La pensée soixante-huit 68. essai sur l'anti-humanisme contemporain 9782070324897, 2070324893

Ce livre, qui fut au coeur d'une large polémique, témoigne d'un changement de génération intellectuelle. Comme

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French Pages [352] Year 1988

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Table of contents :
Préface à cette édition
Avant-propos
LA PHILOSOPHIE DES « ANNÉES 68 »
MAI 68 : HUMANISME OU INDIVIDUALISME ?
L’ANTI-HUMANISME DE LA PENSÉE 68
POURQUOI L’ANTI-HUMANISME ? POURQUOI, DE NOUVEAU, L’HUMANISME ?
CHAPITRE I Le type idéal des « sixties » philosophantes
STRUCTURE INTELLECTUELLEDES « SIXTIES »
DU STYLE DE LA PHILOSOPHIE DES ANNÉES SOIXANTE
LE PROCÈS DU SUJET
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE, RÉPÉTITION HYPERBOLIQUE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE ?
I. De Heidegger à Derrida.
II. De Marx à Althusser.
LE SUJET EN APPEL
CHAPITRE II Les interprétations de Mai 1968
LOGIQUE DES INTERPRÉTATIONS
LE POINT DE VUE DES ACTEURS
MAI COMME PSEUDORÉVOLUTION, OU : LE CHANGEMENT DANS LA CONTINUITÉ
L’ÉVÉNEMENT DE MAI
POUR LE PLURALISME INTERPRÉTATIF
MAI 68 ET LA MORT DU SUJET
CHAPITRE III Le nietzschéisme français (Foucault)
DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA VULGATE FOUCALDIENNE : L’EXEMPLE DE L’« HISTOIRE DE LA FOLIE »
DERRIDA CONTRE FOUCAULT : RAISON ET DÉRAISON
M. GAUCHET ET GL. SWAIN CONTRE FOUCAULT :LA LOGIQUE DE LA DÉMOCRATIE
LA MORT DE L’HOMME
RETOUR DU SUJET ?
I. Ambiguïté du sujet.
IL L’histoire du sujet.
III. Les Classiques contre les Modernes.
CHAPITRE IV L’heideggerianisme français (Derrida)
DE LA DIFFÉRENCE À LA DIFFÉRANCE
I. La reconnaissance de l’héritage.
II. La mise en question de la «différence ontologique ».
L’ÉCRITURE COMME SUBVERSION DE LA MÉTAPHYSIQUE
LES IMPASSES DE LA DIFFÉRANCE
ET TOUT LE RESTE N’EST QUE LITTÉRATURE
CHAPITRE V Le marxisme français (Bourdieu)
BOURDIEU CONTRE ALTHUSSER : UN MARXISME DÉNIÉ
I. Contre l’althussérisme comme philosophie.
IL Contre le marxisme comme structuralisme.
III. Contre le matérialisme grossier.
UNE CRITIQUE POPPÉRIENNE DE BOURDIEU
POUR UNE CRITIQUE CRITICISTE DU SOCIOLOGISME
LA CONFRONTATION AVEC KANT
CHAPITRE VI Le freudisme français (Lacan)
LES TROIS INTERPRÉTATIONS DE FREUD ET LA QUESTION DU SUJET
LE STATUT DE LA SUBJECTIVITÉ :« LE VRAI SUJET » CONTRE « LE MOI »
LES EFFETS DE LA BRISUREDU SUJET :L’ANTI-HUMANISME LACANIEN
I. La critique de la vérité comme identité/adéquation.
IL Le style « néo-classique ».
III. La communication comme « dialogue de sourds »1 2.
DE LA THÉORIE DE LA SUBJECTIVITÉ À LA DESTRUCTION DU MOI
CHAPITRE VII Retour au sujet
LES MORTS DU SUJET
DU SUJET MÉTAPHYSIQUE
DU SUJET MÉTAPHYSIQUEAU « DASEIN »
LA SUBJECTIVITÉ APRÈS SA DÉCONSTRUCTION
Conclusion
DES MÊMES AUTEURS
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La pensée soixante-huit 68. essai sur l'anti-humanisme contemporain
 9782070324897, 2070324893

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Luc Ferry Alain Renaut La pensée 68 Essai sur l'anti-humanisme contemporain

fcfol essais

Luc Ferry Alain Renaut La pensée 68 Essai sur l’anti-humanisme contemporain Ce livre, qui fut au cœur d’une large polémique, témoi­ gne d’un changement de génération intellectuelle. Comme le mouvement de Mai, les principaux courants de la philosophie française contemporaine s’enraci­ naient dans le traumatisme de l’après-guerre : puisque les valeurs occidentales n’avaient empêché ni le colo­ nialisme ni le totalitarisme nazi, il fallait inventer un avenir tout autre que celui des sociétés libérales. Met­ tant en question l’humanisme et la culture démocrati­ que, les pensées issues de Nietzsche, de Heidegger, de Marx et de Freud, dont cet essai démêle et identifie les apports chez Foucault, Derrida, Bourdieu et Lacan, occupèrent le devant de la scène. Beaucoup mesurent aujourd’hui, y compris parmi les acteurs de Mai qui s’interrogent à nouveau sur les chances de la démocratie, que la philosophie des struc­ tures et de la « mort de l’homme » est désuète. L’« affaire Heidegger » vient de manifester les difficul­ tés auxquelles se trouve confrontée la tradition anti­ humaniste : raison supplémentaire, et impérieuse, d’en comprendre la genèse et d’en repérer les impasses.

Photo © Martine Franck - Magnum.

9 782070 324897

ISBN 2-07-032489-3

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A 32489

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COLLECTION FOLIO/ESSAIS

Luc Ferry Alain Renaut

pensée 68 Essai sur l’anti-humanisme contemporain

Gallimard

© Éditions Gallimard, 1988.

Luc Ferry (né en 1951) et Alain Renaut (né en 1948) ont écrit, séparément ou ensemble, plusieurs ouvrages consacrés à la philo­ sophie politique et à la philosophie contemporaine. Leur dernier essai s’intitule Heidegger et les modernes (Grasset, 1988).

À Tzvetan Todorov

Un Français, un Anglais, un Allemand furent chargés d’une étude sur le chameau. Le Français alla au jardin des Plantes, y passa une demi-heure, interrogea le gardien, jeta du pain au chameau, le taquina avec le bout de son parapluie, et, rentré chez lui, écri­ vit, pour son journal, un feuilleton plein d’aperçus piquants et spirituels. L’Anglais, emportant son panier à thé et un confortable matériel de campement, alla plan­ ter sa tente dans les pays d’Orient, et en rap­ porta, après un séjour de deux ou trois ans, un gros volume bourré de faits sans ordre ni conclusion, mais d’une réelle valeur documen­ taire. Quant à l’Allemand, plein de mépris pour la frivolité du Français et l’absence d’idées géné­ rales de l’Anglais, il s’enferma dans sa chambre pour y rédiger un ouvrage en plusieurs volu­ mes, intitulé : Idée du chameau tiré de la conception du moi.

(Le Pèlerin, 1er septembre 1929, p. 13)

Préface à cette édition

Ce livre a suscité tant d’objections, et de nature si diverse, qu’il serait vain de vouloir y répondre ici. Nous n’entendions pas faire œuvre d’historien, mais il est clair que Mai 68 reste incompréhensible s'il n 'est mis en rela­ tion avec ce qu’a pu être, quant à ses valeurs et ses options, la génération de 1960. Inspiratrice, pour une large part, des courants gauchistes, même si elle n’a pas toujours fourni à Mai ses principaux acteurs, cette génération est celle qui, venue à maturité intellectuelle dans les années de l’aprèsguerre, a eu à découvrir l’ampleur du fait totalitaire et à vivre la décolonisation. Comment n’eût-elle pas été dès lors au cœur d’un profond processus de diabolisation de l'Europe et des valeurs occidentales ? On ne saurait aujourd'hui suresti­ mer l’expérience d’un tel traumatisme à l’égard des «sociétés civilisées», légitimement suspectées d’avoir engendré ou, en tout cas, de n’avoir pas su empêcher les deux catastrophes politiques majeures que furent l’impérialisme colonialiste et le totalitarisme nazi: là sans doute s’enracine la naissance, chez les intellectuels et dans la jeunesse, de ces projets d’une transformation radicale de la société qui s’incarneront d’abord dans le tiers-mondisme, puis dans le gauchisme, et pour lesquels il s’agira d’inventer un avenir tout autre que celui des sociétés démocratiques.

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La pensée 68

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer, non seulement Mai 68 (sa critique des valeurs de la « société de consom­ mation », sa mise en cause des institutions démocratiques, notamment du « piège » électoral), mais aussi ce que nous avons appelé la « pensée 68 » et qui regroupe divers cou­ rants intellectuels et philosophiques, ni «causes» ni «effets» du mouvement, mais contemporains de lui et exprimant peut-être la même logique. A la faveur du trau­ matisme de l'après-guerre et de la critique de l’univers démocratique que ce traumatisme put induire, l’idée d’une «dialectique des Lumières» parvint à obtenir, dans le champ philosophique, une légitimité qu’elle n'avait jamais eue antérieurement : les Lumières, qui prétendaient éman­ ciper les hommes, se seraient en fait renversées dans leur contraire, l'universalisme aurait engendré l’ethnocen­ trisme ou l’européocentrisme, et le rationalisme aurait conduit à l’irrationalité absolue d’un monde dominé entiè­ rement par cette raison irrationnelle qu’est la raison ins­ trumentale ou technique. Combinant une critique de la culture démocratique et une mise en cause du pouvoir émancipateur attaché à la raison ou, du moins, à certaines de ses formes, les thèmes et les schèmes issus aussi bien du marxisme que de la tra­ dition nietzschéenne ou heideggerienne ne pouvaient dans ces conditions qu'occuper une place considérable dans la configuration intellectuelle propre à la fin des années soixante. C’est au fond à démêler et à identifier ces apports que nous avions voulu contribuer. Cherchant à mettre en relief les liens étroits qui unis­ saient un certain rejet des valeurs démocratiques et les diverses exploitations philosophiques de l’idée d’une « dia­ lectique des Lumières », notre livre se vouait à susciter bien des polémiques. Reste aujourd’hui, trois ans après sa publication, qu’en dépit de ses limites et dans la mesure de ses moyens, il témoigna sans doute d’un changement de

Préface à cette édition

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génération intellectuelle. Peut-être nous accordera-t-on, à tout le moins, que nous prenions quelques risques et que les questions soulevées n’étaient pas toutes inutiles. Car, en un étrange paradoxe, les philosophies de la différence en étaient venus à faire consensus et c’est l’esprit de la critique qui se figeait en un nouvel académisme. Certains voient désormais, y compris et peut-être surtout parmi ceux qui, acteurs de Mai, sont revenus des illusions d’un avenir radieux et s’interrogent à nouveau sur les chances de la démocratie, que la philosophie de la mort du sujet et du triomphe des structures est profondément désuète. L’interrogation resurgit de savoir comment penser à nouveaux frais la démocratie et l’humanisme : l’« affaire Heidegger » et les développements auxquels elle donne lieu en France manifeste, avec une ampleur imprévisible, les difficultés auxquelles se trouve confrontée la tradition anti­ humaniste inscrite dans notre histoire intellectuelle — tra­ dition dont, plus que jamais, il apparaît nécessaire de comprendre la genèse. A de multiples égards, donc, en atti­ rant l’attention, en 1985, sur les divers visages de l’antihumanisme contemporain et sur les redoutables impasses dans lesquelles il s’était engagé, nous n’entendions pas clore, mais ouvrir un débat. Pour ce qui concerne les objections diverses qu’a soule­ vées notre essai, nous nous permettons de renvoyer aux réponses qu’ici ou là nous avons essayé de leur apporter. Nous sommes revenus sur l’interprétation de Mai 68, notamment à travers une discussion avec Cornélius Castoriadis, dans 68-86, Itinéraires de l’individu (Gallimard, 1987). Ce même essai prolonge, dans son troisième chapi­ tre, l’analyse des aspects anti-juridiques de la pensée de Foucault. On nous a souvent reproché, enfin, de n'avoir pas évoqué, dans La Pensée 68, le rôle joué, dans l’histoire intellectuelle des années soixante, par les thèses de LéviStrauss, ou de n 'avoir guère mentionné la figure de Sartre :

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La pensée 68

nous nous en sommes expliqués dans un entretien avec K. Pomian et A. Finkielkraut, paru dans le numéro 39 du Débat (« Y a-t-il une pensée 68 ?», mars-mai 1986). L.F. et A.R.

Avant-propos

LA PHILOSOPHIE DES « ANNÉES 68 »

D’abord une précision : la philosophie française des années soixante ne se réduit évidemment pas à ce que nous désignons ici comme la « pensée 68 ». Philosophi­ quement, les années soixante furent aussi marquées, pour ne citer qu’eux, par les ouvrages de P. Ricœur1 ou ceux d’E. Lévinas12, par la façon dont l’enseignement d’un J. Beaufret contribuait à acclimater en France la pensée de Heidegger, par le renouveau d’interrogations épistémolo­ giques (G. Canguilhem, M. Serres et, ultérieurement, J. Bouveresse), ou encore par l’effort que poursuivait R. Aron pour ouvrir la philosophie aux exigences de la critique idéologique et de la théorie politique3. Par « pen­ sée 68 » ou, si on nous permet l’expression, par « philoso­ 1. Cf. notamment La Symbolique du Mal, Aubier, 1960 ; De l'Interpré­ tation. Essai sur Freud, Ed. du Seuil. 1965 ; Le Conflit des interprétations, Éd. du Seuil, 1969. 2. Totalité et infini paraît en 1963 (M. Nijhoff), ainsi que Difficile Liberté, Essais sur le judaïsme. Albin Michel. 3. Les années soixante voient paraître une très large part des ouvrages de R. Aron : Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1961 ; Le Grand Débat, initiation à la stratégie atomique, Calmann-Lévy, 1963; Dix-Huit Leçons sur la société industrielle, Gallimard, 1963 ; La Lutte des classes, Gallimard, 1964 ; Démocratie et totalitarisme, Gallimard, 1966; Trois Essais sur l’âge industriel, Gallimard. 1966 ; Essai sur les libertés.

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La pensée 68

phie française des années 68 », nous visons exclusivement une constellation d’œuvres chronologiquement proches de Mai, et, surtout, dont les auteurs se sont reconnus, le plus souvent explicitement, une parenté d’inspiration avec le mouvement. La plupart des ouvrages marquants ou du moins fondateurs de ce qu’il faut bien appeler aujourd’hui une «génération philosophique» sont en effet presque contemporains de la crise de Mai, soit qu’ils la précèdent légèrement, soit qu’ils lui succèdent immé­ diatement. Foucault, dont VHistoire de la folie datait de 1961, publie Les Mots et les Choses en 1966, L'Archéolo­ gie du savoir en 1969. Althusser, dont le Pour Marx et les premiers volumes de Lire Le Capital étaient parus en 1965, prononce en février 1968 les conférences, publiées l’année suivante, Lénine et la philosophie et Marx devant Hegel. Derrida fait paraître en 1967 L’Écriture et la Diffé­ rence et De la grammatologie ; lorsque, en octobre 1968, il prononce, dans un colloque organisé à New York, son texte intitulé Les Fins de l’homme, il ne manque pas de préciser, pour éclairer « l’horizon historique et politique » de l’exposé, qu’il fut rédigé en avril 1968 et dactylogra­ phié alors que « les universités de Paris étaient, pour la première fois à la demande d’un recteur, envahies par les forces de l’ordre social, puis réoccupées par les étudiants dans le mouvement d’ébranlement que vous savez»1. C’est en 1966 qu’était paru le recueil des Écrits, où Lacan réunissait certains de ses textes cardinaux, en un temps qui devait par ailleurs constituer la grande époque de son «Séminaire». Les Héritiers, de Bourdieu et Passeron, remontaient à 1964, et La Reproduction allait sortir en 1970. De même devaient apparaître, dans la foulée immédiate de Mai, les premiers ouvrages où Deleuze Calmann-Lévy, 1965 ; Les Désillusions du progrès, Calmann-Lévy, 1966 ; Les Étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, etc. 1. J. Derrida, Marges de la philosophie, Éd. de Minuit, 1972, p. 135.

Avant-propos

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abandonnait le terrain de l’histoire de la philosophie, Dif­ férence et répétition et Logique du sens (1969). Cette concentration chronologique est assurément frappante. Dans les années, voire les mois qui précèdent directement la crise de Mai, se mettent en place des pensées dont il serait sans doute absurde de prétendre qu’elles ont exercé une influence sur le cours des événements1, mais qui peu­ vent avoir entretenu avec le mouvement de 1968 un rap­ port moins immédiat, mais non moins révélateur: ces publications et la révolte de Mai pourraient en effet avoir appartenu à un même phénomène culturel et en avoir constitué, en modes divers, comme des symptômes. Cette hypothèse, que le simple examen de la chronolo­ gie ne fait que suggérer, se trouve singulièrement confir­ mée par diverses déclarations des protagonistes les plus en vue de la génération philosophique de 1960. On a déjà mentionné l’insistance de Derrida sur « l’horizon histori­ que et politique » de son exposé consacré aux « fins de l’homme ». Un autre indice est particulièrement significa­ tif. En 1977, dans un entretien, M. Foucault exprime avec beaucoup de netteté ce que fut la réception dominante des événements par les philosophes des années 68 : ce qu’il s’était efforcé d’expliquer (notamment dans VHistoire de la folie) sur les liens entre savoir et pouvoir avait été accueilli, reconnaît-il, « par un grand silence dans la gau­ che intellectuelle française», mais il convient que cette indifférence, feinte ou réelle, n’était pas sans relation avec certaines limites de ses premiers travaux - car « c’est seu­ 1. La dénégation des influences intellectuelles est, en 1968. constante dans le discours des acteurs. Cf. par exemple D. Cohn-Bendit et J.-P. Duteuil, in La Révolte étudiante, p. 70 : « On a voulu nous “balancer" Marcuse comme maître à penser : plaisanterie. Personne chez nous n'a lu Marcuse. Certains lisent Marx, peut-être Bakounine, et, parmi les auteurs contemporains, Althusser, Mao, Guevara, Lefebvre. Les militants politi­ ques du Mouvement du 22 mars ont à peu près tous lu Sartre. Mais on ne peut considérer aucun auteur comme inspirateur du mouvement. »

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La pensée 68

lement autour de 68, en dépit de la tradition marxiste et malgré le P.C., que toutes ces questions ont pris leur signification politique, avec une acuité que je n’avais pas soupçonnée et qui montrait combien mes livres anté­ rieurs étaient encore timides et embarrassés »'. Soit : Mai comme révélateur de la philosophie française à ellemême et en tout cas, pour Foucault, comme venant apporter au choix de ses problématiques une confirma­ tion et une impulsion décisives, à tel point que, croit-il devoir ajouter, «sans l’ouverture politique réalisée ces années-là, je n’aurais sans doute pas eu le courage de reprendre le fil de ces problèmes et de poursuivre mon enquête du côté de la pénalité, des prisons, des disci­ plines »12. Ce type de célébration, où la philosophie des « sixties » se reconnaît, avec le mouvement de 1968, une profonde parenté d’inspiration, n’est au demeurant pas isolé. On en rencontrerait des exemples jusque dans les travaux les plus récents, notamment chez J.-Fr. Lyotard qui, évo­ quant en 1984 ce qui lui semble rester «vivace» du marxisme, à savoir ce sens «du différend» comme ce dont la société est faite et dont doivent témoigner les « métiers de l’esprit » (et, parmi eux, celui du philosophe), estime utile de préciser : « Quelque chose comme cela a eu lieu en 68 »3, manifestant ainsi une fois encore que le mouvement de Mai avait au fond rappelé l’esprit à ce qu’il est « voué » à penser. Même L. Althusser, qui, pour des raisons politiquement évidentes, ne pouvait faire 1. « Vérité et pouvoir, entretien avec M. Fontana », L'Arc, n" 70, 1977, p. 17. 2. Cf„ dans le même sens. p. 20 : la mécanique du pouvoir n’a vraiment été analysée « qu’après 68, c’est-à-dire à partir de luttes quotidiennes et menées à la base, avec ceux qui avaient à se débattre dans les maillons les plus fins du réseau de pouvoirs», - et cela parce que grâce à Mai «le concret du pouvoir est apparu ». 3. J.-Fr. Lyotard, Tombeau de l'intellectuel et autres papiers, Galilée, 1984, p. 29.

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preuve, à l’égard du gauchisme de Mai, des mêmes enthousiasmes, s’est laissé aller parfois à manifester envers le mouvement une certaine sympathie intellec­ tuelle. Ainsi, dans un article de mai-juin 1969, soulignet-il, contre la condamnation de la révolte étudiante par l’orthodoxie communiste (comme privée des nécessaires « lumières de classe » et donc comme destinée à sa récu­ pération par la bourgeoisie), que la contestation était mal­ gré tout « profondément progressiste » : mettant en ques­ tion «l’appareil d’inculcation de l’idéologie bourgeoise par excellence qu’est le système scolaire capitaliste », le mouvement, irréductible à une manipulation par l’idéolo­ gie bourgeoise, mériterait de voir « reconnaître (sa) nou­ veauté sans précédent, (sa) réalité et (son) importance progressiste », en tant que révolte intellectuelle suscepti­ ble d’aider « objectivement la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière sur le plan international et national »*. En ce sens, Althusser aurait pu lui aussi écrire, comme Fou­ cault, qu’avec Mai « le concret du pouvoir est apparu », en l’occurrence le concret de ce pouvoir idéologique dont le célèbre article ultérieur sur Les Appareils idéologiques d’État1 analysera les rouages en se présentant à bien des égards comme la théorisation de ce que Mai avait révélé à ce sujet. Chacun dans leur style propre, les philosophes des « sixties » ont esquissé des interprétations de Mai 68 où ils s’efforçaient de suggérer que le mouvement avait en quelque sorte une portée philosophique, étroitement liée à leurs yeux à ce qu’eux-mêmes, à partir de leurs intérêts philosophiques spécifiques, tenaient pour les objets essen­ tiels de leurs préoccupations théoriques.12

1. L. Althusser, «À propos de l’article de Michel Verret sur “Mai étu­ diant”», La Pensée, mai-juin 1969, p. 11 sqg. 2. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », La Pen­ sée, juin 1970 ; repris in Positions, Ed. sociales, 1976.

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La pensée 68 MAI 68 : HUMANISME OU INDIVIDUALISME ?

Cette constatation, dont on pourrait sans peine multi­ plier les signes, ne laisse cependant pas d’être problémati­ que. Il est clair tout d’abord, au-delà du consensus qu’on vient d’évoquer, que, dans leurs jugements théoriques autant que dans leurs appréciations, ces penseurs se sont rapportés différemment à Mai 68. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel : ce qui à nos yeux fait, aujourd’hui encore, véritablement problème, tient à la signification qu’il convient d’attribuer aux événements de Mai au regard de la question qui travaille toute la pensée 68 : celle de l’humanisme. On pourrait en effet être enclin, non sans raisons, à considérer Mai 68 - mis à part certaines tentations, d’ailleurs avortées, pour des formes d’action politique dont on sait ce qu’elles ont pu devenir en Italie ou en Allemagne1 - comme une résurgence de l’humanisme. Chacun le perçoit aujourd’hui, l’esprit du temps («les années quatre-vingt », comme on dit) se plaît à redécou­ vrir les vertus de la « subjectivité » : qu’il s’agisse du consensus retrouvé autour de la morale des droits de l’homme, ou de la revendication croissante, même à gau­ che, d’une autonomie de l’individu ou de la société face à l’État, tout semble témoigner actuellement du renouveau d’un certain nombre de valeurs qui, en apparence, pour­ raient sembler à l’opposé de 68. Et pourtant, à y regarder d’un peu près, l’un des leitmotive de Mai n’a-t-il pas été la défense de l’homme contre le « système » ? Qu’on relise aujourd’hui ces étranges documents d’actualité que constituent les premières brochures parues au fil même 1. Cf. sur ce point Fr. Furet, A. Liniers et Ph. Raynaud, Terrorisme ei démocratie. Fayard, 1985.

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des événements : l’insistance y est constante pour dénon­ cer l’«engrenage du système», pour mettre en cause la transformation des individus en « rouages qui assurent le fonctionnement de la société »‘ ; et si la révolution y prend si souvent la figure de la désintégration (de l’Université, de la société), c’est assurément au sens où il s’agit, pour le révolutionnaire, de faire exploser le monde ancien, mais aussi par référence au refus de se laisser «intégrer» dans ce qui nierait son individualité12. Dans ces aspirations à une existence « dés-intégrée », dans ces critiques de la bureaucratie comme « tendance à enfermer l’homme dans les limites d’une fonction »3, n’est-ce pas déjà, au-delà des formulations confuses et des absurdités conjoncturelles, la revalorisation de la « personne » comme telle qui s’affirme ? De cette filiation qui condui­ rait de la contestation de Mai au néo-humanisme des années quatre-vingt, on pourrait même trouver une confirmation supplémentaire dans la façon dont, depuis la fin des années soixante, la critique du P.C. n’a plus cessé d’accompagner la formulation des idéaux : de la dénonciation du Parti comme appareil bureaucratique traître à la cause de la révolution (et donc comme instru­ ment d’intégration)4 à sa condamnation comme complice 1. D. Cohn-Bendit, «Entretiep avec J.-P. Sartre», in La Révolte étu­ diante, les animateurs parlent, Éd. du Seuil, juin 1968, p. 95. Cf. aussi p. 96 : Mai comme « rupture dans la cohésion du système », rupture dont « on peut profiter pour ouvrir des brèches ». Le thème de la brèche a aussi été abondamment développé par Ed. Morin, Cl. Lefort et J.-M. Coudray (C. Castoriadis) dans le recueil: Mai 1968: La Brèche, Premières réflexions sur les événements. Fayard, 1968. 2. La Révolte étudiante, p. 95: cf. l’opposition, rituelle, entre les « cadres bien intégrés » et les « révolutionnaires ». Cf. dans le même sens, p. 107 sq., la critique du Plan Fouchet, que le SNESup dénonce comme visant à faire de l’éducation un « facteur d'intégration sociale ». 3. Cl. Lefort, La Brèche, p. 41 (sur le « mythe de la rationalité du sys­ tème »). 4. Cf. par exemple A. Geismar. La Révolte étudiante, p, 52 ; et aussi J.-P. Sartre, Les communistes ont peur de la révolution, Ed. J. Didier, 1968, p. 9 sqq.

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La pensée 68

des atteintes portées aux droits de l’homme en Pologne ou en Afghanistan, on disposerait là d’un fil susceptible de conduire vers la vérité de la révolte de Mai, savoir : le néo-humanisme comme devenir du gauchisme, avec, pour en témoigner, les parcours, emblématiques à cet égard, des figures médiatiquement les plus élaborées de la « nouvelle philosophie ». L’interprétation de la crise de 1968, quant à sa signifi­ cation et à son héritage réels, est toutefois plus complexe. Elle méritera d’être reprise avec soin. Car, sous d’autres rapports, une comparaison entre la fin des années soixante et le début des années quatre-vingt semble défier l’hypothèse d’une filiation et inviter bien plutôt à parler de rupture, ou de renversement du pour au contre : les revendications de 1968 ne portaient-elles pas en elles un projet public (celui d’un bouleversement de la société et de ses institutions, ou du moins de certaines d’entre elles, à commencer par l’Université), alors que chacun s’accorde à reconnaître dans l’idéologie des années qua­ tre-vingt la mise en avant du culte des bonheurs privés et de la poursuite très libérale des projets individuels* ? La réalité d’une telle discontinuité ne saurait certes non plus être d’emblée tenue, sans autre examen, pour davantage assurée que celle d’une éventuelle filiation, mais il y a là suffisamment matière à réflexion pour qu’on se garde des diagnostics hâtifs. Disons cependant dès maintenant qu’en créditant le mouvement de Mai - au demeurant infiniment divers - d’une visée globale «plutôt huma­ niste », on risque fort de se laisser piéger par une simple formule : car il se pourrait bien que 1968, dans sa défense du sujet contre le système, ait davantage partie liée avec

1. Cf. sur ce point les belles analyses de G. Lipovetsky, dans L'Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard, 1983. Nous les discuterons dans notre chapitre n.

Avant-propos

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l’individualisme contemporain qu’avec la tradition de l’humanisme. Pour parler le langage de Rousseau, la «liberté naturelle» n’est pas la «liberté morale», la faculté de faire ce que l’on veut, au-delà de toute entrave (individualisme), ne se confond pas nécessairement avec cette auto-nomie par laquelle l’homme de l’humanisme, à tort ou à raison, a cru pouvoir se distinguer de l’anima­ lité.

L’ANTI-HUMANISME DE LA

PENSÉE

68

Quoi qu’il en soit de cette question - que nous laisse­ rons pour l’instant en suspens -, une chose au moins est claire : la philosophie française des années 68, elle, a réso­ lument choisi le parti de l’anti-humanisme1. De la proclamation foucaldienne de «la mort de l’homme » telle qu’elle intervient pour clore Les Mots et les Choses, à l’affirmation lacanienne du caractère radica­ lement anti-humaniste de la psychanalyse après «la découverte de Freud » selon laquelle « le centre véritable de l’être humain n’est désormais plus au même endroit que lui assignait toute une tradition humaniste »12, - c’est la même conviction qui s’affirme : l’autonomie du sujet est une illusion, ce pour quoi, comme le souligne encore aujourd’hui J.-Fr. Lyotard, il appartiendrait à la pensée contemporaine de «se risquer au-delà des limites de l’anthropologie et de l’humanisme, sans concession à 1. M. Dufrenne, dès 1968, a eu le mérite de repérer cette composante majeure de la philosophie française, et de la rapporter très justement à son ascendance heideggenenne. Les développements ultérieurs de la pensée 68 n’ont fait que confirmer son hypothèse. Cf. Pour l’homme, Paris, Éd. du Seuil, 1968. , 2. Lacan, Écrils, Éd. du Seuil, p. 401.

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l’esprit du temps»1. Dès 1968, dans son exposé sur Les Fins de l’homme, J. Derrida, pour sa part, ne manquait pas d’appeler à une « relève de l’humanisme », à une dis­ sipation effective des «ténèbres de la métaphysique humaniste »12, et de traquer jusque chez Heidegger, pour­ tant expert en matière d’anti-humanisme3, les survivan­ ces d’une « pensée de l’homme » : là où Heidegger ne pense en fait « contre l’humanisme » que parce qu’à ses yeux « l’humanisme ne situe pas assez haut Yhumanitas de l’homme »4, donc en vue d’une « réévaluation ou reva­ lorisation de l’essence et de la dignité de l’homme »5, il s’agit désormais d’ébranler beaucoup plus profondément l’humanisme en refusant toute assignation d’un «pro­ pre» de l’homme et en pensant résolument la fin ou la « relève de l’homme » comme « la fin de son propre »6. Si nous écoutons encore Althusser célébrer, dans le Pour Marx, la «définition de l’humanisme comme idéolo­ gie »7, présenter « la rupture avec toute anthropologie ou tout humanisme philosophiques» comme «faisant un avec la découverte scientifique de Marx»8, et «parler ouvertement» d’un «anti-humanisme théorique» ou d’un «anti-humanisme philosophique de Marx» rédui­ sant « en cendres le mythe philosophique (théorique) de l’homme»9, le diagnostic d’un anti-humanisme général ne pourra plus guère faire de doute. 1. Lettre du 1er juillet 1985 aux enseignants et chercheurs susceptibles de poser une candidature à un poste au « Collège international de philoso­ phie ». 2. « Les Fins de l'homme », in Marges de la philosophie, p. ,141. 3. Heidegger. Lettre sur l'humanisme, trad. par R. Munier, Éd. Aubier, 1964, p. 119 : « Ce n’est précisément plus l'homme pris uniquement comme tel qui importe. » 4. Ibid., p. 75. 5. J. Derrida, Marges, p. 154. 6. Marges, p. 161. 7. L. Althusser. Pour Marx, Maspero, 1965, p. 233. 8. Ibid., p. 234. 9. Ibid., p. 236.

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POURQUOI L’ANTI-HUMANISME ? POURQUOI, DE NOUVEAU, L’HUMANISME ?

M. Gauchet, dans un article paru au seuil des années quatre-vingt, s’étonnait non sans raison «de la fortune soudain retrouvée par le thème et mot d’ordre des droits de l’homme qu’on avait cru, il y a peu, parmi les plus disqualifiés »'. « Songeons, ajoutait-il, au sourire de com­ misération à peu près général qui aurait accueilli, il y a seulement trois ou quatre ans, l’idée de soulever au fond pareille question (...). Aussi bien les prétendus “droits” que le soi-disant “homme” auraient paru soit d’une éton­ nante incongruité pour les bienveillants, soit d’un obscu­ rantisme suspect pour les vigilants », tant il est vrai que, «depuis le début des années soixante, c’est bien l’antihumanisme que tout bon précis de structuralisme de la phase culminante nous présentait axiomatiquement comme le fin du fin de la pensée contemporaine, de Lacan à Foucault en passant par Althusser ». Le diagnostic, certes, n’est pas douteux. Mais, vu d’aujourd’hui, nous avouons quelque difficulté à dire, du retour de l’humanisme ou de sa critique radicale dans les années soixante, lequel des deux est le plus étrange. Car, au fond, pour quelles raisons la valorisation de l’homme comme tel a-t-elle été tenue par la génération de 1960 pour cela même qu’il fallait ébranler ou dénoncer ? Il va de soi que l’opposition de la pensée 68 à l’humanisme ne signifie aucunement qu’il eût été dans le projet d’une telle pensée de défendre la barbarie et de plaider en faveur de l’inhumain. En réalité, c’est même au nom des effets sup­ posés catastrophiques (pour qui, sinon pour l’homme ?) 1. « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », Le Débat, juilletaoût 1980.

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de l’humanisme moderne que celui-ci devait apparaître comme l’ennemi de la pensée. Sans entrer encore dans l’analyse des modalités spécifi­ ques de cet anti-humanisme, il faut souligner, si l’on veut du moins en saisir le motif, qu’il s’appuie toujours sur une argumentation selon laquelle l’humanisme de la phi­ losophie moderne, apparemment émancipateur et défen­ seur de la dignité humaine, n’aurait fait que se retourner en son contraire pour devenir le complice, voire la cause de l’oppression. On trouvera, dans la pensée 68, autant d’illustrations que l’on voudra d’une telle « dialectique » : chez Foucault, avec, dans l’Histoire de la folie, l’interpré­ tation de l’avènement de la raison moderne comme imposant, malgré l’apparent projet d’émancipation qui définit les Lumières, la négation/expulsion/réduction de tout ce qui est perçu comme extériorité par rapport à une norme tenue pour universelle ; chez Derrida, dans la dési­ gnation de la «violence» cachée nécessairement dans l’irruption moderne de la raison identitaire, contrainte de refouler ce qui la menace du sein d’elle-même, qu’il s’agisse de la différence ontologique ou de la différence sexuelle (le logocentrisme comme phallogocentrisme) ; ou encore dans la tradition marxiste, dont il ne serait que trop aisé de montrer comment, même là où on aurait pu s’attendre à davantage de prudence (par exemple dans YÉcole de Francfort, qui est pourtant à l’origine du thème de la «dialectique des Lumières»), l’on s’est acharné à dénoncer comme idéologie bourgeoise les formes les plus difficilement récusables de cette démocratie « formelle » dont l’émergence est liée à la modernité. À l’horizon de l’humanisme, se profilerait ainsi, à cha­ que fois selon des logiques spécifiques, cette barbarie, déjà dénoncée par Heidegger, d’une époque où « croissent les déserts dévastés par la technique » (ou, dans un autre registre, par la «raison instrumentale») et soumis à la

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domination totale de «Führer» contrôlant tous les dis­ tricts de l’espace social. Et dès lors, puisque les vrais bar­ bares ne sont pas ceux que l’on croit, comment ne pas être résolument anti-humaniste ? Avouons que ce motif d’une « dialectique des Lumiè­ res » n’est pas sans force : il prend acte à juste titre, nous ne songeons pas à le nier, de l’effondrement des idéologies naïves du progrès face aux catastrophes politiques qui jalonnent le xxe siècle. Bien plus, il souligne très légitime­ ment (encore convient-il d’ajouter que le thème n’est nul­ lement nouveau en philosophie) les dangers inhérents aux illusions de la maîtrise totale véhiculées par la métaphysi­ que moderne, et, plus encore sans doute, par son devenirmonde. Les choses, pourtant, sont ici beaucoup plus complexes que ne le suggère, quel que soit le degré d’affinement qu’on apporte à son élaboration, le thème, résurgent dans la philosophie des années soixante, d’une dialectique des Lumières. Tel est au fond le motif véritable de ce livre : la question de l’humanisme, qui est sans doute la question centrale de la philosophie contemporaine, nous semble devoir être reprise à nouveaux frais et ce au moins pour deux raisons : -Il nous paraît tout d’abord impossible (à la fois impensable et impraticable) de confondre purement et simplement l’humanisme avec la métaphysique (comme le fait la tradition heideggerienne) ou avec l’idéologie petite-bourgeoise. Que la pensée du sujet et la valorisa­ tion de l’homme puissent avoir de telles conséquences, est une chose possible, sans doute réelle, mais nullement nécessaire. Qu’une telle assimilation réductrice soit théo­ riquement intenable, c’est là ce que nous montrerons dans ce qui suit1. Qu’elle conduise pratiquement à des consé1. Cf. notre dernier chapitre.

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quences absurdes, c’est ce que le simple bon sens devrait suffire à faire apercevoir : peut-on estimer raisonnable­ ment, comme nous y invite malheureusement L. Althus­ ser1, que les millions de victimes du stalinisme ont payé de leur vie la survivance d’un humanisme petit-bourgeois dans le marxisme encore idéologisé des dirigeants de l’Union soviétique ? Est-ce véritablement parce qu’il était encore trop humaniste que Staline a déclenché la « grande purge» de 1936-1938? Et, sur un autre versant, à qui fera-t-on croire que c’est parce que Heidegger avait encore, en 1933, insuffisamment déconstruit l’huma­ nisme qu’il a pu adhérer au parti nazi et prononcer, entre autres, une Profession de foi des professeurs d’université envers A. Hitler 1 Face à de telles aberrations, il faut bien rappeler, avec Cl. Lefort, que si, dans les régimes totalitai­ res, l’homme « se trouve dissocié de l’homme et séparé de la collectivité comme il ne le fut jamais dans le passé..., ce n’est certes pas parce qu’il est assigné aux limites d’une vie privée, au statut de monade, parce qu’il jouit du droit d’avoir opinions, libertés, propriété et sécurité, mais parce que cette jouissance lui est interdite »12, - ce qui ne signifie aucunement (faut-il le dire ?) une défense et illus­ tration des vertus du capitalisme sauvage ! -Si nous ne pouvons aujourd’hui (c’est l’évidence, mais il faut y insister, tant la critique est prévisible) faire simplement retour vers les valeurs qui furent celles de la philosophie des Lumières, il nous est également impossi­ ble de ne pas nous y référer et d’opérer, comme tenta de le faire la pensée 68, une table rase de cette tradition. Notons d’ailleurs que le problème n’est pas entièrement absent, aujourd’hui, des préoccupations de ceux qui 1. Cf. sur ce point A. Renaut, « Marxisme et “déviation stalinienne”. Remarques sur l’interprétation du stalinisme dans l’école althussérienne », in E. Pisier-Kouchner, Les Interprétalions du stalinisme, P.U.F., 1983. 2. Cf. « Droits de l’homme et politique». Libre, 7, 1980.

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furent pourtant les contempteurs de l’humanisme. C’est en ce sens que nous semble devoir être interprété l’embar­ ras manifesté par J. Derrida lorsque, en janvier 1982, évoquant, dans le cadre du « Centre de recherches sur le politique », ses démêlés avec la police tchécoslovaque, il reconnaissait, au reste avec une grande honnêteté, avoir beaucoup de peine à articuler sa pratique philosophique d’une déconstruction de la métaphysique, incluant selon lui une mise en question radicale de toute pensée du pro­ pre de l’homme, et sa pratique politique d’une référence anti-totalitaire aux droits de l’homme (comme tel) : pour qualifier cette situation inconfortable, et perçue comme inévitablement provisoire, se trouvait même proposée la catégorie de « baroque ». Tout en accordant volontiers à ce moment d’auto-analyse le mérite de la lucidité, on conviendra qu’il ne saurait s’agir là que d’un premier pas, positif, mais étrangement timide, vers une véritable prise en compte du problème. Et l’on se demandera si l’interro­ gation, ici, n’est pas condamnée à en demeurer tout au plus au stade d’un tel embarras, étant donné précisément la façon dont antérieurement la critique de l’humanisme s’était voulue « sans reste ». Le problème, formulé dans toute son acuité, consiste en fait à rechercher les conditions de ce que pourrait être un humanisme non métaphysique. En d’autres termes, il s’agi­ rait de conférer un statut philosophique cohérent à la pro­ messe de liberté contenue dans les exigences de l’huma­ nisme et que son devenir-métaphysique - bien loin, comme l’a cru naïvement la pensée 68, d’en être la vérité - a pu conduire à trahir. Que tel soit bien le problème philosophi­ que de la pensée contemporaine, c’est ce dont on pourra se convaincre si l’on comprend qu’il touche à la fois, sur le plan politique, à la question du statut de la subjectivité dans la démocratie, et, sur le plan spéculatif, à celle du statut de la raison dans son rapport à l’Autre.

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Cela dit, il ne saurait suffire de se laisser porter par le récent retour à la mode de l’humanisme - pas plus qu’il ne suffisait hier de s’abandonner aux certitudes de l’antihumanisme : la critique de la pensée 68 ne saurait être suffisamment légitimée par les caprices de l’air du temps. Car, de fait, ne serait-ce que dans la mesure où la décons­ truction heideggerienne de la modernité en est souvent la composante déterminante, la philosophie française des années 68 a eu le mérite (s’il n’en est qu’un, ce sera celuilà) de remettre en question les fondements métaphysiques de l’humanisme traditionnel et naïf. Si aujourd’hui, face aux apories et aux effets ruineux de l’anti-humanisme, il s’agit de redonner ses droits à une pensée de l’homme comme tel, du moins cet apport des « sixties » ne doit-il pas être perdu. En ce sens, et parce que telle nous paraît être aujourd’hui la question philosophique majeure, notre examen de la pensée 68 ne s’est pas voulu seulement ni même essentiellement polémique : quand bien même les désaccords nous semblent devoir être clairement affirmés dans leur radicalité, cette lecture vise à intégrer une dimension de ce qu’elle récuse, en cherchant à définir un humanisme qui ne peut aujourd’hui que se vouloir exempt des vieilles naïvetés. Aujourd'hui, - cela s’entend : non seulement après les multiples déconstructions de l’humanisme pratiquées tout au long des « sixties », mais aussi à la fin d’un siècle où, disait Adomo, il est devenu impossible « après Auschwitz » d’écrire simplement des hymnes à la grandeur de l’homme.

CHAPITRE I

Le type idéal des « sixties » philosophantes

Le type idéal, par rapport à l’ensemble des objets étu­ diés, n’indique pas, comme on sait, les caractéristiques moyennes telles que les enregistrerait simplement un repérage statistique, mais il se présente comme une reconstruction intelligible d’une réalité historique singu­ lière, dont il ne retient pas nécessairement tous les aspects, ni forcément les plus fréquents, mais dont il ras­ semble, selon un choix possible parmi d’autres, les aspects essentiels (typiques, en ce sens) susceptibles de «constituer un tout intelligible»1. Il s’agit donc d’un modèle, dont la pertinence se mesure à la fois à sa congruence (à l’intelligibilité des relations qui relient les éléments du tout) et à la façon dont il permet, par compa­ raison avec les réalités singulières (auxquelles, par défini­ tion, il ne correspond jamais intégralement), d’en acquérir une compréhension. Le type idéal de la pensée 68 ici construit sera donc non le but de l’analyse, mais l’instru­ ment de la recherche ensuite entreprise sur les produc­ tions philosophiques des « sixties », envisagées dans leurs 1. R. Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, Gallimard, « Tel », p. 521.

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singularités comme autant de spécifications (dont il fau­ dra alors comprendre l’engendrement) de l’idéal-type. Il va par conséquent de soi que ce que nous allons présenter ni ne prétend épuiser les productions concernées, ni ne prétend être toujours repérable, dans son intégralité, en chacune d’elles : il s’agit au fond d’un concept que les réa­ lités présentent toujours de façon incomplète. Ajoutons encore que la construction de ce type idéal a aussi une fonction de délimitation, permettant de préciser à nou­ veau ce que nous entendons par « pensée 68 » : nous dési­ gnons par là ce à quoi se laisse appliquer, selon un degré d’adéquation plus ou moins grand (mais en tout cas, à un certain degré), un tel type, c’est-à-dire au moins un cer­ tain nombre d’éléments du type. Ces préalables méthodo­ logiques étant posés, nous pouvons en venir à ce qui nous semble devoir constituer les quatre caractéristiques essen­ tielles de la pensée 68.

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STRUCTURE INTELLECTUELLE DES « SIXTIES »

1) Le thème de la fin de la philosophie : il intervient effectivement comme un véritable lieu commun de la philosophie française autour de 1968. Pour radical qu’il soit, le contenu en est du moins fort simple, puisqu’il se résume en fait dans la conviction qu’il faut en finir avec la tradition philosophique, telle qu’elle s’est développée et épuisée (au sens d’un épuisement de ses possibilités) de Platon jusqu’à Hegel. Ce thème de la « mort de la philo­ sophie» a connu, dans les années soixante, bien des variantes, mais il a surtout reçu deux grandes interpréta­ tions, correspondant aux deux grands modèles de décons­

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truction alors en vigueur: le marxisme et la généalogie nietzschéenne/heideggerienne. -Du côté du marxisme, Althusser, en février 1968, ouvre sa conférence Lénine et la philosophie, prononcée devant la «Société française de philosophie», par une provocation : « Mon discours ne sera pas philosophi­ que » ; il s’agira, précise-t-il, d’un « discours sur la philo­ sophie » qui n’est plus un « discours de la philosophie » mais revendique le nom de « science » et anticipe sur « ce que sera peut-être un jour une théorie non philosophique de la philosophie ». Et cette théorie de la philosophie aura pour tâche primordiale, ajoute Althusser en citant Lénine (qui citait lui-même Dietzgen), de manifester en quoi la philosophie, au bout du compte, se sera bornée à suivre un «chemin qui ne mène nulle part», un «Holzweg»'. Où l’on sera sensible, soulignons-le en passant, à la reprise délibérée d’un terme et d’un thème, celui des « Holzwege », caractéristique de cette autre pratique de la déconstruction qui trouve son inspiration, non chez Marx ou Lénine, mais chez Heidegger: bel exemple de cet « effet de langage », si caractéristique de la pensée 68, où, dans l’un des deux types dominants de déconstruction, on se plaît soudain à parler la langue en usage dans l’autre type. Autre exemple, concernant lui aussi le thème de la fin de la philosophie, de ce que l’on pourrait appeler la pratique allégorique, au sens où il s’agit de parler la langue de l’autre : l’histoire close de la philosophie, explique posément Althusser dans la même conférence1 2, doit aujourd’hui apparaître comme 1’« histoire du déplace­ ment de la répétition indéfinie d’une trace nulle ». La for­ mule, certes, trouve son sens dans l’idiome propre de celui qui l’énonce, puisque ce qui se répète à l’infini dans 1. Althusser, Lénine et la philosophie, pp. 11, 15. 2. Ibid., pp. 40-41.

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l’histoire de la philosophie, c’est l’idéologie petite-bour­ geoise. Mais comment ne pas percevoir que le style même de la formule contribue aussi à jeter un pont entre la pré­ sente interprétation de la fin de la philosophie et celle que développait, en des termes si proches (et malgré des contenus fort différents), la déconstruction derridienne? La pensée 68, si assurément elle ne se réduit pas à de tels effets de langage, en a cependant d’abord été le produit. -Dans le même temps, adossée à une représentation heideggerienne de la fin de la philosophie comme méta­ physique, la Grammatologie expliquait en effet que la déconstruction de la métaphysique devrait permettre à la pensée de s’extraire enfin de sa captivité « dans cette épo­ que de l’onto-théologie, dans cette philosophie de la pré­ sence, c’est-à-dire dans la philosophie »*. Contre la philo­ sophie qui, «époque passée», avait été sans cesse une «philosophie de la présence», marquée par l’obsession d’un signifié présent derrière les mots et derrière les appa­ rences, Derrida en appelait ainsi à la pratique d’une pen­ sée qui « ne veut rien dire » et entend être une pure trace, une pure signifiance, sans signifié originaire. À la diffé­ rence de ce qui s’esquissait chez Althusser (la science comme relève de la philosophie/idéologie), la relève allait donc ici être confiée à un discours qui ne serait plus conçu selon la théorie naïvement rationaliste de la signification (le sensible signe de l’intelligible), - ce pour quoi serait privilégiée, par exemple, l’écriture aphoristique ou poéti­ que, antithèse du discours linéaire et démonstratif de la métaphysique traditionnelle. On comprend mieux dès lors en quel sens la seule tâche qui pouvait apparaître sub­ sister pour le philosophe en tant que tel devait alors être située dans la déconstruction de {'histoire de la philoso­ phie : la philosophie comme telle (et la remarque vaudrait 1. Derrida. De la grammatologie, p. 24.

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tout autant du côté du marxisme) devenait ainsi une acti­ vité singulièrement problématique, condamnée pour sur­ vivre à célébrer éternellement sa propre mort.

2) Le paradigme de la généalogie : aussi bien, là encore, du côté du marxisme ou du freudisme que dans la tradi­ tion nietzschéo-heideggerienne, la conviction s’affirme que l’activité philosophique par excellence devrait se défi­ nir aujourd’hui par la méthode généalogique au sens où l’entendait Nietzsche. Selon le mot de Nietzsche, que Foucault, entre autres, reprend explicitement à son compte, la question philosophique fondamentale ne serait plus : « qu’est-ce que... ?», mais : « qui est-ce qui... ?». En d’autres termes : il ne s’agirait plus, face à un discours quelconque, d’en cerner le contenu, mais plutôt de l’inter­ roger sur ses conditions extérieures de production. Que cet extérieur soit pensé comme infrastructure, comme libido, comme instinct physiologique, ou comme Être, l’accord se fait donc entre les différents courants de la philosophie française pour traiter les discours conscients comme des symptômes. Et l’on peut désigner ce que furent à cet égard, en 1964, les deux textes fondateurs de cette pratique du soupçon, textes qui ont en commun d’attirer l’attention sur la trinité des philosophes de la généalogie, Marx, Nietzsche et Freud : le Freud et Lacan d’Althusser, et surtout la conférence Nietzsche, Freud, Marx prononcée par Foucault lors du colloque de Royaumont consacré à Nietzsche, apparaissent rétrospective­ ment avoir, de ce point de vue, inauguré véritablement le style le plus caractéristique de la philosophie française des années 68*. Significative de l’étonnante légitimité dont bénéficia, dès son émergence, ce paradigme de la généalo1. « Freud et Lacan ». La Nouvelle Critique, n°s 161-162, a été repris dans Positions, 1976. Le texte de Foucault figure dans le recueil Nietzsche. Actes du Colloque de Royaumont. Éd. de Minuit. 1967.

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gie, est par exemple cette déclaration de Foucault dans un entretien de 1968 d’autant plus remarquable qu’on y voit se combiner (nous les signalons entre parenthèses) les références marxistes, nietzschéennes et freudiennes : «L’histoire de la science, l’histoire des connaissances n’obéit pas simplement à la loi générale du progrès de la raison ; ce n’est pas la conscience humaine qui est en quelque sorte détentrice des lois de son histoire (transpa­ rente allusion à la généalogie de style marxiste). Il y a, au-dessous (et l’on reconnaît là une célèbre métaphore nietzschéenne) de ce que la science connaît d’elle-même, quelque chose qu’elle ne connaît pas, et son histoire, son devenir, ses épisodes, ses accidents obéissent à un certain nombre de lois et de déterminations. C’est celles-là que j’ai essayé de mettre au jour. J’ai essayé (et l’horizon, cette fois, se fait freudien) de dégager un domaine autonome qui serait celui de l’inconscient de la science, de l’incons­ cient du savoir, qui aurait ses propres règles, comme l’inconscient de l’individu humain a lui aussi ses règles et ses déterminations1. » Ce thème est bien connu, mais il n’est peut-être pas inutile d’attirer une fois encore l’attention sur la diffé­ rence qui sépare ici, du point de vue de la pratique de la généalogie, le marxisme et les autres courants, rendant ainsi problématique l’amalgame, si caractéristique des « sixties », entre ces différentes figures de la pratique du soupçon. L’histoire de la philosophie moderne njet en effet en place deux types de généalogie, entre lesquelles la pensée 68 n’a cessé d’osciller : - Une généalogie rationaliste, qui a pu s’inspirer d’un modèle fourni par l’hégélianisme, en tant que la Phéno­ ménologie de l'esprit consiste bien à expliquer les différen­ tes figures de la conscience par considération de leur ori­ 1. Magazine littéraire. 1er mars 1968.

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gine, de ce qui les précède et les produit selon un proces­ sus historique : dans cette première perspective, ce pro­ cessus historique reste toutefois dominé par la raison (il en est le déploiement) et la généalogie s’effectue donc en termes de vérité, chaque figure de la conscience trouvant en dernière instance une justification ultime dans le Savoir absolu. - Antinomiquement opposée à cette généalogie rationa­ liste, c’est évidemment la généalogie nietzschéenne qui servit de modèle à Foucault, dans l’entretien qu’on vient d’évoquer, mais aussi, pour une part, à la psychanalyse lacanienne : une telle généalogie s’effectue hors de toute référence à un Savoir absolu, prenant ainsi la forme d’une herméneutique infinie dont l’inspiration était fournie par Nietzsche dès le paragraphe du Gai Savoir intitulé « Notre nouvel infini » (§ 374 : « Le monde, pour nous, est redevenu infini, en ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la possibilité de prêter à une infinité d'interpré­ tations »). Cette autre version de l’idée de généalogie pro­ cède en fait d’une conviction aisément exprimable dans le registre de la psychanalyse : l’interprétation analytique pourrait en effet, au premier abord, être considérée comme consistant à dévoiler un inconscient ; mais comme toute activité psychique (y compris celle de l’interprétation) est tenue pour animée par un incons­ cient, nul interprète ne saurait revendiquer la position (encore « naïve ») qui est celle du Sujet absolu hégélien : l’interprète interprète lui aussi en fonction d’un incons­ cient qui devrait à son tour être interprété, et cela à l’infini, de sorte qu’aucune interprétation ne peut accéder au rang de vérité ultime. Ce déplacement (de Hegel à Nietzsche) dans la notion de généalogie se traduit donc très logiquement par la disparition de l’idée même d’un « sujet de la science », et par la reprise de la conclusion nietzschéenne selon laquelle « il n’y a pas de faits, rien

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que des interprétations ». Ainsi Foucault peut-il écrire : « Si l’interprétation ne peut jamais s’achever, c’est tout simplement qu’il n’y a rien à interpréter..., car au fond tout est déjà interprétation », - et l’allusion peut alors être limpide au « nouvel infini » du Gai Savoir : « L’interpré­ tation est enfin devenue infinie1. » Dit encore autrement : il n’y a que du signifiant, et l’on ne parvient jamais à la position originaire d’un signifié. L’hésitation entre ces deux types de généalogie sera bien évidemment repérable tout particulièrement dans la composante marxiste du discours des «sixties». On y reviendra ci-dessous, mais les raisons mêmes de l’oscilla­ tion sont fort claires : le modèle hégélien de généalogie a en effet l’avantage (non négligeable dans le registre marxiste) de maintenir l’idée de science comme référence de l’interprétation, tandis que le modèle nietzschéen pré­ sente l’intérêt de dissoudre bien des oppositions tradi­ tionnelles au sein de ce que Engels appelait le «vieux bric-à-brac métaphysique » (apparence/vérité, signifiant/signifié, etc.). Quoi qu’il en soit d’une telle oscilla­ tion, il faut ajouter qu’en tout cas la référence accentuée à la généalogie nietzschéenne conduit vers un troisième trait du type idéal : avec l’idée d’un signifié originaire, c’est en effet l’idée même de vérité, du moins dans sa conception traditionnelle, qui se trouve mise en ques­ tion. 3) La dissolution de l’idée de vérité : traditionnellement, ou, si l’on préfère, «métaphysiquement», la vérité est définie comme adéquation (du sujet à la chose) et comme non-contradiction (cohérence du discours). Or, du point de vue d’une démarche généalogique, cette théorie de la vérité ne peut qu’être contestée dans ses deux aspects : s’il 1. M. Foucault, Nietzsche, Freud, Marx, loc. cit„ pp. 189, 187.

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n’y a pas de référent, l’adéquation perd tout sens ; et d’autre part l’exigence de cohérence se révèle portée par l’illusion d’une possible maîtrise d’un discours intégrale­ ment transparent à lui-même, ce qu’exclut précisément l’hypothèse d’un inconscient, plus généralement d’un extérieur animant tout discours à l’insu du locuteur. La pratique de la généalogie impose donc la référence à une autre conception de la vérité qui, déjà présente chez Nietzsche, ne sera véritablement thématisée qu’avec Hei­ degger à travers la définition de la vérité comme aléthéia, comme un dévoilement inséparable d’une part de voilement. Si l’on veut une image pour illustrer cette théorie de la vérité selon laquelle toute manifestation «est en même temps et en soi dissimulation »*, on peut songer au fameux exemple, célèbre dans la tradition phénoménolo­ gique, du cube, dont trois faces, en quelque sens que l’on tourne le cube, se dérobent, se soustraient à la présence : toute visibilité se donne ainsi sur fond d’invisibilité, toute présence sur fond d’absence, toute apparition sur fond de retrait, - condamnant dès lors à la naïveté l’idée d’une transparence et d’une maîtrise absolues : tout discours conscient possède en effet, comme le cube, sa face cachée, c’est-à-dire son dehors. Là encore, le marxisme français va, pour des raisons fort compréhensibles, se montrer très hésitant entre ces deux théories, traditionnelle et phénoménologique (« heideggerienne »), de la vérité. C’est là, d’ailleurs, un pro­ blème constant dans la tradition marxiste, auquel s’était déjà affrontée l’Êcole de Francfort, et qu’on retrouve non seulement dans les Éléments d’autocritique d’Althusser, mais tout aussi bien dans les diverses tentatives entrepri­ ses par Bourdieu pour mener à bien une sociologie de la sociologie. Cette difficulté, que l’on peut analyser en s’ins1. Heidegger, Questions I, Gallimard, p. 188.

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pirant des travaux de Habermas, peut être énoncée sous la forme d’une alternative : -Ou bien, pour fonder le travail herméneutique (en l’occurrence, en climat marxiste, la critique de l’idéolo­ gie), on admet que l’interprétation s’appuie sur une vérité scientifique constituée, celle de la « science de l’histoire » supposée fondée par Marx selon le geste de la « coupure » (épistémologique) entre science et idéologie : « Marx met fin au règne d’erreurs conceptuelles qu’il peut qualifier d’erreurs parce qu’il avance des vérités, des concepts scientifiques... C’est seulement à la condition d’avoir découvert LA vérité (sic) que le savant peut alors, et alors seulement, de cette position conquise, se retourner vers la préhistoire de sa science pour la qualifier en tout ou partie d’erreur, de “tissu d’erreurs” (Bachelard)1. » Il est toute­ fois clair que, procédant ainsi, on risque fort de retomber en fait dans ce que l’on avait dénoncé comme un mythe idéaliste (donc idéologique) : l’idée d’un sujet de la science qui transcenderait radicalement les détermina­ tions historico-sociales et serait une fois pour toutes conscient de lui-même et certain de sa vérité. -Ou bien, pour éviter cette rechute dans l’idéologie (« déviation théoriciste »), on est conduit à tenir la science elle-même, fût-elle marxiste, pour un produit historique, donc pour un discours lui aussi conditionné et déterminé par l’histoire : il va cependant de soi que, dans ce cas, c’est la coupure entre idéologie et science qui devient impossible à fonder, alors même que, si l’on veut conférer au discours généalogique toute sa cohérence et toute sa force, c’est très précisément cette dernière attitude qui s’impose. Dans la logique de cette option, que le marxisme fran­ çais a été et reste, parmi les différents courants de la pen1. L. Althusser, Éléments d'autocritique. Hachette, 1973, pp. 26-46.

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sée 68, le plus réticent à assumer, apparaît alors un qua­ trième et dernier trait, dont le lien très étroit avec les pré­ cédents achève de constituer le type comme « tout intelli­ gible » : ce que l’on pourrait appeler l’historicisme ou l’historisme des années 68. 4) L’historicisation des catégories et la fin de toute réfé­ rence à l’universel : tel est en effet l’horizon même de la généalogie comme effort pour rapporter des discours à leurs conditions concrètes, toujours historiques, de pro­ duction. Foucault n’a cessé de le souligner avec beaucoup de netteté : « La généalogie ne s’oppose pas à l’histoire,... elle s’oppose au contraire au déploiement métaphysique des significations idéales1. » Ou encore : « Nous croyon's à la pérennité des sentiments ? Mais tous, et ceux-là surtout qui nous paraissent les plus nobles et les plus désinté­ ressés, ont une histoire », - en sorte que : « Le vrai sens historique reconnaît que nous vivons sans repères ni coordonnées originelles dans des myriades d’événements perdus1 2. » Toutefois, si l’ensemble des composantes de la pensée 68 s’accordent, en raison du parti pris généalogi­ que, pour historiciser les catégories, il convient de distin­ guer deux types d’historicisme, entre lesquels l’oscillation, là aussi, va se situer au niveau du marxisme. La moder­ nité avait en effet été historiciste sous deux formes bien différentes : - L’historicisme rationaliste, de type hégélien, avait posé que les catégories sont historiques, mais sur la base d’une conception de leur déploiement comme obéissant à une logique parfaitement systématique. -L’historicisme nietzschéo-heideggerien conçoit lui aussi les catégories comme intrinsèquement liées au 1. M. Foucault, «Nietzsche, la généalogie, l'histoire», in Hommage à J. Hvppolite, P.U.F., 1971. p. 146. 2. Ibid., p. 159.

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temps, comme historiques ou, si l’on préfère, comme «historiales», mais se refuse à voir dans cette historicité/historialité un quelconque développement continu et nécessaire, au sens d’un enchaînement causal. Le premier modèle, inséparable de la conviction selon laquelle dans l’histoire «tout s’est déroulé rationnelle­ ment », a l’avantage de pouvoir accompagner sans trop de difficultés le projet d’une approche scientifique de l’his­ toire qui entendrait rendre raison du devenir. Mais, mesurée aux exigences d’une critique radicale de l’idéa­ lisme ou de la métaphysique, cette représentation de l’his­ toire présente l’inconvénient de pouvoir très aisément être déconstruite comme un moment (et même comme le moment culminant) d’un parcours philosophique avec lequel, nous l’avons vu, il devrait s’agir de rompre. De là, chez quelqu’un comme P. Veyne, qui se réclame large­ ment de Foucault, la tentative d’une épistémologie cen­ trée sur l’idée de discontinuité, - tout le problème étant de savoir si l’éclatement de l’histoire en histoires multi­ ples reste compatible avec le projet d’intelligibilité qui définit la science1. De là aussi, du côté du marxisme, en raison même de sa prétention à constituer une science de l’histoire, une hésitation plus marquée entre les deux modèles, hésitation qui s’exprime au mieux à travers les efforts désespérés d’Althusser pour élaborer le concept d’une causalité qui n’en soit plus véritablement une et qu’il nommera « causalité structurale ». Telle nous semble donc être la configuration essentielle, cernée par ces quatre caractéristiques, de ce que nousi. i. Cf. P. Veyne. Comment on écrit l’histoire, Éd. du Seuil, 1971. Sur cette réduction de la continuité historique à un « préjugé », cf. les impor­ tantes objections de R. Aron, « Comment Phistorien écrit l'épistémologie. A propos du livre de Paul Veyne », in Annales, nov.-déc. 1971. La critique aronienne de la négation radicale de l’unité historique a été analysée avec précision par S. Mesure, R. Aron et la raison historique, Vrin, 1984, deuxième partie (sur l'exemple de Spengler).

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désignons ici par « pensée 68 ». Ces caractéristiques étant poséés, il convient maintenant d’en rechercher et d’en réfléchir les effets potentiels les plus évidents. Allant du plus superficiel (mais néanmoins fort significatif) au plus profond (ou en tout cas au plus grave), nous distinguerons à cette fin des effets de style et des effets proprement intel­ lectuels, - ces derniers nous reconduisant directement vers la question de l’anti-humanisme.

DU STYLE DE LA PHILOSOPHIE DES ANNÉES SOIXANTE

On entendra ici par «effets de style» aussi bien des effets d’écriture que des effets de style au sens plus large où l’on parle d’un « style de vie », entendre bien sûr en l’occurrence : un style de vie philosophique. Deux points nous semblent ainsi à considérer, par lesquels on pourrait être tenté de compléter le type idéal. Toutefois les quatre premiers éléments analysés définissaient une structure intellectuelle ; il s’agit cette fois moins d’éléments supplé­ mentaires de cette structure que de ses effets les plus immédiats, en quelque sorte dfe ses signes visibles. 1 ) Effets d’écriture les plus évidents : le culte du para­ doxe et, sinon le refus de la clarté, du moins la revendica­ tion insistante de la complexité. Soit, comme dit si bien Derrida : « Les choses ne sont peut-être pas si simples1. » Ou encore, lors du colloque tenu à Cerisy en 1980, en réponse à nos questions, concernant sa revendication d’une « autre cohérence » qui ne serait plus « logico-métaphysique » : «Je ne peux pas vous dire ce que c’est...1 2» On aurait tort de considérer ces traits pour insignifiants, 1. J. Derrida, Éperons. 1978, Flammarion, p. 89. 2. Les Fins de l'homme, À partir du travail de J. Derrida, Galilée. 1981, p. 52.

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tant il serait facile de relier cette fascination pour l’indici­ ble aux deuxième et troisième caractéristiques du type idéal : si en effet la déconstruction renvoie un discours manifeste à un non-dit qui n’a pas le statut d’un signifié ou d’un «fait» définissable/identifiable, toute exigence d’un discours régi par les simples exigences du principe d’identité ou de la non-contradiction fait décidément preuve d’une naïveté quasi provinciale. De là qu’il serait si aisé de multiplier les exemples d’énoncés délibérément paradoxaux ou de discours refusant l’épreuve de l’éluci­ dation (le goût de la transparence étant ici, par définition, suspect). La recherche, revendiquée comme telle, d’une pensée qui « ne veut rien dire » s’est ainsi exprimée au mieux dans cette quintessence du discours des « sixties » que constitue sans doute Glas : « Sous l’effet de l’obliquide, l’érection est toujours en train de s’épancher pour tomber. Voire s’inverser, gl protège contre la schize que gl produit. L’anthérection, c’est aussi ce “pendant féminin de la grappe de Stilitano”...1 », etc. On reviendra, dans le chapitre consacré à l’heideggerianisme français, sur les considérations qui ont pu alimenter une telle pratique de l’écriture. Mais il suffit, pour l’instant, de manifester qu’il s’agit là, dans le goût de la provocation par l’absurdité, d’une propension largement partagée par les représentants de la génération philosophique de 1960 : lorsque Bour­ dieu, peu suspect de complaisance pour les acrobaties verbales des discours de la « différence », écrit que ce qui guide son travail, c’est «la conviction, elle-même issue d’une histoire, que c’est dans l’histoire qu’il faut chercher la raison du progrès paradoxal d’une raison de part en part historique et pourtant irréductible à l’histoire»12, il faut au lecteur beaucoup de crédulité pour percevoir là 1. J. Derrida, Glas, Galilée, 1974, p. 264. 2. P. Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes, juin 1976, p. 88.

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une autre profondeur que celle d’une vieille contradiction déguisée en tension complexe ou en paradoxe piquant. On nous épargnera de multiplier des exemples dont l’accumulation, au demeurant, serait vaine pour qui ne s’est jamais pris à songer, face à ce type de discours, à la figure des sophistes : les philosophistes des années 68 ont atteint leur plus grand succès en parvenant à accoutumer leurs lecteurs et leurs auditeurs à croire que l’incompréhensibilité était le signe de la grandeur et que le silence du penseur face à l’incongrue demande d’un sens constituait, non la preuve d’une impuissance, mais l’indice de l’endu­ rance devant l’indicible. 2) Le style des « sixties », c’est aussi un certain style de vie philosophique, disions-nous, caractérisé par la recher­ che de la marginalité et le fantasme du complot. Prétendre dire l’indicible et, pour cela, rompre avec toutes les tradi­ tions qui animent encore notre quotidienneté, prendre en compte ce que la métaphysique, l’idéologie ou le conscient oublient ou voilent, c’est là en effet une tâche qui situe nécessairement en marge de ce qui (en modes divers) est dominant et répugne à se laisser écarter. De là à interpréter comme «héroïque» cette marginalité et à dénoncer un complot des puissances ainsi menacées, il n’y a qu’un pas, vite franchi si l’on en croit ce que révèle à cet égard le discours des philosophistes. La convergence, là aussi, est en effet fort étonnante entre Bourdieu se défi­ nissant comme un «nouvel entrant» dans l’univers culturel, Derrida se situant dans les « marges de la philo­ sophie», Foucault revendiquant la tâche d’exploiter, contre la ratio moderne, les marges multiples que l’impo­ sition de ses normes a créées, ou encore Lacan revendi­ quant sa différence par rapport à l’établissement psycha­ nalytique. Sommet du genre, sans doute : la façon dont Althusser, dans Lénine et la philosophie, explique en 1968 qu’en raison du complot des classes dominantes, les intel­

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lectuels sont « soumis dans leur masse à l’idéologie bour­ geoise et petite-bourgeoise » : fort heureusement il sub­ siste quelques «exceptions» qu’évoque en des termes étonnants la conférence Sur le rapport de Marx à Hegel (février 1968) en estimant qu’à une époque où les idées petites-bourgeoises sont «au pouvoir», il faut savoir accepter le destin de « parias intellectuels » qui fut celui de « Marx, Lénine et Freud »... Par-delà ce qui les distin­ gue, les différentes composantes de la pensée 68 se ras­ semblent donc, là aussi, autour d’un pathos de « victimi­ sation», si caractéristique encore, en juin 1979, des « États généraux de la philosophie » en leur dénonciation fantasmatique de la répression de la philosophie par « de la barbarie non philosophique »' : savoir si les barbares étaient les « chefs d’entreprise » que la philosophie empê­ che de «dormir tranquilles»12, ou les agents de cette « techno-politique » qui clôt la modernité3, cela importait moins, à vrai dire, que la manifestation de la loi selon laquelle, en notre époque, les « capacités d’évaluation cri­ tique » incarnées électivement, bien sûr, par le philosophe se trouvent nécessairement « isolées et marginalisées »4. Ces effets de style, si représentatifs de notre histoire philosophique et, plus généralement, intellectuelle durant ces deux dernières décennies, méritaient, comme tels, d’être repérés. Il reste que ce qu’il y a somme toute, audelà de l’agacement, de dérisoire dans cette idiosyncrasie d’une génération ne doit pas laisser penser qu’après tout le phénomène constitué par l’émergence et la résurgence de la pensée 68 serait lui-même dérisoire et sans grande (ou grave) portée. Laissant de côté ces effets de surface, il 1. J. Derrida, discours d’ouverture. États généraux de la philosophie, Flammarion, 1979, p. 31. 2. V. Jankélévitch, ibid., p. 25. 3. J. Derrida, ibid., p. 32. 4. J. Derrida, ibid., p. 41.

