d’un point de vue pratique, sans les ancrer dans une séparation établie juridiquement entre le soldat et la société, mais en tenant compte de la singularité des fonctions militaires au sein de la communauté impériale. Dans cette perspective et sans confondre les plans (droit militaire privé, administration, pouvoir, relations sociales), l’analyse de l’insertion territoriale des unités militaires a contribué à réorienter la réflexion. Seuls certains points particuliers liés à la condition personnelle du métier militaire ont engendré des codifications étrangères aux règles communes, appliquées il est vrai avec réticence. Pour le reste, les services impériaux se sont efforcés d’adapter les dispositions existantes. Cela conduit à ne pas isoler une souveraineté militaire destinée à subordonner la province à son exercice. La source de l’autorité était la res publica incarnée dans la
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personne impériale, garante de la discipline et des comportements de l’armée. C’est sous cet angle qu’il convient de lire les dossiers des territoires militaires et des prata. b. Canabae, vici et territorium La documentation épigraphique relative aux armées du Rhin et du Danube en particulier livre des informations, peu abondantes mais incontestables, sur l’environnement civil des camps. Le mot de canabae, non attesté littérairement comme l’a rappelé F. Bérard, apparaît en Dacie, en Pannonie inférieure et en Germanie supérieure. Il est distinct de vicus utilisé parfois simultanément. Il n’interfère jamais avec territorium, assez peu usité et non réservé, à l’instar de vicus, aux contextes militaires. A Aquincum, la mention d’un territoire légionnaire datée de Sévère Alexandre est la seule dont on ne puisse douter. Elle concerne la construction d’un balneum (bain) réservé, en conséquence, au personnel militaire. Elle ne se situe pas sur le même plan que les autres occurrences qui relèvent de territoires au voisinage de camps, mais ne les touchent pas directement. Le trait commun serait la définition délimitée de l’exercice d’une juridiction par une autorité quelconque. Le terme canabae n’a pas la même valeur sémantique. Il désigne des baraques de commerçants forains au départ et tend à définir ensuite une agglomération, née de cette pratique, au voisinage d’un camp stabilisé. Il semble que les canabae renvoient uniquement aux camps légionnaires, mais tous les camps légionnaires n’en comportent pas à ce jour. En outre, ce n’est pas avant le IIe siècle que l’acception d’«agglomération légionnaire» est sûre. L’un des problèmes est alors de décider si on peut assimiler ou non vicus et canabae. Toutes les hésitations ne sont pas levées. On ne sait pas s’il faut considérer les canabae comme caractéristiques de quelques secteurs militaires du Danube et dans une moindre mesure de Germanie ou s’il faut les accoler systématiquement au développement des forteresses légionnaires. Le vicus serait-il uniquement l’agglomération civile indigène engendrée par la présence du camp, mais à quelque distance de celui-ci, et faudrait-il isoler des vici militaires liés aux forts auxiliaires pour lesquels ils auraient un rôle semblable à
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celui des canabae dans le cas des légions? La terminologie tend à masquer la question fondamentale qui est celle de l’évolution de ces agglomérations et de leur juridiction. Le caractère lacunaire de la documentation essentiellement épigraphique explique les obscurités source de discussion. Les décalages chronologiques selon les régions ajoutent encore aux incertitudes et à l’impossibilité de proposer une vue d’ensemble. Il n’est pas même acquis que le territoire de légion attesté à Aquincum ait correspondu à une réalité institutionnelle applicable quels que fussent le lieu et l’époque. Il vaut sans doute mieux admettre que les unités militaires n’ont pas reçu un statut précis dans le système territorial provincial et qu’on n’a pas créé de droit spécifique. Certains documents de Carnuntum, par exemple, montrent que le commandement de la légion contrôlait l’installation des civils aux abords immédiats du camp. La présence de citoyens romains résidents (consistentes) et de vétérans suggère que la sélection s’opérait en fonction de la sécurité et d’activités au service de la communauté militaire en priorité. Ce fait n’était pas incompatible avec une municipalisation progressive de l’agglomération, favorisée par l’admission de vétérans de statut romain. Canabae ou vici, les établissements civils qui ont prospéré autour des camps danubiens en particulier ont donné naissance à des cités autonomes, nécessairement indépendantes du commandement militaire. Comme le dit l’inscription de Walheim en Germanie, les camps faisaient partie du «sol de l’empereur», c’est-à-dire des propriétés publiques, et il n’y avait donc pas de souveraineté territoriale du point de vue de l’administration militaire en dehors des terrains et des structures indispensables au fonctionnement quotidien. c. Les prata Ce mot au pluriel est, comme canabae, étroitement associé à l’armée dans l’épigraphie. Il renvoie à des terrains de pacage pour les montures et les animaux de bât. L’expression prata legionis (les prata de la légion) et cohortis (de la cohorte) se rencontre essentiellement en Hispanie à l’époque julio-claudienne et en Dalmatie au Ier siècle. Quelques textes plus tardifs, dont un de Germanie, mentionnent des prata
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contrôlés par l’armée, mais nommés d’après l’empereur ou désignés comme propriété publique. Il s’agit en ce cas d’opérations d’arpentage. Les prata devaient être soigneusement bornés pour éviter usurpations et empiétements de la part des communautés civiles voisines. Les interprétations proposées et discutées ont obéi à la même logique que celle qui sous-tendait les questions précédentes. On a voulu y voir un terme technique sans lien direct avec la réalité qu’il était censé désigner. Aujourd’hui, la confusion entre prata et territoire militaire au sens d’un domaine juridictionnel est abandonnée. De même, l’assimilation entre les prata et un territoire économique destiné à produire sous le contrôle de l’armée et à l’approvisionner ne paraît pas acceptable. La fonction étroitement spécialisée due à la nécessité de nourrir chevaux et mulets et de leur procurer des litières semble la solution préférable et prend place dans un contexte d’intégration progressive d’une armée provinciale permanente. Juridiquement, ces terrains militaires avaient été inclus dans le domaine public dont l’armée avait la jouissance. Ils n’étaient pas obligatoirement d’un seul tenant comme l’a suggéré F. Vittinghoff qui les représente sous forme d’enclaves plus ou moins disséminées suivant les disponibilités. L’armée provinciale fut mise en condition d’accomplir en priorité les tâches qui lui incombaient et de s’y préparer. L’occupation militaire et brutale d’une province entièrement soumise à sa volonté ne reflète pas la pratique évoquée par la documentation. Facteur d’intégration, elle devait être intégrée elle-même le plus souplement possible dans le cadre territorial défini. Pour achever de cerner plus complètement les contours d’une armée conçue comme un instrument au service de l’empire et non comme un deuxième pouvoir, il reste à s’intéresser à la notion romaine de la frontière. Frontières: le limes revisité La stratégie impériale romaine a été longtemps décrite comme une stratégie du limes, c’est-à-dire une stratégie défensive visant à fermer progressivement l’accès à l’Empire à un ennemi potentiel par l’installation d’un cordon fortifié
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renforçant ou non un obstacle naturel (un fleuve, le désert). Inaugurée par Vespasien, elle s’imposa avec Hadrien créateur du mur breton et du vallum rhétique et ne fit que s’accentuer4. Le livre de E.N. Luttwak a redonné du lustre à cette vision en introduisant l’idée d’une conception scientifique de la frontière, fondée sur une appréciation militaire des rapports de force et de l’usage de la guerre. La «thèse» a aussi provoqué des réactions nombreuses qui ont conduit à réviser des opinions communément acceptées et à reprendre la définition même de limes. a. Mises au point B. Isaac est un de ceux qui ont contribué à la relecture des documents et ont souligné que les Romains n’avaient jamais associé frontière et limes. Ce terme appartient au langage des arpenteurs (les agrimensores). Il servait à désigner un chemin ou une bande de terrain séparant deux éléments centuriés ou bordant une centurie voisinant avec une portion non centuriée du territoire (subsécive). Dans un contexte militaire, le terme est présent dès la fin de la République. Il n’indique pas à proprement parler une «route», comme le fait observer justement J.-M. Carrié, mais un passage assez large et continu courant en pays hostile, tracé dans la forêt par les armées. Rencontré dès le Haut-Empire au sens de frontière, limes s’oppose à ripa et matérialise la frontière «terrestre» à côté de la frontière «fluviale». L’action d’ouvrir un chemin rapproche ce limes du «passage» précédent. Enfin, on met en exergue le fait que le district frontalier appelé limes dans les documents, notamment à partir du IIIe siècle, n’est pas la zone fortifiée, mais l’ensemble de la province frontière, ce qui éclaire aussi le mot de limitaneus, attesté en 363; il nomme celui qui est aux ordres d’un duc commandant le secteur (dux limitis). Il s’agit donc cette fois d’un territoire provincial appréhendé sous l’angle d’un ressort militaire situé à la périphérie de l’Empire. Le mot limes est impropre parce que la réalité qu’il entend recouvrir ne répond pas à ce que fut l’organisation des frontières romaines. La ligne fortifiée et défensive qu’il suppose 4. Voir aussi le chapitre 2.
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ne figure pas dans les sources, ni sur le terrain, ce qui conduit à douter également de la stratégie envisagée à l’appui de cette définition. Enfin, comme l’ont observé J.C. Mann et F. Millar, la notion même de grande stratégie est incongrue dans le contexte romain. Non seulement l’empire n’a jamais pensé une frontière idéale théoriquement souhaitable et dessinée en fonction de critères «scientifiques», mais Rome n’a jamais utilisé un concept unique pour tenter de localiser ses efforts militaires et représenter ses relations avec ceux de l’extérieur. Ces critiques ont encouragé la recherche d’autres approches. C.R. Whittaker a ainsi émis l’hypothèse que les frontières atteintes par l’Empire romain étaient écologiques et économiques. Elles reflétaient les limites du développement social de l’Europe protohistorique et s’arrêtaient à la ligne autorisée par les conditions naturelles en Afrique. L’hésitation entre le mur d’Hadrien et celui d’Antonin en serait une illustration parmi d’autres: l’intervalle constituait le territoire des Votadini dont les aptitudes céréalières se seraient avérées insuffisantes; il aurait été, en revanche, plus favorable aux prairies. Le mur aurait permis le contrôle à moindres frais des deux régions complémentaires. La démonstration de C.R. Whittaker a fait l’objet de réserves importantes à la fois en ce qui concerne l’organisation économique des zones frontières et leur signification historique et culturelle. Les ensembles régionaux nés de part et d’autre de la bordure de l’Empire et marqués par l’intégration des territoires immédiatement situés au-delà de la limite existante (le Vorlimes) reposent sur des bases contestables et c’est de l’intérieur que les armées romaines attendaient leur ravitaillement. Le reproche le plus sérieux est sans doute celui qui voit dans les hypothèses ainsi formulées un simple déplacement de la logique de E.N. Luttwak du militaire vers l’économie avec un même résultat: une explication globale et univoque du phénomène de la frontière. Toutefois, la frontière, dans cette hypothèse cesse d’être hermétique et purement défensive. La recherche a contribué à «rouvrir» la frontière romaine. J.-M. Carrié suggère, pour sa part, de porter en outre plus d’attention aux données idéologiques, administratives et juridiques. Il rappelle que, quoi qu’on en ait, il y avait une différence de condition entre ceux qui étaient inclus admi-
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nistrativement dans l’Empire et ceux qui restaient exclus: les tarifs douaniers, les échanges, la circulation des hommes le montrent. Il y avait donc deux versants opposés dans la vision même que les Romains avaient des limites de leur Empire: d’un côté, la réalité de leur domination qu’il fallait préserver et poursuivre; de l’autre, l’impossibilité de donner un contour précis à une entreprise tributaire de rapports mouvants avec des populations aux comportements diversifiés. Les frontières romaines ont pris à cet examen davantage de consistance. Beaucoup moins figées et rigides dans leur corset fortifié, elles ont acquis des significations diverses selon le regard et le lieu. Enjeu de pouvoir, champ d’affrontement guerrier, passage ou étape vers des horizons toujours reculés et d’autant plus flous qu’ils s’éloignent du centre, elles étaient tantôt ouvertes tantôt fermées, point de départ et limite, zone d’échanges et rempart. Il ne s’agit pas d’abandonner l’idée que la frontière romaine n’avait rien de militaire sous prétexte que la notion de barrière ne lui serait pas plus applicable que celle de limite stratégique. Comme le propose R. Rebuffat, il convient surtout de tenir compte des situations locales, mais aussi de la circulation des informations, du système d’archivage et de transmission des documents à Rome, de l’organisation des peuples limitrophes associée aux conditions géographiques concrètes. L’attitude des «voisins» (F. Millar) dictait les mesures indispensables à la sécurité et se traduisait par des adaptations variées des dispositifs. En Occident, jusqu’au milieu du IIIe siècle, Rome n’eut pas l’impression d’avoir affaire à des ennemis capables de lui opposer une force supérieure à la sienne. D’une façon générale, on observe que les implantations des camps et des zones fortifiées étaient établies de manière à ne perdre de vue ni l’arrière-pays provincial, ni les peuples extérieurs. On peut s’interroger aussi sur l’impact de la conquête de la Dacie qui mobilisa des forces considérables. b. Des créations continues Les constructions fortifiées aux limites de l’Empire se sont développées progressivement et selon des rythmes originaux au moins jusqu’à l’époque d’Hadrien. Elles faisaient corps avec le secteur provincial dont elles marquaient le territoire.
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La frontière rhéno-danubienne a ouvert la voie sous les Flaviens; les murs de Bretagne au IIe siècle intriguent, mais soulignent l’originalité des solutions locales. Du Norique à la Dacie, le Danube a imposé une configuration linéaire, mais la province conquise par Trajan au nord du fleuve rompait avec elle. L’Afrique des déserts révèle encore d’autres manières de concevoir des frontières dont le rôle militaire n’était ni isolé du reste, ni étranger au fonctionnement de l’administration et de l’État. En Germanie, la rive du Rhin servait d’axe essentiel depuis les bouches du fleuve jusqu’au sud de Bonn. Domitien avait inclus des secteurs situés à l’est du fleuve et redessiné la frontière depuis le Taunus jusqu’à la Rhétie en prenant appui sur le Neckar. Hadrien institua une palissade de bois ou vallum en Germanie supérieure et en Rhétie. Antonin le Pieux lui substitua une construction en pierre, rectiligne sur 80 km entre Walldurn et Weltzheim, en arrière de laquelle était disposée une multitude de forts. Des tours de guet et un système de routes longitudinales complétaient le dispositif. Cette ligne de surveillance n’était pas une barrière et n’était pas conçue pour empêcher à tout prix le passage d’un ennemi, ce qui n’était pas non plus l’objectif des murs bretons. Celui d’Hadrien avait mis à profit le rétrécissement naturel entre Tyne et Solway. Il fut bâti, en partie en pierre, en partie en terre et en bois, entre 122 et 130 approximativement, mais il subit ensuite des aménagements et des améliorations (on l’édifia alors entièrement en pierre). Courant sur plus de 120 km, il était d’une épaisseur de 2,5 m et pouvait avoir une hauteur de 5 à 6 m. Un fossé longeait en façade les secteurs peu escarpés. Tous les mille pas, un fort (milecastle) abritait de petites garnisons; dans l’intervalle on avait posté deux tours de guet. Sur l’arrière du mur un intervallum avait été aménagé comportant en particulier un fossé qu’on ne franchissait qu’à hauteur des forts. A une date plus tardive, une route longitudinale fut tracée et prolongée le long du littoral vers le sud. Sous Antonin le Pieux, la limite construite fut portée 160 km au nord, là où la distance entre les deux mers était la plus faible, et s’étendit sur près de 60 km de la Clyde au Firth of Forth. Le mur d’Antonin fut érigé depuis l’est vers l’ouest. Élevé en terre sur des fondations en pierre, commencé en 143 après la victoire de Q. Lollius Urbicus en
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Écosse méridionale, il reposait sur un système de forts entre lesquels des fortins étaient intercalés. Les étapes du travail indiquent que l’ordre d’installation des divers éléments varia selon les lieux. Une grave révolte en 155 conduisit à la réoccupation du mur d’Hadrien dans les années 160. Il y eut ensuite, semble-t-il, des alternances d’avancées et de replis entre les deux murs, jusqu’à l’abandon définitif du mur d’Antonin sous Caracalla. L’enchevêtrement de données lacunaires confectionne un écheveau peu aisé à démêler. Le mur d’Hadrien n’était pas conçu pour opposer une muraille défensive et infranchissable. Il avait peut-être eu pour but de faciliter l’achèvement de la conquête vers le nord ou de contrôler à moindres frais les incursions fréquentes de populations qu’il rendit finalement plus agressives encore. Le choix d’inclure sans rechercher la conquête à tout prix se heurtait aussi peu à peu au changement d’attitude des peuples extérieurs vivant au contact de l’Empire. Dans la seconde moitié du IIe siècle, du Norique à la Dacie, il fallut surtout adapter le dispositif aux fluctuations d’une situation qui s’était avérée dangereuse sous Marc Aurèle. Il ne semble pas que des transformations radicales soient intervenues. Les répartitions des troupes subirent quelques modifications au profit de secteurs dont la concentration fut renforcée. Des forts furent abandonnés, d’autres restaurés ou édifiés. La situation redressée sous Commode fut consolidée sous Septime Sévère, mais l’ancien gouverneur de Pannonie ne prit aucune initiative véritable dans ces régions. Les frontières de l’Afrique n’ont pas cessé d’évoluer. En Tripolitaine, c’est en 201 qu’est construite la forteresse de Bu Njem qui représentait une défense fixe, mais contrôlait, comme l’a montré R. Rebuffat, le désert vers le sud. Au IIIe siècle, ce secteur se caractérise par une relative perméabilité et par la surveillance accrue des populations du désert et des caravanes. Il ajoutait aux installations militaires proprement dites une zone d’influence intégrée au dispositif. En Numidie et Maurétanie Césarienne, le système adopté rappelle celui des secteurs septentrionaux et suit une progression prudente mais régulière vers le sud. En Maurétanie Tingitane, on devrait parler de «zone de protection». Dès l’époque flavienne, le territoire de Sala, le plus méridional, fut doté d’un vallum et de sa fossa dont les vestiges ont été repérés sur une douzaine de kilomètres.
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Au diapason de ce qui a été reconnu dans d’autres domaines, les armées provinciales se sont adaptées selon une logique qui s’est imposée avec le temps. L’équilibre entre de multiples exigences décidait des transformations locales et des modifications des frontières. La présence permanente des garnisons en faisait des acteurs de la vie provinciale.
Les armées et la «romanisation» Les armées provinciales permanentes rassemblées dans des camps stables constituaient des communautés originales définies par l’exercice d’un même métier au service de l’empereur. Une société militaire s’est ainsi développée, définie par ses hiérarchies, ses formes de solidarité et de compétition, ses compétences et sa culture, ses privilèges. Recrutée dans toutes les catégories d’hommes libres soumis à l’empire, l’armée n’était donc pas coupée de la société impériale. Elle n’en était pas le décalque pur et simple. Les réflexions sur ces thèmes induisent un approfondissement de l’étude des relations entre les armées et les autres corps de la société. Il s’agit de s’interroger sur les limites d’une insertion de soldats redoutés et mal aimés, symboles d’un autoritarisme monarchique dur aux provinciaux quels qu’ils fussent. Métier et esprit de corps La documentation provinciale témoigne d’une évolution favorable de l’image du soldat et de la mutation d’un métier composé d’activités qui ne se limitaient pas à l’entraînement et à la participation au combat. Ces transformations se sont opérées lentement sans jamais convaincre totalement les élites sénatoriales craignant les caprices et l’indiscipline foncière de recrues n’ayant rien à perdre.
