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French Pages 287 [289] Year 2021
LA NATURE ET LE BIEN
ARISTOTE
TRADUCTIONS ET ÉTUDES
LA NATURE ET LE BIEN L’ÉTHIQUE D’ARISTOTE ET LA QUESTION NATURALISTE
PAR
PIERRE-MARIE MOREL
Ouvrage publié avec le concours du laboratoire GRAMATA (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 7219 SPHERE, CNRS, Université de Paris)
PEETERS
LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
2021
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-4642-2 eISBN 978-90-429-4643-9 D/2021/0602/117
© 2021, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven Tous droits de reproduction, de traduction ou d’adaptation, y compris les microfilms, réservés pour tous pays.
Au Club des Quatre
TABLE DES MATIÈRES Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 La nature en éthique : principe pratique ou problème d ialectique ? . 1 L’idée de « naturalisme » et le prisme contemporain . . . . . . . . 7 Nature plurielle, nature inachevée, nature transformée . . . . . . . 20 Première partie Physique et philosophie pratique Chapitre I. Une « nature » aux significations multiples . . . . . I. La nature comme principe (Phys., II, 1) . . . . . . . . . . . . . . . II. Nature et puissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. « Par nature » : un critère relatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Le lexique pratique de la φύσις . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. « Nature » et « nature humaine » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre II. Éthique et physiologie : passages et démarcation . I. Des enquêtes incommunicables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. L’usage des analogies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Science politique et faits naturels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Physiologie embarquée et démarcation des savoirs : l’exemple de l’intempérance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre III. Éthique et éthologie : une question de caractère .
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Chapitre IV. Éthique et psychologie : le cas des émotions . . . I. L’approche psycho-physiologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Une éthique pour l’âme incorporée . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Deuxième partie Natures et vertus Chapitre V. Le problème du bien : fins naturelles et fonction propre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 I. De la « nature-fin » au bien humain . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 II. La « fonction propre de l’homme » . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 III. Nature ou surnature ? Remarque sur l’activité théorétique . 121
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table des matières
Chapitre VI. Nature, habitudes, vertus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 I. Vertu humaine et « nature-puissance » . . . . . . . . . . . . . . . 125 II. Vertu naturelle et « nature » individuelle . . . . . . . . . . . . . 133 Chapitre VII. Le plaisir, ou la querelle de l’appropriation . . 147 I. L’hypothèse de l’appropriation naturelle : Aristote avec Eudoxe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 II. Retournement de l’argument du « propre » : Aristote contre Eudoxe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156 Chapitre VIII. L’amitié, de l’affection naturelle à la réciprocité vertueuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 I. L’amitié, entre affect et vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 II. Amour naturel de soi et amitié véritable : continuités et ruptures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168 Troisième partie La nature et l’action Chapitre IX. Animal politique, animal pratique . . . . . . . . . . . . 181 I. L’animal politique : nature et médiations . . . . . . . . . . . . . 181 II. L’animal politique, animal d’action . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Chapitre X. La
nature et la loi : antithèse dialectique et
dualité constitutive . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. Un débat en arrière-plan : Aristote et l’héritage sophistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Nature ou convention ? Une antithèse dialectique . . . . . . III. Une dualité constitutive : le cas de la justice . . . . . . . . . .
197 197 205 210
Chapitre XI. Responsabilité et causalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 Chapitre XII. Phusis et phronêsis : la solution politique . . . . 241 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 Index des auteurs modernes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269 Index locorum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271
INTRODUCTION La nature en éthique : principe pratique ou problème dialectique ? Commençons par un étonnement, que partagent beaucoup de lecteurs d’Aristote. Dans ses traités éthiques et politiques, celui-ci se réfère fréquemment à la nature, en invoquant ce qui lui est conforme ou ce qui est à l’inverse contre nature. Or le domaine de la pratique, où l’homme est seul principe de ses actions, est régi par des règles proprement humaines, définies dans le cadre de la cité et de ses institutions. Pour prendre concrètement la mesure de cette anomalie, partons du premier livre de la Politique. On y trouve bien entendu la thèse fameuse selon laquelle l’être humain est un vivant politique « par nature », mais aussi de nombreuses affirmations convergentes. Ainsi, être « capable de prévoir par la réflexion, c’est être par nature (φύσει) apte au commandement et par nature (φύσει) apte à la fonction de maître »1. La suite de la phrase précise que celui qui est voué à exécuter physiquement les tâches et à être commandé est esclave par nature. Le principe ne semble pas discutable. Il justifie que, dans la pratique, le pouvoir soit en général confié à un agent pleinement capable de prévision réfléchie. Les traités éthiques le confirment d’ailleurs, sous des formulations voisines2. La formule donne ainsi une image clairement « naturaliste » de la philosophie pratique d’Aristote, conformément à une idée assez répandue. Audelà du cas particulier de la relation de commandement, le Stagirite ferait référence à la nature, non pas seulement de manière occasionnelle et marginale, mais encore par principe, considérant que la normativité naturelle est au fondement, ou aux sources, des prescriptions éthiques et politiques. La plupart de nos règles d’action dériveraient, d’une manière Pol., I, 2, 1252a31-32. Voir Éth. Eud., VIII, 3, 1249b7-11, qui exhorte à vivre en se référant à la partie directrice qui, chez l’être humain, se distingue « par nature » (φύσει) de la partie destinée à être commandée. 1 2
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ou d’une autre, d’un principe naturel. Accepter une telle lecture serait peut-être, au fond, la manière la plus simple de répondre à l’étonnement initial. Pourtant, un examen plus attentif montre que la thèse de la dérivation est rapidement contrariée, en particulier dès qu’on aborde le problème moral. D’autres textes, en effet, insistent fortement sur la rupture introduite de facto par l’initiative humaine. Le bien que nous recherchons est le bien proprement humain3. De fait, si nous devons délibérer sur les meilleurs moyens d’atteindre des fins moralement bonnes, ce n’est pas en prenant la nature pour guide. Il nous faut considérer les conditions concrètes de l’action, et nous préparer à cela par des moyens spécifiquement humains : la formation du caractère par le biais de l’éducation morale et de l’exercice, l’expérience des situations pratiques, l’obéissance à des lois justes, la délibération et la décision. L’étonnement persiste donc et Aristote lui-même le partage. Ainsi, dès les premières pages de l’Éthique à Eudème4, dans ce qui forme une sorte d’introduction générale à l’éthique – parallèle au mouvement des premiers chapitres du livre I de l’Éthique à Nicomaque –, il s’interroge sur ce qu’est le « bien-vivre » (τὸ εὖ ζῆν) et sur la manière dont on peut l’atteindre : est-on heureux « par nature » (φύσει), ou bien par l’étude, ou par un certain exercice et ainsi par habitude ? Si aucune de ces solutions ne doit être retenue, faut-il supposer que nous devons le bonheur à une sorte d’inspiration divine ou encore au hasard ? Poser la question du bonheur et du bien, c’est donc, tout à la fois, se demander ce que nous devons à la nature et porter le soupçon sur celle-ci. Plus encore, là même où la référence à la nature paraît avoir fonction de principe, elle est en fait interrogée. Dans l’exemple que j’ai cité en commençant, ce qui vaut d’abord comme prémisse est ensuite remis en question, à partir de Pol., I, 3, 1253b1, au cours de l’examen de l’esclavage. Comme nous le constaterons plus loin, en effet, le débat est sur ce point réel. Aristote montre qu’il est impossible de trancher la question sans convoquer également la thèse adverse, selon laquelle l’esclavage serait un pur fait de convention, lié aux circonstances. Par ailleurs, le passage de Pol., I, 2, 1252a31-32 s’appuie sur une longue et substantielle tradition littéraire et philosophique. Il fait écho Éth. Nic., I, 1, 1094b7. Éth. Eud., I, 1, 1214a14-30.
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INTRODUCTION
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aux Lois de Platon5, où l’Athénien affirme qu’il est « conforme à la nature » (κατὰ φύσιν) que les maîtres commandent et que les esclaves obéissent et, surtout, que « le sage mène et commande (τὸν δὲ φρονοῦντα ἡγεῖσθαί τε καὶ ἄρχειν) », de sorte que la loi a « naturellement » autorité sur ceux qui doivent lui obéir. Or cette référence à la « nature » est ambivalente. L’Athénien fait sans doute allusion au mot fameux de Pindare, présent à l’esprit de tous à l’époque classique : « la loi, reine de tous (νόμος ὁ πάντων βασιλεὺς), des mortels et des immortels, guide en justifiant la plus grande violence, d’une main toute puissante »6. Sous cet aspect, la phrase des Lois renforce avant tout l’autorité souveraine de la loi, divine et rationnelle. La prévalence de la loi n’est ainsi « naturelle » qu’en un sens général et transversal, et non pas au sens physique ou cosmologique. Il s’agit essentiellement d’affirmer, contre Pindare, que l’autorité de la loi n’est en aucun cas « contre nature » (παρὰ φύσιν)7. La politique platonicienne – qu’il s’agisse des Lois ou des dialogues antérieurs – est bien en un sens « conforme à la nature »8, mais celle-ci ne doit pas être confondue avec la « nature » des physiciens. La nature véritable, pour Platon, s’entend schématiquement à deux niveaux. Elle est, d’une part, nature intelligible et rationnelle, une nature liée à l’ordre général et homogène que définit la loi divine – ou qui coïncide avec le domaine des formes intelligibles séparées –, et dont le principe est au-delà des réalités empiriques. Elle est, d’autre part, nature mondaine, notamment quand il s’agit du matériau humain ; c’est là une nature instable, dont les vertus civiles, dans le Politique, sont le courage et la modération. Telle est la « nature » dont la politique doit unifier les contradictions, que ce soit par la supériorité du philosophe-roi de la République ou par le tissage divin du Politique9. Quoi qu’il en soit, la nature véritable, Platon, Lois, III, 690b-c. Pindare, fr. 169a Maehler. Concernant la fortune de la formule chez Platon, voir notamment Lois, IV, 714e ; Gorgias, 484b ; Protagoras, 337d-e, où le sophiste Hippias se réfère clairement à Pindare : « Selon la nature, le semblable est parent du semblable, mais la loi, tyran des hommes, fait violence à la nature de multiples manières (ὁ δὲ νόμος, τύραννος ὢν τῶν ἀνθρώπων, πολλὰ παρὰ τὴν φύσιν βιάζεται). » Sur cette allusion, voir Gigante (1993), p. 147. 7 Lois, III, 690c2. 8 Platon, Politique, 308d1 : la science politique est « cette politique qui est pour nous vraiment conforme à la nature (κατὰ φύσιν) ». 9 Je ne peux ici qu’évoquer brièvement la question du double sens possible de la référence du Politique à la nature. Cette ambivalence est soulignée par El Murr (2014), 5 6
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INTRODUCTION
dans les Lois, n’est ni corporelle ni matérielle, comme le prétendent les physiciens. Elle est dans ce qui est premier ; or ce qui est premier – comme principe de vie et de mouvement –, ce n’est pas le corps, mais l’âme10. D’une manière générale, la phrase de la Politique d’Aristote sur le commandement, pourtant extraite du texte le plus explicitement « naturaliste » de tout le corpus pratique, se construit sur une trame philosophico-littéraire qui confronte la nature à la loi et aux usages, la phusis au nomos. L’identification des sophistes derrière ce débat suffirait aussi bien à le montrer11. L’invocation de la norme naturelle est donc ici doublement référentielle : elle renvoie implicitement à un contexte de débats ; elle ne se comprend que par référence à ce qui, précisément, n’est pas naturel, ou bien à une « nature » en elle-même équivoque. Elle est ainsi bien loin de valoir comme un principe clair et indiscutable. Ce jeu de renvois implicites témoigne de la dimension dialectique de cette section de la Politique. J’entends ici par « dialectique » une pratique d’argumentation qui répond principalement à trois critères : (a) elle consiste à partir d’endoxa (d’opinions ayant autorité dans un domaine donné)12 ; (b) ces endoxa se confrontent mutuellement dans le cadre d’un problème – du type : le monde est-il fini ou infini ? –, que ce problème soit explicite ou non ; (c) ces prémisses étant simplement probables, à la différence des prémisses des déductions proprement scientifiques, elles ne peuvent donner lieu à une déduction nécessaire et conduisent donc, au mieux, à une conclusion probable. La question de l’application de la dialectique à la philosophie pratique est particulièrement débattue. Je ne prétends pas que l’ensemble de la théorie éthique et politique d’Aristote dépende de prémisses endoxales et qu’elle serait ainsi de nature fondamentalement dialectique. Cette question excède de toute façon le propos de ce livre ; je m’en tiendrai donc p. 288-290. Voir également Dixsaut (2013), p. 217-243, qui traduit ainsi la manière dont ces deux plans s’articulent : « La politique ne réalisera le bien politique que si elle se conforme, en ce double sens, à la nature : en en connaissant la contradiction interne et l’opacité, et en voulant croire qu’elle n’est pas désertée par le divin et par l’intelligence » (p. 242). Laurent (2002), p. 168, insiste pour sa part sur la connotation négative de l’ajectif anthrôpinos dans le lexique platonicien : « la notion de ‘nature humaine’ (anthrôpinê phusis) est une notion négative pour Platon ; l’adjectif anthrôpinos indique la faiblesse ou la contradiction d’une condition qui a besoin d’un soutien ou d’un éclairage pour que sa conduite devienne efficace et paisible. » 10 Lois, X, 892a-e. 11 Voir ci-dessous, p. 197-205. 12 Voir en particulier Top., I, 1, 100a29-30.
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sur ce point à l’essentiel. On a souvent jugé que l’éthique aristotélicienne avait un caractère aporétique, considérant notamment que ses principes étaient hypothétiques et assimilables à des endoxa. Certains textes, il est vrai, y invitent, comme le début du livre VII (chapitres 1-2) de l’Éthique à Nicomaque, où Aristote préconise explicitement une méthode consistant d’abord à exposer les faits tels qu’ils apparaissent, les phainomena, dont Owen13 a soutenu dans un article fondateur qu’ils représentaient ici des endoxa communément partagés. La même méthode impose ensuite de formuler les problèmes, puis d’identifier, parmi les endoxa, ceux qui doivent être finalement retenus, de sorte qu’on aura obtenu une preuve suffisante14. Toutefois, rien n’assure que cette méthode s’applique à l’ensemble de la philosophie pratique, ni que celle-ci ait ainsi un caractère fondamentalement aporétique ou même dialectique. Cette position a d’ailleurs fait l’objet de critiques ou de restrictions convaincantes. On a notamment proposé de distinguer entre deux formes – faible et forte – de dialectique, ce qui laisse place à une forme constructive et non aporétique du recours aux endoxa15. On a également cherché à modérer l’importance des endoxa et de la dialectique dans la méthode d’ensemble des traités éthiques, la préconisation du livre VII étant alors justifiée par son contexte spécifique, celui du débat sur l’intempérance16. Dans cette perspective, on a attiré l’attention sur le rôle des procédés proprement scientifiques dans les traités éthiques17. Toutefois, les textes de philosophie pratique admettent différents registres d’argumentation, dont certains sont de nature dialectique, et d’autres assimilables aux procédés proprement « scientifiques » de déduction et de définition, en accord au moins partiel avec les recommandations du second livre des Seconds analytiques18. Cette situation invite à une lecture plus flexible, qui présente un double avantage. En Owen (1961), p. 85-87. Éth. Nic., VII, 1, 1145b2-7. 15 Irwin (1988). 16 Frede (2012). 17 Karbowski (2019). 18 Pour ce type d’approche différenciée de la méthode d’Aristote en éthique, voir notamment Zingano (2007), qui rattache la préconisation de Éth. Nic., VII, 1 au propos distinctif – propos selon lui plus nettement dialectique – de l’Éth. Eud., le livre VII étant par ailleurs commun aux deux traités (Éth. Nic., VII = Éth. Eud., VI). Concernant les variations internes à l’Éth. Nic., voir Natali (2017) ; et, sur l’ensemble de ce débat, Natali (2018). Sur la question de la définition en particulier, voir Nielsen (2015) ; Morel-Natali (2020). 13 14
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INTRODUCTION
premier lieu, elle reconnaît comme « dialectiques » des arguments qui, sans appliquer de la manière la plus stricte la méthode décrite en Éth. Nic., VII 1 et ses éventuelles conséquences aporétiques, prennent pour point de départ la confrontation des opinions admises pour exposer un problème. Or cela ne veut pas dire, ni qu’il faille conclure à une aporie, ni que la solution elle-même – la « preuve » finale – soit fournie par la dialectique. En second lieu, elle est compatible avec le principe de l’exactitude spécifique, ou « principe de rigueur relative »19, en vertu duquel on ne doit pas exiger que les arguments conduisent à une totale certitude lorsqu’on se situe dans un domaine où les faits ne relèvent pas de la stricte nécessité, mais seulement du plus fréquent20. C’est précisément le cas de la sphère pratique. Un raisonnement partant d’endoxa peut ainsi s’avérer recevable, par contexte, et conduire à des déductions, non pas nécessaires, mais au moins théoriquement constructives. Pour ce qui concerne la question qui nous occupe, celle de la référence à la nature dans l’enquête sur le bien humain, il est clair qu’Aristote multiplie les endoxa et que, loin de considérer la nature comme un principe pratique reposant sur des prémisses nécessaires, il l’envisage le plus souvent comme l’expression d’un problème. Cette connotation « problématique » n’est pas nécessairement explicite. Les auditeurs d’Aristote pouvaient sans aucun doute détecter dans ses propos des allusions aux opinions autorisées et à leur confrontation mutuelle, là où il nous arrive aujourd’hui de ne pas les voir. L’exemple du rapport entre commandant et commandé nous l’a montré : ce qui apparaît d’abord comme un principe authentique cache en fait plusieurs strates de positions antérieures et peut donner lieu, dans un second temps, à une discussion contradictoire. Nous examinerons d’ailleurs d’autres situations où la référence à la nature a une dimension dialectique nette et explicite. Ce sera par exemple le cas de la question, cruciale, de savoir si les affaires humaines sont tout entières régies par le nomos, ou bien si elles dépendent aussi de la phusis. En d’autres termes, alors qu’elle donne d’abord l’impression d’être un principe indiscutable, l’idée de nature désigne le plus souvent un topos, dont Aristote n’est nullement tenu d’accepter toutes les implications. Cela nous impose, encore une fois, de comprendre avant tout la nature 19 Sur les raisons qui m’ont conduit à proposer cette expression, voir Morel (2003), p. 57. 20 Éth. Nic., I, 7, 1098a26-33.
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comme un problème, avant d’y voir éventuellement une solution, et de situer les arguments qui s’y réfèrent dans le cadre de débats, notamment ceux qui opposent Aristote au mouvement sophistique et à l’Académie. Pour autant, la question de la nature ne condamne pas l’exploration des principes de la conduite humaine à l’incertitude. L’interprétation qu’on entend ici proposer de l’éthique aristotélicienne n’est pas aporétique. Bien que l’idée de « nature » ne soit pas univoque et que la nature de l’être humain soit, comme nous allons le voir, en grande partie inachevée ou incomplète, cette dernière est toutefois suffisamment déterminée, et les faits pratiques sont assez réguliers, pour que nous puissions rapporter la recherche de la vie bonne à des principes suffisamment établis. L’idée de « naturalisme » et le prisme contemporain Le problème général qu’on vient de poser a donné lieu à des lectures divergentes. Si l’on défend une lecture naturaliste forte, on estimera que la normativité pratique a une source « biologique », voire « métaphysique »21, en tout cas méta-éthique. Inversement, on ne peut pas exclure qu’en certaines occurrences, la référence à la nature soit plus circonstancielle, sans rapport consistant à la philosophie naturelle. On privilégiera dans ce cas une approche contextuelle, proprement éthique et politique, en soulignant le propos spécifique de l’enquête pratique. De fait, celle-ci se définit elle-même comme « philosophie des choses humaines »22, une expression peut-être imprécise, mais qui suggère à tout le moins que le champ ainsi circonscrit a sa propre cohérence. Depuis quelques années, ces questions, massives, sont mises au premier plan par la littérature spécialisée. Cela tient pour partie à la réception contemporaine d’Aristote23 mais aussi à des approches plus historiographiques concernant l’unité du corpus aristotélicien – ou sa fragmentation, selon la manière dont on veut voir les choses24. Le débat, entre les deux pôles que j’ai indiqués, ouvre un large éventail de positions, qui appelle avant toute chose une réévaluation de ce qu’il est convenu d’appeler le « naturalisme » aristotélicien. Suivant par exemple MacIntyre (1997). Éth. Nic., X, 10, 1181b15. 23 Pour une synthèse récente, voir Berryman (2019). Pour une vision d’ensemble complète et approfondie du problème et des débats actuels, voir Hähnel (2017). 24 Voir notamment Henry-Nielsen (2015) ; Leunissen (2017). 21 22
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INTRODUCTION
Il apparaît d’autant plus nécessaire de le faire que celui-ci est fréquemment convoqué dans les discussions actuelles sur le naturalisme lui-même, et que la découverte de cette modernité supposée a des effets en retour sur l’interprétation du texte aristotélicien. Or la notion de « naturalisme », comme la plupart des catégories figées, est loin d’être univoque. L’ambiguïté est renforcée par le fait que le naturalisme n’a pas toujours bonne presse. On lui reproche principalement trois choses : il définit les individus par des déterminations essentielles – celle d’une nature humaine supposée – qui ne tiennent pas compte de la diversité humaine ; il suppose la possibilité d’un rapport direct à la nature sans tenir suffisamment compte de notre rapport social et culturellement construit à cette dernière ; il attribue à la nature une dimension normative discutable25. Que le naturalisme soit par définition équivoque jusque dans son application à Aristote, on s’en rend aisément compte en parcourant une partie de la littérature critique concernée ou en relevant les références générales qui sont parfois faites au Stagirite, au nom d’un naturalisme censé lui convenir. Ces différentes lectures incluent certains tenants du néo-aristotélisme, ensemble au demeurant difficile à circonscrire, puisque certains de ses représentants – qu’ils revendiquent ou non leur appartenance à ce mouvement –, comme Philippa Foot ou Martha Nussbaum, tiennent parfois des positions très différentes. Distinguons schématiquement trois manières de parler de « naturalisme » à propos d’Aristote. (a) Une lecture naturaliste-essentialiste, ou si l’on veut « métaphysique », selon laquelle toute espèce animale, y compris l’espèce humaine, adopterait une conduite dont la réussite réside 25 Je m’inspire, en dégageant ces trois points, de Haber (2006). Les approches critiques du texte d’Aristote concernant le statut qu’il réserve aux esclaves et aux femmes – en philosophie pratique mais aussi concernant ces dernières, dans la théorie de la reproduction – ont d’ailleurs souligné le caractère pour le moins problématique, et pour nous moralement inapplicable, de sa manière de convoquer la norme naturelle sur certains points. Je laisse au lecteur le soin d’estimer par lui-même, s’il le souhaite, jusqu’à quel point Aristote est à blâmer pour ne pas avoir condamné les disciminations que nous pensons, aujourd’hui, percevoir si clairement. Je renvoie sur ce point à Leunissen (2017), ou à Mayhew (2004), qui s’efforce de replacer dans leur contexte les aspects les plus problématiques du texte aristotélicien. Sur la question biologique, voir Connell (2016), en particulier, p. 42-52. Pour une synthèse récente sur la question de l’esclavage, voir Pellegrin (2017b), p. 133-160. Pour une présentation nuancée et argumentée de la manière dont Aristote perçoit les peuples non grecs, voir Lockwood (2021), qui montre que le Stagirite n’adopte pas le point de vue selon lequel les Grecs seraient inconditionnellement supérieurs aux non-Grecs.
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dans l’adéquation à son essence et au telos qui la caractérise. Une telle position peut être dite « méta-éthique », au sens où elle fait dépendre les valeurs ou les normes morales de thèses extérieures à l’éthique ellemême26. (b) Un naturalisme de « naturalisation », ou naturalisme scientifique, selon lequel la conduite humaine serait fondamentalement explicable en termes éthologiques, dans un rapport de continuité avec la conduite animale. (c) Un naturalisme proprement pratique, qui n’emprunte pas ses principes à des thèses extérieures à l’éthique, mais qui entend, à l’intérieur même de la philosophie pratique, identifier une norme dite « naturelle ». Cette dernière option peut légitimement s’appuyer sur les références à la nature que l’on trouve dans le corpus de philosophie pratique, pour établir qu’une partie au moins des normes humaines réside dans une certaine conformité à la nature, sans exiger pour autant de remonter à des principes appartenant à la philosophie naturelle. (a) Commençons par la lecture naturaliste-essentialiste, celle du naturalisme « métaphysique ». Par application à la conduite humaine, on pourrait considérer que le mal moral n’est jamais qu’une imperfection naturelle, comme l’a soutenu par exemple Philippa Foot27, en revendiquant l’autorité d’Aristote. La rationalité pratique, selon Foot, est relative à notre espèce et doit être entendue comme une adéquation à l’essence de cette dernière. La nature aurait donc une fonction normative relativement à notre usage de la raison dans les situations pratiques, de sorte que l’accomplissement d’une vie humaine bonne jouerait le même rôle que l’épanouissement biologique pour une plante ou un animal28. 26 Berryman (2019), p. 14, reprend à Williams (1985), en s’y opposant, l’idée d’un naturalisme du point d’Archimède, un « Archimedean naturalism », selon lequel la philosophie naturelle serait en quelque sorte le point d’appui de l’éthique aristotélicienne, parce qu’elle lui donnerait son fondement de l’extérieur. Je reviendrai plus loin sur la manière dont elle conteste ce type de lecture. 27 Foot (2001). Je ne prétends pas ici rendre compte de toutes les nuances de l’approche de Foot et encore moins de son évolution personnelle jusqu’à la période de Natural Goodness. 28 « In spite of the diversity of human goods—the elements that can make up good human lives—it is therefore possible that the concept of a good human life plays the same part in determining goodness of human characteristics and operations that the concept of flourishing plays in the determination of goodness in plants and animals. So far the conceptual structure seems to be intact », Foot (2001), p. 44. On pourra se référer sur ce point à Donatelli (2003), qui confirme que Foot fonde effectivement son analyse de la rationalité pratique sur le type de naturalisme, censément aristotélicien, que je viens de décrire.
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Cette perspective n’est pas très éloignée de ce qu’on pouvait déjà lire chez MacIntyre, dans After Virtue : « comme les membres de toutes les autres espèces, les êtres humains ont une nature spécifique, et cette nature est telle qu’ils ont certains buts et qu’ils se dirigent vers un telos spécifique »29. Jusqu’à ce point, on ne peut que souscrire à ces affirmations qui paraphrasent correctement les thèses majeures du début de l’Éthique à Nicomaque. Cependant, MacIntyre ajoute aussitôt : « Le bien est défini en fonction de leurs caractéristiques spécifiques . L’éthique d’Aristote, telle qu’il la présente, présuppose donc sa biologie métaphysique. » Or les premières pages de l’Éthique à Nicomaque invitent à aller dans une tout autre direction, indépendamment même des considérations – manifestement étrangères à MacIntyre – que l’on pourrait faire sur la chronologie des traités et l’organisation systématique du rapport entre philosophie naturelle et philosophie pratique. Le bien, dit Aristote, n’est précisément pas « défini », sinon, « dans les grandes lignes » et de manière esquissée30, parce qu’il n’est pas univoque et parce qu’il est toujours particularisé dans ses réalisations concrètes, contrairement à ce que la doctrine platonicienne des formes pouvait laisser penser. De ce point de vue, les observations de P. Aubenque dans son livre sur la prudence31 – ouvrage systématiquement laissé de côté par les différentes lectures évoquées ci-dessus –, demeurent pertinentes et répondent par avance à la lecture « biologique » ou « métaphysique » : aucune règle universelle et immuable, qu’elle soit déductible ou non de l’essence, ne peut venir au secours de l’agent moral, parce qu’il est engagé dans la diversité des situations pratiques particulières et confronté à la contingence qui les caractérise. Aristote insistera ensuite sur le fait que la recherche engagée porte sur le « bien humain »32. En d’autres termes, les premières pages de l’Éthique à Nicomaque montrent qu’il ne suffit pas d’invoquer le telos de l’espèce, ni une quelconque « biologie métaphysique » pour savoir en quoi consiste le bien humain, a fortiori lorsqu’il s’agit d’agir, c’est-à-dire de délibérer et décider correctement dans des situations pratiques concrètes, grâce à une bonne éducation du désir. De ce point de vue, on ne peut pas reprocher à Aristote de transgresser par anticipation le principe formulé MacIntyre (1997), p. 145. Éth. Nic., I, 1, 1094a25-26. 31 Aubenque (1963). 32 Éth. Nic., I, 1, 1094b7. 29 30
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par Hume selon lequel les normes pratiques ne sont pas déductibles des constats de faits, de passer d’un is à un ought : la finalité naturelle est un fait, et un fait qui – on le verra – joue un certain rôle dans la détermination du bien humain, mais la finalité pratique, parce qu’elle est intentionnelle et subordonnée à la mise en œuvre d’une éducation morale, n’en est pas, et ne peut pas en être, la pure et simple application. (b) On peut encore pencher pour un naturalisme de naturalisation, continuiste du point de vue zoologique, qui propose d’intégrer – au moins jusqu’à un certain point – l’analyse de la conduite humaine aux sciences de la nature. Il s’agirait en ce sens de combler le fossé qui sépare la philosophie naturelle de la philosophie pratique, pour reprendre le titre du volume édité par Devin Henry et Karen Nielsen en 201533. Certains articles de ce collectif s’inscrivent, explicitement ou non, dans la perspective selon laquelle l’action humaine relèverait fondamentalement de l’éthologie, de l’étude du comportement animal dans son environnement. De fait, l’homme est un animal, et les animaux autres que l’homme ont des aptitudes cognitives et des dispositions similaires à celles des humains34. En ce sens, les facteurs biologiques et physiologiques détermineraient fortement l’action humaine et un certain nombre de faits pratiques – comme le fait d’être un animal naturellement « politique » –, usuellement traités comme indépendants des déterminations biologiques, devraient être reconsidérés sous cette lumière35. Cela vaudrait également pour les vertus qu’Aristote qualifie de « naturelles », selon J. Lennox36, pour qui, en substance, le développement du caractère humain obéit aux mêmes principes que l’actualisation des dispositions animales. Par ailleurs, l’interprétation de la théorie aristotélicienne de l’action comme une théorie causale, selon laquelle l’agent délibérant est véritablement cause de son action, y compris quand il dépend partiellement d’autres facteurs (biologiques mais aussi institutionnels et culturels) présente des avantages considérables37. Elle permet notamment de fonder rationnellement la thèse de la responsabilité humaine comme imputation Henry-Nielsen (2015). Avant de revenir plus loin sur les formes de l’intelligence animales et les similitudes caractères, je renvoie à l’étude fondamentale de Labarrière (1990). 35 Ainsi, Lloyd (1993) a défendu, non sans nuances, l’idée que l’argumentation de Pol., I était d’ordre « sociobiologique ». 36 Lennox (2015). 37 Ainsi que l’a montré Charles (1984). 33 34
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d’actions, c’est-à-dire d’en proposer une explication consistante, en attribuant à l’agent le principe de ses propres actions. Nous le verrons en particulier en analysant un passage de l’Éthique à Eudème (II, 6), qui l’établit explicitement. En outre, elle fait droit au statut générique d’animal, de zôon, qui est nécessairement inscrit dans l’essence de l’humain. Elle constitue une alternative convaincante aux lectures d’inspirations phénoménologiques qui voudraient réduire l’action humaine à son sens, à sa visée, indépendamment de toute détermination causale38. Elle permet enfin d’identifier une théorie générale et transversale de l’action (πρᾶξις) comme unification dynamique de mouvements et d’actions convergents ou préparatoires, applicable au fonctionnement des organes, à l’unité organique, à la conduite animale et, jusqu’à un certain point, à la praxis humaine39. La réflexion qui va suivre, en prenant la suite de ces acquis, porte en grande partie sur cette dernière restriction : « jusqu’à quel point » l’action humaine est-elle analysable en des termes applicables aux actions naturelles ? La théorie causale de l’action, notons-le dès maintenant avant d’y revenir à la fin de l’analyse, ne conduit pas nécessairement à l’écueil d’un déterminisme qui contredirait la responsabilité de l’agent. On peut fort bien défendre, en effet, une approche parfois dite « compatibiliste », qui admet que l’agent humain, bien qu’il soit partiellement déterminé par des causes antécédentes, notamment biologiques, conserve sa capacité de délibération et son aptitude à être réellement cause d’actions dont le résultat n’est pas pré-déterminé40. Là encore, la position d’Aristote trouve des échos favorables dans la philosophie contemporaine de l’action. Elle suppose en effet que l’agent ait un pouvoir causal particulier, sans que son action relève d’une loi identique en tous points à celles qui régissent les phénomènes naturels, c’est-à-dire une loi qui embrasserait l’ensemble des conditions causales de l’action41, et qui ferait i ntégralement 38 Voir par exemple Bubner (1992), qui oppose, aux tentatives d’explication causale de l’action, l’attitude d’interprétation qui, seule, permettrait de définir l’agir humain dans sa spécificité. 39 C’est ce que je me suis proposé de montrer dans Morel (2007). En faveur de l’idée de praxis naturelle, voir également Lennox (2010). 40 Natali (2004) avance plusieurs arguments en faveur du modèle causal et montre, contre les adversaires de ce dernier, qu’il ne soumet pas la théorie aristotélicienne de l’action au déterminisme. 41 Voir par exemple la relecture d’Aristote par Davidson (1993), notamment p. 117. Sur la convergence entre Aristote et Davidson, voir Natali (2004), p. 201.
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dépendre cette dernière des causes antécédentes. De fait, si l’on admet que l’être humain, parce qu’il est rationnel, est capable d’une variété inégalée de réponses aux situations qui appellent son initiative et sa décision, on peut supposer qu’il a une manière qui lui est propre d’être cause de ses actions. Dans ces conditions, une approche étroitement éthologique de la philosophie pratique peut difficilement s’imposer. Si l’on entend traiter la conduite morale dans des termes également applicables au comportement animal, on laisse de côté, une fois encore, la grande diversité des possibilités d’agir qui s’offrent à l’être humain en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’être de raison. (c) Enfin, envisageons ce que pourrait être un naturalisme proprement pratique, et en ce sens « internaliste ». J’entends par là une forme de naturalisme qui ne subordonnerait pas les normes pratiques à une sorte de « point d’Archimède » biologique ou métaphysique, et qui ne consisterait pas non plus à naturaliser la conduite humaine comme si elle relevait d’une éthologie comparée. Si l’on adopte le point de vue internaliste, on peut affirmer en effet, sans recourir à des prémisses externes, qu’une partie au moins des normes pratiques réside dans la conformité à une « nature » d’un certain type, qui ne coïncide pas exactement avec la nature biologique. En d’autres termes, on peut défendre une conception que l’on pourrait qualifier de « naturaliste-pratique » sans prétendre la déduire de la nature spécifique ou de l’essence, ni réduire les fins pratiques au telos naturel. C’est en partie la ligne choisie par J. Annas, qui estime qu’Aristote, sans avoir à importer la téléologie naturelle dans le domaine des affaires humaines42, défend une conception de la conformité à la nature proche des formes hellénistiques – principalement stoïciennes – de naturalisme. Annas distingue dans le texte aristotélicien entre la nature de base, « mere nature », point de départ de nos actions et de notre perfectionnement moral personnel (via l’habituation notamment), et une nature entendue en un sens fort, nettement normatif, qu’Aristote évoque à propos de la justice ou du plaisir dans l’Éthique à Nicomaque, et à propos de la cité et du zôon politikon au livre I de la Politique. Cette notion plus forte de « nature » définirait le but éthique et constituerait une « application au contexte éthique de la notion de nature qui est celle de la Physique »43, c’est-à-dire la phusis comprise Annas (1995), p. 139. Annas (1995), p. 147.
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comme principe interne de mouvement et de repos. Il y a sans doute ici une ambiguïté dans l’analyse, qui entend distinguer entre la fin naturelle et la fin morale, mais qui défend la thèse d’une « application » de la conception physique de la nature à la sphère pratique. L’ambiguïté, pourrait-on répondre, est sans doute celle d’Aristote lui-même. J’y reviendrai dans la première partie de ce livre. Quoi qu’il en soit, on suivra volontiers Annas sur cette idée que le terme phusis, dans les écrits pratiques, n’a pas toujours le même poids ni exactement le même sens. On retrouve un souci comparable de faire varier le concept de « nature » chez McDowell, qui attribue à Aristote un naturalisme complexe, en vertu duquel un être humain arrivé à maturité est réellement un animal rationnel et n’est donc pas extérieur à la nature44. Il entend échapper ainsi à un « supernaturalism » qui accorderait à la nature humaine une sorte de régime d’exception, en particulier si l’on considère que la manière proprement humaine d’accomplir sa nature est typiquement de réaliser une seconde nature. McDowell vise ici la formation progressive des dispositions de l’intellect pratique, à partir de ses capacités naturelles. On dira ainsi, pour étayer ce « naturalisme de la seconde nature »45 que, « dans la conception aristotélicienne des êtres humains, la rationalité est une partie intégrale de leur nature animale »46. Cette position se comprend d’autant mieux si l’on considère que, pour McDowell, le jugement pratique chez Aristote ne requiert pas de validation externe, problématique selon lui essentiellement moderne et commandée par la représentation désormais prédominante d’un monde désenchanté, où aucune forme de rationalité pratique ne pourrait s’autoriser d’elle-même. Plus globalement, la piste proposée va dans le sens des différentes formes de dépassement de l’opposition entre nature et culture qui ont été envisagées au xxe siècle, comme le « naturalisme culturel » de Dewey, qui pose qu’il n’y a pas de solution de continuité entre les opérations rationnelles et les processus physico-biologiques, sans que pour autant les premières soient intégralement réductibles aux seconds47. Voir McDowell (1996), p. 78-85 ; 91 ; 109. « a naturalism of second nature », McDowell (1996), p. 91. 46 « In Aristotle’s conception of human beings, rationality is integrally part of their animal nature », McDowell (1996), p. 109. 47 Voir par exemple Dreon (2019). 44 45
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L’approche de McDowell serait acceptable sans trop de restrictions, si Aristote thématisait lui-même clairement cette notion de « seconde nature », que lui prête une longue tradition de lecture. Ce n’est toutefois pas le cas48. De plus, la lecture dite « supernaturaliste » ne peut être totalement écartée, si l’on veut bien prendre en compte des textes comme ceux du livre X de l’Éthique à Nicomaque qui disent très clairement que l’homme ne doit pas s’en tenir aux préoccupations proprement humaines et à la considération des choses mortelles, mais doit aussi développer et exercer la part divine qui est en lui, à savoir son intellect, pour s’immortaliser autant qu’il est possible49. Quoi qu’il en soit, comme on le verra, le type de « naturalisme » que McDowell attribue à Aristote s’accorde assez bien, au moins dans ses grandes lignes, avec les textes clés. On peut donc maintenir une forme d’interprétation naturaliste, sans soutenir une position du premier type, c’est-à-dire l’interprétation métaéthique et externaliste. Martha Nussbaum a ainsi défendu une lecture à la fois internaliste et soucieuse de la spécificité humaine. Elle considère, en premier lieu, que l’éthique aristotélicienne est « anthropocentriste »50, au sens où l’horizon de l’enquête sur le bien est celui de la perception humaine de la moralité, par opposition à un critère absolu, comme l’idée platonicienne du bien51. Elle estime ainsi, en second lieu, qu’Aristote est « essentialiste » dans la mesure où la « nature humaine », incluant l’ensemble des « potentialités » qui sont en jeu dans l’action, est au fondement de l’éthique52. En mettant l’accent sur les potentialités propres à la nature humaine, par opposition à une vie divine, M. Nussbaum souligne un point important, sur lequel nous aurons à revenir. Il est toutefois difficile de s’appuyer, chez Aristote, sur une conception robuste de la « nature humaine », faute d’un nombre significatif d’occurrences claires d’une telle expression, comme nous le verrons plus 48 Dans le détail de ses analyses, McDowell est d’ailleurs assez prudent sur ce point précis : « the notion is all but explicit in Aristotle’s account of how ethical character is formed », McDowell (1996), p. 84. Sur l’introuvable « seconde nature » aristotélicienne, je renvoie à Morel (1997). 49 Éth. Nic., X, 7, 1177b31-1178a8. Voir en ce sens Rapp (2017), qui conclut pour la même raison à l’incapacité des lectures « naturalistes », généralement tributaires des seules perspectives contemporaines, à rendre compte de manière satisfaisante de tous les aspects de l’éthique aristotélicienne. 50 Nussbaum (1986), p. 242. 51 Voir sur ce point, et pour une synthèse efficace de la lecture par Nussbaum de l’éthique aristotélicienne, Weigelt (2019). 52 Voir par exemple Nussbaum (1986), p. 292-293.
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bas. Or si l’on pose, par méthode, que la présence littérale, ou l’absence, d’une expression détermine le sens et la fonction du concept que traduit cette expression, on souscrira difficilement à l’affirmation de M. Nussbaum, selon laquelle Aristote « mentionne la nature humaine de manière récurrente à propos des questions éthiques »53. Bien qu’on puisse reconstruire, à partir du corpus pratique, l’équivalent d’une définition de l’être humain – c’est-à-dire l’énoncé de son essence, son « ce que c’est » ou « quiddité » –, ce n’est pas cette définition que traduit l’expression « nature humaine » quand on la trouve chez Aristote. Celle-ci va d’ailleurs s’avérer sans utilité pour ce qui est d’établir les principes fondamentaux de l’éthique. Il ne s’agit pas, cependant, d’une simple dispute de mots, et l’idée n’est pas ici de se retrancher derrière un strict respect de la lettre, qui aurait pour lui l’apparence de la rigueur, mais qui fermerait les perspectives. On peut de fait concéder que l’idée de « nature humaine », moyennant quelques ajustements, est globalement applicable à la philosophie pratique d’Aristote, notamment pour les raisons de fond alléguées par Nussbaum. On peut encore oublier les connotations de l’idée de « nature humaine » qui, dans la modernité, a pris une signification et une fonction tout autres que celles qu’elle reçoit chez Aristote, par exemple dans les théories du droit naturel54. Toutefois, deux arguments massifs nous mettent en garde contre de telles concessions. En premier lieu, la promotion de l’idée de « nature humaine » dans les textes cités de Nussbaum, parce qu’elle sert un strict 53 « Aristotle repeatedly mentions human nature in connection with ethical questions », Nussbaum (1995), p. 86-131 ; la citation est la première phrase de l’article. Dans celui-ci (notamment p. 102-110), M. Nussbaum accorde beaucoup à l’idée de l’homme comme « animal politique par nature ». Toutefois le politikon ne peut à proprement parler « définir » l’être humain : c’est une propriété générique et non spécifique, puisque d’autres animaux sont « politiques », même s’ils le sont à un moindre degré. Par ailleurs, concernant la définition même de l’humain, la suite du livre I de la Politique d’Aristote va se montrer particulièrement confuse et embarrassée, lorsqu’il s’agira de savoir si une même définition de l’être humain s’applique sans restriction aux esclaves. 54 Ce n’est en effet que par simplification que l’on peut attribuer à Aristote – à la suite par exemple de Leo Strauss – une véritable théorie du « droit naturel », comme l’a montré Ritter (1969), en distinguant notamment la conception aristotélicienne du droit de celle de Christian Wolff, selon laquelle nous serions « obligés » par « notre nature et notre essence ». Non seulement Aristote ne conçoit pas d’obligation de ce type, mais il n’érige pas non plus, à l’inverse, un droit de nature en juste absolu, qui transcenderait les lois particulières. Comme nous le verrons à propos de l’antithèse phusis-nomos, ce qu’il y a de « naturel » dans le domaine du droit est inhérent au droit « positif » que constitue le nomos.
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internalisme « anthropocentriste », néglige l’option d’une vie contemplative, à la fois humaine et divine, par opposition à une existence exclusivement consacrée aux choses humaines55. Or on ne peut contourner facilement le paradoxe d’une humanité qui ne se réalise pleinement qu’en accomplissant une activité plus qu’humaine. Le concept de « nature humaine », tel qu’il transparaît dans les traités éthiques, n’est donc pas clairement délimité ni spécifié, notamment par différence avec la nature divine. En second lieu, n’y a-t-il pas des enseignements à tirer de la discrétion sémantique d’Aristote concernant l’idée même de « nature humaine » ? Doit-on écarter par avance l’hypothèse selon laquelle cette négligence apparente pourrait être, en fait, le signe d’une indétermination réelle, et d’une plasticité non pas accidentelle mais essentielle de la « nature » de l’être humain ? Les signes de cette relative indétermination sont nombreux et bien connus. Ainsi, l’homme est « un animal politique par nature », mais il faut encore instituer un « ordre »56 dans la communauté politique – la constitution, l’éducation, les lois – pour qu’à partir de cette simple aptitude, il devienne un citoyen et plus encore un bon citoyen. De fait, ce n’est pas seulement en vue de la simple coexistence, mais en vue du « bien vivre » que les hommes se rassemblent : non seulement par tendance naturelle, mais aussi pour l’avantage commun57. Ou encore : les vertus ne sont pas en nous « par nature », mais la nature nous a donné les prédispositions nécessaires pour devenir vertueux, sans aucunement nous nécessiter à l’être, puisque nous acquérons les vertus éthiques par l’habitude58. L’expression la plus claire de cette distinction entre la nature possible, encore axiologiquement indéterminée, et la vertu effective est sans doute celle-ci : « nous sommes capables par nature, mais nous ne naissons pas bons ou mauvais par nature »59. En d’autres termes, dans les traités éthiques, l’idée de « nature humaine » est en partie indéterminée, de sorte qu’elle ne peut 55 Comme le note Weigelt (2019), p. 67. Comme nous l’avons vu, l’interprétation de McDowell pose le même problème. 56 Pol., I, 2, 1253a38. Je rejoins ici Frede (2019), p. 264, qui rappelle que l’ordre propre à une cité n’est pas institué par nature, et n’est pas non plus atteint à partir d’un instinct naturel ou à partir de prédispositions. 57 Pol., III, 6, 1278b17-30. 58 Éth. Nic., II, 1, 1103a18-26. 59 Éth. Nic., II, 5, 1106a9-10 : δυνατοὶ μέν ἐσμεν φύσει, ἀγαθοὶ δὲ ἢ κακοὶ οὐ γινό – μεθα φύσει.
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être pleinement déterminante : bien que le but de l’enquête soit « le bien proprement humain » et que les faits pratiques se déroulent avec une régularité globale qui atteste la stabilité relative de la « nature humaine », on voit difficilement comment cette dernière pourrait fonder par ellemême les règles de conduite. Comme on le voit, il n’y a pas une seule et unique lecture « naturaliste » d’Aristote, mais plusieurs courants interprétatifs susceptibles de se ranger sous cette bannière, de sorte que la simple évocation du terme crée parfois plus d’embarras qu’elle n’apporte de lumières. Face à cette situation, deux options se présentent. La première serait d’écarter tout bonnement l’idée même de « naturalisme » éthique à propos du Stagirite. La seconde consisterait à reconnaître que la référence à la nature dans l’éthique aristotélicienne est irréductible, voire centrale, mais que la « nature » dont s’occupe la philosophie pratique, loin d’être une norme suffisante et univoque, est en fait un concept équivoque, qui traduit une réalité en tension. Si tel est le cas, cela signifie que le spécialiste de l’éthique et de la politique, sans faire de la nature un véritable principe d’action mais sans non plus l’écarter de sa réflexion, a pour tâche d’évaluer, de manière critique, la capacité de la nature à fournir un tel principe. La première voie a été récemment empruntée par Sylvia Berryman, dans un livre consacré aux sources de la moralité selon Aristote60. Un certain nombre d’interprétations défendues par Berryman trouveront ici un écho favorable, à commencer par sa thèse générale, selon laquelle l’argument de la conformité à la nature, dans le contexte de la philosophie pratique, ne signifie pas que celle-ci dépende de la biologie. Pour Berryman, la source ou l’origine des normes pratiques est à chercher avant tout, chez Aristote, dans la sphère de l’action elle-même, au cœur de l’activité humaine, dont les moyens, mais aussi les fins, sont déterminés par l’usage pratique de la raison. Cette lecture s’oppose clairement à l’hypothèse d’un naturalisme « archimédien », le premier type de lecture que j’ai décrit plus haut. Berryman fait ainsi remarquer, de manière convaincante, que le texte qui semble en première approche se prêter le plus facilement à un naturalisme « archimédien », le livre I de la Politique, fait usage d’un concept de « nature » qui relève bien moins de la Berryman (2019).
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philosophie naturelle que du contexte, anthropologique et culturel, des débats sophistiques autour de l’opposition de la phusis et de la loi ou convention, nomos61. Toutefois, aussi clairs que soient les arguments de Berryman et aussi crédible que soit sa position globale, cette dernière laisse intacte une objection factuelle et irréductible : Aristote, en philosophie pratique, se réfère à la nature – positivement ou non – avec une constance et une fréquence qui montrent que cela ne peut pas être accidentel. Qu’il s’agisse de définir la vertu éthique comme habitus non naturel à agir d’une manière déterminée, de s’interroger sur ce qui nous attache spontanément au plaisir, d’identifier le bien naturel que représente notre telos spécifique, ou encore de souligner le rôle des passions et des facteurs physiologiques dans les motivations humaines, Aristote s’interroge sans cesse sur la part du naturel dans l’agir humain. La nature n’est sans doute pas une norme originelle de la vie bonne, la source des prescriptions morales. Elle ne se prête donc probablement pas à un naturalisme ontologique ou à une analyse des faits humains en termes de dérivation. Sur ce point, l’analyse de Berryman est salutaire. Le naturel ne se donne pas non plus, nous le verrons, comme une évidence empirique et pratique, capable par elle-même d’orienter l’action de manière efficace. La conformité à la nature n’est donc pas saisie immédiatement, de manière empirique ou intuitive. Cependant, la nature n’est pas pour autant réductible à une abstraction, à un concept vide ou marginal par rapport à une pratique humaine qui serait, au fond, indifférente à ses propres conditions physiques de réalisation. La question de la conformité à la nature est bien plutôt un élément objectif de la pratique, qui se situe au cœur même des projets humains, et non pas à l’extérieur de la sphère des réalisations humaines. Enfin, en se donnant pour principal adversaire un naturalisme du « point d’Archimède », Berryman triomphe facilement d’une position dont la fragilité est évidente. Comme elle le note elle-même, et comme nous l’avons vu, il y a d’autres manières d’invoquer la conformité à la nature, et cela à l’intérieur même de la philosophie pratique. Il n’est donc pas si pertinent de brandir la menace d’une forme de biologie métaphysique ou d’essentialisme hâtif pour écarter du débat éthique la normativité naturelle. Berryman (2019), p. 80-101 ; 179.
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Nature plurielle, nature inachevée, nature transformée Je prendrai donc un autre point de départ. Posons une hypothèse de travail minimale : la référence à la nature dans l’éthique d’Aristote n’est pas accidentelle. Elle n’est pas un ornement convenu et marginal, comme si elle attendait la période hellénistique, avec l’épicurisme et le stoïcisme, pour jouer un véritable rôle dans la philosophie pratique, quand il sera clairement établi que nous devons vivre « en accord avec la nature »62. La double question de ce qui est « par nature » ou « contre nature », bien qu’elle ne suffise pas à définir la norme de l’action bonne, est un élément irréductible de l’éthique aristotélicienne et de la politique. J’entends ici « politique » au sens large qu’Aristote donne à ce terme au début de l’Éthique à Nicomaque, où il qualifie la science architectonique en charge de la direction des affaires humaines. Invoquer en philosophie pratique les problèmes posés par la nature répond à une réelle nécessité théorique, car les questions qui le justifient portent sur les principes mêmes de l’éthique, comme du savoir requis pour bien agir. Elles s’adressent inévitablement au théoricien des affaires humaines ainsi qu’à l’agent pratique en situation. Ma proposition globale est cependant qu’il faut aller plus loin : la question des conditions naturelles de la vertu et de l’action est en fait centrale pour la réalisation de la vie bonne. Résoudre, théoriquement et pratiquement, la question du bien, c’est nécessairement s’interroger sur ce qui est en nous « par nature » et qui, ainsi, résiste au bien ou au contraire nous y prépare. L’argument général que je propose à l’appui de cette thèse est simple : tous les domaines de l’éthique aristotélicienne sont concernés, directement ou implicitement, par la question des déterminations naturelles. On le constatera, successivement, à propos du statut épistémologique des appels à la philosophie naturelle, de la visée de la fin, de l’acquisition des vertus, du plaisir et des émotions, des liens relationnels (la philia), 62 Pour le stoïcien Zénon de Citium, la fin, le telos de la vie humaine, consiste à « vivre en accord (ὁμολογουμένως) avec la nature, c’est-à-dire mener une vie conforme à la vertu » (SVF I, 179 = Diog. Laërce, VII, 87 ; Stobée, II, 75, 11). Cicéron rend la formule en latin par convenienter naturae vivere (Fin., IV, 14). Pour Chrysippe, la fin de la vie bonne est de « vivre en suivant la nature » (ἀκολούθως τῇ φύσει ζῆν) (SVF III, 2-19; voir par exemple Diog. Laërce, VII, 88). Parmi d’autres textes du corpus épicurien, la Maxime capitale XXV d’Épicure exhorte à rapporter chacun de nos actes, en toutes circonstances, « à la fin de la nature » (ἐπὶ τὸ τέλος τῆς φύσεως). Sur la question de la nature dans l’épicurisme, je renvoie à Morel (2009).
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de la justice, de la responsabilité, et enfin de la sagesse pratique dans sa dimension politique. Pourtant, chez Aristote comme avant lui chez Héraclite, « Nature aime se cacher »63. Elle ne se livre jamais totalement à l’observation ou à l’analyse. Cette obscurité structurelle se traduit d’abord par le caractère équivoque de la terminologie qui est celle d’Aristote. Les textes concernés – en particulier les deux grands traités d’éthique, l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème, sur lesquels ce livre porte prioritairement – offrent une image complexe et bigarrée de la « nature ». La notion, dont on examinera plus loin les différentes formes littérales, semble à première vue correspondre à l’essence, au ti esti, de l’être humain, à ce que l’on pourrait appeler la « nature humaine ». Toutefois, appliquée à l’être humain, la « nature » peut encore désigner la nature propre singulière, le tempérament individuel, qu’il soit psychique ou corporel. Nous le constaterons à propos des vertus naturelles. De plus, la « nature humaine » elle-même ne reçoit pas de définition qui soit assez déterminée pour être immédiatement applicable à la pratique, comme s’il suffisait d’énoncer l’essence de l’homme pour savoir en quoi consiste son bien propre et quels sont ses devoirs. L’être humain a également une « nature de base », et celle-ci est incomplète : l’ensemble de ses tendances immédiates et de ses potentialités inachevées, comme la capacité paradoxale à devenir vertueux autrement que par nature, ou la capacité à acquérir les savoirs. La difficulté tient précisément à cet inachèvement : nous savons depuis le récit prométhéen que l’animal humain est naturellement démuni, que son aptitude à la vie commune est fragile, et que cette existence ne peut être garantie que par un ensemble de médiations64. Pour Aristote, ces médiations sont proprement humaines et la seule nature humaine qui puisse se réaliser est une nature transformée. Tout le problème est précisément, pour l’être humain, de parvenir à travailler, à élaborer sa « nature de base » inachevée et potentielle, pour 63 Héraclite, DK 22 B 123. Sur cet aphorisme, sa fortune et son interprétation, voir Hadot (2004). 64 La question de la différence anthropologique, prise en elle-même, relève d’un autre débat et elle excède le propos de ce livre. Sans prétendre la trancher, on proposera toutefois des arguments en faveur d’une voie médiane. L’être humain n’est pas une exception zoologique, puisqu’il doit, comme les autres animaux, chercher à mener une certaine « vie » et composer pour cela avec les conditions de base qui constituent sa « nature ». Il n’est pas, cependant, un animal au même titre que les autres – ceux-là visent et accomplissent leur fin spontanément –, étant donné qu’il ne réalise sa nature qu’en la dépassant.
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accomplir sa « nature » essentielle. Or une telle fin n’est déjà plus, en sons sens le plus strict, « naturelle ». Paradoxalement, l’être humain tend par nature à dépasser sa propre nature : il n’accomplit ses fins – et a fortiori la fin ultime du souverain bien – que par la médiation de l’éducation morale, de l’action délibérée et des institutions politiques, ou bien, dans quelques cas assez rares, en se consacrant à l’activité intellectuelle libérale, par la vie contemplative. Dès lors, si Aristote est « naturaliste », ce n’est pas au sens où une norme naturelle originelle et univoque apporterait une solution au problème pratique, mais parce que la nature témoigne, par la diversité de ses aspects, du problème lui-même. En un mot, la position d’Aristote est bien, si l’on veut, une forme de « naturalisme », mais il s’agit d’un naturalisme problématique. Il est certain que la résolution de ce problème n’est pas à portée de main, dans la mesure où l’être humain est livré à ses propres capacités, sans l’aide d’un quelconque secours divin, pour faire face à sa propre incomplétude65. Pour autant, la situation n’est peut-être pas si tragique. La « nature de base », celle des aptitudes et des tendances encore inchoatives, n’est pas seulement une réalité par défaut ou un concept négatif : elle donne également des indications sur nos aptitudes naturelles et sur nos fins. L’action doit d’ailleurs s’inscrire, jusqu’à un certain point, dans la continuité des tendances premières ou désirs élémentaires, comme celui de vivre en société. Nous verrons ainsi, en particulier à propos de la dualité phusisnomos en matière de justice, que l’organisation des affaires humaines et l’élaboration pratique ne suppriment pas totalement la part de ce qui dépend de la nature. Le travail d’analyse, travail en ce sens critique, va justement consister, pour le théoricien des affaires humaines, à délimiter la sphère légitime de la normativité naturelle. L’action délibérée moralement significative, sur le plan de la conduite personnelle comme sur celui de l’organisation de la cité, promet une réponse suffisante au problème posé par la nature, en faisant converger ce qu’on aura ainsi distingué : les tendances naturelles, les facteurs physiologiques et les conditions extérieures de l’action, l’appréciation rationnelle des moyens en vue des fins bonnes. La méthode qu’on privilégiera pour reconstruire ce naturalisme problématique et critique est littérale. Plutôt que de présupposer une idée de 65 En ce sens, le diagnostic d’Aubenque (1963) sur la « finitude » humaine s’applique parfaitement à la question naturaliste. Plus récemment, sur l’importance de la « déficience » de la nature humaine pour le projet même de la philosophie pratique aristotélicienne, voir Frede (2019).
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nature à l’aune de laquelle on prétendrait évaluer le « naturalisme » supposé d’Aristote, on partira des diverses manières d’invoquer la nature en philosophie pratique et des occurrences mêmes du « naturel » pour, ensuite seulement, en évaluer la puissance normative. La plupart des études qui se sont penchées sur ce problème procèdent comme si la notion même de « nature » dans les textes de philosophie pratique allait de soi, et comme si elle était univoque, ou encore comme si la diversité des occurrences était réductible à un sens premier66. Ce n’est pas le cas. On ne lèvera d’ailleurs pas totalement l’équivoque sémantique en prétendant réduire la « φύσις » dont il est ici question à un terme générique ou commun, ou encore à une unité de signification référentielle dont dépendraient les autres occurrences. Tout au moins peut-on dire que ce qui relève de la « nature » rassemble les conditions élémentaires et non construites de l’activité humaine. Les trois parties de ce livre envisagent successivement: le problème sémantique et épistémologique ; puis, dans un deuxième temps, la question psychologique de l’origine des dispositions et des tendances ; enfin, celle, proprement pratique, des normes de l’action bonne. La première partie établit ce constat que la diversité des significations ne permet pas d’unifier parfaitement l’idée de « nature ». Celle-ci se caractérise d’abord par une certaine instabilité sémantique, d’un texte à l’autre, voire d’une occurrence à l’autre, parfois dans une même page. Corrélativement, la difficulté est aussi épistémologique et scientifique : que faut-il attendre des sciences de la nature dans le domaine pratique ? On observe d’abord des discordances entre le traitement physique et l’approche pratique de l’idée de « nature », ce qui s’ajoute aux restrictions d’usage concernant la possibilité de passer d’un genre scientifique à l’autre, en particulier lorsqu’il s’agit de passer d’un savoir théorique à un savoir pratique. Pourtant, les résultats de la physique instruisent jusqu’à un certain point la philosophie des affaires humaines. Les emprunts à la philosophie naturelle sont nombreux en philosophie pratique, que ce soit par le biais d’analogies, de concepts transversaux ou de faits scientifiquement identifiés. Cela ne signifie pas pour autant que la première ait vocation à fonder la seconde. Une certaine connaissance des aspects physiologiques de l’intempérance ou des passions est sans doute importante pour le théoricien de l’éthique et pour le politique actif, mais Parmi les exceptions, comme on l’a vu, voir Annas (1995).
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elle renvoie simultanément les explications physiques proprement dites à un autre domaine d’investigations. La deuxième partie examine la situation psychologique et dispositionnelle : bien que nous tendions naturellement vers le bien, les tendances naturelles peuvent-elles être au principe des fins pratiques ? Peuvent-elles orienter le désir du bien vers le bien proprement humain ? Comment la nature prépare-t-elle à l’acquisition des vertus proprement dites, aux sentiments qui nous lient à autrui et, plus généralement, à l’éducation morale dont le politique a la charge ? Nous verrons que l’inachèvement du naturel se manifeste là d’autant plus fortement que la nature dont il est alors question est constituée par un ensemble de puissances ou de capacités, dont l’actualisation n’est possible que par le jeu de médiations proprement humaines. Nous l’observerons en particulier au travers de l’acquisition des vertus au sens strict – par opposition aux vertus dites « naturelles » –, par le biais de la question du plaisir et à propos de l’amitié. La troisième partie aborde enfin la question proprement normative et pratique. Comment s’en remettre aux normes naturelles, alors qu’elles ne suffisent pas à orienter l’action ? Que la nature soit confrontée et incorporée au régime de la loi, du nomos, ou encore qu’elle prédétermine en partie la responsabilité morale, elle reste toujours inachevée et laisse aux êtres humains la responsabilité de leur propre réalisation. Elle apparaît ainsi, avant tout, comme un problème à résoudre, un problème qu’elle pose à la sagesse pratique et à la politique et qui, par le fait, en justifie l’exercice. Il revient donc au théoricien de l’éthique d’évaluer de manière critique le rôle des conditions et des capacités naturelles, afin de mettre en lumière la situation paradoxale et si particulière qui est celle de l’animal humain. * Deux chapitres de ce livre reprennent des publications antérieures. Bien que, dans les deux cas, ces textes aient été substantiellement modifiés, je tiens à remercier les éditeurs qui en ont autorisé la reprise partielle : – « Animal politique, animal pratique. La thèse de l’‘animal politique’ dans les traités éthiques d’Aristote », dans R. Güremen, A. Jaulin (éd.), Aristote, l’animal politique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2017, p. 109-120. – « Qui a peur de l’éthologie ? Action humaine et action animale chez Aristote », Archai, n. 11, jul-dez. 2013, p. 91-100.
Première partie PHYSIQUE ET PHILOSOPHIE PRATIQUE
Chapitre I UNE « NATURE » AUX SIGNIFICATIONS MULTIPLES Quand Aristote évalue ce qui est conforme à la nature, il est parfois difficile de savoir s’il en fait un usage descriptif ou normatif et, dans le second cas, si cette norme n’exprime rien d’autre qu’une règle objective de la nature, ou bien si elle prend une dimension axiologique applicable aux actions humaines. Cette difficulté est accrue par la diversité des occurrences de φύσις et de ses usages. Avant donc de se prononcer sur l’éventuelle normativité pratique de la « nature », et sur la possible convergence de la philosophie de la nature et de la philosophie des affaires humaines, il convient d’examiner le lexique et la conceptualité qui sont au croisement de ces deux champs du corpus. Il apparaîtra dans les pages qui suivent qu’en philosophie naturelle, la conformité à la nature peut avoir un sens relatif et dépourvu de connotations axiologiques. Nous verrons dans un deuxième temps que le tableau que l’on peut dresser des usages de φύσις en philosophie pratique est problématique en un double sens : non seulement il est impossible de les unifier, mais encore l’idée même de « nature » renvoie avant tout, dans un bon nombre de cas, à des problèmes qui se posent au théoricien des affaires humaines. I. La nature comme principe (Phys. II, 1) Commençons par quelques rappels sur le sens proprement physique de « φύσις » chez Aristote. Le texte le plus explicite et le plus construit sur ce point est le premier chapitre du livre II de la Physique. On ne doit pas s’attendre, pour autant, à trouver dans ce texte une élucidation parfaitement satisfaisante de la notion de nature. Il s’achève sur une relative indécision et laisse place à une enquête sur les différents types de causes, qui, à partir du chapitre 3, va s’avérer beaucoup plus féconde pour la science physique. Nous aurons à nous interroger sur l’inachèvement
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relatif de cette présentation de la φύσις, car elle n’est probablement pas sans conséquences sur l’usage qu’Aristote peut faire du concept dans d’autres champs du corpus. Aristote commence en tout cas par analyser le sens de l’expression « par nature » et par s’interroger sur les êtres dont on dit qu’ils existent « par nature », par opposition à ceux qui existent du fait « d’autres causes ». À la première catégorie appartiennent les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples (terre, feu, eau, air) ; à la seconde, les produits de l’art, comme un lit ou un manteau. Le critère de distinction est donné dans un second temps : existent par nature les êtres qui ont en euxmêmes un principe de mouvement et de repos, concernant l’un quelconque au moins des trois types de mouvements qui ne sont pas des changements substantiels : selon le lieu, l’accroissement ou décroissement, ou l’altération. Les produits de l’art, à l’inverse, n’ont en eux-mêmes, naturellement, « aucune tendance (ὁρμή) au changement »1. Enfin, dans un troisième temps, vient une première définition de la « nature » elle-même : « la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour ce en quoi elle réside à titre premier par soi et non par accident »2. Aristote approfondit l’analyse, à partir de Physique, II, 1, 192b32, en se plaçant cette fois du point de vue des êtres naturels eux-mêmes, et en se demandant ce qu’implique pour eux le fait d’« avoir une nature » pour « principe ». Le changement, qui les caractérise, exige comme tout changement la présence d’un sujet ou substrat qui fonde la permanence de ce qui change. Aussi la nature est-elle d’abord cause en tant que matière (193a9-29), comme l’ont compris les physiciens antérieurs. Toutefois, la matière ne permet pas de caractériser l’individu naturel parce qu’elle est indéterminée ou, tout au moins, possède un degré d’indétermination trop fort pour en constituer l’essence et la définition. De même que nous ne définissons pas le lit en disant qu’il est du bois, de même ne suffit-il pas, pour définir un être naturel, d’indiquer quels éléments le composent. La critique des physiciens qui réduisent la nature des choses à leur substrat matériel permet à Aristote de souligner a contrario la distinction entre ce qui est une « nature » et ce qui n’en constitue qu’un aspect : « les uns disent que c’est le feu, d’autres la terre, d’autres l’air, d’autres l’eau, d’autres certains de Phys., II, 1, 192b8-20. ὡς οὔσης τῆς φύσεως ἀρχῆς τινὸς καὶ αἰτίας τοῦ κινεῖσθαι καὶ ἠρεμεῖν ἐν ᾧ ὑπάρχει πρώτως καθ’ αὑτὸ καὶ μὴ κατὰ συμβεβηκός, Phys., II, 1, 192b20-23. 1 2
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ces éléments et pour d’autres tous ces éléments qui constituent la nature des êtres (τὴν φύσιν… τῶν ὄντων) »3. Le reste, ajoute Aristote, ne serait qu’affections (πάθη), dispositions (ἕξεις) ou états passagers (διαθέσεις), de sorte que le substrat constituant la nature des choses serait éternel et sans changement, tandis que de tels accidents seraient indéfiniment soumis à génération et à corruption4. Se trompant sur la matière, ces physiciens se trompent aussi sur la nature elle-même, et cela doublement. Non seulement, ils placent le changement hors de la nature pour le contenir dans la sphère des accidents, alors que, nous l’avons vu, la nature est en elle-même une tendance au changement, mais encore ils confondent la nature substantielle avec la matière, alors que celle-ci n’est que l’un des principes des êtres naturels – en plus de la forme et de la privation –, comme l’a montré le livre I5. D’un certain point de vue, on peut bien dire que la matière est « nature », mais c’est un cas d’homonymie : ce n’est que l’un des sens que l’on peut donner à « nature », de sorte qu’elle ne suffit pas à la caractériser. La matière ne permet de définir un être naturel que sous l’aspect de ce qu’il est en « puissance ». De même que les composants de l’artefact – comme le bois du lit – ne sont pas encore l’artefact lui-même « conformément à l’art » et ne sont l’artefact qu’en puissance, de même la chair ou l’os ne sont encore qu’en puissance et n’ont donc pas leur propre « nature », pas plus qu’ils n’existent « par nature », tant qu’ils n’ont pas reçu leur forme de chair ou d’os – si par exemple ils sont pris à l’état d’éléments. La matière est insuffisamment déterminée pour être par elle-même la nature de la chose, et ne constitue pas la définition de ce qu’elle est effectivement. Nous devons donc dire que la nature, en un autre sens que la matière, est « la forme, ce dont il y a définition ». La forme est en effet le principe à la fois structurant et organisateur du composé dont elle est la forme. Aussi la forme du composé est-elle plus proprement « nature » que la matière. Aristote ajoute aussitôt qu’en effet chaque chose est dite être ce qu’elle est, quand elle est « en entéléchie » plutôt que quand elle est « en puissance »6. Il en résulte que la Phys., II, 1, 193a21-23. Phys., II, 1, 193a25-28. 5 Je laisse ici de côté la discussion sur la continuité entre le livre I et le livre II. On trouvera de bons arguments en faveur d’une continuité globale dans Giardina (2006), p. 90-92. 6 Phys., II, 1, 193a31-b8. On pourrait encore comprendre, en b6-7 (καὶ μᾶλλον αὕτη φύσις τῆς ὕλης), que la forme est « nature de la matière », si on adopte la construction grammaticale de P. Pellegrin, qui relie μᾶλλον au καὶ initial et supprime la construction comparative, dans sa traduction de la Physique : « ou mieux : est nature de la matière ». Toutefois la construction comparative μᾶλλον ἢ apparaît, de manière parallèle, dans la 3 4
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matière, bien qu’elle ne puisse constituer « la nature » de ce dont elle est matière, est bien « nature » de cette chose, au second rang après la forme, en un certain sens ou sous une certaine modalité relative – celle d’une puissance trop faiblement déterminée pour être spécifiquement déterminante. Enfin, entre la nature comme matière et la nature comme forme, en vertu du dynamisme qui caractérise essentiellement la φύσις aristotélicienne, il faut encore situer le processus d’accomplissement. C’est ce qu’indique la phrase bien connue : « la nature entendue comme devenir est un acheminement vers la nature »7. Le processus, pour autant, n’a pas d’autonomie par rapport à son terme, ni physique ni notionnelle : il est à la fois expliqué et qualifié, non pas par son point de départ – l’état initial de la matière –, mais par référence à « ce vers quoi il tend », ce qui conduit à conclure que « c’est la forme qui est nature »8. De fait, la génération des vivants s’explique par la présence de la forme en puissance, dans la semence de l’être engendré. La qualification ou détermination rationnelle du processus de développement est donc donnée par son résultat : le têtard n’est pas simplement une phase d’un processus graduel en attente d’achèvement (la grenouille) ; c’est déjà une grenouille en développement, de même qu’un enfant est un humain adulte en développement. Ainsi, la « nature » comme processus est fondamentalement identique à la « nature » réalisée9. La nature est donc à entendre sous trois points de vue, parmi lesquels le dernier, la forme, est aussi le plus déterminant : la condition matérielle d’un processus, le processus lui-même et enfin – en un sens éminent – son accomplissement formel et sa fin. II. Nature et puissance Ce texte est présent à l’esprit des lecteurs habituels d’Aristote. On ne prétend pas ici en renouveler l’interprétation. Quelques points méritent cependant d’être retenus pour la suite de l’analyse. Je les placerai sous p roposition suivante (b8), dans l’expression « quand elle est en entéléchie plutôt que quand elle est en puissance », ce qui conduit à l’adopter en b6-7 et à traduire, comme on le fait traditionnellement : « et elle est nature plutôt que la matière. » Par ailleurs, l’élision de ἢ après μᾶλλον et la construction de celui-ci avec le génitif sont bien attestées en prose. En faveur de la conservation de la construction et la traduction traditionnelles, voir par exemple Ross (1936), p. 349 ; Waterlow (1982), p. 59 ; Giardina (2006), p. 81-85. 7 Phys., II, 1, 193b12-13 : ἡ φύσις ἡ λεγομένη ὡς γένεσις ὁδός ἐστιν εἰς φύσιν. 8 Phys., II, 1, 193b18. 9 Voir en ce sens Waterlow (1982), p. 64-66.
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deux chefs : la question du changement et celle du statut modal de la nature. La caractérisation de la nature est en effet « dynamique » en un double sens : au sens moderne, parce qu’elle est immédiatement liée au changement10, mais aussi au sens littéral, parce qu’elle implique par ellemême une certaine puissance, une δύναμις. Concernant le premier sens, Aristote s’inscrit dans une longue tradition antérieure, qu’il assume et corrige tout à la fois. Comme la plupart des physiciens des générations qui l’ont précédé, il associe la nature à un certain devenir, à une genesis11. Au début du livre III de la Physique, il introduit l’investigation sur le mouvement en expliquant qu’ignorer ce dernier reviendrait à ignorer ce qu’est la nature elle-même12. Contre les physiciens mobilistes, cependant, il ne la soumet pas à un devenir absolu, mais la conçoit, ainsi que nous allons le voir, comme un principe structurant du devenir. La nature n’est pas seulement mouvement et principe de mouvement, elle est aussi, en tant que forme et fin, le principe d’organisation de ce mouvement. En la qualifiant de « tendance » (ὁρμή), Aristote souligne en tout cas que la nature n’est pas une chose ou un état figé, que celui-ci soit un simple état initial – le premier état du monde ou des êtres naturels – ou qu’il soit un être, ou ensemble d’êtres, réalisé. Il est à ce propos significatif qu’Aristote n’envisage pas ici la nature comme une totalité, mais comme un principe immanent de chaque être naturel. Il lui arrive ailleurs d’invoquer des règles générales de la nature, comme l’idée selon laquelle « la nature ne fait rien en vain ». Toutefois, comme je le montrerai plus loin, cette formule ne renvoie pas n écessairement 10 La première salve de définitions de Mét., Δ, 4, 1014b16-20, s’inscrit dans cette perspective : la φύσις est d’abord « la génération des êtres qui croissent », puis « le premier point de départ immanent de la croissance de ce qui croît », « ce d’où vient le premier mouvement en chaque être existant par nature en tant que tel ». Les principaux sens venant ensuite sont : le matériau premier dont est constitué ou provient un être non naturel (en retenant la leçon μὴ φύσει à la ligne 1014b27) ; les « éléments » des êtres naturels (1014b33) ; enfin, la « substance » (οὐσία) des êtres naturels – c’est-à-dire, à titre premier, leur « forme » et la fin du devenir ; à titre seulement secondaire, leur « matière » –, de sorte que « la nature, en son sens premier et principal, est la substance des êtres qui ont un principe de mouvement, en eux-mêmes et en tant que tels » (1015a1315). En un sens, le mouvement général de ce chapitre trouve son expression synthétique et son unité dans la formule déjà citée de Phys., II, 1, 193b12-13 (« la nature entendue comme devenir est un acheminement vers la nature »). 11 L’un des exemples les plus clairs est donné par le fragment 31 B 8 Diels-Kranz (Plutarque, Contre Colotès, 1111 F) d’Empédocle, qui réduit la phusis, comprise comme naissance ou devenir, à un mélange et à un simple mot. 12 Phys., III, 1, 200b12-15.
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à l’approche globale qu’imposerait une téléologie cosmique ; dans ses usages les plus techniques, elle s’applique à l’examen des êtres naturels et à la finalité propre à l’espèce ou à l’individu. On note également qu’en Physique, II, la nature est d’abord envisagée comme un « principe » et une « cause » d’une certaine classe de composés sensibles. Ce qui est « nature » n’est donc pas un être ou une substance composée, mais un principe immanent de mouvement et de repos pour un certain type d’être ou de substance. D’autre part, la « nature » définit, pour ce dont elle est nature, une modalité d’existence. Elle détermine la possibilité que tel ou tel mouvement s’accomplisse. En ce sens le « dynamisme » qui la caractérise peut être dit « modal », dans la mesure où la phusis appartient au genre de la puissance, de la dunamis. La nature d’un être, c’est avant tout l’ensemble de ses capacités. La puissance comme capacité s’entend cependant à différents niveaux, de la pure puissance des contraires – l’homme naît en puissance savant ou non savant – à la puissance déterminée, orientée vers le contraire positif – le savant inactif est en puissance savant en acte ; il n’est pas indifféremment savant ou non-savant. Prise en ce deuxième sens, la potentialité est « disposition » déterminée (ἕξις) ou entéléchie première. Comme nous l’avons vu, la matière ne coïncide qu’imparfaitement avec la nature et elle vient après la nature au sens de « forme ». Elle n’est nature qu’« en puissance » et s’oppose à ce qui est « en entéléchie », qu’il s’agisse de l’entéléchie première ou de l’entéléchie comprise au sens de l’« acte » (ἐνέργεια) effectivement réalisé. La matière est donc puissance au premier sens, le moins déterminé. Puisque, toutefois, la matière est « nature » en un sens, ou sous un certain aspect, alors nous devons dire que la nature elle-même est puissance. Ce que la Physique ne thématise pas, parce qu’elle traite de cette puissance particulière qu’est la nature entendue comme principe de mouvement et de repos et non de la puissance en tant que telle, la philosophie première le précise : toute « puissance » n’est pas « nature », mais celle-ci « entre dans le même genre que la puissance, car elle est principe de mouvement, non pas en autre chose, mais dans le même être en tant que tel »13. En d’autres termes, la nature n’est pas ce type de puissance qui désigne la capacité de produire le changement dans un autre être – ou en soi-même en tant qu’autre –, une puissance transitive, Mét., Θ, 8, 1049b8-10.