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convient d’aborder désormais la question des effets de fond, proprement intellectuels, de la structure intelligible dont nous avons isolé les composantes.

LE PROCÈS DU SUJET

Efforçons-nous donc de dégager le fond commun sus­ ceptible de rassembler, nous avons vu autour de quelles caractéristiques, des démarches philosophiques procédant d’orientations aussi divergentes que l’inspiration marxiste, d’un côté, et, de l’autre, la déconstruction nietzschéo-heideggeriano-freudienne de la rationalité1. Le motif fondamental réside clairement dans le projet de mener une critique radicale de la subjectivité : un tel pro­ jet réunit en effet sans peine les forces en présence, puis­ que la subjectivité se trouve par elles assimilée tantôt à l’égoïsme monadique bourgeois, tantôt à la conception de l’homme développée par la métaphysique moderne (comme métaphysique de la subjectivité, installant l’homme en position de fondement et de terme d’évalua­ tion pour toute réalité). On s’unira donc pour proclamer la mort de l’homme comme sujet, selon le thème rendu célèbre par Foucault : « Où “ça parle” l’homme n’existe plus1 2. » Considérons encore la pratique de la généalogie. Elle remet d’abord clairement en cause l’idée du sujet en tant que conscience: selon une démarche dont on peut se demander d’ailleurs si elle n’est pas intrinsèquement ter­ roriste, il s’agit de savoir en effet non pas ce que 1. On pourrait ici analyser les liens entre la pensée 68 et la mode multi­ forme du « structuralisme » : cf. sur ce point V. Descombes, Le Même et /'Autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Éd de Minuit, 1979, notamment p. 96 sqq. 2. M. Foucault, « L’homme est-il mort ? », Arts, 15 juin 1966.

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quelqu’un dit (puisqu’il n’existe pas de signifié), mais d’où il parle, qui il est pour dire ce qu’il dit. Écoutons Foucault : « L’interprétation sera toujours désormais une interprétation par le “Qui ?” ; on n’interprète pas ce qu’il y a dans le signifié ; mais on interprète au fond : qui a posé l’interprétation1 ? » C’est cette volonté de réification (au sens où le sujet conscient devient ainsi, pour la généalogie, un pur objet qui ne peut nullement se défendre contre le procès qui lui est intenté a priori et sans recours possible) que l’on retrouve dans l’ensemble des courants de ce que fut, dans les années 68, la philosophie française. Ainsi Althusser peut-il dresser contre les philosophes ce réquisitoire qui entend être sans appel : « Les professeurs de philosophie sont des professeurs, c’est-à-dire des intellectuels employés dans un système scolaire donné, soumis à ce système, exerçant dans leur masse une fonction sociale d’inculcation des valeurs de l’idéologie dominante (...) Les philosophes sont des intellectuels, donc des petitsbourgeois, soumis dans leur masse à l’idéologie bour­ geoise et petite-bourgeoise12. » Dès lors, une fois les inté­ ressés dépouillés de toute capacité de réfléchir et d’inter­ roger leurs éventuelles déterminations sociales (donc une fois ceux-ci réifiés), Althusser peut, lorsqu’il s’agit d’envi­ sager leur destin, prendre à son compte ces phrases de Lénine : « Que le bon vent les emporte, ces salauds ! (Que) le parti se débarrasse des détritus petits-bour­ geois3 ! » Althusser, il faut le rappeler, prononce cette 1. M. Foucault, Nietzsche, Freud, Marx, toc. cit„ p. 189. 2. L. Althusser, Lénine et ta philosophie, p. 46. On notera que Bourdieu, interrogé par Le Nouvel Observateur lors de la sortie d’Homo Academicus, ne dit aujourd’hui (2-8 novembre 1984) guère autre chose: «Je vise en eux (les philosophes) les défenseurs les plus roués du narcissisme intellec­ tuel... Je pense à tous ces préjugés professionnels qui ne sont jamais mis en question, ou seulement par exception. » 3. Ibid., p. 47.

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conférence en février 1968, sans qu’apparemment le pro­ pos ait le moins du monde ébranlé sa position de figure de proue, parmi quelques autres, de l’intelligentsia pari­ sienne : le recul des années laisse aujourd’hui, bien évi­ demment, songeur quant à l’orientation de ce qu’était alors l’esprit du temps. Ajoutons que, prévenant l’objec­ tion qu’on pourrait lui faire d’être, après tout, lui-même philosophe, Althusser répond à l’avance : « Cette situa­ tion, tant des intellectuels petits-bourgeois professeurs de philosophie que de la philosophie qu’ils enseignent, ou reproduisent en lui donnant une forme personnelle, n’exclut pas que certains intellectuels puissent échapper aux contraintes qui dominent la masse des intellectuels, et, s’ils sont philosophes, adhérer à une philosophie maté­ rialiste et à une théorie révolutionnaire. » On admirera la pudeur de la litote : n 'exclut pas, et on conviendra en tout cas qu’on voit mal, après la réification préalablement opérée, dans quelle marge d’autonomie subsistante enra­ ciner la possibilité de ces exceptions sublimes (celles qui font les « parias intellectuels »)’. Un dernier exemple de la portée réifiante des analyses généalogiques achèvera de nous remettre en mémoire jusqu’où les philosophistes ont pu conduire l’anéantisse­ ment de la subjectivité. J.-Fr. Lyotard, dans L’Économie libidinale, consacrait quelques pages d’une grande profon­ deur à l’analyse de la figure de l’écrivain masturbateur, selon une démarche généalogique dont on appréciera la finesse : toute écriture étant sublimation, comme écrire consiste à se procurer à soi-même du plaisir, l’écriture est une masturbation (à peine) sublimée. De là cette question I. Là encore, P. Bourdieu reproduit une inconséquence analogue quand, à la question de savoir ce qui lui permet (à lui, professeur) d’écrire Homo Academicus, il croit pouvoir répondre que, si le point de vue de tous les autres est intéressé, « (son) point de vue est celui du profit proprement scientifique », Le Nouvel Observateur, entretien cité. On y reviendra.

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dont la réponse devrait aider grandement à pénétrer les difficultés du Capital : « Que faisait la main gauche de Marx pendant qu’il écrivait le Capital'?» À découvrir aujourd’hui de tels textes, on se prend à estimer heureux que, malgré la marginalisation de l’activité philosophique par la techno-politique ambiante, les années 68 aient pu ainsi laisser des traces de ce qui leur tint lieu de pensée, évitant pour toujours à l’historien d’entreprendre des reconstitutions devant lesquelles on eût sans doute crié à la caricature. Plus sérieusement, il importe de souligner que la prati­ que généalogique prolonge cette négation de la subjecti­ vité (comme conscience finie) en une redoutable destruc­ tion de l’idée même d’humanité comme intersubjectivité. Car, dans l’optique d’une telle réification des consciences, la communication (par exemple la discussion philosophi­ que) doit nécessairement apparaître, non plus comme un libre débat entre des sujets responsables de ce qu’ils énon­ cent, mais simplement comme une sublimation de rap­ ports de force ou, si l’on veut, comme une forme euphémisée de la guerre (lutte des classes, conflits pulsionnels, heurts des volontés de puissance, etc.)1 2. Plus profondé­ ment encore : c’est l’historisme que véhicule avec elle, nous avons vu comment, la pratique généalogique qui conduit inévitablement à remettre en question, comme foncièrement métaphysique, le postulat d’une unité constitutive de l’humanité. Si, en effet, pour mettre fin à cette illusion de l’universel qui avait caractérisé le dis1. J. Fr. Lyotard, L’Économie libidinale. Éd. de Minuit, 1974, p. 174. 2. C’est à une telle conception de la « communication » que donne par exemple très logiquement lieu, chez Althusser, la réduction des positions intellectuelles à des positions de classe : puisque seuls les prolétaires ont « un instinct de classe qui leur facilite le passage sur les positions de classe prolétariennes ». le seul « dialogue » possible avec les « petits-bourgeois » que sont les « intellectuels » consistera à les soumettre à une « rééducation longue, douloureuse, difficile». Positions, p. 37.

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cours philosophique, on historicise tous les contenus de pensée, toutes les déterminations spirituelles, il faut alors convenir qu’il existe une coupure radicale entre les épo­ ques de la pensée, et dès lors, si cette coupure (par exem­ ple celle qui sépare les Anciens et les Modernes) est mar­ quée du signe de l’histoire, comment envisager de conser­ ver un sens à l’idée d’une unité du genre humain ? L’anti­ humanisme ne peut dans ces conditions que prendre une forme particulièrement radicale, celle d’une haine de l’universel, telle qu’elle s’exprime par exemple jusque dans les derniers textes de Foucault : « La recherche d’une forme morale qui serait acceptable par tout le monde en ce sens que tous devraient s’y soumettre me paraît catas­ trophique1. » Il est évidemment permis de se demander comment, dans une telle perspective, songer encore à conserver une quelconque signification à un thème comme celui des droits de l’homme, qu’au demeurant Foucault, dans les dernières années de sa vie, a, en tant que militant, repris à son compte. De même, qu’advientil des valeurs de la « république » entendue au sens éty­ mologique, comme res publica, là où, avec la disparition de la communication derrière de purs rapports de force, c’est la possibilité même d’une intersubjectivité et donc d’un véritable « espace public » qui semble remise en question ? Ainsi donc, à l’horizon de tous ces efforts pour éliminer de la philosophie ce que Lyotard appelle 1’« obstacle humaniste » et pour « rendre la philosophie inhu­ maine »1 2, se profilent un certain nombre de conséquences dont l’apparente acceptation par la pensée 68 peut éton­ ner et conduit inévitablement à se demander selon quelle logique une telle pensée a pu se mettre en place et 1. M. Foucault. Les Nouvelles littéraires, 28 juin 1984. 2. J.-Fr. Lyotard. Tombeau de l'intellectuel, 1984, p. 65.

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conduire à de tels développements. Le dossier gagnerait en effet encore en précision si l’on pouvait déterminer par quel processus s’est forgée une accusation aussi radicale de la subjectivité. Or, de ce point de vue, sans songer du tout à pratiquer une généalogie des généalogistes, il est du moins possible d’apporter sur la genèse intellectuelle de la pensée 68 un éclairage susceptible d’aider à en compren­ dre bien des aspects.

LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE, RÉPÉTITION HYPERBOLIQUE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE ?

Il faut en effet faire justice d’une illusion tenace1. Loin d’être un pur produit autochtone, la pensée 68 est l’effet d’une utilisation, selon des combinaisons plus ou moins complexes, de thèmes et de thèses empruntés à des philo­ sophes allemands, à savoir, pour l’essentiel, Marx, Nietzsche, Freud et Heidegger. Cette exploitation de lieux philosophiques allemands, dont on n’entend nullement faire ici le reproche à la philosophie française (mais qui pose simplement le problème de son originalité réelle), ne se réduit pas au demeurant à une simple reprise. Les thè­ mes qu’elle reprend à la philosophie allemande, la pensée française semble en effet s’être employée à les radicaliser, et c’est d’une telle radicalisation que paraît être né, dans ce qu’il a de spécifique, son anti-humanisme. En ce sens, il n’est pas sans intérêt, pour montrer de quel travail sur la philosophie allemande procède l’anti-humanisme fran1. Cf. par exemple, chez J.-Fr. Lyotard, cette belle revendication d’une originalité française : « Quand les philosophes allemands aujourd’hui, ou américains, parlent du néo-irrationalisme de la pensée française, quand Habermas donne des leçons de progressisme à Derrida et à Foucault au nom du projet de la modernité, ils se méprennent gravement sur ce qui est en cause dans la modernité... ». Tombeau de l’intellectuel, p. 81.

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çais, d’analyser sur deux exemples significatifs de quelle manière s’est trouvé géré, sur ce seul point (la mise en question de l’humanisme), l’héritage allemand. I. De Heidegger à Derrida.

Dans la Lettre sur l’humanisme (1946), Heidegger explique que, si sa pensée ne peut plus « se caractériser comme humanisme », c’est « dans la mesure où l’huma­ nisme pense d’un point de vue métaphysique »*, plus pré­ cisément : correspond au visage proprement moderne de la métaphysique comme métaphysique de la subjectivité. On rappellera seulement en effet qu’aux yeux de Heideg­ ger la métaphysique, comme recherche d’une réalité suprême (un «étant premier») qui soit fondement et modèle pour toute réalité, s’est accomplie à partir de Des­ cartes sous la forme d’une « anthropo-logie », autrement dit sous la forme d’une pensée pour laquelle c’est l’homme qui, «maître et possesseur de la nature», confère à chaque étant sa véritable consistance et lui assi­ gne sa vraie place dans un monde qu’il organise selon ses fins : avec l’avènement moderne de l’homme comme sujet, chaque étant, « amené devant l’homme en qualité d’objet, est fixé et arrêté dans son domaine d’assignation et de disponibilité », bref : « l’étant dans sa totalité (...) est pris de telle manière qu’il n’est vraiment et seulement étant que dans la mesure où il est fixé par l’homme dans la représentation et dans la production »2. L’humanisme, pour lequel l’appréciation de quelque chose comme valeur est soumise à sa capacité de favoriser l’accomplis­ sement de l’essence de l’homme en sa destination de « Seigneur de l’étant », est en ce sens inséparable de cette 1. Lettre sur l'humanisme, trad. citée, p. 85. L 2. Chemins qui ne mènent nulle part, trad. par W. Brokmeier, Galli­ mard. pp. 81-82.

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métaphysique moderne dont l’époque de la technique, dominée par le calcul et l’organisation de toutes choses en vue de la «maîtrise», n’est à son tour que la pointe ultime ou, si l’on préfère, le « devenir-monde » : à l’hori­ zon de l’humanisme apparaît ainsi, chez Heidegger, l’épo­ que où l’homme, « devenu Vanimal rationale, ce qui veut dire aujourd’hui le vivant qui travaille, ne peut plus qu’errer à travers les déserts de la terre ravagée»1. La mise en question de l’humanisme et de la subjectivité s’inscrit alors très logiquement dans le cadre d’une telle déconstruction de la modernité : face à cette « dévastation de la terre, résultat de la métaphysique», où l’homme devient « bête de labeur, (...) abandonnée au vertige de ses fabrications »1 2, la tentation peut assurément être grande de rompre avec cette démarche, fondatrice de la méta­ physique de la subjectivité et donc de l’humanisme, par laquelle l’homme a « amené sa vie en tant que subjectum au centre de tout rapport »3. Aussi la pensée qu’inaugure en 1927 L'Être et le Temps cherchera-t-elle à accomplir une sorte de décentrement du monde par rapport à l’homme : de ce fait, elle sera « contre l’humanisme » sans pour autant, croit pouvoir estimer Heidegger, s’orienter «à l’opposé de l’humain» et «rabaisser la dignité de l’homme » : il s’agirait bien au contraire de cerner cette « dignité propre de l’homme » que « les plus hautes déter­ minations humanistes n’expérimentent pas encore»4 et que Heidegger situera, comme on sait, dans l’ouverture à l’apparition même des choses, à cette «éclaircie de l’Être » dont il appartient à l’homme de se faire le « ber­ ger» en se pensant comme «Da-sein», c’est-à-dire comme le « là » de l’Être, comme le site où l’Être (le sur1. 2. 3. 4.

Essais et conférences, trad. par A. Préau, Gallimard, p. 81. Ibid., pp. 82-83. Chemins, pp. 84-85. Lettre sur l’humanisme, p. 75.

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gissement même des choses) vient à être recueilli et abrité dans un regard1. La pensée de l’homme développée à partir d’un tel décentrement mérite-t-elle encore d’être désignée comme «humaniste»? Heidegger lui-même a récusé le terme, sur la base d’une interprétation de l’humanisme qu’on vient de rappeler. Derrida, dans sa conférence sur Les Fins de l’homme, analyse pourtant cette volonté mainte­ nue de cerner la «dignité propre de l’homme» comme une survivance de l’humanisme en tant que pensée du « propre » ou du « comme tel » (« l’homme comme tel »). Ce qui apparaît ainsi comme une surenchère obéit à une logique fort simple : les valeurs de l’identité ou de la proximité à soi, qui animent la recherche du « propre », ont aussi animé, au-delà de l’humanisme, l’ensemble de la métaphysique occidentale comme pensée de l’essence, comme recherche de « la présence même de la chose en son essence »12 ; si donc la déconstruction de la métaphysi­ que passe par un ébranlement, comme le pense Derrida après Heidegger, de cette pensée de l’être de l’étant comme présence (présence/identité à soi, présence comme objet pour un sujet dans une représentation), c’est la mise en question de la métaphysique elle-même qui serait en jeu dans le refus de toute pensée du « propre », à commencer par celle du propre de l’homme. Nous reviendrons en temps utile sur cette « critique » derridienne de Heidegger. Il est en tout cas clair, d’ores et déjà, qu’elle participe ici d’une volonté d’assumer le pro­ jet heideggerien au-delà même du point jusqu’auquel Hei­ degger l’aurait accompli. En ce qui concerne l’anti-humanisme, cette surenchère aura donc pour signification de 1. Sur la traduction de «Dasein» par « être-le-là », cf. la lettre du 23 nov. 1945 à J. Beaufret, publiée en annexe de la Lettre sur l'humanisme. pp. 183-184. 2. J. Derrida, Marges, p. 27.

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conduire à contester non seulement, comme chez Heideg­ ger, la désignation de l’homme en son essence comme sujet ou fondement de toute réalité, mais bel et bien toute recherche d’une essence (le « proprement humain ») pour la préservation de laquelle pourraient être définies de quelconques « valeurs ». Savoir si la surenchère ainsi ten­ tée est effectivement praticable et quelles peuvent être les conséquences, théoriques et pratiques, d’une disqualifica­ tion aussi aiguë du point de vue des valeurs, devra ulté­ rieurement être l’objet d’une analyse plus précise. Tou­ jours est-il que, de Heidegger à Derrida, ce qui constitue la philosophie française des « sixties » (en l’occurrence ce que nous appellerons l’heideggerianisme français) se situe bien dans un geste de radicalisation de la critique de l’humanisme : c’est à partir de la relation établie par Hei­ degger entre humanisme et métaphysique (moderne) de la subjectivité qlie se met en place ici un anti-humanisme hyperbolique dont on comprend alors que, vingt ans après, il ait quelque peine à s’accommoder d’une réfé­ rence retrouvée aux droits de l’homme. II. De Marx à Althusser.

Dans ce tout autre registre, un geste pourtant analogue se répète, à cette différence près que la radicalisation anti­ humaniste qui devait caractériser le marxisme althussérien est ici présentée comme cela même que Marx avait accompli en rompant (selon le thème fameux de la « cou­ pure ») avec ce qu’il faut bien appeler ses erreurs de jeu­ nesse, erreurs dans lesquelles serait retombée bien sou­ vent sa postérité, rendant ainsi nécessaire aujourd’hui, au sein du marxisme, un renouveau de l’activité théorique afin de constituer vraiment ce dont Marx avait seulement posé les pierres d’angle. Or ces erreurs juvéniles sont pré­ cisément situées par Althusser dans ce qu’il nomme la

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« période humaniste de Marx », « dominée par un huma­ nisme rationaliste-libéral, plus proche de Kant et de Fichte que de Hegel»1, puis par un «humanisme com­ munautaire » inspiré de Feuerbach12 : dans les deux cas, le jeune Marx ne critique les formes historiques de l’État qu’au nom d’une essence de l’homme, - l’homme comme liberté-raison, l’homme comme l’être qui ne s’accomplit que dans des «rapports humains universels»; et c’est alors la nécessité de réaliser cette essence qui fonde l’his­ toire en tant que le mouvement par lequel l’homme, sur­ montant l’aliénation de son être, devient celui qu’il est (proprement). En revanche, à partir de 1845, Marx aurait rompu avec toute fondation de l’histoire sur l’essence de l’homme : critiquant l’idée même d’une « essence univer­ selle de l’homme », Marx remettrait en question la pro­ blématique traditionnelle de l'humanisme et fonderait une « nouvelle problématique », non plus celle de déter­ miner à quelles conditions les « individus pris isolément » peuvent effectivement devenir les «sujets réels» d’une « essence de l’homme », mais désormais celle de savoir comment se déploie le vrai sujet (Sujet) de l’histoire, situé par lui dans la structuration complexe où s’articulent, au sein d’une « formation sociale », forces productives, rap­ ports de production, superstructures et idéologies3. Certes le jeune Marx avait déjà, notamment en 1843 dans La Question juive, critiqué l’humanisme des Déclarations des droits de l’homme, mais c’était pour opposer à l’homme abstrait des Déclarations, «membre imaginaire d’une souveraineté imaginaire », 1’« individu réel », souffrant et agissant, que ne prennent pas en compte les proclama­ tions d’une «émancipation politique» laissant de côté 1’« émancipation humaine » comme « émancipation 1. Althusser, Pour Marx, p. 230. 2. Ibid., pp. 231, 223. 3. Ibid., p. 233.

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réelle », c’est-à-dire comme « émancipation pratique »• : la critique de l’humanisme (abstrait) restait ainsi, aux yeux d’Althusser, profondément humaniste, puisqu’elle était animée par la valorisation de 1’«individu réel», donc par un humanisme «concret» ou humanisme «réel»12. La véritable révolution théorique de Marx consistera dès lors à rompre avec tout humanisme, aussi bien abstrait que concret, en vue de produire, là aussi, une sorte de décentrement du regard : il s’agit bien en effet de renoncer à fonder l’histoire, en quelque mode que ce soit, sur une essence de l’homme, et donc de récuser que l’homme soit le sujet de l’histoire, que l’histoire soit l’histoire de l’homme comme aliénation de son essence et retour à soi, - au point que la formule de Heidegger : « ce n’est précisément plus l’homme pris uniquement comme tel qui importe », se pourrait ici aussi (et ce n’est pas phi­ losophiquement un mince paradoxe) appliquer, même si le décentrement conduit cette fois, non plus vers l’éclair­ cie de l’Etre, mais vers l’autodéveloppement de la forma­ tion sociale à structure complexe. On comprend en tout cas pourquoi le marxisme fran­ çais des années 68 croira devoir dénoncer tout huma­ nisme comme dangereusement idéologique : d’une part, réactivant (contre le Marx de la maturité) des concepts utilisés par le jeune Marx et ruinés ensuite par « la nou­ veauté des concepts du matérialisme dialectique », « toute pensée qui se réclamerait alors de Marx pour res­ taurer d’une manière ou d’une autre une anthropologie ou un humanisme théoriques ne serait théoriquement que cendres » ; d’autre part, « pratiquement, elle pourrait édi­ fier un monument d’idéologie pré-marxiste, qui pèserait sur l’histoire réelle et risquerait de l’entraîner dans des 1. Marx, La Question juive. « 10/18 ». p. 26. 2. Sur la critique de 1'« humanisme réel », cf. « Note complémentaire sur T'humanisme réel" ». in Pour Marx, p. 251 sqq.

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impasses » en dissimulant le vrai sujet de l’histoire et le vrai ressort du progrès (égaré par l’humanisme, on pourrait en effet croire, explique sereinement Althusser, que le progrès se joue au niveau de « problèmes relevant du domaine de la superstructure », tels que par exemple «le problème du droit et de la personne»)1. Bref, le regain d’activité théori­ que que le marxisme fiançais va revendiquer comme son œuvre propre consistera à tirer pleinement les leçons du parcours accompli par Marx et, expurgeant des concepts de la tradition marxiste toute trace d’humanisme, à assumer jusqu’au bout «l’anti-humanisme philosophique» que Marx avait fondé et que la contamination du mouvement ouvrier par l’idéologie bourgeoise avait trop souvent recou­ vert. Là aussi, l’anti-humanisme français procède donc d’une volonté de radicaliser un geste hérité d’une tradition allemande, en portant à son comble le refus d’un hunianisme dont Marx lui-même ne s’était que progressivement libéré et dont un bon nombre de ses héritiers ne se seraient pas suffisamment gardés. De Heidegger à Derrida, de Marx (ou du marxisme) à Althusser, l’analogie des gestes constitutifs de l’anti­ humanisme français est donc frappante. On verra que les choses ne sont guère différentes du côté de la composante freudienne de la pensée 68, Lacan reprochant à une cer­ taine orthodoxie analytique d’avoir conservé à l’idéal tra­ ditionnel (humaniste) d’une conscience transparente à elle-même et maîtresse d’elle-même une fonction qu’il faudrait au contraire extirper de la théorie et de la prati­ que psychanalytiques. Nous verrons aussi comment Fou­ cault consacrera l’essentiel de ses efforts à élargir à des champs nouveaux (notamment ceux de l’histoire cultu­ relle) une critique de la subjectivité que Nietzsche s’était trop borné à formuler sur le plan strictement philosophi1. Pour Marx, p. 248.

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que : aussi s’agira-t-il, explique Foucault en des termes où la formule de la surenchère est à nouveau présente, de « voir, avec l’aide de textes de Nietzsche - mais aussi avec des thèses anti-nietzschéennes (qui sont tout de même nietzschéennes !) -, ce qu’on peut faire dans tel ou tel domaine»1. Plus nietzschéen que Nietzsche, donc, selon une démarche qui, là aussi, est bien celle de la répé­ tition hyperbolique. C’est par conséquent en portant à son comble un héritage allemand que la philosophie française en est venue à dénon­ cer toute forme de pensée faisant de l’homme en son essence (ou de l’essence de l’homme) le fondement ou le sujet de la réalité (historique, psychique ou culturelle). Le procès intenté au sujet par la pensée 68 l’est sur des chefs d’accusation dressés par diverses philosophies allemandes, et il se pourrait bien qu’une telle constatation nous ache­ mine vers ce qu’aura été au fond cette dimension de la phi­ losophie française contemporaine : moins un moment origi­ nal et créateur de l’histoire intellectuelle, qu’une simple excroissance épigonale. Il se pourrait aussi qu’en voulant radicaliser un geste déjà rituel, depuis près d’un siècle, dans la philosophie allemande, la pensée 68 se soit d’autant plus naïvement et d’autant plus gravement exposée à des diffi­ cultés dont la prise en compte devrait imposer aujourd’hui une révision de cet interminable procès qu’on n’aura cessé d’intenter au sujet pendant deux décennies.

LE SUJET EN APPEL

La destruction de la subjectivité, cri de ralliement des philosophies des « sixties », suscite en réalité, pour le 1. M. Foucault, entretien du 29 mai 1984. paru dans Les Nouvelles litté­ raires du 28 juin au 5 juillet 1984.

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moins, deux types de difficultés, correspondant aux deux principales figures de la liquidation recherchée. Là où le procès intenté au sujet développe son acte d’accusation par référence à la déconstruction heideggerienne de la « métaphysique de la subjectivité », c’est très logiquement aux deux caractéristiques traditionnelles du sujet moderne que l’on s’en prend : la volonté et la conscience. Or, lorsque, dans les lignes qui viennent d’être citées, Lyotard définit la tâche de « rendre la philosophie inhumaine » et, pour cela, de montrer par exemple que « l’homme n’est pas l’usager du langage », étant entendu qu’«il n’y a pas plus un sujet qu’un langage», à qui s’adressent la définition d’une telle tâche et l’appel à l’assumer ? S’il s’agit de « veiller » aujourd’hui à « donner forme » à la question de la fin ou des fins de l’homme1, de qui cette « vigilance » impose-t-elle l’effort, et quel peut être le statut de cet effort ? Heidegger déjà, nous l’avons souligné ailleurs, s’était heurté à cette difficulté : ainsi, quand il indiquait, dans la Postface de 1943 à Qu’est-ce que la métaphysique?, qu’«il faut nous équiper pour l’unique disponibilité qui est d’éprouver le rien » et qu’à cette fin il est requis que « nous ne nous dérobions pas devant l’angoisse» et sachions faire preuve d’un «clair courage», à qui, si ce n’est à un sujet, adresse-t-on la demande de ce qu’il faut bien appeler un effort de volonté ? La surenchère hyper-heideggerienne qui est une des composantes essentielles de la pensée 68 verra certes, en ces textes, l’indice que précisément le premier Heideg­ ger n’avait pas encore surmonté de façon assez radicale la fondation de ce qui advient sur l’activité dü sujet comme volonté. Mais lorsque le dernier Heidegger, dans un texte comme Sérénité où il est supposé aller le plus loin dans le 1. J.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe. Ouverture du colloque Les Fins de l'homme, toc. cil., p. 15.

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dépassement du volontarisme, écrit que « nous ne devons (sollen) rien faire, seulement attendre » et que, pour cela, il faut « nous déshabituer du vouloir » et « rester en éveil, préparés à la sérénité»1, n’est-ce pas par un surcroît de volonté qu’il poursuit l’évacuation du volontarisme ? Vouloir aller au-delà même du point où est parvenu, à cet égard, Heidegger, ce serait là encore vouloir, et manifester ainsi, par sa pratique même, que la subjectivité comme volonté résiste décidément avec opiniâtreté à sa liquida­ tion. La difficulté interne à laquelle s’exposent de telles tentatives se redouble si l’on considère qu’elles font en outre appel à un surcroît de conscience : par cet effort de volonté, il s’agit en effet de penser « l’à peine pensable », voire 1’« impensable »1 2, que la métaphysique n’a cessé d’oublier ou d’occulter : que ce qui ainsi doit être pensé ne puisse l’être que comme une absence ou un retrait (au sens de cette face cachée du cube qui disparaît derrière toute apparition) ne déplace pas d’un pouce la difficulté, puisque de ce voilement (de cette « différence ») il s’agit bien de prendre conscience comme tel. On assiste par conséquent ici à la recherche, intrinsèquement inconsé­ quente, d’une conscience et d’une maîtrise accrues, ou si l’on veut : à la réapparition du projet d’une parousie plus englobante, même si, bien évidemment, il est hors de question d’imputer à ces tentatives le dessein d’annuler le voilement, de surmonter le retrait ou d’effacer la « diffé­ rence » : rendre manifeste (donc se représenter) l’oubli comme tel (le retrait de l’Être, le dérobement du signifié, etc.) n’en demeure pas moins la poursuite d’un surcroît de conscience, fût-ce la conscience d’un manque (la repré­ sentation d’une absence). Et dès lors si la volonté et la conscience (l’effort et la représentation) restent au cœur 1. Heidegger. Questions III, Gallimard, p. 188. 2. Ibid., p. 217.

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de telles démarches, l’au-delà de cet homme ou de ce sujet dont on proclame la mort évoque singulièrement un cogito somme toute fort cartésien. Loin de nous, bien sûr, l’intention de déplorer cette résistance du sujet à son exté­ nuation : il reste que, si le fait est rassurant, la présence d’une subjectivité en ce contexte pose en droit bien des questions, tout se passant comme si, ipso facto, le sujet faisait ainsi appel du procès qu’on lui fait. On manifesterait aisément l’existence de difficultés analogues du côté de l’autre tentative majeure pour, cette fois dans l’horizon du marxisme, liquider la subjectivité. Dans sa conférence Sur le rapport de Marx et Hegel', Althusser revendique, comme un acquis de la « coupure » constitutive du marxisme en tant que science de l’his­ toire, « l’élimination de la catégorie de sujet (transcendan­ tal ou autre) », « la volatilisation de la notion de sujet » : l’histoire, comme on sait, doit être conçue comme un « procès sans sujet », c’est-à-dire comme un pur déploie­ ment de structures ou de rapports. Pourtant, si nul sujet, Althusser le répète dans Lénine devant HegeP, ne doit plus se laisser désigner comme source de l’histoire, on lit quelques pages plus loin, non sans une certaine surprise : « Ce sont les masses qui font l’histoire3. » On serait donc aisément porté à estimer qu’il subsiste malgré tout un sujet (pratique et collectif) de l’histoire. Car certes, sans doute ces «masses» ne font-elles l’histoire que sans savoir l’histoire qu’elles font, donc en étant traversées par des rapports qui s’expriment en elles ; mais écoutons tout de même Althusser préciser ce qu’il en est à ses yeux du statut de cette pratique des masses : -«Aucune perspective révolutionnaire n’est possible 1. Althusser. «Sur le rapport de Marx et de Hegel», in Lénine et la philosophie, pp. 84-86. 2. Ibid., p. 84. 3. Ibid., p. 90.

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sans le primat de la lutte politique sur la simple lutte éco­ nomique »*, donc sans la transformation délibérée, par les masses elles-mêmes, de leurs revendications en lutte pour la conquête du pouvoir d’État : le processus historique dépend donc bien, à cet égard, d’une initiative pratique du sujet collectif qu’est le prolétariat. Certes - Althusser reprenant sur ce point, comme on sait, un mot célèbre de Lénine - il n’est pas de pratique efficace sans théorie qui l’oriente : de là l’investissement, nécessaire aux yeux d’Althusser, pour relancer le mouvement ouvrier, dans le domaine de la pratique théorique. Mais la perspective révolutionnaire se révèle ainsi comme étroitement liée au déploiement d’une pratique éclairée par la théorie, ou, si l’on préfère : au déploiement d’une action éclairée par un savoir ! La volatilisation de la subjectivité, dans ces conditions, devient singulièrement hypothétique. - On est dès lors moins étonné de lire : « Tout dépend en dernière instance, non des techniques, mais des militants, de leur conscience de classe, de leur dévouement et de leur cou­ rage12.» En cette fondation ultime de l’histoire sur la conscience et le courage, autrement dit sur ces attributs clas­ siques du sujet métaphysique que sont la représentation et la volonté, « l’élimination de la catégorie de sujet » semble donc décidément, là aussi, tourner bien court. Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit évidemment pas de reprocher à la pensée 68 de ne pas être allée jusqu’au bout de son anti-humanisme et de son évacua­ tion du sujet ; il ne s’agit toutefois pas davantage, face aux signes rassurants constitués par ces traces persistantes d’une pensée du sujet, de se réjouir trop vite, d’estimer qu’après tout les risques induits par la structure intellec­ tuelle repérée dans les discours philosophiques des « six1. Positions, p. 56. 2. Ibid., p. 46. C'est nous qui soulignons.

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ties» n’étaient pas si graves et qu’il n’y avait donc pas matière à s’inquiéter. En vertu même de leurs options théoriques fondamentales, les philosophistes des années soixante n’ont en effet aucunement la possibilité de thématiser dans leurs propres discours cette résistance de la sub­ jectivité à se laisser « volatiliser » : aucun statut ne pourra donc jamais être conféré par eux à une telle subjectivité résiduelle, si ce n’est précisément celui d’un résidu persis­ tant des anciens discours, - au sens où Heidegger écrivait qu’« on ne se défait pas de la métaphysique comme d’une opinion» et au sens où Derrida suggère que la «simple pratique de la langue » (et l’on sait depuis Nietzsche com­ bien la grammaire sert de relais à la métaphysique) fait encourir le risque de réinstaller « sans cesse le “nouveau” terrain sur le plus vieux sol »'. Bref, faute de pouvoir être thématisée, cette survivance de la subjectivité tendra nécessairement à être pensée sur fond de sa disparition future. Il ne faut donc pas s’y tromper : que, dans les phi­ losophies concernées par le type idéal ici proposé, la sub­ jectivité puisse trouver, ici et là, des espaces de survie, cela ne signifie nullement que le procès intenté par elles au sujet se soit le moins du monde terminé par un nonlieu. La condamnation a été et reste, jusque dans les tex­ tes les plus récents, radicale. Si appel devait être fait de cette condamnation, ce serait donc par une critique ellemême radicale de cette constellation philosophique. Du moins savons-nous d’ores et déjà que cet appel pourrait arguer d’inconséquences dans le discours des procureurs.

* Trois observations sont requises pour dégager ce qui nous paraît résulter de cette typologie philosophique des 1. J. Derrida. Marges, p. 162.

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« sixties ». Il convient tout d’abord de réaffirmer nette­ ment qu’en soulignant comme nous l’avons fait dans ce chapitre les dangers et les difficultés de l’anti-humanisme contemporain, nous n’entendons nullement renoncer pour notre part au projet d’une critique des métaphysi­ ques de la subjectivité : il serait absurde, nous avons déjà pris le soin de le souligner, de prétendre restaurer aujourd’hui philosophiquement des figures de la subjecti­ vité dont la déconstruction ne date pas des années soixante, ni même de Marx, Nietzsche, Freud ou Heideg­ ger, mais pour le moins de la façon dont Kant, dans la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, plus précisément dans le chapitre sur les paralogis­ mes, avait déjà marqué les limites de la psychologie rationnelle. Qu’une certaine conception - «métaphysi­ que», si l’on veut - de la subjectivité puisse et même doive faire l’objet d’une mise en question, c’est donc un topos après tout classique de la philosophie. Ce que nous contestons en revanche dans la manière dont la pensée ici décrite d’après son type idéal s’est acquittée de cette mise en question, c’est l’identification massive, brutale et peu nuancée qui s’y fait jour entre philosophie de la subjecti­ vité et métaphysique (ou, dans le contexte marxiste, philo­ sophie bourgeoise). C’est en effet cette identification sim­ pliste qui voue la pensée 68, en tant qu’elle s’inspire des diverses critiques contemporaines de la métaphysique, à s’engager sur la voie coûteuse (peut-être même ruineuse) de l’anti-humanisme. C’est aussi cette identification qui lui interdit, lorsque d’aventure, malgré elle, la dimension du sujet resurgit en ses discours, tout espoir de pouvoir thématiser cette persistance de la subjectivité après la cri­ tique de la métaphysique. Le point est donc véritable­ ment décisif. Ne serait-ce que la possibilité, pour une phi­ losophie comme celle de Kant (dont le moins que l’on puisse en dire est bien qu’elle consiste, à travers le geste

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de la « révolution copemicienne », à prendre pour point de départ la subjectivité), d’avoir mené, dans l’analyse des paralogismes de la raison pure, une critique systéma­ tique des illusions relatives au sujet, impose de considérer ici les choses avec plus de prudence et de pondération : loin peut-être que l’idée même de subjectivité puisse être considérée sans nuance comme « métaphysique », il faut sans doute apprendre à distinguer plusieurs figures de la subjectivité, dont certaines seulement sont éventuelle­ ment «métaphysiques» ou même - pourquoi pas? «petites-bourgeoises». C’est même là une perspective dont on doit convenir qu’elle est indispensable, si l’on souhaite défendre aujourd’hui non naïvement, non méta­ physiquement, un certain humanisme, dont une certaine référence à l’idée de subjectivité paraît devoir être l’évi­ dente condition de possibilité. On trouvera donc à l’hori­ zon de notre réflexion (et tout particulièrement dans notre dernier chapitre) le projet d’analyser les formes diverses qu’a pu prendre la subjectivité dans la philosophie moderne, de manière à faire paraître avec précision l’erreur, ou l’illusion, commune à tous les courants philo­ sophiques auxquels se laisse appliquer le type idéal des « sixties », - erreur qui aura ainsi consisté à assimiler ces formes de la subjectivité et à croire pouvoir dénoncer massivement la subjectivité ou /'humanisme. Une deuxième observation visera à prévenir une méprise elle aussi possible. Il serait aisé de tourner en dérision le thème de la « mort de l’homme » en insistant sur le fait peu contestable qu’aujourd’hui, de tous côtés, les valeurs de l’individualisme sont en quelque sorte « en hausse » et que, mesurée à cet air du temps, la pensée 68 semble bien désuète. Ce retour de l’individualisme est une évidence aussi bien, en effet, dans ce qu’il est convenu d’appeler la «droite», avec en l’occurrence la vague néo-libérale, qu’à «gauche», à travers la promo-

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tion de la « nouvelle morale » des « années quatre-vingt » (Actuel, Libération, etc.). Il nous est cependant apparu nécessaire d’exclure la solution de facilité qui eût consisté à nous appuyer en quelque sorte sur ce contexte culturel­ lement favorable pour renvoyer les thèmes de l’antihumanisme au magasin des accessoires périmés : l’exploi­ tation démagogique d’un horizon d’attente plus ou moins douteux, largement pratiquée par J.-P. Aron dans Les Modernes, réduirait la critique elle-même à un effet de mode et ne pourrait donc que l’affaiblir gravement, ren­ forçant ainsi d’autant, corrélativement, ce qu’elle tente de mettre en question. C’est pourquoi la critique amorcée ici et poursuivie dans les chapitres suivants s’est voulue phi­ losophique, et non idéologique : elle ne fait pas appel aux catégories de la mode, mais se borne à mettre en évi­ dence, dans les philosophies critiquées, des difficultés internes et à en dégager les conséquences les plus difficile­ ment assumables. Il faut revenir enfin sur la manière dont le type idéal esquissé dans ce chapitre s’applique à des courants intel­ lectuels qui ont été portés ou accompagnés, nous l’avons déjà souligné, par le phénomène historique de Mai 1968. Car, là encore, les choses sont fort complexes : ainsi qu’on l’a rappelé en commençant, le mouvement de Mai n’apparaît pas d’emblée comme ayant été, intellectuelle­ ment, dominé par la recherche de 1’« inhumain » (au sens où l’entend Lyotard quand il estime nécessaire de rendre la philosophie « inhumaine ») ; bien loin de s’intégrer à l’évidence dans l’histoire d’une liquidation de la subjecti­ vité, Mai 68, nous l’avons noté, se présente à beaucoup d’égards comme une révolte des sujets contre le système qui les nierait comme tels (réification). La contestation de Mai 68 et la pensée philosophique des « sixties » seraientelles donc si hétérogènes et, pour ainsi dire, si incompati­ bles ? Ce serait à vrai dire étonnant, et les multiples décla-

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rations par lesquelles les philosophes des années 68 se reconnaissent dans le mouvement et dans ses thèmes témoigneraient d’un aveuglement bien peu vraisembla­ ble. Si bien qu’à s’en tenir au contenu le plus immédiat de la contestation de Mai, on se trouverait facilement conduit à soupçonner le type idéal ici proposé de ne ren­ dre que fort imparfaitement compte de ce qu’a dû être la philosophie française des «sixties» pour se trouver si proche (par la chronologie et par la sympathie) du mou­ vement de 1968. Bref : l’apparence de Mai devenait un obstacle à l’interprétation de la pensée 68 esquissée dans ce chapitre à son niveau le plus général et spécifiée, dans les chapitres ultérieurs, selon ses composantes majeures. Il fallait donc, avant même d’aborder ces spécifications, poser le problème de la signification culturelle de Mai 1968. On s’y est essayé dans le chapitre qui suit.

CHAPITRE II

Les interprétations de Mai 1968

Il était évidemment exclu de passer ici en revue, exhaustivement, la multiplicité d’interprétations auxquel­ les a pu donner lieu la crise de 1968, ni de prétendre en produire soudain une nouvelle. Il nous est donc apparu plus crédible, et peut-être plus efficace, face à la diversité apparemment irréductible des interprétations existantes, de rechercher un principe ou un fil conducteur permettant de structurer et dès lors de comprendre cette diversité : en discernant ce qui suscite cette diversité et ce qui y est en jeu, on devrait pouvoir en effet s’y orienter et se poser de façon plus réfléchie, face aux interprétations possibles, le problème du choix. Nul n’ignore plus aujourd’hui que l’interprétation d’un phénomène historique pose en effet des problèmes fort complexes, que résume classiquement la question de l’objectivité de l’interprétation : si per­ sonne ne croit plus que le travail de l’historien puisse consister, selon la représentation naïvement positiviste, à simplement enregistrer un donné brut et à « reproduire la réalité du passé, tel qu’il est arrivé», l’objectivité visée suppose d’abord l’objectivation du point de vue ou de la perspective à partir desquels s’opère la recherche. La théorie de ces points de vue ou de ces perspectives se peut nommer logique des interprétations. Devant l’étonnante

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La pensée 68

diversité d’interprétations qui donnent de Mai 1968 des représentations parfaitement antithétiques, il nous a sem­ blé particulièrement souhaitable de proposer tout d’abord une logique du champ interprétatif.

*

LOGIQUE DES INTERPRÉTATIONS

La mise en évidence de cette logique supposait un matériel préalable. Une partie s’en trouve fournie par un précieux inventaire tenté dès 1970, par Ph. Bénéton et J. Touchard, des interprétations du mouvement de Mai1. Ce travail, qui est évidemment à compléter par la prise en compte des interprétations plus récentes, a en effet le mérite de recenser beaucoup d’études et d’en proposer une classification que l’on pourrait dire minimale: les auteurs de l’article n’ont nullement cherché à déduire de quelconques principes la structuration qu’ils exposent du champ interprétatif, mais ils se sont bornés à regrouper, de façon empirique ou inductive, les travaux qui leur paraissaient procéder d’une hypothèse analogue sur les causes de Mai. De ce fait, leur analyse nous livre un maté­ riel fort appréhendable, sur la base duquel peut être posée la question de la logique susceptible d’organiser véritable­ ment le champ interprétatif ainsi tout juste défriché. Le classement proposé par Ph. Bénéton et J. Touchard laisse en effet apparaître huit lectures de l’événement : 1) Mai 68 comme complot : c’est la thèse de la tentative de subversion (soit par les groupes gauchistes, soit par le 1. Ph. Bénéton et J. Touchard. « Les interprétations de la crise de maijuin 1968». Revue française de science politique, juin 1970.

Les interprétations de Mai 1968 P.C. qui les aurait manœuvrés à leur dans l’instant par de Gaulle ou par qu’après coup divers interprètes ont hypothèses plus ou moins étonnantes du complot1.

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insu), développée G. Pompidou, et affinée selon des sur les initiateurs

2) Mai 68 comme crise de l'Université : on met alors en cause la rigidité de l’ancienne Université, ses difficultés à s’adapter aux exigences nouvelles d’un enseignement supérieur « de masse »21, sa résistance « bureaucratique » aux changements3. Et de fait, au cours des années soixante, le contenu même de la population étudiante avait, en raison directe de l’accroissement considérable des flux d’étudiants, profondément changé, transformant brutalement l’ancienne Université bourgeoise en une Université dominée par les classes moyennes : la crise peut alors être interprétée par référence aux problèmes nouveaux qui se posèrent à des étudiants moins préparés à leurs études par l’entourage social et moins assurés que leurs aînés d’obtenir, à leur sortie de l’Université, un sta­ tut social correspondant à l’image qu’ils se seraient faite de leur cursus. Dans une telle perspective, c’est la margi­ nalisation sociale des étudiants qui est perçue comme la cause majeure de la crise4. On perçoit aisément comment une telle interprétation parvient à rendre compte, à partir du refus de la marginalisation, de tout ce qui, dans le dis­ 1. Cf. par exemple F. Duprat, Les Journées de Mai 1968, les dessous d’une révolution, Paris, 1968. où le complot est décrit comme téléguidé par l’Allemagne de l'Est. 2. Dans une étude intitulée « Quelques causes de la révolte estudian­ tine», La Table ronde, déc. 1968-janv. 1969), R. Boudon souligne par exemple que, de 1961 à 1968, les facultés de droit voient leur population augmenter de 300 %, celles des lettres de 250 %. 3. Cf. M. Crozier, « Révolution libérale ou révolte petite-bourgeoise». Communication, n° 12. 4. Cette interprétation est reprise, en 1984 encore, par P. Bourdieu. Homo Academicus, p. 211, qui voit dans le « déclassement structural » le «générateur d’une sorte de disposition collective à la révolte».

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cours de Mai, concernait la critique des examens comme reproduction d’une différenciation sociale inentamée par la démocratisation, supposée fictive, de l’Université1. 3) Mai comme accès de fièvre ou comme révolte de la jeunesse: lue de façon positive, la révolte est perçue comme l’irruption du jeu ou de la fête dans le quotidien, ou encore comme le « meurtre du père », - « une sorte de 1789 socio-juvénile qui accomplit l’irruption de la jeu­ nesse comme force politico-sociale »1 2 ; lue de façon criti­ que, la révolte devient « psychodrame », mime ou paro­ die plus ou moins dérisoire d’une révolution3.

4) Mai comme Crise de civilisation : on considère alors que le mouvement « visait moins un régime qu’une prétendue civilisation »4, et l’on insiste avant tout sur la mise en cause de la « société de consommation ». Thème largement exploité par Malraux dans divers discours de 1968-1969: « Nous ne sommes pas en face de besoins de réforme, mais en face d’une des crises les plus profondes que la civilisation ait connue » (20 juin 1968), ce dont témoignerait le resuigissement du « vieux nihilisme (...) avec son drapeau noir et qui n’a plus espoir que dans la destruction ». Au fondement de quoi il faudrait incriminer l’effondrement des valeurs du progrès, - celles des Lumières, dont on avait espéré autre chose que le développement infini de la consommation dans une société technicisée. 1. Le discours de Mai s’est largement alimenté, à cet égard, aux Héritiers de Bourdieu et Passeron, qu’Ed. Faure, dans ses interventions ultérieures, a lui aussi amplement utilisé en condamnant par exemple « la transmis­ sion des privilèges que le régime traditionnel des examens et des concours ne fait, malgré l’apparence, que reconduire indéfiniment» (15 février 1969). 2. Ed. Morin, La Brèche, p. 26. 3. C'est là. partiellement, l’interprétation développée par R. Aron dans La Révolution introuvable. Fayard, 1968. 4. J.-M. Domenach, Esprit, juin-juillet 1968.

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5) Mai comme conflit de classes d’un type nouveau : l’interprétation se trouve développée notamment par A. Touraine1, qui voit dans la crise de 1968 «une forme nouvelle de la lutte des classes », lutte non plus directe­ ment économique (les détenteurs du profit contre les sala­ riés), mais plutôt « sociale, culturelle et politique », diri­ gée davantage contre la domination ou l’intégration (contre la technocratie) que contre l’exploitation (les pro­ fessionnels, à qui tout pouvoir réel de décision est retiré, face aux « technocrates » dominant les grands secteurs de l’activité sociale). 6) Mai comme conflit social de type traditionnel : dans une telle perspective, qui est bien sûr celle de l’interpré­ tation communiste orthodoxe21, l’essentiel de la crise se serait situé moins du côté étudiant, simple détonateur occasionnel, que du côté de son relais (spécifique à la France) par les grèves ouvrières pour des « revendica­ tions matérielles légitimes». On situe alors la racine ultime de la crise, et en tout cas de sa contagion, dans les données économiques et sociales : après une phase de croissance ininterrompue depuis la fin de la guerre, la conjoncture se serait inversée à partir de juillet 1966 et, parallèlement à un ralentissement (modéré) de la pro­ duction, le chômage se serait brutalement accru pour atteindre en 1968 un niveau quatre fois plus élevé qu’en 1964 (niveau qui, il est vrai, apparaît aujourd’hui, rétrospectivement, encore modeste : on recensait deux cent quarante-cinq mille demandes d’emploi en avril 1968). L’interprétation ainsi proposée à, qui plus est, l’avantage de rendre compte de l’issue soudaine de la 1. A. Touraine, Le Mouvement de Mai ou le communisme utopique. Éd. du Seuil, 1968 ; La Société post-industrielle, Denoël, 1969. 2. Cf. R. Andrieu, Les Communistes et la Révolution, Julliard. 1968.

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crise : si la situation était préoccupante, elle n’était du moins pas révolutionnaire.

7) Mai comme crise politique, due aux institutions de la Ve République et à l’absence d’une réelle alternative poli­ tique : la cause majeure d’une contestation perçue ici comme centrée sur le thème : « Dix ans, ça suffit », serait à chercher dans l’impopularité croissante de De Gaulle et de son Premier ministre, alors même que le système insti­ tutionnel avait supprimé la soupape de sûreté constituée par un possible changement de gouvernement. Beaucoup d’analyses soulignent en effet que, dans le cadre de la IIIe ou de la IVe République, de tels mécontentements ou pareille lassitude eussent entraîné simplement la chute du cabinet, probablement dès les premiers incidents issus de Nanterre : en revanche, la stabilité gouvernementale garantie par les institutions de 1958 aurait eu pour effet pervers d’entraîner une ascension aux extrêmes et de transformer une possible crise ministérielle en crise de régime1. 8) Mai comme enchaînement de circonstances : ce point de vue, qui séduit manifestement Ph. Bénéton et J. Touchard, n’est pas, pour superficiel qu’il paraisse, à négliger d’emblée : car, de fait, il n’était pas « fatal » qu’il existât à Nanterre une université aussi coupée du monde extérieur, il n’était pas inévitable que les projets de réforme univer­ sitaire fussent si longtemps différés par le ministère Pey­ refitte, ni qu’on fit entrer la police dans la Sorbonne le 3 mai, ni que le Premier ministre fût alors absent de France, puis que le Président de la République dût aller en visite officielle en Roumanie, etc. Soit : une multipli­ 1. Cette analyse est développée par exemple dans un article de P. Avril, « L’amplificateur de la crise », paru dans France-Forum.

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cité de causes occasionnelles, qui toutes ont joué un rôle, sans lesquelles rien sans doute ne se serait déroulé de la même manière et qui, en tout cas, invitent à pondérer largement l’importance accordée, dans les autres types d’interprétation, aux diverses causes essentielles. L’intérêt de ce recensement des interprétations n’est pas douteux. Il reste que la classification proposée est purement empirique et que, en l’absence de tout principe de classement, rien n’interdit de songer soit à structurer autrement cette diversité, soit à concevoir d’autres inter­ prétations. Il nous semble donc nécessaire, sans nier cette diversité, mais en la prenant au contraire comme le fait à interroger, d’en rechercher pour ainsi dire les conditions de possibilité (ou du moins certaines des conditions de possibilité). Si l’on vise dès lors moins l’exhaustivité du repérage que la systématicité de la classification, il faut indiquer un fil conducteur précis qui, à être suivi, permet­ trait de s’orienter dans les dédales de ce champ interpréta­ tif et de découvrir dans cette diversité une logique. Le fil conducteur ici proposé procède d’une considéra­ tion simple : lorsqu’il s’agit d’analyser un mouvement historique qui se présente comme un bouleversement, voire comme une révolution, le problème majeur de l’interprète est au fond de savoir quelle portée et quel sta­ tut accorder au point de vue des acteurs eux-mêmes, qui se définit toujours plus ou moins par la conviction de « faire l’histoire » et d’ouvrir, par leur action, un avenir radicalement neuf. La difficulté est alors d’apprécier jusqu’à quel point cette conviction continue de corres­ pondre, rétrospectivement, à la réalité des faits. En consé­ quence on verra inévitablement apparaître différents types d’interprétation, selon que 1) l’interprète épousera le point de vue des acteurs : le sens de l’épisode sera alors recherché dans ce que les acteurs ont eux-mêmes visé, ou

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que 2) l’interprète estimera illusoire ou mystifié ce point de vue des acteurs : on jugera alors que ceux-ci ont fait l’histoire sans savoir l’histoire qu’ils faisaient, rusés qu’ils étaient en quelque sorte par une rationalité qui œuvrait dans l’histoire sans s’inscrire dans le projet conscient d’aucun sujet. Où l’on voit déjà se profiler deux grands types d’interprétation, en relation avec la détermination qui est conférée au sujet de l’histoire : l’interprétation qui épouse le point de vue des acteurs détermine le sujet de l’histoire comme la liberté agissante des sujets pratiques ; l’interprétation qui invoque un processus se développant pour ainsi dire « dans le dos des acteurs » détermine le sujet de l’histoire comme n’étant nul sujet fini (et en ce sens l’histoire est alors conçue comme «procès sans sujet»), mais renvoie le devenir à l’autodéploiement d’une logique immanente. Si l’on admet cette première dualité, on accordera dès lors sans peine qu’en droit un troisième type d’interpréta­ tion est possible qui refuserait de rapporter l’événement aussi bien aux initiatives des sujets agissants qu’à la logi­ que immanente d’un quelconque Système pensé comme le véritable Sujet de l’histoire. Ce troisième type d’inter­ prétation, déconstruisant, pour les dépasser, tout à la fois la rationalité des projets et celle d’une logique imma­ nente, insistera alors sur l’indéductibilité absolue de ce dont la vérité ultime sera d’être proprement un Événe­ ment, un pur surgissement, brisant toute continuité : une irruption radicale de la nouveauté. Le modèle philosophi­ que de référence, qui est celui de la déconstruction heideggerienne des différentes figures de la subjectivité, se trouve ici être l’une des composantes majeures de la pen­ sée 68. Si bien que - et le fait ne laisse pas d’être promet­ teur - l’un des meilleurs fils conducteurs pour s’orienter à travers les interprétations d’une crise dont le sens pose pour des raisons diverses (contenu de la pensée 68, nature

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du lien entre l’idéologie de 1968 et l’individualisme des années quatre-vingt) la question du sujet, pourrait se situer dans la conception même du sujet (sujet de l’his­ toire) qui anime le travail des interprètes : sujet (fini) pra­ tique, Sujet (absolu) comme Système immanent à l’his­ toire, et - point de fuite de la critique de ces deux visages du sujet métaphysique - volatilisation de toute subjecti­ vité (Dasein heideggerien). À cet égard, les problèmes posés par les interprétations de Mai 1968 devraient appa­ raître comme étrangement homogènes à ce qui constitue l’enjeu intellectuel le plus profond de l’événement : le procès du sujet. Ne serait-ce que pour cette raison, le fil conducteur proposé mérite ici, tout particulièrement, d’être déroulé.

LE POINT DE VUE DES ACTEURS

Selon ce premier type d’interprétation, Mai 1968 serait à lire comme la révolte de la liberté (sujet pratique) contre l’oppression étatique. Tel est au fond le contenu de toutes les interprétations qui, assumant l’apparence la plus immédiate de la crise, pensent l’événement par référence à un projet révolutionnaire. On se bornera ici à en évo­ quer quelques exemples significatifs. Dans un entretien avec les rédacteurs du Spiegel1, Sar­ tre soutient qu’en Mai la «gauche sociale» (c’est-à-dire réelle) s’est soulevée en s’arrachant aux limitations qu’imposaient à son action à la fois la répression du pou­ voir et les résistances de la « gauche politique » : cette « gauche sociale », écrit-il, « est allée aussi loin qu’elle le pouvait et elle n’a été finalement vaincue que parce que ses représentants l’ont trompée». Soulèvement de la 1. J.-P. Sartre, Les communistes ont peur de la révolution, pp. 7-32.

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liberté contre l’oppression exercée conjointement par l’État et par les appareils, l’événement verrait alors son sens s’épuiser dans ce que Sartre présente comme la revendication même (donc, le projet même, conscient et maîtrisé) de ceux qui se soulevaient : « une revendication nouvelle, celle de dignité, de souveraineté, de pouvoir », bref « de liberté ». Donc une révolution faite par la liberté et pour la liberté. C’est au fond le même point de vue (celui des acteurs) qui est épousé et assumé, dans La Brèche, par C. Castoriadis (J.-M. Coudray) et par Ed. Morin. Castoriadis insiste sur la façon inédite dont se serait opérée en 1968 «l’affirmation révolutionnaire la plus radicale», procé­ dant d’une volonté de « rupture radicale avec le monde capitaliste bureaucratique » et de « reconstitution révolu­ tionnaire de la société»1. Là encore, la coïncidence est donc affirmée entre le moteur et la finalité du mouve­ ment, à savoir la liberté révolutionnaire: «Tout autant que dans ses visées, c’est dans son mode d’action, dans son mode d’être et dans l’unité indissoluble des uns et des autres qu’apparaît la nature révolutionnaire du mouve­ ment actuel1 2. » Ed. Morin ne dit pas autre chose : la jeu­ nesse lui semble former « la nouvelle avant-garde révolu­ tionnaire de la société », celle qui, parce qu’elle n’est pas encore socialement intégrée, est la plus apte à répondre à « la question que l’histoire pose à la créativité des hom­ mes », entendre : la question du renouvellement ou du «bouleversement» indispensables des «institutions» dans une société qui veut vivre, c’est-à-dire se transfor­ mer. En conséquence, quand les étudiants voulaient transformer le rapport entre enseignant et enseigné, le contenu de l’enseignement ou la relation entre Université 1. La Brèche, p. 92. 2. Ihid.. p. 93.

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et société, leurs projets étaient bien conformes à la significa­ tion réelle de leurs actes : au moins pour une large part, « ils savaient ce qu’ils faisaient»1, et c’est en ce sens qu’Ed. Morin croit pouvoir conclure que « les objectifs du mouve­ ment étudiant esquissent déjà les lignes de force de la période historique qui s’ouvre ». Bref : c’est le choix et la poursuite consciente d’objectifs révolutionnaires qui fait une histoire dont le cours sera conforme à de tels objectifs. Que penser de ce genre d’interprétations? À les lire aujourd’hui, le lecteur, qui bénéficie de quelque recul, est porté à se demander si le point de vue des acteurs, qu’elles font leur, est bien réellement le plus lucide, le plus approprié à cerner le sens de l’événement dans lequel l’acteur est pris. Ainsi Sartre, dans l’entretien cité, ne brille guère par la clairvoyance quand, reconnaissant que, pour l’heure, la «bourgeoisie» a gagné et qu’elle va reprendre aux « travailleurs », par la hausse des prix, ce que leur ont donné les accords de Grenelle, il estime tou­ tefois que «les travailleurs vont s’en apercevoir, (...) qu’ils ne l’accepteront pas facilement et (qu’) il est proba­ ble qu’on verra resurgir alors, sous la fausse image politi­ que que les élections viennent de dessiner, la violence des forces sociales réelles ». La pertinence du pronostic s’est depuis, il faut en convenir, révélée fort douteuse, au point que, comme on va le voir, l’histoire de l’«après-Mai» pose sans doute surtout le problème du pouvoir d’intégra­ tion qu’a exercé une crise dont la lecture comme virage irréversible paraît ainsi singulièrement aveugle. On ajou­ tera que, pour faire bonne mesure en matière d’aveugle­ ment, Sartre s’estime « convaincu que tous les dirigeants actuels de la gauche ne représenteront plus rien dans dix ans » : se trouvent alors cités G. Mollet, les responsables du P.C. et... Fr. Mitterrand. 1. Cf. sur ce point ibid., p. 141.

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-Castoriadis lui-même, qui fut pourtant l’un des pre­ miers à analyser les potentialités totalitaires de certaines révolutions, tient pour assuré que, «quelle que soit la suite, Mai 68 a ouvert une nouvelle période de l’histoire universelle ». Et, de cette histoire universelle ainsi relan­ cée par Mai, la postérité devrait même saluer l’impérissa­ ble grandeur des héros : « Les mots d’ordre géniaux, poé­ tiques jaillissent de la foule anonyme. Les éducateurs sont rapidement éduqués ; des professeurs d’université et des directeurs de lycée ne reviennent pas de la surprise que leur causent l’intelligence de leurs élèves et la découverte de l’absurdité et de l’inutilité de ce qu’ils leur ensei­ gnaient. En quelques jours, des jeunes de vingt ans attei­ gnent une compréhension et une sagesse politique que des révolutionnaires honnêtes n’ont pas encore atteintes après trente ans de militantisme. Au Mouvement du 22 mars, à l’U.N.E.F., au SNESup apparaissent des leaders dont la clairvoyance et l’efficacité ne le cèdent en rien à celles des leaders d’autrefois...1 » Force est de convenir, en lisant aujourd’hui ces lignes, que le point de vue des acteurs tend, pour le moins, à grossir l’événement et que la dis­ tance critique lui fait défaut. Cette distance suppose sans doute que du temps se soit écoulé par rapport à l’événement, mais aussi, et peut-être surtout, que l’on adopte sur lui un autre point de vue que celui des acteurs eux-mêmes. À considérer en effet le devenir de la génération de 1968, l’hypothèse peut se for­ ger que la prétendue brèche a en réalité exercé un puissant pouvoir d’intégration sociale : on est tenté alors de se demander si, à l’insu des acteurs, le Mouvement de Mai n’a pas servi des fins qui leur échappaient entièrement. L’interprétation adopterait, dans ce cas, un tout autre principe : le sens de l’épisode ne serait accessible que pour 1. C. Castoriadis. La Brèche, pp. 92-93.

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qui saurait le lire du point de vue d’une logique imma­ nente au système social, et pour qui saurait voir que, dans la réalisation de cette logique, Mai aurait constitué sim­ plement un moment nécessaire. Au-delà de l’apparente discontinuité, une continuité plus profonde ; au-delà de l’apparente explosion de la liberté, l’œuvre d’une néces­ sité souterraine : on a là les principes d’interprétations rigoureusement antithétiques des précédentes, tout le pro­ blème étant de savoir si ce renversement du pour au contre suffit pour que la lucidité l’emporte tout à fait sur l’aveuglement.

MAI COMME PSEUDO­ RÉVOLUTION, OU : LE CHANGEMENT DANS LA CONTINUITÉ

Ce second type d’interprétation peut être illustré par deux analyses qui, malgré des inspirations fort différentes (marxiste dans un cas, tocquevillienne dans l’autre), se rejoignent pour percevoir dans la crise de Mai une étape dans le développement de l’individualisme bourgeois, effet du système capitaliste.

1. L’interprétation de R. Debray: Mai 68 comme «ber­ ceau de la nouvelle société bourgeoise»1. La démarche adoptée est prototypique de la conviction selon laquelle le point de vue des acteurs est le moins apte à déceler la signification véritable de l’événement : « Tout se joue dans le dos des acteurs »1 2, estime en effet R. Debray, per­ suadé que la « révolution » de Mai 68 se laisse appliquer le même schéma interprétatif que celui dont l’historiogra­ 1. R. Debray, Modeste Contribution aux cérémonies officielles du dixième anniversaire, Maspero, 1978. 2. Ibid., p. 57.

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phie marxiste se sert pour rendre compte de la Révolu­ tion française : de même que « la république bourgeoise avait fêté dans la prise de la Bastille sa naissance, elle fêtera un jour sa renaissance dans la prise de parole de 1968 ». Ne s’en tenant pas à un effet superficiel de rup­ ture, que souligne le discours des acteurs, l’historien devrait donc s’efforcer de déceler, entre la société où Mai s’est produit et le mouvement lui-même, une continuité cachée qui a échappé aux acteurs et que l’on situera, selon l’orthodoxie marxiste, dans le développement des forces productives. Car les exigences d’une industrialisation accrue imposaient à la société française, révèle l’inter­ prète, une véritable «révolution culturelle», transfor­ mant des valeurs qui demeuraient encore celles d’une société fortement rurale : le développement accéléré des forces productives, la forte concentration du capital, bref le « bouleversement de l’infrastructure » dans le sens d’un accomplissement plus complet du capitalisme, tout cela exigeait la mort de « la France de la pierre et du seigle, de l’apéro et de l’instit, du oui-papa, oui-patron, oui-chéri », afin que la «France du software et du supermaché, du news et du planning (...) puisse étaler ses bonnes affaires, enfin chez elle»1. Mai ne fut donc qu’un «ménage de printemps», et si une révolution se produisit, c’est de celle des forces productives qu’il s’est agi : Mai a ainsi été «le plus raisonnable des mouvements sociaux, la triste victoire de la raison productiviste sur les déraisons romantiques, la plus morne démonstration de la thèse marxiste sur la détermination en dernière instance par l’économique »1 2. La thèse ainsi posée, veut-on des preuves que le rôle historique du Mouvement aura bien consisté à « donner 1. Ibid., p. 13. 2. Ibid.

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des mœurs à l’industrialisation » ? R. Debray semble en fournir une quantité impressionnante : « La féminisation accélérée de la main-d’œuvre appelait une reconsidéra­ tion du statut de la femme ; les contre-performances de l’État central appelaient une nouvelle articulation entre la métropole et les régions ; l’engorgement des mécanismes judiciaires appelait un nouveau rapport entre justiciables et machine à juger», etc.1. Ainsi faudrait-il apercevoir que tout ce qui s’est présenté comme revendication d’une identité ou affirmation d’un droit à la différence est en fait simplement « venu au-devant des exigences de fonc­ tionnalité du système d’exploitation » : les acteurs de Mai ont cru lutter contre «des contraintes pour l’existence individuelle », mais en croyant émanciper l’individualité, ils ont contribué à faire disparaître les ultimes « contrain­ tes » qui retardaient encore « l’extension de la marchan­ dise à tout le champ social ». Et donc si, en apparence, Mai a affirmé les droits de la subjectivité face au Système, en réalité « seule une mise à feu de la subjectivité pouvait imposer à ceux qui la refusaient la loi de l’objet mar­ chand », et à travers cette soudaine libération et circula­ tion des idées, c’est en fait « le capital (qui) aspirait à cir­ culer » et qui y est victorieusement parvenu. On n’insistera pas davantage : la structure de l’interpré­ tation a au moins, ici, le mérite d’être claire, et l’auteur l’explicite lui-même comme la mise en lumière d’une « ruse du Capital » qui, « vieille taupe », s’est servi des aspirations de la jeunesse, pour produire, «contre la volonté de ses agents», une «résultante»1 2, à savoir 1. Ibid., p. 14. 2. Ibid., pp. 25-26. Sur la « ruse de la raison » à l’œuvre dans la crise de 1968. cf. pp. 15, 17, 19. On retrouve la même structure dans l’analyse qu’esquisse aujourd’hui P. Bourdieu (Homo Academicus, Éd. de Minuit, 1984. p. 230) : Mai 1968 comme « multiplicité d’inventions simultanées, mais indépendantes, quoique objectivement orchestrées». Cf. aussi, p. 256. la critique de 1’« illusion de la spontanéité ».

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l’ouverture de «la voie française vers l’Amérique»1. Il importe simplement d’être attentif, dans une telle lecture de la crise de Mai, à ce qui est tenu, on vient de le voir, pour le contenu même de la ruse et qui engage en effet la question de la subjectivité. Car, ainsi interprété, Mai 68 assurerait bien la promotion de la subjectivité comme individualité, mais cela parce que, dans sa marche vers le néo-capitalisme, la société française se serait trouvée frei­ née encore par deux « valeurs collectives fort embarras­ santes » : celle de la nation (et donc d’indépendance nationale), obstacle à l’internationalisation du capital ; celle de classe ouvrière (et donc de révolution), obstacle évident, elle aussi, au développement de la société bour­ geoise. Il fallait donc que ces deux valeurs collectives fus­ sent détruites pour que plus rien ne se dressât entre l’individu/consommateur/travailleur et le Capital. Conclu­ sion : Mai fut une révolution individualiste, nécessaire pour liquider « les deux religions solidaires et concurren­ tes de la nation et du prolétariat »12 et pour permettre ainsi « le libre épanouissement de l’idéologie capitaliste »3. À la question de savoir si Mai 68 et plus généralement, peutêtre, les années 68 ont assuré la victoire du sujet ou contribué à sa mort, l’interprétation analysée donnerait donc une réponse sans équivoque : Mai a été la victoire du (mauvais) sujet individuel, celui dont l’humanisme théorique ne nous avait servi, selon la formule d’Althus­ ser, que les « variations fades »4, sur les sujets collectifs (nations, classes) qui constituaient des obstacles idéologi­ ques à l’essor du Capital. Et c’est alors très logiquement que l’essai se clôt en évoquant la façon dont, depuis 1968, 1. R. Debray, op. cil., p. 39. 2. Ibid., p. 41. 3. Ibid., p. 48. 4. L. Althusser, « Sur le rapport de Marx à Hegel », in Lénine et la phi­ losophie, p. 65.

