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French Pages 1423 Year 2019
Sous la direction de
Mohammad Ali AMIR-MOEZZI Guillaume DYE
DES HISTORIENS
Commentaire et analyse du texte coranique
Sourates 27 a114
@ORAN
DES HISTORIENS
Sous lo direction de
Mohammad Ali AMIR-MOEZZI Guillaume DYE
@ORAN
DES HISTORIENS
Etudes sur le contexte et la genese du texte coranique.
VOLUME 1 :
Commentaire et analyse du texte coranique. Sourates 1-26.
VOLUME 2a :
Commentaire et analyse du texte coranique. Sourates 27-114.
VOLUME 2b :
Bibliographie des etudes sur le Coran. [Voir :www.editionsducerf.fr]
VOLUME 3 :
Detail du Coran bleu, ,x' s1ecle, Ka1rouan. Tunisie. ,,· Werner Forman Archive · Bridgeman Images.
LE CORAN DES HISTORIENS II COMMENTAIRE ET ANALYSE DU TEXTE CORANIQUE
Sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi Guillaume Dye
LE CORAN DES HISTORIENS II COMMENTAIRE ET ANALYSE DU TEXTE CORANIQUE Tome 2 : sourates 27-114
LES EDITIONS DU CERF
R(fSHAN CULTURAL HERITAGE
INSTITUTE
© Les Editions du Cerf, 2019 www .editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries 75013 Paris ISBN: 978-2-204-13551-l
LISTE DES ABREVIATIONS BIBLIQUES
Ab, Abdias - Ac, Actes - Ag, Aggee - Am, Amos - Ap, Apocalypse - Ba, Baruch - 1 Co, 1re Corinthiens - 2 Co, 2e Corinthiens - Col, Colossiens - Ct, Cantique des Cantiques - Dn, Daniel - Dt, Deuteronome - Eccl, Ecclesiaste - Ep, Ephesiens - Esd, Esdras - Est, Esther - Ex, Exode - Ez, Ezechiel - Ga, Galates - Gn, Genese - Ha, Habacuc - He, Hebreux - Is, Isai"e - Jb, Job - Jc, Jacques - Jdt, Judith Jg, Juges - JI, Joel - Jn, Jean - 1 Jn, 1re de Jean - 2 Jn, 2e de Jean - 3 Jn, 3e de Jean - Jon, Jonas - Jos, Josue - Jr, Jeremie - Jude, Jude Le, Luc - Lm, Lamentations - Lv, Levitique - 1 M, 1er Maccabees 2 M, 2e Maccabees - 3 M, 3e Maccabees - 4 M, 4e Maccabees - Mc, Marc - Mi, Michee - Ml, Malachie - Mt, Matthieu - Na, Nahum Nb, Nombres - Ne, Nehemie - Os, Osee - 1 Par (ler Chroniques), 1ers Paralipomenes - 2 Par (2e Chroniques), 2e Paralipomenes - 1 P, 1re de Pierre - 2 P, 2e de Pierre - Ph, Philippiens - Phm, Philemon - Pr, Proverbes - Ps, Psaumes - 1 R, 1er Regnes - 2 R, 2e Regnes - 3 R, 3e Regnes - 4 R, 4e Regnes - Rm, Romains - Rt, Ruth- Sg, Sagesse Si, Siracide (Ecclesiastique) - So, Sophonie - Tb, Tobit - 1 Th, l re Thessaloniciens - 2 Th, 2e Thessaloniciens - 1 Tm, 1re Timothee 2 Tm, 2e Timothee - Tt, Tite - Za, Zacharie.
Jan M. F. Van Reeth
INTRODUCTION AUX SOURATES 27-36 Ces sourates, qui se trouvent presque au milieu du Coran, font alterner des histoires de prophetes avec des prescriptions et des admonitions relatives a la fin du monde et au Jugement dernier. De prime abord, elles sont tres heterogenes, mais cette impression est surtout suggeree par leur style concis, allusif et elliptique, qui apparemment ne fait qu'effleurer quelques bouts d'histoires que le public (l'auditoire ou les lecteurs) du Coran connaissait certainement deja (Lassner, Demonizing the Queen of Sheba, p. 42-43 ; Stetkevych, « Solomon and Mythic Kingship », p. 4 et 14-15). Cela pourrait confirmer I' hypothese que le Coran contient souvent des developpements « midrashiques » de certains textes bibliques que la communaute religieuse de Muhammad entendait reciter en leur versions originales et que Muhammad expliquait ensuite en arabe dans son expose coranique.