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a. L’affirmation d’un statut militaire Les armées de Germanie et de Pannonie se révoltèrent à la mort d’Auguste. Tacite ne se fait pas faute de rapporter ce qui peut apparaître comme un véritable «programme syndical». Les légionnaires de Germanie en particulier dressèrent une liste de plaintes et de revendications. La durée excessive du service (de 25 à 40 ans), au-delà de la limite de principe (20 ans), venait en tête. Il était impossible dans ces conditions de pouvoir jouir des avantages de la retraite, à plus forte raison si le service consistait en campagnes épuisantes et répétées en pays hostile. La discipline était excessive dans sa rigueur et les activités en période de tranquillité n’offraient guère d’intérêt. Pour souligner le caractère épuisant et inhumain de la condition militaire et pour qu’il prît la mesure d’un délabrement physique indigne d’une armée conquérante, un certain nombre de soldats âgés mirent les doigts de Germanicus dans leur bouche édentée. L’offensive au moindre coût, dans un climat d’incertitude politique, s’avérait dangereuse et risquée. Le constat d’une dégradation de l’armée de Germanie pouvait tenir à des conditions particulières que la défaite de Teutobourg expliquait en partie. Le maintien sous les drapeaux de vieux soldats visait à accorder la priorité à ceux qui avaient l’expérience du terrain et de l’ennemi et à compenser sans doute la difficulté de trouver rapidement de nouvelles recrues volontaires en nombre suffisant. A cela s’ajoutait le fait que les légionnaires se sentaient déracinés après avoir dû servir longtemps loin de leur cité d’Italie, de Narbonnaise ou d’Hispanie. L’isolement, le repli sur les camps étaient des maux que n’ignorait pas le commandement. Tacite suggère que les événements de 14 n’avaient été qu’une pâle préfiguration des comportements de 68-70. Cette fois, il ne s’agissait plus de lutter contre les Chérusques ou les Chattes. C’est la guerre civile qui avait à nouveau été déclenchée, comme au temps où les imperatores s’acharnaient à détruire la res publica. Le soldat professionnel n’avait pour cité que le camp, pour loi que la camaraderie et l’esprit de corps, pour seule ambition que le gain et la victoire pourvoyeuse de richesses et de privilèges. Il était
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facile à des Vitellius d’entraîner de tels hommes avec les conséquences désastreuses que l’on savait pour l’Empire. Encore heureux que les Germains aient été eux aussi désunis! Le stoïcien moraliste allié au maître de rhétorique inspire le procès des tares de la monarchie qui engendre les Néron et autres Domitien. L’intellectuel conscient des contradictions inhérentes à la conquête mises à nu par Teutobourg cherche en vain des raisons de ne pas désespérer de Rome. Le sénateur noircit le tableau tout en sachant que le vrai problème résidait dans la personne des empereurs eux-mêmes. L’historien scrupuleux révèle en négatif l’influence de ces événements sur l’attitude du pouvoir envers l’armée et sur la recherche de solutions permettant de ne pas isoler l’armée de la société. Les armées ne furent pas négligées par les pouvoirs successifs. Les stèles funéraires des légionnaires du Rhin au Ier siècle statufient volontiers le défunt en pied et en tenue d’apparat. Elles expriment dès l’époque tibérienne la dignité du soldat engagé dans un métier difficile et périlleux et empruntent parfois des traits aux images impériales pour faire mieux ressortir le prestige de la condition. A partir du milieu du siècle, on mentionne sur l’inscription le grade auquel on était parvenu et parfois même les degrés essentiels de la carrière. Le centurionat est un symbole de réussite et de promotion enviable. La violence est maîtrisée; le soldat civilisé, discipliné, s’impose comme l’adversaire du Barbare dont il triomphe. Les monuments sculptés des auxiliaires privilégient précisément le thème du cavalier terrassant l’ennemi et introduisent une distance entre eux et ceux de l’extérieur. Enfin, les vétérans aiment à se faire représenter au banquet entourés de leurs serviteurs. La mort est l’occasion de signaler l’importance des qualités individuelles et les bienfaits que l’ancien soldat en avait retirés. Le miles de l’empereur se forgeait peu à peu une image sociale aux antipodes du «sauvage» craint de Tacite et des sénateurs. Au IIe et au IIIe siècle, le contenu se modifie. Il ne s’agit plus d’apparaître comme le protecteur digne et valeureux de la société provinciale, mais de partager les préoccupations de chacun en mettant l’accent sur la famille, la réussite sociale. Les dangers et les aspects proprement militaires s’estompent et ne se manifestent plus guère que dans l’énumération des charges et s’il y a lieu des décorations. Les armées provin-
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ciales ne vivaient visiblement pas dans la hantise quotidienne des combats. Les crises politiques graves faisaient inévitablement ressurgir des antagonismes et des comportements hostiles. Malgré cela, les soldats s’étaient intégrés à la province de garnison. b. Intégration et diversification des tâches La préparation de la guerre ne se limitait pas à l’entraînement. Une administration régulière et efficace des unités cantonnées dans une province était indispensable à la bonne marche de l’institution et à l’exercice du métier. En outre, l’acquisition et l’entretien de techniques variées désignaient l’armée, aux yeux de l’autorité impériale, comme un auxiliaire de travaux d’utilité publique. Enfin, gardienne officielle de l’ordre provincial, elle contribuait aux tâches de police en l’absence de toute autre force de ce type. Des corps spécialisés (les singulares) formaient la garde des gouverneurs revêtus du pouvoir militaire. La construction du camp faisait partie des obligations qui incombaient aux unités, qu’il se soit agi de l’installer ou de le reconstruire en pierre. L’entretien régulier des bâtiments, la surveillance des adductions d’eau et des canalisations, les réaménagements et les améliorations nécessaires prolongeaient ces activités qui mobilisaient sans doute une grande partie de l’unité au début, mais seulement de petits effectifs ensuite. Les briques et tuiles estampillées au nom des corps de troupe scandaient ces travaux: elles révèlent une continuité chronologique dans la production. L’épigraphie montre, en outre, que les soldats de Bretagne furent sollicités pour la construction des murs. Celui d’Antonin réclama non seulement la participation de la IIe légion et de détachements de la VIe et de la XXe, mais aussi de cohortes auxiliaires. Les forts et dispositifs des frontières étaient donc édifiés par les soldats dont l’entraînement comportait la confection de remparts et de fossés. Des amphithéâtres même furent bâtis par des vexillations aux abords des camps comme en témoignent Caerleon, Aquincum ou Mesarfelta en Proconsulaire. De la Dacie à l’Afrique les bornes milliaires enseignent que les armées impériales participèrent prioritairement à la construction des grandes voies et des ponts et à leur répa-
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ration. La dérivation du Danube aux Portes de fer dans le contexte de la préparation de la guerre dacique de Trajan fut très probablement l’œuvre de l’armée. Enfin, l’exploitation des carrières de marbre de Simitthus en Numidie, des mines d’or d’Asturie-Galice et de Dacie, des mines de plomb argentifère de Bretagne et de Dalmatie s’effectua avec l’aide au moins temporaire de soldats. On hésite sur le sens exact de cette présence. Des fonctions techniques sont possibles; elles n’excluaient pas celles de police: il fallait lutter contre les vols, surveiller les condamnés aux travaux forcés, convoyer le métal ou le marbre de l’empereur. Les tâches de surveillance étaient aussi le lot des bénéficiaires dont les postes ou stations jalonnaient les voies dites parfois «militaires» en raison de leur importance. Sirmium en Pannonie inférieure, Osterburken en Germanie supérieure, le vicus de Samum en Dacie du Nord ont entre autres livré de nombreux documents qui éclairent les conditions du service et la nature des responsabilités de ces sous-officiers. La protection des greniers publics, la sécurité des courriers et des voyageurs, la circulation des fonctionnaires et de la poste impériale, la lutte contre le brigandage et l’acheminement de convois destinés aux unités étaient la raison d’être de ces missions temporaires. Le titre était partagé par d’autres soldats qui au cours de leur carrière étaient appelés à assister un officier ou le magistrat provincial. Le rang de bénéficiaire du consulaire (le gouverneur ancien consul d’une province impériale) était un grade de fin de carrière pour ceux qui n’étaient pas destinés au centurionat. Ce sont eux qui fournissaient essentiellement les chefs de station routière. Leurs collègues de même rang exerçaient d’autres tâches de police auprès des légats provinciaux. Les bureaux du gouverneur (les officia) employaient aussi des speculatores pour l’assister dans ses tâches de justice. Chargé de gérer à l’échelon provincial les personnels militaires et leurs carrières, le gouverneur disposait de secrétaires et archivistes en même temps que de comptables, tous aux ordres, semble-t-il, du corniculaire. Cette administration travaillait en cheville avec celle qui assistait le commandant du camp. Tous niveaux confondus, il fallait contrôler les opérations de recrutement et de congédiement, traiter les affaires judiciaires où un soldat était partie prenante, régler les tableaux d’avancement
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et combler les vides, assurer la sécurité des déplacements officiels, la circulation des informations et des courriers. Depuis le mot de passe jusqu’aux malades et aux absents, tout était enregistré et motivé quotidiennement. Les exercices, les missions spéciales étaient consignés sur les rôles tenus à jour. Est-ce à dire que l’armée provinciale fut utilisée au service de la société civile et fut en somme un «bâtisseur» susceptible, en outre, de pallier les carences des architectes et des ouvriers étrangers aux garnisons? L’exemple de Timgad et le fameux passage du paragraphe 21 de la Vie d’Agricola de Tacite fondent ordinairement l’idée que l’armée était indispensable aux communautés civiques suspendues à ses spécialistes seuls capables de construire des thermes, des aqueducs, des remparts, des amphithéâtres, mais aussi des forums. Agricola, tout à la préparation de sa campagne guerrière, est censé encourager les élites locales à suivre l’exemple des cités civilisées, mais il n’est pas question d’une intervention quelconque de l’armée. Timgad a été construite «avec l’aide de la IIIe légion Auguste». Il s’agissait d’une colonie militaire et il est probable que l’empereur ait souhaité que les vétérans fussent épaulés par leurs anciens camarades pour la mise en place des axes de circulation et du rempart. Le cas est exceptionnel et se situe dans un contexte précis, militaire et impérial. Il rappelle l’intervention dans des opérations d’arpentage dans la région de Capsa (Gafsa) effectuées par la même légion durant la troisième année du proconsulat de G. Vibius Marsus, en 29-30. En dehors de la fondation coloniale, on note des interventions à Lambèse et à Timgad: ce sont en fait très souvent des inaugurations effectuées par le légat de la légion qui était en même temps le représentant du proconsul. On ne peut affirmer que la main-d’œuvre légionnaire ou auxiliaire avait participé à la réalisation des ouvrages. Le célèbre épisode de la construction du tunnel destiné à l’approvisionnement en eau de Saldae (Bejaia) par le vétéran Nonius Datus, sous Antonin le Pieux5, révèle que les décisions passaient par l’intermédiaire des autorités provinciales qui prêtaient momentanément et pour un temps assez bref des spécialistes 5. ILS, 5795.
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pour des travaux particuliers. Il s’agissait en l’occurrence d’un vétéran. La documentation d’ensemble paraît réserver le plus souvent l’usage des soldats en faveur des civils aux travaux commandités directement par l’empereur, ce qui devait limiter les prestations aux cités aux remparts qu’il pouvait offrir exceptionnellement à une colonie. Les missions militaires dans les provinces étaient déterminées par l’empereur et par ses intérêts propres. Les textes ne militent pas en faveur d’une politique visant à engager une partie des effectifs en service dans des constructions au profit des civils. L’appel à des ingénieurs ou des techniciens militaires relevait ou d’une solution de la dernière chance ou d’une direction de travaux entrant dans des programmes impériaux. L’armée provinciale n’était pas, sous prétexte de paix, une institution charitable ou de bienfaisance au service des provinciaux. c. La société militaire Quand on suit l’évolution de la société militaire, on constate aussi qu’elle était à la fois autonome et solidaire par rapport à la société civile. Elle était organisée selon les normes romaines. Le statut juridique différenciait en principe le légionnaire citoyen de l’auxiliaire pérégrin, mais au cours du Ier siècle on vit de plus en plus de citoyens servir dans les unités auxiliaires et le mouvement ne fit que s’accentuer ensuite avec plus ou moins de vigueur selon les provinces et les armées. Il semble que la progression de la citoyenneté romaine fut proportionnellement plus rapide dans l’armée que dans le reste de la société. Dès Auguste, apparemment, le temps de service s’était uniformisé autour de 25 ans pour les légionnaires (qui devaient 20 ans et 5 ans de réserve) et pour les auxiliaires; à la fin du Ier siècle apr. J.-C., la norme s’était fixée, selon l’année d’enrôlement, à 24 ou 26 ans. Le clivage le plus important se situait entre les officiers supérieurs issus de l’ordre sénatorial (légat, tribun laticlave) et de l’ordre équestre (tribuns angusticlaves, préfets) et les hommes du rang. A la charnière, le centurionat légionnaire incluait une élite de chevaliers (les centurions ex equite romano) et offrait au primipile (le premier centurion de la première
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cohorte) la chance d’une ascension dans l’ordre équestre. Le plus grand nombre de ces sous-officiers sortait du rang et appartenait à la plèbe provinciale. Il avait fallu franchir les étapes d’une carrière parfois longue. On a calculé qu’une moyenne de quinze années était sans doute indispensable à une recrue légionnaire pour atteindre le centurionat. La solde et les conditions de service suivaient la hiérarchie; les exemptions et les privilèges étaient proportionnels au rang. Sous une forme très romaine et intégrée, la société militaire reproduisait en grande partie la société impériale. Les esclaves et affranchis n’étaient pas absents et pouvaient même être employés dans le cadre du service et non pas seulement à titre privé. L’organisation même du commandement et des carrières impliquait des transferts de plus en plus fréquents au fur et à mesure qu’on s’élevait en rang. Les officiers supérieurs n’effectuaient qu’un passage de trois années en principe dans une même unité avant de revêtir d’autres fonctions hors de l’armée, sauf dans le cas des milices équestres. Les centurions constituaient les seuls cadres vraiment professionnels et partageaient souvent les préoccupations des hommes de la troupe. Un renouvellement régulier des personnels les plus influents contribuait à éviter le repli d’une armée sur elle-même. Pour la majorité des recrues, l’horizon principal était le camp et le corps d’affectation, bien qu’on ne puisse parler d’univers clos, nous l’avons vu. Là où les dangers et la guerre sévissaient, c’est-à-dire surtout sur les frontières au contact du monde germanique, l’attachement à la garnison était encore plus étroit. Le camp offrait le confort de la ville, mais l’agencement des habitats, leur nature et leurs dimensions, les édifices collectifs ne laissaient aucun doute sur le fait que le camp n’était pas conçu comme une ville. On a évalué un contubernium (chambrée) de 8 hommes à environ 18 m2. C’est là que se nouaient les relations individuelles, alors que les centuries participaient à la création d’une identité sociale au sein de l’unité. On ne possède guère de renseignements sur la sociabilité militaire telle qu’elle s’exprimait dans les camps. Les moyens de flatter ou de contenter les soldats étaient l’apanage de l’empereur et on ne sait pas comment les commandants de forteresse devaient s’y prendre en évitant le risque d’irriter le prince. Les amphi-
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théâtres légionnaires devaient servir à organiser des spectacles lors des fêtes qui se déroulaient au cours d’une année. Les inaugurations de bâtiments, le départ ou l’arrivée d’un légat pouvaient être l’occasion de réjouissances, mais on en est réduit à imaginer et à formuler des hypothèses. Un trait frappant est l’absence à ce jour d’attestations d’actes d’évergétisme dus à des officiers à l’intérieur des camps. Au cas où il s’agirait d’un fait et non d’une lacune de la documentation, on peut penser que le prince n’aurait peut-être pas supporté une concurrence jugée déloyale? Le camp n’était pas une cité autonome. Un esprit de corps s’est assurément développé très tôt dans les armées provinciales. Il concernait la communauté militaire dans son ensemble, incarnée dans la figure de son chef suprême l’empereur. Il s’exprimait de manière particulière dans chaque légion ou corps auxiliaire. L’épigraphie funéraire reflète la camaraderie en même temps que les liens impersonnels qui unissaient le soldat à sa centurie. Elle rappelle aussi que se développa précocement une forme d’entraide pour assurer à tous une sépulture décente. Des caisses de cotisation furent institutionnalisées soit en fonction de l’unité administrative, soit dans le cadre de collèges associant des gradés de même rang. La célébration de la discipline divinisée fondait la communauté et c’est par l’intermédiaire de la religion qu’on approche le mieux l’esprit de corps. Non sans exagération, Tertullien soulignait le poids extraordinaire du culte des enseignes dans l’armée sévérienne. L’aigle légionnaire en or ou en argent doré était, en effet, l’objet d’une vénération toute particulière et il en allait de même des autres enseignes légionnaires et auxiliaires. En Hispanie, les détachements affectés à la surveillance des mines célébraient avec ferveur l’anniversaire de l’aigle de la VIIe légion commémorant sa naissance ou celui des marcassins de la Ire cohorte Gallica. C’est autour du sanctuaire des enseignes que se rassemblaient les empereurs vivants et morts et c’est par leur entremise que se manifestait la puissance protectrice des dieux de Rome sur l’armée. La religion publique, adaptée à l’environnement militaire, rythmait le calendrier et les dévotions collectives. G. Alföldy a pu rappeler la force du conservatisme religieux qui ressort d’une analyse minutieuse des inscriptions au IIIe siècle.
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L’évolution fut surtout sensible dans le domaine de la vie privée. A partir du IIe siècle, la vie familiale occupe de plus en plus d’importance dans les documents, même si les diplômes militaires d’époque claudienne régularisent déjà les unions illégales contractées au cours du service par les auxiliaires. Le mariage fut en effet strictement interdit aux hommes du rang jusqu’à l’époque de Septime Sévère qui l’autorisa (à moins qu’il ait seulement entériné le fait que les soldats aient pu cohabiter officiellement avec leur compagne). Les commandants et officiers étaient pour leur part souvent accompagnés de leur famille qui logeait dans le camp, mais leur séjour ne durait pas. Le soldat était censé, en revanche, être entièrement disponible pour les expéditions, les missions de rétablissement de l’ordre et les diverses tâches provinciales. L’évolution des armées provinciales avait fini par créer une situation que Septime Sévère ne fit sans doute que reconnaître. Avec V. Maxfield, on peut s’appuyer sur l’exemple de la XVe légion Apollinaris à Carnuntum entre Claude et Trajan. Femmes et enfants y sont présents précocement et il faut voir là certainement l’une des causes de la croissance des agglomérations civiles aux abords des camps. Plus que la question des unions proprement dites, le statut des enfants et son évolution soulèvent des discussions fondées sur le contenu des diplômes militaires. En particulier M. Roxan a observé qu’à la fin de l’année 140 les diplômes cessaient d’accorder la citoyenneté aux enfants des auxiliaires nés avant la retraite. Rapproché du fait que les prétoriens reçoivent toujours des diplômes après la constitution de Caracalla, la perte du privilège antérieur pourrait se comprendre par une volonté de l’empereur de mettre les auxiliaires sur le même pied que les troupes de citoyens qui n’avaient pas droit à la naturalisation rétroactive des enfants nés avant le service. G. Alföldy a suggéré pour sa part la volonté d’attirer les enfants des auxiliaires vers le service militaire. Les unions avec des femmes étrangères continuèrent à être prises en compte par le législateur après 212, dans un contexte où les guerres appelaient de plus en plus de soldats sur les frontières du Rhin et du Danube. La société militaire s’était progressivement adaptée à l’évolution des armées et de l’activité militaire. Elle s’était aussi intégrée à la société civile sans perdre son autonomie.