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« le privé mange le public »‘ : prolongeant l’individua­ lisme de Mai, le culte contemporain des jouissances pri­ vées procède en effet de la conviction que l’on peut « changer la vie sans changer l’État », - grâce à quoi « le petit-bourgeois honteux de l’être en 1968 s’est effective­ ment “révolutionnarisé”, dix ans après, en petit-bour­ geois fier de l’être, glorieux et prédicant »12. Confirmation claire, selon l’interprète, qu’il existait bien une « harmo­ nie naturelle, mais non préétablie, entre les rébellions individualistes de Mai et les besoins politiques et écono­ miques du grand capitalisme libéral » : « La communion des egos sur les barricades (est devenue) égocentrisme généralisé, le don de soi culte du moi,... l’exaltation des libertés entérinement des inégalités3. » Cette interprétation a de peu contestables mérites, ou du moins un pouvoir non négligeable de séduction. Comme toutes les analyses qui adoptent la même struc­ ture (celle d’une interprétation en termes de « ruse de la raison»), elle a pour elle la quantité d’intelligibilité qu’elle produit, ou, si l’on préfère, l’effet de sens procuré par rapport à l’objet : soudain débarrassé de ce qu’on réduit à de simples apparences (de surcroît mystificatri­ ces), l’événement semble se laisser enfin maîtriser. Si l’on veut résister à une telle séduction, on observera cepen­ dant que l’interprétation de Mai 68 s’opère ici, très expli­ citement, à partir d’une des composantes majeures de la pensée 68 elle-même, à savoir la déconstruction marxiste {dans sa version althussérienne) de l’idée de subjectivité comme instrument idéologique de la domination bour­ geoise (ou petite-bourgeoise). Si bien que, d’une certaine manière, c’est encore une des composantes de la pensée 68 qui interprète ici Mai ; il n’est donc pas certain qu’une 1. Ibid., p. 56. 2. Ibid., p. 57. 3. Ibid., p. 88.

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telle interprétation surmonte pleinement le point de vue des acteurs et les limitations qui, quand bien même l’acteur se fait juge sans complaisance, lui sont inhérentes. À preuve le fait que R. Debray, convaincu que tout ce qui, en Mai comme depuis Mai, s’est présenté comme émancipateur n’était en fait qu’une ruse de la domination du Capital, souligne dans sa conclusion la manière dont, à ses yeux, le Capital (vrai Sujet de notre histoire) prolonge aujourd’hui ses ruses sur un autre terrain, celui des rela­ tions internationales, en ressuscitant l’idéologie indivi­ dualiste des droits de l’homme : le retour de l’humanisme juridique ne serait ainsi que l’ultime avatar de l’idéologie soixante-huitarde et l’un des meilleurs révélateurs de la portée réelle d’une pseudo-révolution1. Pour qui n’est pas assuré que la dénonciation rituelle du discours des droits de l’homme comme intrinsèquement porteur des intérêts de la bourgeoisie ne soit pas à la fois une erreur et, eu égard à ses conséquences pratiques, une faute, il y a là matière à un doute grave quant à la lucidité globale de l’interprétation : prisonnière de son objet par ses présup­ posés théoriques, l’analyse semble vouée à en répéter cer­ tains des thèmes intellectuellement les plus caractéristi­ ques et, en même temps, les plus problématiques. 2. L’interprétation de G. Lipovetsky1 2 : structurellement analogue (là aussi il s’agit, contre le point de vue des acteurs, de réinscrire Mai 68 dans un processus continu), la démarche offre toutefois, ici, la garantie d’une prise de distance suffisante avec les composantes intellectuelles des « sixties ». Les principes généraux qui guident le tra­ vail de l’interprète sont en effet tout différents. L’un des intérêts majeurs de l’ouvrage tient au fait qu’il 1. Ibid., p. 89. 2. G. Lipovetsky, L’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contempo­ rain, Gallimard, 1983.

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aborde de front le problème essentiel qui tient, nous l’avons déjà noté, au caractère paradoxal de l’«aprèsMai » : succédant à un investissement extraordinaire, en Mai, des valeurs publiques/politiques et des projets sociaux/associatifs, les années quatre-vingt apparaissent au contraire marquées par ce repli sur la sphère privée dont on a vu comment R. Debray y trouvait la confirma­ tion de son interprétation de la crise comme « berceau de la nouvelle société bourgeoise ». Même si, aujourd’hui, le temps semble passé où l’élevage de moutons dans les Cévennes avait pu être tenu pour 1’« acte révolutionnaire le plus simple », il n’en demeure pas moins que « la res publica est dévitalisée, les grandes questions “philosophi­ ques”, économiques, politiques ou militaires soulèvent à peu près la même curiosité désinvolte que n’importe quel fait divers, toutes les “hauteurs” s’effondrent peu à peu, entraînées qu’elles sont dans la vaste opération de neutra­ lisation et banalisation sociale»1. Face à un néo-narcis­ sisme pour lequel il s’agit avant tout d’entretenir son corps et d’échapper à la «déprime» grâce aux vertus combinées du jogging, du body building et du tennis, force est de se demander ce que sont devenues les agitations politiques de années soixante : y a-t-il vraiment rupture, comme tout semble l’indiquer, ou faut-il repérer, là encore, une continuité plus secrète ? La réponse proposée par G. Lipovetsky s’appuie sur deux principes généraux d’interprétation, d’ailleurs étroitement liés l’un à l’autre : - D’une part, l’interprétation, qui se veut explicitement située à l’écart du marxisme, adopte une perspective tocquevillienne. Même si l’ouvrage se réfère à des travaux plus récents (Chr. Lasch, R. Sennett et surtout D. Bell), le fond de l’analyse consiste en effet à démontrer que les divers mouvements culturels typiques de la modernité et 1. Ibid., p. 57.

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de la post-modernité sont à comprendre comme s’inscri­ vant dans une dynamique qui est celle de Vindividualisme au sens tocquevillien du terme. On sait comment Tocque­ ville fait de l’individualisme «un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis, de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même »*. Entendu en ce sens, l’indi­ vidualisme est évidemment lié au processus démocrati­ que de l’égalisation des conditions ou, si l’on préfère le langage de B. Constant, à la « liberté des Modernes » défi­ nie comme cette liberté privée qui risque sans cesse de sombrer dans l’apathie politique et d’engendrer l’atomisa­ tion du social. Or, paradoxalement, c’est une poussée de cet individualisme que G. Lipovetsky voit à l’œuvre, non seulement dans le néo-narcissisme des années quatrevingt, mais déjà dans les mouvements de révolte des années soixante. - En conséquence, il lui faut montrer d’autre part que les acteurs de Mai sont en fait les agents inconscients d’un processus qui les englobe et les dépasse. Bien plus : il faut, ici comme chez R. Debray, montrer qu’ils ont produit très exactement le contraire de ce qu’ils visaient. On retrouvera donc une analyse qui s’accomplira en termes de « ruse de la raison » : les acteurs visaient le public, ils ont « privatisé » l’existence ; ils critiquaient le désir de consommation, ils ont développé et consolidé le proces­ sus de consommation, etc. Bref, ils ont fait l’histoire, mais, derechef, sans savoir l’histoire qu’ils faisaient12. On reviendra sur les problèmes que pose cette analogie de structure entre l’interprétation libérale de G. Lipo1. Tocqueville. De la démocratie en Amérique, t. II. Gallimard, 1961, p. 104. 2. Cf. notamment, op. cil., pp. 48. 114.

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vetsky et l’interprétation marxiste de R. Debray. Exami­ nons plutôt, pour l’instant, le contenu de l’analyse qui se développe à partir de tels principes. On ne saurait le cer­ ner avec précision sans montrer comment G. Lipovetsky reprend pour l’essentiel les thèses établies par D. Bell dans son ouvrage sur Les Contradictions culturelles du capitalisme' en s’efforçant d’en tirer des conclusions sen­ siblement différentes. Il faut donc rappeler que, dans l’analyse de Bell (telle que la lit G. Lipovetsky), trois âges du capitalisme se trouvaient distingués : -Le capitalisme classique, celui que décrivait M. Weber, qui se caractérise sur le plan culturel et intellectuel par Yascétisme de la morale protestante et la valorisation du travail, de la discipline et de l’effort. -L’apparition sur le plan culturel, entre 1880 et 1930, de ce que Bell nomme le modernisme, soit, au sens large, Part moderne, caractérisé par une idéologie exacerbée de la rupture avec la tradition, par le culte du nouveau et de l’inouï, et par le rejet de toute forme concevable de norme transcendante12 : on libère le récit romanesque des contraintes de la chronologie et de la psychologie, la musique des contraintes de la tonalité, la peinture des contraintes de la perspective et de l’objectivité, etc. -L’épuisement, après 1930, de ce mouvement moder­ niste de rupture et l’entrée dans la phase post-moderne, qui consiste essentiellement à répéter hyperboliquement le geste moderniste : apparaît ainsi une culture qui, ayant épuisé les possibilités de renouveler les contenus, prend pour principe le renouvellement lui-même, tenu pour une fin en soi, et cherche à générer sans cesse de l’absolument nouveau, se vouant ainsi à une indépassable contradic­

1. D. Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, trad. par M. Matignon, P.U.F.. 1979. 2. Cf. G. Lipovetsky. op. cil., p. 91.

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tion, puisqu’à terme le fait de produire du nouveau appa­ raît lui-même comme dépourvu de toute nouveauté1. Tout l’effort de D. Bell vise alors à interpréter la nais­ sance de ces mouvements post-modernes, étant reconnu qu’ils ont mis fin à l’ascétisme du proto-capitalisme et ouvert ainsi la voie à une culture hédoniste. Le travail interprétatif consiste avant tout à attirer l’attention sur un fait tenu pour essentiel par ses conséquences : la naissance du crédit dans les années trente. L’argumentation, proche du thème marcusien de la «désublimation répressive», montre en effet que le crédit ouvre un nouvel âge de la consommation, dont les exigences ne sont plus compati­ bles avec l’ascétisme protestant et vont susciter la nou­ velle culture hédoniste. Il en résulte évidemment, dans l’optique de Bell, que le modernisme doit être tenu pour l’agent du Capital, qui, à travers ce développement infini dé la consommation, sera, comme chacun sait, son propre fossoyeur : « L’éthique protestante fut minée non par le modernisme mais par le capitalisme lui-même. Le plus grand instrument de destruction de l’éthique protestante fut l’invention du crédit. Auparavant, pour acheter, il fal­ lait d’abord économiser. Mais avec une carte de crédit, on pouvait immédiatement satisfaire ses désirs12. » Et c’est précisément, selon Bell (que G. Lipovetsky ne va pas sui­ vre dans cette ultime conclusion), ce développement d’une culture hédoniste qui, bien que suscité par le capita­ lisme lui-même, rendra le système capitaliste contra­ dictoire, l’exigence d’efficacité qui l’anime du point de vue techno-scientifique et l’exigence culturelle de la satis­ faction des désirs se révélant incompatibles : « D’une part la corporation des affaires exige que l’individu travaille énormément, accepte de reporter à plus tard récompenses 1. G. Lipovetsky. op. cil., p. 92. 2. D. Bell. op. cil., p. 31.

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et satisfactions, en un mot qu’il soit un rouage de l’organi­ sation. Et d’autre part la corporation encourage le plaisir, la détente, le laisser-aller. Il faut qu’on soit consciencieux le jour et bambocheur la nuit1. » Cette contradiction pre­ mière risque même, aux yeux de Bell, d’en induire une seconde, entre l’ordre culturel (hédoniste) et un ordre politico-juridique théoriquement dominé par les princi­ pes de la démocratie : car une grave perturbation de l’exi­ gence d’efficacité par l’exigence de plaisir risque de se tra­ duire par une récession économique créant une frustra­ tion des désirs, susceptible de favoriser le recours à un homme providentiel apparemment capable, fût-ce au prix du sacrifice de la démocratie, de redresser la situation. De là le pessimisme politique de Bell, pronostiquant l’inévi­ table déclin du principe de la légitimité démocratique. Par rapport à ces analyses, L'Ère du vide apporte princi­ palement un infléchissement et un complément : - L’inspiration tocquevillienne de G. Lipovetsky se tra­ duit par un renforcement de la continuité entre les diffé­ rentes phases de l’histoire du capitalisme : le modernisme marque moins une rupture avec le capitalisme tradition­ nel qu’« une face du vaste processus séculaire conduisant à l’avènement des sociétés démocratiques fondées sur la souveraineté de l’individu et du peuple, sociétés libérées de la soumission aux dieux, des hiérarchies héréditaires et de l’emprise de la tradition»12. En conséquence, ce qu’introduit le modernisme (l’hédonisme) et qu’accom­ plit le post-modernisme n’entre pas en contradiction avec l’ordre de l’égalité : comme « vecteur de l’individualisa­ tion», le modernisme est en fait une «figure de l’éga­ lité», comme on peut le voir notamment sur le plan esthétique où, en détachant l’art des canons établis, « il 1. Ibid., p. 81. 2. G. Lipovetsky, op. cit., p. 97.

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enclenche un processus de légitimation de tous les sujets»1. En ce sens, modernisme et post-modernisme ne seraient que « la continuation par d’autres moyens de la révolution démocratique »12. - Du même coup, la crise de 1968 apparaît comme un moment clef du passage du modernisme au post-moder­ nisme, sous l’effet de la relance de la consommation dans la période de l’après-guerre : « C’est au cours des années soixante que le post-modernisme révèle ses caractéristi­ ques majeures avec son radicalisme culturel et politique ; son hédonisme exacerbé ; révolte étudiante, contreculture, vogue de la marijuana et du L.S.D., libération sexuelle, mais aussi films et publications porno-pop, surenchère de violence et de cruauté dans les spectacles, la culture ordinaire se met au jour de la libération, du plaisir et du sexe3. » Plus précisément encore, la crise de Mai marquerait la transition entre la phase encore offensive de la rupture avec les dernières survivances des valeurs tra­ ditionnelles et la phase qui, la tension de la rupture n’étant plus nécessaire, « s’établira dans le registre cool programmé»4 qui définit l’âge post-moderne. Moder­ nisme et post-modernisme s’articulent ainsi, autour des années 68, comme le moment «hot» et le moment « cool » d’un même processus : « Fin du modernisme : les années soixante sont l’ultime manifestation de l’offensive lancée contre les valeurs puritaines et utilitaristes, l’ultime mouvement de révolte culturelle, de masse cette 1. Ibid., p. 99. 2. Ibid., p. 98. Pour le post-modernisme, cf. pp. 138-139: «Le post­ modernisme n'est qu'une rupture de surface, il parachève le recyclage démocratique de l'art, il continue le travail de résorption de la distance artistique, il pousse jusqu'à son extrême limite le procès de personnalisa­ tion de l'œuvre ouverte, en phagocytant tous les styles, en autorisant les constructions les plus disparates, en déstabilisant la définition de l’art moderne. » 3. Ibid., p. 118. 4. Ibid., p. 116.

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fois. Mais aussi bien, commencement d’une culture post­ moderne, c’est-à-dire sans innovation et audace véritable, qui se contente de démocratiser la logique hédoniste1.» Et cette fonction historique de la fin des «sixties» se trouve attestée par l’itinéraire personnel de ceux qui s’étaient d’abord perçus comme les leaders d’une contes­ tation révolutionnaire : « Même les plus durs (surtout eux) parmi les ex-leaders contestataires succombent aux charmes du self-examination : tandis que Rennie Davis abandonne le combat radical pour suivre le gourou Maharaj Ji, Jerry Rubin rapporte que, entre 1971 et 1975, il a pratiqué avec délice la gestalt-thérapie, la bioénergie, le rolfing, les massages, le jogging, tai chi, Esalen, l’hypno­ tisme, la danse moderne, la méditation, Silva Mind Control, Arica, l’acupuncture, la thérapie reichienne12. » Empruntés à Chr. Lasch3, ces exemples trouveraient sans difficulté leur version française dans les parcours accom­ plis du côté de publications comme Actuel ou Libération. Loin de marquer une rupture et le point de départ vers un avenir vraiment neuf, Mai 68 devrait ainsi demeurer dans les mémoires comme une « révolution sans fina­ lité», «sans programme, sans victime ni traître, sans encadrement politique,... un mouvement laxiste et décon­ tracté, la'première révolution indifférente, preuve qu’il n’y a pas à désespérer du désert »4. Les analyses fines et originales de G. Lipovetsky méri­ teraient encore d’être évoquées sur bien des points où elles se révèlent pertinentes. Aussi bien lorsqu’il s’agit d’expliquer la revalorisation de vertus comme l’« authen­ ticité » ou la « sincérité », qui redeviennent des « vertus 1. Ibid., p. 119. 2. Ibid., p. 60. 3. Chr. Lasch, Le Complexe de Narcisse, trad. par A. Berman et R. Folkman, Éd. du Seuil, 1979. 4. L Ère du vide, p. 51.

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cardinales » dans « une société intimiste qui mesure tout à l’aune de la psychologie»1, - que lorsqu’on dégage la portée politique de l’aboutissement post-moderne de la logique démocratique : « Elle réside essentiellement dans l’accomplissement définitif de la visée séculaire des socié­ tés modernes, à savoir le contrôle total de la société et, d’autre part, la libération de plus en plus grande de la sphère privée livrée désormais au self-service généra­ lisé1 2. » Se peut ainsi esquisser une critique fort efficace des différentes tentatives surgies dans l’horizon du marxisme, notamment dans la sociologie de P. Bourdieu, pour réduire l’individualisme à l’idéologie de la concur­ rence : loin de s’épuiser dans la recherche d’effets de dis­ tinction ayant pour vérité l’affirmation d’une différence sociale, l’individualisme apparaît ici comme «la force historique qui a dévalorisé la tradition et les formes d’hétéronomie» et qui, corrélativement, a promu la figure moderne, constitutive d’un espace social démocra­ tique, de «l’individu libre et origine de lui-même», appréhendé comme intrinsèquement « semblable aux autres » dans l’exercice de ses droits et de ses devoirs3. De ce point de vue, il faut ajouter que les réflexions de G. Lipovetsky ne devraient en principe ouvrir nullement, contrairement aux travaux de D. Bell, sur un pronostic pessimiste à l’égard du destin de la démocratie : la « pri­ vatisation exacerbée des individus» n’est que le signe d’un « renforcement de masse de la légitimité démocrati­ que »4. En conséquence, le regret d’anciennes valeurs dis­ soutes par la logique de la démocratie ne devrait pas non plus intervenir à l’horizon d’un travail manifestant la façon dont sont parvenues à converger, à l’ère post­ 1. 2. 3. 4.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. 72. pp. 119-120. p. 108. p. 144.

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moderne, « ces valeurs individualistes que sont la liberté, l’égalité, la révolution ». Cela dit, et quels qu’en soient les mérites, cette inter­ prétation nous paraît malgré tout faire problème, au moins pour trois raisons : - La structure de l’interprétation, tout d’abord, est telle que la lecture de la crise de 1968 s’y effectue, nous avons vu comment, en termes de «ruse de la raison». Si bien qu’au-delà du détail et de la finesse des analyses, on ne perçoit guère au fond ce qui, sur l’essentiel, distingue cette interprétation d’une interprétation marxiste aussi tradi­ tionnelle que celle de R. Debray. Ainsi est-ce très explicite­ ment, ici aussi, le Capital qui accomplit la « révolution » et s’accomplit à travers les conséquences « post-modernes » de celle-ci : « Loin de représenter une crise majeure du sys­ tème annonçant à plus ou moins long terme sa faillite, la désertion sociale n’est que son accomplissement extrême, sa logique fondamentale, comme si, après les choses, le capitalisme se devait de rendre les hommes «également indifférents1. » Il n’est dès lors pas étonnant que, comme en terre marxiste, la culture réapparaisse ici comme un reflet et un effet de l’infrastructure : « L’un des phénomè­ nes marquants réside en ce que désormais la culture se trouve assujettie aux normes gestionnaires prévalentes dans l’infrastructure12. » Et l’hédonisme sera décrit explici­ tement comme un produit du capitalisme, comme «une condition même de son fonctionnement et de son expan­ sion »3. Déjà troublante par elle-même, cette réinstallation dans un schéma interprétatif si proche d’une tradition intellectuelle que l’on dénonce par ailleurs entraîne, par la représentation radicalement continuiste de l’histoire qu’elle induit, une série de difficultés. 1. Ibid., p. 48. 2. Ibid., p. 48. 3. Ibid., p. 143.

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-Dans une telle perspective, les normes de l’éthique protestante s’écroulent parce qu’elles sont minées par le mouvement du Capital qui, « vieille taupe », doit, pour s’accomplir, susciter une autre culture. Il en résulte qu’ainsi lue, l’histoire déclinante de ces normes reste exté­ rieure, quant à son vrai ressort, aux normes elles-mêmes : la valeur de ces normes n’est pas entamée par le processus de leur dépérissement. Or, d’une part, cette présentation de notre récente histoire culturelle apparaît pour le moins contestable : si l’on songe à l’état de certaines institutions à la fin des années soixante, par exemple à ce qu’était devenu le lycée, on n’a guère le sentiment, il faut en convenir, que des normes culturelles en elles-mêmes res­ pectables aient dû être écartées en quelque sorte «de force » pour permettre le développement de la société de consommation. Avions-nous en face de nous une éthique protestante en elle-même intacte et agressée comme « du dehors », ou des normes mortes privées de tout esprit ? D’autre part et quoi qu’il en soit, une telle représentation du processus de dépérissement ne peut qu’induire une tendance, peu compatible avec l’inspiration globale de l’analyse, à regretter l’effondrement des anciennes normes qui, pour ainsi dire, n’avaient en elles-mêmes pas « démérité » : évoquer l’époque contemporaine en la dési­ gnant comme « ère du vide » n’est d’ailleurs pas, qu’on le veuille ou non, dépourvu de connotations critiques ou pessimistes. Ainsi le discours se fait-il, de ce point de vue, souvent ambigu : contre D. Bell, on décrira le « procès de personnalisation» qu’accomplit la société narcissique comme le signe d’une bonne santé des principes démocra­ tiques1, mais pour évoquer les principaux traits d’une telle société on parlera d’« indifférence et de démotivation de masse », de « montée du vide existentiel », de « dévitali­ 1. Ibid., p. 144 sqq.

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sation» ou d’« éradication des spontanéités pulsionnel­ les », pour conclure même à « la dépossession, la désubstantialisation de l’individu»1. -Le parti pris continuiste qui anime toute l’analyse conduit, qui plus est, à effacer de l’histoire ainsi interpré­ tée toute dimension de nouveauté. Bien des interroga­ tions sont alors permises. Par exemple, est-il si évident que l’art moderne soit réductible, dans son intégralité, à la logique de l’individualisme qui exigerait la suppression des normes ? N’est-il pas aussi davantage et peut-être pire que cela, à savoir la tentative de donner naissance à une nouvelle représentation du monde qui conduit à nier le fond même de l’individualisme, à savoir l’idée de subjec­ tivité ? L’effort de la peinture pour détruire la notion de point de vue, celui du roman contemporain pour remettre en question la linéarité du récit et, avec elle, l’omnis­ cience du romancier qui l’organise, participent-ils vrai­ ment de l’accomplissement d’une « culture de l’individu libre, pure activité organisatrice dont l’idéal est de créer sans Maître»1 2, - ou sont-ils, en tant que figures d’une « dissolution du Moi »3, des étapes de la destruction de cette culture ? Il ne saurait être question de trancher ici un problème complexe qui appellerait de longs développe­ ments, mais c’est là un exemple de ce qu’un type d’inter­ prétation qui nie sans appel l’apparence de discontinuité risque d’avoir d’inévitablement simplificateur et muti­ lant. Une telle constatation pourrait être répétée à propos de toutes les interprétations qui, en prenant le contre-pied absolu du point de vue des acteurs, réduisent nécessaire­ 1. Ibid., pp. 164-165. Cf. aussi, p. 164 : « Le procès de personnalisation a pour terme l’individu zombiesque, tantôt cool et apathique, tantôt vidé du sentiment d’exister. » 2. Ibid., p. 105. 3. Ibid, p. 63.

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ment à une illusion leur sentiment d’avoir ouvert une nouvelle époque. Est-ce à dire qu’il faille, pour être davantage fidèle à l’objet, surenchérir à cet égard sur le point de vue des acteurs lui-même et penser l’événement, en l’occurrence la crise de 1968, comme l’émergence d’une imprévisible nouveauté ? Une telle surenchère a en tout cas été pratiquée, parmi les interprètes de Mai 68, par ceüx qui ont situé leur interprétation dans l’horizon de la phénoménologie.

L’ÉVÉNEMENT DE MAI

La contribution de Cl. Lefort, dans La Brèche, est sans doute, intitulée significativement «Le Désordre nou­ veau », la plus représentative d’une lecture qui fait appel aux vertus de 1’« étonnement »* : « L’événement qui a secoué la société française, chacun s’essaye à le nommer, chacun tente de le rapporter à du connu, chacun cherche à en prévoir les conséquences. On monte à la hâte des inter­ prétations, on voudrait que l’ordre soit rétabli, sinon dans les faits du moins en pensée. On voudrait oublier sa sur­ prise (...) On voudrait colmater la brèche là où on est. En vain...12 » Et par avance il s’agit ici de récuser les efforts multiformes qui, on vient d’en analyser deux exemples, devaient être accomplis pour rétablir une continuité et réinsérer Mai dans un processus : « Les spécialistes de la rationalité rétrospective, marxo-géologues ou marxo-sismologues, vont déployer leurs cartes et dévider leurs cal­ culs pour démontrer que la baisse relative du pouvoir d’achat, l’accroissement du nombre des chômeurs, le retard pris par les investissements publics ou les handi­ 1. Cl. Lefort, La Brèche, p. 37. 2. Ibid.

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caps de l’industrie à la veille de la nouvelle compétition du Marché commun créaient les conditions d’une crise. Mais qui se laissera encore convaincre1 ? » Contre toutes ces réinscriptions de l’événement dans la trame d’une his­ toire qui l’expliquerait, il importerait à l’inverse de penser la crise en termes d’« initiative extraordinaire, inconceva­ ble quelques semaines plus tôt»1 2, et de faire de cette imprévisibilité non l’apparence, mais la vérité même de l’événement : l’initiative ici ne renvoie plus à aucun des­ sein, ni à celui d’une rationalité immanente à l’histoire, ni à celui de leaders, - car « ceux qui prennent l’initiative d’agir ne sont pas dans un syndicat ou l’une de ses frac­ tions, ils n’appartiennent pas non plus aux divers grou­ puscules qui, en temps ordinaire, monopolisent la lutte politique dans l’Université, ils ne sont nulle part »3 ; bref, l’initiative se fait initiation/inauguration absolue, pur commencement : la révolution surgit proprement du néant, de ce « nulle part » défiant toutes les explications qui, armées du principe de raison, recherchent une ori­ gine. Il n’est guère difficile de percevoir à quel type de repré­ sentation de l’histoire se réfère cette interprétation de Mai 68 comme « Événement ». L’horizon théorique est ici à l’évidence celui de la phénoménologie comme tentative pour inscrire l’historicité (ou, si l’on préfère, l’« historialité ») dans le registre du « sans-pourquoi ». Et si l’événe­ ment se trouve rapporté à 1’« action » des « révolutionnai­ res », l’action dont il s’agit n’est nullement pensée comme l’effet d’une décision réfléchie, orientée par un projet, bref comme l’action d’un sujet conscient et volontaire. L’action s’entend ici bien plutôt, comme chez H. Arendt, au sens de la fulguration créatrice, émergence d’une 1. Ibid., p. 38. 2. Ibid., p. 40. 3. Ibid., p. 46.

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liberté qui instaure soudainement de nouveaux possibles : « Dans une société saturée de discours et d’organisations, où la parole et l’action sont assignées à résidence, où il faut avoir sa place, décliner son identité pour avoir le droit d’agir ou de parler, ils créent un nouvel espace. Mieux vaudrait dire qu’ils creusent un non-lieu. Là le possible renaît, un possible indéterminé, un possible qui va se relancer et se modifier d’événement en événe­ ment...1.» L’action, fondation qui brise le flux de la continuité temporelle et ouvre ce que H. Arendt nomme elle aussi une «brèche» (Gap)1, a ainsi pour vertu 1’« audace »1234,et les révolutionnaires de Mai vont se trou­ ver évoqués en des termes directement inspirés de ceux par lesquels Heidegger désignait l’authenticité du « Dasein résolu » : « Ils se rassemblent à l’écart des orga­ nisations, s’affranchissent de leur tutelle en même temps que de celles des autorités établies. C’est de la pratique de ce rassemblement que surgit un nouveau mode d’action. Encore faut-il comprendre que la rencontre d’un petit nombre, à distance des organisations, n’a d’efficacité à son tour que parce que la possibilité leur est offerte - par eux reconnue - d’intervenir dans une situation concrète, ici et maintenant*. » Aussi n’est-il pas étonnant que le mouvement soit ici interprété comme ne visant nulle­ ment à substituer au pouvoir combattu un «meilleur pouvoir » : 1’« illusion d’une bonne société » procéderait encore, en effet, de la volonté d’ériger un «système» cherchant à « se boucler sur son leurre », là où la véritable action révolutionnaire, qui n’est pas fabrication d’un ave­ nir en vertu d’un plan préconçu, consiste uniquement à 1. Ibid., p. 49. 2. Cf. notamment «La Vie de l’esprit», 1. La Pensée, trad. par L. Lotringer, P.U.F., 1981, p. 227 sqq. 3. Cl. Lefort, toc. cit., p. 50. 4. Ibid. p. 50.

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« déranger les plans », à « abattre les cloisons » et à « faire circuler les choses », bref : le mouvement est à lui-même sa propre fin, son sens s’épuise dans ce qu’il est, savoir l’ouverture d’une brèche1. Face à une telle analyse, qui a assurément le mérite de ne pas estomper la charge émotionnelle de nouveauté qui accompagne tout événement d’allure révolutionnaire, on ne peut toutefois qu’exprimer une certaine déception. Car si le mystère de 1’«Événement» est, ici comme chez Arendt, ce qui doit rendre compte de tout sans que rien n’en rende jamais compte, la portée proprement hermé­ neutique d’une thématique qui, philosophiquement, se rattache clairement à la pensée heideggerienne de 1’« Ereignis» ou des «époques de l’Être» paraît en fait bien mince : peut-on se contenter de buter sur l’événement comme « énigme » ? Que, contre les excès des interpréta­ tions qui s’effectuent en termes de « ruse de la raison », il soit nécessaire de préserver la part d’originalité et d’imprévisibilité d’un événement, on l’accordera sans peine. Que cela impose pour autant de renoncer à toute perspective explicative (à tout usage du principe de causa­ lité), c’est en revanche beaucoup plus problématique : n’a-t-on vraiment le choix qu’entre des interprétations qui, déduisant la crise d’un très long processus qu’elle couronnerait, expliquent tout, mais ne comprennent rien (à la nouveauté irréductiblement singulière de l’épisode), et des interprétations qui comprennent tout (à cette singu­ larité), mais s’expliquent rien (quant aux causes qui ont pu susciter la crise)? On ajoutera que, paradoxalement, l’interprétation phénoménologique, si soucieuse de pré­ server l’originalité de l’événement révolutionnaire, risque en fait de dissoudre, en un sens, cette originalité : car, dans la logique d’une telle position, c’est en toute réalité 1. Ibid., p. 62.

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historique qu’est à l’œuvre cet élément du « miraculeux » qu’évoque Arendt, et l’on voit mal ce qui, de ce point de vue, ferait d’une crise révolutionnaire comme celle de Mai un lieu (si l’on préfère : un non-lieu) susceptible de mieux recueillir le « miracle de l’Être » que ce n’est le cas de n’importe quel événement, le plus humble comme le plus grandiose. L’interprétation dissout donc l’originalité de la crise dans la banalité quotidienne des événements : tous les événements sont des Événements, et c’est unique­ ment par une injustifiable pétition de principe que, d’un tel point de vue, se pourrait légitimer la part plus grande d’attention (ou d’étonnement) qui devrait être accordée à un moment comme celui de Mai 68. Aussi bien l’interprétation qui épouse sans nuance la perspective des acteurs, que celle qui, disqualifiant sans réserve cette perspective, réduit entièrement la rupture apparente à une continuité cachée, ou celle encore qui accentue radicalement l’imprévisible nouveauté de la crise, se heurtent donc à de sérieuses difficultés. Si l’on ne se résout pas à faire de Mai un tissu d’énigmes, reste à tenter de déterminer si l’intégration d’approches trop souvent pratiquées de façon unilatérale ne produirait pas sur la révolte de 1968 un éclairage plus satisfai­ sant.

POUR LE PLURALISME INTERPRÉTATIF

Du point de vue d’une méthodologie de la connais­ sance historique, les difficultés rencontrées par chacun de ces trois types d’interprétation manifestent une fois de plus les graves inconvénients auxquels on s’expose en gérant unilatéralement et dogmatiquement l’une des trois représentations de l’histoire qui sous-tendent ces interpré­

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tâtions1II, . L’évitement de ces difficultés suppose sans doute un effort pour intégrer ce qu’il y a d’irrécusable dans le point de vue des acteurs (un certain sentiment de rupture) et une exigence d’intelligibilité - si l’on veut : pour inté­ grer la compréhension et l’explication -, tout en prenant en compte la contingence, la dimension d’accidentalité qui confère à ce qui s’est passé une part d’imprévisibi­ lité. Par rapport à la nécessité d’une telle intégration, c’est vraisemblablement chez R. Aron que, tout bien pesé, l’on trouverait les analyses les moins réductrices parmi toutes celles qui ont pu être consacrées à la crise de 1968. Repre­ nant l’essentiel de ce qui avait été élaboré dans l’instant par La Révolution introuvable1, le chapitre xvm des Mémoires1 constitue en effet l’exemple même d’une mise en œuvre concrète d’une méthodologie webérienne qui donne toute sa portée au principe du pluralisme interpré­ tatif. Une place se trouve ainsi accordée aux explications sociologiques : insatisfaction des ouvriers face à la distri­ bution des produits de la croissance, persistance, dans la société française, d’une hiérarchie rigide, de moins en moins acceptée ; crise d’une Université en cours de muta­ tion vers un enseignement supérieur «de masse», etc. Mais cette approche sociologique, qui privilégie des cau­ salités générales, susceptibles de se reproduire en des cir­ constances analogues, manifeste ici une double origina­ lité, qui tranche sur sa pratique la plus courante. D’une part, 1’« effort sociologique pour établir des lois (ou du

1. Sur la fondation philosophique de ce refus de l’unilatéralité, cf. L. Ferry, « Le Système des philosophies de l'histoire », Philosophie politique. II, P.U.F., 1984. 2. La Révolution introuvable. Réflexions sur les événements de Mai, Fayard, août 1968. 3. Mémoires. Julliard. 1983, pp. 471-497. Il faudrait citer aussi Le Spec­ tateur engagé. Julliard, 1981, pp. 247-263.

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moins des régularités ou des généralités) »' ne s’accomplit pas, dans ces textes, sous la forme d’une construction uni­ que à prétention omni-explicative (au sens, par exemple, où, chez R. Debray, on entend déduire l’intégralité de la crise à partir de la seule logique du Capital, et, chez G. Lipovetsky, à partir de la seule logique de la démocratie) : si des lois générales se sont exprimées dans la naissance et le déroulement de la révolte de Mai, il faut préciser en effet qu’« aucune ne peut se donner pour exclusive et totale»1 2. D’autre part, l’originalité d’une telle approche sociologique tient aussi au fait qu’elle coexiste avec une reconnaissance de la causalité proprement historique, celle qui s’exerce au niveau de consécutions singulières, irréductibles à de quelconques lois, mettant en jeu des faits non susceptibles de se reproduire : sont ainsi pesés le rôle joué par de Gaulle, l’effet des décisions, et parfois des erreurs, de G. Pompidou, par exemple lorsque fut prise la résolution de rouvrir la Sorbonne, - tous faits singuliers que l’on tente de comprendre en évaluant leurs consé­ quences par la considération de ce qui se serait passé si ces diverses initiatives avaient été autres. • Nous n’avons pas à reproduire ici, dans leur détail, ces analyses fort connues. Il faut en revanche prévenir une méprise : le pluralisme interprétatif n’est pas un relati­ visme. Il ne signifie nullement qu’on aurait renoncé en quelque façon au souci de vérité. Il implique seulement et c’est en cela que R. Aron s’oppose par avance aux interprétations monistes - qu’à la question webérienne : « Mai 68 aurait-il été le même si tel ou tel événement n’avait pas eu lieu ? », il est rigoureusement impossible de donner une réponse univoque. En un sens, ces textes peu­ vent dès lors paraître décevants, ne serait-ce que dans la 1. Introduction à la philosophie de l’histoire, Gallimard, «Tel», p. 235. 2. Mémoires, p. 483.

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mesure où ne s’en dégage pas une interprétation de la crise : c’est une pluralité de « causes, de motifs et d’idéo­ logies »' qui se trouve invoquée pour interpréter chaque niveau, chaque aspect ou chaque séquence de l’événe­ ment (la révolte étudiante, la contagion, la grève ouvrière, le reflux...). En comparaison de l’incontestable effet de sens produit par les interprétations du second type, cette démarche pourra sembler pauvre et laisser à une beau­ coup plus grande distance de l’intelligibilité recherchée. On peut toutefois se demander si la prétention de pro­ duire une intelligibilité totale n’est pas précisément ce qui conduit les interprétations continuistes à devenir, par excès de systématisation, excessivement réductrices et, en fin de compte, appauvrissantes. Lorsque l’on croit pou­ voir rédüire la temporalité historique à une rationalité cachée en vertu de laquelle dans l’histoire tout se serait déroulé rationnellement, on est inévitablement porté à résorber le different dans l’identique, par exemple à rap­ porter tous les aspects des « sixties » (et notamment l’art contemporain) à la seule logique individualiste de la démocratie : que cette logique soit à l’œuvre dans toute la modernité n’implique pourtant pas que tous les aspects de toutes les phases de cette modernité s’en puissent déduire. Assurément la critique aronienne de la raison historique proscrit ce genre d’espoir : elle prévient aussi ce type d’illusion. On doit ajouter au demeurant que ce qu’il y a de sédui­ sant dans les interprétations continuistes évoquées ci-des­ sus, et qui constitue sans doute leur part de vérité, se trouve présent aussi dans les analyses de R. Aron, mais parmi d’autres hypothèses explicatives qui prennent en considération, de façon à chaque fois non unilatérale, d’autres causalités. R. Debray et G. Lipovetsky, dans des 1. Ibid., p. 479.

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perspectives par ailleurs fort différentes, désignent comme l’élément essentiel de la crise un développement de l’individualisme sur lequel ils portent des jugements en principe opposés : l’hypothèse, c’est peu discutable, rend compte de bien des aspects de la fin des années soixante, et la quantité d’intelligibilité qu’elle permet de produire confère à ces travaux leur force persuasive. Mais qui relit aujourd’hui La Révolution introuvable - livre méconnu dont on n’a généralement retenu que la part d’humeur et dont la sévérité à l’égard d’un mouvement encore trop proche hypothéquait les chances d’être entendu - y découvre, intégrée à d’autres explications, une importante mise en relation du climat intellectuel des années 68, de la crise et de ce que devaient être ses conséquences tenues dès ce moment pour prévisibles. «L’intelligentsia des années soixante, écrit Aron, avait pour dieu non plus le Sartre de l’après-guerre, mais un mélange de Lévi-Strauss, Foucault, Althusser et Lacan »', dont les démarches, par ailleurs fort diverses, avaient tout de même en commun de produire deux effets : - Elles mettaient en faveur dans les milieux parisiens la formule selon laquelle « il n’y a pas de faits » et contri­ buaient ainsi à dissoudre la conviction de bon sens que «toute société est soumise à des contraintes de fait, la nécessité de la production, de l’organisation d’une hiérar­ chie technique, la nécessité d’une techno-bureaucratie et ainsi de suite »12 : à travers cette dissolution des faits et des contraintes de fait, risquait de se développer peu à peu la représentation que tout se vaut, et que, par exemple insti­ tutionnellement, il n’est pas de normes qui se doivent imposer au jeu du désir. - De cette dissolution des normes à l’engendrement 1. R. Aron. La Révolution introuvable, p. 136. 2. Ibid., p. 123.

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d’un néo-nihilisme, il n’y avait alors qu’un pas, dont le franchissement allait aisément miner l’ordre fragile de la société existante : il est alors permis de voir là, dans le «refus d’un ordre sans vision d’un ordre de remplace­ ment », 1’« une des causes de la décomposition de Mai »’. Cette mise en relation de la crise de 1968 comme criti­ que des normes (« Il est interdit d’interdire ») avec le tra­ vail critique accompli à l’égard de la normativité comme telle par la philosophie française des « sixties » ne doit pas s’entendre nécessairement au sens simpliste et caricatural de l’établissement d’un rapport de cause à effet : ni cause ni effet, répétons-le, la pensée 68 s’intégre dans un ensem­ ble signifiant qu’elle éclaire tout en étant éclairée par lui quant à sa portée. Ainsi précisée, l’observation esquissée par La Révolution introuvable est d’autant plus intéres­ sante qu’elle se prolonge par une évocation, anticipant sur les analyses de R. Debray ou de G. Lipovestsky, de ce qu’allait être l’avenir des « soixante-huitards » : les privi­ légiés, conclut en effet Aron, sortiront de cette situation d’effondrement des normes culturelles (des normes défi­ nissant un idéal collectif), non pas en adhérant à un « ordre de remplacement » (par un projet politique), mais « par la démission, l’indifférence, la fuite vers la résidence secondaire »1 2. Soit, perçus dès l’été 1968 comme à l’hori­ zon de ce que venait d’être la « révolution introuvable » : la désertion du politique, le repli sur la sphère privée, l’essor d’un individualisme hédoniste pour lequel les grands débats publics qui avaient animé les décennies précédentes se trouveraient « neutralisés ». Le pluralisme interprétatif, à travers cette articulation esquissée entre le discours philosophique des années soixante, le nihilisme 1. Ibid., p. 137. 2. Ibid., p. 137.

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de 1968 (le refus d’un ordre sans vision d’un ordre de remplacement) et l’individualisme ultérieur, montre ainsi qu’il peut parfaitement s’accompagner de ce qu’il y a de meilleur dans les interprétations unilatérales : l’essentiel de leur contenu est ici transformé en une hypothèse parmi d’autres, en un élément explicatif parmi une diversité d’autres possibles, et si l’adoption de cette hypothèse sau­ vegarde la plus grande part de l’intelligibilité produite par les analyses exclusivement continuistes, son intégration dans un faisceau « de causes, de motifs et d’idéologies » épargne à l’interprétation proposée les excès réducteurs qui sont inhérents au dogmatisme. La démarche plura­ liste laisse alors aux interprètes futurs le soin de mettre l’accent plutôt sur tel niveau de l’interprétation que sur tel autre, étant bien entendu que le choix d’un de ces niveaux constitue une abstraction méthodique par rapport à la façon dont ils se trouvent étroitement imbriqués dans la réalité historique concrète. Rien n’interdit plus, dans ces conditions, de privilégier méthodiquement une lecture axée sur le problème de l’individualisme : transformée en fil conducteur pour la réflexion de l’historien des « six­ ties», la logique de l’individualisme n’est plus l’infras­ tructure omni-explicative de ces dernières décennies ; elle définit, en sa coexistence possible (et nécessaire) avec d’autres approches, l’angle de lecture spécifique d’une interrogation, comme celle qui nous retient ici, sur Mai 1968 abordé du seul point de vue de l’histoire intellec­ tuelle et culturelle récente.

MAI 68 ET LA MORT DU SUJET

Ainsi redéfinie (et limitée) quant à son statut, l’inser­ tion de Mai 68 dans un vaste développement de l’indivi­ dualisme redevient sans doute une piste féconde. Sous ce

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rapport, un problème essentiel reste toutefois à résoudre. La construction du type idéal de la pensée 68 nous a mon­ tré avec quelle insistance les divers thèmes et motifs de cette pensée convergeaient vers une mise en procès de la subjectivité : comment comprendre, dans ce cas, la coexistence d’une telle pensée (et la parenté qu’elle se reconnaît) avec un mouvement historique mettant au premier plan de ses convictions l’affirmation du Moi contre le Système ? Déjà rencontré, cet apparent paradoxe peut être levé si précisément on adopte, pour éclairer la logique des années 68, le fil conducteur de l’individua­ lisme. Et, pour ce faire, les analyses de Lipovetsky peu­ vent, moyennant une conscience plus aiguë de leurs limi­ tes, avantageusement être réinvesties dans la recherche. En un sens, Mai a bien été une révolte des sujets contre les normes, à savoir au sens de l’affirmation de Vindividualité contre la prétention des normes à l’universalité. Mais en même temps cette affirmation hyperbolique de l’individualité ouvre un processus qui a pour horizon pré­ visible la dissolution du Moi comme volonté autonome, autrement dit : la destruction de l’idée classique de sujet. Ce mécanisme subtil a été parfaitement cerné par Lipo­ vetsky, insistant avec netteté sur la façon dont, dans la nouvelle éthique permissive et hédoniste héritée des années 68, «l’effort n’est plus à la mode, ce qui est contrainte ou discipline austère est dévalorisé au bénéfice du culte du désir et de son accomplissement immédiat » : processus qu’il ne s’agit pas de déplorer par goût de la répressivité ou par nostalgie de 1’« ancien », mais dont il faut mesurer la portée au niveau de la genèse du Moi. On ne peut à cet égard que reproduire l’analyse de Lipo­ vetsky, elle-même inspirée par les remarques de Nietzs­ che sur l’affaiblissement moderne (en liaison avec l’effon­ drement des valeurs) d’une volonté privée d’un centre de gravité susceptible de hiérarchiser les impulsions et les

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tendances : « Associations libres, spontanéité créatrice, non-directivité, notre culture de l’expression, mais aussi notre idéologie du bien-être stimulent la dispersion au détriment de la concentration, le temporaire au lieu du volontaire, travaillent à l’émiettement du Moi, à l’annihi­ lation des systèmes psychiques organisés et synthéti­ ques1.» Toute la question est en effet de savoir si la «nouvelle conscience cool et désinvolte», «conscience téléspectatrice, captée par tout et rien, excitée et indiffé­ rente à la fois, conscience optionnelle, disséminée, aux antipodes de la conscience volontaire», ne correspond pas bien davantage à une mort du Moi comme sujet qu’à son affirmation : le Moi pulvérisé en tendances qui ne cherchent plus à s’intégrer en un projet construit par une volonté s’imposant des fins, ce Moi qu’on appelle signifi­ cativement à «s’éclater», constitue-t-il véritablement une personne ? Devenu « un espace flottant, sans fixation ni repère, une disponibilité pure, adaptée à l’accélération des combinaisons, à la fluidité de nos systèmes»1 2, une ouverture purement réceptive à un divers que rien ne vient structurer, le Moi du narcissisme contemporain semble obéir à une logique de l’hétéronomie dont il n’est pas besoin d’expliciter en quoi elle est intrinsèquement contradictoire avec l’idée même d’une subjectivité irré­ ductible, précisément par l’idéal d’une volonté autonome, au statut qui est celui du simple objet. Corrélativement, ce Moi qui perd la maîtrise de luimême ne tendra plus à percevoir autrui comme un autre sujet, comme une autre conscience volontaire avec laquelle la relation (intersubjective) prendrait la forme d’une reconnaissance réciproque des libertés : « Le mode d’appréhension d’autrui n’est ni l’égalité ni l’inégalité, 1. L’Ère du vide, pp. 63-64. 2. Ibid., p. 65.

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c’est la curiosité amusée, chacun d’entre nous étant condamné à apparaître à plus ou moins long terme éton­ nant, excentrique aux yeux des autres, “pantin ectoplasmique” de pulsions dont il ne détient pas davantage la vérité que la maîtrise1.» À l’époque du narcissisme, la destruction de la représentation du Moi comme conscience volontaire s’accompagne ainsi d’une transfor­ mation de l’intersubjectivité en contemplation humoristi­ que de l’autre comme « gadget loufoque »12. Que ce processus subtil, où l’affirmation de l’individua­ lité a pour envers la dégradation de l’idée de subjectivité et une telle transformation des rapports inter-humains, s’inscrive comme une ultime étape dans l’accomplisse­ ment de la démocratie, c’est là une conviction qu’on n’est pas obligé de partager intégralement. Il n’en demeure pas moins que se trouve grandement dissipé par ces analyses le paradoxe apparent qui tenait à la coexistence, dans les dernières années des «sixties», d’une pensée radicale­ ment critique à l’égard de la subjectivité et d’un mouve­ ment social axé sur la promotion de l’individualité : le sujet meurt dans l’avènement de l’individu. De ce point de vue, le rôle joué par les diverses figures de la pensée 68 devient compréhensible : de la psychanalyse lacanisée aux dérives nietzschéo-marxiennes, la pensée 68 légitime phi­ losophiquement l’hétéronomie au nom de laquelle le Moi fluidifié se vide de toute substance. En critiquant comme « métaphysique » ou comme « idéologique » le projet de maîtrise et de vérité sur soi-même qui fait partie inté­ grante de la notion traditionnelle de subjectivité, en mul­ tipliant les variations sur le thème selon lequel « Je est un autre», les «sixties» philosophantes ont amorcé et accompagné le procès de désagrégation du Moi qui 1. Ibid., pp. 186-187. 2. Ibid., p. 187.

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conduit vers la «conscience cool et désinvolte» des années quatre-vingt. Lorsque G. Deleuze et F. Guattari, en 1976, dressent pour ainsi dire le bilan des critiques adressées au sujet depuis près de deux décennies, c’est bien l’avènement d’une telle conscience qu’ils saluent : « Non pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes1. » Et de fait L’Anti-Œdipe, parmi d’autres monuments de la pensée 68, aura largement contribué ou participé à ce désinvestissement méthodique du «je»: les «machines désirantes », purs sièges de « détachements dans toutes les directions», lieux de «schizes qui valent pour ellesmêmes et qu’il ne faut surtout pas combler », « flux conti­ nus » où « tout fonctionne en même temps, mais dans les hiatus et les ruptures, les pannes et les ratés, les intermit­ tences et les courts-circuits, les distances et les morcelle­ ments, dans une somme qui ne réunit jamais ses parties en un tout»12, évoquent singulièrement cette figure du Moi pulvérisé ou désintégré qui apparaît à l’horizon de la montée de l’individualisme. Ainsi, en dénonçant les illusions inhérentes, à leurs yeux, à l’idéal de « conscience volontaire » que véhicule avec elle la notion classique de subjectivité, les philosophies de 1968 auront par conséquent, comme le mouvement dont elles étaient contemporaines, participé d’une promotion sans doute inédite de ces valeurs de l’individualité qu’au moins certaines des figures intellectuellement dominantes des « sixties » croyaient pourtant combattre3. S’il est une « ruse de la raison» qui se puisse en l’occurrence invoquer, ce 1. G. Deleuze et F. Guattari, Rhizome, Éd. de Mjnuit, 1976, p. 7. 2. G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Éd. de Minuit, 1972, pp. 47-50. 3. II suffit de songer, par exemple, à la dénonciation constante, chez Althusser, de l’individualisme comme intrinsèquement «petit-bour­ geois ».

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serait en fait à ce niveau qu’il faudrait la situer : agents d’un individualisme qu’ils ont souvent dénoncé, les prin­ cipaux représentants de la pensée 68 ont fait l’histoire sans savoir l’histoire qu’ils faisaient. * Le terrain de notre enquête se trouve donc débarrassé d’une énigme qui n’était qu’apparente. Les philosophistes des années 68 inscrivent leurs critiques de l’idée de sujet dans un horizon intellectuel dont témoignent aussi les principales inspirations du mouvement de Mai. C’est à cla­ rifier les diverses modalités philosophiques de cette volati­ lisation de la subjectivité que vont désormais s’employer les chapitres suivants. Ils analyseront successivement les démarches qui, par référence aux quatre modèles alle­ mands de la philosophie française (Nietzsche, Heidegger, Marx, Freud), ont intenté au sujet un procès d’où tout acquittement semblait par définition exclu. Face à chacune des quatre composantes majeures de la pensée 68, nous avons adopté pour principe de concentrer l’attention sur une figure plus particulièrement significative : notre projet n’était pas, en effet, d’écrire une histoire de la philosophie française de 1960 à nos jours, ce pour quoi il eût fallu viser avant tout l’exhaustivité des analyses. Il s’est bien plutôt agi pour nous de montrer comment le type idéal élaboré dans le premier chapitre se laisse appliquer aux divers cou­ rants en présence, de façon à faire ressortir à chaque fois la mise en œuvre d’une structure intellectuelle, mais aussi l’originalité avec laquelle, notamment en raison du modèle de référence, cette structure se trouve investie dans des problématiques spécifiques, suscitant ainsi des effets non réductibles entièrement à la structure. Conçue de cette manière, l’enquête recherchait donc moins l’exhaustif que le caractéristique.

CHAPITRE III

Le nietzschéisme français (Foucault)

C’est à partir de l’œuvre de M. Foucault que nous avons choisi d’examiner la composante nietzschéenne de la pensée 68, ce pour trois raisons : 1. Foucault n’a jamais caché son nietzschéisme. Ainsi, dans l’entretien du 29 mai 1984, publié par Les Nouvelles littéraires au lendemain de sa mort1, il explique qu’il y eut pour lui deux philosophes essentiels, Heidegger et Nietzs­ che, ce dernier ayant même fini par l’emporter : « Heideg­ ger a toujours été pour moi le philosophe essentiel... Tout mon devenir philosophique a été déterminé par ma lec­ ture de Heidegger. Mais je reconnais que c’est Nietzsche qui l’a emporté», tant et si bien que l’on peut parler, accorde-t-il, de son « nietzschéisme fondamental » : « Je suis simplement nietzschéen et j’essaie dans la mesure du possible, sur un certain nombre de points, de voir, avec l’aide de textes de Nietzsche - mais aussi avec des thèses anti-nietzschéennes (qui sont tout de même nietzschéen­ nes !) -, ce qu’on peut faire dans tel ou tel domaine. Je ne cherche rien d’autre, mais cela je le cherche bien. » Claire profession, donc, jusque dans la forme, dans la pratique du paradoxe («des thèses anti-nietzschéennes qui sont 1. Les Nouvelles littéraires, 28 juin-5 juillet 1984.

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tout de même nietzschéennes »), d’un nietzschéisme radi­ cal, avec la reconnaissance corrélative d’un arrière-plan heideggerien. La mention de Heidegger mérite d’être sou­ lignée, tant il est vrai qu’un tel arrière-plan, si on laisse évidemment de côté la composante marxiste de la pensée 68, joue un rôle décisif dans la plupart des philosophies françaises des années soixante : ainsi en est-il chez Fou­ cault, mais aussi, on le verra, chez Lacan, et bien sûr chez Derrida. Dans un cadre globalement heideggerien, la pra­ tique philosophique peut bien se laisser spécifier par réfé­ rence à Nietzsche (Foucault) ou à Freud (Lacan), mais Heidegger reste le « philosophe essentiel » qui rend possi­ ble une nouvelle lecture de Nietzsche ou de Freud, une lecture fécondante qui constitue alors l’originalité des dif­ férents protagonistes. 2. Si Foucault fait profession de nietzschéisme, il n’est toutefois pas le seul à revendiquer aussi nettement cette ascendance, et ce chapitre aurait pu également, de ce point de vue, s’attacher à l’œuvre de Deleuze. V. Descom­ bes a parfaitement montré comment « le vocabulaire de VAnti-Œdipe est tantôt marxiste, tantôt freudien, mais le fil conducteur, du début à la fin, est nietzschéen »* : la distinction, analysée par Nietzsche et la philosophie (1962), entre «forces actives» et «forces réactives» (volonté de puissance asçendante/volonté de puissance décadente), se trouve réinvestie dix ans plus tard dans l’opposition entre le «désir révolutionnaire» comme véritable « force productive » et le « désir de répression » comme retournement «réactif» du désir contre luimême. Et tout L’Anti-Œdipe va dès lors consister à réin­ terpréter en termes de schizophrénie ce « mal du siècle » que Nietzsche avait situé dans le « nihilisme », avec pour 1. V. Descombes, Le Même et I'Autre, Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978). Éd. de Minuit. 1979, p. 202 sqq.

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horizon le même projet d’une conversion du «passif» (l’anéantissement de la volonté) en «actif» (la volonté d’anéantissement). Ainsi faut-il apercevoir que la schizo­ phrénie n’est pas seulement une fuite qui entend «éloi­ gner du social » et, dans la recherche d’une marginalité, laisse (passivement) subsister le social : en réalité, « elle fait fuir le social par la multiplicité de trous qui le rongent et le percent, toujours en prise directe sur lui, disposant partout les charges moléculaires qui feront sauter ce qui doit sauter, tomber ce qui doit tomber, fuir ce qui doit fuir, assurant en chaque point la conversion de la schizo­ phrénie comme processus en force effectivement révolu­ tionnaire»1. En matière de «nietzschéisme fondamen­ tal », l’itinéraire de Deleuze n’a donc rien à envier à celui de Foucault. Si nous avons cependant préféré, pour analy­ ser le « nietzschéisme français », nous tourner vers Fou­ cault, c’est au premier chef dans la mesure où Foucault a eu l’incontestable mérite de moins se borner à répéter l’option nietzschéenne (ce que n’a cessé de faire Deleuze, d’ailleurs non sans talent, aussi bien dans Différence et répétition que dans Logique du sens)1 2 : dès l’Histoire de la folie (1961), Foucault s’est efforcé, comme il le rappelle dans l’entretien cité, de mettre cette option à l’épreuve « dans tel ou tel domaine », sous la forme de vastes études d’histoire des phénomènes culturels ou institutionnels. Cet effort, au demeurant très représentatif de la convic­ tion, commune aux diverses composantes de la pensée 68, que la philosophie est close et doit être relayée par des travaux d’un autre style, présente l’intérêt de permettre une évaluation des véritables ressources d’une pensée fondée sur la formule : Heidegger + Nietzsche. La fécon­ 1. G. Deleuze et F. Guattari, LAnti-CEdipe. Éd. de Minuit, 1972, p. 408. 2. Cf. par exemple la conclusion de Différence et répétition. P.U.F., 1968, pp. 337-389.

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dité d’une telle option, ou au contraire les difficultés aux­ quelles elle risque d’exposer, se devraient pouvoir mesu­ rer ici d’une façon pour ainsi dire « expérimentale », selon que les domaines investis à partir de cette option résiste­ ront ou non à ce que l’interprétation tentée voudra en faire. Exposant ses conclusions à être démenties, l’œuvre de Foucault peut ainsi être aujourd’hui «testée», res­ source que n’offre pas une simple réécriture, même sédui­ sante, des principaux moments du discours nietzschéen. 3. Par référence à la question, centrale pour notre enquête, de l’anti-humanisme, les écrits de Foucault pré­ sentent encore un intérêt supplémentaire : sur la base d’une même option philosophique, ils manifestent en effet une apparente évolution qui engage précisément la problématique de la subjectivité. Des ouvrages fonda­ teurs (Histoire de la folie, Les Mots et les Choses, Archéo­ logie du savoir, etc.), qui ont donné naissance à une sorte de «vulgate» foucaldienne centrée notamment sur le thème de «la mort de l’homme», aux derniers travaux publiés (Histoire de la sexualité), d’importants déplace­ ments semblent s’être produits, puisqu’il s’est agi, à la fin du parcours, d’interroger les conditions d’émergence et de préservation d’un sujet éthique. En choisissant d’analyser l’œuvre de Foucault, nous abordons donc la composante nietzschéenne de la pensée 68 par le versant apparem­ ment le moins favorable à la confirmation de ce que nous avons suggéré jusqu’ici : qu’en est-il en effet de la destruc­ tion de la subjectivité par la philosophie française de ces deux dernières décennies, si l’un de ses représentants les plus caractéristiques en est réellement revenu à poser, en des termes non exclusivement critiques, la question du sujet? Le goût pour la pratique de la «lectio difficilior» imposait donc aussi, de ce point de vue, le choix de Fou­ cault.

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* DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA VULGATE FOUCALDIENNE : L’EXEMPLE DE L’« HISTOIRE DE LA FOLIE »

Dans un entretien de 19771, Foucault exprime ses réserves sur ce que la mode intellectuelle, notamment autour de 1968, a retenu de ses travaux, donnant ainsi naissance à une sorte de vulgate, centrée sur le démontage des mécanismes de pouvoir (asile, prison, école, etc.). Il s’agit là, explique-t-il, de simplifications, qui ont pu être nécessaires, mais qui ont en tout cas formé la « doxa gau­ chiste», à savoir «le refrain de la chansonnette anti­ répressive », répétant seulement que « sous le pouvoir on doit retrouver les choses mêmes dans leur vivacité primi­ tive » (si l’on veut : « Sous les pavés, la plage ») : « Der­ rière les murs de l’asile, la spontanéité de la folie ; à tra­ vers le système pénal, la fièvre généreuse de la délin­ quance ; sous l’interdit sexuel, la fraîcheur du désir », bref un ensemble de « simples vivats (vive la folie, vive la délinquance, vive le sexe) », portés par la conviction que «le pouvoir, c’est mal, c’est laid, c’est pauvre, stérile, monotone, mort » et que « ce sur quoi s’exerce le pouvoir c’est bien, c’est bon, c’est riche ». Cette ironisation, tar­ dive chez Foucault, de la vulgate de son œuvre pose en quelque sorte une question préalable à tout examen de l’œuvre elle-même : la mise en question du foucaldisme par Foucault est-elle une invitation à reconsidérer les ouvrages fondateurs pour y déceler des thèses plus com­ plexes ou plus subtiles que ce qu’en a retenu la mode, - ou 1. Entretien avec J. Rancière, Le Nouvel Observateur, 12 mars 1977.

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n’y a-t-il là que l’indication qu’un virage était dès ce moment (1977) en train de s’amorcer pour prendre une certaine distance (sur l’ampleur de laquelle il faudra alors s’interroger) par rapport aux thématiques initiales ? Afin de lever cette question préalable, le plus simple (et le plus efficace) est apparu de revenir tout d’abord sur l’écrit qui, à la fois, a véritablement inauguré l’itinéraire de Foucault et qui, étant sans doute le plus connu et le plus célébré, ne demandera, pour être cerné dans sa teneur propre, que quelques brèves mises au point. Considérant l’Histoire de la folie', il importe en premier lieu de souligner la mise en perspective qui s’y opère entre le Moyen Âge et ce que Foucault nomme alors l’«âge classique», c’est-à-dire la période qui va de la fin de la Renaissance à la Révolution1 2. Tout l’effort est en effet pour démontrer que, du point de vue du rapport à la folie, l’avènement de l’âge classique (et, au-delà, celui de l’épo­ que moderne) ne constitue qu’en apparence un progrès dans le sens de l’humanisme ou de l’humanité, mais qu’en réalité il s’est agi bien plutôt d’une régression qui a pris l’allure d’une répression : l’émergence de la raison classique est interprétée, de fait, comme coïncidant avec un rejet de l’irrationnel (donc du fou) au nom de la ratio­ nalité établie en tant que norme. On connaît les grandes lignes de l’argumentation : au Moyen Âge, la société écarte et isole d’elle les lépreux ; l’âge classique déplace l’objet de la ségrégation sociale, le fou prenant, avec un sens tout nouveau, la place du lépreux. Il faut préciser en outre, pour mesurer avec netteté en quoi l’analyse dévalo­ rise l’essor classique et moderne de la raison, que cette 1. M. Foucault. Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, 1961, rééd. augmentée. 1972 (nos références sont à cette réédition). 2. Dans les derniers ouvrages, l’âge classique désigne, comme on le verra, l’Antiquité, par opposition à la chrétienté et à la modernité, cette dernière commençant désormais avec Descartes.

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substitution du fou au lépreux s’accompagne d’un renfor­ cement de l’exclusion : les lépreux du Moyen Âge étaient en effet tenus certes pour dangereux, mais ils ne faisaient pas malgré tout l’objet d’un rejet radical, comme en témoignerait le fait que les léproseries se situaient le plus souvent aux portes des villes, certes à l’écart, mais à por­ tée du regard de la communauté : la présence proche du lépreux, rappelant à chacun les devoirs de la charité chré­ tienne, continue de jouer ainsi un rôle socialement reconnu. Tout aurait changé en revanche avec la transfor­ mation des léproseries en maisons d’internement, la date de ce qu’il faut alors, selon Foucault, tenir pour une véri­ table «coupure» se situant en 1656, lorsque à Paris, en quelque mois, un habitant sur cent a été interné : indé­ pendamment du déplacement qui s’accomplit dans l’incarnation du mal (du maladif vers l’irrationnel), on aurait dès lors tout fait pour faire disparaître le fou de l’espace social. Et l’on sait comment Foucault oppose, de ce point de vue, l’image pré-classique de la nef des fous aux conceptions ultérieures de l’enfermement : la Renais­ sance, loin d’enfermer les fous, en assurerait la « circula­ tion », faisant ainsi du fou comme « passager » et être de passage le symbole de la condition humaine : « La tête est déjà vide, qui deviendra crâne. La folie, c’est le déjà-là de la mort1. » En ce sens, la folie, conservant une place et un rôle dans le monde socioculturel, n’aurait pas, jusqu’à la fin de la Renaissance, été niée comme telle. En revanche, la naissance du classicisme, loin de faire simplement pro­ gresser les valeurs de l’humanité, se serait traduite par une négation absolue de la folie : - La folie, tout d’abord, perd sa consistance propre, en ne se définissant plus à partir d’elle-même, mais seule­ ment par référence à la raison : « La folie devient une 1. Histoire de la folie, p. 26.

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forme relative à la raison », toute raison posant son autre (ce qu’elle perçoit comme son autre) en tant que folie, c’est-à-dire anéantissement de la condition humaine1. - En conséquence de cette négation « conceptuelle » (la folie réduite à la dé-raison), la raison, qui n’a plus rien à apprendre du fou, n’a plus besoin de cette présence/absence, tout à la fois inquiétante et fascinante, qui caractérisait, quant à la place de la folie, les époques anté­ rieures : devenue l’ombre de la raison, la folie ne mérite plus que l’ombre du cachot, où l’on pourra l’ignorer et l’oublier1 2. Le dessein qui anime cette reconstruction de l’histoire de la folie n’est donc pas douteux : il s’agit d’inciter à relire le «progrès» apparent vers la modernité comme ayant pour envers un réel recul dans la réflexion sur la folie, dans l’ouverture à la différence qui constitue le fou. De là les longs développements de l’ouvrage sur les bar­ baries diverses dont s’accompagnera, à l’âge classique, l’expulsion du fou : si le fou n’est que le négatif de l’homme comme raison, il n’est qu’un monstre ou un ani­ mal que l’on peut traiter comme tel3. Ce dessein une fois rappelé (ébranler l’idéologie du pro­ grès), il faut noter l’insistance de Foucault sur le mode de production classique et moderne du fou : à la lumière de cette reconstruction, la folie apparaît comme un pur pro­ duit de la raison qui, on vient de le voir, est censée dési­ gner comme « fou » tout ce qui ne lui semble pas corres­ pondre à l’image qu’elle a d’elle-même. Ce serait donc la normativité conférée à la raison qui créerait la folie. Cette thèse, essentielle dans la stratégie de Foucault, va se trou­ 1. Ibid., p. 41. Cf. aussi p. 44 : « La folie n’a plus d'existence absolue dans la nuit du monde ; elle n’existe plus que par une relativité à la rai­ son. » 2. Ibid., p. 58 sqq. 3. Ibid., p. 168 sqq.

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ver répétée à propos de la façon dont l’époque moderne se rapporte au fou, à savoir sous la forme de la médicalisa­ tion. Là encore ce qui, intervenant à partir du début du xixe siècle, pourrait être tenu pour un progrès dans le sens de l’humanisation (considérer le fou, non plus comme un monstre, mais comme un homme malade), sera dénoncé comme une répression plus subtile, plus équivoque et même plus pernicieuse : car l’idée de la « maladie men­ tale, que la médecine va se donner pour objet »', aurait en fait permis de construire la notion d’un « sujet juridique­ ment incapable», «notion mythique» fournissant le moyen de rassembler sous une unité factice tous ceux que l’on tiendra pour « perturbateurs du groupe ». Ainsi donc, lorsque naît une psychiatrie «qui prétend pour la pre­ mière fois traiter le fou comme un être humain », c’est en fait l’expérience du classicisme qui se poursuit : « une expérience sociale, normative et dichotomique qui pivote tout entière autour de l’internement». Et Foucault de montrer comment, là aussi, c’est la normativité qui pro­ duit la folie, entendue maintenant comme maladie : un individu sera en effet considéré comme «inoffensif ou dangereux », « bon ou pas bon à interner », en vertu de la norme d’un «homo natura» dont la notion est posée «antérieurement à toute expérience de la maladie». La logique de l’exclusion continuerait donc à être la clef du processus de médicalisation, à cette différence près que la figure spécifiquement moderne de l’exclusion devient celle de l’aliénation comme dépossession des droits : devenu le « malade mental », le fou est désormais exclu de la communauté des hommes comme sujets de droit12. Bref, de l’enfermement classique à la médicalisation moderne, il n’y aurait qu’une variation dans la manière 1. Ibid., p. 146. 2. Ibid., pp. 177, 495-496, 529-530 (à propos de la psychanalyse). 533.

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dont, depuis la fin du Moyen Âge, c’est la norme qui crée le problème de la folie et aussi qui le résout, d’abord par l’enfermement/animalisation, puis par la médicalisation/ré-humanisation (Foucault souligne en effet com­ ment le traitement, à l’époque moderne, sera souvent connoté d’une dimension d’éducation ou de rééducation à la norme, qui serait supposée reconduire le fou vers l’humanité, le rendre « normal »). Cette thèse sur la production de la folie par la normati­ vité appelle au moins deux remarques : - D’une part, sa parenté avec l’idéologie anti-normativiste de 1968 est frappante : dans les deux cas, on semble tenir pour une évidence qu’il suffirait d’abolir les normes pour dissoudre les problèmes qu’elles ont en fait créés. - D’autre part, une telle analyse, à terme, nie purement et simplement le problème de la folie : si la folie est une création de la raison, il n’est besoin que de nier les nor­ mes de la rationalité pour redonner au fou une existence sociale. Il n’est, hélas ! pas certain que la réalité concrète de la folie permette de voir les choses de manière aussi simple et, somme toute, idyllique. Déjà problématique dans son principe même, la thèse centrale de VHistoire de la folie souffre d’une ambiguïté soigneusement ménagée quant à l’identité de ce qui constitue le moteur du processus d’exclusion. Tantôt, conformément à l’ascendance philosophique que se reconnaît Foucault (Heidegger + Nietzsche), l’histoire de l’exclusion de la folie apparaît portée par le déploiement de la raison comme telle, de son émergence classique à son accomplissement moderne dans le règne de la techni­ que (en l’occurrence, la technique médicale)1. L’histoire de la folie, dans une telle perspective, a pour ressort ce 1. Cf. notamment p. 191 sqq. : la médicalisation comme volonté de parvenir à une meilleure « maîtrise » de la folie par la connaissance de ses causes.