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comme celle du médecin produisant la santé dans le corps du patient14. Elle est puissance immanente de changement. Ce premier niveau de la puissance naturelle pose des problèmes spécifiques, car il n’est pas toujours vrai que ce qui est « matière » soit réellement « puissance » de ce qui provient de cette matière : la terre ne peut être qualifiée d’homme en puissance ; elle l’est plutôt, à la rigueur, quand elle est devenue semence15. Retenons en tout cas qu’en entendant d’abord la φύσις au sens de matière, et tout en soulignant l’insuffisance de cette première qualification, Aristote introduit dans la nature elle-même une indétermination proprement fondamentale, puisqu’elle réside dans le substrat du devenir. Quoi qu’il en soit, pour toute puissance, transitive ou immanente, l’acte est toujours antérieur, ainsi que l’établit Métaphysique, Θ, 8. De fait, ainsi que l’a montré le texte de Physique, II, 1, la nature n’est pas seulement le point de départ du mouvement et la matière, mais aussi la forme et la fin ; par conséquent, la manière dont elle produit le mouvement et la manière dont elle le reçoit – dans sa matière – sont d’emblée déterminées par la forme et l’acte. La nature propre d’un corps, qui lui permet de réaliser tel ou tel mouvement – étant donné sa morphologie, ses tissus ou ses organes –, est d’emblée orientée, comme potentialité de mouvements, vers le mode de vie, ou bios, et vers la forme qui sont ceux de l’organisme. En conséquence, dans l’ensemble des « puissances » que constitue une nature, il faut compter, non seulement la capacité matérielle – comme l’aptitude du bois à devenir lit ou coffret –, non seulement une capacité de produire un changement – selon le premier sens donné à δύναμις en Métaphysique, Θ –, mais aussi les potentialités définies par la forme, c’est-à-dire les puissances fixées par la fin immanente vers laquelle tend l’être naturel. 14 Ce n’est qu’en prenant en compte ce seul sens de « puissance » qu’Aristote peut opposer φύσις et δύναμις en DC, III, 2, 301b17-22. 15 Mét., Θ, 7, 1049a1-2. On entend une restriction dans la tournure embarrassée d’Aristote ; la semence n’est en effet proprement « homme en puissance » qu’à la condition d’être en contact avec la matière menstruelle (1049a14-18). De ce point de vue, la puissance au premier sens, qui implique l’altérité du principe de mouvement, ou puissance stricto sensu, « vaut non seulement pour la production des artefacts, mais aussi pour un certain niveau des mouvements naturels, tous ceux qui dépendent d’un principe externe », comme le précise Lefebvre (2018), p. 458. Cette particularité s’applique également aux éléments et en général aux corps naturels inanimés, dont la « nature » ne peut être qu’une puissance passive de mouvement. Voir Phys., VIII, 4, 255b29-31 : « il est donc évident qu’aucune de ces choses ne se meut elle-même, mais elles ont un principe de mouvement qui leur permet, non pas de mouvoir ni d’agir, mais de subir. » Je renvoie sur ce point à Lefebvre (2018), p. 458-465.
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Dès lors, par « nature », il ne faut plus simplement entendre une « force », mais encore une puissance au sens, modal, de potentialité de changement. La nature n’est pas seulement une force inhérente, présente au commencement du mouvement, mais un ensemble de potentialités définies par l’acte que constitue la forme immanente. Il suffit sur ce point de convoquer le texte le plus explicite, à la fois sur la structure hylémorphique du composé naturel et sur la notion d’entéléchie première : le début du livre II du De anima. Alors que la matière est simplement « puissance » (δύναμις), dit alors Aristote, « la forme est entéléchie, et cela en deux sens : soit comme la science soit comme l’acte de spéculer »16. Elle est au premier sens entéléchie première, puisqu’il s’agit de la possession effective d’une capacité déterminée, et au second sens entéléchie seconde, puisque c’est une action effective. La suite du texte conclura que l’âme est précisément « l’entéléchie première d’un corps qui a la vie en puissance »17. La nature unifie ainsi les deux dimensions constitutives de la puissance immanente – capacité matérielle de changement et ensemble de potentialités formelles – et c’est pourquoi elle n’entre pas dans la classe des puissances transitives : elle est matière et mouvement d’un côté, substance et forme de l’autre18. La nature est donc potentialité à deux niveaux : celui de la puissance matérielle, comme le bois pour le coffret ; celui des potentialités comprises dans la forme et constituant l’entéléchie ou réalisation première, comme les facultés ou « puissances »19 de l’âme chez les vivants en général, ou encore l’aptitude au langage ou la tendance à la vie en société chez l’être humain. Le livre II de la Physique, il est vrai, n’expose pas clairement cette théorie de la double potentialité. Il met cependant à notre disposition la plupart des éléments nécessaires à sa construction. Il insiste d’ailleurs de manière particulièrement suggestive sur l’inachèvement partiel de la φύσις. Selon une des formules les plus fameuses d’Aristote, « l’art imite la nature ». Plus précisément : « l’art, ou bien achève ce que la nature est DA, II, 1, 412a10-11. Voir encore DA, II, 5, 417a21-b9. DA, II, 1, 412a27-28. 18 Voir Lefebvre (2018), p. 457 : « Si la nature entre dans le genre de la puissance, c’est que la nature se dit en deux sens, comme genesis et comme ousia. » 19 On gardera à l’esprit que le terme « faculté » de l’âme, dans nos traductions du De anima, renvoie généralement à δύναμις en grec ; voir par exemple DA, II, 3, 414a29-32. Or, selon Mét., Z, 10, 1035b14-27, ces facultés, comme la sensation, sont précisément contenues dans la « forme », et sont pour cette raison « antérieures au composé en un sens », puisque les parties matérielles sont postérieures aux fonctions dont elles dépendent et aux facultés qui commandent ces fonctions. 16 17
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incapable de mener à bonne fin, ou bien l’imite »20. Comment mieux dire le paradoxe de la détermination naturelle ? Alors même qu’elle conditionne fortement le devenir en l’orientant vers des fins et qu’elle impose à la matière la structuration par la forme, la nature ne produit pas tout, n’achève pas tout, mais déploie un vaste éventail de possibilités. Comme la nature, l’art vise des fins avant d’élaborer les matériaux disponibles. Comme elle aussi, il adapte la matière à certaines contraintes sans jamais supprimer totalement son indétermination. La technique humaine, en exploitant les possibilités offertes par la nature, révèle tout à la fois la force de la téléologie naturelle et l’ampleur de son inachèvement. La polysémie de φύσις, finalement, se laisse-t-elle unifier par son sens éminent (la forme) – conformément à la tonalité dominante de Métaphysique Δ, 4 –, ou témoigne-t-elle d’une tension irréductible et constitutive21, de sorte que « φύσις » désignerait finalement un concept instable, particulièrement exposé à l’homonymie et à la variation des points de vue ? De fait, en Physique, II, 2, 194a12-27, l’unification du concept semble échouer sur une dualité irréductible, celle de la matière et de la forme : « la nature se dit en deux sens » et « les natures sont deux ». On doit se demander si le physicien étudie la matière, la forme, le composé des deux ou encore l’une et l’autre. La conclusion du passage – « il reviendra à la physique de connaître les deux natures » – sauve l’unité de la science physique mais maintient la dualité, et ainsi le caractère équivoque, de son objet premier. Notre insatisfaction peut être en partie atténuée. On aurait tort, en effet, de voir en Physique, II, 1, un texte réellement « fondationnel », qui définirait pleinement l’objet même de la science dont il est question. D’une part, le début du livre III, en insistant sur le fait qu’il est nécessaire de définir le mouvement pour bien accomplir « l’enquête sur la nature » et pour ne pas « ignorer la nature »22, laisse entendre que la première définition de « φύσις » n’a pas épuisé la compréhension globale de ce que le terme désigne. D’autre part, le statut préliminaire et l’inachèvement relatif de II, 1 sont indirectement mais clairement confirmés par l’introduction de Physique, II, 3, 194b16-23. Ce passage, tout en prenant acte de ce qui a été établi précédemment, invite à l’examen des causes, de leur nature et de leur Phys., II, 8, 199a15-17. Voir Giardina (2006), par exemple p. 84. 22 Phys., III, 1, 200b10-15. 20 21
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nombre. Conformément à la doctrine des Analytiques, en effet, nous ne connaissons pas avant d’avoir « posé le pourquoi sur chaque point, c’està-dire saisi la cause première »23 ; il faut donc procéder ainsi à propos des changements naturels, afin de ramener nos recherches à des « principes ». En d’autres termes, la « nature » telle qu’on vient de la caractériser n’est pas un concept réellement explicatif : son étude doit être prolongée, et en ce sens dépassée, par l’examen des causes naturelles de changement, dont on verra qu’elles sont au nombre de quatre – matérielle, efficiente, formelle et finale. La notion de φύσις contient en elle-même le dispositif des « quatre causes », mais l’examen de ses significations s’avère insuffisant : ce n’est qu’en se plaçant dans le cadre d’une cartographie de la cause que nous pourrons résoudre le problème posé par la polysémie de φύσις et unifier la science du changement des êtres naturels. Notons au passage que la physique d’Aristote, dont les esprits positifs ont beau jeu de railler les indiscutables erreurs, avait déjà estimé, avant la science contemporaine, que le concept de « nature » n’était ni le meilleur instrument conceptuel, ni le meilleur objet de recherche pour les « sciences de la nature ». Ainsi, la structure énumérative du chapitre 1 du livre II de la Physique, son insistance sur l’homonymie du terme « nature », l’absence de conclusion claire sur la manière de l’unifier, et enfin le dépassement épistémologique de l’interrogation sur la φύσις par la question proprement causale, font de celle-ci un concept irrémédiablement équivoque. III. « Par nature » : un critère relatif Cette équivoque est aggravée lorsqu’on s’interroge sur le sens des expressions « par nature » (φύσει) et « conforme à la nature » (κατὰ φύσιν), dans les textes de philosophie naturelle et dans le corpus pratique. Comme nous l’avons vu, le livre II de la Physique s’ouvre sur la distinction entre les êtres existant « par nature » et les artefacts, de sorte que l’expression φύσει désigne en premier lieu un mode d’existence et un certain type de constitution physique. D’autres textes le confirment, comme le livre Iota de la Métaphysique, qui, en mettant au jour les deux premiers sens de « un » que sont le continu et le tout, reconnaît une unité plus grande à ce qui est constitué « par nature » qu’à ce qui n’est 23 L’expression « cause première » désigne sans doute la cause prochaine ; voir en ce sens Ross (1936), p. 512.
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unifié que par des moyens artificiels. Ainsi, à propos de ce qui est « un » au sens d’un tout, Aristote explique : Est en outre , et plus encore, le tout et ce qui a une certaine configuration ou forme, et au plus haut degré s’il est quelque chose de tel par nature et non par contrainte (comme c’est le cas de ce qui par recours à colle, cheville ou conjonction), mais possède en soi-même la cause de sa propre continuité.24
Il y a plus d’unité dans ce qui constitue un « tout » naturel que dans un artefact, car l’unité de celui-ci est acquise « par contrainte » (βίᾳ). À l’opposé, et conformément à l’enseignement de Physique, II, un tout est une unité naturelle si, et seulement si, il possède un principe interne de sa propre continuité. Ce principe explique à la fois qu’il forme un tout continu – et n’est donc pas une simple juxtaposition de parties –, et qu’il est capable de se donner un mouvement continu. Pour cette raison, le meilleur exemple d’une telle totalité, ajoute Aristote quelques lignes plus bas, n’est autre que le premier Ciel, qui est mû de lui-même d’un mouvement circulaire absolument simple et ininterrompu25. Par extension, être « par nature » implique d’avoir en soi-même un principe de mouvement qu’on dira « naturel », et non pas « forcé » ou « contraint », ce qui permet notamment de distinguer les deux types de mouvements des éléments. Le mouvement « naturel » est celui par lequel ils tendent vers leur lieu propre ou « naturel ». Ainsi, les propriétés des corps élémentaires ne sont pas des « natures » mais sont « par nature » (φύσει) et « conformes à la nature » (κατὰ φύσιν)26. Dans tous ces cas, « φύσει » s’applique à un rapport de convenance ou de conformité entre une propriété et un principe plus originaire : soit le mode d’existence de la chose dont elle est la propriété – l’existence naturelle par opposition à l’existence artificielle –, soit le mouvement propre de la chose. En ce sens, on peut dire que les expressions « φύσει » et « κατὰ φύσιν » traduisent une forme de normativité naturelle. Toutefois, cette normativité n’est pas absolue. Notons tout d’abord que les commentateurs antiques ont estimé, en commentant le dernier texte cité, qu’Aristote distinguait les expressions « φύσει » et « κατὰ φύσιν » : la première serait d’extension plus large, incluant la capacité d’un élément à subir un mouvement forcé – il est encore dans la nature du feu de subir un Mét., Iota, 1, 1052a22-25. Mét., Iota, 1, 1052a28. 26 Phys., II, 1, 192b35-37. 24 25
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mouvement vers le bas, puisqu’il ne perd pas sa nature de feu, par exemple, quand j’abaisse une torche –, tandis que la seconde s’appliquerait strictement au mouvement naturel de l’élément, ou encore, comme le pense Simplicius27, à l’accomplissement de leur fin propre. Il ajoute un exemple clair, celui de la santé et de la maladie : cette dernière est « contraire à la nature » et pourtant « naturelle » (φύσει). Ainsi, les monstres sont dans la nature parce qu’ils sont les effets d’un hasard spontané (αὐτόματον) ; ils n’ont donc rien de « surnaturel », mais sont pourtant « contraires à la nature » (παρὰ φύσιν)28. Simplicius va trop loin – sauf à considérer que l’expression est métaphorique – en prétendant que ce qui est κατὰ φύσιν est « conforme au désir de la nature » (κατὰ τὸ βούλημα τῆς φύσεως). Il tend à attribuer à la finalité naturelle une intention, alors qu’elle est par essence non-intentionnelle. Sa lecture a cependant le mérite de montrer que le fait de qualifier un être ou un fait de « naturel », dans son acception physique, n’a en soi qu’un très faible poids normatif : une propriété ou un accident peuvent très bien être « naturels », et malgré cela « contraires à la nature »29. Il est en un sens « conforme à la nature » qu’il y ait des phénomènes « contre nature ». Le corpus biologique confirme d’ailleurs que le critère de la conformité à la nature n’a qu’une valeur relative. Certains textes donnent il est vrai à penser que l’expression de la conformité à la nature implique une échelle de perfection, une scala naturae dont le sommet est occupé par l’espèce la plus noble. C’est par exemple le cas dans un passage au moins de la Locomotion des animaux : Par ailleurs, l’homme est l’animal dont la partie gauche est la plus distincte, car il est l’animal le plus conforme à la nature. Or par nature la droite est meilleure que la gauche et en est séparée. Voilà pourquoi la droite est, chez l’homme, plus adroite. La droite étant par ailleurs bien définie, il est logique que la gauche soit moins mobile et que ce soit chez l’homme qu’elle est le plus distincte. Du reste, les autres principes eux aussi – le haut et le devant – sont chez l’homme le plus en conformité avec la nature et le mieux définis.30 27 Simplicius, In Phys., 271.10-22. Voir encore Philopon, In Phys., 200.12-19 ; Thémistius, In Phys., 37.2-10. Giardina (2006), p. 74-75, donne plusieurs arguments pour justifier cette distinction. À l’inverse, Ross (1936), p. 501, puis Pellegrin (2000), p. 117, estiment que le passage d’Aristote ne l’implique pas. 28 Comme le suggère également Aristote en Phys., II, 6, 197b32-37. 29 C’est le cas, dit ailleurs Aristote, « quand la nature formelle ne l’emporte pas sur la nature matérielle » (GA, IV, 4, 770b16-17). 30 IA, 4, 706a18-26 : ἀπολελυμένα δ’ ἔχουσι τὰ ἀριστερὰ τῶν ζῴων μάλιστα ἄνθρωποι διὰ τὸ κατὰ φύσιν ἔχειν μάλιστα τῶν ζῴων· φύσει δὲ βέλτιον τὸ δεξιὸν τοῦ
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Des textes comme celui-ci, sans même parler du fameux chapitre des Parties des animaux (IV, 10) qui souligne l’excellence de la morphologie humaine, s’accordent avec l’idée selon laquelle la nature, parce qu’elle ne fait « rien en vain » et « vise toujours le meilleur », impliquerait par ellemême une échelle de perfection. Il est d’ailleurs significatif que la formule « la nature ne fait rien en vain » apparaisse dans le texte le plus naturaliste de l’axiologie pratique d’Aristote, à savoir Politique, I, 2 : La nature ne fait rien à moindre frais, comme ceux qui forgent les couteaux de Delphes, mais elle fait un pour un . Chaque instrument, en effet, accomplira au mieux sa tâche, s’il sert, non pas à plusieurs, mais à une seule.31
On conçoit ainsi pourquoi, d’un certain point de vue, « la nature ne fait rien contre nature (ἡ δὲ φύσις οὐδὲν ποιεῖ παρὰ φύσιν) »32. Aristote apporte toutefois de multiples restrictions à l’idée d’une axiologie de la conformité à la nature. Dans le traité de la Locomotion des animaux, qui semblait pourtant accréditer sans réserve une telle axiologie, on apprend que le principe d’excellence et la règle du « rien en vain » ne fondent la « conformité à la nature » que par référence aux propriétés et aux potentialités qui sont celles de l’espèce ou du genre. L’un des passages les plus significatifs à ce propos est le suivant, dans lequel je souligne les termes et expressions les plus notables : Pour commencer l’examen, procédons comme nous avons souvent l’habitude de le faire dans notre travail de naturaliste, en considérant la manière dont les choses se passent dans toutes les opérations de la nature. L’une de ces caractéristiques est que la nature ne fait rien en vain (φύσις οὐθὲν ποιεῖ μάτην) mais, en chaque espèce animale, en réalisant toujours le meilleur selon ce que permet son essence (ἀλλ’ ἀεὶ ἐκ τῶν ἐνδεχομένων τῇ οὐσίᾳ περὶ ἕκαστον γένος ζῴου τὸ ἄριστον). C’est pourquoi si telle ἀριστεροῦ κεχωρισμένον. διὸ καὶ τὰ δεξιὰ ἐν τοῖς ἀνθρώποις μάλιστα δεξιά ἐστι. διωρισμένων δὲ τῶν δεξιῶν εὐλόγως τὰ ἀριστερὰ ἀκινητότερά ἐστι, καὶ ἀπολελυμένα μάλιστα ἐν τούτοις. καὶ αἱ ἄλλαι δ’ ἀρχαὶ μάλιστα κατὰ φύσιν καὶ διωρισμέναι ἐν τῷ ἀνθρώπῳ ὑπάρχουσι, τό τ’ ἄνω καὶ τὸ ἔμπροσθεν. Voir également, à propos de l’excellence de la bipédie humaine : IA, 5, 706b3-16. 31 Pol., I, 2, 1252b1-5. Voir aussi Pol., I, 8, 1256b20-22 : « si la nature ne fait rien d’inachevé ni rien en vain, c’est nécessairement pour les hommes que la nature a produit tous ces êtres. » En Pol., I, 5, 1254a30-32, la relation entre commandant et commandé est justifiée par l’ordonnance globale de la nature prise comme un tout, et s’applique aussi bien à la relation entre maître et esclave qu’à la relation entre l’âme et le corps ou à la relation entre l’homme et l’animal. 32 IA, 11, 711a2-7.
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réalisation est préférable (βέλτιον), elle est aussi et par là même conforme à la nature (κατὰ φύσιν).33
L’excellence et la beauté de telle ou telle propriété d’un être naturel ne renvoient donc pas nécessairement à une axiologie des espèces. Elle ne suppose pas non plus un critère universel d’harmonie naturelle, ou la valeur absolue qu’il conviendrait de reconnaître à telle ou telle réalisation de la nature. Elle s’applique généralement de manière relative ou fonctionnelle, et désigne dans ce cas le caractère optimal de telle ou telle qualité ou propriété, étant donné le sujet (genre, espèce ou individu) auquel elle se rapporte et le genre de vie qui le caractérise. Autrement dit, telle propriété de telle espèce est excellente, dans la mesure précise où cela concourt à l’optimisation du bios propre à l’espèce considérée. Si le phoque n’a pas d’oreille externe, comme les autres quadrupèdes vivipares, et si l’on peut dire malgré tout que la nature a dans son cas procédé « rationnellement » (εὐλόγως), c’est en considérant son mode de vie, qui est aquatique ; dans l’eau, un pavillon, ou oreille externe, ne servirait à rien et serait même une gêne, parce que l’eau s’y accumulerait34. On notera encore que l’expression κατὰ φύσιν ne renvoie pas nécessairement à l’état positif d’une substance, mais peut aussi s’appliquer au mode général de production des phénomènes : « c’est ce qui se produit le plus souvent qui est le plus conforme à la nature »35. Le « plus conforme à la nature » ne désigne donc pas nécessairement ce qui est au sommet d’une échelle unique de perfection, ni même ce qui est conforme à l’état positif d’une nature – comme la santé pour le corps –, mais ce qui est conforme à ce qui se produit de la manière la plus habituelle, pour le bénéfice de telle ou telle classe d’êtres naturels. Dans certains cas « limites », le « contre nature » peut même s’appliquer à l’état normal de l’individu ou de l’espèce, ainsi qu’on l’a vu. Il en va ainsi des testacées : En ce qui concerne les testacés, on pourrait se demander quel peut bien être leur mouvement, et, s’ils n’ont ni droite ni gauche, d’où il part. Or à 33 IA, 2, 704b12-18. Voir également : IA, 8, 708a9-17 ; 12, 711a14-27 ; GA, V, 8, 788b20-24. 34 GA, V, 2, 781b22-29. Sur ce principe d’optimisation, c’est-à-dire de perfection relative par opposition à une norme universelle de perfection absolue, je rejoins Henry (2013), et je renvoie à Morel (2016a). 35 GA, I, 19, 727b29-30.
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l’évidence ils se meuvent. À moins qu’il ne faille considérer leur genre tout entier comme mutilé, et estimer qu’ils se meuvent comme des animaux pourvus de pieds qu’on aurait amputés de leurs jambes, ou bien qu’ils sont comparables au phoque et à la chauve-souris, car ceux-ci sont des quadrupèdes, mais de mauvaise conformation. Les testacés se meuvent, mais d’un mouvement contre nature (παρὰ φύσιν). Car ils ne sont pas véritablement mobiles : comparés aux animaux sédentaires et qui se développent sur place, ils sont mobiles ; mais comparés à ceux qui accomplissent la locomotion, ils sont sédentaires.36
Dans un cas comme celui-ci, seule une zoologie comparative peut déterminer ce qui est conforme ou contraire à la nature, bien loin de toute axiologie cosmique ou d’une scala naturae fixant les degrés de perfection. Le mode de locomotion des testacés est approprié aux autres particularités du genre qui est le leur. Il est en ce sens naturel et conforme à la nature. Cependant, ce genre – dont Aristote va jusqu’à dire qu’il est « comme mutilé » – est en quelque sorte déficient, parce qu’il est moins efficace du point de vue locomoteur, par comparaison avec d’autres animaux qui se déplacent plus aisément. Situées dans leur contexte premier, celui de la philosophie naturelle, les expressions du « naturel » et de la « conformité à la nature » sont donc loin d’avoir la connotation axiologique qu’on a spontanément tendance à leur prêter. L’idée d’une « norme » naturelle, entre échelle d’excellence et neutralité relative, est d’ailleurs en elle-même équivoque. IV. Le lexique pratique de la φύσις Plutôt que de nous en tenir à des généralités sur l’usage de l’idée de « nature » en philosophie pratique, voyons ce que peut nous apprendre une étude d’occurrences, menée systématiquement sur l’Éthique à Nicomaque, sur l’Éthique à Eudème et sur la Politique37.
IA, 19, 714b8-16. Sont ici pris en compte, non seulement le substantif « nature » (φύσις), mais aussi les expressions « par nature » (φύσει), « conforme à la nature » (κατὰ φύσιν), « contre nature » (παρὰ φύσιν), l’adjectif « naturel » (φυσικός) et le parfait (πεφυκέναι) du verbe φύω quand il désigne un état naturel. On note EN pour Éthique à Nicomaque, EE pour Éthique à Eudème. L’axe des opposés ne signale que les oppositions explicites. Le relevé n’est pas exhaustif pour la Politique, mais seulement indicatif. 36 37
EE II 6, 1223a11
EE I 1, 1214a15-22; EN VII 11, 1152a29; 30; X 10, 1179b20; Pol. VII, 13, 1332a40b10; 15, 1334b6-15 ; VII, 17, 1337a1-2
EN I 1, 1094b16; V 8, 1133a30; 10, 1134b25-34; 1135a5; Pol. I, 9, 1257b11
EE II 8, 1224b28
Nécessité
Habitude (ἔθος), éducation, apprentissage
Loi, convention (νόμος)
Force, “par contrainte” (βίᾳ)
EN X 10, 1179b21
EN VI 4, 1140a15; Pol., VII, 8, 1328a22; VII, 14, 1333a23
Dépendant de nous (ἐφ’ ἡμῖν)
Artefacts
Accident / apparence
EE II 6, 1223a11; VIII 2, 1247a8-10; Pol. VII, 13, 1331b41
Origine (y compris propriétés natives)
Fortune (τύχη)
opposés
catégorie sémantique
EN VII 15, 1154b16-20
de l’être humain
Essence de x
EN III 5, 1112a25-32
EE VIII 2, 1247a31-37
Nature cosmique - ordre général des choses
EE II 8, 1225a21-22; 26
EE VIII 2, 1247a9, 37
Nature propre (caractère moral ou constition individuelle)
EN V 14, 1137b18
Sens faible ou indéterminé
42 CHAPITRE I
EE I 5, 1216a8; II 8, 1224b29-36; VII 10, 1242a26-34; 8, 1241a40; EN VIII 14, 1161b30; IX 9, 1169b19
sans opposé explicite
opposés
Origine (y compris propriétés natives)
catégorie sémantique
EE III 1, 1228b25; 2, 1231a29; VIII 3, 1249b10; 14, 1162a17; EN I 5, 1097b11; 6, 1097b30; III 1, 1110a25; VII 15, 1154b22-30; X 7, 1178a5; 9, 1178b34; Pol. I, 2, 1253a3; III, 6, 1278b19; 15, 1286b27
EE I 5, 1216a38; 7, 1217a28; II 1, 1220a11; 6, 1222b15; VII 5, 1239b18, 38 ; 6, 1240b20; 1240b29 ; 7, 1241a24; 10, 1225b20; VII 6, 1240b21; EN I 1, 1094a6; 13, 1102b13; II 5, 1106a26; IX 9, 1170b2
de l’être humain
Essence de x
EE VII 1, 1235a10; 10, 1242b20-28; b38; VIII 2, 1247b20-23; 3, 1249b17; EN I 9, 1099b12; II 1, 1103a19-26; 2, 1104b20-21; VIII 13, 1161a18; IX 7, 1167b29; 68a8; X 7, 1177a14
Nature cosmique - ordre général des choses EE VIII 3, 1248b27-29; EN III 13, 1118b13; 15, 1119a24 ; VII 13, 1152b27 sq.; 14, 1153b29; 15, 1154a32, b6, b22; IX 11, 1171b7; Pol. V, 10, 1312a17 ; VII, 7, 1327b35-37
Nature propre (caractère moral ou constition individuelle) EN I 1, 1094b25; 11, 1100b27; VI 13, 1144a21
Sens faible ou indéterminé
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CHAPITRE I
Au-delà de la prépondérance manifeste du sens de « nature » entendue comme « essence » ou « nature propre de la chose », deux observations d’ensemble s’imposent. En premier lieu, l’éventail de significations est très large, même s’il est difficile à cartographier précisément étant donné les inévitables recoupements de sens. La terminologie de la « nature » peut désigner : l’origine de ce qui est ou se trouve donné à la naissance ; la totalité des êtres naturels et la nature en général, avec des cas clairement axiologiques ; l’essence d’une chose ou d’un état ; la nature individuelle (d’un caractère ou d’une constitution physique)38 ; la constitution physique individuelle ou spécifique. Le terme φύσις peut également avoir le sens faible que nous donnons communément à une propriété ou caractéristique sans référence à la « nature » physique ou à une idée technique de l’essence. Cette polysémie recoupe en partie celle qu’on a pu identifier dans le champ de la philosophie naturelle, mais avec deux différences majeures. D’une part, dans le cas présent, la définition technique de la φύσις comme principe immanent de mouvement et de repos n’est ni explicitement mentionnée ni même implicitement fonctionnelle ; d’autre part, la bipolarité « matière/forme », centrale en Physique, II, n’apparaît pas ici, en tout cas de manière explicite. La deuxième observation est que, dans un nombre important de cas, la nature est invoquée dans un jeu d’oppositions, qui en fait le terme d’un problème plutôt qu’un concept par lui-même déterminant : la nature s’oppose ainsi à la fortune ou hasard (τύχη), à la nécessité, à l’habitude ou à l’apprentissage, à ce qui est accidentel ou apparent, aux artefacts, enfin et surtout à ce qui existe selon le nomos. Il arrive aussi que ce qui est naturel s’oppose à « ce qui dépend de nous » (ἐφ’ ἡμῖν) – il s’agit des dons que nous recevons à la naissance sous l’effet de causes divines –, alors qu’en certains lieux du corpus, à l’inverse, ce qui « dépend de soi » (ἐφ’ αὑτῷ) est précisément « ce que la nature de chacun est capable de supporter »39. Avant même d’entrer dans le détail des textes, il apparaît donc que la référence à la nature est équivoque et qu’elle est loin d’être toujours « normative ». On verra en outre que lorsqu’une norme naturelle est invoquée, elle n’est que rarement prescriptive pour l’action humaine. 38 Pour φύσις au sens de « constitution physique individuelle », voir par exemple PN, Long., 1, 464b26, 29 ; 5, 466b7 ; 6, 467a10 : GA, II, 4, 738b16. 39 Éth. Eud., II, 8, 1225a25-27. Voir ci-dessous, p. 48.
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Le texte de la Politique confirme ces résultats, bien que le livre I, à lui seul, pose un problème spécifique, étant donné son orientation propre : exposer la genèse progressive de la cité et identifier ses composantes humaines en prenant modèle sur le développement des réalités naturelles. Comme on le sait, et ainsi que je l’ai rappelé, c’est là, incontestablement, que l’on trouve les formes les plus clairement normatives de la référence à la nature. On peut donner différentes interprétations de cette particularité, et estimer tout d’abord que ce texte a une autorité « archéologique » sur tous les autres, parce qu’il énonce en un sens les principes de la vie humaine. Il définirait en ce sens un cadre « naturaliste » qu’il ne serait plus nécessaire de rappeler ailleurs mais qui demeurerait toujours présent. Les autres livres de la Politique et les traités éthiques en seraient donc tributaires, même si leur « naturalisme » se fait plus discret et plus implicite. À l’inverse, on constate que le livre I de la Politique lui-même n’est pas univoque et que son « naturalisme » supposé, comme on l’a noté dès l’introduction, ne constitue qu’un point de vue sur la vie humaine et, qui plus est, un point de vue fondamentalement dialectique – j’y reviendrai. On peut aussi bien admettre, à l’inverse, que la perspective scientifique du texte, qui emprunte explicitement une partie de sa méthode à la philosophie naturelle, en fait un traité à part, un contexte en soi, et non pas un moment « archéologique » de la philosophie des affaires humaines. Je reviendrai sur les problèmes spécifiques posés par le livre I de la Politique dans certains des chapitres qui suivent. Je retiens pour l’instant que ce texte ne peut occulter la tonalité très différente des autres traités de philosophie pratique. V. « Nature » et « nature humaine » Aux deux premières observations générales que j’ai faites, je dois ajouter deux remarques particulières concernant l’idée de « nature humaine ». La première porte sur l’expression littérale de la « nature humaine » et l’autre sur l’instabilité ou, si l’on préfère, l’extrême souplesse du lexique de la nature quand il est rapporté à l’espèce humaine. Concernant tout d’abord l’idée de « nature humaine », sur laquelle, comme on l’a vu, s’appuient certaines lectures naturalistes contemporaines, nous pourrions à première vue l’estimer bien représentée. Elle apparaît en effet dans la deuxième partie de la catégorie sémantique correspondant à la « nature » au sens d’essence, et elle est sans doute
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CHAPITRE I
implicitement présente en d’autres occurrences. Nous reconnaissons incontestablement la « nature » spécifique de l’humain à un certain nombre de propriétés essentielles, qui le distinguent des autres animaux. L’homme est rationnel d’une manière particulière, il est politique – en tout cas le plus politique des animaux politiques –, etc. Il n’y a toutefois que trois occurrences de l’expression « nature humaine » (ἀνθρωπίνη φύσις) dans le corpus aristotelicum tout entier. Dans l’Éthique à Eudème, sa valeur est purement quantitative et statistique : il s’agit de ce qui est « objet de crainte pour le plus grand nombre, c’est-à-dire pour la nature humaine » (τὰ δὲ τοῖς πλείστοις φοβερά, καὶ ὅσα τῇ ἀνθρωπίνῃ φύσει)40. S’il s’agissait de la « nature humaine » comprise en un sens essentialiste, c’est-à-dire d’une « nature » dont les attributs sont considérés comme appartenant par soi et universellement au sujet « homme » indépendamment de toute estimation quantitative, Aristote ne pourrait se contenter de l’identifier à ce qui est seulement commun au « plus grand nombre ». Dans l’unique occurrence repérée dans l’Éthique à Nicomaque (III, 1, 1110a25), l’expression désigne non pas l’essence et la forme de l’humain en tant que tel, mais la limite de ce qui est estimé comme supportable et qui justifie ainsi l’indulgence. On fera la même remarque à propos de l’expression de la Politique (III, 15, 1286b27) : qu’un roi ne transmette pas le pouvoir à ses propres enfants semble exiger une vertu trop grande pour la « nature humaine ». Ce n’est pas, là non plus, un usage définitionnel, ni une formule très significative pour l’élaboration de la doctrine. Aucune des occurrences de la notion de « nature humaine » n’a donc de fonction théorique fondamentale – au sens propre du terme –, et aucune ne désigne directement l’être humain pris dans son essence ou « ce que c’est » universel. De fait, alors que les traités éthiques ne manquent pas de définitions, pour les vertus éthiques, pour la prudence, pour la justice ou pour la cité, et alors que l’Éthique à Eudème justifie sous certaines conditions l’usage des définitions dans les études de philosophie pratique41, il n’y a pas de définition proprement dite de l’être humain – au sens de l’expression logique du « ce que c’est » – qui jouerait le rôle d’un véritable principe, qu’il soit pratique ou théorique. Bien 40 Éth. Eud., III, 1, 1228b25. La conjonction est visiblement explétive, puisque la suite de la phrase montre qu’il s’agit d’un seul et même ensemble : « c’est ce que nous entendons par objets de crainte au sens absolu » (ταῦθ’ ἁπλῶς φοβερὰ λέγομεν). 41 Éth. Eud., I, 6, 1216b38.
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qu’une telle définition puisse à la rigueur être reconstruite à partir d’indications éparses données dans les différents traités, elle ne se trouve pas, en tout cas, sous l’expression « nature humaine ». Concernant, en second lieu, l’instabilité du lexique, elle est déjà suffisamment attestée par la diversité des occurrences relevées. Elle est encore plus criante dans certains passages où, à l’échelle de la page ou du chapitre, l’idée de « nature » change plusieurs fois de sens. Ainsi, dans l’Éthique à Eudème, au cours de l’analyse de ce qui est fait « de plein gré » (ἑκούσιον) et de ce qui est fait « par choix » ou « par préférence réfléchie » (κατὰ προαίρεσιν), Aristote est conduit à envisager l’hypothèse d’un conflit des facultés, entre le désir et le calcul42. Si un tel conflit a lieu, cela signifie-t-il que l’une des facultés est contrainte par l’autre et qu’elle est ainsi soumise « par force » (βίᾳ) ? C’est vrai en un sens, si on considère ces deux instances séparément, étant donné que chaque homme les possède « par nature » (φύσει). La « nature » est ici le mode de possession, inné, des facultés. Toutefois, l’individu dans son ensemble, parce qu’il est lui-même désir et raison tout à la fois, n’agit pas nécessairement sous la contrainte ; de fait, la raison commande « par nature » (φύσει), expression qui dès lors renvoie plutôt à l’ordre général des choses ou, à la rigueur, à l’essence même de la faculté rationnelle. On doit donc conclure, à propos de qui se maîtrise et de qui ne se maîtrise pas, qu’« aucun des deux n’agit selon la nature, mais que d’un point de vue absolu, chacun agit selon sa nature, qui n’est pas la même »43. Autrement dit, qu’on se maîtrise ou non, la nature sera toujours contrariée, soit que le désir l’emporte sur la nature rationnelle, soit que se produise l’inverse. Toutefois, si nous considérons la nature globale de l’individu, l’action intentionnelle de l’agent rationnel est accomplie selon la nature, et non pas de manière involontaire et forcée. Quoi qu’il en soit, la phrase reste bien décevante pour qui voudrait que la référence à la nature ait la robustesse d’une qualification théoriquement fondatrice. On pourrait m’objecter qu’Aristote fait précisément varier la modalité de ce qui est « selon la nature », en distinguant, comme il le fait souvent, entre qualification inconditionnée ou « absolue » (ἁπλῶς) et qualification relative. On note toutefois que Éth. Eud., II, 8, 1224b15-36. Éth. Eud., II, 8, 1224b35-36 : ὥστε μὴ κατὰ φύσιν ἑκάτερος πράττει, ἁπλῶς δὲ κατὰ φύσιν ἑκάτερος, οὐ τὴν αὐτήν. 42 43
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certains éditeurs ont trouvé l’expression suffisamment ambigüe pour éprouver le besoin – peut-être inutile, mais révélateur – d’ajouter « πώς », comme le fait Rackham après Solomon, en éditant πράττει πώς (« aucun des deux en un sens n’agit selon la nature »). Cela n’atténue pas, cependant, les imprécisions des occurrences antérieures du même passage, d’autant que cette instabilité sémantique trouve un écho dans la suite du chapitre. Aristote ajoute en effet qu’« on tient généralement le sentiment amoureux, certains emportements et les naturels (τὰ φυσικά) pour involontaires, parce qu’ils sont d’une force qui surpasse la nature (ὑπὲρ τὴν φύσιν) » et qu’ils « font naturellement violence à la nature (πεφυκότα βιάζεσθαι τὴν φύσιν) », avant de noter qu’on considère que « ce qui dépend de nous » c’est « ce que la nature de chacun est capable de supporter »44. Ainsi, dans ces quelques lignes, ce qui est « naturel » désigne alternativement les mouvements passionnels, l’ordre des choses ou l’essence d’une faculté, la nature propre de l’agent, mais aussi la limite de ce que la « nature » peut supporter, sans qu’on sache s’il s’agit alors de la nature individuelle ou de la nature commune des êtres humains. Il s’agirait dans ce dernier cas d’une appréciation en quelque sorte statistique de ce que peut la nature, comme dans le passage de Éth. Eud., III, 1, 1228b25, mentionné plus haut, où Aristote évoque ce qui est « objet de crainte pour le plus grand nombre, c’est-à-dire pour la nature humaine »45. On observe donc que, prise dans son lieu propre, celui de la philosophie naturelle, la notion de « nature » ne désigne que marginalement la totalité des êtres naturels. Par ailleurs, son sens éminent, celui de « forme », n’efface ni celui de processus, ni celui de « matière », avec la dimension d’inachèvement qui caractérise ce dernier. De fait, que ce soit comme forme ou comme matière, la nature désigne non seulement un principe immanent et essentiel de mouvement et de repos, mais également un ensemble de puissances ou de capacités. Ces fluctuations sémantiques passent dans les traités éthiques et politiques, et elles y sont même accentuées par un jeu complexe d’oppositions. Le lexique de la φύσις est ici particulièrement divers, et son poids théorique, comme sa Éth. Eud., II, 8, 1225a20-27. J’emprunte ce rapprochement à l’analyse approfondie de Éth. Eud., II, 8 présentée par Farina (2020), p. 81-131. 44 45
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charge technique, varie d’un texte ou d’un problème à l’autre. Les variations sémantiques autour de l’idée de « nature humaine » confirment ainsi, non seulement que le concept de « nature » a chez Aristote une pluralité de sens – ce que la Physique et la Métaphysique nous apprennent par ailleurs –, mais que cette polysémie traduit une réelle instabilité de la notion elle-même. Il n’y a donc pas, derrière le « naturalisme » supposé d’Aristote, de « nature » une et univoque : la nature, en philosophie pratique, est moins un concept déterminant qu’une notion « miroir » ; elle se définit souvent par des oppositions qui traduisent avant tout ce qu’elle n’est pas.
Chapitre II ÉTHIQUE ET PHYSIOLOGIE : PASSAGES ET DÉMARCATION Le problème sémantique et conceptuel rejoint un problème épistémologique général : si la référence à la nature, dans les traités de philosophie pratique, mérite d’être prise au sérieux, et si elle a un rapport consistant avec la philosophie naturelle, nous devons supposer qu’un « passage » d’un champ disciplinaire à l’autre est possible sous certaines conditions et qu’on peut en partie combler le fossé scientifique qui les sépare. J’envisagerai cette question de trois points de vue. Le premier, formel et proprement épistémologique, consistera à évaluer l’hypothèse d’une communication entre les sciences concernées. On verra que cette piste accentue la démarcation épistémologique et souligne l’hétérogénéité des disciplines, mais que la question du passage reste malgré tout posée par la pratique même du discours sur le bien. Nous verrons en effet, dans un second temps, que de nombreuses analogies et plusieurs concepts transversaux relient les deux domaines. Plus encore, comme on le constatera ensuite, l’éthique fait de fréquents appels aux résultats et aux acquis de la philosophie naturelle. De la physique ainsi sollicitée, Aristote n’attend manifestement pas qu’elle fonde la philosophie pratique, ou qu’elle lui fournisse des explications proprement dites. Elle remplit bien plutôt une fonction instrumentale, en apportant au théoricien de l’éthique un certain nombre de données objectives concernant les conditions naturelles de l’action. Il s’agit de faits empiriquement observables et scientifiquement explicables, mais dont il n’est pas justifié, en l’occurrence, de donner une explication proprement scientifique. L’exemple de l’intempérance confirmera cette ambivalence : les arguments du théoricien de l’éthique ne dépendent pas des explications physiques, mais ils doivent tenir compte du fait que l’être humain est un composé – d’âme et de corps –, de sorte que les dispositions et les actions dépendent aussi de conditions naturelles.
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CHAPITRE II
I. Des enquêtes incommunicables La première hypothèse, celle d’une transgression du principe d’incommunicabilité des genres, sera vite écartée. D’une certaine manière, en effet, le fait même de poser la question suffit à y répondre. On sait qu’Aristote interdit en principe le « passage » d’un genre scientifique à l’autre dans les Seconds analytiques. On ne prouve pas en passant d’un genre à l’autre. Ainsi, on ne démontre pas des propriétés géométriques en recourant à des principes appartenant à l’arithmétique1. On ne peut démontrer une chose qu’en rapportant les propriétés concernées à leur sujet par l’intermédiaire d’un lien causal ; or celui-ci, figurant dans le syllogisme démonstratif comme moyen terme, doit appartenir au même genre que les extrêmes, contenus dans la prémisse majeure et dans la conclusion. Si ce n’est pas le cas, la conclusion n’aura pas le caractère de nécessité qu’elle doit avoir dans un syllogisme démonstratif : elle ne conclura qu’à un rapport accidentel entre le sujet et la propriété en question2. L’ensemble des termes qui appartiennent à une série déductive doivent donc appartenir à un même genre et doivent dépendre des principes propres de la science concernée. Il est vrai qu’il y a des cas, en principe répertoriés par Aristote, où le passage d’une science à l’autre est légitime. C’est par exemple ce qui se produit lorsque l’une des sciences est subordonnée à l’autre – comme l’optique tombe sous la géométrie –, ou bien quand l’une des sciences apporte à l’autre soit un fait, soit une explication que cette dernière ne peut pas fournir par elle-même – étant entendu que cet apport doit être pertinent pour la science qui le reçoit3. Ainsi, le géomètre apportera son concours au médecin, en expliquant pourquoi les blessures circulaires cicatrisent moins vite que les blessures dont les berges sont parallèles. Dans ce dernier cas, la complémentarité épistémologique se fonde sur la distinction entre l’explication générale, ou essentiellement « logique », et la connaissance « empirique » des faits. Quoi qu’il en soit, la section citée des Analytiques ne mentionne pas les sciences pratiques, donnant ainsi à penser que ces dernières ne sont Sec. an., I, 7, 75a38-39. « C’est nécessairement au même genre, en effet, qu’appartiennent les extrêmes et les intermédiaires, car s’ils ne sont pas par soi, ce seront des accidents » (Sec. an., I, 7, 75b10-12). 3 Sec. an., I, 13, 78b32-79a16. 1 2
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pas concernées par d’éventuelles dérogations qui autoriseraient des passages d’un genre à l’autre. Le seul lieu textuel où les Seconds analytiques disent quelque chose des objets propres de l’éthique, texte où d’ailleurs Aristote les distingue de ceux de la philosophie naturelle, est très allusif et sans rapport direct avec le problème du « passage » d’un genre scientifique à l’autre : Quant aux autres , de quelle manière il convient de les répartir entre la réflexion, l’intellection, la science, la technique, la sagesse pratique et la compétence théorique, c’est plutôt l’affaire de la physique d’un côté, de l’éthique de l’autre.4
Nous pouvons laisser de côté la question de savoir de quelle branche de la philosophie naturelle il s’agit exactement, et si Aristote ne mentionne pas essentiellement l’enquête sur l’âme5. Ce qui en revanche mérite d’être noté, c’est la distinction de deux types de theôriai, l’étude de la physique et celle de l’éthique. Ces deux enquêtes se partagent des objets examinés au livre VI de l’Éthique à Nicomaque dans le cadre de l’examen des vertus intellectuelles. Ceux-ci leur sont peut-être communs – sinon tous, en tout cas certains d’entre eux –, mais les deux enquêtes n’en constituent pas moins des savoirs distincts. Aristote dit d’ailleurs clairement, en un lieu au moins, que l’enquête pratique – en l’occurrence à propos de l’amitié – n’a pas besoin de la physique : « que les questions de physiques soient laissées de côté, car elles ne sont pas appropriées à la présente enquête. Mais examinons les questions humaines et qui concernent les caractères et les passions »6. Aristote vient d’écarter les explications « physiques », trop générales, qu’on peut trouver chez Euripide, Héraclite, ou encore Empédocle, lorsque celui-ci invoque le principe du rapprochement des semblables. Il y a quelque chose de proprement humain dans la philia – alors qu’Empédocle va jusqu’à en faire l’un des deux principes cosmiques, avec la Haine –, et la physique n’est d’aucun secours, comme Aristote le précise ensuite, pour savoir si les méchants peuvent être amis, ou bien s’il y a plusieurs espèces d’amitiés. Plus fondamentalement, entre les sciences pratiques et la physique, il y a une frontière supplémentaire, qui n’existe pas, par exemple, entre Sec. an., I, 33, 89b7-9. Voir en ce sens Barnes (1993), p. 202. 6 Éth. Nic., VIII, 2, 1155b8-10. 4 5
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l’arithmétique et la géométrie : celle qui sépare les disciplines ayant pour fin l’action – la politique et l’éthique – des sciences proprement théoriques ou théorétiques, pour reprendre littéralement la terminologie de la classification des « disciplines » dans la Métaphysique7. La fameuse déclaration de l’Éthique à Nicomaque, selon laquelle la présente investigation « a pour fin, non pas la connaissance, mais l’action »8, va dans le même sens. Ainsi, du strict point de vue de la théorie de la science, rien ne justifie a priori une quelconque dérogation à l’interdiction de faire communiquer les sciences portant sur des genres différents, non pas tant du fait que les deux enquêtes ne sont pas dans le même « genre » scientifique, mais surtout parce qu’il ne va aucunement de soi que les explications relevant des sciences théorétiques soient pertinentes pour la pratique. C’est là un signe supplémentaire de la fragilité de l’hypothèse d’une source naturaliste de la philosophie pratique. Si les premiers principes de l’action et de sa théorisation sont les fins proprement humaines, et si la connaissance scientifique des fins naturelles ne nous dit rien sur ces dernières, la pratique humaine semble bien renvoyée à elle-même. De fait, la « politique », entendue au sens large – sens qui inclut l’ensemble des affaires humaines et par conséquent l’éthique –, est la science « architectonique » dans le domaine pratique. Cela ne signifie pas seulement qu’elle a autorité sur des sciences subordonnées – comme la stratégie, l’économie ou la rhétorique –, mais aussi qu’elle pose elle-même ses propres principes, et qu’elle a pour tâche propre d’indiquer ce qu’est le bien ultime ou souverain bien9. Il lui revient donc de se prononcer sur les fins dernières de la pratique, sans dépendre, dans cette tâche précise, d’une autre discipline. L’hypothèse d’une subordination téléologique à la philosophie naturelle n’a donc pas ici de raison d’être. Ne l’écartons pas définitivement, car elle pourrait revenir par un chemin à peine détourné, celui de la fonction propre, l’ergon de l’être humain, qu’on a souvent assimilé à l’expression d’une finalité biologique. J’y reviendrai dans la deuxième partie. Retenons en tout cas pour l’instant que l’idée d’un fondement méta-éthique se heurte, du point de vue formel, à la séparation épistémologique des disciplines concernées. Mét., E, 1, 1025b3-28. Éth. Nic., I, 1, 1095a5-6. 9 Éth. Nic., I, 1, 1094a18-b11. 7 8
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II. L’usage des analogies Dans la pratique même du discours, cependant, les choses se présentent différemment. De fait, comme nous l’avons noté en commençant, un certain nombre d’arguments des traités éthiques et de la Politique font appel à la philosophie naturelle ou à certains de ses acquis, explicitement ou implicitement. Pour comprendre ces passages, il faut s’entendre sur la nature des voies empruntées, et se demander ce qui se trouve ainsi transféré10. L’une des voies qu’il convient d’explorer est celle des analogies, dont certaines sont de méthode et les autres de contenu. Je commencerai par les analogies de méthode. Pour partir du mieux connu, rappelons que la Politique définit la cité à partir de ses composants selon un ordre de complexité croissant – le couple, puis la famille, puis le village – en empruntant implicitement sa méthode à la biologie, ou tout au moins en comparant sa méthode génétique de définition à la manière dont on procède dans l’étude des êtres naturels11. Les structures et institutions humaines, parce qu’elles ne sont pas totalement étrangères à la nature, doivent être analysées, au moins jusqu’à un certain point, dans des termes qui s’appliquent aux réalités naturelles. Les autres livres de la Politique offrent d’ailleurs d’autres exemples de ce type de transferts méthodologiques. Ainsi, les déviations morphologiques par rapport à un eidos, déformations éventuellement monstrueuses, permettent de comprendre pourquoi certains régimes politiques se dénaturent au point de perdre leurs propriétés qualitatives et leur véritable essence, comme le nez aquilin ou camus, s’il est déformé à l’extrême, s’éloignera de la 10 Leunissen (2017) a utilement souligné cette dimension, souvent négligée, de l’éthique aristotélicienne. Sa position se résume par exemple à cette observation : « Aristotle believes that at least some of the knowledge produced by natural science is “foundational” for political science, in the sense that having knowledge of the facts (to hoti) about human life and nature is an important prerequisite to the political scientist’s task of perfecting or completing human nature so as to make a person good » (p. xxiv). Elle signale par exemple que les états du caractère, leurs conditions d’acquisition et leurs changements, s’expliquent en partie par des facteurs matériels ou physiologiques, parce qu’ils constituent des affections de la faculté perceptive de l’âme et qu’ils sont, de ce fait, des formes inhérentes à la matière, conformément aux indications de DA I, 1 sur le statut des affections de l’âme (voir par exemple p. 107-108). Toute la question sera précisément d’évaluer jusqu’à quel point la science naturelle peut être dite « fondationnelle » pour la science politique. On a déjà écarté que la première puisse établir les principes de la seconde. Leunissen elle-même ne nie d’ailleurs pas qu’elles constituent deux disciplines autonomes (p. xxiii-xxiv). 11 Pol., I, 2, 1252a24-1253a39.
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forme droite au point de perdre l’apparence d’un nez12. De même, le type de nécessité qui préside à l’organisation des composants d’une cité – sa matière démographique et sociologique – fixe également les règles d’organisation des parties et des facultés dans les espèces naturelles13. On évitera toutefois de faire une lecture naïve du début du livre I de la Politique, qui ne trouve d’ailleurs pas d’équivalent – si l’on parle d’emprunts méthodologiques explicites à la philosophie naturelle – dans les traités éthiques. Il convient de nuancer l’idée d’une science politique qui commencerait par importer un morceau de biologie pour poser ses propres principes. Regardons en effet de plus près la phrase introductive du passage concerné : « si donc nous examinions le développement naturel des faits depuis l’origine, comme dans les autres domaines, sur ces choses-là également nous mènerions l’étude de la meilleure manière »14. L’usage du mode conditionnel, ainsi que l’imprécision du renvoi aux « autres domaines » (ἐν τοῖς ἄλλοις), suggèrent une certaine distance de la part d’Aristote lui-même, au moment précis où il adopte une méthode qui n’est pas spécifique à son objet. On peut donc supposer qu’il s’agit moins ici d’appliquer un paradigme méthodologique venu de la philosophie naturelle que de formuler une analogie assez générale : il est de bon sens épistémologique, si l’on peut dire, de suivre la genèse des faits pour les comprendre. Cela n’exige pas que l’on soumette la science politique aux exigences spécifiques de la zoologie. Par ailleurs, que la meilleure démarche, pour analyser un phénomène quelconque, consiste à examiner son développement progressif ne signifie pas exactement que ceux dont il s’agit ici – le couple, la famille, le village, la cité – sont eux-mêmes et sans exception des phénomènes ou des êtres « naturels » au sens strict. De fait, la cité n’est ni une substance ni un accident d’une substance, et ne peut donc pas être assimilée purement et simplement à un être naturel de plein droit, ce qui marque clairement les limites des lectures sociobiologiques du livre I de la Politique15. On trouvera une confirmation indirecte de ces réserves dans le passage du De motu animalium où Aristote compare l’animal à une cité 12 Pol., V, 9, 1309b22-31. Sur ce texte et sur les limites de ses attendus biologiques, voir Pellegrin (1990b). 13 Pol., IV, 4, 1290b21-39. 14 Pol., I, 2, 1252a24-26 : εἰ δή τις ἐξ ἀρχῆς τὰ πράγματα φυόμενα βλέψειεν, ὥσπερ ἐν τοῖς ἄλλοις, καὶ ἐν τούτοις κάλλιστ’ ἂν οὕτω θεωρήσειεν. 15 Voir en ce sens Pellegrin (2017a) ; en particulier p. 30.
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dont les lois sont bien faites, et où chaque citoyen accomplit correctement sa tâche par habitude, sans que le monarque ait besoin d’ordonner chacune des actions particulières16. Ce texte ne donne pas une explication, au sens strict, de l’unité organique. Sans quoi, il lui faudrait faire intervenir des prémisses (anthropologiques et, au sens large, sociologiques) qui ne sont pas de même ordre que les termes (biologiques) contenus dans la conclusion. L’usage du modèle politique montre simplement que l’organisme animal a un certain type d’unité, celui en vertu duquel les parties sont à la fois dépendantes d’un principe central – ici le cœur – et dotées d’une relative spontanéité de mouvement. D’ailleurs, dans d’autres cas, l’analogie, au lieu d’unifier, est plutôt différentielle, parce que les similitudes qu’elle met en évidence ne l’emportent pas sur les différences. Nous aurons l’occasion de l’observer dans le chapitre suivant, à propos du caractère animal. On se trouvera sur un terrain plus sûr si l’on se tourne vers les analogies descriptives – analogies de contenu et non pas seulement de méthode –, qui relient les deux domaines. Aristote établit ainsi un rapport entre la doctrine de la vertu comme juste milieu relatif à nous et les prescriptions diététiques, elles-mêmes relatives à la constitution du patient17, et il met en parallèle la vertu et la santé physique, comme nous le verrons plus loin à propos du plaisir. De même, bien que nos dispositions morales dépendent initialement de nous, les actions particulières qui en découlent peuvent se produire à notre insu, « comme il en va des états de faiblesse physique (ὥσπερ ἐπὶ τῶν ἀρρωστιῶν) »18. Ce qui veut sans doute dire : il en va des effets des habitudes comme de la progression d’une maladie, dont les étapes nous échappent. Au-delà même des analogies didactiques reliant des termes hétérogènes, on observe la présence de concepts transversaux qui attestent des similitudes structurelles. Je me suis employé ailleurs à montrer que la notion d’action (πρᾶξις), chez Aristote, comportait dans sa définition des propriétés invariantes, repérables à la fois dans le domaine des affaires humaines et en biologie. Que la cité, par exemple, puisse se voir attribuer une certaine « vie », et que celle-ci puisse être assimilée à une MA, 10, 703a28-b2. Éth. Nic., II, 5, 1106a26-b7. 18 Éth. Nic., III, 7, 1115a1-2. Ce dernier terme est par ailleurs très fréquent dans le Corpus hippocratique. Voir par exemple Hippocrate, Des Vents V, 3 ; Des Crises XXXIX, 3. 16 17
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praxis, au même titre que celle d’un animal, atteste clairement la présence d’un schème transversal de l’action19. Ce schème, tout à la fois ontologique, biologique et pratique, s’applique à tout processus réalisant sa fin en lui-même, qu’il s’agisse de l’action moralement significative et véritablement accomplie, de la fonction d’un organe ou encore de la vie, du bios, d’un animal, d’une plante ou d’un astre. Nous y reviendrons. Toujours au titre des similitudes structurelles entre les phénomènes naturels et les affaires humaines, rappelons après beaucoup d’autres que le régime modal est dans les deux cas celui de la contingence20. Comme les phénomènes de la nature sublunaire, les actes, événements, institutions, ou usages proprement humains ne se produisent ni « toujours » ni nécessairement, mais seulement « dans la plupart des cas » et parfois de manière simplement accidentelle. Il y a donc une certaine homogénéité modale entre les phénomènes naturels et les faits humains, ce qui a deux types de conséquences : pour la théorie éthique, parce qu’elle montre qu’on ne doit pas exiger dans ce domaine la même exactitude que dans les sciences portant sur des objets nécessaires ; pour l’action elle-même, parce que la personne morale avisée, prudente, doit savoir qu’elle agit dans un régime de relative incertitude. Je ferai toutefois deux restrictions à cette invocation de la contingence. D’une part, la contingence ne signifie pas que tout est imprévisible ; d’autre part, les deux types de phénomènes ne sont pas contingents pour les mêmes raisons. Que la contingence ne signifie pas l’incertitude absolue, on le constate d’abord en rappelant la définition même de « contingent » (τὸ ἐνδεχόμενον), dans les Premiers analytiques21. Une proposition contingente – qu’on pourra toujours introduire par l’indicateur modal « il se peut que » (ἐνδέχεται) – énonce ce qui n’est pas nécessaire et n’entraîne aucune impossibilité. Or « il se peut que » s’entend en deux sens : en premier lieu, à propos de ce qui se produit en général, « le plus souvent » (ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ), et dont la nécessité n’est pas constante (que les cheveux blanchissent, que l’homme croisse ou décline) ; en second lieu, à propos de ce qui est « indéterminé » (ἀόριστον) et se produit par hasard (le fait qu’un animal marche et que le sol tremble quand il marche). Aristote précise 19 Voir Morel (2007). Sur la consistance de l’idée de « vie » appliquée à la cité, voir Morisson (2017). 20 Voir en particulier Aubenque (1963) ; ou plus récemment Henry (2015). 21 Prem. an., I, 13, 32a18-b13.
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que le premier sens, celui de la régularité, correspond à ce qui « se produit par nature » (τὸ πεφυκὸς ὑπάρχειν), et le second, celui de l’accidentel pur, à ce qui n’est pas « déterminé par nature » (πέφυκεν) à se produire de telle manière plutôt que de manière contraire. On observe ainsi, non seulement que le sens premier de « contingent » est le régulier, le plus fréquent – et non pas l’indéterminé ou l’exceptionnel –, mais aussi que ces deux significations peuvent s’exprimer en termes de disposition « naturelle » et que le naturel est précisément du côté du plus régulier. De fait, dans la pratique, nous orientons généralement nos actions selon une estimation statistique de leurs effets : même s’il est toujours possible, si je sollicite un ami généreux, qu’il déroge à ses habitudes morales et se montre pour une fois égoïste et avare, ce n’est pas le plus probable. Si je le reconnais comme généreux, c’est en effet parce que j’ai de bonnes raisons de compter sur lui, raisons fondées par exemple sur l’observation des actes et des dispositions habituelles qui caractérisent la générosité22. D’autre part, la contingence des affaires humaines s’explique par des raisons qui lui sont propres et qui ne relèvent pas, sinon très indirectement, de la nature. La diversité des mœurs et des institutions politiques, la fragilité de ces dernières face aux passions humaines et aux risques de dissension, ou encore la capacité qu’a l’agent rationnel en tant que tel de choisir un parti ou son contraire, sont autant de facteurs de variabilité qui tombent en dehors du domaine des phénomènes naturels. Dans un passage important sur lequel je reviendrai, Aristote remarque qu’il y a tant de variété et d’incertitude dans les choses belles et justes concernant la politique qu’on a pu prétendre qu’elles relevaient seulement de la convention ou de l’usage (nomos) et nullement de la nature23. Cela laisse supposer que la contingence des affaires humaines est bien supérieure en incertitude à celle qui caractérise la nature, où les phénomènes se reproduisent globalement d’une manière très régulière. III. Science politique et faits naturels La présence de la biologie ne se limite cependant ni aux analogies didactiques ou heuristiques, ni aux concepts transversaux ; elle se Voir en ce sens Natali (1989), p. 43-46. Éth. Nic., I, 1, 1094b14-16.
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traduit également par des arguments de faits, qui s’appuient sur les résultats positifs de l’enquête naturaliste. Ainsi, les compétences du physicien sont indispensables au législateur, et indirectement au citoyen, lorsqu’il s’agit de la procréation, c’est-à-dire des conditions physiologiques d’une démographie harmonieuse. Dans la Politique, au livre VII, Aristote appelle le nomothète à s’occuper de l’éducation de la cité et, à ce titre, d’un certain nombre de questions particulières subordonnées. Parmi celles-ci, il doit veiller à ce que les enfants aient le meilleur corps possible. Il doit faire en sorte que les unions s’accomplissent à l’âge, à la saison et de la manière qui conviennent. Or, pour cela, précise Aristote, il faut « examiner ce que disent les médecins et les physiciens, car les médecins s’expriment de manière satisfaisante sur les moments favorables pour les corps, et les physiciens se prononcent sur les vents, recommandant les vents du nord plutôt que ceux du sud »24. On parviendra à des conclusions similaires dans un autre domaine de considérations, celui des actions dites « volontaires » ou « consenties ». Cette question a la particularité d’être traitée de manière très différente selon qu’on se situe dans les traités éthiques ou dans le contexte psychologique et biologique, en l’occurrence celui du De motu animalium. Dans le dernier chapitre de cet opuscule, en effet, Aristote étudie les actions volontaires, non-volontaires et involontaires, mais il le fait d’une manière spécifique, qui relève clairement de l’analyse physiologique, et les définitions qu’il en donne ne sont pas superposables aux définitions proposées dans les traités éthiques25. Pourtant, les traités éthiques dessinent en creux l’espace d’une analyse biologique de ce type de mouvements. J’en vois au moins deux indices. Il s’agit en premier lieu de l’évocation du cœur, principe organique des mouvements des membres, à propos du mouvement volontaire : « le principe qui, dans les actions volontaires meut les parties du corps est situé dans l’agent »26. Autrement dit, l’inhérence du principe organique, en vertu duquel l’animal peut être dit « automoteur », atteste que les mouvements des parties du corps sont physiquement sous la gouverne de l’agent. On note également, second indice, une allusion à des processus organiques (vieillir, Pol., VII, 16, 1335a39-b2. Voir Leunissen (2017), p. 89. Voir MA, 11, et Morel (2020a). 26 Éth. Nic., III, 1, 1110a15-16. 24 25
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mourir) à propos de mouvements que le De motu qualifierait de « nonvolontaires » : ce qui est accompli sans connaissance , ou en connaissance de cause mais sans que cela dépende de l’agent ou si c’est fait sous la contrainte, cela est involontaire. Il y a en effet beaucoup de processus naturels que nous accomplissons et que nous subissons en le sachant, dont aucun n’est ni volontaire ni involontaire, comme vieillir ou mourir27.
Ces derniers processus se distinguent des actes volontaires, parce qu’ils ne dépendent pas de nous, mais se distinguent aussi des actes involontaires parce qu’ils ne s’appliquent pas à une action moralement significative ou susceptible de faire l’objet d’une analyse morale ou juridique. Il y a donc une place, dans le corpus pratique, pour les aspects biologiques des mouvements volontaires et autres que volontaires, en tant qu’ils sont moralement significatifs. Cette place n’est pas celle d’une explication positive, qui fournirait des conclusions proprement dites à l’enquête pratique. Le rôle de ces remarques est plutôt, une fois encore, de mentionner des faits qui justifient empiriquement les observations du politique, dans la mesure où celui-ci doit s’occuper de l’âme. Ainsi, les exemples physiologiques qui nourrissent la réflexion sur les actes non-volontaires, sans en offrir une définition proprement dite, attestent par le fait que nous pouvons être les agents de tels mouvements. Comme nous le verrons plus loin, le cas des émotions donne d’autres exemples de cette présence discrète mais efficace de la philosophie naturelle. IV. Physiologie embarquée et démarcation des savoirs : l’exemple de l’intempérance Les observations précédentes ont montré comment le physicien pouvait attester, par les faits qu’il observe et exhibe, la validité objective des assertions du théoricien de l’éthique. Ce dernier fait droit, en effet, à une physiologie discrète, en quelque sorte « embarquée » dans son propre registre d’argumentation. Par « physiologie », nous pourrions entendre, comme dans l’usage moderne, l’étude des fonctions organiques des êtres vivants. Toutefois, en contexte aristotélicien, faute d’une délimitation Éth. Nic., V, 10, 1135a31-b2.
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explicite de ce domaine scientifique, il est préférable de comprendre par « physiologie » l’enquête naturaliste, ici appliquée aux dispositions du caractère humain, c’est-à-dire une approche capable de prendre en compte, non seulement la forme ou la définition formelle du phénomène considéré, mais aussi ses aspects matériels28. En parlant de physiologie « embarquée », j’entends désigner une compétence instrumentale, intégrée à l’argumentation éthique, et dont la présence n’a pas fait l’objet d’une justification expresse du point de vue épistémologique. Toute la question est de savoir jusqu’à quel point les arguments spécifiques de la science politique dépendent de ces savoirs exogènes. L’exemple que nous allons considérer maintenant, celui de l’intempérance, donne à penser qu’il s’agit essentiellement de savoirs instrumentaux et simplifiés, d’une physiologie minimale, qui s’intègre aux arguments de la philosophie pratique, sans être supposée les fonder. Cette lecture va nous conduire à écarter les deux extrêmes entre lesquels se situe ce livre : d’un côté, l’idée que la philosophie pratique n’aurait rien à attendre du naturaliste ; de l’autre, une interprétation scientifique au sens étroit, qui voudraient la subordonner, peu ou prou, à l’explication physique proprement dite. La physiologie est bien présente dans les traités éthiques, mais elle sert le plus souvent à en délimiter le propos, et non pas à fonder ses arguments spécifiques. L’analyse de l’intempérance (ἀκρασία) menée dans l’Éthique à Nicomaque en offre un bon exemple. Concernant la façon dont on sort d’un état d’intempérance, Aristote dit la chose suivante : Quant à savoir comment l’ignorance vient à cesser et comment l’intempérant retrouve le savoir, l’explication est la même que pour l’ivresse ou le sommeil, et n’est pas propre à cette affection, et il faut sur ce point s’en remettre aux spécialistes de la science de la nature (δεῖ παρὰ τῶν φυσιολόγων ἀκούειν)29.
Cette remarque est ambivalente : on peut la considérer comme anecdotique et l’interpréter comme l’expression d’un rejet pur et simple des considérations physiologiques ; on peut à l’inverse y voir le signe d’une corrélation épistémologique. Dire qu’il faut s’en remettre aux physiciens, est-ce affirmer que, précisément, nous n’avons pas à le faire ici, 28 En faveur de l’usage élargi de « physiologie » en contexte aristotélicien, voir Mingucci (2015), p. 15-16. 29 Éth. Nic., VII, 5, 1147b6-9. Leunissen (2017) ne cite pas ce passage.
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ou bien est-ce au contraire inviter l’auditeur des leçons d’éthique à s’informer plus précisément en matière de philosophie naturelle ? Je proposerai une voie médiane qui, tout à la fois, justifie la mention des physiciens par des arguments positifs et écarte l’hypothèse d’une dépendance épistémologique. À première vue, la phrase semble rejeter sans réserve le point de vue du physicien en dehors du propos. Le renvoi vise peut-être les Parva naturalia, où Aristote donne en effet des indications sur la cessation du sommeil30. Dans la suite du texte de l’Éthique à Nicomaque, Aristote ne se soucie pas de savoir comment on sort de l’état d’intempérance et moins encore, par conséquent, comment on explique ses aspects physiologiques. D’ailleurs, le spécialiste des états physiologiques ne nous apprendra rien sur les conditions proprement éthiques et politiques du traitement de l’intempérance. On pourrait donc interpréter ainsi le silence d’Aristote après cette allusion aux compétences du physicien : l’explication physique de la sortie de l’état d’intempérance mérite sans doute d’être portée à notre connaissance, mais elle ne livre ni une définition adaptée de l’intempérance, ni la solution pratique au problème de la faiblesse morale. Une chose est de connaître la cause physique du changement d’état, une autre de savoir suivant quelles prescriptions morales ou grâce à quelles mesures coercitives on fait naître la tempérance plutôt que son contraire. Cependant, l’hypothèse d’une dépendance épistémologique, au moins partielle, ne peut être écartée aussi facilement. La question de la sortie de l’ivresse et du sommeil est un problème bien répertorié de physique, comme l’attestent, non seulement les Parva naturalia, mais aussi un passage important de Phys., VII, 331. Or dans ce dernier texte, l’éveil, le dégrisement et la maladie sont pris comme exemples pour établir une thèse qui concerne les dispositions, les hexeis, parmi l esquelles 30 PN, Somn., 3, 458a10-25. La plupart des commentateurs renvoient à ce passage, qui établit que le réveil se produit quand le sang le plus pur est remonté vers le haut du corps et que le sang le plus épais a rejoint la partie inférieure. Il va ainsi de soi, pour Charles (2007), p. 197, que ce point relève d’une « investigation scientifique (ou physiologique) indépendante ». Pour Gauthier-Jolif (1970) il s’agit d’une « note indépendante du contexte » et le renvoi aux phusiologoi est une pure et simple « fin de non recevoir : la question posée relève d’une discipline qui n’est pas la nôtre ». 31 Phys., VII, 3, 247b13-6. Pour une analyse détaillée de ce texte, et en faveur d’une convergence avec la doctrine de l’habituation dans l’Éth. Nic., voir Leunissen (2017), p. 110-138.
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la vertu et le vice. Aristote veut d’abord montrer que l’acquisition d’une hexis n’est pas une génération, pas plus qu’en se réveillant on n’est engendré comme étant éveillé ; il précise ensuite que l’acquisition des hexeis est cependant précédée d’une altération dans le corps – dans la partie sensitive –, « comme c’est le cas quand on sort de l’ivresse et du sommeil ». La mention, à la fin de l’enquête sur l’akrasia, d’un problème physiologique bien connu n’a donc rien d’accidentel ni de superflu. Elle sous-tend un problème éthique fondamental : celui des changements d’état du caractère. On doit simplement noter ici qu’il ne s’agit pas d’une hexis, mais plutôt d’une diathesis, d’une disposition passagère, sans doute celle du désir, d’abord contraire à l’interdit, qui s’atténue ensuite et cesse de dominer la règle32. Revenons maintenant au passage de l’Éthique à Nicomaque sur l’intempérance. Deux types d’arguments peuvent être invoqués : de contenu et de méthode. Concernant le contenu, les efforts qu’Aristote vient de déployer pour expliquer l’akrasia sont assez considérables, tout comme le sont les enjeux de ce développement. Dans les lignes précédentes, il a montré, par le recours au modèle du syllogisme pratique, que l’intempérant pouvait opposer une opinion à une règle droite, en prenant comme mineure une proposition particulière fondée sur la perception, et céder à son désir, et cela bien qu’il ait une certaine connaissance de la règle droite. Le mouvement qui l’entraîne sous l’effet de son intempérance est ainsi plus fort que ses propres raisons droites, et en ce sens plus fort que lui. On peut donc s’attendre à ce que la question de la sortie de l’intempérance soit évoquée : il est crucial, pour la pratique, de savoir comment un intempérant peut se défaire de son ignorance partielle, la « dissoudre » (λύεται), pour accéder à un véritable savoir33. De plus, Aristote vient de signaler, quelques lignes avant le passage sur le sommeil et l’ébriété, que l’appétit, le désir de base, était capable de « mouvoir chaque partie » du corps34. Après le passage, il revient sur les effets du vin, qui fait par exemple répéter machinalement des vers d’Empédocle au lieu d’en saisir le sens35, ce qui fait penser aux effets des états physiologiques sur la pensée ou l’expression, tels qu’ils sont 32 Je suis ici l’interprétation claire de Bodéüs (2004) à propos du passage sur la sortie de l’intempérance, p. 362. 33 Éth. Nic., VII, 5, 1147b6. 34 Éth. Nic., VII, 5, 1147a35. 35 Éth. Nic., VII, 5, 1147b12.
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décrits dans le De memoria36. Plus loin dans le livre VII de l’Éthique à Nicomaque, Aristote revient d’ailleurs sur l’ébriété, dans un passage où il s’en remet de nouveau à l’autorité des physiciens : que l’animal fasse sans cesse des efforts est « attesté aussi par les physiciens, selon qui la vision et l’audition sont des activités pénibles, mais auxquelles, à ce qu’ils disent, on a fini par s’habituer »37. Semblablement, ajoute-t-il, les jeunes gens, du fait de leur état de croissance, sont comparables aux gens ivres. Les mélancoliques, quant à eux, ont par nature un fréquent besoin de remèdes. Leur corps, en effet, est continuellement affecté à cause de leur « tempérament » ou « complexion » (κρᾶσις), de sorte qu’ils éprouvent toujours des désirs violents. On trouve donc ici comme un concentré de phénomènes physiologiques : la comparaison avec les animaux, le facteur de l’âge, l’ébriété, le désordre des humeurs et la krasis propre du mélancolique. Le désordre moral est aussi un déséquilibre physique. Tout comme le contenu, la méthode du passage sur l’akrasia est significative. Aristote, au début du livre VII, a invité à « poser les faits apparents » (τιθέντας τὰ φαινόμενα) concernant les « affections » comme la tempérance et l’intempérance, en vue de l’exposition d’une aporie susceptible d’être tranchée par l’adoption probante de certaines opinions admises ou endoxa38. L’insertion de ces phainomena dans une procédure de type dialectique a parfois conduit à les assimiler directement à des endoxa39. Toutefois, on ne peut pas exclure qu’Aristote parle ici de phainomena dans le sens non « endoxal » du terme, et qu’il évoque les résultats de certaines investigations, ou encore les « faits apparents » tels qu’ils sont mis en évidence, par exemple, grâce à l’enquête physique40. De plus, même si l’on maintient qu’il s’agit ici d’endoxa, ce ne sont pas nécessairement des opinions admises par le plus grand nombre : il peut tout aussi bien s’agir d’opinions techniques soutenues par des PN, Mem., 2, 453a14-b10. Éth. Nic., VII, 15, 1154b7-13. Sur le fond, il ne fait pas de différence de lire en b7, avec Aspasius, comme Bywater, φυσιολόγοι (« physiciens »), plutôt que φυσικοὶ λόγοι (« traités naturels »), comme Susemihl-Apelt et avec la plupart des manuscrits. 38 Éth. Nic., VII, 1, 1145b2-7. 39 Voir Owen (1961), p. 87, à propos de ce passage : « the φαινόμενα are things that men are inclined or accustomed to say on the subject. » Sur les problèmes posés par cette ligne d’interprétation, voit ci-dessus, p. 4-6. 40 Voir en ce sens la position argumentée de Frede (2012), p. 188. 36 37
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spécialistes41 et en l’occurrence, puisqu’il s’agit d’affections de l’âme, par des spécialistes de philosophie naturelle. Comment comprendre, cependant, la rapidité avec laquelle Aristote évoque cette « dissolution » de l’ignorance ? Cette désinvolture avec laquelle il « passe » finalement sur la question n’est-elle pas le signe que l’approche physiologique reste ici hors de propos ? Cette ellipse peut en fait s’interpréter de deux manières, par ailleurs complémentaires. C’est peut-être, en premier lieu, une question d’extension de l’explication. Le passage mentionné précise qu’il n’y a pas d’explication spécifique pour la sortie de l’intempérance et la dissolution de l’ignorance : l’explication donnée « n’est pas propre à cet état » (οὐκ ἴδιος τούτου τοῦ πάθους)42. Elle est donc identique génériquement à l’explication de la fin de l’ivresse ou du sommeil. Ainsi, l’explication physiologique reste à un niveau générique, sans atteindre le niveau spécifique, de sorte qu’elle ne livre qu’une réponse partielle. S’il est possible de donner une définition physique de l’intempérance à partir de la manière dont on s’en libère, elle demeure trop générale, incapable de faire connaître l’essence même du phénomène. Or c’est ici que les choses s’inversent. Cette première explication de l’ellipse nous fait encore pencher en faveur d’une corrélation épistémologique, mais elle ne suffit pas à écarter une autre hypothèse aux effets inverses : si l’on parle finalement si peu de l’explication physique du phénomène, c’est sans doute à cause de la faible pertinence des explications physiologiques elles-mêmes. La matière de l’enquête ne requiert pas la connaissance scientifique des causes naturelles ; il suffit, encore une fois, d’observer les faits que l’approche scientifique a mis en évidence. Une chose est de recueillir auprès du physicien des faits utiles à la pratique, une autre est de prétendre appliquer des causes naturelles, et corrélativement des explications physiques, aux situations humaines. Ce qui compte, en l’occurrence, c’est de savoir que la sortie de l’état d’intempérance – et il en va sans doute ainsi de l’apaisement de la colère ou de la haine –, appartient aux facteurs physiologiques et que, comme telle, elle échappe en partie à notre contrôle. Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer en physicien comment se restaure l’équilibre thermique propice au contrôle de soi, car la solution relève de la conduite vertueuse et Cooper (1999), p. 284-288. Éth. Nic., VII, 5, 1147b8.
