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French Pages [132] Year 1995
IVEV AN
NMENSUMRAINONE
: La Mort
le Rot Artu
ÉLODES
OCLIEIÉRAIRES
Digitized by the Internet Archive in 2022 with funding from Kahle/Austin Foundation
https://archive.org/details/lamortleroiartu0000maur
PATICEDN R
SOUNDMINENINÉ R. A'TCR'E-S
LA LE
PAR
PRESSES
MORT
ROI
JEAN
ARTU
MAURICE
UNIVERSITAIRES
DE
FRANCE
ÉTUDES
LITTÉRAIRES
Collection dirigée par Jean-Pierre de Beaumarchais Daniel Couty et par Yves Chevrel pour les textes étrangers
À la « petite puce »
ISBN 2 13 046830 6 ISSN 0764-1621 Dépôt légal —
1" édition : 1995, janvier
© Presses Universitaires de France, 1995 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Sommaire
Avertissement
Le contexte sociopolitique et son reflet
16
Contexte littéraire et pré-textes
30
Le texte Le contenu narratif, 30 La structure, 36 La mise en œuvre narrative du destin, 57 Les personnages, 69 L’écrit, 89
98 109
Explication de texte : $ 14 Etude littéraire La mort de Gauvain : $ 172, 109
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Bibliographie sélective
Avertissement
On s’accorde à penser qu’on peut retenir la date-repère de 1230 pour la composition de La Mort le Roi Artu (ou encore La Mort Artu). En revanche on ne sait pas par qui le roman a été écrit. On n’a sur « l’auteur » (?) qu’une certitude négative : il convient de n’accorder aucun crédit à la mention de Gautier Map qui inaugure et clôt le roman. À une époque où les attributions et les signatures fantaisistes abondent et où l’on se retranche volontiers derrière la moindre auctoritas, une telle revendication de paternité n’aurait pu de toute façon être admise sans examen. Mais comme, de surcroît, le vrai Gautier Map meurt en 1210, on se heurte
dans son cas à une impossibilité chronologique, puisque La Mort Artu, comme on le verra en détail en examinant ses
« pré-textes
», fait partie d’un
ensemble
de trois
romans appelé Le Lancelot en prose, dont les premières manifestations ne remontent guère avant 1215-1220. Par qui cet ensemble, et plus particulièrement La Mort Artu, a-t-il été composé? Par un auteur unique? Par de multiples remanieurs edaptant, selon la technique à l'œuvre dans les cycles épiques, une base narrative qui finit par devenir anonyme ? « Par un créateur de génie »,
« architecte » qui conçoit la trame de l’ensemble, rédige la plus grande partie du premier roman et laisse le soin d’achever chacun des deux autres à des continuateurs, dès
lors libres d’infléchir à leur guise l’œuvre programmée au gré de leurs intentions propres ? Bien que la dernière hypothèse, émise par Jean Frappier, paraisse encore la plus probable, cette incertitude, au fond, importe peu. Ce qui compte, c’est que La Mort Artu s'intègre dans un ensemble qui, sur le plan idéologique et littéraire, conditionne sa rédaction et sa récep-
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La Mort le Roi Artu
tion. Première des ambiguïtés dans un roman qui les cultive volontiers, La Mort Artu développe, selon une perspective originale, une histoire autonome, dépendante de sources qui lui sont propres, tout en se présentant comme la suite du récit qui le précède immédiatement (La Quête del Saint Graal) et comme l’achèvement de tout l’ensemble. Ce double statut, qui conduit à un constant dialogue entre la fiction et une amorce de réflexion sur l'écriture,
sera constamment mis en relief et interrogé dans la présente étude. L'édition de référence est celle qu’a procurée Jean Frappier : La Mort le Roi Artu, roman du xur siècle, Genève/Paris, Droz/Minard, 3° éd., 1964.
Dans la mesure où la langue du roman permet une lecture cursive à toute personne un peu initiée à l’ancien français, il n’a pas paru nécessaire de surcharger le texte avec des notes qui en donnent une transcription en langue moderne. Cependant, en cas de doute, on pourra se reporter à la traduction établie par M.-L. Ollier : La Mort du Roi Arthur, Paris, UGE, « 10/18 », 1992 ou à celle de M. Santucci, Paris, Champion, 1991. La consultation
en est aisée, puisque y est reproduite la division en paragraphes de l'Edition Frappier. C’est pourquoi les citations de l’étude qu’on lira ci-après renvoient, non aux numéros de pages de cette édition, mais aux numéros de paragraphes, suivis des numéros de lignes.
Le contexte sociopolitique
et son reflet
Il n’est pas question de réduire La Mort Artu à un document
historique,
en
y recherchant
des
clefs,
un
simple témoignage sur les mœurs médiévales, voire l’écho d'événements ponctuels : à quoi servirait-il par exemple de remarquer que la médiation du pape, au siège de la Joyeuse Garde, se conforme à la politique de menace systématique d’excommunication que mène l’Eglise après le règne d’Innocent III (1198-1216), si on ne la mettait pas en rapport avec le fonctionnement textuel à cet endroit du récit? Mais, parce que le roman appartient à une civilisation maintenant devenue vraiment étrangère, on risque, faute
de connaître son contexte sociopolitique, d’ignorer certains signes primordiaux ou de surdéterminer des aspects banals, bref, de fausser l’analyse spécifiquement littéraire. Par exemple, dans un monde dominé par les hommes, où le quotidien est tissé de violence et où les distractions, même pour les privilégiés, restent très limitées, on ne saurait s'étonner de la multiplication des tournois dans La Mort Artu; c’est leur disposition et les raisons de leur apparition qu’il faut interpréter, non leur nombre. Cependant, à un aperçu sur des realia excellemment décrites dans de nombreux ouvrages? et à un exposé historique arbitrairement séparé de l’étude de l’œuvre, on préférera ici une analyse du jeu complexe, fait de reflets mais aussi de déformations, qui s’instaure entre une fic-
tion et le terreau sociopolitique qui l’a vue naître. On exa1. Cf. J. D. Bruce, op. cit., p. 286. 2. Voir particulièrement Robert Delort, La vie au Moyen Age, 3° éd.,
Paris, Le Seuil, « Points-Histoire », 1982.
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La Mort le Roi Artu
minera donc successivement comment et pourquoi, dans La Mort Artu, s'inscrivent la féodalité, l’affermissement
du pouvoir royal et le recul de l'influence politique de la haute noblesse.
« La Mort Artu » et la féodalité Si, dans La Mort Artu, l'influence d’un vieux fonds indo-européen et du christianisme se fait sentir', c’est le
système féodal qui réalise la synthèse des différentes strates idéologiques présentes dans le texte. La féodalité a pour base les liens d’obédience personnelle entre le « suzerain » et le « vassal » : un chevalier libre, le vassal, choisit de se mettre au service d’un sei-
gneur, le suzerain. Il s’engage à le servir, notamment sur le plan militaire, et il lui jure fidélité. La contrepartie matérielle de ce lien d’obédience personnelle est le don d’une terre, appelée « fief » et devenue au fil du temps héréditaire, mais qu’un suzerain peut théoriquement distribuer à tout moment. Ainsi, lorsque les deux frères d’Escalot aspirent à entrer au service de Lancelot,
celui-ci
scelle l'accord par l’octroi de fiefs : « Et il dist que si fera il volentiers et que il leur donra terres et heritages el roiaume de Benuyc ou el roiaume deviennent einsint si chevalier. »°
de Gaunes.
Et il
Comme un vassal pouvait avoir plusieurs suzerains, ce
qui posait d’épineux problèmes quand ils entraient en guerre les uns contre les autres, on définissait parfois des 1. Voir D. Boutet, « Carrefours idéologiques de la royauté arthurienne », Cahiers de civilisation médiévale, XXVIIL, 1985, p. 3-17.
2. Cf., dans ce domaine, l'importance des engagements oraux dans La Mort Artu, par ex. $ 115, 1. 42, ou $ 118, 1. 14-18.
3. $ 56, 1. 21-24. Bien entendu, de grands seigneurs comme Lancelot ou Gauvain peuvent eux-mêmes être débiteurs d’Arthur, faisant ainsi apparaître la fameuse « pyramide féodale ». Voir par ex. $ 67, 1. 57-63 et $ 79, 1. 48-49.
Le contexte sociopolitique
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liens privilégiés entre un suzerain et un vassal qui lui était prioritairement dévoué et prenait alors le titre d’ « homme-lige ». L’habileté politique de Mordret, au moment où il assiège la tour de Londres, consiste précisément à obtenir des barons qu’Arthur a placés sous son commandement le temps de son absence un tel serment d’allégeance, qui prime sur tous les engagements antérieurs, y compris par rapport à Arthur : « Lors s’agenoillent devant lui et deviennent tuit si home lige et li jurent seur seinz qu'il li aideront contre touz homes jusqu’a la mort. »! L’entrelacs de ces liens personnels et la parcellisation
du pouvoir qui en résulte favorisent le droit de guerre privée, bien établi jusqu’au xnir siècle, mais limité par Philippe Auguste (1180-1223) et aboli par Saint Louis (12351270). C’est l’un des ressorts de la narration dans La Mort Artu, où des péripéties majeures, et même toute la deuxième partie du texte, découlent du devoir que se font Mador de La Porte, Gaheriet, puis Gauvain de défendre
l’honneur des membres de leur lignage, clan familial très large qui demeure une référence constante’. Mais, si cette logique féodale — arrière-plan qui, au premier degré, imprègne l’ensemble du roman — contribue encore, avec l’action de Mador
de La Porte
dans la première partie du roman’, à la survie du monde arthurien, elle s’emballe ensuite et provoque sa destruction, dans l’acharnement absurde des guerres privées qu’on veut précisément interdire à l’époque de la rédaction du texte. Il s’agit là d’un indice de dysfonctionnement du système féodal, dont l’affermissement du pouvoir royal est l’une des causes primordiales.
1. $ 142, 1. 65-68. 2. Parex., $ 59, 1. 11-13, et $ 66, 1. 51-54. 3. Cf. infra, « La structure », p. 42.
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La Mort le Roi Artu
« La Mort Artu » et l’affermissement du pouvoir royal
Alors que, initialement, tout homme qui possédait un cheval
pouvait,
au
sens
strict,
devenir
chevalier,
la
noblesse se transforme peu à peu en une caste fermée. Mais au moment où se constitue ainsi une véritable classe sociale soucieuse des privilèges de l’hérédité, sa puissance politique commence à s’amenuiser, parce que les rois accroissent leurs pouvoirs au détriment des grands féodaux. Tel est l’un des fondements de l’action de Philippe Auguste. Très forte personnalité dont le rôle est parfois comparé par ses contemporains à celui de Charlemagne, il fait d’abord en sorte de disposer d’une armée personnelle, composée de quelques milliers de soldats professionnels, qui lui soit toute dévouée et qui lui permette de rompre avec la logique féodale. Il peut du même coup limiter le droit de guerre privée et, tout en agrandissant le domaine royal dans des proportions considérables, affirmer son autorité sur l’administration. Avant lui, elle était aux mains des prévôts, qu’on ne pouvait révoquer parce qu'ils étaient propriétaires de leur charge. Philippe Auguste les fait inspecter par les baillis, nommés par le roi, et qui au fil du temps deviennent sédentaires et prennent le pas sur les prévôts. En somme, il favorise, au détriment de la noblesse, l’essor politique et économique d’une bourgeoisie que justement La Mort Artu ignore. Alors que l’importance des villes va croissant, les bourgeois, qui occupent des postes toujours plus élevés, fréquentent régulièrement les conseils royaux. Le roi trouve en eux des alliés contre la haute noblesse dont les revenus sont déjà affectés par la crise de la rente féodale. Ainsi, quand il part en croisade, Philippe Auguste ne laisse pas la garde de son trésor à ses fils ou à ses barons; il confie ses richesses et le sceau royal à six édiles parisiens, à qui il donne par là-même la haute main sur l’administration du
Le contexte sociopolitique
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royaume. Arthur, quant à lui, reste dans une logique héréditaire et féodale!, qui cependant se retourne contre lui. C’est que le roman n'offre pas un reflet directement lisible de la situation historique des années 1230. En fait, il en témoigne tout en réagissant contre elle. Ainsi, on pourrait croire de prime abord que La Mort
Artu prend acte de l’affirmation du pouvoir royal. Comme l’a montré D. Boutet, très souvent, dans les romans arthuriens précédents, Arthur enregistre les avis de la cour, et, en
bon roi féodal, en tient le plus grand compte : « Le roi ne gouverne pas, n’administre pas, n’a aucune volonté ni réflexion propre. Entièrement soumis à la coutume et aux usages, il n’a d’autre fonction que d’être le garant d’un code. »? Or, on ne retrouve pas dans La Mort Artu cette
unanimité idéale, grâce à laquelle s’abolissent les divergences d’opinion entre le roi et son entourage. Arthur y affirme une autorité personnelle. Comme Philippe Auguste qui, au mieux de ses intérêts, oblige ses vassaux à pleinement remplir leurs devoirs féodaux, Arthur, à la veille de la guerre contre Lancelot, contraint ses barons à exercer leur
fonction de conseil : « Et vos estes tuit mi home et mi juré et tenez de moi terre; por quoi ge vos requier par ce serement que vos m’avez fet que vos me conseilliez, si come on doit conseillier son signour lige, en tel maniere que ma honte soit vengiee. »’ Pourtant, ainsi que l’indiquent ses dernières paroles, sa décision est déjà prise. Puisque Arthur veut «venger sa honte », la guerre ne saurait être mise en cause, bien qu’elle ne fasse pas l’unanimité, comme le prouve par exemple le discours du roi Yon“ qui ne débute par un rappel des devoirs féodaux que pour mieux contester l’avis d’Arthur et annoncer la défaite. Mais Yon n’a aucune chance de
1. $ 129, 1. 24-31. 2. D. Boutet, art. cité, p. 4. 2}. 4. un a
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La Mort le Roi Artu
faire fléchir son « seigneur lige », dont la volonté prévaut, en un possible reflet de l’affirmation de l’autorité royale à l’époque où s’écrit La Mort Artu. Cependant, il subsiste de nombreuses ambiguïtés. En effet, Arthur redevient à cette occasion un chef de guerre qui, selon une logique féodale, épouse une querelle personnelle et défend son lignage avant de défendre son royaume. Tout se passe donc comme si le texte n’envisageait le renforcement du pouvoir central qu’en tant qu’hypertrophie malfaisante des valeurs et des pratiques féodales. Quand le roi s’affirme trop dans La Mort Artu, c’est toute la société qui se dérègle; et ce n’est peut-être pas par hasard, à cet égard, si le principal contradicteur du roi Yon est justement Mordret.….. Il y a sans doute, à ce possible mouvement de reflet et de méfiance à l'égard de la situation politique des années
1230, des causes
très diverses, au nombre
des-
quelles se trouvent aussi des contraintes strictement littéraires. Mais il y entre peut-être aussi le recul de la haute noblesse, qui cherche, probablement sans s’en rendre compte, une revanche dans les œuvres d'imagination.
« La Mort Artu » et le recul de la haute noblesse
Non seulement Philippe Auguste affaiblit les pouvoirs de l’ensemble
de la noblesse,
mais
encore
abaisse-t-1il
les
grands seigneurs au profit des petits vassaux, à qui pourtant les circonstances économiques ne sont guère plus favorables qu’à leurs maîtres. En cas de conflit entre un suzerain et ses subordonnés, il n’hésite pas à prendre parti pour les moins élevés dans la hiérarchie en les plaçant directement sous sa protection. Leur cause devient la sienne. À terme, il menace donc le principe même de la pyramide féodale, d'autant plus nettement qu’il prend souvent des décisions importantes en se concertant aussi bien avec les hauts
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dignitaires qu’avec des nobles subalternes de la région parisienne. C’est peut-être en réaction plus ou moins consciente à cette évolution que, dans La Mort Artu, seuls les grands
nobles ont quelque importance. A cet égard, « l’épisode de la Demoiselle d’Escalot » est révélateur. P.S. Noble! a bien analysé ce phénomène. L’erreur de la Demoiselle d’Escalot est de croire que Lancelot pourrait déroger en l’aimant, alors que son père n’est qu’un vavasseur, un arrière-vassal qui occupe le rang inférieur de la pyramide féodale. Ce piètre statut social devient en effet un défaut majeur dans La Mort Artu. Dans Erec et Enide, une fille de vavasseur pauvre peut encore prétendre avec succès à l’amour d’un fils de roi; il n’en va plus de même dans La Mort Artu. Le texte souligne nettement l’infériorité sociale de la Demoiselle : malgré la richesse de son père le vavasseur’, Lancelot reste pour sa famille un hôte de marque inaccessible, comme elle finira par l’avouer plus tard à Gauvain“. Ce dernier, dans son for intérieur, partage
cet avis, bien qu’il laisse en théorie une chance au dogme courtois de l’amour égalisateur*. C’est pourquoi la jalousie de Guenièvre apparaît déjà comme une marque de démesure, manifestation supplémentaire de la « fole amour », tant un sentiment profond éprouvé par un fils de roi envers une fille de vavasseur sort de la vraisemblance. Aussi, à la fin de l’épisode, lorsque la Demoiselle gît dans sa « nef funèbre », une sanction sociale sans appel tombe de la bouche de Gauvain : « Sire, [...] or poez vos bien savoir que ge le seurdisoie a tort, quant ge disoie avant ier qu'il sejornoit avec dame ou avec damoisele qu’il amoit par amors ; et vos deïstes voir qu’il ne daingneroit pas son cuer 1. « Les structures sociales de La Mort le Roi Artu », Actes XIV: Congrès international arthurien, Rennes, 1985, p. 449-455.
2+
1. 8.
du
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La Mort le Roi Artu
abessier por amer en si bas leu. »! En plein accord avec son interlocuteur Arthur, garant des valeurs de la Table Ronde,
Gauvain sonne le glas de l’amour égalisateur. Si le roi réprouve la « vilenie » morale de Lancelot’, il ne peut que tirer les leçons de la « vilainie » sociale de la Demoiselle, qui n’appartient pas au monde des grands seigneurs. La haute noblesse ayant besoin de conforter son image, elle fait disparaître la noblesse intermédiaire, qui meurt quand elle veut déroger. Conclusion
Dans La Mort Artu, qui, théoriquement entreprise à l’instigation du «roi Henri» — mais, selon toute probabilité, de façon fictive, ce qui renforce l’importance idéologique de Pallusion —, se définit d'emblée un univers de référence en
rapport avec les plus hautes sphères politiques, les pauvres n’ont aucune existence sociale réelle. Ils ne jouent, et très
marginalement, qu’un rôle idéologique idéalisé en tant que «peuples de povre gent », entité indifférenciée représentant le Christ sur la terre et, à ce titre, capable d’intercéder pour l’âme de Gauvain‘. Cette absence est, elle aussi, révélatrice
d’un texte qui ne se soucie d’aucun réalisme social ou politique. Les sources de l’auteur, ainsi que la tradition littéraire à laquelle il se rattache, n’y sont évidemment pas étrangères. Mais il semble de surcroît que son travail idéologique inconscient dispose dans La Mort Artu un miroir inversé des réalités sociopolitiques de son temps. Se réfugiant dans l'imaginaire, il se crispe sur une vision strictement aristocratique du monde, comme pour réagir à l’installation des 1. $71, 1. 33-38. 2. Ibid. 1. 28. SAINS: 4. $ 176, I. 7-15. P. S. Noble a déjà remarqué que, malgré la possible intertextualité avec le Tristan de Béroul, les pauvres ne jouent qu’un rôle très effacé lorsque Guenièvre est conduite au bûcher.
Le contexte sociopolitique
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bourgeois dans les rouages du pouvoir. La Mort Artu porte la trace de la résistance qu’oppose la haute noblesse à des changements déjà bien entamés au moment de sa rédaction. Par le truchement de la culture, elle continue d’affirmer sa
prééminence en ignorant les autres groupes sociaux. Ainsi s’expliquerait cette vision très conservatrice que D. Boutet remarque pour sa part dans une autre perspective : lorsque le monde arthurien n’a plus à combattre le surnaturel et l'Autre Monde!, quand il n’a plus l’Au-deià du Graal à conquérir, il ne lui reste plus qu’à s’inscrire dans le courant de l'Histoire ; or, La Mort Artu semble constater
que « tout avenir historique ne peut être qu’un désordre »?. Mais ce repli sur la féodalité, dans les années 1230, est malgré tout une impasse, de sorte que le texte ne peut s'empêcher de faire parler l'Histoire. Les valeurs d’autrefois s’y retournent contre elles-mêmes. La lutte des clans qui tisse la vie médiévale avant l’interdiction des guerres privées par un pouvoir royal en pleine expansion touche, dans La Mort Artu, à son paroxysme. Démesurément hypertrophiée, elle concourt à la destruction d’un monde qu’elle dérègle de l’intérieur. En d’autres termes, La Mort Artu témoigne, dans le même mouvement, d’une intégration et d’un rejet des réalités sociopolitiques de son temps. La féodalité ne peut plus s’y idéaliser qu’en consacrant son propre anéantissement, tout comme la tradition littéraire arthurienne (les pré-textes de La Mort le Roi Artu) ne peut plus vivre
qu’en constatant sa propre mort.
1. Cf. « La structure », p. 45. 2. D. Boutet, art. cité, p. 6. 3. Cf. J. Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, Paris, Arthaud,
1967, p. 378.
Contexte littéraire
et pré-textes
Lorsqu'on
étudie
les « pré-textes
»
d’une
œuvre
moderne, on se penche notamment sur sa genèse, sur les
phases successives de sa rédaction : on examine les lectures et les travaux préparatoires de l’écrivain, sa correspondance, ses ébauches, ses brouillons. Il ne saurait bien
sûr en être question pour la littérature médiévale. On peut en revanche s’interroger sur les sources de l’ouvrage, ce qui aboutit paradoxalement à élargir la notion de «pré-texte » vers celle d’ «hypertexte ». En effet, au Moyen Age, toute production artistique peut devenir le modèle direct ou indirect d’une autre œuvre. Non que, selon nous, l’ensemble de la production littéraire de cette époque se confonde dans une Textualité anonyme, bien commun en
attente d’ « hypertextes » virtuels ;mais il est normal pour un auteur de s'emparer du travail de ses devanciers, de le
remanier, de l’achever quand il est resté incomplet, voire de lui donner une suite sans se préoccuper des visées initiales. Cette tendance générale (naturellement à nuancer selon les « genres » et les époques) se manifeste très nettement dans l’ensemble romanesque à quoi se rattache La Mort le Roi Artu, et qu’on appelle traditionnellement /es romans bretons : ils racontent les aventures du Roi Arthur et de ses chevaliers de « la Table Ronde », en puisant dans le même réservoir de personnages et en reprenant de texte en texte, avec des adaptations de circonstance, des
thèmes et des enjeux narratifs similaires. Plus précisément, à l’intérieur de cette « matière », La
Mort le Roi Artu hérite de deux grandes traditions, dont elle consacre l’achèvement : la quête du Graal et les aventures de Lancelot, l’amant de la reine Guenièvre.
Contexte littéraire et pré-textes
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La constitution de la « matière arthurienne »
Vers 1135, Geoffroy de Monmouth écrit l’Historia Regum Britanniae, au centre de laquelle se trouve le Roi Arthur, et qui, à partir de diverses légendes celtiques, dote les souverains anglo-normands (l’œuvre est dédiée à Robert de Gloucester) d’un prestigieux ancêtre. Un tel « document », en réalité, pour l’essentiel, fruit de l’imagination de son auteur, passe vite en langue vulgaire : vers 1155, dans son Roman de Brut', Wace l’adapte libre-
ment (les traducteurs de l’époque sont coutumiers de ce genre d’accommodements) en accentuant encore ses visées propagandistes : Henri II Plantagenêt, qui vient d’épouser Aliénor d’Aquitaine, prend place dans le lignage du roi Arthur, devenu le modèle de toutes les vertus guerrières, féodales et courtoises conformes aux idéaux du temps. Wace, surtout attentif aux entreprises militaires d'Arthur, ne s’attarde pas sur les douze années de paix qui suivent ses premières conquêtes. Du même coup, il laisse à ses continuateurs potentiels un vaste espace narratif qu’ils ne manqueront pas de remplir. C’est que l'influence culturelle de la cour réunie autour d’Aliénor se perpétue sur le continent. Sa fille Marie épouse le comte de Champagne et favorise la diffusion de la légende, également portée par une tradition orale très importante : Chrétien de Troyes, dont l’activité d’écrivain s’étend probablement entre 1160 et 1191, peut s’en emparer et en fixer
les contours dans ses cinq romans, désormais la référence de tous ceux qui voudront exploiter la matière arthurienne. Du point de vue de la postérité littéraire, les personnages de Cligès, Erec et Yvain présentent peu de possibilités, car les romans qui les mettent en scène sont des « romans fermés ». En revanche, Lancelot, héros du Che1. « Brut » est « Brutus », descendant d’Enée et prétendu fondateur de la dynastie.
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La Mort le Roi Artu
valier de la charrete! (composé entre 1177 et 1181) et Perceval, protagoniste du Conte du Graal (1182-1183), n’accomplissent pas entièrement leur destin. Les continuateurs de Chrétien vont en profiter. L'histoire du Graal : les continuations autonomes
Le Conte du Graal offre au lecteur une scène mystérieuse? : chez le Roi-Pêcheur, devant Perceval, passent un jeune homme qui exhibe une lance éclatante à la pointe de laquelle perle une goutte de sang, et deux « pucelles », qui, précédées par des porteurs de chandeliers d’or pur, tiennent respectivement un graal (au sens strict, un grand récipient creux) magnifiquement ouvragé et un plat à découper argenté. Mais Perceval n’ose pas demander la signification de ce cortège, de sorte que le lecteur reste lui aussi dans l’expectative. Un peu plus loin, le mystère s’épaissit encore : en présence de Gauvain, une étrange demoiselle juchée sur une mule reproche amèrement au héros un silence dont ne peuvent résulter que des malheurs’. Tout indique par conséquent que Chrétien a voulu attirer l’attention sur cette énigme. Mais elle ne sera jamais résolue, Le Conte du Graal restant inachevé, probablement en raison de la mort de son auteur. Il n’en fallait évidemment pas plus pour que des écrivains postérieurs proposent une suite et une signification à la scène, donnant naissance à toute une littérature autour du Graal. Les continuateurs s’intéressent, selon leur humeur, plus
particulièrement à Gauvain ou à Perceval, les deux héros dont les histoires sont « entrelacées » dans le roman de Chrétien. 1. Cf, dans la même collection que la présente étude, E. Baumgartner, Yvain, Lancelot, La charrette et le lion, 1992. 2. V. 3178-3241. 3. V. 4614-4722.