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que l’ouvrage nomme le « rationalisme »' ou la « culture occidentale », axée depuis deux mille ans sur la définition de l’homme comme être raisonnable12. Tantôt, abandon­ nant ce registre nietzschéo-heideggerien, Foucault suggère que le moteur de cette exclusion de la folie n’est autre que le développement des forces productives, autrement dit l’essor du capitalisme : on parlera ainsi, pour expliquer la naissance des Hôpitaux généraux au xvme siècle, de « complicité entre le pouvoir royal et la bourgeoisie »3 ; on désignera, comme clef du rassemblement, apparem­ ment hétéroclite, des fous, des oisifs et des indigents dans ces Hôpitaux, « le souci bourgeois de mettre en ordre le monde de la misère»4. Dans cette seconde perspective, l’origine de la « coupure », introduite dans l’histoire de la folie par l’âge classique, sera située dans une « crise » éco­ nomique qui remonte à la fin du xvie siècle et a été accen­ tuée notamment par les guerres de religion : de ce point de vue, l’enfermement serait «la dernière des grandes mesures qui avaient été prises pour mettre un terme au chômage ou du moins à la mendicité »5. Et si l’enferme­ ment subsiste même en dehors des périodes de crise, c’est qu’«il ne s’agit plus alors d’enfermer les sans-travail, mais de donner du travail à ceux que l’on a enfermés et de les faire servir ainsi à la prospérité de tous ». La fonction économique de l’enfermement est donc claire : « Maind’œuvre à bon marché, dans les temps de plein emploi et 1. Ibid., p. 100. 2. Ibid., p. 169. 3. Ibid., p. 42. 4. Ibid., p. 65. Cf. aussi le débat avec Chomsky (éd. Fons Elders. Lon­ dres, 1974) : « The idea ofjustice in itselfis an idea which in effect has been invented and put to work in different societies as an instrument of a certain politica! and économie power » (p. 184). (L’idée de justice considérée en elle-même est une idée qui, en réalité, a été inventée et mise en œuvre dans diverses sociétés comme instrument d’un certain pouvoir politique et économique.) Texte qui pourrait sans difficulté être signé par le plus modeste de nos philosophes marxistes. 5. Ibid., p. 75.

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de hauts salaires ; et, en période de chômage, résorption des oisifs, et protection sociale contre l’agitation et les émeutes1. » Dans cet horizon, la médicalisation moderne de la folie reçoit un nouvel éclairage : lorsque à partir de la fin du xvme siècle va se développer une « industrie qui a besoin de bras», il ne pourra plus être satisfaisant de simplement exiler le fou, mais il faudra le réintégrer en un sens « dans le corps de la nation », du point de vue de sa capacité productrice ; bref, il faudra rééduquer en lui la force de travail. C’est dans ce contexte que devrait être réinscrite la fin de l’internement de l’âge classique, « faute économique » que la naissance de l’asile s’efforcerait de réparer grâce à la « figure aliénante » du médecin12 : la «guérison» qui semble libérer les «aliénés» ne serait ainsi qu’une ruse de la véritable aliénation, celle dont le moteur ne devrait pas être cherché ailleurs que dans l’essor de 1’« économie libérale »3. Nous n’avons pas à rechercher ici lequel de ces deux registres où Foucault situe son histoire de la folie fait preuve d’une plus grande pertinence. Il convient en revanche de mettre en évidence en quoi le fait de jouer en permanence sur ce double registre, tout en posant de gra­ ves problèmes de cohérence philosophique, n’est pourtant pas une opération sans bénéfice. Les difficultés rencon­ trées sont peu contestables au niveau de l’horizon du pro­ pos : - Lorsqu’on écrit l’histoire de la folie dans une perspec­ tive apparentée à la déconstruction nietzschéenne ou heideggerienne de la ratio moderne, l’horizon « naturel » du propos est une apologie de l’irrationnel à laquelle s’aban­ donnent sans retenue les dernières pages de l’ouvrage. Évoquant passionnément les grandes figures de la folie 1. Ibid., p. 79. 2. Ibid., p. 530. 3. Ibid. p. 510.

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(Goya, Sade, Nietzsche), Foucault célèbre en elles l’affir­ mation « souveraine de la subjectivité » (terme sur l’emploi foucaldien duquel on s’interrogera dans la suite de ce chapitre), le « refus de toute liberté et de toute éga­ lité naturelles», l’«exercice démesuré de la violence» comme « libre exercice de la souveraineté sur et contre la nature »*. À travers de telles fulgurations, la folie resurgi­ rait dans sa vérité, une vérité que la raison avait cherché à dissimuler, celle d’une « puissance d’anéantir » qui retrouve soudain sa force : chez Sade ou Goya, « le monde occidental a recueilli la possibilité de dépasser dans sa violence la raison »12. Dépasser la raison : l’hori­ zon de l’interprétation est donc ici nettement tracé, et c’est alors en toute logique que le livre peut se clore par un hommage rendu à Nietzsche, en qui l’irrationalité de la folie a triomphé de ce qui avait cru la nier. - Quand en revanche l’histoire de la folie est renvoyée à l’histoire des contradictions internes à l’économie libé­ rale, avec ses alternances de crises et de phases de crois­ sance, l’horizon devrait en toute rigueur être ce qu’il est dans une perspective comme celle du marxisme, dont les analyses de Foucault semblent en l’occurrence singulière­ ment se rapprocher : on voit mal alors comment le par­ cours pourrait ouvrir sur une exaltation de l’irrationnel et un appel à un dépassement de la raison. Le registre adopté s’accommode bien, en effet, d’une critique de la rationalisation techno-économique recherchée par la société bourgeoise, mais il s’agit dans ce cas de dénoncer une pseudo-rationalité au nom d’une rationalité plus accomplie, conçue comme réellement émancipatrice : à l’horizon, c’est un surcroît de rationalité qui se profile, et non un déchaînement de la violence de l’irrationnel. 1. Ibid., pp. 552-553. 2. Ibid., p. 554.

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Reflet superstructural de l’accumulation du capital, l’his­ toire de la folie semblerait donc ne devoir entrer dans une nouvelle phase (post-moderne, si l’on veut) qu’à l’issue de cette alternance entre périodes de croissance et périodes de crise qui définit la logique absurde de la société bour­ geoise. Deux précisions: 1) Foucault n’explicite jamais, bien évidemment, ce second horizon de ses analyses, et pour cause : l’incompatibilité entre les deux registres dans les­ quels il écrit son histoire de la folie deviendrait mani­ feste; il reste que le tracé de cet horizon est bien une potentialité ou une virtualité de son discours, ou du moins d’un versant de son discours. 2) Ce versant, loin d’être déserté par les travaux ultérieurs, continuera de coexister avec le premier : ainsi la « naissance de la pri­ son» sera-t-elle directement reliée, dans Surveiller et punir, au « processus par lequel la bourgeoisie est deve­ nue au cours du xvnie siècle la classe politiquement domi­ nante»1, c’est-à-dire, en dernière instance, à 1’« accumu­ lation du capital »12. Les disciples ne s’y sont pas trompés qui ont accentué souvent ce second fil conducteur des his­ toires que reconstituait Foucault. Ainsi P. Nemo, qui ne devait découvrir que quelques années plus tard les vertus de l’hyper-libéralisme hayékien, écrivait-il en janvier 1972, à l’époque où Foucault, dans ses cours, élaborait ce qui allait devenir Surveiller et punir : « À vrai dire, Michel Foucault n’a pas encore fait de livre sur les prisons. Aussi bien ne s’agit-il pas de celles-ci seulement dans son œuvre, mais de l’univers carcéral au sens le plus large : de cet ensemble d’“emprisonnements” qui ont marqué au début du xixe siècle l’avènement politique de la bourgeoi­ sie et qui ont nom usine, prison, lycée, école, caserne, 1. Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 223. 2. Ibid., p. 222.

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hôpitaux psychiatriques. Les lieux précisément où, depuis Mai 1968, rien ne va plus... » Et par conséquent, pour qui lit bien VHistoire de la folie, ce que Foucault dit du « grand renfermement » à l’âge classique a pour clair hori­ zon la domination de la bourgeoisie, puisque « l’âge clas­ sique, c’est la période de transition entre le féodalisme et le capitalisme». Après avoir passé en revue les modes divers du «dépérissement de la bourgeoisie» à travers « le pourrissement sur place de ces institutions qui ont été l’armature de son règne », l’auteur de l’article peut donc conclure : « Ainsi M. Foucault, qui ne s’était pas fait par­ ticulièrement remarquer, avant Mai 1968, par des prises de position sur des activités politiques “de gauche”, se retrouve au coude à coude avec les gauchistes dans le tra­ vail de sape des structures de l’oppression capitaliste. La cause lointaine de cette oppression est bien la domina­ tion, de nature économique, d’une classe sur l’autre1... » Une telle réception de ses travaux, pour caricaturale qu’elle paraisse, fut en réalité largement autorisée par Foucault lui-même, comme en témoigne l’équivoque entretenue par lui quant à la portée ultime de ses recher­ ches. Le maintien et même le renforcement d’une équivoque laissent à supposer que l’entreprise, en dépit et peut-être à cause du flou introduit par là dans sa portée, y trouve quelque avantage. Et de fait on peut se demander si la pratique de ce double jeu n’a pas contribué pour une large part à son succès et à sa capacité de séduction. Plus géné­ ralement : dans le ménagement et l’entretien de cette équivoque, on aperçoit l’une des plus singulières caracté­ ristiques de la philosophie française récente, dont à cet égard l’Histoire de la folie constitue comme la matrice. En jouant constamment sur deux tableaux (celui d’une criti­ 1. Ph. Nemo, Le Nouvel Observateur, janvier 1972.

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que nietzschéo-heideggerienne de la raison au nom du « sans-raison », voire de l’irrationnel, et celui d’une criti­ que de la rationalité bourgeoise au nom, ne serait-ce que virtuellement, d’une autre rationalité), on préserve la pos­ sibilité d’une «alliance objective», au-delà de polémi­ ques de surface, entre Foucault et Bourdieu, ou entre Der­ rida et Althusser1. Or, c’est bien un tel rassemblement de tendances profondément hétérogènes, et au bout du compte incompatibles, qui rend possible, malgré les cli­ vages, la naissance et la survie d’une « pensée 68 » dont les composantes, intrinsèquement antinomiques, ont pu coexister dans des structures d’accueil comme les «Cahiers pour l’Analyse» et, aujourd’hui, le «Collège international de philosophie » : le programme minimum d’une dénonciation de la raison comme instrument de pouvoir, même si la critique de la raison s’opère dans des perspectives en définitive antithétiques, permet d’accom­ plir ensemble un bout du chemin12. Dans un texte tardif, que publient H. Dreyfus et P. Rabinow, Foucault se pose à lui-même la question : « Faut-il faire le procès de la raison ? » La réponse propo­ sée est alors fort habile : « À mon avis, rien ne saurait être plus stérile. D’abord parce que le champ à couvrir n’a rien à voir avec la culpabilité ou l’innocence. Ensuite, 1. Ainsi Althusser pourra-t-il parfois emprunter à Derrida jusqu’à ses tics d’écriture et désigner l’histoire de la philosophie comme « histoire du déplacement de la répétition indéfinie d’une trace nulle ». Ainsi Derrida pourra-t-il, à l’ouverture des « États généraux de la philosophie », dénon­ cer les complots du capitalisme international. Althusser pourra estimer essentiel l’apport de Lacan, etc. 2. Dans un récent article de la Revue de l'enseignement philosophique (octobre-novembre 1984, pp. 95-104), J. Lefranc nous reproche d’avoir amalgamé (in : « Philosopher après la fin de la philosophie ? », Le Débat, janvier 1984). sous l’appellation de «génération de 1960», des courants profondément hétérogènes. II va de soi qu’il faudrait être singulièrement aveugle pour ne pas avoir perçu cette hétérogénéité. Ce qu’en revanche notre critique ne voit pas, c’est que c’est précisément cet « étrange amal­ game » qui est à la racine de la « pensée 68 » et qui en a rendu possibles les effets.

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parce qu’il est absurde de renvoyer à la raison comme l’entité contraire de la non-raison. Enfin, parce qu’un tel procès nous condamnerait à jouer le rôle arbitraire et ennuyeux du rationaliste ou de l’irrationaliste1. » Intégra­ lement démarquée de Heidegger, qui, comme on sait, fai­ sait de l’irrationalisme le frère ennemi du rationalisme et, comme tel, le récusait, la réponse doit pourtant être com­ plétée : s’il avait fallu accepter de choisir l’un de ces deux rôles dont un minimum de sérieux impose de convenir qu’ils s’excluent, le développement d’une vulgate de VHistoire de la folie eût sans doute été moins facile. Ce double jeu a permis, si l’on nous permet l’expression, de « ratisser large » et a ménagé la possibilité de ce qu’on a alors quelque mauvaise grâce à présenter comme des « simplifications » : le « refrain de la chansonnette anti­ répressive» a pu être d’autant plus aisément repris en chœur12 que le chef de chapelle, en se bornant à analyser «des rapports entre la rationalisation et le pouvoir», avait entretenu toutes les ambiguïtés souhaitables sur l’horizon ultime de telles analyses. L'Histoire de la folie, œuvre inaugurale de la pensée 68, a donc fourni le modèle d’un discours dont la relation avec la prétendue vulgate simplificatrice semble fort étroite. La question de savoir pourquoi Foucault a cru bon, dans la dernière partie de son itinéraire, de prendre 1. H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophi­ que, avec un entretien et deux essais de M. Foucault, Gallimard, 1984, pp. 299-300. 2. Un exemple parmi d’autres : G. Hocquenghem, dans un bref essai de 1972 sur Le Désir homosexuel, Éd. universitaires, transpose terme à terme les thèses de VHistoire de la folie en les appliquant au problème de l’homo­ sexualité : interprétant l’homosexualité comme une marginalité suscitée par les normes d’une société fondée sur la famille, le disciple répète signi­ ficativement les ambiguïtés du discours du maître en imputant le proces­ sus d’exclusion tantôt à la « machine sociale » en général, tantôt à la «société capitaliste». On a ainsi un bon exemple de la relation entre l’oeuvre et sa vulgate, plus grossière, mais fidèle jusque dans l’art des équi­ voques.

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ses distances avec cette vulgate se pose par conséquent avec d’autant plus d’acuité. Avant de songer à y répondre, il faut cependant percevoir que les thèses développées par Foucault dans la majeure partie de son œuvre - thèses qui ont fait sa célébrité et ont nourri la « chansonnette anti­ répressive - n’étaient pas sans se heurter à de sérieuses difficultés : non plus quant à l’équivoque du registre dans lequel s’effectuent les analyses, mais quant aux produits de ces analyses, c’est-à-dire quant à leurs résultats. En demeurant sur le terrain qui était celui de l’œuvre inaugu­ rale, nous mettrons en évidence deux de ces difficultés, l’une ponctuelle, mais significative, l’autre plus globale. Nous nous appuierons pour cela sur deux débats suscités par ['Histoire de la folie.

DERRIDA CONTRE FOUCAULT : RAISON ET DÉRAISON

Incidemment, l’ouvrage fondateur de 1961 établit un parallélisme entre ce qui, quant au rapport à la folie, s’accomplit dans l’histoire sociale et ce qui, du point de vue du statut accordé à l’irrationnel, survient dans l’his­ toire de la philosophie : à la création de l’Hôpital général, symbole, en 1656, de la volonté d’exclure socialement le fou, correspondrait ainsi, dans les Méditations de Descar­ tes, la volonté d’éliminer l’irrationnel du discours philo­ sophique. Ce parallèle, même s’il n’occupe que quelques pages dans l’ouvrage1, est stratégiquement très important, puisqu’il contribue à accréditer l’idée que c’est bien à l’avènement de la ratio classique qu’il faut rattacher la coupure intervenue dans l’histoire de la folie. Or, il se trouve que l’interprétation de Descartes esquissée à cet 1. Histoire de ta folie, pp. 56-58.

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effet a donné lieu à une instructive polémique entre Fou­ cault et Derrida, parfaitement représentative, au-delà de son objet propre, du type de relations théoriques entrete­ nues par les principales composantes de la philosophie des « sixties ». L’intelligence du débat suppose l’examen des trois pièces du dossier. 1) L'Histoire de la folie consacre donc une brève ana­ lyse au passage de la Première Méditation où Descartes, après avoir mis en doute l’existence du monde extérieur et celle de son propre corps, se fait à lui-même l’objection de la folie : nier, écrit-il, « que ces mains et ce corps soient à moi », n’est-ce pas faire comme « ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus, ou s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre... ». Et il ajoute : « Mais quoi, ce sont des fous (amentes), et je ne serais pas moins extravagant (demens) si je me réglais sur leurs exemples. » Dans les lignes qui suivent, Descartes rencontre alors l’éventualité du rêve : il se pourrait que je rêve et que le monde soit un songe. C’est cette hypothèse du rêve qui fonde, comme on sait, le recours au doute hyperbolique auquel n’échappent que les vérités d’origine non sensible (mathématiques) : vraies « soit que je veille ou que je dorme », les connaissances mathématiques ne verront leur certitude ébranlée que sous l’assaut de l’hypothèse artificielle du Malin Génie. Lisant ce texte célèbre, Foucault invite à comparer la façon dont s’y opère la rencontre de la folie et la manière dont Descartes affronte l’hypothèse du rêve : « Descartes n’évite pas le péril de la folie comme il contourne l’éven­ tualité du rêve1. » Les deux expériences - folie et rêve 1. Ibid., p. 56.

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seraient en effet conçues comme se situant différemment par rapport à la vérité. Car Descartes, estime Foucault, exclut d’emblée l’hypothèse de la folie, sans même la consi­ dérer véritablement : l’extravagance qu’il y aurait à croire que j’ai un corps de verre n’est pas même une éventualité à prendre au sérieux, puisque je pense. Si le fait de penser, d’être une raison, exclut immédiatement la folie, en revan­ che l’hypothèse du rêve devra être traitée avec soin, comme une radicalisation de l’hypothèse selon laquelle les sens pourraient parfois me tromper : dans le rêve, c’est la totalité de mes images sensibles qui deviennent trompeuses, et par conséquent le cas du rêve méritera un examen attentif, puisqu’il permet d’envisager, au niveau d’une exagération hyperbolique, le problème de l’erreur sensible. Le cogito apparaît donc à Descartes comme compatible avec l’hypo­ thèse du rêve, il ne l’est pas, par définition, avec celle de la folie qui se trouve pour cette raison congédiée sans plus d’explication. L’enseignement que tire Foucault de cette lec­ ture est alors prévisible : ce décret d’exclusion de la folie par le cogito cartésien annonce le décret politique du grand ren­ fermement, dont en ce sens il doit être tenu pour solidaire. Le geste de Descartes marque l’avènement de la ratio répressive de son « autre » qui caractérise dans son ensem­ ble l’âge classique. 2) Dans une conférence prononcée en 1963 dans le cadre du « Collège philosophique » de J. Wahl, publiée en 1964 dans la Revue de Métaphysique et de Morale, puis reprise en 1967 dans L’Écriture et la Différences, Derrida, tout en rendant un hommage très appuyé à VHistoire de la folie1 2, conteste la possibilité de percevoir dans la Première 1. J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in : L’Écriture et la Diffé­ rence, coll. «Points», pp. 51-97. 2. Ibid., p. 51 : « Livre à tant d'égards admirable, livre puissant dans son souffle et dans son style : d’autant plus intimidant pour moi que je garde, d'avoir eu naguère la chance de recevoir l'enseignement de Michel Fou­ cault, une conscience de disciple admiratif et reconnaissant. »

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Méditation une récusation originaire du discours de la folie comme radicalement extérieur au cogito. Relisant le passage, il y constate au contraire que la folie, l’hypothèse de l’extravagance, ne reçoit en fait, à ce moment du trajet des Méditations, nul traitement spécifique et n’est sou­ mise à aucune exclusion particulière. On peut constater en effet que les lignes incriminées, entre la mise en cause des sens (il ne faut «jamais se fier entièrement à ceux qui nous ont quelquefois trompés») et la réfutation de l’hypothèse du rêve, restent muettes quant au traitement de l’hypothèse de la folie. Et c’est en réalité ce silence que Foucault a interprété comme le signe d’une extériorité tel­ lement absolue entre raison et folie que, puisque je pense, il n’est pas même besoin de réfuter l’hypothèse de la folie : « Moi qui pense, je ne peux pas être fou1. » Derrida s’efforce tout au contraire de montrer que le silence de Descartes prépare la reprise élargie, l’hyperbolisation de l’hypothèse de la folie, sous la forme de la fiction du Malin Génie : l’hypothèse du Malin Génie permet en effet d’envisager la possibilité d’une folie totale, d’un « affole­ ment total», tel que ce qui est seulement partiel dans l’éventualité de l’extravagance (je crois mon corps fait de verre, mais mes autres perceptions ne sont pas nécessaire­ ment « affolées ») deviendrait dépourvu de toute excep­ tion : tout mon rapport au réel serait alors tel que, dira Descartes, « le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons ne (seraient) que des illusions et des tromperies » dont le Malin Génie se sert pour m’abuser ; et en conséquence il me faudrait me considérer moi-même « comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant fausse­ ment avoir toutes ces choses». La reprise des mêmes 1. Histoire de la folie, p. 57.

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exemples dans le contexte d’une extravagance généralisée est alors, selon Derrida, l’indice même que la folie ne reçoit donc pas congé, contrairement à ce que suggère Foucault, avant la mise en place du cogito : tout au contraire, c’est dans le cadre de l’hypothèse du Malin Génie, donc dans le cadre de l’éventualité d’une folie exa­ cerbée, que Descartes va établir le cogito, sum. La démar­ che de la Deuxième Méditation consistera en effet à mon­ trer que le cogito, sum reste vrai, même si je suis « affolé » par le Malin Génie : « Que je sois fou ou non, cogito, sum'. » Et par conséquent le cogito précède le partage entre raison et folie : « L’acte du cogito vaut même si je suis fou, même si ma pensée est folle de part en part. Il y a une valeur et un sens du cogito comme existence qui échappent à l’alternative d’une folie et d’une raison déter­ minées1 2. » Ainsi la certitude de l’existence n’est-elle nulle­ ment mise par Descartes à l’abri d’une folie enfermée, elle est au contraire atteinte et assurée dans la folie ellemême : le cogito vaut même pour le fou, la différence qui spécifie de ce point de vue le fou étant qu’il ne peut réflé­ chir et exprimer le cogito. On perçoit aisément l’enjeu que Derrida a pu accorder à une telle mise au point : la raison cartésienne, loin d’exclure ce qui diffère d’elle, reconnaît la présence éven­ tuelle, menaçante, jusques et y compris en elle, de cette lumière noire, non naturelle, qu’est la folie. Avec Descar­ tes, la raison perçoit en elle son autre : la fissure de la folie est interne à la raison, - clair indice, aux yeux de Derrida, d’une crise de la raison sous-jacente à la constitution même de son règne : trace de la différence au moment même où s’impose la figure de Videntité à soi. 3) Foucault a entrepris de répondre à Derrida dans un 1. Derrida, toc. cil., p. 87. 2. Ibid., p. 85.

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appendice de la deuxième édition de l’Histoire de la folie'. Une analyse minutieuse de cette réponse, qui reprend le texte de Descartes et l’interprétation de Derrida ligne par ligne, imposerait d’entrer dans le détail des deux lectures, ce dont l’intérêt ne nous est pas apparu vraiment garanti : il s’agit en effet avant tout, pour Foucault, d’avoir raison contre Derrida, et l’opération est d’une portée relative­ ment mince si l’on est convaincu que, comme on va le suggérer, ils ont au fond, en un sens, tort l’un et l’autre. Seul le principe de la réponse de Foucault nous retiendra donc. La réponse, sévère dans le ton, s’attache à mettre en cause « la petite pédagogie historiquement déterminée » de Derrida, qui « enseigne à l’élève qu’il n’y a rien hors du texte» et qu’il faut interpréter le texte à partir de luimême, en se bornant à chercher en lui ses non-dits, dans les mots (même si c’est « dans les mots comme ratures »), et en se refusant à «aller chercher ailleurs». Foucault soutient au contraire qu’on ne saurait comprendre le texte de Descartes sans en « replacer les pratiques discursives dans le champ des transformations où elles s’effectuent », à savoir ce qu’il appelle alors, depuis Les Mots et les Cho­ ses (1966), V« épistémè», autrement dit le système de savoir global de l’époque (sa structure culturelle/scientifi­ que) : se fermant à l’extériorité à partir de laquelle le texte parle, Derrida ne pourrait qu’en manquer la vraie por­ tée. La réponse étonnera sans doute par la circularité du rai­ sonnement qu’elle suppose : l’analyse du passage des Méditations qui évoque la folie était censée éclairer la position de l’époque à l’égard de l’irrationnel, et ce serait maintenant en lisant les Méditations à partir de Vépistémè caractérisant l’époque qu’on pourrait dégager le sens du texte de Descartes ! Sans doute a-t-on affaire, en la 1. Éd. citée, pp. 583-603.

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matière, à l’une de ces subtiles interactions prétendu­ ment dialectiques dont le discours philosophique des «sixties» s’est montré si friand, mais peu importe: le dernier épisode du débat montre surtout qu’à imposer aux textes l’épreuve systématique de la généalogie, on s’expose à des surenchères à l’infini. Profondément en accord sur le principe d’une lecture poursuivant le «non-dit» d’un texte que l’on suppose par définition dire plus que ce que son auteur entendait exprimer, Der­ rida et Foucault ne s’opposent en fait que sur la détermi­ nation du lieu à partir duquel surgit cet excès de sens : s’agit-il en quelque sorte d’une extériorité interne, qui travaille le texte de l’intérieur, comme le suggère Derrida en déconstruisant l’affirmation cartésienne de l’identité à soi pour y faire paraître le jeu de la différence, - ou s’agit-il, comme le revendique Foucault, d’une extério­ rité plus radicale, celle de l’époque elle-même ? La surenchère, on le voit aisément, pourrait sans nul doute se poursuivre : car Yépistémè de l’époque, pour être cer­ née avec profondeur, gagnerait peut-être à être à son tour interprétée à partir de ce qui parle en elle et constitue son « non-dit », qu’il s’agisse de l’histoire du développement des forces productives ou de n’importe quelle autre his­ toire dont cette structure culturelle ne serait qu’un des moments. Le débat qui oppose ainsi Derrida et Foucault est en ce sens parfaitement représentatif à la fois des res­ sources et des difficultés (ces dernières prenant ici la forme d’une incontrôlable régression à l’infini) qui caractérisent une pratique de la généalogie commune aux deux protagonistes. En ce sens, le désaccord, rassu­ rons-nous, n’engage pas l’essentiel. Cela dit, que penser de cette polémique quant au pro­ blème même dont elle débat, celui du statut de la folie dans le discours cartésien, plus généralement, puisque Foucault suggère cet élargissement, dans Yépistémè du

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xviie siècle? Deux niveaux du problème doivent être considérés : -À propos du rapport qui s’établit, dans le texte de Descartes, entre CQgito et folie, Derrida a indubitablement raison d’estimer que l’élimination de la folie n’intervient pas avant la fondation que le cogito, sum apporte à l’édi­ fice philosophique : le partage entre raison et folie n’est accompli qu’avec la réfutation de l’hypothèse du Malin Génie. Que, dans les Méditations, la philosophie soit fon­ dée avant un tel partage, cela n’implique certes pas néces­ sairement que la fissure de la différence soit à l’œuvre au cœur même de la constitution de l’identité : l’analyse de Derrida est à cet égard typique d’un geste caractéristique de l’heideggerianisme français, consistant à volontiers surinterpréter des textes marginaux. Mais, pour ce qui touche en tout cas à la relation entre cogito et folie dans l’économie du texte cartésien, la mise au point de Derrida paraît peu contestable et coupe court, ce qui n’est pas intégralement négligeable, à la tentative de faire de la Pre­ mière Méditation l’expression ou le reflet du grand renfer­ mement. -Quant à la question plus vaste de savoir comment la folie est conçue au xvne siècle, Derrida semble en revan­ che, tout autant que Foucault, s’être gravement mépris1. Des deux côtés, on lit en effet les Méditations à partir d’une conception de la folie comme hallucination, comme incapacité à distinguer entre une donnée des sens et une image. Or, tout indique que la conception de la folie comme hallucination n’apparaît en réalité qu’au xixe siècle. Pas plus pour Descartes que par exemple pour Pas­ cal12, la folie ne supprime la perception. Durant tout le 1. Nous nous souvenons sur ce point de la façon dont F. Alquié, notam­ ment dans son enseignement, soulignait avec une grande netteté cette méprise. 2. Cf. par exemple Pascal, Pensées, L. 44.

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xviie siècle, la folie est conçue bien plutôt comme mettant en balance la perception et les jugements : le fou perçoit parfaitement son corps et le monde extérieur, mais il pré­ fère croire son jugement, selon lequel par exemple il n’aurait pas de corps, plutôt que ses sens. C’est une telle idée de la folie qui permet précisément le parallèle, pré­ sent chez Pascal comme chez Descartes, entre philosophie et folie : comme le fou, le philosophe préfère en effet croire ses jugements plutôt que ses perceptions ; alors même que ses sens lui disent qu’un monde extérieur existe, qu’il a un corps, des mains, etc., il préfère révoquer en doute toutes ces données sensorielles, parce que, ses sens l’ayant déjà abusé, il juge douteux le contenu des perceptions. En conséquence, pour distinguer philosophie et folie, il faudra montrer qu’il existe une différence au niveau du jugement qui est préféré aux sensations, juge­ ment insensé dans le cas du fou, jugement fondé dans celui du philosophe. Et telle est précisément, chez Descar­ tes, la fonction de l’évocation du rêve : établir que le juge­ ment du philosophe n’est pas insensé. L’ensemble du rai­ sonnement est donc en réalité le suivant : - Dans l’acte du doute hyperbolique, je suis, en tant que philosophe, comparable à un fou qui croit son jugement plutôt que ses sensations. -L’évocation du rêve intervient alors pour montrer que mon jugement est fondé, à la différence de celui du fou : car j’ai déjà éprouvé en rêve la sensation d’une exis­ tence, alors même qu’il ne s’agissait que du produit de mon imagination. Par conséquent privilégier le jugement qui met en doute l’existence que mes sensations me pré­ sentent comme réelle n’est nullement insensé, mais est au contraire philosophiquement sage : le jugement en vertu duquel les perceptions sont disqualifiées repose ici sur des arguments raisonnables. Dans le cadre global de ce raisonnement, la mention de

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la folie n’a donc nullement le sens que lui attribuent aussi bien Foucault que Derrida. L’éventualité de la folie (« Mais quoi ce sont des fous... ») doit très logiquement être envisagée, dès lors que l’on vient de définir la philo­ sophie par la mise en question de ce que chacun voit. Et, en ce point de la Première Méditation où l’on ne possède pas encore le critère du vrai, l’éventualité d’une folie du philosophe n’est pas facile à écarter : comment, sans pos­ séder le critère du vrai, établir qu’à la différence du fou, le philosophe préfère à ce qu’il perçoit un jugement fondé ? De là le passage à un niveau supérieur, où il ne s’agit plus de choisir un jugement contre le contenu des perceptions, mais d’un trouble de la perception. Conclusion : Descar­ tes ne laisse pas de côté l’objection de la folie (« Mais quoi ce sont des fous... ») parce que la raison classique exclu­ rait d’emblée la folie (Foucault), ni non plus parce qu’elle l’inclurait comme son autre, comme sa différence qui la travaille de l’intérieur (Derrida) : l’objection est laissée de côté, plus simplement et plus sobrement, parce qu’à ce moment du trajet des Méditations on ne dispose pas encore du moyen de la réfuter. Il faut donc passer outre et, malgré cette objection non levée (en vertu de laquelle le doute pourrait être une folie), radicaliser le doute, ce à quoi invite l’argument du rêve. La polémique entre Foucault et Derrida se trouve ainsi, pour l’essentiel, désamorcée. De son analyse, deux ensei­ gnements se dégagent principalement : -L’herméneutique généalogique, commune dans son principe aux deux lectures (qui ne s’opposent que sur les modalités de sa pratique), manifeste ses limites : à se convaincre que le texte ne se laisse comprendre qu’à par­ tir d’autre chose que lui-même, on risque de ne plus même prendre le soin de construire la cohérence interne de l’œuvre étudiée et de l’insérer de force dans une logi­ que qui n’est pas la sienne. Si, d’un point de vue théori­

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que, la généalogie, dépossédant a priori le sujet de la maîtrise de ses énoncés, participe clairement de cette des­ truction de la subjectivité qui rassemble les composantes de la pensée 68, elle a en outre, pratiquement, des effets pervers, dont le moindre n’est pas le délire interprétatif. La critique littéraire des « sixties » a elle aussi payé son tribut à l’adoption systématique d’une telle démarche. -À travers l’erreur qui, commise également par Der­ rida, porte sur la conception classique de la folie, la reconstruction foucaldienne laisse entrevoir une certaine fragilité : ne serait-ce qu’en ce qui concerne la manière dont l’histoire de la folie s’exprime dans l’histoire de la philosophie, cette reconstruction est fausse. Qui plus est, l’objet de l’erreur n’est pas un simple détail, puisque Fou­ cault en fait le point de départ de sa tentative pour démontrer que la raison classique naît et se développe par l’exclusion de la folie. La prudence, dans ces conditions, impose de reposer la question dans toute sa généralité : de l’âge classique à l’âge moderne, le devenir des sociétés occidentales est-il justement interprété quand on y per­ çoit, à l’égard de la folie comme envers d’autres « mar­ ges », une simple logique d’exclusion ?

M. GAUCHET ET GL. SWAIN CONTRE FOUCAULT : LA LOGIQUE DE LA DÉMOCRATIE

Le débat, cette fois, engage l’interprétation d’ensemble proposée de l’histoire de la folie par Foucault, M. Gau­ chet et Gl. Swain s’attachant en premier lieu à rétablir quelques faits1 : 1. Cf. notamment M. Gauchet et Gl. Swain, La Pratique de l'esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique. Gallimard, 1980. Il faut signaler aussi une série d’articles de Gl. Swain, parus en 1982

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- L’asile est une institution qui n’apparaît en fait vérita­ blement qu’autour de 1800, donc au lendemain de la Révolution française, sous l’égide de Chaptal, alors ministre de l’intérieur, -Le grand renfermement dont parle Foucault s’est effectivement produit, mais nullement au début de l’âge classique (l’Histoire de la folie retient la date de 1656). En réalité, les documents permettent d’évaluer à environ deux mille personnes le nombre des enfermés en 1660. Il s’élève à environ cinq mille juste après la Révolution. Il atteindra cent mille en 1914. Ces faits suggèrent une hypothèse : plutôt qu’avec l’émergence de l’âge classique et le cartésianisme, le phé­ nomène de l’enfermement entretient peut-être une rela­ tion étroite avec la mise en place et le développement d’une société démocratique, au sens tocquevillien de l’expression. En raison même de son incongruité dans un champ largement investi par la vulgate foucaldienne, la puissance de renouvellement de cette hypothèse a généra­ lement été peu perçue. Elle nous paraît donc devoir être fortement soulignée. Trois thèses, directement dirigées contre la reconstruc­ tion de Foucault, vont étayer l’hypothèse : 1) Contrairement à ce que soutient Foucault, la dyna­ mique de la modernité n’est pas, pour l’essentiel, celle d’une exclusion de l’altérité: la logique des sociétés modernes serait bien plutôt celle qu’a décrite Tocqueville, à savoir une logique d'intégration, sous-tendue par le pos­ tulat d’une égalité fondamentale entre les hommes. Revenons au principe même des analyses foucaldiennes tel qu’il apparaît dans VHistoire de la folie, pour être repris ensuite notamment dans l’étude sur le système dans la revue Esprit, consacrés à l’analyse de la naissance des éducations spécialisées.

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pénitentiaire. Ce principe, d’inspiration clairement heideggeriano-nietzschéenne, consistait à situer le propre de la raison moderne dans son incapacité à penser la diffé­ rence (ou l’altérité) et dans sa propension à la refouler. Application à l’histoire de la folie : si le fou fait peur, dérange, c’est qu’il est le tout autre par excellence. Corré­ lativement, si le Moyen Âge apparaît encore capable d’accorder une place au fou, c’est qu’il n’est pas encore dominé par une configuration intellectuelle dont Foucault emprunte directement le tracé à l’analyse heideggerienne de la métaphysique (moderne) de la subjectivité (maîtrise et possession du réel par réduction des différences, oubliées/refoulées, à l’identité). La régression que décrit Foucault, dans le rapport entre la communauté et le fou, en la situant à l’apparition de l’âge classique a ainsi pour modèle ce «déclin de la pensée» qu’avait reconstitué Heidegger en lui attribuant pour ressort essentiel, dans le passage aux Temps Modernes, le surgissement de la rai­ son cartésienne. Or, M. Gauchet et Gl. Swain montrent que cette vision de l’histoire repose sur une double illusion : - Une illusion sur les sociétés préclassiques : si, de fait, le fou est toléré dans les sociétés traditionnelles, ce n’est nullement qu’elles soient «meilleures», plus tolérantes ou, si l’on veut, moins « métaphysiques » ; c’est au contraire parce que, ces sociétés étant fondamentalement inégalitaires et hiérarchisées, la différence radicale n’y saurait encore faire véritablement problème. Le fou y est certes toléré, mais sur la base d’une affirmation implicite de sa différence absolue avec le reste de l’humanité : tenu tantôt pour infra-humain, tantôt pour supra-humain (et presque divin), le fou est considéré comme un être situé hors de l’humanité et hors de toute communication possi­ ble. Dans ce cadre culturel (défini par des principes d’iné­ galité et de hiérarchie naturelles), la différence absolue

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n’exclut pas la familiarité, et l’on peut s’accommoder d’une présence du fou dans la cité. - Une illusion sur les sociétés modernes : si la folie commence à faire problème avec l’apparition de la modernité démocratique, égalitariste, ce n’est nullement parce que le fou est l’Autre, mais c’est au contraire dans la mesure où il est un alter ego, que nous devons penser comme un semblable, comme un autre homme. Rien n’illustre mieux cette mutation que l’évolution perceptible, des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes, dans l’attitude à l’égard du fou. Dans les socié­ tés traditionnelles, le fou est certes un être familier, qui ne doit pas nécessairement être enfermé, mais - puisqu’il est en dehors de l’humanité et de la communication, puisqu’il ne nous comprend pas (et ne souffre pas comme un homme) - il est possible de se rapporter à lui sur le mode de la dérision : ainsi, dans les villes du xvne siècle, laisse-t-on les enfants poursuivre les insensés par les rues, leur jeter des cailloux et se moquer d’eux ; ainsi encore, jusqu’au début du xixe siècle, la visite des fous à l’HôtelDieu restera-t-elle un but de promenade familiale pour occuper l’après-midi du dimanche. Bref, on accepte le fou, mais sur le mode de l’idiot du village, ou comme on montre des infirmes dans les foires. En revanche, dans les sociétés modernes, cette attitude disparaît progressive­ ment et, si elle subsiste, c’est en suscitant la réprobation. La rencontre du fou s’effectue davantage dans la distan­ ciation que dans la familiarité, précisément parce que ce qui dérange chez le fou, et incite à prendre ses distances, c’est qu’il est un homme et que son comportement ne saurait donc seulement être pour nous un objet d’amuse­ ment ou de curiosité. Bref, au Moyen Âge, il existe, avec le fou, une proximité de fait, mais une distance absolue de droit : à l’époque moderne, au contraire, l’identité est de droit, et la distance n’est que de fait.

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Le phénomène de l’enfermement doit dès lors obtenir une interprétation opposée à tous égards à celle qu’avait proposée Foucault. Dans la logique de l’État moderne, deux éléments expliquent la véritable nature de l’enfer­ mement : 1. dans son principe, l’État moderne est claire­ ment porté par une dynamique de l’égalité ; 2. dans sa fonction, il intervient à la fois comme « gendarme », assu­ rant des tâches de répression, et comme «protecteur», avec pour horizon le devenir de 1’« État-providence ». Réinscrite dans cette logique, la signification de l’enfer­ mement devient à la fois claire et subtile : -Perçu sur fond d’égalité, le fou est menaçant pour nous, puisqu’il représente, de droit, un homme en qui, de fait, l’humanité vacille : dans la logique de la fonction répressive de l’État, le fou devra donc être enfermé. - Mais, menaçant, le fou est aussi menacé par ceux qui se moquent de lui et en face desquels il se trouve démuni : le principe d’égalité imposant de voir en lui un alter ego, il redevient en droit ce qu’il ne semble plus être en fait, à savoir un homme comme les autres qui, en tant que tel, a droit à la protection de l’État ; dans la logique de la seconde fonction de l’État, il devra donc, non plus sim­ plement être enfermé, mais être soigné. De ce point de vue, il est significatif que ce soit entre 1770 et 1830, donc au sein même de la dynamique démo­ cratique, que naisse l’éducation spécialisée1 : elle s’adresse précisément à tous ceux -'muets, aveugles, idiots - que le Moyen Âge considérait comme naturellement et donc comme définitivement (en droit) exclus de la communica­ tion ; parce que, désormais, ils restent en droit des hom­ mes, la société doit déléguer vers eux des « spécialistes »

1. Cf. sur ce point les articles de Gl. Swain sur La Naissance des éducations spécialisées.

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susceptibles de les réintégrer de fait dans l’espace de la communication. 2) De cette première thèse sur le sens global de l’his­ toire moderne de la folie (comme histoire d’une intégra­ tion, et non d’une exclusion), M. Gauchet et Gl. Swain déduisent une conséquence importante qui souligne, là encore, une méprise de Foucault : la thèse, cette fois, porte sur la naissance du « traitement moral » et sa signi­ fication. Avant la modernité démocratique, on assiste bien à des tentatives de traitement appliquées à la folie : il s’agit toutefois, pour l’essentiel, de traitements corporels (saignée, pendaison par les pieds, immersion dans l’eau froide ou, selon les cas, tiède, etc.). Ces traitements physi­ ques, ou externes, auxquels le malade survit d’ailleurs assez rarement, obéissent à une logique : puisque le fou est radicalement exclu de la communication, on ne sau­ rait être tenu de le comprendre, et l’on peut tout au plus agir sur lui. La naissance du traitement moral (= psychi­ que) repose au contraire sur l’idée que l’on peut commu­ niquer avec le fou, parce que, selon l’expression de Gl. Swain, il reste de droit, par-delà ses perturbations de fait, le « sujet de sa folie ». Il y a donc là une mutation, que M. Gauchet et Gl. Swain analysent dans l’histoire de la psy­ chologie (chez J. d’Aquin, Esquirol, Pinel), dont le lien avec la notion moderne et démocratique d’« humanité » est transparent: y voir, comme Foucault, l’apparition d’une forme simplement plus douce et insidieuse d’exclu­ sion, c’est ainsi se méprendre gravement. Cette mutation se laisserait repérer tout autant dans l’histoire de la philosophie, comme Gl. Swain l’a montré à propos de l’hégélianisme*. On sait en effet que Hegel attribue explicitement à Pinel le mérite d’« avoir décou­ vert ce reste de raison chez les aliénés et les maniaques, 1. GL Swain, « Deux époques de la folie », Libre, I, Payot, 1977.

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(et de) l’y avoir découvert comme contenant le principe de leur guérison»1. Ainsi la folie n’apparâît-elle à Hegel que comme un moment provisoire, s’inscrivant toujours sur fond de raison, donc d’humanité : le fou ne cesse pas d’être un homme en droit, même si en fait, ou en appa­ rence, il prend ses distances par rapport à l’humanité. Bien plus, appliquant ici le schème de la « ruse de la rai­ son », Hegel va faire de la folie un moment qui s’intégre dans le développement de l’Esprit, sur un mode qu’exprime bien Gl. Swain : « Étant donné ce que je suis en tant qu’homme, je suis exposé à la folie, la folie est mon “privilège”... On n’échappe pas à la condition humaine pour être fou. Quelque chose au contraire, de la condition humaine, s’accomplit dans la folie... C’est la raison même qui est grosse de la folie. Certes la folie n’en constitue pas moins son autre, mais un autre qui lui est intérieur, en quelque sorte, et dont la survenue s’inscrit dans la logique même de son développement1 2. » Là encore, par conséquent, vient au jour, sur fond de moder­ nité démocratique, la conviction qu’il n’y a pas de diffé­ rence absolue (de droit) entre folie et raison, - conviction qui contient en germe l’effacement psychanalytique de la coupure entre normal et pathologique. Reste alors à résoudre un problème : pourquoi, dans l’histoire moderne de la folie, voit-on naître cette institu­ tion qu’est l’asile? Car le traitement moral pourrait le plus souvent, comme peut l’être la psychanalyse, s’accomplir en dehors d’une institution spécifique. En d’autres termes : la naissance de l’asile ne constitue-t-elle pas un obstacle à la thèse selon laquelle l’histoire de la folie se serait développée, non dans le sens d’une exclu­ sion, mais dans celui d’une intégration ? 1. Hegel, Philosophie de l’esprit, trad. Vera, p. 409. 2. GL Swain, loc. cit., p. 194.

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3) L’apparition de l’institution asilaire a au contraire, selon l’interprétation qu’en donnent M. Gauchet et Gl. Swain, une portée qui confirme l’inscription de l’histoire moderne de la folie dans la dynamique démocratique. Deux facteurs convergent dans la naissance de l’asile : -Le traitement moral, une fois passé le premier enthousiasme né de la constatation qu’une communica­ tion s’avère possible avec le fou, se heurte à des difficultés que la psychanalyse s’attachera d’ailleurs à décrire : la communication ne conduit pas nécessairement à la guéri­ son, constatation qui suggère l’idée qu’un traitement ins­ titutionnel est indispensable. - Sous le poids d’une forte demande sociale, le « Grand Hôpital » va fournir à la nouvelle institution son modèle. Mais le modèle sera aussi et surtout surdéterminé par l’utopie révolutionnaire : avec la Révolution française, la représentation de la société s’est profondément transfor­ mée, et au modèle d’une société déterminée du dehors et par son passé, selon le schéma théologico-politique, est venue se substituer la représentation d’une société qui, idéalement, se veut auto-instituée à partir d’une vision de son avenir. L’émergence de cette utopie d’une société se produisant elle-même de façon intégralement constructi­ viste va constituer le cadre dans lequel s’est élaborée la conception de l’asile. L’asile peut en effet, en un triple sens, apparaître comme une utopie démocratique : - C’est tout d’abord une institution insulaire, coupée du reste de la société, ce par quoi elle reproduit concrètement l’idéologie contractualiste de la « table rase ». -C’est ensuite une tentative pour, grâce à un savoir scientifique et un projet de discipline et d’intériorisation, produire un homme nouveau. À cette fin, tout un système doit être mis en place, système organisé et dirigé par un pouvoir censé être bienveillant, omniscient, omnipré­

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sent : celui du médecin-chef, qui, grâce à une architecture appropriée, entend contrôler la totalité de l’expérience. -La dimension utopique de l’asile s’entend, enfin, au sens trivial de l’utopie comme projet qui contient en lui l’horizon de son échec. Car - et c’est là un point essentiel qu’il faut souligner dans les analyses de M. Gauchet et de Gl. Swain - il ne s’agit nullement de défendre systémati­ quement l’asile contre les critiques que lui adresse Fou­ cault. Il existe bien, en effet, un danger «totalitaire» inhérent à la pratique asilaire, même s’il est inverse de ce que croit Foucault. Ce danger (qui témoigne de l’utopie du projet) tient à une fantastique volonté d’intégration, et non d’exclusion: d’une part, le projet de pouvoir qui anime l’idée asilaire est à la fois irréaliste (on le sait aujourd’hui, l’œil panoptique ne voit rien, la planification totale ne planifie rien) et dangereux par ses effets ; d’autre part, la conviction qui est à la base de cette utopie consiste à croire qu’en transformant radicalement l’envi­ ronnement, c’est aussi l’homme que l’on transforme : or, s’il n’est pas douteux que l’environnement naturel condi­ tionne les esprits, la difficulté tient au fait qu’on ne contrôle pas ses effets ; bref, si l’homme, peut-être, est déterminé par la société, cela n’implique pas pour autant que la société sache le produire. Ainsi réinscrit dans la dynamique moderne des sociétés démocratiques, le développement de l’institution asilaire continue de susciter un certain nombre d’interrogations sur ses effets. Il n’en demeure pas moins que, même s’il échoue, même s’il contient des dangers, l’asile participe d’une représentation de la folie comme perturbation sim­ plement factuelle et provisoire, intervenant sur fond d’une humanité qui continue de s’affirmer en droit. De ce point de vue, l’histoire de la folie, dans laquelle s’inscrit la nais­ sance de l’utopie asilaire, ne semble guère, malgré tout, pouvoir être lue autrement que comme l’histoire d’un

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progrès. Et, en ce sens, les principales thèses de Foucault devraient apparaître comme erronées, et même comme fallacieuses, aussi bien historiquement que philosophi­ quement : au fil de cette enquête sur l’histoire de la folie, dont les principes directeurs ont été appliqués ensuite à l’histoire de la pénalité, s’est déployée une vaste entre­ prise de falsification de l’histoire moderne, présentée uni­ latéralement comme un processus multiforme de répres­ sion. C’est une telle falsification qui a suscité et, par sa répétition, a entretenu la vulgate anti-répressive qui sem­ ble avoir fini par embarrasser un Foucault plus tardif. Faut-il en conclure que, face au grossissement de ses pro­ pres présupposés par ses disciples, le maître est parvenu à en apercevoir les limites ? Devant le « tournant » que paraît constituer à cet égard l’Histoire de la sexualité, H. Dreyfus et P. Rabinow estiment que ce parcours suffit déjà à «prouver» que Foucault «faisait partie de ces penseurs exceptionnels, comme Wittgenstein et Heideg­ ger, dont l’œuvre témoigne à la fois d’une continuité sousjacente et d’un important revirement »'. Même si Heideg­ ger, expert en la matière, a assuré que «qui pense grandement, doit aussi se tromper grandement », il n’est pas évident, pourtant, que l’ampleur d’une palinodie théorique soit une preuve suffisante de profondeur. Plus sobrement : chacun dispose d’un droit à l’erreur, et si revirement il y a eu, il mérite comme tel d’être considéré avec attention et intérêt. Il faut donc prendre acte de diverses déclarations par lesquelles, à partir de 1975, Foucault, sans nul doute, a dû surprendre la plupart de ses disciples. Un seul exemple, pour l’instant, donnera une idée de cette probable surprise12 : « Il va bien falloir se débarrasser des “marcuseries” et 1. P. Dreyfus et H. Rabinow, op. cit., p. 147. 2. M. Foucault, Le Monde, 23 avril 1976.

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des “reichianismes” qui nous encombrent et veulent nous faire croire que la sexualité est de toutes les choses du monde la plus obstinément “réprimée” et “surréprimée” par notre société “bourgeoise”, “capitaliste” et “victo­ rienne”, alors que depuis le Moyen Âge il n’y a rien de plus étudié, interrogé, extorqué, mis au jour et en dis­ cours, obligé à l’aveu, requis de s’exprimer, et loué lors­ que enfin elle a trouvé ses mots. Nulle civilisation n’a connu de sexualité plus bavarde que la nôtre. » Suscitant de tels effets, le revirement qu’il paraît néces­ saire de supposer pour en rendre compte semble devoir engager l’essentiel : de ce point de vue, prenant d’ailleurs en considération certaines indications fournies par Fou­ cault lui-même, il iioqs est apparu indispensable de reve­ nir à la fameuse question de la mort de l’homme et, plus généralement, du statut du sujet, telle qu’elle s’est posée depuis Les Mots et les Choses jusqu’aux deux derniers volumes de l’Histoire de la sexualité.

LA MORT DE L’HOMME

Selon une première lecture - dont on verra qu’elle est finalement la plus importante - la notion de «mort de l’homme », introduite par Les Mots et les Choses, renvoie à la critique de l’humanisme comme métaphysique de la subjectivité telle qu’elle s’était élaborée chez Nietzsche et chez Heidegger, en rupture avec la pensée indissoluble­ ment humaniste et dialectique de Hegel et même de Marx : « Les grands responsables de l’humanisme contemporain, ce sont évidemment Hegel et Marx1.» Ainsi, parlant de la mort de l’homme, Foucault se réclame-t-il explicitement de cette « culture non dialecti­ 1. M. Foucault, in Ans, 15 juin 1966.

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que », « donc non humaniste »', qui « a commencé avec Nietzsche » et qui est « apparue également chez Heideg­ ger », avant de trouver un écho dans le courant structura­ liste «chez des linguistes, chez des sociologues comme Lévi-Strauss» qui, eux aussi, ont pratiqué la mort du sujet dans l’avènement des structures. Mais la mort de l’homme se lit aussi, aux yeux de Foucault, au-delà de sa thématisation philosophique, dans toute cette littérature qui, de Mallarmé à Blanchot (références obligées de tout le courant heideggeriano-nietzschéen français), a exprimé dans l’écriture la brisure de la subjectivité métaphysique, dénoncée dans sa prétention illusoire et impérieuse à la maîtrise de soi : « À partir d'Igitur, l’expérience de Mallarmé (qui était contemporain de Nietzsche) montre bien comment le jeu propre, autonome, du langage vient se loger là où précisé­ ment l’homme vient de disparaître. Depuis, on peut dire que la littérature est le lieu où l’homme ne cesse de dispa­ raître au profit du langage. Où “ça parle”, l’homme n’est pas. De cette disparition de l’homme au profit du langage, des œuvres aussi différentes que celles de Robbe-Grillet et de Malcolm Lowry, de Borges et de Blanchot témoi­ gnent1 2. » Ainsi présenté, le thème de la mort de l’homme consiste donc purement et simplement à célébrer la vic­ toire du Dasein sur la conscience de soi, sur le Bewusstsein, et à enregistrer la dissipation de l’illusion métaphysi­ que d’un sujet transparent à lui-même. J.-M. Benoît, qui salue aujourd’hui à grand bruit le retour du sujet, célé­ brait il n’y a pas si longtemps en Foucault une voix « qui 1. En cette identification de la dialectique et de l’humanisme. Foucault manifeste encore sa dépendance par rapport à Heidegger, qui faisait en effet de la dialectique (hégélienne et marxiste) le comble de la métaphysi­ que de la subjectivité. 2. M. Foucault, loc. cit.

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parle de plus en plus impérieusement et nous invite à sor­ tir de notre sommeil humaniste et anthropologique » : «Foucault nous délivre d’un certain prophétisme mou, humide, larmoyant : Sartre, Merleau-Ponty, Les Temps Modernes, les fonctionnaires de la “liberté” et du “sens”,... la pensée sirupeuse du Père Teilhard de Char­ din et les bêlements tristement universitaires d’Albert Camus... Prophète, il annonce dans son beau livre Les Mots et les Choses la clôture définitive d’une époque où les concepts et les disciplines scientifiques se sont laissé contaminer par cette notion floue et vague, ce fourre-tout philosophique : l’Homme. Foucault propose à notre culture le miroir lucide d’une pensée du système de laquelle l’homme, entité indécise, n’est plus qu’un moment... (Témoignent) en sa faveur Sade et Nietzsche, ceux dont le discours socratique et dionysiaque s’était assigné la plus haute mission : en finir avec l’humanisme et la morale de maître d’école1. » Laissons de côté, entre autres énigmes, l’étrangeté d’une représentation de l’his­ toire de la philosophie où Socrate aurait lutté contre cet humanisme dont Foucault, le premier, affirme le carac­ tère éminemment moderne : l’anti-humanisme se fait ici militant pour reconnaître dans Les Mots et les Choses la claire définition d’une tâche, - en finir avec cet héritage de la métaphysique de la subjectivité que véhiculeraient encore, plus ou moins consciemment, les sciences de l’homme. Si, de la vulgate, nous revenons à nouveau à l’œuvre même de Foucault, deux problèmes relativement délicats à résoudre semblent se poser. Tout d’abord, un problème de périodisation. Selon une thèse centrale dans Les Mots et les Choses, l’homme est une invention du xixe siècle, la 1. J.-M. Benoît, Sciences Po information, n° 9, p. 32 (compte rendu de Les Mots et les Choses).

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date décisive apparaissant ici comme celle de la publica­ tion de la Critique de la raison pure : «On croit que l’humanisme est une notion très ancienne qui remonte à Montaigne et bien au-delà... Tout cela est de l’ordre de l’illusion. Premièrement, le mouve­ ment humaniste date de la fin du xixe siècle. Deuxième­ ment, quand on regarde d’un peu près les cultures des xvr, xviie et xvme siècles, on s’aperçoit que l’homme n’y tient littéralement aucune place. La culture est alors occu­ pée par Dieu, par le monde, par la ressemblance des cho­ ses, par les lois de l’espace, certainement aussi par le corps, par les passions, par l’imagination. Mais l’homme lui-même est tout à fait absent1. » Ainsi formulée, la thèse semble au premier ^bord pas­ sablement délirante et avoir surtout pour mérite d’être très aisément falsifiable et falsifiée, ne serait-ce que par l’évocation des Déclarations des droits de l’homme. Si l’on ne veut toutefois pas s’en tenir à cette première réac­ tion, il faut essayer de comprendre le caractère délibéré­ ment provocant d’une telle périodisation. Le problème est simple à formuler: les théoriciens de la mort de l’homme auxquels se réfère Foucault, à commencer par Heidegger, s’accordent pour situer chez Descartes l’émer­ gence philosophique de l’homme; Foucault n’ignorant rien de cette interprétation, il convient de se demander pourquoi il déplace la naissance de l’homme, en la repoussant jusqu’à la fin du xixe siècle. Vise-t-il par exemple la naissance des sciences humaines, l’avènement de l’homme comme objet de connaissance ? Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas constater, tout simplement, qu’au xviie siècle les sciences de l’homme n’existent pas encore ? Ce serait sans doute moins frappant pour l’esprit que

1. M. Foucault, Arts, 15 juin 1966.

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d’écrire que l’homme est alors entièrement absent, mais la formule semblerait devoir être plus juste. Toutefois, même si l’on adopte cette hypothèse, selon laquelle Foucault viserait seulement la naissance des sciences humaines, on se heurte à un second problème. Les Mots et les Choses expliquent en effet que les sciences de l’homme ne parviennent pas à saisir leur objet, de sorte qu’en elles aussi, et non pas seulement dans la pen­ sée anti-métaphysique et anti-humaniste, l’homme se trouve dissout. Il faudrait donc distinguer deux morts de l'homme très différentes, voire tout à fait opposées : - La mort de l’homme, au sens où elle est à l’horizon des pensées de Nietzsche et de Heidegger : il s’agit alors de la découverte de la brisure du sujet, de la mise en évi­ dence de sa dimension irréductible d’opacité pour luimême. - La mort de l’homme, au sens où elle résulterait de sciences qui véhiculent au contraire des survivances de l’humanisme métaphysique et qui, réifiant l’homme, en faisant un objet d’étude, laissent échapper de l’homme l’authentique ipséité. La difficulté peut alors être mieux située : si les sciences humaines tuent l’homme par réification, ne faudrait-il pas en conclure que c’est au contraire la pensée non méta­ physique qui sauve l’homme, - et dans ce cas pourquoi lui attribuer la tâche de faire disparaître l’homme ? Réci­ proquement : si l’on affirme que c’est la pensée non méta­ physique qui, dissipant une illusion au demeurant récente, tue l’homme, les sciences humaines ne sont-elles pas le dernier refuge de l’humanisme métaphysique1 ? La solution adoptée par Foucault consiste en fait à sou­ tenir que l’homme n’existe pas, qu’il n’est en vérité ni vivant ni mort. Ce qu’exprime bien Deleuze commen­ 1. M. Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p. 353.

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tant Foucault : « De l’âge classique à la modernité, nous allons d’un état où l’homme n’existe pas encore à un état où l’homme a déjà disparu1. » Pour expliciter cette thèse d’apparence énigmatique, il faut retracer les quatre étapes de ce qui constitue en réalité une fausse naissance et, du même coup, une fausse mort de l’homme. 1) L’âge classique: illustré par les Ménines de Velas­ quez, c’est l’âge de la représentation, mais non l’âge de l’homme. D’ajlure anti-heideggerienne, l’affirmation ne se comprend en fait que par référence à l’interprétation heideggerienne de la Critique de la raison pure comme analytique de la raison finie, si l’on préfère : comme « analytique du Dasein ». Ce qu’en effet Foucault essaye de suggérer, c’est qu’à l’âge classique, par exemple chez Descartes, la représentation va encore de soi, autrement dit : la représentation n’est pas encore représentée. H. Dreyfus et P. Rabinow résument bien cette idée : « Ce qui est représenté, ce sont les fonctions de la repré­ sentation12. Ce qui n’est pas représenté, c’est le sujet unifié et unifiant qui pose ces représentations (...) Selon Fou­ cault, ce sujet-là n’apparaîtra qu’avec la venue de l’homme, avec Kant (...) Si la grande entreprise de l’âge classique consistait à ordonner les représentations sur un tableau, la seule chose que ne pouvait faire l’époque, c’était représenter son activité sur le tableau ainsi construit34 .»

2) Le moment kantien* : c’est à la Critique de la raison pure que revient, conformément à l’interprétation heideg1. G. Deleuze, « L’Homme, une existence douteuse », Le Nouvel Obser­ vateur, lerjuin 1966. 2. Entendre : sa production par le peintre, les objets représentés, et les spectateurs. 3. H. Dreyfus et P. Rabinow, op. cit., pp. 45-46. 4. Cf. Les Mots et les Choses, pp. 326-327, 329, 348.

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gerienne, la découverte de l’homme comme Dasein, c’està-dire comme être à la fois fini et transcendant (ouvert sur le monde). Kant ne se contente pas en effet de décrire les représentations du sujet, mais il s’interroge sur les conditions de possibilité de la représentation, conditions qu’il cherche à découvrir au fil d’une analytique de la rai­ son finie : catégories, espace, temps, etc., sont, non pas des représentations, mais les conditions de la représenta­ tion et, en tant que telles, puisqu’il n’y a de représenta­ tions que pour un sujet fini, les structures de la finitude. Foucault reprend ainsi les principaux thèmes développés par Heidegger dans Kant et le problème de la métaphysi­ que, avec un degré de fidélité littérale qui étonne d’autant plus que la dette à l’égard du modèle allemand n’est ici même pas signalée1. 3) La naissance de l’homme : sur fond de cette finitude radicale, l’homme, dont va surgir, à partir du xixe siècle, la notion, se définira par quatre caractéristiques : « Le lien des positivités à la finitude, le redoublement de l’empiri­ que dans le transcendantal, le rapport perpétuel du cogito à l’impensé, le retrait et le retour de l’origine définissent pour nous le mode d’être de l’homme12. » Apparemment énigmatique, cette définition s’éclaire sans peine pour peu que l’on se reporte au Kantbuch de Heidegger : - « Le lien des positivités à la finitude » : dans la pers­ pective inaugurée par Kant, je ne puis avoir de représen­ tations (positivités) que si, dans l’ouverture de la trans­ cendance, le réel m’est donné, bref : si je suis fini. -«Le redoublement de l’empirique dans le transcen­ 1. Cf. Les Mots et les Choses, p. 326 sqq. : Foucault prend à son compte la notion heideggerienne d’«analytique de la finitude». Dreyfus et Rabinow, op. cit., p. 47 sqq., se gardent bien, dans leur commentaire, de signa­ ler cette captation. 2. Les Mots et les Choses, p. 346.

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dantal » : l’homme devient à la fois un objet possible pour la science et en même temps il est le sujet transcendantal par l’activité duquel il y a des représentations y compris scientifiques. Autrement dit : l’homme est un fait parmi d’autres, un objet de savoir parmi d’autres, et la condition de possibilité de tout savoir, - dualité dont procède, on va le voir, l’ambiguïté de l’anthropologie. - « Le rapport perpétuel du cogito à l’impensé » : en tant que sujet fini, je suis immergé dans du “non-moi”, donc dans de l’impensé qui me conditionne et que je ne maîtrise pas. De là naissent logiquement les trois savoirs fondamentaux, qui vont correspondre aux trois régions fondamentales de l’impensé : la biologie répond au fait que je suis toujours déjà vivant, c’est-à-dire pris dans une chaîne, celle des vivants, qui précède toujours ma conscience, m’englobe et me dépasse ; la philologie prend en charge ce langage qui lui aussi m’est donné et me préexiste, sans que je puisse faire autre chose que le découvrir déjà à l’œuvre ; Véconomie enfin va correspon­ dre à ce champ du travail, déjà organisé, déjà structuré par une histoire, dans lequel je viens à être plongé. Ce sont ces trois discours de l’impensé qui, dans la quatrième phase, serviront de modèle aux sciences humaines. - « Le recul et le retour de l’origine » : ultime figure de la finitude, il s’agit du fait que « c’est toujours sur un fond de déjà commencé que l’homme peut penser ce qui vaut pour lui comme origine»1, - si bien que la pensée moderne va se heurter constamment à ce retrait de l’origi­ naire : toute la préoccupation du retour, du recommence­ ment, ne fait qu’exprimer ce dérobement de l’origine, iné­ vitable pour l’être (fini) dont l’existence s’articule néces­ sairement « sur le déjà commencé »1 2. 1. Les Mots et les Choses, p. 341. 2. À propos de cette recherche nécessairement aporétique de l’origine, Foucault évoque brièvement l’exemple de Heidegger (p. 345) et la pour-

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4) La naissance des sciences humaines : psychologie et sociologie s’installent dans cet espace où le sujet, parce que fini, s’ouvre (en se brisant) sur un impensé qui œuvre en lui et défie sa maîtrise. Imitant les trois savoirs de la finitude, les sciences humaines seront donc toutes, en ce sens, des sciences de l’inconscient. De ce point de vue, l’essor des sciences humaines semble correspondre à une rupture définitive avec le classicisme comme époque de la représentation : « Elles permettent la dissociation, carac­ téristique de tout le savoir contemporain sur l’homme, entre la conscience et la représentation. Elles définissent la manière dont les empiricités peuvent être données à la représentation mais sous une forme qui n’est pas présente à la conscience1 »... Mais en même temps, à la différence de ce que serait une pensée authentique de la brisure du sujet, les sciences humaines vont reprendre à leur compte l’idéal classique de la représentation : ainsi s’efforcerontelles de produire ce qu’elles croient être une libération de l’homme, en rendant l’inconscient conscient, en le conduisant vers la représentation, bref: en faisant de l’impensé un objet de connaissance. Cherchant à « éten­ dre le règne de la représentation », elles ne parviendront donc pas réellement à « contourner le primat de la repré­ sentation» qui caractérisait le savoir classique2. De ce point de vue, on pourra donc conclure que ce qui avait émergé avec Kant, une pensée de l’homme ouvrant sur l’extérieur à la représentation et brisant la figure classique de l’homme comme sujet (conscience et maîtrise de soi), aura été aussitôt recouvert: les sciences de l’homme suite, par celui-ci, de la tâche impossible qui consisterait à remonter à l’originaire. On peut s’étonner que la figure de Heidegger, constamment sous-jacente dans ces analyses, n’apparaisse explicitement qu’à l’occasion d’une critique (qui, au demeurant, touche juste). 1. Ibid., p. 374. 2. Ibid., p. 375.

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accomplissent la mort de l’homme ; l’homme, qùi « ne s’était constitué » que durant le bref instant « où le lan­ gage, après avoir été logé à l’intérieur de la représentation et comme dissous en elle, ne s’en est libéré qu’en se mor­ celant»1, va donc de nouveau disparaître. Telle est donc, assez subtile par sa structure, cette thé­ matique de la mort de l’homme que Les Mots et les Cho­ ses ont rendue célèbre. Une fois clarifiée dans sa logique interne, elle appelle deux observations : -Si l’on veut en résumer la signification, il faut donc dire qu’à l’âge classique, l’homme n’était pas né (les clas­ siques sacrifient l’homme à la représentation et ne pen­ sent pas « le rapport perpétuel du cogito à l’impensé ») ; qu’avec la Critique de la raison pure ce rapport vient au jour : l’homme naît donc avec Kant, mais pour en même temps mourir, et ce de deux façons : d’une part en tant que l’homme qui vient de naître est précisément ce qui par définition échappe à la représentation et ne peut que s’abîmer dans le néant ; d’autre part (en une « mauvaise » mort de l’homme) en tant que les sciences humaines, s’efforçant de saisir l’homme, vont de nouveau sombrer dans le primat de la représentation. Bref, et telle est la véritable signification de toute cette thématique, l’homme n’existe pas et n’a jamais existé1 2. En conséquence, le dis­ cours sur la mort de l’homme permettra bien des jeux. Ayant décidé, par pure convention, de nommer « nais­ sance de l’homme» le moment de la brisure introduite dans la conception du sujet, le propos pourra sembler prendre ses distances par rapport à la critique heideggerienne de l’humanisme et de la métaphysique de la sub­ jectivité : en réalité, il s’épuise intégralement dans cette critique. Et, jouant sur les termes mis en place, Foucault 1. Ibid., p. 397. 2. Ibid., p. 332.

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pourra indifféremment, selon les exigences du moment, soutenir que l’homme est mort ou qu’il n’a jamais existé ; affirmer que ce sont les sciences humaines qui, demeu­ rant attachées au primat métaphysique de la représenta­ tion, tuent l’homme, ou au contraire qu’elles défendent l’homme en tentant, pour la même raison, de restaurer la figure du sujet classique ; prétendre que c’est la pensée moderne qui, à partir de Kant, a sauvé l’homme, ou inversement que la pensée moderne, « depuis Kant jusqu’à nous », oubliant « l’ouverture qui l’a rendue pos­ sible », a été « l’obstacle têtu qui s’oppose obstinément à une pensée prochaine»1. Stratégiques, les potentialités d’un tel discours seront donc très grandes: il semble défier par avance toute assignation de son contenu, d’emblée disqualifiée pour avoir tenté de cerner et de mettre en formules un propos bien autrement «com­ plexe ». -Le démontage de ce qui, dans la thématique de la mort de l’homme, revient à la stratégie laisse cependant paraître le « noyau dur » de la construction : cette « pen­ sée prochaine » de ce qui a failli naître, mais n’a jamais été, se définirait en tout cas directement par opposition à l’idée de conscience, par récusation de cette « présence à soi » qui constitue le cogito cartésien comme sujet de ses représentations et de son discours. Quoi qu’il puisse en être de l’homme, il n’est pas ce sujet qu’ont voulu en faire 1’« humanisme » ou le « rationalisme »1 2, et qu’ont cherché à reconstruire les sciences humaines. En dépit (et peutêtre à cause) de toute sa sollicitude pour lui, l’humanisme a laissé et fait disparaître l’homme : il a dormi « sereine­ 1. Ibid., p. 353 (à confronter avec ce qui est dit p. 329 : « Notre culture a franchi le seuil à partir duquel nous reconnaissons notre modernité, le jour où la finitude a été pensée dans une interminable référence à elle-même... La culture moderne peut penser l’homme parce qu’elle pense le fini à par­ tir de lui-même »). 2. Ibid., p. 329.