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non pas du contrôle médical des affections. Cependant, il est sans aucun doute nécessaire, en vue de fins proprement pratiques, de prendre en compte l’épaisseur matérielle d’un phénomène qu’on ne peut réduire à sa composante formelle. Le cas de l’akrasia nous apprend ainsi une chose essentielle sur le rapport entre philosophie naturelle et philosophie pratique, et cela à la faveur même de leur délimitation réciproque. L’état de l’intempérant n’est pas seulement une disposition mentale ; c’est aussi un état physiologique, ce qui impose au politique d’écouter les propos du philosophe de la nature. Ce dernier nous apprendra que l’akrasia est un état particulier du désir qui implique une perte de contrôle ou une entrave physique du même genre que l’ivresse et le sommeil. Mais peu importe ici le pourquoi ; seul importe le fait qu’il en va ainsi. Je ferais volontiers l’hypothèse que, derrière la mention du problème physique, se cache une intention proprement morale, qui pourrait s’exprimer ainsi : non seulement nous avons le plus grand mal à contrôler nos passions, y compris quand nous savons clairement qu’il faudrait agir autrement, mais encore nous ne contrôlons pas la durée de leur emprise. Il est donc impératif, du point de vue de l’éducation morale, de prévenir l’emportement passionnel en amont, par l’acquisition de la vertu de modération. La leçon fondamentale de la théorie aristotélicienne de l’akrasia n’est-elle pas au fond que, dans l’intempérance proprement dite, la cause véritable de la perte de contrôle n’est pas un égarement momentané, un simple accès passionnel, une brevis furor, mais un véritable vice, c’est-à-dire une disposition acquise et durable43 ? Et cette disposition est d’autant plus dangereuse que la passion nous dirige physiquement, et non pas seulement mentalement, durant un temps que nous ne pouvons pas contrôler. C’est donc, paradoxalement, parce que la fin de l’intempérance est une affaire de physique, qu’il revient au théoricien de l’éthique, et non au physicien, d’en traiter. La dimension physiologique de nos dispositions morales est une question trop importante pour qu’on la confie aux seuls spécialistes de physiologie.
Voir en ce sens Éth. Nic., VII, 6, 1148a2-4.
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Chapitre III ÉTHIQUE ET ÉTHOLOGIE : UNE QUESTION DE CARACTÈRE Parmi les différentes manières de croiser philosophie pratique et philosophie naturelle, l’une des plus discutées est l’analyse de la conduite animale en général, étant entendu que, pour Aristote, l’homme est, génériquement, un animal. Il est vrai que l’être humain adulte est le seul être dont on puisse dire qu’il accomplit des « actions » à proprement parler, c’est-à-dire des mouvements moralement significatifs parvenant à leur terme1. Cependant, comme on l’a rappelé, la théorie aristotélicienne de l’« action », au sens large que les traités biologiques permettent de donner au terme πρᾶξις, ne concerne pas uniquement l’action humaine moralement significative, mais également l’attitude des autres animaux, et même le fonctionnement des organes et l’activité des plantes et des sphères célestes. On peut ainsi se demander si l’action humaine est intégralement régie par des principes et des mobiles qui lui sont propres, ou bien si elle relève en partie d’une analyse zoologique du comportement. Dans ce cas, on pourrait traiter de la conduite humaine, au moins jusqu’à un certain point, en des termes similaires à ceux qui permettent de rendre compte du comportement animal. Il ne s’agit pas d’un problème importé, sous l’effet des questions et préoccupations exclusivement contemporaines, car l’Histoire des animaux, notamment, élabore une approche que l’on dirait aujourd’hui « éthologique » de l’animal. Il est d’ailleurs fréquent qu’entre autres paternités, on attribue à Aristote celle de l’éthologie. Trois restrictions s’imposent d’emblée : Aristote envisage implicitement une forme de scala naturae axiologique qui n’est plus pertinente dans l’éthologie 1 Éth. Eud., II, 6, 1222b19-20 : l’homme est le seul animal qui soit « principe d’actions » ; Éth. Nic., VI, 2, 1139a20-21: les bêtes possèdent la sensation mais ne participent pas à l’action. Voir encore Éth. Eud., II, 8, 1224a28-30.
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scientifique moderne ; on peut lui reprocher un certain anthropomorphisme ; l’étude du comportement animal ne constitue pas pour lui une discipline autonome à l’intérieur de la philosophie naturelle. Néanmoins, comme l’éthologie moderne, il conçoit le mode de vie de l’animal, son bios, comme une manière de faire usage de certaines capacités cognitives en fonction de l’environnement ; ce principe d’analyse s’applique également, dans une certaine mesure, au comportement humain2. Le débat oppose globalement les interprètes qui estiment que la différence entre action humaine et conduite animale n’est que graduelle ou relative, et ceux qui défendent la spécificité de la première et, en ce sens, une lecture discontinuiste. De fait, certains lecteurs d’Aristote, soucieux de préserver les droits de la différence anthropologique, seront réticents à lui attribuer une théorie causale de l’action humaine et voudront mettre cette dernière à l’abri de toute naturalisation3. Or l’approche éthologique revient à opter pour une théorie causale de l’action, en définissant cette dernière comme un certain type de mouvement produit par un certain type de moteur. La discussion n’est sans doute pas dénuée d’aspects idéologiques, et elle court de ce fait le risque d’être surdéterminée, et ainsi indéfiniment relancée, Aristote pouvant fournir des arguments aux deux camps, aussi bien aux actuels partisans du spécisme qu’à leurs adversaires anti-spécistes. Pour éviter les clivages inutiles, et si l’on s’attache à la manière dont Aristote traite lui-même la question, demandonsnous plutôt si, et jusqu’à quel point, les catégories anthropomorphiques qu’utilise Aristote pour analyser le comportement de l’animal et pour qualifier ses compétences témoignent d’une continuité de la scala naturae, ou bien si celle-ci est une hiérarchie discontinue, ou encore si les catégories en question ne s’appliquent pas, plus simplement, par analogie. Les textes que je vais considérer, et qui invitent à comparer caractère humain et caractère animal, vont à mon sens en faveur de la dernière option. Celle-ci ne signifie pas qu’il y ait une discontinuité pure et simple. Elle invite plutôt à redéfinir les termes du débat et à reconnaître à Aristote le mérite d’avoir pratiqué une éthologie globale qui ne conduit pourtant pas à nier les différences spécifiques. 2 Sur cet aspect de la zoologie d’Aristote et sur les limites des rapprochements avec l’éthologie moderne, voir l’étude fondamentale de Labarrière (1993), repris dans Labarrière (2005). 3 Voir ci-dessus, Introduction, p. 11-13.
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L’ambiguïté tient d’abord aux termes employés par Aristote pour caractériser les compétences ou facultés cognitives des animaux. L’animal autre que l’homme est en principe privé de la faculté rationnelle, mais on peut à ce sujet faire deux réserves. La première porte sur les conséquences de cette relative privation sur la capacité de l’animal à orienter lui-même sa conduite. La seconde concerne la réalité même de cette privation. En réponse à la première réserve, on constate que l’animal jouit d’une autonomie qui permet de l’identifier comme étant le véritable agent de son propre mouvement. Le livre VIII de la Physique présente l’animal comme un « automoteur »4, malgré quelques amendements5 et un certain nombre de sous-entendus dialectiques, en grande partie contre la conception platonicienne de l’âme « auto-motrice ». L’âme, pour Aristote, ne peut pas être auto-motrice, tout simplement parce qu’elle ne peut pas être en mouvement, sinon par accident, c’està-dire en tant qu’elle est incorporée : le mouvement est une propriété des corps, or l’âme est incorporelle. La subversion opérée en Physique VIII par rapport à la position platonicienne peut donc se résumer ainsi : ce n’est jamais l’âme en tant que telle qui est auto-motrice, mais le composé et, pour ce qui est du mouvement local, l’animal. De ce fait, celuici, parce qu’il y a en lui un principe moteur (son âme) et un élément mobile (le corps), est bien l’agent de son propre mouvement local : il se meut lui-même, parce qu’il possède, en lui-même, un principe de mouvement local qui réside dans la faculté directrice de son âme6. On peut également mentionner sur ce point le chapitre 7 du traité du Mouvement des animaux, sur le syllogisme dit « pratique », qui montre qu’un même modèle formel, assimilable à une déduction dont la conclusion est une
Voir en particulier Phys., VIII, 6, 259b1-3. Comme l’influence de l’environnement extérieur sur les mouvements internes, ce qui se traduit par exemple par l’endormissement et le réveil, ou la formation des rêves : Phys., VIII, 2, 253a11-20 ; 6, 259b3-14. De même, le Ciel meut les animaux, d’une certaine manière : Phys., VIII, 6, 259b15. 6 Faculté à laquelle Aristote fait sans doute allusion en Phys., VIII, 6, 259b16-18, quand il précise qu’il y a « dans tous » les animaux un moteur premier. Il revient au Mouvement des animaux de préciser cette aptitude directrice des animaux et d’indiquer que le désir, à la fois moteur et mû, en est le principe. L’organe physique de cette fonction est le cœur, du moins chez les animaux qui en possèdent un. Je ne peux développer ici la question débattue des auto-moteurs, pas plus que l’apport du traité du Mouvement des animaux à l’explication du mouvement local et de la conduite animale. 4 5
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action, s’applique aussi bien à l’homme qu’aux autres animaux7. Les animaux ne forment pas mentalement de syllogismes pour agir, mais leurs mouvements volontaires peuvent être décrits à l’aide du modèle syllogistique. La seconde réserve tient au fait que l’animal non humain exerce une forme de discernement qu’Aristote évoque parfois dans des termes qui servent également à désigner la faculté rationnelle proprement humaine, en parlant par exemple de « pensée » (νοῦς, διάνοια ou νόησις), de « compréhension » (σύνεσις) ou encore d’« intelligence » ou « prudence » (φρόνησις). Certains animaux communiquent d’ailleurs entre eux au point qu’ils semblent apprendre les uns des autres8. Certains commentateurs, comme J.-L. Labarrière9, sont ainsi fondés à estimer que la différence entre l’homme et l’animal est, de ce point de vue, relative et non pas radicale. On observe, de fait, que les autres animaux ont « de nombreuses ressemblances » (πολλὰ μιμήματα) avec l’homme, concernant les manières de vivre et « l’exactitude de la pensée » (τῆς διάνοιας ἀκρίϐειαν)10. Inversement, R. Sorabji, au début du livre qu’il a consacré en partie à cette question11, a soutenu que l’attribution d’une forme de raison aux animaux répondait essentiellement, chez Aristote, à des préoccupations méthodologiques et proprement scientifiques et, en substance, qu’elle n’impliquait pas l’attribution d’une faculté cognitive identique à l’intelligence humaine. Dans le corpus zoologique lui-même, en effet, Aristote n’hésite pas à maintenir une certaine différence entre les facultés cognitives, y compris quand on peut les attribuer sous le même nom à des espèces différentes. Ainsi, quand il compare les animaux aux végétaux en Génération des animaux, I, 23, il rappelle que les premiers ont pour leur part une certaine « faculté de connaissance » (γνῶσις), en l’occurrence : la sensation. Or celle-ci « varie beaucoup en dignité (ταύτης δὲ τὸ τίμιον καὶ ἄτιμον πολὺ διαφέρει) »12, selon qu’on la compare à l’intelligence (φρόνησις), ou qu’on la distingue des propriétés des êtres inanimés. La 7 Voir MA, 7, 701a7-33. Je renvoie à Morel (2008) en faveur d’une lecture zoologique de ce chapitre, par opposition à une approche anthropologique ou éthique, que le contexte immédiat, de fait, ne justifie pas. 8 PA, II, 17, 660a35-b3. 9 Labarrière (1990) ; Labarrière (2005). 10 HA, IX, 7, 612b18-21. 11 Sorabji (1993), p. 2. 12 731a34.
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sensation, « si on la compare à l’absence de sensibilité , est ce qu’il y a de mieux (πρὸς δὲ ἀναισθησίαν βέλτιστον) »13. Ainsi, lorsque l’animal se reproduit, il ne fait qu’accomplir la fonction qui est commune à tous les vivants, et « il devient comme une espèce de plante »14. Inversement, la sensation est très inférieure en dignité à l’exercice de l’intelligence. Aristote ne dit pas ici que la φρόνησις en question est proprement humaine ; elle peut appartenir également aux animaux supérieurs en général, ceux dont les compétences cognitives sont pour ainsi dire complètes. En tout cas, le terme γνῶσις est ici pris en un sens générique qui suggère que l’usage d’une même terminologie, à propos de différents animaux, n’interdit aucunement des différences selon l’espèce. Par extension, on peut estimer que le même type d’homonymie affecte la φρόνησις, en précisant que seul l’homme possède l’intelligence rationnelle à proprement parler. L’animal n’a peut-être, en fait, qu’une sorte d’intelligence comportementale, essentiellement liée à des circonstances particulières et consacrée à la prévision. C’est ce qu’indique Aristote luimême, quand il précise que « certaines bêtes sont dites ‘prudentes’ : celles qui, concernant leur propre existence, possèdent manifestement une faculté de prévision »15. On peut supposer que les animaux dotés de cette faculté sont capables, par le truchement de la mémoire et éventuellement d’une forme d’expérience, de prévoir les effets qu’auraient, à l’avenir, des circonstances similaires16. Cela ne revient pas à leur attribuer la même intelligence qu’aux êtres humains17. Une similitude ou analogie fonctionnelle ne fait pas une identité essentielle. J’y reviendrai à la fin de ce chapitre. Pour l’instant, je me contenterai de poser la question : les deux formes d’intelligence (animale et humaine) peuvent-elles recevoir une même définition, si elles n’ont ni les mêmes objets – seul l’homme peut considérer des notions en tant que telles, comme le juste, l’égal ou le beau –, ni les mêmes conditions d’acquisition et de développement – la mémoire et l’expérience animales ne produisent sans doute pas de « notions » proprement dites, mais plus probablement des constantes comportementales –, ni les 731a34-731b2. 731b5-8. 15 Éth. Nic., VI, 7, 1141a27-28. Voir en ce sens Sorabji (1993), p. 13 : « Aristotle himself points out that phronêsis is different in wild animals and in men. It is simply intelligence, or as he says, foresight ». 16 Mét., A, 1, 980b28-981a2. 17 Labarrière (2005), p. 33, observe qu’on peut « accorder certaines formes d’intelligence aux animaux sans en faire pour autant des êtres rationnels ». 13 14
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mêmes fonctions ? Sur ce point, les usages et les fins de la pensée se différencient chez l’homme selon des catégories – buts pratiques, ‘poiétiques’ ou théorétiques – inapplicables aux animaux. En un sens, étant donné que l’intelligence animale est toujours liée à une certaine « action » au sens large rappelé plus haut, on pourrait dire qu’elle a toujours des fins « pratiques », ou à la rigueur « pratico-poiétiques » si l’on veut faire place à la technologie animale. Il reste que l’usage théorétique de la pensée leur est évidemment étranger, qu’ils n’ont pas la possibilité de choisir entre les modes de vie qui sont attachés à ces différentes fonctions, et enfin que, concernant l’intelligence pratique, « seul l’être humain est capable de délibération » et de « réminiscence »18. Admettre une certaine homonymie des facultés, quoi qu’il en soit, ne résout pas la question : souligner des différences spécifiques dans l’application d’un même terme reste une position vague tant qu’on n’a pas tranché entre différence de degré et différence de nature (ou de qualité). La φρόνησις elle-même est d’ailleurs susceptible de degrés, et cela à l’intérieur du genre animal, sans nécessairement que ces degrés concernent la différence anthropologique : l’intelligence la plus développée est celle des animaux supérieurs en général ; pas nécessairement celle de l’homme19. Si la terminologie des facultés cognitives ne permet qu’en partie de trancher notre question initiale, n’aurait-on pas plus de chances en se tournant vers la notion de « caractère » (ἦθος), clairement applicable à l’ensemble du genre animal ? De fait, Aristote parle longuement du « caractère » des animaux dans l’HA, spécialement aux livres VIII et IX. Les animaux ont tous une certaine manière de vivre, conforme aux traits de l’espèce, qui explique leurs tendances à agir de telle manière plutôt que de telle autre. En cela, ils sont comme l’homme, dont les vertus éthiques, même si elles ne sont pas « naturelles », traduisent une tendance habituelle à agir, dans certaines circonstances, d’une certaine manière plutôt que d’une autre. L’importance et les usages techniques de la notion de « caractère » dans l’analyse du comportement humain, que ce soit dans les traités de philosophie pratique ou dans la Rhétorique, en font une des clés de l’anthropologie aristotélicienne. Attribuer aux ani HA, I, 1, 488b24-26. GA, III, 2, 753a7-14. Certains animaux, comme les abeilles, possèdent une certaine φρόνησις, mais sans avoir la capacité d’apprendre : Mét., A, 1, 980b1. 18 19
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maux un « caractère » déterminé, et par conséquent des tendances comportementales variables d’une espèce à l’autre, est donc particulièrement lourd de sens. Dans les faits, Aristote prête aux animaux des dispositions que l’on attribuerait volontiers aux êtres humains : le bœuf est doux et dépourvu d’obstination ; le sanglier est plein d’ardeur, obstiné et stupide ; le cerf est prudent et timide ; le serpent est vil et perfide20. Il est d’ailleurs intéressant de constater, au bénéfice de l’autonomie animale, que l’état domestique ne conduit pas l’animal à se soumettre invariablement aux injonctions des maîtres humains. Ainsi, les chameaux et certains chevaux refusent les saillies incestueuses, si bien qu’on aurait vu certains d’entre eux réagir violemment contre leurs maîtres pour y avoir été forcés21. D’une manière générale, comme dans le cas de l’homme, les comportements sont conformes aux traits du caractère et actualisent, en quelque sorte, les dispositions qu’implique ce dernier. Parvenu à ce point de l’analyse, on pourrait se demander si la notion de caractère n’a pas réunifié ce que la théorie des facultés de l’âme, malgré ses ambiguïtés sémantiques, invitait à séparer – en réservant à l’homme seul le triple usage (théorique, pratique et poiétique) de la faculté proprement rationnelle. Si la structure du comportement est identique, et si les ressemblances sont aussi grandes entre l’homme et l’animal, la doctrine du caractère semble en effet nous autoriser à identifier les constantes comportementales des animaux à des dispositions de même nature que les dispositions morales des humains. Nous aurions là les prémisses d’une éthologie « continuiste », dont Aristote n’a pas explicitement établi le principe, mais qu’il semble admettre de facto. Pourtant, là même où Aristote paraît aller le plus loin dans cette direction, il donne des indications qui peuvent aussi bien servir l’interprétation opposée. J’en veux pour preuve le texte de HA, VIII, 1, 588a16b322, texte crucial étant donné sa position stratégique, au tout début de l’enquête éthologique de l’HA : Voilà donc comment se présentent la complexion des animaux et leurs modes de reproduction. Quant à leur conduite et à leur genre de vie, ils diffèrent selon leurs mœurs et leur nourriture. Car on trouve chez la plupart HA, I, 1, 488b12-28. HA, IX, 47, 630b31-631a7. 22 Ou livre VII selon l’ordre des manuscrits adopté par Balme (1991). 20 21
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des autres animaux eux-mêmes, des traces des états psychologiques qui, chez les hommes, offrent des différences plus marquées. En effet la douceur et la sauvagerie, l’humeur facile et le mauvais caractère, le courage et la lâcheté, les dispositions à la crainte ou à la témérité, les désirs, les fourberies, des ressemblances avec la compréhension intelligente, constituent des ressemblances avec l’homme qu’on retrouve chez beaucoup d’animaux, et qui rappellent les ressemblances dont nous avons parlé à propos des parties du corps. Car certains caractères diffèrent de l’homme selon le plus ou le moins, et il en va de même pour l’homme comparé à un grand nombre d’animaux (en effet, certains de ces états psychologiques atteignent un plus haut degré chez l’homme, certains un degré plus élevé chez les autres animaux), d’autres au contraire diffèrent par analogie : de même en effet qu’il y a chez l’homme art, sagesse, compréhension, de même chez certains animaux il y a quelque autre faculté naturelle qui est telle. Cette remarque est particulièrement évidente si l’on considère les enfants dans leur premier âge : chez les enfants, en effet, il est possible de voir comme les traces et les germes de leurs dispositions futures, et l’âme ne diffère pour ainsi dire nullement de l’âme des bêtes durant cette période, si bien qu’il n’est pas illogique que certains caractères soient les mêmes chez l’homme et chez les autres animaux, que d’autres soient très voisins, et que d’autres encore aient des rapports d’analogie. (trad. P. Louis modifiée) 23
Ce passage a fait l’objet de lectures continuistes, selon lesquelles les vertus animales et les vertus humaines diffèrent, non par leur nature, mais par degrés. Ainsi, Jean-Louis Labarrière24 estime que « “l’intelligence relative au raisonnement” fait partie des ressemblances susceptibles de
23 Τὰ μὲν οὖν περὶ τὴν ἄλλην φύσιν τῶν ζῴων καὶ τὴν γένεσιν τοῦτον ἔχει τὸν τρόπον· αἱ δὲ πράξεις καὶ οἱ βίοι κατὰ τὰ ἤθη καὶ τὰς τροφὰς διαφέρουσιν. Ἔνεστι γὰρ ἐν τοῖς πλείστοις καὶ τῶν ἄλλων ζῴων ἴχνη τῶν περὶ τὴν ψυχὴν τρόπων, ἅπερ ἐπὶ τῶν ἀνθρώπων ἔχει φανερωτέρας τὰς διαφοράς· καὶ γὰρ ἡμερότης καὶ ἀγριότης, καὶ πραότης καὶ χαλεπότης, καὶ ἀνδρία καὶ δειλία, καὶ φόβοι καὶ θάρρη, καὶ θυμοὶ καὶ πανουργίαι καὶ τῆς περὶ τὴν διάνοιαν συνέσεως ἔνεισιν ἐν πολλοῖς αὐτῶν ὁμοιότητες, καθάπερ ἐπὶ τῶν μερῶν ἐλέγομεν. Τὰ μὲν γὰρ τῷ μᾶλλον καὶ ἧττον διαφέρει πρὸς τὸν ἄνθρωπον, καὶ ὁ ἄνθρωπος πρὸς πολλὰ τῶν ζῴων (ἔνια γὰρ τῶν τοιούτων ὑπάρχει μᾶλλον ἐν ἀνθρώπῳ, ἔνια δ’ ἐν τοῖς ἄλλοις ζῴοις μᾶλλον), τὰ δὲ τῷ ἀνάλογον διαφέρει· ὡς γὰρ ἐν ἀνθρώπῳ τέχνη καὶ σοφία καὶ σύνεσις, οὕτως ἐνίοις τῶν ζῴων ἐστί τις ἑτέρα τοιαύτη φυσικὴ δύναμις. Φανερώτατον δ’ ἐστὶ τὸ τοιοῦτον ἐπὶ τὴν τῶν παίδων ἡλικίαν βλέψασιν· ἐν τούτοις γὰρ τῶν μὲν ὕστερον ἕξεων ἐσομένων ἔστιν ἰδεῖν οἷον ἴχνη καὶ σπέρματα, διαφέρει δ’ οὐδὲν ὡς εἰπεῖν ἡ ψυχὴ τῆς τῶν θηρίων ψυχῆς κατὰ τὸν χρόνον τοῦτον, ὥστ’ οὐδὲν ἄλογον εἰ τὰ μὲν ταὐτὰ τὰ δὲ παραπλήσια τὰ δ’ ἀνάλογον ὑπάρχει τοῖς ἄλλοις ζῴοις. 24 Labarrière (1990), p. 410-411. Voir également Lennox (2015), qui estime en substance que les qualités des animaux ont le même statut que les vertus naturelles décrites en Éth. Nic., VI, 13. Voir ci-dessous, p. 133-145.
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degrés »25, par opposition aux ressemblances qui, dans la deuxième partie du texte, sont simplement fondées sur l’analogie. Malgré cela, la ressemblance d’intelligence appartiendrait également aux ressemblances par analogie. Labarrière semble voir un glissement dans le texte ou, selon ses propres termes, « deux niveaux d’analyses ». Il faudrait donc distinguer entre la première et la seconde mention de la σύνεσις26. La première signalerait une différence de degré, et la seconde une différence par analogie. Je privilégierai pour ma part une lecture alternative, et cela pour cinq raisons. (a) Tout d’abord, dans la première occurrence, Aristote n’attribue pas expressément la σύνεσις aux animaux, mais seulement – ce qui explique sans doute que le groupe nominal τῆς περὶ τὴν διάνοιαν συνέσεως soit au génitif, et non pas au nominatif comme les autres caractères mentionnés – une faculté non nommée qui relève de, ou qui a trait à la σύνεσις. Le génitif partitif – c’est ainsi que le comprennent dans leurs traductions respectives P. Louis, M. Vegetti, A. Carbone27 – introduit ici une nuance, qui suggère que l’intelligence dont il est question est, en son sens éminent, une intelligence humaine. La faculté animale évoquée, peut-on alors penser, ne fait que ressembler à cette dernière, sans lui être rigoureusement identique. (b) En second lieu, dans la seconde occurrence, Aristote place sans aucune ambiguïté ce qui relève de la σύνεσις – et donc implicitement cette fameuse « intelligence relative au raisonnement » – sous la catégorie des ressemblances par analogie et non pas sous celle des ressemblances graduelles28. Il est assez clair en effet, comme J.-L. Labarrière semble d’ailleurs l’admettre lui-même, que la proposition « de même en effet qu’il y a chez l’homme art, sagesse, compréhension, de même chez certains animaux il y a quelque autre faculté naturelle du même genre » développe le cas de l’analogie et non pas celui de la ressemblance graduelle. C’est ce qu’indiquent, non seulement la place de la phrase et sa conjonction explicative (γὰρ) avec ce qui la précède – à savoir : « d’autres au contraire diffèrent par analogie » –, mais encore et surtout sa syntaxe Labarrière (1990), p. 411. Labarrière (1990), p. 410 ; 414. 27 Voir Louis (1969) ; Vegetti (1971) ; Carbone (2008). 28 Voir Balme (1991), p. 59, notes b, d. Je n’exclus pas pour autant que les différences « selon le plus et le moins » puissent ailleurs se traduire en différences spécifiques, comme l’a montré Lennox (2001), p. 161-167. 25 26
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comparative en ὡς... οὕτως... : « de même que… de même… »). Or Aristote oppose nettement les deux cas : les caractères relèvent soit de la différence graduelle, soit de la différence par analogie. La structure adversative de la phrase (Τὰ μὲν γὰρ τῷ μᾶλλον καὶ ἧττον διαφέρει… τὰ δὲ τῷ ἀνάλογον διαφέρει.) est sur ce point très claire. Aristote n’envisage pas ici de genre mixte où ce qui ressemble par analogie pourrait également différer par degrés. Lorsqu’il lui arrive de parler d’intelligence animale et d’employer pour cela un vocabulaire en principe réservé à l’intelligence humaine, il faut donc convenir qu’il le fait pour désigner un autre type de compétence, et non pas une seule et même aptitude qui, chez l’animal, serait simplement moins développée29. La situation est donc la suivante : il y a des « ressemblances » entre l’homme et les autres animaux, mais ces ressemblances peuvent être soit graduelles, soit fondées sur une analogie. La différence par analogie n’est pas graduelle : conformément à la méthodologie décrite dans les Topiques, elle établit l’appartenance à un même genre30. Or celle-ci ne permet pas de poser une identité proprement dite des facultés mises en rapport. On en déduira donc, non pas que les aptitudes animales sont, au fond, de même nature que les aptitudes humaines, mais bien plutôt que ces dernières diffèrent par nature des facultés qui, chez l’animal, leur ressemblent. Si par ailleurs on prête attention à la manière dont Aristote comprend l’usage des analogies en zoologie, on doit prendre en compte ce qu’il dit de l’utilité de l’analogie elle-même pour la construction des problèmes 29 D’où le verdict sans appel de Balme à propos de HA, VIII, 1, 588a23-24 : « Aristotle does not credit animals with human intelligence either here or elsewhere, but only with resemblances and analogies », Balme (1991), p. 59, n.b. Leunissen (2017), p. 11-15, dans son analyse du passage de HA, VIII, 1, reconnaît, elle aussi, que, concernant les facultés intellectuelles, le rapport n’est pas de degré mais d’analogie. Elle considère malgré tout que cette lecture est compatible avec l’idée d’une « continuité hiérarchique » (p. 14) entre les animaux et les humains. Elle invoque à ce propos les relations entre le sang et la détermination du caractère dans les Parties des animaux. Voir en effet PA, II, 2, 647b35-648a11 – qui explique qu’un sang plus léger et plus froid donne « plus de sensibilité et d’intelligence » (αἰσθητικώτερον δὲ καὶ νοερώτερον) – et l’analyse de Leunissen (2017), p. 15-21. Cependant, une relation (entre le sang et le caractère) qui relève de la cause matérielle est une chose ; la question de la différence ou identité formelle entre les facultés supérieures respectives de l’homme et de l’animal, c’est-à-dire la question de leurs définitions respectives, en est une autre, comme nous l’avons vu. 30 La connaissance des ressemblances contribue à la définition, notamment quand elle fait apparaître que les cas similaires appartiennent à un même genre : Topiques, I, 18, 108b19-31.
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dans les Seconds analytiques. Le passage concerné est en effet instructif pour notre propos et va même plus loin que les Topiques : Il y a encore une autre manière de procéder, qui consiste à choisir selon l’analogue. Il n’est pas possible en effet de poser une seule et même qu’il convienne d’appeler sépion, arête et os ; et pourtant certaines propriétés iront avec ces choses-là, comme si nous avions affaire à une unique nature de ce type.31
En d’autres termes, nous ne pouvons ni donner de nom commun à ces trois parties que sont l’os de sèche, les arrêtes du poisson et le squelette chez le mammifère, ni même les placer sous un même genre. Elles sont donc, non seulement spécifiquement, mais encore génériquement différentes. Elles ont pourtant une fonction identique et sont en cela analogues32. Toutefois, c’est seulement par référence à cette fonction que certaines propriétés communes – comme la dureté et la résistance – leur appartiennent. L’analogie entre des termes ne doit donc pas conduire à leur attribuer une identité de nature, ni même de genre. Ce texte est d’autant plus significatif que, loin d’être le produit d’un rapport lointain et abstrait avec la science de la nature, il trouve au contraire un écho direct dans les Parties des animaux, où il apparaît que « chez les animaux qui n’ont pas d’os, c’est la analogue (τὸ ἀνάλογον) qui joue ce rôle : chez les poissons c’est parfois l’arrête, parfois le cartilage »33. L’analogie entre l’arrête du poisson et l’os de la sèche vient ensuite, touours avec le terme ἀνάλογον, en II, 8, 654a19-21. (c) Troisièmement, si l’on considère l’ensemble des traits de caractères, c’est-à-dire aussi bien ceux qui diffèrent graduellement que ceux qui diffèrent par analogie, on constate qu’ils ont tous le statut de « traces », ἴχνη, par rapport aux propriétés de l’âme humaine. La trace en question n’est pas nécessairement postérieure chronologiquement par rapport à ce dont elle est la trace, puisque la fin du texte parle également des ἴχνη et des « semences » psychologiques que l’on observe chez les enfants, et qui se définissent par opposition à leurs dispositions futures. Sec. an., II, 14, 98a20-24. Ce texte n’est pas cité par Leunissen (2017). Je suis ici Mignucci (2007). Dans son commentaire au même passage, Barnes (1993), p. 251, offre un argument supplémentaire à l’interprétation que je défends, en soulignant que l’analogie est presque toujours fonctionnelle chez Aristote et qu’elle reste une description purement formelle, qui ne désigne aucunement une ‘nature’. 33 PA, II, 8, 653b35-37. 31 32
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Il s’agit plutôt d’une sorte de marqueur, un signe permettant d’identifier la présence d’une structure donnée. La notion de trace semble donc ici s’appliquer à des états qui sont, dans un cas (chez l’animal), peu développés et, dans l’autre (chez l’enfant), encore potentiels. Dans les deux cas, il est très difficile de parler d’identité pure et simple entre la trace, c’est-à-dire l’image, et ce dont elle est la trace. (d) On trouve un quatrième argument contre la lecture continuiste de HA, VIII, 1 dans un texte que j’ai déjà signalé, à savoir HA, I, 1, où l’énumération des caractères apparemment « moraux » des animaux est suivie d’une restriction de taille : Seul, parmi les animaux, l’homme a la capacité de délibérer (βουλευτικὸν δὲ μόνον ἄνθρωπός ἐστι τῶν ζῴων). De nombreux animaux participent à la mémoire et à la capacité d’apprendre, mais aucun autre que l’homme n’est en mesure de se remémorer.34
Il n’est pas certain qu’Aristote emploie ici βουλευτικὸν au sens où il parle de délibération morale dans les traités éthiques. Le sens du terme peut être plus large en la circonstance, notamment si l’on considère son association implicite à la remémoration (ἀναμιμνήσκεσθαι), qui n’est pas en elle-même une opération moralement significative. Toutefois, il est un fait que seule l’action proprement humaine est accompagnée d’une délibération au sens plein ; c’est même la condition de sa dimension morale. Il est d’ailleurs remarquable que, quand Aristote attribue des traits de caractères aux animaux en termes anthropomorphiques et moraux, conformément à une représentation populaire du comportement animal35, il le fait avant d’évoquer l’intelligence humaine : ce faisant, il indique implicitement que cette attribution n’implique pas qu’il faille attribuer à l’animal le type de délibération – morale ou non – dont l’homme est capable. (e) Enfin, et ce n’est pas la moindre des différences, les traits de caractère n’ont ni la même genèse ni le même niveau de généralité chez l’homme et chez l’animal. Comme on le sait, les habitudes humaines s’acquièrent par la répétition d’actes semblables, à la différence des traits naturels de caractère qui font l’êthos animal, et cette acquisition relève très étroitement de l’éducation morale. Or, parce que ces différences sont chez l’homme culturelles, elles varient non pas spécifiquement HA, I, 1, 488b24-26. Balme (1991), p. 58.
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– d’une espèce à l’autre –, comme chez l’animal, mais individuellement. Le caractère propre à l’espèce humaine, s’il en est un, serait bien difficile à identifier, tant les hommes diffèrent dans leurs inclinations. Ils peuvent également différer selon les climats, comme Aristote l’affirme en Politique, VII, 7, après le traité hippocratique Airs, eaux, lieux, mais cela n’annule pas les différences individuelles. L’éventail des possibles n’est pas chez l’homme au niveau de l’espèce, mais à celui des individus36. Il est de ce fait incomparablement plus large. On en trouve d’ailleurs des signes clairs dans les textes, par exemple en Éth. Nic., X, 5, 1176a3-15, à propos de la diversité des plaisirs. Chez l’animal, la diversité est spécifique : les plaisirs ne sont pas les mêmes d’une espèce à l’autre, ce qui explique pourquoi, selon le mot d’Héraclite, un âne choisira la paille plutôt que l’or. En revanche, « chez les hommes en tout cas » (ἐπί γε τῶν ἀνθρώπων), les différences d’un individu à l’autre ne sont pas minces. C’est pourquoi « les mêmes choses provoquent jouissance chez les uns et peine chez les autres, et sont aux uns douloureuses et haïssables tandis qu’aux autres elles sont agréables et aimables ». Il ne fait aucun doute qu’il s’agit, dans le cas de l’être humain, de différences individuelles : dans la suite immédiate du texte, Aristote va montrer que cette diversité ne doit pas conduire à un relativisme qui voudrait que chacun soit mesure du plaisir convenable, car, en réalité, est véritablement plaisant ce qui plaît à l’homme de bien (spoudaios)37. Ainsi, être « disposé » de telle manière qu’on éprouve tel ou tel plaisir, ce n’est pas affaire de déterminations spécifiques, ce que sont la plupart des traits de caractère des animaux, mais d’états individuels, qui sont chez l’être humain particulièrement variables d’un individu à l’autre. L’autonomie animale et la décision humaine ne sauraient donc former qu’un couple en miroir. L’homme semble bel et bien posséder une faculté spécifique par rapport à celle de l’animal, ce qui le conduit à mener une vie proprement morale et à agir de manière délibérée, et non pas selon les lois et les circonstances naturelles qui définissent le comportement. Comme nous le verrons, étant capable de délibérer et de 36 Voir en ce sens Frede (2019), p. 263, qui montre très clairement qu’il n’y a pas « d’uniformité naturelle » du telos humain, à la différence des fins spécifiques qui déterminent la vie des autres animaux. 37 Voir ci-dessous, p. 147-160.
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choisir, il peut prendre un parti ou son contraire, obéir à la raison droite ou s’y soustraire par une opinion viciée, ce qui suppose qu’il ne soit pas intégralement déterminé par la causalité naturelle. Au-delà des analogies incontestables que dessine l’analyse éthologique et la psychologie comparée, et du fait même qu’il ne s’agit que d’analogies, la discontinuité l’emporte lorsqu’il s’agit de distinguer entre telle action animale et telle action humaine. L’éclairage que la zoologie permet de porter sur la conduite humaine est donc très indirect, et pour ainsi dire différentiel ou négatif. Par le jeu des analogies, il montre que la structure de l’action animale ne diffère pas radicalement de celle de l’action humaine, mais il indique également qu’en ce qui concerne les différences, ce ne sont pas seulement les fins qui distinguent les hommes des autres animaux, mais aussi les moyens psychologiques : entre l’homme et l’animal, les facultés et les états du caractère diffèrent par leur genèse, par leurs fonctions, mais aussi par leur variété. Celle-ci, chez l’être humain, est bien plus grande, et elle explique la forte singularité qui caractérise l’action de l’agent humain individuel. Alors que chez l’animal le caractère est principalement déterminé par les propriétés de l’espèce, le caractère humain est toujours l’expression singulière d’un ensemble d’aptitudes élaborées ou acquises au cours d’une histoire personnelle.
Chapitre IV ÉTHIQUE ET PSYCHOLOGIE : LE CAS DES ÉMOTIONS I. L’approche psycho-physiologique Les analogies et similitudes entre les caractéristiques psychologiques humaines et animales produisent, nous l’avons vu, un résultat ambivalent. D’un côté, elles permettent de situer les activités humaines dans l’horizon d’une théorie implicite de l’action naturelle. De l’autre, elles précisent les différences qui justifient qu’Aristote affirme dans les traités éthiques que l’homme est le seul animal qui, au sens propre, « agit ». Le comportement des animaux, en tout cas, sera d’une faible utilité pour comprendre les agissements humains, sinon par différenciation, ou à l’occasion de comparaisons ponctuelles dont la fonction est parfois simplement dialectique1. L’analyse des vices, à ce sujet, est exemplaire. La comparaison avec l’animal nous apprend peu de choses, sinon, précisément, que les défauts humains sont d’une autre nature : l’homme ayant en lui-même un véritable principe d’action, seul le « dérèglement proprement humain » coïncide avec l’intempérance, l’akrateia, au sens strict, et cela par opposition à l’intempérance des bêtes et à celle qui est due à la maladie2. La « bestialité » (θηριότης) elle-même est bien pire chez l’homme que chez l’animal. Bien qu’elle reste moralement moins grave que le vice, elle atteint chez l’homme une forme propre de perversité. Aristote évoque des formes particulièrement atroces d’actes « bestiaux » commis par des humains : on raconte, dit-il, que des femmes ont éventré des femmes enceintes et dévoré leurs fœtus ; certains peuples 1 Par exemple à propos de la philia, quand il est question de savoir si l’affection entre géniteurs et progéniture est naturelle. Nous verrons plus loin qu’Aristote écarte une jus tification strictement biologique de la philia en général. 2 Éth. Nic., VII, 6, 1149a18-20.
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anthropophages mangent leurs propres enfants lors de banquets3. La bestialité humaine, en effet, s’explique, non pas par l’absence même d’un principe directeur comme chez l’animal, mais par sa dépravation. Ainsi, comme Aristote l’a indiqué quelques lignes plus haut, on ne dira pas que les autres animaux sauvages sont modérés ou déréglés, sinon par déplacement de sens, car « chez les animaux il n’y a ni décision (προαίρεσις) ni calcul (λογισμός) »4. En un sens, l’être humain qui se livre à des atrocités est plus bestial que la bête elle-même. La dépravation de son intelligence le rend bestial autrement. Qu’il y ait une forme proprement humaine du mal ne signifie pourtant pas que l’analyse des états déréglés ou incontrôlés soit sans rapport avec l’étude de la nature. C’est en particulier le cas avec la psychologie, dans la mesure où, chez Aristote, elle implique de facto une physiologie5. L’analyse aristotélicienne de l’akrasia, nous l’avons vu, mentionne ses aspects physiologiques, même si le spécialiste de l’éthique semble alors passer le relais au physicien, et se satisfaire d’une physiologie minimale. Il est de ce point de vue logique qu’Aristote termine son analyse de l’akrasia par la passion ou émotion : le mauvais calcul de l’intempérant, outre qu’il se traduit comme on l’a vu par des mouvements corporels incontrôlés, s’explique par le fait qu’il considère des objets sensibles, et non pas de véritables objets de savoir ; or cela, c’est précisément la caractéristique d’un πάθος, d’un état de passion6. Il est vrai que certaines émotions sont des réactions éminemment culturelles, des passions construites, dont le rapport à la nature semble seulement indirect. En témoigne par exemple l’analyse des passions qui est menée au livre II de la Rhétorique. Toutefois, dans le contexte des traités éthiques, le pathos correspond bien à la part du « naturel » dans l’économie psychique, à ce qui résiste par son ancrage physiologique aux ordres de la partie rationnelle. Ainsi, certains actes injustes ne sont pas accomplis de la manière la plus volontaire, parce qu’ils ne sont pas précédés d’une véritable délibération et ne font donc pas l’objet d’une décision à proprement parler. Ils ne sont pas pour autant accomplis par simple ignorance des circonstances. C’est le cas des actes injustes commis sous l’emprise de la passion, par Éth. Nic., VII, 6, 1148b19-24. Éth. Nic., VII, 7, 1149b31-1150a8. 5 Au sens où l’enquête sur l’âme, qui relève de la physique, est aussi une enquête sur les états ou propriétés communs à l’âme et au corps. 6 Éth. Nic., VII, 5, 1147b9-19. 3 4
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exemple de l’impétuosité. Or, de manière très significative, Aristote parle dans ce cas d’actes qui « surviennent chez les hommes de manière nécessaire ou naturelle (ἀναγκαῖα ἢ φυσικὰ συμβαίνει τοῖς ἀνθρώποις) » 7. Le thème des passions est donc littéralement crucial, pour comprendre le rapport de l’éthique et de la philosophie naturelle. À première vue, cependant, la rencontre ressemble plutôt à une occasion manquée. Le problème du statut même de l’enquête sur les passions se pose d’ailleurs à un niveau plus général, celui de l’ensemble du corpus. De fait, les passions, bien qu’elles soient présentes en différents lieux, ont généralement invité à la « contextualisation », aux lectures « internalistes », plutôt qu’aux approches transversales ou transgénériques8. Cela s’explique d’abord par le fait qu’Aristote semble réticent à en donner une définition parfaitement unifiée. Le début du Traité de l’âme évoque un programme de recherche sur les passions mais, de l’avis de la plupart des commentateurs, il ne se trouve réalisé nulle part dans le corpus tel qu’il nous est parvenu, ce qui nous empêcherait finalement d’identifier chez Aristote une véritable « théorie » cohérente des passions9. Par ailleurs, le peu de ce que nous savons de l’existence d’un traité sur les pathê ne nous permet pas de dire si le Stagirite a effectivement examiné les passions dans un traité qui leur aurait été consacré10. Mon propos n’est pas ici d’établir si Aristote nous a laissé une véritable théorie des passions, qui s’appliquerait de manière pleinement cohérente en philosophie pratique, dans la Rhétorique et dans les traités de psychologie11. Toutefois, l’articulation de la philosophie pratique et de la philosophie naturelle, telle qu’elle a été décrite dans les pages précédentes, invite à s’interroger sur la nature de la définition et du traitement de la passion dans les traités éthiques.
Éth. Nic., V, 10, 1135b21. Il faut mentionner la notable exception de Fortenbaugh (1975). Voir aussi Krewet (2011), qui va plus loin encore que Fortenbaugh dans l’unification de la doctrine, mais qui prête peu d’attention à sa dimension physiologique. 9 Voir Striker (1996) ; Cooper (1999), notamment p. 406-407 ; Rapp (2008). Voir plus récemment Viano (2012), p. 241, selon qui ce modèle de définition de l’âme reste « purement programmatique ». 10 Voir Moraux (1951), p. 74-80 ; Viano (2012), p. 241, n.2. 11 En faveur, non pas d’une unique théorie, mais en tout cas d’un modèle transversal d’analyse des pathê, je renvoie à Morel (2016b). 7 8
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La définition psychologique est donnée dans le De anima. En I, 1, 403a29 sq., Aristote se demande, après avoir évoqué différentes passions (courage, douceur, crainte, pitié, audace, joie, amour, haine), si l’étude de ces états est l’affaire du dialecticien ou celle du physicien. Il semble, d’après l’exemple de la colère, que le « dialecticien » soit ici celui qui étudie le phénomène concerné logikôs, et non pas phusikôs. En l’occurrence, cette opposition vise à distinguer la causalité formelle des facteurs physiologiques, qui sont d’ordre matériel. La réponse d’Aristote consiste à dire que l’étude des passions incombe, non pas au physicien qui ne considérerait que la matière ni au pur dialecticien, mais au physicien complet, c’est-à-dire à celui qui est capable de prendre en compte à la fois la matière et la forme. Par « forme », entendons ici l’ensemble des déterminations formelles qui expliquent l’apparition de la passion et permettent d’en identifier l’essence ou la nature. Pour le dialecticien, la colère est simple désir de se venger. Pour le physicien au sens le plus restrictif, c’est une « ébullition du sang dans la région du cœur et du chaud »12. Le physicien complet, pour sa part, prendra en compte, dans l’explication de l’état passionnel, la forme et la matière tout à la fois13. Les pathê dont il est question, c’est-à-dire ce qu’Aristote désigne aussi, de manière plus précise, par le terme pathêmata, sont en effet des « raisons dans la matière », des logoi enhuloi14, à savoir des états dont l’explication complète implique non seulement un facteur formel, et de ce fait immatériel et incorporel, mais encore un facteur matériel et proprement corporel. Ce sont des affections de l’âme liées au corps ou à une affection du corps15. La dimension physiologique, et plus largement physique, de la passion est évoquée à l’aide d’une terminologie technique : l’ébullition, ou bouillonnement, qui constitue la face matérielle du phénomène est rendue par le terme ζέσις, qui désigne un excès de chaleur, par opposition DA, I, 1, 403a31-b1. DA, I, 1, 403b9-12. 14 I, 1, 403a25, en lisant ἔνυλοι, avec la majorité des manuscrits (leçon retenue par exemple par Siwek, Ross), même si le Par. 1853 (E) notamment – que suit par exemple Jannone – donne ἐν ὕληι, comme en 403b2. Voir encore Phys., II, 2, 194b9-15 : le physicien connaît la forme et l’essence dans une matière (ἐν ὕληι), tandis que « la tâche de la philosophie première est de déterminer la manière d’être du séparable, c’est-à-dire de l’essence ». 15 DA, I, 1, 403a15-19. 12 13
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à la congélation (πῆξις), excès de froid16. Aristote donne par ailleurs une preuve empirique de la réalité et de la force du facteur physiologique : on peut rester impassible devant un objet de crainte et au contraire s’emporter violemment sous l’effet de causes très légères, si le corps est disposé à cela ; on peut même éprouver de la frayeur en l’absence de tout objet effrayant hors de nous17. Les traits physiologiques ou « matériels » de la passion sont détaillés dans d’autres textes. Dans les Parties des animaux, Aristote note la contrariété entre le refroidissement par la peur et l’échauffement dû à la colère, passions auxquelles les animaux sont plus ou moins disposés selon que leur constitution est plus liquide, ce qui favorise la peur, ou plus terreuse, ce qui prédispose à la colère, car les solides transmettent plus de chaleur que les liquides18. Il donne par ailleurs une indication importante au début des Parva naturalia, dans ce qui fait office de programme pour l’ensemble de ces opuscules, en annonçant un examen des fonctions ou propriétés « communes à l’âme et au corps », comme la sensation, la mémoire, l’appétit et le désir en général, le plaisir et la peine, mais aussi la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse ou encore la vie et la mort19. Les passions n’y sont pas mentionnées, sinon par l’intermédiaire de l’appétit (ἐπιθυμία), qui figure parfois dans les listes de passions20, et indirectement par le biais du plaisir et de la peine qui les accompagnent nécessairement. Toutefois, elles seront plusieurs fois évoquées dans les Parva naturalia21. Il est donc assez clair que 16 GC, II, 3, 330b27-28. Dans les Météorologiques, I, 4, 341b22, il est dit que la flamme est la ζέσις d’un souffle sec. Dans les Parva naturalia, Vit., 4, 479b31, la ζέσις, appliquée à la pulsation cardiaque, est définie comme l’évaporation du liquide sous l’effet de la chaleur. Voir également Probl., II, 26, 869a5 : l’impulsion (θύμος) est une ébullition du chaud dans la région cardiaque. Pour une explication précise du phénomène, voir Mingucci (2015), p. 93-95. 17 DA, I, 1, 403a19-24. 18 PA, II, 4, 650b27-651a3 ; IV, 11, 692a24-25. 19 PN, Sens., 436a6-16. 20 Éth. Nic., II, 4, 1105b21 ; Éth. Eud., II, 2, 1220b12-14. 21 Les thèmes et les passages sont les suivants : La crainte dans son rapport à la sensation en Sens., 7, 447a16 ; l’influence néfaste de l’agitation des pathê sur la mémoire en Mem., 1, 450b1 ; le trouble et l’agitation dus à la mélancolie ou à la crainte et la colère, en Mem., 2, 453a15-28 ; l’influence des passions sur les erreurs des sens en Ins., 2, 460b5-11 ; l’analogie entre l’état de sommeil et l’état passionnel et leurs effets sur les erreurs des sens en Ins., 3, 461b7-11 ; les terreurs au réveil dues aux mouvements présents dans les organes sensoriels en Ins., 3, 462a8-15 ; l’analogie entre la palpitation cardiaque et la peur en Vit., 4, 479b26.
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CHAPITRE IV
l’étude des fonctions ou propriétés « communes à l’âme et au corps » est directement liée au programme de recherche défini au début du De anima, traité dans lequel nous retrouvons la même formule ou peu s’en faut, à propos des conditions du mouvement animal22. Ce dernier passage est d’autant plus important qu’il fait le lien avec un autre traité, décisif pour la question des passions, bien que ce point ait été généralement négligé : le De motu animalium. Dans le De motu, en effet, nous trouvons plusieurs passages qui donnent corps au projet du début du De anima23. Revenons toutefois au De anima. Les considérations sur les pathê conduisent à la formulation d’une règle de méthode et d’un véritable programme pour l’explication et la définition des passions : « aussi les définitions sont-elles du type : la colère est un certain mouvement d’un corps de tel qualité (ou bien d’une de ses parties ou facultés), sous tel effet et en vue de telle fin »24. On peut identifier dans ces lignes la cause formelle-définitionnelle (un mouvement spécifique), la cause matérielle (du corps), la cause motrice (sous tel effet) et la cause finale (en vue de)25. Cette explication est complète, non seulement parce qu’elle mentionne la forme et la matière, mais aussi parce qu’elle mobilise les quatre types de causes. Rappelons par ailleurs que, dans le De anima, l’expression « les affections de l’âme » (τὰ πάθη τῆς ψυχῆς) ne désigne pas exclusivement les « passions » de l’âme au sens étroit26. Avant de les évoquer, Aristote s’interroge sur la séparabilité des pathê de l’âme et il cite, non seulement des passions comme l’amour et la haine, mais également des états que l’on pourrait qualifier d’émotionnellement neutres, comme « le fait de sentir en général »27. Plus généralement encore, « πάθος » peut chez Aristote désigner l’accident, sumbebêkos, un état qui affecte une substance de manière non essentielle ni permanente. Il faut en outre mentionner l’opposition entre poiein et paschein, dans laquelle le pathos se comprend comme un état subi ou passif par opposition à un faire ou à une action. DA, III, 10, 433b20-21. Sur le lien entre De anima, Parva naturalia et De motu, je renvoie à Morel (2007), p. 20-31, et sur les textes du De motu, à Morel (2016b). 24 DA, I, 1, 403a25-27. 25 Voir en ce sens Bodéüs (1993). 26 Voir Rossitto (1995). 27 ὅλως αἰσθάνεσθαι, DA, I, 1, 403a7. 22 23
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Bien que le programme annoncé soit exposé dans un contexte proprement naturaliste, il fait une place, par principe, à toutes les analyses qui sont susceptibles de « renseigner » au moins l’une de ces rubriques. Il ne s’agit donc pas simplement d’un programme de recherche spécialisé, propre à la philosophie naturelle, mais d’un modèle transversal, d’une sorte de matrice à la fois définitionnelle et explicative, dont on voit clairement l’importance, non seulement pour l’enquête sur l’âme, mais également pour l’éthique, la politique et la rhétorique. De fait, il faut connaître l’âme et ses affections, non seulement du point de vue psychologique et théorique, mais encore pour éduquer à la vertu, instaurer des lois ou persuader. Toutefois, ce modèle n’est pas seulement applicable par principe dans le domaine pratique ; il y est effectivement appliqué, grâce à sa relative plasticité et à la compatibilité globale des différentes définitions des passions. C’est ce que je voudrais mettre maintenant en évidence. La définition qui ouvre la section concernée de la Rhétorique (II, 2-11) n’est pas très précise et nous apprend assez peu, en particulier, sur le fonctionnement interne des passions : les passions sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements et ont pour consécution la peine et le plaisir, comme la colère, la pitié, la crainte et toutes les autres émotions de ce genre ainsi que leurs contraires28.
Ici, il s’agit surtout d’une définition ad hoc, destinée à justifier l’intérêt de l’art rhétorique pour les passions, puisque la rhétorique a pour objet les kriseis (jugements) des auditeurs29. L’Éthique à Nicomaque propose une définition plus complète, qui souligne l’aspect à la fois dynamique et provisoire de toute passion. Elle est donnée en deux temps, et vise à distinguer le pathos à la fois de la dunamis et de l’hexis, mais aussi à montrer pourquoi il ne coïncide ni avec la vertu ni avec le vice. Le premier temps insiste sur la liaison avec le plaisir et la peine : « j’entends par passions, l’appétit, la colère, la crainte, l’audace, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la jalousie, la pitié, et d’une manière générale toutes les accompagnées de plaisir ou de peine »30. Le second Rhét., II, 1, 1378a19-22 (trad. Dufour). Rhét., II, 1, 1377b20-21. Sur ce texte et l’ensemble de la section de la Rhétorique sur les passions, voir désormais Renaut (2021). 30 Éth. Nic., II, 4, 1105b21-23. 28 29
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temps explique plus précisément pourquoi la passion n’est pas en ellemême une inclination au bien ou au mal : « nous sommes en colère ou nous éprouvons de la crainte sans en avoir pris la décision (ἀπροαιρέτως), alors que les vertus sont des décisions ou ne vont pas sans décision. En plus de cela, nous disons que sous l’effet des passions nous sommes mus (κατὰ μὲν τὰ πάθη κινεῖσθαι λεγόμεθα), alors que sous l’effet des vertus et des vices nous ne sommes pas mus mais disposés d’une certaine manière (οὐ κινεῖσθαι ἀλλὰ διακεῖσθαί πως) »31. La passion ne « dispose » pas – elle ne constitue pas une manière d’être habituelle –, mais se caractérise essentiellement par sa capacité motrice. De ce point de vue, elle est littéralement une « émotion » en ce qu’elle produit une « motion ». Elle semble donc constituer, d’après ce passage, une cause particulière de mouvement ponctuel, comme la peur provoque le mouvement de fuite ou la colère l’emportement32. Ce type de mouvement, nous l’avons vu plus haut dans le cas de l’intempérant, concerne les « parties », c’est-à-dire les parties du corps33. Retenons en tout cas que le mouvement est ici présenté comme une propriété caractéristique de la passion, et en particulier le mouvement subi, par opposition aux autres états de l’âme. En ce sens, bien que cette définition ne mentionne pas explicitement la « matière » de l’état passionnel, elle mobilise implicitement les dispositions corporelles. Concernant la dimension dynamique de la passion, on l’a dit, le traité du Mouvement des animaux apporte une contribution essentielle. Or les textes concernés, dans cet opuscule, décrivent une chaîne causale qui va d’un état cognitif donné aux mouvements du corps34. Elle permet de distinguer quatre étapes : (i) représentation (imagination, sensation ou pensée) ; (ii) désir ; (iii) affections ; (iv) mouvements des membres. Les passions, parce qu’elles se produisent sans l’intervention d’un désir proprement délibératif, mettent en évidence avec une clarté particulière la spontanéité avec laquelle les états cognitifs, porteurs de motifs formels, modifient les états matériels des parties du corps et, ainsi, meuvent le corps. Souligner et expliquer la force motrice de la passion, c’est aussi montrer comment, d’une manière générale, une représentation peut Éth. Nic., II, 4, 1106a2-6. Sur le caractère passager de la passion, voir également Cat., 8, 9b19-10a10 et le commentaire de Viano (2012), p. 243-249. 33 Éth. Nic., VII, 5, 1147a35. 34 Voir MA, 6, 700b17-24 ; 7, 701b20 ; 8, 701b33-702a21 ; 11, 703b20. 31 32
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affecter la matière corporelle et produire un mouvement ou une action intentionnelle. Ainsi, le De motu fait ressortir tous les éléments caractéristiques des passions selon le programme du De anima. Selon le De motu, la passion se reconnaît en effet à la convergence de cinq propriétés : c’est (1) un état commun à l’âme et au corps, (2) lié au plaisir et à la peine, (3) accompagné de mouvement, (4) non délibéré et (5) provoqué par une représentation. On observe ainsi que la « représentation » susceptible d’entraîner la passion est une réalité complexe, à la fois formelle et physiquement active, comme le fameux « désir de vengeance » du De anima, raison formelle de la colère, dont la face physique et matérielle est un échauffement interne. II. Une éthique pour l’âme incorporée La convergence est nette avec le texte de l’Éthique à Nicomaque, II, 4, cité plus haut, alors même que ce dernier ne mentionne pas explicitement l’aspect physiologique du phénomène passionnel. On voit ainsi ressortir trois propriétés susceptibles de former le noyau d’une définition transversale de la passion : un lien direct et non accidentel avec le plaisir et la peine ; l’absence de décision ou choix délibéré ; un aspect dynamique et ponctuel – dans la mesure où la passion est un mouvement et meut dans certaines circonstances particulières – qui témoigne que la passion est une affection également corporelle. Plus encore, les traités éthiques confirment jusque dans leur détail la robustesse de ce modèle commun. En premier lieu, le lien essentiel avec le plaisir et la peine est bien attesté, par exemple dans l’Éthique à Eudème, où Aristote définit l’akrasia comme un désaccord entre le bon et l’agréable « dans les émotions » (ἐν τοῖς πάθεσιν)35. Dans ce même traité, la définition même de la passion, plus concise que celle de l’Éthique à Nicomaque, souligne que le pathos proprement passionnel est lié « par soi » (καθ᾽αὑτά) au plaisir et à la peine36. L’absence de délibération et de décision proprement dite est par ailleurs bien attestée dans les traités éthiques : « les passions qui s’imposent par contrainte nécessaire ou sont naturelles aux hommes » sont injustes parce Éth. Eud., VII, 2, 1237a8-9. Voir dans le même sens Éth. Nic., X, 10, 1179b14-16. Éth. Eud., II, 2, 1220b12-14. Voir encore, II, 4, 1221b36-37 ; Éth. Nic., VIII, 3, 1156a32-33. 35 36
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qu’elles conduisent à agir en connaissance de cause, tout en n’étant pas préalablement délibérées37 ; « la passion cède devant la force et non pas devant le raisonnement »38. Le lien avec la représentation est rarement souligné, comme il peut l’être il est vrai dans la Rhétorique39, mais il va de soi, puisque la motivation passionnelle est toujours liée, dans le contexte des traités éthiques, à la perception d’un bien apparent. De plus, comme on l’a vu, les passions qui animent l’intempérant sont liées au fait qu’il se conduit selon la sensation et non selon la science véritable. Il ne fait par ailleurs aucun doute que les passions, telles qu’elles sont envisagées dans les traités éthiques, sont aussi des états corporels. Ainsi, la force dynamique et motrice de la passion a déjà été soulignée à propos de l’akrasia. Il arrive d’ailleurs que le pathos lui-même soit assimilé à un « mouvement »40. Que ce type de pathos soit, non seulement un état psychique, mais aussi un état corporel est clairement indiqué dans le cas de la modestie, pudeur ou réserve (αἰδώς), dont Aristote hésite à parler comme d’une vertu ou bien comme d’une passion. En tant qu’elle est liée à la crainte, elle a les caractères physiologiques de la passion correspondante : on rougit de honte et la crainte fait pâlir. Aristote précise alors : « il apparaît donc que dans les deux cas c’est quelque chose de corporel, ce qui passe ordinairement pour être le fait d’une affection plutôt que d’une disposition »41. Corrélativement, dans les lignes qui suivent immédiatement cette précision, les états passionnels sont associés à l’âge, la passion en question étant particulièrement utile aux jeunes gens, naturellement plus enclins à commettre des erreurs42. Or le facteur de l’âge est généralement compris comme un facteur physiologique. Les rares allusions de la Rhétorique à la dimension corporelle des passions43 en sont un signe. Aristote peut donc, à propos Éth. Nic., V, 10, 1135b19-22. Éth. Nic., X, 10, 1179b29. 39 En Rhét., II, 5, 1382a21, par exemple, la colère est présentée comme une peine ou un trouble provenant de la phantasia d’un mal à venir. 40 Pol., VIII, 7, 1342a5-9. 41 Éth. Nic., IV, 15, 1128b10-15. 42 Éth. Nic., IV, 15, 1128b15-20. Sur le lien entre l’âge et la passion, voir également I, 1, 1094a4 ; VIII, 3, 1156a32. 43 Aristote note que les jeunes gens, comme les gens ivres, sont « échauffés » (διάθερμοι), ce qui les prédispose à l’espérance (Rhét., II, 12, 1389a19). Il indique également que les sujets âgés sont plus froids que les sujets jeunes, ce qui rend les premiers moins courageux que les seconds, car « la peur est une sorte de refroidissement » (II, 13, 1389b30-32). Parmi les autres brèves allusions à la physiologie des passions dans la 37 38
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des vertus dites « naturelles », évoquer le topos selon lequel l’aptitude à juger serait fonction des âges de la vie et que « la nature en serait la cause »44. Ce n’est pas, loin s’en faut, son dernier mot sur la question, mais cela confirme une fois encore qu’au travers de la question des âges de la vie, de l’âge « biologique », on atteint aussi celle des qualités morales. De même, la longue analyse du courage, dans l’Éthique à Nicomaque, est l’occasion d’évoquer les manifestations physiologiques de la passion qui lui est associée, à savoir l’impulsivité (θυμός)45. Les poètes viennent ici en renfort : Homère, pour évoquer un « âpre picotement des narines »46 ; Théocrite47, pour le « bouillonnement » du sang. La citation contient le verbe ζέω, qui fait écho au « bouillonnement » (ζέσις) observé plus haut dans le De anima à propos de la même passion48. Logiquement, Aristote conclut que le courage inspiré par l’impulsivité est « le plus naturel » (φυσικωτάτη), par comparaison avec le courage proprement dit, la vertu elle-même, qui implique la décision ou préférence réfléchie, la proairesis, ainsi que la visée de la fin49. L’explication physique est donnée dans un autre passage de l’Éthique à Nicomaque, quand Aristote caractérise la nature du thumos par « une chaleur et une promptitude » particulières50. Le « naturel » n’est pas ici du côté de la norme et de la fin : c’est le « naturel » de la passion, et de l’ancrage corporel de nos états mentaux. La passion, c’est en ce sens la part de résistance que la matière oppose à nos intentions. Un dernier exemple de l’importance éthique de la physiologie des émotions nous invite toutefois à une conception plus positive de la référence à la nature. C’est celui de la modération. Les désirs immodérés de nourriture hétorique, voir encore II, 2, 1378b10, à propos de la colère ; la représentation (φαντασία) R de la vengeance à venir produit du plaisir, « comme celle des rêves ». Sur le fait que la physiologie n’occupe dans ce traité qu’une place mineure – ce qui rend ces mentions d’autant plus singificatives –, voir Aubenque (2011), qui établit que l’analyse est avant tout sémantique et ne doit pratiquement rien à la psychologie. On peut aussi bien expliquer ce désintérêt de la Rhétorique pour l’étiologie des émotions par la dimension proprement pragmatique de l’exposé du livre II sur les passions, comme le montre Renaut (2021). 44 Éth. Nic., VI, 12, 1143b9. 45 Éth. Nic., III, 11, 1116b24-31. 46 Homère, Odyssée, XXIV, 318. Il s’agit d’Ulysse, qui vient de tuer les prétendants et se fait reconnaître auprès de son père. 47 Théocrite, Idylles Bucoliques, XX, 15. 48 Rapprochement également signalé par Zingano (2020), p. 159. 49 Éth. Nic., III, 11, 1117a4-5. 50 Éth. Nic., VII, 7, 1149a30.
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ou de plaisirs sexuels prennent leur source dans un besoin « naturel » ; ils sont des exagérations de désirs physiologiques51. On pourrait d’abord croire qu’Aristote trouve ici l’occasion de déplorer notre dépendance par rapport aux états corporels, mais il n’en est rien : la personne modérée saura consulter son corps et être attentive à ce qui lui procure la santé52. Elle se réglera ainsi sur un critère physiologique de modération pour tempérer son usage des plaisirs. En un sens, le déréglé, qui voue ses activités à la satisfaction (apparente) du corps, sera moins attentif à ce dernier que le modéré, qui sait en identifier les justes capacités. La nature, comprise ici au sens de l’élément corporel du composé, n’a pas de valeur par ellemême ; elle n’est pas bonne en tant que telle et ne peut donc constituer une fin morale. Elle sert cependant de norme objective : elle indique les limites physiques au-delà desquelles le tempérament modéré ne se laissera pas entraîner. La nature corporelle, de manière purement instrumentale mais non sans efficacité, vient là au secours de l’action bonne. Au terme de cette première partie, dont le propos était essentiellement épistémologique, il apparaît que la présence de faits relevant de la physiologie est légitime dans le contexte pratique ; elle n’implique pas pour autant que l’enquête éthique et politique doive recourir aux explications physiques. Ce savoir instrumental et factuel, simplifié et adopté sans justification explicite, savoir en ce sens « embarqué », peut difficilement passer pour « fondationnel » pour l’éthique. Conformément à la distinction épistémologique entre connaissance du « pourquoi » (διότι) et connaissance du « fait » (ὅτι)53, et même si ce dernier atteste parfois l’existence d’une relation causale – comme l’absence de scintillement d’une planète m’apprend, par les effets, qu’elle est proche –, seule la connaissance du pourquoi est véritablement démonstrative. De fait, en philosophie pratique, le savoir factuel transmis par le naturaliste apporte généralement une simple confirmation empirique supplémentaire à des thèses qu’il n’a pas lui-même produites. Parfois même, il sert essentiellement à la délimitation réciproque des deux disciplines : en disant où commence la tâche du physicien, il indique du même coup où se termine celle du théoricien des affaires humaines. Éth. Nic., III, 13, 1118b9-19. Éth. Nic., III, 14, 1119a1-20. 53 Sec. an., I, 13, 78a22-79a16 ; II, 1, 89b24-31. 51 52
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La relation d’analogie entre caractère humain et caractère animal confirme cette situation en rappelant que, si l’homme n’est pas hors de la nature, il a cependant une sorte de statut d’exception qui interdit de réduire l’analyse de la conduite humaine à une approche purement éthologique. Le cas des émotions révèle à son tour des modèles transversaux qui sont autant de points de passage de la psychologie à l’éthique. Il souligne en outre l’importance des états du corps parmi les conditions de la conduite vertueuse. L’attention aux états corporels peut d’ailleurs avoir une fonction positive, en favorisant la modération, mais elle n’est pas pour autant investie d’une véritable fonction moralement normative. Il apparaît en tout cas que, si l’éthique d’Aristote est une éthique proprement humaine, ce n’est pas seulement parce qu’elle ne se fonde pas sur des principes transcendants et qu’elle est en ce sens une éthique de l’immanence, mais encore parce qu’elle est une éthique du composé : l’âme dont il faut prendre soin est une âme incorporée ; ses dispositions moralement significatives, les états du caractère, sont aussi des états corporels. C’est donc maintenant la part du naturel dans les tendances et les dispositions humaines qu’il faut examiner.
Deuxième partie NATURES ET VERTUS
Chapitre V LE PROBLÈME DU BIEN : FINS NATURELLES ET FONCTION PROPRE I. De la « nature-fin » au bien humain Le principal argument que l’on peut avancer en faveur d’une lecture naturaliste-essentialiste ou « métaphysique » – en entendant par là l’idée d’une conformation des buts éthiques à l’essence même de l’être humain – réside dans cette assertion que tous les hommes, par essence et ainsi par nature, auraient une fin commune. Les fins humaines, y compris le bien, seraient ainsi données avec la nature de l’être humain. C’est d’ailleurs ce que suggèrent les amorces respectives de l’Éthique à Nicomaque et de la Politique. La première phrase de l’Éthique à Nicomaque pose comme prémisse que « tout art, toute investigation, et de même toute action et toute décision tendent vers un certain bien, semble-t-il »1. S’agit-il toutefois d’un véritable principe de l’argumentation éthique du Stagirite, ou bien d’une simple opinion répandue, d’un endoxon sans valeur contraignante, ou encore d’une prémisse qui, tout en étant dialectique, serait malgré tout assez robuste pour constituer le point de départ d’une déduction acceptable2 ? 1 Éth. Nic., I, 1, 1094a1-2 : πᾶσα τέχνη καὶ πᾶσα μέθοδος, ὁμοίως δὲ πρᾶξίς τε καὶ προαίρεσις, ἀγαθοῦ τινὸς ἐφίεσθαι δοκεῖ. 2 Au sens de la « dialectique forte » que Irwin (1988) a opposée à la dialectique qu’il qualifie de « faible », et qui consiste simplement à confronter des endoxa non contraignants. J’entends ici « acceptable », par référence au contexte propre des traités éthiques et par opposition à l’idéal scientifique d’une déduction nécessaire. Par référence au contexte, parce que le domaine pratique impose de viser une exactitude qui ne peut être que relative ; par opposition à la déduction nécessaire, parce qu’une prémisse dialectique, même si elle est admise comme indiscutable, n’en demeure pas moins une prémisse simplement probable. Ses conséquences seront donc nécessairement hypothétiques. Voir en ce sens Broadie-Rowe (2002), p. 262. Sur les débats concernant le caractère dialectique des arguments éthiques, voir ci-dessus, p. 4-6.
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La première phrase de l’Éthique à Nicomaque semble introduire une relative incertitude à cause de l’effet d’atténuation produit par l’usage de δοκεῖ (« il semble que »), impression renforcée par le fait que les activités énumérées relèvent des activités que l’on dirait aujourd’hui « culturelles » et non pas des actions naturelles. Le contexte, ainsi que le texte parallèle du début de la Politique, laisse cependant penser que la proposition « le bien est ce vers quoi toutes choses tendent » vaut comme prémisse de tout le développement qui commence ici. L’atténuation est d’ailleurs effacée par une approbation sans équivoque dans la ligne suivante : cette vue s’est imposée légitimement : « C’est pourquoi il a été à juste titre (καλῶς) déclaré que le bien est ce à quoi toutes choses tendent »3. L’inférence n’est donc pas contestée. Les doutes apparaissent seulement à partir du moment où l’on doit identifier le telos que l’on recherche : « or il apparaît qu’il y a une certaine différence parmi les fins »4. La diversité des activités implique une diversité des fins, qu’il s’agisse de différence spécifique (par exemple entre la médecine, la stratégie ou l’économie) ou bien de différence de rang dans l’ordre sériel des moyens et des fins (certains arts commandent à d’autres parce que ceux-ci leur sont subordonnés)5. Par retour, il est clair que les incertitudes ne portent pas sur la première prémisse, mais sur ses spécifications et ses applications pratiques. Enfin, autre argument en faveur de la robustesse de la prémisse, elle commande la suite du texte, à partir de 1094a20 : une fois qu’il a été posé que « le bien est ce à quoi toutes choses tendent », on doit chercher s’il y a, parmi toutes nos activités, une fin telle que toutes les autres en dépendent, une fin ultime à laquelle toutes nos entreprises, naturelles ou non, sont subordonnées, ou encore : un arrêt dans la suite des moyens et des fins. Si tel est le cas, indique Aristote, « il est clair que sera le bien et, plus encore, le bien le meilleur »6. À la formulation employée, on voit que l’assertion ne sera pas contestée : cela est « clair », de sorte qu’ici l’optatif précédé de ἂν, comme c’est très fréquemment le cas chez Aristote, devrait être traduit par l’indicatif futur 3 1094a2-3. Frede (2012) a justement souligné que l’usage aristotélicien de δοκεῖ n’était pas toujours l’expression d’une incertitude ou d’une prémisse endoxale empruntée aux opinions les plus communes. 4 1094a3-4. 5 1094a4-18. 6 1094a21.
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– un futur d’assertion – plutôt que par un conditionnel. Il s’ensuit que nous devons nous efforcer, pour la bonne conduite de la vie, de nous représenter, au moins schématiquement, le bien ultime ou souverain. Il ne fait donc aucun doute, non seulement que tous les hommes tendent vers un certain bien, mais encore que son identification est déterminante pour la pratique morale et pour la « politique », entendue au sens large qu’Aristote donne à ce terme au début de l’Éthique à Nicomaque. Il est vrai qu’Aristote invite à se satisfaire d’une connaissance approchée ou schématique du bien le meilleur, telos dont on ne saurait appréhender qu’une « esquisse », un tupos7. Cette observation traduit la diversité et la contingence qui caractérisent les affaires humaines, et elle signale qu’on ne doit pas exiger une rigueur absolue dans ce domaine. On retrouve là l’exigence d’une rigueur relative, adaptée à la variabilité de la matière abordée, principe épistémologique fondamental de l’enquête sur les affaires humaines. Toutefois, outre que rien ne dit qu’il souscrive à cette proposition, les incertitudes auxquelles il songe ne portent pas sur le principe selon lequel « le bien est ce à quoi toutes choses tendent ». Une chose est de s’accorder sur la valeur du bien et du bonheur – c’est ce dont il sera question dans les deux chapitres suivants du traité –, une autre est d’identifier ces derniers, c’est-à-dire de donner un contenu déterminé à ce qui n’est d’abord qu’une tendance fondamentale. On peut discuter de la nature du bien et de la bonne manière de tendre vers lui ; on ne peut pas nier ce fait incontestable que nous y tendons tous. L’identification du telos et du bien a donc été faite à titre préliminaire, établie d’emblée et placée hors de discussion. Jusqu’à ce point, l’identification du bien proprement humain à la fin naturelle de l’espèce, et en ce sens à la fin biologique, n’appelle pas discussion. Cependant, les divergences d’opinion sur sa nature sont, comme on l’a rappelé, nombreuses, et elles ne tiennent pas uniquement à la diversité des manières de voir, aux conditions subjectives de la saisie du bien : elles sont liées à la nature même du bien, qui se spécifie selon les activités qui tendent vers lui, et qui est affecté d’une certaine homonymie, comparable à l’homonymie de l’être. Il apparaît en effet que le bien s’entend en plusieurs sens et « se dit d’autant de manières que l’être »8, comme dieu ou intellect sous la catégorie de la substance, comme vertu 1094a25. Éth. Nic., I, 4, 1096a23-24.
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sous celle de la qualité, comme bonne mesure sous celle de la quantité, etc. Il s’entend donc de plusieurs façons, contrairement à ce que laisse penser la conception platonicienne de l’Idée du bien. Dès lors, si le bien est fin, il est fin de manière équivoque ou plurielle, selon les espèces d’activités9 : en médecine, ce sera la santé ; en stratégie, la victoire ; en construction, la maison, etc. En chaque action, c’est la fin visée par l’activité concernée qui est fin. La première phrase de l’Éthique à Nicomaque ne peut donc constituer par elle-même une prémisse déductive pour l’argumentation d’Aristote, et il faudra attendre, pour trouver une telle prémisse, une première définition du bien proprement humain, au chapitre 6 du même livre, à partir de 1097b2210. Un pas de plus est d’ailleurs franchi au chapitre 5, à partir de 1097a15. Aristote donne un nouveau départ à l’enquête sur le bien et se concentre plus particulièrement sur l’identification du bien à la fin. Or, concernant la pluralité des fins, il circonscrit subitement le propos – et celui de l’Éthique à Nicomaque en son entier –, en tirant de tout ce qui précède une conséquence décisive : « si par conséquent il y a une fin pour toutes les activités, ce sera là le bien pratique, et s’il y en a plusieurs ce seront celles-là »11. Il y a là une redondance : l’expression « bien pratique » rend πρακτὸν ἀγαθόν, qui fait écho en grec à « toutes les activités », τῶν πρακτῶν ἁπάντων. On pourrait donc à la rigueur traduire : « si par conséquent il y a une fin pour toutes les pratiques, ce sera là le bien pratique… ». Les prakta tendent nécessairement vers une ou plusieurs fins ; celles-ci sont donc des biens « actifs » ou, plus clairement, « pratiques ». Le substantif pluriel ta prakta, comme l’adjectif praktos, ne sont pas toujours aisés à traduire. Il peut s’agir des activités moralement et politiquement significatives, mais tout aussi bien de ce que l’on « fait » en général, sans restriction à la sphère « pratique » au sens strict. Dans ce cas Éth. Nic., I, 5, 1097a19-22. Voir en ce sens Natali (2017), p. 35. Vigo (2011) montre par d’autres voies que la thèse initiale du début de l’Éth. Nic., l’identification de la fin ultime au souverain bien, est essentiellement descriptive et ne constitue pas encore le moment normatif de l’argumentation sur la vie bonne mais son cadre « transcendantal ». L’argument de l’ergon constitue selon lui une transition « naturaliste » – au sens très général où il se fonde sur la nature rationnelle de l’être humain – vers ce moment normatif. Frede (2020a), p. 321, note qu’en reconnaissant au début du traité que le bien est ce vers quoi tendent toutes les activités, Aristote tient l’affirmation pour vraie, mais estime qu’elle n’est pas encore assez claire et qu’elle appelle des précisions ultérieures. 11 Éth. Nic., I, 5, 1097a22-24. 9
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précis, il ne fait guère de doute qu’Aristote vise le premier sens, à savoir ce qui relève de la pratique moralement et politiquement significative. Les lignes qui suivent, en effet, s’emploient à faire apparaître les deux attributs essentiels du bonheur, et corrélativement du bien : le caractère d’accomplissement téléologique et l’autosuffisance, l’autarkeia. L’évocation de la sphère où se développe l’action morale, sphère collective et relationnelle, puisque l’homme est par nature politique, montre clairement qu’il n’est pas ici question des arts – qui visent des biens spécifiques –, mais de l’action vertueuse, la seule qui puisse conduire au bonheur. Aristote conclut le chapitre par une phrase qui énonce les deux attributs mentionnés, résumant ce qui vient d’être dit. Elle indique quelque chose de plus : « il apparaît donc que le bonheur est quelque chose d’accompli et d’autosuffisant, étant la fin des activités »12. Le bonheur et le bien ne sont pas n’importe quelle fin, ni une fin sans qualification, mais une fin déterminée : il s’agit de la « fin des activités » (τῶν πρακτῶν…τέλος). Pour que nous puissions défendre une position naturaliste essentialiste ou « métaphysique », un naturalisme du « point d’Archimède », il faudrait que cette fin pratique soit une fin proprement biologique et, en d’autres termes, que la téléologie de l’action découle de la téléologie naturelle et puisse s’y superposer. Or cette superposition est impossible, pour deux raisons au moins, qui tiennent à deux différences fondamentales entre les deux régimes téléologiques : une différence éthologique – entre le mode de vie humain et la conduite des autres animaux – et une différence structurelle tenant à la nature des buts visés. Concernant la première différence, et ainsi que la suite de cette deuxième partie va le confirmer, il est un fait que nous réalisons nos actions sous un certain nombre de conditions qui ne sont nullement « naturelles », au sens en tout cas où celles-ci sont produites par l’intelligence humaine. Les êtres humains ne poursuivent pas le bien indépendamment de l’éducation morale, des dispositions du caractère qui en résultent, des lois de la cité, de l’exercice de la rationalité pratique, ni de l’ensemble des particularités qui font la situation singulière dans laquelle leur action prend sens. En d’autres termes, à supposer que le bien pratique coïncide avec la fin naturelle de l’espèce, celle-ci n’est jamais atteinte sans les médiations que je viens d’énumérer. Les autres animaux, pour leur part, Éth. Nic., I, 5, 1097b20-21.