Contexte littéraire et pré-textes
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Ainsi, l’anonyme Première Continuation, ou encore Continuation Gauvain (fin xn°- début xur° siècle), choisit,
comme son titre l’indique, de prendre pour le chevalier « mondain », pour cette raison mener à bien l’aventure du Graal. La Deuxième Continuation, aussi appelée Perceval, se centre pour sa part sur le héros Graal, mais elle s’interrompt à un moment
protagoniste incapable de Continuation du Conte du crucial. En
conséquence, elle suscite à son tour deux nouvelles suites,
l’une composée par Manessier vers 1230 (Perceval y devient le neveu du Roi-Pêcheur), l’autre, croit-on, par Gerbert de
Montreuil, dans le deuxième quart du x siècle. Mais l’évolution décisive se trouve chez Robert de Boron, qui consacre le mouvement de récupération religieuse qu’on trouve parallèlement chez Manessier et Gerbert de Montreuil. Dans le Roman de l'estoire du Graal (ou Joseph d’Arimathie), écrit avant 1215, le Graal devient le
plat utilisé par le Christ durant la Cène. C’est dans ce plat que Joseph d’Arimathie — disciple qui détache le corps de la Croix pour le porter au sépulcre et qui est justement censé avoir évangélisé la Grande-Bretagne — aurait recueilli le sang du supplicié : le Graal entre dans la thématique des reliques, car, après tout un périple, il serait précisément parvenu au royaume de Logres. Ainsi, la production romanesque de l’époque témoigne de l’existence d’une matière diffuse, multiforme, mais un
peu disparate sur un sujet pourtant très important. Il n’est donc pas étonnant qu’on ait voulu l’organiser et l’unifier, dans un cycle qui, de surcroît, récupère une autre grande constellation de récits, autour du personnage de Lancelot. L'histoire de Lancelot
Bien qu’on note sa présence dans différentes œuvres écrites et orales qui précèdent Le Chevalier de la charrete, c’est dans ce roman que Lancelot naît véritablement à la
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La Mort le Roi Artu
vie littéraire. Chrétien de Troyes y narre comment, après l'enlèvement de Guenièvre par Méléagant, Lancelot (d’abord chevalier inconnu dont l'identité n’est révélée qu’au vers 3616, à peu près à la moitié du roman) réussit à libérer la reine et à passer une nuit d’amour avec elle. On retrouve là sans peine le cadre caractéristique de la fin'amor (version méridionale et primitive de l’idéologie courtoise) : un homme s’éprend de la femme de son Seigneur, sa Domina, sa Dame. Mais ce cadre subit les modifications qu’exigent les milieux septentrionaux : le poète soupirant devient un chevalier dont les exploits guerriers favorisent la possession ultime de la femme convoitée. Cet amour adultère consommé nous ramène aussi, en
dehors même de rapprochements plus ponctuels, au mythe de Tristan, avec néanmoins une différence capitale : alors que, de manière constante — bien que variable selon les versions —, les amours de Tristan et Yseut
représentent un risque majeur de désordre social, celles de Guenièvre et Lancelot! confortent l’ordre établi, puisque l'amour devient la cause directe des prouesses qui renforcent le royaume arthurien. Il n’en reste pas moins que ce récit est virtuellement ambivalent. Tant que l’accent est mis sur l’amour triomphant et sur ses bienfaits, Lancelot passe pour un parangon de vertus chevaleresques. Si, en revanche, on devient sensible au scandale que représente l’adultère, Lancelot se mue en réprouvé, à jamais sali par son péché de chair. C’est sur cette ambivalence que jouent les auteurs qui, après Chrétien de Troyes, s’emparent de l’histoire de Lancelot et des possibles narratifs qui y subsistent. Par exemple, la présence de Keu lors de la nuit d'amour relatée dans Le Chevalier de la charrete est riche de potentialités, puisque derrière ce tiers se profile 1. Peut-être, comme le pensait J.-C. Payen, par volonté de conjurer un mythe par trop subversif.
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la figure virtuelle du dénonciateur, avec tout le parti qu’on peut tirer d’une scène de flagrant délit. Et, plus généralement, la multiplication des aventures après cette nuit d’amour semble indiquer que, sans constituer une fin en soi, elle sert de point de départ à de nouveaux récits, comme si Chrétien invitait ses continuateurs à poursuivre dans cette voie. Or, au début du xmr° siècle, s’amorce un double mouve-
ment qui va conditionner la façon dont les aventures de Lancelot sont continuées. D'abord, la prose s’impose dans les romans arthuriens,
tout particulièrement ceux qui se fondent sur la légende du Graal. Peut-être parce qu’ils se donnent de plus en plus pour des œuvres crédibles, ils adoptent un registre qui a longtemps été celui des productions scientifiques en latin, des commentaires exégétiques ou des traductions des textes sacrés, et qui tend à devenir la marque des ouvrages à prétention sérieuse. Comme plus tard La Mort Artu le fera elle-même, de façon d’ailleurs assez banale’, ces récits se placent dans la ligne des vieilles historiographies de Geoffroy de Monmouth et de Wace, trouvant dans la prose un gage, sinon de « réalisme » au sens moderne du terme, du moins de véracité. Ensuite, se manifeste un goût de la « somme », du ras-
semblement de toutes les connaissances disponibles sur un sujet donné, dont la rédaction des grandes encyclopédies en latin est un des témoignages les plus évidents. Cette tendance affectant aussi la matière romanesque, on éprouve l’envie de regrouper dans une même histoire les 1. Voir par exemple le préambule du Bestiaire de Pierre de Beauvais, qui est pourtant un tissu de billevesées à prétentions scientifiques : «… Et parce qu’un poème se pare de mots choisis hors de toute vérité, le comte (à qui est dédié l’ouvrage) a voulu que ce livre fût écrit sans rime... » (Le Bestiaire de P. de Beauvais, trad. de G. Bianciotto, Bestiaires du Moyen
Age, Paris, Ed. Stock, p. 21). 2. Voir par ex. $ 115, 1. 106 et $ 204, I. 8-13.
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La Mort le Roi Artu
héros que la tradition arthurienne et, au sens le plus large, la tradition bretonne, avait laissés dispersés. Le personnage de Lancelot se trouve à la rencontre de ce double mouvement. A partir de 1230, on composera par exemple un Tristan en prose, réécriture destinée à la présentation du héros éponyme comme le meilleur chevalier de la cour d'Arthur, où il entre inévitablement en concur-
rence avec Lancelot. Et, environ dix ans plus tôt, on intègre les aventures de Lancelot au mythe du Graal et aux historiographies relatant l’histoire d'Arthur, dans un vaste ensemble intitulé par Ferdinand Lot Lancelot-Graal. Le Lancelot-Graal
Il se divise en cinq romans, se manifeste également dans longues périodes de la vie des rer des aventures ponctuelles
où le goût de la « somme » le fait qu’ils embrassent de héros, sans se limiter à nar:
Lancelot-Graal
Lancelot en prose
Appendices tardifs
Lancelot
Quête del
Mort le
Estoire
Estoire
propre
Saint Graal
Roi Arthur
du Graal
de Merlin
Si les deux derniers romans, composés vers 1240, en soi, sont importants en ce qu’ils reprennent et développent les données de Robert de Boron, décisives pour l’orientation chrétienne du mythe du Graal, l’ensemble pertinent pour La Mort le Roi Arthur est le Lancelot en prose. Le Lancelot propre, qui date sans doute des années 12201225 et représente à lui seul environ la moitié de l’ensemble, est en apparence le roman du bonheur, comme Le Chevalier de la charrete. L'amour adultère, source de toute prouesse, y est exalté, le héros devenant, grâce à son idylle avec Guenièvre, le meilleur chevalier du monde. Mais, à
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replacer ce récit dans la logique du cycie romanesque dont il fait partie, on s’aperçoit que, derrière ce bonheur triomphant, se profilent des menaces : lorsque, à son insu, Lancelot conçoit avec la fille du roi Pellés (le Roi-Pêcheur), en qui il croit reconnaître Guenièvre (!), un fils qui s’appellera Galaad, s’introduit dans la fiction le personnage immaculé susceptible de remettre à sa juste place un combattant et un amoureux exceptionnels, mais que son adultère rend à Jamais impur. La Quête del Saint Graal s’en chargera. On considère traditionnellement que ce roman (sans doute composé aux alentours de 1225) est une œuvre d’inspiration cistercienne, parce qu’il condamne sans ménagement les comportements amoureux et guerriers de la caste chevaleresque. Le récit débute par l’apparition du Saint Graal aux chevaliers de la Table Ronde, qui décident de se mettre en quête de la précieuse relique. Il s’ensuit une série d’aventures symboliques : chaque épisode se présente comme une allégorie dont la signification est donnée aux héros par de saints ermites, qui jugent sévèrement les futilités mondaines, le goût du sang versé et tout ce qu’entraîne lPamour humain. C’est qu’une différence au sens strict essentielle sépare la « chevalerie terrienne » et la « chevalerie célestielle »!, qui a seule le privilège de pouvoir achever ses aventures dans la contemplation des mystères du Graal. Alors que Lancelot, malgré son repentir, ne connaît qu’une révélation partielle à cause de son adultère, alors que Gauvain en est irrémédiablement privé faute de renoncer à ces aventures mondaines qui le caractérisent depuis le début, trois chevaliers sont touchés par la grâce : Galaad, l’Elu d’entre les élus ; Perceval, qui ne semblait devoir sa présence
dans le Lancelot propre qu’à la nécessité de réaliser l’amalgame entre l’histoire de Lancelot et celle du Graal, mais dont l’ingénuité sert opportunément dans La Quête à illus1. Cf. E. Gilson, « La mystique de la grâce dans La Quête del Saint Graal », Romania, LI, 1925, p. 321-347.
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La Mort le Roi Artu
trer les bienfaits de la chasteté obstinée ; Bohort, le cousin de
Lancelot. Galaad meurt dans l’extase que lui procure la contemplation de Dieu, Perceval disparaît un an plus tard après s’être retiré dans un ermitage, mais Bohort revient
à la cour. Sans doute cette différence de traitement indiquet-elle une hiérarchie entre les trois élus (hiérarchie que marque peut-être La Mort le Roi Arthur en faisant le départ entre « le trespassement de Galaad et la mort Perceval »)'; mais le retour de Bohort permet aussi à l’histoire de continuer, jusqu’à la mise en scène de la destruction complète de la Table Ronde, à qui dorénavant la grâce va manquer. En effet, La Mort le Roi Artu, selon la très célèbre expression de J. Frappier, décrit « le crépuscule des héros », la fin du monde arthurien. Bien sûr, la tonalité religieuse change quelque peu d’un texte à l’autre : rompant avec « le mysticisme et les intransigeances doctrinales de La Quête »?, La
Mort le Roi Artu ne présente qu’une atmosphère religieuse minimale pour l’époque, et certaines idées-forces de l’idéologie cistercienne s’y estompent, notamment le rôle de la confession et de certains rituels* : que, à la fin du roman, Guenièvre n’entre dans les ordres que par pure politique ou que la Demoiselle d’Escalot ne se soucie guère de son salut
indique bien ce recul, peut-être indice d’un tournant philosophique d’une portée beaucoup plus vaste‘. Mais il paraît assuré que les deux textes ont d’emblée entretenu d’étroits rapports, et pas uniquement parce que certains épisodes de La Mort le Roi Artu («la chambre aux images », le songe de Gauvain, etc.) font référence aux romans précédents. D’abord, d’un simple point de vue matériel, puisque la plupart des manuscrits les mettent en continuité, ce qui ne sau1. $2,1. 6-7. Cf. M.-L. Ollier, Introduction, p. 18. 2. Cf. éd. Frappier, Introduction, p. XXVIL. 3. Cf. J. Frappier, Etude..., p. 220 sq. 4. La Mort le Roi Artu témoignerait à sa manière de la montée de laristotélisme, qui remplacera peu à peu l’augustinisme et son goût systématique de la glose : cf. éd. Frappier, Introd., p. XXVII-XXVII.
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rait passer pour négligeable. Ensuite, d’un point de vue thématique, car le jugement porté dans La Quête sur le monde chevaleresque nécessite la destruction de l’univers arthurien : la «matière » fournie par Geoffroy de Monmouth et, surtout, par Wace prend du même coup une dimension nouvelle. Enfin, dans le détail même de l’écriture, le pro-
logue de La Mort le Roi Artu rappelant l’épilogue de La Quête, parfois à la limite de la reprise littérale', et de nombreux rapprochements ponctuels pouvant être opérés entre certaines scènes clefs des deux romans’. Bref, La Mort le Roi Artu ne saurait se comprendre sans référence à ses « pré-textes ». La meilleure preuve en est d’ailleurs que, après la disparition d'Arthur, le roman continue et qu’il met alors un point d’orgue à tout le cycle du Lancelot en prose : Guenièvre meurt au couvent, le péché d’Arthur s’efface grâce à la disparition des fils de Mordret, Lancelot lui-même connaît une pieuse fin après avoir fait pénitence. C’est en fait toute une tradition littéraire qui s’achève. Mais, puisque l’authenticité des actions d’Arthur (« Lors fist li rois metre en escrit toutes les aventures que li compaignon de la queste del Seint Graal avoient racontees en sa court »)’ est attestée par l’existence matérielle de La Quête, ce sont, par analogie et extension, les aventures rapportées dans La Mort Artu qui acquièrent par avance un brevet de vraisemblance, garante de la pérennisation du mythe : il faut écrire la mort de la Table Ronde pour mieux assurer sa survie. Il faut la transformer en texte. 1. Par exemple, le parallèle est évident entre le deuxième paragraphe de La Mort le Roi Artu et les deux derniers de La Quête. La Quête : « Quant Boorz... en si loigteinnes terres comes es parties de Babiloine... Et quant Boorz ot contees. »; La Mort le Roi Artu : « Quant Boorz.. de si lointeignes terres comme sont les parties de Jerusalem... Et quant il ot aconté... » 2. Cf. A. Micha, « Deux sources de la Mort Artu », Zeitschrift Roma-
nische Philologie 66 (1950), p. 369-372. 3,062, 19-12;
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Le texte
LE
CONTENU
NARRATIF
Gautier Map, selon l’ « avis au roi Henri son seigneur », entreprend la dernière partie de son œuvre, La Mort le Roi Artu ($ 1). Suite au rapport de Bohort, revenu à la cour de Kamaalot, le Roi Arthur fait mettre par écrit les aventures des « compaignons de la queste del Seint Graal » ($ 2). Après avoir appris que Gauvain, en raison de sa « grant mescheance », a tué dix-huit chevaliers, dont le roi Baudemagu, il décide de relancer les aventures en convoquant un tournoi à Wincestre ($ 3).
Entre-temps, Lancelot et Guenièvre n’attendent pas un mois avant de retomber dans l’adultère, ce dont s’aper-
çoit Agravain, depuis longtemps hostile à Lancelot ($ 4). Alors que celui-ci, qui a décidé de se rendre au tournoi incognito, prétend rester à la cour à cause d’une maladie
($ 5), Agravain le dénonce au roi, qui, encore incrédule ($ 6), n’en demande pas moins à la reine de demeurer à Kamaalot, pour tendre un piège aux amants ($ 7). La cour et Lancelot, qui a obtenu de la reine de participer au tournoi ($ 8), se mettent en route chacun de son côté ($ 9 et 10). Arthur, qui a pourtant reconnu le cheval de Lancelot, décide de respecter son anonymat ($ 11). Lancelot emprunte, pour mieux combattre incognito, l’écu du fils de son logeur, le vavasseur d’Escalot ($ 12), dont la fille, tombée amoureuse de lui, le force, par un don contraignant, à porter ses couleurs au tournoi ($ 1314). Lancelot se rend à Wincestre ($ 16-17) et s’y illustre tellement que le roi le reconnaît (18-19). Mais, « navrez
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moult durement » ($ 20), il doit retourner chez la tante de son hôte pour s’y soigner pendant six semaines ($ 21-22). Cependant, Gauvain et Gaheriet se mettent vainement en quête du mystérieux vainqueur du tournoi ($ 23). Mais Arthur ne révèle pas son identité ($ 24). Sur le chemin du retour, Gauvain descend à son tour chez le vavasseur d’Escalot ($ 25), dont il courtise la fille; mais elle déclare que son cœur est pris ($ 26) par un chevalier en qui Gauvain, non sans surprise, reconnaît Lancelot ($ 28-29). Il le rapporte au roi, qui, du même coup, poussé en ce sens par son neveu, récuse la dénonciation d’Agravain ($ 30). La cour revenue à Kamaalot, Guenièvre apprend que Lancelot portait au tournoi les couleurs de la Demoiselle d’Escalot ($ 31-32) et s’en afflige ($ 33). Après s’être plainte à Bohort ($ 34), elle surprend une confidence de Gauvain à Arthur qui confirme ses soupçons ($ 35) : elle accuse durement Lancelot devant Bohort, qui décide de quitter la cour avec son lignage ($ 36-37). Pendant ce temps, Lancelot s’est soigné et a Ôté ses 1llusions à la Demoiselle d’Escalot ($ 38), qui en conséquence pense à la mort ($ 39). Il apprend alors qu’un nouveau tournoi a été convoqué, à Taneborc (cf. $ 25). Désespéré à l’idée de le manquer, il rouvre sa plaie par maladresse ($ 40) et est contraint de se reposer encore quinze jours ($ 42). Lancelot n’ayant pas pris part au tournoi de Taneborc ($ 43), ce qui renforce la jalousie de Guenièvre, Gauvain et le lignage de Ban partent à la recherche de Lancelot ($ 44) et le retrouvent ($ 45) : joie et concorde générales ($ 46-47). Retournant seul à Kamaalot, Arthur s’égare dans une forêt, où il découvre par hasard le château de sa sœur la fée Morgain ($ 48), où il est magnifiquement reçu ($ 49). Morgain, désireuse de nuire à Lancelot, donne au roi une chambre sur les murs de laquelle Lancelot a jadis peint des « images » relatant ses exploits et son amour pour Guenièvre ($ 50-51). Arthur les voit et Morgain lui confirme la « fole amour » de Lancelot et de Guenièvre ($ 52-53).
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La Mort le Roi Artu
Maintenant guéri ($ 55), Lancelot remercie ses hôtes (8 56), mais ne peut qu’éconduire la Demoiselle d’Escalot, qui sollicite à nouveau son amour ($ 57). Néanmoins, quand il revient à Kamaalot, Guenièvre refuse de lui parler ($ 58), bien que Bohort plaide pour lui ($ 59). Lancelot et son lignage quittent alors la cour ($ 60-61). Le lendemain du retour d'Arthur, maintenant en proie au doute, Guenièvre offre par mégarde à Gaheris un fruit empoisonné qu’un chevalier destinait à Gauvain ($ 62). L’épitaphe de la victime accuse la reine ($ 63). Lancelot, qui se promène en forêt, est blessé par un chasseur maladroit qui visait un cerf ($ 64). Derechef hors de combat pour quinze jours, il ne peut aller au tournoi de Kamaalot ($ 65). Après ce tournoi, Bohort part à la recherche de Lancelot ($ 66). Trois jours plus tard, arrive à la cour Mador de La Porte, qui demande réparation pour la mort de son frère Gaheris ($ 67). La reine obtient un « respit de quarante jorz » ($ 68) et regrette amèrement le départ du lignage de Ban ($ 69). Le lendemain, arrive la nef funèbre de la Demoiselle d’Escalot ($ 70) qui accuse dans une lettre Lancelot de l’avoir tuée ($ 71). La reine se lamente de son injustice envers Lancelot ($ 72), tandis que le roi fait rédiger l’épitaphe de la Demoiselle ($ 73). Guéri de sa blessure, Lancelot apprend les derniers événements de la cour ($ 74). Il décide, en apparence contre toute raison, de défendre la reine ($ 75). Revenu à Kamaalot, Bohort montre ses torts à Guenièvre ($ 76-77), d’autant plus désespérée ($ 78) que même Gauvain refuse de la défendre ($ 79); mais Bohort laisse entrevoir une solution ($ 80). De fait, alors que tous voient arriver avec angoisse l’heure du combat ($ 81), Lancelot survient et se déclare champion de la reine ($ 82). Après les défis ($ 83), Lancelot sort vainqueur du duel judiciaire mais épargne son adversaire ($ 84).
Le texte
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Malheureusement, à peine la concorde s’est-elle installée que le « fol amour » de Lancelot et de Guenièvre redouble.
Arthur,
qui a surpris une conversation
à ce
sujet entre ses neveux, n'obtient d’abord pas de précisions de Gauvain et de Gaheriet ($ 85). Mais Agravain lui révèle son infortune : il décide de prendre les coupables en flagrant délit ($ 86). Malgré les avertissements de Gauvain ($ 88) et ceux de Bohort ($ 89), les amants tombent dans le piège qui leur a été tendu. Mais Lancelot s'échappe ($ 90) avec son lignage ($ 91). Condamnée à mort ($ 92), la reine est conduite au bûcher ($ 93). Lancelot la délivre, en tuant malencontreusement Gaheriet ($ 94). Le lignage de Ban s’enfuit avec Guenièvre ($ 95), en sachant que la paix est à jamais rompue ($ 96). Ils se réfugient au château de la Joyeuse Garde ($ 97). Sa troupe ayant vainement recherché les fugitifs ($ 98), Arthur, qui se lamente sur le sort de ses neveux tués par Lancelot ($ 99), est rejoint par Gauvain ($ 100), au paroxysme de la douleur ($ 101). Après l’enterrement ($ 102), le roi tient conseil afin de déterminer comment se venger ($ 103). Au terme d’un débat acharné, l’assaut du château de la Joyeuse Garde est décidé ($ 104). Les deux camps se préparent ($ 105-106). De nouveaux chevaliers de la Table Ronde ayant été élus ($ 107), le siège est mis devant la Joyeuse Garde ($ 108). Lancelot, qui continue d’aimer Arthur, lui envoie un message de conciliation ($ 109). Mais la demoiselle qui le porte échoue ($ 110) : les adversaires fourbissent leurs armes ($ 111). Les affrontements du lendemain ne se soldent par aucun avantage décisif ($ 112-113), de sorte que, après un premier bilan ($ 114), de nouvelles stratégies sont arrêtées, qui débouchent sur de violents combats marqués par les blessures de Bohort et Gauvain et par la magnanimité de Lancelot envers Arthur ($ 115); le roi lui-même reconnaît la « debonereté » de son ennemi ($ 116). Après plus
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de deux mois de siège, le pape impose une trêve ($ 117). Lancelot accepte de rendre Guenièvre à son mari et de s’exiler dans son royaume de Gaunes ($ 118). Mais, lors de la restitution, Gauvain promet de reprendre les hostilités ($ 119). Lancelot, avant de quitter le pays de Logres, laisse son écu à Kamaalot ($ 120-121). Lancelot prend la mer ($ 122) et se lamente ($ 123). Arrivé au royaume de Gaunes ($ 124), il distribue ses terres ($ 125-126). A la Toussaint, il se confirme qu’Arthur viendra l’attaquer à nouveau ($ 127), car le roi doit tenir sa promesse à Gauvain ($ 128). Le printemps suivant, avant de partir, Arthur confie à Mordret ses trésors et la reine ($ 129), à qui il fait ses adieux ($ 130). Chemin faisant, il rencontre une vieille femme qui annonce sa mort et celle de Gauvain ($ 131). Il livre néanmoins combat devant la cité de Gaunes ($ 132), qui résiste malgré quatre assauts ($ 133). Pendant ce temps, Mordret tombe amoureux de Guenièvre ($ 134) et produit à ses barons une fausse lettre d'Arthur : à l’article de la mort, le roi recommanderait le mariage de Guenièvre et de Mordret, qui est en fait son fils ($ 135). L’usurpateur devenu roi ($ 136), ses fidèles demandent à Guenièvre de le prendre pour époux ($ 137138). Elle refuse ($ 139) et demande un délai ($ 140). Désespérée ($ 141), elle se réfugie dans la tour de Londres, aussitôt assiégée par Mordret. Mais Guenièvre réussit à faire passer en Gaule un messager ($ 142) qui apprend qu’Arthur vit encore ($ 143). Au bout de deux mois de siège inutile, Gauvain en vient à défier en combat singulier Lancelot ($ 144), qui accepte ($ 145), non sans tenter une ultime conciliation ($ 146-147). Rien n’y faisant ($ 148), le duel est décidé ($ 149-150). Après avoir dominé son adversaire « jusqu’après midi » ($ 151155), Gauvain est vaincu, mais épargné par Lancelot ($ 156-157). Il est pourtant grièvement blessé ($ 158-159). Alors qu’il séjourne à Meaux, Arthur apprend que les
Le texte
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Romains ont envahi son royaume ($ 160). Il marche contre l’empereur et le défait ($ 161-162). Prévenu par le messager de Guenièvre de la trahison de Mordret, Arthur revient à Logres ($ 163-164). Cependant, Gauvain, qui vit ses derniers instants, regrette sa folie et demande en vain à Arthur d’appeler Lancelot à sa rescousse ($ 165-166). Le roi franchit la mer en faisant transporter le moribond ($ 167). Mordret, qui attaque sans succès la tour de Londres, apprend le retour d’Arthur et s'apprête à l’affronter (& 168). Quant à Guenièvre, inquiète de son sort ($ 169), elle trouve refuge dans une abbaye ($ 170). Arrivé à Douvres en compagnie d'Arthur ($ 171), Gauvain meurt ($ 172). Sa dépouille est menée à Kamaalot (& 173), avec une étape au château de Béloé, dont le seigneur manque de tuer sa femme, pâmée devant le corps de Gauvain, qu’elle a aimé ($ 174). Gauvain est enterré
avec Gaheriet ($ 175). Marchant contre Mordret, Arthur voit en songe Gauvain, qui lui conseille de faire appel à Lancelot, puis la Roue de Fortune ($ 176). Un archevêque lui explique ses visions ($ 177). Mais il chevauche quand même vers la plaine de Salesbierres, où l’attend une prophétie de Merlin. Défié par Mordret ($ 178), il se prépare à la bataille ($ 179-180). Après différentes péripéties ($ 181-187), les deux ennemis s'affrontent directement : Mordret est tué par son père, lui-même blessé à mort ($ 188-191). Arthur fait ses adieux à Escalibur, jetée dans un lac et saisie par une main mystérieuse ($ 192). Arthur monte dans une nef
occupée par Morgain et des dames; l’embarcation s'éloigne rapidement ($ 193). Quelques jours plus tard, Girflet, qui était resté avec Arthur, trouve sa tombe à la Noire Chapelle ($ 194).
Les fils de Mordret prenant possession du royaume, Guenièvre entre définitivement dans les ordres ($ 195) et meurt repentie. Lancelot revient au royaume de Logres
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La Mort le Roi Artu
(& 196) et massacre les fils de Mordret ($ 197-198). L’un après l’autre, Hector ($ 199-201), Lancelot ($ 202) et Bohort (8 203-204) meurent pieusement dans un ermitage.
LA
STRUCTURE
La célèbre distinction opérée par Chrétien de Troyes entre « matière » (les modèles dont l’auteur s’inspire), «sen » (la principale signification mise en œuvre dans et par le récit) et «conjointure » (la réorganisation de la source en une économie narrative originale) marque l’importance, pour un roman médiéval postérieur à cette distinction, de ce que nous appelons aujourd’hui sa «structure ». La Mort le Roi Artu n’échappe pas à cette règle, puisque Gautier Map prend bien soin de signaler qu’il ne donne un titre à son roman qu'après que sa matière a été «ensemble mise »!. Pour un lecteur moderne, l’aspect le plus frappant de la
« conjointure » de la Mort Artu est évidemment le procédé appelé « entrelacement »? : les actions de plusieurs
personnages sont évoquées successivement; chacune d’entre elles est laissée tour à tour en suspens, le narrateur passant à la suivante à l’aide d’une formule toute faite. Par exemple, « Mes atant lesse ore li contes a parler de lui [Lancelot] ici endroit et retorne a parler de monseigneur Gauvain et de Gaheriet »?, « Mes or lesse li contes ici
endroit a parler de Boort et de sa compaignie et retorne a parler de Lancelot... »f, etc. Nul doute qu’il n’entre dans ce procédé (qui, dans Le LAS15140; 2. Cf. J. Frappier, Etude..., p. 197 sq.
3. $ 22, 1. 6-8. 4. $ 37, 1. 37-39.