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ment sur sa grondante inexistence»1, refoulant, par l’affirmation d’une subjectivité présente à elle-même, les forces de l’impensé. En ce sens, toute la subtilité de la thématique de la « mort de l’homme » finit par s’effacer devant une thèse dont M. Clavel n’hésitait pas à célébrer la « profondeur inouïe et stupéfiante » : « L’humanisme des trois ou quatre derniers siècles est secrètement, de moins en moins secrètement, totalitaire, et l’homme en meurt1 2. » Là encore, et malgré toutes les précautions et tous les artifices de présentation, l’œuvre de Foucault rejoint donc pleinement sa vulgate. Un problème, toutefois, demeure : la dernière partie de cette œuvre semble manifester à cet égard, nous l’avons dit, un brusque revirement. Lors d’un des derniers entre­ tiens (29 mai 1984), les interlocuteurs de Foucault notent que, dans les tomes II et III de l’Histoire de la sexualité, la « question du sujet » réapparaît : « Vos livres précédents semblaient ruiner la souveraineté du sujet, n’y a-t-il pas ici retour à une question avec laquelle on ne finirait jamais et qui serait pour vous le creuset d’un labeur infini ? » Et Foucault répond, sans hésitation apparente : « Labeur infini, c’est certain ; c’est très exactement ce à quoi je me suis heurté et ce que j’ai voulu faire », à savoir étudier «l’ensemble des processus par lesquels le sujet existe avec ses différents problèmes et obstacles et à tra­ vers des formes qui sont loin d’être terminées». Il convient même qu’« il s’agissait de réintroduire la problé­ matique du sujet, ... plus ou moins laissée de côté dans (ses) premières études, et d’essayer d’en suivre les chemi­ nements ou les difficultés à travers toute son histoire »3. D’une manière de prime abord fort étrange, le procès du 1. Ibid., p. 333. 2. M. Clavel, Le Nouvel Observateur, 27 décembre 1976. 3. Entretien avec G. Barbedette et A. Scala, Les Nouvelles littéraires, 28 juin-5 juillet 1984.

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sujet se serait donc achevé, chez Foucault, par une sorte de réhabilitation, au point que, du sujet, on éprouve le besoin de reconstruire l’histoire. Le revirement, si la réa­ lité en est conforme à l’apparence, serait tellement radical qu’il convient d’en examiner l’éventualité avec pondéra­ tion.

RETOUR DU SUJET ?

Dans le même entretien, Foucault date de 1975-1976 la conception du projet d’une «histoire du sujet», qu’il définit ailleurs comme visant à expliquer comment les individus, à travers leurs compréhensions du désir, sont amenés à se reconnaître comme sujets1. Dès lors, préciset-il encore, «ce n’est pas le pouvoir, mais le sujet qui constitue le thème principal de mes recherches »1 2. Et les lecteurs de VHistoire de la sexualité ont pu enregistrer, dans les derniers volumes parus, un net infléchissement du lexique, Foucault mentionnant désormais non seule­ ment ce problème du sujet, mais aussi des « problémati­ sations éthiques », évoquant la « question de la morale », etc. Ainsi se demande-t-il, par exemple, comment, dans la culture grecque classique, fonctionnait chez les indivi­ dus le projet de « s’interroger sur leur propre conduite, de veiller sur elle, de la former et de se façonner soi-même comme sujet éthique»3. Et si, sur ces problèmes du sujet et de l’éthique, la recherche se veut historique, la perspec­ tive, elle, ne l’est pas, puisque, dans un entretien daté du 20 janvier 1984, Foucault ne manifeste nulle gêne à sou­ 1. L’Vsage des plaisirs (Histoire de la sexualité, t. II), Gallimard, 1984, p. 10 sqq. 2. « La question du sujet », texte publié in : Dreyfus et Rabinow, op. cit., p. 298. 3. L'Usage des plaisirs, p. 19.

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tenir qu’« il faut pratiquer la liberté éthiquement » et à définir l’éthique comme «la pratique réfléchie de la liberté»1. Éthique, réflexion, maîtrise de soi, liberté défi­ nie comme rapport de soi à soi, tous ces thèmes, qui sem­ blent profondément renouveler l’entreprise, convergent même dans une étonnante définition de la « fonction cri­ tique de la philosophie » : « Cette fonction critique de la philosophie dérive jusqu’à un certain point de l’impératif socratique : “Occupe-toi de toi-même”, c’est-à-dire : fonde-toi en liberté, par la maîtrise de soi. » On comprend donc aisément que cette dernière partie de l’œuvre de Foucault ait le plus souvent été perçue comme inaugurant une phase nouvelle, comme prenant ses distances par rapport à l’entreprise antérieure de dénonciation des normes. À titre d’exemple : Foucault «nous avait appris à démonter les dispositifs de pou­ voir... On (F) avait accusé d’évacuer le sujet, et (il) montre à présent - car il a toujours une longueur d’avance - que lever les interdits ne suffit pas et qu’on ne peut pas faire l’économie d’une éthique par quoi le sujet pose la forme qu’il donne à sa vie. Styliste, esthète et moraliste - voilà un Foucault new look »12. Une constatation, cependant, impose quelque modéra­ tion des enthousiasmes. Dans ses derniers entretiens, Foucault semble hésiter, selon les interlocuteurs, quant à la manière de situer ses travaux les plus récents par rap­ port aux recherches antérieures. Tantôt, en effet, il souli­ gne, comme on vient de le voir, qu’il s’est agi de réintro­ duire un problème qu’il avait laissé de côté, accréditant ainsi l’idée qu’en ce retour au sujet il s’est agi d’un virage. Tantôt au contraire il précise, à propos de sa tentative 1. « L’Éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », propos recueillis par R. Fomet-Betancourt, H. Becker et A. Gomez-Mulïer (20 janvier 1984). 2. R. Maggiori, Libération, 15 juin 1984.

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d’une « herméneutique du sujet » : « En réalité, ce fut tou­ jours mon problème, même si j’ai formulé d’une façon un peu différente le cadre de cette réflexion1. » Revirement de fond, ou simple évolution des formulations? Ce flottement perceptible dans l’auto-interprétation rend nécessaire une mise au point, en vue de déterminer si l’un des principaux protagonistes de la scène philosophique des années 68 a ou non fini par soustraire sa pensée à un style d’entreprises intellectuelles dont le type idéal se laissait organiser autour du thème de la mort du sujet. Trois questions, à cet égard, doivent être tirées au clair : 1. qu’entend le dernier Foucault quand il parle du « sujet » ?, 2. comment se périodise son « histoire du sujet >> ?, 3. quelles leçons en dégage-t-il en vue d’un avenir ?

I. Ambiguïté du sujet. Les derniers travaux manifestent un flou, délibéré ou non, dans l’usage de la notion de sujet, qui intervient en effet selon deux perspectives : - Dans une perspective méta-historique, la subjectivité désigne la structure atemporelle, anhistorique de l’être humain comme être qui se caractérise par le rapport à soi : ainsi entendue, la notion de sujet désigne donc très traditionnellement la conscience ou (c’est au fond l’accep­ tion hégélienne) le pour soi. C’est en ce sens que, dans l’entretien du 20 janvier 1984, Foucault peut expliquer que ce qui fait la subjectivité du sujet, c’est qu’il « n’est pas une substance » : à travers les visages successifs de la subjectivité, une « forme » reste commune, celle du rap­ port à soi ; certes cette forme n’est pas « toujours identi­ que à elle-même », « vous n’avez pas à vous-même le même type de rapports lorsque vous vous constituez 1. Entretien du 20 janvier 1984.

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comme sujet politique qui va voter ou qui prend la parole dans une assemblée et lorsque vous cherchez à réaliser votre désir dans une relation sexuelle. Il y a sans doute des rapports et des interférences entre ces différentes for­ mes du sujet, mais on n’est pas en présence du même type de sujet. Dans chaque cas, on joue, on établit à soi-même des formes de rapport différentes. Et c’est précisément la constitution historique de ces différentes formes du sujet, en rapport avec les jeux de vérité, qui m’intéresse ». La notion, ici, est donc claire : la subjectivité est une forme ou une structure, celle du rapport à soi, qui connaît des figures historiques diverses, - l’histoire du sujet étant pré­ cisément l’histoire de ces diverses figures du rapport à soi telles qu’elles auraient pour révélateur les problématisa­ tions successives du désir (ce pour quoi l’histoire du sujet sera une histoire de la sexualité). -Selon une seconde perspective, plus heideggerienne, la subjectivité devient pourtant une figure historiquement situable du rapport à soi ou de la conscience de soi : une forme historique de la forme structurale qu’est la subjecti­ vité au premier sens du terme, forme électivement «moderne» (on verra ce qu’il en est en examinant la périodisation) et qu’il s’agit de critiquer en en reconsti­ tuant la genèse. Le projet d’une histoire du sujet change alors de sens : ce qui est visé, c’est avant tout le processus de subjectivation, c’est-à-dire la construction de ce type particulier de rapport de soi qu’a été la subjectivité. Écou­ tons Foucault : « J’appelle subjectivation le processus par lequel on obtient la constitution d’un sujet, plus exacte­ ment d’une subjectivité, qui n’est évidemment qu’une des possibilités données d’organisation d’une conscience de soi1.» Ou encore, dans le même registre d’une mise en cause de ce qu’on doit bien appeler la « mauvaise subjec­ 1. Entretien du 29 mai 1984.

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tivité » : à partir d’un processus que l’on peut reconstituer (et où les mécanismes de pouvoir jouent un certain rôle), on « transforme les individus en sujets », et cela de deux manières, imposant de voir qu’« il y a deux sens au mot sujet » (comprendre : deux visages de la mauvaise subjec­ tivité) : « sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépen­ dance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit»1. Dans ce registre, la subjectivité reste donc une forme susceptible de variations, mais dans le cadre historique­ ment délimitable où la subjectivité n’est que la forme de l’individu assujetti (le sujet au sens quasi politique du terme) : d’une telle subjectivité, les différentes formes, écrit explicitement Foucault, sont alors « les diverses for­ mes de soumission », les diverses « formes de l’assujettis­ sement » au pouvoir considéré lui-même sous ses divers visages, y compris celui de la tyrannie de l’identité à soi. L’histoire du sujet examinera dès lors en priorité la manière dont le rapport à soi qui constitue l’individualité (la « bonne subjectivité ») est devenu soumission de l’individualité à un «ensemble de mécanismes spécifi­ ques »12 qui dépossèdent l’individu de lui-même (la « mauvaise subjectivité » comme aliénation). Cette équivocité de la notion de sujet permet aisément de jouer un double jeu. Tantôt, se situant dans le premier registre, où la subjectivité désigne seulement le rapport à soi, Foucault peut parfaitement soutenir que son pro­ blème est celui de la subjectivité et qu’il s’agit à ses yeux d’élaborer de nouvelles formes de subjectivité, pour les­ quelles, on va le voir, les Grecs de l’âge classique peuvent 1. « La question du sujet », in Dreyfus et Rabinow, pp. 302-304. 2. Ibid., p. 306.

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servir, sinon de modèle, du moins de référence féconde. Tantôt, se replaçant dans le second registre, où la subjec­ tivité désigne la modalité moderne du rapport à soi, il peut continuer à pratiquer une déconstruction de la modernité comme soumission à des normes, comme nor­ malisation de l’individualité. On conserve ainsi, dans leur intégralité, les positions antérieures, tout en bénéficiant d’un effet de langage qui, faisant apparaître le thème de la recherche de.nouvelles subjectivités, permet de prendre en marche le mouvement de retour au sujet et de masquer ce qu’a de profondément suranné le discours que l’on tient. Le bénéfice de l’opération est aussi, accessoirement, de masquer la contradiction qu’il y a à critiquer la moder­ nité (donc la subjectivité, donc l’humanisme) et à se récla­ mer pourtant du discours des droits de l’homme, comme l’a fait Foucault en allant jusqu’à rédiger un embryon de nouvelle déclaration1. En ce sens, la prétendue «longueur d’avance » qu’aurait prise Foucault en revenant à la pen­ sée d’une « éthique par quoi le sujet pose la forme qu’il donne à sa vie » s’apparente bien plutôt à une tentative désespérée pour masquer l’invraisemblable longueur de retard accumulée sur le devenir des idées et sur les mœurs. Ce constat se peut confirmer sans peine par une analyse de la périodisation foucaldienne de l’histoire du sujet : elle témoigne en effet que, jusque dans les textes ultimes, il s’est bien agi d’un procès du sujet. IL L’histoire du sujet.

Trois étapes se laissent distinguer, dont seule la pre­ mière a pu être pleinement étudiée avant la brusque inter­ ruption de l’entreprise. 1. Cf. le texte lu lors d’une conférence de presse tenue à Genève en juin 1981, et publié par Libération lors de la mort de Foucault (30 juin-1er juillet 1984).

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1) L’âge classique : les Grecs du IVe siècle témoignent de ce que Foucault nomme le souci de soi. Ils résolvent en effet d’une manière très particulière le problème d’édifier une «technologie de l’existence» pour vivre aussi bien que possible dans le cadre de la cité. Car il y a bien chez eux rapport à soi (subjectivité, au sens large), il y a bien éthique (détermination de principes d’existence), mais l’horizon qui préside à l’adoption d’un style d’existence est ici celui d’un effort de l’individu pour se soucier de lui-même : l’éthique classique ne consiste pas à se poser le problème de normes universelles à partir desquelles cha­ cun voudrait déterminer la conduite des autres, mais prescrit seulement de s’occuper de soi en faisant de sa vie comme une œuvre d’art (en stylisant sa vie), avec la conviction que c’est en se souciant de soi que l’individu rend le plus grand service à la cité. Sans entrer dans les détails de l’analyse, il apparaît que ce que Foucault retrouve dans ce « souci de soi », c’est au fond le vieil idéal classique du kalos kaghatos, idéal d’une culture de soi qui, combinant la recherche des plaisirs et la maîtrise d’appétits dont on ne se laisse pas devenir esclave, entend donner naissance à « un ethos qui soit bon, beau, honora­ ble, estimable, mémorable et qui puisse servir d’exem­ ple ». En cet idéal, le point essentiel serait que l’accès à l’éthique, loin de supposer l’arrachement à soi-même, le renoncement à son individualité, passe au contraire par la culture de l’individualité : cultive-toi toi-même, fais de ce que tu es une belle individualité, esthétise ton existence. Dans l’usage classique des plaisirs, ce qu’il faut avant tout observer, ce n’est en effet pas tant, souligne Foucault1, une plus grande tolérance, mais le sens et la fonction des interdits par rapport au moi : les interdits ne seraient pas 1. Ci. L’Usage des plaisirs, p. 273 sqq. L’analyse insiste sur l’austérité et la modération des Grecs.

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conçus comme devant conduire au renoncement à soi, leur but principal serait au contraire l’esthétisation de soi, c’est-à-dire le choix par l’individu de « vivre une vie belle et de laisser aux autres le souvenir d’une vie honorable »*. Tant et si bien que - et l’on touche ici à ce qui ferait la valeur de la culture classique - «je ne pense pas, conclut Foucault, qu’on puisse dire que cette sorte d’éthique a été une tentative pour normaliser la population»12. Esthéti­ que et non normatif, porté par un choix personnel et non par une contrainte légale3, le rapport à soi qui caractérise la grande époque grecque est donc différencié et ne parti­ cipe encore nullement de la recherche d’un modèle uni­ versel qui, comme tel, devrait s’imposer à tous. On aura compris que, ainsi structuré, le rapport classi­ que à soi n’est pas - et c’est là évidemment, pour Fou­ cault, le point essentiel - interprétable en termes de sub­ jectivité, au sens qu’a ce terme dans le second registre où VHistoire de la sexualité continue de l’utiliser. De ce point de vue, l’entretien du 29 mai 1984 montre de façon lim­ pide que la valorisation de Vethos grec n’a pas d’autre sens que de poursuivre le procès du sujet. On demande à Foucault : « À vous lire, on retient l’impression qu’il n’y aurait pas de théorie du sujet chez les Grecs. Mais en auraient-ils donné une définition qui se serait perdue avec le christianisme ?» La réponse doit alors être entendue dans son intégralité : « Je ne crois pas qu’il faille reconstituer une expérience du sujet là où elle n’a pas trouvé de formulation. Je suis 1. Entretien paru dans Le Nouvel Observateur du 1er juin 1984. 2. Ibid. 3. Entretien paru dans Les Nouvelles littéraires du 29 mai 1984 : « D’abord la morale antique ne s’adressait qu’à un tout petit nombre d’individus, elle ne demandait pas que tout le monde obéisse au même schéma de comportement. Elle ne concernait qu’une toute petite minorité de gens et même parmi les .gens libres, il y avait plusieurs formes de liberté : la liberté du chef d’Etat ou du chef d’armée n’avait rien à voir avec celle du sage. »

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beaucoup plus proche des choses que cela. Et, puisque aucun penseur grec n’a jamais trouvé une définition du sujet, n’en a jamais cherché, je dirai tout simplement qu’il n’y a pas de sujet. Ce qui ne veut pas dire (et tel est bien sûr ce qui fait leur grandeur, L.F. et A.R.) que les Grecs ne se soient pas efforcés de définir les conditions dans lesquelles serait donnée une expérience qui n’est pas celle du sujet, mais celle de l’individu, dans la mesure où il cherche à se constituer comme maître de soi. Il manquait à l’Antiquité classique d’avoir problématisé la constitution de soi comme sujet (où il faut évidemment comprendre, comme on va le voir dans les lignes suivantes, que ce manque est une chance, L.F. et A.R.) : inversement à par­ tir du christianisme, il y a eu confiscation de la morale par la théorie du sujet. Or une expérience morale essen­ tiellement centrée sur le sujet ne me paraît plus aujourd'hui satisfaisante. Et par là même un certain nom­ bre de questions se posent à nous dans les termes mêmes où elles se posaient dans l’Antiquité1. » Texte enfin sans équivoque : la force des Grecs est d’avoir esquissé le projet d’une éthique sans subjectivité, dont le problème se repose aujourd’hui, après l’achève­ ment (et le dépassement) de la métaphysique de la subjec­ tivité. Une éthique de l'individu, et non du sujet : à partir d’un tel point de départ, si l’histoire de la sexualité (comme histoire du sujet) va manifester une chute ou un déclin de l’éthique de la liberté dans l’éthique de la loi ou de la discipline, c’est précisément en tant que cette his­ toire est celle où, après les Grecs, le sujet est né. 2) La naissance du sujet : elle coïncide avec la diffusion du christianisme, mais s’esquisse déjà avec le monde 1. Les Nouvelles littéraires, 29 mai 1984. Les passages soulignés Font été par nous.

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gréco-romain qu’étudie Le Souci de soi. En effet, dès l’époque de Sénèque, à plus forte raison dès celle de Marc-Aurèle, une dimension nouvelle apparaît dans le registre de l’éthique : certes il n’est pas encore question de faire de la morale «une obligation pour tous», c’est encore « une affaire de choix pour les individus », mais cette morale, différenciée et réservée à quelques-uns à l’époque classique, tend désormais à « valoir éventuelle­ ment pour tout le monde » : « chacun (peut) venir parta­ ger cette morale », une conception universaliste de Vethos tendant ainsi à refouler l’optique individualiste1. Par une étrange perversion de la perspective, ce que l’on peut trouver d’attachant dans le stoïcisme impérial, à savoir l’affirmation que les règles du bien-vivre sont les mêmes pour tous (esclave ou empereur), va donc se trouver inter­ prété à contre-sens par Foucault : un progrès dans l’inté­ gration (il n’y a pas des valeurs pour les maîtres et des valeurs pour les esclaves) est lu comme procédant, là encore, d’une logique d’exclusion. D’une probité philolo­ gique plus que douteuse à l’égard des textes stoïciens, l’interprétation est surtout sous-tendue par un point de vue qui ne manque pas de susciter, sur le plan éthicojuridique, quelques inquiétudes : car on conviendra que, pour à la fois dénoncer comme un péril la représentation de valeurs « pouvant valoir éventuellement pour tout le monde» et se réclamer néanmoins de la tradition des droits de l’homme (c’est-à-dire de tout homme, comme tel), il faut se livrer à un vertigineux exercice d’équilibre intellectuel. Le nietzschéisme fondamental qui anime toute l’entreprise porte en tout cas ici ses conséquences 1. Entretien du 29 mai 1984, Les Nouvelles littéraires. Cf., dans le même sens, l’entretien avec Dreyfus et Rabinow, loc. cit., p. 336 : « De l’époque classique à la pensée gréco-romaine de l’époque impériale, on peut obser­ ver des modifications concernant surtout le mode de l’assujettissement, avec l’apparition de ce thème surtout stoïcien d’une loi universelle s’impo­ sant de la même façon à tout homme raisonnable. »

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intrinsèquement les plus perverses, à travers la conviction que serait profondément catastrophique tout processus conduisant vers l’homogénéisation de la morale des sei­ gneurs et de la morale des esclaves. Toujours est-il que ce virage esquissé par les stoïciens, chez qui Foucault décèle l’émergence d’un «quasisujet»1, est censé avoir ensuite été radicalisé par le chris­ tianisme : l’universalisation stoïcienne des valeurs aura ainsi été « le malheur de la philosophie antique, ou, en tout cas, le point historique à partir duquel elle a donné lieu à une forme de pensée qui allait se retrouver dans le christianisme »1 2 et constituer le berceau où devait naître le sujet. L’individu va en effet être désormais doublement soumis, donc « subjectivé ». D’une part, il ne sera plus la source de la libre détermination de son ethos et sera assu­ jetti au pouvoir pastoral, détenteur de la vérité sur les valeurs permettant à tous d’accéder au salut. D’autre part, l’individu se trouve assujetti à ce souci du « salut-vérité », qui prend le pas sur le souci de soi : il s’agit, non plus de faire de son existence particulière une vie belle, mais au contraire de se détourner de soi, de surmonter son indivi­ dualité, pour se soumettre à la loi commune qui est celle de la condition humaine. Le souci de soi va être culpabi­ lisé en amour égoïste de soi, l’usage réglé des plaisirs va céder la place à la dénonciation de la chair, les vertus seront celles du sacrifice de soi et de la renonciation à soi : l’individualité doit disparaître dans le triomphe de l’uni­ versel. Le chemin se trouve ainsi décisivement ouvert qui conduit à la modernité.

3) L’universalisme moderne : comme de juste, c’est évi­ demment Descartes qui est supposé ouvrir le nouvel âge. 1. Entretien du 20 janvier 1984. 2. Entretien du 29 mai 1984.

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Les Méditations symboliseraient en effet la figure moderne du souci de soi, celle qui se caractérise par le fait que le sujet doit absolument se transformer lui-même en renonçant à une part de soi (l’acte du doute, détachant l’esprit des sens, est l’image même de ce renoncement) et accéder à son être véritable, « entièrement défini par la connaissance » : l’accès à soi devient l’accès au sujet connaissant, donc la soumission de l’individualité aux valeurs universelles qui définissent la vérité et la scientifi­ cité1. Avec Descartes, la subjectivité s’édifie donc par gommage de l’individualité : « Pour accéder à la vérité, il suffit que je sois n’importe quel sujet capable de voir ce qui est évident12. » « N’importe quel sujet », c’est-à-dire l’universel : plus besoin, dans ces conditions, de travail de soi sur soi, plus d’éthique à proprement parler, mais l’évacuation du soi. Kant, en apparence, par la distinction entre le sujet de connaissance et le sujet moral, semble résister à l’évacuation de l’éthique comme culture de soi. En réalité, le kantisme s’inscrit lui aussi dans le processus d’oubli de soi, puisque la raison pratique m’impose de «me reconnaître comme sujet universel, c’est-à-dire de me constituer dans chacune de mes actions comme sujet universel en me conformant aux règles universelles»3. Kant, donc, ne retrouve pas la voie suivie par les Grecs, mais ouvre seulement « une nouvelle voie de plus dans notre tradition » où le rapport à soi consiste à constituer l’homme comme sujet, comme individualité assujettie à l’universalité de la loi. Pour suivre jusqu’au bout, dans ses grandes lignes, cette histoire du sujet, il faut indiquer encore que, selon Fou­ cault, l’âge moderne laïcise peu à peu le pouvoir pastoral du christianisme sous la forme d’une multiplicité de pou­ 1. Entretien du 20 janvier 1984. 2. Entretien du 20 janvier 1984. 3. Entretien avec Dreyfus et Rabinow, loc. cit., p. 345.

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voirs (famille, médecine, psychiatrie, école, employeurs, etc.) qui soumettent eux aussi l’individualité à des normes prédéfinies par un discours extérieur à l’individu : on est ainsi passé, simplement, « du souci de conduire les gens au salut dans l’autre monde à l’idée qu’il faut l’assurer ici-bas »*. Si le salut prend désormais l’allure de la santé, du bien-être ou de la sécurité, on continue d’assigner à l’individualité la forme de l’assujettissement à des normes prescrites par des institutions. Il se produit même, expli­ que Foucault, une ruse du procès de subjectivation, dans la mesure où ces normes peuvent parfaitement être indi­ vidualisées, ou « personnalisées » : c’est en effet l’habileté des pouvoirs modernes que de recourir à une «tactique individualisante », en spécifiant par exemple l’objectif du «niveau de vie correct» selon les groupes d’individus considérés, auxquels les médias proposent des modèles différents. Il reste qu’il s’agit là d’une pseudo-individuali­ sation, qui soumet d’autant mieux l’individualité à des normes qu’on sait diversifier superficiellement ces nor­ més. L’individualisation devient donc une forme de la subjectivation, un aspect particulièrement subtil du pro­ cessus d’assujettissement. En conséquence, conclut Fou­ cault, il ne faut pas tant, pour contrecarrer ce processus, «libérer l’individu de l’État et de ses institutions» que « nous libérer nous de l’État et du type d’individualisation qui s’y rattache » : à cette fin il est requis d’œuvrer à pro­ mouvoir (et l’on reprend ici, non sans habileté, le vocabu­ laire de la subjectivité au sens large) « de nouvelles for­ mes de subjectivité en refusant le type d’individualité qu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles »1 2. Conclu­ sion adroitement exprimée, qui permet de comprendre comment il à été possible d’attribuer aux derniers textes 1. « La question du sujet », ibid., p. 307. 2. Ibid., p. 308.

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de Foucault un projet de réactivation de la subjectivité. La véritable teneur de cette conclusion apparaîtrait certes mieux si, jouant moins sur les termes et les remplaçant par ce qu’ils désignent, on écrivait : « Il faut promouvoir de nouvelles formes de rapport à soi (subjectivité au sens large), nouvelles formes qui correspondraient à une affir­ mation de l’individualité authentique, en refusant le type de rapport à soi qu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles, sous la forme d’une subjectivité normative se déguisant parfois en pseudo-individualité. » Il resterait alors, pour dégager la portée de cette « histoire du sujet », à en déduire sur quel avenir elle entend ouvrir.

III. Les Classiques contre les Modernes. Tirant les leçons de l’histoire, que s’agit-il en effet de recréer aujourd’hui ? Il résulte assez clairement de tout ce qui précède que, même si Foucault (comme Heidegger) le dénie constamment, l’horizon de l’entreprise devrait consister à rétrocéder de la subjectivité des Modernes vers l’individualité des Classiques. Le refus d’un simple retour aux Grecs est assurément un geste répété : « ni exemplaires, ni admirables », les Grecs ont été traversés par la contradiction (particulièrement nette chez les stoï­ ciens) entre la recherche d’un art de vivre et l’effort pour «le rendre commun à tous», entre l’esthétisation de l’existence et la légalisation ou « juridification » de l’éthi­ que1. En ce sens, «l’Antiquité a été une longue erreur». Et, à la question de savoir si les Grecs « offrent une alter­ native attirante et plausible», Foucault pense devoir répondre : « Non ! Je ne cherche pas une solution de rem­ placement ; on ne trouve pas la solution, d’un problème dans celle qui a été proposée en d’autres temps par 1. Entretien du 29 mai 1984.

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d’autres gens. » Et d’ailleurs, comme on sait, les Grecs n’étaient pas sans défauts : ils avaient des esclaves, ils méprisaient les femmes, ils n’étaient pas vraiment parve­ nus à accepter l’homosexualité, ils s’intéressaient finale­ ment plus à la santé qu’au plaisir, - bref : « on ne peut pas revenir en arrière», et il n’existe nulle archê qui eût été pure de tout oubli du souci de soi (de même que, chez Heidegger, il n’est pas d’époque, dans l’Histoire de l’Être, où l’oubli de l’Être ne soit déjà à l’œuvre). Et cependant nous pouvons encore apprendre quelque chose des Grecs. Le parallélisme avec Heidegger est, ici aussi, singulièrement frappant : -Heidegger: pour dégager ce qui est aujourd’hui la tâche de la pensée, il faut « faire en mode grec l’épreuve de VAléthéia comme non-retrait au sein de l’Ouvert, pour ensuite la penser, dans un dépassement de l’expérience grecque elle-même, comme la clairière du retrait de l’Ouvert»1. - Foucault : « Essayer de repenser les Grecs aujourd’hui consiste non pas à faire valoir la morale grecque comme le domaine de morale par excellence dont on aurait besoin pour se penser, mais à faire en sorte que la pensée européenne puisse redémarrer sur la pensée grecque comme expérience donnée une fois et à l’égard de laquelle on peut être totalement libre12. » Dans les deux cas, s’il ne s’agit pas de répéter les Grecs, il est néanmoins requis, pour aller au-delà de la moder­ nité, de revenir d’abord aux Anciens : la voie du post­ moderne passe par un retour préalable à l’antique, seule base consistante pour un nouveau départ. Pour ce qui est de la tentative de Foucault, les Grecs donnent en effet un triple enseignement : 1. Heidegger, Questions IV, p. 137. 2. Entretien du 29 mai 1984.

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-Ils fournissent «l’exemple d’une expérience éthique qui impliquerait un lien très fort entre le plaisir et le désir », par opposition à la culpabilisation ultérieure du désir. - L’éthique classique est une éthique de la liberté (elle procède du choix personnel d’un style d’existence), et non une éthique de la loi. - Les Classiques permettent enfin de concevoir, comme nous l’avons vu, une éthique sans subjectivité : la ques­ tion de l’éthique n’est pas encore confisquée par la théorie du sujet. Ce dernier enseignement est évidemment l’essentiel de ce que nous avons à apprendre des Grecs pour faire « redémarrer » la « pensée européenne » : si aujourd’hui une expérience morale centrée sur le sujet n’est plus satis­ faisante (parce qu’elle s’est dévoilée comme assujettis­ sante), « un certain nombre de questions se posent à nous dans les termes mêmes où elles se posaient dans l’Anti­ quité». L’expérience du sujet, explique Foucault, était liée à la définition de valeurs universelles s’enracinant dans une vision religieuse du monde et supposant donc la fondation de l’éthique dans la religion. Or, nous vivons à l’époque où « Dieu est mort » : « Nous ne croyons plus que l’éthique est fondée sur la religion. » À la fois parce que cette fondation des valeurs universelles a disparu et parce que « nous ne voulons pas d’un système légal inter­ venant dans notre vie privée morale et personnelle», «notre problème aujourd’hui (...) est (...) d’une certaine façon similaire » à ce qu’il était pour les Grecs : com­ ment fonder une éthique sur le choix rigoureusement per­ sonnel d’un style d’existence ? De là ce que nous avons à réapprendre des Classiques, contre les Modernes : « La recherche de styles d’existence aussi différents que possi­ ble les uns des autres», étant entendu qu’aujourd’hui, conclut Foucault, «la recherche d’une forme de morale

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qui serait acceptable par tout le monde - en ce sens que tout le monde devrait s’y soumettre » est enfin apparue pour ce qu’elle est : « catastrophique »'. C’est en une telle conclusion qu’a culminé le dernier état de la pensée de Foucault. Il est aussi permis de penser qu’elle a trouvé là son point de chute. En cette haine de l’universel, en cette condamnation sans appel de l’idée de valeurs autour desquelles pourrait se concevoir un sens commun (si l’on veut : un espace public), Foucault a cer­ tes assumé, jusqu’au bout, son ascendance nieztschéoheideggerienne. Mais du même coup le prétendu « revire­ ment » des dernières années devient profondément pro­ blématique. L’éventuel « Foucault new look » dont on nous a dépeint le retour, après la critique des normes, à une réflexion sur une éthique « par quoi le sujet pose la forme qu’il donne à sa vie», ressemble en fait à s’y méprendre à l’auteur de VHistoire de la folie ou de Sur­ veiller et punir qui, par référence à Nietzsche et à Heideg­ ger, dénonçait dans la modernité la tyrannie de l’identité, du normatif ou de l’universel à l’égard de l’individu en sa différence. Du début à la fin de son œuvre, Foucault est resté conforme à sa vulgate. Jusque dans les derniers tra­ vaux, il s’est agi d’opposer à la subjectivité comme conscience de principes faisant figure d’universel et de pôle d’intersubjectivité la notion soixante-huitarde de l’individualité. De ce point de vue, il est hautement signi­ ficatif que, dans l’un de ses derniers entretiens, Foucault ait avoué ses difficultés à s’accorder avec Habermas et ait dénoncé comme une utopie vide de sens l’idée, chère à celui-ci, d’un espace communicationnel : «Je m’intéresse bien à ce que fait Habermas, je sais qu’il n’est pas du tout d’accord avec ce que je dis ; moi, je suis un peu plus d’accord avec ce qu’il dit. Mais il y a 1. Ibid.

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cependant quelque chose qui me fait toujours problème : c’est lorsqu’il donne aux relations de communication cette place si importante et, surtout, une fonction que je dirais “utopique”1... » On voit mal en effet comment, dissolvant la subjecti­ vité dans l’individualité, Foucault et, plus généralement, les philosophes français des années 68 pourraient repren­ dre à leur compte la problématique de la communication et du «sens commun». L’anti-humanisme de la pensée 68 ouvre sur la « barbarie », non pas au sens où il condui­ rait à libérer on ne sait quels déchaînements de violence, mais en tant que le procès intenté à la subjectivité détruit ici toute possibilité d’un véritable dialogue entre des consciences qui seraient susceptibles de penser leurs diffé­ rences sur fond d’identité : lorsque ne subsiste que l’exa­ cerbation des différences individuelles, l’autre devient pour chacun le « tout autre », le « bar-bare ». Ce lien entre la critique de la subjectivité et l’expulsion de la probléma­ tique de la communication (de la ré-publique) est en effet si étroit qu’on retrouverait chez quelqu’un comme J.-Fr. Lyotard la même hostilité et la même incompréhension à l’égard de la question de l’intersubjectivité : « Le consen­ sus obtenu par discussion comme le pense Habermas ? Il violente l’hétérogénéité des jeux de langage1 2. » Si l’on songe un instant aux implications politiques (au sens de la représentation de la cité) que devrait avoir en toute logi­ que ce genre de déclarations, aussi bien chez Lyotard que chez Foucault, on se prend à se féliciter que les auteurs de ces propos aient si ardemment cultivé l’inconséquence et aient pu aussi, fort heureusement, défendre, comme tout le monde ou presque, les droits de l’homme et les valeurs de la république. 1. Entretien du 20 janvier 1984. 2. J.-Fr. Lyotard. La Condition post-moderne, p. 8.

CHAPITRE IV

L’heideggerianisme français (Derrida)

Délimitons tout d’abord l’objet : 1) L’intitulé d’«heideggerianisme français» n’englobe pas, dans notre esprit, ceux des disciples de Heidegger qui, ayant contribué, parfois (comme c’est le cas de J. Beaufret) bien avant les années soixante, à introduire en France la pensée du maître, n’ont jamais vraiment reven­ diqué pour eux-mêmes un autre rôle que celui de l’inter­ prète le plus autorisé. J. Beaufret et ses disciples ont ainsi assumé ouvertement la tâche de la répétition ou de l’explicitation, en se faisant, au propre comme au figuré, les traducteurs d’une grande pensée. Quelque jugement que l’on doive porter sur la façon très particulière dont ils ont rempli et remplissent cette fonction, la démarche en tout cas se veut plus fidèle qu’originale et ne suppose nul dessein d’introduire, dans le champ des problématiques ouvertes par Heidegger, une quelconque détermination nouvelle, de nature à permettre la désignation d’un « hei­ deggerianisme français ». Il en est allé tout autrement chez des auteurs comme Derrida ou Lyotard. On trouve bien chez eux un discours de célébration, reconnaissant clairement, par exemple à travers cette mise au point de Derrida, le caractère décisif de l’héritage : « Rien de ce que je tente n’aurait été possi­ ble sans l’ouverture des questions heideggeriennes (...),

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sans l’attention à ce que Heidegger appelle la différence entre l’être et l’étant, la différence ontique-ontologique telle qu’elle reste d’une certaine manière impensée par la philosophie1. » Mais au-delà d’une telle profession de foi, le propos s’accompagne ici d’une volonté de se démar­ quer du « modèle » et de la prétention à avoir accompli, à partir de 1’«ouverture» heideggerienne, un parcours autonome, original, en tout cas irréductible au « modèle ». Derrida consacre ainsi, comme on va le voir, toute la deuxième moitié du texte clé intitulé La Différancé1, à expliquer que son œuvre propre se situe dans « le a de la différence », étant entendu en effet que « la différence n’est pas une espèce du genre différence ontolo­ gique». Il faudra cerner, bien sûr, le contenu de cette éventuelle originalité, et mesurer le degré d’autonomie ainsi manifesté par rapport à Heidegger : il n’empêche que cette revendication d’une démarche obéissant, certes à partir de Heidegger, à sa logique propre permet de com­ prendre pourquoi, s’il n’y eut pas véritablement de « beaufrétiens », il existe des « derridiens », s’efforçant d’attester que, de ce côté, la postérité de Heidegger ne s’est pas bornée à la tâche de la traduction ou de l’inter­ prétation, mais a bel et bien fait œuvre. Faisant ainsi figure de produit original, l’« heideggerianisme français » s’exporte comme tel : c’est donc exclusivement à ce cou­ rant que nous faisons ici référence quand nous abordons une telle composante de la pensée 68. 2) Pour délimiter cette composante et la spécifier par rapport aux autres aspects de la philosophie des «six­ ties », il faut maintenant préciser davantage ce qui fait sa particularité. Pourquoi en effet faire spécialement de1 2 1. Derrida, Positions, Éd. de Minuit, 1972, p. 18. 2. Derrida, La Différance, conférence prononcée à la Société française de philosophie le 27 janvier 1968. reprise dans Marges de la philosophie, Éd. de Minuit, 1972, notamment pp. 24-28.

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l’œuvre de Derrida la principale manifestation de l’hei­ deggerianisme français1 alors que, nous l’avons ample­ ment perçu chez Foucault et nous le verrons aussi chez Lacan, la référence heideggerienne est déterminante dans la plupart des composantes de la pensée 68, à l’exception de ce qui, en elle, relève du marxisme? La réponse ne peut en réalité que prendre pour l’instant l’allure d’une affirmation que les analyses suivantes entreprendront de justifier : si, selon une formule sur laquelle nous nous sommes expliqués, Foucault = Heidegger + Nietzsche, et si l’on peut écrire, on percevra en quoi, que Lacan = Hei­ degger + Freud, l’heideggerianisme français se laisse spé­ cifier par la formule : Derrida = Heidegger + le style de Derrida. L’énoncé, sans doute, peut paraître brutal, voire choquant. Parodiant Derrida lui-même, on suggérera tou­ tefois que, face à la formule proposée, il s’agit moins peutêtre, « par quelque précipitation de la niaiserie, de (la) cri­ tiquer » que de la « rendre plutôt à sa puissance de provo­ cation »1 2. Du fait de cette spécificité de l’heideggerianisme fran­ çais, le travail à accomplir sur l’œuvre de Derrida nous est apparu devoir répondre à un objectif beaucoup plus res­ treint que celui que nous pouvions avoir en abordant l’iti­ néraire foucaldien. Foucault apparaissait avoir accompli un parcours complexe, marqué par un éventuel revire­ ment. Les ouvrages jalonnant ce parcours faisaient l’effort d’investir, à partir du modèle philosophique de référence, des champs d’investigation multiples et, en ce sens, avaient du moins l’incontestable mérite de renouveler la «gestion» du modèle. Rien de tel, il faut en convenir, 1. Nous avons mentionné également, comme manifestation de l’heideggerianisme français, l’œuvre de Lyotard. Nous privilégions ici l'exemple de Derrida, plus continûment inscrit dans la filiation de Heidegger. Chez Lyotard, l’explicitation de cette filiation n’intervient pleinement qu’avec Le Différend (1983). 2. Derrida, Marges, p. 24.

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chez Derrida, mais, au-delà d’une écriture dans laquelle semblera s’être peu à peu concentrée l’originalité, un dis­ cours philosophique somme toute très traditionnel par la préoccupation qui l’anime à peu près exclusivement : celle de définir une position par rapport à l’objectivité, si l’on préfère une approche de « ce qui est », position ou approche que résume, revendiquée par Derrida lui-même comme son principal apport, la thématique de la « diffé­ rence ». Or, à ce niveau, celui autour duquel tout est dit se rassembler « en faisceau »*, il semble que rien d’intelligi­ ble ou d’énonçable n’apparaît dans le travail de Derrida qui ne soit (quant au contenu) une reprise pure et simple de la problématique heideggerienne de la différence onto­ logique. Si ce qui se présente pour l’instant comme une affirmation délibérément provocatrice se laissait vérifier, il faudrait alors, après avoir montré à quels effets de brouillage est due l’illusion qu’il s’est agi d’un produit philosophiquement original, se demander ce qui subsiste de « français » dans cette étonnante entreprise de répéti­ tion. La thèse posée : le travail de Derrida s’épuise dans une reprise de la problématique de la différence ontologique, se heurte apparemment à deux objections. D’une part, on l’a déjà enregistré, Derrida refuse de faire de la «diffé­ rence » une simple espèce du genre « différence ontologi­ que». D’autre part, le lecteur non prévenu des œuvres successives de Derrida ne peut qu’être frappé par l’ingé­ niosité et la fécondité lexicales de l’auteur, qui, de fait, multiplie les créations de concepts qui n’ont pas, semblet-il, de corrélats immédiats dans la langue de Heidegger. Car, à côté de la célèbre « différence », interviennent les divers maillons de ce que la conférence de 1968 présente 1. Cf. Marges, p. 3. L’image est reprise par J.-L. Houdebine au début du premier des entretiens réunis dans Positions, p. 53.

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comme une « chaîne » : la trace, l’écriture, l’archi-écriture, l’archi-trace, l’espacement, la réserve, le supplé­ ment, le pharmakon, l’hymen, la marge, le masque, la marque, la temporisation, etc. Et, après les ouvrages fon­ dateurs sur lesquels nous concentrerons ici l’analyse, la chaîne a continué de s’allonger: la dissémination, le « gl », le style, le coup de don, etc. sont ainsi venus renfor­ cer une apparence à la fois prolifique et mystérieuse, sus­ ceptible, on le comprend sans peine, de laisser penser qu’on assiste progressivement à la naissance et au déve­ loppement d’une entreprise originale. Nous nous bornerons ici à esquisser un démontage de cette « chaîne » en montrant sur quelques exemples com­ ment les divers maillons constituent autant de répétitions venant s’inscrire dans 1’«ouverture» heideggerienne, à savoir la problématique de la différence ontologique. L’exercice, ou le jeu, pourrait sans peine (mais aussi sans plaisir) être indéfiniment prolongé, et notamment inclure les maillons ajoutés par les derniers ouvrages : il nous est apparu plus économique, et suffisant, de produire les règles d’un tel jeu. Ce faisant, il n’est pas douteux que l’analyse des termes en présence s’expose à se voir objec­ ter, à chacune de ses étapes, que « les choses ne sont peutêtre pas si simples». On se demandera toutefois quelle fonction remplissent la revendication incessante d’une insaisissable complexité, la postulation inlassable d’une altérité si indicible : qu’en est-il d’un discours qui, par de tels procédés, éprouve le besoin de s’immuniser, non seu­ lement contre toutes les objections qu’on pourrait lui adresser, mais même contre toutes les présentations, per­ çues et dénoncées à l’avance comme des trahisons, que l’on chercherait à en proposer ?

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DE LA DIFFÉRENCE À LA DIFFÉRANCE

Malgré les apparences savamment entretenues, la notion derridienne de «différence» est, osons le dire, d’une grande simplicité. Derrida la définit comme «ce qui rend possible la présentation de l’étant-présent » et qui, de ce fait, « ne se présente jamais », « ne se donne jamais au présent» et, «se réservant et ne s’exposant pas», n’est pensable que comme ce qui disparaît dans toute apparition, à savoir l’apparition elle-même, qui dis­ paraît dans l’étant apparu, qui se retire dans l’étant-présent1. L’apparition comme disparition : on reconnaît sans difficulté ce que Heidegger avait largement évoqué en approfondissant la différence ontologique remémorée par L’Être et le Temps (Être/étant) dans la direction d’une pensée de l’Être comme Éclaircie-Retrait, comme Dévoi­ lement-Occultation. Par exemple : « L’Être se soustrait en se montrant dans l’étant comme tel »12 ; l’Être se doit pen­ ser comme « l’Éclairer voilant-dévoilant »3 ; « l’Être se retire en tant qu’il se déclôt dans l’étant »4 ; « l’êtredévoilé de l’étant présent repose sur le voilement de la dispensation de présence»5. Cette thématique heideggerienne n’a pas à être davantage rappelée. Il est plus ins­ tructif de montrer en revanche comment, s’installant dans ce registre, le discours derridien peut aller jusqu’à la parodie. 1. Marges, p. 6. 2. Heidegger. Nietzsche, trad. par P. Klossowski, Gallimard, t. IL p. 288. 3. Heidegger, Essais et conférences, trad. par A. Préau, Gallimard, p. 336. 4. Heidegger, Chemins, trad. par W. Brokmeier, Gallimard, p. 274. 5. Heidegger, Contribution à la question de l’être, trad. par G. Granel, in Questions I, Gallimard, p. 238.

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Ainsi, parlant de la différence (et de son « a »), l’exposé de janvier 1968 énonce, de façon de prime abord énigma­ tique : « En toute exposition elle serait exposée à disparaî­ tre comme disparition1.» Non seulement l’apparition elle-même « disparaît dans toute apparition », mais il fau­ drait donc aussi penser la disparition de cette disparition. Mystérieuse en apparence, la formule reprend pourtant, là encore, un véritable leitmotiv des textes de Heidegger, qui écrivait par exemple, dès 1949, dans le Prologue de Qu’est-ce que la métaphysique?'. «Au lever du décèlement, ce qui dans ce dernier déploie son essence, soit le cèlement, partout se dérobe. » Comprendre : la dissimula­ tion qui est le fond de la manifestation, ou le retrait qui est présent au cœur de l’éclosion, ne peut que disparaître à son tour, au profit d’une pure pensée de la présence qui ne cesse ainsi d’oublier le retrait, d’exposer donc la dispari­ tion à disparaître. On ne multipliera pas davantage ces rapprochements. La filiation n’est d’ailleurs pas contestée par Derrida. Le problème, en revanche, se pose de savoir en quoi, dans ces conditions, Derrida peut estimer que la différence telle qu’il propose de l’entendre (ou plutôt de l’écrire) ne correspond pas intégralement à ce que Heidegger nom­ mait « différence ontologique ». Quant à cette articulation entre les deux « différences », la conférence évoquée pro­ pose une mise au point où deux moments doivent être distingués :

I. La reconnaissance de l’héritage. Avec cette apparition/disparition disparaissante, «il apparaît déjà, convient Derrida, que le type de question auquel nous sommes ainsi reconduits est, disons, le type 1. Marges, p. 6.

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heideggerien, et la différence semble nous ramener à la différence ontologique »*. En ce rappel à la différence qui travaille toute présence et toute identité à soi, il s’agit en effet, comme chez Heidegger, de mettre en question l’autorité de la présence telle qu’elle s’était affirmée dans toute l’histoire de la métaphysique pour culminer dans l’avènement de la subjectivité, c’est-à-dire dans l’huma­ nisme moderne : la « domination traditionnelle et méta­ physique par le présent »12 a bien pour horizon, en effet, la maîtrise du monde par la technique où la manipulation du réel se pense d’autant plus aisément comme illimitée qu’on s’est fermé à la dimension apparaissante/disparaissante sur laquelle nulle prise ne serait concevable. Aussi Derrida rappelle-t-il significativement que la catégorie même de sujet participe de cette hégémonie métaphysi­ que de la présence : ce qui définit traditionnellement le sujet comme tel, c’est «la présence à soi» (l’identité), comme on peut le voir à travers « le privilège accordé à la conscience », privilège qu’une pensée de la différence se devra donc d’ébranler. Évoquant cet ébranlement d’une des dimensions constitutives de la subjectivité, Derrida n’hésite d’ailleurs pas à ajouter, héritant ainsi de Heideg­ ger le projet de penser « contre la subjectivité »3 : « Ce qui vaut de la conscience vaut ici de l’existence dite subjec­ tive en général4. » Où l’on retrouve donc, en cet héritage derridien de Heidegger, le thème majeur des « sixties » : le procès intenté au «mauvais sujet», dont toute forme de survie au moins théorique participerait encore du privi­ lège de la présence (c’est-à-dire de l’oubli de la différence) « qui est l’éther de la métaphysique ». 1. Marges, p. 10. 2. Ibid. 3. Cf. Lettre sur l’humanisme, trad. citée, p. 131:« Contre la subjectivation qui fail.de l’étant un pur objet, porter devant la pensée l’éclaircie de la vérité de l’Etre. » 4. Marges, p. 17.

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II. La mise en question de la «différence ontologique ».

Dans un second moment, l’héritier va, comme si sou­ vent, se faire parricide, en explicitant la réserve jusqu’ici seulement suggérée : « La différence semble nous ramener à la différence ontologique. » Car en réalité la différence va au-delà et accomplit le déploiement de la différence ontologique : « Le a de la différence marque le mouve­ ment de ce déploiement*. » Il faut comprendre qu’en fait Heidegger, dans le rappel à la différence ontologique, n’avait fourni qu’une version encore métaphysique de la différence, en incitant à penser moins le déploiement de la différence (la différence comme déploiement) que ses termes et notamment l’Être conçu comme l’un de ces termes : reconduisant la médita­ tion vers la différence entre l’étant (présent) et l’Être (dis­ paraissant «derrière» l’étant présent), Heidegger indui­ rait la représentation qu’il existe deux termes et leur diffé­ rence, - représentation encore grosse de déterminations métaphysiques, puisqu’il s’agirait alors, pour la pensée de l’Être, de viser comme un signifié se dissimulant derrière la présence d’un signifiant. Le privilège de la présence subsisterait ainsi jusque dans le rappel à la différence ontologique : alors qu’il s’agit en fait de penser la présen­ tation elle-même comme disparition, l’Être heideggerien prendrait au fond l’allure d’un présent caché dont on cher­ che à lever la dissimulation. De là cette mise en question de l’apport de Heidegger : « La pensée du sens ou de la vérité de l’Être, la détermination de la différence en diffé­ rence ontico-ontologique, la différence pensée dans l’hori­ zon de la question de l’Être, n’est-ce pas encore un effet intra-métaphysique de la différence1 2?» 1. Ibid., p. 23. 2. Marges, p. 23.

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À partir d’une telle mise en question, se développe très logiquement chez Derrida un vaste effort pour traquer chez Heidegger les traces d’un mode de penser et d’écrire encore métaphysique. Quatre types de survivances seront ainsi dépistés : - Les survivances d’une pensée de la présence : contre Heidegger cherchant la vérité ou le sens de l’Être comme terme disparu d’un rapport (ontique/ontologique), on affirmera que l’apparition/disparition ne masque nul signifié originaire ou transcendantal1. - Les survivances d’une pensée de l’essence : seront ainsi soulignées les connotations fortement métaphysi­ ques de l’appel heideggerien à saisir l’Être comme tel, en son propre, comme s’il s’agissait d’un terme dont on peut dire « ce qu’il est »1 2. - Les survivances corrélatives d’une pensée de l’homme : la poursuite par Heidegger d’une recherche du «propre de l’homme» sera en effet rattachée à cette conception d’un «sens de l’Être» qu’il appartiendrait à un «étant exemplaire», doué pour cela d’un «sixième sens », de saisir en sa pureté originaire3. - Les survivances d’une pensée de la transparence : tous ces traits convergent en effet vers une définition de la « tâche de la pensée » comme consistant à dévoiler ce que l’on tient pour une « vérité » ou pour un « sens » ultimes, bref : pour une arche qu’il faudrait rendre manifeste. On dénoncera ainsi la façon dont Heidegger rechercherait, contre le logos occultant de la métaphysique, une parole plus proche de l’Être, une voix coïncidant vraiment, selon la vieille idée de l’adéquation, avec le signifié transcen­ dantal : « la quête du mot propre et du nom unique »4 1. 2. 3. 4.

Cf. par exemple De la grammalologie, p. 33. Marges, p. 27. Ibid., p. 148. Ibid., p. 29.

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participerait encore du phonologisme1 ou du phonocen­ trisme12 qui, dans le privilège accordé à une parole vive (supposée mieux coïncider avec la pure présence que l’écriture, plus distante du signifié), témoigneraient de l’obsession métaphysique de la présence3. La stratégie derridienne consistera donc à tenter au fond d’être plus heideggerien que Heidegger lui-même, comme le suggère presque explicitement ce bilan : « Mal­ gré cette dette à l’égard de la pensée heideggerienne, ou plutôt en raison de cette dette, je tente de reconnaître, dans le texte heideggerien qui, pas plus qu’un autre, n’est homogène, continu, partout égal à sa plus grande force et à toutes les conséquences de ses questions, je tente d’y reconnaître des signes d’appartenance à la métaphysi­ que4... » Soit : en raison même de l’héritage reconnu, par fidélité à Heidegger, chercher chez Heidegger les traces de la métaphysique, c’est-à-dire, précise Derrida, les traces de 1’« onto-théologie » comme 1) ontologie de la présence, 2) recherche théologique d’une « archie », d’un « principe de tous les principes »5. C’est par référence à cette stratégie qu’il faut donc com­ prendre la substitution de la «différence» à la «diffé­ rence ontologique ». L’opération devient en effet parfaite­ ment claire, dans les deux aspects qui la caractérisent : la transformation du terme, l’élargissement de son champ d’application. 1) L’avantage du terme de «différence» est en effet double. D’une part, il désigne mieux un mouvement que x l’habituel substantif, que nous sommes trop accoutumés à 1. Grammatologie, p. 23. 2. Positions, p. 19. 3. De là que Heidegger célèbre la parole des poètes, la parole d'Anaximandre, et, reprenant le mot de Nietzsche, célèbre en Socrate « celui qui n’écrit pas » (Qu 'est-ce que penser ?). 4. Positions, pp. 18-19. 5. Cf. sur ce point Marges, p. 73.

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entendre comme désignant un rapport entre deux termes extérieurs l’un à l’autre. D’autre part, il n’induit pas, contrairement à ce que suggérerait l’emploi de l’infinitif «différer», l’idée d’une opération à renvoyer à un quelcon­ que sujet, ce qui réintroduirait fâcheusement le risque d’interpréter la différence comme l’acte éventuel d’un terme qui pourrait aussi bien ne pas différer1. De ces considéra­ tions découle ce superbe moment à.'ontologie négative : « Tout en nous rapprochant du noyau infinitif et actif du différer, “différence” (avec un a) neutralise ce que l’infinitif dénote comme simplement actif, de même que “mouvance” ne signifie pas dans notre langue le simple fait de mouvoir, de se mouvoir ou d’être mû. La réso­ nance n’est pas davantage l’acte de résonner. Il faut médi­ ter ceci, dans l’usage de notre langue, que la terminaison en ance reste indéterminée entre l’actif et le passif... Ce qui se laisse désigner par “différence” n’est ni simplement actif, ni simplement passif, annonçant ou rappelant plutôt quelque chose comme la voix moyenne, disant une opéra­ tion qui n’est pas une opération, qui ne se laisse penser ni comme passion ni comme action d’un sujet sur un objet, ni à partir d’un agent ni à partir d’un patient, ni à partir ni en vue d’aucun de ces termes12. » On n’insistera pas, pour l’instant, sur les problèmes posés par le caractère exclusivement négatif de ces énoncés. Du moins confirment-ils que ce dont le terme de « différence » entend être la désignation, c’est donc la différence pure ou, si l’on se résolvait malgré tout à emprunter un instant le langage du propre ou de l’essence, la différence comme telle, qui n’est ni rapport entre des termes ni acte d’une instance agissante : le déploiement de la différence. 2) De la « différence ontologique » à la « différence », le 1. Marges, p. 9. 2. Ibid.

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déplacement consiste aussi, Derrida y insiste beaucoup, en un élargissement du champ même du concept : « La différence nommerait donc par provision ce déploiement de la différence, en particulier, mais non seulement ni d’abord de la différence ontologique1. » Précision qui peut déconcerter et laisser penser que, bien loin qu’effectivement la différence soit «une espèce du genre différence ontologique», la relation serait au fond inverse. Auquel cas, corrélativement, il faudrait estimer bien sûr non pas que Derrida constitue une espèce d’heideggerien (un « heideggerien français »), mais que Heidegger a été une sorte de pré-derridien allemand. Au moins stratégiquement, le point est d’importance. Que signifie donc l’indication que le champ de la différence est plus large que celui de là dif­ férence ontologique? En présentant la différence comme différence ontologique, Heidegger laisserait penser que la différence, comme différence entre l’étant et l’Être, est au fond extérieure à l’étant, extérieure à l’identité à soi de l’étant, si l’on veut : que l’Être, comme différence, est hors de l’étant12. Bien évidemment une telle dislocation de l’Être et de l’étant évoquerait de manière regrettable une scission platonisante (métaphysique) de l’intelligible et du sensible. Il faut au contraire apprendre à considérer, on l’a déjà noté, que « la différence n’est pas précédée par l’unité ori­ ginaire et indivise d’une possibilité présente que je mettrais en réserve »3. Ce qu’il s’agit de penser, ce n’est donc pas une dimension secrète qui serait hors de la présence, hors de l’identité, mais bien plutôt le travail (ou le jeu) de la différence au cœur même de l’identité. Au sein de chaque étant dont la définition cerne l’identité, il y a une dimen1. Positions, p. 19. Cf. aussi Marges, p. 27. 2. On se doute que Heidegger, en fait, a su lui-même corriger à cet égard certains effets de sa terminologie. Voir sur ce point la mise au point du Nietzsche, II, trad. citée, p. 162 sqq. : Heidegger substitue pour les mêmes raisons le terme d'Austrag à celui de Differens. 3. Positions, p. 17.

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sion que nul concept ne parvient à cerner. Cette dimen­ sion (précisément celle du « il y a », de l’apparition dispa­ raissante) œuvre ainsi en chaque identité : présenter la dif­ férence comme différence entre l’étant et l’Être, ce serait en masquer l’intervention spécifique, multiforme, en toute occasion où, dans l’opération de définition, le concept laisse nécessairement échapper « quelque chose » qu’il ne peut, littéralement, identifier. Prenons un exemple1. Soit le couple nature/culture. On peut parfaitement définir l’identité de chacun des termes et cerner l’identité de leur différence, le contenu de ce qui les différencie, qu’on l’identifie à l’opposition entre inné et acquis, ou à n’importe quelle autre opposition intelligible. Mais ce que l’on ne parvient pas à saisir, c’est « le mouve­ ment de la différence en tant qu’il produit les différents, en tant qu’il les différencie ». Ce mouvement qui dispense les différents comme différents, et qui donc est « antérieur » à cette différence que l’on peut identifier (définir) entre des termes eux-mêmes identifiables (définissables), correspond à une étrange dimension de « mêmeté» (puisqu’il s’agit de la racine commune des différents) que l’on ne saurait confondre ni avec l’identité à 'soi de chacun des termes, ni avec l’identité de leur différence. C’est cet «élément du même », ne s’effaçant pas dans l’opposition des termes, ni ne se résorbant dans l’identité de chacun d’eux, que dési­ gne le terme de « différence ». En un sens, cette « diffé­ rence» n’est donc certes plus seulement différence entre l’étant et l’Être, puisqu’elle est aussi bien le « déploiement de la différence » qui produit ces autres « différents » que sont nature et culture, sensible et intelligible, homme et femme, etc. De ce point de vue, il est donc possible de souligner que la différence désigne assurément la différence ontologique, mais non pas elle seulement, ni prioritaire­ 1. L'exemple qui suit est évoqué dans Positions, p. 17.

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ment : apparemment, le champ de la différence est effecti­ vement devenu plus large que celui de la différence onto­ logique. Derrida englobe Heidegger tout en le dépas­ sant... À considérer toutefois la question d’un peu plus près, il n’est guère difficile de constater que cet «élément du Même » qu’évoque Derrida est bien évidemment ce qu’il y a de commun (de comme « un ») à toutes les choses différentes, y compris celles qui sont opposées (nature/culture, sensible/intelligible, etc.) : à savoir l’Etre, au sens même où Heidegger n’a cessé d’écrire, en se réfé­ rant à Héraclite, qu’il désigne cette dimension d’ajointement du divers qui fait «l’harmonie inapparente» des étants les plus opposés, tels l’arc et la lyre, en tant qu’ils viennent à être. Pour désigner cet ajointement ou cette jointure, Heidegger évoquait aussi bien ce que lui parais­ sait avoir été la Dikè d’Anaximandre1 ou la sphéricité de l’Un parménidien12, pour en dégager l’injonction à penser l’Être (la différence) comme «ajustement» (Fug) du divers. On voit fort mal, dès lors, en quoi 1’« élément du même » qui se profile dans la différence derridienne élar­ girait d’un pouce le champ de ce que Heidegger avait nommé « différence ontologique ». Il y a donc pour le moins quelque injustice à laisser penser, pour se procurer à bon compte une dimension d’originalité, que Heidegger se serait simplement aban­ donné à penser l’Être comme une dimension qui se tient en réserve hors de l’étant, ce qui d’une part, convenonsen, n’aurait pas grand sens, et contre quoi il a d’autre part multiplié les mises en garde : c’est par exemple pour évi­ ter de substantialiser l’Être (et de poser la différence hors de chaque identité) qu’il a non seulement fini par renon1. Cf. Chemins, « La Parole d’Anaximandre ». 2. Introduction à la métaphysique, trad. par G. Kahn, Gallimard, p. 166.

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cer à l’expression de «différence ontologique», mais recouru même à la graphie : Lorsque Derrida pro­ pose, en indiquant que « la différence est ce qui rend pos­ sible la présentation de l’étant-présent », de mettre « le est sous rature »', on ne peut donc qu’y voir un signe supplé­ mentaire d’une habile gestion de l’héritage. À ce niveau de l’entreprise, seule une peu vraisemblable spéculation sur l’ignorance des lecteurs aurait pu laisser espérer que la démarche parût faire œuvre originale, ou du moins renou­ veler la problématique ouverte par Heidegger12. Faut-il alors, pour découvrir ce par quoi l’heideggerianisme français a pu inaugurer une pensée obéissant à une «logique propre», égrener comme des maillons les concepts successifs de la longue chaîne qui, à en croire Derrida, s’est construite à partir d’un tel point de départ ? L’un d’entre eux, du moins, mérite une attention parti­ culière, dans la mesure où sa mise en avant va ouvrir à l’heideggerianisme français des perspectives infinies, aux­ quelles n’avait certes pas songé Heidegger: le concept d’écriture.

L’ÉCRITURE COMME SUBVERSION DE LA MÉTAPHYSIQUE,

Derrida évoque à plusieurs reprises, en le présentant comme emblématique d’une dévalorisation de l’écriture 1. Marges, p. 6. 2. La spéculation sur l’ignorance n’est pas toujours, il est vrai, à fonds perdu. Dans Le Différend (Éd. de Minuit, 1983), J.-Fr. Lyotard reprend à son compte, jusqu’à la lettre, la thématique heideggerienne de la différence ontologique (cf. par exemple, p. 114 : la dimension du « il y a », p. 129 : l’être-néant, etc.). Cela n’empêche nullement A. Badiou, dans un laudatif compte rendu (Critique, 1983, pp. 851-863), de saluer «l’ontologie de Lyotard » comme s’il s’agissait de la découverte d’un nouveau continent philosophique. La philosophie française a beaucoup vécu de ce qu’il faut bien appeler un provincialisme intellectuel.

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qui serait constitutive de la métaphysique, le célèbre texte d’Aristote sur le langage qui ouvre le De interpretatione1. Aristote y définit les mots écrits comme les symboles des mots émis par la voix, lesquels mots parlés sont euxmêmes les symboles des affections de l’âme, ces dernières étant enfin les images des choses. Le langage apparaît ainsi comme le lieu d’un éloignement progressif des signi­ fiants par rapport au signifié qui est situé dans la présence de la chose, en son identité à soi : des affections à la parole et de la parole à l’écriture, la présence se déroberait de plus en plus, la métaphysique se trouvant par là contrainte, en raison directe de son interprétation de l’être comme présence, de valoriser la parole au détriment de l’écriture. La métaphysique sera donc inséparable du phonocentrisme : « Le phonocentrisme se confond donc avec la détermination historiale du sens de l’être comme présence12. » De façon plus explicite : l’idéal d’une abso­ luité de présence et la conception de la vérité comme adé­ quation à un signifié située dans la présence originaire de la chose imposent d’interpréter le jeu de la signifiance comme secondarité et, dans ce jeu, de dévaloriser l’écri­ ture comme signifiant d’un signifiant. En conséquence, une pensée qui remet en question le privilège de la présence et qui souligne le travail de la différance au cœur de l’identité ne devrait plus percevoir la signifiance comme éloignement par rapport à la présence prétendument transparente d’un signifié originaire : toute présence dissimulant quelque chose qui se dérobe en elle, 1’« origine » doit être raturée, et avec elle l’idée d’un pre­ mier signifié doit s’évanouir, - version « heideggerienne » 1. Cf. notamment Marges, p. 86. Sur l’écriture, cf. Grammatologie, chap. i ; La Voix et le Phénomène, P.U.F., 1967,p. 116 sqq. ; L’Ecritureet la Différence (surtout les troisième et septième essais) ; Marges, notam­ ment « Ousia et grammè » et « La forme et le vouloir dire », etc. 2. Grammatologie, p. 23.

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de la thèse chère aux philosophistes selon laquelle il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations. Positive­ ment, il en résulte que la signifiance, et donc aussi l’écri­ ture comme redoublement de la signifiance, doivent être réhabilitées. La voix n’est pas plus proche d’un signifié identique à soi, puisque toute identité est traversée par la différence. Tout au contraire, c’est le jeu de l’écriture comme redoublement de signifiance qui dit plus fidèle­ ment le mouvement de la différence, comme retrait ou éloignement de la présence, ou encore (nous rencontrons au passage l’un des concepts de la « chaîne » évoquée par Derrida) comme « espacement » : pensé à partir de la dif­ férence, chaque aspect de la présence apparaît tel qu’« il faut qu’un intervalle le sépare de ce qui n’est pas lui (la présentation, L.F. et A.R.) pour qu’il soit lui-même (le présent, L.F. et A.R.) », intervalle ou espacement qui « le constitue en présent »’ ; en tant qu’un tel espacement, la différence se laisse dès lors désigner comme écriture, comme production d’une « trace » (la chaîne continue de dévider ses maillons) qui ne renvoie plus à la présence d’un signifié ou d’un tracé originaire dont l’écriture serait seulement la trace déformante : une écriture qui n’est plus seconde par rapport à une parole vive sera donc nommée « archi-écriture », une trace qui ne renvoie plus à un signi­ fié premier sera une « archi-trace ». Avec cette précision, bien sûr, que l’«archie», ici, n’en est plus véritablement une, puisque, comme trace ou écriture, l’archie signifie déjà autre chose qu’elle-même. Évoquant à nouveau « ce qui rend possible la présenta­ tion de l’étant-présent » (ce que Heidegger nommait l’Être), Derrida peut alors rassembler les principaux moments de la chaîne : « C’est cette constitution du pré­ sent... que je propose d’appeler archi-écriture, archi-trace 1. Marges, p. 13.

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ou différence. Celle-ci (est) (à la fois) espacement (et) tem­ porisation1. » Un maillon supplémentaire est, ce faisant, venu s’articuler aux précédents. Autre nom de la diffé­ rence, la «temporisation» l’est à la fois au sens de la « temporalisation » - la différence, comme dispensation de présence, étant, ici comme chez Heidegger, la qua­ trième dimension du temps (celle qui fait advenir à euxmêmes le passé, le présent et l’avenir)12 - et au sens plus trivial du terme : temporiser, c’est retarder une présence, «calculer un retard, un détour, un délai, une réserve», bref différer, selon un geste (celui où l’on diffère par exem­ ple un rendez-vous) qui implique une déperdition de pré­ sence, donc la différence. Aussi Derrida peut-il suggérer que la différence, pensée à partir de la temporisation comme retard ou réserve, est un concept économique, voire « le concept de l’économie »3 : la différence renvoie en effet au mouvement qui consiste à mettre en réserve une possibilité, comme lorsque l’on diffère une dépense, à ceci près qu’ici la dépense différée n’est pas remise à plus tard, renvoyée à un futur où la réserve (le retrait) serait finalement abolie, selon la perspective absurde d’une transformation de la présentation en présence (de la diffé­ rence en identité). La différence sera donc pensée comme une temporisation infinie ou à l’infini : trace qui ne ren­ voie qu’à une autre trace, écriture qui ne renvoie qu’à une autre écriture, pur jeu sans fin de la signifiance. L’établissement de ce lien entre différence et écriture éclaire de surcroît deux éléments du discours derridien : - On comprend mieux que le terme de « différence » ait fourni à l’entreprise son emblème : insolite, apparemment peu commode à utiliser (toujours susceptible d’être mal entendu et confondu avec la « différence »), le terme pré­ 1. Ibid., p. 14. 2. Ibid., p. 21. 3. Positions, p. 17.