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tendent vers leur préservation, leur sôtêria, sans avoir à utiliser pour cela d’autres moyens que ceux que leur fournit la nature. La seconde différence tient à la manière même dont les buts sont visés : la téléologie de l’action a un caractère intentionnel alors que la nature poursuit ses fins de manière non-intentionnelle. Cette position semble avoir, à première vue, un adversaire dont il est un peu trop facile de triompher : une posture naïve, abusivement anthropocentriste, qui consisterait à prétendre que la nature se donne intentionnellement des fins, tout comme les humains projettent de réaliser telle ou telle action. En réalité, soutenir que les fins naturelles ne sont pas intentionnelles ne revient pas seulement à brandir la figure repoussoir d’une nature anthropomorphisée, à l’image du melon que Bernardin de Saint-Pierre prétendait ainsi dessiné par la nature qu’il puisse être aisément découpé et mangé en famille. Nulle part, y compris dans les textes qui comparent l’art à la nature, Aristote ne nous invite à prêter à la nature un dessein intelligent. L’alternative à laquelle je m’oppose ici est plus sérieuse : il s’agit de la position selon laquelle le caractère intentionnel de la visée des fins pratiques ne constituerait pas une différence réelle par rapport à la téléologie naturelle. Il n’y aurait pas, ainsi, de différence réelle entre une fin objective non-intentionnelle et une fin intentionnelle. Les textes proposent pourtant un critère simple de la différence entre finalité pratique et finalité naturelle : dans l’action, nous ne visons pas simplement « le bien », mais le « bien apparent », ce que nous nous représentons comme un bien, que celui-ci coïncide ou non avec le bien réel13. Si le bien pratique coïncidait avec la fin naturelle, nous n’aurions pas cette différence. Nos représentations, en effet, dépendent de nous, y compris celle de la fin. Comme Aristote le montre en Éth. Nic., III, 7, bien que la fin ne dépende pas de nous, nous sommes responsables de la façon dont nous nous la figurons. On peut bien, il est vrai, avoir une heureuse disposition naturelle, une bonne nature, qui nous prédispose à saisir les fins droites, mais cela ne suffit pas à garantir la moralité de nos actions14. La vertu et le vice dépendent de nous et sont également volontaires, parce que l’agent, qu’il soit vertueux ou non, a ses propres actions sous sa gouverne, et cela même si les fins, en tant que telles, ne dépendent pas de lui. Il n’importe donc pas que la fin soit donnée « par nature » 13 Voir en ce sens Brüllmann (2012), qui, pour cette raison, invite à distinguer « deux téléologies » : la téléologie de l’action, intentionnelle, et la téléologie naturelle, non intentionnelle (p. 19-21). 14 Voir ci-dessous, p. 133-145.
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(φύσει) ou d’une autre manière15. D’une manière générale, la fin ne constitue pas par elle-même le bien pratique. D’une part, ce dernier dépend de l’ensemble des dispositions acquises (et de ce fait non naturelles) de l’agent, dispositions qui vont déterminer la représentation que nous avons du bien. D’autre part, bien agir suppose que l’on délibère bien ; or la délibération – dont les résultats ne sont pas aussi prévisibles que le comportement animal – ne porte pas sur la fin ultime, mais sur les moyens en vue de la fin. Par voie de conséquence, pour identifier le bien que nous cherchons, nous ne pouvons pas nous tourner vers une fin « naturelle », comme si notre constitution native, en nous livrant ses secrets, pouvait nous indiquer la conduite à tenir ou nous mener à la vertu. Le bien le meilleur et le bonheur, parce qu’ils sont d’emblée compris comme « pratiques », relèvent d’un autre ordre de fins16. On pourrait objecter que la conclusion que j’applique à Éth. Nic., I, 5, selon laquelle le bien visé dans ce texte n’est pas un bien « naturel », a quelque chose d’étrange, étant donné qu’Aristote rappelle ici même que l’homme est « par nature » un animal politique. On verra cependant qu’Aristote est loin de donner à cette formule fameuse une connotation exclusivement biologique, en particulier dans le contexte des traités éthiques : l’animal politique humain n’est pas seulement un vivant qui accomplirait son programme biologique grâce à la vie en cité ; c’est aussi un vivant qui se trouve par nature confronté à des situations moralement significatives et qui, parce qu’il est politique, est avant tout un animal pratique. Il lui revient donc de réaliser le bien, de le produire effectivement, ce qui est tout autre chose que d’appliquer un programme biologique. Pour résumer, l’essentiel de cette première réflexion sur les fins propres de l’homme peut se ramener aux observations suivantes. En parlant de bien « pratique », Aristote désigne celui que nous réalisons ou atteignons en fonction d’une certaine représentation de la fin, et non pas seulement en 15 Éth. Nic., III, 7, 1114a31-b21. Nous verrons plus loin, en examinant le cas des vertus naturelles, que celles-ci ne sont jamais équivalentes à la possession de la vertu proprement dite. 16 Par comparaison, on mesure l’écart accompli par les stoïciens : il y a, pour le Portique, une continuité biologique entre la préservation de soi, premier niveau des convenables ou fonctions, et l’action bonne, convenable rationnel, qui réalise en même temps notre être physique et notre être moral.
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vertu de la fin elle-même, et cela dans la sphère des activités moralement et politiquement significatives. Le bien « le meilleur » ou « souverain », que nous cherchons, est donc essentiellement lié à l’action, à la praxis, c’est-à-dire à l’accomplissement des prakta. Cela confirme que nous ne nous contentons pas de tendre vers notre bien spécifique pour accomplir notre « nature » biologique, comme les vivants cherchent spontanément leur préservation. Ce n’est pas notre « nature » biologique qui trouve ici son telos, car la fin visée réside dans nos activités ou réalisations pratiques. Concrètement, l’agent humain vise le bien en adoptant un genre de vie déterminé – que ce soit la vie pratique et politique, la vie contemplative ou une vie de plaisir – et il le fait au travers d’un large éventail d’actions particulières. Il est donc clair que la phrase d’ouverture de l’Éthique à Nicomaque, bien qu’elle constitue un principe efficace pour la suite de l’argumentation, ne suffit pas à définir le bien proprement humain. II. La « fonction propre de l’homme » Aristote avance un argument plus prometteur, au chapitre 6 du livre I. Il est classiquement désigné par l’expression « argument de l’ergon », et il semble autoriser la lecture que j’ai qualifiée de « naturaliste-essentialiste ». On postule qu’il y a un ergon ou fonction propre à l’homme et que son accomplissement coïncide avec le telos spécifique de l’être humain et corrélativement avec le bien le meilleur pour lui. Par conséquent, identifier cet ergon devrait nous mettre sur la voie de cette définition du bien proprement humain qu’à ce stade de l’enquête Aristote n’est pas encore parvenu à donner. Le texte se présente ainsi : Ainsi, vraisemblablement, on constate qu’il y a accord pour dire que le bonheur est le bien le meilleur, mais il convient en outre de dire plus clairement ce que c’est. Ce sera peut-être le cas si on énonce la fonction propre de l’homme. De même en effet que pour un joueur de flûte, un sculpteur ou tout autre technicien, et d’une manière générale pour tout ce qui a une fonction ou action déterminée, le bien et le bon semblent résider dans la fonction propre, de même il semblerait que ce soit le cas pour l’homme, si du moins il y a une fonction propre de ce dernier. Serait-ce donc qu’il y a des fonctions et actions déterminées du menuisier ou du cordonnier, mais aucune pour l’homme, et qu’il est naturellement sans fonction propre ? Ou bien admettra-t-on que, tout comme il y a, manifestement, une fonction propre déterminée de l’œil, de la main, du pied et, en général, de chaque partie, de même également l’homme, en dehors de toutes celles-là, a une fonction propre déterminée ?
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Mais alors, qu’est-ce que cela pourrait bien être ? On constate en effet que le fait de vivre lui appartient en commun avec les plantes, or on recherche ce qui est propre à l’homme. Il faut donc laisser de côté la vie consistant dans la nutrition et la croissance. Venant ensuite, il y aurait une certaine vie liée à la perception sensible, mais on constate, là encore, qu’elle est commune avec le cheval, le bœuf et avec chaque animal. Reste dès lors une certaine vie pratique de qui possède la raison. Celle-ci s’entend d’une part comme ce qui obéit à la raison, d’autre part comme ce qui la détient et qui réfléchit17. Et cette dernière s’entendant également en deux sens, il faut poser qu’il s’agit de celle qui est en acte, car il semble bien que ce soit elle qui reçoit éminemment la qualification de 18.
Dans son détail, l’argument qui commence en 1097a22 et se termine en 1098a16-17 se décompose ainsi19 : 1. Justification dialectique de la recherche : (a) Il y a consensus sur l’identification du bonheur et du bien le meilleur ; (b) or le bien est dans la fonction et dans l’action ; (c) donc, nous recherchons ce qu’est la « fonction propre de l’homme » (ἔργον τοῦ ἀνθρώπου)20.
17 Cette phrase (« τούτου δὲ τὸ μὲν ὡς ἐπιπειθὲς λόγῳ, τὸ δ’ ὡς ἔχον καὶ διανοού μενον ») est considérée comme une glose empruntée à I, 13, 1103a1-3, par exemple par Susemihl et Burnet, suivis par Gauthier-Jolif. Pourtant, elle semble bien justifiée par le discret rappel, dans la phrase qui suit le texte cité, des différentes manières, pour l’âme, d’être rationnelle : « s’il y a une fonction propre de l’homme, c’est une activité de l’âme selon la raison ou qui n’est pas sans la raison… » (1098a7-8). Elle est généralement conservée par les traducteurs récents. 18 Éth. Nic., I, 6, 1097b22-1098a7. La fin du texte est particulièrement elliptique et elle est comprise différemment selon les traducteurs. Je la comprends pour ma part ainsi : il y a une partie qui obéit à la raison et qui correspond à la fonction rationnelle subordonnée, liée à l’orexis, qu’Aristote caractérise en Éth. Nic., I, 13 en l’opposant à la fonction rationnelle supérieure ; cette dernière peut elle-même se comprendre comme simple puissance ou faculté de pensée, ou bien comme pensée en acte ; sous cette dernière modalité, elle correspond à la vie spécifique que nous cherchons. 19 Pour une analyse de la méthodologie du passage, voir Natali (2017), p. 43-52. 20 On doit compléter ce texte par le passage de l’Éth. Eud. qui introduit l’enquête parallèle. Aristote vient de dire que les biens les plus élevés sont intérieurs à l’âme, qu’ils sont communément identifiés à des fins, et qu’il faut, dans l’âme, distinguer entre les dispositions ou puissances, d’un côté, et les actes et les mouvements, de l’autre : « Puisqu’il en va ainsi, admettons, concernant la vertu, qu’elle est le meilleur état, ou la meilleure disposition, ou la meilleure puissance de chacune des choses dont il y a un certain usage ou fonction propre. C’est clair par induction » (Éth. Eud., II, 1, 1218b3719a2).
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2. Arguments complémentaires : (a) argument per absurdum : les arts (du charpentier ou du cordonnier) ont une fonction propre ; se peut-il que l’homme lui-même soit « naturellement sans fonction propre » (ἀργὸν πέφυκεν) ? (b) argument méréologique : chaque partie du corps (œil, main, pied) a une fonction propre ; l’homme n’a-t-il pas en tant que tel une fonction propre en plus de celles-là ? 3. Définition (D1) par épuisement (ou élimination) : cette fonction n’est ni la faculté de vivre, ni celle de sentir ; c’est donc « une certaine vie pratique de qui possède la raison » (1098a3-4). 4. Inférence éthique : passage de l’ergon à la vertu (ἀρετή) et à l’activité (ἐνέργεια) : l’excellence de l’homme est de bien accomplir sa fonction propre. 5. Définition (D2) positive : « le bien humain est une activité de l’âme conforme à la vertu » (1098a16-17). À titre préliminaire, on doit se demander quelle est la traduction la plus appropriée pour ἔργον. D’une manière générale, chez Aristote, il peut s’appliquer : (i) à une faculté ou une puissance21 ; (ii) à l’accomplissement d’une faculté, c’est-à-dire à une activité ; (iii) au produit extérieur de cette activité, c’est-à-dire à l’œuvre ou résultat22. Il est clair que, dans ce passage, le sens (ii) est au cœur du problème, comme l’indique du reste la corrélation ἔργον-πρᾶξις aux lignes 1097b26 et 29. Les arts de production qui sont évoqués ici ont, il est vrai, un ergon au sens (iii), mais l’action proprement dite possède son résultat en ellemême – c’est ce qui la distingue d’une « production » –, de sorte que cette occurrence ne joue un rôle, en l’occurrence, que par le biais de l’analogie entre les arts et les activités pratiques. Cela ne signifie pas, bien évidemment que les sens (ii) et (iii) soient absolument distincts. La fin du passage insistera sur le fait que la vertu véritable ne peut rester à l’état d’intention ou de disposition et qu’elle doit se traduire par des actes pour devenir vertu effective. Par là, Aristote rejoint une opposition traditionnelle entre les actes effectifs et ce qui n’en est que l’apparence, ou une virtualité. On attribue ainsi à Démocrite d’avoir déclaré que « la parole n’est que l’ombre de l’acte »23, « acte » traduisant ici ergon. Voir par exemple Pol., I, 2, 1253a23. Sur la distinction de (ii) et (iii), voir Éth. Eud., II, 1, 1219a13-17. 23 Démocrite, 68 B 145 DK, Plutarque, De l’éducation des enfants, 14, 9 F ; 68 A 1, Diogène Laërce, X, 37 ; voir aussi 68 B 55, Stobée, II, 15, 36. 21 22
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Quoi qu’il en soit, le sens (i) n’est pas abandonné pour autant, dans la mesure où en indiquant quelle est, en général, la fonction propre de l’être humain on ne désigne pas nécessairement une activité précise et déterminée, mais une puissance d’accomplir l’activité la plus propre à l’homme. Comme nous le verrons, l’argument de l’ergon n’a pas pour but de montrer quelles actions précises l’homme peut ou doit accomplir, mais de quoi il est capable, et à quel régime global d’activités il tend par nature. Il va par ailleurs de soi que l’ergon ne concerne pas spécifiquement les activités humaines. Aristote fait ici allusion au sens physiologique, déjà repérable chez Platon24, usage du terme auquel il recourt lui-même très souvent dans les traités biologiques, comme l’Histoire des animaux ou les Parties des animaux. C’est du reste ce sens biologique du terme qui constitue le point névralgique de l’argument dans sa dimension naturaliste. La traduction traditionnelle par « fonction » ou « fonction propre » – pour autant qu’on ne l’entende pas en un sens instrumental25 – est donc sans aucun doute la moins mauvaise, dans la mesure où elle peut convenir au sens biologique comme aux autres emplois. Une traduction qui exclut l’aspect physiologique, en tout état de cause, laisse difficilement percevoir la connotation naturaliste de l’argument et le caractère transversal de la notion26. Au-delà des questions de traduction, l’interprétation globale de l’argument ne fait pas consensus27. Il y a principalement deux difficultés : celle de ses buts et de son bénéfice théorique ; celle de sa dimension naturaliste supposée. Commençons par le résultat théorique du passage. L’abondance de la littérature consacrée à l’argument a fini par en faire un point apparemment décisif, mais une lecture minimaliste ou déflationniste est aussi bien défendable. La première ligne du chapitre laisse entendre que l’on 24 Rép., I, 352d-354a. Sur l’arrière-plan platonicien de l’argument, je renvoie par exemple à Barney (2008) ; Murgier (2013a). 25 Voir en ce sens les utiles observations de Barney (2008). 26 C’est l’inconvénient de la traduction par « office », proposée par Bodéüs (2004). La traduction par « effet », proposée par C. Dalimier pour les occurrences de l’Éth. Eud., quant à elle, ne rend compte précisément d’aucun des usages attestés. Elle s’approche du sens (iii), mais le réduit à son aspect causal. 27 Pour l’état de la question, particulièrement fourni, on se réfèrera par exemple à Destrée (2002) ; Barney (2008).
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va proposer une définition, comme l’indique sans équivoque l’annonce d’une formulation plus claire du « ce que c’est », de l’essence, (τί ἐστιν : 1097b23) du bonheur et du bien le meilleur. De fait, le consensus omnium pose simplement que le bonheur coïncide avec le souverain bien, le bien le meilleur pour l’homme, mais la divergence de vues concernant l’un et l’autre, divergence dont on a fait état dans les chapitres précédents, laisse ouverte la question de leur définition rigoureuse. On attend donc de notre passage qu’il réponde à cette attente. De fait, ce dont il est ici question, ainsi qu’Aristote l’a clairement annoncé dès le début du livre, c’est d’examiner ce qu’il en est « des actions dépendant de la manière de vivre » (τῶν κατὰ τὸν βίον πράξεων : 1095a3), et de nous mettre sur la voie de l’action effective : « la fin n’est pas connaissance mais action »28. Que nous apprend sur ce point le chapitre sur l’ergon propre de l’homme ? Non pas qu’il y a un ergon propre à l’homme, car nous le savons déjà, pour peu que nous accordions une confiance raisonnable aux opinions communes les mieux établies. Il nous enseigne en revanche cette chose essentielle que « le bien humain est une activité de l’âme conforme à la vertu » (1098a16-17) ce qui, doit-on ajouter, correspond à un certain usage de la raison, faculté spécifiquement humaine. Toutefois, outre que cette information reste assez générale, elle laisse non résolu le problème central du mode de vie. On peut, il est vrai, opter pour une réponse induite, en faveur du mode de vie théorétique ou contemplatif. Du point de vue de la psychologie morale, qui constitue l’horizon de la première définition (D1), il s’agit d’une « certaine vie pratique de la partie qui possède la raison » (1098a3-4), ou si l’on veut : d’un usage pratique de la faculté rationnelle. À la fin de la seconde définition (D2), Aristote ajoute que le bien, en cas de pluralité de vertus, coïncide avec l’exercice de « la vertu la meilleure et la plus accomplie » (1098a17-18). Si nous nous référons aux analyses du livre X de l’Éthique à Nicomaque, qui établissent la supériorité de la vie intellective sur la vie pratique, cette vertu pourrait être la sophia, sagesse intellectuelle et libérale, de sorte que la meilleure vertu à laquelle nous puissions prétendre dans la pratique, la phronêsis, n’aurait que le second rang. La manière dont le Protreptique utilise l’argument de l’ergon va dans ce sens : si « l’ergon naturel » (ὃ πέφυκεν ἔργον) propre à chaque chose, Éth. Nic., I, 1, 1095a5-6.
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porté à sa perfection, coïncide avec le bien de cette chose, c’est sa vertu éminente qui « naturellement » (πέφυκεν) accomplit cet état29. Or la vertu éminente chez l’être humain est celle de la partie supérieure de son âme, partie dont l’ergon est de saisir la vérité30. Donc, aucune vertu ne sera meilleure que la phronêsis, entendue dans ce contexte au sens de sagesse théorique31. Pourtant, le contexte du livre I de l’Éthique à Nicomaque invite à écarter cette solution, et cela pour au moins quatre raisons. (i) Aristote, au chapitre précédent, a complété l’idée commune du bonheur par l’évocation des deux attributs essentiels qu’on doit lui rapporter, perfection (ou accomplissement) et suffisance, en précisant qu’il comprend l’autosuffisance par référence à la vie pratique et à la situation relationnelle de l’être humain. Il a du reste rappelé à cette occasion que l’homme est par nature un zôon politikon. (ii) Dans les lignes de I, 6 qui suivent la phrase portant sur « la vertu la meilleure et la plus accomplie », il rappelle qu’« une hirondelle ne fait pas le printemps », et que la vie dont on parle doit être accomplie, s’étendre de manière cohérente en étant tout entière dominée par la vertu en question32. Or l’activité théorétique dont la sophia est la vertu se déploie dans une relative indifférence au temps. La question des efforts en vue d’atteindre une certaine cohérence morale et de la continuité que cela suppose est plus cruciale encore pour la vie pratique et politique, sujette à un grand nombre d’incertitudes. (iii) En 1098a3, on l’a vu, Aristote mentionne dans sa première définition (D1) le caractère « pratique » de l’exercice de la partie rationnelle, dans la vie heureuse. L’adjectif, dans le contexte de l’Éthique à Nicomaque, indique le plus souvent l’opposition au théorétique33. Dans le cas présent, il peut avoir un sens plus large, et vouloir dire que la vie en question n’est pas simplement potentielle ou dispositionnelle mais actuelle et active. En ce sens, il peut englober la theôria, exercice précisément « actif » de la partie rationnelle supérieure, ce qui explique d’ailleurs
Jamblique, Protreptique, VII, 42.4-9. Jamblique, Protreptique, VII, 42.10-22. 31 Jamblique, Protreptique, VII, 42.23-43.25 ; voir aussi IX, 51.16-52.8. 32 Éth. Nic., I, 6, 1098a18-20. 33 Voir en ce sens Everson (1998), p. 94-95. Parmi les occurrences, voir par exemple Éth. Nic., VI, 2, 1139a26-31. 29 30
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CHAPITRE V
qu’Aristote lui attribue également une dimension « pratique »34. Quoi qu’il en soit, il est douteux qu’Aristote vise ici la seule vie contemplative avec exclusion de la pratique au sens strict. Du reste, la mention de la partie irrationnelle qui obéit à la raison, et qui permet que le désir se plie à la règle rationnelle, oriente implicitement le lecteur vers des considérations proprement pratiques (le statut des vertus éthiques, l’intempérance), et qui ne concernent qu’indirectement la sagesse théorétique. Il serait donc incohérent, voire incompréhensible, qu’Aristote fasse entrer cet aspect de la vie rationnelle et humaine en D1, avant d’en faire un simple accident dans la définition plus approfondie (D2), parce qu’il s’agirait alors de mettre au premier rang une vertu qui ne concerne pas directement l’action. Il est donc probable que l’adjectif praktikos, désigne ici, soit une vie proprement « pratique », soit une vie « active » sans autre spécification, incluant les deux genres de vie35. (iv) Enfin, il serait curieux que dans un chapitre où il est question d’identifier ce qui est « propre à l’homme », on finisse par le définir à l’aide d’une vertu, la sophia, qu’il exerce en tant qu’il a en lui quelque chose de divin, et cela par le biais d’une activité, la theôria, qu’il a en commun – au moins jusqu’à un certain degré – avec le dieu36. Il est vrai que nous sommes là face à un paradoxe constitutif : il est dans la nature de l’être humain de ne pas être seulement humain, mais de participer également du divin. Le Protreptique a préparé la voie de l’argument et il trouvera sa pleine expression, nous y reviendrons, dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque. Toutefois, dans notre passage du livre I, nous ne voyons pas d’indices d’une conception aussi subtile de ce qui est « proprement humain ». Pol., VII, 3, 1325b16-21. Voir en ce sens, et pour les raisons qui viennent d’être invoquées, Reeve (2012), p. 239-240. Voir également Murgier (2013), p. 53. Natali (1989), p. 275-276, fait justement remarquer qu’Aristote cherche sans doute, ici, à distinguer le bon usage de la raison chez le type d’individu qui la possède le plus pleinement et sous sa forme la plus active – à savoir, dans ce contexte, le citoyen libre, mâle et adulte –, de sorte que la vertu en question comprend à la fois la sophia et la phronêsis et non pas seulement la première. Pour Ackrill (1980), p. 27-29, l’expression « vertu complète », ou « vertu accomplie », doit désigner la « combinaison » de toutes les vertus et, ainsi, inclure la sophia et la phronêsis. 36 Voir Ackrill (1980), p. 27 ; Everson (1998), p. 95 ; Barney (2008), p. 301 ; Reeve (2012), p. 242, qui précise toutefois (p. 244) que l’être humain, s’il partage une fonction avec le dieu (en l’occurrence l’usage théorétique de son intellect), peut cependant l’exercer d’une manière spécifique, parce qu’il la possède d’une manière qui lui est propre et qui diffère de la contemplation proprement divine. 34 35
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La suite du livre I va du reste confirmer que nous n’avons atteint là qu’une première étape et non pas une caractérisation ultime, pleinement satisfaisante pour la présente enquête. Lorsqu’il reprend D2, en 1102a57, au début de Éth. Nic., I, 13, il précise que l’investigation doit désormais porter sur la vertu, afin de parvenir à une meilleure connaissance du bonheur. La recherche sur le bonheur et le bien proprement humains devient recherche sur la vertu. Tant que nous n’aurons pas enquêté de manière approfondie sur cette dernière, sur ses causes, sur sa nature et sur ses diverses formes, nous ne parviendrons pas à rendre compte du bonheur et le politique, en particulier le législateur – auquel s’adresse peutêtre le présent traité37 –, ne sera pas en mesure de légiférer ou de gouverner correctement38. On comprend donc, rétrospectivement, que l’identité de « la vertu la meilleure et la plus accomplie » ne soit pas révélée en I, 6. Rien ne permet encore de trancher absolument entre la phronêsis et la sophia. Avant de revenir sur la confrontation des deux vertus, retenons que l’argument de l’ergon sert à produire une définition générique du bonheur, mais laisse ouverte la question de sa spécificité. Ce n’est donc pas, loin s’en faut, le dernier mot d’Aristote sur l’essence de la vie bonne. Les discussions portent également – et c’est ce qui nous concerne ici au premier chef – sur le moment 2-(a), c’est-à-dire sur l’argument complémentaire par l’absurde, ou « argument de l’ergon » et son éventuelle portée naturaliste. La formulation de la question – se peut-il que l’homme lui-même « soit naturellement sans fonction propre » (ἀργὸν πέφυκεν) ? – peut s’entendre en effet de diverses manières. On la comprendra volontiers en un sens naturaliste et essentialiste, si on convertit la question en proposition affirmative : l’homme a « par nature une fonction propre ». La tendance au bonheur et au bien serait une fin naturelle et c’est dans l’essence même de l’être humain que l’on trouverait le premier principe pratique. Un tel principe en effet ne se contenterait pas de constituer une définition du bonheur et du bien ; parce qu’il pose le caractère naturel d’une tendance, il vaudrait également comme principe normatif : nos actions trouvent leur orientation principale et originelle dans l’ergon que nous avons à réaliser, conformément à notre nature. Bodéüs (1993). Éth. Nic., I, 13, 1102a7-13.
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CHAPITRE V
Dans ses attendus, une telle lecture peut être également dite « scientifique » : Aristote transposerait ici les acquis de ses recherches en philosophie naturelle pour en déduire la nature de la fonction proprement humaine. La lecture scientifique de l’argument ne conduit pas nécessairement à une lecture naturaliste normative39. Elle soutient en tout cas que certains aspects de l’argument général reposent sur des notions techniques directement transposées depuis la biologie ou la psychologie40. On peut inversement l’entendre comme une expression essentiellement rhétorique, dans un argument dont on soulignera alors qu’il est fondamentalement dialectique41, ce qui affaiblirait considérablement la portée naturaliste du passage dans son ensemble. De fait, l’idée que l’excellence d’une chose, d’un être vivant ou d’une propriété réside dans l’accomplissement de son ergon est une sorte de topos. Son rôle peut être ici simplement propédeutique et problématique, parce qu’il fait partie des endoxa sur le bonheur et le bien. On peut enfin, suivant la voie qui me paraît la plus sûre, admettre que la formule a une connotation naturaliste, sans tenir cette dernière pour exclusive ni la considérer comme « scientifique » au sens le plus contraignant du terme. Cette lecture n’exclut pas qu’il y ait là recours à la dialectique. Aristote, on l’a vu, fait parfois usage d’une physiologie minimale, incorporée aux arguments éthiques, sans entrer dans le détail des explications naturelles ni chercher à fonder ces arguments sur sa biologie technique. Il peut tout aussi bien recueillir, dans les termes d’une 39 Lecture normative adoptée par exemple par Barney (2008), et que justifierait sans doute Vegetti (2002), pour qui la conformité à la nature, quand elle est évoquée dans le contexte de la philosophie pratique, est nécessairement normative. 40 Voir par exemple Leunissen (2015), p. 218-222. Shields (2015) insiste pour sa part sur les attendus psychologiques et il soutient que l’argument repose sur une connaissance technique, et non pas sommaire ou schématique, de la philosophie de l’âme. Il souligne notamment le fait que la recherche porte sur ce qui est « propre » (idion) à l’homme et que ce terme, compris en son sens le plus technique, désigne non seulement le proprium logique, mais l’essence même de la chose. Or identifier l’essence même de l’être humain suppose, selon lui, une compétence experte en psychologie. 41 Pour Destrée (2002), p. 54, la question de l’ἀργὸν πέφυκεν est même « purement rhétorique ». Il rappelle notamment (p. 58) que ἀργός, en grec, veut aussi dire “paresseux”. Il pourrait donc s’agir d’une provocation plaisante, d’un jeu de mot rhétorique, qui laisserait envisager que l’homme puisse être né pour…ne rien faire ! Sur la dimension rhétorique du texte, voir encore Karbowski (2019), p. 223. Murgier (2013), p. 50, montre par ailleurs qu’il n’y a pas nécessairement d’incompatibilité entre la dimension rhétorique du passage et ses attendus scientifiques.
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philosophie naturelle simplifiée et volontairement schématique42, des faits d’observation constituant également des endoxa sur le bien. Commençons par les arguments qui militent en faveur de la lecture naturaliste. Il ne fait guère de doute qu’Aristote en appelle ici à une conception de l’ergon, œuvre ou fonction, qui est également pertinente en philosophie naturelle. Tout organe et tout être naturel se définissent par une certaine fonction, ainsi que l’indiquent plusieurs textes du corpus biologique, comme le livre I des Parties de animaux, mais également des textes dont la portée ne se limite pas aux vivants sublunaires, comme le De caelo43. Ce principe est également à l’œuvre en d’autres lieux du corpus de philosophie pratique, comme le livre I de la Politique, où il est explicitement dit que « toute chose se définit par sa fonction et sa potentialité », par son ergon et par sa dunamis44. Il est également clair que la définition D1 mobilise une distinction entre les genres naturels que constituent les végétaux et les animaux, et que c’est à l’intérieur de ce dernier genre que l’on parvient à identifier la spécificité humaine. La fonction propre de l’homme coïncide avec sa « nature », telle que les grands principes de la philosophie naturelle permettent de l’envisager ; elle n’est donc pas indépendante de ses facultés ou potentialités naturelles. Nous sommes là en pleine cohérence avec une de nos hypothèses de départ, celle selon laquelle Aristote défend une conception causale de l’action humaine. Ces considérations invitent donc à donner un sens fort à l’hypothèse par l’absurde que résume l’expression ἀργὸν πέφυκεν. Cela dit, cette lecture ne peut s’imposer, et cela pour cinq raisons au moins. En premier lieu, l’ensemble de l’argumentation est loin de se limiter aux arguments de type naturaliste. D’une part, les aspects dialectiques 42 En l’occurrence, une psychologie conforme au sens commun, pour reprendre rüllmann (2012), p. 4, qui donne plusieurs arguments convaincants en faveur de la lecB ture dialectique, en conformité avec le contexte du livre I de l’Éth. Nic., et cela par opposition à l’idée d’une fondation naturaliste, extérieure à la philosophie pratique. 43 Voir DC, II, 3, 286a8-9 : « toute chose ayant une fonction existe en vue de cette fonction (ἕκαστόν ἐστιν, ὧν ἐστιν ἔργον, ἕνεκα τοῦ ἔργου) ». En DC, II, 12, 292a20b19, rappelons-le, Aristote attribue aux astres, au même titre que les plantes et les animaux sublunaires, une πρᾶξις, selon une occurrence du terme qui coïncide précisément avec la notion d’ἔργον. 44 Pol., I, 2, 1253a23.
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sont difficilement discutables. Les points de départ de l’argumentation relèvent clairement des endoxa non techniques, tout comme la manière dont les différentes étapes en sont formulées. Aristote prend en effet appui sur le consensus omnium, et non pas sur un avis savant. L’identification de l’ergon au « bien » et au « réussi » (τὸ εὖ) repose sur une formule verbale (« il semble », δοκεῖ : 1097b27) qui, si elle n’exprime pas toujours l’impression commune, semble bien le faire ici, si l’on tient compte des effets d’écho : à la même ligne, l’hypothèse selon laquelle il en va ainsi pour l’homme est introduite à l’aide du même verbe, qui plus est à l’optatif, ce qui renforce son caractère d’incertitude (δόξειεν). La forme interrogative des lignes 1097b28-33 peut en outre être perçue comme un effet rhétorique. S’il s’agissait de conduire intégralement l’examen à la lumière des acquis de la philosophie naturelle, on voit mal pourquoi Aristote donnerait un tour aussi hypothétique et aussi clairement endoxal à la formulation des prémisses. D’autre part, l’argument des arts ne doit absolument rien à la philosophie naturelle : tout le monde, y compris un lecteur ou auditeur absolument ignorant en matière de philosophie naturelle, admettra que les arts et les métiers se caractérisent par une certaine fonction et que, pour cette raison, on peut supposer que l’homme, lui aussi, a une fonction qui lui est propre45. Or, deuxième raison, c’est dans ce contexte qu’intervient la formule la plus explicitement naturaliste, ἀργὸν πέφυκεν. Plutôt que de l’intégrer à l’argument des arts, qui ne relève pas de la biologie sinon par m étaphore, 45 Je suppose que l’intermédiaire de l’argument est quelque chose comme : « or les arts sont des activités humaines ». Il est en revanche assez spéculatif d’avancer que chaque artisan, en accomplissant sa fonction d’artisan, exerce aussi sa faculté rationnelle, faculté propre à l’homme, de sorte que chaque art serait déjà une sorte de « réalisation » ou d’instanciation de l’essence humaine. C’est cette lecture que défend longuement, sous l’étiquette de « realization reading », Barney (2008), p. 309-320. Selon elle, p. 314, en effet, dans la mesure où la technê est une « activité rationnelle » (rational practice), « la pratique de la technê doit être comprise comme un exercice (même s’il est imparfait) de la vertu rationnelle, que l’argument de la fonction lui-même identifiera au bien humain ». Rappelons toutefois deux données de base. En premier lieu, la thèse majeure d’Aristote consiste ici à dire que l’homme a pour fonction spécifique, non pas d’exercer sa raison d’une manière quelconque, mais de l’exercer par la vertu au sens strict, c’est-à-dire sur un plan moral. En second lieu, les activités techniques et les activités pratiques ne sont ni de même ordre ni relatives aux mêmes objets, ainsi que le montre sans équivoque Éth. Nic., VI, 4, 1140a1-23, cité d’ailleurs par R. Barney. Je ne vois donc pas comment l’on pourrait voir ici autre chose qu’une analogie approximative entre les arts et la fonction proprement humaine. Que cette analogie soit un argument assez faible, et qu’on puisse le déplorer, ne change rien à l’affaire.
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ne serait-il pas plus logique, si véritablement Aristote voyait dans l’hypothèse de l’ἀργὸν πέφυκεν un point de biologie, qu’il l’intègre à l’argument des parties ? Cela suffit déjà à lui donner un sens non technique, parfaitement conforme du reste à l’usage habituel du parfait πέφυκεν, qui peut indiquer simplement une propriété ou un état de choses constant46, sans qu’il soit nécessairement besoin de faire référence de manière technique à sa racine sémantique ni, par conséquent, à l’idée de phusis. Corrélativement, troisième raison de tempérer la lecture naturaliste du passage, l’argument des parties devient d’un poids bien faible, si l’on considère qu’il est placé sur le même plan que celui des arts, dans une double analogie sans valeur probante : l’ergon est aux arts ce qu’il est aux parties et ce qu’il est à l’homme en tant que tel. Selon M. Leunissen47, qui défend une lecture scientifique du passage, l’argument des parties serait à rapprocher de PA I, 5, 645b14-20 – l’ensemble des actions des parties convergent vers « l’action complète » du tout –, et serait le signe d’un « biological background » de l’argument de l’ergon en Éth. Nic. I, 6. Ce texte des PA est en effet crucial pour comprendre la conception transversale de l’action chez Aristote48. Toutefois, dans le cas présent, la structure analogique du passage est peu compatible avec l’idée technique d’une continuité des activités organiques ; Aristote ne dit pas ici que l’homme réalise une « action complète », qui serait la synthèse des actions particulières des parties, et il ne s’embarrasse pas de détails biologiques. Le fond de l’argument peut être, tout simplement, le suivant : les parties ne peuvent avoir de propriété dont le tout serait privé ; or les parties du corps humain ont chacune une fonction propre ; donc l’homme dans son ensemble doit en avoir une également. Il est vrai que la deuxième partie de l’argumentation, à partir de la ligne 1097b33, commence avec une définition par élimination qui repose sur la classification des vivants et des types d’âme, définition dont on a pu soutenir – C. Shields notamment – qu’elle était inspirée par une connaissance technique de la psychologie, telle qu’Aristote en expose les principes dans le De anima. S’il fallait en déduire que le destinataire de l’Éthique à Nicomaque est appelé à faire de la psychologie, parce que le 46 Voir par exemple Éth. Nic., I, 13, 1102a30-31, où se pose la question de savoir si les deux parties de l’âme (rationnelle et irrationnelle) sont « par nature inséparables » (ἀχώριστα πεφυκότα), comme le sont le convexe et le concave dans la circonférence. 47 Leunissen (2015), p. 229. 48 Comme je l’ai moi-même soutenu dans Morel (2007), p. 160-163.
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CHAPITRE V
politique doit connaître l’âme49, je ne vois pas ce qu’on pourrait déduire d’autre sinon, une fois encore, que le futur politicien peut se contenter d’une psychologie très rudimentaire. Savoir que les plantes se nourrissent et croissent, que les animaux, en plus de cela, perçoivent et que l’animal humain possède la faculté rationnelle, ce n’est là que le degré le plus faible en matière de psychologie aristotélicienne. Ici, comme en d’autres lieux où sont mobilisés les acquis de la philosophie naturelle, il semble bien que celle-ci ne soit appelée à faire partie du bagage théorique de l’étudiant en éthique et politique que dans la mesure où elle lui est utile pour l’action50. Enfin, la dernière partie du texte – section (5) –, celle qui conduit à la définition positive, « le bien humain est une activité de l’âme conforme à la vertu » invite précisément à sortir d’une définition simplement biologique de la fonction propre de l’homme. La section (4) a en effet opéré un glissement de l’ontologie à l’axiologie, de la simple activité à l’activité réussie et à la vie bonne, qui n’est partagée avec aucun autre être vivant du monde sublunaire. On pourra bien entendu objecter que ce « bien vivre » selon la vertu n’est autre que l’équivalent du propre biologique, de sorte que nous serions toujours dans la perspective de l’enquête naturaliste : le meilleur biologique51 de tout être vivant est de réaliser sa fonction naturelle ; l’homme a une fonction propre, qui se trouve être « une activité de l’âme conforme à la vertu » ; il a donc un « meilleur biologique » au même titre que les autres vivants. Il n’en reste pas moins que le glissement du « meilleur biologique » au « meilleur éthique » s’opère par l’intermédiaire de la raison, invoquée dès la ligne 1098a3, qui distingue ici l’homme parmi les autres vivants d’une tout autre manière que le ferait l’adjonction d’un caractère spécifique quelconque. La « vertu » (ἀρετή) dont il va maintenant être question doit Éth. Nic., I, 13, 1102a23. Je rejoins ici Henry (2015), p. 189. Comme le dit Karbowski (2019), p. 224, à propos de la « psychologie » du passage, le fait d’identifier la raison comme une caractéristique des humains, ce n’est pas la même chose que dire ce qu’est la raison ou rendre compte en détails de la nature de l’âme (« Identifying reason as characteristic of humans is not the same thing as saying what reason is or giving a detailed account of the nature of soul »). 51 Aristote use fréquemment de cette terminologie axiologique pour qualifier les fonctions distinctives des vivants, que ce soit au niveau spécifique ou au niveau générique. Toutefois, même dans ce cas, l’excellence naturelle n’est pas une excellence absolue, mais relative à l’espèce. Voir ci-dessus, p. 36-41. 49 50
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être considérée non pas comme une excellence fonctionnelle parmi d’autres, mais comme une excellence spécifique qui n’a plus avec la vertu de l’œil ou du cheval qu’un rapport d’homonymie : elle ne consiste pas dans le simple fait de vivre, mais dans le fait de bien vivre, c’est-àdire de poursuivre une fin spécifique par le biais d’une faculté qu’aucun autre vivant n’exerce. On ne peut prétendre que le bien vivre humain n’est qu’un telos biologique particulier que si l’on omet de préciser que tous les autres vivants ont en commun un même telos, celui de la préservation ou sôtêria. Celle-ci s’explique intégralement par des causes naturelles et son analyse se tient indiscutablement dans les limites de l’enquête biologique. L’homme a lui aussi pour finalité de se préserver et en ce sens de vivre, ce qui explique sans doute pour partie le fait qu’il vive en cité ; il a toutefois une autre finalité, celle de bien vivre. Or la biologie ne nous apprend rien – et la psychologie fort peu – sur la manière dont il s’agit concrètement de vivre en tant qu’homme, c’est-à-dire de bien vivre52 : comment et avec qui agir, de quelle manière, par quels moyens, à quel moment, etc. L’Éthique à Nicomaque nous apprendra que telle est l’affaire de la phronêsis au sens de « sagesse pratique », avec la coopération des vertus éthiques. La science naturelle ne nous dit rien non plus sur la façon dont l’intellectuel peut accomplir son telos par le biais de l’activité contemplative, ou theôria. Une fois encore, la science naturelle nous met sur le chemin du bonheur proprement humain, elle en définit le cadre ontologique et les conditions psychologiques générales, mais elle n’en livre pas le contenu. En d’autres termes, pour me résumer sur la seconde question, l’argument de l’ergon porte sur les conditions naturelles du bonheur humain et il emprunte en partie ses prémisses et ses sous-arguments à la biologie et à la psychologie. Cependant, il part d’un examen dont les prémisses sont clairement dialectiques et s’appuie également, en grande partie, sur des endoxa non scientifiques. La méthodologie du passage est donc composite et nullement « mono-disciplinaire » : Aristote recourt à différents 52 Pour prendre un exemple de la manière dont les traités biologiques évoquent le « bien-vivre » humain, voir PN, Sens., 1, 437a1-3 : les sensations externes, chez les animaux qui possèdent la phronêsis, existent en vue de leur bien (τοῦ εὖ ἕνεκα), en révélant des différences en grand nombre, d’où provient l’intelligence (φρόνησις) des notions (τῶν νοητῶν) et des actions à accomplir (τῶν πρακτῶν). Dans ce contexte, φρόνησις désigne sans doute, de manière générique, toute forme d’intelligence animale, de sorte que les prakta ne désignent probablement pas ici les activités humaines et moralement significatives.
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CHAPITRE V
procédés, et se place successivement à différents niveaux d’analyse. Logiquement, son usage des données scientifiques, biologiques et psychologiques, reste très vague. D’une manière générale, ne demandons pas trop à l’argument de l’ergon. Il nous mène à la porte d’une véritable saisie du bien proprement humain, mais guère plus loin : il ne nous dit pas quelle est « la vertu la plus accomplie » vers laquelle il nous conduit, ni comment on l’acquiert et la pratique. Il nous indique simplement qu’elle est une vertu « pratique », qu’elle appartient à l’une des fonctions rationnelles de l’âme, et qu’elle réside dans l’action effective plus que dans la simple aptitude ou disposition. C’est peu, dira-t-on, mais c’est bien ainsi : Aristote ne croit manifestement pas que ce soit au niveau des propriétés essentielles que se situe la clé de l’agir humain et de la vie bonne. Aussi, quand bien même parviendrait-on à identifier à ce niveau un ergon véritablement et techniquement « naturel », cela ne nous dirait pas encore ce qu’est le bien proprement humain. Une fois posée l’universalité de la tâche, il reste à préciser les conditions particulières de son accomplissement53. Ce n’est donc pas au plan de l’essence, mais à celui de l’action, que se définit concrètement le bien humain. Dans ces conditions, la dimension naturaliste cesse de poser problème : il n’est plus nécessaire de l’écarter totalement – ce qui serait incompatible avec les connotations manifestes de l’idée même d’ergon –, ni d’y voir un principe, qu’il soit théorique ou normatif. Elle s’applique en effet à un niveau qui n’est pas encore celui de l’activité effective. L’argument de l’ergon vise moins à définir le bonheur qu’à montrer de quel type de potentialité il relève : l’aptitude à exercer la 53 Je rejoins en partie Everson (1998), qui estime, d’une part, que la définition du bonheur n’est pas déductible de la définition du propre de l’homme – les dieux y ont part eux aussi – et, d’autre part, que la connaissance théorique de son ergon n’est pas nécessaire à l’accomplissement de l’action prudente, qui relève de compétences proprement pratiques. Voir ainsi, p. 106 : « the person of practical wisdom does not need to have a correct theory of the human ergon in order to be able to deliberate successfully about how to act, even if, in doing so, he is indeed manifesting excellence in respect of his ergon ». On pourrait faire toutefois cette réserve que le savoir du phronimos n’est sans doute pas uniquement pratique au sens où un tel savoir serait exclusif de toute connaissance théorique. Il n’est pas impossible, par exemple, que les définitions, si nombreuses dans les traités éthiques, aient une efficacité pratique – et non seulement une fonction théorique –, en ce qu’elles contribuent à la visée du bien. Voir sur ce dernier point Nielsen (1995) ; Morel-Natali (2020). Sur les compétences du phronimos, voir ci-dessous, p. 241-249.
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vertu la meilleure. Il nous invite ainsi à accomplir ou actualiser cette potentialité de la meilleure des manières. On peut donc donner un sens naturaliste minimal – non strictement scientifique – à l’idée de « fonction propre » de l’être humain, pour autant qu’on admette qu’il s’agit là de puissance et non pas encore d’activité, d’energeia, proprement dite. On sait maintenant de quoi l’être humain est capable, quel est le régime d’activités qui lui est propre du fait de ses puissances naturelles. On attend de la suite de l’enquête qu’elle nous en dise plus sur ses vertus et ses actions effectives. III. Nature ou surnature ? Remarque sur l’activité théorétique Il résulte des conclusions précédentes que l’argument de l’ergon laisse ouverte la question bien connue du modèle de vie bonne qu’Aristote entendrait favoriser et, ainsi, du rapport entre les deux types de vie heureuse : d’un côté la vie pratique et de l’autre la vie théorétique ou contemplative54. J’ai rappelé que le livre I de l’Éthique à Nicomaque donnait des arguments pour ne pas exclure que la phronêsis, vertu dianoétique pratique, puisse être également considérée, au moins dans son ordre, comme la vertu la meilleure. Au-delà même du livre I, plusieurs textes vont dans ce sens. Nous lisons par exemple au livre VI que « la fonction propre s’accomplit en conformité avec la prudence et la vertu éthique » (VI, 13, 1144a6-7). L’Éthique à Eudème précise que le bonheur est ce qu’il y a de meilleur parmi « les choses que l’homme peut accomplir »55, ce qui signifie que le bonheur se trouve parmi les prakta, choses faisables ou objets d’actions. La solution traditionnelle au conflit des deux modèles de vie bonne, pour le dire en quelques mots, consiste à privilégier les textes qui établissent la priorité de la sophia par rapport à la phronêsis, et à estimer qu’une seule sagesse, la sophia, correspond à la vie véritablement bonne56. 54 En faveur de la supériorité de la sagesse théorétique par rapport à la prudence, voir Éth. Nic., VI, 7, 1141a21 ; b5 ; VI, 13 ; X, 7 ; 8, 1178a9-23 ; 9, 1179a32. 55 Éth. Eud., I, 7, 1217a39-40. 56 Il s’agit d’une lecture que l’on peut dire « dominante », ou « moniste » suivant Lockwood (2014), p. 352, à laquelle on opposera les interprétations « inclusivistes », selon lesquelles la vie la meilleure inclut des activités non contemplatives. Parmi ces dernières, mentionnons notamment Ackrill (1980), qui a contribué à fixer les termes du débat. On peut en effet considérer que la vie contemplative inclut des activités plaisantes – de fait, elle est par elle-même plaisante –, ainsi que des activités pratiques qui relèvent
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Certaines formules du livre X, de ce point de vue, loin de s’opposer à la définition D2 de Éth. Nic., I, 6, lui font écho. On lit notamment que : « le bonheur est une certaine activité conforme à la vertu »57. La fonction propre de l’homme n’est-elle pas réalisée de manière plus complète par la vertu la plus élevée ? Si toutefois l’on veut atténuer les tensions entre les deux familles de textes, on mettra l’accent, non pas sur la seule perspective axiologique et hiérarchique, mais sur la distinction entre les objets respectifs des deux sagesses. La phronêsis porte toujours sur les prakta, actions réalisables ou choses particulières à faire, tandis que la sagesse théorétique est libérale, indépendante des exigences de l’action et des circonstances particulières. Elle porte sur des objets universels. Corrélativement, la sagesse pratique porte sur des termes, sinon toujours contingents, tout au moins variables. La science et la sagesse théorique, à l’inverse, portent sur des principes ou des objets immuables, qu’il s’agisse des objets théoriques pris dans leur universalité et indépendamment de la matière sensible (à l’exemple des êtres mathématiques)58, ou qu’il s’agisse des êtres immuables que l’on peut observer dans le Ciel59. Ces différences une fois posées, la sagesse pratique comme la sagesse théorique se retrouvent sous la définition du bonheur, à savoir : une activité de la faculté rationnelle de l’âme conforme à la vertu accomplie. On peut ainsi, tout à la fois, maintenir la hiérarchie des genres de vie et atténuer la tension entre les textes : si, en effet, on considère qu’il y a plusieurs façons de la phronêsis, même si ces activités ne la définissent pas. Voir en ce sens Lockwood (2014), p. 363. Le problème concerne aussi le dossier du rapport entre l’Éth. Nic. et l’Éth. Eud. Kenny (1992) défend la thèse selon laquelle la première défendrait le modèle « dominant » et la seconde le modèle « inclusiviste ». 57 Éth. Nic., X, 7, 1177a12. 58 Voir Éth. Nic., VI, 2, 1139a6-8 ; 11, 1143a35-b5. 59 Je dois ici laisser de côté l’hypothèse d’un rapport constructif entre éthique et cosmologie, hypothèse selon laquelle la contemplation de l’univers contribuerait à la réalisation du bien humain. Voir en ce sens Quarantotto (2015), qui justifie cette lecture par l’idée que l’être humain serait lui-même une partie active de cet univers. La méthode que j’ai adoptée consiste à travailler sur les références explicites à la nature dans les traités de philosophie pratique ; or ces textes n’offrent que très peu d’appui à ce type de reconstructions. Par ailleurs, s’il n’est pas discutable que l’agir humain s’insère dans un horizon cosmologique – comme Aubenque (1963) l’a bien montré et comme Rapp (2019b) l’a récemment rappelé par d’autres voies –, cela ne signifie pas que la contemplation du cosmos contribue directement à la réalisation du bien humain dans sa globalité. Quant à une éventuelle conception intégratrice de l’univers, dont l’homme serait lui-même une partie constitutive, elle comporte un coût théorique et historique non négligeable, qu’elle renvoie en fait au modèle proposé par le Timée de Platon, ou qu’elle conduise à une forme de « stoïcisation » rétrospective de l’éthique aristotélicienne.
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d’être heureux, et que cette différence tient à la variété objective des conditions du bonheur, il n’est pas nécessaire d’être un sage contemplatif pour bien vivre60. De ce point de vue, les arguments biologiques ne sont pas d’un grand secours : si la sophia accomplit l’essence même de l’humain, et partant sa « nature », ce ne peut être que dans la mesure où l’homme est plus que sa propre nature et au sens où, par son intellect, il a en lui du divin61. Dans la contemplation, la nature s’accomplit, paradoxalement, comme surnature. Une vie de ce genre sera plus élevée qu’une vie d’homme, car ce n’est pas en tant qu’homme que l’on vivra de cette façon, mais en tant qu’il y a en nous quelque chose de divin, à savoir l’intellect. Aristote ajoute que l’homme, s’il veut être parfaitement heureux, ne doit pas se contenter de mener une vie proprement humaine, mais doit au contraire tout faire pour s’immortaliser autant qu’il est possible62. Inversement, si l’on soutient que seule la vie pratique accomplit l’essence de l’humain, parce qu’elle seule correspond à sa « nature » d’animal politique, on gagne d’un côté en cohérence biologique, mais on perd de l’autre ce qui constitue le meilleur de l’humain selon Aristote63, c’est-à-dire l’exercice théorétique de sa faculté rationnelle. Le paradoxe n’est pas moins grand. Il semble donc plus sûr, sur cette question, de ne pas chercher à conduire les arguments biologiques au-delà de leur domaine propre, à savoir celui des facultés de l’homme considéré comme un animal et par conséquent comme un composé. Pour ce qui est des actualisations concrètes et singulières de ces puissances psychiques, dans une existence se définissant par un genre de vie particulier, c’est à l’éthique de 60 Voir en ce sens Kraut (1989). Voir encore Aubenque (1963), p. 19, pour qui Aristote « n’oppose pas l’une à l’autre, mais maintient l’une et l’autre, vocation contemplative et exigence pratique », mais qui insiste cependant sur les tensions entre les deux modèles, considérant que la prudence représente une « rupture à l’intérieur de la théorie elle-même ». Natali (1989) souligne le caractère fondamentalement unitaire de l’analyse des deux vertus, dans la mesure où vie pratique et la vie intellective relèvent, malgré leurs différences de nature, d’un même modèle du bonheur compris comme « vie active ». Il convient donc selon lui de distinguer, d’une part, une « théorie générale du bonheur » et, d’autre part, une théorie restreinte et plus prescriptive, dont l’objet est le bonheur parfait, et qui spécifie la première sans la contredire (p. 307). Dans la même ligne, voir encore Murgier (2013). 61 Éth. Nic., X, 7, 1177a13-21 ; l’intellect est « l’homme au plus haut degré » (1178a2-8). 62 Éth. Nic., X, 7, 1177b26-34. 63 Éth. Nic., X, 7, 1177a12-13 ; 1177b1-4.
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nous éclairer. En ce qui concerne plus spécifiquement l’activité théorétique, c’est également à un autre discours que la philosophie naturelle qu’il revient d’en examiner la nature et les conditions. Ce discours relève de l’éthique, mais aussi sans doute de la philosophie première, si l’on se réfère à la délimitation suggérée par le De anima : l’étude de l’âme comme forme inséparable du corps revient au naturaliste ; celle de l’intellect et des activités rationnelles séparées est plutôt l’affaire du spécialiste de philosophie première64. Dans le cas de la vie théorétique ou vie selon l’intellect, l’éthique ne rejoint la psychologie, philosophie naturelle de l’âme, qu’au point précis où celle-ci cesse d’être « naturelle ».
DA, I, 1, 403a8 ; 403b15-16.
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Chapitre VI NATURE, HABITUDES, VERTUS I. Vertu humaine et « nature-puissance » L’examen initial des occurrences et usages de « φύσις » dans la Physique et l’étude qu’on vient de conclure sur l’idée de fonction propre convergent sur un point central : ce qui est en nous « nature » ne désigne pas nécessairement un être réalisé, un produit de la nature entendue au sens large. Elle n’est pas seulement ousia réalisée, mais aussi devenir, genesis, procès. Elle est donc aussi matière, comme point de départ du devenir en question. La nature de l’être humain recouvre ainsi ce qu’il nous est possible d’accomplir, et non pas seulement ce qui est accompli effectivement. Elle n’est pas un état de chose figé, un donné définitivement constitué. C’est très clairement le cas quand la nature est comprise comme matière, car elle désigne alors un ensemble de potentialités qui, à différents niveaux, depuis la composition élémentaire jusqu’aux parties organisées et aux propriétés du genre, s’étendent au-delà de la différence spécifique. Le corps, comme matière du vivant, se place sous cette rubrique, tout comme, d’une manière plus générale, tout ce qui se trouve à l’état de « puissance » (δύναμις) non déterminée. Ainsi le non-savant, celui qui n’a pas acquis la science, est indifféremment en puissance de devenir savant ou non. La situation est plus complexe, sans être radicalement différente, quand « φύσις » coïncide avec la forme. La forme ne se manifeste pas seulement par une actualité ultime, une réalisation (ἐντελέχεια) au sens de l’acte effectif, comme le savant en train de faire de la science ici et maintenant. Elle est aussi – et elle doit d’abord l’être, pour pouvoir être une réalisation actuelle – un ensemble organisé de potentialités. Elle est de ce point de vue comprise comme « entéléchie première », au sens où l’âme est forme et réalisation première d’un corps naturel
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organisé ayant la vie en puissance1, et où le savant, même quand il n’exerce pas sa capacité de faire de la science, la possède malgré tout2. L’âme est précisément un ensemble de facultés (végétative, sensitive, intellective, motrice). Chacune est appelée « δύναμις », « puissance », mais il s’agit alors de puissances élaborées, organisées et positivement orientées vers la fin. La faculté de voir n’est pas indifféremment potentialité de vision ou de non vision : elle est positivement potentialité de voir, y compris quand elle ne s’exerce pas. En matière de propriétés acquises, les vertus tombent sous la même catégorie modale : une vertu est une disposition stabilisée (ἕξις), une inclination devenue permanente. Elle n’est pas indifféremment puissance de bien ou de mal agir, elle est positivement orientée vers le contraire positif : le courageux est disposé à l’action courageuse et non pas à la lâcheté, le généreux à la générosité et non pas à l’avarice. Les vertus éthiques, vertus du caractère, ont précisément pour propriété d’orienter le désir raisonnable vers la fin bonne. Elles donnent ainsi à l’action vertueuse une spontanéité qu’elle n’aurait sans doute pas si elle était la simple conséquence comportementale d’un pur calcul délibératif, d’une détermination strictement intellectuelle du vouloir. Un être naturel est donc à la fois une nature réalisée, ici et maintenant, et un ensemble structuré de puissances spécifiquement ou génériquement définies. Certaines sont propres à la matière, d’autres à la forme en tant que réalisation première. Ces puissances délimitent les potentialités du vivant et définissent ainsi son programme d’existence, sans déterminer absolument les accidents qui en marqueront le déroulement (comme les caractéristiques acquises, les actions particulières ou les maladies). Qu’en est-il maintenant des capacités humaines à atteindre la vie bonne, à la fois heureuse et vertueuse ? Quand Aristote identifie la « fonction propre » (ἔργον) de l’être humain, et corrélativement le « bien » lui-même, à un « acte » (ἐνέργεια) de l’âme selon la vertu3, il indique qu’il ne vise pas seulement une potentialité, mais encore une activité réalisée, une forme particulière d’entéléchie seconde4. La tâche propre de l’homme, en effet, n’est pas d’acquérir la vertu comme simple DA, II, 1, 412a21-413a7. DA, II, 5, 417a22-29 ; Phys., VIII, 4, 255a33-34. 3 Éth. Nic., I, 6, 1098a16-17. 4 Conformément, dit ailleurs Aristote, à la parenté sémantique entre ἔργον et ἐνέργεια, Mét., Θ, 8, 1050a21-23. 1 2
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disposition, comme pure potentialité d’action vertueuse, mais d’accomplir effectivement les actes conformes à cette vertu : l’acte de courage, et non pas seulement l’aptitude à agir de manière courageuse. Aux jeux Olympiques, ce ne sont pas les plus beaux et les plus forts – on dirait aujourd’hui : ceux qui sont les meilleurs « sur le papier » – qui reçoivent la couronne, mais ceux qui sont effectivement vainqueurs5. La vérité du terrain : seul le résultat compte. Pour revenir au plan ontologique et modal, l’entéléchie première est déjà acte en un sens, parce qu’elle est une puissance déterminée et non pas pure puissance des contraires, mais cette actualité première n’est pas encore l’actualisation ultime de l’entéléchie seconde. La puissance naturelle de voir ou d’entendre n’est pas encore vision ou audition en acte. La vertu effective doit être comme la sensation en acte et non pas seulement comme la capacité sensitive. La question qui se pose, du point de vue éthique et anthropologique, est donc maintenant la suivante. Comment passer de la détermination fondamentale qui définit la « fonction propre » de l’agent humain en général à la production effective des activités, du programme à sa réalisation ? De fait, nous avons en tant qu’êtres humains une vocation naturelle à un certain type d’activités, mais ce n’est encore, à ce stade, qu’une vie possible, un programme général, le meilleur en tout cas qu’un être humain puisse s’assigner. Il est exclu que la réalisation globale des actions conformes à ce programme, les actions vertueuses, s’accomplisse naturellement, comme par une suite continue et spontanée d’étapes que nous franchirions au cours de notre développement biologique. En cela, la manière proprement humaine de réaliser les potentialités naturelles diffère absolument de l’activité des autres animaux, en tout cas non domestiqués. Entre la puissance naturelle d’accomplir l’ergon propre à l’humain et les actions effectives, s’interposent en effet de nombreuses médiations – éthiques, politiques, psychologiques – qui font de ces dernières de véritables « actions » moralement significatives. Aussi bien, comme nous l’avons vu, l’idée de conformité à la nature est-elle insuffisante pour orienter l’éducation morale et former le caractère, gouverner la cité, ou délibérer sur les moyens de l’action bonne. Nous savons que, « par nature », l’être humain peut et doit mener une vie rationnelle et vertueuse « active », mais nous ne savons pas encore exactement laquelle, ni comment il doit s’y prendre effectivement. Éth. Nic., I, 9, 1098b30-1099a7.
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C’est à ce point qu’intervient la question de l’acquisition et de la définition de la vertu éthique, problème qui occupe l’essentiel du livre II de l’Éthique à Nicomaque. Le chapitre 1 du livre II est crucial et son argument bien connu. On peut le résumer à trois thèses : (a) les vertus intellectuelles dépendent principalement de l’enseignement, de l’expérience et du temps, tandis que les vertus éthiques, états stables du caractère, s’acquièrent par habitude ; (b) les vertus éthiques ne sont donc pas en nous par nature ; (c) elles supposent un exercice : l’accomplissement des actes auxquels elles sont semblables. La thèse (b)6 retiendra plus particulièrement notre attention. Puisque les vertus éthiques sont acquises par habitude, elles ne sont pas en nous « par nature » (φύσει), car on ne peut pas modifier par habitude les mouvements des êtres strictement naturels. La pierre se dirige naturellement vers le bas, conformément au mouvement naturel de l’élément qui la compose, et jamais on ne pourra l’habituer à se diriger vers le haut de l’univers, y compris si on la lance en l’air des milliers de fois. Aristote énonce en ces termes cette thèse fondamentale de sa théorie des dispositions acquises et des vertus éthiques : Ainsi, ce n’est ni par nature ni contrairement à la nature que les vertus adviennent en nous, mais c’est parce que nous sommes naturellement capables de les recevoir qu’elles sont effectivement produites par l’habitude. En outre, ce qui nous vient de la nature, nous en obtenons d’abord les puissances et, ultérieurement, nous restituons les actes7. C’est clair si l’on considère les sensations ; ce n’est pas en effet parce qu’on a souvent vu ou souvent entendu que nous avons acquis ces sens, mais à l’inverse nous nous sommes mis à en faire usage parce que nous les possédions, et ce n’est pas pour en avoir fait usage que nous les avons acquis. Pour ce qui est des vertus, nous en faisons l’acquisition parce que nous accomplissons les actes, et par ailleurs il en va ainsi des arts ; ce qu’il faut avoir appris pour le faire, on l’apprend en le faisant, comme on devient constructeur en construisant et cithariste en jouant de la cithare.8 Éth. Nic., II, 1, 1103a18-31. Aristote fait sans doute allusion ici à une situation d’échange, suggérée par le balancement des verbes κομίζω et ἀποδίδωμι, que l’effet de contexte invite à traduire respectivement par « obtenir » et « restituer ». 8 Éth. Nic., II, 1, 1103a23-34 : οὔτ’ ἄρα φύσει οὔτε παρὰ φύσιν ἐγγίνονται αἱ ἀρεταί, ἀλλὰ πεφυκόσι μὲν ἡμῖν δέξασθαι αὐτάς, τελειουμένοις δὲ διὰ τοῦ ἔθους. ἔτι ὅσα μὲν φύσει ἡμῖν παραγίνεται, τὰς δυνάμεις τούτων πρότερον κομιζόμεθα, ὕστερον δὲ τὰς ἐνεργείας ἀποδίδομεν, ὅπερ ἐπὶ τῶν αἰσθήσεων δῆλον· οὐ γὰρ ἐκ τοῦ πολλάκις ἰδεῖν ἢ πολλάκις ἀκοῦσαι τὰς αἰσθήσεις ἐλάβομεν, ἀλλ’ ἀνάπαλιν ἔχοντες ἐχρησάμεθα, οὐ χρησάμενοι ἔσχομεν· τὰς δ’ ἀρετὰς λαμβάνομεν ἐνεργήσαντες 6 7
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De ce texte bien connu des lecteurs d’Aristote, on retiendra essentiellement deux séries d’observations, sur le rapport de la nature à la vertu d’abord ; sur la différence entre les vertus et facultés de l’âme ensuite. Concernant le premier point, on note tout d’abord que les vertus éthiques sont neutres du point de vue de la nature : nous ne les possédons pas à la naissance, comme les facultés de l’âme. Cependant, leur acquisition n’est pas non plus « contre-nature ». Il en résulte une particularité très importante de la nature humaine : elle tolère un certain nombre de modifications par rapport à son état initial. Changer notre nature ne nous fait pas passer dans l’ordre du « contre nature ». Aristote se place ici dans une tradition de pensée qui admet une certaine plasticité de la nature humaine, par opposition à l’idée d’une nature originelle et d’emblée constituée, et qui, ainsi, fait place à la possibilité d’une nature en un sens « seconde »9. À l’origine de cette tradition, se trouve très probablement Démocrite, qui avait déjà conçu le processus d’éducation ou de formation, non pas comme une pure et simple abolition des déterminations naturelles, mais comme une modification et une continuation de celles-ci : « la nature et l’éducation sont à peu près semblables. En effet, l’éducation transforme l’homme et, en transformant, produit une nature »10. Dans ce fragment de Démocrite, le terme qui désigne le changement d’état – la forme verbale μεταρυσμοῖ – renvoie à la forme de l’atome, à son rhusmos, dans la terminologie qui est celle de l’Abdéritain. Même si l’atome lui-même ne se « transforme » pas, parce qu’il est immuable, le processus éducatif est visiblement compris comme un changement physique de l’agrégat atomique, de sorte qu’un continuum dynamique semble relier la nature à ses transformations πρότερον, ὥσπερ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων τεχνῶν· ἃ γὰρ δεῖ μαθόντας ποιεῖν, ταῦτα ποιοῦντες μανθάνομεν, οἷον οἰκοδομοῦντες οἰκοδόμοι γίνονται καὶ κιθαρίζοντες κιθαρισταί. Je supprime les parenthèses introduites par Bywater, et sur lesquelles les éditeurs ne concordent pas, qui encadrent la phrase des lignes 28-31 (ὅπερ ἐπὶ…οὐ χρησάμενοι ἔσχομεν). 9 De ce point de vue, les lectures de l’anthropologie aristotélicienne comme une théorie de la « seconde nature » trouvent dans ce texte un argument décisif, par exemple chez McDowell ; voir ci-dessus, p. 14-15. Dans ce sens, voir Éth. Nic., VII, 11, 1152a30-33, où Aristote reprend à Evenos de Paros l’idée que l’habitude finit par être une nature. 10 ἡ φύσις καὶ ἡ διδαχὴ παραπλήσιόν ἐστι. καὶ γὰρ ἡ διδαχὴ μεταρυσμοῖ τὸν ἄνθρωπον, μεταρυσμοῦσα δὲ φυσιοποιεῖ, Clément d’Alexandrie, Stromates IV, 151 ; Stobée, II, 31, 65 [DK 68 B 33]. Sur le vocabulaire du « rythme » dans le contexte démocritéen, et ainsi en faveur du sens physique qu’il convient de donner ici au verbe μεταρυσμοῖ, je renvoie à Vlastos (1975) ; Morel (1996), p. 53-63.
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ultimes. On peut dès lors dire, comme c’est le cas ici, que l’éducation « produit une nature (φυσιοποιεῖ) », ou produit d’une manière naturelle. De fait, pour quelqu’un comme Démocrite, aucun mouvement dans le monde, y compris les changements délibérément produits par les êtres humains, ne s’affranchit de la nature. Aristote n’a aucune raison d’accréditer un naturalisme aussi radical qui voudrait, au fond, que rien n’existe en dehors de la nature. Peut-être même polémique-t-il contre Démocrite, quand il souligne que la transformation morale est impossible quand il s’agit d’individus passionnés. Bien qu’Aristote ne cite jamais Démocrite dans ses écrits de philosophie pratique, il est en effet très probable qu’il ait ce texte à l’esprit quand il réfléchit aux moyens dont on dispose – et dont dispose en premier lieu le législateur – pour améliorer, donc faire changer, les âmes humaines. Contre l’illusion que les raisonnements puissent avoir un pouvoir réel sur ceux qui vivent sous l’empire des passions, il demande en effet « quels arguments pourraient bien transformer (μεταρρυθμίσαι) de tels individus »11. La réponse est ici négative, au nom, précisément, de la force des mauvaises habitudes invétérées. Aristote use en tout cas du verbe, chez lui inhabituel, qui s’applique au processus d’éducation dans le fragment B 33 de Démocrite (μεταρυσμοῖ, μεταρυσμοῦσα). De plus, l’atomiste semble pour sa part reconnaître le pouvoir de la persuasion dans l’amélioration morale12. Enfin, quand Aristote dénonce, dans les lignes qui suivent, l’erreur de ceux qui croient qu’on peut éduquer les hommes par les arguments sans recourir aux habitudes, il utilise pour désigner cette éducation le terme διδαχὴ, qui figure également dans le fragment démocritéen13. Le rapport à Démocrite – si l’on s’accorde pour le reconnaître ici – est cependant, comme souvent chez Aristote, assez subtil. Pour ce dernier, l’atomiste a sans doute tort de faire confiance aux arguments et à la persuasion, mais Aristote s’adresse à travers lui à une tradition qui conforte l’idée maîtresse de sa propre philosophie de l’habitude : acquérir des habitudes, c’est se déterminer autrement que par nature, mais ce n’est 11 Éth. Nic., X, 10, 1179b16. Lefebvre (2018), p. 112, fait un rapprochement entre le fragment démocritéen et la conception aristotélicienne de l’habitude, mais ne mentionne pas ce passage. En faveur du rapprochement que je suggère, voir Johnson (2014). 12 Stobée, Choix de textes, II, 31, 59 [DK 68 B 181]. 13 Éth. Nic., X, 10, 1179b21-23.
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pas agir contre la nature14. S’il est permis de parler de « seconde nature » à propos d’un processus, l’habituation, qui élabore et parachève les tendances naturelles sans les éliminer, ni s’y substituer totalement, Démocrite et Aristote appartiennent bien, l’un et l’autre, à la longue histoire de l’idée de seconde nature. Sur le plan psychologique, à propos de la remémoration, Aristote précise ainsi que « l’habitude finit par être comme une nature (ὥσπερ γὰρ φύσις ἤδη τὸ ἔθος) »15. Cette formule, située dans son contexte, signifie deux choses. En premier lieu, que les dispositions habituelles ne se substituent pas à la nature première, mais plutôt qu’elles s’acquièrent dans le prolongement des mouvements et des aptitudes naturelles. En second lieu, qu’elles montrent une régularité et une spontanéité analogues à celles des processus naturels : « ce qui arrive souvent produit une nature (τὸ δὲ πολλάκις φύσιν ποιεῖ) »16. Le mouvement devenu habituel a en effet la même fréquence et le même caractère séquentiel qu’un processus naturel. Ainsi, on se remémore fréquemment l’ordre des éléments contenus dans une série donnée. L’habitude est un mouvement stabilisé et indéfiniment répétable, un mouvement devenu en ce sens « naturel », par lequel l’homme répond à l’inachèvement de sa nature première. Les habitudes morales sont il est vrai d’un autre ordre que les processus naturels, précisément parce qu’elles ne sont pas assimilables à des réponses purement spontanées. L’acquisition des habitudes réellement morales n’est pas un dressage, parce qu’elle suppose, comme le montre la suite du livre II de l’Éthique à Nicomaque, une forme de représentation du bien, une orientation intentionnelle vers ce qui nous apparaît comme un bien et qui ne pourra être atteint qu’à la suite d’une délibération. La définition de la vertu éthique comme « disposition à décider (ἕξις προαιρετική) » le confirmera17. Les habitudes morales ne se réduisent pas à leur aspect affectif : si le plaisir et la peine ont une fonction essentielle dans l’éducation morale, parce qu’on apprend à prendre plaisir aux bonnes actions et à éprouver du déplaisir en commettant les mauvaises, cela ne signifie nullement que l’habitude devenue disposition 14 Notons qu’en Phys., VII, 3, 246a10-17, la vertu acquise par habitude, dans la mesure où elle constitue un « achèvement » (τελείωσις) rend au plus haut point « conforme à sa nature » (κατὰ φύσιν) la chose dont elle est la vertu. 15 PN, Mem., 452a27-28. Je renvoie sur ce texte à Morel (1997). 16 PN, Mem., 452a30. 17 Éth. Nic., II, 6, 1106b36.
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vertueuse soit réductible à l’état affectif lui-même18. Il s’agit toujours d’un état orienté vers le bien apparent, d’une discipline de la sensation, qui requiert une forme de discernement, au moins la part de discernement que contient toute sensation19. Quoi qu’il en soit, il reste vrai que les vertus éthiques ne sont pas engendrées contre la nature : elles ne sont ni naturelles ni contraires à la nature. Le texte cité du livre II ouvre en ce sens une perspective supplémentaire, en précisant : « c’est parce que nous sommes naturellement capables de les recevoir (πεφυκόσι μὲν ἡμῖν δέξασθαι αὐτάς) » que nous produisons les vertus par habitude. En d’autres termes, la nature n’est pas absolument neutre ni indifférente. Même si les vertus proprement dites ne sont pas naturelles, encore faut-il être d’une nature qui nous rende capable de les acquérir. Le programme éducatif de la Politique trouve là sa crédibilité. Il y a trois éléments, dit Aristote, qui doivent être pris en compte pour l’éducation des citoyens : la nature (φύσις), l’habitude (ἔθος) et la raison (λόγος). Concernant la première, il indique la chose suivante : « il faut d’abord avoir de naissance la nature d’un être humain, et non de n’importe quel autre animal, et ainsi avoir un corps et une âme d’une certaine sorte »20. L’idée n’a rien de spectaculairement inattendue : il va de soi que, pour recevoir une éducation morale efficace, le sujet doit avoir les qualités distinctives de l’espèce humaine, à commencer par la faculté rationnelle et l’aptitude au langage. Toutefois, Aristote suggère ici que la nature n’est pas indifférente pour le processus éducatif et que l’artifice de l’habitude, comme tout procédé technique, est tributaire d’un matériau dont l’éventail de possibles n’est pas illimité. L’éducation dont le politique a la charge, loin d’être un dépassement unilatéral de la nature, consiste bien plutôt dans l’harmonisation des trois facteurs que sont la nature, l’habitude et la raison21. L’hexis vertueuse, en faisant passer la prédisposition naturelle de la simple dunamis 18 Cette dimension des dispositions morales, qui les prépare à s’associer à la phronêsis dans l’accomplissement de l’action morale, est bien expliquée par Lockwood (2013). Dans une direction similaire, voir Lorenz (2009), qui, plus encore que le précédent, invite à relativiser la distinction entre vertus éthiques et vertus dianoétiques. 19 DA, III, 7, 431a8-14. Voir en ce sens Monteils-Laeng (2014), p. 277, qui note en particulier que « l’habituation à éprouver de manière droite plaisir et peine constitue (…) un entraînement du discernement sensitif ». 20 Pol., VII, 13, 1332a40-42. Voir également Pol., VII, 15, 1334b6-15 ; 17, 1337a1-2. Voir ci-dessous, p. 247-248. 21 Voir en ce sens Gautier (2019).