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LE CORAN DES HISTORIENS
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INTRODUCTION AUX SOURATES 27-36 • 977
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LE CORAN DES HISTORIENS
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Scriptural Interpretation (Oxford: Oxford University Press); reimpr. 2004 : introduction, trad. et notes par Andrew Rippin (New York : Prometheus Books).
JAN
M. F. VAN
REETH
Sourate 27 AL-NAML (LES FOURMIS) STRUCTURE GENERALE
93 versets. Le titre est tire du v. 18. La sourate rime partout en -1n/-zml-un.
La sourate se divise en deux parties, sans rapport apparent. On y lit des lambeaux d'histoires concernant une serie de prophetes: Moi"se, David et Salomon, puis Salib et Loth. Ensuite est ajoutee (a partir du v. 59), sans rapport direct ni liaison avec ce qui precede, une digression sur la bonte de Dieu et sur le Jugement final. Selan Richard Bell (Qur'iin, vol. 2, p. 361), le corps du texte daterait de l'an 2 de l'hegire, tandis que selon Neuwirth (Studien zur Komposition, p. 44, suivant Noldeke, Geschichte, vol. 1, p. 117-121 et 140; d'apres la methode rnise au point par Weil en 1844, voir Blachere, Introduction, p. 249), la sourate provient de la deuxieme periode mecquoise (voir aussi notre analyse, infra). Ces positions contradictoires montrent le caractere conjectural de ce genre de datations qui se fondent surtout sur des criteres internes et de surcroit ne tiennent pas compte du travail redactionnel - ce que la tradition appelle la « collecte du Coran» (jam' al-qur'iin) (Dye, « Reflexions methodologiques », p. 153-155 et 170).
Plan 1-6 Introduction.
la Lettres isolees.
980 , LE CORAN DES HISTORIENS
lb-5 Les croyants, opposes aux incroyants dont les actions sont embellies pour les aveugler, mais qui seront punis. 6 Confirmation de la revelation.
7-58 Legendes prophetiques. 7-14 Les signes de Mo'ise. Son vain appel tion de son peuple.
aPharaon et la puni-
15-44 L' histoire du roi Salomon, fils de David. 16-21 Salomon enchante les animaux et rend visite vallee des fourmis .
a la
22-44 Salomon et la reine de Saba'. 45-53 L'attentat contre le prophete Salil).. 54-58 La mission manquee de Loth. 59-93 Remontrances divines. 59-64 Louange de la bonte divine. 65-90 Les infideles et le Jugement demier. 91-93 La mission de l'envoye de Dieu.
A premiere vue, les recits concemant les prophetes semblent interpoles entre la partie introductive sur les incroyants et la conclusion concemant la justice de Dieu. Cependant, la mathematicienne et philologue Manuela Galavemi (« Meeting of the Queen of Sheba », n. 31) a sans doute le mieux disceme les parties composantes de la sourate. Elle a observe que la phrase zayyannii lahum a 'miilahum ( « Nous
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avons embelli leurs actions ») du v. 4, revient presque textuellement au v. 24: wa-zayyana lahum al-shayfiina a'miilahum (« Le Demon a embelli leurs actions »). Bien s0r, la reprise peut resulter d'une intervention de la part d'un redacteur qui a rassemble les elements constituants de la sourate, en y introduisant cette remarque comme soudure, mais on verra que la cohesion et l'unite de la sourate sont plus grandes qu'on le croirait au premier abord. Blachere (Coran, p. 404), n'avait done pas tout a fait tort en remarquant que « l'ensemble constitue une homelie d'une parfaite harmonie » (voir aussi Stetkevych, «Solomon», p. 32).