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sente au contraire l’avantage, qui réjouit fort Derrida1, de ne pouvoir que s’écrire ! Le a de la différence ne s’entend pas et la différence disparaît dans la parole : signe irrécu­ sable, et sans doute d’une grande profondeur, que le pho­ nocentrisme (donc la métaphysique de la présence) serait, par l’adoption d’une telle graphie, décisivement ébranlé... -On aperçoit surtout, à travers cette réflexion sur l’écriture, pour quelles raisons Derrida va être porté à accorder une importance toute particulière à la linguisti­ que comme théorie du signe12. S’il s’agit en effet de repren­ dre et d’approfondir la théorie du signe telle qu’elle a été fondée par de Saussure, c’est que celui-ci, en soulignant l’arbitraire du signe, a attiré l’attention sur le fait que, dans un système linguistique donné, la signification d’un terme ne lui est pas assignable à partir de lui-même ou à partir de son rapport mimétique au signifié, mais seule­ ment à partir de «ses rapports et ses différences aux autres termes de la langue »3. De cette théorie du signe, on devine l’usage que pourra faire Derrida, en en tirant la « conséquence que le concept signifié n’est jamais présent en lui-même, dans une présence suffisante qui ne renver­ rait qu’à elle-même » : la vérité de la linguistique saussurienne serait ainsi que le champ de la signification doit être conçu comme une chaîne à l’intérieur de laquelle chaque signifiant ne signifie que par son renvoi aux autres signifiants en l’absence de tout signifié qui puisse être saisissable en lui-même. Comme telle, la langue elle-même devient un bon paradigme de la différence, Derrida le suggérant très clairement quand, à la question de savoir ce que signifie le a de la différence, il répond : « Je ne sais 1. Positions, p. 16. 2. Dans Le Même et /'Autre (p. 160 sqq.), V. Descombes a longuement insisté sur ce rôle du paradigme linguistique dans le travail de Derrida. 3. Cf. Marges, p. 11 sqq.

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pas ce qu’il signifie, ou alors quelque chose comme la pro­ duction de ce que la métaphysique appelle signe (signifiant/signifié)1. » Au-delà de la pirouette, la réponse (la différence comme signifiance pure, comme production de signes renvoyant sans fin les uns aux autres) indique à la fois la fonction et les limites de la référence linguistique dans le texte derridien : cette référence est entièrement au service de la thématique de la différence, elle s’épuise dans la gestion de cette thématique. On pourrait d’ailleurs sans peine, mais aussi sans grand profit, montrer qu’il en va de même pour tous les moments de la chaîne conceptuelle dont l’étirement four­ nit au discours de Derrida son unique contenu. En pas­ sant de la différence à l’écriture, qui n’en est pour ainsi dire qu’une présentation sensible, nous avons déjà ren­ contré (et épuisé) les figures de la trace, de l’archi-trace, de l’espacement, de la temporisation ou de la réserve. On se bornera à suggérer au lecteur, sur quelques exemples plaisants, comment il pourra, s’il en a le loisir ou le goût, poursuivre l’exercice :

1) Le supplément : si l’on se reporte à l’étude de l’Essai sur l’origine des langues que propose la Grammatologie, la supplémentarité apparaît désigner la logique de la signi­ fiance telle que Derrida la reconstitue à partir de Rous­ seau, pour qui le signe serait un supplément qui tue la présence vive et voile la transparence ; bien évidemment, on s’en doute, c’est au contraire, pour Derrida, cette sup­ plémentarité qu’il faut précisément assumer et penser pour, brisant le phonocentrisme, subvertir la métaphysi­ que de la présence.

2) Le pharmakon : à la lumière de La Pharmacie de 1. Positions, p. 16.

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Platon, étude qui, parue en 1968 et reprise ensuite dans La Dissémination, est consacrée principalement à analy­ ser, dans le Phèdre, le mythe de Theuth, le terme, signi­ fiant à la fois poison et remède, se révèle désigner l’ambi­ valence de l’écriture. Car l’invention de l’écriture est décrite par Platon comme cherchant à remédier à l’oubli, donc à l’effacement de la présence, mais il se trouve que le remède apparaît en définitive comme, sinon pire que le mal, du moins une figure du mal qu’il était censé conju­ rer : l’écriture est finalement décrite par le mythe comme nuisible à la mémoire et à la parole vive, « parce qu’elle les endort et les infecte dans leur vie même qui serait intacte sans elles »’. Incitant la mémoire à se reposer sur le matériau de l’écrit, l’invention se trouve donc méta­ physiquement interprétée comme ayant contribué elle aussi à cet effacement de la présence contre lequel doit lutter le philosophe en se remémorant la pure présence, perdue, de 1’eidos. La « pharmacie » de Platon témoigne­ rait ainsi de l’inauguration de la métaphysique de la pré­ sence. On aura compris qu’il s’agit donc, contre Platon, de penser le pharniakon comme différence et de renoncer enfin à «fermer la pharmacie». Soit, contre Socrate, «celui qui n’écrit pas», l’affirmation du philosophe comme polygraphe. 3) L’hymen : comme consommation du mariage, l’hymen (en tant qu’hyménée) est l’abolition ou la suspen­ sion des différents (la fusion dans l’unité), mais cette ré­ union n’a lieu qu’à travers l’hymen comme «ce qui se tient entre les différents » et les fait paraître comme tels dans le moment même de son abolition21. On fera donc de l’hymen un autre nom de la différence elle-même, en fan­ 1. La Dissémination, Éd. du Seuil, 1972, p. 126. 2. « La double séance », texte de 1969 repris dans La Dissémination : cf. surtout p. 237 sqq.

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tasmant sur ce voile qui, se tenant entre le dedans et le dehors, entre le désir et son accomplissement, entre le présent et l’avenir, n’a lieu (comme voile) que « quand il n’a pas lieu» (comme accomplissement du désir où les différents fusionnent) : différence (dehors/dedans, présent/futur, etc.) qui fait paraître les différents comme tels dans l’instant même de son retrait. Sans doute n’est-il guère utile d’insister davantage. La méditation sur l’hymen sera poursuivie notamment dans Éperons, bref essai subtilement sous-titré « Les styles de Nietzsche », où de la question de Vhymen à celle du style comme stylet chacun comprendra pourquoi l’éperon four­ nit à l’entreprise un nouvel emblème1. On perçoit aussi selon quelle logique Derrida accordera, dans ses derniers écrits12, une place toute particulière à la question de la « féminité » : contre le « phallogocentrisme » de la méta­ physique, la féminité reconduit directement - bien sûr, comme il se doit, à travers l’hymen - vers le leitmotiv de la différence. La fin de l’homme libère la possibilité d’une affirmation de la femme. Chacun, s’il le veut, pourra exercer son ingéniosité en prolongeant le jeu en direction du « coup de don », de la «gaine», de la «grappe» ou de la «bande». Rien, dans tout ce qui précède, ne laisse en tout cas apparaître, entre Derrida et son modèle, d’autre écart que rhétorique. L’hei­ deggerianisme français se sera ainsi exclusivement consacré à une entreprise de symbolisation de la différence ontologi­ que. Français, et même bien français, il ne l’aura été que par son goût et son aptitude talentueuse pour la production de variations littéraires sur un thème philosophique d’emprunt, simple et d’ailleurs assez pauvre. Très étroite­ ment liés à certaines particularités françaises de l’accès au 1. Cf. par exemple Éperons, p. 82. 2. Voir notamment Glas et La Carte postale.

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discours philosophique (la dissertation, la khâgne, l’agré­ gation), ce goût et cette aptitude ont pu être mis au service d’une des plus étonnantes entreprises de répétition que l’histoire intellectuelle aura connues. Le principe d’une répétition est que rien ne s’y trans­ forme et que tout se conserve. En ce sens si Derrida = Heidegger + le style de Derrida, il faut préciser que ce n’est pas non plus Heidegger moins quoi que ce soit, notamment moins les difficultés philosophiques, voire les insurmontables apories inhérentes à une telle pensée de la différence ontologique. L’adéquation du discours à son modèle se trouve ici être telle que l’analyse critique ne suppose pas de traitement spécifique et peut se borner à repérer, dans l’heideggerianisme français, le resurgisse­ ment d’un certain nombre de problèmes directement hérités de sa pensée éponyme.

LES IMPASSES DE LA DIFFÉRANCE

Il suffira ici de repérer ces impasses, que nous avons analysées plus longuement ailleurs, à propos de Heidegger lui-même1. On s’attachera donc surtout à manifester selon quelle logique la démarche ne pouvait que s’y enga­ ger et s’y perdre. Comme chez Heidegger, la pensée derridienne de la différance a donc entendu reconduire l’attention des étants présents vers le fait qu’/ï y a de la présence, si l’on veut : vers le « coup de don » par quoi il est pour nous des cho­ ses1 2. Ce retour vers le « il y a » suppose, pour que la pen­ 1. Cf. les essais réunis dans notre recueil Svstème et critique, Ousia, 1985. 2. On rappelle que Heidegger n’a cessé d’insister sur la nécessité d'entendre dans le « il y a » (es gibt) une dimension de donation (Gabe) qui est la marque même de l’Etre comme dispensation de présence.

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sée y devienne fidèle à la dispensation Comme telle, que le «don» soit soustrait à ce que Heidegger nommait la tyrannie du principe de raison : en soumettant le « il y a » à la question «pourquoi?», la métaphysique, comme onto-théologie, a en effet rapporté la présence, non pas à la présentation (à la différence), mais à l’identité fonda­ trice d’un étant premier, créateur (en tant qu’entendement et volonté) des autres étants. Le dépassement de la métaphysique comme onto-théologie1 impose donc de renoncer à une telle fondation de la présence, fondation traditionnellement théologique, mais qui a pu tout aussi bien prendre la forme laïcisée d’une philosophie de l’his­ toire1 2 : lorsque les métaphysiques de l’histoire pensent le surgissement des événements par référence à la causalité pratique des volontés agissantes (Fichte) ou à la causalité théorique d’une logique immanente au processus histori­ que (Hegel), elles ne font que répéter sous une forme renouvelée la fondation théologique de la présence sur une raison (devenue seulement interne au devenir) et sur une volonté (simplement transférée de Dieu vers l’homme comme sujet). Dans la logique d’une telle déconstruction de la métaphysique, la pensée de la différence devrait donc faire disparaître de son discours tout ce qui est intrinsèquement lié à ce double point de vue de la raison et de la volonté. Or, l’exigence de cette disparition entraîne, aussi bien chez Derrida que chez Heidegger, deux ordres de difficultés : 1) Des difficultés de fait: éliminer sur la présence le point de vue de la raison, c’est renoncer à la démarche 1. Ce thème est constamment repris par Derrida. Cf. par exemple Posi­ tions, pp. 48. 54, etc. 2. On sait comment Hegel présente explicitement sa philosophie de l’histoire, en son effort pour établir que dans l’histoire « tout s’est déroulé rationnellement », comme une « théodicée ».

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fondatrice ou même simplement explicative1 ; éliminer le point de vue de la volonté, c’est renoncer à la perspective de poser des fins ou de définir des valeurs en fonction desquelles cette volonté devrait agir, bref : éliminer de la pensée et du discours toute dimension éthique1 2. Il est pourtant peu contestable que le vocabulaire de la fonda­ tion et de l’évaluation subsiste tout au long d’une entre­ prise qui n’est censée avoir de sens que si elle parvient à échapper à ce dont ce vocabulaire est supposé solidaire : -Heidegger présentait la question de l’Être comme celle du «sol» ou du «fondement» en quoi s’enracine toute philosophie, tout en s’empressant bien évidemment de dénier ces termes qui réinscriraient la pensée de la dif­ férence sous l’emprise du « très puissant principe de rai­ son » : l’Être sera donc bien dit « fond », et son « retrait » sera bien désigné comme le « fond » de toute notre his­ toire, qui en ce sens est «histoire de l’Être», mais on ajoutera qu’un tel « fond » ne doit pas s’entendre au sens métaphysique du « fondement » et que ce « fond » s’entend plutôt comme un «sans-fond» ou comme un « abîme » (Ab-grund). La pratique de la fondation déniée se répète identiquement chez Derrida : certes la « trace » n’est «ni un fond, ni un fondement, ni une origine»3, mais « le mouvement de la différence, en tant qu’il pro­ duit les différents, en tant qu’il différencie, est donc la racine commune de toutes les oppositions de concepts qui scandent notre langage »4. Il restera dès lors, là aussi, à dénier ce retour de la rationalité. En recourant à une mise 1. Cf. sur ce point la condamnation par H. Arendt de tout usage du principe de causalité : « Compréhension et politique », trad. in Esprit, juin 1980. p. 66 sqq. 2. Cf. Lettre sur l'humanisme, p. 129 : « Toute valorisation est une sub­ jectivation ».et, comme telle, « le plus grand blasphème qui se puisse pen­ ser contre l'Etre ». 3. Positions, p. 71. 4. Positions, p. 17.

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entre parenthèses des termes métaphysiquement conno­ tés, on écrira par exemple : « Ce mouvement (actif) de la (production de la) différence sans origine... »' ; ou en usant de guillemets : la différence est « le mouvement de jeu qui “produit”... les effets de différence», à savoir «l’“origine” non-pleine, non-simple, l’origine structurée et différante des différences »12 ; ou encore en pratiquant l’art de l’italique : « Avec l’altérité de l’inconscient (figure évidente de la différence, L.F. et A.R.), nous avons affaire... à un passé dont l’“a-venir” ne sera jamais la pro­ duction ou la reproduction dans la forme de la pré­ sence3. » - Parallèlement, Heidegger, qui faisait de la « valorisa­ tion » un blasphème, appelait la pensée à faire preuve de « courage » et de « vaillance » pour, soutenant l’épreuve de l’angoisse, faire dans le néant l’expérience de l’Être comme différence (comme le non-étant absolu). Derrida, bien qu’ayant reproché explicitement à Heidegger ces résurgences d’une perspective éthique4, échappe luimême si peu au point de vue de la volonté qu’il peut dire par exemple, comme tout un chacun : « Ce qui m’a paru nécessaire et urgent, dans la situation historique qui est la nôtre, c’est une détermination générale des conditions d’émergence et des limites de la philosophie, de la méta­ physique, de tout ce qui la porte et de tout ce qu’elle porte5. » Et, à cet égard, tout le discours inaugural des «États généraux de la philosophie» s’inscrit dans un registre dont on voit mal comment la «préoccupation éthique » et la perspective de la valorisation auraient pu 1. Marges, p. 24. 2. Ibid., p. 12. 3. Ibid., p. 22. 4. Cf. Positions, pp. 73-74 : « Pourquoi qualifier la temporalité d’authentique - ou propre (eigentlich) - et d’inauthentique - ou impropre dès lors que toute préoccupation éthique a été suspendue ? » 5. Positions, p. 69.

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être exclues1. Là encore, il ne subsiste donc, pour ménager à la démarche un minimum de cohésion, que la dénéga­ tion : on pose la thèse que « l’histoire de la vérité, de la vérité de la vérité, a toujours été... l’abaissement de l’écri­ ture et son refoulement hors de la parole pleine »1 2, mais on précise qu’« il ne s’agissait évidemment pas - ce serait contradictoire avec tout le contexte - de relever l’écriture de ce que je considérerais, moi, comme son abaisse­ ment»3 et que nul «renversement éthique ou axiologi­ que » n’a été visé4. Ces dénégations sont significatives de ce qu’il peut y avoir de problématique et, en même temps, d’insuffisant à pratiquer, dans un langage qui reste celui de la métaphy­ sique, une entreprise supposée subvertir la métaphysique elle-même. Problématique, car le risque existe - et Der­ rida l’enregistre clairement5 - d’ainsi « confirmer, conso­ lider ou relever sans cesse à une profondeur toujours plus sûre cela même qu’on prétend déconstruire». Mais sur­ tout insuffisant, car au fond on retrouve à ce niveau les apories classiques de la théologie négative et de l’usage analogique du langage. Quand en effet on confie au « tra­ vail silencieux des italiques et des guillemets »6 le soin de marquer que, si l’on fait de la différence une «racine commune » des différents, ce n’est toutefois que par ana­ logie (ou métaphoriquement) et que la différence est en fait une racine qui n’en est pas une, reste entier le pro­ blème d’indiquer en sa spécificité la nature de la relation entre la différence et les différents : dans le travail des ita1. Voir par exemple États généraux de la philosophie, p. 32 (« Qu’est-ce qui s’enseigne, peut ou doit s’enseigner sous ce nom, en ce nom et quant à ce qui se présente sous ce nom ? »). p. 35 (la revendication de l’extension de la philosophie est «légitime, vitale, décisive», etc.). 2. Grammatologie, p. 12. 3. Positions, p. 72. 4. Ibid., p. 22. 5. Marges, p. 162. 6. Positions, p. 46.

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liques et des guillemets, cette relation, qui n’est précisé­ ment autre que le déploiement de la différence, continue d’échapper au discours. L’insuffisance de ce qu’il faut bien alors appeler un procédé ne peut plus, dans ces conditions, qu’être masquée, tant bien que mal, par l’allure provisoire ou programmatique que l’on donne au discours : « Nous désignerons par dijférance le mouve­ ment selon lequel la langue, ou tout code, tout système de renvois en général se constitue “historiquement” comme tissu de différences. “Se constitue”, “se produit”, “se crée”, “mouvement”, “historiquement”, etc., devant être entendus au-delà de la langue de la métaphysique où ils sont pris avec toutes leurs implications. Il faudrait mon­ trer pourquoi les concepts de production, comme ceux de constitution et d’histoire, restent de ce point de vue com­ plices de ce qui est ici en question, mais cela m’entraîne­ rait aujourd’hui trop loin (...), et je ne les utilise ici, comme beaucoup d’autres concepts, que par commodité stratégique et pour amorcer la déconstruction de leur sys­ tème au point actuellement le plus décisif1. » Le discours (et peut-être aussi la pensée) de la différence reste donc à venir, il suffit aujourd’hui de préparer cette venue ou de se préparer pour elle : toute la question est cependant de savoir si cet art subtil de la propédeutique, pratiqué déjà avec un grand talent par Heidegger12, n’a pas surtout pour fonction de dissimuler, en renvoyant leur dénouement à un futur indéterminable, des apories que l’on sait en droit insurmontables. 2) Des difficultés de droit ou de principe viennent en effet redoubler ces difficultés de fait. Supposons un ins­ tant les difficultés de fait résolues. La différence serait 1. Marges, pp. 12-13. 2. Cf. « Heidegger en question », in Système et critique, p. 70.

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fidèlement pensée et dite, ou du moins écrite. Il est toute­ fois fort simple de percevoir qu’une telle éventualité se trouve radicalement exclue en droit. Le projet d’une telle pensée et d’une telle écriture témoignerait en effet d’une volonté de chercher malgré tout - malgré le fait que l’apparition « disparaît dans toute apparition » - à expri­ mer la différence elle-même, autrement dit : à faire paraî­ tre l’apparition elle-même. Un tel projet serait à la fois absurde (si la présentation est présentée, elle n’est plus la présentation, mais de l’étant-présent) et singulièrement animé par une volonté de parousie et de maîtrise qui, réinstallant soudain dans ses droits la subjectivité, semble rigoureusement incompatible avec les principes mêmes de l’entreprise. Cette difficulté de droit paraît dès lors pla­ cer l’ensemble de la démarche devant une alternative bien malaisée : -Ou bien accepter les difficultés de fait, renoncer au ton propédeutique, ne pas entretenir l’illusion d’une approche plus accomplie ou moins déformante de la dif­ férence, - mais aussi, dans ce cas, reconnaître que le dis­ cours de la raison et de la volonté est indépassable et, conscience malheureuse, désespérer d’un quelconque ave­ nir de la pensée. - Ou bien ne pas voir (feindre de ne pas voir ?) la diffi­ culté de droit, et rechercher, au-delà d’une simple prati­ que silencieuse des italiques et des guillemets, une écriture de la différance, - mais aussi, dès lors, s’exposer notam­ ment à s’engager sur une voie platement contradictoire avec les prémisses de l’entreprise. L’impasse, des deux côtés, était évidente. Le premier terme de l’alternative ménageait du moins, pour l’heideggerianisme français, la possibilité d’une claire conscience de ses limites. Tout indique pourtant que c’est le second terme qu’on s’est résolu à exploiter.

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ET TOUT LE RESTE N’EST QUE LITTÉRATURE

L’option ainsi prise fut d’importance. L’heideggeria­ nisme français y a gagné ce que nous avons déjà désigné comme sa seule originalité par rapport à son modèle : avoir tenté une mise en œuvre littéraire de cette pensée de la différence en quoi s’épuise répétitivement son contenu. Le signal que ce virage se négociait semble avoir été constitué, en 1972, par La Dissémination. S’y dessine en effet le projet d’une écriture de la différence qui ne se bor­ nera plus à confier au travail des guillemets et des itali­ ques le soin de rappeler à l’indicible. À travers une longue méditation, intitulée Hors livre, qui, en guise de préface, souligne l’inadéquation essentielle entre la forme du livre et les exigences d’une pensée de la différence, Derrida met en place, en creux, ce qui, dans les textes ultérieurs (Glas, La Carte postale et, dans une certaine mesure, Éperons), va guider la recherche de ce qu’il faut bien appeler (mal­ gré ce que l’énoncé a de contradictoire) une forme de dis­ cours plus adéquate. Écoutons la première page de La Dissémination indiquer négativement les principes aux­ quels s’efforceront d’obéir les futurs non-livres : « Ceci (donc) n’aura pas été un livre. «Encore moins, malgré les apparences, le recueil de trois “essais” dont le temps serait venu, après le fait, de reconnaître le trajet, de rappeler la continuité ou d’induire la loi, voire d’exhiber, avec l’insistance requise en pareille occasion, le concept ou le sens. On ne feindra pas, selon le code, la préméditation ou l’improvisation. L’agencement de ces textes est autre, mon intention n’est pas ici de les présenter. « La question s’y agite précisément de la présentation.

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«Si la forme du livre est désormais soumise, comme on sait, à une turbulence générale, si elle paraît moins naturelle, et son histoire moins transparente que jamais, si l’on ne peut y toucher sans toucher à tout, elle ne sau­ rait plus régler - ici par exemple - tels procès d’écriture qui, à l’interroger pratiquement, doivent aussi la démon­ ter1. » Repérons quelques temps forts de cette critique du livre : - Un livre, en principe, possède un début, un dévelop­ pement et une fin : ce serait par définition absurde, là où il s’agit de dire (d’écrire) la différence, puisqu’une telle structure présupposerait qu’on puisse maîtriser la chose et l’exposer ou la présenter ; or, l’on ne présente pas la pré­ sentation. - Le livre suppose un agencement par un auteur, ce qui n’aurait évidemment aucun sens dans le cadre d’une entreprise pour laquelle l’ajointant du divers n’est nul sujet soucieux de cohérence, mais la différence ellemême : de là que, n’hésite pas à écrire Derrida avec une apparente modestie, «l’agencement de ces textes est autre ». - Le livre appartenait à celui qui le signait : en toute logique, le non-livre ne devrait même pouvoir être signé, si ce n’est par une usurpation d’identité (de différence) à laquelle Derrida, à l’avenir, se résignera avec la répu­ gnance que l’on imagine12. On sait comment la plupart des ouvrages ultérieurs multiplieront dès lors les procédés pour se rapprocher du modèle ainsi esquissé. Glas, à cet égard, restera comme 1. La Dissémination. Éd. du Seuil, 1972, p. 9. 2. Cf. la quatrième page de couverture de La Dissémination : «Qu’on appelle ceci un livre et son dos un rempli, que j'en soussigné la déclaration, voilà qui ne saurait avec plus de réserve ou d'inconséquence à la lecture fermer la marche. » Cf. aussi Marges, p. 393.

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une date (1974) et méritera longtemps encore d’être visité comme l’étonnant témoignage de l’extrême naïveté d’une telle tentative. On y repère bien, certes, de méritoires efforts pour désarticuler le livre : - Le texte s’y présente comme sans début ni fin : la pré­ face par exemple a disparu, en tant qu’elle supposait que pût lui succéder le moment où, selon l’idéal métaphysique de la transparence et de la maîtrise, ce qu’il y avait à dire serait pleinement dit. -On a cherché à supprimer l’existence même d’une première phrase, le texte (ou l’un des textes qui compo­ sent le non-livre) s’ouvrant sur un énoncé toujours déjà commencé : « quoi du reste aujourd’hui, pour nous, ici, maintenant, d’un Hegel ? ». - Il va de soi qu’on a soigneusement évité aussi de clore l’ultime phrase, nul sujet ne pouvant évidemment préten­ dre « avoir le dernier mot » : « Aujourd’hui, ici, mainte­ nant, le débris de ». -On a brisé, pour le lecteur, tout espoir de suivre le développement linéaire d’une réflexion en juxtaposant, sur plusieurs colonnes, une diversité de textes dont l’agen­ cement est supposé défier l’interprétation systémati­ sante. Avec quelque retard sur la production romanesque ou cinématographique, la philosophie a ainsi démonté les structures de son discours. Face à un tel démontage, trois brèves constatations : 1. Cette désorganisation est habilement organisée, et l’on touche ici, répétons-le, à la grande naïveté de ce type d’entreprise : car c’est toujours un sujet qui décide de s’effacer comme sujet, avec tout ce que la démarche peut avoir d’intrinsèquement absurde. L’auteur du non-livre en est tout autant l’auteur, avec les mêmes mérites ou les mêmes défauts, que celui du livre le plus traditionnel : bien loin que « l’agencement de ces textes (soit) autre », il

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reste le produit d’un projet, avec tout ce que cela suppose de conscience, de volonté, de réflexion. 2. On peut ou non, certes, apprécier un tel art d’écrire. Il paraît toutefois donner naissance à des produits qui posent au fond un problème analogue à celui qu’ont sus­ cité, en peinture, certains avatars du cubisme. Multiplier les perspectives sur l’objet n’efface pas pour autant la sub­ jectivité, qui en l’occurrence organise cette multiplication. D’un tel effort résulte, dans un premier temps, un effet de dépaysement ou d’insaisissabilité, qui peut, sinon propre­ ment plaire (au sens du plaisir esthétique), du moins intri­ guer et susciter l’intérêt : la limite de ce type de tentative est toutefois que cet intérêt, de nature au fond intellec­ tuelle, s’estompe très vite, dès qu’ont été saisis les princi­ pes qui régissent la production de ces prétendues nonœuvres (décentrement, déformation de la perspective, etc.). Restent alors l’ennui inhérent à la répétition de pro­ cédés, et tout au plus un unique intérêt, historique : celui que présentent toujours les témoignages d’une époque de l’histoire culturelle. 3. Quoi qu’il en soit, que l’on apprécie ou non cet art d’écrire, il reste que ses produits relèvent plus de la mise en œuvre d’une idée que de l’effort pour renouveler un contenu théorique quelconque. Le virage amorcé avec La Dissémination, outre qu’il apparaît avoir procédé d’un choix peu compatible avec les principes de l’entreprise, aura en tout cas achevé de conduire celle-ci dans les para­ ges de la littérature. Comme telle, sa poursuite ne s’inscrit plus directement dans le cadre que nous avons défini à notre enquête. *

Philosophiquement, il resterait malgré tout un point à clarifier. Comment a pu se réintroduire, dans un contexte

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où la recherche de l’adéquation avait été continûment rapportée à l’hégémonie métaphysique de la présence, cette volonté de parousie qui a conduit à rechercher, dans le non-livre, une forme d’exposition (ou de non-exposi­ tion)1 plus fidèle, donc plus adéquate à la différence1 2? D’un côté le fait, avouôns-le, est plutôt réconfortant : la subjectivité semble étrangement capable de résister aux plus méthodiques entreprises de liquidation. Mais d’un autre côté l’inconséquence doit pouvoir être comprise dans sa racine même, faute de quoi l’analyse critique reste incomplète et soupçonnable de n’avoir fait qu’isoler des travers superficiels, au fond contingents, auxquels il serait aisé de porter remède. Nous avions ailleurs3 posé ce même problème à propos de Heidegger et de sa recherche, dans la parole des poètes, d’un dire plus fidèle à l’Être : comment avait-il été possible, déjà ici, que réapparussent, avec la perspective d’un dévoilement défini comme une tâche, les dimensions les plus traditionnelles de la subjec­ tivité (comme conscience et comme volonté) ? Tout indi­ que en effet, chez Heidegger, que l’oubli de l’Être est à penser non comme le fait d’une subjectivité se fermant à la différence, mais bien comme le retrait de l’être luimême : en termes derridiens, c’est l’apparition elle-même qui est disparition. Auquel cas, en toute rigueur, si l’oubli n’est pas une faute, on voit mal comment, tout à la fois, 1) il pourrait être surmonté, 2) ce surmontement pourrait être confié à quiconque comme une « tâche ». Dans l’œuvre de Heidegger, la réintroduction de la sub­ 1. Du 28 mars au 15 juillet 1985, le Centre Pompidou aura donné l’occasion à ses visiteurs de se croire revenus au temps des « sixties » flam­ boyantes : organisée par J.-Fr. Lyotard, une « non-exposition » s’est ouvertement présentée comme telle, sous l’intitulé Les Immatériaux. 2. Ce projet, qui se radicalise dans les derniers ouvrages, anime au fond dès le départ la recherche de termes, tel celui de « différence », toujours plus fidèles à ce qu’il s’agissait de penser. 3. Cf. notamment Système et critique, p. 92 sqq.

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jectivité apparaît avoir été rendue possible par une ambi­ guïté, non sur l’oubli de l’Être, mais sur l’oubli de cet oubli. On sait comment Heidegger explique qu’au fil de l’histoire déclinante de la métaphysique l’oubli de l’Être (le dérobement de la présentation) a fini par ne plus être perçu comme tel : interrogeant l’être de l’étant (autrement dit : produisant une interprétation de la présence), la métaphysique croit qu’elle pose la question de l’Être (la question de la présentation), et, à la faveur de cette confu­ sion, «l’oubli s’installe dans l’oubli»1. Or, alors qu’au niveau de l’oubli de l’Être, la position de Heidegger est dépourvue de toute équivoque et réfère cet oubli à l’Être lui-même (comme retrait) et non à l’homme, son analyse de l’oubli de l’oubli est autrement floue : il importe, écritil, de « remettre d’abord la pensée en présence de l’oubli de l’Être », mais « reste à savoir toutefois si une pensée en sera capable » ; tout semble ainsi dépendre, à ce niveau, de notre « effort d’apprendre à être enfin attentifs à l’oubli de l’Être»12. Ici, très précisément, la perspective d’une faute, et donc aussi celle d’une tâche à accomplir, réappa­ raît, faisant resurgir dès lors, dans une pensée qui aurait dû en être intégralement débarrassée, une dimension éthi­ que. Dans l’incapacité de penser le redoublement de l’oubli de l’Être (en oubli de l’oubli) à partir de l’Être luimême, réside ainsi chez Heidegger le principe d’une réfé­ rence (contradictoirement) maintenue à la subjectivité : il appartient à la volonté de surmonter l’oubli de l’oubli et de se faire claire conscience, non certes de la présentation (de l’Être), mais du voilement de cette présentation (du retrait de l’Être). Peut-on déceler chez Derrida une équivoque analogue ? Le thème heideggerien de 1’« oubli de l’oubli » a en tout 1. Questions I. p. 30. 2. Ibid.

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cas chez lui un strict équivalent : lorsqu’on lit dans Mar­ ges, en un texte déjà cité, qu’«en toute exposition elle (l’apparition) serait exposée à disparaître comme dispari­ tion », la disparition de la disparition joue, comme chez Heidegger, un rôle essentiel dans la radicalisation du voilement. C’est alors le statut de cette disparition redoublée qu’il faudrait déterminer. Rien n’indique que Derrida ait véritablement élaboré ce statut1. Du moins cette absence d’élaboration n’exclut-elle pas en principe la possibilité qu’à ce niveau le processus d’effacement de la différence ait pu ne pas toujours être pensé à partir de la différence elle-même. Une démarche plus rigoureuse, plus soucieuse d’interroger son parcours, eût imposé ici d’aller au-delà de la simple reprise d’une structure heideggerienne. À travers cette lacune, l’heideggerianisme français aura aussi, peut-être, manqué une chance de parvenir à élabo­ rer une question qui eût pu le rendre plus fécond. À constater en effet, chez Heidegger lui-même, le resurgisse­ ment d’une référence possible à la subjectivité (au niveau de l’oubli de l’oubli), on eût pu s’interroger : si le retour d’une référence à la subjectivité s’avère incontournable, jusque dans les pensées qui ont le plus profondément tra­ qué cette référence, ne conviendrait-il pas enfin, plutôt que d’y voir simplement une survivance ou une trace de métaphysique à traquer impitoyablement, de s’efforcer de conférer à cette référence, de toute façon inévitable, un statut légitime ? Au lieu de chercher à mener encore plus loin la « destitution du sujet » et de viser la construction de cet « hyper-heideggerianisme » qu’a rêvé d’être l’hei1. Voir, dans la transcription du débat qui suivit notre exposé, lors du colloque de Cerisy sur Les Fins de l’homme, l'apparente difficulté mani­ festée par Derrida à prendre en considération le problème de la distinction entre oubli et oubli de l’oubli (Les Fins de l'homme, Galilée, 1981, p. 51 ). Voir aussi le second Post-Scriptum d'Éperons (pp. 121-123): Derrida recopie un texte de Heidegger sur l'oubli de l’Être, mais n’aborde pas la question de l’oubli de l’oubli.

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deggerianisme français, ne serait-il pas moins vain et plus lucide d’accepter ces traces et, au lieu de leur faire subir un inefficace refoulement, de les questionner ?

CHAPITRE V

Le marxisme français (Bourdieu)

Pourquoi avoir choisi, pour illustrer cette composante de la pensée 68, la sociologie de Bourdieu plutôt que l’œuvre d’Althusser? Trois raisons se sont articulées : - Le travail de Bourdieu, tout d’abord, est particulière­ ment représentatif de ce geste, caractéristique de la philo­ sophie française des années 68, qui consiste à proclamer la mort de la philosophie et à célébrer son relais par un autre type de discours. De ce point de vue, la sociologie de la connaissance est à Bourdieu ce que l’histoire cultu­ relle (ou l’histoire des mœurs) est à Foucault, l’écriture du non-livre à Derrida ou une pratique renouvelée de la cure à Lacan : dans les quatre cas, une démarche de part en part animée par une ou plusieurs philosophies entend se développer au-delà de la philosophie, indépendamment de toute philosophie, contre la philosophie ou dans les marges de la philosophie. Dans l’horizon du marxisme, ce geste prend bien évidemment une forme spécifique : celle de la coupure accomplie entre philosophie et science, qu’on aurait pu assurément analyser dans l’œuvre d’Althusser tout autant que dans celle de Bourdieu. Il se trouve néanmoins que la passation des pouvoirs, en l’occurrence du philosophe au sociologue, s’est efforcée d’être plus radicale encore chez Bourdieu : objectif sans cesse présent, elle donne lieu à un travail matériel,

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concret, qui, de fait, semble ne plus s’apparenter directe­ ment à la philosophie, alors qu’au fond Althusser est resté un interprète de Marx et que ses disciples sont devenus notamment interprètes de Spinoza, ce qui, d’un point de vue symbolique, est tout de même moins ouvertement en rupture avec l’exercice traditionnel de la philosophie que lorsque Bourdieu travaille sur le public des musées ou sur les stratégies matrimoniales. Philosophie de la fin de la philosophie : la pensée 68, à cet égard, s’exprime au mieux dans la façon dont Bourdieu s’est employé à théo­ riser et à pratiquer « le métier de sociologue ». - D’autre part (et ce n’est sans doute pas sans rapport avec ce qui précède) c’est aujourd’hui avant tout dans le travail de Bourdieu que le marxisme français des années soixante continue d’occuper une place dans le champ intellectuel. L’althussérisme, même à travers les disciples d’Althusser, apparaît comme très daté et évoque irrésisti­ blement, comme la musique des Beatles ou les premiers films de Godard, un passé proche, mais révolu. Si l’on souhaite interroger le présent phénomène de résurgence intellectuelle des « sixties », c’est donc, de manière incon­ testable, le développement de l’œuvre de Bourdieu qui, pour ce qui concerne, au sein de cette résurgence, la « sen­ sibilité » marxiste, constitue la seule manifestation vrai­ ment vivante. -Si c’est chez Bourdieu que le marxisme français se reproduit et survit à la crise du marxisme, cela n’est proba­ blement pas étranger non plus à la particularité de son rap­ port au marxisme, rapport tel que la crise du marxisme, vouant dans le même temps l’althussérisme au musée, lais­ sait inentamé le capital symbolique, si l’on ose dire, dont jouissait Bourdieu. Or, là encore, cette particularité du marxisme de Bourdieu, très analogue à celle de l’heideggerianisme de Derrida ou même à celle du nietzschéisme de Foucault, est profondément représentative du style intellec­

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tuel des années soixante : dans les trois cas, ce qui est carac­ téristique d’un tel style (et fait le caractère «français» de l’entreprise), c’est que la référence au père fondateur sait assez s’euphémiser et se mêler de prises de distance appa­ rentes, voire de critiques ouvertes (qui sont souvent des surenchères), pour faire croire à l’émergence d’une position originale, nouvelle, bref : « française ». Ce n’est en revanche pas le cas lorsqu’on écrit un Pour Marx ou égrène les volu­ mes de Lire le Capital', on s’expose alors directement à subir les mêmes avatars qu’est appelée à connaître la pensée au service de laquelle on s’est franchement placé. Une des grandes habiletés de la philosophie française des années soixante aura donc consisté, dans la plupart des cas, à faire oublier son identité théorique : ainsi les œuvres de Foucault ont-elles pu atteindre à une audience que leur inspiration nietzschéo-heideggerienne très marquée n’est pas venue limiter ; ainsi a-t-on pu croire que Derrida faisait œuvre ori­ ginale ; ainsi le marxisme de Bourdieu a-t-il pu passer au second plan. Parmi les conditions qui ont rendu possible la longévité, voire la résurgence de tels courants, pourtant très « situés », il ne faut pas mésestimer le rôle qu’a joué cette constante stratégie de dénégation du modèle: Bourdieu apparaissant, dans le registre du marxisme, comme le maî­ tre de ce type d’exercice, il était naturel que ce fût à partir de son travail que l’on en vînt à rechercher les lignes de force (ou de faiblesse) du marxisme français.

♦ BOURDIEU CONTRE ALTHUSSER : UN MARXISME DÉNIÉ

Les textes de Bourdieu entreprennent de désigner trois points sur lesquels la distance prise par rapport au

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marxisme serait irrécusable. Et il est particulièrement significatif que ces critiques soient adressées en priorité à la version althussérienne du marxisme : en s’opérant par rapport à ce qui, dans les années soixante, passait en France pour la défense la plus vigoureuse d’une certaine orthodoxie marxiste, la dénégation vise ainsi, avant tout, une efficacité dans la stratégie d’autonomisation. Il est donc légitime aujourd’hui, pour situer l’œuvre de Bour­ dieu, d’interroger à cet égard la portée réelle de cette triple critique : 1. une critique adressée au marxisme, comme philosophie, au nom de la science, 2. une critique du marxisme structuraliste, au nom d’une «juste philoso­ phie de l’histoire », 3. une critique du matérialisme sim­ pliste, au nom d’une saisie de la complexité du social.

I. Contre l’althussérisme comme philosophie. Dans un article sévère visant Balibar, Bourdieu dési­ gnait en 1975, par citations de Marx interposées, la tenta­ tive d’Althusser comme une simple « variante de l’ambi­ tion philosophique », se caractérisant, à l’instar de la phi­ losophie la plus traditionnelle, par la « prétention à domi­ ner le savoir empirique et les sciences qui le produisent » : prétention «théorique» ou «théoriciste» en raison de laquelle, dans l’althussérisme, le nécessaire relais de la philosophie par la science aurait en fait tourné court1. La prétendue « science » apprise par les althussériens à la lec­ ture du Capital (celle des modes de production possibles et de leurs transformations) ferait preuve en effet d’un a priorisme quasi métaphysique, en s’efforçant de déduire (comme la philosophie) «l’événement de l’essence, le donné historique du modèle théorique » : ainsi pratiquée, la « coupure » ne donnerait naissance qu’à « une 1. Bourdieu. «Marx lecteur de Balibar», Actes, novembre 1975.

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“science” sans pratique scientifique,... une science qui se réduit à un discours juridique sur la science des autres » ; bref, le marxisme althussérien n’a produit en fait qu’une consolidation de la philosophie. À lire ces mises en garde sévères contre le marxisme le plus en vogue durant les années soixante, on aurait mau­ vaise grâce, semble-t-il, de prétendre inscrire La Repro­ duction ou La Distinction dans la même catégorie de « marxisme français » que Lire le Capital ou le Pour Marx. Il reste que cette critique de Balibar est menée à l’aide de citations de L’Idéologie allemande, dirigées ori­ ginellement contre Stimer et réappliquées par Bourdieu aux althussériens. De ce fait, cette première critique n’est tout de même guère probante lorsqu’il s’agit de tester les rapports de Bourdieu au marxisme.

IL Contre le marxisme comme structuralisme. La distance prise à l’égard des représentants les plus autorisés du marxisme français des années soixante s’est, depuis, largement explicitée, notamment dans le très important livre I du Sens pratique1. Directement dirigée contre Althusser, la critique consiste cette fois à reprocher aux « lecteurs structuralistes de Marx »1 2 de manquer sin­ gulièrement de sens dialectique et de tendre à réduire les processus historiques à de simples effets mécaniques des structures économiques : dans une telle perspective, les pratiques subjectives seraient seulement des reflets ou des « émanations », alors qu’en réalité, explique Bourdieu, il y a évidemment interaction («dialectique») entre les structures objectives et les actions historiques, entre les structures économiques et les pratiques. 1. Bourdieu, Le Sens pratique, Éd. de Minuit, 1980, livre I : «Critique de la raison théorique ». 2. Ibid., p. 70.

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On peut s’étonner de la grande banalité du propos : le rappel est en effet rituel, en climat marxiste, à la diffé­ rence entre détermination mécanique et détermination dialectique. Engels, il y a près d’un siècle, y insistait déjà dans des lettres célèbres, souvent citées, à Starbenkurg, à Schmidt ou à Bloch. Althusser lui-même, dénonçant l’économisme de la IIe Internationale, n’avait pas d’autre but en soulignant que Marx ne faisait pas de l’espace social une totalité organisée par un principe unique qui serait le développement des forces productives et ses contradictions avec les rapports de production1. Pour avoir un sens, et espérer être efficace, la répétition d’une telle critique eût dû, pour le moins, manifester - ce qui assurément n’était pas impossible - comment subsiste malgré tout chez Althusser, par-delà la thématique fameuse de la « surdétermination » du social, un écono­ misme, certes un peu plus subtil, mais non moins résolu que chez les marxistes les plus mécanistes. Ce démontage plus minutieux du structuralisme althussérien eût en outre épargné à Bourdieu de courir le risque, pour ne pas avoir isolé avec rigueur les principes générateurs de l’éco­ nomisme (et aussi, de ce fait, ses conditions d’évitement), de rester à son tour, comme ce fut constamment le cas dans la tradition marxiste, prisonnier de ce qu’il dénonce. Sa critique du marxisme structuraliste, Bourdieu la mène en effet sur le terrain même de la philosophie, au nom de ce qu’il nomme aujourd’hui « la logique véritable de l’action historique et la juste philosophie de l’his­ toire »12. Or, on peut se demander, à suivre ce qu’il indi­ que d’une telle philosophie de l’histoire, si elle préserve en quoi que ce soit, davantage que le structuralisme 1. Cf. notamment Pour Marx. p. 111 sqq. ; Réponse à John Lewis, P. 12. 2. Bourdieu. Homo Academicus, Éd. de Minuit, 1984, p. 12.

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althussérien, l’autonomie des pratiques humaines par rapport à l’autodéveloppement des structures économi­ ques ou objectives. Car, à côté de la détermination par les structures objectives (et en relation dialectique avec elle), Bourdieu réintroduit certes la détermination de l’histoire par les agents historiques, mais il précise aussi que cette dialectique entre structures et actions équivaut à celle « des structures objectives et des structures incorporées » telle qu’elle « s’opère dans chaque action pratique »*. En d’autres termes : si les « actions pratiques », comme dit Bourdieu, font l’histoire (et si, en ce sens, l’histoire ne se réduit pas à l’autodéveloppement mécanique des structu­ res), c’est tout de même en tant que chaque action est le lieu où s’expriment les structures du monde social, et cela à la fois directement, sur le mode d’une détermination de l’action par les « structures objectives » du monde social, et indirectement, à travers les «structures incorporées» que sont les habitus. Il faut rappeler en effet que les habi­ tus, dans le vocabulaire de Bourdieu, ne sont autres que des « systèmes de dispositions durables et transposables » que « produisent (...) les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence »1 2. En consé­ quence, la dialectique qui se joue dans chaque action est donc, en fait, celle des structures et de leur intériorisation sous forme, écrit joliment Bourdieu, de « structures struc­ turées prédisposées à fonctionner comme structures struc­ turantes ». Aussi la distance prise par rapport au structu­ ralisme marxiste apparaît-elle pour le moins singulière­ ment réduite : la «juste philosophie de l’histoire » dont se réclame Bourdieu consiste une fois de plus, réexploitant le schème de la « ruse de la raison », à soutenir que les hommes (les actions) font l’histoire, mais sans savoir 1. Le Sens pratique, p. 70. 2. Ibid., p. 88.

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l’histoire qu’ils font, les actions n’étant en effet que le lieu d’une dialectique des structures du monde social avec elles-mêmes (avec leur incorporation en habitus). Problématique quant au fond, la critique du marxisme structuraliste a pourtant une importante fonction stratégi­ que. Elle permet à Bourdieu - comme nous l’avions déjà vu faire par le dernier Foucault - de se poser aujourd’hui en adversaire de l’élimination du sujet. Ainsi peut-on lire dans Le Sens pratique, à propos des lecteurs structuralis­ tes de Marx qui sont voués à « tomber dans le fétichisme des lois sociales » : « Convertir en entités transcendantes, qui sont aux pra­ tiques dans le rapport de l’essence à l’existence, les constructions auxquelles la science doit avoir recours pour rendre raison des ensembles structurés et sensés que produit l’accumulation d’innombrables actions histori­ ques, c’est réduire l’histoire à un “processus sans sujet” et substituer simplement au “sujet créateur” du subjecti­ visme un automate subjugué par les lois mortes d’une his­ toire de la nature. Cette vision émanatiste qui fait de la structure, Capital ou Mode de production, une entéléchie se développant elle-même dans un processus d’autoréali­ sation, réduit les agents historiques au rôle de “supports” (Trâger) de la structure et leurs actions à de simples mani­ festations épiphénoménales du pouvoir qui appartient à la structure de se développer selon ses propres lois et de déterminer ou de surdéterminer d’autres structures1. » Texte étonnant, étant donné ce qui précède, mais qui, entièrement dirigé contre le Pour Marx, remplit une évi­ dente fonction de démarcation par rapport à une certaine sociologie marxiste couramment dénoncée comme meur­ trière du sujet : la tentative de Bourdieu se donne ainsi pour une critique du subjectivisme, certes, mais non pas 1. Ibid., p. 70.

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pour une négation de la subjectivité. Le bénéfice de l’opé­ ration peut alors être immédiatement réinvesti, puisque Bourdieu précise que sa propre pratique de l’analyse sociologique, loin donc de détruire la subjectivité, contri­ bue bien au contraire à construire le sujet: l’analyse sociologique, en effet, « rend possible une véritable réap­ propriation de soi », grâce à « l’objectivation de l’objecti­ vité qui hante le lieu de la prétendue subjectivité » ; en exhibant les déterminations sociales, directes et indirectes (habitus), «elle offre un moyen, peut-être le seul, de contribuer, ne fût-ce que par la conscience des détermina­ tions, à la construction, autrement abandonnée aux forces du monde, de quelque chose comme un sujet »'. Bref, contrairement à quelques apparences, ce serait dans la sociologie de Bourdieu qu’il faudrait chercher le véritable rempart de l’humanisme et la vraie défense du sujet. Le premier chapitre d'Homo Academicus poursuit d’ailleurs l’exploitation de ce filon. Car, certes, « la logi­ que que dégage l’analyse scientifique transcende large­ ment les intentions et les volontés individuelles ou collec­ tives», et c’est bien pourquoi, est-il précisé, il serait absurde, en lisant Homo Academicus, de jouer au jeu des portraits et de se demander par exemple qui sont ces «membres de l’École des Hautes Études liés au Nouvel Observateur» dont on dégage le rôle dans les relations de pouvoir qui définissent l’espace universitaire : il ne faut pas confondre en effet « individus empiriques » et « indi­ vidus épistémiques»12, les derniers seuls se trouvant concernés, comme supports de mécanismes de pouvoir, quand on décrit un « réseau de relations objectives ». En d’autres termes, pourrait-on dire en citant Marx et la Pré­ face de la première édition du Capital, « il ne s’agit ici des 1. Ibid., pp. 40-41. 2. Homo Academicus, p. 34.

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personnes qu’autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et de rap­ ports de classes déterminés ». Mais Bourdieu, qui ne doit pas être loin de penser à ce texte, a l’habileté de ne pas aller trop loin et - au lieu d’en conclure, comme Marx, qu’une telle démarche « peut, moins que toute autre, ren­ dre l’individu responsable de rapports dont il reste socia­ lement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en déga­ ger » - souligne au contraire que cette dépersonnalisation impliquée par l’analyse sociologique n’annule aucune­ ment la notion de responsabilité : «La logique que dégage l’analyse scientifique trans­ cende largement les intentions et les volontés individuel­ les ou collectives (le complot) des agents les plus lucides et les plus puissants, ceux que désigne la recherche des “responsables”. Cela dit, rien ne serait plus faux que de tirer argument de ces analyses pour dissoudre les respon­ sabilités dans le réseau des relations objectives où chaque agent est pris. Contre ceux qui voudraient trouver dans l’énoncé de lois sociales converties en destin l’alibi d’une démission fataliste ou cynique, il faut rappeler que l’expli­ cation scientifique, qui donne les moyens de comprendre, voire d’innocenter, est aussi ce qui peut permettre de transformer. Une connaissance accrue des mécanismes qui gouvernent le monde intellectuel ne devrait pas avoir pour effet de “décharger l’individu du fardeau gênant de la responsabilité morale”, comme le craint Jacques Bouveresse1. Elle devrait au contraire lui apprendre à situer ses responsabilités là où se situent réellement ses liber­ tés12. » On nous pardonnera d’avoir cité dans son intégralité cette instructive mise au point. Elle réussit en effet la 1. Bourdie.u cite l'ouvrage de J. Bouveresse : Le Philosophe chez les autophages, Éd. de Minuit, 1984. 2. Homo Academicus, pp. 14-15.

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prouesse d’associer à l’idée d’une dépersonnalisation des agents par l’analyse sociologique (reconnue pour inévita­ blement réifiante) le maintien de la notion de responsabi­ lité, cela à la fois à travers le thème éculé (et intrinsèque­ ment absurde) selon lequel la connaissance de la nécessité permettrait de la « transformer », et à travers la réaffirma­ tion (non fondée) d’une dimension de liberté subsistant pour l’individu au sein de la réalité historico-sociale : la « nécessité sociale » n’annule pas la liberté si l’on sait voir que l’histoire n’est pas un processus sans sujet faisant de l’agent humain « un automate subjugué par les lois mor­ tes d’une histoire de la nature». Certes, dans la «juste philosophie de l’histoire » qui est censée fonder une telle affirmation, rien ne laisse paraître une quelconque sphère d’autonomie, mais peu importe : puisque l’on a feint de prendre ou cru prendre ses distances par rapport à un structuralisme rigoureusement déterministe, le tour est joué. Inconséquence ou supercherie ? Le diagnostic est à vrai dire secondaire. L’essentiel est de souligner que ce sauve­ tage de la responsabilité et, plus globalement, de la sub­ jectivité est en droit parfaitement exclu par toute l’entre­ prise. Le principe de cette exclusion se trouve d’ailleurs clairement dégagé par Bourdieu. Évoquant les habitus, il les présente comme des « principes générateurs et organi­ sateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement “réglées” et “régulières” sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre»1. En quoi ne retrouve-t-on pas ici, au plan 1. Le Sens pratique, p. 88.

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des habitus (c’est-à-dire au niveau de ce dont le marxisme structuraliste manquerait l’interaction dialectique avec les structures objectives, en se vouant ainsi à naturaliser l’histoire), une présentation du fonctionnement social comme procès sans sujet (comme «ruse de la raison» socio-économique) ? En conséquence, en quoi la prise en compte des habitus dénaturalise-t-elle l’histoire et recréet-elle en celle-ci un espace pour la liberté (et la responsa­ bilité) ? L’image de l’orchestre que ne dirige nul chef est à cet égard significative, et Bourdieu n’hésite pas à l’explici­ ter, plus loin, en des termes sans équivoque : « Aussi longtemps que l’on ignore le véritable principe de cette orchestration sans chef d’orchestre qui confère régularité, unité et systématicité aux pratiques en l’absence même de toute organisation spontanée ou imposée des projets indi­ viduels, on se condamne à l’artificialisme naïf qui ne reconnaît d’autre principe que la concertation consciente : si les pratiques des membres du même groupe ou, dans une société différenciée, de la même classe, sont toujours plus et mieux accordées que les agents ne le savent et ne le veulent, c’est que, comme le dit encore Leibniz, “en ne suivant que ses propres lois”, chacun “s’accorde pourtant avec l’autre”. L’habitus n’est autre chose que cette loi immanente, lex insita inscrite dans les corps par des his­ toires identiques1... » On appréciera ici à sa juste valeur la référence leibnizienne qui accompagne cette parfaite dépossession de l’agent (comme savoir et comme volonté, donc comme sujet) à l’égard de ses pratiques. Évoquant la liberté de l’automate leibnizien, Kant, comme on sait, l’estimait ne valoir «pas mieux au fond que la liberté d’un toumebroche, qui lui aussi, une fois monté, exécute de lui-même ses mouvements ». Face à ce stupéfiant retour à Leibniz qui alimente chez Bourdieu la définition I. Ibid., pp. 98-99.

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de sa «juste philosophie de l’histoire », on ne se privera pas d’appliquer à ce prétendu sauvetage de la subjectivité ce qu’ajoutait Kant à propos du toumebroche : « C’est là un misérable subterfuge par lequel quelques-uns encore se laissent leurrer et pensent ainsi avoir résolu, grâce à une petite façon de jouer sur les mots, ce difficile problème que des siècles ont travaillé en vain à résoudre1. » Le deuxième type de critique adressé par Bourdieu au marxisme des althussériens est donc rien moins que pro­ bant. Si dénégation du modèle il y a, il faut convenir aussi que l’on assiste, comme toujours, à un superbe retour du refoulé. Pas plus que, malgré ses « subtilités », l’althussérisme n’avait véritablement renouvelé l’approche marxiste du social12, Bourdieu n’aura ébranlé les principes ultimes de ce dont il reste l’héritier, jusques et y compris dans les inconséquences et les effets pervers. Du moins le mérite du marxisme d’Althusser avait-il été de se reven­ diquer comme tel et d’oser paraître ce qu’il était.

III. Contre le matérialisme grossier. Un dernier type de critique revendique une opposition moins radicale. Dans un entretien consacré à Homo Aca1. Critique de ta raison pratique, AK. V, pp. 7-8, 99-102. 2. Dans le Pour Marx (p. 211 sqq.), Althusser situe son apport propre dans la mise en évidence, contre toutes les réductions « économistes ». du fait que, si la contradiction économique est certes déterminante en der­ nière instance, elle peut néanmoins exercer sa détermination sous des for­ mes différentes : ainsi l'instance dominante, à certaines époques, peut-elle être non pas directement l’économie, mais par exemple l’idéologie. On jugera de l’ampleur du renouvellement ainsi produit en constatant qu’Althusser précise toutefois : « dans toutes les formes de société, ce sont les conditions déterminées d’une production qui assignent à toutes les autres leur rang et leur importance ». Ou encore, en une parfaite théorie de la « ruse de la raison » economique : « Dans des structures différentes, l’économie est déterminante en ce qu’elle détermine celle des instances de la structure sociale qui occupe la place déterminante » (Lire le Capital. II, p. 110). Pour une analyse plus développée, cf. A. Renaut, Marxisme et «déviation stalinienne ». in Les Interprétations du stalinisme. P.U.F.. 1983. pp. 199-226.

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demicus, on fait observer à Bourdieu qu'au fond son tra­ vail n’est pas vraiment original, - car « rappeler que les intellectuels ont des passions et des intérêts et qu’ils sont situés socialement, d’autres l’avaient fait » avant lui : la réponse convient alors que certes « la réduction des rai­ sons de l’adversaire à des causes, c’est-à-dire le plus sou­ vent à des intérêts plus ou moins bas, est le pain quoti­ dien de la vie intellectuelle » (ce qui, on le notera au pas­ sage, participe tout de même d’une conception très parti­ culière du débat intellectuel)1 ; cela dit, est-il immédiate­ ment précisé, « il y a manière et manière de le faire » : « Ce qui sépare mon travail de ces comportements..., c’est que je décris l’ensemble du jeu dans lequel s’engendrent à la fois les intérêts spécifiques des intellectuels - tout à fait irréductibles à l’intérêt de classe que dénonçait la grosse artillerie marxiste, dont les boulets sont gros, mais pas­ sent toujours au-dessus des têtes - et les lucidités partiel­ les sur les intérêts des autres1 2. » Bien qu’autoproclamée, cette nouvelle critique du marxisme, centrée maintenant sur la façon, une fois admis le principe d’une réduction des discours à des inté­ rêts, de pratiquer la réduction, est à vrai dire habile. Une lecture quelque peu rapide pourrait laisser penser en effet que le travail de Bourdieu ne consiste pas du tout à rabat­ tre les intérêts qui animent le débat intellectuel sur des intérêts de classe et qu’il enregistre au contraire une auto­ nomie de la pensée par rapport à la lutte des classes, - ce qui assurément marquerait une rupture décisive par rap­ 1. Conception au demeurant traditionnelle en climat marxiste : on a déjà noté comment Althusser posait a priori que, « comme tout intellec­ tuel, un professeur de philosophie est un petit-bourgeois » et que, « quand il ouvre la bouche, c’est l’idéologie petite-bourgeoise qui parle » (Positions. p. 56). Lorsque Bourdieu (Actes, nov. 1975) réduit le «discours heidegge­ rien » à une « variante » du « discours professoral » et ce dernier au dis­ cours de «la fraction dominée de la classe dominante», fait-il autre chose ? 2. Le Nouvel Observateur, entretien du 2 nov. 1984.

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port au marxisme. L’image que Bourdieu cherche parfois à donner de lui-même, celle d’un sociologue webérien construisant les logiques des différentes conduites sans réduire nécessairement cette Zweckrationalitat au calcul du profit en argent1, serait alors à prendre au sérieux. Le problème est cependant qu’un grand nombre de textes viennent démentir cette interprétation idyllique et inciter à voir dans cette sociologie moins une rupture avec la pratique marxiste de la réduction des conduites aux inté­ rêts de classe qu’elles sont censées exprimer, qu’une sim­ ple variante plus subtile de la même pratique : - D’une part, le champ de la production intellectuelle est décrit comme un ensemble de rapports de force. Ainsi peut-on lire que « la sociologie de la science repose sur le postulat que la vérité du produit - s’agirait-il de ce pro­ duit très particulier qu’est la vérité scientifique - réside dans une espèce particulière de conditions sociales de pro­ duction ; c’est-à-dire, plus précisément, dans un état déterminé de la structure et du fonctionnement du champ social. L’univers “pur” de la science la plus pure est un champ social comme un autre, avec ses rapports de force et ses monopoles, ses luttes et ses stratégies »1 2. En d’autres termes : il n’existe aucune autonomie de la pratique scien­ tifique, plus généralement de la pratique intellectuelle, vis-à-vis des rapports de force qui définissent la structure du champ social global, et donc nulle spécificité du champ de la production intellectuelle, qui n’est qu’un « champ social comme un autre », c’est-à-dire un ensem­ ble de rapports de force. En conséquence, lorsque Bour­ dieu, dans ses derniers écrits (notamment dans Le Sens pratique), se plaît, non sans coquetterie, à reprendre des problématiques formellement kantiennes (par exemple 1. Cf. par exemple Le Sens pratique, p. 85 ; et. sur la référence à Weber, p. 34. 2. Le champ scientifique. Actes, juin 1976.

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celle des conditions de possibilité de l’expérience scienti­ fique et des limites de l’entendement savant)1, il va de soi que l’entreprise critique ainsi entamée s’apparente moins à la philosophie critique de Kant qu’à la Théorie critique de la première École de Francfort : comme chez Horkhei­ mer, il s’agit en effet de mettre en évidence les «condi­ tions sociales de possibilité » de la connaissance scientifi­ que, en la rapportant aux rapports de force qui structurent tout champ d’activité. - D’autre part, ces rapports de force qui sous-tendent l’ensemble du champ social se trouvent décrits dans les termes suivants : « Chacun des états du monde social n’est qu’un équili­ bre provisoire, un moment de la dynamique par laquelle se rompt et se restaure sans cesse l’ajustement entre les distributions et les classifications incorporées ou institu­ tionnalisées. » Avant de poursuivre, suspendons un instant la lecture pour clarifier une terminologie volontiers sibylline. La proposition précédente ne saurait être comprise si l’on ne voit que Bourdieu s’efforce d’y transposer la thèse, consti­ tutive du marxisme, selon laquelle chaque état de la société correspond à un équilibre, à une relation d’adapta­ tion entre le degré de développement des forces producti­ ves et les rapports de production comme vérité des rap­ ports de classes : par analogie, on décrit ici l’équilibre social comme un état d’adaptation entre la distribution effective des propriétés et du capital symbolique1 2 et la façon dont les individus sont classés et se classent d’après cette répartition et surtout d’après la représentation qu’ils 1. Cf. par exemple Le Sens pratique, pp. 46-47. 2. Rappelons que Bourdieu désigne par « capital symbolique » les pro­ priétés matérielles lorsqu 'elles sont perçues et appropriées comme des pro­ priétés de distinction (l'appartenance à tel club de golf, etc.). 2. Le Sens pratique, p. 234.

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s’en font. Bourdieu déplace donc sensiblement, à un pre­ mier niveau, les termes de la correspondance ou de l’adap­ tation qui fondent l’équilibre social. Il reste pourtant que les rapports entre les groupes sociaux (les rapports entre les classes) demeurent des rapports de propriété : l’ordre social n’est autre en effet que « l’addition des jugements classants et classés par lesquels les agents classent et se classent»1 selon leurs représentations de la distribution des propriétés. Certes Bourdieu souligne - contre le « versant économiste de la théorie marxiste »12 - qu’on ne peut plus aujourd’hui s’en tenir à une définition objectiviste de la propriété (c’està-dire à une notion de la propriété qui ne devrait rien à la représentation que s’en forment les agents) et qu’il faut donc intégrer dans les rapports de propriété la possession des « propriétés symboliques ». Il précise toutefois lui-même que les propriétés symboliques ne sont au fond que «des propriétés matérielles perçues comme des propriétés dis­ tinctives»: la base de la classification sociale reste ainsi située dans la considération (objective et subjective) des propriétés matérielles. La description de chaque état du monde social en termes d’équilibre entre les distributions (des propriétés) et les classifications devient donc claire : audelà du vocabulaire s’y réaffirme une thèse banale de la vul­ gate marxiste. La lecture du passage peut dès lors être reprise : « La lutte, qui est au principe même des distributions, est inséparablement une lutte pour l’appropriation des biens rares et une lutte pour l’imposition de la manière légitime de percevoir le rapport de forces manifesté par les distributions, représentation qui peut, par son effica­ cité propre, contribuer à la perpétuation ou à la subver­ sion de ce rapport de forces. » 1. Le Sens pratique, p. 234. 2. Ibid.

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Deux remarques pour souligner, là encore, la grande banalité du propos : Bourdieu reprend explicitement la thématique de la lutte des classes, avec pour seule préci­ sion que cette lutte en est aussi une pour l’appropriation et la valorisation des propriétés symboliques ; en outre, se trouve aussi reprise la notion d’effet en retour des supers­ tructures idéologiques sur l’infrastructure économique. C’est ce dernier point que les lignes suivantes vont tenter de confirmer en prenant l’exemple du débat entre sociolo­ gues sur l’existence même des classes sociales : « Les classifications, et la notion même de classe sociale, ne seraient pas un enjeu de lutte (des classes)1 aussi décisif si elles ne contribuaient à l’existence des clas­ ses sociales en ajoutant à l’efficacité des mécanismes objectifs qui déterminent les distributions et en assurent la reproduction le renforcement que leur apporte l’accord des esprits qu’elles structurent1 2. » Au fil de ce qui apparaît donc comme un simple toilet­ tage du discours marxiste, se trouve ainsi rétablie, dans son intégralité, l’assignation de la lutte des classes comme fondement ultime de toutes les pratiques sociales, y com­ pris intellectuelles et scientifiques - avec l’indication, tout de même massive, que le débat sur la réalité et la réparti­ tion des classes sociales profite à ceux qui bénéficient de la lutte des classes, c’est-à-dire à une classe dominante qui renforce et reproduit ainsi sa domination : la trivialité du propos rend d’autant plus nécessaire, on l’aura compris, la sophistication du discours. Résumons-nous : d’une part, Bourdieu soutient que le champ de la production intellectuelle est un ensemble de rapports de force ; d’autre part, il montre que ces rapports de force doivent être interprétés comme des luttes de clas­ 1. La parenthèse est bien sûr de Bourdieu lui-même... 2. Le texte qu'on vient d’expliquer figure à la p. 244 du Sens pratique.

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ses pour l’appropriation du capital (matériel et symboli­ que). Si bien que, quand l’entretien accordé au Nouvel Observateur présente les « intérêts spécifiques des intellec­ tuels» comme «tout à fait irréductibles à l’intérêt de classe que dénonçait la grosse artillerie marxiste », il faut, ayant fait la part de l’habileté, éviter soigneusement de se méprendre : - Bourdieu ne peut pas sérieusement vouloir dire que les intérêts intellectuels ne sont pas des intérêts de classe : toute l’analyse que l’on vient d’expliciter récuse une telle autonomisation de l’activité intellectuelle1. -La phrase ne se peut donc entendre qu’au sens où, dans la tradition marxiste, c’est trop souvent sans média­ tion, directement ou brutalement que l’intérêt de classe a été désigné comme à la base de la production intellec­ tuelle. Ce type de référence à l’intérêt de classe a par exemple été critiqué par Bourdieu dans son article sur Heidegger, où, alors qu’il entend bien réduire la pensée 1. À preuve, si besoin en était encore, la façon dont, dans Le Sens pra­ tique, Bourdieu explique sa propre supériorité, comme agent du champ de la production intellectuelle, par sa situation particulière dans les rapports sociaux. On se reportera à cet égard à deux passages impérissables : dans le premier (p. 30), Bourdieu n’hésite pas à suggérer que, s’il est, mieux que d’autres, capable de cerner les conditions sociales de la relation savante au monde (comme relation caractérisée par la « distance objectivante »), c’est que, « paysan montagnard », il avait « une plus grande conscience » des problèmes posés par la distance à l’objet ; dans un second moment d'anthologie (p. 37), on découvre que, pour élaborer une théorie de l’objectivation, il faut d’abord « produire une théorie de ce que c’est d’être indigène », l’indigène étant celui qui, pris dans l’objet, en a une compré­ hension certes immédiate, mais sans distance et, comme telle, aveugle : pour comprendre le processus de mise à distance qui caractérise le rapport savant à l’objet, on partira donc de ce rapport (pratique) de proximité aveugle et on tentera de voir par quelles étapes il faut passer pour le sur­ monter : or, suggère Bourdieu dans une incise, une telle théorie de l’indigénat « ne se découvre pas par la seule expérience théorique », comprendre : il faut avoir été indigène soi-même, il faut avoir vécu ce rapport pratique au monde, ne pas avoir bénéficié de la « distance à la nécessité » qui est l’apanage d’une existence bourgeoise, pour s’être trouvé contraint de poser dans toute leur acuité les problèmes de l’objectivation. La morale de l’affaire est évidente : faute d’avoir été un paysan montagnard, de préfé­ rence socialement indigène, on court tous les risques de devenir un mau­ vais sociologue.

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heideggerienne de la différence ontologique à l’intérêt de classe de la petite-bourgeoisie allemande de l’entre-deuxguerres, il s’attaque aux interprétations, inspirées par le marxisme, qui ont déjà développé une telle analyse : il reproche ainsi à Adomo* de ne pas avoir élucidé 1’« alchi­ mie » qui transforme un certain intérêt social (« l’intérêt expressif ») en ses formes sublimées. Autrement dit : les précédentes généalogies du discours philosophique étaient justes dans leur principe, mais elles pratiquaient un « court-circuit » simpliste entre l’intérêt et le discours de sublimation sans expliquer les modalités de la sublima­ tion, et de ce fait elles ne pouvaient être exhaustives et « rendre compte de la logique interne de l’œuvre ». Tout l’essai consacré à Heidegger vise ainsi à combler cette lacune explicative en montrant que l’intérêt social et sa version sublimée sont séparés par le « champ des prises de position philosophiques possibles » - champ philoso­ phique qui fait qu’à une époque les problématiques philo­ sophiquement acceptables ou «légitimes» ne sont pas infinies et que, sauf à venir se couler en elles, nul intérêt ne pourrait s’exprimer en un discours recevable par 1’« esprit du temps » : c’est donc en traversant ce champ des possibles que l’intérêt expressif trouve les voies de sa sublimation, les formes de la sublimation n’étant ainsi pas plus indéterminées que l’intérêt lui-même1 2. C’est donc en un sens très précis, et aussi très restrictif, que la grosse artillerie marxiste manque toujours son objet : car on ne conteste nullement son réductionnisme, mais seulement sa pratique grossière du « court-circuit ». Il s’agit donc seulement d’affiner la démarche généalogi­ que, de la complexifier, de la rendre moins massive ou, si 1. Bourdieu vise Jargon der Eigentlichkeit. 2. Bourdieu. «L’ontologie politique de M. Heidegger», Actes. Nous avons analysé plus longuement cet article (et ses difficultés) dans « Hei­ degger en question » (1978). repris in Système et critique.

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l’on veut, moins «vulgaire», - mais aucunement de la remettre en question comme telle. La position occupée par Bourdieu demeure ainsi celle d’un «matérialisme généra­ lisé », qu’il revendique explicitement comme tel, en convo­ quant pour le définir, il est vrai, à la fois Marx et Weber1. Aussi la sociologie de Bourdieu ne doit-elle effective­ ment apparaître que comme une variante distinguée du marxisme vulgaire1 23. C’est comme telle, comme un marxisme dénié, qu’elle constitue l’une des composantes de cette pensée 68 dont elle partage les thèmes de la fin de la philosophie ou de la mort du sujet dans l’exacerbation de la pratique généalogique. C’est comme telle aussi qu’une entreprise dont la principale stratégie aura consisté à brouiller son identité, non sans succès d’ail­ leurs, peut maintenant, une fois rapportée à elle-même, faire l’objet d’un examen critique.