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entendue comme puissance des contraires à une puissance déterminée, orientée vers le contraire positif, ne fait pas violence à la nature. Elle prolonge en spontanéité morale – l’inclination à l’action courageuse, juste ou généreuse – la spontanéité première d’une nature disponible à l’habituation. C’est là, pour reprendre une expression de Pierre Aubenque, une manière d’« enraciner l’éducation dans la nature », et par ce fait d’« aider la spontanéité plutôt que la contraindre »22. Dans le texte du livre II de l’Éthique à Nicomaque, la nature apparaît finalement comme un ensemble nécessaire de conditions de possibilité, dont aucune ne suffit à rendre vertueux, mais sans lesquelles aucune habitude morale ne saurait être acquise. Concernant, enfin, le rapport entre l’habitude et les facultés de l’âme, il est indiqué dans le texte de II, 1, 1103a23-34 par une claire opposition. Les habitudes ne sont pas en nous par nature, de sorte que les aptitudes qu’elles définissent doivent être précédées d’actes répétés : on doit s’exercer à construire pour ensuite être constructeur, faire ses gammes à la cithare pour ensuite être cithariste. Inversement, dans le cas des dispositions naturelles, comme les capacités sensorielles, l’acte vient après la puissance, comme une réponse à ce que la nature nous a donné23. Nos habitudes suivent nos activités, sous la conduite des agents de l’éducation morale24. En d’autres termes, ce qui oppose l’éducation morale à la nature, ce n’est pas que la première viendrait en rival de la seconde pour lui substituer d’autres déterminations. C’est bien plutôt une différence d’ordre et de plan : la nature est de l’ordre des aptitudes qui précèdent les actes, la vertu est une aptitude qui succède à des actes. La disposition vertueuse se situe plus précisément entre deux régimes d’activités : celui des exercices préparatoires qui permettent l’habituation ; celui des actions ultimes, que les habitudes devenues dispositions préparent et suscitent. La nature, en tout cas, est par ellemême impuissante à préparer et susciter les actes proprement moraux. II. Vertu naturelle et « nature » individuelle Il semble cependant que, dans certains cas, les dispositions naturelles de l’individu puissent être suivies d’actions moralement louables, non pas du fait de l’éducation morale, mais parce qu’elles appartiennent à un Aubenque (2011), p. 100. L’inversion d’ordre est bien marquée par les indicateurs de successions ὕστερον et πρότερον, respectivement situés aux lignes 27 et 31. 24 Évoqués en 1103b3-6 sous la figure des législateurs. 22 23
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caractère bien né, qui réalise spontanément ce que d’autres ne peuvent faire qu’après l’avoir appris. N’est-ce pas un signe probant que les prédispositions naturelles ne se limitent pas à une pure capacité indéterminée de recevoir les habitudes morales, à une sorte de tabula rasa éthique ? Plus généralement, l’acquisition de la vertu n’exige-t-elle pas que l’individu soit moralement prédisposé à acquérir une telle disposition ? De même que les animaux ont des traits de caractère spécifiques qui, par exemple, les prédisposent plus ou moins à la domestication, de même les humains semblent différemment préparés, d’un individu à l’autre, à l’acquisition des dispositions morales. Tel est le problème que pose le cas des « vertus naturelles » : ont-elles pour fonction de préparer à l’excellence morale, à la vertu proprement dite, voire de l’accompagner, et offrent-elles pour cette raison un argument significatif aux lectures naturalistes de l’éthique aristotélicienne, ou bien s’agit-il d’une catégorie faible et finalement peu opératoire pour la construction de la théorie des vertus ? La distinction entre vertu naturelle et vertu « au sens strict » invite à vrai dire à privilégier ce dernier type d’interprétation, en réduisant la « vertu naturelle » à une fonction minimale. De fait, je soutiendrai ici une lecture minimaliste ou déflationniste du rôle des vertus naturelles dans l’éthique aristotélicienne. Toutefois, étant donné que les textes ne sont pas parfaitement convergents et que des arguments substantiels ont été mobilisés pour remettre en question cette distinction, il faut examiner l’affaire de plus près. Sur le fond, la question des vertus naturelles est en tout cas révélatrice de la situation d’inachèvement positif qui caractérise l’existence humaine. Dans un important article que j’ai déjà cité25, J. Lennox a soutenu que le passage de la vertu naturelle à la « vertu sans restriction » (unqualified virtue) ne semble pas être autre chose que l’acquisition de l’intelligence pratique par des êtres qui sont dotés de vertu naturelle. Il rappelle également, conformément à ce que nous avons vu plus haut, que, bien que les vertus du caractère ne proviennent pas de la nature, les humains sont « naturellement adaptés » (naturally suited) pour les recevoir ; il estime que cette adaptation naturelle permet à Aristote de considérer les vertus du caractère comme étant « basées sur les vertus naturelles » (as based on natural virtues). La vertu naturelle serait donc similaire à la vertu Lennox (2015), principalement p. 196-200.
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p roprement dite, en ce qu’elle constitue une « capacité naturelle d’établir le but de l’action », une capacité que nous sommes capables de transformer en un état s’exprimant par des choix pratiquement intelligents. Selon J. Lennox, pour Aristote, « les êtres humains commencent par être dans l’état précis où les autres animaux demeurent »26. M. Leunissen argumente globalement dans cette direction. Elle se montre assez prudente sur la notion même de « vertu naturelle » quand elle est explicitement convoquée par Aristote, mais soutient que les individus qui disposent de traits de caractère naturellement vertueux éprouvent généralement du plaisir au bien effectif, désirent les choses bonnes et prennent les bonnes décisions, bien qu’ils ne possèdent pas encore la phronêsis et ne soient pas encore capables de dispositions morales stables27. Ce type de lectures présente un avantage important : il attire notre attention sur la continuité biologique et zoologique qui transparaît chez Aristote, lorsqu’il évoque, comme on va le voir, les « dispositions naturelles » des bêtes et des enfants ; il rappelle également que les animaux ont, eux aussi, une forme d’intelligence pratique et des traits de caractère qui se traduisent dans leur bios spécifique. Les analogies, relevées notamment dans l’Histoire des animaux, entre caractère animal et qualités humaines le confirment jusqu’à un certain point28. Il est par ailleurs manifeste que certains textes de la philosophie pratique d’Aristote vont dans ce sens. L’Éthique à Eudème dit par exemple que « chaque vertu existe, en quelque sorte, et par nature et d’une autre manière, accompagnée de sagesse »29. Dans l’Éthique à Nicomaque, le courage semble être la vertu « la plus naturelle », du fait de son rapport privilégié au thumos, à l’ardeur30. Au livre VII de la Politique, on l’a rappelé, la « nature » – et, avec la nature, les dispositions corporelles – n’est pas à négliger lorsqu’il s’agit d’éduquer les citoyens. On voit sur ces exemples que les vertus naturelles posent un réel problème de cohérence à la 26 « human beings are said to begin in precisely the same state that other animals remain in », Lennox (2015), p. 199. 27 « they already, always or for the most part, and by nature take pleasure in the actual good, desire the right things, and make the right decisions, despite not yet having practical wisdom and not yet acting out of stable dispositions », Leunissen (2017), p. 178. 28 Comme je l’ai signalé, avant d’insister sur le fait qu’il ne s’agit, précisément, que d’analogies. Voir ci-dessus, p. 69-82. 29 Éth. Eud., III, 7, 1234a29-30. 30 Éth. Nic., III, 11, 1117a4-5.
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théorie de la vertu dans son ensemble. Nous n’avons donc pas simplement affaire à une question d’exégètes, à un artifice de commentateurs. Il s’agit d’un problème interne, car Aristote oscille lui-même entre deux points de vue difficilement conciliables à propos des dispositions naturelles à la vertu. Pour mesurer la difficulté, partons de deux passages de l’Éthique à Nicomaque : Il faut avoir de naissance comme un coup d’œil qui permet de discerner de belle manière et de choisir le bien véritable, et il est bien né celui que la nature a favorablement pourvu sur ce point. Ce qu’il y a en effet de plus grand et de plus beau, c’est ce qu’on ne saurait recevoir ni apprendre de personne d’autre, mais qu’on possèdera tel qu’on l’a reçu en naissant, et tenir de la nature cette réussite et cette beauté, c’est en cela que consistera le bon naturel achevé et véritable.31 …les vertus ne sont pas non plus des facultés, car nous ne sommes pas qualifiés de bons ou de méchants pour la simple faculté d’éprouver quelque chose, et ce n’est pas non plus pour cela que nous sommes loués ou blâmés. De plus, ce dont nous avons la faculté, nous l’avons par nature, tandis que nous ne sommes pas bons ou méchants par nature.32
Le contraste est saisissant. Dans le premier cas, l’éloge de la bonne naissance et du « coup d’œil » moral est inconditionnel. Il nous vaut même, de la part d’Aristote, un superbe morceau de style, chargé de récurrences et d’assonances. L’adverbe καλῶς et ses paronymes (« de belle manière », « favorablement », « de plus beau ») sont présents quatre fois, et la terminologie de la naissance et des dispositions naturelles (φῦναι, εὐφυὴς, πέφυκεν, ἔφυ, πεφυκέναι, εὐφυΐα) apparaît à six reprises. Dans le second cas, nous sommes dans un passage de facture beaucoup plus aride et technique, où Aristote, après avoir indiqué que les vertus ne sont pas des affections ou des passions, explique qu’elles ne sont pas non plus des puissances ou facultés natives et que les qualités morales ne sont pas en nous par nature. Il pourra ainsi conclure, dans 31 Éth. Nic., III, 7, 1114b6-12 : φῦναι δεῖ ὥσπερ ὄψιν ἔχοντα, ᾗ κρινεῖ καλῶς καὶ τὸ κατ’ ἀλήθειαν ἀγαθὸν αἱρήσεται, καὶ ἔστιν εὐφυὴς ᾧ τοῦτο καλῶς πέφυκεν· τὸ γὰρ μέγιστον καὶ κάλλιστον, καὶ ὃ παρ’ ἑτέρου μὴ οἷόν τε λαβεῖν μηδὲ μαθεῖν, ἀλλ’ οἷον ἔφυ τοιοῦτον ἕξει, καὶ τὸ εὖ καὶ τὸ καλῶς τοῦτο πεφυκέναι ἡ τελεία καὶ ἀληθινὴ ἂν εἴη εὐφυΐα. 32 Éth. Nic., II, 5, 1106a6-10 : … οὐδὲ δυνάμεις εἰσίν· οὔτε γὰρ ἀγαθοὶ λεγόμεθα τῷ δύνασθαι πάσχειν ἁπλῶς οὔτε κακοί, οὔτ’ ἐπαινούμεθα οὔτε ψεγόμεθα· ἔτι δυνατοὶ μέν ἐσμεν φύσει, ἀγαθοὶ δὲ ἢ κακοὶ οὐ γινόμεθα φύσει.
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les lignes qui suivent, que les vertus entrent dans la catégorie des aptitudes acquises ou dispositions, les hexeis. Le premier texte, cependant, présente d’emblée un défaut, que révèle son contexte : Aristote va souligner que la thèse de l’« œil » natif pourrait avoir cette conséquence que, si nous devons tout à notre naissance, ni la vertu ni le vice ne seront volontaires. Il conclura que, même si notre nature propre nous oriente vers les fins bonnes, il dépend malgré tout de nous d’être vertueux ou vicieux et d’accomplir les actions conformes à ces dispositions33. Nous sommes donc face à un texte en partie dialectique, où l’éloge de la bonne naissance vient témoigner, non pas de la version la plus systématique de la doctrine, mais d’une vue commune, assez bien partagée dans la culture grecque : celle d’une aristocratie morale, d’un heureux lignage, conception à laquelle Aristote est sans doute sensible, mais qui ne suffit pas, selon lui, à rendre compte des conditions de l’action bonne. L’emphase du texte est d’ailleurs révélatrice d’une distance implicite. On peut déceler semblable détachement dans d’autres passages, où la « bonne nature » est présentée comme une faveur des dieux et de la fortune, et représente du même coup un cas « limite », sur lequel le législateur s’attelant à l’éducation morale des citoyens ne pourra en aucun cas régler son action34. À titre de comparaison, le dernier chapitre des Topiques offre un exemple très significatif de ce type de situation, où le don naturel ne dispense aucunement de procéder avec pratique, exercice et méthode. Il s’agit de l’éloge, dans un registre très similaire au passage d’Éth. Nic., III, 7, de ceux qui sont assez « bien nés » pour saisir les conséquences qui résultent de deux hypothèses opposées35. Cette aptitude remarquable est sans doute précieuse, mais le fait qu’elle se trouve chez quelques-uns n’empêche pas, comme Aristote le fait précisément
Éth. Nic., III, 7, 1114b12-25. Éth. Nic., X, 10, 1179b22-23. 35 Top., VIII, 14, 163b13-17 : « il faut avoir un don naturel pour ce type de chose, et c’est cela le don naturel en matière de vérité : l’aptitude à bien choisir le vrai et à bien éviter le faux. C’est là précisément ce que les gens bien doués par la nature peuvent faire : en effet, aimant et détestant comme il faut ce qui se présente à eux, ils discernent comme il faut ce qu’il y a de meilleur » (δεῖ δὲ πρὸς τὸ τοιοῦτον ὑπάρχειν εὐφυᾶ, καὶ τοῦτ’ ἔστιν ἡ κατ’ἀλήθειαν εὐφυΐα, τὸ δύνασθαι καλῶς ἑλέσθαι τἀληθὲς καὶ φυγεῖν τὸ ψεῦδος· ὅπερ οἱ πεφυκότες εὖ δύνανται ποιεῖν· εὖ γὰρ φιλοῦντες καὶ μισοῦντες τὸ προσφερόμενον εὖ κρίνουσι τὸ βέλτιστον), trad. J. Brunschwig. 33 34
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ici, de prodiguer des conseils pour « s’exercer et se préparer »36 aux argumentations dialectiques. On pourrait malgré tout justifier le premier passage cité en notant qu’il porte sur la saisie du « bien véritable » et qu’en la matière – saisir immédiatement le but, et ainsi le « principe » de l’action – la vertu naturelle semble aussi efficace que la vertu acquise par habitude. Ainsi que le dit Aristote, ce n’est pas la raison qui peut nous instruire de la fin ou « principe » : « c’est à la vertu, qu’elle soit naturelle ou acquise par habitude (ἢ φυσικὴ ἢ ἐθιστὴ), qu’appartient le jugement correct sur le principe »37. Quoi qu’il en soit, le texte le plus systématique sur la question se situe au livre VI de l’Éthique à Nicomaque, en VI, 13, 1144b1-16 : Il faut donc de nouveau porter l’examen sur la vertu. La vertu est en effet dans une situation voisine de celle de la sagesse pratique dans son rapport à l’habileté – ce n’est pas un rapport d’identité, mais de ressemblance –, de même que la vertu naturelle se rapporte à la vertu au sens strict. Tous sont en effet d’avis que chaque caractère appartient à son possesseur par nature d’une certaine manière (φύσει πως), car nous sommes justes, tempérants, courageux et ainsi du reste dès la naissance. Et pourtant c’est quelque chose d’autre que nous cherchons : le bien au sens strict (τὸ κυρίως ἀγαθὸν) et que les qualités de même ordre nous appartiennent d’une autre manière (ἄλλον τρόπον). En effet, les dispositions naturelles appartiennent même aux enfants et aux bêtes sauvages, mais, privées de raison (ἄνευ νοῦ), elles sont manifestement nocives. Quoi qu’il en soit, ce que semblet-il on voit clairement, c’est que, de même qu’il arrive à un corps vigoureux lorsqu’il est en mouvement, mais privé de la vue, de chuter lourdement du fait même qu’il n’a pas la vue, de même en va-t-il dans le cas en question. Mais s’il fait usage de la raison, cela fait une différence dans la façon d’agir ; et la disposition, étant semblable , sera alors vertu au sens strict. Par conséquent, de même qu’il y a deux espèces pour la partie opinative (ἐπὶ τοῦ δοξαστικοῦ), habileté et sagesse pratique, de même aussi, il y en a deux pour la partie du caractère (ἐπὶ τοῦ ἠθικοῦ), vertu naturelle et vertu au sens strict (τὸ μὲν ἀρετὴ φυσικὴ τὸ δ’ ἡ κυρία), et, parmi elles, la seconde ne naît pas sans sagesse pratique.
Ce passage peut être analysé de la manière suivante : (a) Analogie entre la « vertu naturelle » (ἀρετή φυσική) et l’habileté (δεινότης) dans leurs rapports respectifs à la vertu éthique, vertu Top., VIII, 14, 163a29. Éth. Nic., VII, 8, 1151a18-19.
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« au sens strict » (κυρία), et à la phronêsis. Il n’y a pas identité mais ressemblance, et cela dans les deux cas (1144b1-4). (b) Argument dialectique en faveur de cette ressemblance : « tout le monde est en effet d’avis (πᾶσι γὰρ δοκεῖ) » que chaque type de caractère appartient à l’agent « en quelque manière par nature (φύσει πως) », car on est juste, tempérant ou courageux dès la naissance (1144b4-6). (c) Objection téléologique : la recherche38 porte sur un autre objet, le « bien au sens strict (τὸ κυρίως ἀγαθὸν) » et concerne des aptitudes qu’on possède « d’une autre manière (ἄλλον τρόπον) » (1144b6-8). (d) Objection analytique : la caractéristique des dispositions naturelles est de pouvoir être présentes sans que la « raison » (νοῦς)39 le soit, comme chez les bêtes et les enfants ; si la raison est présente, alors est présente la vertu « au sens strict » (κυρίως) (1144b8-14). (e) Conclusion : de même qu’il y a deux « espèces » (εἴδη) « dans la partie opinative » (ἐπὶ τοῦ δοξαστικοῦ), l’habileté et la sagesse pratique, de même dans la « partie du caractère » (ἐπὶ τοῦ ἠθικοῦ), « il y a d’une part la vertu naturelle, d’autre part la vertu au sens strict (τὸ μὲν ἀρετὴ φυσικὴ τὸ δ’ ἡ κυρία) », et de la seconde seule il est dit qu’elle ne va pas sans phronêsis (1144b14-16). Cette description conduit à penser que la vertu naturelle et la vertu éthique appartiennent à deux espèces distinctes, non seulement parce qu’elles n’ont pas le même objet – objection téléologique : la seconde seule vise le bien proprement dit, qui est ce que nous cherchons –, mais aussi parce qu’elles diffèrent dans leurs propriétés – objection analytique : la seconde seule implique la prudence et la raison. Convoquer ici la « vertu naturelle » semble donc n’obéir qu’au souci de faire transition, par contraste, vers la vertu proprement dite. Ce texte montre ainsi que les tentatives pour relativiser la différence entre vertus naturelles et vertus éthiques se heurtent à un certain nombre d’objections, à mon sens, irréductibles. J’en vois au moins six. 38 Peut-être la recherche de la présente enquête. À moins qu’il ne faille comprendre : « ce que nous recherchons en tant qu’êtres humains », ce qui donnerait à l’objection une portée encore plus radicale. Voir en ce sens Gauthier-Jolif (1970) II-2, p. 553-554. 39 Sans doute entendue au sens large, et non pas comme forme supérieure de l’intelligence humaine.
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(i) Un argument externe. En premier lieu, nous avons vu plus haut que l’intelligence pratique des animaux n’était pas de même ordre que l’intelligence pratique humaine et que les ressemblances entre les traits de caractère ne suffisaient pas à étayer la thèse d’une continuité graduelle de l’animal en général à l’être humain, et cela même si le tempérament humain n’est pas sans lien avec les propriétés physiologiques40. Je n’y reviens pas. (ii) Un argument économique concernant l’élaboration de la théorie morale. Les vertus naturelles, à la différence des vertus éthiques, jouent un rôle très marginal dans la construction théorique de l’éthique aristotélicienne ; si les vertus éthiques n’étaient pas autre chose que des vertus naturelles devenues rationnelles, il serait curieux qu’Aristote réserve à ces dernières une place aussi restreinte. Seules les vertus éthiques sont en rapport avec le « bien » proprement dit, ainsi qu’en témoigne l’effet de miroir entre la qualification de la vertu éthique comme vertu « au sens strict » (κυρία) et celle du bien « au sens strict » (κυρίως). (iii) Un argument par l’absurde. S’il en allait autrement, et si « par nature » nous tendions au bien ou au mal avec la constance que l’on reconnaît aux vertus, nous serions face à un déterminisme pratique incompatible avec la responsabilité de l’agent. Or Aristote ne dit rien d’une telle menace. Il semble plutôt que les vertus naturelles préparent en quelque sorte tendanciellement à devenir vertueux, sans nous y déterminer41. On pourrait dire en substance, par analogie très libre avec l’entendement dans son rapport à la volonté chez Leibniz, qu’elles inclinent, sans nécessiter. (iv) Un argument analytique. Les vertus naturelles se caractérisent par leur défaut d’unité : on peut posséder l’une sans posséder les autres. 40 Voir ci-dessus, p. 78. Sur les propriétés physiologiques, notamment liées au sang, que l’on peut associer aux vertus à partir de textes du corpus biologique, voir Viano (2005), qui observe toutefois que les facteurs physiologiques ne suffisent pas à déterminer l’orientation morale, dans la mesure où ils ne remettent pas en cause l’autonomie de l’agent. 41 Je reprendrai ici les termes dans lesquels Farina (2019), p. 37, pondère le rôle des vertus naturelles dans l’acquisition des dispositions proprement morales : la vertu naturelle pose une limite à la probabilité de devenir vertueux ou vicieux ; elle ne détermine pas, au sens strict, le caractère moral de l’agent, qui a toujours la possibilité de se tourner dans la direction opposée. Voir également, dans le même sens, les restrictions apportées par Donini (2010), p. 131, au rôle des dons naturels dans l’exercice de la vertu.
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Ce point les oppose clairement, et explicitement42, aux vertus éthiques, qui sont corrélées, au moins jusqu’à un certain point, du fait de la relation que chacune entretient avec la phronêsis. Vertus éthiques et prudence ne peuvent opérer séparément, comme le montre, non seulement la suite immédiate du passage en VI, 13, mais aussi la définition même de la vertu éthique comme « disposition à décider », ἕξις προαιρετική43. La vertu éthique est ainsi définie par une opération, la proairesis, dont la réussite morale dépend directement de la phronêsis. Ce n’est donc pas un hasard si la suite de cette définition se réfère explicitement à la manière dont le phronimos se détermine à agir. Inversement, les vertus naturelles sont privées, comme un corps auquel manquerait la vue44, de la composante épistémique essentielle à la vertu éthique, et plus précisément de sa dimension rationnelle. (v) Un argument tenant au statut logique des propositions concernées. L’argument en faveur de l’assimilation des deux types de vertus est de nature clairement dialectique, comme le signale l’expression typique : « tout le monde est en effet d’avis (πᾶσι γὰρ δοκεῖ) ». Et pourtant, même là, Aristote prend quelques distances avec l’idée d’une assimilation pure et simple : chaque type de caractère appartient à l’agent par nature « d’une certaine manière (πως) », ce qui marque incontestablement une atténuation45. Dans le même ordre de considérations, on observe qu’au début de l’Éthique à Eudème46, l’hypothèse selon laquelle la nature nous offrirait les moyens de réaliser la vie bonne ne constitue qu’une option parmi d’autres, plus crédibles, dans un contexte également dialectique. Devient-on heureux, demande Aristote, « par nature » (φύσει), comme on est naturellement grand ou petit, ou bien par une sorte de savoir théorique (διὰ μαθήσεως), ou bien par un certain exercice (διὰ τινος ἀσκήσεως) et par l’habitude ? D’autres possibilités, plus extraordinaires, peuvent d’ailleurs être évoquées : par une sorte d’inspiration Éth. Nic., VI, 13, 1144b33-1045a2. Voir en ce sens Leunissen (2017), p.129. Éth. Nic., II, 6, 1106b36. 44 Éth. Nic., VI, 13, 1144b10-12. Voir Merker (2011), p. 176 : « le caractère naturel est qualité du désir, le caractère au sens strict (nous pourrions dire en français le ‘caractère moral’) est qualité du désir considéré en relation avec la raison (…). » 45 Comme le note Viano (2005). 46 Éth. Eud., I, 1, 1214a14-30. 42 43
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divine et d’enthousiasme ou encore par la seule chance, dans l’idée que le bonheur (εὐδαιμονία) ne serait jamais qu’une question de bonne fortune (εὐτυχία) ? L’hypothèse de la capacité naturelle, on le voit, n’est ici qu’un candidat parmi beaucoup d’autres, dans un tableau dialectique qui lui laisse peu de chances de l’emporter. (vi) Concernant le lien, tel que J. Lennox le comprend, entre le début du livre II et notre texte du livre VI, il reste ténu : rien ne dit que la capacité naturelle à devenir vertueux soit déjà une vertu au sens strict de disposition stable du caractère individuel. Il semble plutôt que cette capacité soit spécifique, propre à l’homme, et par ailleurs encore indéterminée moralement, tandis que les vertus naturelles sont présentées comme des qualités individuelles, et de ce fait éminemment variables d’un être humain à l’autre47. De plus, cette capacité spécifique est une puissance comprise comme dunamis de premier degré, une puissance des contraires, et pas encore comme une hexis, c’est-à-dire une puissance déterminée et orientée vers le contraire positif. Or c’est à cette seconde catégorie modale, celle des entéléchies premières, qu’appartient la vertu. Que faut-il attendre, d’une manière générale, des vertus naturelles ? Pour répondre à cette question, résumons les indications d’Aristote sur leur statut psychologique, d’une part, et sur leur fonction pratique, de l’autre. Du point de vue psychologique, avoir un « coup d’œil » d’exception pour le bien, un génie propre qui prédispose à la vertu véritable, est une chose ; être effectivement disposé au bien et bien délibérer est une autre chose. La prédisposition naturelle à la vertu proprement dite est sans aucun doute une aide précieuse48. Cependant, les dons de nature sont aléatoires et pour ainsi dire « divins » ; on ne peut s’en satisfaire s’il s’agit de rendre les êtres humains vertueux. La « nature » à laquelle nous nous référons en évoquant les vertus naturelles n’est pas en tout cas 47 Voir en ce sens Éth. Nic., II, 9, 1109b1-7, qui indique que les penchants naturels aux fautes ne sont pas les mêmes d’un individu à l’autre, comme en témoignent le plaisir ou le déplaisir que nous ressentons en les commettant. 48 Voir en ce sens Leunissen (2017), p. 95. Comme le fait remarquer Alesse (2018), p. 200, une tendance naturelle est en quelque sorte la matière adéquate pour l’acquisition des habitudes vertueuses, qui ont besoin d’être renforcées par une action constante. La difficulté est qu’Aristote reste allusif sur l’exacte contribution des vertus naturelles à la fermeté morale. Les prédispositions du caractère sont simplement évoquées, en termes imprécis, en Éth. Nic., X, 10, 1179b29-31, pour renforcer l’idée que la passion ne cède pas au raisonnement mais à la force.
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une nature universelle et univoque, comme pourrait l’être une « nature humaine » essentielle et nettement caractérisée : c’est la nature singulière de la constitution individuelle, celle d’une âme ou d’un caractère particulier. Or nous sommes là d’autant plus éloignés d’une prédisposition biologique à la conduite morale, que ce type de « nature » n’a rien de spécifique ni d’achevé : elle tient de l’exception, ce type d’exception qu’on ne rencontre précisément que dans l’espèce humaine, dont certains représentants sont suffisamment bien nés pour appartenir, mais en puissance seulement, à une sorte d’aristocratie morale. L’exception est de même ordre que « l’heureuse nature » (εὐφυΐα), grâce à laquelle certains poètes sont plus à même de saisir et de rendre les métaphores49. Encore faut-il garder à l’esprit que la « nature », y compris dans ce cas précis, n’a pas en elle-même de pouvoirs qui se substitueraient à la capacité acquise et technique. Le contexte de cette formule fameuse montre qu’il ne s’agit pas de fonder une théorie du génie inspiré, mais de souligner que le bon poète produit ses œuvres grâce à ses propres qualités. Il ne se contente pas d’imiter ses pairs et de trouver ses motifs dans les œuvres déjà réalisées. L’art des métaphores fait partie des procédés rationnellement identifiables, même si, dans la mesure où il reste une manière singulière de produire l’expression poétique, il n’est pas réductible lui-même à un pur procédé technique50. Du point de vue proprement pratique, bien que l’heureuse nature compte parmi les facteurs « naturels » dont le philosophe moral et le législateur doivent tenir compte, et bien qu’elle rende sans doute l’acquisition des vertus véritables plus aisée, elle ne détermine pas la qualité de la disposition morale en tant que telle. Il lui manque en effet la phronêsis, sans laquelle il n’y a pas de bonne délibération et sans laquelle, pour cette raison, la décision morale, au lieu d’être une véritable proairesis, c’est-à-dire un « intellect désirant » ou un « désir raisonnant »51 suivi d’action, resterait un simple élan irréfléchi, privé de la nécessaire rationalisation des moyens. La vertu, précisément, est par définition une disposition d’emblée concernée par la décision morale, une ἕξις προαιρετική. Sans la phronêsis, en tout cas, et sans actualisation effective sous forme d’action vertueuse, aucune disposition ne peut être dite pleinement « éthique ». Poét., 22, 59a4-8. Voir en ce sens Halliwell (1998), p. 349. 51 Éth. Nic., VI, 2, 1139b4-5. 49 50
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En d’autres termes, l’hypothèse selon laquelle les « vertus naturelles » auraient une fonction réellement préparatoire à l’excellence morale, parce qu’elles seraient déjà des dispositions authentiquement morales, repose sur un double présupposé. L’un concerne la vertu, l’autre ce qu’elle a de « naturel » : selon le premier, la notion d’ἀρετή est univoque et la vertu est identifiable sur le seul plan dispositionnel ; selon le second, ce qu’elle a de « naturel » (φυσική) concerne, indistinctement, l’espèce comme l’individu. Or, concernant le premier point, la vertu au sens strict a ceci de propre qu’elle appartient à un réseau de dispositions morales, dans lequel la phrônesis joue un rôle déterminant. Concernant le second point, nous avons vu que, si la « vertu naturelle » est utile à l’acquisition de la vertu proprement dite, ce ne peut pas l’être par référence à une nature spécifique, à ce qui pourrait constituer le fond d’une « nature humaine » qu’Aristote répugne par ailleurs à caractériser pour elle-même ; c’est uniquement en comprenant la « nature » au sens de la constitution individuelle – ou à la rigueur en considérant les particularités du caractère ethnique52 –, un ensemble de traits de caractère qui font exception, et ne sont pas la règle. L’invocation par Aristote des vertus naturelles ne peut donc donner crédit aux lectures « naturalistes » qui voudraient dériver les qualités proprement morales des caractères biologiques et des traits congénitaux. Mieux vaut donc réserver la notion d’ἀρετή φυσική, aussi séduisante soit-elle, à la fonction, modeste, que lui assigne Aristote dans l’Éthique à Nicomaque : une simple notion de passage, dans laquelle l’idée de « nature » s’entend dans un sens peu technique et finalement assez banal. Ne soyons pas trop sévères, cependant, avec la vertu naturelle : elle nous rappelle utilement que le caractère humain n’est pas, à l’origine, une matière intégralement malléable, un matériau que le législateur soucieux d’éducation, ou le précepteur, pourraient ensuite modeler à leur guise, sans tenir compte des différences individuelles. En prenant en considération l’arêtê phusikê, Aristote montre une réelle attention à l’individualité et aux différences de tempéraments, attention sans laquelle l’idée même de caractère propre resterait une abstraction. Il est même probable qu’on ne puisse à ses yeux devenir une personne véritablement morale que si l’on y est, d’une certaine manière, prédisposé. La vertu naturelle est en ce sens typique de la situation générale que nous Conformément aux indications de Pol., VII, 7.
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d écrivons ici : incapable par elle-même de conduire à la vie bonne, elle confronte l’éthique à l’incomplétude originaire de l’espèce humaine et, par là-même, appelle indirectement à une autre manière de fonder les dispositions vertueuses.
Chapitre VII LE PLAISIR, OU LA QUERELLE DE L’APPROPRIATION I. L’hypothèse de l’appropriation naturelle : Aristote avec Eudoxe La question du plaisir est au cœur du problème du rapport à la nature, que le plaisir soit une restauration de notre constitution physique, ou bien le sentiment ou la perception que produit une telle restauration, ou encore qu’il s’agisse de plaisirs liés à la faculté rationnelle de l’âme. Selon la Rhétorique, c’est un certain « mouvement de l’âme (κίνησίν τινα τῆς ψυχῆς) » et un « retour soudain et ressenti à l’état naturel (κατάστασιν ἀθρόαν καὶ αἰσθητὴν εἰς τὴν ὑπάρχουσαν φύσιν) »1 ; de fait, « ce qui est conforme à la nature est agréable » (τὸ κατὰ φύσιν ἡδύ)2. Dans l’Éthique à Nicomaque, l’enquête du livre X consacrée au plaisir a pour cadre une interrogation sur le type de processus – est-ce un acte ou un mouvement ? –, et cela qu’il soit question des plaisirs corporels ou des plaisirs liés à l’exercice de la raison. La confrontation des thèses respectivement soutenues sur le plaisir par l’Académicien Speusippe et par Eudoxe a donc lieu dans un cadre physique et ontologique. Du point de vue psychologique, parce qu’ils sont immédiatement liés à ce que nous percevons comme bon ou comme mauvais, les plaisirs et les peines – ou les perceptions de ces états – se traduisent spontanément par des mouvements de désir ou de rejet3. Enfin, au livre VII de l’Éthique à Nicomaque, où la distinction entre les plaisirs du corps et ceux de l’âme occupe une place centrale, la question essentielle reste celle du rapport à la « nature » de l’agent. La nôtre est « non simple » – elle se divise en nature corruptible et nature non-corruptible –, tandis que la divinité a pour « nature » celle qui est non-corruptible. Elle a donc elle aussi une activité correspondant à Rhét., I, 11, 1369b33-35. Rhét., I, 11, 1371b12. 3 DA, III, 7, 431a1-14. 1 2
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sa nature, de sorte qu’on doit dire que la divinité elle-même éprouve également le plaisir. Cependant, alors que notre nature corruptible et défectueuse trouve son plaisir dans le changement, l’activité divine est parfaitement stable – c’est une « activité d’immobilité », que le livre Λ de la Métaphysique comprend comme « pensée de la pensée » – ; elle se traduit donc par un plaisir pur et simple4. À chaque « nature » son plaisir, si bien que le plaisir lui-même semble se définir par la pure et simple coïncidence avec la nature de celui qui l’éprouve. Dans ce contexte, le discours éthique ne peut ignorer les enseignements de la philosophie naturelle concernant les affections du corps et les mouvements qui leur sont associés. Il doit prendre en compte le double ancrage physiologique des activités humaines que représentent le plaisir et son contraire. Par ailleurs, dans la mesure où les humains ont le choix entre trois genres de vie, et puisque l’un d’eux – plus communément prisé que le genre de vie théorétique ou que la vie pratique-politique – consiste à vouer sa vie aux jouissances corporelles, il est logique que la question du plaisir croise celle du bien proprement humain. Nous sommes ainsi placés devant une double interrogation, biologique d’un côté, proprement pratique de l’autre : le plaisir est-il, non seulement naturel, mais également réellement « bon » ? Si tel est le cas, peut-il constituer un critère physiologique de ce qui est bon pour l’agent en pratique, en lui indiquant ce qui lui est immédiatement approprié ? Pour répondre à cette double question, reconstituons une querelle. C’est celle qui oppose, au cœur même du texte aristotélicien, deux conceptions de l’appropriation : celle d’Eudoxe et celle d’Aristote luimême. Aristote se laisse sans doute tenter par la position naturaliste d’Eudoxe : le plaisir est bon, parce qu’il représente l’appropriation à notre nature. Mais cette tentation ne l’emportera pas : le Stagirite va retourner l’argument en opposant, à l’idée d’une appropriation biologique, la perspective d’une appropriation pratique, proprement éthique. Partons de l’hypothèse de l’appropriation biologique. L’observation zoologique laisse penser que tout animal vise naturellement le plaisir : « ce qui est conforme à la nature est agréable ; or tous les animaux poursuivent le plaisir conforme à la nature »5. Sur ce point, Aristote est en accord avec une doctrine antérieure, dont on trouve l’expression Éth. Nic., VII, 15, 1154b20-31. Voir par exemple : HA, VIII, 1, 589a8-9.
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claire au début du Philèbe, avant que Platon ne lui oppose sa propre conception des plaisirs mesurés, c’est-à-dire limités par la pensée : « est bon, pour tous les vivants, le fait de se réjouir (τὸ χαίρειν), le plaisir (τὴν ἡδονὴν) et la délectation (τέρψιν), ainsi que tout ce qui s’accorde avec ce genre de choses »6. Le Timée confirme partiellement cette première approche. Dans le passage sur la dégénérescence des corps vivants, on trouve en effet un écho de l’idée d’une conformité physiologique à la nature : Quand à la fin, distendus par la fatigue, les liens qui assuraient l’harmonie des triangles de la moelle ne peuvent plus résister, les liens de l’âme se relâchent à leur tour, et celle-ci, déliée conformément à la nature, s’envole au loin avec plaisir (ἡ δὲ λυθεῖσα κατὰ φύσιν μεθ’ ἡδονῆς ἐξέπτατο) ; car tout ce qui est contre nature est douloureux, et tout ce qui se produit naturellement est plaisant (πᾶν γὰρ τὸ μὲν παρὰ φύσιν ἀλγεινόν, τὸ δ’ ᾗ πέφυκεν γιγνόμενον ἡδύ). Ainsi en va-t-il de la mort elle aussi : celle qui est provoquée par des maladies ou des blessures est douloureuse et violente, mais celle qui, avec l’âge, survient conformément à la nature (κατὰ φύσιν) au terme de l’existence est la moins douloureuse des morts, et elle se produit avec plaisir plutôt qu’avec peine.7
Ce passage articule deux ordres de conformité à la nature : celui des principes cosmiques ou généraux, d’une part ; celui de l’essence propre de la chose, d’autre part. Du point de vue général, le plaisir accompagne tout processus naturel tandis que la peine suit nécessairement ce qui contrevient à l’ordre de la nature. Une mort naturelle est jugée moins douloureuse – au point d’être même plaisante – qu’une mort violente, qui ne s’accorde pas avec la temporalité du processus vital. Du point de vue spécifique et essentiel, ici dans le cas de l’âme, le plaisir survient quand s’accomplit un processus qui n’est pas seulement dans l’ordre général, mais qui correspond aux propriétés de la chose elle-même. La séparation psychique, parce qu’elle signifie la déliaison d’avec le corps, est dans la nature même de l’âme, conformément aux enseignements du Phédon. Ainsi, la mort du corps, a fortiori quand elle vient à la fin naturelle de l’existence, est l’occasion d’un plaisir conforme à la nature spécifique de l’âme. Cette thèse se fonde sur une physique complexe des proportions, exposée ailleurs dans le dialogue, et non pas, comme l’affirmation du prologue du Philèbe, sur l’observation commune des vivants. On note en tout Platon, Philèbe, 11b. Platon, Timée, 81d-e.
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cas que, selon le Timée, le plaisir s’explique fondamentalement par une restauration ou par l’accomplissement d’un processus naturel. Il consiste avant tout dans une satisfaction structurelle, corporelle ou psychique. Qu’en est-il pour Aristote, du point de vue proprement éthique ? Nous ne recherchons ni ce qui est bon en général ni ce qui l’est pour toutes les espèces naturelles, mais le bien proprement humain. Il convient donc de se demander si le plaisir coïncide réellement avec ce dernier. La réponse d’Aristote à la question de l’identification du plaisir au bien est, on le sait, négative : le plaisir, pour l’être humain, n’est pas le bien ; le genre de vie qui l’identifie au telos suprême est donc à écarter. Néanmoins, au livre X de l’Éthique à Nicomaque, Aristote défend à propos du plaisir une position subtile, selon laquelle celui-ci, sans être identique au bien et au bonheur, les accompagne nécessairement. D’une part, les vertus sont nécessairement liées aux plaisirs et aux peines, étant donné que toute vertu est une disposition relative à l’action et à la passion, qui impliquent toujours plaisir ou peine8. Aristote précise : puisque les activités diffèrent selon qu’elles sont moralement bonnes ou mauvaises, que certaines sont à poursuivre, d’autres à rejeter et d’autres ni l’un ni l’autre, de même en va-t-il aussi des plaisirs. À chaque activité, en effet, il y a un plaisir qui lui est propre9.
D’autre part, l’accomplissement du telos pratique s’accompagne de plaisir. Ce n’est ni par plaisir ni en vue du plaisir que nous accomplissons l’action bonne, mais le plaisir lui est intrinsèquement lié et il en est une sorte de perfection ultime, s’y ajoutant comme une fin seconde10. La theôria, l’activité intellectuelle libérale, dépourvue d’implications pratiques, s’accompagne elle aussi de plaisir. Cela s’explique précisément par le fait que le plaisir est « selon l’activité » (κατὰ τὴν ἐνέργειαν)11, et qu’il est en quelque sorte indexé à l’action qui le provoque, si bien que la nature du plaisir éprouvé dépend de la nature de l’action accomplie. Par conséquent, la valeur morale des plaisirs dérive de la valeur morale des activités dont ils dépendent. Si une activité est bonne, le plaisir associé sera un plaisir bon. Je n’ai pas à comparer, aux fins d’évaluation, le plaisir pris à l’action courageuse avec celui que Éth. Nic., II, 2, 1104b3-28 ; VII, 12, 1152b4-6. Éth. Nic., X, 5, 1175b24-27. 10 Éth. Nic., X, 4, 1174b31-33. 11 Éth. Nic., X 5, 1176a4-5. 8 9
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j’éprouve éventuellement en fuyant un danger : c’est la valeur de l’action – en l’occurrence l’action courageuse – qui établit la supériorité axiologique du plaisir correspondant. Ainsi, contre le rigorisme affiché par Speusippe, et sans doute aussi contre celui qu’Aristote prête à Platon, on dira qu’il y a des plaisirs authentiquement bons, sans pour autant admettre telle quelle la thèse d’Eudoxe, selon laquelle le plaisir coïncide avec le bien. À ce stade de l’analyse, la réponse à notre double interrogation initiale est claire. Le plaisir nous est bien naturel, comme aux autres animaux, mais il n’est pas le bien. Si le plaisir est « conforme à la nature », c’est seulement du point de vue générique. De fait, « le plaisir est commun aux animaux »12. Or nous devons identifier, non pas seulement ce qui est commun aux espèces du genre, mais encore ce qui est propre à l’espèce humaine. Le plaisir sera donc, au mieux, un instrument épistémique de la conduite morale : il indique, sous l’hypothèse d’une éducation morale réussie, que l’action plaisante est également bonne, alors que la mauvaise action suscite une forme de déplaisir. Le plaisir et la peine, dans la pratique, ont une simple fonction de « signe » (σημεῖον) de la qualité des dispositions morales. Le plaisir n’est en ce sens rien d’autre qu’un indice de réussite, qui « survient » (ἐπιγινομένη) à l’occasion de nos actes13. Le plaisir ressenti n’est donc pas un véritable critère du bien, une attestation indiscutable de la valeur morale de nos actions. C’est plutôt une sorte de symptôme émotionnel du bien agir. Cependant, l’hypothèse du critère physiologique résiste à l’analyse, parce qu’elle repose sur l’idée de ce qui nous est « propre », ou « approprié », et qui comme tel ne peut être laissé pour compte. De fait, dans la perspective éthique qui est celle d’Aristote, le bien que je recherche n’est pas un bien abstrait et désintéressé, sans rapport à ce qui est plaisant à la fois pour l’être humain en général et pour moi-même en particulier. Aristote ne promeut pas une morale déontique du devoir inconditionné, mais une éthique mondaine, où la vertu elle-même est inconcevable sans l’élan du désir raisonnable et sans les satisfactions que procure l’action Éth. Nic., II, 2, 1104b34-35. Éth. Nic., II, 2, 1104b3-30. Sur l’idée d’une « survenue » du plaisir (comme adjonction par rapport à un premier niveau d’états ou de processus, et au sens de l’anglais supervenience), et pour une analyse d’ensemble récente de la question du plaisir et des positions interprétatives, voir Seel (2019). 12 13
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empiriquement réussie14. L’action bonne est une satisfaction réelle du désir raisonnable, de sorte que le plaisir que j’éprouve à l’action courageuse ou généreuse est lui-même une satisfaction réelle. En d’autres termes, si le plaisir accompagne l’action réussie, n’est-ce pas parce qu’il est une appropriation réelle à la nature même de l’agent, ce qui en fait autre chose qu’un simple symptôme ? L’approche du livre X marque de ce point de vue une inflexion significative par rapport à celle du livre VII. En Éth. Nic., VII, 14, 1153b2932, Aristote prend acte de la diversité apparente des plaisirs selon la « nature », selon la « disposition » et selon « ce qui apparaît » à chacun, mais il forme l’hypothèse que tous les hommes, parce qu’ils « ont tous en eux par nature quelque chose de divin » (πάντα γὰρ φύσει ἔχει τι θεῖον), poursuivent fondamentalement le même plaisir, au-delà des satisfactions apparentes. Au livre X, à l’inverse, Aristote insiste sur la diversité des déterminations naturelles, spécifiques ou individuelles, et par ce biais sur les qualités physiques des êtres qui éprouvent le plaisir : (a) Il semble par ailleurs qu’à chaque animale, il y a aussi un plaisir propre, comme aussi une fonction propre, car le plaisir est selon l’activité. On s’en apercevra en examinant chaque cas, car le plaisir du cheval est autre que celui du chien et de l’être humain, et ainsi qu’Héraclite le dit, un âne choisira la paille plutôt que l’or, car pour les ânes la nourriture est plus agréable que l’or. Les plaisirs des êtres spécifiquement différents sont spécifiquement différents, et il semble logique que ceux des êtres identiques n’accusent pas de différences. (b) Pourtant, chez les hommes tout au moins, les divergences ne sont pas minces. Les mêmes choses, en effet, provoquent jouissance chez les uns et peine chez les autres, et sont aux uns douloureuses et haïssables tandis qu’aux autres elles sont agréables et aimables. Cela se produit même avec les saveurs douces : les mêmes choses, en effet, ne semblent pas également douces au fiévreux et au bien portant, ni également chaudes au faible et à qui est en bonne forme. Et il en va de même dans les autres cas. 15 Voir en ce sens Merker (2011), p. 199. Éth. Nic., X, 5, 1176a3-15 : δοκεῖ δ’ εἶναι ἑκάστῳ ζῴῳ καὶ ἡδονὴ οἰκεία, ὥσπερ καὶ ἔργον· ἡ γὰρ κατὰ τὴν ἐνέργειαν. καὶ ἐφ’ ἑκάστῳ δὲ θεωροῦντι τοῦτ’ ἂν φανείη· ἑτέρα γὰρ ἵππου ἡδονὴ καὶ κυνὸς καὶ ἀνθρώπου, καθάπερ Ἡράκλειτός φησιν ὄνους σύρματ’ ἂν ἑλέσθαι μᾶλλον ἢ χρυσόν· ἥδιον γὰρ χρυσοῦ τροφὴ ὄνοις. αἱ μὲν οὖν τῶν ἑτέρων τῷ εἴδει διαφέρουσιν εἴδει, τὰς δὲ τῶν αὐτῶν ἀδιαφόρους εὔλογον εἶναι. διαλλάττουσι δ’ οὐ σμικρὸν ἐπί γε τῶν ἀνθρώπων· τὰ γὰρ αὐτὰ τοὺς μὲν τέρπει τοὺς δὲ λυπεῖ, καὶ τοῖς μὲν λυπηρὰ καὶ μισητά ἐστι τοῖς δὲ ἡδέα καὶ φιλητά. καὶ ἐπὶ γλυκέων δὲ τοῦτο συμβαίνει· οὐ γὰρ τὰ αὐτὰ δοκεῖ τῷ πυρέττοντι καὶ τῷ ὑγιαίνοντι, 14 15
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Dans un premier temps (a), Aristote souligne les différences spécifiques, avant (b) d’insister sur les différences individuelles, propres à l’homme. La prémisse de (a) traduit bien la tentation naturaliste que suscite l’idée d’appropriation : « Il semble par ailleurs qu’à chaque animale, il y a aussi un plaisir propre, comme aussi une fonction propre ». La formule fait écho au passage fameux du livre I exposant « l’argument de l’ergon », selon lequel le bien de chaque espèce ou classe se trouve dans la réalisation de son ergon, de sa fonction ou œuvre spécifique16. Aristote ajoute ici une précision : le plaisir se détermine selon l’activité. On comprend donc que chaque espèce, ayant un ergon propre, a également et de ce fait même une activité qui lui est propre. Le plaisir étant toujours éprouvé à l’occasion de l’exercice d’une activité, sur laquelle il « survient », il est lui-même relatif à l’ergon spécifique. Comme nous l’avons vu en analysant l’argument du livre I, il y a débat sur la question de savoir s’il s’agit d’un véritable argument naturaliste, fondé sur une thèse positive concernant la nature même de l’espèce considérée – en l’occurrence celle de l’homme, puisque nous recherchons l’ἔργον τοῦ ἀνθρώπου –, ou bien si ce passage a un caractère fondamentalement dialectique, voire rhétorique, sans véritable arrière-plan doctrinal positif. J’ai défendu plus haut l’idée que nous avions affaire à un argument hybride, qui, bien que dialectique, n’est pas sans rapport avec la philosophie naturelle, mais de manière générale et non technique. J’ai estimé corrélativement qu’il ne constituait qu’une étape dans la recherche du bien proprement humain. Dans le cas présent, au livre X de l’Éthique à Nicomaque, il est difficilement discutable que l’argument a un caractère naturaliste, au moins en un sens assez général, dans la mesure où il se fonde sur les propriétés de l’espèce et, précisément, sur ce qui est « propre » ou « approprié » à chacune. La notion d’un « propre » spécifique, par ailleurs, fait écho aux développements antérieurs du livre X et elle est au cœur de l’échange à distance avec Eudoxe. Dès le début de l’enquête, et avant même l’évocation explicite de la position d’Eudoxe, Aristote insiste sur le fait qu’il est généralement admis que le plaisir est « approprié à notre espèce » οὐδὲ θερμὸν εἶναι τῷ ἀσθενεῖ καὶ τῷ εὐεκτικῷ. ὁμοίως δὲ τοῦτο καὶ ἐφ’ ἑτέρων συμβαίνει. La dernière phrase offre une autre possibilité de traduction : « il en va de même pour les autres sensations », en suivant par exemple Natali (1999). 16 Voir ci-dessus, p. 106-121.
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(μάλιστα γὰρ δοκεῖ συνῳκειῶσθαι τῷ γένει ἡμῶν)17. On s’accorde généralement pour estimer que cette position recoupe celle de Philèbe et Protarque dans le Philèbe platonicien. Eudoxe soutient en effet que « le plaisir est le bien parce qu’il voyait tous les êtres, raisonnables ou non, tendre vers lui »18. Pour Eudoxe, le « désirable » (τὸ αἱρετὸν) coïncide universellement avec le « convenable » (τὸ ἐπιεικές)19, de sorte que le plaisir est nécessairement en adéquation avec la nature même de l’agent qui l’éprouve, et constitue ainsi une forme de restauration20. Aristote, comme on l’a vu, partage cette thèse, au moins du point de vue zoologique et éthologique. Même s’il ne souscrit pas à l’identification du plaisir au bien, il exprime de fait une forte proximité avec la thèse d’Eudoxe, auquel Speusippe entendait précisément s’opposer21. En 1173a4-5, contre la condamnation morale de la vie plaisante, Aristote objecte que « même chez les mauvaises personnes22, sans doute, il y a un certain bien naturel (τι φυσικὸν ἀγαθὸν) qui les dépasse elles-mêmes et qui tend à la réalisation de leur bien propre (ὃ ἐφίεται τοῦ οἰκείου ἀγαθοῦ) ». On retrouve ici un argument proche de celui de Éth. Nic., VII, 14, qui évoquait un « quelque chose de divin », que tous recherchent au-delà des plaisirs apparents. La formulation adoptée par Aristote penche alors nettement vers un argument de type naturaliste : le bien visé est « naturel » et il est « propre » (à l’espèce ou à l’individu), en écho au συνῳκειῶσθαι du chapitre précédent. Le même verbe revient du reste au chapitre 5, à propos du constat de la diversité des plaisirs : « on s’en apercevra également en partant du fait que chaque plaisir est approprié à l’activité qu’il rend complète, car le plaisir qui est propre à l’activité l’intensifie » (φανείη δ’ ἂν τοῦτο καὶ ἐκ τοῦ συνῳκειῶσθαι τῶν ἡδονῶν ἑκάστην τῇ ἐνεργείᾳ ἣν τελειοῖ)23. Il semble donc, au moins en première approche, que l’argument du « propre » soit lié à la Éth. Nic., X, 1, 1172a20. Éth. Nic., X, 2, 1172b9-10. 19 1172b11. 20 Voir Wolfsdorf (2013). 21 En faveur de la proximité relative entre Aristote et Eudoxe, voir Warren (2009), p. 279 ; Seel (2019). Sur le débat entre les différents protagonistes et son arrière-plan platonicien, dans le Philèbe, voir Fronterotta (2018). 22 Plutôt que : « les êtres inférieurs », ou « les bêtes ». Le sens moral de φαῦλος, retenu par Thomas d’Aquin, est attesté de nombreuses fois dans l’Éth. Nic. Voir notamment l’argument de VII, 14, 1153b31-32. 23 Éth. Nic., X, 5, 1175a29-30. 17 18
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notion de « convenable » (τὸ ἐπιεικές) qui est à la base de la position d’Eudoxe et qu’en conséquence la bonne « mesure » des plaisirs soit nécessairement liée à leur caractère naturel. Enfin, toujours à l’appui d’une lecture naturaliste du passage de 1176a3-15, on est frappé par la comparaison avec l’état de bonne ou de mauvaise santé, qui détermine la perception des saveurs ou de la chaleur. Pourtant, l’évaluation du plaisir est aussitôt confiée à la personne vertueuse, le spoudaios, véritable « mesure » des plaisirs bons : Mais on admet généralement que, dans tous ces cas, ce qu’il en est réellement, c’est ce qui apparaît à l’homme de bien. Et si c’est là s’exprimer comme il convient, comme il semble bien que ce soit le cas, et si la vertu et l’homme bon, en tant que tel, sont mesure de chaque chose, les plaisirs eux aussi seront ceux qui lui apparaissent et seront agréables les choses auxquelles il trouve satisfaction. Que par ailleurs lui paraissent déplaisantes des choses qui semblent agréables à un autre, il n’y a là rien d’étonnant, car il y a beaucoup de comportements dégénérés et d’indignités chez les hommes. Or de tels ne sont pas agréables, sinon pour ces hommes-là et en tant qu’ils sont dans des dispositions de ce type. Ainsi, il est clair qu’il ne faut pas appeler des plaisirs ceux que l’on s’accorde à trouver honteux, sauf parmi les individus dégénérés. Mais parmi les plaisirs dont on admet qu’ils sont moralement bons, celui qu’il faut attribuer à l’homme, qu’est-il et de quel type est-il ? N’est-ce pas clair si l’on part des activités. Ce sont elles, en effet, que les plaisirs accompagnent. Dès lors donc, qu’il y ait une seule ou plusieurs de l’homme accompli et bienheureux, ce sont les plaisirs qui rendront complètes que l’on qualifiera au plus haut degré de plaisirs de l’homme, tandis que les autres ne le seront qu’à titre second et à un bien moindre degré, tout comme les activités.24
24 Éth. Nic., X, 5, 1176a15-29 : δοκεῖ δ’ ἐν ἅπασι τοῖς τοιούτοις εἶναι τὸ φαινόμενον τῷ σπουδαίῳ. εἰ δὲ τοῦτο καλῶς λέγεται, καθάπερ δοκεῖ, καὶ ἔστιν ἑκάστου μέτρον ἡ ἀρετὴ καὶ ἁγαθός, ᾗ τοιοῦτος, καὶ ἡδοναὶ εἶεν ἂν αἱ τούτῳ φαινόμεναι καὶ ἡδέα οἷς οὗτος χαίρει. τὰ δὲ τούτῳ δυσχερῆ εἴ τῳ φαίνεται ἡδέα, οὐδὲν θαυμαστόν· πολλαὶ γὰρ φθοραὶ καὶ λῦμαι ἀνθρώπων γίνονται· ἡδέα δ’ οὐκ ἔστιν, ἀλλὰ τούτοις καὶ οὕτω διακειμένοις. τὰς μὲν οὖν ὁμολογουμένως αἰσχρὰς δῆλον ὡς οὐ φατέον ἡδονὰς εἶναι, πλὴν τοῖς διεφθαρμένοις· τῶν δ’ ἐπιεικῶν εἶναι δοκουσῶν ποίαν ἢ τίνα φατέον τοῦ ἀνθρώπου εἶναι; ἢ ἐκ τῶν ἐνεργειῶν δῆλον; ταύταις γὰρ ἕπονται αἱ ἡδοναί. εἴτ’ οὖν μία ἐστὶν εἴτε πλείους αἱ τοῦ τελείου καὶ μακαρίου ἀνδρός, αἱ ταύτας τελειοῦσαι ἡδοναὶ κυρίως λέγοιντ’ ἂν ἀνθρώπου ἡδοναὶ εἶναι, αἱ δὲ λοιπαὶ δευτέρως καὶ πολλοστῶς, ὥσπερ αἱ ἐνέργειαι. Pour d’autres développements sur la mesure des plaisirs, voir Morel (2020b).
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Seuls seront de véritables plaisirs ceux qui apparaissent comme tels à l’homme bon. Les mauvaises personnes n’auront que des plaisirs apparents25. Les plaisirs autres que ceux de l’homme bon ne seront des plaisirs que « de manière secondaire et à un bien moindre degré » (δευτέρως καὶ πολλοστῶς, 1176a29). L’apparition de la figure du spoudaios, et la fonction « métrétique » qui lui est attribuée, sont d’un poids théorique considérable. Pierre Aubenque26 a signalé à juste titre que l’image du spoudaios comme norme et mesure concernait l’ensemble de l’éthique aristotélicienne, et qu’elle était au cœur de la définition de la sagesse pratique. Faut-il comprendre, par rapprochement avec le passage précédent, que la sagesse du spoudaios, et corrélativement la mesure qu’il rend manifeste, s’appliquent uniformément et invariablement à tous les cas considérés, à la santé et aux sensations comme au bien moral ? La mesure médicale de la santé physique et la mesure éthique des plaisirs sont-elles fondamentalement de même ordre ? II. Retournement de l’argument du « propre » : Aristote contre Eudoxe Je ne le pense pas, et cela pour plusieurs raisons qui, nous allons le voir, vont nous amener à écarter la lecture naturaliste du passage. En premier lieu, il est tout à fait possible que l’expression « dans tous les cas (ἐν ἅπασι τοῖς τοιούτοις) », qui ouvre le dernier texte, renvoie à d’autres cas que ceux qui viennent à l’instant d’être évoqués. La comparaison avec l’homme en bonne santé ne serait alors qu’une parenthèse analogique, selon une comparaison d’ailleurs assez commune, destinée à illustrer la diversité des dispositions individuelles et le caractère éminemment relatif de ce qui apparaît comme étant un plaisir. Le cas de la saveur qui varie entre la douceur et l’amertume selon l’état de santé est d’ailleurs un topos qu’on retrouve chez Héraclite ou Démocrite27. En second lieu, tout indique dans la fin du chapitre que le spoudaios excelle dans la perception du bien moral, et non pas dans la perception de tout ce qui est simplement bénéfique ou profitable. Le terme « spoudaios » est d’ailleurs apposé à celui de « vertu » avec lequel il forme probablement un hendyadyn. Le spoudaios ne mesure pas tout ce qui est 25 Voir Warren (2014), qui rappelle que l’argument est déjà platonicien. Voir Platon, Rép., IX, 581c4-583a11. 26 Voir Aubenque (1963), p. 41-51. 27 Voir Sextus Empiricus, HP, I, 213-214 ; II, 63.
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mesurable, mais ce qui convient en vue du bien proprement moral. Les lieux parallèles où Aristote évoque la « mesure » éthique invitent clairement à aller dans ce sens. On le voit bien dans le texte de Éth. Nic., III, 6, 1113a29-33, également précédé d’une double comparaison, avec l’état de bonne santé physique et avec les saveurs : L’homme de bien (spoudaios) en effet juge de tout correctement, et en toutes choses, ce qui lui apparaît, c’est ce qui est véritablement ; car c’est selon la disposition particulière que sont adéquates les choses belles et agréables, et sans doute ce qui distingue surtout l’homme de bien (spoudaios), c’est qu’il perçoit ce qui, en toutes choses, est véritablement, étant par rapport à elles comme une règle et une mesure (kanôn kai metron).
En clair, tandis que, pour le Protagoras du Théétète, tout homme est mesure de chaque chose sans autre spécification, la mesure est ici donnée par le spoudaios, c’est-à-dire par celui qui distingue le bien véritable du bien apparent dans le domaine moral. Comme le dit le commentaire de Gauthier et Jolif, « la mesure ce n’est pas l’homme sans plus, c’est le vertueux »28. Le propos de ce passage est d’ailleurs l’objet du souhait, ou désir raisonnable, de la βούλησις ; il est donc clair qu’il ne peut s’agir d’une compétence universelle qui s’exercerait aussi bien sur les saveurs et autres états corporels. L’écueil du relativisme s’était profilé avec la citation du fragment d’Héraclite, « un âne choisira la paille plutôt que l’or, car pour les ânes la nourriture est plus agréable que l’or »29. Il est maintenant écarté, par l’identification d’une mesure humaine d’exception et d’un critère, non pas biologique, mais proprement éthique. À l’inverse, Aristote adresse un message polémique implicite à ceux qui se satisfont de la réponse platonicienne au relativisme protagoréen, celle selon laquelle la « mesure » ne serait pas humaine mais divine30. En d’autres termes, si le spoudaios est « mesure » des plaisirs véritablement « humains », ce n’est ni au sens de la devise de Protagoras, ni par référence à une mesure divine, ni encore par allusion à la nature biologique de l’humain, ou à sa bonne santé naturelle. 28 Voir Gauthier-Jolif (1970) II-1, p. 208. Dans le même sens, Frede (2020a), p. 955. Vegetti (2002) insiste lui aussi sur le fait qu’il s’agit, au travers du portrait du spoudaios, « d’éviter un retour au relativisme de Protagoras » (p. 67), y compris en usant de formulations qui s’en inspirent. Sur la relation d’Aristote au mouvement sophistique, voir cidessous, p. 197-205. En faveur d’une exemplarité proprement morale, voir encore Éth. Nic., IX, 4, 1166a12-13, où il est question du juste amour de soi : « il semble bien, comme on l’a dit, que la vertu et l’homme de bien soient une mesure de toutes choses. » 29 Éth. Nic., X, 5, 1176a6-8 ; Héraclite DK 22 B 9. 30 Platon, Lois, IV, 716c.
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Qu’en est-il cependant de l’argument de ce qui est « approprié », de la notion de plaisir « propre », qui semblait en première approche relever d’une conception biologique de la sélection des plaisirs ? Il n’est apparemment pas facile d’identifier le plaisir véritable de l’homme en tant que tel, mais cela devient clair si l’on « part des activités » (ἐκ τῶν ἐνεργειῶν) que les plaisirs accompagnent31. Les plaisirs, on l’a rappelé, sont indexés aux activités, et ils tiennent leur propre valeur de la valeur de ces dernières. La bonne mesure des plaisirs découle donc de la juste appréciation des actions, qu’elles soient accomplies ou encore à accomplir. L’homme de bien sait quelles actions accomplir ; par conséquent, il sait quels plaisirs éprouver. La « mesure », en la matière, est avant tout une mesure pratique, au sens fort : une mesure relative aux praxeis, aux actions. Aristote opère ici un véritable retournement : l’argument du « propre », dont nous avions vu que, par concession partielle à Eudoxe, il pouvait s’entendre comme un argument biologique, s’oppose en réalité à une telle lecture. Quand il apparaît de nouveau, dans le chapitre 5, c’est en effet dans une perspective toute différente : « chaque plaisir est approprié à l’activité qu’il rend complète (συνῳκειῶσθαι τῶν ἡδονῶν ἑκάστην τῇ ἐνεργείᾳ ἣν τελειοῖ) », car le « plaisir approprié » (οἰκεία ἡδονή) augmente l’activité. Ainsi, ceux qui aiment s’adonner à la musique ou à l’architecture progressent dans leur « tâche propre » (εἰς τὸ οἰκεῖον ἔργον) grâce au plaisir qu’ils y prennent32. En d’autres termes, le rapport « x est propre à y », où x représente un plaisir, ne relie pas ce terme à l’espèce biologique, ni à la constitution physique individuelle, mais à des activités. La suite du texte le confirme clairement : À chaque activité, en effet, il y a un plaisir qui lui est propre (οἰκεία ἡδονὴ ἔστιν). Ainsi, celui qui est propre à l’action honnête (τῇ σπουδαίᾳ οἰκεία) est moralement bon, et celui qui est propre à la mauvaise action est malsain. En effet, on loue aussi le désir des belles actions, tandis qu’on blâme celui qui porte aux actions honteuses. Or les plaisirs sont plus appropriés (οἰκειότεραι) aux activités qui les impliquent que les désirs, car ces derniers sont distincts , à la fois dans le temps et en nature, tandis que les sont apparentés aux activités, et en sont même indistincts au point qu’il y a débat sur la question de savoir si l’activité et le plaisir ne sont pas identiques.33 Éth. Nic., X, 5, 1176a25-26. Éth. Nic., X, 5, 1175a29-36. 33 Éth. Nic., X, 5, 1175b26-33. 31 32
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La notion de « plaisir propre », qui était au centre de la doctrine prêtée à Eudoxe, s’intègre désormais pleinement à l’argument d’Aristote, mais en changeant radicalement de sens. L’idée d’homogénéité, ou d’apparentement, relie maintenant le plaisir à l’action : le plaisir est à la fois « propre » (οἰκεία) et « apparenté » (σύνεγγυς) à l’activité. C’est cette homogénéité qui autorise le transfert axiologique de l’action vers le plaisir concerné et, inversement, l’encouragement à persévérer dans « l’action appropriée » quand on y trouve du plaisir. En matière de normes morales, le déplacement opéré par Aristote est un réel changement de paradigme. Le Stagirite prend en compte la thèse d’Eudoxe pour convenir avec lui que le plaisir est par nature approprié à ce à quoi il survient, mais alors qu’Eudoxe entendait montrer qu’il est approprié à la nature de l’agent (et qu’il est, pour cette raison, le bien lui-même), Aristote déplace la relation « x est propre à y » vers l’activité de cet agent. En d’autres termes, ce qui fait critère, ce n’est pas la nature de l’agent, mais l’action qu’il accomplit : le plaisir complète et accompagne une activité et non pas une essence ou une nature34. Dire que le plaisir est « propre à telle action » ce n’est pas dire qu’il est bon en soi, puisque les peines elles-aussi sont propres aux activités, c’est-à-dire spécifiées selon les activités ou les états qu’elles accompagnent. Aristote substitue donc, à une relation axiologiquement positive et fondamentalement biologique, une relation axiologiquement neutre et dépourvue de contenu biologique immédiat. Le plaisir n’est pas bon en soi, ou parce qu’il conviendrait à une « nature » une et identique. Il est en ce sens nécessairement relatif. La conception aristotélicienne du plaisir, cependant, n’est pas pour autant relativiste : il tient sa valeur de l’activité à laquelle il se rapporte ; or nous savons évaluer et hiérarchiser les activités. Il y a donc des plaisirs bons et des plaisirs mauvais35. Aristote propose ainsi une théorie de la « mesure » des plaisirs qui répond à un possible reproche de relativisme. Il s’oppose également à la thèse naturaliste de la diversité biologique, qui voudrait que le plaisir se 34 Cet usage de la notion de « propre » est donc étranger à l’histoire qui conduira à l’oikeiôsis stoïcienne. On note que chez Théophraste – que celui-ci annonce ou non le concept stoïcien –, l’oikeiôtês est un apparentement qui unit entre eux des êtres ou des espèces (et non pas des états et des actions) et cette relation est clairement biologique. Voir Porphyre, De abst. III, 25 et Murgier (2013b). Sur la thématique du propre et de l’appropriation dans le peripatos, voir également Lefebvre (2020). 35 Je rejoins sur ce point Vogt (2017), p. 104, et sa position – inspirée d’Aristote – en faveur d’un « réalisme de la mesure » (« Measure Realism »), c’est-à-dire d’une conception « relative, non relativiste » de la valeur.
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définisse exclusivement par référence à l’espèce ou à la nature individuelle. La mesure du plaisir est la personne vertueuse elle-même, parce que celle-ci réalise des actions bonnes et parce que seules ces dernières sont des actions de « l’homme accompli et bienheureux ». C’est parce que le plaisir se règle sur l’action qu’il peut être mesuré, quand elle est action vertueuse. Le plaisir n’est donc pas lui-même la norme de l’action, de sorte que la part de nature qui opère par son intermédiaire ne l’est pas non plus. On peut bien entendu, avec le plus grand nombre, se satisfaire du plaisir comme norme physiologique d’appropriation et critère de réplétion. Cependant, le plaisir vertueux, qu’on éprouve avec l’action moralement réussie, n’est pas le critère auquel on reconnaît cette dernière : il en est, tout au plus, le symptôme émotionnel. À la thèse de l’appropriation biologique, Aristote a donc fini par substituer la perspective d’une appropriation proprement pratique.
Chapitre VIII L’AMITIÉ, DE L’AFFECTION NATURELLE À LA RÉCIPROCITÉ VERTUEUSE I. L’amitié, entre affect et vertu La question des tendances et prédispositions naturelles à la vie bonne concerne également la philia, « amitié » ou plutôt « lien relationnel », sous ces différentes formes. L’amitié véritable, l’amitié fondée sur la vertu, est difficilement assimilable au simple prolongement d’une tendance naturelle. La philia semble toutefois, au moins dans certains cas, dériver d’une affection naturelle et constituer elle-même une affection, un pathos. De fait, un certain nombre de textes invitent à voir dans l’amitié, soit une affection, soit un état dérivé d’une affection naturelle et première, en l’occurrence l’amitié pour soi-même. L’amitié, qui joue à l’évidence un rôle central dans l’éthique aristotélicienne1, représenterait de ce point de vue une sorte de cheval de Troie des affects au cœur de la théorie des vertus. La philia est-elle un pathos ou plutôt une vertu2 ? Si elle est un affect, s’agit-il d’un affect culturellement construit, ou bien trouve-t-elle ses racines dans un rapport naturel, voire biologique, à soi-même ou à autrui comme objet immédiat d’affection ? La difficulté ne vient pas seulement de la conception moderne de l’amitié comme élan affectif et électif. Elle est posée par les textes aristotéliciens eux-mêmes, l’amitié prenant 1 Elle en est même, dans la mesure où elle consiste à vouloir pour autrui ce qui nous semble bon pour lui, un « élément cardinal », selon Cooper (1999), p. 314. 2 On sait que la traduction de philia par « amitié » est une commodité qui peut nous détourner du sens très large du terme grec : la philia peut aussi bien relier les concitoyens ou les membres d’une même famille, elle peut être motivée par le plaisir et l’intérêt, même s’il ne s’agit pas alors de la véritable amitié, fondée sur la vertu. Elle désigne très généralement un lien relationnel impliquant une certaine réciprocité, éventuellement asymétrique.
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p arfois place dans l’énumération des pathê. C’est le cas, par exemple, en Éth. Nic., II, 4, 1105b223, un passage où Aristote entend distinguer le pathos – un état non délibéré, directement lié au plaisir ou à la peine, qui n’est objet, en lui-même, ni de blâme ni d’éloge – de la faculté (dunamis) et de la disposition stable (hexis), en vue de montrer que la vertu appartient à ce dernier genre et à lui seul. La vertu n’est pas un pathos, parce qu’elle est une disposition stabilisée, une aptitude acquise. Bien qu’elles aient rapport aux affects, les vertus éthiques définissent un « milieu », une juste moyenne entre les excès affectifs, et elles sont liées par définition au choix délibéré ou décision, à la proairesis. Elles sont donc à la fois distinctes des affections et nécessairement corrélées à ces dernières. La philia semble en tout cas tisser un lien fort entre la sphère du pathos naturel suscité par la tendance naturelle à se préserver soimême, d’une part, et la sphère des dispositions proprement morales, d’autre part. Il faut donc, dans un premier temps, examiner en quel sens l’amitié, dans sa définition même, est un pathos et en quelle mesure elle tient de l’hexis acquise et de la vertu. Il faudra en second lieu s’interroger sur l’éventuelle dérivation de l’amitié pour autrui à partir d’un rapport à soi censément naturel. Le lien de la philia à l’affection naturelle pour soimême est-il le signe d’une sorte de fondement biologique du rapport moral à autrui ? Nous verrons que la dimension « affective » de l’amitié n’enlève rien au fait que les véritables relations amicales sont avant tout des liens construits. Plusieurs arguments, tout d’abord, vont dans le sens de l’assimilation de la philia à une vertu. Je distinguerai : (a) les arguments d’ordre factuel et textuel ; (b) les arguments proprement éthiques et empiriques ; (c) ceux qui relèvent de la psychologie morale, des états impliqués dans le processus pratique. (a) Partons d’un premier fait textuel : l’amitié, dès l’entame, a explicitement partie liée avec la vertu, et elle semble trouver sa place dans la sphère des vertus éthiques. Au début du livre VIII de l’Éthique à Nicomaque, Aristote ouvre la section consacrée à la philia par une phrase assez énigmatique : « après cela, on peut passer à l’examen de l’amitié. 3 Voir aussi Rhét., II, 4 ; DA, I, 1, 403a16-18. Sur les raisons du traitement de la philia comme pathos en Rhét., II, 4, voir Rapp (2013).
