La Méthode Naturelle - L'Apprentissage du Dessin

Un de les trois ouvrage de la série "La Méthode Naturelle", de Célestin Freinet.

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La Méthode Naturelle - L'Apprentissage du Dessin

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et, chaque année, près de 200 nouveautés dans les domaines les plus divers : livres pratiques, sciences, litté­ rature, techniques... Afin de vous informer de toutes ces publi­ cations, marabout édite un catalogue où vous trouverez, régulière­ ment, les nombreux ouvrages qui vous intéressent. Pour l’obtenir gracieusement, il suffit de nous envoyer votre carte de visite OU une simple carte postale mentionnant vos nom et adresse, à marabout S.A., 65, rue de Limbourg - B 4800 Verviers (Belgique).

Du même auteur : a) chez Marabout : L’apprentissage de la langue (MS 264) L’apprentissage de l’écriture (MS 266) b) chez Delachaux et Niestlé : Les dits de Mathieu L’Education du travail Essai de psychologie sensible c) chez d’autres éditeurs : L’Ecole moderne française (Rossignol) Le journal scolaire (C.E.L.) Les techniques Freinet de l’école moderne (Bourrelier, A. Colin) Vous avez un enfant (en collaboration avec Elise Freinet, La Table Ronde) Bandes enseignantes et programmation (Ecole moderne) Travail individualisé et programmation (en collaboration avec M. Berteloot, Ecole moderne)

C. Freinet

la méthode naturelle 2

l’apprentissage du dessin

marabout service / éducation

marabout service Collection dirigée par Marc Baudoux. Couverture : Nicolas Fabre et Lucien Meys. Direction technique : André Comhaire. © Delachaux et Niestlé, S.A., Neuchâtel, 1969, 1973 ; et, pour la présente édition, marabout s.a., Verviers, 1975. Toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est strictement interdite sans autorisation écrite de l'éditeur. Les collections marabout sont éditées et imprimées par marabout s.a., 65, rue de Limbourg, B-4800 Verviers (Belgique). — Le label marabout, les titres des collections et la présentation des volumes sont déposés confor­ mément à la loi. Correspondant général à Paris: INTER-FORUM, 13, rue de la Glacière, 75-624-Paris Cedex 13. — Distributeur exclusif pour le Canada et les Etats-Unis: A.D.P. inc., 955 rue Amherst, Montréal 132, P.Q. Canada. — Distributeur en Suisse : Diffusion SPES, 39, route d’Oron, 1000 Lausanne 21.