Le texte
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37
Conte du Graal, permet de rapporter les aventures parallèles de Perceval et de Gauvain) une part de convention rhétorique. Mais ce qui est parfois une solution de facilité est aussi un moyen — tout de même assez fréquent, puisqu’il apparaît une douzaine de fois dans le roman — de suggérer une simultanéité chronologique, et, surtout, de
créer de discrets effets de rappels, d’annonces ou de symétries. Par conséquent, l’étude de la structure de La Mort Artu ne saurait s'arrêter à celle de l’entrelacement, qui n’est au contraire que le point de départ à l’analyse d’une architecture plus secrète. D'un point de vue thématique, le roman (où /mor/ s’inscrit directement ou indirectement dans le nom de plusieurs personnages, comme SagreMOR, MORgain, MORdret, ou MadOR) repose sur un jeu entre l’amour et la mort, l'amor et la mort'. Plus précisément, la raison immé-
diate de la destruction du monde arthurien est la « fole amour » de Lancelot et de Guenièvre, c’est-à-dire leur passion démesurée, de sorte que, « chascuns maudit l’eure
que onques Lancelos s’acointa de la reïne…. »?, cette malédiction, indifféremment prise en charge par les personnages ou le narrateur, traversant le texte comme un leitmotiv. Et la raison plus lointaine s’y trouve dans un autre « amour fol », l’inceste d'Arthur, en quelque sorte péché originel qui pèse sur toute la Table Ronde. Structurer La Mort Artu, c’est donc, tout en se deman-
dant comment la disposition des séquences narratives suggère et module les catégories de la folie et du monde renversé, s’interroger sur les trois étapes qui mènent inéluctablement à la fin d’un monde chevaleresque et amoureux*. L Selon un jeu de mots traditionnel repris dans le roman. Par ex.
$ 60, 1. 32-34,
22 $ 36, 1. 78-80.
3. Pour un autre découpage du texte, d’ailleurs plus proche de la traditionnelle « analyse », voir les titres intercalaires proposés par M.-L. Ollier dans sa traduction.
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La Mort le Roi Artu
La perpétuation illusoire de la Table Ronde
Malgré des indices inquiétants, le début du texte semble nous ramener à l'idéal narratif du royaume de Logres : comme aux temps heureux du Chevalier de la charrete et du Lancelot propre, Arthur règne avec Guenièvre, accueille Lancelot, prince étranger puisque chef du lignage de Ban, et s'appuie notamment sur Gauvain, le meilleur chevalier de sa famille. Cette partie d’apparent équilibre s'étend jusqu’au $ 85 et comporte deux épisodes, d’ailleurs symboliquement liés dans ce paragraphe!, et traditionnellement appelés « La Demoiselle d’Escalot » et « Le fruit empoisonné ». « L'épisode de la Demoiselle d'Escalot ». — Si l’on se réfère à un schéma narratologique simple, cet épisode obéit à la structure profonde suivante : — Etatinitial Lancelot et Guenièvre sont amoureux et unis. — Complication Lancelot accorde un « don contraignant » à la Dlle d’Escalot, amoureuse de lui. — Action Péripéties diverses qui consacrent la désunion entre Lancelot et Guenièvre, dévorée par la jalousie. — Résolution Episode de « La nef funèbre », qui innocente Lancelot. — Etat final Lancelot et Guenièvre sont de nouveau unis ($ 85, 1. 23-31).
Cette trame, bien entendu volontairement très simplificatrice, fait donc apparaître que, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons, « l'épisode du fruit empoisonné » se greffe à l’intérieur de « l'épisode de la
1. Cf. 1. 17-20.
Le texte
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Demoiselle d’Escalot » et que la première partie du texte, qui peut faire penser à la survie du monde arthurien, est justement fondée sur des quiproquos et des faux-semblants’. Et, de fait, pour le lecteur aussi, croire que tout va s'arranger serait se laisser prendre à des faux-semblants, comme le montre une analyse détaillée de « l’action ». L’enchaînement des péripéties indique toute l’ambiguïté de la première partie du texte. En effet, tandis qu’elles inscrivent les thèmes de la jalousie et de l’exil, qui sont propres à l'épisode, elles laissent aussi se profiler derrière eux celui de la mort, et elles ne parviennent à imposer l’harmonie provisoirement retrouvée des deux amants qu’en faisant alterner la catégorie de l’union et celle de la désunion. On l’observera en relisant le texte à l’aide du schéma? des deux pages suivantes. « L'épisode de la Demoiselle d’Escalot » a alors épuisé ses potentialités, puisque son héroïne malheureuse est en train de mourir et que l’exil demeure. Il convient donc, pour permettre le retour de Lancelot à la cour, de greffer sur lui un autre épisode, « le fruit empoisonné ». Ainsi, « l’épisode de la Demoiselle d’Escalot » est révélateur de la première partie du texte : l’amour entre Lancelot et Guenièvre n’est plus qu’un facteur d’équilibre illusoire pour le monde arthurien. Il est aussi révélateur de l’ensemble du roman, dans la mesure où il se compose de séquences qui se répètent, par amplification, miniaturisation ou simple parallèle, et où il met en place un subtil jeu d’annonces, jusqu’à se faire lui-même annonce : l’éloignement de Lancelot ne préfigure-t-il pas son exil définitif”? L'épisode du fruit empoisonné. — Lui aussi présage d’une autre séquence (Lancelot sauveur de Guenièvre 1. Cf. « Explication de texte », p. 98-108.
2. Il ne s’agit là que d’une proposition, que d’une hypothèse concernant la structure. 3. Voir « Le destin et sa mise en œuvre narrative », p. 57-68.
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La Mort le Roi Artu
condamnée au bûcher) elle-même modulation d’une matrice narrative archétypale, l'enlèvement de Guenièvre, il a parfois été méprisé, parce qu’il repose sur « … un lieu commun de la littérature épique et romanesque du Moyen Age »!'. Il est pourtant rendu nécessaire par la « détermination rétrograde » du récit, car Lancelot doit revenir à la cour, pour que se perpétue la « fole amour » et que s’achève le monde arthurien. Enchâssé dans l’épisode précédent, il réalise évidemment
les mêmes motifs,
manifestant ainsi l’unité de la première partie : — — —
Etat initial Complication Action
— —
Résolution Etat final
Guenièvre Guenièvre Guenièvre, champion. Guenièvre Guenièvre
est respectée à la cour. est honnie (cf. $ 63, 1. 11). accusée, a besoin d’un est lavée de tout soupçon. est respectée à la cour.
Cet état final, qui coïncide évidemment
avec celui de
« l'épisode de la Demoiselle d’Escalot », marque le retour
apparent à la norme et débouche sur la « fole amour » et ses conséquences désastreuses, c’est-à-dire, logiquement, sur la deuxième partie du roman, consacrée à la lutte entre Lancelot et Arthur. L'économie générale de l’épisode repose sur le retard maximal apporté au salut de Guenièvre. En effet, l’arrivée de Mador à la cour ($ 67) a d’abord pour but de créer les conditions juridiques d’une disculpation de la reine, sur qui le soupçon eût toujours pesé sans la possibilité du duel judiciaire. Mais sa soudaineté un peu théâtrale, accentuée par l’indisponibilité persistante de Lancelot (cf. $ 66), souligne, mieux qu’une menace dès la mort de Gaheris, le péril où se trouve Guenièvre, péril d’autant
plus stupide que la lettre de la Demoiselle d’Escalot dans la « nef funèbre » ($ 71) montre que Lancelot est tenu à 1. J. Frappier, Etude..., p. 197.
Le texte
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l'écart sans raison. Pour mieux suggérer cette ironie du sort, le texte met l’accent sur l’attente de la reine : ainsi
s'expliquent, d’un rante jours qui lui ($ 72) et même sa Gauvain refuse le
point de vue narratif, le délai de quaest accordé ($ 68), ses réflexions amères détresse ($ 80), encore renforcée quand duel judiciaire ($ 79).
Mais, au-delà de cette habileté narrative, fondée, bien que Lancelot se déclare prêt à défendre sa Dame ($ 75), sur une sorte d’effet de suspens, s’inscrit une fois encore ambiguïté de la première partie. Si le duel permet aux amants de se réunir, il manifeste aussi leur « fole amour », puisque l’attitude réaliste de Gauvain souligne a contrario la démesure de Lancelot, qui accepte par avance la défaite ($ 75, 1. 40-42) et dont la passion, inaccessible à la raison, risque de ne plus générer la prouesse. C’est que « l’épisode du fruit empoisonné » témoigne du retournement de l’ « Aventure » en « mésaventure »,
l'univers arthurien étant placé d'emblée sous le signe de cette « mescheance » qui a poussé Gauvain à tuer dixhuit chevaliers durant La Quéte'. Or, le crime involontaire de la reine est lui aussi qualifié de « mesaventure », par le narrateur? et par un chevalier’, ainsi que de « mescheance
», derechef par le narrateur,
à deux reprises“.
L’insistance ne fait aucun doute, qui suggère que, dans cet épisode comme dans tout le roman, le sens de l” « Aventure » s’est retourné, ainsi que semble l’indiquer le nom de l’instigateur du piège, Avarlon, où peuvent se lire et « à l'envers » (justement comme dans l’inversion d’un reflet) et « Avalon », l’île magique de la vie éternelle. Négation de la fonction traditionnelle de Guenièvre, Dame source
de vie, « l’épisode du fruit empoisonné » fait bien plus que
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La Mort le Roi Artu
d'annoncer, avec le couple Gaheris/Mador, le couple Gauvain/Gaheriet' et les conséquences funestes d’une vendetta qui plus tard, cette fois, tournera mal. Il suggère que la vie éternelle du monde arthurien ne peut plus avoir cours : le rachat de Guenièvre ne servira qu’à précipiter la fin de la Table Ronde, à cause de la guerre entre Arthur et
Lancelot.
La guerre entre Arthur et Lancelot
Après le $ 85, la vitesse du récit s’accélère considérablement. Certes, on ne peut la mesurer qu’avec beaucoup de prudence, parce que le découpage chronologique du roman, parfois fantaisiste et lacunaire au regard de nos critères « réalistes », doit presque toujours être reconstitué par recoupement et que la scansion du temps est une entreprise fort aléatoire pour un esprit médiéval. Mais le changement de rythme, même appréhendé grossièrement, ne fait aucun doute, ce qui confirme que le texte prend alors un tournant. Dans la première partie, le temps est relativement dilaté, puisque, en 108 pages dans l’édition Frappier, sont rapportés cent treize jours d’aventures, sur les quelque deux mille que comporte au total le roman. Ensuite, le temps ne se ralentit plus que pour l’évocation des guerres, sur un arrière-plan d’accélération : 155 pages suffisent pour embrasser environ 94,5% du temps du récit dans les deux dernières parties. Mais, comme la deuxième est préparée dès le début du texte par divers signes qui préfigurent la ruine du monde arthurien, qu’elle est en quelque sorte programmée dans le $ 85 et que son déroulement épouse les modèles narratifs précé1. Gaheris, Gaheriet.. La ressemblance des signifiants n’est peut-être pas due au hasard...
Le texte
demment
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mis en œuvre, elle s’inscrit sans heurt dans le
roman, malgré la rupture thématique et rythmique qu’elle instaure. Les signes de dislocation qui annoncent la guerre. — La Mort Artu s'ouvre sur la rupture de l’éternité mythique qui plaçait la Table Ronde dans une durée romanesque toujours recommencée. Le texte suggère en effet que le monde arthurien peut connaître une fin, puisqu'il fait mesurer le temps qui passe en mentionnant l’âge de celle que sa fonction figeait dans l’inaltérable : Guenièvre a plus de cinquante ans!. Que, justement durant le « Siège de la Joyeuse Garde » qui constitue le sommet de la lutte entre Lancelot et Arthur, on indique qu’Arthur n’est plus dans sa prime jeunesse’ est évidemment révélateur. Le roman se fait chronique d’une mort annoncée d’emblée par l’irruption d’un temps destructeur, qui se marque une nouvelle fois au seuil des scènes finales, quand plus rien ne peut sauver des héros maintenant devenus des vieillards’. Les personnages se l’avouent eux-mêmes’, le décompte des années passées, d’entrée de jeu amorcé, ne peut que
déboucher sur une mort. Confirmant ces signes de désintégration, | « Aventure » n’existe maintenant plus que de manière artificielle. Dès les premières lignes du roman, Arthur, après s’être lamenté sur la mort de Baudemagu, convoque un tournoi : « Ceste parole dist li rois Artus del roi Baudemagu, dont messires Gauvains fu assez plus a malese qu’il n’estoit devant. Et li rois, por ce qu’il veoit que les aventures del roiaume de Logres estoient si menees a fin qu’il n’en avenoit mes nule se petit non, fist crier un tornoiement en
SSD
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La Mort le Roi Artu
la praerie de Wincestre. »! Sont ainsi liées symboliquement la disparition du chef de |’ « Autre Monde », contre lequel s’exerçaient des prouesses légitimes depuis Le Chevalier de la charrete, et la nécessité de rechercher des aventures qui autrefois surgissaient d’elles-mêmes. Et, comme pour la rupture de l’éternité mythique, cet indice de ruine initial est repris lors d’étapes majeures de la destruction du monde arthurien, quand l’adultère est officiellement découvert’, ou quand Lancelot vient de restituer la reine. Les efforts ne manquent pas pour retrouver une « Aventure » positive, mais, de même qu’après « l’épisode de la Demoiselle d’Escalot » ne peut s’instaurer qu’une fausse paix, de même les aventures ne sont-elles toujours que des espoirs déçus‘. Elles se retournent inéluctablement contre elles-mêmes pour aboutir à la catastrophe de la « fole amour »* : faute d’un « Autre Monde » dont le début du texte constate la disparition, elles débouchent inévitablement sur la guerre civile, ainsi que le montre le $ 85. Le rôle symbolique du $ 85. — C’est là que se manifestent, dans le même mouvement, et l’harmonie générale et la « fole amor ». Sans que le texte s’attarde un peu à évoquer les moments privilégiés de la paix retrouvée, il annonce tout de suite les malheurs qui vont fatalement en découler‘. A peine le dialogue qui scelle la réconciliation entre Guenièvre et Lancelot est-il achevé que déjà la reprise et même
1. $ 3,1. 36-42. 2. $ 90, 1. 74-78, où l’aventure est maintenant prise en mauvaise part.
3. $ 120, I. 24.
4. «… À poi que ge ne di que les aventures recommencent » ($ 70, 1. 23-24), déclare vainement Gauvain, et justement lui, ce qui n’est certes pas un hasard (cf. « Le personnage de Gauvain », p. 78.
5. $ 75, 1. 38-39. 6. D'où, sans doute, la coupure de ce paragraphe dans la traduction
de M.-L. Ollier, p. 145.
Le texte
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aggravation de leur passion est signalée : « Itex paroles et autres distrent asez ensemble. Et se Lancelos avoit devant ce amee la reïne, il l’ama orendroit plus qu’il n’avoit onques mes fet a nul jor, et ele ausint lui; et se demenerent si fole-
ment que li pluseur de leanz le sorent veraiement, et messire Gauvains meïsmes le sot tout apertement, et ausi firent tuit si quatre frere. »! Les trois adverbes « en -ment » résument parfaitement la situation, dont justement Gauvain et sa fratrie sont les témoins privilégiés, comme si se profilait dès cet instant le renversement du rôle modérateur qu’il jouait dans la première partie. S’il accepte encore, de facto, de se faire le complice des amants’, il poursuivra bientôt Lancelot de cette « haïne » qu’il veut encore éviter, quand Gahe-
riet, symbole de conciliation, aura été tué. Alors prévaudra lattitude d’Agravain, quant à lui partisan, depuis le début du roman, de la dénonciation“.
Les malheurs annoncés à Arthur, « max que onques a votre tens n’avint si grant »*, résulteront alors, en raison de la « fole amour », d’une succession de faits aussi
malencontreux que le hasard qui, dans le $ 85, conduit Arthur à entendre les propos échangés par Gauvain et ses frères, également sur la « fole amour
». Certes, en l’ab-
sence, au Moyen Age, d’espace réellement privé, il n’est pas surprenant qu’une conversation puisse ainsi être surprise. Mais, dans un passage explicitement annonciateur de la destruction de la cour’, cet enchaînement fatal devient l’emblème de l’engrenage destructeur qui conduit à la guerre entre Arthur et Lancelot.
1 885.1 PE CN 3. 885, 1.55-59 et1.76-77. 4. 885,1. 46-47. Sur les rôles cf. « 5. 6. 7.
symboliques dans la fratrie de Gauvain, Le personnage de Gauvain », p. 78. T' $ 85, 1. 69-70. Cf., par exemple, $ 36. $ 85,L.79-84.
48
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La Mort le Roi Artu
La guerre entre Arthur et Lancelot. — Lorsqu'on dégage la structure profonde de cet épisode, en restant, pour plus de clarté, au mode d’observation préalablement adopté, on fait apparaître que la guerre se déroule en deux temps, ce rebondissement mettant justement en évidence le rôle particulier de Gauvain. Le premier épisode tourne autour de la mort de Gaheriet et du « siège de la Joyeuse Garde ».
—
Etat initial
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Complication
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Action
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Résolution
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Déchaïnement de la « fole amour ». Son aspect déraisonnable est souligné par les avertissements de Gauvain et de Bohort juste après la dénonciation. Mais cette dénonciation ne constitue pas à proprement parler un fait nouveau par rapport aux premières déclarations d’Agravain ($ 6) et aux informations recueillies dans « la chambre aux images ». Les amants sont surpris. Peut-être n’y a-t-il pas un flagrant délit au sens strictement juridique du terme, mais un pas décisif est franchi à cause de la publicité ainsi faite sur ladultère. La reine, condamnée au bûcher, est enlevée par Lancelot. Il s'ensuit le « siège de la Joyeuse Garde ». La reine est restituée publiquement et solennellement par Lancelot. La guerre est apparemment finie et la « fole amour » impossible, puisque Lancelot doit s’exiler!.
1. Exil annoncé par un autre exil : $ 37, 1. 1-2.
Le texte
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Plus que la condamnation au büûcher, qui, en soi, rappelle une possible intertextualité avec les aventures de Tristan, c’est assurément la mort de Gaheriet qui constitue l’élément capital de l’action, parce qu’elle conditionne le rebondissement de l'épisode, dans la mesure où elle provoque la haine de Gauvain. Le texte a précédemment souligné à quel point les deux frères étaient liés', de sorte que tuer l’un équivaut à tuer l’autre, au moins dans son rôle d’ami de Lancelot. C’est
pourquoi la mort de Gaheriet est surdéterminée dans la narration et clairement présentée comme irréparable. Dramatisation
de
la douleur,
funérailles
solennelles,
inscription qui fait du disparu le premier martyr du texte? et qui apparaît curieusement au milieu du roman du point de vue du découpage en paragraphes prévu par l’éditeur moderne : tout indique que là se trouve le grand tournant du récit. N’est-il pas significatif à cet égard que la disparition de Gaheriet pousse successivement Arthur à apostropher la Mort ($ 99), présente en filigrane dans tout le paragraphe, et Gauvain à invoquer Fortune ($ 100), celle-ci provoquant dorénavant celle-là? Par conséquent, la levée du « Siège de la Joyeuse Garde » ne saurait signifier la fin du conflit. Certes, elle représente un tournant décisif pour le récit, puisqu'elle consacre la séparation de Lancelot et de Guenièvre. Cependant, loin d’être une conclusion, elle prépare la suite du roman. A cet égard, son intertextualité bien connue avec « l’épisode de la fausse Guenièvre » qu’on trouve dans le Lancelot propre ne doit sans doute pas être surestimée. Dans l’un et l’autre cas, avec pour base une
1. Voir « Le personnage de Gauvain », p. 78. 2. Voir « L’écrit dans La Mort Artu », p. 89.
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La Mort le Roi Artu
« structure inversée du conte »!, se met même schéma :
en
place le
Episode du « Lancelot propre » 1. « Enlèvement »
| Dénonciation de Guenièvre
|
:
Après l’enlèvement par la
Lancelot délivre
fausse Guenièvre, Guenièvre
Guenièvre et l’'emmène
est confiée à Gauvain : répit de 40 jours
à Sorelois (vers la « fin du malheur »)
2. « Fin du malheur » Duel victorieux
Intervention de Dieu
de Lancelot contre les trois chevaliers Excommunication
Intervention de l’ermite
prononcée par le pape
qui dévoile la supercherie
L Retour de la reine à la cour avec Lancelot
Mais, dans le cas de « la fausse Guenièvre », on revient àun
équilibre courtois, puisque les deux amants regagnent la cour, alors précisément que, dans La Mort Artu, les valeurs
amoureuses
disparaissent,
remplacées
par une
logique
strictement féodale, chacun, au moment même de la céré-
monie de restitution, se repliant sur ses terres — l’exil transforme définitivement Lancelot en chevalier étranger — et dans les préparatifs d’une guerre privée ($ 119). 1. Cf.
V.
Propp,
Morphologie
du
conte,
Paris,
NRF/Gallimard,
« Bibliothèque des sciences humaines », p. 179 : « … Le malheur précède habituellement le départ [...]. La succession inversée présente d’abord le départ, généralement sans but (“voir du monde et se montrer”, etc.) et c’est en chemin que le héros apprend le malheur. »
Le texte
|
S1
Episode de « La Mort Artu » : la reine au bûcher et la Joyeuse Garde 1. « Enlèvement »
Lanceot enlève Guenièvre et tue Gabheriet
]
Gauvain et Arthur poursuivent Guenièvre et Lancelot
1
Siège de la Joyeuse Garde
2. « Fin du malheur » |
|
Siège infructueux
Done |
Menace d’excommunication
divine
IDE
Intervention de l’archevêque
Résolution d’un conflit provoqué par la démesure de l'amour, solution de toute façon artificielle puisque imposée par des forces extérieures à la Table Ronde, la levée du siège de la « Joyeuse Garde » ne peut que déboucher sur un autre conflit, qui résultera cette fois d’une logique féodale elle aussi portée jusqu’à la démesure. Tel est le sens du second épisode de la guerre entre Arthur et Lancelot. Le second épisode se déroule en Gaule, comme si Lancelot et Gauvain, l’instigateur et la cheville ouvrière de la
guerre, ne pouvaient s’affronter sur le théâtre de leurs exploits passés : — —
Etat initial Complication
—
Action
—
Résolution
—
Etat final
Guerre à mort entre Arthur et Lancelot. Siège mis devant la cité de Gaunes, mais sans résultat. Duel entre Lancelot et Gauvain, pour désamorcer le conflit. Défaite de Gauvain, instigateur du siège. Séparation, dans la paix, d’Arthur et de Lancelot ($ 157, 1. 45-54).
52
/
La Mort le Roi Artu
Le point fort de cette séquence est bien sûr le combat singulier qui oppose les deux meilleurs chevaliers du monde. Préfiguration de l’affrontement final entre Arthur et Mordret, il illustre de manière particulièrement frappante que le ferment de la guerre se trouve dans le déchaînement incontrôlé des rancunes privées. A la défense de la Table Ronde succède la défense du lignage, à un principe de concorde un principe de discorde. Dès la mort d’Agravain, Arthur avait invoqué sa parentèle, et non la Table
Ronde!, soulignant lui-même à Gauvain les pertes subies par les siens’. Et cet aspect va constamment se répéter au cours de la lutte, qui met explicitement aux prises « la parenté du roi Ban »* et celle d'Arthur. Par conséquent, bien que Gauvain soit indiscutablement le premier coupable de l’acharnement guerrier, il ne fait que mettre en évidence la tendance majeure de toute la deuxième partie du roman : la haine a remplacé l’amour, elle fait tourner les esprits en rond comme elle fait tourner en rond aussi bien les corps, dans l’enchaînement des combats, que le
récit, dans la répétition de séquences similaires. Elle jette les uns contre les autres les amis d’hier, en une Table Ronde inversée, une spirale de la haine.
Pourtant, la défaite de Gauvain n’aboutit pas à sa mort. L'auteur a en effet voulu que ses héros puissent se racheter, donc que Lancelot ne commette pas l’irréparable et que Gauvain ait encore l’occasion de se repentir. Mais il faut pour cela que la Table Ronde se lave d’un autre péché de chair, aussi grave que la « fole amour », linceste d'Arthur. Tel est l’effet de la lutte entre le roi et son fils Mordret, racontée en un épisode qui à la fois s'inscrit dans la logique des combats précédents (la zizanie augmente toujours davantage, au point de gagner le
Le texte
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53
lignage même d’Arthur) et rompt avec elle, puisque la destruction complète de la Table Ronde est source de rachat!. La guerre entre Arthur et Mordret
Précédemment, Mordret n’a pas été totalement absent de l’intrigue. Apparaissant déjà, au cours de « l’épisode de la Demoiselle d’Escalot », évidemment placé sous le signe de la mort, dans une sorte de trio du malheur en compagnie de Gauvain et de Gaheriet?, il a été soigneusement épargné, au moment de la délivrance de la reine’, par un narrateur bien sûr soucieux de la détermination rétrograde de son texte. Mordret peut ainsi, à l’instar de Gauvain, pousser à la guerre contre Lancelot‘ et contribuer à relancer un conflit qui lui permet d’assouvir ses noirs desseins. C’est que la guerre entre Arthur et son fils se nourrit de la lutte précédente, pour aboutir, après le combat suprême, à la mort de toute la Table Ronde. La logique narrative de l'épisode. — Jean Frappier le soulignait déjà, Mordret usurpe le pouvoir parce qu’Arthur part pour la Gaule, donc parce que la guerre entre le roi et Lancelot comporte une seconde phase. Il est symptomatique à cet égard que, justement, une parole de Gauvain permette à Mordret de prendre la reine en charge. Aussi le début de la lutte qui oppose le père et le fils est-il strictement concomitant à cette seconde phase. Grâce au procédé de l’entrelacement, le narrateur insiste sur la simultanéité des 1. Voilà qui nous paraît justifier, malgré l’imbrication des deux épisodes, qu’on distingue bien la lutte entre Arthur et Lancelot de la lutte entre Arthur et Mordret. 22 S25 "121525; 3. $95, 1. 1-6. 4. Cf. notamment $ 86, 1. 34-41 et $ 104, 1. 29-33. 5. $ 129, 1. 5-7.
54
/
La Mort le Roi Artu
deux actions, en la soulignant encore à l’aide de parallélismes thématiques (redoublement du motif de la discorde, qui s’épanouit en tentative de parricide) et structurels (deux sièges se déroulent en même temps, l’un devant la tour de Londres, l’autre devant la cité de Gaunes, tandis que deux
duels décisifs se préparent). Cependant, l'affrontement entre Arthur et Mordret obéit à sa logique propre, en convergeant vers le combat singulier qui préfigure la fin du monde arthurien. En confiant à Mordret sa femme, son argent et son autorité!, Arthur prend une mesure destinée à instaurer un équilibre politique en son absence. Mais cet équilibre se rompt à cause de l'amour qu’éprouve Mordret pour la reine à force de la côtoyer’ et de la trahison qui en découle*. Il se peut que la modification que l’auteur fait subir à sa source soit celle d’un habile psychologue (chez Wace, Mordret était amoureux de la reine depuis longtemps)‘; c’est aussi celle d’un narrateur habile : le duel à mort provient d’un enchaînement de faits aussi imprévisible pour les personnages qu’inéluctable dans la narration : la résistance de Guenièvre (le délai qu’elle obtient, le siège de la tour de Londres), tout
en ménageant un certain suspens, donne en effet à Arthur le temps de revenir de Gaule, afin que se déroulent ia bataille de Salesbierres et le combat singulier, de toute façon rendu
nécessaire par le défi (progression significative) que lance Mordret à un Arthur maintenant présenté comme vivants. Dans la mesure où tout converge ainsi vers le duel final, on pourrait considérer que la guerre contre les Romains constitue une concession inutile à la tradition historiogra. . . . .