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C’est en effet une certaine vertu, ou elle va avec la vertu »4. Aristote semble donc, dans un premier temps, compter la philia au rang des vertus, pour, aussitôt, apporter une restriction que l’on peut d’abord comprendre ainsi : la philia n’est pas une vertu à proprement parler car elle va « avec » (meta) la vertu. L’équivoque n’est en fait embarrassante qu’en première approche. Aristote va rapidement établir que l’amitié qui réunit des gens semblables et vertueux est la meilleure. L’amitié selon la vertu se distingue par sa valeur morale des deux autres types d’amitiés – l’une étant fondée sur le plaisir et l’autre sur l’utilité –, parce qu’elle nous fait aimer autrui pour lui-même. On souhaite le bien de l’ami pour l’ami et non pour nous5. De même, la philia entretient de tels rapports avec la justice que « quand les hommes sont amis, ils n’ont en rien besoin de justice, alors que quand ils sont justes, ils ont en outre besoin d’amitié »6. (b) Du point de vue de la vie morale, on observe que l’amitié véritable suppose la réciprocité, l’amitié en retour (antiphilia ou antiphilêsis). L’amitié requiert la participation active de l’ami à l’amitié éprouvée7. Il ne dépend donc pas seulement de l’agent qu’il y ait amitié, même s’il y a, dans certains cas, une inégalité dans cette réciprocité8. L’essentiel est alors que l’amitié éprouvée respecte un équilibre proportionnel, à défaut de pouvoir se fonder sur une égalité stricte. Corrélativement, parce que l’amitié suppose des habitudes communes et une certaine expérience (empeiria) de l’ami9, elle exige une sorte de communauté de vie (koinônia) ou une forme de « vivre avec »10. L’amitié est une « vie en commun » (συζῆν), dit clairement Aristote dans les dernières lignes de la longue séquence qu’il consacre à la philia dans l’Éthique à Nicomaque11. Or, sous cet aspect encore, elle rejoint la vertu dans la visée du bien commun, tant il est vrai qu’il n’y a pas de vertu éthique solitaire et que la vertu n’a d’effectivité que si elle se traduit par des actions, au lieu Éth. Nic., VIII, 1, 1155a1-4. Éth. Nic., VIII, 5 ; IX, 1, 1164a12 ; Rhét., II, 4, 1380b36. 6 Éth. Nic., VIII, 1, 1155a26-27. 7 Éth. Eud., VII, 2, 1236a14-15 ; b3 ; Éth. Nic., VIII, 2, 1155b33-1156a5 ; 4 ; 15, 1162b6-9 ; Rhét., II, 4, 1381a1-3. 8 Éth. Nic., VIII, 7-10. 9 Éth. Nic., VIII, 7, 1158a14-15. 10 Éth. Nic., VIII, 6, 1157b19 ; Éth. Nic., VIII, 11 ; Éth. Nic., IX, 9, 1170a12 ; b11 ; Éth. Eud., VII, 9-10. 11 Éth. Nic., IX, 12, 1171b32-33. 4 5
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de demeurer à l’état latent de disposition. On conçoit donc que le bon politique, dont la tâche propre est de travailler au bien commun, doive tout à la fois « s’occuper de vertu »12 et se préoccuper d’instaurer une amitié civile entre les citoyens13. De ce point de vue, la relation de l’amitié au bien permet d’unifier la diversité des formes d’amitiés, au moins jusqu’à un certain point, et d’élargir la fonction éthique de la philia audelà du seul cas de l’amitié la plus noble14. Nous constatons à cette occasion que le rapport entre amitié et vertu – comme la formule initiale du livre VIII – ne concerne pas seulement l’amitié vertueuse. L’amitié civile ou politique rejoint cette dernière dans la visée du bien, même si la diversité des actions bonnes révèle de multiples manières de se soucier du bien d’autrui : différentes sont la vertu et la fonction de chacun d’eux , et différentes sont les raisons pour lesquelles ils s’aiment ; différents sont donc les attachements et les amitiés.15
Ainsi, du point de vue « pratique », au sens strict où il s’agit des conditions de l’action concrète, l’amitié, comme visée du bien, a une fonction moralement incitative et proprement pratique. Les deux Éthiques contiennent un certain nombre d’indications qui vont très clairement dans ce sens. La philia, au même titre que les vertus morales, incite à l’action. L’amitié incline notamment vers la justice et c’est sans doute en grande partie pour cette raison qu’elle bénéficie de l’attention particulière du politique. Ainsi, « la fonction de la politique nous paraît Pol., III, 9, 1280b7. Pol., IV, 11, 1295b23-25. 14 Selon Cooper (1999), p. 319, l’amitié parfaite des gens parfaitement vertueux n’est qu’un cas particulier de l’amitié fondée en vertu. Pour une approche récente du problème de l’unité de la philia et de sa définition, voir Frede (2020b), qui montre que les différentes sortes d’amitié ont au moins une unité par analogie ou ressemblance, dans la mesure où, dans chaque cas, la philia réunit des individus ayant en commun la visée d’un certain bien – ce qui n’enlève rien à la supériorité de l’amitié fondée en vertu par rapport à l’amitié d’intérêt et à l’amitié de plaisir. Dans le même sens, voir Merker (2011), p. 256-258. 15 Éth. Nic., VIII, 8, 1158b17-19. Je ne me prononcerai pas ici sur la question de savoir si l’amitié politique est fondamentalement fondée sur l’utilité, ou bien si elle est de même type que l’amitié vertueuse – comme l’a notamment soutenu Cooper (1999). Pour une mise au point récente et pondérée sur la question, voir Destrée (2019), qui estime que l’amitié politique, comprise comme un « idéal normatif » destiné à prévenir la dissension ou stasis, est liée à l’amitié vertueuse, dans la mesure où elle est une « condition sine qua non du bonheur » (p. 189). 12 13
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être surtout de réaliser l’amitié, et c’est pourquoi l’on dit que la vertu est utile, car il ne se peut pas que ceux qui sont injustes les uns envers les autres soient amis entre eux »16. De plus, en amitié, l’union fait, pour ainsi dire, la force morale, parce qu’elle induit une sorte d’émulation vers les actions bonnes17. L’amitié est même l’envers parfait de l’inimitié, car elle nous fait « rivaliser » de bonnes actions18. D’une manière générale, qu’est-ce qu’un état par lequel un agent est à la fois constamment disposé et déterminé ou enclin à bien agir, sinon une vertu proprement dite et non pas simplement un état qui « va avec la vertu » ? (c) Sur le plan de la psychologie morale et de la doctrine des dispositions, l’amitié, comprise comme hexis, a au moins une parenté générique avec la vertu éthique. La véritable amitié est en effet une hexis, parce qu’elle suppose des habitudes de vie commune et se caractérise par une certaine stabilité, s’opposant en cela au simple attachement (philêsis), qui relève pour sa part exclusivement de l’affection (pathos). Nous trouvons même dans l’Éthique à Nicomaque un passage qui semble contredire la classification de II, 4 et l’exclusion implicite de la philia hors de la sphère des hexeis : l’attachement semble être une affection et l’amitié une disposition, car on n’éprouve pas moins d’attachement envers les êtres inanimés, alors que l’amitié réciproque s’accompagne de choix et que le choix provient d’une disposition. Et l’on souhaite du bien à ceux que l’on aime en vue d’euxmêmes, non pas par affection, mais par disposition.19
La parenté est dès lors plus que générique : l’amitié n’est pas seulement, comme la vertu, une hexis ; c’est une hexis morale. Si nous considérons l’inclination au bien, c’est-à-dire la caractérisation téléologique et intentionnelle de la vertu éthique, nous constatons qu’elle recoupe celle de la philia, ou tout au moins celle de la philia vertueuse. De même que la vertu éthique est un habitus du caractère, grâce auquel le désir est orienté vers le bien comme fin, l’amitié véritable est désir du bien, pour soi et pour autrui. Selon l’Éthique à Eudème20, elle est même « une disposition éthique » (êthikê hexis). Éth. Eud., VII, 1, 1234b22-26. Éth. Nic., VIII, 1, 1155a15-16 ; IX, 9 ; 12. 18 Éth. Nic., VIII, 15, 1162b8. 19 Éth. Nic., VIII, 7, 1157b28-32. Voir également le texte très proche de Éth. Eud., VII, 2, 1237a30-36. 20 VII, 1, 1234b28-29 ; 2, 1237a34. 16 17
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Cette relation privilégiée de la philia aux dispositions du caractère n’est d’ailleurs pas exclusive d’une dimension plus intellectuelle ou « décisionnelle ». Ainsi, l’amitié dont se préoccupe le politique est une proairesis de vivre ensemble21. La concorde, amitié politique et sociale, se manifeste lorsque les citoyens font un même choix, ou prennent une même décision (proairesis) à propos de savoir qui doit obéir et qui doit commander22. On pourrait ici m’objecter qu’Aristote reste évasif sur la teneur proprement décisionnelle – et par conséquent délibérative – de la proairesis civique. Celle-ci semble en réalité commandée par le simple fait de la vie commune organisée selon une constitution, plutôt que par une délibération individuelle. Il n’en demeure pas moins qu’il se refuse à faire de la philia un pur élan immédiat. Son analyse montre qu’elle peut – et même qu’elle doit – s’accompagner de délibération et de choix. Parce que l’amitié détermine notre comportement pratique ou moral, elle est directement liée au choix que nous faisons d’agir de telle ou telle manière et, ainsi, à la délibération qui rend un tel choix possible. Aussi les animaux, bien que l’on puisse leur accorder une certaine forme de philia, ne peuventils éprouver entre eux une amitié de même ordre que celle qui lie les hommes vertueux, car ils ne peuvent pas choisir à proprement parler, faute de disposer de la faculté rationnelle23. L’ami véritable devra donc délibérer sur les meilleurs moyens de parvenir à la fin. Pour résumer, la philia, si elle est une vertu, n’est pas une vertu intellectuelle. Toutefois, comme les vertus éthiques en général et peut-être avec une dimension supplémentaire de réflexion sur ce qui nous lie à autrui, elle ne parvient pleinement à s’exercer, sous sa forme éminente, qu’avec le secours de la sagesse délibérative24. En conclusion de ce premier temps de l’analyse, nous pouvons dire aussi bien que l’amitié « va avec » la vertu – dans la mesure où toute vertu véritable exige une certaine forme d’amitié – et que l’amitié « est » une vertu, au sens où elle est elle-même spontanément orientée vers le bien et que c’est en elle que réside l’excellence de l’ami en tant que tel : « il semble Pol., III, 9, 1280b38-39. Éth. Eud., VII, 7, 1241a31. 23 Éth. Eud., VII, 2, 1236b6. Sur « l’amitié » entre animaux, voir encore Éth. Nic., VIII, 1, 1155a16-19. 24 Voir en ce sens, et en faveur d’une étroite corrélation entre amitié et phronêsis, les arguments de Kontos (2002). 21 22
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qu’aimer soit la vertu des amis »25. Il est donc probable que le classement de la philia parmi les affections en Éth. Nic., II, 4 n’engage plus Aristote lorsqu’il se consacre précisément à l’étude de l’amitié, et qu’il ne s’agit que d’une première approche, provisoire et partielle. Cela n’exclut pas qu’il y ait quelque porosité, concernant la philia, entre les deux catégories de l’affection et de la disposition. C’est d’ailleurs parce que la philia nous paraît naturelle, comme le sont les sentiments des parents pour leurs enfants, que nous pouvons parler d’amitié entre les animaux. Il est clair, en tout cas, que l’assimilation pure et simple de la philia à une vertu laisserait dans l’ombre la dimension d’affect, de pathos, voire de tendance naturelle, que recèle l’amitié ainsi comprise. On peut d’ailleurs parvenir à des observations convergentes en partant de la dimension morale de la philia : une amitié immédiatement morale, exclusivement commandée par le désir du bien, sans considération de la singularité d’autrui, peut-elle satisfaire aux réquisits de l’amitié véritable ? Celle-ci n’implique-t-elle pas un sentiment d’élection qui privilégie l’autre en tant qu’individu déterminé, par opposition à l’idée abstraite du « prochain », de l’autre pur et simple ? Corrélativement, aime-t-on l’ami vertueux en quelque sorte accidentellement, parce qu’on aime la vertu, ou bien l’aime-t-on pour lui-même à cause de ses vertus26 ou pour la manière qui lui est propre d’exercer ses vertus ? Si on privilégie cette deuxième lecture, l’amitié rend la relation à autrui plus personnelle, moins formelle que dans les morales abstraites. Elle apparaît ainsi comme une composante essentielle de l’éthique aristotélicienne, comprise comme une éthique interpersonnelle et mondaine, où la communauté de vie est nécessaire à la reconnaissance de la moralité de l’action. Or la dimension affective ou émotionnelle de l’amitié semble ici jouer un rôle décisif. La philia se distingue en effet de l’affabilité ou amabilité décrite en Éth. Nic., IV, 12, sentiment qui s’adresse indifféremment aux familiers et aux étrangers : l’amitié a en plus une dimension d’affection et d’inclination (τὸ στέργειν)27. À l’inverse du simple prochain, l’ami est « choisi » ou « pris » comme tel (hairetos)28. On ne choisit d’ailleurs pas un ami comme on choisit un nouveau Éth. Nic., VIII, 10, 1159a34-35. Voir en ce sens la caractérisation de l’amitié parfaite en Éth. Nic., VIII, 4 et la réponse de Konstan (1997), p. 76, à l’analyse de Stern-Gillet (1995). 27 Éth. Nic., IV, 12, 1126b20-28. 28 Éth. Eud., VII, 2, 1236b29. 25 26
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v êtement, que l’on préfèrera à un vêtement plus ancien, car il faut du temps et des épreuves pour apprécier à sa juste valeur une relation d’amitié29. Une telle relation a une singularité irréductible et ne saurait se confondre avec aucune autre. La définition même de l’amitié vertueuse appelle la dimension affective, et du même coup personnelle, qui justifie l’assimilation occasionnelle de la philia à une sorte de pathos. La solution de la tension entre « amitié-affect » et « amitié-vertu » pourrait en conséquence consister dans une distinction entre trois aspects complémentaires de l’amitié elle-même. Considérée comme une manière d’être constante du sujet dans son désir d’un certain bien, l’amitié « est une vertu », à savoir cette disposition par laquelle nous visons habituellement et avec justesse le bien de nos amis. Considérée comme un pathos, c’est-à-dire sous sa dimension affective et élective, elle n’est pas exactement une vertu mais un état relatif à une personne déterminée, qui s’accompagne de plaisir et de peine sans que nous en ayons l’absolu contrôle30. Elle « va avec la vertu », cependant, qu’il s’agisse des vertus éthiques ou de la phronêsis, parce qu’elle est aussi une recherche du bien et des moyens de l’action bonne. La dimension affective de l’amitié est en tout cas, semble-t-il, ce qui « adresse » la vertu à des personnes déterminées. Elle est en ce sens ce qui fait que la relation morale est « personnelle ». Considérée enfin, non pas comme un état mental personnel, mais comme une situation collective ou interpersonnelle, et comme une manière de vivre et d’agir à plusieurs, elle est la réalisation active des vertus respectives des amis en tant que tels, l’horizon à la fois affectif et pratique hors duquel on ne saurait exercer les vertus. En ce sens encore, elle « va avec la vertu ». La formule initiale du livre VIII est donc loin d’être approximative. Si nous la prenons au sérieux, nous constatons qu’elle traduit très précisément l’ambivalence objective des rapports qui unissent, chez Aristote, l’amitié et la vertu. II. Amour naturel de soi et amitié véritable : continuités et ruptures S’il est vrai, cependant, qu’il n’y a pas d’amitié véritable sans une dimension affective, cela veut-il dire que l’amitié s’enracine dans des sentiments « naturels » ? Pour répondre à cette question, il nous faut Éth. Eud., VII, 2, 1237b38-1238a2. Sur ce dernier point, voir Rhét., II, 4, 1381a3-8, et Rapp (2013).
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considérer les principes même du sentiment d’amitié et, en particulier, l’hypothèse d’une dérivation spontanée, depuis l’amitié pour soi-même jusqu’à l’amitié pour autrui. En termes généraux, le problème est le suivant : faut-il considérer que l’altruisme aristotélicien est la conséquence directe de l’amour que l’homme de bien se porte à lui-même naturellement ? L’idée selon laquelle, chez Aristote, l’amitié en général (philia) dérive de l’amour de soi – et corrélativement de l’intérêt biologique que l’homme porte à la préservation de sa propre vie – est en effet assez répandue31, et plusieurs textes semblent inviter à cette lecture. Il n’est pas douteux, par ailleurs, que l’attitude du philautos a une fonction pratique, au sens où elle favorise la réalisation des actions bonnes. C’est d’ailleurs ce qui permet à Aristote de dépasser par anticipation l’opposition moderne de l’égoïsme et de l’altruisme32. Toutefois, nous allons voir que cette dérivation ne s’opère que sous un certain nombre de conditions et qu’elle est entourée de restrictions, qui interdisent de voir dans l’amitié pour soi le pur et simple fondement naturel de la sympathie morale. Commençons par les points les plus positifs de la doctrine aristotélicienne de l’attitude du philautos. La doctrine est principalement exposée dans trois chapitres (4, 8, 9) du livre IX de l’Éthique à Nicomaque et dans un chapitre de l’Éthique à Eudème (VII, 6). Ce thème est également évoqué, avec des degrés variables de précision, dans quelques passages du livre VIII, dans la Rhétorique, en un endroit de la Politique et dans deux chapitres passablement embarrassés de la Grande Morale (II, 13-14). Il ne fait aucun doute, à lire les passages concernés de l’Éthique à Nicomaque, que l’homme de bien doit être également, et immédiatement, « ami de lui-même ». Comme le dit Aristote en ouvrant cette séquence, « les sentiments amicaux que nous avons pour les proches, et en vertu desquels nous définissons les amitiés, semblent provenir de ceux que nous avons pour nous-même »33. Ce point sera rappelé au début du chapitre 8 : « on a dit en effet que tous les sentiments amicaux s’étendent, à partir de soi, aux autres également34. » L’ami est en effet un autre soi-même35. À titre d’exemple, voir Leunissen (2015), p. 222-224. Voir en ce sens, ainsi que pour une mise au point récente sur la question de l’amitié ou amour de soi, Rapp (2019a). 33 Éth. Nic., IX, 4, 1166a1-2. 34 IX, 8, 1168b5-6. 35 IX, 4, 1166a31-32 ; 9, 1170b6-7 ; Éth. Eud., VII, 12, 1245a30. 31 32
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On observe, pour reprendre le point de départ de l’analyse, que les traits caractéristiques de l’amitié se retrouvent dans la relation que l’homme de bien – la personne équitable (epieikes) – entretient avec lui-même. L’argumentation de Éth. Nic., IX, 4 développe cinq analogies entre la relation à soi et la relation amicale à autrui36. L’homme de bien : (i) est en accord avec soi-même et éprouve des désirs en accord avec son âme tout entière ; (ii) souhaite les choses bonnes pour luimême et agit aussi en vue de lui-même, car il agit en vue de sa capacité intellective, qui constitue le propre de chacun ; (iii) souhaite vivre et se préserver lui-même, et souhaite principalement préserver la faculté par laquelle il raisonne ; (iv) souhaite vivre avec lui-même, en prenant plaisir aux souvenirs et aux espérances, ou en saisissant en lui-même les objets de sa propre contemplation ; (v) surtout, est en sympathie avec ses propres joies et ses propres peines, car il les éprouve avec constance dans des circonstances toujours semblables, si bien qu’il ne regrette pas ce qu’il éprouve. Aristote peut donc conclure que, puisque telle est la relation de l’homme de bien à lui-même, et puisque la relation de l’homme de bien à son ami est de même nature que la relation qu’il entretient avec luimême, telle est aussi la relation de l’homme de bien à son ami37. Nous en trouvons confirmation dans la tendance naturelle et universelle à vouloir son propre bien, en accord avec un principe fondamental de l’éthique aristotélicienne. Aristote y fait d’ailleurs allusion en Éth. Nic., VIII, 2, 1155b23-24 : on admet que chacun aime ce qui est bon pour lui-même38. Un certain attachement ou intérêt fondamental à soi est en effet perceptible dans la tendance de tous les êtres naturels à la préservation de soi, et l’on peut en observer les prolongements dans les relations humaines. L’amour parental, une des espèces de la philia, est un amour pour « quelque chose qui provient de soi »39. L’unique mention du philautos dans la Politique le confirme négativement : ce n’est pas sans justification que chacun a de la philia pour lui-même, car c’est « naturel » (phusikon). Aristote précise toutefois que ce n’est pas la même chose que d’être un philautos – pris ici en mauvaise part –, car c’est un excès, donc un vice. De ce fait, adopter une telle attitude, ce Voir aussi Éth. Eud., VII, 6, 1240a23 sq. Éth. Nic., IX, 4, 1166a29-31. 38 Voir dans le même sens Rhét., I, 11, 1371b20-21. 39 Éth. Nic., VIII, 14, 1061b18. 36 37
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n’est pas véritablement s’aimer soi-même40. Je reviendrai plus loin sur la distinction entre le bon et le mauvais philautos. L’aporie traitée en Éth. Nic., IX, 9 – l’homme heureux a-t-il besoin d’amis ? – fait franchir un pas de plus dans cette direction. L’homme heureux a besoin d’amis, parce qu’il est bon et agréable « par nature » (φύσει)41 de sentir ses propres activités et sa propre existence ; or l’ami vertueux est un autre soi-même ; il nous offre donc de contempler ou de sentir, devant nous, notre propre existence et nos propres activités. Tout au moins cette situation permet-elle de se représenter l’existence de nos vertus et les activités bonnes que nous accomplissons avec l’ami42. Pour toutes ces raisons, l’amitié apparaît comme un dédoublement et un prolongement naturel de l’affection immédiate que nous nous portons à nous-mêmes. Ainsi, M. Leunissen soutient que cet argument « fonde le besoin d’amis dans le désir naturel de vivre, compris au sens des capacités de percevoir et de connaître, que possèdent les humains et d’autres animaux »43. Plus encore, le développement est introduit par un appel à « examiner plus attentivement la nature des choses » (φυσικώτερον δ᾽ ἐπισκοποῦσιν... : 1170a13). On peut bien évidemment donner un sens plus neutre à φυσικώτερον et comprendre, par exemple, qu’il s’agit d’examiner l’amour de soi de manière « plus scientifique », par opposition aux développements antérieurs basés sur des endoxa44. Toutefois, la récurrence dans ces lignes du terme φύσις est telle – quatre occurrences dans les lignes 1170a14-21 –, qu’il est difficile de ne pas donner un sens fort au terme φυσικώτερον. Les conséquences morales de ce transfert sont claires : il favorise, entre amis vertueux, l’émulation pour les actions bonnes. L’amitié nous fait « rivaliser » de bonnes actions45 et la communauté d’amitié nous permet d’éprouver du plaisir, une sorte de joie morale, au spectacle des belles actions de nos amis46. D’autre part, la fonction éthique de l’amitié Pol., II, 5, 1263a41-b5. Éth. Nic., IX, 9, 1170a14 ; b15. Voir aussi Éth. Eud., VII, 6, 1240b21, 30. 42 Éth. Nic., IX, 9, 1170a13-b19. 43 Leunissen (2015), p. 222-223 : « … ground the need for friends in the natural desire for life, understood as the capacities of perceiving or knowing, that humans and other animals have. » 44 Voir par exemple Natali (1999), qui traduit : « per chi esamina le cose da un punto di vista più scientifico », et s’en justifie par l’argument que je viens de donner, dans la note, p. 537. 45 Éth. Nic., VIII, 15, 1162b8. 46 Éth. Nic., IX, 9, 1170a4-1170b14. 40 41
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ne se limite pas à l’amitié entre égaux et entre vertueux. Comme on l’a vu, la diversité des amitiés recoupe en effet la diversité des situations et des fonctions pratiques. C’est ce qui donne à l’amitié une fonction de véritable lien communautaire et ce qui justifie l’intérêt que lui porte le politique : la fonction de la politique nous paraît être surtout de réaliser l’amitié, et c’est pourquoi l’on dit que la vertu est utile, car il ne se peut pas que ceux qui sont injustes les uns envers les autres soient amis entre eux.47
Il semble donc, au moins en première approche, que de l’amitié pour soi à la philia et de celle-ci à la vertu, la relation de dérivation soit positive et continue. Il semble qu’il y ait déjà, dans le rapport naturel à soi, une sorte de principe génétique de la moralité. Cependant, à regarder les textes de plus près, la thèse de la dérivation appelle au moins trois types de restrictions. Premièrement, le contexte problématique de la discussion sur le philautos en Éth. Nic., IX, 8 n’est pas « comment se fonde l’amitié ? » ou « comment réconcilier la vertu et l’amitié pour soi ? », mais : « en quel sens est-il bon de s’aimer soimême ? » C’est pourquoi nous devons distinguer entre deux types de philautoi : l’égoïste pervers ou le vieillard aigri48, et l’homme de bien en tant qu’il est légitimement attaché à lui-même49. C’est en tout cas dans un contexte fondamentalement dialectique qu’Aristote reprend le thème conventionnel du passage de l’amitié pour soi à l’amitié pour autrui, pour conduire à la distinction entre les deux types de philautoi. Les formules employées contiennent d’ailleurs des indicateurs clairs de leur caractère dialectique (c’est moi qui souligne) : « les sentiments amicaux que nous avons pour les proches (…) semblent (ἔοικεν) provenir de ceux que nous avons pour nous-même »50 ; « il semble à certains (δοκεῖ γὰρ ἐνίοις) que chacun est avant tout un ami pour lui-même et, se servant de cela comme d’un critère, ils jugent de l’amitié qu’il porte à ses autres amis »51. Par ailleurs, le thème de l’alter ego n’est pas une innovation, mais un topos culturel bien établi. Lorsque Aristote l’évoque Éth. Eud., VII, 1, 1234b22-26. Voir également Pol., III, 9. Rhét., II, 13, 1389b35-37. 49 Éth. Nic., IX, 8, 1168b10. 50 Éth. Nic., IX, 4, 1166a1-2. Voir en ce sens Konstan (1997), p. 77. 51 Éth. Eud., VII, 6, 1240a9-12. 47 48
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dans l’Éth. Eud., il cite d’ailleurs un proverbe : l’ami veut être un autre Hercule, un autre soi-même52. Il n’est donc pas certain qu’Aristote assume ces prémisses sans restriction. Deuxièmement, l’économie de l’argumentation n’invite nullement à faire de l’amour de soi la condition première de l’amitié. Éth. Nic., IX, 4 commence par une analogie fondée sur la simple ressemblance entre la relation à soi et la relation à l’ami, ce qui n’en fait pas un argument très probant ni très technique. L’Éthique à Eudème est, de ce point de vue, plus rigoureuse dans son aveu même de manque de rigueur : « c’est en quelque sorte par analogie qu’il s’agit de la même amitié, et non pas de manière absolue, puisque être aimé et aimer sont deux choses distinctes »53. Aristote précise en effet que l’âme est en un sens double mais aussi, en un autre sens, une réalité simple. De plus, après avoir développé l’analogie en cinq points que j’ai évoquée plus haut, Aristote pose la question à laquelle ce qui précède paraissait avoir répondu : « quant à savoir s’il y a ou non amitié envers soi, laissons cela pour l’instant »54. Ainsi, tout ce qui précédait ne concernait pas encore à proprement parler le concept technique de philautos, qui n’apparaît qu’au chapitre 8, mais seulement les relations à soi et à autrui, sur un mode non technique et sans doute provisoire. Le fait que le traitement technique de l’amitié pour soi n’intervienne qu’au chapitre 8, c’est-à-dire à la fin de la longue séquence consacrée à la philia, montre bien qu’Aristote n’avait pas besoin de poser d’abord l’amitié pour soi pour, ensuite, examiner la philia. En tout état de cause, la valeur éthique de l’amitié est établie avant qu’un éventuel mécanisme de dérivation ne soit exposé. Troisièmement, l’argument biologique n’est qu’une médiocre confirmation de la thèse de la dérivation, et cela pour au moins trois raisons. Tout d’abord, d’une manière générale, l’homme de bien ne peut pas se satisfaire de ses vertus naturelles55 ; l’acquisition des vertus au sens strict, comme la réalisation de l’action bonne, nécessitent des médiations proprement humaines : l’éducation, l’exercice répété des vertus, l’expérience des affaires humaines et, enfin, la délibération et le choix ou décision. Du reste, même si l’amour de soi coïncide avec ce principe fondamental de l’éthique aristotélicienne qu’est la tendance au bien comme Éth. Eud., VII, 12, 1245a30. Éth. Eud., VII, 6, 1240a13-15. 54 Éth. Nic., IX, 4, 1166a33. 55 Voir ci-dessus, p. 138-147. 52 53
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fin radicale, et en ce sens « naturelle », celle-ci ne se substitue pas à la délibération et à la décision, qui portent sur les moyens. Or nous avons constaté que l’amitié n’était pas réductible à un état affectif, car c’est aussi une disposition vertueuse et, dans certains cas, l’effet d’une sorte de décision. Les animaux, bien que l’on puisse leur accorder une certaine forme de philia, ne peuvent donc pas éprouver entre eux une amitié de même ordre que celle qui lie les hommes vertueux. Cette caractéristique se retrouve dans l’amour de soi : on ne peut pas dire que les animaux et les enfants éprouvent la forme supérieure de l’amour de soi, étant donné qu’ils ne disposent pas de la proairesis, et qu’ils ne peuvent donc opposer la délibération à leurs éventuels désirs néfastes, de sorte qu’ils ne peuvent être en désaccord avec eux-mêmes. Enfin, l’universalité anthropologique de l’amour de soi est limitée, puisque les hommes véritablement pervers ne s’aiment pas56. Comment expliquer ces divergences internes ? Elles tiennent fondamentalement à l’objet propre de l’amour de soi et à ses modalités effectives. En premier lieu, le philautos aime son intellect, parce qu’il est, en chacun, ce qu’il y a de plus éminent et parce que cette faculté coïncide avec l’essence même de chacun57. Cet amour intellectuel de soi, il est vrai, n’est pas exempt d’obscurités. Nous pourrions en effet nous interroger sur l’instance qui, en nous, aime notre intellect, ou bien sur un hypothétique dédoublement de l’intellect, à la fois aimé et aimant. Il est peu probable que la solution relève en fait d’une analyse proprement psychologique des facultés, analyse dont on ne trouve guère de traces dans les textes concernés : on imaginera plutôt que l’homme de bien aime l’idée qu’il se fait de l’autorité de son propre intellect sur ses passions58, ou bien qu’il aime les actions qu’il accomplit en vertu de la raison, parce qu’elles lui appartiennent plus étroitement que les autres59. Il est par ailleurs difficile de savoir si Aristote privilégie ici l’usage pratique ou l’usage contemplatif de l’intellect : il évoque en Éth. Nic., IX, 8 les vertus éthiques (tempérance, justice) qui seront celles du bon philautos, mais l’amitié idéale, entre gens de bien rivalisant d’excellence, telle qu’elle est décrite en IX, 9, fait aussi songer au partage des activités Éth. Nic., IX, 4, 1166a22-23 ; 8, 1168b29-1169a3. Éth. Nic., IX, 8, 1168b29 sq. 58 Autorité invoquée, par comparaison avec l’autorité politique, en Éth. Nic., IX, 8, 1168b29-33. 59 Éth. Nic., IX, 8, 1168b35-1169a1. Voir Rapp (2019a), p. 204. 56 57
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contemplatives. Le thème de l’identification de l’homme avec l’intellect apparaît également dans le portrait du contemplatif en X, 7, 1178a2-8. L’amitié entre gens de bien de même valeur semble donc se manifester aussi bien dans les activités théorétiques que dans les activités pratiques60. D’une manière générale, si l’amour de soi véritable est à l’opposé de l’affect égoïste immédiat, c’est parce qu’il est le propre de la vie « selon la raison » (τὸ κατὰ λόγον ζῆν) et non pas de la vie « selon la passion » ou « selon l’affection » (κατὰ πάθος)61. Deuxièmement, l’ami de soi n’est véritablement tel que parce qu’il est ami du bien ou du beau, du fait même de son attachement pour son propre intellect62. Il faudrait donc presque dire, si l’on en croit la Grande Morale, que l’homme de bien est « ami du bien et non ami de soi », philagathos et non philautos63. Cette expression n’est sans doute que la traduction hyperbolique de la conception aristotélicienne de l’amour de soi, mais elle dit quelque chose d’essentiel : c’est parce que nous visons le bien, dans les deux cas, que la philautia et la philia sont indissociables, ce qui ne revient pas à dire que l’amour de soi est la « condition » de l’amour du bien, et par conséquent du désir du bien d’autrui. Corrélativement, cet amour du bien se satisfait et trouve sa véritable réalisation dans la réalisation des actions bonnes. La domination de l’intellect chez la personne morale confirme l’autorité que nous avons sur nos propres actions, parce que les actions qui sont vraiment nôtres sont celles que nous accomplissons meta logou64. L’amour du bien qui coïncide avec l’amour de soi consiste donc à aimer bien agir et c’est ce qui nous permet de comprendre pourquoi nous pouvons aimer nous sacrifier, car le sacrifice de soi est une belle action et satisfait en ce sens l’amour de soi65. C’est là un écho manifeste de la résolution de l’aporie du courage, examinée au livre III, ch. 12 de l’Éthique à Nicomaque. Par extension, dans certaines circonstances, l’homme de bien peut trouver une satisfaction à faire en sorte que son ami fasse le bien ; il devient ainsi lui-même « cause » de belles actions66. Enfin, le tableau de la vie Voir Lefebvre (2003), p. 147-174. Éth. Nic., IX, 8, 1169a5. 62 Éth. Nic., IX, 8, 1169a31-b2. 63 MM, II, 14, 1212b19-20. 64 Éth. Nic., IX, 8, 1168b34. 65 Éth. Nic., IX, 8, 1169a20 sq. 66 Éth. Nic., IX, 8, 1169a31-34. 60 61
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commune entre amis parfaits, tableau qui constitue le terme et sans doute le véritable but de toute l’analyse de l’amitié, évoque une vie faite d’actions et de collaborations pratiques. Les amis, en effet, « semblent devenir meilleurs en agissant et en se corrigeant mutuellement »67. En d’autres termes, la conception du moi qui sous-tend l’argument d’Aristote n’est pas celle d’un moi psychologique, biologiquement premier, mais celle d’un moi éthique : une identité personnelle qui se construit dans le temps et dans l’action droite68. Il apparaît donc que le philautos vertueux, c’est-à-dire le véritable philautos, n’est pas initialement doté d’une philautia naturelle, qui n’est nommée nulle part, dont il ferait ensuite usage, par une sorte de transfert, en vue d’autrui. On pourrait m’objecter qu’un tel schéma est trop naïf pour être sérieusement envisagé, que je me suis donné un adversaire peu combatif et que l’amour de soi pourrait demeurer fondamental et premier69, tout en étant simultané avec l’amitié ou comme une condition transcendantale – et non pas réellement génétique – de l’altruisme. Notons cependant que l’amour de soi le meilleur n’est jamais présenté comme un état accompli, mais qu’il apparaît bien plutôt comme un but à atteindre : « il faut » s’aimer soi-même, car « il faut (δεῖ) que l’homme de bien soit ami de lui-même »70. Il y a une prescription d’amour de soi et une genèse progressive de ce sentiment. Tel qu’Aristote l’envisage, un tel but n’est assurément pas à portée de main. De fait, au lieu de dire que l’amour de soi est une donnée originelle présupposée par l’amitié et la vertu, il invite à cultiver, à travailler l’amour de soi. L’amitié de l’homme de bien envers lui-même ne révèle pleinement sa fonction pratique que sous l’aspect le plus exigeant de l’éthique aristotélicienne. Il se distingue ainsi de l’attitude commune et des maximes de conduite sociale qui régissent les formes inférieures d’amitié. Enfin, cet amour de soi, parce qu’il a pour fonction pratique d’orienter et de renforcer le désir des belles actions, et parce que celles-ci sont rarement des œuvres solitaires, Éth. Nic., IX, 12, 1172a11-12. Je rejoins ici pleinement Price (2004), p. 105, dans sa définition de la « conception éthique du self » (« an ethical conception of the self ») qu’il attribue à Aristote : une identité qui se construit dans l’action et qui n’est pas réductible à « l’identité de la substance physique vivante » qu’est l’être humain individuel. 69 Voir en ce sens Merker (2011), p. 261-262. 70 Éth. Nic., IX, 8, 1169a11-12. Voir aussi 1169b1. 67 68
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est aussi un amour interpersonnel de soi71. De ce point de vue, il est à l’opposé de l’amour de soi pour soi, que seule une éthique utilitariste pourrait justifier. Il est donc à l’opposé d’une conception purement pragmatique de l’attachement, conception manifestement étrangère à la réflexion d’Aristote sur l’amitié, tout comme à l’idée d’une dérivation strictement « biologique » du rapport à autrui. Une fois encore, la nature ne produit qu’une prédisposition à la forme proprement éthique de l’amour de soi, une potentialité qui ne s’actualise – et ne trouve son contenu – que dans la sphère de l’action effective. L’amitié ne se réduit à l’affection naturelle que dans quelques cas, peu significatifs pour la recherche du bien. En dehors de ces cas, qu’elle soit simplement civique, qu’elle se fonde sur l’intérêt ou sur la vertu, la philia n’est pas réductible à un attachement biologique et spontané : c’est toujours une réciprocité construite.
71 Voir en ce sens Konstan (1997). Sur la dimension intersubjective de l’amitié chez Aristote, voir Alberti (1990).
Troisième partie LA NATURE ET L’ACTION
Chapitre IX ANIMAL POLITIQUE, ANIMAL PRATIQUE I. L’animal politique : nature et médiations La nature comprise comme totalité des êtres naturels, nous l’avons vu dès les premières pages, s’est avérée impuissante à offrir par elle-même des normes suffisamment précises dans le domaine pratique. Elle invite, au mieux, à poser des limites au-delà desquelles les actions humaines seraient inintelligibles ou livrées à un désordre complet. C’est par exemple le cas quand Aristote évoque le caractère à la fois naturel et transversal de la relation entre commandant et commandé. Du point de vue de la psychologie morale, la nature entendue comme état premier de l’individu humain ou comme ensemble de prédispositions et de tendances, ne nous est pas plus utile : comme nous l’avons vu à propos de l’acquisition des vertus et des vertus dites « naturelles », et comme l’a confirmé l’analyse de l’amitié, la nature humaine est par essence inachevée et elle ne s’accomplit que par des médiations proprement humaines et culturelles. À première vue, la nature comprise comme fin essentielle, comme telos spécifique, résiste mieux à l’analyse. Aristote ne commet pas l’erreur, bien plus tard dénoncée par Hume, qui consiste à dériver les principes de droit à partir des états de fait : il n’admet manifestement pas que les règles morales soient déductibles des fins biologiques. Il reconnaît cependant dans l’être humain une tâche propre et une capacité naturelle à acquérir les qualités morales que sont les vertus proprement dites. La définition de cette tâche et de ces qualités oriente la recherche du bien proprement humain. Quoi qu’il en soit, comme l’a montré l’argument de l’ergon, dont nous avons dû constater les limites, nous sommes une fois encore renvoyés à une recherche plus approfondie concernant les conditions concrètes de l’action bonne. C’est donc du côté de l’action, de la praxis effectivement réalisable, que nous devrons nous tourner pour évaluer le rôle que la nature peut y jouer.
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Certaines tendances, toutefois, semblent retenir tout particulièrement l’attention d’Aristote, et le discours, fortement normatif, du par nature et du contre nature laisse penser qu’elles ont un réel pouvoir régulateur. C’est en particulier le cas de la tendance à la vie commune. L’observation la plus naïve de la vie humaine révèle que celle-ci se réalise dans une sphère collective, une communauté. On peut donc supposer que, puisque l’être humain – comme tout être naturel – tend vers le mode d’existence qui lui est propre, il tend nécessairement à la vie commune. Aristote peut ainsi dire que « l’homme est par nature un animal politique ». Le livre I de la Politique établit en outre que la communauté politique tend elle-même vers un certain bien et que ce bien est supérieur à ceux que visent les communautés et les activités qui lui sont subordonnées1. De fait, la cité elle-même « fait partie des choses qui existent par nature »2. En vertu de la réciprocité du bonheur et du bien, la cité (polis) est donc la condition, à la fois première, finale et naturelle, du bonheur et du bien proprement humains. Bien que notre enquête porte prioritairement sur l’éthique, nous ne pouvons laisser de côté la question classique de l’ancrage naturaliste de la tendance humaine à l’existence commune, c’est-à-dire à une vie qui se réalise dans la sphère où s’accomplissent les actions moralement significatives. On sait toute l’importance que revêt aux yeux d’Aristote, au moins au livre I de la Politique, l’argument de la naturalité. Il va du reste s’appliquer, après l’ouverture fameuse du livre I, à l’art d’acquérir des biens ou des richesses, à la question de l’esclavage et aux relations entre les différentes parties de la famille et de la cité. Toutefois, ce développement semble constituer une enquête relativement indépendante des autres livres plutôt qu’une véritable introduction à ces derniers, politiquement plus techniques. Les rappels postérieurs du livre I sont en effet assez rares et ils ne se contentent pas d’y renvoyer, comme s’il s’agissait de l’exposé d’une doctrine parfaitement développée3. Le livre I fait d’ailleurs l’objet de lectures divergentes, selon qu’on y voit une forme de Pol., I, 1, 1252a5. Pol., I, 2, 1253a2. 3 Comme le montre Lefebvre (2017), à propos de la reprise de la formule de l’animal « politique par nature » en Pol., III, 6, 1278b17-30, reprise dont il montre comment elle précise et enrichit le propos du livre I. 1 2
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traité de sociobiologie4, ou bien une enquête fondamentalement dialectique et assez peu contraignante sur le plan théorique pour la suite de l’enquête. Ou bien encore choisira-t-on de souligner les médiations qui apparaissent au cours du texte, entre les déterminations présentées comme naturelles et les réalisations proprement sociales qui, pour leur part, obéissent à des normes qui ne sont pas proposées par la nature. Il est du reste tout à fait possible de concilier les deux dernières lignes interprétatives, en soulignant la dimension dialectique et problématique des arguments proposés. La lecture sociobiologique, il est vrai, peut s’autoriser, au moins en partie, de la méthode d’analyse biologique explicitement adoptée par Aristote au livre I5. En identifiant la polis à la fin naturelle des autres communautés humaines, il semble même montrer, par la voie biologique, ce qu’est la nature humaine6. Rappelons également qu’Aristote inclut dans ses arguments une allusion à la théorie psychologique et zoologique des facultés : seul parmi les animaux, l’homme dispose du logos, c’est-à-dire à la fois du langage et de la raison, et de la capacité de se représenter et de signifier à ses semblables, non seulement le plaisir et la peine, mais aussi l’avantageux et le nuisible, le juste et l’injuste, le bien et le mal (1253a7-18). Cette ligne interprétative ne peut cependant ignorer les médiations précédemment évoquées. De fait, Aristote indique très clairement que la fin de la cité ne réside pas dans une simple préservation de la coexistence des individus dans un même tout, mais dans la réalisation d’une communauté d’actions, en vue du bien : « il faut considérer que la communauté politique existe en vue des belles actions et non pas de la simple coexistence »7. Le livre I lui-même contient un certain nombre d’indications concernant ce type de médiations. Notons tout d’abord que le naturalisme initial est contrarié par la nature elle-même. La démonstration de 4 Voir par exemple Lloyd (1993) et la discussion plus récente de cette hypothèse par Pellegrin (2017a). 5 Voir ci-dessus, p. 55-56. 6 Voir en ce sens Lennox (2015), en particulier p. 193-194, pour qui, de ce point de vue, le traitement réservé à l’homme ne diffère pas de celui des autres espèces ; la Politique ellemême serait en effet, bien plus que l’Éth. Nic., « un ouvrage ‘biologique’ » ; l’explication du développement de la polis, selon Lennox, ne serait qu’une instanciation particulière de la téléologie naturelle d’Aristote (« This account of the growth and development of the polis is simply another instantiation of Aristotle’s natural teleology », p. 194). 7 Pol., III, 9, 1281a2-3.
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l’existence d’une sociabilité naturelle est immédiatement tempérée par le fait qu’elle est impuissante à déterminer la valeur morale des actions humaines. La fin du chapitre 2 constitue de ce point de vue un retournement inattendu : le fait qu’il y ait par nature une « tendance », une hormê, à vivre à l’intérieur d’une communauté politique n’enlève rien au mérite de celui qui l’a instituée. Le premier nomothète – si c’est de cela qu’il s’agit – ne se contente donc pas de réaliser le programme fixé par la nature : il tire l’humanité d’un mauvais pas, vers lequel elle s’engageait d’elle-même. L’homme est en effet capable du meilleur comme du pire et il est le plus féroce des animaux « lorsqu’il s’affranchit de la loi et de la justice ». On sait également que l’homme est équipé d’« armes » qui peuvent servir la prudence et la vertu, mais aussi des fins contraires à celles-ci8. Il n’est pas ici question de l’homme naturellement « hors cité », ou apolis, évoqué quelques lignes plus haut, exception à la norme anthropologique, et dont il a été dit qu’il ne pouvait être qu’un individu méprisable ou bien un être surhumain9. Les dernières lignes du chapitre invitent, indirectement, à une interprétation plus large : « la vertu de justice est politique, car la justice est une mise en ordre (taxis) de la communauté politique, et la vertu de justice est une discrimination (krisis) du juste » (1253a37-39). La tendance à la sociabilité ne suffit donc pas : il faut encore que la communauté soit ordonnée, et qu’elle le soit par la justice. Il faut une intervention et une construction proprement humaines pour réaliser la fin d’une entité dont l’existence est pourtant naturelle en son principe. Ce n’est pas la tendance naturelle elle-même qui « met en ordre » la cité, mais une disposition acquise – la justice comme vertu – et une compétence particulière, celle du politique, à qui il revient d’instituer l’ordre en question. Le livre III révèle que le principe d’ordre, voire l’ordre lui-même, est la constitution, la politeia : « la constitution est un certain ordre (taxis) entre ceux qui habitent la cité »10. Cette taxis est d’autant moins une 8 Voir en ce sens, contre les lectures « réductionnistes » du livre I de la Politique, Labarrière (2016). 9 Labarrière (2017) souligne que l’individu apolis est « par nature » au sens où les exceptions monstrueuses font partie du cours général de la nature – ce qui est parfaitement compatible avec la thèse de l’animal politique « par nature ». 10 Pol., III, 1, 1274b38. Les expressions de ce type sont récurrentes : « la constitution d’une cité, c’est une mise en ordre (taxis) des différents pouvoirs et au premier chef de celui qui est souverain par rapport à tous les autres » (III, 6, 1278b8-10) ; « une constitution, c’est, dans les cités, la mise en ordre (taxis) des pouvoirs » (IV, 1, 1289a15-16).
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mise en ordre naturelle que le terme, dans cette acception, appartient au vocabulaire juridique. Il désigne par exemple, dans la Constitution d’Athènes, la façon dont la constitution est concrètement organisée11. Rappelons enfin que le livre I s’achève en annonçant un nouveau point de départ en vue de l’étude des constitutions. Il ne me paraît pas forcé d’établir un rapprochement entre ces textes du livre I de la Politique et l’ouverture du livre II de l’Éthique à Nicomaque, qui explique que les vertus morales – parmi lesquelles compte d’ailleurs la justice – ne sont données ni par nature, ni contrairement à la nature, mais par l’habitude, parce qu’elles sont des dispositions acquises du caractère. Que nous soyons naturellement apte à acquérir les vertus ne nous rend pas naturellement courageux, juste ou tempérant. De même, l’animal politique tend par nature à vivre avec ses semblables, mais il n’y a aucune nécessité qu’il agisse avec eux dans le sens du bien commun. Le fait que l’homme soit par nature un animal politique ne veut pas dire qu’il soit par nature un citoyen exemplaire. Nous pourrions encore objecter que cet état d’incomplétude et d’inachèvement – comme le statut intermédiaire de l’espèce humaine entre les dieux et les autres animaux – est précisément conforme à la nature. Il n’en demeure pas moins que la nature est ici du côté des potentialités et des fins ultimes, qu’elle n’apporte rien au niveau intermédiaire des normes, c’està-dire des nécessaires prescriptions qui permettent de passer de la puissance aux actions effectives et ainsi à la réalisation concrète des fins. Elle ne fournit aucune prescription positive et immédiate au politique. Celui-ci n’accomplit son œuvre qu’en fonction d’une communauté déterminée, qui se caractérise elle-même par une situation historique, politique, démographique, éthique et économique particulière. Le naturalisme politique d’Aristote est un naturalisme contrarié ou, au mieux, un naturalisme inchoatif : une théorie des puissances natives et des tendances premières, et non pas un naturalisme directement prescriptif. II. L’animal politique, animal d’action La thèse selon laquelle l’homme est par nature un zôon politikon, de plus, n’est pas propre à la Politique. Elle apparaît également, en plus de quelques occurrences biologiques, dans les deux grands traités éthiques Constitution d’Athènes, III, 1, 1 ; IV, 1, 4 ; XLI, 2, 6.
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authentifiés d’Aristote, l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème12. Cela ne devrait pas en principe poser problème : la recherche éthique du bien proprement humain relève de la politique au sens large, discipline architectonique dans le domaine pratique13. Or, à l’examen, il apparaît que cette thèse acquiert, dans le contexte des traités éthiques, des caractères spécifiques, irréductibles à la fonction qu’elle remplit au livre I de la Politique. Ces particularités sont généralement négligées14. On peut notamment se demander si la qualification qu’Aristote a en vue, lorsqu’il mentionne le zôon politikon en éthique, est uniquement la disposition et la tendance naturelles à vivre en société, en d’autres termes une faculté biologique. C’est incontestablement le sens le plus déterminant dans la Politique et il trouve des échos clairs dans les Éthique. Cependant, il n’indique que de manière très imparfaite ce qu’Aristote entend signifier, en particulier au livre I et au livre IX de l’Éthique à Nicomaque. Dans ces passages, non seulement la dimension biologique de la thèse joue un rôle minimal, mais encore l’aspect dispositionnel passe au second plan. Ce qu’Aristote veut établir alors, ce n’est pas tant – ou pas uniquement – que l’homme est prédisposé par nature aux vertus nécessaires à la vie commune, qu’il est naturellement sociable, mais bien plutôt qu’il agit et qu’il réalise son bien dans la sphère collective. En d’autres termes : dire que l’homme est politique, revient à dire que son telos essentiel est un telos pratique. Il nous faut donc comprendre ce qui, dans l’argumentation des traités éthiques, fait passer la thèse du zôon politikon du simple désir naturel de vivre en communauté à une dimension proprement pratique. On note tout d’abord une importante différence formelle, qui tient au statut logique de la proposition invoquant le statut de zôon politikon. Dans la Politique, elle est la conclusion de l’analyse régressive et génétique de la cité. On peut alors reconstituer l’argument sous la forme suivante. La cité est fin et son processus de génération est spontané ; donc : (a) elle est naturelle ; (b) l’homme est par nature un animal politique15. Cette thèse est le résultat d’une inférence, elle dérive de prémisses 12 Éth. Nic., I, 5, 1097b11 ; VIII, 14, 1162a17-18 ; IX, 9, 1169b18-19 ; Éth. Eud., VII, 10, 1242a22-23. Sur les autres cas d’animaux “politiques”, voir notamment HA, I, 1, 487b33-488a26 et les analyses de Labarrière (2004), p. 61-127. 13 Éth. Nic., I, 1, 1094b11. 14 Kraut (2002), p. 247-253, fait exception. 15 Pol., I, 2, 1253a1-3.
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a ntécédentes. Son évidence est donc conclusive ou inférée et non pas immédiate. Le texte de Politique, I, 2 est de ce point de vue très clair, si l’on prête attention aux termes que je choisis ici de souligner : « il est manifeste à partir de cela que la cité fait partie des réalités naturelles et que l’homme est par nature un animal politique »16. À l’inverse, la même thèse, chaque fois qu’elle apparaît dans les traités éthiques, y figure comme une prémisse, et non comme un demonstrandum ou comme la conclusion d’une démonstration effective. Je souligne ici, de nouveau, les indicateurs d’inférence : Personne ne choisit le bonheur en vue de ces biens , ni, d’une manière générale, en vue de quelque chose d’autre que lui. Et on arrive manifestement au même résultat en partant de l’autosuffisance, car il semble bien que le bien complet soit autosuffisant. Toutefois nous ne disons pas ‘autosuffisant’ à propos d’un individu isolé, celui qui mène une vie solitaire, mais en incluant également les parents, les enfants, l’épouse et, tout ensemble, les amis et concitoyens, puisque par nature l’homme est un être politique (ἐπειδὴ φύσει πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος).17 l’affection que se portent mari et femme semble bien être conforme à la nature, car l’homme est par nature enclin à la vie de couple encore plus qu’il n’est politique (ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει συνδυαστικὸν μᾶλλον ἢ πολιτικόν), dans la mesure où la famille est antérieure à la cité et plus nécessaire qu’elle, et la procréation plus commune chez les animaux. Chez les autres animaux, cela dit, la communauté ne va que jusqu’à ce point, tandis que les hommes ne cohabitent pas seulement en vue de la reproduction, mais en vue de ce qui concerne la vie en général.18 Personne, en effet, ne choisirait de posséder tous les biens pour son usage exclusif, car l’homme est un être politique et naturellement enclin à la coexistence (πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός). Or l’homme heureux également est ainsi ; il possède donc les biens qui sont tels par nature, et il est clair qu’il est préférable de passer son temps avec des proches et des gens de bien plutôt qu’avec des étrangers et des gens rencontrés au hasard. Il faut donc à l’homme heureux des amis.19 Rechercher quelle relation il faut avoir avec le proche, c’est rechercher ce qui est juste en quelque manière ; car, d’une manière générale, le juste est toujours relatif à un proche. Le juste, en effet, concerne certains individus, 16 Pol., I, 2, 1253a1-3 : ἐκ τούτων οὖν φανερὸν ὁτι τῶν φύσει ἡ πόλις ἐστί, καὶ ὁτι ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῶιον. 17 Éth. Nic., I, 5, 1097b5-11. 18 Éth. Nic., VIII, 14, 1162a18-22. 19 Éth. Nic., IX, 9, 1169b17-22.
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à savoir les membres d’une communauté, et le proche est membre d’une communauté, de lignage ou de vie, car l’homme est un animal non pas seulement politique, mais aussi enclin à vivre en famille (ὁ γὰρ ἄνθρωπος οὐ μόνον πολιτικὸν ἀλλὰ καὶ οἰκονομικὸν ζῷον), et, à la différence des autres animaux, il ne s’accouple pas n’importe quand et au hasard, que ce soit avec une femelle ou un mâle, et d’une façon qui lui est propre il n’est pas un animal solitaire, mais un animal communautaire à l’égard de ceux avec qui il a une parenté naturelle (κοινωνικὸν ἄνθρωπος ζῷον πρὸς οὓς φύσει συγγένεια ἐστίν). Il y aurait donc communauté et justice, même s’il n’y avait pas de cité, et la famille est une sorte de lien affectif.20
Il est donc très clair que la fonction des traités éthiques n’est pas d’apporter des preuves supplémentaires ni des arguments nouveaux en faveur de la thèse et qu’Aristote s’appuie désormais sur les résultats de l’enquête menée au livre I de la Politique. Que ce texte soit ou non antérieur aux deux traités éthiques, le thèse du zôon politikon est ici présentée comme antérieurement établie. Du même coup, cette dernière fait fonction de principe et prend véritablement rang d’axiome dans la construction théorique de l’éthique aristotélicienne. Si le zôon politikon appartient à l’éthique, ce n’est donc pas au sens où l’assertion serait un objet d’analyse en soi pour l’éthique. C’est bien plutôt, dans ce contexte, une prémisse, fondée ailleurs et immédiatement mobilisée telle quelle. Elle est ainsi aussitôt disponible pour servir à l’élucidation ou à l’élaboration d’autres notions, comme l’autosuffisance, l’amitié ou la communauté. Par ailleurs, la thèse n’est pas toujours utilisée aux mêmes fins selon les textes où elle est convoquée. Dans le texte de Éth. Nic., I, 5, elle permet de délimiter plus exactement l’autarkeia humaine, et ainsi de préciser le caractère autosuffisant du bonheur proprement humain. Le souverain bien visé dans le domaine pratique est une fin complète ou parfaite, c’est-à-dire désirable pour elle-même et non pour autre chose. Celui-ci implique l’autosuffisance de l’agent, autosuffisance que l’on étend, puisque l’homme est « par nature un animal politique », aux proches ou amis que sont les parents, les enfants, les amis au sens restreint mais également aux concitoyens, qui peuvent du reste être en un sens compris parmi les amis21. Il y a d’ailleurs une incertitude sur Éth. Eud., VII, 10, 1242a19-28. Au moins au sens où l’ὁμόνοια, la concorde, est une forme civique d’amitié (voir notamment Éth. Nic., VIII, 1, 1155a24 ; IX, 6, 1167a22-b16). On sait par ailleurs qu’Aristote évoque à plusieurs reprises la φιλία qui doit en principe exister entre concitoyens. Je n’aborderai pas ici la question de savoir s’il y a une amitié politique proprement dite. 20 21
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l’extension de l’explanandum : l’assertion zôon politikon explique-t-elle uniquement le dernier terme de l’énumération (les concitoyens) ; ou bien les deux derniers termes (les proches et les citoyens) qui, de fait, semblent grammaticalement placés sous un même chapeau22 ; ou bien l’ensemble des termes de l’énumération avec extension (limitée) à la parentèle ? Dans ce contexte précis, et si l’on considère les lignes qui suivent, où Aristote ne fait pas de distinction entre les différents types de proches ou amis, j’aurais tendance à penser que la qualification de zôon politikon s’applique à l’ensemble ainsi constitué. Ainsi, l’homme est « politique par nature », au sens où il tend par essence à réaliser une fin commune et autosuffisante avec un cercle de proches, cercle qui inclut parents, amis et concitoyens. Je reviendrai sur la nature de cette fin. En Éth. Nic., VIII, 14, 1162a18-22, la thèse du zôon politikon a une fonction différente, puisqu’il s’agit cette fois de diviser les différents aspects de la sociabilité humaine, en distinguant entre la tendance à vivre en couple et la tendance à vivre en cité. Cette fois, elle a une fonction minimale, voire négative, et concerne implicitement le rapport aux concitoyens, par opposition à l’époux et à l’épouse. Cela dit, la suite du texte va donner une dimension spécifique au couple humain, lui assignant des tâches économiques et un possible fondement éthique, au-delà de la fonction naturelle de procréation. J’y reviendrai. En Éth. Eud., VII, 10, 1242a19-28, dans le même ordre d’idées, la thèse apparaît comme une caractérisation insuffisante, grossière en quelque sorte, car l’homme n’est pas seulement « politique » : il réalise aussi son essence par le truchement de la communauté familiale. Là encore, la portée naturaliste de l’argument est plus apparente que réelle, car il s’agit de montrer que la manière proprement humaine de vivre en famille, à l’instar de la vie « de couple » de Éth. Nic., VIII, 14, diffère spécifiquement de la pseudo-famille animale : l’affection qui réunit les membres de la famille humaine ou maisonnée est toujours une forme de justice, dont les règles se définissent et s’appliquent à l’intérieur d’une communauté donnée. L’évocation du caractère politique de l’homme sert donc ici à montrer que toute amitié implique la justice et qu’aux diverses formes d’amitiés correspondent différentes formes de relations justes. 22 J’opte en effet pour cette construction, étant donné l’absence d’article devant πολίταις dans l’expression καὶ ὅλως τοῖς φίλοις καὶ πολίταις.
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En Éth. Nic., IX, 9, 1169b17-22, elle sert à préciser la manière dont l’homme heureux use des différents biens : parce qu’il est « politique », et parce qu’il partage avec tout autre homme les caractéristiques propres à la nature humaine, l’homme heureux – donc vertueux – partage les biens avec ses semblables, c’est-à-dire avec ses amis véritables, qui sont eux-mêmes des gens vertueux. L’homme de bien, conclut Aristote, aura besoin d’amis23. La nature politique de l’homme sert donc ici à résoudre une aporie bien précise. On verra toutefois qu’au-delà de cette aporie, la thèse est ici directement liée à la question envisagée en Éth. Nic., I, 5, 1097b5-11, celle du bonheur et du bien proprement humains. Au terme de cette première analyse, quatre points retiennent plus particulièrement l’attention : (a) dans les traités éthiques, la thèse de l’animal politique a fonction de principe et non pas de conclusion ni de demonstrandum ; (b) elle est utilisée à des fins diverses, et sert à définir les différentes notions dont on a besoin pour élaborer le discours éthique ou pour résoudre des apories particulières ; (c) le sens de politikon est variable ; (d) l’usage de la formule a un rapport particulier avec deux problématiques centrales et étroitement liées l’une à l’autre : celle du bonheur et celle de l’amitié ou affection. Avant d’en venir à ce dernier point, tâchons d’évaluer la dimension naturaliste de la formule telle, encore une fois, qu’elle apparaît dans les textes éthiques. Comme on l’a vu, il faut considérer avec beaucoup de prudence le naturalisme supposé de Politique, I, 1-2, qui est, au mieux, comme je l’ai dit, un naturalisme inchoatif. On peut cependant s’accorder sur l’idée que, dans ce contexte précis, la formule a, tout au moins, une orientation naturaliste. Si l’homme est politique « par nature », ce n’est pas en un sens faible, par manière de dire, mais parce qu’il est le membre d’un tout lui-même naturel. Le fait d’appartenir à cette totalité lui assigne une fin, en un sens, « naturelle ». Il n’en va pas de même dans les textes que nous venons de parcourir. Le texte de Éth. Nic., I, 5, 1097b5-11 ne fait aucune mention du caractère naturel de la cité ni d’un éventuel rapport organique entre cette dernière et le citoyen, de sorte que la précision « φύσει » semble désigner l’essence de l’être humain, sans référence à une communauté qui serait elle-même « naturelle ». L’homme est ici « politique » au sens où il vit 1169b22.
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et agit dans un ensemble relationnel et affectif. Observons d’ailleurs que deux manuscrits au moins donnent πολιτικὸς et non πολιτικὸν, ce qui laisse penser qu’ils ne sous-entendent pas ζῷον dans la formule. L’homme serait « politique » par lui-même sans qu’il y ait lieu de préciser qu’il est un « animal » ou un « vivant » politique. Par ailleurs, le passage de Éth. Nic., VIII, 14, 1162a18-27 – le plus « naturaliste » à première lecture des passages empruntés aux traités éthiques – est tout à fait révélateur de la manière dont Aristote a l’habitude d’amender le principe de la conformité à la nature dans les traités de philosophie pratique. Il évoque dans un premier temps l’antériorité du couple – donc de la famille – par rapport à la cité, ce qui fait logiquement songer à la genèse de la polis au livre I de la Politique. Cependant, deux remarques s’imposent. D’une part le caractère politikon de l’homme est implicitement présenté comme moins naturel que la tendance à former un couple. D’autre part, le couple proprement humain est lui-même spécifiquement différent du couple animal : l’homme et la femme s’associent, non seulement pour procréer, mais encore pour réaliser tous les biens de l’existence à l’intérieur de la sphère familiale. Ils divisent ainsi les tâches et se viennent mutuellement en aide, « mettant en commun ce qui leur est propre (εἰς τὸ κοινὸν τιθέντες τὰ ἴδια) ». Plus encore, leur affection peut se fonder sur la vertu, s’ils sont gens de bien, de sorte qu’ils se réjouiront de leurs vertus respectives. En d’autres termes, non seulement il y a une communauté pré-politique, un mode d’association plus naturel et plus radical encore que l’appartenance à la cité, mais encore, cette association première est fortement socialisée, au point que l’on peut conclure, ainsi que le fait Aristote lui-même au terme de ce chapitre, qu’il y a des rapports de justice entre les proches, y compris à un niveau inférieur à celui de la cité. On fera les mêmes remarques à propos du texte de Éth. Nic., VII, 10, manifestement parallèle. On retiendra toutefois un détail supplémentaire dans ce dernier texte : le caractère politikon n’est pas lui-même qualifié de « naturel ». Comme l’a dit justement Wolfgang Kullmann à propos de Éth. Nic., VIII, 14, « dans le mariage humain, tout se passe donc comme dans la communauté politique : les deux communautés naissent d’un instinct, auquel vient s’ajouter un élément rationnel, à savoir l’intérêt commun et le bonheur, qui dépend de l’arete » et, quelques lignes plus loin, « dans les deux communautés, nous avons donc à la fois un instinct biologique
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et une ‘superstructure’ rationnelle »24. Si Kullmann a raison, il n’y a pas de contradiction entre notre passage et le texte phare de Politique, I, 2 : dans la sphère familiale elle-même, pourtant la plus naturelle, se trouve déjà en germes ou en puissance le telos d’une vie commune organisée et réglementée, c’est-à-dire la cité elle-même25. Je ne reviens pas sur l’autre versant de la problématique, sa dimension zoologique, et la question de savoir s’il y a ou non continuité entre l’affection partagée entre les animaux et leurs petits d’une part, et la communauté familiale humaine d’autre part26. Je retiens en tout cas que, dans le contexte de Éth. Nic., VIII, 14 et de Éth. Eud., VII, 10, l’accent est différent des autres textes – notamment Politique, I, 2. Ce qui intéresse ici Aristote, ce n’est pas tant la sociabilité elle-même, ou son caractère naturel, que ses différents niveaux et ses implications éthiques : quel degré de vertu y a-t-il dans la philia et jusqu’à quel point celle-ci implique-t-elle des relations proprement morales ? La philia, nous l’avons vu, n’est pas réductible à une disposition affective et non rationnelle, de sorte qu’elle ne peut dériver immédiatement d’un rapport affectif ou instinctif à soi : c’est aussi une décision ou choix réfléchi et, sous cet aspect au moins, une vertu. Aussi les animaux, bien que l’on puisse leur accorder une certaine philia mutuelle, ne peuvent-ils éprouver entre eux une amitié de même ordre que celle qui lie les hommes vertueux, car ils ne peuvent pas choisir à proprement parler, faute de disposer de la faculté rationnelle. J’en viens maintenant à la signification proprement éthique de la mention du zôon politikon, c’est-à-dire à ce qu’elle implique ou sous-entend du point de vue de la théorie de la vie bonne et du bonheur proprement humain. La question initiale était de savoir si elle signifie modestement que l’homme est sociable, dans la simple mesure où il est disposé à la vie commune, ou bien s’il est politique en un sens plus fort et plus déterminé, parce qu’il serait enclin à agir socialement d’une certaine manière. En d’autres termes, la formule est-elle une qualification minimale et purement dispositionnelle, ou bien l’indication et la justification forte d’un certain régime d’activité ? Kullman (1993), p. 174-175. C’est également ce que fait remarquer Labarrière (2004), p. 90 : « à la différence des autres animaux, cette première communauté est ‘finalisée’ et ne reçoit son sens que dans l’ordre de la cité. » 26 Voir ci-dessus, p. 168-174. 24 25
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En Éth. Nic., I, 5, on l’a dit, il s’agit précisément de caractériser le bonheur humain à l’aide de la notion d’autosuffisance. Or cette autarcie « politique » contraste fortement avec ce qu’Aristote dit au livre X de l’Éthique à Nicomaque. Il précise alors, en effet, que la vie la plus autarcique et la plus digne d’être choisie n’est pas la vie politique, mais la vie contemplative ou vie selon l’intellect27. Le sage contemplatif n’a pas en toute rigueur besoin de ses semblables, avec lesquels il aurait des relations relevant de la justice, parce qu’il est « le plus autosuffisant » (αὐταρκέστατος)28. La suite du chapitre 7 et le chapitre 8 développent l’opposition entre la vie contemplative et la vie pratique ou politique. Aristote tranche en faveur du bonheur contemplatif, parce qu’il est le plus indépendant à l’égard des biens extérieurs et des circonstances, tandis que les vertus pratiques s’exercent éminemment dans la sphère de la politique ou de la guerre, laissant peu de temps au « loisir » que requiert la contemplation29. La hiérarchie instituée au livre X suffit-elle à lever l’embarras que constitue le conflit littéral entre les deux passages ? Faut-il plutôt penser que Éth. Nic., I, 5 expose une version encore provisoire de la définition du bonheur ? Ou bien ne faut-il pas admettre que ces textes répondent à des questions distinctes, et qu’en tant que tels ils sont logiquement commandés par des perspectives différentes, de sorte qu’ils ne peuvent pas conduire aux mêmes conclusions30 ? Ce que je retiens en tout cas de cette confrontation entre le livre I et le livre X, c’est que la formule du zôon politikon intervient, au livre I, dans le cadre d’une définition du bonheur pratique, c’est-à-dire de la vie bonne telle qu’elle se réalise dans et par l’action, à l’intérieur d’une sphère collective d’existence. En un sens, la formule démarque le bonheur pratique du bonheur contemplatif, puisque cette thèse et ses conséquences conduisent précisément Aristote à distinguer entre les deux types d’autarkeia. Revenons maintenant à Éth. Nic., IX, 9, 1169b17-22 et à la problématique de l’amitié. L’argument est, on l’a vu, le suivant : l’homme est un animal politique par nature ; donc il ne choisira pas de garder tous ses biens pour lui seul ; donc il aura besoin d’amis pour partager ses biens et dispenser ses bienfaits. Il ne fait aucun doute que, dans l’amitié véritable, fondée sur la vertu et non sur l’utilité ou le plaisir, les bienfaits en Éth. Nic., X, 7, 1177a27-28. 1177b1. 29 1177b4 sq. 30 Sur ce problème classique d’interprétation, voir ci-dessus, p. 121-124. 27 28
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question sont des bienfaits moraux : la pratique effective et commune des vertus. Dès lors, s’il est faux de penser que l’homme heureux n’a pas besoin d’amis, c’est parce que « le bonheur réside dans une certaine activité » (ἡ εὐδαιμονία ἐνέργειά τις ἐστίν, 1169b29), et que l’activité dont il est ici question implique la relation à autrui. L’homme est l’auteur de ses actions, mais il n’est pas le seul acteur de son propre bonheur. Nous aurons donc du plaisir, non seulement à agir, mais également à voir nos amis bien agir : « les actions des gens de bien (αἱ τῶν σπουδαίων δὲ πράξεις) sont agréables aux hommes bons dont ils sont les amis »31. De fait, les belles actions de notre alter ego nous sont agréables au même titre que les nôtres et l’entraînement mutuel à bien agir, au sein de la sphère d’amitié, fortifie les actions, si bien que l’activité sera plus continue32. Il est donc clair que la thèse du zôon politikon intervient dans ce passage à un moment crucial, faisant basculer l’aporie du côté du besoin d’amis. Il est non moins remarquable qu’Aristote ne se contente pas de dire ici que l’homme heureux est sociable, c’est-à-dire enclin à la coexistence plutôt qu’aux délices (ou aux affres) de la solitude. Il dit bien plus : l’être humain – en tout cas la personne libre et vertueuse – a naturellement besoin d’accomplir des actions, si bien qu’il réalise sa nature propre dans l’accomplissement des actions bonnes. Or on agit toujours avec et donc par autrui, dans un jeu d’émulation morale et de reconnaissance mutuelle à l’intérieur d’une communauté de proches. Le caractère politique de l’être humain n’est donc pas simplement une disposition ou inclination à vivre avec ses semblables, une tendance immédiate au συζῆν, mais également une inclination pratique, c’est-àdire une inclination à réaliser des actions. En d’autres termes : l’homme tend par nature à vivre avec ses semblables ; or cette disposition s’actualise dans des actions, et celles-ci ne sont jamais réductibles au comportement individuel, car elles sont également collectives et s’accomplissent, de fait, au sein d’une communauté. La communauté dont il s’agit n’est pas non plus de même nature que la communauté animale, car cette communauté d’actions est en vue du bien proprement humain. Le degré d’implication dans la vie politique au sens technique peut être variable – il n’est pas nécessaire d’être un professionnel de la politique 1169b35. 1170a4-13.
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pour être « politique » au sens fondamental –, mais la dimension proprement pratique de l’animal politique n’en est pas moins déterminante33. Sur ce point, une fois encore, le rapport au texte de la Politique est subtil : Aristote ne met plus l’accent sur le fait que le caractère politique de l’homme et son inclusion dans la cité sont naturels et inscrits dans son essence, mais plutôt sur le fait qu’étant « politique », l’homme est du même coup « actif ». En cela, il ne diverge pas par rapport à la Politique. En Politique, III, 9, après avoir précisé que la cité ne réalise son autarcie et n’accomplit son essence que si les concitoyens sont liés par la philia, il donne de la cité une définition plus élaborée que celles qu’il avait formulées précédemment : la cité est la communauté des lignages et des villages qui mènent une vie parfaite et autarcique, ce qui revient à mener une vie bienheureuse. C’est « donc en vue des belles actions (τῶν καλῶν ἄρα πράξεων χάριν) qu’existe la communauté politique », et non pas implement en vue de vivre ensemble34. Ainsi, la simple coexistence ne suffit pas à caractériser le mode de vie politique proprement humain sous sa forme la plus accomplie. On comprend donc qu’être politikon c’est tendre vers une réalisation pratique de nos dispositions naturelles et non pas seulement avoir ces dispositions. Les notions de philia et de koinônia sont ici les intermédiaires qui permettent d’établir le lien entre la nature simplement « sociable » de l’homme et sa nature d’agent effectivement éthique. L’aporie qui commande le passage de Éth. Nic., IX, 9 deviendra cruciale dans le débat hellénistique autour de la Nouvelle Académie lorsqu’il s’agira de confronter l’héritage de l’aristotélisme et du platonisme aux thèses stoïciennes sur le bien : si le sage stoïcien est indifférent aux biens extérieurs, il devrait être également indifférent à ce bien extérieur qu’est l’amitié. Au livre V du De finibus, Cicéron fait de Pison le porte-parole d’Antiochus d’Ascalon, qui lui-même concilie son platonisme fondamental avec des éléments empruntés aux stoïciens et avec la tradition péripatéticienne35. Pison s’emploie notamment à justifier le fait que le sage 33 Kraut (2002), p. 252, l’a très bien dit : « in calling us political animals, Aristotle is referring not to the psychological make-up that propels us into the polis, but to the goal to which we are propelled – the kind of life that is good for us to live. (…) Part of the goal of all human beings is to be active as political animals, (…) to be active participants in the deliberations and judgements that citizens need to make collectively. » 34 Pol., III, 9, 1280b40-1281a4. 35 Concernant les positions que l’on peut attribuer à Antiochus et son éclectisme supposé, je renvoie à Sedley (2012).
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possède des amis. Or, selon la doctrine rapportée ici, l’un des arguments invoqués est précisément le fait que l’homme est politikos36. Il est non moins intéressant d’observer que, quelques lignes plus haut, parmi les caractères inscrits dans la nature de l’âme humaine, on trouve son inclination constante à agir (appetat animus aliquid agere semper), et à ne pas s’accommoder du repos37. « Nous sommes nés pour agir » (nos ad agendum esse natos) dira plus loin Pison38. Il me semble que, malgré les mutations qu’a pu connaître l’aristotélisme sous l’influence des croisements avec les autres écoles, de l’époque d’Aristote à celle de Cicéron, il y a là un écho frappant d’une thèse implicite mais fondamentale de l’éthique aristotélicienne, thèse que l’on pourrait résumer ainsi : zôon politikon, zôon praktikon. Cette propriété ne remet pas en cause le fait que l’être humain est un animal naturellement politique, mais elle montre qu’il aspire également, et par ce fait même, à être un animal pratique, c’est-à-dire un principe d’actions. Il n’est donc pas étonnant que les traités éthiques, qui posent la question de l’influence des tendances naturelles sur la détermination pratique, et des limites de cette influence, mettent l’accent sur ce point.
Cic., Fin., V, 66. Cic., Fin., V, 55. 38 Cic., Fin., V, 58. 36 37
Chapitre X LA NATURE ET LA LOI : ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE I. Un débat en arrière-plan : Aristote et l’héritage sophistique Dans les pages précédentes, nous avons vu comment l’éthique entendait répondre, par l’éducation du caractère et l’orientation du désir raisonnable, à l’inachèvement de la nature humaine. Elle se construit en effet sur la plasticité même de cette dernière, de ses prédispositions et de ses tendances. Cet état d’indétermination première appelle donc, et justifie, des médiations qui ne peuvent se réaliser que dans la sphère pratique. La réalisation du bien proprement humain n’est pas l’actualisation spontanée de capacités et de tendances naturelles. Qu’en est-il cependant de la dimension normative de la référence à la nature, du caractère prescriptif du « naturel », par confrontation avec les normes et règles proprement humaines, juridiques ou éthiques ? Pour Aristote, cette question se pose nécessairement dans le contexte du débat sur le rapport entre φύσις et νόμος. Cette antithèse, qui oppose la nature à la loi, convention ou usage, constitue en effet l’arrière-plan de toute discussion sur la conformité à la nature, au ve et au ive siècles. Le livre I de la Politique montre à quel point Aristote reste tributaire de ce cadre, à propos de l’esclavage ou de l’usage de la monnaie. L’antithèse apparaît également, de manière plus discrète mais non moins significative, dans plusieurs passages de l’Éthique à Nicomaque et de l’Éthique à Eudème. On pourrait penser qu’il s’agit là d’une sorte de passage obligé et convenu, avant de construire la philosophie des choses humaines d’une tout autre manière. Toutefois, Aristote ne se contente pas de rappeler les termes du débat pour ensuite les abandonner. Il invite à dépasser l’antithèse, en tout cas
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sous sa forme la plus rigide, sans pour autant la supprimer1. Il lui donne même une nouvelle vie. Je voudrais montrer dans les pages qui suivent que l’antithèse participe directement du discours sur le bien humain et l’action droite, et cela de deux manières : d’une part, en lui fournissant la matière de certaines de ses prémisses dialectiques ; d’autre part, en montrant que nature et convention se limitent réciproquement et ont chacune leur part dans les affaires humaines, en particulier lorsqu’il est question de définir ce qui est juste. Aristote ne se contente pas de partir de l’antithèse, mais la transforme en instrument d’analyse. L’opposition de la nature et de la loi permet de distinguer parmi les dispositions, activités et institutions humaines, comme on divise une totalité indistincte en ses composants essentiels2. Mais il y a plus : en identifiant, dans une même sphère d’activités, ce qui relève de la nature, d’une part, et ce qui relève de la loi, de l’autre, Aristote invite à les concevoir, au-delà de leur apparente antinomie, comme deux principes nécessairement corrélés. L’antithèse, ainsi transformée en dualité constitutive, traduit le double régime propre à l’existence humaine, faite à la fois de nature et de conventions. Pour comprendre comment Aristote dépasse puis conserve et transforme l’antithèse φύσις-νόμος, partons des coordonnées du débat auquel il prend part. Dans les traités éthiques, cette problématique apparaît en un lieu crucial, dès le premier chapitre du premier livre de l’Éthique à Nicomaque. Nous nous situons dans la grande introduction à l’éthique qui ouvre l’enquête sur le bien proprement humain. Nous en sommes donc aux principes fondamentaux. Aristote précise qu’à propos des « choses belles et des choses justes sur lesquelles porte la politique », il faut savoir se contenter d’explications approchées et ne pas exiger la même exactitude que dans les domaines où nous traitons de choses immuables, comme les mathématiques. L’exigence est donc d’abord épistémologique : vouloir appliquer aux affaires humaines, par nature instables et partiellement imprévisibles, le même type de discours qu’aux 1 Ce point a été noté à plusieurs reprises. Il est par exemple mentionné par Lockwood (2005). 2 Démarche que l’on peut en ce sens comparer à l’opération, présentée au début de Phys., I, 1, 184a22-23, qui consiste à diviser des totalités initialement confuses jusqu’à la saisie de leurs principes, causes ou éléments premiers. Cette méthode est d’ailleurs à l’œuvre dans l’examen de la cité, en Pol., I, 1, 1252a17-23.
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 199 objets de science proprement dite, qui sont immuables, reviendrait à faire une erreur de méthode. Il faut tenir compte du principe de rigueur relative, en vertu duquel il n’y a pas d’exactitude absolue, mais plutôt une exigence commune de rigueur, valant dans tous les domaines, et dont la première règle est que l’exactitude visée soit appropriée à la matière dont on traite. Or, selon Aristote, « il y a une telle variété et tant de fluctuation dans les choses belles et justes qui font l’objet de la politique, qu’il semble (δοκεῖν) qu’elles sont seulement par convention (νόμῳ) et pas par nature (φύσει) »3. Cette phrase pourrait passer pour une simple formule dialectique destinée à marquer la limite jusqu’à laquelle il s’agit précisément de ne pas aller ; en ce sens, elle ne serait pas d’un grand poids théorique. Elle montre toutefois qu’il est impossible de faire l’économie de l’antithèse φύσις-νόμος et suggère que les sophistes, ses principaux promoteurs dans la génération qui précède celle d’Aristote, doivent être convoqués dans la réflexion sur la conformité à la nature. Comme nous allons le voir, plusieurs passages des traités éthiques et politiques, dont certains sont particulièrement fameux, confirment qu’il ne s’agit pas ici d’une allusion marginale. On sait que l’antithèse de la nature et de la convention est un des thèmes majeurs du mouvement sophistique. Il est également bien établi que les sophistes n’en sont pas les inventeurs et qu’ils n’en font pas tous le même usage4. Les précurseurs, en la matière, sont nombreux et leurs intentions sont diverses5. Avant que l’antithèse soit parfaitement identifiable comme telle, avant donc qu’elle constitue une dichotomie réellement opératoire, elle est présente de manière plus ou moins discrète dans différents domaines du savoir : non seulement lorsqu’il s’agit d’opposer à la nature les conventions humaines ou la loi instituée – qu’elle soit divine ou humaine –, mais également dans l’opposition entre le savoir véritable et les connaissances fondées sur la simple opinion, ou encore dans l’opposition entre l’être véritable et les apparences. Que le savoir véritable soit du côté de la phusis, entendue comme réalité des choses, les philosophes pré-platoniciens l’ont clairement montré. Héraclite affirme qu’« être raisonnable est la plus grande vertu et la sagesse, Éth. Nic., I, 1, 1094b14-16. Voir en ce sens Heinimann (1945) ; Napolitano Valditara (2000), p. 11-42 ; McKirahan (2011), p. 405-426. 5 Ainsi que l’a montré Heinimann (1945), qui a également souligné le rôle de la conception naturaliste et médicale dans la genèse et le développement de l’antithèse. 3 4
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c’est dire la vérité et agir selon la nature en lui prêtant écoute »6. Une manière de comprendre ce fragment est de le rapprocher du célèbre aphorisme : « Nature aime se cacher »7. Si ces deux textes sont convergents, une interprétation possible consisterait en ceci que la réalité des choses, l’objet de la connaissance vraie, échappe au plus grand nombre, qui s’en tient aux apparences et aux faux savoirs. Inversement, comme on le voit chez Empédocle, s’il n’y a dans les phénomènes que mélanges et séparations, et jamais de véritable engendrement – de véritable génération substantielle pour parler en langage aristotélicien –, la phusis entendue comme « naissance » ou « génération » n’est peut-être qu’une illusion ou une simple manière de nommer les transformations apparentes, conformément à l’usage, au nomos8. Au tournant du ve et du ive siècles, la bipolarité de l’essence véritable des choses et de leur apparence « conventionnelle » prend, avec Démocrite, un accent particulier. À l’existence véritable des atomes et du vide, s’oppose le statut seulement conventionnel des qualités sensibles. Ce qui existe « réellement » (eteê), ou par nature – les atomes et le vide –, délimite ainsi négativement ce qui n’existe que « par convention » (nomô), ou selon nos croyances, comme les couleurs ou les saveurs9. Plusieurs textes attestent ce point de doctrine, mais le témoignage de Sextus Empiricus est l’un des plus clairs : Démocrite, lorsqu’il abolit les choses qui apparaissent aux sens, dit à leur propos que rien n’apparaît conformément à la vérité, mais seulement conformément à l’opinion, et que ce qui est véritablement dans les êtres, ce sont les atomes et le vide. Il dit en effet : Convention que le doux, convention que l’amer, convention que le froid, convention que la couleur. En réalité, il n’y a que des atomes et du vide. Ce qui signifie : on convient et on forme l’opinion que les sensibles existent, mais ceux-ci n’existent pas véritablement, seuls existent véritablement les atomes et le vide.10
6 σωφρονεῖν ἀρετὴ μεγίστη, καὶ σοφίη ἀληθέα λέγειν καὶ ποιεῖν κατὰ φύσιν ἐπαίοντας, Héraclite, DK 22 B 112 . 7 φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ, Héraclite, DK 22 B 123. Je rejoins, pour ce fragment, une interprétation classique retenue par exemple par Fronterotta (2013). 8 Empédocle, DK 31 B 8 ; 9. 9 Voir notamment Aétius, IV, 9, 8 [DK 67 A 32] ; Diogène Laërce, Vies, IX, 72 [DK 68 B 117] ; Galien, Des éléments selon Hippocrate, I, 2 [DK 68 A 49] ; De l’expérience médicale, XV, éd. Walzer-Frede [DK 68 B 125] ; Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 135 [DK 68 B 9]. 10 Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 135 [DK 68 B 9].