Titre et sujet On peut dire la meme chose concemant le titre de la sourate. La fourmi n'apparait qu'en un seul verset, quand Salomon et les siens entrent dans la vallee des fourmis. Alors « une fourrni dit : "O vous les fourrnis ! Entrez dans vos demeures de peur que Salomon et son armee ne vous ecrasent sans s'en apercevoir" » (v. 18). Cette phrase semble etre une boutade hors contexte, rapportant un fait divers. Selon Bell, elle pourrait provenir d'une insertion ulterieure (Qur'iin, vol. 2, p. 363). Cependant, Galavemi (« Meeting of the Queen of Sheba », p. 169-170) a releve une serie de themes fondamentaux qui reviennent constamment dans I' episode de Salomon et de la reine de Saba' : la science des souverains, le trone, le motif de l'apparence et du cache ( « hide and unveil, reveal and conceal » ), la bonne conduite (hudii). Or ce qui caracterise le comportement des fourrnis, c'est qu'elles se cachent dans leurs nids. Galavemi pense en outre que le palais du roi, appele $arl:z, symbolise ce qui est revele, evident, tandis que le nid des fourmis est cache sous terre, de sorte que les soldats du roi ne pouvaient pas les apercevoir (Iii yash 'uruna, v. 18). Bien connu est le oadith (surtout dans !es traditions chiites) : « Le shirk dans ma communaute est plus imperceptible que les pas d' une fourrni noire sur une pierre noire dans la nuit obscure» (Corbin, En is/am iranien, vol. 3, p. 196; De Smet, Epftres sacrees, p. 228 et n. 426, p. 314 et 342; ce
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.badith est egalement rapporte par le sunnite al-ijakim al-Naysabiirl, n° 3148). Selon certains commentaires ulterieurs, ce que les fourmis apprennent aux fideles, c'est de rester sur le chemin droit au milieu d'une multitude de fausses pistes et d'opinions divergentes (Guiraud, « Fourmi », p. 353). Le Coran attribue ainsi aux fourmis un certain « role d'instrument de la revelation » (Guiraud, ibid., p. 352). Elles cachent dans leurs colonies (qui pourraient bien representer une communaute religieuse, umma) une verite que Dieu leur a inspiree, tout comme celle qu'Il a apprise aux abeilles selon Q 16: 68. Salomon a pu observer cette revelation et ii est de son devoir de prophete de la proclamer. Cette opposition entre la verite cachee et son exegese par le Prophete nous parait etre un des sujets majeurs de la sourate. Ainsi que I' a deja remarque Sidersky (Origines, p. 121, cite par Bell, Commentary, vol. 2, p. 31), le modele lointain de la parabole des fourmis se trouve en Pr 6, 6-8 (« Va voir la fourmi, paresseux ! observe ses mreurs et deviens sage: elle qui n'a ni magistrat, ni surveillant ni chef, durant I' ete elle assure sa provende, et amasse, au temps de la moisson, sa nourriture »). Les fourmis paraissent etre un modele pour la societe, telle qu' elle est representee par le royaume de Saba', gouvemee par une femme qui, « a derange l'ordre naturel de l'univers et represente un danger pour avoir inverse le role des genres» (Gilliot, « Reine de Saba' », p. 65 ; voir aussi infra).