$ 129, 1. 16-32. 8 134, 1. 12-17. $ 135, où est reproduite la fausse lettre. Cf. éd. Frappier, Introduction, p. XV. $ 140, 1. 13-19.
— D &w & AU . $ 142,
1. 59-68, alors que, dans sa fausse lettre, Mordret prétendait
qu’Arthur était mort ($ 135).
LeMtexle
0155
phique selon laquelle cet épisode précède la trahison de Mordret'. En fait, comme le montre J. Frappier?, il traduit sur le plan narratif les leçons données par la Roue de Fortune : en une « ironie du destin », Arthur n’a jamais été militairement aussi puissant lorsque se produit l’événement qui va provoquer sa chute. Cet effet de sens revêt pour l’auteur assez d'importance pour que, précisément, il modifie ses sources. Alors que, chez G. de Monmouth et chez Wace, un hiver entier s’écoulait entre les deux séquences, dans La Mort Artu, c’est « le jor meïsmes que li Romain furent veincu, si comme li contes a devisé,
li vallez que la reïne Guenievre envoia a Gaunes del roiaume de Logres por aporter les nouveles de Mordret vint devant le roi »’. La victoire extérieure fait ainsi ressortir la défaite intérieure et la brusquerie du destin. Enfin, la guerre contre les Romains prépare directement le combat singulier sur le plan thématique‘, puisqu'elle donne à Arthur l’occasion de redevenir chef de guerre et lui confère à nouveau la fonction guerrière dont il a besoin pour son duel. Tous les axes narratifs conduisent donc vers la lutte à mort nécessaire à la conjuration de l'inceste, à la fois question personnelle et péché à expier pour l’ensemble de la communauté arthurienne. De la mort d'Arthur à celle de la Table Ronde. — L’absolution ne peut advenir que si la Table Ronde ne se reforme plus en tant que telle. Aussi Arthur ne saurait-il demander à Lancelot de l’aider dans sa lutte contre Mor1. Cf. F. Lot, Etude sur le « Lancelot en prose », Paris, Champion,
1918, 2. 3. 4.
p. 194. Etude..., p. 284. $ 163, L. 1-5. Sur les parallélismes structurels, voir « La mise en œuvre narrative
du destin », p. 57.
5. $ 164, 1. 5-12.
56
/
La Mort le Roi Artu
dret. Rien n’aurait pourtant été plus vraisemblable que cet appel au secours : l’estime du roi pour son meilleur chevalier est intacte!', et Gauvain lui-même plaide en faveur de son intervention’. Mais Arthur et Lancelot sont éloignés par un obstacle symbolique bien plus infranchissable que la mer qui les sépare* : Lancelot est exclu de la Table Ronde“. Rien ne peut donc empêcher Arthur d’accomplir son destin, c’est-à-dire de précipiter celui de la Table Ronde, tout en permettant à chacun de ses membres de se sauver à titre individuel. C’est pourquoi le récit prévoit que Lancelot revienne en Gaule, car il faut que disparaissent les fils de Mordret, susceptibles de perpétuer la race maudite après la mort de leur père. Mais ce retour ne peut déboucher sur un rétablissement, même partiel, du monde arthurien, puisque Lancelot ne remporte la victoire qu'après la mort de Guenièvref et qu'après que Girflet, le dernier témoin de l’apothéose d’Arthur, a lui aussi disparu’. Le « meilleur cheva-
lier du monde » meurt ainsi sur le théâtre de ses exploits passés afin que le lecteur prenne mieux conscience du « crépuscule des héros ». Conclusion
A l'examen de la structure de La Mort Artu, on voit avec quelle habileté le narrateur a tiré parti de ses sources. En amalgamant, dans un roman qui se présente explicitement comme la suite de La Quête del saint Graal, la tradition des aventures de Lancelot et de Guenièvre et 1. 2. 3. 4, 5. 6. 7.
$ 116, 1. 2-13. 8 166, 1. 4-13. $ 118, L. 86-92 $ 107, I. 24-30 895, 1. 5-16. $ 197, L. 6-11. $95, 1. 1-4.
Le texte
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57
les deux historiographies qui rapportent la fin du règne d'Arthur — c’est-à-dire trois univers romanesques différents —, le récit risquait la disparate. Pourtant, il illustre
un sens original en réalisant une synthèse narrative et idéologique parfaite de ses modèles. Le monde arthurien est d’emblée condamné par le péché originel de son chef, coupable du pire acte de chair, l’inceste. Cette faute, dont s’exhibe du même coup la démesure, est
redoublée par la « fole amour », emblème des dérives de la « chevalerie terrienne ». La Table Ronde, dorénavant modèle négatif, doit donc être détruite. Néanmoins, les individus peuvent se racheter, ce rachat passant inévitablement
par l’éclatement du groupe doublement maudit, car Dieu fait preuve dans le même mouvement de miséricorde et de sévérité. Toute la structure de La Mort Artu met en scène cette leçon, qui dialogue assurément avec celle de La Quête. En
raison
de cette « morale
»!, la « détermination
rétrograde » est évidente : les événements doivent s’agencer de façon en apparence inéluctable, pour que la Table Ronde
disparaisse,
de sorte que, dans
La Mort
Artu,
l'Histoire se donne comme un destin.
LA
MISE
EN
ŒUVRE
NARRATIVE
DU
DESTIN
Le nombre des apostrophes à Fortune, qui apparaissent à des moments clefs du texte, et particulièrement la célèbre reprise du topos de la « Roue de Fortune », indiquent à eux seuls, on le sait depuis longtemps, l’importance prise dans La Mort Artu par le thème de la fatalité. Mais il y a encore plus évident. En effet, le titre de l’œuvre s'inscrit dès son préambule : quand Gautier Map eut 1. Cf. notamment Paul Ricœur, Temps ei Récit, Paris, Le Seuil, 1983
et 1984.
58
/
La Mort le Roi Artu
achevé de composer la dernière partie de son œuvre, « si l’apela La Mort le Roi Artu, por ce que en la fin est escrit conment li rois Artus fu navrez en la bataille de Salebieres et conment il se parti de Girflet. »!. Dès lors, tout « suspens » disparaît. Le roman, relation d'événements dont on connaît la fin, devient le lieu d’inscription d’un destin. D’un monde déjà en désintégration dont ont disparu, ce qui ne peut rien laisser présager de bon, les deux héros de La Quête, on aboutit à un monde nécessairement dissous, en raison d’une fatalité qui se donne d’emblée. En conséquence, on aurait tort de reprocher à l’auteur d’ « annoncer parfois la suite de son roman et d’enlever en partie à son intrigue le bénéfice de la surprise ». C’est au contraire un aspect majeur de son originalité, qui d’ailleurs épouse parfaitement la structure de son texte : ce n’est évidemment pas un hasard si les prolepses se multiplient après le $ 85 (22°, contre seulement 3 dans la première partie du texte), au moment où se précipite la mort annoncée. Etudier le destin dans La Mort Artu, c’est donc interroger, plus encore
que
la thématique
du
roman,
les
différentes
annonces, explicites et implicites, qui le parsèment. Annonces explicites
Elles émanent parfois, banalement, de personnages qui formulent, par le biais de regrets ou de menaces, un pronostic sur l’avenir d’un autre personnage‘, ou sur le leurs. Mais, de manière beaucoup plus significative, elles se pré1. $ 1, 1. 9-12. Ce type d'inscription n’est la règle ni pour le Lancelot propre ni pour La Quête. Cf. J. Frappier, Etude..., p. 220, et « La bataille de Salesbierres », Mélanges Rira Lejeune, p. 1008. 2. J. Frappier, Etude..., p. 198, n. 3. 3. C'est-à-dire 88%. 4. Par ex., $ 142, 1. 29-33. 5. Ainsi, le pressentiment de Lancelot sur ses relations avec Guenièvre,
$ 130, 1. 10-12.
Le texte
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59
sentent souvent comme une préorientation de la lecture, en créant un effet d’attente pour certaines séquences ou en
jouant sur des prédictions. Annonces de séquences. — De même que la fin de tout le roman est donnée d'emblée, de même la péripétie qui constitue le cœur de chacune des trois parties du récit révèle très vite vers quoi elle tend. Ainsi, le lecteur sait rapidement comment s’achèvera « l’épisode de la Demoiselle d’Escalot », en raison des propres paroles de la « pucele » au sujet de Lancelot : «… Car il m’est ensi destiné que je muire por lui; si en morrai que vos le verroiz apertement. » Le narrateur s’empresse de confirmer ces dires : « Tout en ceste maniere devisa la damoisele sa mort ; si l’en avint tout issi comme ele dist; car ele morut sanz faille por l’amour de Lancelot, si com li contes le devisera ça en avant. »! Par conséquent, le « destin » de l’amoureuse de Lancelot devient celui du texte?. Il en va de même pour la guerre entre Arthur et Mordret, dont le résultat, avant même qu’elle ne soit commencée, ne fait aucun doute après le commentaire du narrateur. Au moment de son départ en Gaule, « li rois commanda a ceus del païs qu’il feïssent outreement ce que Mordrés voudroit, et lor fist jurer sor sainz que ja chose qu’il lor comandast ne trespasseroient ; et cil firent le serement dont li rois se repenti puis si doulereusement qu’il en dut estre vaincuz en champ en la plaigne de Salesbieres ou la bataille mortex fu, si come ceste estoire meïsmes le devisera apertement »*. Comme dans une épopée où la défaite des païens est toujours présentée comme inéluctable, la fatalité est ici en marche. Et c’est encore plus net pour la guerre entre Arthur et 1. $ 39, 1. 19-24. Sur les trois annonces que comporte la première partie du texte, deux concernent
la Demoiselle d’Escalot et la troisième « la
grande guerre » finale. Elles se concentrent donc sur l'essentiel. 2. D'où la confirmation qu’il apporte ensuite : $ 57, 1. 38-41.
3. $ 129, 1. 28-36.
60
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La Mort le Roi Artu
Lancelot. Dès le début, Gauvain montre ses craintes face à
un conflit dont il « porroit avenir tieus max que onques [...] n’avint si grant »'. Le narrateur confirme leur bien-fondé, en livrant la courbe narrative de l’épisode : « Einsint fu la guerre emprise qui puis torna au domage le roi Artu; et comment qu’il fussent au commencement au desus, il furent desconfit en la fin. »? Dès les préparatifs militaires, est tracé un destin qui se manifeste aussi dans ce que J. Frappier a appelé « les serments imprudents d'Arthur »*. Le roi, sans le savoir, y annonce lui-même son avenir, par
exemple lorsqu’il demande à ses neveux de confondre Lancelot et Guenièvre : « Se vos onques m’amastes, fetes tant que vous les preigniez prouvez ; et se ge n’en praing venchement tel com l’en doit fere de traïteur, ge ne quier jamés porter corone. »* Le lecteur, qui peut superposer de tels propos et les autres annonces, comprend aisément qu’Arthur vient ainsi de programmer la fin de son règne. Nous sommes ici à la limite de la prédiction.
Prédictions. — Plusieurs fois dans le texte, un personnage, d’origine assez mystérieuse, vient annoncer leur avenir aux héros. Plus que le procédé en lui-même, qui n’a rien d’original, c’est la progression de ces prédictions qui est significative dans La Mort Artu. La première est assumée par la pucelle messagère de Lancelot durant le siège de la Joyeuse Garde. Initialement, la jeune fille se présente comme un personnage réaliste, dûment mandaté sur des bases politiques’. Mais, devant Arthur, elle se transforme peu à peu en incarnation du destin, car elle outrepasse sa fonction en insistant sur le 1. $ 85, 1. 69-70. 2. $ 105,1. 11-14. 3. Etude... p. 280. 4. $ 86, L. 44-47. Le narrateur dénonce parfois lui-même ces « serments imprudents » : voir$ 128, I. 13-15.
5. $ 109, 1. 20-50.
Le texte
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61
sombre avenir d'Arthur : «… Vos, qui estes uns des plus puissanz rois del monde et li plus renomez, vos en seroiz destruiz et menez a mort. »! Les aléas de la fortune ainsi évoqués, tout est prêt pour que la demoiselle sorte totalement du registre réaliste, puisqu'elle appuie ensuite ses prédictions sur les leçons qu’on peut tirer des aventures passées de Gauvain, qu’elle connaît comme par enchantement’. Elle est devenue peu à peu le témoin de la fatalité, voix magiquement autorisée qui commente le texte de l’intérieur, portée par la dynamique de son discours. Cette progression se retrouve au niveau du texte entier, cette fois, puisque la deuxième prédiction est prise en charge par « une dame vielle durement », surgie on ne sait d’où sans préparation réaliste. Devant la cité de Gaunes, lieu qui atteste du redoublement des combats menés à la « Joyeuse Garde », cette femme, dont, par
comparaison avec la pucelle, la décrépitude physique marque qu’on s’avance vers la fin, reprend les mêmes thèmes que la précédente messagère, en les accentuant. Elle stigmatise la « folie » d'Arthur“, rappelle à Gauvain ses mésaventures chez le Roi-Pêcheur et lui prédit son trépas’. Sans être à proprement parler une allégorie de la mort, la vieille femme visualise de plus en plus nettement la fatalité qui pèse sur le monde arthurien. Le songe du roi Arthur continue le même mouvementf. Il s'inscrit dans la tradition des rêves prémonitoires, mais prend, dans le contexte de La Mort Artu, une signification originale. En effet, non seulement il rappelle, en constituant une sorte de prédiction intériorisée, que les malheurs pro$ 110, 1. 38-40. $ 110, 1. 45-55. $ 130, 1. 54-57. $ 131,1. 1-6. $ 131,L.7-15.
$ 176, 1. 7-38. Pour une analyse différente, voir J. Frappier, « La AhswDE Bataille de Salesbierres.. », art. cité p. 1011-1012.
62
/
La Mort le Roi Artu
viennent des contradictions internes des héros et du groupe qu’ils forment, mais encore il marque une nette progression : c’est maintenant Gauvain mort qui parle et qui se préoccupe du salut, non du corps, mais de l’âme d’un roi dont le destin terrestre est irrémédiablement scellé, puisque se répète dans ce rêve le refus de la seule mesure militaire qui aurait pu le sauver, l’appel à Lancelot. Arthur ne saurait plus échapper à Fortune, dont précisément l’allégorie apparaît juste après ce songe!. Afin, peut-être, de mieux l'indiquer au lecteur tout en le ramenant à l’atmosphère de La Quête, l’auteur prend soin de faire entrer en scène un «preudom » qui explicite à Arthur les leçons de ses songes’. Ainsi se confirme que le roi court à sa mort (sa confession prend la forme d’une préparation à l’au-delà) et qu’il ne veut (ne peut ?) exercer sa liberté que dans le sens d’une nécessité supérieure. En effet, ne pas tenir compte des prédictions, c’est justement permettre au destin de s’accomplir et de châtier un lignage dont, au moment précis de sa décision, Arthur rappelle l’origine : «.… Li rois jure l’ame Uterpandragon son pere qu’il ne retornera ja, einz assemblera a Mordret. » En fait, les volontés humaines ne pèsent guère. Tout était déjà prédit : « Celui jor chevalcha li rois vers les plains de Salesbieres au plus droit que il pot onques, comme cil qui bien savoit que en cele plaigne seroit la grant bataille mortex dont Merlins et li autre devineor avoient assez parlé. »* En se dirigeant, toujours avec le « preudom archevêque » pour témoin, vers la « roche haute et dure » où Merlin a gravé : « En ceste plaingne doit estre la bataille mortel par quoi li roiaumes de Logres remeindra orfelins »°, Arthur ne
. 8 176, L. 56-79. … 8177 1 929) . 8 177, L. 24-26. HÉTSUES: OA B D © AS LTS, L' 19221.
Le texte
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63
fait que suivre la courbe de son destin, en quelque sorte comme le Christ ne fait qu’accomplir les Ecritures. Et ce n’est bien sûr pas un hasard si l'évocation de son « pechié »! suit de très près la prédiction de Merlin : tout concourt à lPexpiation de cette faute originelle. Ainsi, avec ce jeu d’annonces explicites, de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que le récit approche de son terme, la fatalité s’inscrit dans le fois thématique et structurelle. Mais roman de manière rétrospective, on quasi-totalité des séquences prépare une multitude d’annonces implicites.
texte de façon à la si l’on envisage le s’aperçoit que la la catastrophe, en
Annonces implicites : les scènes parallèles
J. Frappier sentait déjà l’importance de la récurrence des thèmes, qui courent le long du roman comme des motifs musicaux’. Mais il avait scrupule à pousser trop loin ses analyses dans ce domaine, en les élargissant à des aspects structurels. On a pourtant intérêt à se pencher sur des ressemblances très significatives, dépassant le retour de séquences qui font partie des lois du genre auquel appartient La Mort Artu, comme par exemple celle du siège — encore que l’échec qui marque l’assaut de la « Joyeuse Garde » et de Gaunes laisse présager celui de la tour de Londres. En effet, la disposition de scènes parallèles se présente comme une sorte de prédiction de la narration, selon un principe toujours identique : deux ou plusieurs épisodes se ressemblent, l’un devenant rétrospectivement la préparation de l’autre, dès lors senti comme
non fortuit, voire
1617871236: 2. Cf. Etude..., p. 212 sq. 3. Voir, par exemple, le rejet en note (p. 198, n. 4) de considérations sur le nombre « trois ».
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/
La Mort le Roi Artu
comme fatal, compte tenu de la morale du récit et de son mouvement d'ensemble. C’est, de ce point de vue, presque tout le texte qu’il faudrait citer. On se contentera donc de quelques exemples, en indiquant comment sont préparées les séquences clefs du roman et en rendant justice à certains épisodes traditionnellement considérés comme marginaux. Prédictions de la narration : annonces de la fin d'un monde. — Le dialogue qu’entretiennent de nombreuses scènes mineures indique au lecteur attentif que les malheurs deviennent inéluctables. Par exemple, pour ne se pencher que sur la fin du texte, rapprocher la soumission des barons abusés par Mordret et l'hommage inconditionnel qu'ils lui rendent avant le siège de la tour de Londres! permet de comprendre avec quelles précautions le narrateur prépare la fin de son récit. De même, la fausse mort d'Arthur, telle que Mordret l’annonce, fait ressortir par différence l’authenticité de la véritable mort, et donc l’œuvre du destin. Mais, au-delà de ces techniques romanesques courantes, le plus significatif se trouve dans
le rapprochement de scènes fondamentales. Tel est le cas du parallèle qu’on peut établir entre le tournoi de Wincestre ($ 17-22) et la bataille de Wincestre ($ 197). Dans le premier épisode, Lancelot, incognito, sort vainqueur du combat, devant un groupe arthurien dont il manque des membres importants, mais dont les survivants restent encore unis. Venant de l’extérieur, il semble contribuer à la continuité de la Table Ronde. Dans le second, Lancelot, surgissant de nouveau de l’extérieur, connaît derechefla victoire, mais, cette fois, ilconsacre l’achèvement
du monde arthurien dont tous les héros ont déjà disparu. De la guerre simulée à la guerre destructrice, de la fausse Aventure rendue nécessaire par la disparition de |’ « Autre Monde » au véritable anéantissement dû aux combats suc1. Respectivement, $ 136, 1. 22-32 et $ 142.
Le texte
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65
cessifs entre membres du même monde!, c’est toute la courbe narrative du roman qui se dessine, la pérennisation de la
Table Ronde apparaissant bien commeillusoire. Dans
le même
ordre d’idée, le combat
décisif entre
Arthur et Mordret est préparé par deux autres combats singuliers. Bien sûr, une telle scène est un topos, de surcroît explicable par des raisons historiques évidentes’. Mais il n’en reste pas moins que la comparaison des trois principaux duels du roman nous ramène à ses enjeux. Le premier, qui oppose Lancelot et Mador de La Porte, ne se solde pas par une mort d’homme et il débouche sur une illusion d’unité?. Le deuxième, qui met aux prises Lancelot et Gauvain, ne provoque pas le décès immédiat de Gauvain, mais en est tout de même la cause lointaine“. Ainsi, les forces de destruction progressent, car le destin pèse de plus en plus :
alors que la victoire de Lancelot contre Mador n’allait pas de soi, tant les apparences extérieures accusaient la reine, la défaite de Gauvain n’était-elle pas prévisible, compte tenu de la supériorité reconnue de son adversaire‘? Enfin, le troisième, où s’affrontent Arthur et Mordret, débouche sur
1. Dans un roman dont la temporalité est plus symbolique que rigoureuse, il n’est peut-être pas indifférent que la bataille de Wincestre, à l’instar du duel entre Mador et Lancelot qui précipite le retour de ce dernier à la cour et donc la « fole amour », ait lieu un mardi ($ 196, 1. 54 et $ 75, 1. 47), c’est-à-dire le jour de Mars, le dieu de la vraie guerre. Pour sa part, un tournoi comme celui de Tanebourg se déroule un lundi ($ 25, 1. 10), jour de la lune, du songe, du rêve impossible qu’est la pérennisation du monde arthurien. 2. D'où la multiplication des duels dans La Mort Artu. Ainsi, alors que, dans les combats, on souligne constamment les mérites particuliers des héros (par ex., $ 113, 1. 10-13), Bohort, substitut de Lancelot dans le
lignage de Ban, défie Gauvain en combat singulier ($ 119, L. 67-88), le siège devant la cité de Gaunes étant même le lieu d’une sorte de répétition générale de l’affrontement entre Lancelot et Gauvain ($ 132, 1. 35-39). 3. $ 85, 1. 11-15. 4. $ 172, 1. 35-39. On notera d’ailleurs que ce combat est présenté comme un combat à mort, bien qu'il ne le soit pas en réalité : voir$ 146,
1. 57-59 et $ 148, 1. 10-15. 5. Voir par exemple les propos du roi Yon, $ 104, IL. 8-15.
66
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La Mort le Roi Artu
la mort des deux combattants, immédiate pour l’un, diffé-
rée pour l’autre, de façon d’autant plus frappante que c’est la première fois qu’Arthur prend personnellement les armes pour un combat singulier, puisque Lancelot a toujours refusé la lutte directe avec lui'. Alors que, dans le duel précédent, le destin se révélait plus fort que les données magiques issues de la mythologie celtique — bien que héros solaire, Gauvain ne parvenait pas à totalement triompher de Lancelot au moment qui lui était le plus favorable? —, elles épousent dans l’affrontement suprême le mouvement imprimé au texte par les forces du destin. Une analyse de la guerre contre les Romains conduit à une conclusion analogue. Cet épisode, très controversé comme on l’a vu’, constitue en effet une sorte de transition
entre la lutte qui oppose Arthur et Lancelot et celle qui met aux prises Arthur et Mordret‘. Il se rattache à la première, dans la mesure où l’empereur et son neveu (lien de parenté identique à celui qui unit Arthur et Gauvain) entreprennent, eux aussi, une invasion de la Gaule pour venger une mort, celle de Frolle d'Allemagne, qui rappelle évidemment la mort de Gaheriet. Mais il se rattache également à la seconde, parce que l’empereur entre en guerre en prétextant une annexion de territoire réalisée par trahison, et qu’il ne tient aucun compte des avertissements funestes qui lui sont délivrés, volant ainsi au-devant de son destin’.
Par conséquent, les rapports qu’entretiennent des scènes parallèles font ressortir la spécificité du combat entre Arthur et Mordret, clef de voûte du récit. Ce jeu de correspondances parfois secrètes amène également à 1. $ 115,1. 113-131 et $ 127, L 14-16. 2. Cf. J. Grisward, « Le motif de l’épée jetée au lac », Romania, XC, 1969, p. 289-340, 473-514, passim. 3. Cf. « La structure », p. 54.
4. Mais il est sans doute excessif de parler, à propos de cet épisode, de « mise en abyme » (cf. H. Blake, art. cité, p. 739).
5. $ 160, 1. 65-72.
Le texte
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mieux apprécier certaines séquences jugées marginales, mais qui concourent à la « senefiance » du roman. Jeux de reflets. — Lorsque Morgain relate comment ont commencé les amours de Guenièvre et de Lancelot, elle amène le lecteur à se reporter à la tradition arthurienne qui précède La Mort Artu; mais elle l’induit aussi à comparer cette séquence à l’ensemble du roman, qui raconte comment s’achève la « fole amour ». Par conséquent, le texte suscite un dialogue entre le récit tout entier et certaines de ses séquences, ce qui ne peut manquer d’accentuer l’aspect « fatal » de la décomposition du monde arthurien. Ainsi, lorsque, Lancelot étant de retour à Kamaalot, Bohort plaide sa cause auprès d’une Guenièvre aveuglée
par la jalousie, le narrateur récupère un topos antiféministe qui pourrait paraître un peu plaqué!. Pourtant, ce discours illustre l’une des leçons majeures du roman : la femme et les sentiments qu’elle inspire causent le malheur des mondes les mieux établis, en déstabilisant les hommes
qui les fondent. Le lecteur, qui sait depuis le préambule en quoi la catastrophe est inévitable, peut même interpréter dans le sens voulu par l’ensemble du texte certains détails a priori anodins : atteindre Lancelot, personnage à qui la grâce a manqué parce qu’il est victime d’un amour virtuellement
adultère (1. 54-58) et que sa chevalerie n’est
que terrienne (1. 63-64), c’est atteindre par ricochet tout le monde arthurien, de sorte que les massacres deviennent prévisibles (1. 51-53). L’allusion à David (1. 37-42) évoque même la fin du roi Arthur, comme lui victime d’ « un sien fill » qui « commença la guerre encontre son pere » à cause d’une femme. Dès lors que, par ressemblance, Arthur prend place dans la lignée des rois mythiques, sa destinée ne peut manquer de s’accomplir. Qu'il s'agisse de la « fole amour » ou de l'inceste, sont ici indiquées les 1. Voir & 59, 1. 37-84.