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Provincialisation: recrutement et vétérans L’armée provinciale se définissait en outre par l’origine géographique et sociale de ses recrues légionnaires et auxiliaires. Amplement débattu et révisé depuis Th. Mommsen, le thème du recrutement a cédé un peu le pas aujourd’hui à de nouvelles préoccupations, mais le constat d’une tendance accrue à la provincialisation n’est pas remis en cause. Transformé par vingt-cinq ans de discipline et de vie militaire, le vétéran contribuait plus que quiconque à propager une image positive ou négative du métier de soldat et de l’armée qui rendait l’institution plus familière aux provinciaux. a. Sélection, géographie et ruraux Dans la mesure où il existait à l’époque augustéenne un lien entre statut politique et répartition géographique des populations de l’Empire, il a paru légitime de chercher à suivre les fluctuations spatiales du recrutement légionnaire en particulier. Il a semblé de prime abord que l’extension progressive de la conscription aux régions périphériques et mal romanisées pouvait rendre compte de l’affaiblissement de l’esprit conquérant de Rome. Les élites du centre avaient en se désistant renoncé à leur mission, et par là à leur domination. Derrière ce problème et les autres se pose aussi celui du volontariat. Aujourd’hui il y a accord sur les conclusions que les documents suggèrent seulement, à savoir que la diminution de l’Italie dans les effectifs légionnaires n’a jamais signifié l’absence d’Italiens et que toutes les provinces ont fourni une part des recrues depuis Auguste. Il est par ailleurs vrai que, statistiquement, les soldats issus des cités romanisées d’Italie et des provinces occidentales constituent la part dominante à l’époque julio-claudienne et que les provinciaux concurrencent de plus en plus l’hégémonie italienne. Il est également vérifiable, à partir des Flaviens, en liaison avec la plus grande stabilité des légions, que les provinciaux renforcent leur prééminence et que, dans les secteurs paisibles ou peu sujets à des mouvements de vexillations, la régionalisation du recrutement s’accroît. Enfin, les secteurs rhéno-danubiens
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et l’Afrique manifestent la place nouvelle au IIe siècle des «enfants des camps» (dits castris), c’est-à-dire des fils de militaires, et par là même la tendance à l’hérédité de fait du métier. L’étude récente de la IIIe légion Auguste apporte une touche concrète à ce tableau. Au Ier siècle, les Africains sont minoritaires et cèdent le pas aux Italiens et aux Gaulois. Au IIe siècle, le recul des Italiens et la quasi-disparition des Gaulois s’accompagnent d’une diversification des provenances et d’une prééminence de l’Afrique proconsulaire. Des Orientaux (Syrie, Macédoine, Asie Mineure, Égypte), des Daces, des Mésiens, des Lusitaniens s’ajoutent aux Africains et à ceux de Tripolitaine, de Numidie et de Maurétanie. De 13 au temps de Marc Aurèle et Commode, les castris d’origine sont 188 entre 193 et 238. Ce fait n’est pas incompatible avec l’enrôlement ininterrompu des Africains et des gens de Numidie dont le total est alors de 224. Les «étrangers» ne sont plus que 24 mais offrent une grande diversité de provenances. La provincialisation du recrutement compréhensible en raison de la stabilisation des armées et de la romanisation politique des provinces ne restitue pas l’ensemble des phénomènes. Aussi bien en Afrique que sur le Rhin et le Danube, l’organisation d’expéditions d’envergure entraînant une mobilisation élargie entrait en ligne de compte. Non seulement la conquête de la Dacie sollicita les armées proches du théâtre des opérations, mais elle mobilisa des corps venus d’aussi loin que l’Hispanie et l’Afrique du Nord. Sous Antonin le Pieux, des détachements tirés du Danube renforcèrent le dispositif et l’armée d’Afrique fut assurément engagée dans des opérations orientales au IIe siècle, ce qui explique certainement la présence de certains éléments originaires de ces contrées. En effet, comme le signalent encore les deux légions «Italiques» levées par Marc Aurèle lors des événements de 167-168, les guerres défensives et la préparation d’importantes offensives étaient l’occasion d’une conscription exceptionnelle destinée à compléter au maximum les effectifs des légions et éventuellement à en instituer de nouvelles. Enfin, les déplacements pouvaient être l’occasion de transferts de recrues qui, au lieu de rejoindre leur garnison ou leur province d’origine, restaient sur place ou gagnaient des lieux de service improvisés. Jamais le commandement ne renonça à une forme de mobilité sous la pression de la
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nécessité, mais aussi par volonté de ne pas isoler complètement telle ou telle armée provinciale. J.-M. Carrié a rappelé l’esprit des déformations des sources et a souligné combien il était opportun, à les lire, de se dégager de l’image du soldat rustique et rustre aux antipodes du civilisé et de son corollaire l’«urbanitas» (les mœurs propres aux gens de la ville). L’armée impériale resta-t-elle une armée de paysans et qu’est-ce que cela voulait dire? Les monuments épigraphiques ne sont pas toujours d’un grand secours, car la mention d’un chef-lieu de cité ne veut pas dire que la recrue venait de la ville et non du territoire. Parallèlement, un petit propriétaire aisé pouvait vivre à la campagne en se comportant comme un urbain. L’opposition bien réelle entre ville et campagne était compensée par une certaine osmose et par des contacts fréquents. Enfin, à la ville se trouvaient aussi des hommes qui n’étaient pas exempts des qualités dont faisait preuve, au dire de Végèce, la plebs rustica. Qu’il y ait eu des déclassés, des «mauvaises têtes» et des «brutes» dans les rangs des armées provinciales est de l’ordre du bon sens. Que, du fait même de la structure sociale de l’Empire, ce soient les ruraux qui ont été par priorité enrôlés l’est également. Il n’en reste pas moins que le modèle de la société militaire était empreint d’urbanité et que le service dans les camps était un catalyseur efficace pour l’apprentissage et l’éducation. Afin d’accéder au centurionat, il fallait faire preuve à la fois de vigueur physique et de qualités intellectuelles. Le métier de centurion consistait à entraîner les hommes et sélectionnait ceux qui avaient de l’autorité. Il comportait des tâches d’administration, de police et de justice et demandait l’acquisition d’une culture minimale allant au-delà de l’alphabétisation. Malgré son contenu négatif, la remarque d’Ovide se plaignant que son livre n’ait été bon qu’à distraire quelque centurion en témoigne au même titre que les centurions et soldats poètes que l’épigraphie ou les archives du désert donnent à connaître. Une analyse linguistique des tablettes de Vindolanda a permis de mettre en valeur la diversité culturelle et les acculturations des militaires en poste dans cette garnison auxiliaire du nord de la province de Bretagne à la charnière du Ier et du IIe siècle. Le latin y apparaît comme un instrument de communication adaptable, inégalement maîtrisé par des
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scribes professionnels, mais le plus souvent convenablement utilisé. L’armée jouait ainsi un rôle décisif dans la latinisation des provinciaux et dans l’essor de la pratique de la langue de Rome à divers niveaux. Il apparaît désormais que le volontariat eut la préférence de l’administration impériale, malgré le maintien du principe de l’obligation de servir pour tous les citoyens romains. La conscription obligatoire ne disparut pas pour autant, ne serait-ce que dans des circonstances particulières. Ce qu’on peut écarter, c’est l’existence de circonscriptions stables visant à organiser un recrutement territorial qui aurait impliqué le recours à la contrainte. Il semble que les besoins annuels n’aient pas été si élevés qu’il ait été impossible d’y faire face par le volontariat. Des nuances se présentaient d’elles-mêmes cependant. Des qualités physiques particulières étaient requises pour appartenir à la légion. La taille minimale de 1,62 m était considérée comme indispensable et il fallait mesurer en principe 1,75 m environ pour faire un bon cavalier. La résistance et l’endurance, la rapidité de compréhension et de réaction étaient également testées. On peut ainsi supposer que des correctifs étaient apportés et que tous les volontaires n’étaient pas engagés alors que des non-volontaires pouvaient se laisser convaincre. Les pratiques relatives au recrutement des légionnaires étaient également celles qui prévalaient pour les auxiliaires en dehors peut-être de la période succédant immédiatement à la pacification d’un territoire. Dans ce contexte, en effet, il n’est pas sûr que l’autorité impériale n’ait pas employé la contrainte pour ceux qui avaient résisté. En outre, des indices suggèrent que les levées de nouvelles troupes auxiliaires accompagnèrent systématiquement les expéditions entreprises à l’initiative des empereurs. Cette observation est renforcée par l’impression que de nombreux corps de troupe mentionnés dans les documents seulement à partir des Flaviens avaient été institués à l’époque claudienne (ClaudeNéron). Quoi qu’il en soit, l’Hispanie et les Gaules furent parmi les régions les plus sollicitées entre Auguste et Vespasien. La tradition de l’art de combattre à cheval en fut en partie responsable. Peu à peu, les provinces alpines et danubiennes augmentèrent leur participation. Toutefois, les auxiliaires, indépendamment de leur origine (il y eut aussi depuis Tibère
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un grand nombre d’unités thraces en Occident), furent très mobiles, et chaque nouvelle avancée importante se traduisit d’abord par une modification des garnisons auxiliaires. Ces transferts furent plus régionaux qu’interrégionaux à l’intérieur de ce qu’on peut appeler les «domaines stratégiques». Leurs rythmes furent irréguliers. Des concentrations régionales succédèrent à des événements importants en liaison avec les politiques militaires des empereurs. Claude et Trajan en tirèrent parti pour de nouvelles offensives. Le règne d’Hadrien marqua une stabilisation des mouvements et donc des garnisons auxiliaires qui obéirent ainsi avec un décalage à l’évolution qui avait été celle des légions. Le recrutement des auxiliaires et des légionnaires sollicita en majorité, mais non exclusivement, des populations d’origine rurale. Un long séjour au service d’une institution profondément romaine et érigée en conservatoire des traditions qui étaient censées avoir construit la Rome éternelle transformait le soldat et offrait à ses descendants des perspectives de promotion sociale. Cependant, la dignité et les mérites du métier militaire rejaillissaient déjà sur ceux qui avaient la chance de parvenir au terme de la carrière, les vétérans dont le rôle ne s’arrêtait pas toujours aux portes du camp qu’ils venaient de quitter. b. Vétéran: un statut personnel Depuis la fin de la République, le vétéran légionnaire représentait un type social. Né de l’allongement du temps de service, il avait prospéré sous l’impulsion des généraux qui, à l’image de Marius, avaient monopolisé la loi agraire au profit de leurs anciens soldats. L’empire choisit de suivre la même politique après que les guerres civiles eurent montré les risques qu’encourait le pouvoir à ne pas leur donner satisfaction. L’institution d’une armée permanente appelait ainsi la mise au point d’un système de retraite. Les auxiliaires, de statut pérégrin, posaient un problème différent. Auguste créa en 6 apr. J.-C. une caisse destinée à récompenser les vétérans qui avaient obtenu leur congé honorable. On a évalué à 3 000 deniers la somme individuelle consentie par l’État, ce qui équivalait à 14 années de solde. Chacun avait le choix entre l’argent et la terre. La colonisation continua en
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Italie jusqu’à Vespasien et en province jusqu’à Hadrien, nous l’avons vu. Il était possible de choisir à titre personnel un lot de terre quelconque. Le taux n’était pas très élevé et rien ne prouve qu’il représentait un plancher qui variait selon le grade obtenu, à l’exception du centurionat. En effet, si on admet qu’un jugère de terre valait 1 000 sesterces, le versement effectué correspondait à 12 jugères, soit à 3 ha environ, bien loin de la taille des lots coloniaires. Il faut alors conclure ou que le prix du terrain était bien inférieur à 1 000 sesterces, notamment hors d’Italie, ou que l’État préférait encourager le choix d’une terre dont le coût n’était pas le même pour lui que pour un particulier. On sait d’ailleurs que les soldats de 14 apr. J.-C. se plaignaient non sans exagération de recevoir des marais, des friches presque stériles accrochées aux montagnes. Il est ordinairement admis que divers facteurs jouèrent en faveur de la retraite en argent au fur et à mesure de l’évolution. Elle fut, en outre, à l’image de la solde, revalorisée par Sévère et Caracalla, mais son montant ne représentait plus alors qu’environ 8 années de service. Il est donc difficile de se faire une idée juste de ce que pouvait être matériellement la situation d’un vétéran, bien qu’on sache que la loi au IIe et au IIIe siècle au moins les prémunissait contre l’obligation des charges municipales, dont l’exercice supposait la possession d’un cens minimal sans doute supérieur à 20 000 sesterces (5 000 deniers) en moyenne. Le dossier épigraphique dont on dispose contient des exemples peu nombreux de militaires ayant assumé des fonctions locales. Deux cas de figure existent apparemment: le soldat en service et le vétéran. A Madaure, Q. Obstorius Honoratus est donné comme décurion alors qu’il est sous les drapeaux; à Rider en Dalmatie, Aurelius Verus, décurion du municipe, est en même temps soldat de la XIe légion; à Salonae, L. Granius Proculus d’Aequum, mort en qualité de bénéficiaire consulaire après 14 ans de service, est dit décurion et flamine de sa colonie; à Scupi, en Mésie supérieure, on recense un soldat, originaire de Stobi de Macédoine, décurion et pontife. Les vétérans attestés pour avoir rempli des charges municipales se rencontrent à Lambèse et dans les provinces danubiennes, c’est-à-dire dans des cités de régions militaires. Le problème soulevé par les soldats heurte l’idée d’une certaine incompatibilité entre le service militaire et d’autres fonctions
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au service de la société civile. Il est probable que, dans la majorité des cas, les fonctions se sont succédé. Ceux qui, malgré tout, ont obtenu le décurionat local alors qu’ils étaient membres d’une légion ou bien étaient issus d’une famille de notables qu’on continuait à honorer par ce biais ou bien devaient à leurs fonctions militaires un honneur jugé digne d’elles. On n’oubliera pas que le vétéran était classé parmi les honestiores au même titre que les notables municipaux. Sans déformer la réalité, il apparaît finalement qu’en dépit d’une retraite médiocre le vétéran jouissait d’un statut honorable. Beaucoup de recrues, il est vrai, n’avaient pas la chance d’arriver au terme du service, puisque la proportion n’atteignait sans doute pas un sur deux. Les autres, d’origine modeste en général, ne pouvaient probablement pas compter sur une aide familiale directe. Les ressources à l’origine d’un niveau de vie au-dessus de la moyenne étaient alors de nature variée. Outre qu’une part non négligeable des anciens soldats se consacrait à des activités commerciales liées à l’armée, on peut envisager le fait que plusieurs faisaient fructifier une propriété familiale en utilisant les compétences et l’autorité que leur conférait leur métier. Mais il est vraisemblable aussi que le service n’allait pas sans économies. Celles-ci étaient encouragées par la hiérarchie et étaient déposées dans la chapelle du camp sous le contrôle du porteenseigne. La solde et plus encore les cadeaux impériaux, les donativa, apportaient de quoi thésauriser en prévision de la retraite et de la sépulture. Le vétéran avait enfin le droit d’hériter par testament d’un bien d’un camarade de légion ou d’un parent ou ami d’origine civile. A une époque indéterminée, une constitution impériale accorda au testament militaire sa pleine efficacité après la fin du service. Il convient d’ajouter que des vétérans avaient fait carrière et devaient alors connaître une relative aisance lors de leur retour à la vie civile. On retire donc l’impression que les empereurs adaptèrent peu à peu les privilèges des vétérans à des conditions de service qui étaient devenues celles des armées provinciales. Les récompenses octroyées aux auxiliaires consistèrent prioritairement dans la citoyenneté romaine et le droit d’en faire valoir les avantages personnels après un congé hono-
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rable. Le droit de mariage avec une femme pérégrine légalisait la citoyenneté de tous les enfants jusqu’en 140, ainsi qu’on l’a vu. Ensuite, seuls furent reconnus comme citoyens ceux qui étaient nés après la sortie du service. Qu’on ait été légionnaire ou auxiliaire, la milice, fondée sur les mérites envers Rome et son empereur, constituait une filière d’intégration individuelle pour des soldats volontaires et coupés pour une part du reste de la société en raison de leur activité. C’est l’indice que les autorités romaines avaient choisi pour principe de préserver la dignité des soldats avant que de satisfaire leurs caprices.
Les Césars et les soldats Les armées provinciales devaient s’adapter de manière continuelle, soit à cause d’une progression territoriale irrégulière, soit en raison de transferts et d’expéditions hors de la province, soit au diapason de la romanisation des provinciaux. L’intégration provinciale et sociale, effectuée sans porter atteinte aux aspects originaux du métier, suggère que le pouvoir avait le souci de respecter les équilibres, d’éviter le risque d’être prisonnier de la force militaire et de veiller au moral du soldat. Les périodes où la guerre menaçait ou éclatait réclamaient une vigilance redoublée et des mesures appropriées pour mieux assurer la transition après un long temps de paix. Celui-ci autorisait moins d’empressement à remédier aux faiblesses et exposait sournoisement aux pièges de la routine. Dans cet esprit, on tend à réhabiliter l’œuvre de Septime Sévère en particulier dont l’étiquette d’«empereur militaire» paraît mal justifiée. Le ravitaillement La nourriture du soldat devait être aussi protégée que celle de la Ville. On ne connaît pas cependant de service central du ravitaillement militaire comparable à celui de l’Annone de Rome. L’approvisionnement des armées en temps ordinaire dépendit avec le temps des terroirs de l’arrière-pays
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pour les fournitures essentielles, étant entendu qu’il n’y eut pas, jusqu’à la mort de Sévère Alexandre, de soldats-paysans engagés au service de la production de nourriture destinée aux unités. a. La consommation L’alimentation du soldat était relativement variée. Les céréales tenaient une place fondamentale, mais la viande était loin d’être absente et le sel était indispensable. Le porc fumé, le fromage, les légumes secs (lentilles, fèves), l’huile d’olive faisaient sans doute partie de l’ordinaire. Poissons, coquillages, gibiers, fruits et pâtisseries complétaient aux jours de fête le menu. La boisson, la posca, était à base de vinaigre et non de vin. Celui-ci était sans doute acheté par les soldats eux-mêmes ou consommé dans les tavernes proches du camp. L’alimentation ne représentait qu’un volet des besoins militaires. Chevaux, bêtes de somme, dromadaires ou chameaux (utilisés aussi comme bêtes de boucherie), consommateurs de fourrage, importations de cuir et de peaux faisaient partie de l’inventaire. Le bois, en grande quantité, les métaux devaient être disponibles en permanence. Si on ajoute ce qui a trait à l’équipement et à l’armement, sans oublier la vaisselle, on voit que les fournitures étaient une préoccupation permanente. Pourtant, le terme utilisé pour désigner le ravitaillement militaire était copiae et renvoyait en priorité aux céréales, en particulier au blé symbole de la nourriture par excellence. Cependant, les autorités militaires ont dû s’assurer aussi que l’huile et le vin étaient acheminés régulièrement. Si on évalue à environ 393 kg la ration annuelle en blé d’un simple soldat, on constate que 4 323 ha étaient nécessaires à l’alimentation d’une légion de 5 500 hommes. Une cohorte quingénaire réclamait 378 ha environ. Les calculs concernant l’huile et le vin sont encore plus aléatoires, principalement faute d’une connaissance des rendements, mais surtout des types de consommation. Il est difficile, dans ces conditions, de proposer autre chose que des données très théoriques. L’équivalent d’une amphore à huile par an et par soldat est admissible. Les taux plausibles échappent à tout contrôle pour le vin. Quoi qu’il en soit, les quantités exigées
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n’étaient pas très élevées et il n’est pas étonnant que l’empire, en temps de paix, n’ait pas eu trop de difficultés à nourrir ses armées. On doit cependant introduire des nuances régionales dans le bilan. Les garnisons étaient dispersées entre plusieurs provinces éloignées les unes des autres et situées parfois dans des régions climatiquement opposées. Les céréales étaient assurément partout représentées, même si au froment blanc, le plus apprécié, se substituaient le seigle ou l’orge. Il ne pouvait en être ainsi pour la vigne et l’olivier. Parallèlement, chaque secteur régional offrait en matière de faune et de flore des caractéristiques qui pouvaient être mises à profit. L’armée achetait sa nourriture qu’elle faisait payer en partie au soldat par prélèvement sur la solde. On manque encore de données solides et fiables pour connaître avec assez de précision l’évolution des différentes régions militaires sur le plan économique et agricole. On a cependant noté qu’en Bretagne, dans la zone du mur d’Hadrien, l’activité s’est développée et que les labours ont progressé au détriment des prairies. Sur le Rhin, les éléments d’appréciation sont un peu plus nombreux, semble-t-il. Les agglomérations et la population grandissent, les villae de Belgique orientale connaissent un essor dès la seconde moitié du Ier siècle. On aimerait pouvoir illustrer abondamment l’adaptation des régions militaires aux conditions nouvelles nées de la romanisation sous l’influence en particulier de l’installation de garnisons. On doit s’en tenir encore à des raisonnements de bon sens plus qu’à des certitudes, d’autant qu’il est impossible de mettre au compte de l’armée chaque renouvellement du contexte économique, car rien n’indique a priori que les sites militaires avaient été choisis en fonction des préoccupations économiques, ce qui n’empêchait pas les commandements de chercher ensuite à tirer le meilleur parti possible des ressources offertes. b. Administration et circuits d’approvisionnement La provincialisation des armées impliquait logiquement la régionalisation des circuits économiques à destination des camps. L’administration a-t-elle cherché à favoriser des sources stables de fournitures et des échanges organisés à cet
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effet? Y a-t-il eu ainsi une politique en la matière susceptible d’influencer les campagnes environnantes et d’enclencher un mouvement de restructuration des exploitations, que ce fût volontairement ou non? La tendance à se nourrir sur la province ne se développa que lentement à partir de l’époque flavienne. Le ravitaillement incombait à chaque garnison provinciale qui devait opérer les achats, assurer les acheminements et la conservation dans le camp ou hors du camp. Les soldats et les centurions étaient envoyés sous forme de petits détachements pour prospecter et pour convoyer les denrées réclamées. Toutefois, les situations acquises une fois pour toutes n’existaient pas, car les camps n’étaient pas toujours habités au complet tandis que des années de mauvaises récoltes occasionnaient des ruptures qui contraignaient à rechercher d’autres sources que celles exploitées ordinairement. D’une manière générale, des observations relatives aux régions rhénanes et à l’Afrique éclairent certains mécanismes du fonctionnement du système régulier de ravitaillement. L’arrière-pays des armées de Germanie témoigne d’une évolution des structures agraires. Il est admissible, mais non directement démontrable, que les vétérans aient tenu une place parmi les acteurs privilégiés d’une mutation économique, favorisée par l’extension du recrutement régional. Ce pourrait être un élément d’explication à une observation de E.M. Wightman sur l’essor de la Belgique orientale plus important au fur et à mesure de l’Empire que celui de la Belgique occidentale. Il est possible que la prédominance de la petite et de la moyenne villa y traduise à la fois l’originalité d’un modèle de développement et l’influence d’un secteur de production stimulé par la présence militaire. En Numidie, la proximité de Timgad et de Lambèse et l’intensité des relations entre les deux sites, associées à l’histoire des domaines impériaux mise en valeur par F. Jacques, suggèrent un rôle des vétérans en même temps que l’utilisation de la terre publique au bénéfice de l’approvisionnement militaire. Les secteurs voisins des camps ne pouvaient fournir tout ce qui était indispensable. S’agissant du vin et de l’huile, on sait que les garnisons de Bretagne et de Germanie comptaient sur la Gaule méridionale, sur l’Hispanie citérieure et
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sur la Bétique. L’étude des amphores montre la continuité des exportations de vin et d’huile en direction des garnisons septentrionales, mais il n’est pas possible de parler d’un commerce strictement destiné aux armées; celles-ci ont pu influer sur l’intensification des échanges et sur la diversification des provenances. On ne peut pas davantage généraliser l’idée que le domaine impérial aurait été mis à profit à des fins de ravitaillement militaire en produits méditerranéens et autres, bien qu’il ait pu localement y participer. On ne saurait non plus évaluer les conséquences pour l’armée de la décision de Septime Sévère de livrer gratuitement des rations d’huile à la plèbe romaine. Les «empereurs militaires» J.B. Campbell a proposé une synthèse qui reflète les réticences parfois anciennes à user de la notion même d’«empereur militaire» et de «monarchie militaire» pour définir l’empire romain. Contrairement à ce qui a été longtemps tenu pour acquis, le règne de Septime Sévère n’est plus considéré sans autres précautions comme celui d’un précurseur des «empereurs-soldats» qui se situerait aux antipodes du régime augustéen. Comme nous l’avons vu6, la monarchie d’Auguste contenait en germe ses développements futurs et, si le style sévérien peut paraître différent de celui d’Auguste, c’est d’abord affaire de circonstances et d’époque. Le prestige militaire fondé sur la victoire était au cœur de l’empire et du culte impérial qui amplifiait des thèmes présents dans les cérémonies triomphales. Les empereurs quels qu’ils fussent, à plus forte raison ceux qui avaient accédé au pouvoir par la guerre civile, se réclamaient de la tradition du fondateur. Avant que d’être analysées comme des décisions politiques visant à asseoir plus fortement le pouvoir monarchique, les législations impériales devraient ainsi être considérées comme des moyens de répondre à des situations précises engageant la sécurité militaire de la res publica. 6. Voir le chapitre 3, p. 95-96.
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a. La dimension technique L’historiographie antique classait volontiers les empereurs en fonction de leur prédilection pour les questions militaires. Parmi les conquérants, elle avait tendance à juger sévèrement les initiatives de ceux qui s’étaient montrés tyranniques et à louer celles des «bons» empereurs. Le IVe siècle apr. J.-C. a recherché l’origine des défaites à venir et a montré du doigt les responsables qui ont contribué à dégrader l’instrument qui avait forgé l’empire après sa restauration par Auguste. Trajan passait alors pour le plus grand des conquérants, celui qui avait su porter le plus loin le nom de Rome en donnant à l’Empire une extension inégalée et durable. S’il fallait désigner les princes dont l’empreinte fut apparemment la plus forte en matière militaire, ce serait assurément Auguste, Hadrien et Septime Sévère. Auguste et Hadrien rappellent qu’il n’y avait pas de coïncidence entre l’attitude personnelle et l’esprit de réforme. Trajan fut surtout un général entreprenant et glorieux. Il semble que même les empereurs les plus férus d’art militaire ne combattaient pas à la tête de leurs troupes. Tels Tibère, Germanicus ou Titus, les princes de la famille impériale, contraints d’avoir à faire leurs preuves pour se montrer dignes de l’empire, hésitaient moins à se montrer. Maximin le Thrace fut le premier à renouer avec une tradition qui avait été celle de César, mais son statut et les conditions de son avènement expliquent peut-être qu’il ait effectué ce choix. Il est en outre possible que Trajan ait dû combattre au cours d’attaques ennemies pendant une marche lors des guerres daciques. J.B. Campbell pense que Pline le Jeune laisse habilement planer un doute sur des exploits qui remontaient en réalité à son apprentissage comme tribun ou comme légat. Quoi qu’il en soit, les empereurs éprouvaient le besoin de diriger les expéditions d’envergure destinées à accroître l’Empire ou à relever le défi d’un danger particulièrement grave: Caligula, Claude, Domitien, Trajan, Marc Aurèle, Septime Sévère, Caracalla, Sévère Alexandre illustrent ce comportement. Il consistait à être présent auprès de l’armée et à participer aux plans de bataille sans intervenir les armes à la main.