UNE CRITIQUE POPPÉRIENNE DE BOURDIEU

Cette analyse critique pourrait porter sur l’assimilation, chère à Bourdieu et théorisée notamment dans le livre I du Sens pratique, de l’objectivité à un processus d’objecti­ vation des déterminants sociaux. Pour comprendre les principes d’une telle critique, il faut avoir présente à l’esprit la façon dont Popper définit la scientificité et l’objectivité scientifique par référence au critère de la falsifiabilité2. On se bornera ici à un très bref rappel. 1. Le Sens pratique, p. 34. 2. Nous reprenons l’expression à Ph. Raynaud. « Le Sociologue contre le droit », Esprit, mars 1980. 3. Cf. notamment Logique de la découverte scientifique, trad. par N. Thyssen-Rutten et Ph. Devaux, Payot. 1978, chap. IV.

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Pour l’essentiel, la définition poppérienne de la scienti­ ficité repose sur une critique des conséquences que Hume avait cru pouvoir tirer de son analyse du raisonnement par induction. Comme on sait, tout le scepticisme de Hume repose en effet sur l’idée que la science procède toujours par induction, c’est-à-dire par un raisonnement qui consiste à tirer une règle générale de l’observation de faits particuliers, ou plus exactement de l’observation de la répétition de séquences particulières. On pourrait au fond déduire le scepticisme de Hume à partir du syllo­ gisme suivant : - La science procède toujours par induction. - Or, l’induction ne conduit jamais à des certitudes : en toute rigueur, la généralisation de l’observation est tou­ jours abusive et n’est jamais qu’une forme de croyance. - Donc la science ne parvient jamais à des certitudes absolues, elle ne sort jamais du domaine de la croyance. Soit, selon une conclusion qui aboutit au psychologisme : la science est un préjugé parmi d’autres, ou même : elle n’est qu’un sentiment parmi d’autres (précisément celui de la croyance). On connaît la position de Popper à l’égard d’un tel rai­ sonnement : si Hume (comme l’avait reconnu Kant) a rai­ son d’estimer que le raisonnement par induction ne conduit jamais à des vérités certaines et positives, il a en revanche tort d’en conclure que la science échoue dans son projet, car - et tel est, bien sûr, l’aspect essentiel de l’épistémologie de Popper - le but de la science n’est nul­ lement de parvenir à des vérités certaines et positives : la science vise, non à vérifier des hypothèses, mais au contraire à essayer de les falsifier. Cette redéfinition de la démarche scientifique s’exprime à travers un exemple simple : si cent mille cygnes blancs ne prouvent aucune­ ment que la proposition « tous les cygnes sont blancs » est vraie, un seul cygne noir prouve absolument qu’elle est

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fausse. En conséquence, les seules certitudes scientifiques portent sur les erreurs, non sur les vérités. De là que le premier et principal critère de la scientificité d’un dis­ cours sera sa falsifiabilité (la possibilité qu’il soit contre­ dit par les faits), et non sa vérifiabilité. Dans Conjectures et Réfutations, Popper raconte à ce propos une anecdote célèbre. En 1919, il s’intéressait à la fois au marxisme et à la psychanalyse, d’un côté, et, d’autre part, à la physique d’Einstein. Or, explique-t-il, il en vint à remarquer entre ces deux types de discours une différence fondamentale : - Le marxisme et la psychanalyse sont « vérificationistes », autrement dit : ce sont des théories non falsifiables, en ce sens qu’aucun phénomène du monde réel n’est jamais susceptible d’apparaître les contredire, - ou encore : en ce sens qu’aussi bien un phénomène que son contraire exact sont perçus comme venant vérifier la théorie. Soit, par exemple, la proposition, appartenant au corps des énoncés cardinaux du marxisme, selon laquelle la révolution socialiste se produit lorsque les forces pro­ ductives ont atteint leur développement maximal : de prime abord elle semble falsifiable, et même paraît falsi­ fiée par la révolution russe ; mais grâce à l’ingéniosité de Lénine et à son invention de la théorie du maillon le plus faible, le marxisme s’est immunisé contre le réel et est devenu non falsifiable : que la révolution se produise au Japon ou au Sahel, la théorie pourra tout aussi bien en rendre compte. - Au contraire, Einstein risque toute sa théorie sur une seule expérience (l’expédition d’Eddington), en soulignant explicitement que, si l’expérience venait contredire ses thèses, il lui faudrait les reconsidérer fondamentalement. D’un côté - où Popper range aussi bien la métaphysi­ que, le marxisme et la psychanalyse que l’astrologie -, un discours non falsifiable ; de l’autre, le discours scientifi­

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que qui, excluant certains possibles du monde réel, s’expose à être contredit. À la lumière de cette argumentation poppérienne, il semble possible d’adresser trois critiques au travail de Bourdieu :

1) Le discours produit est, pour l’essentiel (en ce qui concerne ses thèses fondamentales), non falsifiable. Si l’on considère, par exemple, les thèses défendues dans La Reproduction, on y trouve l’idée que le système scolaire, caractérisé par sa fonction de sélection sociale, se repro­ duit quelle que soit l’attitude des acteurs, qui ne sont ici que les jouets inconscients et aveugles de ce système1. Cela étant posé, aucune initiative d’un quelconque prota­ goniste ne peut plus, par définition, venir démentir l’interprétation. Prenons l’exemple du problème des « filières » : -Si tel ministre tente d’instaurer dans l’enseignement secondaire des filières d’orientation, on y verra une volonté ouverte de sélection, puisque l’existence de filiè­ res figerait pour toujours la destinée des enfants, et cela à travers un processus d’orientation qui, bien sûr, ne saurait être neutre. - Inversement, si ce même ministre supprime les filiè­ res, on découvrira là le dessein de mieux laisser jouer la concurrence sauvage du marché, qui, comme on sait, favorise toujours ceux qui bénéficient du plus grand capi­ tal symbolique. N’étant susceptible d’être contredit par aucune réalité empirique, le discours de Bourdieu n’obéit ainsi qu’à sa logique propre, à laquelle il a toujours déjà soumis, a priori, les faits : il a la structure, non de la science, à laquelle il prétend, mais de l’idéologie au sens où l’entend 1. On a vu ci-dessus quelle était la fondation théorique de cette thèse.

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H. Arendt en la définissant comme «la logique d’une idée»1.

2) Ce discours récuse par principe toute discussion, et ce pour deux raisons bien claires : - Il est non discutable, tout d’abord, simplement parce qu’il est non falsifiable : comment discuter en effet un dis­ cours que rien ne peut jamais venir contredire ? Le dis­ cours de Bourdieu ne peut être davantage discuté que celui d’un théologien dogmatique : on ne voit pas en effet comment l’on pourrait prouver l’inexistence de la repro­ duction, tout comme se trouve démuni celui qui entre­ prendrait de démontrer au théologien l’inexistence de Dieu. Cette première exclusion de la discussion pose déjà, par elle-même, bien des questions : la faiblesse scientifi­ que d’un tel discours pourrait avoir pour envers une très grande et inquiétante force politique, si tant est qu’un pro­ pos non discutable parce que irréfutable est toujours sus­ ceptible d’exercer un certain terrorisme. -Le discours de Bourdieu interdit la discussion pour une autre raison, plus profonde : c’est en effet un discours qui ne peut considérer les objections qu’on lui adresse que comme des résistances, au sens analytique du terme, et par conséquent que comme des confirmations supplé­ mentaires de sa vérité. Le travail entrepris étant supposé conduire à des résultats « terrifiants » pour ceux dont il dévoilerait les stratégies et les calculs d’intérêts, toute contestation de ses produits en assure ipso facto la confir­ mation et en . même temps se disqualifie elle-même : non seulement, en effet, l’objection ne peut jamais ébranler la théorie, puisque celle-ci s’est rendue non falsifiable, mais, qui plus est, l’objection s’expose à se voir démontée par une analyse généalogique qui la renverra à l’intérêt qui 1. Cf. la dernière partie du Système totalitaire.

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l’anime et qui, on s’en doute, ne sera pas l’intérêt pour la vérité. Face à l’interlocuteur qui émet une réserve, on ne demandera donc jamais : que dis-tu ?, mais bien plutôt, là encore : qui es-tu pour mener une telle critique de la théo­ rie ?. Le contenu de l’objection ne sera donc jamais pris en compte, il ne sera jamais discuté comme tel : la discus­ sion s’efface devant la pratique de l’identification de l’adversaire. Cette exclusion de la discussion se traduit chez Bour­ dieu par l’obsession qui consiste à prévenir sans cesse les mauvaises lectures et à dénoncer d’avance toute objection future, tout en sachant que, les intérêts en jeu étant ce qu’ils sont, ces résistances ne pourront que se manifester. À titre d’exemple : « Vous savez, quand j’écris, je crains beaucoup de cho­ ses, c’est-à-dire beaucoup de mauvaises lectures... J’essaye de décourager à l’avance les mauvaises lectures que je pourrais souvent prévoir. Mais les mises en garde que je glisse dans une parenthèse, un adjectif, des guille­ mets, etc., ne touchent que ceux qui n’en ont pas besoin1. » Singulier aveu : ayant exclu d’emblée la possibilité d’une critique interne de son discours, le sociologue ne pourra compter que sur ses fidèles ou ses «croyants», ceux en tout cas qui n’ont pas besoin des mises en garde. Conception étrangement restrictive, on en conviendra, de l’intersubjectivité scientifique.

3) Ce type de pratique «scientifique» repose, enfin, selon Popper, sur une conception absurde et intellectuelle­ ment terroriste de l’objectivité. Il résulte en effet des analy­ ses poppériennes que deux théories de l’objectivité sont également erronées : 1. Entretien paru dans Libération, 4 novembre 1979.

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- La théorie « bourgeoise », si l’on veut, qui repose sur le mythe de l’impartialité, de la neutralité scientifiques : il s’agit là d’une illusion, car, de fait, le savant peut toujours être dit « intéressé » et on voit mal, sauf à rêver d’un pur sujet transcendantal, comment on pourrait concevoir un scientifique dont le travail ne soit pas animé par des « intérêts ». - La théorie marxiste de l’objectivité (qu’illustre parfai­ tement le discours de Bourdieu), qui en un sens reprend, sans s’en apercevoir, la même définition de l’objectivité comme impartialité. Car - c’est l’objet même du livre I du Sens pratique - l’objectivité est définie comme un pro­ cessus d’objectivation qui consiste (selon un modèle déjà utilisé par la Théorie critique) à objectiver les détermi­ nants sociaux, les intérêts historiques qui sont ceux du savant. Il s’agit en quelque sorte de pratiquer une psycha­ nalyse sociale, par laquelle le scientifique, pour devenir objectif, doit prendre conscience des intérêts et des déter­ minations socio-économiques qui le conditionnent et l’animent à son insu. Tout en transformant l’objectivité en un processus, on conserve donc l’idée que cette objec­ tivité suppose fondamentalement la maîtrise de soi, à tra­ vers le contrôle de ses intérêts sociaux, et la conscience des déterminants. À suivre Popper, qui s’est souvent moqué de cette atti­ tude faussement avertie et en réalité si naïve, une telle définition de l’objectivité appelle une double critique : - C’est une définition absurde : car, étant donné que les intérêts en question peuvent toujours en droit être incons­ cients et nous échapper, cette conception de l’objectivité conduit nécessairement (ou devrait y conduire, si l’on fai­ sait preuve de rigueur intellectuelle) au scepticisme. Il est clair en effet que personne ne peut jamais être certain, et ce par définition, d’avoir maîtrisé son inconscient indivi­ duel ou social. En outre, ce travail, sans doute utile sur le

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plan personnel (ce que nul ne songe à nier), est totalement inutile sur le plan proprement scientifique : ce qui importe, à ce niveau, ce n’est pas de savoir qui parle et pourquoi, mais c’est uniquement de savoir si le discours produit est falsifiable (donc discutable) ou non. Autre­ ment dit : l’objectivité de la science ne dépend pas de la façon dont elle est produite ou des conditions dans les­ quelles elle l’est ; elle dépend bien plutôt des conditions dans lesquelles elle peut être et est effectivement discutée par un sujet qui s’érige en interlocuteur et peut être reconnu comme tel. Cette éventualité étant par principe exclue de l’épistémologie matérialiste qui est celle de Bourdieu, la figure proprement scientifique de l’objecti­ vité ne peut que demeurer intégralement étrangère au dis­ cours pratiqué. On mesurera la singularité d’une telle conception de la « science » en confrontant par exemple le texte de Bourdieu, ci-dessus cité, et ce qu’écrivait au contraire Popper, appelant directement au dialogue : « Si on me demandait : comment savez-vous ? Quelle est la source ou la base de votre information? (...), je répondrais : je ne sais pas ; mon affirmation était simple­ ment une conjecture. Peu importe la ou les sources d’où elle a pu sortir - il y en a plusieurs possibles et il se peut que je n’en sois pas conscient ; les questions d’origine ou de généalogie ont de toute façon peu à voir avec les ques­ tions de vérité. Mais si le problème que j’ai essayé de résoudre par mon hypothèse vous intéresse, vous pouvez m’aider en le critiquant aussi sévèrement que vous pour­ rez, et si vous pouvez désigner un test expérimental dont vous pensez qu’il pourrait la réfuter, c’est avec joie que je vous y aiderai1. » - La définition de l’objectivité comme processus d’objec­ l. « Conjecture and Réfutation », p. 27 (nous empruntons ici la traduc­ tion de ce passage à A. Boyer. Esprit, mai 1981, p. 74).

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tivation manifeste d’autre part, à nouveau, le caractère intellectuellement terroriste de la démarche : car si, pour écouter le discours d’autrui et en juger l’objectivité, il faut prendre en compte (chez Bourdieu comme chez Foucault d’ailleurs) l’identité réelle de celui qui tient le discours, jusqu’où faut-il aller pour découvrir (pour lui faire avouer) cette identité ? Suffira-t-il de cerner en lui l’exis­ tence d’un capital symbolique, de dégager sa position de classe ? Faudra-t-il aussi dévoiler ses opinions politiques ou ses convictions religieuses ? Et pourquoi ne faudrait-il pas aussi interroger ses origines ethniques ? Bref, où passe exactement la limite que la généalogie, dans sa volonté de disqualifier a priori le discours d’autrui, ne saurait fran­ chir? En quoi, par exemple, serait-il plus légitime de juger le discours des autres en fonction de leur position de classe qu’en fonction de leur origine ethnique ? On aper­ çoit précisément ici en quoi le principe même de cette attitude est intrinsèquement terroriste, étant entendu que, pour parodier A. Besançon, la « pseudo-classe » n’a pas plus de valeur scientifique que la « pseudo-race » et qu’en l’occurrence «pseudo» compte plus que «race» ou « classe »'. Il ne faut évidemment pas se méprendre sur la signifi­ cation de cette dernière critique susceptible d’être adres­ sée, dans un horizon poppérien, au travail de Bourdieu. Nul ne songe bien sûr à prétendre que le discours de Bourdieu serait un discours «raciste». Il n’en demeure pas moins vrai que certaines formes de jdanovisme, par exemple le discours prononcé, nous avons vu en quels termes, contre « les philosophes » tenus pour les représen­ tants indifférenciés et interchangeables d’une catégorie homogène, ne sont pas non plus, dans certaines circons1. Cf. « Des difficultés de définir le régime soviétique », in Passé russe et présent soviétique. Livre de poche « Pluriel ».

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tances historiques, exemptes de tout danger : il s’agit en effet toujours de disqualifier une catégorie globale au nom d’une pseudo-science qui s’attaque d’abord aux hommes et, ensuite seulement, à leurs idées.

POUR UNE CRITIQUE CRITICISTE DU SOCIOLOGISME

La critique d’inspiration poppérienne peut être utile­ ment complétée et renforcée par une analyse s’inscrivant plus directement dans l’horizon du criticisme. Une telle analyse montrerait aisément, en effet, dans le discours sociologiste de Bourdieu, une absence totale de cette auto-réflexion dont le criticisme fait à juste titre l’antidote le plus efficace au dogmatisme1. Plus simplement dit : ce qui caractérise tout discours dogmatique, c’est son inca­ pacité à valoir aussi pour celui qui le tient, à appliquer son contenu à son auteur. C’est là, en fait, au moins à un premier niveau, l’objec­ tion que Habermas, dans Connaissance et intérêt, adres­ sait à la première Théorie critique, c’est-à-dire au maté­ rialisme historique sous toutes ses formes, même les plus raffinées. Pour simple qu’elle soit, l’objection, qui pos­ sède des conséquences d’une réelle portée, semble impa­ rable et mérite donc d’être formulée avec précision. Selon les thèses de l’épistémologie matérialiste, tous les discours sont historiques et expriment des intérêts histo­ riquement déterminés. C’est sur cette constatation simple que se fonde la distinction entre la théorie traditionnelle, qui se veut autonome par rapport à l’histoire, et la théorie critique, qui se sait au contraire de part en part immergée 1. Le modèle d’une telle critique est fourni par la réfutation fichtéenne de Spinoza dans les Principes de la Doctrine de la Science.

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dans l’histoire. Bourdieu reprend bien sûr à son compte ce postulat de l’historicité de tout discours, comme en témoigne, parmi une multiplicité d’autres, ce texte par­ tiellement déjà cité : « La sociologie de la science repose sur le postulat que la vérité du produit - s’agirait-il de ce produit très particulier qu’est la vérité scientifique réside dans une espèce particulière de conditions sociales de production ; c’est-à-dire, plus précisément, dans un état déterminé de la structure et du fonctionnement du champ scientifique. L’univers “pur” de la science la plus “pure” est un champ social comme un autre1. » Où l’on peut constater clairement 1) que les discours, y compris les discours scientifiques, sont des produits, 2) qu’ils sont donc immergés dans la réalité historicosociale. Une telle conviction conduit toutefois à une véritable antinomie : - Ou bien la sociologie de la science est, comme tous les autres discours et conformément à ses propres présuppo­ sés, elle-même de part en part historique, et dans ce cas le problème de déterminer une « coupure » entre idéologie et science (entre théorie traditionnelle et théorie critique) semble bien devoir rester insoluble : nul discours ne sau­ rait en effet, d’un tel point de vue, avoir un quelconque privilège, et il n’existe, rassemblant les différents discours, qu’un champ de lutte où le seul critère de validité sera le succès ou l’échec. En d’autres termes : si la sociologie de la connaissance, telle que la pratique Bourdieu, s’auto-réfléchit, s’applique à elle-même ses propres thè­ ses, elle ne doit se considérer elle-même que comme une force parmi d’autres, au sein d’un champ de lutte d’où toute considération de vérité est exclue. La science n’est alors en rien supérieure à l’idéologie, et cette distinction 1. Actes, juin 1976, p. 89.

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entre science et idéologie devient même singulièrement problématique. - Ou bien, pour éviter cette situation difficile, la socio­ logie de la connaissance se pose, en décrétant une « cou­ pure épistémologique», comme supérieure à l’idéologie et en fait, selon un geste constitutif du sociologisme, comme supérieure à. tout autre discours. Elle échappe alors à l’exigence d’auto-réflexion, puisque à travers un tel décret elle ne peut plus s’appliquer à elle-même son propre critère : elle devient ainsi dogmatique en se don­ nant elle-même un privilège exorbitant et illégitime selon ses propres thèses. Face à une telle antinomie, deux solutions étaient concevables : -Une solution parfaitement défendable, même si son élaboration pose une multiplicité de problèmes, peut être recherchée du côté d’un retour à la notion d’« intérêts purs de la raison » telle qu’elle avait été utilisée par Kant dans la Critique de la raison pure : une telle perspective présente l’évident avantage de conserver la notion d’« intérêts de la science » sans exposer aux conséquences qui en résultent quand ces intérêts sont interprétés exclu­ sivement en termes d’intérêts de classe. C’est sur cette voie que, par un certain retour à Kant et à Fichte, s’est engagé Habermas dans Connaissance et intérêt, le par­ cours ainsi entamé supposant alors, non la célébration de la mort de la philosophie, mais un regain d’activité philo­ sophique pour cerner avec rigueur le statut et le fonction­ nement des « intérêts purs ». -Une autre solution a été adoptée par Bourdieu, consistant moins d’ailleurs à véritablement résoudre le problème qu’à le déclarer insoluble en décrétant qu’il s’agit d’un paradoxe indépassable. On présentera dès lors comme une tension féconde ce qui n’est en réalité qu’une grossière contradiction à l’intérieur de laquelle il devient

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cependant possible, une fois la couleuvre avalée, de jouer sur tous les registres. De là en effet le type de propos dont nous avions fait, dans notre premier chapitre, un exemple du goût accentué des philosophistes pour le paradoxe : si l’on doit analyser, écrit Bourdieu, les conditions de pro­ duction des vérités scientifiques, c’est «au nom de la conviction, elle-même issue d’une histoire, que c’est dans l’histoire qu’il faut chercher la raison du progrès para­ doxal d’une raison de part en part historique et pourtant irréductible à l’histoire»1. Où il n’est guère difficile de voir que toute la supercherie consiste à présenter comme une solution ce qui n’est en fait qu’un énorme problème, la notion d’une raison intégralement historique, mais irréductible à l’histoire n’ayant au premier abord, comme au second, strictement aucun sens. Il va de soi qu’en réalité Bourdieu se trouve bien sûr contraint, comme tout un chacun, d’opérer une distinc­ tion entre l’intérêt anhistorique pour la vérité et les inté­ rêts historiques qui alimentent les stratégies de conquête du pouvoir (y compris, cela va de soi, du pouvoir intellec­ tuel). Simplement, il va sans cesse, avec une naïveté et tout à la fois une impudence déconcertantes, s’attribuer à lui-même l’intérêt pur et réserver aux autres les intérêts historico-stratégiques. Revenons par exemple à l’entre­ tien accordé au Nouvel Observateur à l’occasion de la parution d'Homo Academicus : si Bourdieu s’en prend toujours aux philosophes, c’est, dit-il, qu’il vise en eux «les défenseurs les plus roués du narcissisme intellec­ tuel», - car «ces gens qui parlent sans cesse de doute radical, d’activité critique, de déconstruction,... omettent toujours de mettre en doute la croyance qui les porte à accepter ce parti pris du doute,... ce préjugé de l’absence de préjugé, par où s’affirme la distinction à l’égard du sens 1. Ibid., p. 88.

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commun ». Bref : la philosophie se caractériserait par l’absence d’auto-réflexion. Admettons-le (même si l’on voit mal en quoi cette définition s’applique à l’ensemble de la philosophie, de Parménide à Nietzsche), mais on pourrait alors légitimement s’attendre à ce qu’en revan­ che Bourdieu pratique, lui, cette auto-réflexion dont les philosophes seraient congénitalement incapables. Lisons pourtant la suite de l’entretien. Bourdieu y explique que les professeurs tireraient un grand profit de la lecture assi­ due de ses ouvrages, s’ils consentaient bien sûr à faire leur auto-analyse (en l’occurrence leur socio-analyse) et à prendre conscience des intérêts inavouables qui les ani­ ment. L’interlocuteur se demandant toutefois s’ils y ont véritablement « intérêt », le sociologue répond alors, avec un dogmatisme stupéfiant : « De mon point de vue, qui est celui du profit propre­ ment scientifique, je suis sûr que oui. Je dirai même qu’on peut tirer un grand profit éthique d’une telle socio-ana­ lyse. » Une simple question : quel statut d’exception Bourdieu accorde-t-il à sa propre réflexion pour qu’elle corresponde, et elle seule, au « point de vue du profit proprement scienti­ fique », pur et désintéressé, et non, comme la réflexion de tout autre, à un point de vue déterminé par un intérêt ina­ vouable socialement et historiquement situé ? On pourrait aisément trouver, tout au long des textes de Bourdieu, un nombre indéfini d’indices difficilement récusables d’une telle absence d’auto-réflexion (soyons bien clairs : il ne s’agit pas de nier que Bourdieu se pose la question des conditions de possibilité de son propre dis­ cours, — mais comme il ne peut que les chercher dans le monde «objectif» des déterminants sociaux, il s'agit moins d’auto-réflexion que, si l’on ose dire, d’auto-réifica­ tion). Ainsi en va-t-il par exemple du bon usage des guil­ lemets dans le discours scientifique - détail insignifiant

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sans doute, mais détail auquel Bourdieu lui-même semble tout particulièrement attaché : « De Heidegger parlant des “masses” et des “élèves” dans le langage hautement euphémisé de l’“authentique” et de l’“inauthentique” aux politologues américains reproduisant la vision officielle du monde social dans les semi-abstractions d’un discours descriptif-normatif, c’est toujours la même stratégie de fausse coupure qui définit le jargon savant par opposition au langage scientifique. Là où le langage scientifique met des guillemets, comme l’observe Bachelard, pour mar­ quer que les mots du langage ordinaire ou du langage scientifique antérieur qu’il conserve sont complètement redéfinis..., le langage savant n’use des guillemets et des néologismes que pour manisfester symboliquement une distance et une rupture fictives par rapport au sens com­ mun1. » Il y aurait donc, bien entendu, un bon et un mau­ vais usage des guillemets, l’un marquant une vraie cou­ pure épistémologique avec le sens commun, l’autre au contraire une fausse coupure. Le fait en lui-même est plausible. Mais peut-on, dans ces conditions, ne s’autori­ ser que de soi-même pour établir le critère d’une telle «distinction»? Ainsi, dans un entretien accordé en novembre 1979 à Libération, Bourdieu dénonce-t-il le discours écologique comme «bourré d’allusions méprisantés » au « métro-boulot-dodo » et aux vacances « moutonnières» des «petits-bourgeois ordinaires», tout en précisant sereinement entre parenthèses : « Il faut mettre des guillemets partout. C’est très important : ce n’est pas pour marquer la distance prudente du journalisme offi­ ciel, mais pour signifier l’écart entre le langage de l’ana­ lyse et le langage ordinaire, où tous ces mots sont des ins­ truments de lutte, des armes et des enjeux dans les luttes de distinction. » Soit, mais nous dira-t-on enfin la nature 1. « Le champ scientifique », Actes, juin 1976, pp. 100-101.

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exacte de la « distinction » qui sépare la « distance » de l’« écart » ? Répondre que la science avance sans se soucier de telles subtilités signifierait - ce qui peut-être eût été en l’occurrence préférable - que la sociologie de la connaissance eût mieux fait de se garder de toute considération épistémologique, puisqu’on dernière instance elle s’avère tout simplement incapable de résoudre la question minimale de toute épistémologie : celle de la différence entre la science et l’idéologie de la conscience commune.

LA CONFRONTATION AVEC KANT

On comprend dès lors pourquoi l’explication avec Kant se devait d’apparaître à Bourdieu comme un passage obligé : ne s’agit-il pas au fond pour lui de reprendre, dans une perspective sociologique, l’analyse des conditions de possibilité du discours, ainsi qu’en témoigne le modeste sous-titre de La Distinction : « Une critique sociale du jugement » ? Les quelques pages que l’ouvrage consacre à la Critique du jugement méritent à cet égard d’être analysées pour elles-mêmes, tant elles témoignent, sur ce point pourtant décisif, du caractère purement sophistique du bricolage intellectuel sur lequel elles reposent. Voici ce qu’on y lit en guise d’introduction à une déconstruction qui s’annonce elle-même sévère et rigoureuse : « Ce n’est pas par hasard que lorsqu’on s’efforce d’en reconstruire la logique, “l’esthétique” populaire apparaît comme l’envers négatif de l’esthétique kantienne et que Yethos populaire oppose implicitement à chacune des propositions de l’analytique du Beau une thèse qui la contredit1. » 1. Sur toute cette discussion, cf. La Distinction, p. 42 sq.

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Difficile pourtant, au moins à première vue, de saisir exactement en quoi la valorisation par Kant des « beaux paysages naturels » ou encore la critique de l’intellectua­ lisme en matière d’art vont si manifestement à l’encontre des goûts populaires. Sans doute les statistiques indi­ quent-elles à Bourdieu que les masses laborieuses se pres­ sent aux concerts de musique sérielle et les intellectuels d’avant-garde à la visite des chutes du Niagara. Mais soit, admettons, et tâchons d’entrer dans la démonstration qui vise à réfuter deux des thèses centrales de la Critique, selon lesquelles 1) le beau n’est pas l’agréable, et 2) le beau est la belle représentation d’une chose et non la représentation d’une belle chose. Effectivement, la Critique de la faculté de juger repose tout entière sur l’idée (dont on voit mal encore ce qu’elle a « d’antipopulaire ») que le beau n’est ni l’agréable, ni le vrai, et qu’il existe, entre les deux termes, une spécificité de la dimension esthétique. La raison peut d’ailleurs s’en indiquer très brièvement, parce que, à la différence de ce qu’affirme Bourdieu, elle rencontre le sens commun. Le signe, indubitable aux yeux de Kant, que le Beau ne se confond pas avec l’art culinaire, c’est que du Beau, contrairement à l’adage bien connu, on ne cesse de discu­ ter : le Beau est objet de communication, voire d’interpré­ tation (au sens musical du terme), ce qui, on l’avouera, est à un degré moindre le cas de l’agréable ; nous entrepre­ nons rarement de convaincre quelqu’un qui préfère le thé au café qu’une dimension essentielle lui fait défaut et que son choix témoigne d’une regrettable absence de goût ! Le Beau, pourtant, n’est pas non plus le vrai : car si nous en discutons, c’est avec le sentiment que la discussion ne pourra pas être réglée par une démonstration comme pourrait l’être, au moins en droit, une discussion scienti­ fique. Qu’en situant la dimension esthétique à égale distance

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du vrai et de l’agréable, Kant nous semble dire quelque chose d’essentiel, importe cependant peu ici : ce qu’il faut comprendre, c’est en quoi cette analyse peut être déclarée aux antipodes de l’esthétique populaire, prototypique qu’elle serait d’une esthétique de la classe dominante. Voici l’argumentation de Bourdieu : contrairement à la distinction kantienne du beau et de l’agréable, « les mem­ bres des classes populaires qui attendent de toute image qu’elle remplisse une fonction, fût-ce celle de signe, mani­ festent dans tous leurs jugements la référence, souvent explicite, aux normes de la morale et de l’agrément »'. Le nerf du raisonnement est simple : ce que veut montrer Bourdieu, c’est que « pour le peuple » il n’y a pas d’esthé­ tique pure, mais que ce qui compte au fond, c’est le contenu de la représentation et non la représentation ellemême, - bref qu’il ne différencie pas le beau de l’agréable, ni la représentation de la chose. Cette affirmation nous semble gratuite, simplement fausse, et invraisemblablement méprisante. Mais le plus sidérant réside dans l’exemple invoqué par Bourdieu à l’appui de sa « démonstration ». Car - nul lecteur de la troisième Critique n’aurait pu y songer - cet exemple est celui de la photographie1 2 ! Pour autant que nous sachions, le problème de la photographie n’est pourtant pas central dans l’œuvre de Kant. À supposer, ce qui est toujours très hypothétique et, pour tout dire, très prétentieux, que nous puissions, comme le fait Bourdieu, parler à la place de Kant sur des sujets qu’il n’a, et pour cause, jamais abor­ dés, le cas de la photographie serait, entre tous, particuliè­ rement mal choisi, et ce pour deux raisons évidentes : d’abord parce que l’esthétique kantienne est avant tout (Hegel en a suffisamment fait le reproche à Kant) une 1. Ibid., p. 43. 2. Bourdieu prend également l’exemple du cubisme, dont on sait com­ bien Kant en fut le théoricien !

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esthétique de la beauté naturelle ; ensuite parce que, dans le domaine esthétique, Kant ne cesse de rejeter, en une opposition décidée à l’esthétique classique française, tout ce qui, de près ou de loin, pourrait être assimilé à une forme d'imitation (ce pour quoi il dit préférer l’art baro­ que et les jardins anglais à l’art géométrique qui s’exprime dans les jardins à la française). Mais ce n’est pas tout : là où l’argumentation de Bourdieu tourne franchement au comique, c’est que, non content de prendre pour modèle d’une réfutation de Kant la photographie, il choisit de nous parler seulement de deux types de photos : les pho­ tos de nus et les photos de guerre représentant la mort violente. Bref, Play-Boy et Paris-Match comme modèles de l’art selon la troisième Critique... Dans ces conditions, qu’assurément il fallait se donner, le lecteur ne peut que suivre Bourdieu : nul doute en effet que la thèse selon laquelle la représentation de la chose compte davantage que la chose même se trouve ici mise en échec : « Les photographies de nus sont presque toujours accueillies par des phrases qui les réduisent au stéréotype de leur fonction sociale : “Bon pour Pigalle”, “c’est le genre de photos qu’on vend sous le manteau”1.» De même, «le soldat mort suscite des jugements qui, favorables ou défa­ vorables, sont toujours des réponses à la réalité de la chose représentée ». Deux remarques simplement : - Nous ne voyons pas en quoi la réaction qui, face à de telles photos, consiste à s’intéresser à leur contenu, serait l’apanage exclusif de 1’« esthétique populaire ». Qu’on les montre à des lycéens, des cadres ou des bonnes sœurs de tous milieux, il y a gros à parier qu’irrésistiblement c’est le contenu de la représentation qui primera sur sa forme. Sociologue de l’édition, Bourdieu devrait pourtant savoir 1. Ibid., p. 43 sq.

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que nombre de magazines spécifiquement consacrés à la photographie ne sont en vérité que des concurrents de Lui ou de Play-Boy, simplement plus aisés à acheter et à lire en public, et que le prix, parfois considérable, des photos de guerre publiées par des hebdomadaires à sensations a très peu à voir avec leur valeur esthétique même suppo­ sée. - D’autre part, et moyennant les réserves que nous fai­ sions plus haut, il est fort probable que, précisément pour ces raisons, Kant n’eût point considéré de telles photos comme des œuvres d’art, tant il est justement difficile d’y isoler la représentation de la chose qu’elle représente. La thèse de Kant est pourtant assez claire pour ne pas être ici déformée : elle consiste simplement à dire qu’un tableau peut être beau, même s’il représente une poubelle, ce dont on voit mal, encore une fois, en quoi cela heurterait le goût des classes populaires que Bourdieu s’obstine décidé­ ment à traiter comme des animaux obtus. Pour tenter de réfuter sociologiquement la Critique de la faculté de juger, ce qui, en droit, n’a rien de scandaleux ni d’impossible, il aurait donc fallu - c’est tout de même un minimum - tester les thèses qu’elle défend, et non lui opposer des exemples d’«arts» 1) qu’elle ignore pure­ ment et simplement, et 2) qu’elle aurait probablement conduit à récuser comme tels. La démonstration n’est donc nullement faite que le privilège accordé au beau naturel sur le beau artistique est « antipopulaire », -ni que le sont la distinction du beau et de l’agréable, du beau et du vrai, etc. Toutes choses d’ailleurs dont Bourdieu est sans nul doute parfaitement conscient. Une question demeure. Après la lecture des critiques adressées, même si elles sont aberrantes, à l’esthétique kantienne comme prototype de l’esthétique bourgeoise, on aimerait après tout connaître les jugements esthétiques que Bourdieu lui-même, comme tout un chacun, ne peut

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s’empêcher d’émettre. Difficile problème : car La Distinc­ tion - c’est son principe même - doit considérer tout juge­ ment esthétique, ou même, plus généralement, tout juge­ ment de goût au sens large, comme une stratégie de distinction. En clair : si le bourgeois sert à sa table de l’andouillette, c’est par snobisme, pour « faire peuple », en une attitude qui est donc typiquement bourgeoise ; et s’il préfère offrir du saumon fumé, le diagnostic ne fait plus aucun doute (Bon Dieu, mais c’est bien sûr !)*. Com­ ment dans ces conditions Bourdieu n’est-il pas encore mort de faim ? Plus sérieusement, comme le lui deman­ dait un journaliste de Libération, « si toutes les pratiques culturelles, si tous les goûts classent à une place détermi­ née de l’espace social, il faut bien admettre que la contreculture est une activité distinguante comme les autres... Mais alors, que pourrait être une véritable contreculture » ? Voici la réponse, malheureusement bien prévi­ sible : « Je ne sais si je puis répondre à cette question12. »

1. Nous empruntons cette note d’humour à l'excellent Ph. Raynaud. 2. Libération. 4 novembre 1979.

CHAPITRE VI

Le freudisme français (Lacan)

La psychanalyse lacanienne a au moins la modestie de n’avoir jamais revendiqué pour elle d’autre mérite que de constituer l’interprétation la plus légitime de Freud. On pourrait d’elle-même donner de multiples présentations, voire interprétations. Nous avons pourtant choisi de cen­ trer ici l’examen du lacanisme sur la seule théorie de la subjectivité, et cela pour deux raisons : l’une a trait à la nécessité de situer la pensée lacanienne par rapport à la question de l’humanisme, que, très explicitement, Lacan remet en cause du sein de sa propre doctrine du sujet; l’autre tient plus directement à la chose même : Lacan a indiqué, non moins expressément, que la théorie du sujet et, singulièrement, l’opposition du « sujet » et du « moi » constituaient l’axe central à partir duquel il convenait de reconstruire la pensée de Freud : « Tout ce qu’a écrit Freud avait pour but de rétablir la perspective exacte de l’excentricité du sujet par rapport au moi. Je prétends que c’est là l’essentiel et que c’est autour de cela que tout doit s’ordonner1. » Avant d’aborder cette théorie de la subjectivité et de préciser la signification de cette « excentricité du sujet par 1. Séminaire. Il, Éd. du Seuil, p. 60.

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rapport au moi » (principe, on le verra, de la disqualifica­ tion de l’humanisme comme idéologie de l’autonomie), nous voudrions, pour situer la façon dont nous-mêmes percevons la lecture lacanienne de Freud, rappeler1 com­ ment les interprétations de Freud nous semblent pouvoir s’organiser selon trois logiques différentes - en rapport, justement, avec cette question du statut de la subjecti­ vité.

LES TROIS INTERPRÉTATIONS DE FREUD ET LA QUESTION DU SUJET

1) L’interprétation rationaliste (le sujet absolu): presque systématiquement occultée, tant le lieu commun est vivace selon lequel la pensée de Freud serait par excellence pensée de l’irrationnel en l’homme, cette interprétation n’en est pas moins la seule qui permette de rendre compte de la totalité des textes de Freud, sans risquer de se voir un jour démentie (on percevra pourquoi dans un instant). Cette interprétation est aussi - ce qui ne fait que renfor­ cer le paradoxe - la plus évidente. Il suffit, pour la com­ prendre, de prêter quelque attention à la façon dont Freud présente sa théorie des actes manqués, par exemple dans YIntroduction à la psychanalyse ou dans la Psychopatho­ logie de la vie quotidienne, comme la matrice intellec­ tuelle de la théorie des rêves et des névroses. Selon un modèle tout hégélien que nous avons analysé ailleurs12, il s’agit de montrer comment ce qui en apparence est dénué de sens, voire inexplicable, est en réalité parfaitement sensé et fondé en raison, pourvu qu’on prenne en compte la réalité de la vie psychique inconsciente : « Certaines 1. Cf. notre entretien avec le revue Esprit, « Qu'est-ce qu’une critique de la raison ? », Esprit, avril 1982. 2. Cf. Système et critique, Ousia. 1985.

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insuffisances de notre fonctionnement psychique (...) et certains actes en apparence non intentionnels se révèlent, lorsqu’on les livre à l’examen psychanalytique, comme parfaitement motivés et déterminés par des raisons qui échappent à la conscience1. » En d’autres termes, et c’est pourquoi nous nommons cette lecture « hégélienne » ou « rationaliste », il apparaît de ce point de vue que Freud accordait au principe de raison (au déterminisme) une validité absolue, puisqu’il s’étend même à ce qui en appa­ rence semble être Vautre de la raison (le lapsus, le rêve, la folie, etc.), de sorte que c’est à la totalité de ce qui est que s’applique ainsi l’emprise de la rationalité (du point de vue d’un hypothétique sujet absolu). En ce sens, pour Freud tout autant que pour Hegel, « le réel est rationnel », comme en témoigne le texte qui suit, parmi mille autres que l’on pourrait invoquer : « En laissant de côté une partie de nos fonctions psychi­ ques, parce que non justiciables d’une explication par la représentation du but en vue duquel elles s’accompli­ raient, nous méconnaissons l’étendue du déterminisme auquel la vie psychique est soumise. » Étendue à vrai dire totale, puisque, poursuit Freud, l’arbitraire n’existe pas : « Je sais depuis longtemps qu’il est impossible de pen­ ser à un nombre ou à un nom dont le choix soit tout à fait arbitraire. Si l’on examine un nombre de plusieurs chif­ fres, composé d’une manière en apparence arbitraire, à titre de plaisanterie ou par vanité, on constate invariable­ ment qu’il est rigoureusement déterminé, qu’il s’explique par des raisons qu'en réalité on n’aurait jamais considé­ rées comme possibles1 2. » Bref : nihil est sine ratione. Une telle interprétation, 1. Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. Payot, p. 257. 2. Ibid., p. 258.

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avons-nous dit, ne saurait jamais se voir opposer de démenti partant des textes de Freud. Cette proposition ne choquera que si on ne la comprend pas. Disons briève­ ment pourquoi. Certains seront bien sûr tentés de consi­ dérer ces textes (même si, encore une fois, on peut les multiplier presque indéfiniment) comme inessentiels dans l’œuvre de Freud. Ils objecteront alors, non sans naï­ veté, que d’autres textes, non « rationalistes » au sens ici défini, viennent contredire les premiers, en sorte que la pensée de Freud serait « plus complexe » que ne le veut la lecture rationaliste, traversée qu’apparaîtrait cette œuvre par des contradictions et autres tensions « fécondes ». La preuve ? On la trouvera bien sûr dans le fait que Freud, avec l’hypothèse de l’inconscient dynamique, rend à jamais illusoire l’idée hégélienne d’un sujet absolu, ou encore dans cet autre fait que la prise en compte de la dimension libidinale en l’homme fait éclater les cadres de la métaphysique traditionnelle du cogito, etc. De tels arguments sont en fait déraisonnables et ne peuvent emporter la conviction que moyennant un pur et simple blocage de la réflexion : il suffit en effet, pour maintenir la lecture hégélienne face à ces objections, de rappeler que la proposition selon laquelle le réel est rationnel ne signifie nullement que nous, êtres finis, parvenions jamais à un savoir absolu, à une pleine connaissance de cette rationa­ lité. Que l’hypothèse de l’inconscient nous en éloigne même à jamais n’est pas douteux. Cela ne change pour­ tant rien au fait qu’en soi, sinon pour nous, Freud postule bel et bien la rationalité parfaite du réel (la validité abso­ lue du principe de raison), - la croyance au hasard, à l’indétermination n’étant au fond qu’une forme d’igno­ rance (dans le meilleur des cas) et le plus souvent une forme de superstition (elle-même, d’ailleurs, parfaitement explicable).

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2) L’interprétation nietzschéo-heideggerienne (le sujet brisé) : pour ne pas être impossible, cette deuxième inter­ prétation relève donc déjà d'un coup de force par rapport à la stricte «philologie». Pour en indiquer commodé­ ment l’essentiel, on dira qu’elle consiste à montrer com­ ment la pensée de Freud permet de donner une version psychanalytique du fameux adage nietzschéen (dont nous avons vu comment il fournit à la pensée 68 l’un de ses slogans) : « Il n’y a pas de fait, mais seulement des inter­ prétations. » Revenons en effet au texte du Gai Savoir intitulé « Notre nouvel infini » : « J’espère cependant, y lit-on (§ 374), que nous sommes aujourd’hui loin de la ridicule prétention de décréter que notre petit coin est le seul d’où l’on ait le droit d’avoir une perspective. Tout au contraire, le monde, pour nous, est redevenu infini en ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la possibilité de prêter à une infinité d’interprétations. » Pourquoi ? « Parce que l’esprit de l’homme, au cours des analyses, ne peut s’empêcher de se voir selon sa propre perspective et ne peut se voir que selon elle. Nous ne pouvons voir qu’avec nos yeux. » Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici pour Nietzsche de défendre un relativisme plate­ ment empiriste. Le perspectivisme repose au contraire sur une critique implicite de la notion hégélienne d’un savoir (sujet) absolu, sur l’idée, si l’on veut, que tous les juge­ ments humains sont des symptômes et qu’il n’est pas de métalangage, de vérité absolue, à partir desquels l’inter­ prétation pourrait être définitivement fondée en raison : « Des jugements, des jugements de valeur sur la vie ne peuvent en fin de compte jamais être vrais : ils ne valent que comme des symptômes, ils ne méritent d’être pris en considération que comme symptômes, car en soi, de tels jugements ne sont que des sottises1. » Que la psychanalyse 1. Le Crépuscule des Idoles, « Le cas Socrate », § 2.

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freudienne puisse aisément se couler dans un tel modèle philosophique est aisé à comprendre : il suffit pour cela de considérer que l’hypothèse d’un inconscient dynami­ que rend à jamais impossible, du moins pour l’homme, le projet d’une clôture sur soi du discours, le projet d’une parfaite transparence du sujet à lui-même. Autrement dit : l’analyste ne détient pas le savoir absolu ; ses inter­ prétations sont elles-mêmes interprétables par un autre analyste, dont les interprétations peuvent à leur tour être interprétées, et cela à l’infini. Il n’y a donc effectivement pas de faits, mais seulement des interprétations d’inter­ prétations. Comme l’écrit Lacan, dont la lecture de Freud est évidemment, à cet égard, à situer dans cette filiation nietzschéenne : « La question, portée maintenant sur le savoir de l’analyste, prend sa force de ne pas comporter la réponse que l’analyste sait ce qu’il fait, puisque c’est le fait patent qu’il le méconnaît, dans la théorie et dans la technique1... » L’analyste ne doit donc pas céder à l’illu­ sion qui consisterait à chercher des «explications vraies » ; tout au plus doit-il « placer » une « interpréta­ tion révélante »2. Si nous nommons cette lecture de Freud nietzschéenne et heideggerienne, c’est simplement qu’elle s’appuie chez Lacan, très explicitement, comme nous le verrons ci-dessous, sur le concept heideggerien de la vérité entendue comme « dévoilement », - soit sur l’idée que le savoir absolu est impossible et que, comme l’écrit Heidegger, « le dévoilement de l’étant comme tel est en même temps et en soi la dissimulation de l’étant en tota­ lité »3, toute manifestation ne s’effectuant jamais que sur un fond d’absence ou d’invisibilité.

3) L’interprétation criticiste (le sujet comme tension 1. Lacan, Écrits, p. 350. 2. Ibid., p. 353. 3. Heidegger. Questions I. p. 188.

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entre le fini et l’infini) : c’est celle qui consisterait en une solution critique de l’antinomie que constituent, prises absolument, les deux premières. Elle correspond à nos yeux à l’intention de Freud, sinon à la littéralité des tex­ tes, dont nous avons dit qu’elle s’accordait très manifeste­ ment avec la première interprétation. Dans cette perspec­ tive, le sujet doit apparaître comme irrémédiablement fini (donc voué sans cesse à se heurter à cette part d’obs­ curité qu’on peut bien désigner comme inconscient), mais néanmoins tendu vers cette exigence d’autonomie que traduit et trahit tout à la fois l’illusion du sujet absolu parfaitement transparent et maître de lui-même. Contrai­ rement aux thèses lacaniennes que nous allons examiner, la visée de la psychanalyse selon Freud reste bien en effet de rendre autant que possible (c’est-à-dire jamais complè­ tement) au moi (et non au « sujet ») la maîtrise de luimême, ainsi qu’en témoigne, entre tant d’autres, cet extrait de VAbrégé : « Le mieux que nous puissions faire pour lui (le malade) est (...) de transformer ce qui est devenu inconscient, ce qui a été refoulé, en préconscient pour le rendre au Moi1. » Il nous faut donc voir à partir de quelles thèses sur la subjectivité Lacan a pu radicalement récuser une telle conception - somme toute « humaine », au sens où elle est animée par l’idéal humaniste de l’autonomie - de la cure psychanalytique.

LE STATUT DE LA SUBJECTIVITÉ : « LE VRAI SUJET » CONTRE « LE MOI »

La doctrine lacanienne de la subjectivité n’est sans doute pas aussi originale et complexe qu’on s’est souvent 1. Freud. Abrégé de psychanalyse, trad. P.U.F.. pp. 50-52.

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plu à le faire croire. En vérité - hors la question du style de Lacan, sur laquelle on reviendra - son obscurité rela­ tive tient bien davantage à l’importation, dans un champ autre, de modèles philosophiques non explicités1 et inconnus de la grande majorité des disciples, qu’à une profondeur intrinsèque insoupçonnée. Nous voudrions ici, en suivant une méthode génétique, retracer les princi­ paux moments de cette doctrine, pour montrer comment s’en déduisent plusieurs thèses majeures par lesquelles la pensée lacanienne s’inscrit au cœur de l’anti-humanisme français des années soixante. Quelques citations pourront nous servir ici de fil conducteur : « La connaissance humaine, et du même coup la sphère des rapports de la conscience, est faite d’un certain rap­ port à cette structure que nous appelons Vego, autour de laquelle se centre la relation imaginaire. Celle-ci nous a appris que Vego n’est jamais seulement le sujet, qui est essentiellement rapport à l’autre (...). C’est de cet ego que tous les objets sont regardés. « Mais c’est bien du sujet, d’un sujet primitivement désaccordé, fondamentalement morcelé par cet ego, que tous les objets sont désirés (...). Et c’est de la tension entre le sujet - qui ne saurait désirer sans être fondamentale­ ment séparé de l’objet - et Vego, d’où part le regard vers l’objet, que prend son départ la dialectique de la conscience1 2. » « Sans doute le vrai je n’est pas le moi. Mais ce n’est pas assez (...). L’important est la réciproque, qui doit nous être toujours présente à l’esprit - le moi n’est pas le je, 1. Cette importation est d’ailleurs clairement reconnue : cf. par exemple Lacan. Écrits. Ed. du Seuil. 1966. p. 240, évoquant les «derniers problè­ mes de la philosophie, où souvent la psychanalyse n’a qu’à reprendre son bien ». 2. Lacan. Le Séminaire. II. Éd. du Seuil, 1978, pp. 209-210.

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n’est pas une erreur au sens où la doctrine classique en fait une vérité partielle. Il est autre chose - (...) un objet qui remplit une certaine fonction que nous appelons ici imaginaire1. » «Le sujet se pose comme opérant, comme humain, comme je, à partir du moment où apparaît le système symbolique1 2. » De ces trois citations - extraites d’un séminaire de 1954 au style encore limpide et, pour tout dire, universitaire - se dégagent déjà les motifs principaux de la conception laca­ nienne de la subjectivité. Indiquons-les d’emblée, comme constituant précisément ce qui est à comprendre : - Le moi est lié à la dimension de ^imaginaire, tandis que le sujet proprement dit est lié à celle du symbolique. - Le sujet est essentiellement désir, le moi est regard. - Le moi est réifié, il est même littéralement un objet ; le sujet authentique est scission ou tension. Pour esquisser la signification de ces thèses - avant d’en examiner l’articulation dans l’analyse lacanienne du pas­ sage de la phase du miroir à l’Œdipe -, on en donnera une traduction dans le langage philosophique de l’existentia­ lisme, auquel elles ne sont manifestement pas étrangères. On connaît en effet la thèse largement développée par Sartre : le sujet authentique est « néant » en ce sens qu’il échappe à tout emprisonnement dans une définition. En cela consiste la liberté par laquelle il se distingue des objets fabriqués, lesquels ont eu besoin, pour exister, d’être au préalable conçus, donc définis, dans l’esprit d’un artisan3. Si les objets sont donc «quelque chose» (de défini), le sujet véritable, proprement humain, w’est rien de déterminé, il w’est pas identifiable, en d’autres termes : 1. Ibid., p. 60. 2. Ibid., p. 68. 3. Cf. par exemple, dans L’Existentialisme est un humanisme, la célèbre analyse du coupe-papier.

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plu à le faire croire. En vérité - hors la question du style de Lacan, sur laquelle on reviendra - son obscurité rela­ tive tient bien davantage à l’importation, dans un champ autre, de modèles philosophiques non explicités1 et inconnus de la grande majorité des disciples, qu’à une profondeur intrinsèque insoupçonnée. Nous voudrions ici, en suivant une méthode génétique, retracer les princi­ paux moments de cette doctrine, pour montrer comment s’en déduisent plusieurs thèses majeures par lesquelles la pensée lacanienne s’inscrit au cœur de l’anti-humanisme français des années soixante. Quelques citations pourront nous servir ici de fil conducteur : « La connaissance humaine, et du même coup la sphère des rapports de la conscience, est faite d’un certain rap­ port à cette structure que nous appelons l’ego, autour de laquelle se centre la relation imaginaire. Celle-ci nous a appris que l’ego n’est jamais seulement le sujet, qui est essentiellement rapport à l’autre (...). C’est de cet ego que tous les objets sont regardés. « Mais c’est bien du sujet, d’un sujet primitivement désaccordé, fondamentalement morcelé par cet ego, que tous les objets sont désirés (...). Et c’est de la tension entre le sujet - qui ne saurait désirer sans être fondamentale­ ment séparé de l’objet - et l’ego, d’où part le regard vers l’objet, que prend son départ la dialectique de la conscience1 2. » « Sans doute le vrai je n’est pas le moi. Mais ce n’est pas assez (...). L’important est la réciproque, qui doit nous être toujours présente à l’esprit - le moi n’est pas le je, 1. Cette importation est d'ailleurs clairement reconnue : cf. par exemple Lacan. Écrits. Éd. du Seuil. 1966. p. 240, évoquant les «derniers problè­ mes de la philosophie, où souvent la psychanalyse n’a qu’à reprendre son bien ». 2. Lacan. Le Séminaire. 11. Éd. du Seuil, 1978. pp. 209-210.

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n’est pas une erreur au sens où la doctrine classique en fait une vérité partielle. Il est autre chose - (...) un objet qui remplit une certaine fonction que nous appelons ici imaginaire1. » «Le sujet se pose comme opérant, comme humain, comme je, à partir du moment où apparaît le système symbolique1 2. » De ces trois citations - extraites d’un séminaire de 1954 au style encore limpide et, pour tout dire, universitaire - se dégagent déjà les motifs principaux de la conception lacanienne de la subjectivité. Indiquons-les d’emblée, comme constituant précisément ce qui est à comprendre : - Le moi est lié à la dimension de l’imaginaire, tandis que le sujet proprement dit est lié à celle du symbolique. - Le sujet est essentiellement désir, le moi est regard. - Le moi est réifié, il est même littéralement un objet ; le sujet authentique est scission ou tension. Pour esquisser la signification de ces thèses - avant d’en examiner l’articulation dans l’analyse lacanienne du pas­ sage de la phase du miroir à l’Œdipe -, on en donnera une traduction dans le langage philosophique de l’existentia­ lisme, auquel elles ne sont manifestement pas étrangères. On connaît en effet la thèse largement développée par Sartre : le sujet authentique est « néant » en ce sens qu’il échappe à tout emprisonnement dans une définition. En cela consiste la liberté par laquelle il se distingue des objets fabriqués, lesquels ont eu besoin, pour exister, d’être au préalable conçus, donc définis, dans l’esprit d’un artisan3. Si les objets sont donc «quelque chose» (de défini), le sujet véritable, proprement humain, n’est rien de déterminé, il n’est pas identifiable, en d’autres termes : 1. Ibid., p. 60. 2. Ibid., p. 68. 3. Cf. par exemple, dans L'Existentialisme est un humanisme, la célèbre analyse du coupe-papier.

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il est scission d’avec lui-même, puisqu’il est toujours audelà de tout ce qui pourrait venir le déterminer, fût-ce à ses propres yeux. Pourtant - et c’est ici qu’apparaît la pos­ sibilité de cette figure aliénée et réîfiée du sujet qu’est le moi - l’homme peut céder à la «mauvaise foi», c’està-dire accepter, dans la relation à autrui, de s’identifier à un personnage, à un rôle. Ce faisant, il cesse d’être néant (de n’être ni ceci, ni cela) ; il devient quelque chose (réifi­ cation) et perd la liberté qui est constitutive de son huma­ nité ou, si l’on veut, de sa subjectivité authentique. Il devient, par et pour autrui, une image, à laquelle il se résout à adhérer, abolissant ainsi la distance (le néant, la scission) qui le gardait encore de ce «gros plein d’être» par lequel se caractérise l’homme de mauvaise foi, dont la figure la plus inauthentique est celle du « salaud ». C’est sans nul doute cette opposition de l’Être et du Néant que Lacan investit « pour y reprendre son bien ». C’est elle qu’il va charger de la dimension psychanalyti­ que qui, il est vrai, lui fait défaut dans l’existentialisme. Ainsi philosophiquement armée, la psychanalyse laca­ nienne va pouvoir se poser en machine de guerre anti­ métaphysique, et singulièrement - quelle que soit par ail­ leurs la fascination de Lacan pour Hegel - anti-hégé­ lienne : « Le moi dont nous parlons est absolument impossible à distinguer des captations imaginaires qui le constituent de pied en cap, dans sa genèse comme dans son statut, dans sa fonction comme dans son actualité, par et pour un autre. Autrement dit, la dialectique qui soutient notre expérience se situant au niveau le plus enveloppant de l’efficacité du sujet, nous oblige à com­ prendre le moi de bout en bout dans le mouvement d’aliénation progressive, où se situe la conscience de soi dans la phénoménologie de Hegel1. » 1. Écrits, p. 374.

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C’est de cette aliénation quasi hégélienne du moi dans la relation imaginaire à autrui que Lacan s’attache à décrire la genèse, de la phase du miroir jusqu’à l’Œdipe. Précisons qu’il s’agit là, dans la pensée lacanienne, d’un moment décisif, puisqu’il va irrémédiablement détermi­ ner le sens (la signification et l’orientation) de la cure : si le moi est aliénation de la véritable subjectivité, comment ne pas assigner pour fin à l’analyse d’être ce travail par lequel le moi se déprend progressivement de ses certitu­ des pour redevenir un sujet? Et, dans ces conditions, pourquoi refuser, comme y insiste Lacan1, de définir la psychanalyse comme un humanisme ? La phase dite du miroir, maintes fois décrite en des ter­ mes similaires1 2, désigne, comme on sait, le moment où l’enfant acquiert, par un processus d’identification lié à la fonction de l’imaginaire, le sentiment de l’unité de son corps propre. Dans un premier temps3, l’enfant semble se distinguer assez mal des autres : axé qu’il est encore sur la relation imaginaire, il se prend pour autrui, dit « avoir été battu » lorsqu’il bat, « pleure » lorsqu’il « voit tomber », etc. Mais dans un second temps il prend quelque distance par rapport à cet imaginaire et parvient non seulement à comprendre que l’image et la réalité different, mais aussi que l’image de lui qu’il voit dans le miroir est bien la sienne. Ce stade du miroir s’avère donc « formateur pour la fonction du je », puisqu’il remplit une fonction structu­ rante par rapport à un corps vécu préalablement comme morcelé et, qui plus est, réellement immature. Bien plus, l’expérience faite au cours de cette phase préfigure déjà l’opposition du sujet et du moi qui nous intéresse ici. Le stade du miroir, écrit en effet Lacan, « nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice 1. Cf. par exemple Séminaire, II. p. 87 sq. ; Écrits, p. 401, etc. 2. Çf. notamment Écrits, pp. 93 sq., 111 sq., 180 sq., etc. 3. Ecrits, p. 113.

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symbolique où le je se précipite en une forme primor­ diale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet »*. Est ainsi suggérée l’idée que l’émergence de la subjectivité est immédiate­ ment vouée à l’aliénation dans la relation imaginaire avec l’autre, mais que cette relation est à nouveau suspendue ou tout au moins quelque peu ébranlée par la fonction symbolique du langage qui « restitue » quelque chose de la subjectivité non aliénée. L’analyse de l’Œdipe va nous permettre de préciser davantage cette structure. Dans le séminaire de 1956-1957 sur « les formations de l’inconscient »12, Lacan propose de distinguer trois moments de l’Œdipe : - Le premier moment, qui prolonge et accomplit l’alié­ nation du sujet dans le moi, peut être décrit, comme le fait Lacan lui-même, dans les termes de la Phénoménolo­ gie de l’esprit : ainsi que l’enseigne la dialectique du maî­ tre et de l’esclave, le désir ne peut exister qu’en se redou­ blant, en se faisant désir de désir. Sur ce modèle, Lacan décrit l’enfant, à ce premier moment, comme « désir du désir de la mère ». Visant à être tout pour elle, il cherche à s’identifier à Vobjet du désir de la mère, soit au phallus. Par où l’on voit que, dans cette relation imaginaire (puisqu’il s’agit de s’identifier à l’objet supposé, imaginé, du désir de l’autre), la subjectivité de l’enfant tend tout entière à se réifier, à s’engluer dans une problématique qui est celle de l’être (et non du néant). La question est bien en effet : « to be or not to be l’objet du désir de la mère », la réponse stipulant que, pour plaire à la mère, « il faut et il suffit d’être le phallus ». À ce stade, l’enfant « n’a pas de substitut symbolique de soi et, par conséquent, il est privé 1. Écrits, p. 94. 2. Séminaire non publié. Un compte rendu en est donné dans le Bulletin de Psychologie, 1956-1957.

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d’individualité, de subjectivité et de place dans la société : c’est le temps de la captation imaginaire (identification à la mère par la voie de l’identification à l’objet de son désir) et le règne du narcissisme primaire »’. Le second moment de l’Œdipe est précisément celui où vont s’introduire simultanément la dimension du symboli­ que et la subjectivité véritable (néant, scission). C’est le père qui, sous ce rapport, est décisif : il intervient à la fois comme frustrant l’enfant de sa mère et comme privant la mère de cet objet phallique qu’est l’enfant. Il apparaît ainsi comme celui qui fixe sa loi au désir de la mère, comme celui dont par conséquent l’enfant doit supposer qu’il détient le phallus : il en résulte que « la liaison étroite de ce renvoi de la mère à une loi qui n’est pas la sienne, avec le fait que. dans la réalité, l’objet de son désir est possédé “souverainement” par ce même “autre” à la loi duquel elle renvoie » donne « la clef de la relation de l’Œdipe »1 2. En effet, renvoyé à ce troisième terme de la relation qu’est le père, l’enfant doit finalement se décider à sortir de la pro­ blématique imaginaire et réifiante de Vêtre (être le phallus pour correspondre au désir de la mère) au profit de celle de Vavoir : « Ébranlé dans sa certitude d’être lui-même objet phallique désiré par la mère, l’enfant est désormais contraint, par la fonction paternelle, d’accepter, non seule­ ment de ne pas être le phallus, mais encore de ne l’avoir pas, à l’instar de la mère dont il s’avise qu’elle le désire là où il est supposé être et où il devient donc possible de l’avoir »3, c’est-à-dire chez le père. On conçoit assez aisément comment ce second moment de l’Œdipe marque l’avènement indissoluble du symboli­ que et de la subjectivité authentique. Le père, dans cette relation ternaire, n’est pas, en effet, le père «seulement 1. A. Lemaire, Jacques Lacan, Bruxelles, 1977, p. 141. 2. Les Formations de l’inconscient. 3. J. Dor, Introduction à la lecture de Lacan, Denoël, 1985, p. 111.

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réel », mais bien le père symbolique : entendons par là qu’il n’intervient dans la relation qu’investi d’une signifi­ cation qui provient de ce qu’il apparaît comme détenant le phallus, c’est-à-dire comme faisant loi au désir de la mère. En d’autres termes, «le père n’est pas un objet réel... le père est une métaphore », c’est-à-dire « un signi­ fiant qui vient à la place d’un autre signifiant »*. À travers cette découverte du symbolique et ce passage de la pro­ blématique de l’être à celle de l’avoir, l’enfant devient aussi sujet : renonçant (refoulement originaire) à être le phallus, donc Yobjet (et non le sujet) qui comble la mère, il peut devenir sujet de son désir dès lors orienté vers une chaîne indéfinie d’objets substitutifs (ce que Lacan dési­ gne comme « demande ») : « L’opération nécessite que l’enfant soit conduit à se poser comme “sujet” et non seu­ lement comme “objet” du désir de l’autre12. » Le troisième moment de l’Œdipe en est donc la résolu­ tion, grâce au refoulement originaire. La différence avec Freud est ici particulièrement notable, puisque ce refoule­ ment s’avère bénéfique en ce qu’il introduit au symboli­ que et à la subjectivité. Entré résolument dans la problé­ matique de l’avoir (le phallus), le garçon pourra s’identi­ fier au père - on comprend pourquoi - et la fille à la mère, puisqu’on l’imitant, « elle sait où il est, elle sait où elle doit aller le prendre, c’est du côté du père, vers celui qui l’a »3. On comprend également qu’une des issues malheu­ reuses de l’Œdipe puisse consister en cette forclusion psy­ chotique de la dimension symbolique du père par laquelle l’enfant continuera en quelque sorte à s’identifier au phal­ lus (à être le phallus), donc à demeurer asservi, dans la relation imaginaire, au désir de la mère4. 1. 2. 3. 4.

Lacan, Les Formations de l’inconscient. J. Dor. op. cit., p. 116. Les Formations de l’inconscient. Cf. sur ce point Écrits, p. 531 sqq.

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Pour compléter cette théorie de la subjectivité, il faut toutefois saisir encore que l’émergence du sujet grâce à la dimension symbolique est toute paradoxale, puisqu’elle s’expose immédiatement à une triple et inévitable aliéna­ tion : -Tout d’abord, s’il est vrai que le nom du père est méta­ phore du désir de la mère, en opérant le refoulement origi­ naire par lequel il passe de la problématique de l’être à celle de l’avoir, l’enfant est voué à ne jamais nommer adéquate­ ment son désir: il entre, comme on l’a suggéré, dans une relation incontournable à une série indéfinie d’objets substi­ tutifs qui ne sont que des signifiants métonymiques (une partie désignant le tout) de l’objet initial, à jamais perdu. -D’autre part, on peut dire qu’en un sens le sujet n’apparaît à proprement parler que comme un « effet de langage », puisque, on a vu comment, il n’intervient véri­ tablement qu’avec cette brisure introduite par la dimen­ sion symbolique (la métaphore paternelle) dans la rela­ tion réifiante et imaginaire au désir de la mère. De là la thèse bien connue selon laquelle le sujet est, non la cause du langage, mais son effet1. Mais par là même le sujet est barré dans le langage, ou, si l’on goûte les mauvais jeux de mots, dans le langage « il se barre », s’il est vrai du moins, selon une autre formule qu’affectionne Lacan, que «la parole est le meurtre de la chose » et « la chose doit dispa­ raître pour se représenter ». Le sujet n’est représenté dans son discours que par un signifiant : c’est dire tout aussi bien qu’il en est immédiatement absent, de sorte que le langage marque à la fois et indissolublement la naissance et la mort du sujet. Si l’on convient que l’Autre désigne le symbolique, ce paradoxe de la subjectivité est clairement énoncé en ces termes par Lacan : « Le signifiant se pro­ duisant au lieu de l’Autre (non encore repéré) y fait surgir 1. Cf. notamment «Position de l’inconscient», in Écrits, p. 835 sq.

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le sujet de l’être qui n’a pas encore la parole, mais c’est au prix de le figer. Ce qu’il y avait là de prêt à parler (...) disparaît de n’être plus qu’un signifiant1. » Ce « fading» du sujet, comme l’appelle aussi Lacan, se peut tout autant repérer (c’est, au fond, de la même question qu’il s’agit) dans la fameuse distinction du sujet de l’énoncé et du sujet de l’énonciation : le sujet de l’énoncé (par exemple, le pronom «je ») est le sujet tel qu’il se représente dans le discours ; le sujet de l’énonciation est ce sujet du désir/sujet de l’inconscient qui s’aliène et se perd aussitôt qu’il se dit dans le langage. C’est cette scission ou refente (Spaltung) du sujet qui s’avère être ainsi, indissoluble­ ment, sa condition de possibilité et sa condition d’impos­ sibilité. Où l’on retrouve, comme nous le suggérions, l’idée que le sujet est néant, tension entre deux moments insaisissables de lui-même. -C’est en ce point que l’on peut cerner la troisième aliénation, elle aussi inévitable, à laquelle s’expose l’émergence paradoxale de la subjectivité. Sans cesse déformé dans le sujet de l’énoncé et trahi par lui (mais y a-t-il ici « quelque chose » de déformable et de trahissable qui préexisterait?), le sujet véritable ne peut finalement que succomber dans le moi, qui se laisse maintenant défi­ nir comme une recollection, au cours des relations imagi­ naires d’identification à autrui, des différentes occurren­ ces du sujet de l’énoncé. « Ainsi le moi n’est toujours que la moitié du sujet »12, par quoi l’on revient encore à l’idée sartrienne d’une mauvaise foi constitutive du moi - à ceci près bien sûr qu’ici, chez Lacan, cette « mauvaise foi » cesse à proprement parler d’en être une, pour apparaître comme un destin inéluctable de la subjectivité3. 1. Écrits, p. 840. 2. Écrits, p. 346. 3.,L’expression « mauvaise foi » n’est cependant pas récusée par Lacan : cf. Écrits, p. 352.

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LES EFFETS DE LA BRISURE DU SUJET : L’ANTI-HUMANISME LACANIEN

Si le sujet est radicalement brisé, s’il s’échappe toujours à lui-même dans la diversité de ses aliénations, une chose, au moins, est certaine : la philosophie du cogito, telle qu’elle exprime en son fond l’essence de l’humanisme, est l’illusion par excellence, \’Ur-Ideologie, puisqu’elle méconnaît « l’hétéronomie radicale dont la découverte de Freud a montré dans l’homme la béance », soit « l’excen­ tricité radicale du soi à lui-même à quoi l’homme est affronté»1. C’est donc bien, comme nous le suggérions, l’expérience analytique de la « fonction du je » qui fait écrire à Lacan, et ce quel que soit son rapport aux médita­ tions cartésiennes1 2, qu’elle l’oppose « à toute philosophie issue directement du cogito »3. Car ce qui, de toute évi­ dence, ne peut qu’être remis en cause par Lacan dans l’humanisme, c’est la prétention qu’aurait l’homme d’être l’auteur, ne disons pas même de ses actes, mais ne fût-ce que du sens et de la valeur qu’il leur attribue : « Le sujet ne sait pas ce qu’il dit, et pour les meilleures raisons, parce qu’il ne sait pas ce qu’il est4. » S’inscrivant dès lors dans une tradition philosophique de déconstruction déjà bien attestée, Lacan croit devoir s’attaquer à ce qu’il considère comme le sommet de l’humanisme, soit : le Savoir Absolu hégélien en lequel il faut « que le discours se referme sur lui-même, qu’il soit entièrement d’accord avec lui-même, que tout ce qui peut être exprimé dans le discours soit entièrement cohérent et

1. 2. 3. 4.

Écrits, p. 524. Çf. A. juranville, Lacan et la philosophie, P.U.F., 1984, p. 140 sq. Écrits, p. 93. Le Séminaire, II, p. 286.

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justifié »*. Si en ce sens on peut dire que « Hegel est aux limites de l’anthropologie, Freud en est sorti. Sa décou­ verte, c’est que l’homme n’est pas tout à fait dans l’homme, Freud n’est pas un humaniste »1 2. À la question de savoir si « la psychanalyse est un humanisme », c’est donc sans hésiter de façon négative que, aux yeux de Lacan, il faut répondre3. Nous ne reprendrons pas plus longuement ici l’analyse de cette thématique anti-humaniste, tant elle nous est maintenant devenue familière. Disons seulement qu’elle commande un certain nombre de conséquences par les­ quelles la psychanalyse lacanienne devait admirablement s’inscrire dans ce que nous avons désigné en cet essai comme le type idéal des « sixties » philosophantes. On en fournira simplement quelques indices.