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La Mort le Roi Artu
raisons profondes de la mort du roi Arthur et, dans le même temps, est ici évoquée La Mort le Roi Artu. Un dialogue du même type se noue probablement entre le récit et un épisode quant à lui franchement jugé « excentrique » par J. Frappier', celui de « la Dame de Beloé »’. Certes, la fonction immédiate de cette péripétie est de montrer que Gauvain, jusque dans la mort, est un ferment de discorde et de préparer ainsi l’épitaphe qui apparaît au paragraphe suivant et consacre la culpabilité du frère de Gaheriet. Mais on peut y voir aussi, au moment où la fin du roman approche, un rappel de ses principales composantes, bien entendu concentrées et réparties de façon originale sur les personnages qui interviennent dans l’histoire de la Dame de Beloé : rôle néfaste de la haine (bien que les circonstances soient assurément très différentes, 1. 4-7), mort d’une femme causée par un homme (ce qui renvoie à la Demoiselle d’Escalot, L. 27-32), effet dévastateur de l’amour qui s’affiche (1 19-22) et qui provoque la jalousie, puis des affrontements hors de toute mesure. Les analogies sont troublantes. Ainsi, La Mort Artu présente de multiples jeux de reflets qui, du point de vue de la logique du récit, en liaison avec une thématique d’autre part clairement affichée, excluent le hasard, dans un univers strictement déterminé où tout converge vers le châtiment de la « fole amour » et vers l’expiation de l’inceste. On y trouve bien une mise en œuvre narrative de la fatalité. C’est sans doute pourquoi le roman souligne ces effets de structure en faisant ressortir la figure de Bohort, incarnation emblématique du destin dans un système de personnages au sein duquel, a priori, il pourrait paraître secondaire. 1. Etude..., p. 194. 26174
Le texte
LES
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PERSONNAGES
Bohort
S’il n’est pas un personnage de second plan dans La Mort Artu, le cousin germain de Lancelot n’est le protagoniste d’aucune des péripéties qui constituent la dynamique narrative des trois parties du récit. En revanche, c’est lui qui met le mieux en exergue sa « morale », dans la mesure où il apparaît comme l’emblème du destin. Certes, d’autres personnages pourraient également, en apparence, prétendre à ce titre. Tel est notamment le cas d’Agravain, qui, sans se contenter d’accélérer l’intrigue par ses dénonciations, lui donne involontairement une inflexion qui se révélera fatale, lorsqu'il demande que Gaheriet conduise la reine au bûcher'. C’est encore plus net avec Gauvain, qui, en plus de son rôle décisif dans l'intrigue, fait parfois apparaître les fils du destin ourdi par le narrateur. Par exemple, avant de découvrir la lettre de la nef funèbre, apportant par là à « l’épisode de la Demoiselle d’Escalot » le point fort de sa résolution’, ne met-il pas en perspective la déliquescence du monde arthurien, incapable de se forger de nouvelles aventures* ? Mais ces personnages sont alors plus, en ces circonstances, les agents du destin que vraiment son emblème, tandis que Bohort a pour originalité de remplir cette fonction d’emblème en tant qu’acteur totalement intégré à la fiction, mais aussi en tant que voix venue d’ailleurs qui 1. $ 93, 1. 60-66. 2. $71, 1. 1-6. 3. « Par foi, fet messire Gauvain, se ceste nacele est ausi bele dedans
com dehors, ce seroit merveilles; a poi que ge ne di que les aventures recommencent » ($ 70, 1. 21-24). On est bien là dans le monde des apparences…
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La Mort le Roi Artu
s'élève au-dessus des péripéties du récit, comme pour en tirer les leçons de l’extérieur. Représentant privilégié de Lancelot, guerrier le plus valeureux juste après lui du lignage de Ban', Bohort participe activement à tous les combats menés par « le meilleur chevalier du monde », depuis les tournois jusqu'aux guerres finales. En son absence, il se substitue à son cousin avec beaucoup d’efficacité pour défendre ses intérêts face à une Guenièvre jalouse ou accablée. Il est même tellement à l'unisson avec Lancelot que, à son insu, il favorise ses desseins en l’affrontant au tournoi de Wincestre et en confortant du même coup son incognito. Cependant, dès cet instant, Bohort se transforme sans le savoir — c’est là un aspect primordial, car sa volonté de personnage n’intervient pas — en instrument du destin, puisqu'il blesse Lancelot et, provoquant une absence qui en générera d’autres, contribue aux rebondissements de la première partie du texte. Ainsi, en tant que personnage à part entière, Bohort dépasse déjà le rôle banal du brillant second, conventionnel dans presque tous les « genres » narratifs médiévaux. C’est pourquoi, au cœur de l’action dont il est partie prenante, 1l assume souvent la fonction du commentateur, mi-conseiller mi-prophète qui fait ressortir le destin malheureux du monde arthurien. C’est par exemple lui qui mesure le mieux les risques que fait encourir la « fole amour » à la Table Ronde : « Maleoite soit l’eure que onques ceste amor fu commenciee ; car ge ai doutance que il ne nos en soit encore moult de pis. »? Tout à fait vraisemblables par rapport à la fiction, ces propos sonnent comme une glose. Il n’est donc pas étonnant que Bohort
1. Voir par ex. la significative remarque de Gauvain lors du seul moment du roman où l’on peut comparer leur valeur : $ 19, 1. 52-60. 2. $ 66, L. 48-50. Gauvain ne prononcera de semblables paroles que plus tard, et encore seront-elles beaucoup moins proches du commentaire : $ 85, 1. 69-70.
Lertexte
"Ti
prononce le premier le leitmotiv qui scande la destruction progressive du monde arthurien : « … Nos somes venu a la guerre qui ja ne prendra fin. »! Ce leitmotiv sera ensuite mis en perspective par de fausses fins? et repris par Lancelot’; l’important est cependant que Bohort en ait eu la primeur et qu’il lui revienne de le rapporter clairement à de grands enjeux textuels, comme la « fole amour » qui viole le dogme du secret, le monde renversé ou la déme-
sure : « … Ore est la chose descouverte [l’adultère] que nos avions tant celee. Or verroiz la guerre commencier qui jamés ne prendra fin a nos vivans. Car se li rois vos a jusques ci amé plus que nul home, de tant vos haïra il plus. »* Bohort commente alors le roman de l’intérieur. Mais de surcroît, selon un procédé symétrique à celui des messagères qui surgissent d’un au-delà diégétique pour venir dansla fiction de La Mort Artu faire parler directement le destin, Bohort sort de l’histoire dont pourtant il fait partie (de retour, il est vrai, « de si lointeingnes terres comme sont
les parties de Jerusalem »*, métaphorisation d’un espace romanesque extérieur à La Mort Artu) et met ainsi en perspective son propre sort et celui de tout le monde arthurien. Qu'il inaugure et achève le roman, avant l’enchaînement fatal qui mène à la destruction et après « la mort du roi Arthur » qui donne son titre et son identité narrative au récit, est évidemment symptomatique à cet égard. Bohort se comporte d'emblée comme un témoin privilégié, dernier survivant parmi les conquérants du Graal, et dans cette mesure agent décisif de la transformation en texte des aventures de La Quête, pour lesquelles il se situe donc à la fois en dedans et en dehors de la fiction. De la même manière, à
1. $ 89, L. 8-9. 2. 8118, 1. 70-71 et $ 130, L. 41. 3. 8 96, 1. 14-15. 4. 890, 1. 86-90 Sa LS 6282 L 1-12
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La Mort le Roï Artu
la fin de La Mort Artu, Bohort respecte jusqu’au bout sa fonction de personnage substitut de Lancelot, puisqu'il meurt comme lui et met par là en exergue la qualité et l’efficacité du repentir qui sauve le chef de son lignage. Mais, dans le même mouvement, après avoir définitivement consacré la mort d’Arthur, objet d’un culte potentiel qui le fait entrer dans le champ des reliques! (traces au même titre que l'écriture de La Quête), il referme sur lui-même tout le cycle arthurien en rédigeant l’épitaphe de Lancelot. Les « lettres » qui figurent sur la tombe (« C1 gist li cors Galeholt, le segnor des Lointaignes Illes, et avec lui repose Lan-
celos del Lac qui fu li mieudres chevaliers qui onques entrast el roiaume de Logres, fors seulement Galaad son fill»), en se référant au Lancelot propre (Galeholt y est l'ami de Lancelot) et à La Quête (dans l’allusion à Galaad), dépassent le cadre strict de La Mort Artu, où ces personnages n’ont aucune importance. Le rédacteur de l’épitaphe agit alors comme s’il était extérieur au récit, qui n’a d’ailleurs cessé, y compris dans la bouche de Bohort, de qualifier Lancelot de « meilleur chevalier du monde
», sans
aucune réticence. Considérant, sans chercher dans les péripéties de La Mort Artu la moindre raison à un tel changement d'opinion, que la grâce a manqué au dernier héros du roman, il redécouvre l’idéal de La Quête, que justement il avait trahi. En effet, Bohort a omis de transmettre à Lance-
lot le message de Galaad (« Boorz saluez moi monseigneur Lancelot mon pere si tost come vos le verroiz »). Défenseur 1. $ 203, 1. 4-7. 2. Et l’on sait quel parti essaiera de tirer la dynastie anglo-normande de la tombe d’Arthur opportunément « retrouvée » en 1191... 3. C’est bien sûr pourquoi il fallait que les deux personnages revinssent en Grande-Bretagne. Par conséquent, Bohort a poussé Lancelot à affronter les fils de Mordret ($ 196, 1. 13-21). Cet excellent exemple de détermination rétrograde montre bien que Bohort est malgré tout partie prenante de la fiction.
4. $ 203, I. 14-19. 5. Cf. J. Frappier, Etude..., p. 224-226.
Le texte
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de la « chevalerie terrienne »', il n’a pas passé ce relais spirituel symbolique, parce qu’il fallait que le monde arthurien, dont il a fait partie mais que maintenant il juge avec recul, s’abîmât irrémédiablement. Bohort, dernier membre vivant de la Table Ronde et à ce titre le mieux à même, du point de vue de la vraisemblance,
de tirer le bilan du monde détruit, se place donc à la fois dans la fiction et en dehors d’elle, en même temps personnage de plein exercice façonné par les conventions romanesques antérieures et délégué du narrateur pour faire ressortir les leçons originales du « crépuscule des héros ». Dans les années
1230, les cercles où s’écrit La Mort
Artu désirent en finir avec la tradition littéraire arthurienne. Bohort fait clairement apparaître cette volonté. Il met en perspective tout le récit de La Mort Artu, dont Arthur
lui-même,
pour
sa part,
incarne
le mieux
les
enjeux strictement narratifs. Arthur
Le destin d'Arthur évolue selon une courbe qui reproduit fidèlement celle du roman dont il est le héros éponyme : assumant encore pleinement sa fonction de roi dans la première partie du texte, le personnage se délite peu à peu dans les deux dernières. Dès le début, Arthur donne les impulsions qui permettent à la cour de continuer à vivre. Il « fait faire » : « Lors fist li rois metre en escrit toutes les aventures [de la La Queste]»), il « fist venir [Gauvain] par devant lui »‘ pour que son neveu lui rende des comptes, il « fist crier un tornoiement en la 1. Voir par ex. le $ 59, 1. 63-64. 2. Que, durant la bataille de Salesbierres, la mort d’Yvain, héros de
Chrétien de Troyes, soit mise en évidence par une longue préparation est à cet égard révélateur. 3. 62, 1. 9-10. 4. $ 3,1. 2-3.
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La Mort le Roi Artu
praerie de Wincestre »!… Sauvegarde de la mémoire du groupe réuni autour de lui, confession forcée de Gauvain sur une « mescheance » qui se révélera capitale et, surtout,
organisation de la seule activité qui reste possible à la cour : Arthur joue bien un rôle moteur, qu’on retrouve en conclusion de « l'épisode de la Demoiselle d’Escalot », lorsque «li rois fist enfoiïr la demoisele en la mestre eglise de Kamaalot et fist seur lui metre une tombe moult bele et moult riche »?, gravée de « letres qui tesmoignent la verité de sa mort, sique cil qui vendront aprés nos l’aient en remembrance ». Il n’est donc pas étonnant qu’Arthur se trouve en position de supériorité, même sur les héros de la Table Ronde. Par exemple, son sourire lors du tournoi de Wincestre‘ manifeste une maîtrise, éprouvée aux dépens de Lancelot et de Gauvain, dont il se montre très jaloux*. En somme, il semble se maintenir dans son statut de toujours. Pourtant, la position personnelle d’Arthur est aussi précaire que le monde qui s’organise autour de lui. Outre qu’il se montre très effacé quand la difficulté frappe sa cour, lors de l’épisode du fruit empoisonné — ce qui cependant ne contrevient pas formellement à la tradition, dans laquelle il fait plus figure de puissance tutélaire que d’acteur de premier plan —-, la meilleure de ses initiatives débouche sur la production de ces signes de désintégration caractéristiques de la première partie du texte. Ainsi, au hasard
d’une
errance dans un bois dont il porte la responsabilité, il découvre de lui-même la « chambre aux images », trace de son infortune beaucoup plus probante que les premières dénonciations d’Agravain. Il se montre en la circonstance capable de se forger sa propre lucidité, sans recours à un
1. $3, 1. 41-42. 2873.11 4-7: 3. $ 71,L.43-45 4. $ 24, 1. 7-8. 5. $ 24, 1. 8-22. 6. $48.
Le texte
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«lozengier » ; mais c’est pour mettre à jour la cause immédiate du bouleversement de la Table Ronde. Par conséquent, sa conquête personnelle d’un sens enfin! univoque (précédemment il oscillait entre les soupçons semés par Agravain et les apaisements que lui apportaient ses autres neveux et la présence de Lancelot au tournoi de Wincestre) ne débouche que sur une faille nouvelle creusée dans sa dignité. Et une analyse analogue s'impose en ce qui concerne l’acharnement à retrouver des aventures artificielles et la volonté de préserver la mémoire, dont la nécessité repose sur l’irruption du temps corrupteur et l’imminence de l’entrée dans l’histoire, au-delà des souvenirs individuels de héros dont les jours apparaissent du même coup comptés.
Conformément à ce mouvement, en une métaphorisation de la déliquescence progressive du monde arthurien, le texte dépouille peu à peu Arthur des attributs de son pouvoir et, en quelque sorte, le fait mourir symboliquement avant la bataille de Salesbierres, ultime péripétie qui consacre une dévitalisation déjà bien entamée’. En effet, le texte ne se contente pas de montrer un roi incapable de prendre des mesures stratégiques élémentaire* et, plus grave encore, inapte à comprendre que son glorieux passé est révolu, maintenant que ses barons les plus valeureux se déchirent* : il le prive des marques réelles et emblématiques de sa puissance. D'abord, sa fonction de prince féodal est de plus en plus assumée par Gauvain, qui pousse à la guerre et prend une importance grandissante au fur et à mesure que le conflit 1. Mais provisoirement, puisque la nef funèbre décentrera à nouveau le sens. 2. Cf. H. Blake, art. cité, p. 738.
3. Cf. $ 98, I. 34-35 et même$ 101, L. 15-16, où, compte tenu de la gravité du sujet, la fonction de conseil demandée aux barons sonne comme un indice d’irrésolution. 4. $ 104, 1. 54-63.
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s’avance, jusqu’à se substituer au roi lors de la restitution de Guenièvre. C’est ainsi que, au sens propre du terme, Gauvain se met en avant!, parle à la place de son oncle, à qui Lancelot s’adresse en vain, et coupe la communication sans provoquer de réaction chez ceux qui participent au dialogue’. Arthur se montre ainsi incapable de dicter les conditions de l’échange, se contentant d’enregistrer la volonté de Gauvain’ et se laissant imposer une reprise de la guerre‘, malgré son refus d’un combat singulier immédiat qui en dit long sur ses réticences’. En tant qu’homme de pouvoir, Arthur est déjà un peu mort, et sa faiblesse se confirmera plus tard par contraste avec la force de Lancelot et l’habileté de Mordret. C’est pourquoi, une fois entamé, avec la seconde phase de la guerre contre Lancelot et la trahison de Mordret qui en découle, l’ultime processus de destruction de son royaume, Arthur perd une à une les figures métonymiques de sa puissance : son territoire, usurpé par Mordret et qu’il ne reconquerra que pour mourir; son épouse, qu’il ne reverra jamais, puisqu'elle finit ses jours dans une abbaye ; et même la marque suprême de son élection, son épée Excalibur, prêtée à Gauvain pour son duel contre Lancelot. Or, à chaque fois, Arthur a créé lui-même les
conditions de son dépouillement... Au moment où, avec succès, il redevient un valeureux combattant, c’est en tant
que
souverain
comme,
que
symboliquement
il décline,
tout
à l’occasion du conflit contre les Romains, son
territoire prend des dimensions jamais atteintes, alors que sa base bretonne est menacée de l’intérieur par les basses manœuvres de Mordret. Dans les deux cas, les entreprises
1. 2. 3. 4. 5.
$119,1.41. 8119, 1. 48 8119, 1. 49-50. $ 119, 1. 90-92. 8119, 1. 61-88.
Eenexte
TT
guerrières, dans leur réussite même, ébranlent les fonde-
ments du pouvoir véritable. On le voit, la destinée d’Arthur reproduit en tout point celle de son royaume, ce qui fait d’autant mieux ressortir son salut personnel, obtenu in extremis. Mais cette véritable apothéose n’entraîne aucun « décalage » du personnage. Au contraire, elle donne clairement la vraie leçon
du roman : le rachat individuel des héros se conquiert sur les ruines du monde arthurien. C’est pourquoi Arthur se présente finalement comme un personnage peu problématique, dont même le « péché » secret se laisse facilement interpréter. Dans cette relative transparence se lisent sans doute les intentions et les difficultés de l’ « auteur » de La Mort Artu. La manière dont se dissout la Table Ronde lui est dictée par la tradition de l’historiographie. Il lui faut donc, fût-ce en procédant à des adaptations mineures!, l’intégrer à son récit, s’il veut mettre un point final à tout le cycle romanesque qui s’organise autour d'Arthur. Mais il lui importe surtout
de se débarrasser
de Lancelot
et de Gauvain,
figures de proue (la postérité leur rendra justice à cet égard) d’un univers littéraire et idéologique dans lequel Arthur ne joue qu’un rôle d’arrière-plan, de référence et de témoin plutôt que de protagoniste (ce qui expliquerait peut-être que le roi soit dans La Mort Artu à l’origine des principales mises en écrit). Eprouvant des difficultés à imaginer leur fin et à l’insérer dans une « fable » qui ne fait pas directement partie de la tradition issue de Chrétien de Troyes, l’auteur est amené à fouiller davantage leurs personnages, au détriment du héros éponyme de La Mort Artu. Tant il est vrai que la psychologie des « êtres de papier » ne saurait s’interpréter sans référence aux nécessités littéraires qui la conditionnent. Gauvain en est un bon exemple.
1. Cf. « Contexte littéraire et pré-textes ».
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La Mort le Roi Artu
Gauvain
Tout comme celle d'Arthur, son évolution reflète, en la miniaturisant, la courbe narrative du roman, néanmoins
de façon beaucoup plus complexe. En effet, Gauvain se donne, à l’évidence, comme un personnage double, meil-
leur défenseur de la stabilité du monde arthurien jusqu’à la mort de Gaheriet, et ensuite agent principal de sa destruction en raison de la haine dont il poursuit Lancelot. Mais ce changement radical et les contradictions intérieures qui l’accompagnent se projettent sur la fratrie dont il constitue le centre : les composantes de son « caractère » se livrent dans une sorte de psychomachie dont les adversaires sont en même temps des personnages à part entière dans le roman. En apparence, la fratrie de Gauvain forme un groupe particulièrement soudé. Son unité, qui apparaît dans maintes séquences du récit, se manifeste d’abord sous l’angle phonique et graphique (Gauvain, Guerrehet, Gaheriet, et même Agravain). Cette cohésion n’est pas fortuite, puisque les quatre noms sont issus de la même figure celtique : « The confusion between the names Gwri, Gware, Gwrvan Gwal-
Ita(d)vwyn and Gweir son of Liwch explains the fact that King Loth had four sons, namely Gurehes, Guahries, Agravain (a metathesized form of Gwrvan) and Galvagin. »! Par conséquent, que |’ « auteur » de La Mort Artu ait ou non connu cette étymologie commune — qui renforce de toute façon l’hypothèse d’une instance psychique unique projetée sur différents personnages —., elle aboutit de facto à suggérer par et dans le texte l’osmose des quatre frères. Cependant, à regarder de plus près le fonctionnement du roman, on s’aperçoit qu’en fait deux ensembles se creusent dans la fratrie. D’un côté, Gauvain et Gaheriet, qui mènent 1. Roger Sherman Loomis, The Development of Arthurian Romance, Londres, Hutchinson University Library, 1963, p. 150.
Le texte
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le plus souvent leurs aventures de concert', et que la mort
unit à jamais en raison de l’épitaphe qui figure sur leur tombe et dont sont étrangement absents les autres membres du groupe, pourtant tués eux aussi par Lancelot dans le même combat : « Ci gist Gaheriet et Gauvains que Lancelos ocist par l’outrage Gauvain. » De l’autre, Agravain et Guerrehet, qui représentent chacun une attitude possible face à la « fole amour » et à la guerre qui en résulterait si elle était découverte : Agravain, qui en effet aggrave la situation précaire du monde arthurien, se signale d’emblée par ses dénonciations et par sa haine de Lancelot*. Au contraire, Guerrehet, dont le nom indique clairement qu’il « haït la guerre », consacre sa première intervention dans le roman à plaider pour la paix, avec pour principal souci la sauvegarde personnelle d'Arthur et l'intégrité de son royaume“: justement interrompu par un Agravain particulièrement zélé, il ne montre aucun empressement pour aider le roi à imaginer le stratagème qui prendra Lancelot en flagrant délit d’adultères. De
fait, Gauvain
se tourne
successivement
vers
les
options représentées par les deux frères, la complicité avec Lancelot ou la guerre à outrance. Or, le renversement de
son attitude coïncide précisément avec la mort de son alter ego Gaheriet. En quelque sorte, Lancelot, en tuant accidentellement Gaheriet, supprime le vrai Gauvain, ami ou au minimum loyal compagnon d’aventures du « meilleur chevalier du monde ». Il est significatif à cet égard que Guerrehet n’apparaisse dans le texte qu’au $ 86, c’està-dire après le tournant du roman‘, comme s’il fallait 1. Voir ns exemple la formule d’entrelacement qui clôt le $ 22 et inau-
1 k 4,1. 13-16 et $ 6. 86,1.48-59. 87, 1. 32-43. . Cf. « La structure », p. 46.
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alors suggérer que son action, bien que nécessaire, est désormais inutile. Après la disparition de ses frères, Gauvain, devenu monomaniaque, se laisse sans contrepartie envahir par la haine. Compensant la disparition de Gaheriet, il ne se comporte plus qu’en guerrier, et, réalisant la potentialité que lui laissait la voyelle finale de son nom, épouse la querelle d’Agravain. Mais cette guerre privée n’en est pas moins absurde, comme le rappelle la grande ressemblance entre les signifiants « Gaheriet » et « Guerrehet ». Cette quasi-similitude phonique fait ressortir l’aspect contre-nature de la « vendetta
», comme
est contre-nature
(en tout
cas,
contre sa nature de personnage popularisé par Chrétien de Troyes) l’acharnement de Gauvain, atteint dans son identité profonde par la mort de son alter ego. Ainsi se marque l’œuvre maléfique du destin, puisque, paradoxalement, Guerrehet est le premier maillon de la chaîne d’événements qui conduit à la disparition de la fratrie!. Les quatre neveux préférés d'Arthur (Mordret n’est qu’un faux neveu), à la fois en tant que groupe constitué et en tant qu’individus, témoignent de l’évolution du seul Gauvain, elle-même représentative de la courbe du récit. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer ses réactions
aux principales péripéties du roman. Dans la première partie, et jusqu’au
seuil
de la
deuxième?, Gauvain est le meilleur facteur de la perpétua-
tion illusoire du monde arthurien. L’indice le plus probant en est qu’il affirme avec véhémence, contre toute vérité et en prenant clairement parti contre Agravain, l’innocence de Lancelot : «Et messire Gauvains li [à Arthur] dist bien qu'il en soit tout asseür, que onques Lancelos ne baa a la reïne de si fole amor comme Agravains li a mis sus. “Et encore vos di ge bien, sire, fet il, que ge sent Lancelot si sauf de
Le texte
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ceste chose que il n’a el monde si bon chevalier, se il l’en apeloit, que ge n’en entrasse en champ encontre lui por Lancelot deffendre.” »! Non seulement il ne saurait être question que d’un combat singulier pour Lancelot, et non contre lui, contrairement à ce qui adviendra ensuite, mais encore l’amitié de Gauvain dépasse-t-elle toute mesure, puisqu'il envisage un duel a priori perdu d’avance, compte tenu de la culpabilité avérée de Lancelot ;cette amitié n’a finalement d’égale que la « fole amour » de Lancelot luimême, qui ne craindra pas davantage la démesure en acceptant de se faire le champion d’une Guenièvre selon toute apparence empoisonneuse. On n’en finirait pas de citer des exemples où les deux chevaliers sont réunis par d’autres personnages dans un même éloge?, et où Gauvain rend hommage à Lancelot’. N’est-il pas la cheville ouvrière de la quête lancée pour retrouver son ami absent‘, en vertu d’une estime volontiers proclamée*? Bref, Gauvain, à l’occasion intermédiaire dûment mandaté entre Arthur et Lancelotf, est en toute circonstance un principe d’unité, au sein même du lignage de Ban’. Nul doute que l’insistance du narrateur ne soit destinée à faire ressortir le changement de Gauvain après la mort de Gaheriet. Le seul survivant de la fratrie devient en effet un intraitable boutefeu, comme, on s’en souvient, son épitaphe le souligne en évoquant « l’outrage Gauvain ». Il est alors la figure privilégiée de la catégorie du monde
renversé qui prévaut dans les deux dernières parties du roman. Son amour pour Lancelot et son lignage se
A4 30, 1. 90-96. 26, 1. 55-56. Eloge justement prononcé par la Demoiselle d’Escaou a qui contribue involontairement à éloigner les soupçons d’Arthur… 3 0Par ex. 4
1. 23-28.
4. $ 44, I.40 5 Par ex, 44 Fe 78-82.
6. $ 60,1. JS 471
82
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La Mort le Roi Artu
retourne en « mortel haïne »! : ne cessant de désapprouver la moindre parole conciliatrice?, il devient, on le sait, la cause directe du fatal rebondissement de la guerre’. Pour mieux faire ressortir cette attitude désespérément belliqueuse, le texte souligne au contraire les vertus conciliatrices de Lancelot‘. Et c’est à ce dernier, orfèvre en matière de démesure, que revient, au moment où se pré-
pare le duel qui va opposer les amis d’hier, de mettre en exergue que Gauvain incarne une nouvelle « folie », sans autre fondement juridique que la coutume de la vengeance privée, qui renverse le monde arthurien à la fin du texte : « Certes de si fol apel ne s’entremist onques nus si sages hom comme messires Gauvains deüst estre, car tuit sevent bien que onques en traïson n’oceïstes ses freres, mes en apert.. »° Se trouve ainsi résumée l’évolution d’un chevalier qui ne sera sauvé, il est vrai sur les lieux de ses exploits passés, que par l’intervention ad hoc de pauvres surgis surtout de la volonté posée a priori de racheter les individus qui composaient la Table Rondes. Ainsi, les frères de Gauvain révèlent en les projetant dans action les méandres de son « caractère », tout comme ils
expliquent la fatalité de sa volte-face. Il s’agit là d’un procédé narratif, fort habile s’il est mis en place consciemment,
propre à rendre plus complexe un personnage que la tradition issue de Chrétien de Troyes (chez qui Gauvain est une référence permettant aux protagonistes d’étalonner leur valeur) et les continuations centrées sur la conquête du Graal ne permettent pas de traiter à la légère. Du même coup, se marque derechef la volonté de stigmatiser, au-delà du dérèglement du héros qui emblématise le plus nettement SAISTISSS: $ 116, 1. 11-15. $ 119, 1. 55-61 et $ 127, 1. 8. Voir par ex. $ 109-110.
$ 145, I. 54-57.
DEAR $ 176.