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On ne connaît pas avec certitude d’améliorations techniques attribuables directement à l’un ou l’autre des empereurs. On sait que Trajan fut attentif à ces questions. Il fut prodigue de décorations et de distinctions honorifiques. Des troupes auxiliaires d’Astures furent gratifiées du titre de symmachiarii (alliés) pour avoir sans doute eu l’honneur de protéger l’empereur aux côtés des troupes d’élite lors de la campagne dacique. On voit Hadrien dans son discours de Lambèse, le 1er juillet 128, donner son avis d’expert sur les manœuvres auxquelles il vient d’assister. Septime Sévère avait décelé chez le jeune et fougueux Maximin le Thrace toutes les qualités d’un combattant habile et courageux et l’avait admis dans sa garde personnelle. Après le fondateur de l’armée impériale, Septime Sévère fut celui qui redonna vigueur à l’organisation militaire et sut prendre des mesures permettant d’affronter les nouveaux problèmes que posaient les adversaires de l’Empire. Il travailla surtout à asseoir des pratiques qui avaient pris naissance au cours du IIe siècle. En outre, il arrêta ses réformes au fur et à mesure du règne, tirant à la fois les leçons de ses expériences de légat, de chef de guerre civile et d’empereur confronté aux difficultés et aux nécessités de l’offensive. E. Birley a mis en exergue après M. Platnauer l’une des dispositions importantes sur le plan tactique, à savoir l’émergence d’une «armée de campagne» dont le principe était promis à un grand avenir. Il ne s’agissait pas de nouvelles unités spécialement créées à cet effet et dotées d’un armement spécifique. Deux solutions semblent ressortir dans la constitution de cette armée: d’une part, l’amalgame de corps de troupe cantonnés à Rome et en Italie, dont la nouvelle IIe légion Parthique, auxquels s’ajoutaient des unités nationales de cavalerie; d’autre part, le regroupement de vexillations légionnaires accompagnées de renforts auxiliaires dont l’un des exemples les plus précoces est l’armée d’Illyricum, confiée à Ti. Claudius Candidus avec le titre de duc, et incluse dans l’expédition d’Asie et de Gaule contre les prétendants hostiles à Septime Sévère. M.P. Speidel pense, en outre, que l’organisation tactique fut modifiée à l’occasion de la création des trois légions Parthiques et que la référence aux centuries traduit un changement de l’ordre de bataille: 6 lignes le constituaient, chacune définie par un rôle tactique
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particulier. Enfin, J.-M. Carrié insiste sur la volonté de promouvoir l’offensive décelable dans la dissémination des postes fortifiés avancés, par exemple en Maurétanie ou en Afrique. L’accroissement des effectifs légionnaires – portés à 33 unités – pour la première fois depuis Trajan conforte ce diagnostic. Sans entrer plus avant dans le détail des décisions, il apparaît que Septime Sévère chercha à restaurer la supériorité militaire de Rome un moment mise en question par les assauts du temps de Marc Aurèle et de Commode. Il ne s’agissait pas de privilégier l’armée et la guerre sur toute autre activité, mais bien plutôt de prendre acte du retour de périodes moins paisibles que par le passé. Ces innovations n’étaient pas révolutionnaires et respectaient au contraire l’esprit de la tradition considérée comme la plus sage. Septime Sévère accompagnait un mouvement continu qui commandait aux armées romaines de s’adapter aux adversaires et à leurs modes de combat. Cette attitude allait de pair avec le rétablissement du prestige du métier militaire tourné vers les rudes travaux de la guerre. Les soucis de Septime Sévère s’expliquaient par l’époque et procédaient de la responsabilité impériale vis-à-vis de l’armée depuis Auguste. En période d’activité guerrière redoublée, le soldat devait faire l’objet d’une attention redoublée si on ne voulait pas le voir se rebeller et se tourner contre le pouvoir établi et la société civile. C’est en ce sens que l’armée était inséparable de la politique impériale comme de la vie politique romaine. b. La dimension politique Auguste pensait qu’il avait vraiment mis fin aux guerres civiles le jour où il avait réorganisé les légions et avait fixé de nouveaux règlements adaptés aux circonstances et au régime monarchique qu’il venait d’instituer. A sa suite, les empereurs ont compris qu’il ne s’agissait pas de «jouer» avec les soldats, ni de les flatter à tout moment pour garantir leur pouvoir. Le système mis en place n’aurait guère tenu à ce rythme. Comme pour l’ensemble de ses tâches, l’empereur s’entourait de conseillers et déléguait par la force des choses le commandement à des hommes choisis pour leur loyauté et leur compétence, ce qui ne signifie pas spécialisation. Il ne pouvait pas toujours éviter que l’un ou l’autre
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ne soit tenté par la compétition avec lui ou apparaisse comme un rival possible aux yeux des soldats. Parallèlement, l’armée ne pouvait pas empêcher qu’un empereur adulé d’elle – Domitien ou Commode – ne soit renversé. La balance égale au départ, lorsque les légions étaient formées en grande partie de citoyens romains issus d’Italie et des colonies césariennes et augustéennes, ne l’était plus avec la provincialisation du recrutement et l’affermissement des armées régionales. L’opposition possible entre les réactions des prétoriens et celles des légions de la périphérie rendait les risques de crise d’autant plus vifs que la guerre menaçait. Un remède contre une coupure trop préjudiciable résidait dans le choix de délégués soigneusement sélectionnés, soucieux de leur tâche plus que de leur ambition. A aucun moment, malgré les déchaînements de la violence lors des guerres civiles, les armées provinciales n’ont été des fauteurs d’anarchie et de désordre permanent. Le serment jouait un rôle essentiel et revêtait un caractère sacré. Ce n’est pas par brutalité pure que les légions de Vitellius renversèrent les statues et les images impériales en janvier 69 et refusèrent le serment. Celui-ci liait en outre le soldat à la res publica à travers la personne du prince régnant dont le nom était prononcé et engageait le soldat à agir conformément aux intérêts des citoyens. Prononcé dans les camps, il était renouvelé chaque année. Il semble que l’évolution ait favorisé la dimension personnelle et religieuse au détriment du serment proprement militaire de servir la cité; cela ne veut pas dire que l’allégeance excluait la loyauté et le respect des tâches au service des compatriotes de l’Empire. Instrument de gouvernement et de pouvoir, le serment n’immunisait pas contre les révoltes, et les empereurs ne l’ignoraient pas. César avait montré que la manière de parler au soldat, de le traiter, d’attacher de l’importance à la gloire militaire complétait utilement les liens qu’il convenait de tisser. Les célébrations de triomphes, les donativa, les titres de victoire soulignaient l’importance des armées et flattaient leur fierté. Les réformes de Septime Sévère relatives à la condition du soldat pouvaient sans doute lui garantir une certaine tranquillité du côté de l’armée soumise de plus en plus à la pression de la guerre; elles n’avaient pas pour but d’acheter les
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soldats. Augmentant la solde, il améliora aussi les procédures de ravitaillement en développant le recours à l’annone militaire qui deviendra plus tard, en se généralisant, la part en nature de l’impôt destinée à l’approvisionnement du soldat. Pour l’heure, il s’agissait d’une formule d’imposition exceptionnelle destinée à procurer des céréales aux armées en campagne. Les autres vivaient sur le système des réquisitions. Il autorisa le mariage en cours de service sans doute pour favoriser l’enrôlement de recrues connaissant le milieu militaire. Il récompensa généreusement ceux qui avaient mérité la victoire afin de renforcer l’esprit d’émulation. Ces méthodes n’avaient rien que de classique depuis que César les avait codifiées à l’usage de son armée des Gaules. Il semble que Végèce, à la fin du IVe siècle, exprime ce qu’avait été, depuis Septime Sévère, la recherche de solutions satisfaisantes face aux problèmes posés aux armées. Le retour à l’esprit conquérant qui avait contribué à l’avènement d’un Empire riche de ses provinces et sans rival à l’extérieur. Les armées provinciales constituaient un lien entre le centre et la périphérie de l’Empire occidental. Elles représentaient certes l’autorité du nom romain à la lisière de ce qu’on appelait les «terres barbares» (Barbaricum). Surtout, leur intégration régionale et le statut juridique du soldat contribuaient à maintenir un équilibre toujours renouvelé avec la société civile. Les frictions et les injustices existaient, même si la documentation occidentale ne le laisse pour ainsi dire jamais transparaître. Elles ne remettaient pas en cause la nécessaire entente entre les armées et les provinciaux. Les périodes de guerres civiles et de menaces extérieures révélaient seules soudainement les conflits et les antagonismes par ailleurs imperceptibles. Ils naissaient des injustices du gouvernement et de l’administration et rappelaient que l’armée vivait en grande partie sur la province de garnison. Mais le soldat était de plus en plus un provincial et son métier le conduisait à côtoyer d’abord des compatriotes. La religion, les échanges économiques, la sécurité publique les rapprochaient sans oublier les relations familiales et sociales qui se nouaient autour des camps. Le prestige même relatif de la carrière militaire participait aux échanges recherchés entre la société civile et les corps de troupe. Le métier de soldat
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détournait en principe celui-ci de ses concitoyens. L’ambivalence de la condition militaire reflétait profondément la situation d’un empire en quête d’un compromis permanent entre la stabilité intérieure et la domination indéfinie. La reprise sous la contrainte d’une activité guerrière de plus en plus accentuée à partir de la fin du IIe siècle apr. J.-C. et sous les Sévères redonnait au problème militaire une acuité qu’il avait perdue avec la paix relative. L’assassinat de Sévère Alexandre par ses soldats et l’avènement inédit d’un soldat sorti du rang, Maximin le Thrace, prirent avec le recul, au IVe siècle, une signification symbolique qu’ils n’avaient pas. Les armées de Vitellius n’étaient pas en 69 représentatives des comportements de l’ensemble des légions. L’avènement de Maximin ne trahissait pas davantage l’instauration d’une monarchie «démocratique» soumise au caprice anarchique du soldat.
Conclusion
L’histoire du Haut-Empire romain en Occident entre 31 av. J.-C. et 235 apr. J.-C. peut se résumer à celle d’une invention continue des provinces au gré d’expériences administratives, sociales et culturelles indéfinies dans un cadre politique capable de s’étendre et de s’affirmer sans jamais se fixer. Les vecteurs de ce qui fut une diffusion de modèles politiques et culturels s’appelèrent la citoyenneté, l’autonomie locale et la paix contrôlée, dissociée d’une volonté aveugle de conquête, mais non de la poursuite d’une expansion sans bornes précises autres que celles qu’imposaient les circonstances et les forces mêmes de l’Empire. La guerre cessa d’être une activité centrale et permanente pour laisser la place à l’épanouissement de formes différentes de relation et de gouvernement. De nouvelles identités se forgèrent. Rome n’était plus perçue comme l’étranger dominateur, mais comme le garant des bienfaits, le responsable des difficultés et à ce titre le comptable de l’exercice de la justice. L’Empire ne fut cependant jamais un État, ni une nation. L’universalisation de la citoyenneté par Caracalla ne modifia pas le fonctionnement de la res publica impériale solidaire de la personne même du titulaire de l’imperium. Celui-ci ne reposait pas moins sur un gouvernement légal prenant soin des intérêts communs des citoyens et chargé de faire respecter un ordre acceptable par tous. Toute trace de supériorité et de domination ne fut pas effacée. L’Italie n’était pas une province, et le droit italique représentait un privilège enviable dont les implications n’étaient pas que fiscales. Malgré l’accession de sénateurs d’origine provinciale à l’empire (Trajan, Septime Sévère), les familles italiennes jouissaient de prérogatives en matière de carrière et les armées étaient entretenues par les provinciaux. Jusqu’à Septime Sévère, les Italiens avaient la pré-
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férence – non l’exclusivité toutefois – pour s’enrôler dans la garde prétorienne. Peu à peu, cependant, le critère géopolitique et culturel s’estompa au profit des catégories administratives. L’Italie ne s’imposa jamais comme une unité distincte du reste de l’Empire même si l’opposition entre l’Italien et le provincial servit longtemps à rappeler le passé. L’Italie, il est vrai, avait été conquise et construite par étapes. Auguste y avait découpé des secteurs administratifs, les 11 régions, qui n’avaient pas été établis sur la base des réalités historiques. Les provinces, quant à elles, n’étaient pas autre chose que des territoires extra-italiques soumis à l’autorité d’un magistrat, sans référence à une quelconque homogénéité ethnique. La cité de Rome seule importait au bout du compte, car ses citoyens étaient censés avoir soumis la terre entière. Dans ces conditions, les territoires provinciaux n’étaient que la somme de leurs communautés avec lesquelles le centre entretenait des relations bilatérales. La croissance de l’Empire aux deux derniers siècles de la République avait tiré parti de l’argent et des hommes de l’ensemble du pourtour méditerranéen pour le plus grand profit de Rome et de l’Italie. Leur enrichissement s’était opéré par l’afflux de biens plus que par les bénéfices de leur exportation. Sans la disponibilité de ces ressources, la Ville maîtresse du monde étendue à l’Italie n’aurait pas pu poursuivre son histoire. Les guerres et les victoires avaient constitué un apport majeur. La contribution des provinces ne faiblit pas au Haut-Empire, au contraire, mais elle prit d’autres formes moins contraignantes et moins aléatoires. L’ascension des élites provinciales fut un facteur de resserrement des liens économiques entre le centre et la périphérie. C’est le regard des sources influencées par l’italocentrisme qui a promu l’idée d’un déclin de l’Italie concurrencée par ses provinces. La documentation archéologique et épigraphique montre que les échanges ne furent jamais aussi intenses que sous l’Empire et que leur diversification ne s’opéra pas nécessairement au détriment de la péninsule. Aucune politique impériale ne porte la marque de ce qu’on pourrait appeler un «protectionnisme». De nombreux empereurs n’hésitèrent pas à encourager les activités provinciales dont la prospérité allait dans le sens des intérêts de Rome et de l’empire.
Conclusion
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a. L’empire sans l’«impérialisme» Il ne s’agit pas, on l’a vu, de rejeter toute idée de domination romaine, ni d’occulter des épisodes violents ou marqués par l’injustice. L’esclavage, les inégalités, l’arbitraire monarchique, l’impunité des agents de l’empereur ont été aussi le lot d’une histoire romaine que la tradition s’efforce naturellement de présenter sous un jour favorable à l’ordre établi. Le renouvellement des travaux et des recherches dont nous avons essayé de rendre compte a seulement conduit à mieux mettre en évidence l’esprit et la réalité d’une mutation de l’Empire occidental qui fut originale et marquée par la paix, l’essor du droit, la recherche de règles de gouvernement améliorées, l’intégration politique et sociale, la diffusion de modèles culturels et de pratiques religieuses librement adaptés. L’approfondissement ainsi proposé ne se fait pas sans discussions ni désaccords. Il s’efforce de mieux suivre et de mieux lire l’infinie richesse de la documentation et de donner une image plus diversifiée et plus vivante des évolutions. Ni optimiste ni pessimiste, l’histoire devient celle d’une construction singulière confrontée à des problèmes particuliers dans un contexte qui n’est ni étranger ni semblable à celui des sociétés plus proches de nous. Débarrassée de l’hypothèque d’une décadence irrémédiable, la monarchie romaine apparaît vouée à une tâche essentiellement définie en premier lieu par la conservation des fondements augustéens de la république impériale et en second lieu par son adaptation à la pratique d’un pouvoir monarchique, en partie personnel, alliée à la résolution de problèmes nouveaux surgis avec le temps. Les crises indiquent après Tacite que le régime ne fut pas remis en cause quelle que fût la personnalité du prince. Le gouvernement n’obéissait pas aux critères qu’on connaît aujourd’hui, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y eut pas de politiques impériales, en particulier dans le domaine militaire, dans les relations avec le Sénat, dans la diffusion des privilèges juridiques et sociaux romains. Cependant, il n’y eut pas, semble-t-il, de conception globale et abstraite de ce que devait être l’Empire en dehors de l’imperium lui-même, c’est-à-dire en dehors du champ délimité de l’exercice direct du pouvoir. A vrai dire,
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le débat se poursuit et sur le terrain de l’économie et sur celui de l’émergence d’un esprit étatique. La monarchie romaine est seulement moins figée et moins prisonnière d’un autoritarisme dommageable qui aurait fini par substituer une administration bureaucratique et militarisée à un pouvoir personnel souple et accessible. Entre res publica et pouvoir dominateur l’empire augustéen tenait difficilement la balance égale entre les vœux et les intérêts des citoyens et la nécessité de maintenir la cohésion d’un domaine immense. Gouvernées, les provinces ne sont plus uniquement des mineures tenues indéfiniment en tutelle. Bâties autour de leurs institutions fondées sur le dialogue avec les cités, elles étaient fortes de leurs communautés locales, les petites patries, qui concouraient chacune à la gloire et à la pérennité de Rome. S’il fallait parler de contre-pouvoirs, c’est là qu’il faudrait en placer quelques-uns. Attachées à l’autonomie locale, les cités reproduisaient les pratiques politiques qui avaient été celles de la république romaine et constituaient des creusets de dimension raisonnable où s’élaboraient les différentes alchimies culturelles et sociales. Les statuts, l’environnement économique et culturel, le dynamisme des élites entraient dans la traduction de modèles assez bien définis désormais. Toutefois, une histoire fine des évolutions sous l’influence des modèles monarchiques et d’une logique propre, les conjonctures régionales sont insuffisamment connues et sont particulièrement dépendantes d’une meilleure intégration des travaux archéologiques. Pas plus que leurs cités, les provinciaux n’étaient uniformes, soit en raison du passé même de la province, soit à cause de la diversité des réactions à la domination politique et culturelle de Rome. Les élites civiques ont assuré la cohésion de l’édifice impérial et ont répondu souvent avec empressement aux sollicitations romaines. L’essor municipal a exprimé en partie les aspirations provinciales. La diffusion de la citoyenneté élargit les rangs de ceux qui tiraient profit de la romanisation. Le cadre de la communauté locale fit que personne ne resta complètement à l’écart des transformations profondes dont les sociétés provinciales furent les témoins. L’Empire utilisa plus qu’il n’exploita les provinciaux dans le contexte d’un système hiérarchisé et inégalitaire. L’armée fut l’auxiliaire du pouvoir provincial pour main-
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tenir l’ordre et protéger les citoyens. Elle développa donc des activités qui incombent dans un État moderne à la police. Elle ne fut pas une force de répression aveugle, ni un instrument secourable au service des cités. Son entretien exigeait des ressources et de l’argent. Des solutions concrètes s’imposèrent progressivement avec la stabilisation relative des garnisons. Mais elle ne répond aucunement au portrait d’un «parti monarchique» soudé et violent, et les empereurs n’ont pas eu recours à ses services pour régler une situation qui leur pesait ou leur déplaisait. L’armée fut appelée à intervenir quand l’image du pouvoir s’était détériorée jusqu’à pousser certains à la révolte et au complot ou quand les volontés de ceux qui décidaient de l’attribution du pouvoir étaient inconciliables faute d’une légitimité claire. Longtemps les prétoriens suffirent à faire prévaloir une issue. Les armées provinciales finirent par être les dépositaires de l’imperium en cas de rupture. Cela ne signifie pas que la politique et les péripéties de la monarchie accaparaient l’attention d’une force qui avait pour mission de faire connaître partout où il le fallait le nom de Rome. Le tableau est donc très nuancé et pourrait l’être davantage. Les structures sur lesquelles vivait l’Empire étaient suffisamment stables pour accompagner les adaptations et les mutations inévitables. L’empire romain n’était pas d’emblée condamné à l’usure et au déclin et on ne saurait désigner avec certitude ce qui le minait si cela avait été le cas. Le Haut-Empire reflète son dynamisme et sa reproduction continue. Il y eut cependant des changements, mais c’est sans doute cet aspect qui demande encore à être exploré attentivement et systématiquement. b. L’empire redéfini La période 31 av. J-C.-235 apr. J.-C. a été caractérisée par des conjonctures changeantes selon les secteurs régionaux. L’intégration s’y est effectuée selon des rythmes et des formules variables qui ont porté sur le devant de la scène tour à tour les élites de telles ou telles cités des provinces. Les ajustements de la compétition et du dynamisme provincial en décidèrent, sans qu’on doive conclure au déclin des régions en retrait. Dans le temps et dans l’espace l’Empire
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occidental s’était diversifié. L’imprégnation des espaces provinciaux par des modèles romains progressivement assimilés et adaptés enclencha de nouvelles conduites et des comportements politiques et sociaux dont l’orientation jouait en faveur des notables attachés à l’empire. Avec des décalages, la pacification et l’organisation provinciale ont provoqué partout l’émergence d’une première étape dans l’intégration des sociétés locales. Appuyée sur les élites d’origine italienne ou précocement romanisées, marquée par la diffusion de la cité et de la ville, cette phase a correspondu à l’acclimatation sélective des institutions, de la langue, de la culture matérielle et des pratiques culturelles des Romains. Dans une conjoncture où la prospérité et l’essor agricoles tinrent une place importante, la référence romano-italique apparut comme une rupture ou une nouveauté pour ceux qui tendaient à affirmer leur supériorité sociale. C’est une des raisons pour lesquelles il est plus aisé alors de suivre les degrés de la mutation, le passage à des formes d’expression nouvelles dont l’adoption se poursuit sur plusieurs générations. Dans un monde qui cherche ses repères et assimile inégalement le code des nouvelles valeurs, l’essentiel est à construire et les objectifs de la compétition sont clairement identifiables. L’urbanisme, la latinisation, les états civils, la consommation, les cultures ne cessent d’évoluer. Le temps suivant semble permettre un élargissement des phénomènes d’intégration qui accentue les différenciations régionales à la fois à l’intérieur des communautés et entre les sociétés elles-mêmes sous couvert d’uniformisation partielle. De nouveaux critères règlent la compétition et les rapports entre élites locales et élites impériales. L’impact de la monarchie omniprésente et familière grâce en particulier au culte impérial affecte le style des relations sociales et culturelles. La romanisation ne met plus en compétition le passé et le présent; elle les conjugue ensemble selon des combinaisons qui varient avec les lieux et les registres. Sous les Sévères, l’Afrique de la Tripolitaine à la Maurétanie orientale traduit la vitalité de ces changements renouvelés et souligne les hiérarchies provinciales en matière d’intégration. Profondément urbanisée, ouverte sur la Méditerranée occidentale, l’Italie et la Méditerranée orientale, prospère par
Conclusion
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ses productions agricoles, elle développe ses propres modèles et s’enrichit de toutes ses expériences culturelles. Les élites y sont actives et ambitieuses, la cité y est partout répandue et dynamique. Les Maurétanies offrent un visage beaucoup plus dissymétrique et contrasté. La Tingitane était inégalement prospère et romanisée, mais Caesarea connaît, selon Ph. Leveau, une conjoncture favorable dans la première moitié du IIIe siècle. Loin au nord, la Bretagne exprime d’une autre manière son intégration aux modèles diffusés depuis l’Italie. Les remparts dont cherchent à s’entourer les agglomérations sont encore en terre et s’édifient de plus en plus en pierre. Ils reflètent une conception originale de la dignité et du dynamisme local sous l’influence des constructions impériales et de représentations traditionnelles du pouvoir et de la puissance. En Hispanie et en Gaule Narbonnaise, la romanisation précoce se modifie plus tôt qu’ailleurs dans ses manifestations. Les traces visibles d’un changement progressif des valeurs politiques et sociales s’estompent. Les modalités de la romanisation investissent d’autres espaces et utilisent de nouvelles formes d’expression. Il ne s’agit pas d’effacement et encore moins de déclin de la cité. Il y a eu concurrence et déplacement des centres. En Hispanie du Nord-Ouest, sur le Rhin et sur le Danube, la présence stable des armées provinciales intégrées est un facteur puissant de transformation des régions périphériques qui s’urbanisent et développent des modèles locaux marqués par l’influence des anciens militaires et de leurs descendants. Le constat n’est pas sans importance. Le pouvoir de Rome sur les mondes provinciaux de l’Occident a créé un nouveau paysage centré non pas autour de l’État ou de la nation, mais autour de l’empereur et de la cité. Il est remarquable que ces territoires, à la différence de l’Orient, aient été profondément façonnés et organisés par Rome dont la langue s’est imposée partout au même titre que la vie municipale. Pourtant, le tableau en 235 est plus proche d’une mosaïque que d’un ciel uniformément bleu. Les élites sont extraordinairement diverses et les religions provinciales attestent la réalité de brassages originaux, rarement identiques. La diffusion des cités municipales et de l’autonomie civique, la présence universelle du culte impérial, l’adoption d’architectures importées n’ont pas suffi à créer des mondes provinciaux uni-
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Le Haut-Empire romain en Occident
formes. A l’image de leur géographie et de leur histoire, les provinces ont conservé des traits et des rythmes particuliers. Les migrations incessantes et insensibles des pôles régionaux dynamiques, les politiques impériales, les hasards de la compétition sociale ont contrarié un mouvement qui ne fut jamais dirigé d’en haut. De même, ce n’est pas dans le faceà-face inégal d’indigènes et de Romains que semblent s’être forgées les cultures provinciales, mais dans la concurrence active et pacifique de divers courants inscrits dans des sociétés ouvertes. Bien sûr, ces remarques renvoient prioritairement à ceux toujours plus nombreux qui d’une manière ou d’une autre participaient à la compétition et parvenaient à s’exprimer. La «masse silencieuse» demeure absente ou trop lointaine. Sans doute très diverse dans sa composition et ses réactions, elle échappe aux oppositions simples et on ne dirait rien en la définissant comme tiraillée entre soumission et révolte. La date de 235 ne saurait être considérée comme une coupure, malgré Aurelius Victor. La mort de Sévère Alexandre révélait au plus que l’Empire devait s’adapter aux nouveaux comportements de ses voisins en cours d’évolution depuis plusieurs décennies. La romanisation avait marqué un aboutissement avec la naturalisation de tous les provinciaux. Elle n’avait pas épuisé sa substance, d’autant moins qu’il conviendrait de parler de «romanisations». Celles-ci avaient peu à peu introduit une nouvelle distribution des rôles dans un Empire trop vaste pour être contrôlé en permanence. Qu’il s’agisse des provinces ou qu’il s’agisse des forces qui comptaient à l’échelle de l’Empire, on a ainsi le sentiment d’être confronté à un phénomène de démultiplication, à un système devenu «multipolaire». Rome n’est déjà plus le lieu unique bien qu’elle demeure symboliquement le centre du monde et que la plèbe y manifeste toujours son opinion comme le montre la lecture d’Hérodien. Les empereurs transportent avec eux le gouvernement lorsqu’ils se déplacent en voyage ou en expédition, et bien des décisions sont prises ailleurs qu’à Rome ou ne concernent que des secteurs provinciaux. L’Italie tend administrativement à être mise sur le même plan que les provinces. Les Italiens ne sont pas absents du Sénat, mais ils n’y sont plus majoritaires et des
Conclusion
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sénateurs privilégient désormais en toute légalité (depuis Caracalla ou peu après) leurs cités provinciales. Celles-ci sont devenues les interlocuteurs indispensables du pouvoir et leurs notables savent solliciter l’attention impériale. Enfin, repoussées à la périphérie, en dépit de l’installation de la légion Parthique à Albano, les armées ont institué loin du centre romain des pôles d’intégration d’autant plus actifs qu’ils sont au contact des Barbares. Il devient de plus en plus délicat de tout décider depuis le Palatin et de ne négliger ni le Sénat, qui décerne les pouvoirs légaux après acclamation par l’armée du futur prince, ni les provinciaux des cités débiteurs de l’impôt, ni les soldats des frontières de plus en plus confrontés aux risques du métier.