Préface

Les parties qui composent cet ouvrage ont déjà paru, pour l’essentiel, dans diverses publications, et notamment dans l'Educateur, revue dirigée par C. Freinet (éd. de l’Ecole Moderne, Cannes). Elles peuvent être considérées, les unes et les autres, comme des étapes de recherche sous les auspices d’une direction unique, la poussée de la vie, orientée par le Tâtonnement expé­ rimental, fondement théorique de toute l'oeuvre psycho-pédagogique de Freinet. S’ajoutent à ces pièces — qui sont comme les pierres d’angle d’une cons­ truction à parfaire — des écrits plus récents, non encore publiés, réalisés dans une étroite collaboration de pensée entre Freinet et moi-même: nous avions en projet une vaste synthèse pédagogique, psychologique et culturelle du dessin d’enfant, dans laquelle l’expression artistique entrait en ligne de compte et, déjà, affirmait ses prérogatives. Ce projet ne devait pas voir le jour en sa totalité. J’en propose cependant ici les éléments qui, déjà, font pressentir et le mouvement et la densité des travaux de base et l’aboutissement qui aurait dû leur être donné. Comme toutes les créations pédagogiques de Freinet, celle-ci s’appuie sur les nombreuses expériences et les travaux de ses camarades du rang, attelés à la même tâche pour la solution des mêmes problèmes. Le livre que nous présentons est significatif de l’esprit et de la méthode qui président à cette collaboration constructive. La première partie, Méthode naturelle de dessin, comprend, en un raccourci dynamique, les directives générales qui marquent en quelque sorte le coup d’envoi, la mise en marche de la vaste recherche collective. L’Escalier de dessin qui la termine y joue le rôle d’un test complexe, à degrés, rompant avec le cloisonnement des faits constatés, pour s’élever, au-dessus des obser­ vations élémentaires isolées, vers une connaissance d’ensemble et de conti­ nuité du comportement intellectuel, affectif et déjà culturel de l’enfant. Il est semblable au tronc de l’arbre qui prépare ses premières branches sur les­ quelles viendront s’appuyer à leur tour les multiples Genèses (l'Homme, les Maisons, les Autos, les Oiseaux, les Chevaux, etc.) sorties en vrac des innombrables cahiers d’écoliers.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Ce travail énorme de ramassage de documents, se prolongeant au long des années, avait pour but d’asseoir solidement la véracité des processus du Tâtonnement expérimental et sa généralité; d'en découvrir sans cesse le phylum vivace qui, selon l’expression de Teilhard, « va se pluraliser pour faire face à des possibilités diverses »; d’en constater l’éventail, des ramures jusqu’aux plus fines antennes dans la direction voulue de l’équilibre de la loi. La loi, Freinet en redoutait l’assujettissement ; celui qu’elle risque d'imposer à qui prend l’habitude d’en user comme d’une mesure valable pour les petites choses, sans voir qu’elle doit être considérée dans le vaste rythme de la vie, sans comprendre que pratique et théorie sont les deux faces d’un même comportement imposé par son autorité éternelle. Ces considérations expliquaient et justifiaient le récolement élargi des multiples genèses et leur intégration dans les ramures du tronc initial. Le destin ne permit pas à Freinet de pousser ces constructions organiques jus­ qu'à la dernière et magistrale synthèse. C’est ainsi que des genèses sont restées en attente de réalisation (les Bêtes, les Fleurs, les Soleils, les Arbres.. ) et que celles qui ont été réalisées n’ont pu être raccrochées à l'Escalier de base pour faire naître un escalier de second degré; une ramification plus fine et plus subtile dans laquelle la sève de l’énergie instinctive se mue en énergie intellectuelle et spirituelle, le tout relevant d’une énergie unique, la Vie, dans ses démarches de tâtonnement toujours orientées vers un but. Ce travail non achevé et qui laisse en suspens des recherches en attente d’aboutissement, peut donner l’impression d’une pensée insuffisamment mûrie: des vides apparaissent, qu’il n’est pas possible de combler. Mais du moins, dans la perspective d’un travail solide, et délibérément orienté, dans les données positives qu’il propose, iront s’affirmant les enseignements de toute l’oeuvre de Freinet, une oeuvre qui doit être considérée dans le rythme de l’action nécessaire: aller à l'essentiel, éclairer le problème le plus actuel, le suivre dans les développements qu’il appelle, marcher vers une conquête qui n’est jamais définitive. C'est là le rôle du pionnier traceur de routes dans les landes stériles de la réalité scolaire: « L’homme voit non le travail lui-même, mais le but, et il marche droit vers ce but; il rase, il coupe, il déblaie. Quelques tiges opiniâtres échappent bien au tranchant de sa serpe, les buissons coupés encombrent parfois encore le chemin. Mais d’autres viendront derrière qui trouveront la brèche com­ mencée, le passage fait; ils passeront! Et le travail avancera vers le but entrevu.1 » Elise Freinet Les grandes lignes des conclusions psychologiques que Freinet comptait tirer de ses observations ont été indiquées à la fin de chaque genèse. Pour les différencier du texte original, ces remarques sont signées E. F. 1

C. Freinet, L'Educateur prolétarien (15 juillet 1937).

Avant-propos

Le plus grand mérite des hommes est peut-être de se sentir respon­ sables de leurs actes, d’en honorer l’aboutissement sous l’angle de la plus noble conscience. Ceci ne veut point dire qu’ils susciteront pour autant sympathie et acquiescement de la part de leurs congénères, mais bien plutôt qu'ils courront le risque de n’être pas compris dans leurs loyales intentions et même d’être dénoncés comme non-conformistes, dispensateurs de trouble et d’erreur. Mais, quoi qu’il arrive, toute pensée généreuse fertilisée par l’action porte toujours ses fruits. Un moment vient, en effet, où la vérité per­ sonnelle, signifiée par le travail patient, est communicative. Bien sûr, le message qu’elle délivre n’est pas reçu par tous, mais il suffit que quelques disciples s’en pénètrent et lui donnent vie à leur tour pour que l’idée aille de l’avant, prête à faire des miracles pour peu que l’enthousiasme s’en mêle. On ne sera toutefois sauvé que lorsque l'ini­ tiative isolée sera devenue pensée collective; lorsque chacun l’aura acclimatée aux conditions diverses de milieu, la rendant ainsi familière et comme inoffensive en apparence; alors, seulement, la cause sera gagnée. Au cours de quelques décades de mise à l’épreuve d’une pédagogie naturelle basée sur la libre expression de l’enfant, nous avons vécu les incertitudes et les aléas que comportent inévitablement les idées nou­ velles dans un monde plus que tout autre conformiste : l’enseignement. Mais, contre vents et marées, les découvertes qui répondent à ces besoins font leur chemin. Nous pouvons dire à notre tour que la cause d’une pédagogie rénovée est gagnée. Elle est gagnée non seulement parce qu’elle apporte des techniques éducatives modernes efficientes, mais aussi parce qu’elle entraîne une reconsidération de la psychologie tradi­ tionnelle outrancièrement analytique et vouée à l’immobilisme des facultés de l’âme. L’enfant qui fait à chaque instant la preuve de ses aptitudes créa­ trices, qui sans cesse imagine, invente, crée, ne peut être compris et