Lettexte
183
la « chevalerie terrienne », tout un lignage et finalement tout un univers romanesque. Mais, plus que les personnages précédemment étudiés, Gauvain fait affleurer le fascinant paradoxe qui caractérise La Mort Artu. Dans son souci de clôre définitivement un cycle littéraire pour lui devenu idéologiquement inacceptable, | « auteur » est conduit (involontairement ?) à une amorce de réflexion sur l’écriture qui se répercute sur son récit, non pour l’appauvrir dans la sécheresse distante de la glose ou la joyeuse dénégation de la parodie, mais pour l’enrichir, notamment en conférant un souffle nouveau à des héros intégrés dans une problématique inédite. C’est ainsi que La Mort Artu donne naissance à un Lancelot assez original. Lancelot
Bien que cet aspect ne soit guère souligné dans les romans qui évoquent son âge d’or, Lancelot est fondamentalement un personnage ambigu, à la fois chevalier errant et seigneur de Ban, baron
en quête d’aventures
pour la gloire d'Arthur et rival potentiel d’un souverain dont il est presque l’égal dans son propre royaume. Cette ambiguïté éclate dans La Mort Artu, où la lutte contre P « Autre Monde » et la dynamique des exploits ne masquent plus les contradictions internes de la Table Ronde. Elle s’y traduit sur le plan narratif par une sorte de parallèle inversé entre l’évolution du personnage et celle du récit : dans la première partie, alors que le monde arthurien semble pouvoir se sauver, Lancelot est presque toujours blessé et absent de la cour, ne revenant que pour triompher de Mador, c’est-à-dire pour instaurer la « fole amour » destructrice;ensuite, quand la Table Ronde court à sa perte, non seulement Lancelot retrouve sa force physique, mais encore est-il transcendé par une ascension morale : la première guerre lui permet de conquérir la sagesse, puisqu'elle
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La Mort le Roi Artu
se solde par une séparation définitive d’avec Guenièvre, et la seconde consacre l’efficacité de son expiation tardive. Au début du texte, Lancelot s’abrite derrière une prétendue maladie! pour retrouver, en un stratagème qui recueille l'approbation de Guenièvre?, le schéma de l’Aventure d’autrefois, menée à bien par un chevalier inconnu. Cet artifice semble réussir, puisque Lancelot triomphe au tournoi de Wincestre et contribue à éloigner les soupçons d'Arthur. Mais, on le sait, ce n’est là qu’un répit illusoire, et la fausse indisposition provoque une cascade de vraies blessures, emblèmes du mal qui ronge en profondeur le monde arthurien malgré les apparences du succès. Que Lancelot soit désigné, dans la première partie du roman à plus de vingt reprises, par l’expression « li mieudre chevalier du monde » montre qu’il reste la référence en matière d’exploits guerrriers, « la fleur des chevaliers del monde d’entre les chevaliers le Roi Artu ». La réaction des petites gens‘, de ceux qui assistent au tournoi de Wincestre’, des membres du lignage de Ban‘, voire de Gauvain’, qui reconnaît spontanément son infériorité au moment où il cherche pourtant à séduire la Demoiselle d’Escalot®, ne laisse aucun doute à cet égard. Mais cela tient à la seule réputation de Lancelot, pour les personnages comme pour le lecteur ainsi ramené à la tradition de la matière arthurienne, car « le meilleur chevalier
du monde », dans la première partie du récit, passe plus de temps dans son lit que sur les champs de bataille. Il souffre successivement de trois blessures. De plus en
1. $5, 1. 7-10. 2. 68. 3. Selon les propos de son cousin Bohort : $ 59, I. 78-79.
4. 5. 6. 7. 8.
$ 64, 1. 48-50. $ 20, I. 36-39 $ 44,1. 34-35 $ 23,1.29-31 $ 27, 1. 26-28
Le texte
|
85
plus infamantes — puisqu'elles lui sont respectivement infligées par un valeureux adversaire au cours d’un tournoi, par lui-même, en raison d’une maladresse, et par un
chasseur, à cause d’une flèche perdue qui transforme le champion en un gibier auquel on ne faisait précédemment que le comparer! —, elles revêtent toutes une signification emblématique’. Lancelot est d’abord « navré » par Bohort, ce qui préfigure les malheurs provoqués par les affrontements à l’aveuglette* et les combats singuliers‘ : de même qu’au tournoi de Wincestre seul le lignage de Ban peut vaincre le lignage de Ban, de même, seule la Table Ronde déchirée par les luttes intestines peut abattre la Table Ronde. Ensuite Lancelot, déjà hors de combat depuis plus d’un mois et demi, « escrieve sa plaie »* : la « fole amour » — qui viole le dogme courtois du secret’, représente un ferment de zizanie* et interdit du même coup les exploits accomplis en l’honneur de la Dame° — est bien le cancer qui ronge le monde arthurien. Enfin, déjà sur le chemin du repentir!®, dorénavant soucieux d’éviter la discorde fratricide!!, Lancelot est cependant victime d’un chasseur mala-
droit qui appartient justement à la maison d’Arthur”; ce hasard funeste (la flèche touche justement la « cuisse senestre »!°) suggère à quel point la grâce manque à Lancelot, maintenant qu’il a symboliquement quitté « la droite voie » du Chevalier à la charrete"“, comme elle manquera in 1. $ 40, I. 24.
,
2. Pour une analyse un peu différente, voir H. Blake, art. cité, p. 740.
3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14.
$ 19, $ 19, $ 22, $ 40, $ 40, $ 40, $ 40, $ 64, $ 64, 8 65, $ 64, $ 64,
1. 25-26. I. 44-48. 1. 3-6. I. 23. 1. 14-15. I. 17-21. 1. 16-17. I. 4-6. I. 11-15. 1. 23-25. 1. 38. 1. 3-4.
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La Mort le Roi Artu
fine au monde arthurien tout entier. Ainsi, dans la première partie du roman, Lancelot se définit par un jeu de présence et d'absence à son personnage mythique, dont la signification n’est encore que suggérée. C’est ce jeu qu’on retrouve, déplacé mais alors plus clair, après le tournant du texte, lorsque Lancelot, derechef en coïncidence avec son rôle de chevalier invincible, y renonce peu à peu. Dans le droit fil de son combat victorieux contre Mador,
Lancelot redevient un combattant irrésistible. En témoignent sa conduite lors du flagrant délit, sa vaillance quand il délivre la reine, le combat singulier qui l’oppose à Gauvain et l’extermination des fils de Mordret. Sa valeur ne se résume pas à sa force physique, car il sait le cas échéant se montrer fin stratège!, et psychologiquement assez fort pour résister à des conseils qui vont en apparence dans le sens de ses intérêts’, il se comporte souvent comme un roi à part entière. Ses qualités morales, parfaitement résumées dans son aptitude à la conciliation* et sa mansuétude systématique envers ses adversaires‘, le transforment même en défenseur zélé de l’intégrité du monde arthurien. Mais il ne se départit vraiment jamais du déchirement intérieur de celui qui combat contre son gré. S’il reste capable des plus grands faits d’armes, ils ne lui apportent
plus une joie sans mélange. Dans ce domaine aussi, le duel contre Mador, cause de sa réintégration personnelle mais début de la désintégration générale, programme l’équivoque des autres victoires : de même que le récit met plus l'accent sur le rôle fonctionnel de la scène que sur la valeur courtoise qui s’attache à l’exploit réalisé, de même Lancelot ne retrouve-t-il jamais l’euphorie de la prouesse accom-
. $ 111,1. 43-55. . $ 118, 1. 58-60. . $ 147, L. 71-90. . Par ex., $ 116, I. 1-2 et $ 145, I. 65-72. nEODD . Voir par
ex.$ 115, 1. 115-117 et $ 145, L. 76.
Le texte
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plie pour et par un amour déculpabilisé ; l’époque bénie de la «chambre aux images »! est désormais révolue. Aussi n'est-il pas étonnant que Lancelot, avant même de chercher à atteindre le Ciel, renonce à ce bas monde. Il aspirait précédemment au bonheur terrestre, à l’amour, à
la gloire et aux biens temporels. Maintenant il s’en éloigne et ses adieux à Logres prennent la valeur d’un testament spirituel. Il rompt volontairement avec l’amour en avançant des considérations morales altruistes’ et abandonne ses richesses en distribuant ses terres‘. Le texte met en scène ce renoncement dans la séquence symbolique où Lancelot se défait de son écu, signe de sa valeur passée. Lancelot dit à son écuyer : « Pren mon escu et si le porte en la mestre eglise de Saint Estienne et le lesse en tel leu ou il puisse remanoir et ou il soit bien veüz, si que tuit cil qui des ore mes le verront aient en remenbrance les merveilles que ge ai fetes en ceste terre. Et sez tu por quoi ge faz a cel leu ceste enneur? Por ce que ge i reçui primes l’ordre de chevalerie. » Ainsi la boucle se referme. Son écu devenant une relique exhibée dans l’église où reposeront les défunts les plus notables du roman‘, Lancelot, dès cet ins-
tant et de son plein gré (alors qu’Arthur ne se dépouille pas volontairement), meurt au monde de la chevalerie heureuse, sans que le texte lui offre la mise en scène en partie rédemptrice qui préside aux adieux d'Arthur à Excalibur. Les victoires postérieures de Lancelot n’auront plus qu’une valeur fonctionnelle sans transcendance. Car la transcendance se déplace, Lancelot passant du service d'amour au service de Dieu. Son ascension morale et religieuse, que J. Frappier a déjà magistralement 1. $ 53, L. 46-49. 28123: 3. $ 118, 1. 23-38. 4. $ 125, 1. 7-15. 5. $ 120, I. 13-21. 6. Sur ce « signe de mort », v. H. Blake, art. cité, p. 738.
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La Mort le Roi Artu
décrite', entre dans sa phase finale avec le retour à Logres, qui lui permet une expiation personnelle. En tuant les fils de Mordret, Lancelot reste fidèle à Arthur, y compris post mortem. Mais cette fidélité, loin de représenter un retour en arrière accompli sur le lieu des exploits passés, crée les conditions d’un rachat, puisque disparaissent ainsi les dernières traces de l’inceste royal et que les individus se trouvent lavés de la faute collective qui pesait sur leur destin. Les derniers actes de Lancelot obéissent tous à cette logique. C’est ainsi qu’il entérine son renoncement à la fonction de grand seigneur et d’amant courtois en se réfugiant dans un ermitage après la mort de Guenièvre? et que, grâce à la pénitence, il finit par être sauvé“, bien que demeurant inférieur aux héros de La Quête’ Ainsi, Lancelot illustre bien que La Mort Artu est à la fois « le crépuscule des héros » et l’apothéose des protagonistes de la légende arthurienne. Au début du roman, il souffre physiquement et se révolte ; à la fin, il souffre moralement et l’accepte. De la
guérison des blessures physiques à la sublimation des blessures morales, 1l parcourt un chemin qui le mène à une renaissance spirituelle. Parce qu’il ne saurait réellement redevenir le « chevalier nouveau » d’autrefois, c’est-à-dire
le héros du Chevalier de la charrete et du Lancelot propre, sa seule manière de se régénérer est de dépouiller en lui le vieil homme soucieux de gloire terrienne, afin d’accéder, bien qu'imparfaitement et tardivement, aux valeurs « céles-
tielles ». Chevalier idéalisé dans la dernière phase du texte, il mène à bien une sorte de quête du Graal intériorisée. Ainsi, il révèle indirectement, de façon assez inattendue, 1. Etude..., principalement p. 234-246. La consultation de ces pages est vivement conseillée. 2. $ 200. 3. $ 202, 1. 33-38. 4. $ 202, I. 26-30. 5. Comme, rappelons-le, en témoigne son épitaphe : $ 203, 1. 14-19.
Le texte
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la volonté manifestée dans La Mort Artu de réaliser l’amalgame entre l’historiographie, la tradition narrative construite autour du Graal et celle qui se centre sur « le meilleur chevalier du monde »', pour mieux les anéantir les unes et
les autres, et même, à en juger justement sur le personnage de Lancelot, les unes par les autres. C’est peut-être pourquoi le pseudo-Gautier Map conclut son roman sur le point final qu’il apporte à l’Estoire de Lancelot et désigne ainsi dans le même mouvement, en citant le dernier nom
propre du texte, le protagoniste de La Mort Artu et le cycle littéraire qu’il ferme sur lui-même. Et n’est-ce pas Bohort, substitut de Lancelot, qui est le révélateur de la « morale » du récit et le rédacteur des derniers écrits du roman ?
L'ÉCRIT
La tradition arthurienne se présente comme la réalisation des prédictions de Merlin, que les divers narrateurs se contentent théoriquement de développer et d'illustrer. Comme l’activité du prophète s’y manifeste par des inscriptions disséminées au hasard du royaume de Logres.. et des textes, l’écrit y prend évidemment une importance particulière. C’est encore plus vrai dans La Mort Artu qui, non contente de reprendre le traditionnel hommage du scripteur fictif à son prétendu inspirateur, débute par la transformation d’un discours oral en roman. Ilest donc primordial de se pencher sur le statut de l’écrit dans La Mort Artu, en examinant successivement ses rapports avec la vérité du monde, avec la fin d’un monde et avec la perpétuation d’un monde par le biais de la littérarité. 1. Cf. « La structure », p. 56.
90
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La Mort le Roi Artu
Ecrit et vérité du monde Dans
La Mort
Artu,
le discours
oral, s’il garde
sa
valeur d’engagement quand il est prononcé en public, est loin d’être toujours porteur de vérité, qu’il s’agisse des multiples paroles à double entente', des sous-entendus à usage intra- et extra-diégétique’, voire des mensonges purs et simples’. Par différence, l’écrit ne semble guère susceptible de démenti. Pour reconnaître ses torts, Gauvain sollicite par exemple le secours d’une inscription“ qui sera en effet d’une totale fidélité’. En somme, la réalité «est einsi comme li escriz le tesmoigne »‘. De fait, il sert au rétablissement de la vérité, de sorte que le transgresser,
c’est se rendre coupable d’une violation suprême, réservée dans le texte à Mordret l’incestueux. Ecrit et rétablissement de la vérité. — Ce statut de l’écrit apparaît nettement dans l’épisode de « la chambre aux images ». Malgré le nom traditionnellement donné à cette scène, ce ne sont pas les « images » qui s’y montrent décisives pour l'information d’Arthur : « Li rois Artus savoit bien tant de letres qu’il pooit auques un escrit entendre ; et quant il ot veües les letres des ymages qui devisoient les senefiances des portretures, si les conmença a lire, et tant
que il connut apertement que cele chambre estoit peinte des œuvres Lancelot. »’ Le code iconique ne permet pas d'extraire la « senefiance », la vérité cachée, alors qu’elle se
révèle en toute évidence grâce à l’écrit. Arthur n’interprète les « peintures » qu’une fois muni de cette cleff, dont il 1. Notamment
dans « l’épisode de la Demoiselle d’Escalot ». Voir
« Explication de texte », p. 98.
2. Voir par ex. $ 50, 1. 52-53.
. $ 119, L 35-38. . $ 172, L.29-30. . $ 175, L 16-18.
$ 67, 1. 39. $ 51, 1. 10-16. uw us ma$ 52,» 1. 1-2.
Le texte
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91
souligne lui-même l’importance en liant lui aussi explicitement « letres », « senefiance » et certitude (« apert ») : «… Se la senefiance de ces letres est veraie, donques m’a Lancelot honni de la reïne, car ge voi tout en apert que il s’en est acointiez. »! Ainsi, l'écrit, manifestement plus crédible pour le roi que de simples paroles dénonciatrices?, Joue un rôle décisif pour le rétablissement de la vérité. Une analyse analogue s’impose à propos de la lettre de la Demoiselle d’Escalot*. Alors qu'avant la découverte de sa missive, on en est encore réduit aux conjectures sur « lachoison de sa mort »‘, la Demoiselle dissipe les doutes grâce à ses « letres », voies d’accès à un savoir sans détour’, canal utilisé par une victime qui se recommande par sa loyautéf et stigmatise la duplicité’. C’est pourquoi elles emportent totalement la conviction d’Arthur, alors certain d’avoir affaire à une relation objective des événements". Le lecteur sachant pour sa part à quoi s’en tenir sur la sincérité de la Demoiselle, il se confirme que l’écrit est le moyen privilégié d’accès à la vérité. Aussi la transgression que lui fait subir Mordret est-elle l'emblème de sa monstruosité. Détournement de l'écrit, monstruosité morale. — Produit d’un inceste biologique qu’il redouble de sa propre volonté en inceste social, Mordret se montre fidèle à son personnage de monstre en appuyant sa félonie sur une lettre qui, prétendument rédigée par Arthur mourant, lui assure la possession de Guenièvre’. Pour parfaire sa trahison, Mor-
144: 14. ÿ L 14et 1. 23. $ 71, 1. 17-21. Comme PART EÈNS
l’indiquent les deux adverbes, « certes » et « voirement »
qui débutent son intervention. 96155)
92
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La Mort le Roi Artu
dret produit un document qui respecte les conventions épistolaires, la forme (malgré une langue en réalité fort maladroite) se donnant comme une garantie de véracité profonde. Il introduit même subtilement la thématique de la loyauté! et inscrit ses « fausses letres » dans la continuité du moins discutable des oraux, un « serement » quant à lui tout à fait légitime. Bref, il viole le truchement le plus sacré de la vérité tout comme il viole les fondements les mieux établis de la morale. Son détournement de l’écrit est la meilleure preuve de son absolue noirceur. Et pourtant, même marqué du sceau de la fourberie, l'écrit ne peut pas ne pas déboucher sur la révélation de la vérité. En effet, pour rendre plus vraisemblable le contenu de sa lettre, Mordret révèle implicitement qu'il est issu d’un inceste en faisant dire à Arthur : « Et por pes vos pri ge que vos Mordret que ge tenoie a neveu — mes il ne l’est pas — que vos en faciez roi de la terre de Logres. »? L’écrit faux, dès lors qu’il recèle une part de vérité censé laccréditer
définitivement,
avoue
de
l'intérieur
son
imposture, puisque celui qui en bénéficie apparaît ipso facto comme un monstre moral qu’Arthur ne saurait récompenser. Finalement, il redevient porteur de vérité, comme s’il n’appartenait pas à ses auteurs, même les plus pervers, de pouvoir le faire durablement dévier:. Il n’est donc pas étonnant que l’écrit enregistre de manière probante la fin du monde arthurien. 1. $ 175, 1. 4. 2. $ 135, 1. 5-7. Bel exemple de syntaxe embarrassée. 3. La communication qui s’établit entre le narrateur et le narrataire est évidemment décisive pour cette construction du sens : dans une lettre qui est un faux, ce que la rhétorique appelle « l’argument de vraisemblance » nous ramène à la vérité. Cette vérité atteste que Mordret est un monstre moral, ce qui équivaut à dénoncer la lettre comme un faux. Mais cette dénonciation fonctionne mieux si le narrateur s’appuie sur les connaissances extérieures du narrataire à propos de l'inceste. La vérité de l'écrit repose sur un pacte de lecture susceptible d’accréditer encore davantage La Mort Artu.
Le texte
/
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Ecrit et fin du monde L’écrit est en effet, dans La Mort Artu, en même temps
instrument et acceptation du destin. L'écrit, instrument du destin. — Ce statut apparaît en pleine lumière dans l'inscription qui contient la prophétie de Merlin : « En ceste plaingne doit estre la bataille mortel par quoi li roiaumes de Logres remeindra orfelins. »! J. Frappier, après y avoir vu « quelque abus de la part de l’auteur », finit par considérer qu’ « elle n’a rien de gratuit ». En fait, elle devient logique si on admet que Pécrit a pour fonction de véhiculer et de fixer la vérité. Arthur sachant d’avance qu’il ne pourra échapper à la bataille’, l’inscription, où l’auxiliaire modal renvoie à un futur proche obligatoire, vient authentifier la voix intérieure qui a fait agir le roi. Elle atteste pour le lecteur qu’Arthur est poussé par une nécessité psychologique qui traduit évidemment une nécessité narrative. C’est que l'écrit se pare alors de tous les signes de la révélation suprême. Glosé par un archevêque, autorité spirituelle qui lui confère une « senefiance » indiscutable, il peut se prévaloir d’une ancienneté‘ et d’une solidité’ garante de pérennité. En d’autres termes, en renvoyant à la fin du roman, dont il contribue implicitement à justifier le titre, et à celle du cycle littéraire que La Mort Artu a pour mission d’achever, il exprime une vérité toute tracée, c’est-à-dire un destin, destin de la fiction et destin de l'écriture justement annoncé dès l’abord. 1. $ 178, L. 19-21. 2. Etude..., p. 282, corrigée par « La Bataille de Salesbierres ».….,
p. 1012. 3. $ 178, 1. 3-5. 4. $ 178, L. 17. 5. $ 178, L. 12-13.
94
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La Mort le Roi Artu
L'écrit, acceptation du destin. — On le sait, dès le début
du texte, Arthur a recours à l’écrit pour consigner les aventures de La Quête!. Il les fait ainsi entrer dans l’Histoire, c’est-à-dire ce qui dépasse la capacité mémorielle des témoins oculaires ou de ceux qui ont pu les entendre. Il remédie par avance à la disparition des membres de la Table Ronde, avouant implicitement que la tradition de leur compagnonnage risque de ne plus se pérenniser très longtemps. Mais comme le récit, on l’a vu, a d’emblée programmé la disparition d’Arthur, se transformant ainsi en destin, la nécessité du recours à l’écrit signifie l’acceptation de ce destin. Arthur le confirme sur la tombe de la Demoiselle d’Escalot?; il n’y aura bientôt plus personne pour perpétuer directement la « remembrance » du groupe, et la mise en écrit accompagne ce mouvement. Du même coup, le statut de l’écrit reproduit, au sein du
roman, l’ambiguïté de toute La Mort Artu : il prend en compte et accepte la fin d’un monde... mais le sauve en en laissant la trace, en exaltant sa littérarité.
Ecrit et littérarité : la perpétuation d’un monde
Défini comme une trace laissée après la mort dont la manifestation privilégiée se trouve dans les inscriptions funéraires qui parsèment le texte, l’écrit prend la valeur d’une autodésignation du roman. Ecrit et trace post mortem : les inscriptions funéraires. —
Avant de quitter le théâtre de ses exploits, Lancelot veut laisser des traces, avec toujours la même obsession de la
« remembrance
» et la prescience
1. Cf. J. Frappier, Etude..., p. 224, n. 3.
2. $ 71, 1. 41-45.
de la mort
qui
Le texte
|
95
s’avance!. Il témoigne ainsi d’une tendance profonde de tout le roman. En effet, La Mort Artu est traversée par une véritable frise d'inscriptions rédigées à l’initiative des personnages et à ce titre assez différentes des oracles lapidaires de la tradition romanesque arthurienne antérieure’. Se succèdent donc les épitaphes de Gaheris’, de la Demoiselle d’Escalott, de Gaheriet, de Gaheriet et de Gauvain réunisf, de Lucan lPéchanson et d'Arthur’, et, enfin, de Galeholt et de Lance-
lot. Outre leur rôle ponctuel, ces inscriptions estampillent des nœuds primordiaux du récit’ : les épisodes du fruit empoisonné, de la Demoiselle d’Escalot, de la discorde fatale entre Lancelot et Gauvain et la fin édifiante des héros. Mais il y a plus. En effet, les inscriptions mettent en relief les leçons du roman, parce que, non contentes de mentionner les défunts, elles font aussi figurer le nom de ceux qui ont causé leur mort. Sont ainsi successivement désignés Guenièvre (coupable d’avoir tué Gaheriz), Lancelot (responsable du trépas de la Demoiselle d’Escalot et de Gaheriet), Gauvain (accusé d’ « outrage » envers la paix), Arthur (meurtrier de Lucan, en une ultime marque symbolique de zizanie au sein de la Table Ronde) et enfin le destin quand, comme c’est le cas pour les épitaphes d'Arthur et de Lancelot, aucun coupable humain n’est mentionné. On aura reconnu sans peine tous ceux, acteurs et actant, qui
provoquent la ruine de la Table Ronde... Par conséquent
1. $ 120, 1. 13-19. 2. Voir H. Solterer, « Conter le terme de cest brief : l’inscription dans
La Mort le Roi Artu », Actes du XIV‘ Congrès international arthurien, Rennes, 1985, p. 558-568.
MIS DIDER . & 73, 1. 8-9. . $ 102, 1. 20-21. . $ 175, L. 16-18. . $ 194, 1. 20-21 et I. 23-25. . $ 203, 1. 14-19. Lo. 283 Cf. supra, « La structure ». Un O\ -]J O0 \O
96
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La Mort le Roi Artu
les personnages eux-mêmes, au coup par coup, mais de façon complète et exacte si on reconstitue la frise des inscriptions, commentent le texte de l’intérieur, leur opi-
nion rejoignant celle du narrateur qui, quant à lui, mais de l'extérieur, accuse finalement le destin. On est ici à la limite
de l’autodésignation du roman!. Ecrit et autodésignation du roman. — Des formules comme « une grant traïson dont il fu puis touz jorz parlé » ou « il se vengera de la reïne en tel maniere qu’il en sera parlé a toz jorz mes »*' jouent bien sûr, en première instance, un rôle dans la rhétorique interne du roman, dans la mesure où, de façon d’ailleurs très banale
dans la littérature médiévale, elles permettent aux personnages et, partant, au narrateur de souligner l’importance particulière d’un événement. Cependant on aurait tort de les ravaler au rang de topos négligeable. Dans un texte qui dialogue volontiers avec d’autres objets textuels désignés comme tels (au-delà des retours explicatifs sur les aventures des romans antérieurs)* et qui accorde une importance décisive à l’écrit, ils désignent l’activité de lecture. L’élucidation du sens entreprise, au fil des siècles, dans les « ici et maintenant » successifs de la consultation de La Mort Artu prouve en effet que l’on continue de parler des événements que le récit relate : l'instance anonyme (« il fu. parlé ») qui les a fixés à l’écrit dialogue « touz jorz » avec un interlocuteur. Les personnages qui, à l'instar de Bohort, évoquent la guerre « qui ja ne prendra fin » ont donc bien raison, puisqu’elle ne s’achèvera pas tant que la lecture la fera renaître, tant que l'écrit la fera vivre. 1. Pour une analyse sur ce point sensiblement différente, v. H. Solterer, art. cité, p. 505-506.
2. $ 134, 1. 18-19. 3. $ 92, 1. 38-39. 4. Voir par ex. $ 30, 1. 80-83.
Le texte
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Cette vérité obtenue par effet de lecture rejoint la vraisemblance historique que le roman se donne de l’intérieur en créant sous forme d'inscriptions lapidaires des vestiges qui lui sont propres, mais semblent par analogie aussi fiables que les « preuves » monumentales attestant de la prétendue authenticité de l’histoire d’Arthur'. Ainsi la boucle se boucle, pour achever de transformer l’écrit intégré dans la fiction en une autodésignation du roman. Nous nous retrouvons donc en face du paradoxe de La Mort Artu, qui, dans et par l'écriture, assure la survie d’un monde dont pourtant il raconte la fin. L’ « auteur » du roman a voulu en terminer avec une tradition qu’il réprouvait, très probablement par méfiance vis-à-vis d’un cycle littéraire particulier, et peut-être même de toute littérature. En apparence, il a réussi, puisque l’ensemble que conclut La Mort Artu n’aura guère de suite immédiate et ne connaîtra aucune postérité notable?. Mais, ce faisant, il a créé une œuvre dont la littérarité
est exemplaire, puisque La Mort Artu forme un système où les mêmes effets et les mêmes enseignements se répètent quel que soit l’angle d’attaque adopté, sur le découpage du récit, la mise en œuvre narrative d’une thématique, l’étude des personnages et, bien entendu, les « micro-analyses » qu’on peut mener dans des « explications de texte ».
1. Cf. H. Solterer, art. cité, p. 565.
2. Ce qui rend impossible le chapitre, traditionnel dans la collection dont fait partie la présente étude, sur « la fortune de l’œuvre », sauf à
envisager des adaptations cinématographiques.