Annexes
Chronologie sommaire
31 30 27 26-25 23 22 19 18 16-13 12 10 9 7/6 5 2 4 6 6-8 9 14 17-24 19
Bataille d’Actium (2 septembre). Prise d’Alexandrie (1er août). Octave empereur pour dix ans (13 janvier). Octave reçoit le nom sacré d’Auguste (16 janvier). Campagnes d’Auguste dans le Nord-Ouest hispanique. Redéfinition des pouvoirs d’Auguste. Association d’Agrippa. La Narbonnaise devient province proconsulaire. Pacification de la péninsule Ibérique par Agrippa. Renouvellement de l’imperium d’Auguste et d’Agrippa. Le Sénat est limité à 600 membres. Voyage d’Auguste en Occident. Mort de Lépide. Auguste grand pontife (6 mars). Mort d’Agrippa (23 mars). Réunion des notables gaulois au Confluent (1er août). Naissance de Claude à Lyon (1er août). Mort de Drusus l’Ancien. Inauguration de l’Autel de la Paix. Pacification des Alpes. Trophée de La Turbie. Présentation de Caius César, proclamé prince de la jeunesse, au Sénat et aux chevaliers. Auguste «père de la patrie» (5 février). Présentation de Lucius César prince de la jeunesse. Dédicace du forum d’Auguste. Adoption de Tibère. Création du trésor militaire. Révolte en Pannonie et Illyricum. Institution de la préfecture de l’Annone. Désastre de Varus à Teutobourg. Mort d’Auguste à Nole (Campanie) le 19 août. Révolte des armées de Germanie. Tibère empereur (17 septembre). Révolte de Tacfarinas. Mort de Germanicus à Antioche (octobre). Sénatus-consulte sur les honneurs funèbres de Germanicus (décembre).
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Chronologie sommaire Retour des cendres de Germanicus à Rome. Suicide de Pison. Révolte des Trévires et des Éduens en Gaule. Crise financière à Rome. Mort de Tibère (mars). Avènement de Caligula, fils de Germanicus. Campagne de Caligula sur le Rhin. Annexion de la Maurétanie. Assassinat de Caligula. Avènement de Claude (25 janvier). Expédition de Claude en Bretagne. Censure de Claude. Fondation de Cologne. Mort de Claude. Avènement de Néron (13 octobre). Assassinat d’Agrippine (mars). Révolte de Boudicca en Bretagne. Incendie de Rome (19-27 juillet). Conjuration de Pison. Suicides de Sénèque et de Pétrone. Révolte de Vindex en Gaule (mi-mars). Bataille de Besançon (début mai). Suicide de Néron (9 juin). Galba légat d’Hispanie citérieure devient Auguste. Révolte des armées de Vitellius (début janvier). Assassinat de Galba (15 janvier). Bataille de Bédriac et suicide d’Othon (14 avril). Bataille de Crémone (24 octobre). Révolte de Civilis. Mort de Vitellius (22 décembre). Vespasien empereur. Assemblée de Reims. Censure de Vespasien et Titus. Agricola en Bretagne. Mort de Vespasien (23 juin). Avènement de Titus. Éruption du Vésuve (24 août). Mort de Titus. Domitien empereur. Domitien censeur perpétuel. Division des Germanies (?) et des Mésies en deux provinces. Révolte de Saturninus en Germanie. Campagnes danubiennes de Domitien. Assassinat de Domitien (18 septembre). Nerva empereur. Adoption de Trajan qui devient César ( fin octobre). Mort de Nerva (27? janvier). Trajan Auguste. Panégyrique de Trajan par Pline le Jeune (1er septembre). Première guerre dacique.
Chronologie sommaire 102 105-106 106 113 117 121-125 122 128-134 138 142 145-150 147 147-148 161 166 167 167-169 169 171-172 175 177 177-180 180 192 193
193-194 195-196
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Trajan reçoit le titre de Dacique (automne). Deuxième guerre dacique. Triomphe le 25 juin 106. Division de la Pannonie en deux provinces. Inauguration de la Colonne Trajane (mai). Mort de Trajan à Sélinunte en Cilicie (7? août). Hadrien Auguste (11 août). Voyage d’Hadrien en Occident et en Orient. Début de la construction du mur d’Hadrien en Bretagne. Nouveau voyage d’Hadrien en Orient et sur le Danube. Mort d’Hadrien (10 juillet). Avènement d’Antonin le Pieux. Début de la construction du mur d’Antonin en Bretagne. Troubles en Maurétanie. Association de Marc Aurèle qui reçoit la puissance tribunicienne. Fêtes du 900e anniversaire de la naissance de Rome. Mort d’Antonin le Pieux (7 mars). Marc Aurèle et Lucius Verus Augustes. Triomphe parthique de Lucius Verus. Débuts de l’épidémie de peste en Italie. Menaces germaniques en Rhétie. Mort de Lucius Verus à Altinum (janvier?) Raid des Maures du Rif en Bétique. Usurpation d’Avidius Cassius, gouverneur de Syrie (avril à juillet). Association de Commode, fils de Marc Aurèle, comme Auguste (avant le 17 juin). Persécution des chrétiens à Lyon. Deuxième guerre germanique de Marc Aurèle sur le Danube. Mort de Marc Aurèle à Vienne (Vindobona). Commode seul Auguste. Assassinat de Commode (31 décembre). Pertinax succède à Commode et est assassiné (janvier-mars). Avènement de Didius Julianus. Révolte de Septime Sévère (avril). Mort de Julianus (1er juin). Sévère à Rome (9 juin). Guerre de Sévère contre Pescennius Niger. Mort de Niger tué durant sa fuite. Expédition de Sévère en Mésopotamie. Caracalla César. Retour à Rome. Préparatifs de la guerre contre Albinus.
440
Chronologie sommaire
197 198
Bataille de Lyon (février). Défaite de Clodius Albinus. Caracalla, fils de Septime Sévère est associé au pouvoir comme Auguste (28 janvier). Assassinat de Plautien, préfet du prétoire, beau-père de Caracalla (22 janvier). Expédition de Sévère, Caracalla et Géta en Bretagne. Mort de Septime Sévère à York (4 février). Règne conjoint de Caracalla et de Géta. Assassinat de Géta (26 décembre). Constitution Antonine. Victoire de Caracalla sur les Alamans. Assassinat de Caracalla en Orient. Macrin, préfet du prétoire, proclamé Auguste (11 avril). Mort de Macrin. Avènement d’Élagabal (15 mai). Mort d’Élagabal et de Julia Soemias, sa mère. Avènement de Sévère Alexandre (13 mars). Massacre du juriste Ulpien, préfet du prétoire, par les prétoriens. Consulat conjoint de l’empereur et de Dion Cassius. Assassinat de Sévère Alexandre par les soldats à Mayence. Proclamation de Maximin.
205 208-211 211 212 213 217 218 222 223 229 235
Cartes
L’Occident: provinces, fleuves, capitales La Ville de Rome L’Italie et les îles L’Afrique Proconsulaire Les Maurétanies La frontière germano-rhétique La frontière danubienne
N.B. L’Atlas géographique est l’auxiliaire indispensable de l’historien. On retiendra ici: • Stier H.-E. et al., Westermanns grosser Atlas zur Weltgeschichte, Brunswick, Westermann Verlag, 1956 (plusieurs rééditions). • Cornell T., Matthews J., Atlas du monde romain, Paris, Fernand Nathan, éd. fr., 1984 [1982]. • Talbert R.J.A., Atlas of Classical History, Londres-Sydney, Croom Helm, 1985.
L’Occident, provinces,
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L’Italie et les îles
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Pontus Euxinus
Orientation bibliographique
N.B. Les sources littéraires, juridiques, épigraphiques, numismatiques, iconographiques et archéologiques nourrissent les travaux et les réflexions des historiens et légitiment seules le renouvellement des connaissances et des interprétations. Les textes latins et grecs sont accessibles dans les traductions françaises de la collection CUF (Belles Lettres) ou anglaises de la collection Loeb. L’index des noms de personnes contient ceux des auteurs cités expressément dans les différents chapitres. Les publications épigraphiques relatives au thème du livre sont en plein essor, qu’il s’agisse d’articles ou de recueils régionaux et provinciaux. Le Corpus des inscriptions latines (CIL) édité au siècle dernier a commencé sa mise à jour (Hispanie, Rome); L’Année épigraphique (AE) permet annuellement de suivre les publications et les principales nouveautés région par région. Sur les monnaies et les enseignements qu’on peut en attendre, il existe une synthèse récente et commode de F. Rebuffat, La Monnaie dans l’Antiquité, Paris, Picard, 1996, où sont mentionnés les instruments de travail (entre autres pour le monde romain, RIC = Roman Imperial Coinage et maintenant RPC = Roman Provincial Coinage [2 vol. parus] en cours d’édition). Les monnaies sont indispensables à l’étude des empereurs et du pouvoir impérial. Elles sont devenues aussi, grâce à des techniques appropriées, des instruments d’une histoire économique et monétaire qui ne cesse de progresser. On peut se reporter, à titre d’échantillon et de premier contact, à quelques recueils de documents traduits: Levick B., The Government of the Roman Empire. A Sourcebook, Londres-Sydney, Croom Helm, 1985. Lewis N., Reinhold M., Roman Civilization. Sourcebook II: The Empire, New York, Harper & Row, 2e éd., 1966 [1955]. Loriot X. et Badel C. dir., Sources d’histoire romaine. Ier siècle av. J.-C.-début du Ve siècle apr. J.-C., Paris, Larousse, «Textes essentiels», 1993. Les manuels et instruments de travail comportent d’excellentes bibliographies qu’il a paru inutile de répéter. On a limité volontaire-
458
Orientation bibliographique
ment et de manière sélective la liste ci-dessous à des livres et à des recueils collectifs des vingt dernières années. Quelques ouvrages plus anciens sont inclus parce qu’ils demeurent utiles ou parce qu’ils n’ont pas été remplacés. Enfin, il a semblé peu souhaitable de se conformer au plan de l’ouvrage pour la présentation des listes, car de nombreux travaux prennent place dans plusieurs rubriques sans correspondre à des ouvrages généraux. Une première partie présentée par thème sous le titre «Ouvrages généraux» comporte des publications qui complètent la seconde, qui suit un ordre géographique, et inversement.
1. Ouvrages généraux a. L’Empire Chastagnol A., Le Sénat romain à l’époque impériale, Paris, Les Belles Lettres, 1992. Demougin S., L’Ordre équestre sous les Julio-Claudiens, Rome, CEFR-108, 1988. Eck W. éd., Prosopographie und Sozialgeschichte. Studien zur Methodik und Erkenntnismöglichkeit der kaiserzeitlichen Prosopographie, Kolloquium Köln 24.-26. November 1991, CologneVienne-Weimar, Bölhau, 1993. Étienne R., Le Siècle d’Auguste, Paris, A. Colin, «U 2», rééd., 1989 [1970]. Garnsey P., Saller R., L’Empire romain. Économie, société, culture, Paris, La Découverte, trad. fr., 1994 [1987]. Giardina A. éd., L’Homme romain, Paris, Seuil, trad. fr., 1992 [1989]. Hopkins K., Death and Renewal. Sociological Studies in Roman History, 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. Humbert M., Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Paris, Dalloz, 6e éd., 1997. Jacques F., Scheid J., Rome et l’intégration de l’Empire. 44 av. J. C.-260 apr. J.-C., t. 1, Les Structures de l’Empire romain, Paris, PUF, «Nlle Clio», rééd., 1992 [1990]. Le Gall J., Le Glay M., L’Empire romain. 31 av. J.-C.-235 apr. J.-C., Paris, PUF, «Peuples et civilisations», 1987. Lintott A., Imperium Romanum. Politics and Administration, Londres-New York, Routledge, 1993. Millar F., The Emperor in the Roman World, Londres-New York, Duckworth, 2e éd., 1992. Nicolet Cl., L’Inventaire du monde, Paris, Fayard, 1988.
Orientation bibliographique
459
Schiavone A. dir., Storia di Roma, 2, L’impero mediterraneo – II, Il principe e il mondo; – III, La cultura e l’impero –, et 3, L’età tardoantica, I, Crisi e trasformazioni, Turin, Einaudi, 1991-1993. Small A. éd., Subject and Ruler: the Cult of the Ruling Power in Classical Antiquity (JRA supplementary series number seventeen), Ann Arbor (Michigan), 1996. Talbert R.J.A., The Senate of Imperial Rome, Princeton, Princeton University Press, 1984. Temporini H., Haase W. éd., Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, Principat, 1-36, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1974 → (= ANRW). Thomas Y., «Origine» et «commune patrie». Étude de droit public romain (89 av. J.-C.-212 apr. J.-C.), Rome, CEFR-221, 1996. Veyne P. et al., Histoire de la vie privée. I. De l’Empire romain à l’an mil, Paris, Seuil, 1985. Veyne P., La Société romaine, Paris, Seuil, «Des Travaux», 1990. Yavetz Z., La Plèbe et le Prince. Foule et vie politique au HautEmpire, Paris, La Découverte, trad. fr., 1983 [1968].
b. L’Occident Beltrán Lloris F. éd., Roma y el nacimiento de la cultura epigráfica en el Occidente, Saragosse, Institución «Fernando el Católico», 1995. Eck W. et Galsterer H. éd., Die Stadt in Oberitalien und in den nordwestlichen Provinzen des römisches Reiches, Mayence, Philipp von Zabern, 1991. Fishwick D., The Imperial Cult in the Latin West: Studies in the Ruler Cult in the Western Provinces of the Roman Empire, I, 1-2, (E. P. R. O. 108), Leyde, E.J. Brill, 1987; II, 1-2, Leyde, E.J. Brill, 1991-1992. Gottlieb G. éd., Raumordnung im römischen Reich. Zur regionalen Gliederung in den gallischen Provinzen, in Rätien, Noricum und Pannonien, Kolloquium an der Universität Augsburg anlässlich der 2000-Jahr-Feier der Stadt Augsburg vom 28. bis 29. Oktober 1985, Munich, Ernst Vögel, 1989. Harmand L., L’Occident romain (Gaule, Espagne, Bretagne, Afrique du Nord), Paris, Payot, rééd., 1989. Leveau Ph., Sillières P. et Vallat J.-P., Campagnes de la Méditerranée romaine, Paris, Hachette, 1993. Martin J.-P., 1. Les Provinces d’Europe centrale et occidentale. 31 av. J.-C.-235 apr. J.-C., Paris, Sedes, 1990; 2. Société et Religions dans les provinces d’Europe centrale et occidentale. 31 av. J.-C.-235 apr. J.-C., Paris, Sedes, 1991.
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Orientation bibliographique
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Abréviations
AE Ann. BG CIL Dig. Epist. Germ. ILS NH SHA
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N.B. Il s’agit des abréviations usuelles des sources le plus fréquemment citées dans les notes.
Index des noms de personnes et de divinités
Acté, 225. Aedemon, 84. Aelius Aristide, 138, 191. Aelius César, 104. Aelius Hadrianus Antoninus, 104. Afranius Burrus, 307. Agedomopas, 327, 329. Agricola (Cn. Julius), 23, 68-70, 193, 251, 302-303, 307, 402. Agrippa (M. Vipsanius), 41, 58, 60, 63, 335. Agrippine, 98. Alburnus Maior, 241. Amphinomus, 358. Anapius, 358. Anna, 358. Annius Verus, 104. Antoine, 21. Antonin le Pieux, 75, 103, 104, 105, 165, 179, 214, 262, 312, 324, 332-333, 344, 385, 395, 402, 408. Antonin, mur d’, 70, 396. Antoninus (voir Antonin le Pieux, Caracalla, Élagabale), 102, 104. Antonius Saturninus, 67. Apollodore (de Damas), 73. Apollon, 149, 277, 349, 352, 353, 357. Apulée, 343, 372. Aquius Apollinaris (Ti.), 279. Arminius (C. Julius), 61, 63, 66, 83, 324.
Astarté, 358. Atrectus, 157. Auguste, 17, 21, 22, 23, 28, 33, 37, 38, 41, 42, 46, 50, 52, 53, 56, 57, 58, 62, 63, 64, 66, 67, 76, 95, 96, 97, 100, 115, 116, 117-119, 125, 131-136, 141143, 147-149, 163, 173, 185, 186, 193, 195, 209, 249, 250, 252, 254, 266-267, 269, 270, 271, 272, 276, 283, 284, 298, 300, 323, 332, 352, 358, 363, 364, 366, 375, 376, 380, 382, 383, 403, 407, 411, 418-422. Aulu Gelle, 252. Aurélien, 148, 181. Aurelius Fulvus Boionius (Arrius) Antoninus, 104. Aurelius Julianus (M.), 326. Aurelius Pactumeius Fronto (Q.), 312. Aurelius Verus, 412. Aurelius Victor, 432. Avidius Cassius (C.), 105. Baal-Hammon, 360. Bacchus, 353. Bandua, 355. Barcides, 30. Belenus, 350. Bellicus Natalis (C.), 307. Bocchus, 32. Boudicca, 28, 68, 69, 193. Brutus, 34.
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Index des noms de personnes
Burebista, 72. Burrus, 99.
Claudius Pompeianus (Ti.), 77. Claudius Theseus, 340. Cleander, 106. Cléopâtre, 21. Clodius, 142. Clodius Albinus (D.), 106-107, 234, 312. Clodius Athenius (P.), 219. Clotho, 324. Cocceius Nerva (M.), 102. Columelle, 160, 162, 171, 172, 342. Commode, 55, 77, 102, 103, 105, 106, 107, 115, 154, 326, 365, 366, 396, 421, 422. Cornelius Anullinus (P.), 107. Cornelius Balbus (L.), 308. Cornelius Dolabella (P.), 84. Cornelius Senecio (Q.), 192. Cottius, 22, 251. Curtilius Mancia, 207. Cybèle, 353, 365, 368. Cyprien, 371, 372.
Caelestis, 361. Calgacus, 13, 70, 193. Caligula (Caius), 22, 65, 66, 84, 97, 98, 99, 112, 137, 140, 184, 262, 301, 302, 323, 379, 419. Calvia Crispinilla, 171. Caracalla (Antonin), 76, 107, 120, 151-152, 154, 165, 186, 240, 246, 255, 266, 271, 283, 284, 322, 326, 333, 396, 406, 412, 419, 425, 433. Caratacus, 69. Cartimandua, 69. Catilina, 364. Catius Decianus, 69. Caton, 162. Ceionius Commodus (L.), 104. Cereres, 358. Cérès, 230. Cernunnos, 350-354, 355, 357. César (Caesar), 22, 24, 25, 33, 34, 35, 37, 38, 42, 47, 57, 59, 65, 67, 89-90, 93, 107, 108, 119, 123, 124, 127, 139, 148, 151, 157, 183, 192, 234, 249, 261, 264, 270, 300, 301, 306307, 323, 334, 344, 346, 348, 349, 350, 364. Christ, 370. Cicéron, 28, 51, 133, 156, 364. Civilis (C. Julius), 328, 364. Claude, 22, 28, 42, 49, 65, 66, 67, 68, 84, 98, 111, 116, 120, 137, 141, 147, 180, 182, 185, 205, 210, 237, 247, 250, 265, 266, 267, 284, 289, 298-301, 306, 324-326, 327, 328, 347, 366, 379, 385, 411, 419. Claudius, 325. Claudius Candidus (Ti.), 420. Claudius Maximus (Ti.), 74. Claudius Nero (Ti.), 262.
Décébale, 72-74, 241, 268. Decimius Sabinianus (C.), 256. Déméter, 357. Denys d’Halicarnasse, 130, 133. Diane, 336. Didius Iulianus (M.), 106. Dii Mauri, 357, 360. Dioclétien, 159, 165, 238. Diodore de Sicile, 15. Dion Cassius, 24, 28, 59, 63, 67, 69, 73, 83, 102, 105, 119, 131, 132, 154, 155, 164, 166, 168, 247, 347, 363. Dis Pater, 349. Domitia, 151. Domitia Lepida, 171. Domitien, 22, 65, 66, 68, 72, 101, 102, 111, 115, 120, 150, 159, 163, 169, 191, 193, 233, 238, 248, 251, 255, 265, 302, 380, 381, 395, 398, 419, 422.