I. La critique de la vérité comme identité/adéquation. Il est clair que si la vérité est à situer dans la brisure du sujet, le discours traditionnel sur la vérité entendue comme adéquation ou comme identité est idéologique, en ceci qu’il « oublie » (au sens heideggerien de l’oubli) le réel (la différence) : « La parole apparaît donc d’autant plus vraiment une parole que sa vérité est moins fondée dans ce qu’on appelle l’adéquation à la chose : la vraie parole s’oppose ainsi paradoxalement au discours vrai. » Le paradoxe, avouons-le, n’est pas bien grand pour qui a une connaissance, fût-elle très réduite, de la phénoméno­ logie heideggerienne : le thème y est en effet bien connu selon lequel, comme on en a retrouvé l’écho chez Derrida, la vérité au sens de l’adéquation (identité) est illusoire et participe d’une occultation de la dimension d’invisibilité, 1. Ibid., II, p. 89. 2. Ibid., p. 92. 3. Ibid., p. 87.

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d’absence qui est au cœur de toute présence - le Savoir Absolu hégélien, point culminant de la philosophie de l’identité, marquant l’apogée d’une telle illusion. Si l’on convient toutefois (ce qui est quelque peu naïf) d’attri­ buer à Freud la « découverte » de la brisure du sujet (de l’hétéronomie radicale), on pourra donc dire que « pour minorer la vérité comme elle le mérite, il faut être entré dans le discours analytique »*. Dans cette perspective cependant, la pensée lacanienne ne fait que s’inscrire, selon l’heureuse formule d’A. Juranville, « dans le mou­ vement de la pensée contemporaine (d’abord celle de Heidegger) », puisqu’« elle prolonge et même “dépasse” sa critique de la métaphysique », ce à travers un mouve­ ment de radicalisation anti-humaniste dont on a déjà dit ici comment il avait été typique de la pensée 68. Tout discours rationnel, qu’il soit philosophique ou scientifi­ que, apparaîtra dès lors comme le prototype même du discours idéologique, puisqu’en lui disparaît toute dimension d’altérité, le sujet brisé, hétéronome, y étant radicalement forclos au profit des illusions du Moi. « De ce point de vue, n’hésite pas à écrire J. Dor, certaines stratégies de discours se montrent tout à fait radicales dans l’éviction du sujet de l’inconscient. Cela est parti­ culièrement manifeste dans toutes les stratégies de dis­ cours rationnels, et, a fortiori, dans les discours scientifi­ ques, mathématiques, logiques où le sujet de l’énoncé s’illusionne de la belle façon à se prendre pour le sujet en tant que tel1 2. » Dans ces conditions, on comprend égale­ ment que la psychanalyse se doive, afin d’éviter cette aliénation suprême (le discours scientifique se révélant à cet égard pire encore, si l’on ose dire, que le discours psychotique), de prendre pour modèle la dialectique 1. Séminaire, XX, p. 98. 2. Op. cil., p. 164.

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sophistique : « C’est que l’analyse, de progresser dans le non-savoir, se rattache, dans l’histoire de la science, à son état d’avant la définition aristotélicienne et qui s’appelle la dialectique»1, ce que suggéreraient selon Lacan (dont on sait qu’il fut traducteur de Heidegger) les références de Freud aux présocratiques1 2. Sans revenir, ici encore, sur ce que peut avoir d’étran­ gement naïf la croyance, elle aussi typique de l’antihumanisme contemporain, selon laquelle le retour à l’« avant-Aristote » constitue un progrès décisif, on peut noter qu’elle permet de jeter une certaine clarté sur un aspect de l’œuvre lacanienne qui en est singulièrement dépourvue, « nommément » son style.

IL Le style « néo-classique ». On n’entend pas se livrer ici à l’exercice éculé d’une critique littéraire du style lacanien. Il s’agit seulement de constater que sa complexité - réelle ou apparente, peu importe - prend pleinement sens à partir de la conception du sujet et de la vérité qu’on vient d’évoquer, ce pour quoi sans doute, encore limpide dans les années de for­ mation de la doctrine, ce style n’a cessé de se « briser » au fur et à mesure que celle-ci, tout au contraire, se systéma­ tisait. Car « la vraie parole, à interroger le discours vrai sur ce qu’il signifie, y trouvera que la signification renvoie toujours à la signification, aucune chose ne pouvant être montrée autrement que par un signe, et dès lors le fera apparaître comme voué à l’erreur»3. Le raisonnement, quoique peu convaincant (on dira pourquoi plus loin), est en lui-même assez simple : si la vraie parole est celle qui

1. Écrits, p. 361. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 61.

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sait qu’elle ne sait pas ce qu’elle dit1, si le discours vrai, tout au contraire, se trompe de croire qu’il sait ce qu’il dit, n’est-il pas finalement cohérent d’être incohérent ? En ce sens, ce que Freud nous propose d’atteindre, selon Lacan, n’est nullement conforme, comme une lecture inattentive pourrait nous inciter à le croire, «au vain adage du “connais-toi toi-même” » : « Ce qu’il nous pro­ pose d’atteindre n’est pas cela qui puisse être l’objet d’une connaissance, mais cela, ne le dit-il pas, qui fait mon être et dont il nous apprend que je témoigne autant et plus dans mes caprices, dans mes aberrations, dans mes pho­ bies et dans mes fétiches, que dans mon personnage vaguement policé1 2. » De là la critique du discours de la raison et de ses dérivés, tel le « discours universitaire quand il fait thèse de cette fiction qu’on appelle un auteur»3. Il faut donc inverser les critères traditionnels qui servent à juger les discours et affirmer « la consistance des discours où la vérité boite, et justement de ce qu’elle boite ouvertement, l’inanité par contre du discours du savoir, quand s’affirmant de sa clôture, il fait mentir les autres »4. Autrement dit : puisque le réel est l’impossible, puisque la vérité n’est pas adéquation, mais différence, scission, seul le discours brisé peut y être adéquat. Car, ici comme chez Derrida, on retrouve pourtant, à la racine d’une certaine pratique de l’écriture ou de la pratique d’un certain style, la traditionnelle définition de la vérité comme adéquation (ce qui, malgré tout, est fâcheux par rapport à l’ensemble du propos) et, corrélativement, l’idéal classique de la parole vraie comme parole adéquate ou fidèle à son « objet », à ceci près qu’il s’agit ici d’être adéquat ou fidèle à la différence et non plus à l’identité. 1. 2. 3. 4.

Çf. J. Dor, op. cit., pp. 131-132. Écrits, p. 526. Préface au livre d'A. Lemaire, p. 6. Ibid.

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Qu’on puisse alors juger le style néo-classique de Lacan séduisant ou pénible est simple affaire de goût. Ce qui en revanche apparaît à l’analyse, c’est que son principe même ne manifeste aucune originalité : il est au fond l’analogue, dans le champ de la psychanalyse, de l’apho­ ristique nietzschéenne ou de la poétique heideggerienne1. Dans les trois cas, il s’agit paradoxalement de rendre adé­ quat le discours à son « objet » et, puisque 1’« objet » est brisé, de briser le discours. Et ceux qui ici ne compren­ draient pas le procédé, à défaut de le percevoir ne fût-ce qu’intuitivement, se vouent à en être les étemelles victi­ mes.

III. La communication comme « dialogue de sourds »12. Si l’on admet que la subjectivité - au sens générique du terme - se compose de ces deux moments opposés que sont le sujet et le moi, ne pourraient être dits « rapports authentiquement intersubjectifs »3 que ceux qui s’établi­ raient directement de sujet à sujet, pour ainsi dire à l’insu des «moi». Malheureusement, de tels rapports sont impensables, du moins au niveau conscient, puisque le sujet ne se perçoit jamais qu’aliéné dans le Moi, cette alié­ nation même n’étant évidemment pas perçue comme telle. Étant donné que cette aliénation est structurelle, elle ne peut être levée « même à la fin de l’analyse »4. Le sujet est inéluctablement condamné à croire que « c’est ce moi qui est lui, tout le monde en est là, et il n’y a pas moyen d’en sortir ».

1. Disons, pour être justes, que des trois, Nietzsche fut sans doute le seul authentique écrivain, - ce jugement esthétique n'ayant toutefois, cela va sans dire, qu'une prétention très limitée à l’universalité. 2. J. Dor. op. cit., pp. 160-161. 3. Séminaire. II. p. 285. 4. Ibid.

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C’est dans cette perspective que Lacan résume dans le « schéma L » la structure de toute communication humaine : (Es) S

(moi) a

’ (autre)

A (Autre)

Le S désigne le sujet vrai (sujet du désir ou sujet de l’inconscient = Es); a est le moi de ce même sujet; a’ (l’autre) désigne le moi de l’autre, et A son sujet (IMutre). La relation consciente est toujours relation «intermoïque», relation entre a et a’, donc relation imaginaire et aliénée entre deux individus qui ne savent pas ce qu’ils disent1, sans même savoir qu’ils ne savent pas. S’y accom­ plit donc un double oubli, pour ainsi dire un «oubli de l’oubli », de sorte que, pour parodier Ionesco, on pourrait dire que toute communication consciente se joue « entre deux autres » : « Je vise toujours les vrais sujets, et il me faut me contenter des ombres. Le sujet est séparé des Autres, les vrais, par le mur du langage »1 2, puisque dans le langage c’est toujours le sujet de l’énoncé (le moi) et jamais celui de l’énonciation qui est présent3. De là une concep­ tion, qu’on nous permettra de juger peu réjouissante, de l’intersubjectivité : « Si la parole se fonde dans l’existence 1. Ibid. 2. Ibid., p. 286. 3. En d’autres termes : dans la représentation, c’est toujours à de l’étant, jamais à l’Être qu’on a affaire.

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de l’Autre, le vrai, le langage est fait pour nous renvoyer à l’autre objectivé, à l’autre dont nous pouvons faire tout ce que nous voulons, y compris penser qu’il est un objet, c’est-à-dire qu’il ne sait pas ce qu’il dit1. » Nous ne reprendrons pas ici les critiques déjà menées contre l’attitude généalogiste et historiciste (le discours est toujours un « produit », historiquement situé, et il n’y a pas dans ces conditions de métalangage possible). Nous voudrions plutôt, pour conclure, évoquer les difficultés, voire les dangers propres à la résurgence de cette attitude dans le champ de la psychanalyse. Car, à la différence de ce qui a lieu dans l’heideggerianisme ou le nietzschéisme (le cas du marxisme est déjà plus problématique), le freu­ disme français est une théorie qui ouvre directement à une pratique, celle de la cure, dont il est permis de se demander ce qu’elle peut être dans les conditions qui lui sont ménagées par la théorie.

DE LA THÉORIE DE LA SUBJECTIVITÉ À LA DESTRUCTION DU MOI

La fonction et la finalité de la cure lacanienne se dédui­ sent très logiquement de la théorie de la subjectivité : « Si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. C’est l’idéal de l’analyse, qui, bien entendu, reste virtuel. Il n’y a jamais un sujet sans moi, un sujet pleinement réalisé, mais c’est bien ce qu’il faut viser à obtenir toujours du sujet en analyse. L’analyse doit viser au passage d’une vraie parole qui joi­ gne le sujet à un autre sujet, de l’autre côté du mur du langage1 2. » 1. Ibid. 2. Ibid., p. 287.

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L’analyse selon Lacan se doit donc d’éviter les trois erreurs de l’analyse traditionnelle : 1. Celle des « analyses causalistes », en lesquelles l’ana­ lyste tente naïvement, à partir de ses interprétations, d’intervenir activement dans la vie du patient : il ne s’agira nullement de « transformer le sujet dans son pré­ sent par des explications savantes de son passé »*. 2. D’une façon plus générale, le psychanalyste n’a aucun motif de chercher, par ses interventions fausse­ ment éclairantes, à « venir en aide » au sujet : « Que l’expédient où il se jette puisse être à quelque moment bénéfique pour le sujet, ceci n’a d’autre portée qu’une plaisanterie stimulante et ne nous retiendra pas plus long­ temps1 2. » 3. Enfin et par-dessus tout, il doit éviter de renforcer si peu que ce soit le moi du sujet, puisque, on a dit pour­ quoi, ce moi est par excellence le lieu de son aliénation. L’erreur suprême de la psychanalyse « traditionnelle » est bien qu’« on voudrait que le sujet s’agrège toutes les for­ mes plus ou moins morcelées, morcelantes, de ce en quoi il se méconnaît... Que le sujet finisse par croire au moi, est comme tel une folie. Dieu merci, l’analyse y réussit assez rarement, mais qu’on la pousse en ce sens-là, nous en avons mille preuves »3. La «mauvaise pratique» analytique doit donc être directement rapportée à une erreur théorique : celle qui consiste à croire en «ce mirage que c’est l’individu, le sujet humain - et pourquoi lui parmi tous les autres - qui est vraiment autonome, et qu’il y a quelque part en lui (...) le petit homme qui est dans l’homme, qui fait mar­ cher l’appareil »4. Or, c’est, selon Lacan, vers cette erreur 1. 2. 3. 4.

Écrits, p. 251. Ibid. Séminaire, II, p. 287 sq. Ibid., p. 87.

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que « la pensée analytique tout entière, à quelques excep­ tions près, revient pour l’instant», lorsqu’elle «nous parle d'ego autonome, de partie saine du moi, de moi qu’il faut renforcer »', alors que ce moi, en vérité, il s’agit purement et simplement de le « liquider » : « L’art de l’analyste doit être de suspendre les certitudes du sujet, jusqu’à ce que s’en consument les derniers mirages1 2. » Sympathique programme assurément, dont la mise en œuvre n’est pas sans évoquer certaines pages de Kafka : pratiquant un « silence soutenu », qui le confine dans le rôle qui « au bridge, est celui du mort »3, l’analyste doit frustrer le patient de toute réponse, afin que, désarçonné, voire « affolé », celui-ci se déprenne de ses certitudes et opère cette « régression analytique » qui doit le conduire du moi au sujet. Comme l’écrit avec une naïveté tou­ chante une disciple, dans cette affaire, « l’analyste ne prê­ tera aux narrations historiques qu’une oreille distraite... Le patient, sensibilisé plus que de coutume aux effets d’un dialogue (?) ouvert, paralysé par une écoute attentive et un silence soutenu, ameuté par l’imminence du dévoile­ ment, va donner prise, dans son affolement, aux trahisons de son langage »4. Outre la répulsion qu’une telle pratique peut légitime­ ment inspirer - surtout si l’on songe qu’elle s’adresse en principe à des individus quelque peu fragilisés -, elle se heurte, à l’évidence, à un certain nombre de difficultés : - On notera tout d’abord qu’une telle pratique se déduit quasi mécaniquement de la théorie qui la sous-tend et qu’en ce sens elle suppose un véritable mépris pour l’expérience ou, si l’on veut, pour la « prudence » enten­ due au sens aristotélicien : « Car le recours imbécile au 1. 2. 3. 4.

Ibid., p. 88. Écrits, p. 251. Ibid., p. 589. A. Lemaire, op. cit., p. 331 sq.

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terme de “vécu” pour qualifier la connaissance qu’il (l’analyste) tient de sa propre analyse,... ne suffit pas à distinguer sa pensée de celle qui lui attribue d’être un homme “pas comme les autres”1.» Est-il pourtant si « imbécile » de penser que la psychanalyse, comme l’édu­ cation ou la politique, ne peut ni ne doit être davantage qu’un « art » ? - On observera ensuite qu’en cette pratique lacanienne le sujet qu’on «affole» par son «silence soutenu» est traité, conformément à ce qu’indique la théorie, comme un pur et simple objet. De 1’«autre», effectivement, puisqu’il n’est qu’un moi réifié, « nous pouvons faire tout ce que nous voulons, y compris penser qu’il n’est qu’un objet, c’est-à-dire qu’il ne sait pas ce qu’il dit»12. Ne convient-il pas, tout à l’inverse, de considérer que, même dans ses aberrations extrêmes, le « fou » ou le « malade » reste en quelque façon, selon la belle formule de Gl. Swain, le « sujet de sa folie »3 ? À vrai dire, la théorie et la pratique lacaniennes sont aux antipodes d’un tel humanisme, puisqu’en elles le « fou » ne saurait apparaî­ tre que comme une « chose intermédiaire » entre l’humain et l’inhumain : il ne suffit pas, en effet, « que nous soyons ce moi imaginaire pour être des hommes. Nous pouvons encore être cette chose intermédiaire qui s’appelle un fou. Un fou est justement celui qui adhère à cet imaginaire, purement et simplement »4 et qui, comme tel, cesse même d’être sujet de sa folie. Toute communi­ cation avec lui sera donc exclue a priori. Quelque réelles que soient ces difficultés, reconnaissons qu’elles n’engagent peut-être pas encore l’essentiel. Car, pourrait-on répondre, s’il est vrai que la subjectivité 1. 2. 3. 4.

Écrits, p. 350. Séminaire, II. p. 286. Gl. Swain, Le Sujet de la folie. Privat, 1977. Séminaire. H, p. 284.

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s’épuise sans reste dans la division du sujet authentique et du moi aliéné, la sensiblerie humaniste n’est pas de mise : le moi doit être détruit, quoi qu’il en coûte. Tout le problème, au fond, est donc de savoir si cette opposition théorique - dont la pratique n’est que la mise en œuvre scrupuleuse - est véritablement fondée. Refor­ mulons la question dans les termes mêmes de la psycha­ nalyse : la « découverte » de Freud, l’hétéronomie radi­ cale du sujet scindé, rend-elle définitivement aberrante toute référence à l’idée d’autonomie du moi, - ce que, rappelons-le, Freud lui-même ne pensait pas, comme en témoigne le passage de YAbrégé que nous citions au début de ce chapitre. N’y a-t-il pas au fond chez Lacan cette erreur, commune à la logique du « tout ou rien » qui caractérise l’anti-humanisme contemporain, selon laquelle, l’autonomie réelle du sujet étant manifestement illusoire, Vidée même d’autonomie aurait perdu toute signification pour orienter la pratique ? Si tel était le cas, ce que nous tenterons de montrer dans le chapitre qui suit, il faudrait appliquer à Lacan la for­ mule qu’il réservait aux freudiens « orthodoxes » : « Dieu merci, l’expérience n’est jamais poussée à son dernier terme, on ne fait pas ce qu’on dit que l’on fait, on reste très en deçà de ses buts. Dieu merci, on rate ses cures, et c’est pour ça que le sujet en réchappe1. »

1. Séminaire, //, p. 283.

CHAPITRE VII

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Il est apparu clairement, au fil des chapitres précédents, que l’anti-humanisme - s’il a pu constituer pour la philo­ sophie française des années soixante un véritable cri de ralliement - s’y est développé selon des stratégies et dans des perspectives dont il serait absurde de nier les spécifi­ cités. En d’autres termes, si le procès intenté à l’homme par la pensée 68 n’a cessé de se traduire par un même verdict, du moins le choix de sa mort fut-il dans une cer­ taine mesure laissé au sujet. Deux morts de l’homme, et corrélativement deux anti-humanismes, peuvent ainsi être nettement distingués, selon la façon dont s’est trou­ vée conçue cette hétéronomie qu’on a voulu ériger en vérité d’une condition humaine enfin débarrassée des illusions où l’aurait tenue la métaphysique.

LES MORTS DU SUJET

On a vu comment, dans le registre marxiste, la préten­ tion du sujet métaphysique à la maîtrise de ses pensées et de ses actes, bref à Y autonomie, a constamment été dénoncée comme une pure et simple mystification. Audelà de quelques apparences, la sociologie de Bourdieu

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n’a d’autre but que de mettre en évidence la détermina­ tion, si l’on ose dire, « en dernière instance » causale de la conscience et de la volonté par des rapports socio-écono­ miques qui conditionnent de part en part, directement ou non, l’existence du « sujet ». Traversé ainsi par des rap­ ports de force, ce qu’on appelait le sujet n’apparaît plus en définitive, au fil d’une approche intrinsèquement réifiante, que comme un objet ou une machine dont on pré­ tend démonter les rouages et cerner les mécanismes. Dans la perspective heideggerienne, où viennent s’ins­ crire les autres courants de la pensée 68, l’autonomie constitutive de la subjectivité est apparue également comme une illusion, en l’occurrence à la fois comme le produit d’un oubli et comme un obstacle à écarter : pro­ duit de l’oubli (et de l’oubli de cet oubli) par le sujet de la dimension d’altérité (Être, différence, inconscient) qui travaille sa propre identité ; obstacle à écarter pour que, dépossédé de sa prétendue maîtrise de lui-même et du monde, le Dasein revienne à son ipséité authentique : être non un sujet, mais un « site », le « là » où l’Être, de luimême, fait époque. Dans les deux cas, réduit à un « lieu » (« lieu » où s’expriment des rapports de force, «lieu» où l’Être vient à se manifester tout en se retirant), l’homme disparaît comme cette dimension d’autonomie dont l’humanisme avait voulu faire la marque essentielle de ce qui n’est pas une chose. Aussi faut-il souligner, face à ces deux morts de l’homme (et face aux deux condamnations de l’huma­ nisme qui les sous-tendent), qu’une double condition apparaît donc requise pour que l’humanisme puisse conserver un sens : - Pour opposer humanité et choséité, il faut certes attri­ buer à l’homme la capacité de ne pas être clos sur luimême, comme l’est une chose, si l’on préfère : de ne pas être ce qu’il est. C’est cette ouverture, par opposition à la

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clôture de la chose, qui le constitue proprement comme ek-sistence et dont la réaffirmation reste l’acquis incon­ testable des différentes déconstructions de la métaphysi­ que auxquelles s’est livrée la pensée contemporaine1. - Mais, pour que l’humanisme ne se trouve pas détruit en même temps que la métaphysique se trouve déconstruite, il faut encore que soit prise en compte la signification de cette ouverture constitutive de l’ek-sistence. Si l’on cherche en effet à préciser ce que signifie l’opposition entre ouverture et clôture (humanité/choséité), force est de convenir que l’ouverture est celle-là même que ménage pour un être libre la capacité, par rapport à ce qui est et à ce qu’il est, de poser des fins définissant ce qui doit être et ce qu’il doit être. L’eksistence comme ouverture ne semble ainsi pouvoir avoir de sens que si on peut la penser comme autonomie-, l’idée d’humanité ne surgit comme telle que si l’ouverture peut être pensée à partir de cet horizon d’autonomie qui lui confère son sens et sa représentabilité. Le problème posé par l’anti-humanisme contemporain apparaît dès lors devoir être formulé dans les termes sui­ vants : - Contre les discours réifiants de la métaphysique ou du moins de certaines figures de la métaphysique (celles où, le prototype en étant le système hégélien, le sujet est conçu comme entièrement clos sur lui-même), il était assurément nécessaire et fécond de remettre en lumière cette dimension d’ouverture qui définit l’ek-sistence (ou, si l’on veut, la finitude) : un tel rappel à ce par quoi la condition humaine échappe au statut de la chose, loin d’être comme tel générateur d’un quelconque anti­ 1. Il s’agit simplement d’une réaffirmation, car, de Rousseau à Kant et Fichte, la thèse «existentialiste» selon laquelle «chaque animal est ce qu’il est, l’homme seul originairement n’est absolument rien » (Fonde­ ment du droit naturel, trad., P.U.F., p. 95) s’était déjà trouvée pleinement explicitée.

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humanisme, constitue au contraire le préalable indispen­ sable de tout humanisme, quel qu’il soit. On observera seulement que, dans les différents courants qui compo­ sent la pensée 68, ce préalable ne se trouve à vrai dire rempli que là où la référence heideggerienne joue son rôle anti-métaphysique, et qu’au contraire, mesuré précisé­ ment à cette pensée de l’ek-sistence, le discours réifiant du marxisme passe bien plutôt pour le comble des des­ tructions métaphysiques de l’authenticité1. - Cela dit, tout semble indiquer que la pensée contem­ poraine a souvent, et paradoxalement, confondu dans une même critique l’idée de clôture et celle dl autonomie, elle aussi dénoncée comme constitutive des illusions méta­ physiques à déconstruire et détruire pour restituer cette dimension d’ouverture qui est le signe de la non-choséité. D’une certaine façon, cette confusion est compréhensible, du moins a-t-elle une logique : si en effet l’autonomie se pouvait concevoir comme effective et intégrale, il est clair que le sujet (absolu) ainsi posé (où l’on aperçoit au fond l’idée de Dieu) ne pourrait qu’être entièrement clos sur lui-même, sans dehors qui le détermine, dépourvu de toute ouverture sur une quelconque altérité. De là pro­ cède sans doute la tentation de considérer que la destruc­ tion de l’idée de clôture suppose aussi le renoncement à cette idée d’autonomie qui avait défini l’homme de l’humanisme. De là aussi la condamnation de tout humanisme comme métaphysique. De là enfin l’anti­ humanisme contemporain. C’est pourtant cette logique que nous voudrions contes­ ter en en montrant le caractère erroné. Car il ne va nulle­ ment de soi que, pour avoir établi que l’homme n’est pas réellement (hic et nunc) autonome (qu’il est ouvert sur I. De là les sévères et constantes critiques adressées par Heidegger au marxisme : cf. par exemple Lettre sur l’humanisme, p. 45 ; Questions IV, p. 115.

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son autre), il faille pour autant retirer à l’idée ou à l’idéal, bref à l’idée même d’autonomie tout sens et toute fonc­ tion. Auquel cas, si l’on admet que c’est le fait de penser l’homme dans la perspective d’une telle Idée qui définit l’humanisme, il ne serait pas évident non plus que l’antihumanisme doive être l’horizon obligé d’une critique des figures réifiantes de la métaphysique. Aussi nous est-il apparu nécessaire, pour donner corps à ces hypothèses et mettre un terme à ce parcours, de pré­ ciser davantage nos positions par rapport au versant hei­ deggerien de l’anti-humanisme contemporain. Car si, à l’égard de l’anti-humanisme marxiste, la position prise ne saurait faire le moindre doute, de l’anti-humanisme hei­ deggerien du moins partageons-nous en quelque sorte le premier moment, celui où il s’agit de dénoncer toutes les formes de pensée, à commencer par le marxisme, qui reconduiraient à clore le « sujet » sur lui-même et, en ce sens, à le détruire comme sujet. S’il était possible de cer­ ner avec netteté ce qui, face aux discours de réification, distingue une critique heideggerienne (ou d’inspiration heideggerienne) et une critique qui, pour ne pas être moins radicale à l’égard de la clôture du sujet, n’interdi­ rait pas pour autant de conserver un sens à l’idée d’auto­ nomie, l’éventuelle définition de ce que pourrait être un humanisme non métaphysique ne resterait plus simple­ ment un programme. Nous nous proposons donc d’interroger ici la critique heideggerienne de la subjectivité dans ces trois direc­ tions : 1) Que faut-il entendre exactement par les expressions de « métaphysique de la subjectivité » ou de « sujet méta­ physique » ? 2) Quelle est la pensée non humaniste de l’homme qui vient, après sa déconstruction, prendre la place du sujet métaphysique défunt ?

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3) Que reste-t-il du sujet après sa déconstruction ? Précisons, afin d’éviter quelques malentendus, qu’il s’agira moins pour nous, dans ce qui suit, de fournir un commentaire philologique de la pensée heideggerienne (tâche à laquelle nous avons souvent sacrifié ailleurs) que d’ouvrir avec elle, dans la mesure du possible, une libre discussion. De là, parfois, une certaine distance, tout à fait délibérée, à l’égard de la terminologie orthodoxe.

DU SUJET MÉTAPHYSIQUE

Pour aller à l’essentiel, on peut dire du sujet métaphysi­ quement conçu qu’il se détermine comme représentation, comme volonté et, finalement, comme volonté de volonté (technique). 1) Dans la dimension de la représentation, le sujet métaphysique se définit comme conscience (Bewusstseiri) : le cogito cartésien est ici l’illustration, prototypique pour l’humanisme moderne, de cette première détermi­ nation de la subjectivité. Si la métaphysique se caractérise fondamentalement comme oubli de l’Être, comme oubli de cette part d’invisibilité ou de mystère inscrite au cœur de toute présence, la philosophie de la conscience occupe à l’évidence une place décisive dans son dispositif : pour elle, n'est que ce qui est présent à une conscience au sein d’une représentation, - ce pour quoi la philosophie de la conscience doit finalement, avec l’idéalisme hégélien, culminer dans l’idée d’un Savoir absolu, c’est-à-dire d’un sujèt omniscient pour lequel la totalité de ce qui est serait pleinement intelligible et transparente (un sujet, si l’on veut, sans inconscient, en quelque sens qu’on entende le terme). 2) Cette prise en vue de la subjectivité en tant que cen­ tre d’un monde représenté comme pleinement rationnel

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dans la transparence à soi d’une conscience omnisciente, pour importante qu’elle soit, n’épuise pas les détermina­ tions du sujet métaphysique: celui-ci doit encore, nous l’avons dit, être pensé comme volonté : « Ici commence cette manière d’être homme qui consiste à occuper la sphère des pouvoirs humains en tant qu’espace de mesure et d’accomplissement de la maîtrise et possession de l’étant en sa totalité*. » La référence à Descartes se pro­ longe ici d’une référence à la philosophie pratique de Kant et de Fichte. Pourquoi la volonté est-elle «méta­ physique » au sens de l’oubli de l’Être ? On peut risquer, parmi d’autres possibles, une réponse simple : pour la philosophie de la volonté, les actions des hommes, les événements historiques par exemple, sont fondés en der­ nière instance dans l’intention des sujets, laquelle joue ainsi à leur égard le rôle de cause finale. Dans cette pers­ pective, la dimension de mystère qui caractérise tout évé­ nement disparaît au profit d’une fondation exhaustive de l’événement sur la subjectivité. Il y a donc, ici encore, «oubli de l’Être», de sorte que l’illusion de la maîtrise pratique peut être considérée comme parallèle à celle de la présence théorique. Notons encore que si l’hégélianisme occupe une place toute particulière dans l’histoire de la métaphysique de la subjectivité, qu’à certains égards il achève, c’est parce qu’il se constitue d’une synthèse de ces deux moments de la subjectivité métaphysique, le Sujet absolu étant, selon une formule bien connue, « réconciliation de la volonté et de l’intelligence » (par où la philosophie hégélienne prend la forme d’un système). 3) Enfin, dans la philosophie post-hégélienne et singu­ lièrement, selon Heidegger, chez Nietzsche, la subjectivité métaphysique va se déterminer comme volonté de 1. Heidegger, Chemins, trad. citée, p. 83.

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volonté ou comme technique. Ce qui distingue la volonté de volonté de la « simple » volonté réside en ceci : dans la métaphysique de la simple volonté, les projets de maîtrise que forge le sujet restent encore assujettis à une finalité objective ; il s’agit par exemple de maîtriser la nature pour assurer le bonheur matériel de l’humanité, ou de maîtri­ ser l’organisation sociale et politique pour assurer la liberté des hommes. Avec la volonté de volonté, toute finalité, en revanche, disparaît au profit d’un projet de « maîtrise pour la maîtrise ». La volonté ne veut plus rien d’autre qu’elle-même, c’est-à-dire son propre accroisse­ ment. C’est là l’émergence de la technique entendue comme cette « raison instrumentale » (Zweckrationalitàt) qui ne réfléchit jamais sur les fins, mais seulement sur les moyens : « La volonté de volonté nie toute fin en soi et ne tolère aucune fin si ce n’est comme moyen »', si bien que, dans le monde de la technique, l’homme de la métaphysi­ que a même cessé de croire que la maîtrise de l’étant pourrait en quelque façon améliorer son sort, et ce pour la simple raison que la question même d’une telle améliora­ tion a pour ainsi dire disparu. Pour résumer ces trois déterminations, nous pourrions dire que le sujet métaphysique est un sujet transparent à lui-même, qui prétend à la maîtrise de tout ce qui est, à la fois de lui-même et du monde. Il s’agit donc d’un sujet sans « inconscient », d’un sujet clos en ce sens qu’en lui toute transcendance (ek-sistence), toute ouverture à l’Être comme retrait (à l’invisible, au mystère) a disparu. En d’autres termes : ce sujet s’illusionne en ceci qu’il ne se pense plus comme un être fini et temporel, mais au contraire comme un sujet absolu et intemporel. On remarquera enfin, avant d’aborder notre deuxième question, qu’aux yeux de Heidegger, ces differentes déter1. Essais et conférences, trad. citée, Gallimard, p. 103.

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minations de la subjectivité métaphysique se succèdent, voire s’ajoutent les unes aux autres tout au long de ce « déclin de la pensée » qu’est l’histoire de la philosophie moderne, pour former avec Hegel, puis Nietzsche, le sujet métaphysique.

DU SUJET MÉTAPHYSIQUE AU « DASEIN »

Dans Kant et le problème de la métaphysique et surtout au cours du débat de Davos qui devait l’opposer en mars 1929 à Cassirer, Heidegger a situé de façon particulière­ ment nette son propre projet par rapport à la question « Qu’est-ce que l’homme ? », dont Kant avait fait le cen­ tre de sa philosophie. C’est sans nul doute de ces textes qu’il convient de partir pour cerner ce que Heidegger désigne comme le Dasein'. Voici ce qu’on peut lire à ce propos dans le débat de Davos : «... Kant s’est trouvé conduit par son radicalisme en face d’une position devant laquelle il ne pouvait manquer de reculer. « Cette position signifie : destruction de ce qui a été jusqu’ici les fondements de la métaphysique occidentale (l’Esprit, le Logos, la Raison). «Cette position exige un dévoilement renouvelé et radical du fondement de la possibilité de la métaphysique comme disposition naturelle de l’homme, c’est-à-dire une métaphysique du Dasein dirigée vers la possibilité d’une métaphysique comme telle. Une telle métaphysique doit se poser la question de l’essence de l’homme d’une 1. On reviendra plus loin sur les questions posées à cet égard par la « Kehre », par l'éventuel « tournant » survenu ultérieurement dans la pen­ sée de Heidegger.

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manière antérieure à toute anthropologie philosophique comme à toute philosophie de la culture1. » La « métaphysique du Dasein » et la « métaphysique comme telle » sont à entendre ici en écho avec la Critique de la raison pure : Heidegger assimile en effet, du moins à cette époque, le projet de l’ontologie fondamentale à la métaphysique entendue comme disposition naturelle de l’homme. Car il s’agit au fond, selon le mouvement qui est celui de la révolution copemicienne, de chercher dans l’Homme/Ztoem ce qui fait l’unité du sens de l’être (au lieu de rechercher naïvement, de façon platement « réa­ liste », cette unité et ce sens dans l’objet). La « métaphysi­ que comme telle » qui se trouve ainsi rapportée au Dasein dans une analytique de la raison finie (une « critique de la raison pure ») désigne donc la « métaphysique générale » que Heidegger assimile, par un léger coup de force, à la question transcendantale de l’objectivité telle qu’elle est inscrite dans la doctrine des catégories : celles-ci définis­ sent en effet la structure de l’objectivité (de l’étantité) en général, et c’est bien, selon le mouvement de la révolution copemicienne, dans le sujet transcendantal qu’elles sont unifiées, - toute la question étant, pour Heidegger, de pré­ ciser la différence qui sépare le Dasein de ce sujet trans­ cendantal qui, à ses yeux, reste en quelque façon méta­ physique. Contre le néo-kantisme de Cassirer, il s’agit donc de montrer que « l’Analytique n’est pas seulement une ontologie de la nature comme objet de la science de la nature, mais une ontologie générale, une metaphysica generalis critiquement fondée», c’est-à-dire enracinée dans les structures du Dasein, donc dans une métaphysi­ que entendue comme disposition naturelle de l’homme, comme cette capacité qu’a l’homme de transcender l’étant pour s’interroger sur son être. 1. Débal de Davos. Éd. Beauchesne, 1972, p. 24.

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À lire ces textes, les motifs de la « Kehre », de ce « tour­ nant» supposé séparer la pensée de Heidegger en un « Heidegger I » et un « Heidegger II », semblent rétros­ pectivement assez clairs (on verra qu’en réalité l’idée de tournant doit singulièrement être nuancée, comme y insiste d’ailleurs à maintes reprises Heidegger lui-même). Si la métaphysique générale (la question du sens de l’être) se trouve «critiquement fondée» sur la métaphysique comme disposition naturelle (la question : « qu’est-ce que l’homme?»), la pensée du premier Heidegger ne restet-elle pas encore prisonnière de l’humanisme? N’est-ce pas encore, en dernière instance, sur la subjectivité que se fonde l’interprétation du sens de l’être ? En réalité, la question est plus complexe qu’il n’y paraît, et ce précisément parce que, dès le Kantbuch, Hei­ degger prend soin de distinguer le Dasein du sujet méta­ physique ; c’est même là, comme on va le voir, l’un des principaux enjeux du débat de Davos. Rappelons brièvement le contexte intellectuel de la polémique. L’une des objections majeures des néo-kan­ tiens à l’encontre de Sein und Zeit - objection dont il n’est pas inutile de souligner qu’elle eut d’autant plus de poids aux yeux de Heidegger qu’elle était aussi celle de Husserl - portait sur le problème du « psychologisme » supposé de l’ouvrage de 1927 : en fondant l’interprétation du sens de l’être sur le Dasein, Heidegger - telle est la question de Cassirer - ne risque-t-il pas de réduire la vérité à une simple évaluation relative au sujet ? Bien plus : si le Dasein se distingue justement du sujet trans­ cendantal kantien par le fait - Heidegger ne cesse d’y insister - qu’il est de part en part immergé dans l’histori­ cité (qu’il n’est pas, si l’on veut, un sujet asbtrait, intem­ porel et étemel), la vérité ne risque-t-elle pas d’être elle aussi, de part en part, historicisée et relativisée ? Soit : « Heidegger pose le problème de la vérité et dit : il ne peut

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y avoir de vérités en soi ou de vérités étemelles, mais les vérités, pour autant qu’elles en sont, sont relatives au Dasein. Il en résulte qu’un être fini ne peut absolument être èn possession de vérités étemelles... Pour Kant, le problème était justement le suivant : comment peut-il y avoir, en dépit de cette finitude que Kant lui-même a montrée, des vérités nécessaires et universelles1 ? La question de Cassirer, avouons-le, est parfaitement légitime. C’est même elle qui, relayée par Husserl, conduira Heidegger à préciser sa pensée dans la « Kehre » (le sens de l’être sera « fondé » sur l’Être et non plus sur le Dasein). Il n’est pas certain, cependant, que dès 1929 Heidegger n’ait pas disposé, avec sa définition du Dasein, d’une réponse convaincante à cette question, - réponse que, répétons-le, la « Kehre » ne fera que préciser sans aucune­ ment l’annuler. Mais cette réponse, nous allons le voir, était si « kantienne » qu’à être formulée directement, c’est le projet même de Sein und Zeit qui eût risqué de perdre son originalité. Heidegger prend soin, dans ce débat, de marquer les limites de l’interprétation néo-kantienne de Kant : Cassi­ rer, à tort, ne retiendrait de la Critique de la raison pure que l’aspect épistémologique ou méthodologique, et ne verrait dans la doctrine des catégories qu’une théorie de la science naturelle et non une ontologie générale. Et de fait le projet de Cassirer, tel qu’il apparaît dans La Philoso­ phie des formes symboliques, est au fond de produire, dans le domaine de la culture, l’analogue de ce que fut la Critique de la raison pure pour celui des sciences de la nature : il s’agit de partir des faits (il existe des objets culturels qui transcendent la particularité des sujets empi­ riques comme le font les objets mathématiques ou physi­ 1. Débat de Davos, p. 32.

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ques) pour s’interroger, selon le mouvement de la réflexion transcendantale, sur leurs conditions de possibi­ lité, afin de mettre à jour comme des « catégories de la culture »*. Cassirer abandonne donc, aux yeux de Heideg­ ger, la question de l’ontologie pour se tourner vers celle de l’anthropologie. Le projet authentique de Kant, tout au contraire, est bien, selon Heidegger, celui d’une articula­ tion de l’ontologie à l’analytique du Dasein. Or, c’est justement la spécificité du Dasein que manque Cassirer : en kantien orthodoxe, il définit l’homme soit comme sujet transcendantal, intemporel, soit comme sujet empi­ rique (comme conscience), ce qui soulève deux difficul­ tés : -Si l’on s’en tient à la définition classique du sujet transcendantal, on ne «sort pas de la métaphysique», puisque, sujet anhistorique et constituant les étants, il continue de suggérer l’idée d’un fondement premier12. - Si l’on considère en revanche le seul sujet empirique, on se heurte à l’évidence au problème du psychologisme, qui n’est lui aussi qu’une forme dégradée de la métaphysi­ que. Il faut donc définir le Dasein - l’homme en tant qu’il est non métaphysiquement pensé - autrement que comme sujet transcendantal ou empirique, ce pour quoi Heidegger suggère que le terme de Dasein n’aurait pas 1. « J’en reste à la position kantienne de la question du transcendantal, telle que Cohen l’a souvent formulée. Cohen pensait que l’essentiel de la méthode transcendantale est qu’elle commence avec un fait, pour s’inter­ roger sur la possibilité de ce fait ; mais il restreignait en fait cette définition générale en ne posant jamais rien d’autre, comme proprement digne de question, que la science mathématique de la nature. Kant, lui, n’est pas enfermé dans cette limitation. Mais je pose pour ma part la question de la possibilité du fait « langage ». Comment est-il possible, comment est-il pensable que nous puissions nous comprendre de Dasein à Dasein dans le medium du langage ? » (op. cit., p. 49). 2. Cette argumentation est évidemment discutable, puisque le sujet transcendantal n’est rien d’étant : comment dans ces conditions pourrait-il être un fondement ?

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d’équivalent dans le langage du kantisme orthodoxe : « Je crois que ce que je désigne par Dasein n’a pas de traduc­ tion dans les concepts de Cassirer. Si l’on disait conscience, ce serait justement ce qui a été rejeté par moi1. » Qu’est-ce donc que ce Dasein et n’y a-t-il vraiment, comme l’affirme Heidegger, aucune traduction possible du terme dans le cadre du kantisme ? Trois caractéristi­ ques méritent ici d’être relevées : - Le Dasein est temporel : « La tâche consistera à met­ tre en évidence la temporalité du Dasein dans la perspec­ tive de la possibilité de la compréhension de l’être1 2. » - S’il n’est pas constituant, mais interprétant le sens de l’être, ce ne peut être (et c’est en ce point que Heidegger commence de répondre à l’objection de Cassirer) au sens d’une interprétation subjective : « Quand je dis : la vérité est relative au Dasein, cela n’est pas un énoncé ontique, comme si je disais : n’est vrai que ce que pense l’homme individuel. Mais ma proposition est métaphysique3 : il ne peut y avoir de vérité en tant que telle et la vérité en géné­ ral n’a de sens que s’il y a Dasein4. » Il faut donc, ce qui à première vue semble paradoxal, concevoir le Dasein comme à la fois historique et cepen­ dant ne relativisant pas l’interprétation du sens de l’être. Contrairement à ce qu’affirme polémiquement Heidegger lors du débat de Davos, mais conformément en revanche aux thèses essentielles de son Kantbuch, un tel paradoxe peut sans difficulté être dénoué dans le cadre du kantisme et le Dasein, de ce fait, être traduit dans le langage de la 1. Op. cil., p. 44. 2. Ibid., p. 38. 3. Métaphysique est évidemment à entendre ici en un sens non péjoratif, comme ce qui transcende la sphère de l'ontique. C’est donc toujours de l’articulation entre la métaphysique comme disposition naturelle (ontolo­ gie fondamentale) et la métaphysique générale (ontologie) qu’il s’agit. 4. Ibid., p. 36.

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Critique : il est tout simplement l’homme du schéma­ tisme, en tant que ce dernier opère précisément une médiation entre le sujet transcendantal et le sujet empiri­ que. Le point mérite qu’on s’y arrête : non seulement il permet en effet de comprendre ce que Heidegger désigne comme le Dasein, mais en outre il va conduire à situer avec une grande précision ce qui sépare une critique anti­ humaniste (Heidegger) et une critique humaniste (Kant) de la métaphysique. On rappellera brièvement, dans cette perspective, ce qu’il importe de savoir du schématisme pour suivre l’argumentation. Formellement, on sait que le schème est une synthèse du concept et du temps qui s’effectue dans l’imagination. Pour donner sens à la formule : schème = catégorie + temps, il faut ajouter qu’elle est destinée, du moins dans l’esprit de Kant, à résoudre le difficile pro­ blème soulevé par Vantinomie du cartésianisme et de l’empirisme. Face aux cartésiens, qui admettent l’exis­ tence d’idées générales innées, c’est-à-dire de vérités éter­ nelles intemporelles, les empiristes objectent, comme on sait, que de telles idées générales sont, d’un point de vue psychologique, dépourvues de toute signification : chaque fois que je me représente, par exemple, un triangle et ses diverses propriétés mathématiques, je me représente iné­ vitablement, dans le temps de ma conscience, un triangle particulier, doté d’une forme et d’une dimension particu­ lières. De là les conséquences sceptiques propres à tout empirisme conséquent, puisque la notion même d’idée générale se trouve disqualifiée par la simple considération des conditions psychologiques de son incarnation dans une conscience. La position de Kant à l’égard de cette antinomie est fort connue : les empiristes ont de toute évidence raison sur le plan psychologique, car il est effectivement impossible de se représenter une prétendue idée générale sans la particu­

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lariser et la temporaliser ; mais sur le plan épistémologi­ que il faut néanmoins maintenir l’exigence cartésienne d’une critique du scepticisme, ce afin d’éviter le psycholo­ gisme, la relativisation de la vérité et sa déchéance au rang d’une simple croyance (Hume) parmi d’autres. C’est la théorie du schématisme qui constitue alors la formulation de la solution kantienne de cette antinomie. Cette solution doit montrer comment les concepts a priori, et notamment les catégories, peuvent être particu­ larisés et temporalisés dans une conscience (dans le sens interne) sans rien perdre pour autant de leur universalité et de leur apodicticité. Il suffit pour cela de définir les concepts comme des schèmes, c’est-à-dire non comme des images ou des représentations générales (ce qui, les empiristes sur ce point ont raison, serait effectivement dénué de sens), mais comme des méthodes générales de construction de l’objectivité. Pour reprendre l’exemple du triangle, on dira ainsi que le schème du triangle n’est rien d’autre que la série des opérations qu’il faut effectuer concrètement dans le temps pour parvenir, avec une règle et un compas, à tracer une image du triangle. L’avantage de cette solution est double au regard de l’antinomie qu’elle dépasse. D’une part, elle permet d’évi­ ter le psychologisme (l’empirisme sceptique), puisque, pour être représentés, les concepts ne perdent pas leur universalité et leur apodicticité (la méthode de construc­ tion du triangle reste la même, en tout temps, en tout lieu, et pour tous les triangles : elle n’est pas affaire de croyance, mais de science). Mais d’autre part la pensée conceptuelle devient de part en part temporelle, de sorte qu’ici la temporalisation des catégories n ’a point pour effet un quelconque historicisme. Il est aisé de percevoir comment cette théorie du sché­ matisme devait apparaître à Heidegger comme cruciale pour sa conception du Dasein. Si l’on admet - ce qui n’est

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guère difficile - que la doctrine des catégories répond à la question du sens de l’être (qu’elle est, en d’autres termes, une ontologie), on dira que le lieu où elle s’enracine n’est ni la conscience (le sujet empirique), ni le sujet transcen­ dantal, mais le Dasein entendu comme « sujet » du sché­ matisme. Si la métaphysique générale renvoie à la méta­ physique entendue comme disposition naturelle de l’homme, c’est donc au sens où cet homme est l’homme du schématisme - par quoi Heidegger évite effectivement l’accusation de psychologisme que lui adressaient Cassi­ rer et Husserl.

LA SUBJECTIVITÉ APRÈS SA DÉCONSTRUCTION

Avant de pouvoir mesurer ce que cette temporalisation de la subjectivité laisse subsister du sujet métaphysique, il importe encore de préciser quelques enjeux philosophi­ ques de cette théorie du schématisme. On notera tout d’abord - puisque Heidegger y insiste que l’activité schématisante doit bien être rapportée à l’imagination. L’imagination est en effet - ce qui rejoint d’ailleurs le sens commun - la faculté par laquelle nous nous représentons les objets « en leur absence ». Elle est pour ainsi dire une perception sans objet. Si l’on y réflé­ chit quelque peu, on comprendra qu’en ce sens les catégo­ ries, une fois schématisées, constituent bien une «pré­ compréhension ontologique», c’est-à-dire une définition générale de l’étantité : elles représentent, comme schèmes, ce que nous pouvons savoir de tout étant en général avant même qu’il soit présent devant nos yeux (imagination transcendantale). C’est ainsi chez Kant - puisque Heidegger, on l’aura

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compris, ne fait jusqu’ici que le suivre - qu’apparaît une conception de la subjectivité radicalement renouvelée par rapport à ce qui avait cours dans le cartésianisme ou dans l’empirisme. On peut dire en effet que le concept, comme schème, n’est plus essentiellement une représentation, mais une activité, et c’est bien pourquoi, fondamentalement, il y aura toujours dans la philosophie critique un certain primat de la raison pratique sur la raison théorique. On remarquera enfin que la théorie du schématisme implique une théorie de la signification qui fonde chez Kant la critique de la métaphysique : seul a sens ce qui peut être schématisé, c’est-à-dire particularisé dans le sens interne. Le discours de l’absolu (la métaphysique entendue comme métaphysique spéciale) est donc à pro­ prement parler dénué de sens, puisqu’il ne peut jamais être « pratiqué » par un sujet fini. Entendu comme sujet du schématisme, le Dasein pré­ sente par conséquent trois aspects : - En tant que le Dasein est, tout d’abord, schématisa­ tion du sujet transcendantal (de l’unité des catégories), il est le lieu de la transcendance : lui seul a la faculté de s’élever au-dessus de la sphère ontique pour s’interroger sur le sens de l’être (précompréhension ontologique). - En tant qu’il est de part en part temporel, le Dasein ne saurait être considéré comme le fondement constitutif des étants : cette temporalité signifie en effet qu’il n’est pas un sujet clos sur lui-même, mais un sujet ouvert, comme l’indique son enracinement imaginaire. C’est en ce sens que, nous le suggérions ci-dessus, la « Kehre » ne modifie pas fondamentalement, mais au contraire précise la pen­ sée du « premier Heidegger » : si le Dasein est un sujet qui ne se clôt pas sur lui-même en une autofondation, son interprétation du sens de l’être pourra être pensée à partir de la non-clôture comme telle, soit : à partir de l’Être comme Différence.

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-Enfin, le Dasein contient en lui la possibilité de sa propre négation dans l’inauthenticité : il peut sans cesse céder à l’illusion métaphysique qui consisterait soit à se penser lui-même comme sujet absolu (paralogismes), soit à produire pour se penser l’idée d’un sujet absolu dont il serait la créature (Idée théologique). Le Dasein, comme sujet du schématisme, se tient ainsi dans une triple relation, à l’Être, à l’étant et à l’inauthenticité, qu’on s’est efforcé de représenter dans le graphique qui suit, en indiquant à chaque fois en haut la terminolo­ gie heideggerienne et en bas la terminologie kantienne correspondante : i Être Imagination (lieu temporel de l’indéductibilité des catégories)

II Dasein Schématisme

Précompréhension ontologique

III étants

métaphysique spéciale (sujet métaphysique)

La « Kehre », si on voulait la désigner par rapport à cette configuration de pensée qui correspond au «premier Hei­ degger », serait en fait à décrire comme simple déplacement

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d’accent de II vers I, déplacement destiné à suggérer avec plus de netteté, contre Husserl et Cassirer, que le Dasein n’est ni le sujet métaphysique, ni le sujet empirique. Reste alors à mesurer ce qui subsiste de 1’« huma­ nisme» dans cette conception du sujet. À vrai dire, la question pourrait sembler étrange, tant on a le sentiment que rien, ici, ne sépare Heidegger de Kant (du moins du Kant de la « première édition » de la Critique de la raison pure, si l’on tient à cette restriction, au demeurant fort douteuse). La proximité est même si grande que le lecteur pourrait éprouver quelque difficulté à situer dans les ana­ lyses qui précèdent l’origine de l’anti-humanisme heideg­ gerien. La voici pourtant. À la différence de ce qui a lieu dans la tradition criticiste, tout se passe chez Heidegger (et a fortiori là où on s’efforcera épigonalement d’en radicaliser encore la démarche) comme si la mise à jour de la finitude humaine (de la temporalité du Dasein) devait conduire à retirer toute signification au concept d’autono­ mie, cela pour deux raisons : 1) En conséquence de la « Kehre », la problématique du schématisme semble être abandonnée par Heidegger en l’état où la laissait le Kantbuch. Nulle réflexion ne se développera donc, chez lui, sur les conditions dans les­ quelles l’homme, comme sujet du schématisme, s’appro­ prie sa finitude : la différence ontologique sera dès lors pensée comme différence entre l’Être et l’étant, sans que soit prise en compte la façon dont elle est perçue par le Dasein. La pensée de l’Être reçoit ainsi la forme d’un nou­ veau dogmatisme, si l’on appelle dogmatique toute posi­ tion qui fait abstraction des conditions de la conscience finie. Tout au contraire, la Critique de la faculté de juger s’interrogeait, à travers la problématique du jugement réfléchissant, sur les modalités de l’appréhension, par le sujet fini, de la radicale contingence de la réalité par rap­

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port aux exigences de la rationalité, - exigences inévita­ blement véhiculées par la structure de la compréhension ontologique1. Et c’est précisément en cela qu’elle offrait déjà le modèle d’une pensée critique de la différence onto­ logique. 2) De là le défaut essentiel (au sens d’un manque) de la phénoménologie heideggerienne : la dimension de maî­ trise de soi et du monde implicitement comprise dans le sujet de la métaphysique se trouve de part en part ren­ voyée, du fait de la « découverte » de la différence ontolo­ gique, dans le domaine des illusions à surmonter. Du sein de la pensée heideggerienne, il ne pourra donc être conféré à cette idée d’autonomie aucun statut légitime, si minimal soit-il. Ici encore, la Critique de la faculté de juger (et ce n’est pas un hasard si elle brille par son absence dans les commentaires heideggeriens de Kant) offrait en revanche un modèle : approfondissant jusqu’à ses ultimes limites la théorie du schématisme, Kant s’y interrogeait en effet, dans le sillage ouvert par la Dialecti­ que transcendantale, sur les conditions de possibilité d’un rôle légitime des Idées métaphysiques après leur décons­ truction. C’est dire qu’il s’agissait pour lui d’aborder la question, paradoxale en apparence, de la schématisation du discours métaphysique. Dans cette perspective, tout l’apport de la Critique de la faculté de juger consiste à montrer que, si la métaphysique de la maîtrise absolue est dénuée de toute signification lorsqu’on lui attribue le sta­ tut d’une vérité, elle peut en revanche, à titre de principe régulateur pour la réflexion, constituer un horizon de sens pour la pratique humaine, tant dans l’ordre scientifique que dans l’ordre éthico-politique.

1. Cf. sur ce point notre article « D’un retour à Kant», Ornicar, 1980, repris in Système et critique.

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Ce serait donc pour n’avoir conçu la métaphysique que comme un obstacle à écarter et n’en avoir recherché la critique que sur le mode du dépassement, que Heidegger se serait interdit toute possibilité (et toute chance) de conserver un sens aux exigences légitimes - en l’occur­ rence celle d’autonomie - qui s’y étaient exprimées sous une forme illusionnée. Certes ce dépassement de la méta­ physique, d’abord présenté, non sans maladresse, comme une «destruction»1, a pris plus tardivement l’allure, apparemment moins impérieuse, de la Verwindung, du « surmontement » (au sens où l’on dit d’une détresse ou d’une erreur qu’elle est « surmontée »). Ce déplacement lexical doit-il toutefois inciter à considérer que, chez le « dernier Heidegger », la relation à la métaphysique aurait été repensée dans une direction où l’exclusion eût cédé la place à une proximité maintenue (et perçue comme indis­ pensable) ? Rien n’est moins évident si l’on prête atten­ tion à la façon dont Heidegger lui-même justifie l’aban­ don du slogan qui invitait au « dépassement de la méta­ physique » : il s’agit aujourd’hui pour la pensée, expliquet-il, de « penser l’être sans regard rétrospectif sur la méta­ physique » ; or « un tel regard rétrospectif conduit encore le projet de dépasser la métaphysique. C’est pourquoi il convient de renoncer au dépassement et de laisser la métaphysique à elle-même »1 2. L’abandon du vocabulaire du « dépassement » ne témoigne donc d’aucune tentative pour concevoir la relation à la métaphysique autrement que comme un abandon de celle-ci par une pensée cher­ chant désormais à occuper un autre site : le projet qui 1. Sein und Zeit, § 6. 2. Questions IV, p. 48.

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s’était exprimé dans l’idée de «dépassement» en vient simplement à culminer dans la poursuite d’une indiffé­ rence méthodique à l’égard d’un parcours passé, « dépassé », sur lequel il n’y a plus même à jeter de regard. Il ne saurait dès lors être question ici de se soucier, en quelque mode que ce soit, de réinvestir dans le travail futur de la pensée, sous une forme transformée, ce dont la métaphysique avait fait son contenu. Dans ces condi­ tions, l’idée d’autonomie, que la métaphysique avait étroitement associée à celle de subjectivité, ne peut qu’être elle aussi « laissée à elle-même » et rangée dans le magasin des accessoires révolus, avec tous les autres élé­ ments de ce qu’Engels, dans le même esprit, nommait « le bric-à-brac de la métaphysique », où l’on trouverait aussi bien le principe de raison ou encore l’idée de système. Pourquoi .un tel geste est-il particulièrement grave lorsqu’il est question de l’idée d’autonomie (et corrélati­ vement de l’humanisme, qui s’est défini par la volonté de faire d’une telle idée « le propre de l’homme ») ? Il suffit, pour s’en convaincre, de rapprocher trois types de tex­ tes : 1 ) Les textes où Heidegger décrit ce qu’il doit en être de l’homme comme Dasein, celui dont l’ipséité ne sera plus pensée en termes (métaphysiques) d’autonomie, mais en termes de Gelassenheit - cette « sérénité » qui consiste à « laisser être » les choses : « J’essayai, libéré de toute représentation, de ne me confier absolument qu’à la seule libre Étendue et de persister dans ce comportement... Le rapport à la libre étendue est l’attente. Et être en attente veut dire : se laisser engager dans l’ouverture de la libre Étendue... L’essence de la pensée réside en ceci que la libre Étendue prend en elle la sérénité et se l’assimile... Parvenir à la sérénité, c’est en fait se détacher de la pensée représentative à structure transcendantale et renoncer au vouloir rapporté à l’horizon. Cette renonciation ne pro­

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cède plus d’un vouloir, à moins pourtant que l’incitation à nous acheminer vers l’appartenance à la libre Étendue n’ait elle-même besoin d’un dernier vestige du vouloir ; vestige qui toutefois s’efface au cours de notre achemine­ ment et est complètement disparu dans la Sérénité1. » 2) Les textes, caractéristiques de la pensée 68, où Deleuze et Guattari décrivent ces « machines désirantes » qui prennent la relève de l’homme de l’humanisme : sur la « surface » où viennent s’inscrire ces « effets de machine » qu’on appelait jusqu’ici des « actions », « quel­ que chose se laisse repérer qui est de l’ordre d’un sujet. C’est un étrange sujet, sans identité fixe, errant sur le corps sans organes, toujours à côté des machines désiran­ tes, défini par la part qu’il prend au produit, recueillant partout la prime d’un devenir ou d’un avatar, naissant des états qu’il consomme et renaissant à chaque état... Pièce adjacente à la machine..., si ce sujet n’a pas d’iden­ tité spécifique ou personnelle, s’il parcourt le corps sans organe sans en briser l’indifférence, c’est qu’il est non seu­ lement une part à côté de la machine, mais une part ellemême partagée, à laquelle reviennent des parties corres­ pondant aux détachements de chaîne et aux prélèvements de flux opérés par la machine. Aussi consomme-t-il les états par lesquels il passe, et naît-il de ces états, toujours conclu de ces états comme une part faite de parties, dont chacune remplit en un moment le corps sans orga­ nes... »12. 3) Les textes où G. Lipovetsky décrit, avec beaucoup de finesse, 1’« individu contemporain » : « espace flottant, sans fixation ni repère, disponibilité pure, adaptée à l’accélération des combinaisons, à la fluidité de nos systè­ mes », ce nouveau Moi, celui de la « fin de la volonté », 1. « Pour servir de commentaire à Sérénité», in Questions III. 2. LAnti-Œdipe. chap. Ier.

Retour au sujet

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correspond à « des individus de plus en plus aléatoires,... combinaisons jusqu’alors improbables d’activité et de passivité », dont « l’identité personnelle devient problé­ matique » ; à l’époque de la « désunification » et de l’«éclatement de la personnalité», «à mesure que les objets et messages, prothèses psy et sportives envahissent l’existence, l’individu se désagrège en un patchwork hété­ roclite, en une combinaison polymorphe, image même du post-modernisme » ; à l’horizon de ce processus de «dépossession», «la fragmentation disparate du moi, l’émergence d’un individu obéissant à des logiques multi­ ples à l’instar des juxtapositions compartimentées des artistes pop ou des combinaisons plates et aléatoires d’Adami »'. Il ne saurait être question d’amalgamer ces textes qui obéissent tous les trois à des logiques propres. Il reste qu’entre le Dasein dont le dernier vestige de volonté consiste à se laisser assimiler par le surgissement même des choses, la machine désirante où le Moi sans identité n’est que la prime d’un devenir ou d’un avatar, et l’indi­ vidualité contemporaine bien saisie par G. Lipovetsky comme soumission hétéroclite à des logiques multiples, il est un point commun évident : l’inscription de ce qu’on appelait le « sujet » dans le registre multiforme de V hété­ ronomie. Ce que Heidegger a ainsi fondé et que les « sixties » ont radicalisé en modes divers, l’époque le cultive sous la forme de ce « Moi indifférent, à la volonté défail­ lante, nouveau zombie traversé de messages » qui définit «un nouveau type de personnalité». Du Dasein aux machines désirantes et à la figure contemporaine du zom­ bie, c’est un même procès de destruction de l’idéal d’auto­ nomie qui s’accomplit. Peut-être ce procès n’est-il pas nécessairement catastrophique et ne prépare-t-il pas iné1. G. Lipovetsky, op. cit., pp. 65, 80, 125.

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vitablement une «humanité soumise et aliénée»1. Du moins devrait-il apparaître paradoxal et problématique que ce qui se donne pour post-moderne, en retirant tout sens à une idée de l’homme qui avait constitué l’apport propre de la modernité, prenne ainsi l’étrange allure d’une régression, substituant de nouveau à l’idéal d’une « nature soumise à une volonté » celui, pré-moderne, d’« une nature à laquelle la volonté est soumise »1 2.

1. G. Lipovetsky, op. cit., p. 64. 2. Critique de la raison pratique, Première partie, livre I, chap^ i.

Conclusion

Revenons pour finir sur le titre de cet essai. N’y avait-il pas quelque paradoxe, voire quelque contradiction, à sou­ ligner comme essentielle, ainsi que nous l’avons fait, la composante individualiste de Mai 68 et à désigner sous l’expression de « pensée 68 » des philosophies qui, pour diverses qu’elles soient, ont eu après tout en commun, outre la critique de l’humanisme, de n’avoir guère mani­ festé de sympathie (c’est le moins qu’on puisse dire) envers cette « société de consommation » où s’est épanoui sans limites le règne de l’individualité la plus exacer­ bée ? À une telle objection, c’est l’ensemble de ce livre qui constitue une réponse, mais puisqu’il faut être clair, on dira encore ceci : parfaitement légitime en elle-même, la critique de la vérité au sens du Savoir Absolu, lorsqu’elle n 'est pas complétée par une réflexion sur la valeur régula­ trice que peuvent néanmoins conserver, à titre d’idéal, les exigences de la raison, peut merveilleusement s’accorder avec le pathos individualiste si bien exprimé par la for­ mule : « À chacun sa vérité ». Si la vérité doit être brisée, s’il n’est pas de faits, mais seulement des interprétations, si la référence à des normes universelles est toujours catastrophique, l’essentiel n’est-il pas, comme on dit, de

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La pensée 68

«participer»? En ce sens, les déconstructions de la modernité n’accompagnent-elles pas cette pointe extrême de la démocratie, au sens tocquevillien du terme, qui consiste à faire de l’authenticité la valeur suprême, quel qu’en puisse être le contenu? Ainsi l’idéologie la plus spontanée et la plus naïve, celle par exemple de ces lycéens dont le professeur de philosophie est supposé combattre l’opinion commune, rejoint-elle la philosophie la plus élaborée, dans la valorisation, pour eux-mêmes et en tant que tels, du « pluriel », de 1’« ouvert », du « com­ plexe», des «tensions fécondes», voire du «contradic­ toire », - bref, comme dit la chanson : « chacun fait ce qui lui plaît », dans un droit absolu à l’hétérogénéité (à la dif­ férence), puisque, nous l’avions noté, on n’hésite pas à estimer, comme J.-Fr. Lyotard : « Le consensus obtenu par la discussion, comme le pense Habermas ? Il violente l’hétérogénéité des jeux de langage1. » Très simplement, une double question : ce consensus, s’il est librement consenti et discuté, qu’a-t-il de si effroyable ? Et si l’on ne cherche à l’obtenir par la libre discussion, d’où se dégagera-t-il, sinon de la violence? Marx, écrivant il est vrai de main droite, nous a appris au moins une chose : c’est que, laissée purement et simple­ ment à elle-même, l’hétérogénéité des intérêts n’est en réalité rien d’autre que la loi du plus fort. Nul doute que notre essai, dans sa volonté rustique de clarifier des débats, à.'identifier des positions, d’opérer des critiques au sens d’une délimitation, de dévoiler des contradictions, sera taxé de simplisme, d’amalgame et que contre lui on se bornera souvent à décréter que les choses ne sont pas si simples, que les questions sont plus compliquées qu’il n’y paraît, etc. En vérité, c’est bien pourtant la critique de /'huma1. La Condition post-moderne, p. 8.

Conclusion

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nisme, du sujet, de la métaphysique, de ^autonomie, de ^anthropologie ou de la vérité, qui fait preuve d’un éton­ nant et persistant simplisme. À cet égard, une histoire du sujet, ou plutôt des représentations modernes de la sub­ jectivité, reste encore à écrire. Des notions telles que cel­ les d’humanisme, d’individualisrrte, de métaphysique de la subjectivité ne sont nullement homogènes. Bien plus, les visages pluriels du sujet, non totalisables sous un concept unique, ne constituent aucunement les étapes d’une histoire linéaire que viendrait couronner le Sujet Absolu hégélien. Ce livre devra donc avoir une suite : de l’apparition cartésienne du cogito aux déconstructions empiristes de l’idée de substance, de la critique kantienne de la psychologie rationnelle à sa réhabilitation dialecti­ que chez Schelling et Hegel, ce sont les écarts et les cliva­ ges qu’il faudra faire surgir. De même qu’il faudra resti­ tuer dans sa diversité l’histoire lointaine de cet anti­ humanisme allemand dont la pensée 68 n’aura été trop souvent que le prolongement épigonal.

PRÉFACE

15

Avant-propos La philosophie des « années 68 » Mai 68 : humanisme ou individualisme ? L’anti-humanisme de la pensée 68 Pourquoi l’anti-humanisme ? Pourquoi, de nouveau, l’humanisme ?

19 21 26 29 31

CHAPITRE I : LE TYPE IDÉAL DES « SIXTIES » PHILOSOPHANTES

Structure intellectuelle des « sixties » 1. Le thème de la fin de la philosophie 2. Le paradigme de la généalogie 3. La dissolution de l’idée de vérité 4. L’historicisation des catégories et la fin de toute référence à l’universel Du style de la philosophie des années soixante Le procès du sujet La philosophie française, répétition hyperboli­ que de la philosophie allemande ? Le sujet en appel

37 40 40 43 46 49 51 55 60 68

346

La pensée 68

CHAPITRE H : LES INTERPRÉTATIONS DE

1968 79 Logique des interprétations 82 Le point de vue des acteurs (Sartre, Castoriadis, Ed. Morin) 89 Mai comme pseudo-révolution, ou : le change­ ment dans la continuité 93 1. L'interprétation de R. Debray 93 2. L’interprétation de G. Lipovetsky 98 L’Événement de Mai (Cl. Lefort) 110 Pour le pluralisme interprétatif (R. Aron) 114 Mai 68 et la mort du sujet 120

mai

CHAPITRE III : LE NIETZSCHÉISME FRANÇAIS

(foucault) Défense et illustration de la vulgate foucaldienne Derrida contre Foucault : raison et déraison M. Gauchet et Gl. Swain contre Foucault : la logique de la démocratie La mort de l’homme Retour du sujet ?

127 133 146 156 166 178

CHAPITRE IV : L’HEIDEGGERIANISME

FRANÇAIS (DERRIDA)

De la différence à la différence L’écriture comme subversion de la métaphysique Les impasses de la différence Et tout le reste n’est que littérature

197 204

214 222 229

CHAPITRE V : LE MARXISME FRANÇAIS

(BOURDIEU)

237

Bourdieu contre Althusser : un marxisme dénié

241

Table des matières

Une critique poppérienne de Bourdieu Pour une critique criticiste du sociologisme La confrontation avec Kant

347 259 268 274

CHAPITRE VI : LE FREUDISME FRANÇAIS (LACAN)

281 Les trois interprétations de Freud et la question du sujet 284 Le statut de la subjectivité : « le vrai sujet » contre « le Moi » 289 Les effets de la brisure du sujet : l’anti-humanisme lacanien 299 De la théorie de la subjectivité à la destruction du Moi 306

CHAPITRE VII : RETOUR AU SUJET

Les morts du sujet Du sujet métaphysique Du sujet métaphysique au Dasein La subjectivité après sa déconstruction CONCLUSION

311 313 318 321 329

339

DES MÊMES AUTEURS

Aux Éditions Gallimard 68/86 ITINÉRAIRES DE L’INDIVIDU, 1987

Aux Éditions Grasset HEIDEGGER ET LES MODERNES, 1988

Aux P.U.F. LUC FERRY

PHILOSOPHIE POLITIQUE, I et II, 1984 ALAIN RENAUT

SYSTÈME DU DROIT, 1986 LUC FERRY ET ALAIN RENAUT

PHILOSOPHIE POLITIQUE, III, 1985

Aux Éditions Ousia SYSTÈME ET CRITIQUE, 1985

Composé par SEPT à Paris et imprimé par Brodard et Taupin à La Flèche (Sarthe), le 24 août 1988. Dépôt légal : août 1988. Numéro d’imprimeur : 1088A-5. ISBN 2-07-032489-3 / Imprimé en France.