Explication de texte : $ 14
Un tournoi étant « crié » et devant avoir lieu à Wincestre, Lancelot, qui accompagne à sa manière la relance
des aventures, décide de s’y rendre « en tel maniere que nus nel conneüst » ($ 5, 1. 7-8). Chemin faisant, il loge incognito chez « un riche vavassor » ($ 12, 1. 3), dont la fille tombe amoureuse de lui. Il pourrait, dans la tradition du Chevalier de la charrete, repousser ses assauts sans ambiguïté. Mais, si Lancelot veut reprendre extérieurement son rôle de « chevalier nouveau », il n’en a plus les vertus, et la grâce va lui manquer. Lorsque, dans le $ 14,
la « pucelle » lui déclare son amour, il ne sait pas l’éconduire avec netteté : ainsi se noue la « complication » de tout « l’épisode de la Demoiselle d’Escalot ». Le dialogue fatal du $ 14 apparaît dans un contexte caractérisé par les faux-semblants mal dominés. Lancelot, pour se rendre au tournoi, chevauche de nuit ($ 11, 1. 23-
24), voyage tête baissée ($ 10, 1. 5-6), bref, il dit faire une action, en fait une autre et est finalement piégé, puisque le roi le reconnaît ($ 11). De même, dans son dialogue avec la Demoiselle, Lancelot prononcera un discours sans vraiment y adhérer et se retrouvera prisonnier du code d’honneur : comme
sa « tête couverte », sa « parole cou-
verte » se retourne contre lui. Il est à cet égard significatif que ce dialogue soit immédiatement précédé par des propos que la situation des locuteurs transforme en paroles à double entente. Lorsque l’écuyer de Lancelot déclare à la Demoiselle, curieuse de connaître l’identité de son visiteur, qu’elle a affaire au « mieudres chevaliers del monde » ($ 13, 1. 14-15), il désigne implicitement son maître, reconnu comme le plus valeureux des combattants par qui connaît un peu le monde arthurien, c’est-à-dire un amoureux inaccessible à
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toute autre femme que Guenièvre; mais, pour une « pucelle » naïve, quant à elle réellement « nouvelle », une telle expression ne peut que renforcer une inclination naissante. Sa réponse (« moult m’avez bien paiee de ceste parole », $ 13, 1. 17) semble en effet indiquer qu’elle est comblée, que son amour redouble ;néanmoins, le lecteur,
rétrospectivement, percevra l'ironie tragique de cette phrase prise au pied de la lettre, puisque la Demoiselle n’aura finalement que la mort pour salaire de son sentiment. Or, l’écuyer, bien que tenu par son maître à la discrétion, n’a pas cherché à leurrer la jeune fille, allant même jusqu’à souligner sa propre loyauté ($ 13, 1. 15); mais la situation des deux interlocuteurs a rendu sa parole trompeuse. Ainsi s’annonce la logique de la conversation entre Lancelot et la Demoiselle. De fait, expliquer le $ 14, c’est montrer toute l’ambiguïté de cette conversation, où les énoncés, même vrais, sont faussés par une situation d'énonciation équivoque, c’est démonter les ressorts de son traitement narratif et c’est en indiquer la portée. Tout se noue dans un passage au discours direct (1. 1-16). La Demoiselle se précipite vers Lancelot (« tout meintenant »), parce qu’elle a mal interprété l’allusion de lPécuyer au « mieudres chevaliers du monde » : la voilà déjà à la merci d’une ambiguïté, encore renforcée par son statut de « pucele ». Si Lancelot se prétend « chevalier nouveau », donc théoriquement disponible pour un premier amour, ce n’est là qu’une apparence : il a bien été jadis « chevaliers estranges » ($ 12, L. 31), mais pour Guenièvre, ainsi que le rappellera plus tard « la chambre aux images », tapissée « des œuvres Lancelot et des chevaleries que il fist tant comme il estoit noviax chevaliers » ($ 51, 1. 16-17). Cependant, son interlocutrice étant pour sa part réellement « pucele » et se laissant abuser par son prétendu
statut
de chevalier
nouveau,
Lancelot,
même d’avoir parlé, commence déjà à la tromper.
avant
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ZLa Mort le Roi Artu
La posture adoptée par la jeune fille achève de placer la scène sous le signe de la déviation du sens, puisqu'elle « s’agenouille ». Cette inversion de la gestuelle archétypale du code courtois ne suggère pas uniquement la différence sociale qui sépare les deux interlocuteurs, et du même coup laisse mal augurer de leurs relations’; elle concrétise la soumission a priori paradoxale de celle que le jeu de l’amour pourrait transformer en Dame. Mais — retournement du paradoxe caractéristique d’un passage où domine la communication indirecte de personnage à personnage et de narrateur à narrataire — cette soumission devient un atout, puisqu'elle prélude à l’instauration, au profit de la Demoiselle, d’un rapport de dépendance obtenu par un « don contraignant » qui repose lui-même sur l’ambiguïité. En déclarant : « Gentis chevaliers, done moi un don
par la foi que tu doiz a la riens el monde que tu mieuz ainmes », la jeune fille semble se réfugier derrière la neutralité d’un usage bien établi dont la connotation érotique ne va pas de soi, et où « foi » et « doiz », unis dans leur signifiant, prennent leur pleine valeur. En réalité, elle introduit dans son propos une tonalité amoureuse en employant un « riens » pour elle univoque. Mais, la fatalité commençant à peser sur le monde arthurien, les significations les plus claires s’opacifient, de sorte que Lancelot peut à la rigueur hésiter sur l’interprétation du terme. Ou bien, totalement en décalage avec le registre choisi par son interlocutrice, il comprend ce mot dans son acception la plus vague et ne perçoit pas (ne veut pas percevoir ?) sa portée réelle. Ou bien il lui donne normalement le sens, qui s’est imposé depuis la lyrique courtoise, de « personne aimée », et il prend alors un risque considérable. Entièrement absorbé par sa « fole amour », il ne parvient pas à
1. Voir « Le contexte social et son reflet », p. 13.
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concevoir que « riens » puisse dénoter une autre femme que Guenièvre, le texte donnant d’ailleurs à lire par transparence « reïne » derrière « riens » comme pour suggérer cette obsession ;du même coup, Lancelot ne sait pas voir que la Demoiselle lui offre son amour. Bien qu’elle postule une sorte d’incommunicabilité due à la démesure d’un amour dévastateur, cette alternative est
peut-être, pourtant, trop favorable à Lancelot. En effet, dans l’hypothèse où il comprendrait ou devinerait que son interlocutrice se désigne eïle-même dans « la riens », il montrerait quelque complaisance aux avances de la « pucele » en ne rejetant pas le « don contraignant ». Choisir l’une de ces options revient à se demander si la situation d’énonciation peut aider Lancelot à clairement décrypter l'énoncé. Le texte ne donne à ce sujet que des renseignements partiels, en indiquant indirectement comment « le meilleur chevalier du monde » perçoit son interlocutrice : « Et quant Lancelos vit devant lui a genouz si bele demoisele et si avenant come cele estoit, si l’en pesa moult durement. » Cette amorce de description, qu’il est difficile d’attribuer avec certitude au narrateur ou au personnage (court moment de focalisation interne qui renforcerait la culpabilité de Lancelot ?), met en tout cas l’accent, au-delà des expressions convenues, sur le physique de la jeune fille : au « gentis » grâce auquel la « pucele » avait apostrophé Lancelot en soulignant sa noblesse morale se substituent deux adjectifs qui ne renvoient qu’à l'aspect éclatant d’une jeune beauté, le « come cele estoit »! impliquant même une constatation, voire une réflexion intérieure de Lancelot. Surtout sensible aux manifestations physiques, ne réagit-il pas d’abord en
1. Malheureusement difficile à rendre dans une traduction; cf. M.-L. Ollier, op. cit., p. 52. 2. Ce qui, outre la présence du verbe de perception « vit », renforce l'hypothèse d’une focalisation interne.
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La Mort le Roi Artu
fonction de la posture de la Demoiselle (« a genouz »)? On ne saurait donc exclure que, peut-être à la limite du désir épidermique, Lancelot connaisse un moment de faiblesse. Idéalisé dans les deux dernières parties du roman', mais beaucoup moins au début, il ne pourrait s'empêcher, fût-ce fugitivement, de se comporter en « chevalier terrien » à qui manque dorénavant la grâce et qui ne sait pas éviter le péché, bien qu’il soit loin en la matière du cynisme « mondain » et séducteur de Gauvain et que sa loyauté envers Guenièvre ne soit pas sérieusement menacée : le code de référence courtois auquel il déroge peut-être un instant étant lui-même un péché et l’éloignant de la sphère « célestielle », il serait condamné à la chair par la chair. Et, quand il constate que la vue de la jeune fille lui « pesa moult durement », le texte ne dissipe pas l’équivoque, puisque cette réaction peut aussi bien résulter d’une attitude chevaleresque banale que d’un désir passager. Quoi qu’il en soit, au mieux par imprudence, Lancelot commet l’irréparable en accordant le « don contraignant » : « Ha! damoiselle, levez vous sus. Sachiez veraiement qu’il n’est rien en terre que ge puisse fere que ge ne feïsse por ceste requeste, car trop m’avez conjuré. » Pour faire cesser une situation d’énonciation qui lui déplaît, il n’élucide pas un énoncé qu’il eût pu de toute façon rejeter en bloc, car, contrairement à d’autres personnages soumis plus tard à une semblable demande?, aucune obligation légale ou affective ne le pousse à se montrer a priori favorable au « don ». Le « durement » qui renvoie au contexte énonciatif est pour lui plus fort que le « veraiement » sous le signe duquel il place son
1. Cf.« Le personnage de Lancelot », p. 83. 2. Voir par exemple le « guerredon » invoqué par Morgain devant Soupe ($ 50, I. 41-43) ou les liens qui unissent Bohort à Lancelot ($ 125,
Tr)
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énoncé; parlerait-il aussi « loiaument » que précédemment son écuyer, il prononcera tout comme lui des paroles trompeuses, bien qu’il semble alors rechercher la plus stricte neutralité. Lancelot commence en effet son intervention en faisant changer la situation d’énonciation et en plaçant son énoncé sous l’égide non compromettante de la politesse et des devoirs chevaleresques, comme si, en écho à la formule extérieurement banale adoptée par la jeune fille, la procédure même du don importait plus que son contenu. C’est pourquoi il attribue à « rien » son sens large et met ce mot en relation avec « terre », évidemment beaucoup plus matériel et neutre que « monde », antérieurement employé par la jeune fille. Ainsi, l’ambiguïté s’épaissit : alors que, précédemment, Lancelot paraissait presque séduit, il se retranche maintenant derrière la neutralité prosaïque des devoirs et des exploits exigés chez un chevalier par le sens de l’honneur. Mais cette tonalité ne concorde pas avec l’enjeu réel de ses propos, qu’il ne veut ou ne sait pas voir. Il est en effet maintenant prisonnier de son don contraignant. Comme souvent dans La Mort Artu, roman où le destin s’acharne sur les protagonistes de la Table Ronde, l’inéluctable provient d’un mauvais hasard favorisé par les
actions des héros. La réaction de la jeune fille en dit long sur les ravages qui résulteront de ce malentendu : sa surprise émerveillée et un peu incrédule, marquée à la fois par la rapidité de sa réaction, comme s’il fallait immédiatement éviter le moindre retour en arrière (« Et ele se lieve meintenant ») et par sa question, rhétorique si elle n’envisage pas la possibilité d’une réticence de Lancelot, plus inquiète si elle pressent inconsciemment que cet amour est sans issue! 1. Indice que l'Histoire s’inscrit dans le roman (cf. « Le contexte sociopolitique et son reflet », p. 7) et que les personnages y choisissent leur
propre malédiction (cf. « La mise en œuvre narrative du destin », p. 57)?
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La Mort le Roi Artu
(«Et savez vos que ce est que vos m’avez otroié ? ») ; les dispositions matérielles qu’elle adopte conformément au code courtois archétypal autrefois utilisé par Lancelot au profit de Guenièvre et qui concernent précisément « ce » tournoi où il ne fait que jouer le rôle du chevalier nouveau (« Vos m'avez otroié que vos porteroiz a ce tornoiement ma manche destre en leu de panoncel desus vostre hiaume »); et, enfin, le clair aveu de son amour (« et feroiz d’armes por
l'amor de moi »)... Tout indique que le malentendu a fait son œuvre de manière irréversible. Le dialogue peut dès lors s’interrompre, et le narrateur sonder les reins et les cœurs au-delà du quiproquo des paroles vives, afin de marquer l’enchaînement impitoyable du destin après que l’irréparable a été commis. En effet, Lancelot, comme plus tard Gauvain et Arthur
sur un autre registre, constate qu’il se retrouve prisonnier d’un code d’honneur jadis porteur de valeurs positives, mais maintenant dirigé par la fatalité contre ceux qui le respectent (1. 17-26). Croulant (« pesa », 1. 18, « dolenz », 1. 20) sous le poids des valeurs chevaleresques traditionnelles (« creanté », 1. 19, « otroi », 1. 20, « creant », 1. 24,
« desloiax », 1. 25, « couvenant », 1. 26), il n’a d’autre ressource que de mener une réflexion laborieuse dont témoignent une syntaxe embarrassée et l’accumulation des concessions (« nequedant », 1. 18, « neporquant », I. 19, « mes toutevoies », 1. 23). Mais cette introspection, assez
précise pour déboucher sur une verbalisation rapportée au discours indirect (« si come il dit », 1. 23), ne résout rien. Au contraire, elle creuse encore plus le fossé qui sépare Lancelot de la jeune fille, car celle-ci n’y apparaît qu’en liaison avec le « don contraignant », et nullement en tant que personne aimée ou aimable. La reine seule compte pour Lancelot : alors qu’il s’en était remis aux impressions fondées sur les apparences pour répondre à la Demoiselle, il se place maintenant sur le terrain de la connaissance lucide (le verbe « savoir » est répété trois
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fois en deux lignes, 1. 20-21), parce que Guenièvre rentre en jeu. En d’autres termes, Lancelot est implicitement présenté comme celui qui a « parlé faux » quand la jeune fille « parlait vrai ». Symboliquement, il ne prononcera plus, contrairement à son interlocutrice (cf. 1. 30), aucune parole au discours direct jusqu’à la fin du paragraphe (cf. 1. 34). Bien sûr, parce que, dans la première partie du roman, la destruction du monde arthurien n’est pas entrée dans sa phase active, les craintes qu’éprouve Lancelot à propos des possibles réactions de la reine (1. 21-22) se révéleront finalement non fondées; la réconciliation aura lieu, malgré l’emploi de la formule qui, plus tard, scandera les étapes de la catastrophe (« il ne trouvera jamés pes envers li », 1. 22). Cependant, ce malentendu, où la bonne foi et
l’habileté du protagoniste ne s’imposent guère comme des évidences, révèle déjà la fêlure d’un monde qui n’est plus transparent à lui-même. C’est pourquoi le piège du destin se referme totalement sur les personnages lorsque la jeune fille tire tout le parti possible de la situation. D’abord par ses actes, dont la rapidité est toujours difficile à interpréter (excitation due à une joie intense ? désir inconscient d’éviter tout retour en arrière? les deux à la fois ?) : « La demoisele li aporte la manche tout meintenant atachiee a un panoncel. » Ensuite par ses paroles, en premier lieu rapportées au discours indirect, qui insistent derechef sur la spécificité du tournoi où Lancelot sera censé être chevalier nouveau porteur d’un premier amour : la Demoiselle « li prie que il face moult d’armes a ce tornoiement por l’amor de lui,
tant qu’ele tiengne sa manche a bien emploiee ». Derechef, l'ambiguïté antérieure se trouve redoublée. En effet,
si les exploits de Lancelot combleront leur inspiratrice théorique, si la forme du tournoi sera respectée, sa signification aura toujours été viciée, car, tout au long de la
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conversation, les équivoques, voire les arrière-pensées, n’auront jamais cessé d’obscurcir le sens. Lancelot, lors de son dialogue intérieur, n’a-t-il pas dilué le terme « aventure » — qui, de toute façon, n’eût désigné qu’une pâle substitution ludique des affrontements avec l « Autre Monde » — dans une expression où il était contaminé par l’idée de risque (« en aventure », 1. 23-24), et même dans son sens plein? Lancelot ne se battra-t-il pas « por son creant tenir », alors que la Demoiselle voudrait présentement que ce fût « por l’amor de lui »? C’est pourquoi il revient à celle qui a été bernée de faire elle-même, à son insu, le bilan de tout ce qui la sépare de
son interlocuteur, par le truchement de « paroles vives » plus suggestives qu’un discours rapporté : « Et si sachiez veraiement, sire, fet ele, que vos estes li premiers chevaliers a qui ge feïsse onques requeste de riens, ne encore nel feïsse ge pas, se ne fust la grant bonté qui est en vos. » Se marque ainsi sa sincérité, grâce à la reprise du « sachiez veraiement » antérieurement employé (1. 8) de manière abusive par Lancelot, qui, pour sa part, sans que le narrateur le laisse maintenant accéder au discours direct, choisira à nouveau, au pire le mensonge, au mieux l’ambiguïté
sur le terme « amor » à la rigueur pris dans son sens le plus large : « Et il respont que por l’amor de li en fera il tant que ja n’en devra estre blasmez. » Cette sincérité de la jeune fille se fonde bien entendu sur sa réelle liberté (garante pour elle-même, sinon pour Lancelot, de la totale transparence de ses énoncés), qui contraste avec la comédie du « chevalier nouveau » que joue et que se joue Lancelot. On ne s’étonnera donc pas que ce dialogue biaisé s’achève sur le triomphe de la double entente, assurément involontaire chez la Demoiselle, et peut-être inconsciente, à tous les sens du terme, chez Lancelot. En effet, la jeune fille utilise à nouveau « riens » (1. 33), cette fois dans l’acception la plus neutre qui a peut-être donné pour Lance-
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lot naissance au malentendu, et elle rend hommage à « la grant bonté » d’un chevalier qui, même trompeur à son corps défendant, ne mérite guère cette appréciation. Quant à l’affirmation de Lancelot selon laquelle il ne « devra estre blamez » pour sa conduite au tournoi, elle fait évidemment bon marché de la portée réelle de la joute, qu’il ne saurait maintenant ignorer. En fait, le vrai dialogue se noue ici entre narrateur et narrataire, pour faire apparaître une sorte d’ironie tragique, puisque, dans l’emballement final de l’inversion du sens, toute parole semble dorénavant signifier son contraire, en une marque supplémentaire de fatalité. Lors d’une explication ultérieure avec la Demoiselle d’Escalot, Lancelot prétendra avoir toujours cultivé la clarté avec elle ($ 57, 1. 21-29). Et il est vrai qu’après la conversation initiale il finira par avouer que son cœur est pris par Guenièvre, non sans, d’ailleurs, avoir encore frôlé
l'ambiguïté ($ 39). Il n’en reste pas moins qu’il a fait preuve, avec la jeune fille, de l’imprudence inconsciente qu'il montrera plus tard, sur un autre registre et à une autre échelle, dans sa « fole amour ». Mais, au fond, peu importe qu’il se soit laissé prendre par une sensualité fugitive, marque du péché qui maintenant semble menacer tout « chevalier terrien », ou qu’il ait réellement été abusé par une situation d’énonciation mal maîtrisée et mal élucidée. Dans les deux cas, il ressort
que le monde arthurien est condamné à une fatale déviation du sens, à une impossibilité de la transparence tranquille des énoncés à eux-mêmes, des personnages à euxmêmes : le $ 14 est la réalisation discursive de la thématique du monde renversé. Par conséquent, ce passage, décisif pour l’économie narrative de « l’épisode de la Demoiselle d’Escalot » et emblématique de son fonctionnement fondé sur des quiproquos (cf. par ex. le $ 30), est aussi représentatif du roman tout entier, ce qui prouve, encore une fois, que la première partie
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du texte ne présente que l’apparence de la pérennisation du monde arthurien. La cause du malheur de la « pucele », nouveau péché d’amour commis par Lancelot, c’est le déguisement du héros de la Table Ronde en chevalier nouveau, rendu nécessaire par un autre déguisement, celui de
l’Aventure devenue impossible en tournois qui ne font que la relancer artificiellement, en un combat perdu d’avance qui falsifie le sens des actions et des paroles. Sans encore le savoir au début du roman,
le monde
arthurien court à l’abîme à cause d’un mélange de déloyauté inconsciente et de fatalité. A l’occasion de « chevaleries » ou d’amours devenues pour l’auteur illégitimes, le code social et les obligations morales des personnages se retournent inévitablement contre eux une fois commises les maladresses ourdies par le destin.
Etude littéraire
LA
MORT
DE
GAUVAIN
: $ 12
Alors que Za Quête dénonce sans ambiguïté le goût du sang éprouvé par les chevaliers, La Mort Artu manifeste une certaine complaisance à la violence. Même si on fait leur part aux nécessités structurelles et à l’obligation de mettre en scène dans des combats symboliques le mauvais enchaînement du destin, on ne peut que constater le plaisir du narrateur à relater les affrontements guerriers et les morts qui en résultent. Comme le titre du roman l’annonce implicitement, celles qui concernent les personnages principaux bénéficient évidemment d’un traitement narratif privilégié, et tel est le cas pour l’agonie de Gauvain. En sauvant du bûcher la reine Guenièvre convaincue d’adultère, Lancelot a tué Gaheriet, le frère de Gauvain : dorénavant, une haine inexpiable annule toute l’affection
que Gauvain éprouvait pour Lancelot. Ainsi, alors que le siège de la Joyeuse Garde et la restitution de Guenièvre pourraient déboucher sur la fin des hostilités, Gauvain pousse Arthur à continuer la guerre. Le roi poursuit donc Lancelot et met le siège devant sa cité de Gaunes. Les combats restant sans issue, un duel oppose Gauvain et Lancelot. Ce dernier en sort vainqueur et épargne son adversaire. Celui-ci, blessé, semble d’abord pouvoir se tirer d’affaire,
puisqu'il participe à la victoire d’Arthur sur les Romains. Mais sa plaie s’est rouverte : il entre en agonie. La mort de Gauvain (qui n'intervient symboliquement qu'après le retour au royaume de Logres, théâtre des exploits passés) représente bien sûr la fin, logiquement amenée par l'intrigue, d’un des personnages principaux
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La Mort le Roi Artu
de La Mort Artu. Mais, première d’une longue série, elle
constitue aussi un moment fort, une étape décisive de la disparition de tout le monde arthurien, qui devra dorénavant se priver de son chevalier pivot, étalon des exploits réalisés par les protagonistes chez Chrétien de Troyes et même protagoniste de romans postérieurs.
La mort d'un personnage principal du roman
La scène se déroule à « eure de vespres »'. La fin de Gauvain, héros solaire
« amendez de force et de vitesce
entor eure de midi »?, peut donc intervenir. Mais, s’il se présente lui-même comme une victime de sa démesure, il crée dans le même temps les conditions de son rachat. Une mort qui châtie la démesure. — En théorie, la Table
Ronde aurait pu échapper à la destruction si Gauvain ne s’était pas obstiné, contre toute raison, à poursuivre Lancelot de sa haine après la mort de Gaheriet’. La cause immédiate de cette destruction, c’est par conséquent Gauvain et sa rancune démesurée, retournement
de l’amour
non moins démesuré qu’il vouait à Lancelot, au point de cacher à son oncle Arthur l’adultère de son ami. Son agonie est donc pour lui une occasion de rendre des comptes sur ce point. Aussi est-il souvent question de Gaheriet lors des derniers instants de Gauvain. En raison d’un parallèle suggéré par le narrateur, puisque la mort de Gauvain rapLME 2. $ 153, 1. 14. Cf. l’article capital de J. Grisward, « Le motif de l’épée jetée au lac », Romania, XC, 1969, p. 289-340 et p. 473-514. 3. A se placer bien entendu du point de vue du lecteur naïf, et non de celui qui prend en considération « la détermination rétrograde du récit », selon laquelle il faut que cette obstination existe pour que la Table Ronde soit détruite.
Etude littéraire
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pelle à certains égards celle de son frère préféré : mêmes manifestations de douleurs paroxystiques, notamment de la part d'Arthur,
même
invocation
de Fortune.
Mais,
surtout, en raison des propos de Gauvain lui-même. Le moribond indique nettement ses liens privilégiés avec Gaheriet : « … Ce fu li hom del monde que ge plus amai. »? Et, de fait, ses dernières volontés marquent bien
sa prédilection pour cet autre lui-même*. S’il désire que le roi Arthur le fasse « enterrer a Kamaalot avec [sjes freres »‘, il ne veut partager la sépulture que du seul Gaheriet : « [Je] vueill estre mis en cele tombe meïsmes ou h cors Gaheriet fu mis. »° Ainsi, au moment des ultimes bilans, il porte lui-même un jugement sévère sur son acharnement après le décès de son frère : « Et fetes escrire sus la tombe : CI GIST GAHE-
RIET ET GAUVAINS QUE LANCELOS OCIST PAR L'OUTRAGE GAUVAIN ». Certes, la modification de l’inscription précédente (« CI GIST GAHERIET, LI NIÉS LE ROI ARTU, QUE LANCELOS DEL LAC OCIST »), témoignage d’un renversement d’attitude chez Gauvain, n'intervient que dans la mort, parce que, la fatalité intérieure entraînant les héros, les prises de conscience ne peuvent qu'être trop tardives. Mais il n’en reste pas moins que, dans la mesure où, dans la tradition arthurienne, le cimetière constitue un lieu habituel de pèlerinage, voire de visite, et où de surcroît l'écrit et
notamment les épitaphes sont, dans La Mort Artu, porteurs de vérité’, Gauvain revendique sa culpabilité devant la postérité, car le terme « outrage » montre bien qu'il est
. $ 98-99. . L. 27-28. . Cf. « Le personnage de Gauvain », p. 78. 21-25-26; 0726-27: L. 28-30. . $ 102, 1. 20-21. . Cf. « L’écrit dans La Mort Artu ».
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La Mort le Roi Artu
allé au-delà de ce qui était normalement admissible. Gauvain assume d’avoir été l’agent pervers de la féodalité, à cause de lui « outrée » dans une contradiction entre les intérêts exagérément respectés d’un lignage particulier et l’harmonie générale. À l’article de la mort, il se met à utiliser des tournures négatives toutes en nuances : « … Il ne lest en nule maniere qu’il ne viengne veoir ma tombe »!; « Si ne sera pas qu’il ne praigne de moi aucune pitié. »? Dans le même ordre d’idées, il essaie d'empêcher une nouvelle entreprise guerrière : « … Se vos vos poez garder d’assembler contre Mordret.. »? Mais cette présente mesure fait ressortir par contraste la démesure passée, dont Gauvain demande à être puni devant les hommes : « Cest escrit vueill ge qu’il i soit, si que ge soie blasmez de ma mort si comme j'ai deservi. »* Pour mieux stigmatiser |’ « outrage » d’autrefois, l’auteur n’a pas voulu que la cause principale de la mort de Gauvain soit les coups reçus lors de la bataille contre les Romains, mais une blessure infligée par Lancelot. Le texte insiste beaucoup sur cet aspect. Outre que l’épitaphe indique implicitement que Gauvain est responsable de sa propre mort (ce qui ne saurait être le cas avec la guerre contre les Romains, imposée à Arthur et à ses barons), c’est une mise en scène en trois temps qui souligne que Lancelot a été l’agent du destin : mettant en relief le contenu de l'inscription (premier temps), Arthur exprime toute sa surprise (deuxième temps : « Conment, biaus niés, estes vos dont venus a mort par Lancelot? »°), de sorte qu’en réponse, Gauvain (troisième temps) se fait
1-22. 3-24. 2-13. 1-32. RnEONI= CreERE SD ND == © 5-36.