Index des noms de personnes
475
Domitius Ahenobarbus (L.), 60. Drusus, 60. Duvius Avitus (L.), 307.
Hérode Atticus, 105. Hérodien, 102, 106, 140, 154, 365, 432. Hérodote, 23. Homère, 23. Horace, 146.
Élagabal (Héliogabale), 103, 107. Endovellicus, 350, 355. Ératosthène, 130. Ésus, 349, 353. Fabius Cilo (L.), 310. Faustine, 231. Faustinus, 172. Favorinus, 342. Flavius Josèphe, 181, 229. Flavius Postuminus (T.), 293. Flavius Saturninus (T.), 333. Florus, 25, 160. Fonteius Agrippa, 72. Fortuna, 51, 152, 275, 356. Frontin (Iulius Frontinus), 70. Fronton, 105, 312, 343. Frugifer, 360. Gaius, 47, 182, 254. Galba (Ser. Sulpicius), 99, 264, 379. Gallien, 55, 226, 256. Germanicus, 60, 62-64, 66, 92, 97, 111, 140, 398, 419. Gordien, 102. Granius Proculus (L.), 412. Hadrien, 70, 74, 75, 102, 103, 104, 112, 115, 120, 151, 156, 165, 184, 187, 194, 211, 238, 240, 253, 254, 257, 262, 266268, 271, 272, 273, 285, 293, 310, 312, 325, 392, 394, 395, 396, 412, 416, 419-422. Hadrien, mur d’, 393, 396, 416. Haterius Nepos Atinas (Ti.), 75. Hercule, 106, 339. Herennia Cupressenia Etruscilla, 315. Hermeros, 158.
Icelus, 115. Irénée, 370-371. Isidore de Séville, 45, 46. Isis, 356, 368. Iulii, 327. Jésus, 367. Joulianos Euteknios, 220. Juba, 30, 33. Jugurtha, 32. Julia Maesa, 107. Julia Mamaea, 107. Julia Procilla, 302. Julia Soemias, 107. Julianus, 326. Julius (Iulius), 302, 323, 325. Julius Africanus, 228. Julius Alexander, 214. Julius Classicianus, 69. Julius Crassus (L.), 312. Julius Florus, 326, 363. Julius Frontinus, 70. Julius Graecinus, 302. Julius Indus, 70. Julius Macer (C.), 324. Julius Marinus (C.), 327. Julius Rufus (C.), 327. Julius Sacrovir, 326, 363. Julius Vepo (C.), 324. Julius Victor (C.), 327. Junia L. f. Insghana, 329. Junon, 277, 361. Jupiter, 101, 103, 106, 143, 277, 337, 348, 349, 352, 356, 368. Juvénal, 140, 143-145, 146, 156, 158, 160, 341. Kronos, 360.
476
Index des noms de personnes
Laetus (Aemilius), 106. Lares, 147. Lefebvre des Noëttes, 216. Lépide, 94. Liber Pater, 339. Licinus, 363. Ligurius Marinus (Sex.), 279. Livie, 98. Lollius, 60. Lollius Urbicus (Q.), 395. Lucain, 342. Lug, 352.
Nabia, 350, 355. Narcisse, 115. Neptune, 348. Néron, 28, 65, 68, 98, 105, 112, 140-141, 149, 154, 171, 182, 185, 210, 225, 229, 251, 267, 307, 311, 325, 328, 334, 366, 370, 379, 385, 386. Nerva, 91, 253, 268, 272. Nonius Datus, 402. Noreia, 356. Numérien, 103.
Magon, 31. Marbod, 45. Marc Aurèle, 74, 75-76, 104, 105, 112, 115, 116, 120, 152, 165, 137, 172, 185-187, 230, 232, 241, 255, 271, 310, 313, 326, 358, 370, 396, 408, 419, 421. Marcellus, 284. Marcia, 106. Marius (C.), 411. Marius (Sex.), 188. Mars, 148-151, 276, 277, 348, 349, 352, 356-357. Martial, 140, 145, 154, 157, 172, 311, 342. Massinissa, 32. Maternus, 234, 365. Maximin, 56, 369, 419, 420, 421, 424. Mazippa, 83. Mécène, 63, 131. Memmius Messius Pacatus (L.), 314. Mercure, 84, 348, 349, 352, 356, 357. Micipsa, 32. Minerve, 101, 277, 349, 352, 356. Mithra, 368, 369. Modestin, 50. Munatius Plancus (L.), 91, 264. Muses, 342.
Obstorius Honoratus (Q.), 412. Octave, 21, 91, 127, 148, 270, 302, 323. Octavie, 140. Octavius Suetrius Sabinus (C.), 165. Opellius Macrinus (M.), 107. Origène, 370. Ostorius Scapula, 68, 69. Othon (M. Salvius), 100, 302. Otidius P. f. Quir. Iovinus (C.), 293. Ovide, 409. Palladius, 235. Pallas, 115. Paul (saint), 366, 367. Pertinax (P. Helvius), 106. Pescennius Niger (C.), 106. Petilius Cerialis (Q.), 70, 183, 364. Pétrone, 170. Pison, 96, 320. Plaute, 343. Plautien, 154. Plautius (A.), 68. Plautius Silvanus (T.), 71. Pline l’Ancien, 22, 25, 27, 41, 42, 48, 147, 159-162, 187, 188, 195, 229, 231, 235, 247, 260, 261, 270, 311. Pline le Jeune, 72, 95, 102, 146,
Index des noms de personnes
477
152, 153, 163-164, 170, 172, 184, 303, 337, 347, 370, 419. Plotine, 151. Polybe, 25, 130. Polyclitus, 115. Pompée (Sex.), 260. Pompée, 38, 89, 261. Pompeius Q. f. Velaunis (Q.), 329. Pomponius (Sex.), 44. Pomponius Mela, 233. Ponce Pilate, 367. Posidonius d’Apamée, 25. Pothin, 370. Prasutagus, 69. Ptolémée, 15, 261.
Stace, 342. Strabon, 25, 26, 42, 59, 67, 114, 129, 163, 165, 178, 194, 195, 197, 220, 232, 235, 236, 246, 262, 308. Sucellus, 352. Suétone, 22, 62, 83, 102, 110, 118, 138, 155, 164, 191, 300, 323, 364, 366, 376, 379. Suetonius Paulinus (C.), 69. Sulis, 356. Sulpicius Felix (M.), 79. Sulpicius Galba (Ser.), 99. Sylla, 38, 89, 147, 346.
Quintilien (M. Fabius), 156, 342. Rabirius, 150. Rosmerta, 352, 357. Salvius Julianus, 156. Saturne, 348, 360-361. Saturninus, 101. Scipion, 336. Séjan, 97. Sempronius Cassianus (M.), 218. Sénèque, 69, 77, 99, 146, 153, 172, 192, 310, 324, 342. Sennius Sollemnis (T.), 254. Sentius Caecilianus (Sex.), 84. Septime Sévère, 107, 108, 142, 152, 154, 165, 182, 186, 187, 218, 234, 237, 238, 242, 254, 255, 256, 257, 268, 271, 283, 312, 371, 396, 406, 414, 418422, 425. Sévère Alexandre, 21, 56, 107, 108, 152, 155, 285, 333, 376, 378, 389, 415, 419, 424, 432. Silius Nerva, 59. Silvain, 353. Sirona, 353, 357. Soillius Valerianus (Q.), 256.
Tacfarinas, 78, 83-84, 86, 365. Tacite, 22, 25-27, 28, 57, 61, 63, 65, 67, 68, 70, 78, 83, 86, 92, 99, 102, 109, 139-142, 150, 156, 160, 164, 183, 191, 196, 251, 262, 268, 295, 299, 300, 302, 320, 321, 324-327, 344, 349, 363, 366, 371, 398-399, 402, 427. Tanit, 361. Taranis, 349. Terentius Varro Murena, 59. Tertullien, 18, 246, 273, 371372, 405. Tettius Julianus, 72. Teutanus, 357. Teutatès, 349, 357. Thaemus Julianus, 220. Tibère, 22, 57, 58-61, 64, 65, 66, 91, 96, 97, 98, 108, 110, 115, 140, 188, 209, 211, 219, 240, 267, 291, 298, 300, 358, 364, 376, 380, 419. Tigellin, 149. Tigidius Perennis (Sex.), 106. Tite-Live, 22, 24, 133. Titus, 25, 100, 92, 115, 147-148, 154, 251, 263, 312, 419. Trajan, 18, 22, 56, 71-75, 102, 103, 104, 112, 115, 120, 142,
478
Index des noms de personnes
151, 154, 155, 159, 163, 164, 168, 169-170, 184, 209, 240, 254, 257, 271, 272, 284, 293, 308, 310, 311, 334, 370, 375, 381, 411, 419-420, 425. Trajan Dèce, 186, 315. Trébonien Galle, 168. Trimalcion, 170. Tutela, 275.
Velius Rufus (C.), 85. Velleius Paterculus, 22, 24-25. Vénus, 151, 277, 353, 358. Vercingétorix, 13. Verginius Rufus (L.), 99. Verus (L.), 104, 313, 326. Vespasien, 25, 42, 49, 65, 68, 69, 72, 94, 95, 117-118, 137, 143, 147-148, 150, 155, 156, 164, 185, 200, 237, 248, 251, 263, 264, 279, 301, 302, 306, 310, 381, 383, 392. Vibius Gallus Proculeianus (C.), 168. Vibius Marsus, 402. Vibius Salutaris (C.), 224. Vibius Veldumnianus, 168. Victoria, 356. Vindex (C. Julius), 99, 328, 364. Virgile, 130, 342, 360. Vitellius, 100, 399, 424. Vitruve, 93, 130. Voconius Romanus (C. Licinius Marinus), 303. Volusien, 168.
Ulpien, 156. Uttedius Honoratus, 85. Vagirius Sex. fil. Gal. Martianus Sex., 294. Valaon, 76. Valérien, 55. Valerius Asiaticus (D.), 299. Valerius Maximianus (M.), 76, 315. Valerius Proculus (L.), 309. Varius Avitus Bassianus, 107. Varron, 130, 202. Varus (T. Quinctilius), 61, 62, 66. Végèce, 409, 423.
Index géographique et topographique
Aberdeen, 70. Acholla, 313. Actium, 18, 21, 24, 41, 130. Adamklissi, 73. Adriatique, 232. Aequum (= Citluk), 266, 280, 412. Afri, 30, 383. Afrique (Africa, Proconsulaire), 14, 17, 22, 33, 39, 40, 41, 43, 46, 47, 64, 73, 81-82, 119, 120, 121, 141, 180-181, 182, 184, 188, 195, 201, 202, 205, 208, 214, 218, 219, 223, 224, 225, 228, 229, 247, 252, 253, 255, 256, 258, 259, 269, 272, 273, 279, 285, 312, 325, 330, 331, 332, 336, 342, 343, 348, 357, 358, 359, 365, 367, 368, 371, 379, 383, 396, 408, 417, 421, 430. Afrique du Nord, 14, 29, 30, 41, 56, 77, 230, 357, 382, 408. Agde, 261. Agrigente, 260. Aime (Axima), 237. Aix-la-Chapelle, 219. Alains, 72. Alamans, 76. Alba, 262. Albano, 433. Alburnus Maior, 189, 241. Alésia, 197, 222, 340.
Alexandrie, 21, 100. Alger (Icosium), 272. Aljustrel (Vipasca), 188, 226, 241. Allemagne, 35. Almadén de la Plata, 197. Alpes (Cottiennes, Maritimes, Poenines), 11, 22, 59, 121, 185, 220, 236, 251, 261, 262, 311, 324. Alsace, 188. Altenburg, 65. Althiburos, 313. Amiens (Samarobriva), 197. Ammaia, 204. Ampelum, 189, 241. Ampsaga, 32, 195, 270. Anas, 201. Andalousie, 206. Andécaves, 363. Andújar, 212, 213. Anreppen, 60. Antibes (Antipolis), 261. Aoste (Augusta Praetoria), 59, 173, 387. Apennin, 166. Apt (Apta), 295. Apulie, 133, 170, 171, 173, 174. Apulum, 75. Aquilée (Aquileia), 163. Aquincum (près de Budapest), 72, 75, 215, 240, 268, 342, 390.
480
Index géographique et topographique
Aquitaine (voir Gaule), 36, 99, 181, 184, 236, 236, 264, 302, 333, 353. Arae Philaenorum, 30. Arar (= Saône), 219. Arezzo (Arretium, Arétin), 210, 211. Argilète, 150. Arlaines, 380. Arles (Arelate), 221, 232, 261, 262, 307, 336, 337. Arlon, 235. Asie, 130, 302. Astorga (Asturica Augusta), 42, 387. Astures, 33, 58. Asturie, 226. Asturie-Galice, 226, 351, 401. Athènes, 104, 343. Atlas, 34, 83. Audotonia, 267. Augsbourg (Augusta Vindelicum), 237. Augst (Augusta Raurica), 264, 337. Aulnay, 380. Aurès (Aurasius Mons), 31, 83, 84, 313, 383. Autriche, 237. Autun (Augustodunum), 249, 284, 328, 335, 342, 354. Auzia (= Sour-el-Ghozlane), 84. Avedda, 313. Avenches (Aventicum), 50, 220, 221, 252, 265, 283, 337. Aventin, 181. Avignon (Avennio), 256, 262. Baïes, 172. Baláca, Parndorf, 206. Balaton, 206. Banasa, 33, 271, 272. Banassac, 211. Banat, 73, 74. Baquates, 82.
Barbares, 9, 25, 27, 28, 29, 38, 75, 76, 79, 233, 245, 269, 322, 433. Barbegal, 234. Barcelone (Barcino), 227, 304. Basque (pays), 34. Bastarnes, 71. Bath (Aquae Sulis), 356. Bavares, 83. Bavière, 60. Bédriac (Bedriacum), 100, 159. Beja (Pax Iulia), 42, 204, 311, 323, 355. Bejaia (Saldae), 271, 402. Belges, 36, 37, 40. Belgique (voir Gaule), 36, 67, 120, 188, 205, 238, 284, 333, 352, 353, 416, 417. Belgrade (Singidunum), 75, 241. Belo (Baelo) 197, 226, 292, 304, 337. Bénévent (Beneventum), 160, 256. Berbères, 30. Besançon (Vesontio), 99. Bétique (Baetica), 14, 41, 42, 50, 85, 96, 100, 119, 120, 121, 134, 181, 184, 187, 197, 204, 218, 221, 226, 228, 230, 256, 259, 263, 274, 280, 285, 304, 308, 309, 311, 329, 418. Béziers, 262, 307. Bilbilis, 189, 337. Bistue Vetus (= Varvara), 267. Bithynie, 107, 220. Bitia, 261. Bliesbrück, 354. Bohême, 35, 60, 61, 77. Boïens, 60, 206. Bolards (Les), 353. Bologne (Bononia), 164. Bonn (Bonna), 65, 385. Bordeaux (Burdigala), 221. Boucheporn, 211. Boulogne, 65.
Index géographique et topographique Bourgogne, 181, 235. Braga (Bracara Augusta), 42, 219, 284, 355. Brenner, 237. Brescia (Brixia), 167. Bretagne (Britannia), 14, 23, 35, 36, 37, 40, 56, 57, 58, 64, 65, 67, 68, 82, 106, 120, 121, 147, 185, 187, 188, 189, 193, 196, 201, 202, 205, 219, 220, 221, 238, 239, 250, 251, 259, 268, 302, 315, 335, 337, 356, 379, 380, 385, 395, 400, 409, 416, 417, 431. Bretons, 26, 30, 67, 69, 70, 143, 324. Brigantes, 69, 70. Brigetio, 75. Brindes (Brundisium), 173. Bronchales, 212. Bructères, 61. Bruttium, 132, 174. Bulla Regia, 313. Bu Njem (Gholaia), 396. Burnum, 266. Buscemi, 358. Buzenol, 235. Byzacène, 228, 230, 313. Byzance, 107. Caddeddi, 203. Cadix (Gades), 42, 63, 227, 304. Caelius, 185. Caerleon (Isca), 380, 385. Cagliari (Caralis), 225, 261. Calabre, 132, 171, 174. Calédoniens, 70. Callaecie, 120. Callaïques (Callaeciens), 26, 40. Callet, 304. Cambridge, 187. Campanie, 132, 163, 170, 173, 174, 310. Cannes, 62. Canosa (Canusium), 167, 290.
481
Cantabres, 33, 52, 58, 61. Capitole, 68, 150, 149. Capoue (Capua), 28. Cappadoce, 220. Capsa (Gafsa), 402. Carinthie, 237. Carlisle, 70. Carnuntum, 75, 240, 268, 379, 390, 406. Carpathes, 72, 74, 189, 377. Carsioli (Carsulae), 168. Carteia, 304, 310. Cartennae, 314. Carthage (Iulia Carthago), 22, 30, 31, 32, 40, 41, 46, 85, 214, 228, 230, 251, 269, 270, 282, 284, 313, 338, 342, 343, 346, 358, 360, 371, 383. Carthagène (Carthago Nova), 42. Castroreale San Biagio, Messine, 202, 203. Castulo, 197. Catalogne, 204, 206, 227. Catane (Catania), 196, 260, 340, 358. Catuvellaunien, 69. Cavaillon (Cabellio), 256. Celeia (Celje), 324. Celtes, 29, 34, 36, 37, 233. Celtibères, 34, 40. Celtique (voir Gaule), 36, 67. Centcelles (Centumcellae), 202. Centuripe, 196. Césarienne (voir Maurétanie), 228. Champ de Mars, 143, 148-150, 151. Champs décumates, 66, 251, 255. Charybde, 11. Chattes, 60, 66, 380, 398. Chemtou (Simitthus), 188, 197, 230, 293, 383, 401. Cherchel (Iol/Caesarea), 33, 202, 205, 230, 264, 272, 314, 335, 431.
482
Index géographique et topographique
Chérusques, 66, 398. Chester (Deva), 302, 380, 385. Chypre, 119. Cilicie, 107. Cimiez (Cemenelum), 22. Cinithiens (Chinitius), 32, 83, 314. Circeii, 111. Cirque maxime, 152. Citérieure (voir Hispanie), 42. Civitavecchia (Centumcellae), 142. Clunia, 42, 337. Colchester (Camulodunum), 68, 69, 268, 347. Coligny, 340. Cologne, 65, 67, 221, 256, 265, 338. Côme, 167, 237. Confluent (Condate), 28, 298, 327, 333, 347. Conimbriga, 284, 335. Constantine (Cirta), 33, 46, 105, 271, 312, 313, 343. Corbridge, 70. Cordoue (Corduba), 42, 227, 304, 309, 310, 311, 314, 338, 342. Corse, 7, 21, 120, 121, 223, 225, 311, 324. Corseul, 354. Cosa, 160. Côte-d’Or, 205, 353. Courpière, 211. Crémone (Cremona), 100, 159, 164. Cuicul, 338. Cyrénaïque, 30, 195. Daces, 25, 29, 71, 72, 73, 241. Dacie (Dacia), 21, 22, 35, 71-74, 75, 77, 112, 120, 121, 182, 185, 186, 189, 195, 196, 201, 233, 253, 259, 315, 326, 332, 335, 357, 361, 368, 381, 389, 395, 400, 401, 408.
Dacique, 74. Dalmates, 37, 40. Dalmatie (Dalmatia), 7, 22, 42, 43, 61, 64, 121, 188, 196, 197, 215, 223, 232, 255, 259, 311, 315, 380, 390, 401. Danube (Danuvius), 14, 18, 55, 59, 64, 71, 74-76, 82, 106, 112, 206, 220, 221, 237, 240, 241, 258, 266, 315, 369, 380, 381, 389, 395, 401, 406, 408, 431. Dardanie, 241. Digne, 262. Dioclea, 337. Dobroudja, 73. Dolaucothi, 188, 238. Domavia, 197, 255. Domus Aurea, 151. Domus transitoria, 149. Dourbie, 209. Douvres (Dobrae), 65. Drave (Dravus), 206, 240. Drobeta, 73. Durance, 219, 232. Èbre, 204, 263. Écija (Astigi), 42, 309. Écosse, 70, 233, 377, 395. Édimbourg, 70. Éduens, 276, 284, 300, 363. Égypte, 141, 181. Égyptiens, 359. El Jem (Thysdrus), 271. Elbe (Albis), 34, 60, 61, 63, 67, 233. Elche (Ilici), 201. Elvire (Grenade), 226. Émèse (Homs), 107. Empire, 11, 26-27, 28. Ems, 60. Éphèse, 224. Èques, 168. Éravisques, 357. Espagne citérieure, 121. Espagnes (voir Hispanie), 63.
Index géographique et topographique Espagnols, 143, 324. Espalion, 211. Esquilin, 149, 150. Etna, 224, 358. Étrurie, 163, 170, 174, 264. Évora (Ebora), 311, 323, 355. Exeter, 69. Fano (Fanum Fortunae), 93. Faventia, 164. Fenland, 187, 238. Flaviobriga, 252. Forum Boarium, 141. Forum d’Auguste (à Rome), 337. Forum romain, 147. Forum Transitorium, 150. Fossa regia, 251. Fosse Way, 69. Fréjus (Forum Iulii), 65, 68, 256, 262, 295, 302, 306. Frisons, 193. Galice (Callaecia), 34, 121, 226, 284, 347, 351. Gallois, 30. Garamantes, 31, 83, 84. Gaule (Gallia), 14, 28, 35, 36-37, 40, 43, 45, 49, 58, 59, 67, 99, 121, 185, 188, 189, 193, 196, 202, 205, 215, 219, 220, 221, 234, 249, 254, 256, 279, 299, 310, 328, 333, 336, 342, 348, 351, 352, 359, 364, 368, 417. Gaule Cisalpine (Gallia Cisalpina), 22, 40, 131, 173, 201, 233, 307, 333, 337. Gaule Narbonnaise (Gallia Narbonensis), 7, 14, 22, 39, 41, 49, 65, 119, 121, 134, 141, 174, 181, 184, 185, 196, 201, 212, 215, 220, 223, 225, 233, 236, 248, 256, 261, 262, 263, 264, 270, 279, 280, 285, 304, 308, 310, 312, 334, 336, 337, 398, 431.