COMMENTAIRE
1-6 Introduction la Lettres isolees La sourate debute par deux « lettres mysterieuses » : ra-Sfn. Les exegetes musulmans medievaux et modemes, ainsi que les philologues
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occidentaux, se sont casse la tete pour donner un sens a ces indications bizarres (voir Noldeke, Geschichte, vol. 2, p. 68-78 ; De Smet, « Lettres isolees » ). Apparemment, les commentateurs musulmans medievaux ne connaissaient plus leur signification et se sont mis a inventer des explications qui, toutefois, ne nous avancent guere. Assez recemment, deux explications plausibles ont ete proposees. II y a celle de Christoph Luxenberg qui a suggere qu'elles sont des indications qui se referent aux psaumes, comme ii est d'usage dans les livres liturgiques syriaques ( « Syrische Liturgie » - mais la solution de Luxenberg nous parait un peu trop compliquee). Puis ii y a celle de Mondher Sfar (Le Coran est-ii authentique ?, p. 67-72, voir De Smet, « Lettres isolees », p. 482), qui a l'avantage d'etre simple: il s'agirait d'une ancienne pagination que les premiers copistes du Coran auraient empruntee a une pratique syriaque. Dans le cas qui nous concerne, le texte qui suit contient une autoreference : « Voici les Versets du Coran, d'un Livre clair. » Cette meme clarte du texte coranique est decrite ailleurs comme un « texte arabe clair », ce qui s'accorde parfaitement avec la proposition de Sfar : tandis que les lettres se referent a un modele syriaque, par exemple a la pagination d'un lectionnaire, le texte arabe qui suit contient le commentaire avec son explication dans la langue des destinataires du message, l' arabe (Van Reeth, « Coran et ses scribes», p. 80). Selan John Wansbrough (Quranic Studies, p. 114), l'absence de !'article (un Livre clair) pourrait se referer a une partie de la Revelation.
lb-5 Les croyants, opposes aux incroyants dont les actions sont embellies pour les aveugler, mais qui seront punis. Pour plus de clarte, nous reservons l'analyse de la partie introductive, parenetique (v. 2-6), pour la fin de notre commentaire, combinee avec les autres admonitions qui cloturent la sourate. Nous commem;ons done avec la partie contenant les histoires des prophetes.
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7-58 Legendes prophetiques Le style de la partie consacree aux prophetes est allusif a !'extreme. Le texte saute d'un episode a l'autre sans transition. Le recit decousu en devient presque incomprehensible. On a }'impression que I' audience ou les lecteurs connaissaient a I' a vance les his to ires sousjacentes et n'avaient pas besoin de contexte (Hawting dans QS, p. 272 Lassoer, Demonizing the Queen of Sheba, p. 43-44), que le Prophete commente mais ne resume guere. Or, la question concemant le contexte est bien reelle : y aurait-il un rapport entre les recits sur Moi"se, David, Salomon et autres ? Ou a-t-on, a uncertain moment, a !'occasion de l'une ou l'autre collecte du Coran, simplement assemble des histoires qui, a l'origine, n' avaient aucun rapport particulier entre elles ?
7-14 Les signes de Moise. Son vain appel a Pharaon et la punition de son people Moi"se occupe une place privilegiee dans le Coran : ii est le prophete qui est le plus evoque a travers le livre, mais chaque fois, on ne nous propose que des lambeaux de son histoire. Sans doute, comme le remarque Pierre Lory(« Moi"se » , p. 558), Muhammad s'est-il mire a son illustre predecesseur qui, comme lui, a connu son hegire, son exode. Si ce lien existe, ii est probable que Moi"se a surtout ete introduit dans le Coran pendant la periode medinoise, ou du moins que des pericopes plus anciennes ont ete remaniees a cette epoque, afin de les adapter a leur nouveau role de prefigurations de l 'hegire. L'histoire de Moi:se commence en Q 27: 7-14. Elle se poursuit dans la sourate suivante, aux v. 3-42, ou elle est suivie de le~ons morales tirees de ce qui precede, le~ons qui s'etalentjusqu'au v. 75. Selon Bell (Qur'iin, vol. 2, p. 363; id., Commentary, vol. 2, p. 29), la pericope de la sourate 27 serait le resultat d'un remaniement, au cours de l'an 2 de l'hegire, d'un texte qui pourrait remonter a la periode mecquoise. Nous retenons surtout de cette remarque que !'episode de