Etude littéraire
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plus explicite sur les circonstances de sa mort : « Sire, oïl, par la plaie qu’il me fist el chief, et si en fusse ge touz gueriz, mes li Romains la me renouvelerent en la bataille. »! Le lecteur est ainsi amené à relire les savantes annonces qu'avait ménagées le texte : à la veille de marcher contre l’empereur de Rome, Arthur « lors redemande a monseigneur Gauvain comment il se sent, et il dist qu’il est ausi legiers comme il fu onques plus et d’autresi grant pooir, se ne fust la plaie del chief »2. Bien que le roi s’apprête à défaire son adversaire et donc à porter sa puissance temporelle à un niveau inégalé, une faille traverse le monde arthurien ; « la plaie del chef » en est la figure métonymique, puisque, comme justement les dernières paroles de Gauvain le confirment, elle résulte du conflit fratricide
avec Lancelot. Et c’est précisément « le jor meïsmes que li Romains furent veincu »* que « Messire Gauvains ne se plaignoit tant de nule plaie qu’il eüst comme de cele de la teste qu’il avoit receüe par Lancelot; si li avoient li Romain del tout sa douleur renouvelee le jor par les granz cox qu’il li avoient donez seur son hiaume »“. Le seul véritable défi lancé à l’Autre Monde, la seule Aventure nouvelle peut-être susceptible, fût-ce tardivement, de régénérer la Table Ronde, précipite la fin de son chevalier de référence, coupable d’être sorti de ce rôle traditionnel pour directement entrer en lutte avec le protagoniste d’un roman. On le voit, sans constituer à proprement parler un coup de théâtre (le lecteur savait déjà que « la plaie del chief renovelee » ferait mourir Gauvain‘), la révélation que
1. 2. 3. 4. 5.
L. 36-39. 8 160, 1. 40-46. $ 163, L. 1-2. 8163, L 9-14. $ 161, L 35-36.
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La Mort le Roi Artu
Gauvain fait à Arthur sur la véritable cause de sa blessure est nettement valorisée, dans la mesure où elle apparaît comme la conclusion logique de notations précédentes. Il fallait en effet que la responsabilité de Lancelot fût engagée, pour que, en fin de compte, apparût la culpabilité de Gauvain, seul instigateur du combat. Il importe qu’un chevalier aussi représentatif du monde arthurien ne meure pas sous les coups des représentants de l’Autre Monde, mais des blessures que lui inflige un pair, la Table Ronde ne pouvant mourir que d’elle-même. C’est pourquoi les dernières paroles profanes de Gauvain, qui innocentent indirectement Lancelot, suggèrent qu’il a été lui-même le premier maillon de la chaîne conduisant à sa disparition. Cette lucidité pleine de repentir va porter ses fruits. Une mort rachetée par la foi. — La mort de Gauvain entre dans la catégorie, très fréquente au Moyen Age, des morts-spectacles, le plus souvent traitées comme des morts saintes, et dont les modèles les plus prégnants sont évidemment l’agonie, puis la rédemption de Roland, et celles de Vivien? : qu’on songe simplement à l’accent mis dans la scène sur le lien avunculaire entre les deux personnages en présence. Certes, la relation familiale qui unit Arthur et Gauvain a déjà été soulignée dans le roman. Mais que le narrateur insiste sur elle au moment où Gauvain referme le livre de sa vie (c’est « monseingueur mon oncle » qui est appelé, non le roi) rappelle assurément les morts traditionnelles des héros blessés au combat. Cependant, cette ressemblance n’épuise pas le sens de la scène, car, outre qu’il est sans doute plus difficile qu’il
1. La Chanson de Roland, laisses 168-174. Voir aussi la mort d'Olivier, laisses 148-151. 2. Aliscans, laisses 22-29. SR:
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n’y paraît de prime abord d’apprécier l'influence sur un roman de clerc des codes rhétoriques de l’épopée, elle prend une signification originale dans le système textuel de La Mort Artu. Gauvain, marque de confiance placée dans la force du
repentir autant que de prière fervente, s’adresse directement au Christ : « Jhesucrist, pere, ne me juge pas selonc mes meffez. »! Ses dernières paroles, qui authentifient les auto-accusations précédentes (puisque, au-delà d’une formule toute faite et générale, « meffez » peut désigner les fautes particulières dont il vient d’être question), constituent en effet une demande de pardon explicite, verbalisée, qui ne va pas de soi pour tous les personnages principaux. On l’a déjà remarqué, Gauvain, durant sa longue agonie, monte un à un les degrés de la spiritualité, en mettant en œuvre cette vertu essentielle qu’est le repentir de façon tout à fait consciente. Ne déclare-t-il pas, avant même de revenir au royaume de Logres : « … Je sai bien que je ne vivrai ja quinze jours; si sui plus dolenz de ce que ge ne puis veoir Lancelot, ainz que ge muire, que ge ne sui de ma mort; que, se ge veïsse celui que ge sei au meilleur chevalier del monde et au plus cortois et ge li peüsse crier merci de ce que ge li ai esté si vilains au derrien, 1l m’est avis que m’ame en fust plus a ese après ma mort. »°? Le texte qu’il désire inscrire sur son épitaphe représente le couronnement de ce mouvement, pour lui devenu tellement important qu’il n’évite pas l’exagération. II n’est en effet pas exact que « LANCELOS OCIST [Gaheriet] PAR L'OUTRAGE GAUVAIN », puisque c’est la démesure de Lancelot (le redoublement de la « fole amour ») qui est la cause directe de la mort accidentelle de Gaheriet, et non « l’outrage Gauvain ». Loin d’être une incohérence qu’il 1. L. 40-41. 2. $ $ 165, 1. 13-19.
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faudrait corriger', cette erreur commise par Gauvain est révélatrice d’une volonté de contrition très affirmée. Consciemment ou inconsciemment, le boutte-feu de naguère se charge de tous les péchés de la Table Ronde, parce qu’il se repent sans réserve. Aussi Gauvain a-t-il pris la précaution de se trouver un éventuel intercesseur auprès de Dieu, en la personne de
Lancelot. Il commence par s’adresser à lui sur un registre humain : « Et vos, seigneur, dont il i a aucun qui encore,
se Dieu plest, verra Lancelot, dites li que ge li mant saluz seur toz les homes que ge onques veïsse et que ge li cri merci. »? Mais cette « merci », dont la voyelle tonique /1/ irradie toute l’apostrophe à Lancelot comme pour marteler un appel à la pitié générale, débouche sur une mention de Dieu (« Et ge pri Dieu qu'il le gart en tel estat com ge l'ai lessié »)’ qui dépasse les simples convenances, car recommander l’adversaire d’hier équivaut à prouver, en acte autant qu’en paroles, que le repentir fait déjà son œuvre et à encourager l’objet de cette sollicitude à agir dans le même sens : « Si li pri que il ne lest en nule maniere qu’il ne viengne veoir ma tombe, si tost comme il savra que ge serai mort; si ne sera pas qu’il ne li praigne de moi aucune pitié. »‘ Une telle démarche d’intercession, marque de l'efficacité du repentir, ne pourrait que favoriser une autre pitié, celle de Dieu, puisque, dans la communion retrouvée de la Table Ronde, serait effacé l « outrage Gauvain ». Dans tous les domaines, devant les hommes et devant Dieu, le mourant se donne les
moyens de son rachat. 1. Comme semble le suggérer M.-L. Ollier dans sa traduction, en notant à propos de l’épitaphe : « Je maintiens ici le texte de l'inscription, bien que la mort de Gaheriet ne doive rien à la démesure de Gauvain » (op. cit., p. 263, n. 1).
2 AL A16-19 3. L.19-20. 4. L. 20-24,
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C’est pourquoi il rend le dernier soupir dans une attitude de gisant, que semble lui autoriser son ultime apostrophe au Christ : « Et lors trespassa del siecle, ses meins croisees seur son piz. »! Au-delà d’une posture convenue, pour l'évocation de laquelle, dans la continuité de la tonalité précédente, « piz » rime avec « merci » (simple hasard? Subtil symbolisme linguistique suggérant la signification des mains croisées sur la poitrine dans la scène ?), se marque ici toute la volonté manifestée par Gauvain de se rapprocher d’une mort sainte. Certes, on l’apprendra un peu plus tard grâce au songe d'Arthur’, Gauvain ne conquiert son salut définitif que grâce à l'intervention des pauvres, pour qui il a fait montre de générosité, version sociale de cette pitié qu’il réclame maintenant pour lui-même. Mais son agonie, qui amorce
de toute façon un mouvement
d’intercession, le
met dans les meilleures conditions pour accéder à Dieu. La mort de Gauvain prépare sans aucun doute celle de Lancelot, selon la logique de redoublement de scènes qui caractérise la structure de La Mort Artu’. Il fallait que Gauvain mourût déjà pieusement pour que ressortît mieux, par comparaison, la fin édifiante de Lancelot, fin que le romancier tenait peut-être à valoriser pour des raisons idéologiques, puisqu'on a cru y percevoir une tonalité cistercienne* : si l’âme de Lancelot est d’emblée emportée dans le ciel par une foule d’anges, c’est que « le meilleur chevalier du monde » a lui aussi, avec cependant des péchés moins graves que ceux d’un « chevalier mondain » de surcroît coupable de haine démesurée, pratiqué la pénitence, « qui vaut seur toutes choses »°. En quelque 1. L. 41-43. 2. 8 176, L. 12-14. 3. 4. cien 5.
Cf. « La structure » et « La mise en œuvre narrative du destin ». On considère habituellement comme une trace de mysticisme cisterl’association de la mort et de la joie : $ 202, I. 26-40.
$ 202, I. 36-37.
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sorte, la mort de Gauvain est de ce point de vue le brouillon de la mort de Lancelot. Mais elle est également représentative et annonciatrice de la disparition de toute la Table Ronde. La mort d'un cycle littéraire
Gauvain rend son dernier soupir « celui jor »! même où il revient au royaume de Logres. Il ne peut plus vivre sur le lieu de ses exploits d’autrefois, il ne peut plus participer à aucune aventure, parce que le monde dont il faisait partie touche lui-même à sa fin. C’est pourquoi sa mort est l’occasion de rappeler par bribes la gloire passée de la Table Ronde, afin qu’apparaisse plus clairement que la disparition de l’univers arthurien est une fatalité. Une mort qui rappelle la gloire passée. —
On le sait,
Arthur, au moment du décès de Gauvain, atteint le som-
met de sa puissance temporelle, puisqu'il vient de vaincre les Romains et de s’assurer par là même une hégémonie sur le monde « civilisé » tel qu’on se le représente à l’époque de La Mort Artu. Afin de mieux marquer que, symboliquement, la Table Ronde commence de s’anéantir lorsque sa gloire humaine connaît son apogée, conformément au branle donné au monde par la roue de Fortune, le texte souligne que cette gloire, bien que maintenant en sursis, n’est pas encore anéantie. C’est ainsi qu’Arthur semble même investi d’un pouvoir quasi magique de ramener Gauvain à la vie. « Quant li rois [...] est venuz [au chevet de son neveu], il trueve monseigneur Gauvain si ateint que nus n’en puet parole trere;
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lors commença li rois a plorer trop durement et a fere trop grant duel ; et quant il oï son oncle qui seur lui demenoit tel duel, il le connut, si ouvri les euz et li dist si comme il pot... »! Comme par le passé, Arthur demeure l’ordonna-
teur des événements, de sorte que s’accomplit le destin de son monde, en l’occurrence la fin édifiante de son neveu.
Celui-ci, de son côté, reconquiert le bon vieux temps par sa parole, dans le mouvement même où il prouve son repentir. Non content de retrouver implicitement son ancienne amitié pour Guenièvre,
dont il fut un ardent
défenseur (« Et madame la reïne me saluez »}, il renoue les relations entre Lancelot et l’assemblée des « seigneurs » qui assistent à son agonie. Sa sauvegarde personnelle nécessitant l’intercession de Lancelot, Gauvain
recrée de facto la concorde entre son lignage et celui qui était devenu son irréductible ennemi : la mort rachetée par la foi va de pair avec l’harmonie retrouvée, célébration implicite du bonheur perdu et, par là même, un instant reconquis par la seule force du discours. Aussi Gauvain reprend-il son rôle positif, celui du bon conseiller d’abord soucieux des intérêts de son roi : « Por Dieu, se vos vos poez garder d’assembler contre Mordret, si vos en gardez; car ge vos di veraiement, se vos morez
par nul home, vos morroiz par lui. »* Il redevient lhomme mesuré qui, comme au temps où il préférait mentir à son oncle plutôt que de risquer l’éclatement de la Table Ronde, ne craint pas, pour éviter la guerre, de faire une grave entorse au code de l’honneur. Mordret, qui, à l'instar de Lancelot, a usurpé la femme d’Arthur, mérite
en effet qu’on le combatte s’ « assemble » contre lui.
Ex
BD ion
par
les
armes,
qu’on
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Néanmoins, cette harmonie retrouvée n'intervient plus dans la vie, mais dans la mort. La disparition de la Table Ronde est devenue une fatalité. Une mort fatale. — Arthur souffre énormément de l’état de son neveu. Le narrateur souligne beaucoup cet aspect. Dès qu’il se rend au chevet du mourant, « lors commença
li rois a plorer trop durement et a fere trop grant duel »!. Il fait ensuite de nouveau « grant duel »? quand il entend Gauvain dicter son épitaphe, et porte naturellement sa douleur à son comble après le décès de son neveu : « Li rois en pleure, et fet grant duel, et se pasme seur lui souvent et menu, et se claime las, chetis, douloureus.. »* Bien qu’il faille replacer ces manifestations dans le contexte de la civilisation mediévale, très portée sur une expressivité
parfois surprenante pour des modernes, l’insistance ne fait ici aucun doute : reprise du terme « duel », emploi de verbes indiquant une attitude paroxystique (non seulement le roi pleure, mais encore il « demenfe] [...] duel », « se pasme » et « se claime » malheureux), utilisation de mots qui marquent une grande intensité (« trop durement », « trop grant », « souvent et menu »), le tout cou-
ronné par une série ternaire d’adjectifs de sens très proche, unis dans une gradation syllabique régulière peutêtre destinée à rendre compte de la progression du désespoir : « las, chetis, doulereus
». Dans
un texte qui ne
dédaigne pas les effets rhétoriques*, de tels procédés ne sont sans doute pas dus au hasard. QUE . 8-9. PSN)E 341 . 43-45. 4.Voir par exemple, justement avec le terme « duel », l’anaphore qu’on trouve au $ 167, 1. 14-19 : « … Mes plus li poise encore de monseigneur Gauvain qu’il veoit chascun jor empirier et aprouchier a sa fin : c’est li deus qui plus li touche au cuer que nul autre; c’est li deus qui nel lesse reposer ne jour ne nuit; c’est li deus qui nel lesse ne boivre ne mengier. »
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En effet, tout en rappelant la mort de Gaheriet (alter ego de Gauvain dans la vie comme dans le trépas), mort déjà marquée par des manifestations de douleur extrêmes et mort qui cause la démesure dont maintenant Pagonisant se repent, le narrateur prépare ainsi l’apostrophe d’Arthur à Fortune! : immédiatement après la gradation des adjectifs, la douleur devient si aiguë qu’elle provoque et rend logique la mise en accusation du sort, devenu de manière éclatante une « chose contrere et diverse, la plus desloial chose qui soit el monde ». L’interpellation de Fortune prend ici une forme dramatisée qui redonne du sens à ce vieux fopos. Arthur a en effet recours aux procédés de mise en relief les plus couramment recommandés dans les arts poétiques, l’exclamation (« Hé! Fortune... »°, « Hé! Mort... »*) et l’interrogation rhétorique (« Hé Fortune, [...] por quoi me fus tu onques si debonere ne si amiable por vendre le moi si chierement au derrien? »). De surcroît, il rend compte des caprices du sort (un jour en haut, un jour en bas.) par un jeu d’oppositions lexicales appuyé « jadis »/ « or »f, « onques »/« au derrien « mere »/« marrastre »f; « contrere et diverse
»’; »/
« debonere [et] amiable »°. Il n’est pas jusqu’au tutoiement de Fortune, traditionnel et impliqué par la figure de l’interpellation, qui ne prenne en la circonstance un
1. Sur l’allégorie de Fortune, dans l’ensemble du roman, voir notamment l'introduction de l’édition de J. Frappier, p. XIX-XXI. L. 46-47. L. 45. 1255: L. 45-49, L. 49-50. L. 47-49. L. 49-50. L. 46-48. TENTE SES SNS
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La Mort le Roi Artu
relief spécifique, puisque, comme on l’a vu', le destin accède dans le texte au statut de personnage romanesque, d’ « actant » qui gouverne les actions des héros. De fait, Fortune est dans cette scène encore plus liée
que de coutume à la mort. Non que cette liaison soit en elle-même surprenante : la manière la plus radicale d’abaisser les hommes est de les précipiter de vie à trépas. Mais
la mort
n’en
est
pas
moins
ici surdéterminée,
compte tenu du système de sens du roman. D’abord, tout simplement, parce que, sans attendre de la voir en songe, Arthur provoque sa première occurrence dans le texte en réaction non à une véritable perte de dignité personnelle’, mais au décès de Gauvain. Ensuite, parce que, dans l’interpellation du roi, Mort, transformée en allégorie par la majuscule transcrite dans l’édition moderne, se substitue peu à peu à Fortune : de l’apostrophe qui inaugure le discours (« Hé! Fortune. ») à celle qui le clôt « Hé! Mort... », s’insinue l’idée que le monde arthurien n’a plus d’autre destin que la disparition, que Fortune ne saurait avoir d’autre compagne* que la mort. Gauvain l’avait suggéré de son côté avant de rendre le dernier soupir. En effet, lorsqu'il déclarait à Arthur, en soulignant combien, au seuil de la mort, il était sûr de son fait, « … Ge vos di veraiement, se vos morez par nul home, vos morroiz par lui [Mordret] »“, il énonçait une véritable prédiction, destinée à infléchir le cours du destin et à le séparer de la mort. Mais, précisément, nul ne possède le pouvoir d’aller à l’encontre des desseins de Fortune, en dernier ressort messagère des volontés de Dieu.
1. Cf. « La mise en œuvre narrative du destin », p. 57.
2. Puisque, si Fortune a « honni » Arthur de sa terre (cf. 1. 52-53), sa puissance temporelle n’en est pas moins, rappelons-le, à son zénith. 3. Cf. « Tu [...] as apelee avec toi la Mort... » (1. 51). 4. L. 14-15. 5. Sur les rapports complexes entre Dieu et Fortune, voir J. Frappier, Etude.., principalement p. 254-256 et p. 261-263.
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Arthur combattra
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123
donc Mordret envers et contre tout,
prouvant paradoxalement du même coup la justesse de la prédiction émise par son neveu. Mais, sans attendre de découvrir la suite de l’intrigue, le lecteur pouvait savoir que le destin et la mort ne faisaient plus qu’un dans La Mort Artu, puisqu’en fait le roi n’a plus le choix : s’il ne combattait pas Mordret, celui-ci triompherait, et c’en serait alors fini de l’Arthur consacré par le courant litté-
raire qui l’a rendu cèlèbre. Et, de toute façon, la mort de Gauvain ne représentet-elle pas, en soi, la meilleure des prédictions? Victime d’une blessure contractée lors de son duel contre Lancelot, il consacre la défaite de l’épée magique Excalibur, avec laquelle il combattait'. Le signe d’élection d'Arthur, justification sinon fondement de son personnage traditionnel, n’est plus synonyme d’invincibilité. Sa disparition est proche, et avec elle celle de tout un monde romanesque qui, de texte en texte, trouvait toujours de nouvelles ressources pour se régénérer et pour constituer
une comédie humaine de la chevalerie. Avec la mort de Gauvain, c’est bien, au-delà de la dis-
parition d’un personnage, la mort d’un cycle littéraire qui est amorcée.
Conclusion
Le décès de Gauvain inaugure une longue série : un à un, les principaux héros de la matière arthurienne vont ensuite rendre l’âme, la réaction immédiate du roi Arthur,
qui « se pasme si souvent que li baron ont doutance qu'il ne muire entre leur mains »?, pouvant à cet égard être
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La Mort le Roi Artu
considérée comme une annonce de l’hécatombe générale. Mais, outre cette fonction narrative immédiate, la scène
révèle les enjeux du roman tout entier. L'inscription funéraire demandée par Gauvain, au centre de la séquence, prend en effet une triple valeur : reconnaissance
d’une
faute, rachat
des péchés dans
le
repentir et gage de mémoire. C’est que le recours à P « escrit », dans un passage qui utilise pourtant beaucoup le discours (on y note trois fois « entendre » et, surtout, dix-huit verbes déclaratifs), dépasse le seul enjeu de la sauvegarde personnelle d’un individu, fût-il le chevalier de référence de la cour de Kamaalot. Acte de contrition,
l’épitaphe est une garantie de vérité pour un avenir que Gauvain semble considérer comme très incertain : il n’existera bientôt plus personne pour raconter les aventures du mourant. En d’autres termes, elles seront entrées
dans l’histoire. De facto, le simple fait de consigner soimême (là réside évidemment l’originalité par rapport aux précédentes inscriptions) par écrit le bilan de sa vie équivaut à émettre une nouvelle prédiction, qui concerne cette fois le roman dans son ensemble : /a Table Ronde agonise tout autant que Gauvain. Mais le monde arthurien trouve son salut par des voies semblables à celles qu’emprunte son chevalier étalon : de même que « les lettres » gravées sur une pierre solide témoigneront pour les siècles à venir du destin particulier d’un Gauvain mort depuis longtemps, de même l’écrit qui les reproduit, c’est-à-dire La Mort Artu, témoignera-t-il d’un monde arthurien lui aussi évanoui.
Bibliographie sélective
ÉDITIONS
ET TRADUCTION
DE
« LA
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»
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duction qui aidera beaucoup le débutant. Introduction succincte mais pertinente.
Santucci Monique, La Mort du Roi Arthur, Paris, Champion, 1991. Offi-
cieusement traduction de référence pour les concours. ŒUVRES
MÉDIÉVALES
DE
MORT
« LA
ARTU
UTILES
À LA COMPRÉHENSION
»
A défaut d’entreprendre la lecture de tout le cycle du Lancelot-Graal, on peut notamment consulter, pour aller à l’essentiel :
Régnier-Bohler Danièle (sous la coordination de), La Légende arthurienne, Le Graal et la Table Ronde, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990. Recueil de différents romans traduits, certes d'importance inégale, mais susceptibles d'apporter une «culture arthurienne » générale.
Pour la connaissance de textes directement en rapport avec La Mort Artu, on pourra privilégier, par ordre chronologique de leur apparition au Moyen Age : Arnold Ivor, édition de Le Roman de Brut de Wace, Paris, SATF, t. 1 : 1938 et t. 2 : 1940. Roques Mario, édition de Le Chevalier de la charrete, Paris, Champion,
1970. Lecoy Félix, édition de Le Conte du Graal (Perceval), Paris, Champion, tHEM073ett.2:11975. Micha Alexandre, édition du Lancelot en prose, Genève, Droz, 1978-1983 (9 vol.).
Baumgartner Emmanuèle, traduction de La Queste del saint Graal, Paris, Champion, 1979. OUVRAGES GÉNÉRAUX SUR LA CIVILISATION OU LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALES
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OU
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Imprimé en France Imprimerie des Presses Universitaires de France 73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Janvier 1995 — N° 41 098
ÉTUDES LITTÉRAIRES . Charles Baudelaire — Les Fleurs du mal, par J.-P. Giusto . Emile Zola - Germinal, par C. Becker . Blaise Pascal - Les Provinciales, par G. Ferreyrolles
Le Roman de la Rose, par À. Strubel Les fabliaux, par D. Boutet
. . . PB Ur Où —j 00 D& . . .
Madame de Lafayette - La Princesse de Clèves, par P. Malandain Louis-Ferdinand Céline - Voyage au bout de la nuit, par A.-C. et J.-P. Damour Jean-Paul Sartre — Les Mains sales, par F. Bagot et M. Kail Agrippa d’Aubigné — Les Tragiques, par F. Lestringant Michel de Montaigne — Les Essais, par M.-L. Demonet André Breton — Nadja, par R. Navarri
. Alfred de Musset — Lorenzaccio, par J.-M. Thomasseau
. P.-A. Choderlos de Laclos — Les Liaisons dangereuses, par M. Delon . F.-R. de Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe, par H. P. Lund . Tristan et Iseut, par E. Baumgartner
. . . . . . .
Molière — Tartuffe, par G. Ferreyrolles Ancien français. Fiches de vocabulaire, par N. Andrieux-Reix Voltaire — Candide ou l’Optimisme, par À. Magnan Joris-Karl Huysmans — A Rebours, par F. Court-Perez Bertolt Brecht — La Résistible Ascension d’Arturo Uïi, par D. Mortier Henrik Ibsen - Maison de poupée, par Y. Chevrel Pierre Corneille — Le Cid, par À. Couprie
. Charles-Louis de Montesquieu — Lettres persanes, par J. Goldzink . Marcel Proust — A la recherche du temps perdu, par G. Cogez . Sophocle - Œdipe Roi, par G. Hoffmann
. Kateb Yacine - Nedjma, par C. Bonn . . . . . . . . . . . . . . . . .
Gustave Flaubert - Madame Bovary, par G. Gengembre Luxun - Histoire d’A Q : véridique biographie, par M. Loi Ancien français. Exercices de morphologie, par N. Andrieux-Reix et E. Baumgartner Dos Passos - Manhattan Transfer, par J.-P. Morel Chronologie de la littérature française, par J.-P. de Beaumarchais et D. Couty François Mauriac — Thérèse Desqueyroux, par V. Anglard Robert Musil —- L'homme sans qualités, par J. Dugast William Shakespeare —- Hamlet, par À. Lorant Perrault - Contes, par M. Simonsen Stendhal - La Chartreuse de Parme, par P.-L. Rey La Chanson de Roland, par J. Maurice Chrétien de Troyes - Yvain, Lancelot, la charrette et le lion, par E. Baumgartner Albert Camus — L’Etranger, par F. Bagot Anton P. Tchékhov — La Cerisaie, par C. Hamon-Sirejols Guy de Maupassant — Une vie, par B. Valette Ancien et moyen français. Exercices de phonétique, par N. Andrieux-Reix Aimé Césaire — Cahier d’un retour au pays natal, par D. Combe
. . . .
Guillaume Emile Zola Jean de La Honoré de
Apollinaire - Alcools, par D. Alexandre - L’Assommoir, par C. Becker Bruyère - Les Caractères, par P. Soler Balzac - Le Lys dans la vallée, par G. Gengembre
. Marguerite Duras, Alain Resnais — Hiroshima mon amour, par C. Carlier
. François Rabelais - Pantagruel. Gargantua, par P. Mari . Gustave Flaubert — Trois contes, par H. P. Lund . La Mort le Roi Artu, par J. Maurice
. Abbé Prévost - Manon Lescaut, par S. Albertan-Coppola . Joachim du Bellay — Les Regrets, par F. Roudaut
Lancelot, Guenièvre,
les chevaliers de la Table Ronde...
Qui
n'a jamais un jour rêvé de ces héros ? Issues d’une longue tradition faite d'ouvrages à prétention historique et de romans, nourries de mythes celtiques et de réinterprétations chrétiennes, les œuvres qui les mettent en scène forment un pan majeur de l'imaginaire médiéval. C’est pourtant un roman du xmn° siècle, La Mort le Roi Artu, qui récupère les textes relatant la disparition d'Arthur, le chef du royaume qui est le théâtre des Aventures de la Table Ronde, et qui raconte & le crépuscule des héros », avec pour ambition
de mettre un point final à un très
fécond cycle littéraire. Mais La Mort le Roï Artu lement une valeur historique, puisque son lecteur des problématiques très modernes : subtils effets scènes symboliques, personnages emblématiques, bon droit que La Mort le Roi Artu passe pour le de la littérature romanesque du x siècle.
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n’a pas seuy rencontre de structure, etc. C’est à chef-d'œuvre
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