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Gaules, 14, 22, 25, 36, 41, 63, 211, 264, 265, 271, 276, 298, 328, 347, 357, 364, 365, 369, 410, 423. Gaulois (Gallus), 25-26, 28, 30, 34, 63, 143, 233, 251, 324, 348, 350, 363. Genève (Genava), 221. Genèvre, mont, 59, 237. Genil (Singilis), 228. Germains, 25-27, 36-37, 61, 66, 76, 143, 399. Germanie (Germania), 22, 2527, 37, 40, 45, 47, 56, 57, 58, 59-61, 63, 64, 66, 67, 71, 82, 100, 120, 121, 185, 196, 205, 220, 221, 250, 251, 255, 256, 265, 266, 311, 315, 324, 337, 347, 352, 353, 363, 368, 369, 377, 381, 385, 389, 390, 395, 398, 417. Gétule, 25, 31, 32, 83. Gibraltar (Colonnes d’Hercule), 33, 231. Gigthis (Bou Ghara), 254-255, 313, 314. Glanum, 261. Glasgow, 70. Gloucester (Glevum), 70, 205, 238, 268, 387. Godmanchester, 187. Goths, 55. Gournay-sur-Aronde, 354. Grande Syrte, 84. Graupius, 70. Grèce, 104, 112, 130, 137. Grecs, 23, 30-31, 33, 40, 44, 359. Grenade (Iliberris), 304. Guadalquivir (Baetis), 33, 213, 228, 263. Guadiana (Anas), 263, 355. Gueugnon, 211. Hadrumète (Hadrumetum), 230, 313.
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Index géographique et topographique
Haïdra (Ammaedara), 82, 252, 313, 383. Hallstatt, 34. Haltern, 60. Helvètes, 50, 265, 337. Helviens, 307. Henchir Douémis (Uchi Maius), 253. Herculanum, 100, 159, 165. Hermundures, 60, 66. Himère (Himera), 196. Hippone (Hippo Regius), 230, 340. Hispanie (Hispania), 33, 34, 40, 41, 43, 49, 57, 58, 73, 82, 99, 181, 184, 188, 189, 193, 196, 197, 201, 212, 213, 215, 221, 223, 225, 227, 228, 247, 248, 256, 259, 263, 267, 270, 284, 308, 310, 311, 312, 329, 333, 336, 337, 340, 341, 342, 355, 357, 361, 366, 377, 390, 398, 405, 408, 410, 417, 431. Iader, 266, 337. Iazyges (Sarmates), 71, 72, 75. Ibères, 34. Icéniens, 68, 69. Idistaviso, 66. Ietas, 260. Igaedis, 330. Illyrie (Illyricum), 22, 40, 121, 189, 237, 266, 351, 368. Illyrien, 22. Inchtuthil, 70. Irni, 111, 248, 274. Isona (Aeso), 279. Issos, 107. Istrie, 170, 173, 240, 266. Italica (= Santiponce), 104, 253, 304, 309, 331, 335. Italie (Italia), 14, 17, 18, 22, 23, 29, 35, 41, 46, 47, 58, 61, 64, 76, 77, 93, 96, 121, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 158,
160,165, 166, 169, 170, 173, 174, 181, 184, 213, 220, 223, 224, 231, 232, 233, 234, 239, 240, 248, 250, 252, 254, 255, 266, 279, 299, 300, 306, 307, 310, 315, 331, 337, 339, 342, 347, 375, 398, 407, 412, 420, 425, 432. Italiens, 23, 47, 220, 306, 314, 334, 432. Iulia Emona (= Ljubljana), 240, 267. Janicule, 132. Javols, 353. Judée, 150. Julierpass, 237. Jura, 205. Kent, 189. Kéradennec, 204. Kosmaj, 188, 241. Kostolac (Viminacium), 72, 75. Kumanovo, 241. La Cocosa, 202. La Graufesenque (vicus Condatomagus), 209-212, 340. La Tène, 34. La Turbie (Tropaeum), 22, 59. Labitolosa, 226. Lambèse (Lambaesis), 82, 84, 230, 383, 385, 402, 412, 417, 420. Languedoc, 232. Lanuvium, 104. Larache (Lixus), 33. Latium, 49, 105, 132, 161, 163, 170, 263. Lausanne (Lousonna), 221. Le Rozier, 211. Léétanie, 181. Léman, 219. León (Legio VII Gemina), 385, 388.
Index géographique et topographique Lepcis Magna, 81, 106, 271, 312, 313, 339. Leptiminus, 230. Levant, 204. Lezoux, 211, 340, 352. Liburnie, 266. Libyques, 30. Ligures (Baebiani), 160. Ligurie, 166. Lilybée (Marsala), 261, 311, 358. Lincoln (Lindum colonia), 69, 70, 268, 387. Lincolnshire, 187. Lingons, 183, 365, 380. Lippe, 60. Lisbonne (Olisippo), 204, 218. Loire, 205, 219, 220. Londres, 221, 268. Lorch (Lauriacum), 76, 237, 266, 274, 385. Lucanie, 132. Lugo (Lucus Augusti), 42. Lusitanie, 42, 121, 184, 205, 226, 263, 284, 308, 310, 323, 329. Lusitaniens, 26, 40. Lutèce (civitas Parisiorum, Paris), 40, 43, 335, 353. Lydien, 220. Lyon (Lugdunum/Lugudunum), 28, 40, 84, 91, 107, 185, 219, 220, 221, 256, 264, 279, 294, 298, 306, 347, 370, 371. Lyonnaise (Lugdunaise), 120, 333. Macédoine, 74, 412. Mactar (Mactaris), 214. Madaure (Madauros), 252, 338, 343, 412. Magdalensberg, 237, 356. Magdebourg, 60. Mago (Mahóng), 304. Main (Moenus), 60. Malaca (Málaga), 274. Malacitains, 219.
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Malain, 353. Malte, 224. Manche, 68. Marcomans, 60, 61, 66, 71, 75. Maresme, 204. Margum, 43. Marseille (Massilia), 35, 181, 261, 262, 282, 342. Martigny, 237, 251. Martres-de-Veyre (Les), 211, 234. Maures, 25, 30, 31, 32, 40, 83, 84-85, 360. Maurétanie (Mauretania), 22, 31, 37, 79, 82, 84, 120, 121, 196, 202, 223, 228, 230, 229, 231, 250, 251, 252, 269, 271, 284, 314, 337, 342, 348, 377, 379, 383, 384, 396, 421, 431. Mavilly, 353. Mayen, 202. Mayence (Mogontiacum), 56, 60, 66, 67, 101, 107, 221, 265, 333, 364, 385. Méditerranée, 17, 23, 31, 33, 236, 367. Medjerda (Bagradas), 207-208, 271, 313, 366. Mendip Hills, 188. Mérida (Augusta Emerita), 42, 201, 204, 214, 227, 250, 256, 283, 335, 337, 338. Mésie (Moesia), 22, 43, 65, 71, 72, 74, 75, 120, 121, 185, 188, 196, 240, 251, 267, 381. Messine (Messana), 196, 203, 260, 340. Métalliques, monts, 74. Metellinum, 204. Metz (Divodurum), 211. Milan (Mediolanum), 221, 237. Millau (Aveyron), 209. Milreu, 202. Mirebeau, 380, 385, 386. Misène (Misenum prom.), 223.
486
Index géographique et topographique
Mittelbronn, 211. Montans, 211. Montmaurin, 202. Morgantina, 224. Morins, 236. Moselle (Mosella), 203, 219, 220, 235. Munigua, 226. Mursa, 240. Mustis, 312. Musulames, 32, 83. Muthul (oued Mellègue), 83. Naissus (Nish), 241. Naples (Neapolis), 166. Narbonne (Narbo Martius), 40, 50, 209, 215, 221, 232, 261, 262, 279, 307, 338. Naristes, 76. Narona (= Vid), 42, 266, 279, 292. Nasamons, 32, 83, 84. Navarre, 34, 330. Neapolis, 313. Neckar (Nicer), 66, 381, 395. Neto, 196. Neuss (Novaesium), 60, 385. Neviodunum, 267. Nice, 261. Nicée, 107. Nimègue (Noviomagus), 60, 265. Nîmes (Nemausus), 262, 279, 295, 304, 306, 314, 335, 336. Nomades, 31. Nomentum, 172. Norba, 204. Nord, mer du, 61. Norfolk, 187. Noriciens, 40. Norique (Noricum), 22, 34, 59, 76, 120, 185, 188, 196, 205, 220, 236, 237, 250, 256, 265, 315, 356, 385, 396. Northumberland, 188, 239. Noto, 203. Numance, 34.
Numides, 30. Numidie (Numidia, voir Afrique Proconsulaire), 22, 33, 40, 77, 82, 84, 119, 195, 228, 230, 231, 232, 251, 270, 271, 285, 312, 383, 396, 417. Nuragus (Valentia), 261. Nyon (Iulia Equestris), 264. Oberaden, 60. Œscus, 241. Olbia, 225, 261. Olt, 73. Olténie, 74. Ombrie, 163, 172, 310. Orange (Arausio), 200, 201, 252, 262, 336. Orastie, monts, 72. Orcades, 70. Orient, 240, 241. Oronte, 143. Orsova (Dierna), 73. Osterburken, 401. Ostie, 98, 141, 142, 173, 228, 229. Ouche, 205. Ovilava, 237. Palatin, 149, 150, 152, 433. Palerme (Panormus), 311, 340. Pannonie (Pannonia), 7, 22, 35, 61, 64, 71, 72, 75, 76, 106, 120, 121, 185, 188, 196, 202, 205, 232, 239-240, 266, 315, 326, 356, 379, 381, 389, 396. Pannoniens, 40, 59, 143. Panthéon, 151. Parisii (Parisiens), 40, 43. Patti Marina, 203. Pays de Galles, 69, 70, 188, 237, 385. Péninsule Ibérique (voir Hispanie), 21, 25, 33, 35, 42, 58, 64, 181, 187, 189, 196, 206, 212, 233, 263, 274, 308, 329, 334, 335, 379.
Index géographique et topographique Périgueux (Vesunna), 284, 335, 351, 354. Pérouse (Perusia), 168. Perthus, 261. Petite Syrte, 83, 230. Phéniciens, 30, 33, 40. Philippes, 74. Piazza Armerina, 203. Picenum, 163, 174. Pictons, 40. Plassac, 202. Pô (Padus), 159. Poetovio, 240, 315. Poitiers (Limonum), 40, 340. Pompéi, 100, 159, 165, 166, 209. Pont et Bithynie, 220. Porolissum, 74. Portes de fer, 73. Porto Torres (Turris Libisonis), 225. Portugal, 213. Pouzzoles (Puteoli), 141, 173. Province (voir Gaule Narbonnaise), 26. Pyrénées, 33. Quades, 66, 71, 75. Quirinal, 140, 148, 151. Ranisstorum, 74. Ravenne (Ravenna), 22, 173. Réate, 100. Regensburg (Castra Regina), 76. Reims (Durocortorum), 40, 235, 353, 364. Rèmes, 40, 235, 364. Rennes (Riedons), 46, 276, 293. Rheinzabern (Tabernae), 211. Rhètes, 22, 40, 59, 382. Rhétie (Raetia), 22, 59, 76, 120, 185, 196, 205, 212, 220, 237, 265, 315, 356, 395. Rhin (Rhenus), 14, 18, 36, 37, 57, 60, 61, 63, 64, 65, 66, 67,
487
98, 112, 220, 369, 379, 380, 395, 399, 406, 416, 431. Rhodanousia, 261. Rhodes, 61. Rhône (Rhodanus), 220, 232, 352. Ribemont-sur-Ancre, 354. Richborough (Rutipiae), 65. Rider, 412. Riez (Rei Apollinares), 231, 295. Rif, 31, 83. Rimini (Ariminum), 22, 173. Rioja, 212. Rogatica, 267. Rome (Roma), 13, 14, 16, 17, 18, 23, 29, 30, 31, 32, 38, 40, 46, 48, 49, 50, 73, 74, 77, 94, 105, 106, 127, 128-132, 134, 138, 141-142, 144, 146, 147, 148, 153, 155, 159, 160, 164, 166-167, 169, 170, 172, 174, 180, 181, 183-185, 192-193, 200, 214, 217-218, 223, 226, 236, 253, 259, 316, 334, 339, 343, 346, 347, 371, 375, 414, 420, 426, 431, 432. Rosinos de Vidriales, 386. Rottenburg (Sumelocenna), 255. Rottweil (Arae Flaviae), 265. Roxolans, 71, 76. Rubicon, 22. Rudnik, 241. Ruhr, 60. Ruscino, 262, 295, 307. Rutènes, 209. Sabine, 163. Sabora, 279. Sabratha, 313, 337. Sado, 213. Saepinum, 171. Sagonte (Saguntum), 276, 336. Sahara, 228. Saint-Bernard (Grand-, Petit-), 59, 237.
488
Index géographique et topographique
Saint-Bertrand-de-Comminges, 380. Saintes (Mediolanum), 324, 327, 333, 382. Sala, 79, 81, 85, 272, 396. Salassi, 59. Salento, 171. Salisbury, 187. Sallèles-d’Aude, 209. Salona(e) (Salone = Solin ), 42, 215, 219, 266, 279, 280, 412. Salpensa, 274. Santarem (Scallabis), 42, 311. São Cucufat, Vidigueira, 202. São Miguel da Mota, Alandroal, 355. Saône (Arar), 203, 219. Saragosse (Caesaraugusta), 42, 311. Sardaigne (Sardinia), 21, 39, 120, 121, 141, 188, 196, 223, 225, 259, 261, 358. Sardes, 261. Sarmates, 71, 72, 75. Sarmizegetusa, 72-74, 241, 268, 332, 334. Savaria, 240, 267. Save (Savus), 240. Sbeitla (Sufetula), 292, 338. Scarbantia, 267. Scardona (= Skradin), 42, 266. Scylla, 11. Ségeste, 196. Seine (Sequana), 34, 220. Sélinunte, 196. Sénon, 256. Serra da Estrela, 34. Sétif (Sitifis), 272, 314. Settefinestre, 160. Setúbal, 213. Severn, 238. Séville (Hispalis), 40, 42, 45, 102, 204, 227, 228, 304. Shetlands, 70. Siarum, 304.
Sicambres, 60. Sicca Veneria, 271, 313, 358. Sicile, 21, 39, 41, 121, 141, 174, 196, 201, 202, 219, 223, 255, 259, 311, 321, 339, 357. Sierra Morena (Mons Marianus), 188. Silures, 70. Singili Barba, 212. Sirmium, 240, 267, 315, 401. Sisapo (La Bienvenida, Almadén), 188, 197. Siscia, 240, 267. Skopje (Scupi), 241, 267, 412. Smyrne, 371. Solva, 256. Solway, 70. Srebrenica, 255. Stanegate, 70. Stobi, 412. Strasbourg (Argentorate), 380, 381, 385. Subure, 140. Suebi Nicretes, 255. Suèves, 26. Suisse, 34. Sulci, 225, 261. Suse, 59. Syracuse (Syracusae), 196, 203, 260, 358. Syrie, 106. Syriens, 220. Syrtes, 77, 83. Tage (Tagus), 213, 218. Talavera de la Reina (Caesarobriga), 212. Tamise, 238. Tanger (Tingi/Tingis), 33, 271. Taormine, 196, 224. Tapae, 72. Tarn, 209. Tarragone (Tarraco), 42, 58, 65, 204, 215, 227, 311, 337, 342. Taunus, 395.
Index géographique et topographique Taurisque, 22. Tauroentium, 261. Teba, 212. Tébessa (Theveste), 82, 83, 230, 313, 383. Tenctères, 60. Terracine, 142. Terre Franche, 211. Testaccio (Testaceus Mons), 181, 217, 226. Tétouan (Tamuda), 33. Teutobourg, 58, 61-62, 64, 66, 68, 69, 324, 398, 399. Thaenae, 251. Thermae, 196, 311. Thibursicum Bure, 283. Thinissut, 333. Thrace, 70. Thuburbi, 270. Thuburbo Maius, 337. Thugga, 337. Thulé, 342. Tibre (Tiberis), 141, 142, 143, 172, 181. Tifernum Tiberinum, 172. Timgad (Thamugadi), 230, 271, 334, 338, 387, 402, 417. Tingitane (voir Maurétanie), 229, 314, 431. Tipasa, 82, 272. Tisza, 71. Tongres, 265. Toulouse (Tolosa), 262, 307, 342. Transpadane, 163, 170, 174. Transylvanie, 72, 188, 241. Trèves (Augusta Treverorum, Trévires), 70, 183, 211, 221, 235, 264, 265, 328, 335, 363365. Tricastins, 262. Tricio (Tritium Magallum), 197, 212. Trinovantes, 69. Tripolitaine, 22, 84, 106, 228, 230, 339, 340, 360, 383, 396.
489
Tróia, 213. Tubusuctu, 230. Tunisie, 202, 230. Turdétans, 33. Turgalium, 204. Turiaso, 189. Turons, 363. Tusca, 251. Tyndare (Tindari, Messine), 196, 203. Tyne, 70. Ucubi, 304. Ulpianum, 241. Urso (Osuna), 274. Usellus (Uselis), 261. Usipètes, 60. Uthina, 270. Utique, 253, 271. Vaga, 333. Vaison (Vasio Vocontiorum), 307, 338. Valais (Vallis Poenina), 251. Val d’Aoste, 59. Valence (Valentia), 262. Vallès, 204. Varvarini, 266. Vatican, 335. Veleia, 160. Vénètes, 256. Vérone, 173, 237. Vésuve, 100, 159, 165. Vettéravie (ou Wetterau), 60, 66. Viducasses, 264. Vienne (Gaule), 262, 295, 299, 306, 314, 336, 338. Villaroya de la Sierra, 212. Vindéliciens, 22, 59, 237, 266. Vindobona (Vienne, Pannonie), 72, 75, 77. Vindolanda, 409. Virunum, 237. Vistule (Vistula), 37. Voconces, 262.
490
Index géographique et topographique
Volubilis, 33, 82, 272, 314, 384. Voorburg, 265. Walheim, 390. Walldurn, 395. Wash, 238. Weald, 189. Weltzheim, 395. Weser, 60, 64. Westphalie, 61. Wetter, 60. Windisch (Vindonissa), 224, 381, 385.
Worms, 265. Wroxeter (civitas Cornoviorum), 70. Xanten (Vetera), 60, 265, 334, 385, 387. York (Eburacum), 70, 205, 221, 238, 253, 268, 380. Zegrenses, 85. Zuiderzee, 60.
Index thématique
acclamation, 279. acculturation, 80, 320, 321, 331, 340, 343, 409. adlection (adlectio), 137, 301, 303. adoption, 104, 304. aedificium, 199, 202, 264. aerarium, 116. affranchi (libertus, libertinus), 98, 114, 115, 122, 128, 137, 143, 145, 158, 163, 168, 170, 188, 203, 215, 220, 248, 276, 291, 292, 300, 304, 305, 404. affranchissement, 138, 325. ager, 43, 44, 47, 271. ager romanus, 38, 44, 52. agriculture, 32, 35, 51-52, 160, 162, 165, 172, 179, 199, 208, 224, 227-229, 232, 235, 237, 238, 243. agronome, 172. agronomie, 31. aigle, 62. aile, 64, 73, 379, 380, 381, 385. album, 134, 290. alimenta, 160, 163, 168. alimentation, 415. alliances, 303, 304. alphabet, 331, 340. alphabétisation, 157, 158. ambassade (ambassadeur), 6768, 290. amphithéâtre, 153, 173, 277,
284, 327, 341, 387, 400, 404. amphore, 142, 163, 173, 178, 181, 187, 209, 213, 216-217, 224, 228, 230, 232, 240, 415. âne, 217. angusticlave, 136. annone, 141, 142, 181, 219, 221, 415, 423. antoninianus, 186. apothéose, 96, 118. aqueduc, 284. ara Pacis, 149. arc de triomphe, 336. architecte, 337. archive, 194. archôn, 67. argent, 52, 115, 185, 188, 226, 239, 241. aristocratie, 33, 34, 36, 336. armée, 22, 56, 63, 65, 98, 109, 154, 162, 177, 180, 189, 222, 228, 230, 235, 238, 239, 241, 242, 250, 252, 268, 282, 289, 315, 324, 328, 337, 346, 368, 373, 429, 431. armement, 34. artisan, 51, 212, 213. artisanat, 179, 197, 200, 209, 212, 214-216, 234, 236, 238. artiste, 336, 349. arts libéraux, 155. atelier (officina), 51, 210, 211, 212, 218, 222, 228, 387.
492 atrium, 293. augure, 275. aureus, 99. autel, 30, 44, 62, 149, 336, 347, 354. autonomie, 16, 50, 249, 252, 257, 269, 282, 284, 286, 287, 288, 316, 372, 373, 425, 431. auxiliaire, 61, 64, 65, 70, 71, 85, 92, 121, 225, 242, 251, 325, 329, 365, 375, 379, 380, 383, 385, 399, 402, 405-406, 409, 410, 411, 413, 414. avoine, 236. bail, 207, 208. balneum, 173. bannière (vexillum), 382. barbare, 24, 34, 38, 399. barbe, 62. basilique, 284, 337, 387. bénéficiaire, 401, 412. benignitas, 296. beurre, 34. bibliothèque, 155. bière, 34. bilinguisme, 14. blé, 139, 142, 161, 181, 222, 224, 229-231, 236, 360, 415. bœuf, 217. bois, 35, 224, 236, 335. boisseau (modius), 142, 143. boni, 298, 299. bouclier, 296. brigandage, 26, 361, 401. brique, 209, 213, 400. bronze, 115, 169, 185, 335. bronzier, 222. bureau (officium), 114, 141. bureaucratie, 123. cadastre, 201. calcul, 158. calendrier, 73, 154, 354, 363, 405. caliga, 97.