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 201 Cette opposition conduit Démocrite à distinguer deux types de connaissances ou de jugements : la connaissance légitime et la connaissance « bâtarde »11. Seule la connaissance légitime, le jugement rationnel qui n’est pas altéré par la sensation, est en mesure de saisir les réalités cachées que sont les principes, atomes et vide. La connaissance sensible est pour sa part skotiê, « bâtarde » ou « obscure », c’est-à-dire, sans doute, oublieuse de son origine atomique et incapable de révéler sa nature véritable. Connaissance grossière, elle est incapable de saisir la réalité authentique, qui est imperceptible. Celle-ci ne peut donc être appréhendée que par l’exercice de la raison12. Quant à l’idée selon laquelle l’opposition de la nature et de la loi doit être sous certaines conditions dépassée, parce que les deux termes s’articulent ou se complètent, elle apparaît déjà bien avant Aristote, dans certains des cercles – peut-être des auteurs médicaux proches de Démocrite – qui participent de la constitution du Corpus hippocratique. Ainsi, l’auteur de Airs, Eaux, lieux, décrit au chapitre XIV la manière dont certains peuples façonnent le crâne de leurs enfants. Ils en viennent, ditil, à « rendre nécessaire » (ἀναγκάζουσιν) l’allongement du crâne. Or cette pratique ou cet « usage » (νόμος) finit par produire spontanément ses effets dans les générations suivantes, de sorte que les enfants naissent alors macrocéphales. La déformation, originellement artificielle, est « devenue naturelle » (ἐν φύσει ἐγένετο)13. Il y a donc une continuité causale entre l’ordre proprement humain du nomos et celui de la phusis. La nature et le nomos ne relèvent plus ici de deux régimes ontologiques et étiologiques distincts mais s’articulent dans une même série causale. Il ne s’agit donc pas d’une antithèse entre deux forces antagonistes. Quoi qu’il en soit, c’est d’abord en réaction aux sophistes, et par référence à la signification éthico-politique de l’antithèse, qu’Aristote en fait usage. Il ne fait guère de doute que le passage cité de Éth. Nic., I, 1 est une allusion aux positions sophistiques, probablement redoublée d’une Id., 138-139 [DK 68 B 11]. Démocrite réserve par ailleurs un rôle positif au nomos dans ses fragments moraux, que ce soit à la loi éthique ou à la règle juridique, ce qui montre la subtilité de son approche du problème ; mais c’est là une question que je dois laisser de côté. 13 C’est sans doute dans le même esprit que Démocrite affirme que l’éducation se rapproche de la nature, parce qu’en transformant l’être humain, elle « produit une nature » (φυσιοποιεῖ) ; voir Démocrite, DK 68 B 33 (Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, 151 ; Stobée, II, xxxi, 65). 11 12
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allusion aux critiques que Platon leur a adressées. Précisons toutefois que la vision qu’Aristote nous offre ici du mouvement sophistique est, comme elle peut l’être chez Platon, assez schématique et sans doute biaisée. L’antithèse φύσις-νόμος, à l’intérieur même du mouvement qui l’a popularisée, fait l’objet de divergences importantes, et ne peut en aucun cas se résumer à une prise de position commune en faveur de l’un des deux termes14. Il n’est pas nécessaire de s’attarder ici sur la fameuse diatribe de Calliclès, dans le Gorgias, en faveur d’un « droit de nature » qui ferait prévaloir le plaisir des plus forts contre les conventions grégaires qu’on impose aux hommes censément supérieurs15. L’ordre de la nature, à l’inverse, peut être du côté de l’harmonie et de l’égalité, par opposition à la violence inégalitaire du nomos. Dans le Protagoras, le sophiste Hippias reprend le mot fameux de Pindare, déjà cité plus haut, sur la « Loi, reine de tous » (νόμος ὁ πάντων βασιλεὺς). Il entend ainsi faire l’éloge des liens fondés sur la nature, à laquelle « la loi, tyran des hommes, fait violence de multiples manières » 16. L’ambivalence du mouvement sophistique sur le sens même de l’antithèse et sur sa portée normative va d’ailleurs bien au-delà de la confrontation indirecte et implicite entre Calliclès et Hippias17. Ainsi, Antiphon affirme que « la plupart des obligations légales (κατὰ νόμον) sont en conflit avec la nature »18 et que « par nature (φύσει) nous sommes en tout semblables, aussi bien les Barbares que les Grecs »19. Cependant, quand il constate que « la justice consiste à ne pas transgresser les lois de la cité dont on est citoyen »20, et tout en soulignant les limites et insuffisances de la loi instituée21, il semble admettre que le nomos est légitime dans son ordre, celui de la justice instituée et de l’action constatée par tous. Dans cette perspective, à la fois critique et pragmatique, il Comme le montre notamment Bonazzi (2010), p. 94 sq. Voir par exemple Platon, Gorgias, 492 c, ou encore 482e : « Le plus souvent, la nature et la loi sont en mutuelle contradiction. » 16 Voir Platon, Protagoras, 337 d, et ci-dessus, Introduction, p. 3. 17 Opposition soulignée par Gigante (1993), p. 153-154. 18 Antiphon, DK 87 B 44 (Pap. Oxyrhynkos, XI, 1364 Hunt) ; Fragment A, col. 1-2. 19 Antiphon, DK 87 B 44 ; Fragment B, col. 2. Il resterait à déterminer cependant l’exact degré d’adhésion, de la part de l’auteur portant ici le nom d’Antiphon, à cette apparente ouverture d’esprit en faveur d’un cosmopolitisme naissant. Ainsi, Pendrick (2002), p. 181, se montre très prudent sur la signification exacte du passage. 20 Antiphon, DK 87 B 44 ; Fragment A, col. 1. 21 Bonazzi (2010), p. 103-108, insiste sur ce point. 14 15
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 203 ne s’agit pas nécessairement de privilégier la nature contre la loi ni, de ce fait, d’opposer radicalement nature et convention22. Protagoras, tel que le dialogue éponyme de Platon nous le présente, justifie pour sa part le rôle des sophistes dans le programme éducatif des jeunes gens aisés des cités démocratiques par un récit anthropologique qui consacre l’instauration du règne de la loi. Le mythe de Prométhée, dans la version exposée par Protagoras, souligne la rupture avec la nature, à partir du moment où les hommes ne peuvent plus survivre grâce à leurs seules dispositions naturelles23. Ils sont désormais soumis à l’injonction de Zeus, qui leur commande de vivre en conformité avec la justice (δίκη) et la réserve ou pudeur (αἰδώς), c’est-à-dire sous le gouvernement de la politique, des valeurs sociales et des lois instituées. Même si Prométhée n’est pas lui-même l’inventeur des techniques – il les vole aux dieux et se montre incapable d’en inventer de nouvelles lorsque la situation le commande –, son geste symbolise probablement le passage du règne de la nature à celui de l’artifice, comme l’a bien montré J.-P. Vernant24. Cela ne veut pas dire que pour Protagoras le nomos ait en lui-même une valeur supérieure à la phusis ; il est plutôt l’horizon 22 Voir en ce sens la lecture de Gagarin (2002), en particulier p. 69. Dans une perspective comparable, voir les observations de Pendrick (2002), p. 60-61, à propos du contraste entre le fragment papyrologique attribué à Antiphon et la position de Calliclès : « The papyrus fragments, by contrast, offer no indication that Antiphon defended any normative conception of justice. Unlike Callicles, he nowhere applies the label ‘just’ to behaviour in accord with nature but contrary to law and convention. (…) Antiphon’s treatment of the same issue , by contrast, is detached and theoretical. (…) it contains no explicit recommendations or injunctions ». De fait, il ne semble pas que pour Antiphon la nature elle-même soit en mesure de produire des normes susceptibles d’orienter l’action humaine et de réguler les sociétés, comme le montre Bonazzi (2020), p. 154. 23 Platon, Protagoras, 320 c - 322 d. La question générale du rapport de Platon à la sophistique n’a évidemment pas à être traitée ici. Je renvoie, pour une mise au point récente, en particulier sur la figure de Thasymaque en Rép., I, à El Murr (2019), qui montre qu’au-delà de ce qui les oppose, Platon rejoint Thrasymaque pour estimer que le nomos, tel qu’il est institué dans les cités existantes, recouvre sous le masque de la justice apparente un « rapport de domination ». La réponse platonicienne de la République est évidemment opposée à « l’immoralisme politique » de Thrasymaque, puisqu’elle consiste en substance à montrer qu’une politeia réellement juste est possible (p. 362). 24 Voir notamment Vernant (1996), p. 265, à propos de l’opposition entre le feu naturel de la foudre, conservé par Zeus, et le feu domestiqué (emporté dans la tige d’un narthex : Hésiode, Théogonie, 567 ; Les Travaux et les jours, 52 ; Eschyle, Prométhée enchaîné, 109), que dérobe Prométhée : « la conservation de la vie humaine se trouve donc assurée par un acte qui a doublement le caractère d’un artifice : c’est la substitution d’une technique du feu à un feu naturel, c’est une ruse qui prend Zeus au dépourvu ».
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indépassable de l’action humaine, de sorte qu’une recherche pragmatique de la justice, comprise comme ce qui est utile à la communauté politique25, suppose la prévalence de la loi sur la nature. De fait, nous ne devons pas prendre à la lettre la dimension narrative du propos : le but du sophiste est sans doute moins de produire un récit diachronique que de livrer une analyse anthropologique et synchronique de la situation humaine26. Quoi qu’il en soit, si l’on suit la trame du récit, l’humanité est désormais entrée dans une histoire où il ne s’agit pas de revenir à un état antérieur – de revenir à la nature ou à une nature première –, mais où il faut remédier aux défauts de la situation présente par des initiatives proprement humaines et par de nouvelles institutions. De fait, dans le dialogue de Platon, le sophiste Protagoras entend lui-même enseigner la « vertu politique » indépendamment de ce que la nature peut ordonner. Protagoras le dit très clairement : la justice n’est donnée ni « par la nature » (φύσει), ni « par le hasard » (ἀπὸ τοῦ αὐτομάτου), mais « doit être enseignée » (διδακτόν) et faire l’objet d’un « soin », d’une « application » (ἐπιμελεία) proprement humaine27. Cela ne signifie pas que la nature elle-même ne joue aucun rôle dans l’art d’éduquer et de gouverner : Protagoras est sans doute également attentif aux dispositions naturelles des êtres humains – la capacité d’apprendre la « vertu politique » et de se conduire de manière juste –, sans lesquelles aucune loi ne pourrait produire ses effets. En ce sens, il opèrerait lui aussi un dépassement de l’antagonisme strict de la nature et de la loi28. D’une manière générale, l’intérêt pragmatique de Protagoras pour la situation actuelle d’une humanité nécessairement « politique » confirme qu’il n’y a pas de consensus, à l’intérieur du mouvement sophistique, sur la signification et les implications pratiques de l’antithèse. Aristote est manifestement peu sensible à ces divergences internes. On peut, il est vrai, s’interroger sur la sympathie qu’il aurait éventuellement pour certains sophistes, comme Protagoras. On pourrait par exemple invoquer cette idée générale, commune à tous deux, selon Une analyse plus approfondie devrait naturellement prendre en compte de manière systématique les autres versions du mythe, celles d’Hésiode et d’Eschyle. 25 Voir en ce sens Bonazzi (2010), p. 85-86. 26 Voir en ce sens, et pour une analyse d’ensemble du mythe attribué par Platon à Protagoras, Bonazzi (2012). 27 Platon, Protagoras, 323 c. 28 Voir en ce sens Bonazzi (2012), p. 48.
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 205 laquelle la solution des problèmes pratiques est proprement humaine, et non divine29. Quoi qu’il en soit, Aristote s’oppose au relativisme des normes, tel qu’il le perçoit sans doute dans la doctrine protagoréenne de l’homme « mesure de toutes choses »30. Ainsi, Aristote fait du vertueux, le spoudaios – et non tout simplement de « l’homme » – la véritable mesure des plaisirs. Il est donc plus prudent de s’en tenir à ce que les textes montrent effectivement : Aristote privilégie une version simplifiée de l’héritage légué par la sophistique, une version dans laquelle l’opposition entre nature et convention signifierait la versatilité, la variabilité et, en un mot, le caractère arbitraire des prescriptions légales. On le constatera de nouveau, dans la suite de l’Éthique à Nicomaque, lorsque l’antithèse sera mobilisée à propos du juste31. Certains pensent, dira-t-il alors, en visant manifestement certains sophistes comme Antiphon ou Lycophron32, que les prescriptions légales sont de pures conventions, comme le montre leur variabilité, tandis que ce qui est naturel est immuable et a partout la même force, comme le feu brûle de la même manière en Grèce et en Perse. Il lui sera facile de montrer l’insuffisance d’une opposition aussi simpliste. L’essentiel, de toute façon, n’est pas d’identifier les différentes voix qui s’expriment dans la tradition sophistique, mais de construire un dispositif dialectique efficace, faisant apparaître les endoxa qui révèleront le caractère problématique de toute référence à une norme naturelle, que ce soit pour en établir ou pour en nier la validité. II. Nature ou convention ? Une antithèse dialectique Que l’antithèse ait d’abord, chez Aristote, une fonction dialectique, et dans certains cas rhétorique, on peut s’en apercevoir aisément, au-delà du premier texte cité au commencement de ce chapitre. Partons de la Politique. Lorsqu’il est question de l’esclavage, au livre I, Aristote trace une voie complexe entre deux camps opposés : celui des défenseurs Voir en ce sens la récente tentative de rapprochement opérée par Cardullo (2020). À tort ou à raison ; mon propos n’est pas ici de décider si et jusqu’à quel point Protagoras peut être qualifié de « relativiste ». Sur les réserves de la critique récente à ce propos, voir par exemple Cardullo (2020) ; Bonazzi (2012), p. 53, qui préfère parler d’un « humanisme radical ». 31 Voir ci-dessous, p. 210-223. 32 Voir également Pol. III, 9, 1280b10-11. 29 30
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d’un esclavage naturel qui pourrait s’autoriser d’une « science magistrale », et ceux – certains sophistes – qui le contestent, estimant que l’esclavage ne saurait être fondé que sur le nomos et sur la force33. Audelà des difficultés d’interprétation concernant la position même d’Aristote, il est à mon sens significatif que l’ensemble de cette section soit structurée de manière fondamentalement dialectique, au sens aristotélicien : il s’agit de la construction d’un problème au sens propre, c’est-àdire de la confrontation de deux prémisses (ou familles de prémisses) probables, aux fins de construire un raisonnement concluant lui-même de manière non nécessaire, ou bien d’ouvrir une analyse à partir d’une sélection des opinions admises sur la question, ce qu’en termes aristotéliciens on appelle des endoxa. Les arguments pro et contra sont donc envisagés successivement. Aristote précise d’ailleurs que la nature n’indique pas toujours clairement qui est maître et qui est esclave, et cela non seulement pour ce qui concerne la morphologie physique mais aussi pour ce qui relève de l’âme, car « il n’est pas aussi facile de percevoir la beauté de l’âme que celle du corps »34. On ne prétendra pas ici qu’Aristote doive être exempté de toute sympathie à l’égard de l’idée d’esclavage naturel : si le maître et l’esclave, dit-il, ont entre eux cette relation « par nature » (φύσει), elle peut être avantageuse à l’un comme à l’autre, par opposition à une relation maître-esclave qui serait imposée uniquement par la loi et la force35. Il est cependant très clair qu’Aristote n’adopte ici qu’un naturalisme relatif, limité et conditionné, et qu’il ne donne pas de contenu clair à la nature supposée de l’esclave. Cette réserve relative face à l’idée d’esclave par nature s’explique à mon sens par la forme de l’exposé. Il s’agit d’une dispute, d’un débat impliquant une opposition de thèses. Pour la désigner, Aristote emploie dans ces pages, à plusieurs reprises, le terme ἀμφισβήτησις36, et précise que cette dispute n’est pas sans consistance, ni dénuée de raison. Ce terme désigne généralement une controverse, notamment dans un contexte juridique ou rhétorique, mais aussi au-delà. Dans l’Éthique à Pol., I, 4, 1253b20. Pol., I, 5, 1254b38-1255a1 ; comparer 6, 1255b3-4. 35 Pol., I, 6, 1255b12-15. 36 Pol., I, 6, 1255a12 ; 17 ; b4. Voir encore, à propos du débat sur l’art d’acquérir, et sur la question de savoir s’il relève ou non de l’administration familiale, le paronyme διαμφισβήτησιν en Pol., I, 8, 1256a14. 33 34
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 207 Eudème, comme dans l’Éthique à Nicomaque, cette terminologie est par exemple utilisée pour qualifier la confrontation des opinions sur la nature du bonheur37. Dans la Métaphysique, dans le prologue du libre B38, le livre des apories, Aristote présente la méthode consistant à « examiner les difficultés en tous sens soigneusement » (διαπορῆσαι καλῶς). Il la justifie par la nécessité de conduire la recherche en sachant de quelles apories l’on part exactement, afin d’être finalement capable de reconnaître la solution recherchée. Cette méthodologie « diaporématique » – réponse à peine voilée à l’aporie du Ménon platonicien sur la possibilité même de conduire une recherche –, s’achève par une autre allusion, non moins claire, au contexte juridique : en procédant ainsi, on est plus à même de « juger », parce qu’on aura « entendu tous les arguments opposés comme le font les parties adverses d’un procès (ὥσπερ ἀντιδίκων καὶ τῶν ἀμφισβητούντων λόγων ἀκηκοότα πάντων) ». La présence du participe ἀμφισϐητούντων, dans ce contexte, a manifestement une connotation juridique. D’une manière générale, avant même de savoir s’il faut trancher entre nature et convention à propos de l’esclavage, l’antithèse apparaît comme un topos dialectique, ou plus exactement un lieu commun des questions juridiques et des réflexions sur ce qui est juste en général. C’est une opposition problématique qui exprime à la fois la complexité des faits et la contrariété des prémisses admissibles (non nécessaires) sur le sujet. Ce n’est donc pas l’expression d’une préférence inconditionnelle en faveur de l’une des deux thèses. Il est de ce point de vue logique que l’antithèse figure en bonne place dans les traités directement concernés par les arguments rhétoriques et dialectiques. Ainsi, dans la Rhétorique, elle permet d’argumenter à propos du juste, quand la persuasion porte sur des points liés à l’opposition entre le particulier et la loi commune. À qui invoque la justice particulière, celle qui est relative à une cité ou à un peuple, on peut objecter à partir de la justice commune, dans la mesure où cette dernière renvoie à une loi non écrite39. Or cette opposition implique l’antithèse φύσις37 Éth. Eud., I, 2, 1214b24 ; Éth. Nic., I, 2, 1095a21. Voir encore, à propos de désaccords portant sur des objets sans rapport avec la pratique : « Une démonstration étant soit universelle soit particulière, et soit positive soit privative, il y a débat (ἀμφισβητεῖται) pour savoir laquelle est la meilleure » (Sec. An., I, 24, 85a14-15). 38 Mét., B, 1, 995a24-b4. 39 Rhét., I, 10, 1368b7-9.
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νόμος, comme le montre le fameux passage qui introduit la mention de l’Antigone de Sophocle : J’entends par loi, d’une part la loi particulière et d’autre part la loi commune : particulière, celle qui pour chaque peuple a été fixée pour lui-même – et cette loi est parfois non-écrite, parfois écrite – ; commune, celle qui est conforme à la nature (κατα φύσιν). Il y a en effet, ce dont tous ont l’intuition, par nature (φύσει) du juste et de l’injuste commun, et cela même en l’absence de toute communauté mutuelle ou d’accord mutuel, ainsi que semble le dire l’Antigone de Sophocle, en affirmant qu’il est juste d’ensevelir Polynice malgré l’interdiction, dans l’idée que c’est là quelque chose de juste par nature (φύσει).40
Il serait tentant de voir dans ce texte l’expression d’une sorte de préuniversalisme, qui nous autoriserait à placer le Stagirite aux côtés d’Antigone et d’un « droit naturel » opposé à la volonté violente de Créon, dont la « loi » particulière interdit à la jeune fille – au nom des intérêts de la cité et en vue de prévenir la dissension politique – d’ensevelir son frère41. Pourtant, une telle lecture serait manifestement forcée. Il est vrai qu’Aristote donne ici l’impression d’admettre la distinction entre loi particulière et loi commune. Il est également vrai que, dans sa relecture d’Antigone, il substitue à l’invocation de la loi divine, l’intuition toute laïque de ce qui est conforme à la « nature »42. Toutefois, cela ne signifie pas que la loi commune soit nécessairement supérieure à la loi particulière. En premier lieu, Aristote semble justifier le koinos nomos par une sorte d’intuition, de sens primitif et quasi-divinatoire, ce que rend ici le verbe μαντεύεσθαι. Or ce terme est assez rare dans le corpus aristotelicum, il est faiblement codifié dans ce contexte et n’a qu’un faible poids théorique dans la philosophie d’Aristote. Dans ce passage de la Rhétorique, il n’a qu’un rapport lointain à la divination proprement dite, à la mantique, et signifie simplement que les hommes ont spontanément une certaine idée – peut-être assez vague – de la chose considérée43. Ce sentiment diffus que tous partagent, y compris quand il n’y a ni « communauté » (κοινωνία) ni « accord mutuel » (συνθήκη), contraste d’ailleurs fortement avec la valeur centrale qu’Aristote accorde dans la Politique à la Rhét., I, 13, 1373b4-9 (éd. Kassel). Rhét., I, 15, 1375a34-b2. 42 Comme le souligne Gastaldi (2016), p. 118. 43 Comme le laissent par exemple penser les deux occurrences du terme que l’on trouve dans l’Éthique à Nicomaque : I, 3, 1095b26 ; VI, 13, 1144b24. 40 41
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 209 communauté (κοινωνία), par opposition aux formes d’associations moins substantielles, comme les alliances militaires, les lieux d’échanges commerciaux ou les tribunaux44. On voit donc mal comment le Stagirite pourrait, sans réserve, défendre une loi commune « naturelle », alors qu’il insiste ailleurs très clairement sur la nécessité de fonder l’unité de la cité sur la cohésion, historiquement déterminée, de la communauté particulière. En second lieu, rappelons que le contexte de la Rhétorique est spécifique : il s’agit de montrer comment construire des syllogismes rhétoriques à partir des lieux de la persuasion, les topoi qui constituent la matière de la technê rhetorikê. Nous ne sommes pas ici face à un traité sur la justice, comparable par son propos au livre V de l’Éthique à Nicomaque, ou d’un argument relevant proprement de la science politique. On ne peut donc pas dire, à partir de ce texte, que l’antithèse nature-convention a une fonction théorique décisive, et moins encore qu’Aristote prend parti pour la nature contre la loi45. Une confirmation indirecte de la nature fondamentalement « endoxale » des assertions sur la nature et la convention nous est donnée par un texte des Réfutations sophistiques, où l’antithèse apparaît avant tout – bien avant Aristote – comme un lieu traditionnel d’opposition dialectique et rhétorique : Le lieu le plus efficace pour faire tenir des propos paradoxaux, ainsi que le dit le personnage de Calliclès dépeint dans le Gorgias, lieu par lequel tous les anciens estimaient pouvoir conclure, est celui qui procède par le « selon la nature et selon la loi » (παρὰ τὸ κατὰ φύσιν καὶ κατὰ τὸν νόμον). Nature et loi, dit-on46, sont en effet contraires, et la justice est belle selon la loi mais ne l’est pas selon la nature. Il faut donc, contre qui parle selon la nature, répliquer selon la loi, et celui qui se tient aux côtés de la loi, le conduire sur le terrain de la nature. Dans les deux cas, en effet, l’interlocuteur en viendra à tenir des propos paradoxaux. Or pour eux, parler selon la nature revenait au vrai, tandis que parler selon la loi revenait aux vues de la multitude.47
En d’autres termes, la stratégie décrite consiste à déplacer l’adversaire d’un point de vue à l’autre, de la nature à la convention – ou vice versa – Pol., III, 9, 1280a31-b40. Voir en ce sens Cambiano (2007). Sur la différence de méthode et d’objet entre les deux textes, voir encore Gastaldi (2016), p. 118-119. 46 En acceptant avec Dorion (1995), la suggestion de Wallies en 173a10 : sive . 47 Réf. soph., 12, 173a7-18. 44 45
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pour produire un paradoxe qui permettra de le réfuter. Le fait que Calliclès soit ici pris comme autorité – il dénonce en effet, dans le Gorgias, le procédé en question dans la tactique de Socrate – suffit à montrer la distance implicitement prise par Aristote par rapport à cette manière de faire. Aristote ne soutient donc pas plus le nomos que la phusis ou inversement ; il analyse simplement un procédé de réfutation apparente, au travers duquel l’antithèse φύσις-νόμος n’est rien d’autre qu’un moyen stratégique. Les Topiques témoignent également du statut endoxal du « par nature » et de son contraire. On trouve ainsi, dans les lieux du « préférable », des problèmes éthiques relatifs au « par nature » : ce qui est bon « par nature » (φύσει) est préférable à ce qui est bon mais n’est pas par nature ; ainsi, la justice est préférable au juste, car la qualité de la bonté est naturellement inhérente à la première, alors qu’elle est acquise chez le second48. De même, dans un examen comparatif entre des choses bonnes, la qualification « par nature » atteste immédiatement que celle qui la reçoit est souhaitable49. III. Une dualité constitutive : le cas de la justice On aurait toutefois tort de réduire l’usage aristotélicien de l’antithèse à son statut topique, et de l’associer définitivement à la tradition sophistique, comme si elle n’avait rien d’autre à nous offrir que des occasions de jeux éristiques et de joutes verbales. Elle a en effet un rôle essentiel, au moins comme instrument d’analyse, dans la description globale des affaires humaines et dans la réflexion sur le juste. Les traités éthiques le montrent clairement. Commençons par examiner deux passages de l’Éthique à Eudème que l’on pourrait, à première vue, considérer comme peu significatifs, mais qui montrent bien l’usage, non plus antithétique mais analytique, qu’Aristote fait en certaines circonstances de la dualité « nature-loi ». L’amitié politique, dit Aristote au livre VII de l’Éthique à Eudème50, tend à se fonder sur l’égalité. Toutefois, il y a deux espèces d’amitiés par intérêt ou utilité : l’une légale, l’autre proprement éthique. L’amitié qu’on dira « politique » (πολιτικὴ) considère à la fois l’égalité et Top., III, 1, 116a10-12. Top., III, 4, 119a9-11. 50 Éth. Eud., VII, 10, 1242b31-38. 48 49
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 211 l’objet, comme le font vendeur et acheteur. Quand l’amitié politique ainsi comprise repose « sur un accord » (καθ’ ὁμολογίαν), elle est aussi « légale » (νομική). Toutefois, quand les individus s’en remettent les uns aux autres, l’amitié tend à être « éthique » (ἠθικὴ) et à constituer une relation « de camarades » (ἑταιρική) ; or c’est là que naissent le plus souvent les récriminations, parce qu’une telle amitié est « contre nature » (παρὰ φύσιν). Ce passage est déroutant. La distinction entre la relation « légale » et la relation « éthique » semble d’abord inviter à mettre le « naturel » du côté de la seconde ; or c’est elle, au contraire, qui est dite « contre nature », tandis que l’affaire qu’on aura conclue sur une base simplement légale et impersonnelle sera moins exposée aux contestations. La suite du passage donne la clé de l’énigme : dans le cas de la relation « éthique », entre camarades, on mélange deux rapports, l’utilité mutuelle et l’amitié fondée en vertu. Or cette confusion des genres, pourrait-on dire, induit une confusion des fins et des modalités. Un accord de gré à gré est fragile, surtout s’il s’étend aux affaires. Nous savons que si nous prêtons de l’argent à un ami, et s’il tarde à rembourser sa dette, il sera plus délicat de la réclamer que si l’accord avait été formalisé devant notaire, entre simple contractants. La « nature » dont il est ici question est sans rapport avec une éventuelle « nature humaine » ou avec une quelconque phusis entendue au sens physique. Elle ne s’oppose d’ailleurs pas à l’ordre de la loi. Ce n’est donc pas tant sur elle qu’il convient de porter l’accent, que sur le qualificatif « légal » qui permet ici de distinguer entre le rapport contractuel et formel, d’une part, et le rapport éthique de camaraderie d’autre part. De ce point de vue, l’adjectif νομική a une fonction essentiellement discriminante. Modeste résultat, dira-t-on. Il rappelle en tout cas que le « légal » et le « naturel », avant d’être éventuellement des indications de valeur, des qualificatifs à forte teneur axiologique, sont simplement distinctifs : ils permettent de diviser, au sein des affaires humaines, entre différents types de normes, règles ou situations. Ce sont bien, en ce sens, des instruments d’analyse. Le second passage de l’Éthique à Eudème se situe au livre III. L’opposition entre nature et loi y est plus manifeste : (…) les sangliers eux aussi ont l’air d’être courageux, mais ne le sont pas vraiment : quand en effet on les excite ils ont cette apparence, mais sinon ils ne le sont plus, comme les gens téméraires. Cependant le courage qui
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provient de l’emportement est le plus naturel (ὅμως δὲ μάλιστα φυσικὴ ἡ τοῦ θυμοῦ). L’emportement, en effet, ne se soumet pas, et c’est pourquoi les jeunes gens font de bons combattants. Mais le courage civique est l’effet de la loi (διὰ νόμον δὲ ἡ πολιτικὴ ἀνδρεία). Aucun d’eux n’est cependant le courage véritable, mais ils peuvent être utiles pour encourager face aux dangers.51
Tandis que le courage provenant du thumos, de l’impétuosité, comme chez les bêtes, est « naturel », le courage des citoyens est dit « légal » ou « politique ». Dans ce cas, sera « naturel » ce qui s’explique par des élans non-rationnels, mouvements que l’être humain partage éventuellement avec certains animaux. Le courage civil ou politique, a dit Aristote un peu plus haut, dérive pour sa part du sens de l’honneur. Il est assez clair que ces précisions ne sont pas d’une aide considérable pour caractériser la « nature humaine » dans le cadre de l’enquête sur l’action morale. Néanmoins, l’opposition du « plus naturel » et du « légal » s’avère utile et fonctionnelle pour distinguer, dans le champ pratique, entre différents types de courages. Une fois encore, la référence à la nature et l’invocation du « légal » délimitent et distinguent de simples faits, sans produire de véritables normes de conduite ; elles montrent en tout cas que la nature coexiste avec ce qui n’en relève déjà plus, à l’intérieur même des états et des agissements humains. Aristote, toutefois, ne se débarrasse pas à si bon compte de l’antithèse. Il doit encore répondre et prendre position sur le problème central que les sophistes avaient soulevé : celui du fondement de la justice légale. Existe-t-il une forme de « droit naturel » dans les textes aristotéliciens sur la justice ? Le texte de la Rhétorique sur Antigone, on l’a vu, donne très peu de prises à cette hypothèse. Nous allons voir que l’Éthique à Nicomaque, où l’idée de justice naturelle est abordée plus directement, ne la justifie pas plus52. La question, à vrai dire, ne fait plus réellement Éth. Eud., III, 1, 1229a25-31. Strauss (1953) a justement souligné qu’Aristote n’a pas envisagé de séparer de la loi positive un droit naturel universel et atemporel. Il persiste pourtant à attribuer à Aristote une forme de « droit naturel », ce qui ne peut qu’entretenir la confusion. Je ferai la même remarque à propos de Miller (1995), p. 122-123, qui, bien qu’il écarte chez Aristote l’idée de droits naturels qui existeraient à un stade pré-politique, maintient que le Stagirite admet des « droits naturels » fondés sur une « justice naturelle ». Pour une critique de l’interprétation qui voudrait attribuer à Aristote une théorie du « droit naturel », voir Ritter (1969) ; Aubenque (2011), le chapitre « la loi selon Aristote » ; Gastaldi (2016), p. 117. 51 52
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 213 débat chez les interprètes, mais elle a le mérite d’inviter à préciser les termes dans lesquels Aristote oppose la nature et la loi. Le texte du début de l’Éthique à Nicomaque faisait état de la prétendue variabilité des faits de convention et de l’incertitude qui en découlerait. Or ce n’est pas tout à fait exact : les lois ne sont pas variables absolument, mais seulement de manière relative. La nature, de son côté, n’est pas absolument immuable, comme le prouve le fait que, même si la main droite est généralement plus habile que la gauche, on peut toujours se rendre ambidextre. C’est ce que nous apprend le passage, central, de Éth. Nic., V, 10 : Dans le domaine du juste politique, il y a le naturel et le légal ; naturel, celui qui a partout la même force, et non en vertu de telle opinion ou de son contraire ; légal, celui qui, à l’origine, est indifféremment ainsi ou autrement, mais qui, une fois établi, établit une différence (par exemple qu’une rançon est d’une mine, ou qu’il faut sacrifier une chèvre et non deux moutons) ; en outre, il y a tout ce que le législateur a prescrit pour les cas particuliers, comme faire un sacrifice en l’honneur de Brasidas, et les arrêtés sous forme de décrets. Mais certains sont de l’opinion que toute règle de justice est de cet ordre, parce que ce qui est par nature est immuable et a partout la même force, de même que le feu brûle de la même manière ici et en Perse, tandis qu’on observe que les règles de justice sont sujettes au changement. Pourtant il n’en va pas ainsi, mais seulement en un certain sens. Il est vrai que chez les dieux ce n’est sans doute aucunement le cas, mais chez nous, bien qu’il y ait place pour ce qui est par nature, tout est néanmoins sujet au changement ; et pourtant, il y a d’un côté ce qui est par nature, et de l’autre ce qui ne l’est pas. Mais, parmi ce qui53 pourrait être autrement qu’il n’est, qu’estce qui est par nature et qu’est-ce qui ne l’est pas – mais est légal et dépend d’un accord mutuel –, si précisément le changement affecte semblablement les deux, on le voit clairement. Dans les autres domaines également, la même distinction s’applique ; par nature, en effet, la main droite est plus habile, et pourtant tous peuvent devenir ambidextre. Les règles de justice qui résultent d’un accord mutuel et de l’intérêt réciproque sont comme les mesures : les mesures pour le vin ou pour le blé, en effet, ne sont pas partout les mêmes, mais sont plus grandes là où l’on achète et plus petites là où l’on vend. De même, les règles de justice qui ne sont pas naturelles mais humaines ne sont pas les mêmes partout, puisque
53 Ou peut-être, plus précisément : « parmi les règles de justice qui pourraient être autrement », c’est-à-dire celles qui valent dans la sphère des activités et institutions humaines.
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les constitutions ne le sont pas non plus, bien qu’une seule constitution, partout, soit, conformément à la nature, la meilleure.54
Dès la première phrase, la distinction du naturel (φυσικόν) et du légal (νομικόν) montre sa puissance analytique, en spécifiant le domaine général du « juste politique », c’est-à-dire l’ensemble des dispositions juridiques instituées, ou ce que nous appelons aujourd’hui le droit positif. Le juste légal lui-même se divise en dispositions générales et d ispositions particulières. Les décisions ayant forme de décrets (τὰ ψηφισματώδη) – comme celle, locale et temporaire, qui consiste à rendre un honneur ponctuel à un général spartiate (Brasidas) – ont en tout cas une particularité plus grande. Toutefois, alors qu’Aristote introduit une division à l’intérieur de la sphère politique, certains estiment que le « naturel » ou le « par nature » (φύσει) tombe à l’extérieur de celle-ci et que toutes les règles de justice (τὰ δίκαια) sont de type légal. La raison qu’ils en donnent, selon Aristote, est que ces dernières sont sujettes à variations, alors que ce qui est par nature est « immuable » (ἀκίνητον) et a « partout » (πανταχοῦ) la même force ou puissance (δύναμις). Aristote fait manifestement allusion à certains sophistes, comme Lycophron et Antiphon, qui ont insisté sur le caractère immuable et la « nécessité » de ce qui est par nature, et cela par contraste avec le domaine de la loi et de la convention55. Les différences entre les lois, d’une cité à l’autre, constituent le meilleur argument de fait en faveur de cette dernière position. 54 Éth. Nic., V, 10, 1134b18-1135a6 : Τοῦ δὲ πολιτικοῦ δικαίου τὸ μὲν φυσικόν ἐστι τὸ δὲ νομικόν, φυσικὸν μὲν τὸ πανταχοῦ τὴν αὐτὴν ἔχον δύναμιν, καὶ οὐ τῷ δοκεῖν ἢ μή, νομικὸν δὲ ὃ ἐξ ἀρχῆς μὲν οὐδὲν διαφέρει οὕτως ἢ ἄλλως, ὅταν δὲ θῶνται, διαφέρει, οἷον τὸ μνᾶς λυτροῦσθαι, ἢ τὸ αἶγα θύειν ἀλλὰ μὴ δύο πρόβατα, ἔτι ὅσα ἐπὶ τῶν καθ’ ἕκαστα νομοθετοῦσιν, οἷον τὸ θύειν Βρασίδᾳ, καὶ τὰ ψηφισματώδη. δοκεῖ δ’ ἐνίοις εἶναι πάντα τοιαῦτα, ὅτι τὸ μὲν φύσει ἀκίνητον καὶ πανταχοῦ τὴν αὐτὴν ἔχει δύναμιν, ὥσπερ τὸ πῦρ καὶ ἐνθάδε καὶ ἐν Πέρσαις καίει, τὰ δὲ δίκαια κινούμενα ὁρῶσιν. τοῦτο δ’ οὐκ ἔστιν οὕτως ἔχον, ἀλλ’ ἔστιν ὥς· καίτοι παρά γε τοῖς θεοῖς ἴσως οὐδαμῶς, παρ’ ἡμῖν δ’ ἔστι μέν τι καὶ φύσει, κινητὸν μέντοι πᾶν, ἀλλ’ ὅμως ἐστὶ τὸ μὲν φύσει τὸ δ’ οὐ φύσει. ποῖον δὲ φύσει τῶν ἐνδεχομένων καὶ ἄλλως ἔχειν, καὶ ποῖον οὒ ἀλλὰ νομικὸν καὶ συνθήκῃ, εἴπερ ἄμφω κινητὰ ὁμοίως, δῆλον. καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων ὁ αὐτὸς ἁρμόσει διορισμός· φύσει γὰρ ἡ δεξιὰ κρείττων, καίτοι ἐνδέχεται πάντας ἀμφιδεξίους γενέσθαι. τὰ δὲ κατὰ συνθήκην καὶ τὸ συμφέρον τῶν δικαίων ὅμοιά ἐστι τοῖς μέτροις· οὐ γὰρ πανταχοῦ ἴσα τὰ οἰνηρὰ καὶ σιτηρὰ μέτρα, ἀλλ’ οὗ μὲν ὠνοῦνται, μείζω, οὗ δὲ πωλοῦσιν, ἐλάττω. ὁμοίως δὲ καὶ τὰ μὴ φυσικὰ ἀλλ’ ἀνθρώπινα δίκαια οὐ ταὐτὰ πανταχοῦ, ἐπεὶ οὐδ’ αἱ πολιτεῖαι, ἀλλὰ μία μόνον πανταχοῦ κατὰ φύσιν ἡ ἀρίστη. 55 Voir notamment Antiphon, DK 87 B 44 ; Fragment A, col. 1-2.
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 215 Aristote, cependant, change les termes du débat. Sans remettre en question la variabilité, incontestable, des dispositions juridiques, il s’interroge sur le critère qui est censé les opposer au juste « par nature » : il n’est pas exact que ce dernier soit immuable et uniforme, aussi uniforme en tout cas que la manière dont le feu brûle. La nature admet en effet de la variété, comme le montre le fait que l’habileté supérieure de la main droite – et par conséquence la faiblesse relative de la gauche – peut toujours être compensée par l’exercice, ou tout simplement par le fait que tout être humain a « par nature » la capacité d’exercer sa main gauche jusqu’à devenir ambidextre. L’opposition du mouvement et de l’immobilité n’est donc pas pertinente ; le naturel et le légal sont également présents dans le domaine de ce qui peut changer. C’est le cas des affaires humaines en général ; c’est aussi le fait de la nature, comme l’a montré la Physique, puisque les phénomènes du monde sublunaire admettent, malgré une régularité globale, une part de contingence. Il n’est pas anodin, à ce sujet, qu’Aristote ait ici recours au vocabulaire technique de la contingence – emprunté à la fois à la philosophie naturelle et à la théorie logique des modalités – quand il évoque « ce qui pourrait être autrement qu’il n’est » (τῶν ἐνδεχομένων καὶ ἄλλως ἔχειν) et le fait qu’il soit toujours « possible » (ἐνδέχεται) de devenir ambidextre. La distinction du naturel et du légal garde donc sa validité, à l’intérieur même du domaine du juste « politique ». On peut reprocher au texte une certaine imprécision, étant donné qu’il ne définit pas ce qui est « naturel » dans l’ordre du juste politique, alors même qu’il estime que l’on voit « clairement » la différence qui l’identifie. Il est peu probable – j’y reviendrai – qu’Aristote pense ici à des normes précises, capables de faire concurrence aux règles juridiques, à l’équivalent d’un « droit naturel » dont les prescriptions pourraient constituer des alternatives aux règles du « droit positif ». Peut-être fait-il simplement allusion à la nature « politique » de tout être humain et aux qualités qu’implique le statut d’animal politique (le sens du bien et du mal, la possession du logos, etc.)56. Il se peut aussi qu’il fasse allusion à des normes générales, susceptibles de variations dans leur application et trop imprécises pour constituer par elles-mêmes des prescriptions directement efficaces. Parmi ces normes générales, on peut penser au principe d’autorité de ceux qui ont naturellement vocation à commander, les Voir en ce sens Gastaldi (2016), p. 116-117.
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besoins objectifs de l’être humain – nous y reviendrons à propos de la monnaie –, ou encore l’exigence d’égalité, qu’elle soit arithmétique ou proportionnelle. Quoi qu’il en soit, la thèse majeure de ce texte est bien celle-ci : il y a du « naturel » à l’intérieur même des affaires humaines, y compris en ce qui concerne les lois, ou règles concernant le juste. Le dernier moment du texte ajoute un argument supplémentaire, dont l’interprétation n’est pas aisée. On distingue d’abord entre les capacités ou mesures qui servent à l’achat et celles qui servent à la vente (pour le vin ou le blé) pour illustrer par analogie le cas des « règles de justice qui résultent d’un accord mutuel et de l’intérêt réciproque (τὰ δὲ κατὰ συνθήκην καὶ τὸ συμφέρον τῶν δικαίων) ». Or, s’il est vrai que les mesures diffèrent, elles ne sont jamais – en tant précisément que ce sont des « mesures » – arbitraires ou radicalement contingentes. D’une part, il est normal, et conforme au principe général des échanges commerciaux, qu’elles ne soient pas les mêmes dans le commerce de gros et dans le commerce de détail ; d’autre part, toute mesure implique une commensurabilité des produits, un rapport, au sens géométrique du terme, entre les choses échangées et les moyens monétaires de l’échange. Nous y reviendrons plus loin, à propos de la définition aristotélicienne de la monnaie. En un mot : ce qui est institué par convention est particulièrement variable – sans doute plus que les phénomènes naturels –, mais cela est normal ; cette variabilité n’est pas absolue mais réglée et mesurable, c’est-à-dire susceptible d’être rapportée à une commune mesure. La toute dernière phrase du passage recèle une difficulté supplémentaire. L’idée selon laquelle il n’y a qu’une « seule constitution qui, partout, soit, conformément à la nature, la meilleure (μία μόνον πανταχοῦ κατὰ φύσιν ἡ ἀρίστη) » semble laisser le dernier mot à la thèse de l’universalité et de l’unicité de l’excellence naturelle, et ainsi aux thèses sophistiques précédemment rejetées. La première option de lecture consiste en effet à voir dans cette proposition une restriction en faveur de l’idée d’une excellence politique absolue et naturelle : il est vrai que les constitutions sont diverses ; une seule, toutefois, serait la meilleure « conformément à la nature »57. Cependant, Aristote, outre le fait qu’il 57 Voir en ce sens Gauthier-Jolif (1970), II-1, p. 395-396 ; Broadie-Rowe (2002), p. 349, voient ici une allusion à la constitution idéale. En faveur d’une allusion à la constitution aristocratique fondée sur l’excellence morale des gouvernants, et ainsi à Pol., IV, 7, 1293b3-7, voir Reeve (2014), p. 268. Destrée (2000) choisit pour sa part une lecture indirecte et de type dialectique. Il soutient que la variabilité du droit naturel n’est dans ce texte
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 217 se montre réticent, dans la Politique, à privilégier une constitution en particulier58, n’identifie nulle part de manière univoque une excellence politique unique κατὰ φύσιν. Inversement, toutes les constitutions droites, celles qui visent l’avantage commun des citoyens dans une cité donnée, sont justes « en vertu du juste sans restriction » (κατὰ τὸ ἁπλῶς δίκαιον)59. Si telle était la thèse de notre texte, Aristote aurait mieux fait de dire qu’il y a plusieurs constitutions excellentes absolument, même si elles sont en nombre limité. Or il ne le fait pas. Une deuxième solution, souvent retenue dans les études récentes, consiste à restreindre, non pas l’idée même d’excellence politique, mais son champ d’application, en donnant à « partout » (πανταχοῦ) un sens, non pas collectif, mais distributif : « dans chaque cas » ou « en chaque lieu » plutôt que « uniformément en tous lieux ». On devrait dès lors comprendre qu’il n’y a qu’une seule constitution excellente à chaque fois, c’est-à-dire en fonction des circonstances et de la nature, en quelque sorte locale, de la situation politique. En donnant un tel sens à l’adverbe, on ne serait plus contraint d’attribuer à la référence à la nature un contenu normatif invariable, comme si, par exemple, on affirmait que la monarchie est la plus naturelle des formes de gouvernement. Le texte serait ainsi plus cohérent60. Malgré les avantages que présente cette deuxième option, elle reste en partie insatisfaisante. Elle suppose en effet que l’expression κατὰ φύσιν soit assez neutre et assez faiblement déterminée pour renvoyer à la simple nature particulière de la cité considérée, sinon à celle de la situation, ou encore à un vague ordre des choses. Pourtant, cette phrase est clairement construite comme une antithèse, bien marquée par la syntaxe, entre la multiplicité de ce qui appartient au juste proprement « humain » (ἀνθρώπινα) et l’unicité de ce qui est « conforme à la nature » (κατὰ φύσιν), et de ce fait « naturel » en un sens fort. que l’expression de « la pluralité des interprétations » qu’on a pu donner du droit naturel. Cette lecture présente l’avantage de concilier le thème de la variabilité du droit naturel avec les textes de la Politique qui vont dans le sens d’une excellence politique unique. 58 Sinon dans des circonstances exceptionnelles : Pol., VII, 4, 1325b35 sq. 59 Pol., III, 6, 1279a18-19. 60 En faveur du sens distributif, voir Aubenque (2011), p. 88 ; Pellegrin (2017b), p. 263 ; Bodéüs (2004), p. 263. Gastaldi (2016), p. 121-122, l’évoque avec prudence et à titre d’hypothèse de lecture. Pour une critique de la compréhension distributive de l’adverbe et plus généralement des interprétations historicistes du passage, voir Destrée (2000).
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CHAPITRE X
Je défendrai pour ma part une troisième hypothèse de lecture, à ma connaissance inédite61 et pourtant moins spéculative. Aristote peut fort bien évoquer ici l’idée d’une unique constitution naturellement excellente, sans faire pour autant référence à un type de régime politique particulier. Elle serait la plus conforme à la « nature » des choses ou, de manière moins abstraite, à celle de l’animal politique. Qu’il le fasse en un sens général et de manière imprécise ne pose aucun problème, pourvu que l’on tienne compte du contexte et de son propos spécifique. C’est en effet à la Politique, et non à l’Éthique à Nicomaque, qu’il revient d’étudier les constitutions et de se prononcer sur « la constitution la meilleure », comme l’indiquent les dernières lignes de l’Éthique à Nicomaque, qui concluent le premier volet de la « philosophie des choses humaines »62. De fait, c’est la Politique – au moins dans les livres II, III et IV – qui se chargera de rompre explicitement avec le projet platonicien d’une unique constitution idéale. L’axiologie constitutionnelle du texte d’Éth. Nic., V, 10 ne peut donc être que prospective ou programmatique. Pour le dire autrement, Aristote veut simplement dire ici : il est normal qu’il y ait une grande diversité de constitutions et plusieurs types de constitutions droites, mais rien n’empêche de rechercher un critère absolu et universel – et en ce sens « naturel » – de l’excellence politique. Le fait que la Politique privilégie finalement une « excellence plurielle »63, et rejette l’uniformité platonicienne, n’exclut pas que notre passage de l’Éthique à Nicomaque, dont le propos est différent, se contente de la perspective ou de la possibilité d’une excellence unique, qu’elle soit générique (en cas de pluralité de constitutions excellentes) ou spécifique. Si l’on retient cette lecture programmatique et contextuelle, l’ensemble du texte retrouve sa cohérence. Cette nouvelle version de la lecture unitaire présente à première vue un inconvénient : elle semble incompatible avec l’affirmation selon laquelle la nature admet la variabilité ou la pluralité. On peut toutefois 61 Dans la direction que je propose, voir cependant Frede (2020a), p. 630, qui souligne que « les principes de la constitution la meilleure et la possibilité de sa réalisation constituent la préoccupation propre de la Politique (das eigentliche Anliegen der Politik) ». D. Frede estime ensuite que l’allusion renvoie au livre VII de la Politique, qui contiendrait selon elle l’esquisse de l’idéal politique qui est celui d’Aristote, c’est-à-dire « la forme qui s’accorde le mieux avec la nature humaine ». Cette dernière hypothèse, cependant, se heurte au tour très allusif du texte de l’Éth. Nic. 62 Éth. Nic., X, 10, 1181b12-23. 63 Pour reprendre l’expression de Pellegrin (2017b), p. 203-209.
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 219 répondre à cela deux choses. En premier lieu, cette affirmation ne signifie pas que la nature soit en tous points variable. En second lieu, cette dernière phrase du passage est parfaitement conforme à l’intention globale de la page. Celle-ci, bien qu’elle relativise, jusqu’à un certain point, la différence entre le naturel et le légal, a aussi pour objet de les distinguer. Déplacer le critère de démarcation en refusant d’opposer de manière bipolaire le mouvement à l’immobilité ne signifie pas qu’il n’y a pas de démarcation : on peut donc sans difficulté admettre qu’il y a une pluralité de constitutions, dont certaines sont également acceptables, et affirmer cependant qu’il n’y a qu’une seule constitution – d’un type non précisé – qui est partout naturellement la meilleure. Pour résumer, il n’y a pas de raisons consistantes pour identifier dans ce passage une théorie du « droit naturel ». La nature est ici trop peu déterminée, et trop générale dans ses recommandations, pour inspirer des prescriptions capables de contrebalancer les particularités de la justice légale telle qu’elle est effectivement réalisée64. Cela ne veut pas dire, inversement, que toute perspective unitaire, toute recherche d’une excellence constitutionnelle une – et conforme en ce sens à la nature – doive être écartée de la réflexion sur le juste politique, c’est-à-dire de l’enquête sur les lois proprement humaines. Mais l’heure n’est pas encore venue d’enquêter sur les constitutions : il s’agit pour l’instant de saisir l’essence de la justice comme vertu et comme loi. L’essentiel de ce texte réside dans l’idée que l’opposition stricte et plus encore l’exclusion réciproque du nomos et de la phusis doivent être dépassées, parce qu’elles ne tiennent pas compte de la complexité inhérente à chacun des deux termes. Les affaires humaines dépendent à la fois, bien qu’à des degrés divers et sur des plans différents, de la nature et de la loi. La question de la monnaie confirme le caractère constitutif de cette dualité. Nous sommes toujours dans le livre de l’Éthique à Nicomaque
64 On relira en ce sens les observations de Ritter (1969), p. 446, à propos de la différence entre Aristote et le philosophe des Lumières Christian Wolff : « Tandis que, encore finalement chez Wolff, la théorie du droit naturel prend comme principe la nature humaine, pour en déduire immédiatement un ‘jus naturale’, qu’il oppose comme norme, sans l’insérer dans la réalité, à la loi positive et historique, le ‘juste par nature’ d’Aristote n’est donné qu’avec la cité. »
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sur la justice et Aristote justifie et définit en effet la monnaie en ces termes : Il faut que tout soit mesuré par une chose une, comme on l’a dit précédemment ; et cette unité de mesure, en vérité, c’est le besoin (χρεία), qui relie toutes choses ; car si les hommes n’avaient besoin de rien, ou s’ils n’avaient pas des besoins identiques, il n’y aurait plus d’échanges, ou l’échange ne serait pas le même ; la monnaie est devenue, par accord mutuel (κατὰ συνθήκην) comme un substitut du besoin ; et c’est pour cette raison qu’elle porte le nom de monnaie (νόμισμα), parce qu’elle n’est pas par nature (οὐ φύσει) mais par convention (νόμῳ), et il dépend de nous qu’elle change ou qu’elle perde son utilité.65
Le passage prend place dans un long examen de la question de la monnaie, qui est elle-même un chapitre important de l’enquête sur la justice66. Comme on peut le voir, il se réfère à l’antithèse « natureconvention » d’une manière à la fois explicite et positive. Aristote ne cherche pas ici à remettre en cause leur opposition. La langue lui offre d’ailleurs un argument fort en ce sens : le nom même « monnaie » (νόμισμα) atteste par lui-même le caractère « conventionnel » (νόμῳ) de cette institution qui, de fait, résulte d’un « accord mutuel ». Une fois encore, ce qui caractérise la convention c’est qu’elle n’est pas permanente, puisqu’il est toujours en notre pouvoir (ἐφ’ ἡμῖν) de la changer ou de décider qu’elle n’est plus en usage. Il est manifestement sousentendu qu’à l’inverse la nature ne change pas ou qu’elle change moins, et qu’elle ne dépend pas de nous. Cela n’implique pas, cependant, que la nature soit absolument horsjeu. La première proposition du passage le montre indirectement : la monnaie est un substitut du besoin. Le contexte l’explique. Il est question d’un problème géométrique : comment organiser les échanges entre des produits ou des services, alors qu’ils ne sont pas commensurables entre eux ? Entre des biens comme une maison et une chaussure, il n’y a pas de commensurabilité immédiate ou naturelle. La monnaie, en tant Éth. Nic., V, 8, 1133a25-31. Le propos même du développement sur la monnaie est traditionnellement discuté. À la lecture d’inspiration marxienne, selon laquelle Aristote aurait approché ici l’idée de valeur d’échange des marchandises – sans toutefois parvenir à concevoir le rôle de la force de travail –, on opposera une interprétation plus soucieuse du contexte immédiat, et qui l’insère dans la problématique, éthique et politique, de la justice comme vertu et de l’équilibre des relations à l’intérieur la cité. Voir en ce sens Judson (1997) ; également Masi (2016), qui propose en outre un état de la question approfondi. 65 66
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 221 qu’elle « constitue comme un moyen-terme » 67, permet d’instituer une certaine proportion entre les biens échangés et, en ce sens, de les rendre « égaux », ce qui résout le problème. Ainsi, tous les biens sont mesurés grâce à une mesure une, un unique étalon, de sorte que les échanges justes – c’est-à-dire égaux et basés sur la communauté d’intérêt – deviennent possibles. Quand donc il est question d’un « substitut du besoin » à propos de la monnaie, cela ne signifie pas que le besoin luimême soit supprimé par cette dernière ; au contraire, il est la base objective et le motif permanent des échanges. Il est ainsi précisé que « si les hommes n’avaient besoin de rien, ou s’ils n’avaient pas des besoins identiques, il n’y aurait plus d’échanges » : si l’échange, tel qu’on l’a défini, est possible, c’est parce que les êtres humains ont des besoins, sinon strictement identiques, du moins homogènes. La phrase n’est pas parfaitement claire, mais on peut supposer qu’Aristote pense ici aux besoins fondamentaux de se nourrir, de s’abriter, ou de vivre à plusieurs, besoins qui délimitent globalement la nécessité et la nature des échanges, parce qu’ils se prêtent à une « mesure » commune. Sous l’invention de la monnaie, destinée à faciliter les échanges, une limite naturelle opère secrètement : celle des besoins qu’on peut statistiquement attribuer aux êtres humains. Aristote ajoute d’ailleurs plus loin, en écho aux observations de Platon sur le besoin comme « principe » de la cité, qu’il « soutient la communauté »68. C’est là le signe que la référence au besoin est loin de se limiter à une justification technique et purement économique des échanges. Le besoin engage en réalité l’essence même de la vie en communauté, à laquelle les humains, nous le savons par ailleurs, tendent par nature. Ainsi, par l’idée de substitution, Aristote entend montrer que le principe des échanges est en réalité double : d’un côté, la convention monétaire ; de l’autre, la réalité objective et originellement naturelle du besoin. La convention, autrement dit, n’élimine pas la nature, mais 1133a20. 1133b6. Voir Platon, Rép., II, 369b-c, texte qui se trouve manifestement à l’arrièreplan de notre passage. Sur la dimension objective du besoin tel qu’il est conçu dans ce passage (par opposition à une lecture qui limiterait le problème à la représentation personnelle des désirs et besoins individuels), voir Masi (2016), p. 144-146. Voir déjà Judson (1997), même si, pour toutes les raisons exposées dans ce livre, je ne rejoins pas pleinement les termes de son analyse de l’éthique aristotélicienne comme étant une « éthique naturaliste » qui – je traduis – « dérive de la nature humaine et de ce qui est requis pour l’épanouissement humain » (p. 175). 67 68
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p articipe à la réalisation – non pas par dérivation directe, mais par le jeu de médiations – de la « nature » spécifique de l’animal politique69. Le naturel marque en retour une « limite », conformément à la définition de l’art « naturel » d’acquérir, telle qu’elle est présentée dans la Politique70. Aristote peut ainsi distinguer, en se référant à des limites naturelles, entre l’usage légitime de la monnaie et son accumulation illimitée par la pratique de l’usure. Cette limite ne peut être concrètement définie sans conventions, mais elle préserve aussi ces dernières de l’arbitraire et du relativisme. Aristote ne souscrit donc aucunement à l’opinion, évoquée au début de ce chapitre, qui voudrait que le domaine des affaires humaines soit tout entier voué à l’incertitude. Le fait que le nomos règne sur les affaires humaines ne conduit donc pas nécessairement à la dilution des valeurs communes. Nous ne sommes pas dans un univers où tout serait relatif aux circonstances ou aux opinions, et finalement voué à l’incertitude, faute de tout rapport régulateur à la nature. Les tendances et besoins objectifs de l’être humain, l’exigence d’égalité, le critère de réciprocité et d’intérêt mutuel, sont des données irréductibles. Aucune théorie consistante et globale de la justice ne peut en faire l’économie. Dans la mesure où ces « points fixes » ne sont pas ici déductibles d’une idée du Juste en soi, comme elles peuvent l’être dans une perspective platonicienne, Aristote se tourne, pour les identifier, vers la nature. Même s’il reste évasif sur la définition exacte de cette dernière, et même si ces conditions de base admettent une relative variabilité, aucune invention juridique ne peut s’y substituer totalement. En transformant l’antithèse φύσις-νόμος en dualité constitutive, et en plaçant l’organisation de la vie sociale sous le double régime de la nature et de la loi, Aristote se donne les moyens de tenir compte de la diversité des affaires humaines, sans abolir pour autant la possibilité d’une forme de conformité à la nature. Cette dernière, il est vrai, n’est pas une norme suffisamment précise pour orienter directement la conduite personnelle 69 Voir en ce sens Masi (2017), qui souligne la dimension irréductiblement « émotionnelle » de la vertu de justice, en conformité avec la thèse générale qui rattache la vertu éthique à des excès passionnels. Masi estime ainsi que la justice – je traduis – « représente pour l’être humain une seconde nature qui produit des choix et des actions cohérentes et réalise pleinement sa nature d’animal politique » (p. 202). 70 Pol. I, 8-9. Les limites, y compris négatives, que définit la nature peuvent en ce sens servir de normes, même si celles-ci sont insuffisantes à déterminer la conduite indépendamment du nomos ; voir en ce sens Lockwood (2005).
LA NATURE ET LA LOI: ANTITHÈSE DIALECTIQUE ET DUALITÉ CONSTITUTIVE 223 et pour maintenir l’équilibre de la cité. Cela ne l’empêche pas, cependant, de définir les limites à l’intérieur desquelles s’élaborent les règles de droit. C’est même, sans doute, cette relative imprécision qui lui permet de s’adapter à la diversité des circonstances.
Chapitre XI RESPONSABILITÉ ET CAUSALITÉ Pour Aristote, l’agent humain est principe de ses actions. Or ces dernières sont, non seulement des situations et des comportements moralement significatifs, des faits moraux pouvant faire l’objet d’une évaluation, mais aussi des événements du monde qui sont assimilables, jusqu’à un certain point, à des mouvements physiques1. L’agent est donc cause de certains mouvements et semble ainsi s’insérer dans une chaîne causale, au même titre que les agents naturels. Il n’est dès lors pas surprenant que, dans la tradition péripatéticienne, la question du rapport entre la nature physique et l’action humaine ait eu pour corollaire le problème du déterminisme, en particulier chez Alexandre d’Aphrodise. Alexandre entend opposer, dans son traité Du destin, son exégèse enrichie de l’éthique aristotélicienne à la théorie stoïcienne du destin. Cette dernière, selon lui, subordonnerait fatalement l’agent aux causes antécédentes et l’empêcherait en fait d’être le véritable principe de ses actions. En concevant le destin, non pas comme l’enchaînement intangible des causes, mais comme une détermination personnelle, qui s’enracine dans notre nature propre, Alexandre estime que chacun est, pour lui-même, responsable de son propre destin. Il entreprend ainsi d’exposer une « théorie non-déterministe du destin »2. Alexandre ne pouvait toutefois le faire qu’en reformulant la doctrine péripatéticienne sur plusieurs points, y compris en utilisant à son profit certains termes et certaines 1 Comme le montre par exemple le début de Métaphysique, Θ, 6, 1048b18-36, où l’auteur de ces lignes – que je suppose être Aristote, même si le passage ne figure pas dans tous les manuscrits – commence par donner à πρᾶξις la même extension qu’à κίνησις, avant de les distinguer. Je reviendrai sur ce point. 2 Pour reprendre l’expression de Sharples (1983), p. 17. Voir aussi Sharples (1987), ici p. 1218. Pour une présentation d’ensemble du traité et de la polémique anti-stoïcienne, voir également l’introduction de Natali (2009) ; Donini (2010) ; Koch (2019).
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CHAPITRE XI
thèses de ses adversaires stoïciens, comme la notion d’« assentiment » (συγκατάθεσις), absente chez le Stagirite, et l’idée que l’assentiment est précisément le principe de ce qui dépend de nous3. Bien qu’Alexandre affiche l’intention d’exposer, dans le De Fato, l’opinion qui devait être, selon lui, celle d’Aristote sur la liberté et le destin4, l’identification de ce qui dépend pleinement de nous est loin d’être claire chez ce dernier. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les interprètes d’Aristote débattent encore aujourd’hui pour savoir si celui-ci souscrit à une forme de déterminisme, s’il fonde à l’inverse une théorie authentiquement indéterministe, ou encore libertarienne, de l’action morale – selon laquelle l’intuition fondamentale d’Aristote résiderait dans l’affirmation de la liberté de choisir un parti ou son contraire –, ou bien s’il adopte plutôt une position de type compatibiliste, qui concilierait sa théorie de l’autonomie pratique avec la reconnaissance des déterminations extérieures, qu’elles soient naturelles ou culturelles5. J’entends montrer qu’on peut échapper à ces difficultés si l’on admet qu’Aristote ne se pose pas le problème des déterminations antécédentes – et parmi elles des conditions naturelles de l’action – dans les termes où celui-ci s’est posé par la suite, et notamment pas dans les termes où nous les posons aujourd’hui. Aristote, selon moi, ne considère pas l’action humaine ponctuelle comme un élément particulier – un « maillon » – de la chaîne causale, mais comme l’actualisation d’un ensemble d’aptitudes personnelles, qui incluent des prédispositions naturelles mais aussi des dispositions proprement humaines, dont l’agent est en partie responsable. L’agent humain est bien cause de ses actions, au sens où il en est le principe et où elles lui sont imputables. Toutefois, cette propriété ne désigne pas d’abord son insertion, ou à l’inverse sa position de rupture, 3 Voir Alexandre d’Aphrodise, Quaest. III, 13. 107.5 : « ce qui dépend de nous est situé dans l’assentiment rationnel. » De même, pour Alexandre, « ce qui dépend de nous (ἐφ᾽ ἡμῖν) réside dans l’assentiment rationnel, lequel provient de la délibération », De fato, xiv, 184.11-12. Voir encore xv, 186.10-12. Sur ce point, je renvoie à Morel (2013). 4 Alexandre d’Aphrodise, De fato, i, 164.3-4 ; xxxix, 212.5-6. 5 Je ne reprendrai pas ici l’ensemble du débat. Je renvoie notamment, avant d’y revenir, à la position compatibiliste défendue par Natali (2004) ; dans la même perspective, voir Donini (2010). Furley (1967), p. 226, n.15, clarifie déjà la situation en précisant que, pour Aristote, la « liberté » de l’agent ne dépend pas de son aptitude à choisir autrement au moment même de l’action, parce que la responsabilité humaine tient au fait que chacun crée lui-même ses propres dispositions. En faveur d’une position de type « incompatibiliste », voir Destrée (2011). Pour un état complet et récent de la question, voir Farina (2020).
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dans une chaine causale supposée : elle reflète plus fondamentalement une manière individuelle et proprement humaine d’être capable d’agir. La solution que je privilégierai est donc, si l’on veut, dispositionnelle. L’agent humain, au moment précis où il agit, n’est pas isolé de la chaîne causale ; mais il ne lui est pas non plus soumis, parce qu’il s’est déjà disposé antérieurement à agir d’une certaine manière plutôt qu’autrement. Comme on l’a vu plus haut6, il constitue, par son « caractère » (ἦθος), un complexe singulier d’aptitudes et d’inclinations : de tendances et de potentialités naturelles, de dispositions acquises, de tendances ponctuelles, délibérées ou non. Il apporte donc, à la situation dans laquelle il est engagé, une réponse elle-même singulière, chargée d’histoire personnelle et irréductible à des lois générales de comportement. La solution proposée est aussi, on va le voir, modale, au sens où l’agent rationnel se définit par un rapport spécifique au possible : il est capable de choisir un parti ou son contraire et n’est jamais absolument déterminé à l’un ou à l’autre. Or, selon ce rapport spécifique, il est équipé tout à la fois de puissances naturelles spécifiques et individuelles, de dispositions acquises, et d’une capacité de délibérer proprement humaine. En d’autres termes, dès lors que l’on considère quelles sont les capacités qui font l’agent rationnel, on observe qu’elles forment un ensemble complexe d’aptitudes, ensemble pour partie naturel et pour partie artificiel ou culturel. Il me paraît de ce fait plus pertinent, plutôt que de s’interroger sur le déterminisme supposé de l’action, de parler d’une « activité » humaine globale, qui inclut non seulement l’acte particulier mais aussi l’ensemble des aptitudes qu’il suppose et révèle. Partons de l’image dominante que nous offre l’éthique aristotélicienne, conformément d’ailleurs à bon nombre de mes observations précédentes. Cette image s’oppose nettement à l’idée d’une détermination intégrale de l’action par son insertion dans la chaîne causale. Il semble d’abord aller de soi que l’action humaine, en ce qu’elle dépend d’une décision rationnelle qui elle-même résulte d’une délibération, est irréductible au type d’activités que les animaux peuvent accomplir. L’action, si l’on en croit les traités éthiques, est en effet spécifiquement humaine car « la décision est ou bien un intellect désirant ou bien un désir Voir notamment la comparaison entre caractère humain et caractère animal, p. 69-82.
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r aisonnant, et un tel principe est un homme »7. De même, selon l’Éthique à Eudème, l’homme est le seul vivant qui puisse être principe d’actions proprement dites, et « nous ne pourrions dire d’aucun autre vivant qu’il agit »8. Corrélativement, le bien-vivre proprement humain, ainsi que la moralité qui lui est coextensive, se définissent en partie par opposition à la simple sauvegarde de l’animal : le bonheur, qui est la fin de toutes nos activités, est une affaire proprement humaine, ce qui revient à dire qu’il concerne, non pas l’animal en général, mais cet animal particulier qu’est l’homme. Les animaux autres que l’homme s’assemblent en vue de vivre et non pas en vue de bien vivre et, même si certains sont « politiques » en un certain sens, ils ne « participent ni au bonheur, ni à la vie selon la décision »9. Il est clair que, pour Aristote, l’homme a des fins spécifiques et que, s’il est vrai que le bien s’entend en plusieurs sens, il y a un bien proprement humain ; il réside dans une activité conforme à la plus haute vertu10. Cette dernière peut se réaliser, ou bien dans une vie pratique – au sein d’une communauté d’actions –, ou bien dans une vie principalement contemplative, consacrée à l’exercice de l’intellect. L’action humaine a donc, comme on l’a vu, un type de fin qui n’est pas réductible à une fin biologique : l’action vertueuse vise le bien proprement humain. Nous avons également pu voir qu’elle ne visait pas le plaisir, sinon par accident, de sorte qu’elle doit se définir en termes de valeurs ou de normes, et non pas seulement en termes de réplétion ou de compensation d’un manque. S’il est vrai que, malgré cela, l’action procure du plaisir, c’est parce que celui-ci vient en surplus, comme l’achèvement de l’acte, sans être la fin même de l’action. La différence anthropologique semble donc, par principe, exclure qu’un même logos puisse rendre compte, à la fois et en des termes similaires, de l’activité humaine et de l’activité animale. Il n’est d’ailleurs pas naturel de parler aujourd’hui d’action pour qualifier un acte non-délibéré ou, plus généralement, le comportement animal. Nous concevons l’action comme une démarche et non comme un simple processus ou un pur « acte ». L’action nous apparaît comme une attitude consciente et volontaire, de sorte que ses conséquences nous sont – au moins jusqu’à un certain point – imputables. Parce que « la Éth. Nic., VI, 2, 1139b4-5. Éth. Eud., II, 6, 1222b19-20. 9 Pol., III, 9, 1280a33-34. 10 Éth. Nic., I, 6, 1098a17. 7 8
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décision est le principe de l’action »11, Aristote invite lui-même à ne parler d’action que dans la sphère, proprement humaine, de l’éthique et de la politique. Il n’y a praxis, de ce point de vue, que lorsqu’il y a eu délibération et décision (bouleusis et proairesis), c’est-à-dire tout à la fois réflexion et désir, puisque la proairesis elle-même conjoint ces deux dimensions12. Pourtant, un certain nombre de textes, en particulier dans le corpus de zoologie, brouillent les frontières entre la praxis proprement humaine et les autres types de mouvements. Je ne reviendrai pas sur la question du caractère, dont nous avons vu qu’elle ne justifiait pas les lectures continuistes de la différence anthropologique. Il est plus suggestif de rappeler ici que la notion même de praxis, dont Aristote fait un emploi très large, va bien au-delà du seul cas de l’action moralement significative. J’ai analysé ailleurs cette particularité. Je me contenterai donc ici d’en rappeler l’essentiel. Le traité Du ciel indique que les astres, comme les plantes, participent d’une certaine praxis et de la vie, même s’ils le font de la manière la plus simple13. Le texte canonique sur la praxis, Métaphysique, Θ, 6, 1048b18-36, présente la praxis comme un processus complet, c’est-àdire un processus qui trouve sa fin en lui-même (comme la vision, puisqu’en même temps que l’on voit, on a déjà atteint la fin, qui est de voir), et cela par opposition au mouvement. Celui-ci est un processus inachevé, et non pas une « action », parce qu’il est en marche progressive vers sa fin (comme la cure d’amaigrissement tend vers la minceur, mais n’est pas encore la minceur). On parlera donc de praxis, non seulement à propos des activités humaines, mais encore à propos de processus psycho-physiologiques, du moment qu’il s’agit d’activités immanentes et non pas d’activités transitives. Or ces activités sont à l’évidence communes à tous les animaux. De fait, dans le corpus biologique, le terme « πρᾶξις » sert fréquemment à désigner le fonctionnement d’un organe14 ou l’activité globale du vivant. Il est assez difficile de savoir ce qui unifie ces différentes occurrences, de sorte qu’on a souvent considéré que Éth. Nic., VI, 2, 1139a31. Éth. Nic., III, 5, 1113a10-11. 13 DC, II, 12, 292a20-21. 14 Le texte le plus clair sur ce point est sans doute celui de PA, I, 5, 645b14-20, dans lequel l’action globale de l’animal est présentée comme la cause finale de l’ensemble des opérations organiques. 11 12
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l’usage de praxis dans un contexte autre qu’anthropologique était finalement métaphorique15. Toutefois, ces occurrences sont suffisamment nombreuses dans les Parties des animaux ou dans l’Histoire des animaux, et leur usage suffisamment rigoureux, pour que l’on puisse admettre qu’Aristote voit dans cette notion, non pas une simple manière de dire, mais un véritable concept opératoire. Les Parva naturalia entendent ainsi étudier des actions ou des activités (praxeis)16, conformément à cette affirmation plusieurs fois répétée dans le corpus biologique, selon laquelle l’accomplissement d’une fonction, celle de l’animal en son entier ou celle d’un simple organe, est une praxis. Selon l’Histoire des animaux, les « actions » et les modes de vie des animaux diffèrent selon leurs mœurs et leur nourriture17. Activité vitale en tant qu’accomplissement de propriétés organiques, l’action animale est aussi bien une activité de l’organisme. Ainsi, au moins par structure, et même si les mobiles d’action diffèrent chez l’homme et chez l’animal, l’un et l’autre se meuvent selon un schéma dynamique et causal analogue. Que d’autre part les actions humaines puissent s’expliquer par des mouvements antécédents et des causes physiques, et non pas simplement par la décision de l’agent, nous en trouvons plusieurs indices, discrets sans doute, mais significatifs. Ainsi, dans le traité sur la Divination dans le sommeil, Aristote entend récuser les prétentions divinatoires de l’interprétation des rêves en montrant que certaines images oniriques sont elles-mêmes des causes effectives – et non pas des visions prémonitoires – de certains événements postérieurs. Or ces événements sont précisément des « actions » : Par ailleurs, il n’est pas du tout déraisonnable non plus de dire que certaines images qui se produisent pendant le sommeil sont causes des actions propres du sujet. De même en effet que, quand nous sommes sur le point d’agir, ou engagés dans les actions, ou après les avoir accomplies, il est fréquent que, dans un songe véridique, nous nous en préoccupions et agissions (la cause en étant que le mouvement trouve une voie toute tracée par ses commencements diurnes), de même, il est à l’inverse nécessaire que les 15 Sur ce point et en faveur de la thèse selon laquelle ces emplois ne sauraient être de pures et simples métaphores, je renvoie à Morel (2007), p. 151-176 ; Lennox (2010). 16 PN, Sens., 1, 436a4. Voir encore PN, Somn., 2, 455b28 : « Il faut encore dire après cela par quels types de mouvements et d’actions (praxeis) internes aux corps se produisent la veille et le sommeil chez les animaux. » 17 HA, VIII, 1, 588a17. Voir aussi Pol., I, 4, 1254a7 : « la vie est action et non production (ὁ δὲ βίος πρᾶξις, οὐ ποίησις, ἐστιν) ».
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mouvements s’effectuant pendant le sommeil soient fréquemment les principes des actions diurnes, parce qu’à son tour la réflexion qui les fait accomplir a sa voie toute tracée dans les images nocturnes.18
On pourrait objecter qu’il s’agit là de cas en quelque sorte « non standards », et que de tels rêves ont un caractère exceptionnel. La plupart des rêves apparemment prémonitoires, dit Aristote aussitôt après, sont de simples coïncidences. Toutefois, ce texte reconnaît au phénomène décrit une certaine fréquence. Il est en outre remarquable par son emploi du lexique causal (αἴτια, αἴτιον, ἀρχὰς, διὰ τὸ) et par la précision du processus physiologique qui explique les effets du rêve sur les actions diurnes : ce processus est une sorte de frayage matériel produisant des effets d’entraînement mécanique dans les deux sens, des états diurnes aux états nocturnes et inversement. Le mouvement des images « trace une voie » qui prépare, dans un cas le rêve, dans l’autre l’action éveillée. De fait, toute image produit des traces imaginatives, en vertu d’un principe mécanique de répercussion des mouvements d’un corps continu à l’autre19. Le principe de l’enchaînement des états à la fois corporels et mentaux conduisant à l’action, en particulier le lien entre la production des phantasmata et le désir, est par ailleurs bien attesté dans le De motu animalium, comme nous l’avons vu à propos des émotions20. Il est tout aussi remarquable que, dans le passage du De divinatione, la « réflexion » conduisant à l’action semble immédiatement déterminée par les images, comme si elle en était une suite nécessaire. Ce passage, dans un contexte qui est entièrement dédié à l’explication des apparitions oniriques prétendument divinatoires, ne peut tenir lieu par lui-même de « théorie de l’action ». Il confirme cependant par son vocabulaire, son recours insistant à la thématique causale et par son schéma général, que les actions 18 ἀλλὰ μὴν καὶ ἔνιά γε τῶν καθ’ ὕπνον φαντασμάτων αἴτια εἶναι τῶν οἰκείων ἑκάστῳ πράξεων οὐκ ἄλογον· ὥσπερ γὰρ μέλλοντες πράττειν ἢ ἐν ταῖς πράξεσιν ὄντες ἢ πεπραχότες πολλάκις εὐθυονειρίᾳ ταύταις σύνεσμεν καὶ πράττομεν (αἴτιον δ’ ὅτι προωδοποιημένη τυγχάνει ἡ κίνησις ἀπὸ τῶν μεθ’ ἡμέραν ἀρχῶν), οὕτω πάλιν ἀναγκαῖον καὶ τὰς καθ’ ὕπνον κινήσεις πολλάκις ἀρχὰς εἶναι τῶν μεθ’ ἡμέραν πράξεων διὰ τὸ προωδοποιῆσθαι πάλιν καὶ τούτων τὴν διάνοιαν ἐν τοῖς φαντάσμασι τοῖς νυκτερινοῖς : PN, Div., 1, 463a21-30. 19 Ce principe physique est bien établi chez Aristote. À propos des rêves et de la transmission des affections, voir PN, Ins. 2, 459a23-b7. 20 Voir ci-dessus, p. 90. Pour une mise au point récente, en faveur d’une interprétation de la causalité de l’action en termes (physiques) de causalité motrice, voir également Corcilius (2020).
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humaines, y compris au sens strict d’actes réfléchis, ne sont pas indépendantes des états physiologiques et mentaux qui les précèdent. Toujours au titre du thème de la prédétermination causale des actions humaines, Aristote insiste à plusieurs reprises sur la dépendance des actions par rapport aux dispositions ou inclinations (ἕξις) du caractère. Nous n’agissons pas à partir d’une table rase psychologique, comme si, à chaque décision d’agir, nous prenions dans notre existence un nouveau point de départ. Ce qui précisément fait que nous agissons moralement avec une certaine spontanéité, comme je l’ai rappelé dans la deuxième partie, c’est que nos vertus morales – comme nos vices pour les agissements répréhensibles – inclinent à adopter un comportement déterminé, plutôt que d’aller dans la direction contraire. La disposition au courage entraîne l’action courageuse et non pas l’action contraire. On parle parfois à ce propos d’une « unidirectionalité » des habitudes. Or nos dispositions échappent en partie à notre contrôle, et cela à deux niveaux : par origine et par fonctionnement. Par origine, parce qu’elles dépendent de l’éducation morale que nous avons reçue et dont, par définition, nous ne sommes pas les agents ; ou bien parce qu’elles varient en fonction de notre tempérament personnel, de notre « nature » singulière21. Elles nous échappent également par fonctionnement, dans la mesure où elles conduisent à l’action, non seulement d’une manière unidirectionnelle, mais encore par un mécanisme fortement contraignant, pour ne pas dire nécessaire. Cette dernière idée est clairement exprimée au livre III de l’Éthique à Nicomaque, dans un passage destiné à montrer que la vertu et le vice sont « volontaires », ou « consentis », ce qui signifie que l’agent en a connaissance et qu’il a en lui-même le principe de son action. Ils sont donc « dépendants de nous », « sous notre gouverne » (ἐφ᾽ ἡμῖν)22. Il dépend en effet de nous de devenir tempérant ou non, juste ou non et, d’une manière générale, de s’appliquer par l’exercice à acquérir les dispositions convenables. Ce passage semble donc consacrer la pleine responsabilité de l’agent en l’étendant aux dispositions, au-delà donc des actions ponctuellement et expressément délibérées. Aristote va cependant introduire une faille dans ce dispositif en notant qu’il ne suffit pas de « souhaiter » être juste pour cesser d’être injuste si on a acquis cette dernière tendance, pas plus qu’il ne suffit au Voir, ci-dessus, l’analyse des vertus naturelles. Éth. Nic., III, 7, 1113b6.