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Moi:se parait etre le produit d'un travail redactionnel long et complique en couches superposees, ce qui rend le texte parfois difficile a suivre, surtout si on n'a pas le modele biblique sous les yeux. L' episode debute par I' evocation du buisson ardent. Mais contrairement au recit biblique (voir Lory,« Moi:se », p. 559), Moi:se ne se rend pas imrnediatement compte du fait qu'il s'agit d'un buisson (v. 7). II apen;oit seulement un feu, dont ii pense pouvoir tirer quelque nouvelle (laquelle ? I' idee est plutot etrange car rien ne laisse a ce moment supposer qu'il recevra bientot une revelation de la part de Dieu) ou bien recuperer un tison, apparemrnent pour allumer un feu de camp pour les siens. Heinrich Speyer (Biblischen Erziihlungen, p. 256) a suggere que le recit du Coran a pu etre contamine par le recit biblique du sacrificed' Abraham; Abraham s'en va avec le bois pour l'holocauste pour immoler son fils en disant a ses serviteurs : « Demeurez ici [ ... ] nous irons jusque la-bas[ ... ] et nous reviendrons vers vous » (Gn 22, 5). Quoi qu'il en soit, !'expression shihiib qabas (v. 7) est etrange; comme Bell l'a bien note(« a suspicious combination», p. 30), les deux substantifs semblent etre en apposition. Shihiib signifie tout simplement une flamrne, qabas, un tison ardent. Le texte tel que nous le lisons semble altere et corrompu : les deux substantifs en apposition ressemblent presque a deux lec;ons alternatives, entre lesquelles les scribes n'arrivaient pas a choisir. II a existe, parmi les exegetes syriaques orientaux (contemporains de Muhammad ou le devanc;ant de quelques decennies seulement), une controverse concemant la nature du feu apparaissant dans le buisson (Van Rompay (ed.), Commentaire sur Genese-Exode, p. 136-137 [texte], p. 178 [trad.]) ; on a }'impression que Muhammad etait au courant de la discussion et s'est range derriere la position de ijenana de Nisibe et Mikha'el Badoqa, qui tenaient le feu pour un feu naturel.
A la place de la revelation biblique du nom divin, le Coran cite des formules qui ressemblent a la basmala et rappellent la premiere sourate : « Gloire a Dieu, le Seigneur des mondes ! » (v. 8) ; « Je suis, en verite, celui qui pardonne et qui est misericordieux » (v. 11); « II est beni et beni est celui qui est autour du feu » - c'est-a-dire Dieu est celui qui habite le buisson (v. 8 ; voir Dt 33, 16 ; Masson, Coran,
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p. 899), tandis qu'autour de Dieu (v. 8) sont places l'ange, ou Jes anges, du Trone. Viennent ensuite Jes signes ou miracles. Le premier est celui du baton, qui se transforme en serpent, chaque fois que Moi'se le jette par terre (v. 10; voir Ex 4, 2-4). lei nous devons relever un detail interessant. Le mot arabe pour ce serpent est Jann. Ainsi que 1' a note Roberto Tottoli (« Alcune considerazioni su Gann », p. 304 et 306), un grand nombre d' arabisants occidentaux interpretent ce mot comme une autre forme du mot jinn, qui est le terme pour designer les demons ou autres esprits de la nature et qui remonte a l'epoque preislamique. II indiquerait en ce cas un jinn sous la forme d'un serpent. Toutefois, Tottoli (ibid., p. 303) fait remarquer que Jes auteurs arabes classiques savaient encore tres bien que les Jann sont une espece de petits serpents qui s'introduisent souvent dans les habitations. Les philologues qui veulent y reconnaitre des jinn ont done probablement tort. Comment alors expliquer ce terme curieux ? La reponse se trouve dans l'exegese legendaire juive, puis chretienne orientale, de langue syriaque. Celle-ci croit savoir (la legende est entre autres attestee dans le Liv re de l 'abeille de Salomon de Basra, auteur du xme siecle) qu' Adam a taille un baton qu'il avait pris de l'arbre de la Connaissance du bien et du mal, et que ce baton fut transmis d'une generation a l'autre (Toepel, Adam-und SethLegenden, p. 130-140). Moi'se l'a trouve dans le jardin de son beaupere Jethro et 1' a pris avec lui. A un certain moment de la tradition, cette branche de I' arbre paradisiaque a dO etre associee au serpent qui seduisit Eve : le serpent Jann est ainsi en meme temps le demon (jinn) ou