Index thématique camp (castra), 60, 62, 70, 74, 82, 148, 151, 183, 188, 218, 224, 255, 265, 266, 268, 337, 380, 385-386, 388, 395, 398, 400, 404, 408, 409, 413, 417, 422, 423. campagne, 160, 166, 186, 201, 204, 206, 224, 229, 254, 292, 395, 409, 417. canabae, 389, 390. canal (voir fossa), 60, 73, 142. candidat, 96, 279. capital, 52. capitole, 173, 336. carpentum, 235. carreau, 213. carrefour, 147. carrière (voir aussi cursus), 47, 135, 169, 186, 297, 301, 313, 376, 401, 411, 423. castellum, 44-46, 206, 271, 330. castros, 34. cavalerie, 382, 420. cavalier, 76, 329, 383, 399, 410. cens (census), 52, 69, 134, 136, 148, 167, 170, 278, 293, 412. censure, 28, 98, 100, 135, 147, 247, 251, 263, 298, 302, 305. centuriation, 200, 201. centurie, 95, 393, 405. centurion, 300, 387, 404, 410. centurionat, 403, 409, 410, 411, 412. céramique, 178, 197, 208, 209, 210, 213, 216, 222, 226, 231, 235, 242. cervoise, 236. césarat, 100. chameau, 32. charcuterie, 236. chariot, 217. chef-lieu, 40, 42, 50, 249, 290, 293, 409. cheval, 60, 76, 216, 236, 386, 391. chevalier, 92, 96, 97, 100, 114,
Index thématique 115, 120, 136, 164, 188, 203, 256, 300, 301, 302, 304, 305, 306, 308-315, 327, 355, 403. chrétien, 99, 370. christianisme, 9, 153, 272, 345, 366-367. cinabre, 197. cirque, 153, 155, 174. cité (civitas), 16, 28, 33, 39, 40, 41, 43, 44, 45, 46, 47-48, 50, 96, 122, 166, 168, 174, 185, 195, 196, 215, 221, 232, 243246, 249, 255, 256, 267, 270, 271, 328, 333, 334, 345, 348, 351, 368, 373, 376, 387, 390, 398, 405, 412, 428, 431. citoyen (civis), 48-49, 50, 52, 111, 257, 299, 300, 325, 333, 347, 355, 410, 422. citoyenneté (voir droit de cité), 14, 49, 98, 174, 245, 248-249, 255, 291, 307, 322, 325, 326, 327, 330, 403, 414, 425. clarissime, 256. client, 66, 68, 71, 74, 192, 271, 327. clientèle, 128, 139, 145. climat, 29, 33. cognation, 37, 330. cohorte, 64, 65, 73, 85, 92, 97, 132, 185, 380, 383, 385, 405, 415. col, 59, 221, 237. Colisée, 100, 150, 151, 154. collège, 145, 169, 214-215, 220221, 234, 276, 279, 292, 333. collégialité, 115. collier, 217. colon, 28, 162, 172, 203, 207, 242, 250, 302, 334, 366. colonat, 160. colonie, 42, 49, 50, 131, 141, 158, 166, 200, 201, 225, 231, 240, 241, 248, 250, 254, 255, 260, 261, 266, 267, 268, 269,
493 270, 271, 272, 274, 277, 279, 280, 283, 284, 300, 303, 306, 307, 309, 310, 311, 332, 333, 334, 336, 339, 346, 387, 402, 412, 422. colonisation, 79-80, 200, 201, 269, 307, 310, 325, 411. colonne, 151. Colonne Trajane, 73, 74, 151. colosse, 150. colportage, 222. comices centuriates, 95, 133. comices tributes, 95. commandement, 422. commerçant, 216, 219, 220, 223, 371. commerce, 51, 52, 179, 192, 193, 200, 217-221, 223-224, 229, 232, 234, 242, 328, 418. commercium, 49, 248. concile, 347. conductor, 207. consécration, 93, 117, 276. conseil (consilium, ordo), 57, 114, 115, 278, 293. constitution, 95, 113, 275. consul, 92, 302. consulat, 94, 95, 135, 312. contrat, 155. conventus, 42-43, 266, 309, 323, 333, 355. copiae, 415. corporation, 173. correspondance, 113. corvée, 207. cour, 92, 138. courrier, 401. crédit, 192. crise, 40, 160, 162, 191, 226, 243, 253, 255, 427. cuisson, 210. cuivre, 67, 185, 226, 241. culte, 368. culte impérial, 43, 118, 168, 276, 277, 291, 303, 327, 336, 337,
494 338, 339, 347, 368, 370, 418, 430. culture (humanitas), 155, 156, 166, 295, 341, 342, 343. cura, 276. curatelle, 166, 169, 255. curateur, 255, 256, 333. curiale, 293. curie, 278, 292, 298, 313, 337. cursus, 135, 280, 301, 309. damnatio memoriae, 101. décadence, 159. décemvir, 279. déclin, 160, 161, 162, 163. décret, 79, 85, 280, 286, 294. décurie, 303. décurion, 166, 169, 203, 221, 255, 278, 280, 281, 286, 294, 412. décurionat, 167, 291. déduction, 28, 253, 268, 271, 300, 332, 334. défaite, 62. défilé, 136. denier, 99, 186. désert, 31-32, 77, 84. dévot, 355. dignitas, 135, 136, 282. dîme, 66, 183. diplôme militaire, 251, 324, 384, 406. district, 46, 67. divin (divus), 93, 276. divinisation, 96, 101, 108. divinité, 277, 344, 346, 348-352, 360, 361, 369. document, 79. domus, 140, 293. domus Augusta, 92, 104, 118. domus divina, 104. donativa, 182, 422. droit, 90, 95. droit civil, 388. droit de cité (voir citoyenneté), 61, 324, 326, 329, 331.
Index thématique droit des gens (ius gentium), 48. droit italique (ius Italicum), 133, 183, 254, 262, 266, 271, 289, 425. droit latin (ius Latii, Latium), 49, 248, 249, 254, 255, 257, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 268, 269, 270, 272, 273, 280, 325, 329, 330. droit militaire, 388. droit romain, 49. druide, 36, 344, 346. duumvir, 166, 279, 280, 329. duumvirat, 280, 305. eau, 32, 228, 234, 353. économie, 243. écrit, 157, 336. écriture, 24, 158, 343. écrivain, 372. édile, 166, 222, 279-280. édilité, 279, 280. édit, 113, 159, 322, 370. égalité, 51. église, 345. élection, 96, 131, 167, 278, 279, 294, 295, 303. éléphant, 228. élevage, 34, 223. élite, 28, 163, 168, 191, 198, 208, 221, 227, 243, 247, 251, 259, 267, 281, 284, 290, 291, 292, 293, 295, 298, 299, 303, 305, 308, 310, 311, 314, 315, 316, 319, 322, 327, 328, 335, 336, 338, 339, 341, 408, 426, 428, 431. éloignement, 23. émigration, 272, 334. empereur (imperator), 26, 28-29, 47, 56, 73, 89-96, 124, 135, 137, 139, 147, 154, 156, 163, 168, 174, 182, 185, 186, 192, 207, 237, 241, 247, 255, 256, 258, 276, 288, 289, 290, 314,
Index thématique 324, 336, 337, 347, 352, 355, 360, 369, 375, 376, 379, 403, 405, 410, 418, 431. empire (voir imperium), 11, 57, 63, 92, 347. emprunt, 192, 199, 289. enceinte, 82. enclave, 391. endettement, 281. enfant, 326, 346, 406, 414. enseigne, 62, 337, 386, 405. enseignement, 36, 155, 158. entourage, 92. épouse, 326. esclavage, 58, 159, 160, 161. esclave, 134, 144, 161, 171, 184, 188, 203, 292, 355, 357, 371, 404. étain, 67, 356. État, 124, 178, 180, 190, 208, 218, 258, 412, 431. état civil, 93. ethnie, 31, 34, 40, 267. évergésie, 226. évergétisme, 169, 198, 281, 285, 287, 288, 327, 405. externi, 27, 29. familia Caesaris, 115. faucille, 235. faux, 235. femme, 355. fer, 51, 188, 222, 233, 237, 241. fermier, 207, 366. fête, 198, 222, 277, 354, 369. fides, 346. filiation, 330. finances, 275. fines, 44. Fisc, 116, 182, 189, 218, 230. fiscalité, 43, 183, 190, 193, 194, 242, 259. flaminat, 280, 294. flamine (flamen), 118, 276, 412. flaminicat, 276.
495 flotte (classis), 60, 65, 72. foire, 222. forêt, 26, 32, 47, 60, 66, 241, 392. forma Urbis, 152. fort, 385, 386, 389, 395, 396, 400. forum, 92, 140, 151, 152, 173, 279, 284, 335, 336, 337. fossa, 396. four, 209, 210, 211. fourniture, 415. froment, 236, 238. frontière, 37, 71, 87, 392, 400. fruit, 236. fundus, 171-172, 187, 207. gain, 51-52. garum, 197, 230. génie (genius), 275, 276, 336. gens (voir peuple), 48, 326, 327, 330. gentilice, 309-310, 326, 330, 331, 334. géographie, 24-25. gladiateur, 153. gland, 34. gouverneur, 400, 401. grain, 142. grec, 24, 79, 155, 340, 358. grenier (ou horrea), 141, 222, 401. guerre, 37, 38, 58, 425. gutuater, 276. hameau, 44. haruspice, 276. hellénisme, 30, 35. hérédité, 295. héritier, 69, 310. heureux (Felix), 106, 108. histoire, 156. historien, 399. historiographie, 29, 30, 55, 7778, 98, 298. hommage, 227, 286. homme nouveau, 168. honestiores, 413.
496 honneurs, 298, 303. hôpital (valetudinarium), 387. hospitalité (hospitium), 26. huile, 181, 213, 217-218, 221222, 223-226, 230, 232, 235, 291, 415, 417, 418. identité, 13, 80, 320, 321, 330, 404, 425. immigration, 332, 334. immunité, 266, 334. imperium (voir empire), 58, 8991, 93-94, 100, 109, 110, 118, 256, 288, 425. impôt, 69, 116, 133, 177, 183, 193, 194, 200, 218, 224, 242, 254, 281, 289, 324, 347, 363364, 376, 423, 433. incendie, 132, 149, 151, 214. incola, 50, 278, 291. indigène, 12, 15, 26, 38, 77, 80, 334, 339. indulgentia, 194, 289, 296. inerme, 238, 383. infanterie, 382. inscription (épigraphie), 50, 71, 73, 85, 108, 112, 143, 144, 157, 178, 214, 218, 220, 222, 245, 255, 263, 277, 285, 291, 293, 294, 303, 304, 326, 329, 335, 339, 340, 354, 358, 371, 382, 390, 399. instruction(s) (mandata), 112, 123, 290. insulae, 140, 148. integritas, 296. interprétation, 331, 344, 349-350. invasion, 272. investiture, 94. isolement, 26. iuvenes, 168. jeux (ludi), 152, 154, 169, 198, 228, 277, 285, 291. jugère, 249-250.
Index thématique juif, 143, 150. jurisconsulte, 156. justice, 43, 111, 116, 275, 336, 401, 425. lampe, 213, 231. langue (langage), 14, 25, 31, 33, 36, 39-40, 320, 339. laticlave, 135, 137, 300, 301. latifundium, 128, 159, 160, 171, 187, 203, 235. latin (voir langue), 14, 24, 33, 79, 155, 272, 324, 335, 339340, 372, 409. lecture, 157, 158 légat, 27, 62, 67, 70, 119, 120, 121, 386, 402, 405. légion, 62-65, 70, 71-73, 75-76, 82, 92, 96, 99, 120, 121, 242, 302, 375, 376, 377, 378, 379, 380, 381, 382, 383, 390, 400, 402, 405, 406, 407, 408, 409, 415, 420, 422, 433. législation, 90, 257, 278. légume, 236. légumineuse, 236. lettre, 113, 164, 192, 279, 335, 370. liberté, 27, 78, 289. limes, 391, 392. lion, 228. livre, 25, 157. locupletes, 298, 299. loi, 289. loi Julia, 307. loi Manciana (lex Manciana), 207, 251. loi Visellia, 137, 168, 291. magister, 44, 279. magistra, 277. magistrat (magistratus), 90, 95, 113, 137, 154, 166, 248, 255, 275, 277, 278, 279, 286, 348. magistrature, 256, 279.
Index thématique Maison Dorée, 149, 151. marbre, 169, 197, 217, 230, 335, 339, 355, 383, 401. Marbre de Thorigny, 264, 303. marché, 151, 191, 222-223, 242. mare clausum, 142. mariage (conubium), 49, 248, 325, 406, 414, 423. marnage, 236. martyre, 367. mémoire, 97, 285, 320, 331, 338, 370. mercure, 197. mérite(s) (merita), 52, 293, 294, 296, 311, 321, 323, 326. mesure, 296. métal, 34. métier, 51. migration, 37. milice équestre, 98. militia, 136. milliaire, 147. mine (metallum), 47, 74, 186, 188, 189, 233, 241, 255, 401. ministra, 277. mobilité, 65. moisson, 207. monarchie, 56, 91-92, 103, 124, 128. monnaie, 112, 115, 117, 145, 177, 179, 183, 185-186, 190, 198, 222, 240. monothéisme, 367. montagne, 26. montanisme, 372. monument, 198. mosaïque, 155, 203, 228, 230, 234, 342. moulin, 234. mouton, 236. mule, 216. mulet, 391. munera, 278. municipe (municipium), 42, 48, 49, 50, 158, 166, 197, 204, 225,
497 247-248, 249, 252, 255, 261, 266, 267, 268, 270, 271, 272, 273, 274, 277, 280, 283, 284, 300, 306, 309, 310, 335, 346. munitio, 281. mur, 70, 378, 392, 393, 395, 396. musique, 342. mutinerie, 58. natio (voir tribu), 270, 291, 307, 314. naumachie, 153. naute, 219, 221, 353. naviculaire, 182, 219-221, 229. navire, 141-142. négociant, 219-221. noblesse (noble, nobilitas), 52, 295, 299, 302, 326. nom, 39-40, 210, 211, 283, 307, 329-331, 352. nomade, 31-32, 52, 84, 86. numen, 118, 276. numerus, 381-382, 383. nymphée, 284. océan, 32, 221, 233. octovir, 279. œkoumène, 129. offensive, 61, 63, 70, 71. olivier, 86, 224, 230, 232. onomastique, 304, 311, 329-330. opinion publique, 93. oppidum, 35-36, 43, 44, 46, 264, 292, 330. or, 67, 74, 115, 129, 185, 188, 238, 241, 335. ora maritima, 65. oral, 157. orateur, 157. ordre (ordo), 48, 134, 135, 166, 278, 281, 294, 298, 333. ordre équestre (voir chevalier), 100, 115, 131, 134, 136, 168, 193, 297, 300, 302, 308-309, 313, 327, 403.
498 ordre sénatorial (voir Sénat), 134, 137, 297, 303, 304, 403. orge, 236. orgue, 342. orichalque, 185. origine, 312, 313, 330. otium, 153, 342. paganisme, 345. pagus, 45-46, 264, 270, 271. paix, 56, 424, 425. parenté, 48. patricien, 170. patrie (patria), 245, 307, 322. patrimonium, 186. patron, 169, 291, 293, 304. patronat, 169, 256. paysan, 366. peinture, 342. pénurie, 191. perception, 193. père de la patrie (pater patriae), 93, 95. pérégrin (peregrinus), 49, 248, 329. persécution, 367. pertica, 44, 46, 270, 271. peste, 226. peuple (populus), 22, 24, 28, 34, 48, 94, 110, 119, 127, 128, 167, 186, 195, 264, 267, 268, 270, 278, 279, 282, 327. philosophie, 27, 52, 155, 156, 342. pierre, 351. pieux (pietas), 106, 108, 296, 314. pillard, 32. piraterie, 60. plèbe (plebs), 94, 96, 98, 134, 137, 138, 139, 141, 142, 145, 146, 167, 182, 192, 291, 292, 293, 404, 409, 418. plomb, 67, 188, 225, 233, 239, 340, 356.
Index thématique poésie, 155. poète, 140, 157. poisson, 213. poliadisation, 16, 257, 268, 312. police, 132, 401. politique, 52, 91-109. polyculture, 203. polyonyme, 282. polythéisme, 344, 359. pomerium, 151. pont, 73, 75, 237. pontife, 93, 94, 118, 275, 347, 412. populaire, 341. popularité, 92, 139, 167, 279. porc, 34, 236. port (portus), 65, 141, 197, 232. porte, 147. portique, 284. portorium, 184, 241. poste, 401. potestas, 279. potier, 210, 213, 340. pouvoir législatif, 113. praemia (voir retraite), 182. praepositus, 267. praeses, 67. praetentura, 386. praetor, 279. prata, 390-391. préfecture, 135, 136, 280, 310. préfet, 65, 79, 98, 106, 114, 115, 119, 141, 149, 235, 267, 290, 307, 309, 327. prêt, 69. préteur, 137, 154, 301. prétorien, 73, 99, 100, 106, 406, 422. prêtre (sacerdos), 276, 293, 327. prêtrise, 166, 169, 276, 280, 291, 294, 295, 303, 327. préture, 135. primipile, 403. primores, 300, 327, 347.
Index thématique prince (princeps), 58, 93, 94, 110, 288, 299. principia, 151, 337, 386. prisonnier, 62. privilège, 271. prix, 186, 190, 250. proconsul, 119, 120. procuratelle, 136. procurateur, 69, 116, 119, 120, 122, 184, 186, 189, 197, 229230, 233, 237, 241, 255, 256, 302, 363, 366. promesse (pollicitatio), 286. propriété, 52. prostitution, 358. province (provincia), 22, 23, 32, 38, 39-40, 41, 61, 63, 66, 67, 68, 74-75, 76, 84, 96, 119, 120, 121, 160, 161, 163, 165, 174, 177, 179, 191, 197, 256, 309, 383, 388, 426. provincial, 28, 299, 365, 426. publicain, 69, 193. puissance censorienne, 111. puissance tribunicienne, 93, 108. quartier, 138, 140. quartier d’hiver (hiberna), 96. quattuorvir, 166. questeur, 122, 166, 301, 302. questure, 135, 280. quinquévir, 279. rab, 279. ravitaillement, 70, 414-415. recensement (voir cens), 43, 133, 148. recommandation, 303. récompense (praemia), 97. recrutement, 43, 299, 300, 308, 309, 311, 314, 326, 334, 377, 402, 407, 408, 410-411, 417, 421. redevance (voir vectigal), 184, 207.
499 région (regio), 46-47, 132, 133, 147, 164, 426. règlement, 274, 275, 278. regnum, 59. religion, 90, 94, 118, 154, 274, 275, 276, 277, 285, 336, 343, 346, 347, 358, 361, 405, 423, 431. rempart, 35, 269, 289, 386, 431. rendement, 201. république (voir res publica), 92, 104. res privata, 186. res publica (voir cité), 17, 18, 50, 93-96, 124, 128, 129, 135, 138, 147, 165, 169, 174, 246, 255, 256, 259, 273, 281, 282, 324, 333, 422, 425. rescrit, 113. résistance, 13, 79-80, 321. retentura, 386. retraite (praemia), 325, 398, 406, 412, 413. révolte, 61, 65, 66, 68, 193. rhéteur, 342. rhétorique, 30, 52, 156, 178, 287, 296, 342. rhinocéros, 84. richesse, 51, 296. ripa, 392. roi, 61, 72, 75. romanisation, 13, 14, 23, 77, 8081, 320, 321, 331. romanitas, 322. route, 72, 217, 220, 392, 395. royaume, 271. sacerdoce, 95. sacerdos, 277. sacra, 276. sacrifice, 36, 346. salaire, 186, 198. salaison, 213, 222, 226. saltus, 47, 173, 187, 207, 255. saltus Burunitanus, 366.
500 saltus Teutoburgiensis, 61. sanctuaire, 222, 346, 354, 355356. seigle, 236. sel, 241. Sénat, 28, 48, 74, 92, 95-97, 100, 103, 106, 108, 109, 114, 115, 120, 123, 131, 134, 135, 137, 139, 140, 168, 169, 185, 247, 278, 298, 299, 300, 301, 306, 307, 313, 432, 433. sénateur, 27, 28, 31, 52, 69, 92, 96, 97, 135, 137, 163, 164, 169, 173, 174, 192, 203, 256, 300, 303, 305, 306, 309, 310, 311, 312, 314, 399, 425. sénatus-consulte, 96, 111, 115, 123, 300. septizodium, 152. serment, 422. sesterce, 134, 136, 167, 171. sévir, 221, 276, 292, 293. sévirat, 168, 291. siècle (saeculum), 129. société, 133. sol (solum Caesaris), 47. solarium, 149. soldat, 21, 66, 254, 329, 341, 365, 369, 375, 376, 388, 397, 398, 401, 409, 411, 421, 422, 433. solde, 182, 186, 404, 411-413, 416. somme honoraire, 169, 198, 277. source(s), 28-29, 356, 358. spectacle, 154. spéculation, 192. sportule, 145, 169, 285, 291, 293. stade, 153. statio, 141. station, 49, 401. statue, 117, 256, 285, 286, 294, 327, 336, 342, 352, 422. statuette, 351.
Index thématique statut, 281, 282, 283, 297, 335, 403. stèle, 155, 214, 399. stoïcisme, 156. stratégie, 57, 70, 393. sufète (sufes), 261, 279. suicide, 99, 156. surnom, 283, 330, 352. surproduction, 160. syncrétisme, 344, 349-350. table (tabula), 28, 73, 85, 111, 251, 326. temple, 44, 284, 339. tente, 387. terre (tellus), 35, 130, 164, 236, 335, 357. territoire (territorium), 43, 44, 271, 283, 391. tessère, 139, 143. testament, 413. textile, 222. théâtre, 153, 173, 284, 292, 335336, 342. thermes (thermae), 173, 284. titulature, 94, 108. toge, 135, 324. tombeau, 144. tonneau, 181, 353. tractus, 47. transvectio equitum, 136, 168. travail, 51. triade, 277, 349, 354. tribu, 31, 33, 95, 132, 143, 145, 262, 270, 323, 327, 330. tribun, 137, 301, 302. tribunal, 112, 289. tribunat militaire, 135. tribut (tributum), 61, 71, 183, 193. triomphe, 66, 69, 74, 94, 112, 151, 422. triumvir, 115. trophée, 73. tuile, 209, 213, 400. tunique, 135.
Index thématique undecimprimi, 279. undécimvir, 279. urbanisation, 15, 33, 45, 166, 253, 268. urbs (voir ville), 43, 112, 127, 129, 132, 144, 146, 147, 150, 191. usure, 52. utriculaire, 219. vallum, 392, 395, 396. vallus, 188, 235. vase, 209, 210. vectigal, 184. vergobret, 279. verrerie, 212. vertu (et virtus), 296, 297, 299, 326. vêtement, 222. vétéran, 97, 98, 184, 201, 240, 249, 250, 254, 260, 267, 291, 307, 314, 324, 332-334, 376, 378, 390, 399, 401, 402, 406, 411, 412, 413, 417. vexillation, 64, 381, 382, 407. viande, 32.
501 vicus, 44, 45, 234, 264, 387, 389, 390, 401. vigintivirat, 135. vigne, 165, 172, 191, 230. vignoble, 171, 181. villa, 43, 149, 160, 161, 163, 171, 187, 188, 199, 201, 202, 214, 224, 226, 231, 234, 238, 240, 242, 416, 417. village, 36, 37, 46. ville (voir urbs), 32, 34, 35, 39, 40, 43, 45, 50, 52, 141, 163, 165, 166, 169, 186, 194, 197, 198, 203, 215, 220, 222, 232, 246, 249, 254, 260, 263, 270, 274, 275, 281, 283, 285, 289, 320, 335, 338, 387, 404, 409. villicus, 207. vin, 163, 170, 181, 191, 213, 217, 222, 224, 230, 232, 235236, 416, 417, 418. viticulture, 159, 160, 162, 172, 191, 203, 232, 236. volontariat, 278, 376, 407, 410. zinc, 185.
RÉALISATION: PAO ÉDITIONS DU SEUIL IMPRESSION: MAURY-EUROLIVRES À MANCHECOURT (03-2003) DÉPÔT LÉGAL: FÉVRIER 1998 - N° 25932-3 (00000)