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malade de souhaiter guérir pour recouvrer la santé. La métaphore mécanique qui suit cette observation confirme l’aporie : de même qu’on ne peut rattraper une pierre qu’on a lancée, alors qu’il dépendait de nous de ne pas le faire, de même l’homme injuste ou intempérant n’est plus capable de la disposition contraire, alors que cela dépendait initialement de lui. Il en va d’ailleurs de même pour certains défauts du corps, dont la dégradation nous est imputable si elle résulte de notre laisser-aller. On ne blâme pas un aveugle de naissance, mais on blâmera celui qui a perdu la vue à cause de ses excès de boisson23. L’aporie sera finalement tranchée, en faveur de la responsabilité effective de l’agent, grâce au principe d’antécédence de l’action par rapport à la disposition : les actions engendrent les dispositions ; or les actions sont volontaires et dépendent de nous. Le vice et la vertu sont donc volontaires, puisque la personne mauvaise, comme la bonne, est « par elle-même cause de ses actions »24. Nos actions ne s’expliquent pas par une attraction extérieure, mais traduisent avant tout l’orientation de notre caractère25. Quoi qu’il en soit, la métaphore du jet de pierre et la comparaison avec le délabrement coupable du corps – signe supplémentaire de l’importance des considérations médicales et physiologiques dans la théorie aristotélicienne des vertus – confirment un point essentiel : si l’on considère en elle-même la relation entre la disposition et l’action ponctuelle, c’est-à-dire le fonctionnement et non pas l’origine, il est clair que nos dispositions entraînent les actions correspondantes d’une manière qui échappe en partie à notre contrôle. Cette thèse est confirmée par un autre passage, qui ouvre le grand traité sur la justice, au livre V de l’Éthique à Nicomaque : Il n’en va pas de même selon qu’il s’agit des sciences et des puissances, ou qu’il s’agit des dispositions ; car on estime qu’il y a une seule et même puissance et une seule et même science des contraires, tandis qu’une disposition, qui est un contraires, n’est pas des contraires, de même qu’à partir de la santé on ne produit pas les contraires, mais seulement les états sains.26
D’un côté la puissance (δύναμις) et la science (ἐπιστήμη) ; de l’autre la disposition (ἕξις). Les premières sont bivalentes, capables d’effets Éth. Nic., III, 7, 1114a7-31, pour l’ensemble du développement. Éth. Nic., III, 7, 1114b21. 25 Voir par exemple en ce sens Furley (1967), p. 189-190. 26 Éth. Nic., V, 1, 1129a11-16. 23 24
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contraires : la puissance indéterminée parce qu’elle n’est pas encore orientée préférentiellement vers l’un des deux contraires (comme le matériau encore informe sur lequel travaille le statuaire n’est en luimême ni la forme de l’Hermès ni sa privation ; comme le corps peut être malade ou bien portant) ; la science, parce qu’elle fait partie des « puissances rationnelles », dont la particularité est précisément de pouvoir porter sur des termes contraires. Aristote définit les puissances « rationnelles » (μετὰ λόγου) en Métaphysique, Θ, 2 et 5. C’est la puissance, « par soi » d’accomplir A ou non-A, comme la puissance du médecin, qui sait comment produire santé ou maladie, parce qu’il en est le principe. Le feu, inversement, n’a pas d’autre capacité que de chauffer, de même que le sain – exemple commun, on le voit, aux deux traités – ne peut produire que ce qui est sain27. Ces derniers cas correspondent aux puissances « irrationnelles ». Le prolongement de Θ, 2 qu’Aristote propose au chapitre 5 fait écho au problème que je viens d’exposer : il est incidemment rappelé que certaines puissances supposent un exercice antérieur, au profit de l’habitude ou du raisonnement28 ; les puissances rationnelles supposent la présence, dans l’agent, d’un principe « dominateur » (κύριον), dont l’activité est « un désir (ὄρεξις) ou une décision (προαίρεσις) »29. On a souvent rapproché ce texte des analyses éthiques, étant donné les similitudes que l’on vient d’observer. On trouverait là l’indice d’une solution aux difficultés rencontrées plus haut : l’agent d’une puissance rationnelle est capable d’accomplir indifféremment les deux contraires ; il échapperait ainsi – et l’ensemble de la théorie aristotélicienne de l’action avec lui – à la relation mécanique entre disposition et action, et ainsi au déterminisme. Toutefois, on a aussi souligné que les exemples donnés dans la Métaphysique appartiennent aux arts et non pas au domaine de l’action délibérée moralement significative30. De même, l’imprécision introduite par la disjonction « un désir ou une décision » et l’extrême schématisme de l’évocation des conditions de l’action donnent peu de prise à des rapprochements significatifs avec les traités éthiques. On ne retrouve pas non Mét., Θ, 2, 1046b12-24. Mét., Θ, 5, 1047b34. 29 Mét., Θ, 5, 1048a10-15. 30 Voir en ce sens Donini (2010), p. 90-92 ; Lefebvre (2018), p. 416 sur ce point précis et, pour l’ensemble de ce dossier, p. 397 sq. 27 28
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plus ici l’opposition entre la bivalence des puissances irrationnelles et la monovalence ou unidirectionalité des dispositions, comme en Éthique à Nicomaque, V, 1. Plus généralement, le texte de la Métaphysique s’insère dans une réflexion générale sur les conditions d’actualisation des substances et de leurs accidents, dans la perspective propre à la philosophie première. Il ne vise pas à enrichir, ou même appuyer, des thèses relatives à l’éthique. Disons, tout au plus, que le schéma de Métaphysique, Θ, 2 et 5 est simplement applicable à la théorie de l’action considérée dans ses grandes lignes. Il ne résout pas l’aporie signalée plus haut, pas plus qu’il ne suffit à justifier une interprétation libertarienne de la théorie aristotélicienne de l’action. Revenons au texte de l’Éthique à Nicomaque. Il permet à mon sens de tirer deux enseignements, contradictoires en apparence, mais en réalité complémentaires. D’un côté, il confirme que les dispositions sont monovalentes et constituent une prédétermination objective de l’action, qui contraste avec la capacité propre aux puissances rationnelles de considérer les contraires. De l’autre, il indique de manière beaucoup plus positive ce qui fait la force et la fonction des dispositions dans la théorie de l’action morale : les dispositions morales, en tant qu’elles orientent le désir rationnel et préparent à la décision correcte31, garantissent un élan immédiat vers le bien. Elles n’exigent pas d’autre désir que celui qu’elles portent en elles, ni d’assentiment supplémentaire, pour se traduire en actes vertueux. La disposition est donc efficace, mais elle l’est d’autant plus qu’elle est unidirectionnelle et ne fait pas en elle-même l’objet d’une décision. Elle est volontaire sans être voulue : volontaire parce qu’elle dépend de nous ; sans être voulue, au sens où elle est d’emblée orientée vers la fin droite et ne fait pas elle-même l’objet d’une intention spécifique. Si je suis effectivement courageux, je ne me décide pas au courage ; je suis spontanément courageux, et cette inclination me dispose à décider l’action courageuse. La vertu se distingue en ce sens de la bouleusis, de la délibération, c’est-à-dire du calcul pratique concernant les moyens. Par ailleurs, rien n’empêche que l’agent agisse contre l’une de ses dispositions, si une autre disposition, une émotion ou un calcul pratique perverti l’emportent finalement. Aristote admet parfaitement qu’on 31 Ce sont des « dispositions à décider » pour reprendre la définition même des vertus éthiques en Éthique à Nicomaque, II, 6.
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puisse commettre ponctuellement l’injustice sans être injuste par disposition, ou qu’on jette son bouclier dans la bataille et qu’on prenne la fuite, tout en étant habituellement et fondamentalement courageux, de sorte qu’on montre dans ce cas une lâcheté qui n’est qu’accidentelle32. On évaluera précisément la moralité de l’agent selon que l’action qu’il accomplit est conforme aux dispositions qui constituent son caractère. Plus généralement, la relative perte de contrôle qu’implique la disposition, et l’impression d’enchaînement mécanique qu’elle peut éventuellement susciter, ne remettent pas en cause la responsabilité de l’agent, mais paradoxalement la renforcent. Ajoutons, avant d’y revenir ci-dessous, que la contrainte de la disposition, dans la sphère des affaires humaines et sous le régime de contingence qui la caractérise, ne peut être « nécessaire » au sens le plus strict33. En somme, ni la lecture libertarienne ni l’interprétation déterministe ne parviennent à s’imposer. Cet examen resterait incomplet s’il ne prenait en compte un passage de l’Éthique à Eudème, II, 6, qui ne trouve pas d’équivalent dans les autres textes du Stagirite. Partons des lignes les plus décisives pour l’argumentation : les actions dont l’homme est principe et maître (ἀρχὴ καὶ κύριος), il est clair qu’elles peuvent se produire ou non, et qu’il dépend de lui (ἐφ᾽ αὑτῷ) qu’elles se produisent ou non, celles du moins dont l’existence et la nonexistence sont sous sa maîtrise. Ce dont il dépend de lui qu’il le fasse ou non, il en est lui-même cause (αἴτιος), et ce dont il est cause dépend de lui.34
Aristote affirme donc que les actions dont l’homme est « principe et maître » peuvent se produire ou non, et qu’il est en son pouvoir qu’elles se produisent ou non. Il ajoute qu’il est « cause » de ce qu’il a le pouvoir de faire ou de ne pas faire. De ce texte complexe et discuté, on peut avoir une lecture forte, ou « libertarienne », qui attribuerait à Aristote une sorte de doctrine implicite du libre arbitre : l’agent rationnel a la capacité de délibérer et de s’engager dans une action par décision ; or 32 Ces deux exemples sont donnés respectivement en Éth. Nic., V, 10, 1134a17-23 et 13, 1137a20-26, textes cités par Laurent (2013), p. 30, à l’appui de la thèse selon laquelle les actions ne qualifient pas l’agent de la même manière selon qu’elles sont ou non conformes à ses dispositions. 33 Voir en ce sens Monteils-Laeng (2014), p. 274-275 sur ce point précis, et p. 270275 sur l’ensemble du dossier, contre l’hypothèse du déterminisme moral. 34 Éth. Eud., II, 6, 1223a4-8.
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cette aptitude implique la possibilité de prendre un parti ou son contraire, de se déterminer de manière autonome en faveur d’un parti A ou en faveur de non-A. Une autre lecture, plus modeste dans ses ambitions, soulignera simplement la capacité de réaliser des actions pouvant produire des effets contraires, étant donné la contingence et la variabilité qui caractérisent les agissements humains. On n’oubliera pas non plus que le vocabulaire de la « cause » – ici le terme αἴτιος – ne dénote pas nécessairement la causalité naturelle, mais s’applique tout aussi bien à la responsabilité morale et juridique, à la simple idée d’imputabilité des actions. De fait, la suite immédiate du passage de l’Éthique à Eudème porte sur l’éloge et le blâme qu’on adresse aux agents et à leurs actions pour leurs vertus ou leurs vices. Quoi qu’il en soit, le passage apporte au moins deux preuves textuelles en faveur d’une convergence de la causalité physique et de l’imputabilité morale ou juridique. La première est donnée par le contexte de l’enquête. Celui-ci dépasse explicitement le cas particulier de l’action humaine. On analyse ici, avec l’action (πρᾶξις), un certain type de « mouvement » (κίνησις) : « l’homme est principe d’un mouvement car l’action est mouvement »35. De plus, Aristote établit une comparaison entre l’action humaine et le rapport nécessaire entre les propriétés d’une figure géométrique. Le fait que la somme des angles du triangle soit égale à deux angles droits (propriété 2R) implique nécessairement que le carré, qui est le double du triangle, possède quatre angles droits. Or, faisons l’expérience de pensée suivante : si le triangle, dont dérive le carré qu’on est en train de construire, changeait et avait trois angles droits, ou quatre, alors le carré aurait nécessairement dans le premier cas six angles droits et dans le second cas huit angles droits. Si, à l’inverse, le triangle ne change pas – et nous savons qu’il ne change pas –, alors le carré ne change pas et possède toujours quatre angles droits. Le triangle est bien « principe » et « cause » de ce qui découle de ses propriétés36. Or, la causalité de l’action humaine est bivalente, à la différence de la causalité monovalente des propriétés des êtres mathématiques : elle « admet des états contraires ». Par conséquent, il faut supposer que ces « principes » que sont les agents humains les admettent également37. Éth. Eud., II, 6, 1222b28-29. Éth. Eud., II, 6, 1222b40-41. 37 Éth. Eud., II, 6, 1222b41-42. 35 36
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De manière significative, Aristote renvoie explicitement aux Analytiques, concernant la relation nécessaire entre la cause et l’effet, insistant ainsi sur le fait que les prémisses de l’analyse valent pour un sujet plus large que le seul agent humain. La seconde preuve est sémantique et factuelle : Aristote affirme que l’être humain est non seulement « cause » de ses actions, mais également, nous l’avons vu, « principe » et « maître » de ces dernières. L’insistance produite par la variation lexicale, et le fait que les termes « principe » et « cause » s’appliquent aussi bien à l’agent humain qu’à des figures géométriques, suggèrent que le terme αἴτιος, quand il est rapporté à l’action humaine, ne signifie pas seulement « moralement responsable » mais également « cause », c’est-à-dire « physiquement responsable » et cause proprement motrice. Que la bivalence propre à l’agir humain soit le fait d’un libre arbitre rationnel ayant la capacité positive de prendre un parti ou son contraire, ou bien, comme je le crois plutôt, qu’elle signifie plus modestement que la responsabilité humaine implique toujours une certaine contingence38, nous restons dans le cadre d’une théorie causale de l’action. En d’autres termes, la relation causale, parce qu’elle suppose un rapport entre la cause et l’effet, reste efficace, même si les effets ou les conditions générales de l’action sont en partie contingents. Ma tentative pour réconforter un ami déprimé peut prendre de multiples formes – l’emmener au restaurant pour le divertir, l’inviter à considérer tout ce que son existence a de formidable, lui faire écouter Jumpin’ at the Woodside de Count Basie – et elle peut se solder par un succès ou un échec. Il n’en demeure pas moins que je demeure la cause de l’action que j’accomplis en direction de mon ami, parce que cette action est nécessairement mienne, c’est-à-dire produite par mes dispositions morales et ma propre délibération, en connaissance de cause et sans contrainte. Pour reprendre le mot de Carlo Natali à propos du texte qui nous occupe, « l’agentivité est une causalité variable »39. L’activité humaine relève ainsi d’une causalité non pas différente mais particulière : non pas une cinquième « cause » en plus des quatre causes expressément identifiées par Aristote (matérielle, efficiente, formelle et finale), mais une manière proprement humaine, parce que rationnelle, de Voir en ce sens Farina (2020). Natali (2004), p. 206.
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se situer dans le cadre existant. L’agent humain est en un sens cause efficiente, en désirant et produisant un certain mouvement qu’on appellera plutôt « action » ; il lui donne une forme déterminée, fonction de son caractère moral40, et cela pour une fin qu’il s’assigne de lui-même ; cette agentivité suppose enfin un certain nombre de conditions matérielles, dont nous avons plusieurs fois repéré les traces dans les pages précédentes. Peut-on dès lors échapper à la contradiction qui oppose l’idée d’une causalité humaine insérée dans une chaîne causale et l’affirmation de l’autonomie morale ? En réalité, à se placer strictement dans la perspective d’une causalité sérielle, on échoue à montrer en quoi l’action humaine échappe au déterminisme. Pour le dire autrement, à vouloir absolument situer l’action humaine par rapport à une hypothétique chaîne causale qui menacerait son autonomie, et en s’enfermant dans le cadre des débats postérieurs sur la liberté d’agir, on essaie de résoudre une question qui ne traduit pas les vues d’Aristote. Celui-ci nous offre une autre voie pour échapper à cette aporie, en invoquant un critère, non pas étroitement sériel – au sens de la dépendance d’une action ponctuelle par rapport aux événements antérieurs – mais également modal et dispositionnel : les activités humaines se caractérisent par un rapport spécifique aux possibles, un rapport qui, bien que naturel dans son principe, suppose une capacité délibérative que ne possède aucun autre vivant sublunaire. Du point de vue ontologique, on l’a vu, cette spécificité modale s’exprime en termes de puissance et d’acte, et conduit à distinguer entre puissances rationnelles et puissances irrationnelles. La causalité humaine ne se limite donc pas à la causalité efficiente, comme s’il s’agissait de prendre place dans la série des moteurs et des mouvements, comme le skieur prend place dans la remontée mécanique. Elle est aussi, comme on peut raisonnablement le penser, formelle, finale et matérielle. L’interrogation porte dès lors, non pas sur le fait que l’agent humain est cause de ses actions – de fait, il l’est –, mais sur ses aptitudes, ses dispositions spécifiques et individuelles, à accomplir telle action plutôt que telle autre. De ce point de vue, l’agent humain n’est jamais totalement indépendant de conditions et de motivations antécédentes échappant à son contrôle, de sorte qu’on ne peut lui attribuer une liberté absolue et Natali (2004), p. 189-191.
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CHAPITRE XI
abstraite. Considérée dans sa complexité psychologique, l’activité humaine recouvre à la fois des actions ponctuelles et un ensemble d’aptitudes de natures diverses : des potentialités naturelles spécifiques (comme le fait d’être un « animal politique par nature » ou d’être apte à l’acquisition de la vertu), certains dons propres à la nature individuelle, les dispositions morales acquises (les diverses vertus, éthiques ou dianoétiques), les états émotionnels passagers, les désirs rationnels d’accomplir telle ou telle action dans un réseau d’interactions et de normes sociales. Sous cet aspect, l’agent humain n’est pas exclusivement actif, comme si, pour être un agent responsable, il devait être absolument exempt de toute passivité et de toute vulnérabilité par rapport aux causes antécédentes. Il demeure toujours en partie déterminable, face aux événements, aux émotions ou par la nécessité de s’imposer à soi-même l’effort pratique en vue de bien agir. En substance, il n’y a pas de déterminisme pratique, parce qu’il n’y a pas de programme biologique spécifique qui épuiserait les possibilités humaines, un plan naturel qu’on accomplirait en vertu d’une loi de l’espèce. D’une part, comme on l’a vu, les humains ont ceci de particulier qu’ils ne réalisent leur nature spécifique que par la médiation d’institutions et d’initiatives délibérées qui ne sont pas produites par la nature elle-même. D’autre part, l’agent est responsable de son propre caractère, avec une capacité de variations d’un individu à l’autre qu’aucune autre espèce animale ne peut égaler. Il y a en tout cas une tâche que la nature assigne à l’agent rationnel politiquement libre : réaliser le bien humainement possible, au cours d’une histoire personnelle qui dépend fondamentalement de lui.
Chapitre XII PHUSIS ET PHRONÊSIS : LA SOLUTION POLITIQUE À supposer que la fin ultime que constitue le souverain bien puisse être identifiée à une fin naturelle – hypothèse dont on a vu les limites –, elle est avant tout l’objet d’un désir raisonnable, d’une boulêsis. Elle ne compte pas, au moins à première vue, parmi les objets du savoir pratique proprement dit, c’est-à-dire du type de raisonnement qui forme la délibération. Or c’est bien ce dernier, dont la vertu est la sagesse pratique ou prudence, la phronêsis, qui, à partir des moyens appropriés, accorde la décision, la proairesis, aux fins droites visées par les vertus éthiques. Si la sagesse pratique est à ce point conforme à la droite règle qu’elle coïncide en fait avec celle-ci1, cela signifie qu’elle ne dépend pas d’un principe qui serait extérieur aux affaires humaines, qu’il s’agisse d’une loi des dieux ou de la norme naturelle. Le rapport à la nature peut bien intéresser le théoricien de l’éthique et de la politique – et de fait il l’intéresse nécessairement –, mais il semble finalement hors de propos pour l’individu engagé dans l’action effective. Reste-t-il une place, dans ces conditions, pour un usage véritablement pratique de la conformité à la nature ? Pour en juger, repartons du problème moral et de la manière dont la phronêsis aristotélicienne est censée le résoudre. Au moment d’agir, dans les situations où l’estimation des fins prioritaires ou le calcul pratique sur les moyens adéquats ne trouvent pas de solution claire, plusieurs options se présentent. On peut tout d’abord invoquer une déontologie formelle, qui placerait le devoir inconditionné au-dessus de toute autre considération sur les moyens intermédiaires, les satisfactions personnelles, ou les bénéfices indirects. Encore faut-il que le sentiment du devoir inconditionné soit suffisamment déterminé pour que je puisse Éth. Nic., VI, 13, 1144b26-28.
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CHAPITRE XII
distinguer des priorités entre des fins éventuellement concurrentes : dois-je privilégier ma famille ou une autre communauté d’appartenance, si je dois m’engager dans une action susceptible de mettre l’une ou l’autre en péril ? On peut à l’inverse s’en remettre à une forme ou une autre de « conséquentialisme » ou d’utilitarisme qui, faisant l’économie de valeurs abstraites et de normes antérieurement définies, justifierait l’action par le bénéfice – individuel ou collectif – qu’on tirerait de ses résultats. Faudrait-il dès lors renoncer à identifier des motivations proprement morales, indépendantes de l’intérêt, et renoncer du même coup à distinguer ce qui fait la particularité de la vertu comme disposition à agir en vue du bien d’autrui ? L’éthique d’Aristote, pour autant qu’on puisse la situer parfaitement dans ce tableau nécessairement schématique, ne se satisfait d’aucune de ces deux solutions. Contre le formalisme déontologique, Aristote répondrait que l’action humaine ne peut se régler sur aucun principe immuable, que celui-ci relève du sentiment du devoir ou bien de valeurs transcendantes extérieures aux situations concrètes. Ces situations sont précisément la matière du jugement qu’exerce le phronimos, dont la vertu spécifique repose sur un savoir portant avant tout sur les conditions empiriques et concrètes de l’action. L’optique déontologique est donc écartée. Elle l’est d’autant plus que l’action moralement significative suppose toujours l’orientation d’un certain type de désir, le « désir raisonnant » ou « l’intelligence désirante » que constitue la proairesis2. Pour Aristote, on agit moralement parce qu’on le désire, pas parce qu’on le doit3. Contre le conséquentialisme, Aristote estimerait que le plaisir, même s’il accompagne le bien, n’en est jamais le critère. Il est tout au plus le symptôme d’une action accomplie, parfois moralement réussie. La corrélation du plaisir à l’activité ne peut donc pas garantir la rectitude de l’action. Par contraste, on comprend que Mill ait reconnu sa dette à l’égard d’Épicure, selon qui le plaisir est notre « bien premier et connaturel »4, pour avoir associé l’utile à l’agréable5. La recherche aristotélicienne de Éth. Nic., VI, 2, 1139b4-5. Voir en ce sens Merker (2011). 4 Épicure, Lettre à Ménécée, 129. 5 J.S. Mill, Utilitarianism, 1863, ch. 2. Il est en fait douteux que la morale d’Épicure soit utilitariste de part en part. Le plaisir, en tout cas, est pour lui critère du bien, ce qu’il ne peut pas être pour Aristote. Sur cette différence radicale, je renvoie à Morel (2019). 2 3
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la vie bonne ne se limite d’ailleurs pas aux bénéfices qu’on peut tirer d’une série d’actions particulières habilement réussies, parce que la prudence n’est pas réductible à l’habileté, la deinotês, même si elle la suppose : la sagesse pratique délibère en fonction de fins réellement bonnes6. De fait, comme les qualités morales du caractère, auxquelles elle est nécessairement associée, elle est avant tout une vertu, c’est-à-dire une excellence propre à la personne morale. De ce strict point de vue, on conçoit qu’on puisse voir dans l’éthique d’Aristote la préfiguration d’une « éthique des vertus », qui viserait, non pas tant un résultat pratique, qu’une « façon d’être » : la réalisation personnelle des meilleures dispositions possibles, et le fait de devenir ainsi une personne moralement bonne7. Doit-on pour autant, si l’on écarte la perspective déontologique pour privilégier les dispositions personnelles et les conditions particulières de l’action, renoncer à l’universalité des principes moraux ? La dimension « particulariste » de l’éthique aristotélicienne, qui tendrait à la réduire à une morale au cas par cas, ne doit pas être exagérée8. Il est vrai que les moyens de l’action sont particuliers, parce qu’ils dépendent de conditions concrètes et contingentes : le bon moment pour agir, l’identification des personnes particulières avec lesquelles il faut compter pour mener l’action à bien, etc. Il est vrai, également, que le phronimos se distingue par son expérience et sa capacité de délibérer à propos de faits particuliers dépendants de nous9. Toutefois, si l’on se place du point de vue des fins ultimes, le prudent estime ce qu’il faut faire en vue du bien vivre, non seulement en particulier et dans la situation présente, mais également en général, ou « globalement » (ὅλως)10. Il considère en effet, non pas une suite Éth. Nic., VI, 13, 1144a26-29. Voir en ce sens Gottlieb (2009), qui démarque l’éthique aristotélicienne, tout à la fois, de la déontologie morale et des éthiques conséquentialistes. Pour autant, l’éthique aristotélicienne, parce qu’elle ne s’accomplit pleinement que dans l’action effective, se laisse difficilement définir par des buts essentiellement dispositionnels et, pour cette raison, ne peut se réduire à une « éthique des vertus » si l’expression doit s’entendre en sens restrictif. 8 Comme le montre Zingano (2013), qui rappelle que l’estimation prudente, au cas par cas, des moyens de l’action dépend des limites que définissent, au moins comme principes négatifs d’interdiction, les règles universelles. Dans une perspective convergente, voir Nielsen (2015). K.M. Nielsen souligne notamment les parallèles entre science politique et science médicale, à propos de la procédure de généralisation, qui s’effectue à partir, mais aussi au-delà, des cas particuliers. 9 Éth. Nic., VI, 8, 1141b14-22 ; 9, 1142a14 ; 24. 10 Éth. Nic., VI, 5, 1140a28. 6 7
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d iscontinue de cas particuliers concernant des individus singuliers, mais une pluralité de situations dont il voit la cohérence et les similitudes, comme le suggèrent les pluriels employés par Aristote : les prudents « ont la capacité de voir ce qui est bon pour eux-mêmes mais aussi pour les hommes (τοῖς ἀνθρώποις) »11 et la phronêsis est par définition une « disposition, accompagnée de règle vraie, en mesure d’agir relativement aux biens humains (περὶ τὰ ἀνθρώπινα ἀγαθὰ πρακτικὴν) »12. On doit dès lors supposer que le phronimos dispose d’un ensemble cohérent de connaissances pratiques et objectives, parmi lesquels l’expérience qu’il a pu acquérir des affaires humaines. L’empeiria du prudent, comme tout autre type d’expérience au point de vue d’Aristote, n’est jamais simplement la conservation de sensations particulières ; elle est aussi une forme de saisie de l’universel, au travers des particuliers sur lesquels elle s’exerce concrètement. La perception prudente n’est pas assimilable à la perception des sensibles particuliers, mais elle est comparable à la perception que « telle figure particulière est un triangle »13. Si je reconnais que cette figure tracée devant moi – tel triangle rectangle, par exemple – est un triangle, c’est-à-dire une figure à trois côtés, reconnaissable à des propriétés générales et communes à toutes les figures particulières de même type – notamment que la somme de ses angles est égale à deux angles droits –, c’est parce qu’en saisissant le particulier je saisis aussi l’universel qui me permet de le caractériser. La phronêsis n’est pas une pure et simple perception immédiate de ce qui est à faire dans des circonstances données. L’éthique aristotélicienne repose donc sur un véritable « savoir » pratique, expression dans laquelle il convient de souligner, non seulement l’adjectif, qui atteste son ancrage mondain et l’oppose à la sagesse théorique, mais aussi le substantif14 : si la sagesse pratique n’est pas réductible à une pure sensibilité des situations concrètes où s’exerce l’action, c’est d’abord parce qu’elle requiert de véritables connaissances. Éth. Nic., VI, 5, 1140b9. Éth. Nic., VI, 5, 1140b20-21. 13 Éth. Nic., VI, 9, 1142a27-29. Sur l’expérience du prudent, en tant qu’elle se distingue du savoir faire purement empirique, voir Ribas (2019), p. 335-369, qui résume la situation en ces termes : « alors que l’homme d’expérience agit à partir de la seule connaissance du particulier, l’homme prudent réalise la synthèse entre la particularité des moyens et la généralité d’une fin » (p. 345). 14 Voir en ce sens, Natali (1989), par opposition relative à Aubenque (1963), qui insistait sur la dimension empirique, au sens faible, de l’appréciation prudente des circonstances de l’action. Voir également Nielsen (2015). 11 12
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Celles-ci, bien qu’empiriquement fondées, sont néanmoins générales. D’une part, elle implique l’exercice de la faculté rationnelle de délibérer et de désirer en vue du bien ; elle n’est donc pas une pure « perception » morale15. D’autre part, elle mobilise des connaissances dont elle a préalablement fait l’acquisition. Toute vertu intellectuelle, en effet, suppose un enseignement, une didaskalia, et requiert ainsi de l’expérience et du temps16. L’une des principales difficultés que l’on rencontre à ce point est qu’Aristote n’indique clairement ni la nature ni l’étendue des savoirs ainsi constitués, en dehors de l’invocation de l’empeiria et de quelques allusions aux compétences requises par la prudence politique. Quels peuvent être les savoirs objectifs qui trouvent place dans la rationalité pratique ? Le corpus éthique et politique en donne malgré tout des indices. Il invite à mentionner, en particulier, les traits habituels des individus humains et des communautés politiques ; la manière dont les humains sont mus par les passions ou par leur capacité délibérative ; la façon dont leur conduite peut être orientée par l’éducation et par les lois, ou encore les différentes manières de gouverner les cités. En un mot : ce que l’on observe communément dans le domaine des affaires humaines et qui est susceptible d’un certain nombre de généralisations. Or, au point de convergence de ces différents savoirs, se trouve la question que nous avons posée tout au long de cette enquête : que faire de la nature dans la recherche du bien proprement humain ? Les délibérations qui ne concernent que la sphère privée semblent la négliger, sinon quand, par exemple, la bonne santé peut servir de critère pour modérer l’usage des plaisirs17. La question de la conformité à la nature transparaît en revanche bien plus nettement lorsqu’il s’agit de la manière de gouverner la cité, activité dont Aristote estime qu’elle devrait s’accompagner de phronêsis. Il consacre d’ailleurs une section significative du livre VI de l’Éthique à Nicomaque à la phronêsis politique18. 15 Voir Gill (2015). Jaffro (2017) suggère ainsi que, dans l’optique qui est celle d’Aristote, « les jugements moraux dépendent de la considération de raisons morales substantielles, et qu’une délibération morale, qui constitue le point de vue adéquat pour l’appréciation solidaire des moyens et des fins, ne peut pas faire l’économie, dans sa révision comme dans son développement, d’une considération de ce type ». 16 Éth. Nic., II, 1, 1103a15-17. 17 Voir ci-dessus, p. 94. 18 Éth. Nic., VI, 8, 1141b8 à 9, 1142a30. Voir Pol., III, 4, 1277a15 ; b28, où Aristote précise que le bon gouvernant est nécessairement phronimos, ce qui n’est pas forcément le cas du simple citoyen.
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On m’objectera qu’il n’est pas explicitement question de conformité à la nature dans ces deux chapitres. Cette objection doit être à mon avis levée, si l’on considère les trois éléments suivants : le contexte « politique » du recours explicite à la conformité naturelle ; la place de la nature dans les objets propres du politique ; le caractère « politique » de la phronêsis. En premier lieu, nous avons pu observer que c’est à propos de la cité et de son gouvernement, ou à propos de l’éducation morale, qu’Aristote invoque la plus fréquemment ce qui est « par nature », « conforme à la nature », ou à l’inverse « contraire à la nature », ou encore ce qui n’est ni l’un ni l’autre – comme la possession des vertus éthiques, qui sont acquises par l’habitude et les actes répétés. Souvent, ce qui est de l’ordre de la phusis est opposé à la convention, loi ou coutume, le nomos, selon un clivage devenu classique à l’époque d’Aristote, mais qu’il continue de cultiver pour son propre usage. Disposons-nous d’un critère naturel du juste légal, applicable à toutes les cités uniformément ? Peut-on faire un usage naturel de la monnaie ? Existe-t-il des esclaves par nature ou bien l’esclavage n’est-il que convention ? Le contexte des formules renvoyant explicitement au « par nature » et au « contre nature » est donc le plus souvent celui de la réflexion sur l’exercice de la compétence politique et sur la justice dans sa dimension légale. En second lieu, Aristote place explicitement la « connaissance de l’âme » parmi les compétences du politique. C’est en particulier le cas dans l’Éthique à Nicomaque. L’argument se présente globalement de la manière suivante19. On vient de rappeler que « le véritable politique » a pour tâche de rendre les citoyens vertueux, et d’œuvrer ainsi à leur bonheur ; or celui-ci, qui coïncide avec la vertu et le bien proprement humains, consiste dans une certaine activité et excellence de l’âme. Par conséquent, « il est clair que le politique doit avoir une certaine connaissance de ce qui concerne l’âme (δῆλον ὅτι δεῖ τὸν πολιτικὸν εἰδέναι πως τὰ περὶ ψυχῆς) » et que « le politique doit faire porter l’examen sur l’âme (θεωρητέον δὴ καὶ τῷ πολιτικῷ περὶ ψυχῆς) », en vue des fins qui sont les siennes. Il est en cela semblable, dit Aristote, aux médecins les plus distingués qui, au lieu de se contenter d’être de purs praticiens spécialisés, cherchent à acquérir la connaissance du corps tout entier, 19 Je résume la section Éth. Nic., I, 13, 1102a5-26. Voir en parallèle Éth. Eud., II, 1, 1219b26-36.
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et non pas seulement de l’œil ou de quelque autre partie20. Toujours par analogie avec les médecins en question, la fin du passage indique que le politique ne cherchera à « connaître l’âme » que « dans la mesure où cela suffit à ses recherches » et sans viser une exactitude qui, en l’espèce, serait excessive. Aristote l’avait suggéré plus haut en évoquant une « certaine (πως) connaissance » de l’âme. Nous retrouvons là le principe de rigueur relative qu’Aristote applique aux questions pratiques et qui lui permet notamment, comme on l’a vu21, d’équiper sa théorie morale et sa réflexion sur la politique d’une physiologie simplifiée. On n’exigera pas du politique qu’il ait étudié la nature en physicien accompli, mais seulement qu’il dispose d’une psychologie générale et approchée, suffisante pour mener à bien les tâches législatives et éducatives. La connaissance de l’âme, non seulement du point de vue moral, mais aussi selon sa nature, est en tout cas requise chez le véritable politique22. Celui-ci a sans aucun doute une connaissance de la philosophie naturelle qui, sans être superficielle, doit être rigoureusement appropriée aux fins, proprement pratiques, qui sont les siennes : rendre les citoyens meilleurs. La Politique le dit en d’autres termes : si l’affaire du législateur est de savoir comment on devient vertueux, et si les trois facteurs à prendre en compte pour cela sont la nature (φύσις), l’habitude (ἔθος) et la raison 20 Cette mention des médecins les plus distingués ou les plus raffinés fait écho à deux passages des Parva naturalia, où il est dit de ces derniers, en des termes voisins, que leur domaine de compétence inclut une certaine connaissance de la physique : PN, Sens., 1, 436a17-b2 ; Vit., 5, 480b21-30. 21 Voir ci-dessus, p. 6. Comme le fait remarquer Henry (2015), p. 189, étant donné que le but ultime de l’enquête morale est l’action, les définitions et les explications formulées dans ce domaine n’ont pas à atteindre une exactitude supérieure à celle qui est requise pour l’action. Leunissen (2015), en particulier p. 225-231, voit malgré tout dans le passage de Éth. Nic., I, 13 un argument pour défendre une lecture globalement naturaliste. Jaulin (2017) fait à l’inverse remarquer que, si le politique doit connaître l’âme, c’est précisément parce que les vertus ne sont pas données naturellement et qu’il lui revient de se préoccuper de leur acquisition, de sorte qu’il serait erroné de lire ce texte dans un sens naturaliste. 22 Voir en ce sens Gauthier-Jolif (1970), II-1, p. 92 : « de même que le médecin s’élève de l’observation de l’œil à l’observation du corps tout entier et de l’observation du corps à la connaissance de sa nature, de même le moraliste doit s’élever, de l’étude de la partie de l’âme à laquelle il a directement affaire, à l’étude de l’âme tout entière et à la connaissance de sa nature ». Ces observations sont précédées d’un dossier très complet sur les renvois implicites de ce passage aux textes médicaux. Les auteurs de ce commentaire, à mon sens, pouvaient aller plus loin : au lieu de réserver au seul « moraliste » le recours à la psychologie, ils auraient dû les élargir également au politique lui-même, engagé dans l’action.
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(λόγος), alors le gouvernant doit avoir certaines vues sur la « nature » propre de l’être humain. Aristote le confirme explicitement, en précisant aussitôt que l’être humain doit avoir une certaine « nature » déterminée : un corps et une âme d’une certaine sorte23. La « nature » en question peut s’entendre, si l’on en juge par les lignes qui suivent immédiatement, de trois manières : comme ensemble de potentialités spécifiques, identiques chez tous les humains ; comme orientation innée du caractère individuel ; comme dispositions caractéristiques de l’ethnie d’appartenance24. Un pas de plus est franchi dans les pages qui suivent, quand Aristote précise, après un exposé général sur les fonctions respectives des différentes facultés psychiques, que le politique doit instituer les lois « en tenant compte des parties de l’âme et de leurs actions »25. Il y a enfin un troisième argument en faveur d’une réponse politique à la question de la place de la phusis dans les savoirs utiles à l’action. Il se trouve que le livre VII de la Politique est précisément l’un des lieux du corpus où la phronêsis est présentée comme une qualité nécessaire du bon politique26. De fait, selon la section de l’Éthique à Nicomaque qui porte sur la phronêsis, la véritable sagesse pratique ne sépare pas la recherche du bien personnel de la considération du bien commun27. Certains croient, précise ici Aristote, que le véritable prudent est celui qui ne se préoccupe que de ses affaires privées, alors que les politiques sont souvent des individus dispersés, vainement « affairés » (πολυπράγμονες). En réalité, « la poursuite par chacun de son bien propre ne va sans doute pas sans administration domestique et sans organisation politique »28. La formulation peut paraître prudente29 – au sens trivial –, mais la thèse est Pol., VII, 13, 1332a40-42. Si l’on estime qu’Aristote, en 1332b9, fait allusion au chapitre VII, 7, où il a distingué les caractères collectifs selon les climats. 25 Pol., VII, 14, 1333a38-39. 26 Pol., VII, 9, 1329a9. 27 Éth. Nic., VI, 9, 1142a1-11. Je pense ici rejoindre Bodéüs (1993), p. 39-46, sur l’idée que l’éthique ne peut être disjointe de la politique effective, ce qui se traduit notamment par le fait que le politique prudent se soucie des conditions éthiques de réalisation du bien, et notamment de la nature des caractères et de leur formation. Sur l’idée générale selon laquelle ce passage atteste que la phronêsis ne se limite pas à la sphère privée, mais suppose aussi un engagement en direction de la politique, voir encore Frede (2020a), p. 687-688. 28 Éth. Nic., VI, 9, 1142a9-10 : καίτοι ἴσως οὐκ ἔστι τὸ αὑτοῦ εὖ ἄνευ οἰκονομίας οὐδ’ ἄνευ πολιτείας. 29 Faut-il entendre l’amorce de la phrase (καίτοι ἴσως…) au sens d’un « peut-être » (Tricot) ou d’un « sans doute » ? Je choisis la seconde option, avec Bodéüs (2004). Dans le 23 24
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confirmée par l’évocation de la figure de Périclès, quelques pages avant ce passage, pour justifier l’assimilation des phronimoi à ceux qui, se souciant du bien humain en général, s’occupent d’administration domestique et de politique30. On peut donc supposer que, si une forme de prudence, voire sa forme la plus accomplie, se trouve chez le vrai politique, alors le savoir du phronimos rencontre nécessairement la question des capacités naturelles. Bien que ce lien soit parfois implicite, il est aisément identifiable, et pleinement justifié par la définition même du véritable politique. Il me paraît donc clair que la compétence politique, et la sagesse pratique qui doit l’accompagner, requièrent une certaine connaissance de la « nature », celle en tout cas que suppose l’examen des facultés de l’âme et de leurs relations mutuelles. La conformité à la nature, bien entendu, ne définit pas à proprement parler le savoir pratique, la sagesse du phronimos. Cela tient d’abord à son excessive généralité, nécessairement inadéquate aux particularités de l’action. La praxis humaine est toujours un événement particulier, et elle a affaire à des situations particulières. La nature biologique et spécifique, à l’inverse, est par définition toujours générale. Elle pourrait à l’extrême rigueur indiquer le telos ultime, mais elle ne dicte ni la fin de l’action particulière ni ses moyens, qui sont les objets propres de la délibération. De fait, que nous apprennent pratiquement les conditions naturelles de la conduite humaine et nos fins spécifiques quand il faut agir in concreto ? Parce que « l’action se rapporte aux particuliers »31, la nature – comme le font les dieux – nous abandonne en chemin, laissant à la sagesse pratique, tout à la fois, la responsabilité de la norme et la charge de la décision. Cependant, la nature humaine, du fait de son inachèvement et de sa plasticité, indique et délimite ce que nous pouvons faire, définissant ainsi, en quelque sorte négativement, ce qu’il reste à accomplir en vue de l’action bonne. C’est sans doute là que l’action effective rencontre la phusis : dans un savoir pratique étendu à sa dimension politique.
même sens, voir Gauthier-Jolif (1970) : « assurément » ; Natali (1999) : « certo » ; Broadie-Rowe (2002) : « presumably » ; Reeve (2014) : « presumably » ; Frede (2020a) : « aber doch kaum ohne… ». 30 Éth. Nic., VI, 5, 1140b10-11. 31 Éth. Nic., VI, 8, 1141b16 : ἡ δὲ πρᾶξις περὶ τὰ καθ᾽ ἕκαστα ; voir encore Éth. Nic., III, 1, 1110b6.
CONCLUSION Pourquoi l’éthique devrait-elle encore se soucier de la nature ? Celleci n’est-elle pas une simple projection mentale, une reconstruction toujours postérieure à l’intervention humaine, voire un mythe ou un instrument idéologique de domination ? Peut-être vaudrait-il mieux en finir avec toutes les formes fictives d’une nature qui n’existerait que par spéculation, ou dans nos rêveries nostalgiques, et rompre définitivement avec le culte douteux d’une norme pure et originelle. On connaît le mot d’Oscar Wilde, qui joue à renverser Aristote : « la nature imite l’art. » Nous ne faisons peut-être que projeter sur la nature objective la représentation que nous en avons, par exemple en formant mentalement un paysage, quand nous croyons le découvrir dans notre environnement naturel1. La position d’Aristote, si elle présuppose une « nature » originelle et préexistante, est-elle seulement crédible ? N’en va-t-il pas de même, par extension, de ses invocations répétées de la conformité à la nature dans le champ éthique et politique ? Et si Aristote est aussi naïvement « naturaliste », il semble bien donner raison à ceux qui réservent sa philosophie pratique aux inventaires de l’histoire des idées. L’éthique aristotélicienne dit cependant tout autre chose. Et ce qu’elle nous dit échappe aux lieux communs, aussi bien ceux qui voudraient revenir à la nature et tout y réduire, qu’à ceux qui veulent à tout prix dénoncer l’affabulation supposée du naturel, parce qu’ils ne croient qu’aux effets culturels. Pour Aristote, nous n’en avons jamais fini avec la nature, parce que la question des déterminations naturelles concerne tous les aspects de la pratique éthique et politique : la maîtrise des émotions, le rôle du plaisir dans la vie bonne, l’origine des qualités morales et le tempérament personnel, nos liens relationnels, la justice ou la responsabilité de l’agent. O. Wilde, The Decay of Lying, 1889.
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CONCLUSION
En première approche, pourtant, les affaires de la nature sont mal engagées. Pour Aristote, dans la sphère pratique, la nature n’est jamais une norme immédiatement applicable. Comment d’ailleurs pourrait-elle l’être ? Elle n’est jamais saisissable par elle-même, indépendamment des médiations que représentent les institutions et les constructions proprement humaines ; comme ensemble de potentialités de base, la nature « humaine » est en grande partie indéterminée. Les qualifications « par nature » et « contre nature », enfin, sont presque toujours liées à un contexte dialectique. En disant d’ailleurs que la nature ou la « vie » imite l’art, le personnage du dialogue d’O. Wilde, Vivian, ne se contente pas de jouer un mauvais tour à Aristote. Il lui donne également raison, avec la légèreté caustique qu’on connaît à l’auteur, et rend hommage à la complexité de sa conception de la nature : « Nature has good intentions, of course, but, as Aristotle once said, she cannot carry them out »2. Ce qui concerne ici le rapport entre la nature et les beaux-arts s’applique assez bien à la position d’Aristote en matière de philosophie pratique : la nature, en l’homme inachevée, ne se réalise jamais qu’en se transformant, au travers de médiations proprement humaines. Mais, du même coup, cet inachèvement de la nature humaine ouvre la voie d’une action possible : la conduite individuelle moralement significative, mais aussi l’activité éducative et législatrice de la cité. L’inachèvement relatif qui caractérise la nature humaine offre un espace à nos initiatives pratiques, individuelles et collectives. Aristote est-il alors « naturaliste » ? Il ne propose pas, j’espère l’avoir montré, un naturalisme de dérivation. On a donc écarté toute lecture relevant d’un naturalisme improprement qualifié de « métaphysique », qui prétendrait attribuer au Stagirite l’idée qu’on pourrait déduire les normes pratiques à partir des fins naturelles. Quant à une naturalisation « scientifique » de l’agir humain, elle est apparue partielle, incapable de rendre compte des conditions propres qui le caractérisent et de fonder la prescription morale. Aristote invite bien plutôt à un naturalisme problématique et critique, selon lequel la nature est une source de questions à la fois théoriques et pratiques, et non pas une norme invariable immédiatement applicable. Non pas un naturalisme dogmatique de l’origine, mais un naturalisme 2 « La Nature a de bonnes intentions, bien sûr, mais comme l’a dit jadis Aristote, elle ne peut pas les réaliser. »
CONCLUSION
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problématique des p ossibles. Le théoricien des affaires humaines – et avec lui le politique – a précisément pour tâche d’évaluer dans quelle mesure le bien dépend de la nature et à partir de quel point il faut s’en affranchir et la transformer. En d’autres termes, la nature n’est pas le bien, mais, par la diversité de ses aspects, elle pénètre la sphère éthique et politique de multiples manières : par les tendances premières et les fins ultimes, par la spontanéité avec laquelle le plaisir accompagne l’activité, par les traits naturels du caractère ou la dimension physiologique des émotions. D’une manière générale, elle marque les limites objectives de nos capacités et de nos possibilités de vie. La nature est donc, tout à la fois, insuffisante et essentielle à la vie bonne, c’est-à-dire à une existence aussi réussie que la situation humaine le permet : une vie raisonnablement heureuse et moralement acceptable.
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INDEX DES AUTEURS MODERNES Ackrill, J.L., 112, 121 Alberti, A., 177 Alesse, F., 142 Annas, J., 13, 23 Aubenque, P., 10, 22, 58, 93, 122, 123, 133, 156, 212, 217, 244 Balme, D., 75, 77, 78, 80 Barnes, J., 53, 79 Barney, R., 109, 112, 114, 116 Berryman, S., 7, 9, 18, 19 Bodéüs, R., 64, 88, 109, 113, 217, 248 Bonazzi, M., 202, 203, 204, 205 Broadie, S., 99, 216, 249 Brüllmann, P., 104, 115 Brunschwig, J., 137 Bubner, R., 12 Cambiano, G., 209 Carbone, A.L., 77 Cardullo, R.L., 205 Charles, D., 11, 63 Connell, S., 8 Cooper, J., 66, 85, 161, 164 Corcilius, K., 231 Dalimier, C., 109 Davidson, D., 12 Destrée, P., 109, 114, 164, 216, 217, 226 Dewey, J., 14 Dixsaut, M., 4 Donatelli, P., 9 Donini, P.L., 140, 225, 226, 234 Dorion, L.-A., 209 Dreon, R., 14 El Murr, D., 3, 203 Everson, S., 111, 112, 120
Farina, F., 48, 140, 226, 238 Foot, P., 8, 9 Fortenbaugh, W., 85 Frede, D., 5, 17, 22, 65, 81, 100, 102, 157, 164, 218, 248, 249 Fronterotta, F., 154, 200 Furley, D.J., 226, 233 Gagarin, M., 203 Gastaldi, S., 208, 209, 212, 215, 217 Gauthier, R.-A., 63, 139, 157, 216, 247, 249 Gautier, T., 132 Giardina, G., 29, 30, 35, 38 Gigante, M., 3, 202 Gill, M.L., 245 Gottlieb, P., 243 Haber, S., 8 Hadot, P., 21 Hähnel, M., 7 Halliwell, S., 143 Heinimann, F., 199 Henry, D., 7, 11, 40, 58, 118, 247 Hume, D., 11, 181 Irwin, T., 5, 99 Jaffro, L., 245 Jaulin, A., 247 Johnson, M.R., 130 Jolif, J.-Y., 63, 139, 157, 216, 247, 249 Judson, L., 220, 221 Karbowski, J., 5, 114, 118 Kenny, A., 122 Koch, I., 225 Konstan, D., 167, 172, 177 Kontos, P., 166 Kraut, R., 123, 186, 195
270
Index des auteurs modernes
Krewet, M., 85 Kullman,W., 191, 192 Labarrière, J.-L., 11, 70, 72, 73, 76, 77, 184, 186, 192 Laurent, J., 4, 236 Lefebvre, D., 33, 34, 130, 159, 175, 182, 234 Lennox, J.G., 11, 12, 76, 77, 134, 135, 142, 183, 230 Leunissen, M., 7, 8, 55, 60, 62, 63, 78, 79, 114, 117, 135, 141, 142, 169, 171, 247 Lloyd, G., 11, 183 Lockwood, T., 8, 121, 122, 132, 198, 222 Lorenz, H., 132 Louis, P., 77 MacIntyre, A., 7, 10 Masi, F., 220, 221, 222 Mayhew, R., 8 McDowell, M., 14, 15, 17, 129 McKirahan, R., 199 Merker, A., 141, 152, 164, 176, 242 Mignucci, M., 79 Mill, J.S., 242 Miller, F., 212 Mingucci, G., 62, 87 Monteils-Laeng, L., 132, 236 Moraux, P., 85 Morel, P.-M., 5, 6, 12, 15, 20, 40, 58, 60, 72, 85, 88, 117, 120, 129, 131, 155, 226, 230, 242 Morisson, D., 58 Murgier, C., 109, 112, 114, 123, 159 Napolitano Valditara, L.M., 199 Natali, C., 5, 12, 59, 102, 107, 112, 120, 123, 153, 171, 225, 226, 238, 239, 244, 249 Nielsen, K.M., 5, 7, 11, 120, 243, 244
Nussbaum, M., 8, 15, 16 Owen, G.E.L., 5, 65 Pellegrin, P., 8, 29, 38, 56, 183, 217, 218 Pendrick, G.J., 202, 203 Price, A.W., 176 Quarantotto, D., 122 Rapp, C., 15, 85, 122, 162, 168, 169, 174 Reeve, C.D.C., 112, 216, 249 Renaut, O., 89, 93 Ribas, M.-N., 244 Ritter, J., 16, 212, 219 Ross, D., 30, 36, 38 Rossitto, C., 88 Rowe, C., 99, 216, 249 Saint-Pierre (de), B., 104 Sedley, D., 195 Seel, G., 151, 154 Sharples, R., 225 Shields, C., 114, 117 Sorabji, R., 72, 73 Stern-Gillet, S., 167 Strauss, L., 16, 212 Striker, G., 85 Tricot, J., 248 Vegetti, M., 77, 114, 157 Vernant, J.-P., 203 Viano, C., 85, 90, 140, 141 Vigo, A., 102 Vlastos, G., 129 Vogt, K., 159 Warren, J., 154, 156 Waterlow, S., 30 Weigelt, C., 15, 17 Wilde, O., 251, 252 Williams, B., 9 Wolff, C., 16, 219 Wolfsdorf, D., 154 Zingano, M., 5, 93, 243
INDEX LOCORUM1
Alexandre d’Aphrodise Du destin (De fato) i, 164.3-4 : 226 xiv, 184.11-12 : 226 xv, 186.10-12 : 226 xxxix, 212.5-6 : 226 Questions éthiques (Quaest.) III, 13, 107.5 : 226 Antiphon, ed. Diels-Kranz fr. 87 B 44 ; Fragment A, col. 1 : 202 fr. 87 B 44 ; Fragment A, col. 1-2 : 202, 214 fr. 87 B 44 ; Fragment B, col. 2 : 202 Aristote De l’âme (DA) I, 1 : 55 I, 1, 403a7 : 88 I, 1, 403a8 : 124 I, 1, 403a15-19 : 86 I, 1, 403a16-18 : 162 I, 1, 403a19-24 : 87 I, 1, 403a25 : 86 I, 1, 403a25-27 : 88 I, 1, 403a29 sq. : 86 I, 1, 403a31-b1 : 86 I, 1, 403b9-12 : 86 I, 1, 403b15-16 : 124
II, 1, 412a10-11 : 34 II, 1, 412a21-413a7 : 126 II, 1, 412a27-28 : 34 II, 3, 414a29-32 : 34 II, 5, 417a21-b9 : 34 II, 5, 417a22-29 : 126 III, 7, 431a1-14 : 147 III, 7, 431a8-14 : 132 III, 10, 433b20-21 : 88 Analytiques premiers (Prem. an.) I, 13, 32a18-b13 : 58 Analytiques seconds (Sec. an.) I, 7, 75a38-39 : 52 I, 7, 75b10-12 : 52 I, 13, 78a22-79a16 : 94 I, 13, 78b32-79a16 : 52 I, 24, 85a14-15 : 207 I, 33, 89b7-9 : 53 II, 1, 89b24-31 : 94 II, 14, 98a20-24 : 79 Catégories (Cat.) 8, 9b19-10a10 : 90 Du ciel (DC) II, 3, 286a8-9 : 115 II, 12, 292a20-21 : 229 II, 12, 292a20-b19 : 115 III, 2, 301b17-22 : 33
1 Les références figurant dans le tableau des pages 42-43 ne sont pas signalées dans cet index.
272
index locorum
Constitution d’Athènes III, 1, 1 : 185 IV, 1, 4 : 185 XLI, 2, 6 : 185 Éthique à Eudème I, 1, 1214a14-30 : 2, 141 I, 2, 1214b24 : 207 I, 6, 1216b38 : 46 I, 7, 1217a39-40 : 121 II, 1, 1218b37-19a2 : 107 II, 1, 1219a13-17 : 108 II, 1, 1219b26-36 : 246 II, 2, 1220b12-14 : 87, 91 II, 4, 1221b36-37 : 91 II, 6 : 12 II, 6, 1222b19-20 : 69, 228 II, 6, 1222b28-29 : 237 II, 6, 1222b40-41 : 237 II, 6, 1222b41-42 : 237 II, 6, 1223a4-8 : 236 II, 8 : 48 II, 8, 1224a28-30 : 69 II, 8, 1224b15-36 : 47 II, 8, 1224b35-36 : 47 II, 8, 1225a20-27 : 48 II, 8, 1225a25-27 : 44 III, 1, 1228b25 : 46, 48 III, 1, 1229a25-31 : 211-212 III, 7, 1234a29-30 : 135 VII, 1, 1234b22-26 : 165, 172 VII, 1, 1234b28-29 : 165 VII, 2, 1236a14-15 : 163 VII, 2, 1236b3 : 163 VII, 2, 1236b6 : 166 VII, 2, 1236b29 : 167 VII, 2, 1237a8-9 : 91 VII, 2, 1237a30-36 : 165 VII, 2, 1237a34 : 165 VII, 2, 1237b38-1238a2 : 168 VII, 6 : 169 VII, 6, 1240a9-12 : 172 VII, 6, 1240a13-15 : 173 VII, 6, 1240a23 sq : 170 VII, 6, 1240b21 : 171 VII, 6, 1240b30 : 171
VII, 7, 1241a31 : 166 VII, 9-10 : 163 VII, 10, 1242a19-28 : 187-189 VII, 10, 1242a22-23 : 186 VII, 10, 1242b31-38 : 210 VII, 12, 1245a30 : 169, 173 VIII, 3, 1249b7-11 : 1 Éthique à Nicomaque I, 1, 1094a1-2 : 99 I, 1, 1094a2-3 : 100 I, 1, 1094a3-4 : 100 I, 1, 1094a4 : 92 I, 1, 1094a4-18 : 100 I, 1, 1094a18-b11 : 54 I, 1, 1094a20 : 100 I, 1, 1094a21 : 100 I, 1, 1094a25-26 : 10, 101 I, 1, 1094b7 : 2, 10 I, 1, 1094b11 : 186 I, 1, 1094b14-16 : 59, 199 I, 1, 1095a3 : 110 I, 1, 1095a5-6 : 54, 110 I, 2, 1095a21 : 207 I, 3, 1095b26 : 208 I, 4, 1096a23-24 : 101 I, 5 : 105, 188, 193 I, 5, 1097a15 : 102 I, 5, 1097a19-22 : 102 I, 5, 1097a22-24 : 102 I, 5, 1097b5-11 : 187, 190 I, 5, 1097b11 : 186 I, 5, 1097b20-21 : 102 I, 6, 1097b22-1098a7 : 102, 106108 I, 6, 1097b23 : 110 I, 6, 1097b26 : 108 I, 6, 1097b27 : 116 I, 6, 1097b28-33 : 116 I, 6, 1097b29 : 108 I, 6, 1097b33 : 117 I, 6, 1098a3 : 111, 117 I, 6, 1098a3-4 : 108, 110 I, 6, 1098a7-8 : 107 I, 6, 1098a16-17 : 107-108, 110, 126 I, 6, 1098a17 : 228
index locorum
I, 6, 1098a17-18 : 110 I, 6, 1098a18-20 : 111 I, 7, 1098a26-33 : 6 I, 9, 1098b30-1099a7 : 127 I, 13 : 107 I, 13, 1102a5-7 : 113 I, 13, 1102a5-26 : 246 I, 13, 1102a7-13 : 113 I, 13, 1102a23 : 118 I, 13, 1102a30-31 : 117 I, 13, 1103a1-3 : 107 II, 1, 1103a15-17 : 245 II, 1, 1103a18-26 : 17 II, 1, 1103a18-31 : 128 II, 1, 1103a23-34 : 128-129, 133 II, 1, 1103b3-6 : 133 II, 2, 1104b3-28 : 150 II, 2, 1104b3-30 : 151 II, 2, 1104b34-35 : 151 II, 4 : 165 II, 4, 1105b21 : 87 II, 4, 1105b21-23 : 89 II, 4, 1105b22 : 162 II, 4, 1106a2-6 : 90 II, 5, 1106a6-10 : 136 II, 5, 1106a9-10 : 17 II, 5, 1106a26-b7 : 57 II, 6 : 235 II, 6, 1106b36 : 131, 141 II, 9, 1109b1-7 : 142 III, 1, 1110a15-16 : 60 III, 1, 1110a25 : 46 III, 1, 1110b6 : 249 III, 5, 1113a10-11 : 229 III, 6, 1113a29-33 : 157 III, 7 : 104 III, 7, 1113b6 : 232 III, 7, 1114a7-31 : 233 III, 7, 1114a31-b21 : 105 III, 7, 1114b6-12 : 136 III, 7, 1114b12-25 : 137 III, 7, 1114b21 : 233 III, 7, 1115a1-2 : 57 III, 11, 1116b24-31 : 93 III, 11, 1117a4-5 : 93, 135 III, 12 : 175
273
III, 13, 1118b9-19 : 94 III, 14, 1119a1-20 : 94 IV, 12, 1126b20-28 : 167 IV, 15, 1128b10-15 : 92 IV, 15, 1128b15-20 : 92 V, 1, 1129a11-16 : 233 V, 8, 1133a20 : 221 V, 8, 1133a25-31 : 220 V, 8, 1133b6 : 221 V, 10, 1134a17-23 : 236 V, 10, 1134b18-1135a6 : 213-214 V, 10, 1135a31-b2 : 61 V, 10, 1135b19-22 : 92 V, 10, 1135b21 : 85 V, 13, 1137a20-26 : 236 VI, 2, 1139a6-8 : 122 VI, 2, 1139a20-21 : 69 VI, 2, 1139a26-31 : 111 VI, 2, 1139a31 : 229 VI, 2, 1139b4-5 : 143, 228, 242 VI, 4, 1140a1-23 : 116 VI, 5, 1140a28 : 243 VI, 5, 1140b9 : 244 VI, 5, 1140b10-11 : 249 VI, 5, 1140b20-21 : 244 VI, 7, 1141a21 : 121 VI, 7, 1141a27-28 : 73 VI, 7, 1141b5 : 121 VI, 8, 1141b8 - 9, 1142a30 : 245 VI, 8, 1141b14-22 : 243 VI, 8, 1141b16 : 249 VI, 9, 1142a1-11 : 248 VI, 9, 1142a9-10 : 248 VI, 9, 1142a14 : 243 VI, 9, 1142a24 : 243 VI, 9, 1142a27-29 : 244 VI, 11, 1143a35-b5 : 122 VI, 12, 1143b9 : 93 VI, 13 : 76, 121 VI, 13, 1144a6-7 : 121 VI, 13, 1144a26-29 : 243 VI, 13, 1144b1-4 : 139 VI, 13, 1144b1-16 : 138-139 VI, 13, 1144b4-6 : 139 VI, 13, 1144b6-8 : 139 VI, 13, 1144b8-14 : 139
274
index locorum
VI, 13, 1144b10-12 : 141 VI, 13, 1144b14-16 : 139 VI, 13, 1144b24 : 208 VI, 13, 1144b26-28 : 241 VI, 13, 1144b33-1045a2 : 141 VII, 1-2 : 5 VII, 1, 1145b2-7 : 5-6, 65 VII, 5, 1147a35 : 64, 90 VII, 5, 1147b6 : 64 VII, 5, 1147b6-9 : 62 VII, 5, 1147b8 : 66 VII, 5, 1147b9-19 : 84 VII, 5, 1147b12 : 64 VII, 6, 1148a2-4 : 67 VII, 6, 1148b19-24 : 84 VII, 6, 1149a18-20 : 83 VII, 7, 1149a30 : 93 VII, 7, 1149b31-1150a8 : 84 VII, 8, 1151a18-19 : 138 VII, 11, 1152a30-33 : 129 VII, 12, 1152b4-6 : 150 VII, 14, 1153b29-32 : 152 VII, 14, 1153b31-32 : 154 VII, 15, 1154b7-13 : 65 VII, 15, 1154b20-31 : 148 VIII, 1, 1155a1-4 : 163 VIII, 1, 1155a15-16 : 165 VIII, 1, 1155a16-19 : 166 VIII, 1, 1155a24 : 188 VIII, 1, 1155a26-27 : 163 VIII, 2, 1155b8-10 : 53 VIII, 2, 1155b23-24 : 170 VIII, 2, 1155b33-1156a5 : 163 VIII, 3, 1156a32 : 92 VIII, 3, 1156a32-33 : 91 VIII, 4 : 163, 167 VIII, 5 : 163 VIII, 6, 1157b19 : 163 VIII, 7-10 : 163 VIII, 7, 1157b28-32 : 165 VIII, 7, 1158a14-15 : 163 VIII, 8, 1158b17-19 : 164 VIII, 10, 1159a34-35 : 167 VIII, 11 : 163 VIII, 14, 1061b18 : 170 VIII, 14, 1162a17-18 : 186
VIII, 14, 1162a18-22 : 187, 189 VIII, 14, 1162a18-27 : 191 VIII, 15, 1162b6-9 : 163 VIII, 15, 1162b8 : 165, 171 IX, 1, 1164a12 : 163 IX, 4 : 170 IX, 4, 1166a1-2 : 169, 172 IX, 4, 1166a12-13 : 157 IX, 4, 1166a22-23 : 174 IX, 4, 1166a29-31 : 170 IX, 4, 1166a31-32 : 169 IX, 4, 1166a33 : 173 IX, 6, 1167a22-b16 : 188 IX, 8, 1168b5-6 : 169 IX, 8, 1168b10 : 172 IX, 8, 1168b29 sq. : 174 IX, 8, 1168b29-33 : 174 IX, 8, 1168b29-1169a3 : 174 IX, 8, 1168b34 : 175 IX, 8, 1168b35-1169a1 : 174 IX, 8, 1169a5 : 175 IX, 8, 1169a11-12 : 176 IX, 8, 1169a20 sq. : 175 IX, 8, 1169a31-34 : 175 IX, 8, 1169a31-b2 : 175 IX, 8, 1169b1 : 176 IX, 9 : 165, 171, 195 IX, 9, 1169b17-22 : 187, 190, 193 IX, 9, 1169b18-19 : 186 IX, 9, 1169b22 : 190 IX, 9, 1169b29 : 194 IX, 9, 1169b35 : 194 IX, 9, 1170a4-13 : 194 IX, 9, 1170a4-b14 : 171 IX, 9, 1170a12 : 163 IX, 9, 1170a13 : 171 IX, 9, 1170a13-b19 : 171 IX, 9, 1170a14 : 171 IX, 9, 1170a14-21 : 171 IX, 9, 1170b6-7 : 169 IX, 9, 1170b11 : 163 IX, 9, 1170b15 : 171 IX, 12 : 165 IX, 12, 1171b32-33 : 163 IX, 12, 1172a11-12 : 176 X, 1, 1172a20 : 154
index locorum
X, 2, 1172b9-10 : 154 X, 2, 1172b11 : 154 X, 2, 1173a4-5 : 154 X, 4, 1174b31-33 : 150 X, 5, 1175a29-30 : 154 X, 5, 1175a29-36 : 158 X, 5, 1175b24-27 : 150 X, 5, 1175b26-33 : 158 X, 5, 1176a3-15 : 81, 152-153, 155 X, 5, 1176a4-5 : 150, 154 X 5, 1176a6-8 : 157 X, 5, 1176a15-29 : 155 X, 5, 1176a25-26 : 158 X, 5, 1176a29 : 156 X, 7 : 121 X, 7, 1177a12 : 122 X, 7, 1177a12-13 : 123 X, 7, 1177a13-21 : 123 X, 7, 1177a27-28 : 193 X, 7, 1177b1 : 193 X, 7, 1177b1-4 : 123 X, 7, 1177b4 sq. : 193 X, 7, 1177b26-34 : 123 X, 7, 1177b31-1178a8 : 15 X, 7, 1178a2-8 : 123, 175 X, 8, 1178a9-23 : 121 X, 9, 1179a32 : 121 X, 10, 1179b14-16 : 91 X, 10, 1179b16 : 130 X, 10, 1179b21-23 : 130, 137 X, 10, 1179b29 : 92 X, 10, 1179b29-31 : 142 X, 10, 1181b12-23 : 218 X, 10, 1181b15 : 7 Génération des animaux (GA) I, 19, 727b29-30 : 40 I, 23, 731a34 : 72 I, 23, 731a34-731b2 : 73 I, 23, 731b5-8 : 73 II, 4, 738b16 : 44 III, 2, 753a7-14 : 74 IV, 4, 770b16-17 : 38 V, 2, 781b22-29 : 40 V, 8, 788b20-24 : 40
Génération et corruption (GC) II, 3, 330b27-28 : 87 Grande Morale (MM) II, 13-14 : 169 II, 14, 1212b19-20 : 175 Histoire des animaux (HA) I, 1, 487b33-488a26 : 186 I, 1, 488b12-28 : 75 I, 1, 488b24-26 : 74, 80 VIII, 1 : 78, 80 VIII, 1, 588a16-b3 : 75-81 VIII, 1, 588a17 : 230 VIII, 1, 588a23-24 : 78 VIII, 1, 589a8-9 : 148 IX, 7, 612b18-21 : 72 IX, 47, 630b31-631a7 : 75 Locomotion des animaux (IA) 2, 704b12-18 : 40 4, 706a18-26 : 38 5, 706b3-16 : 39 8, 708a9-17 : 40 11, 711a2-7 : 39 12, 711a14-27 : 40 19, 714b8-16 : 41 Métaphysique (Mét.) A, 1, 980b1 : 74 A, 1, 980b28-981a2 : 73 B, 1, 995a24-b4 : 207 E, 1, 1025b3-28 : 54 Iota, 1, 1052a22-25 : 37 Iota, 1, 1052a28 : 37 Z, 10, 1035b14-27 : 34 Δ, 4 : 35 Δ, 4, 1014b16-20 : 31 Δ, 4, 1014b27 : 31 Δ, 4, 1014b33 : 31 Δ, 4, 1015a13-15 : 31 Θ, 2, 1046b12-24 : 234 Θ, 5, 1047b34 : 234 Θ, 5, 1048a10-15 : 234 Θ, 6, 1048b18-36 : 225, 229 Θ, 7, 1049a1-2 : 33
275
276 Θ, Θ, Θ, Θ,
index locorum
7, 1049a14-18 : 33 8 : 33 8, 1049b8-10 : 32 8, 1050a21-23 : 126
Météorologiques I, 4, 341b22 : 87 Mouvement des animaux (MA) 6, 700b17-24 : 90 7, 701a7-33 : 72 7, 701b20 : 90 8, 701b33-702a21 : 90 10, 703a28-b2 : 57 11 : 60 11, 703b20 : 90 Parties des animaux (PA) I, 5, 645b14-20 : 117, 229 II, 2, 647b35-648a11 : 78 II, 4, 650b27-651a3 : 87 II, 8, 653b35-37 : 79 II, 8, 654a19-21 : 79 II, 17, 660a35-b3 : 72 IV, 10 : 39 IV, 11, 692a24-25 : 87 Parva naturalia (PN) De la sensation et des sensibles (Sens.) 1, 436a4 : 230 1, 436a6-16 : 87 1, 436a17-b2 : 247 1, 437a1-3 : 119 7, 447a16 : 87 De la mémoire et de la réminiscence (Mem.) 1, 450b1 : 87 2, 452a27-28 : 131 2, 452a30 : 131 2, 453a14-b10 : 65 2, 453a15-28 : 87 Du sommeil (Somn.) 2, 455b28 : 230 3, 458a10-25 : 63
Des rêves (Ins.) 2, 459a23-b7 : 231 2, 460b5-11 : 87 3, 461b7-11 : 87 3, 462a8-15 : 87 De la divination dans le sommeil (Div.) 1, 463a21-30 : 230-231 De la longévité et de la vie brève (Long.) 1, 464b26 : 44 1, 464b29 : 44 5, 466b7 : 44 6, 467a10 : 44 De la vie et de la mort (Vit.) 4, 479b26 : 87 4, 479b31 : 87 5, 480b21-30 : 247 Physique (Phys.) I, 1, 184a22-23 : 198 II, 1 : 27-30, 35, 36 II, 1, 192b8-20 : 28 II, 1, 192b20-23 : 28 II, 1, 192b32 : 28 II, 1, 192b35-37 : 37 II, 1, 193a9-29 : 28 II, 1, 193a21-23 : 29 II, 1, 193a25-28 : 29 II, 1, 193a31-b8 : 29 II, 1, 193b6-7 : 29-30 II, 1, 193b12-13 : 30-31 II, 1, 193b18 : 30 II, 2, 194a12-27 : 35 II, 2, 194b9-15 : 86 II, 3 : 27 II, 3, 194b16-23 : 35 II, 6, 197b32-37 : 38 II, 8, 199a15-17 : 35 III, 1, 200b10-15 : 35 III, 1, 200b12-15 : 31 VII, 3 : 63 VII, 3, 246a10-17 : 131 VII, 3, 247b13-6 : 63
index locorum
VIII, 2, 253a11-20 : 71 VIII, 4, 255a33-34 : 126 VIII, 4, 255b29-31 : 33 VIII, 6, 259b1-3 : 71 VIII, 6, 259b3-14 : 71 VIII, 6, 259b15 : 71 VIII, 6, 259b16-18 : 71 Poétique (Poét.) 22, 59a4-8 : 143 Politique (Pol.) I, 1-2 : 190 I, 1, 1252a5 : 182 I, 1, 1252a17-23 : 198 I, 2 : 39, 187, 192 I, 2, 1252a24-26 : 56 I, 2, 1252a24-1253a39 : 55 I, 2, 1252a31-32 : 1-2 I, 2, 1252b1-5 : 39 I, 2, 1253a1-3 : 186-187 I, 2, 1253a2 : 182 I, 2, 1253a7-18 : 183 I, 2, 1253a23 : 108, 115 I, 2, 1253a37-39 : 184 I, 2, 1253a38 : 17 I, 3, 1253b1 : 2 I, 4, 1253b20 : 206 I, 4, 1254a7 : 230 I, 5, 1254a30-32 : 39 I, 5, 1254b38-1255a1 : 206 I, 6, 1255a12 : 206 I, 6, 1255a17 : 206 I, 6, 1255b3-4 : 206 I, 6, 1255b4 : 206 I, 6, 1255b12-15 : 206 I, 8-9 : 222 I, 8, 1256a14 : 206 I, 8, 1256b20-22 : 39 II, 5, 1263a41-b5 : 171 III, 1, 1274b38 : 184 III, 4, 1277a15 : 245 III, 4, 1277b28 : 245 III, 6, 1278b8-10 : 184 III, 6, 1278b17-30 : 17, 182 III, 6, 1279a18-19 : 217 III, 9 : 172, 195
277
III, 9, 1280a31-b40 : 209 III, 9, 1280a33-34 : 228 III, 9, 1280b7 : 164 III, 9, 1280b10-11 : 205 III, 9, 1280b38-39 : 166 III, 9, 1280b40-1281a4 : 195 III, 9, 1281a2-3 : 183 III, 15, 1286b27 : 46 IV, 1, 1289a15-16 : 184 IV, 4, 1290b21-39 : 56 IV, 7, 1293b3-7 : 216 IV, 11, 1295b23-25 : 164 V, 9, 1309b22-31 : 56 VII, 3, 1325b16-21 : 112 VII, 4, 1325b35 sq. : 217 VII, 7 : 81, 144, 248 VII, 9, 1329a9 : 248 VII, 13, 1332a40-42 : 132, 248 VII, 13, 1332b9 : 248 VII, 14, 1333a38-39 : 248 VII, 15, 1334b6-15 : 132 VII, 16, 1335a39-b2 : 60 VII, 17, 1337a1-2 : 132 VIII, 7, 1342a5-9 : 92 Problèmes (Probl.) II, 26, 869a5 : 87 Réfutations sophistiques (Réf. soph.) 12, 173a7-18 : 209 Rhétorique (Rhét.) I, 10, 1368b7-9 : 207 I, 11, 1369b33-35 : 147 I, 11, 1371b12 : 147 I, 11, 1371b20-21 : 170 I, 13, 1373b4-9 : 208 I, 15, 1375a34-b2 : 208 II, 1, 1377b20-21 : 89 II, 1, 1378a19-22 : 89 II, 2-11 : 89 II, 2, 1378b10 : 93 II, 4 : 162 II, 4, 1380b36 : 163 II, 4, 1381a1-3 : 163 II, 4, 1381a3-8 : 168 II, 5, 1382a21 : 92
278
index locorum
II, 12, 1389a19 : 92 II, 13, 1389b30-32 : 92 II, 13, 1389b35-37 : 172 Topiques (Top.) I, 1, 100a29-30 : 4 I, 18, 108b19-31 : 78 III, 1, 116a10-12 : 210 III, 4, 119a9-11 : 210 VIII, 14, 163a29 : 138 VIII, 14, 163b13-17 : 137 Cicéron Des fins des biens et des maux (Fin.) IV, 14 : 20 V, 66 : 196 V, 55 : 196 V, 58 : 196 Chrysippe, ed. Von Arnim fr. III, 2-19 : 20 Démocrite, ed. Diels-Kranz fr. 68 A 1 : 108 fr. 68 A 49 : 200 fr. 68 B 9 : 200 fr. 68 B 11 : 201 fr. 68 B 55 : 108 fr. 68 B 33 : 129-130, 201 fr. 68 B 117 : 200 fr. 68 B 125 : 200 fr. 68 B 145 : 108 fr. 68 B 181 : 130 Empédocle, ed. Diels-Kranz fr. 31 B 8 : 31, 200 fr. 31 B 9 : 200 Épicure Lettre à Ménécée 129 : 242 Maximes capitales XXV : 20 Eschyle Prométhée enchaîné 109 : 203
Héraclite, ed. Diels-Kranz fr. 22 B 9 : 157 fr. 22 B 112 : 200 fr. 22 B 123 : 21, 200 Hésiode Théogonie 567 : 203 Les Travaux et les jours 52 : 203 Hippocrate Air, eaux, lieux XIV : 201 Des vents V, 3 : 57 Des crises XXXIX, 3 : 57 Homère Odyssée XXIV, 318 : 93 Jamblique Protreptique VII, 42.4-9 : 111 VII, 42.10-22 : 111 VII, 42.23-43.25 : 111 IX, 51.16-52.8 : 111 Leucippe, ed. Diels-Kranz fr. 67 A 32 : 200 Philopon In Aristotelis physicorum libros commentaria 200.12-19 : 38 Pindare, ed. Maehler fr. 169a : 3 Platon Gorgias 482e : 202 484b : 3 492c : 202
Lois III, 690b-c : 3 III, 690c2 : 3 IV, 714e : 3 IV, 716c : 157 X, 892a-e : 4 Philèbe 11b : 149 Politique 308d1 : 3 Protagoras 320 c - 322 d : 203 323 c : 204 337 d : 202 337d-e : 3 République I, 352d-354a : 109 II, 369b-c : 221 IX, 581c4-583a11 : 156 Timée 81d-e : 149
index locorum
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Porphyre De l’abstinence III, 25 : 159 Sextus Empiricus Hypotyposes Pyrrhoniennes I, 213-214 : 156 II, 63 : 156 Simplicius In Aristotelis physicorum libros commentaria 271.10-22 : 38 Thémistius In Aristorelis physica paraphrasis 37.2-10 : 38 Théocrite Idylles Bucoliques XX, 15 : 93 Zénon de Citium, ed. Von Arnim fr. I, 179 : 20
= 100,2 mm
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