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

apprécié que par une psychologie de mouvement tout entière à découvrir. Si nous avons posé des jalons solides pour la mise en marche d’une psy­ chologie de l’action, nous ne saurions considérer nos longues années de recherche et de travail comme un acquis définitif. Nous les entendons simplement comme un grand pas fait vers une connais­ sance dialectique et plus humaine de l’âme de l’enfant et de ses pouvoirs. Il va sans dire qu’il faut, pour élargir le champ de la pédagogie, ne pas se sentir ligoté, limité par une simple pédagogie d’acquisition. Dans l’ambiance de compréhension et d’amitié de nos Ecoles Modernes s’éveil­ lent des valeurs qui ne sont point prévues aux programmes scolaires. Telles sont les créations d’art et de poésie qui donnent à nos humbles écoles publiques leur plus émouvant visage. Ce sont fleurs de la sensibilité enfantine et de la sollicitude du maître. Elles n’éclosent que dans un climat de confiance et de liberté où la sympathie et l’accueil viennent à la rencontre des initiatives les plus secrètes. L’école traditionnelle, tendue vers le rendement scolaire et la prépa­ ration aux examens, ne manque pas de bonnes intentions, mais les rigueurs des contrôles intempestifs et la discipline extérieure qu’elle doit maintenir briment à chaque instant la spontanéité de l’enfant. Elle ignore les jar­ dins secrets où l’enfance heureuse fait chanter ses joies innombrables. Le bonheur est une fleur qui a besoin de présences et de tendresse. L’enfant livré à lui-même perd beaucoup de temps à discerner en lui les hiérarchies nécessaires à la formation de sa personnalité. Un témoin, un aide le sauvera des errements inutiles et des découragements. Si le maître sait remplir ce rôle de catalyseur et de confident, s’il sait aider à franchir les obstacles et à conserver l’enthousiasme et l’initiative, alors sera réalisé l’idéal compagnonnage qui donne à l’éducation ses plus grandes chances de réussite, son ampleur et sa subtilité. Et l’on ne s’étonnera plus de décou­ vrir l’enfant-artiste et l’enfant-poète qui chez nous évoluent avec aisance et sûreté alors qu’ils apparaissent dans les classes traditionnelles comme des spécimens exceptionnels. Les limitations créées par une pédagogie de simple rendement scolaire n’ont pas permis d’évaluer les possibilités de l’enfant à leur juste valeur. Parents et maîtres ne se soucient jamais que de l’acquis en vue des exa­ mens et ils ont une totale défiance des dessins et des poèmes d’enfants pour lesquels d’ailleurs les professeurs, à l’échelon plus haut, ont grande commisération. Il a fallu toute la chaude sympathie des artistes et des poètes pour légitimer les créations enfantines et leur reconnaître un certain quotient culturel. Maintenant l’élan est donné; il suffit d’acclimater l’expression libre de l’enfant dans des classes résolument ouvertes sur la vie. C’est en apparence facile. Cependant, à y regarder de près, le problème est en réalité d’une ampleur qui risque d’effrayer les tenants de l’immobilisme et de la scolastique pédagogiques.

AVANT-PROPOS

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Pour donner un aliment à cet élan prodigieux de l’enfance, c’est toute notre conception du processus de civilisation qu’il faudrait recon­ sidérer. Nous devons, éliminant radicalement toutes entités intellectua­ listes impuissantes à expliquer et à ordonner le comportement de l’enfant, rendre leur dignité et leur valeur fonctionnelle aux considérations maté­ rielles, physiologiques, humaines et de milieu; replacer tout processus vital de l’enfance sous le signe de l’expérience permanente et complexe qui est seule souveraine; grouper, autour de quelques idées simples de bon sens, admises par les plus sincères et les plus dynamiques des hommes de science et lumineusement révélées par les sages, la complexité crois­ sante de nos réactions éducatives; sentir, pour les corriger, les raisons d'impuissance et d’échec et découvrir les voies libératrices d’une pédagogie à la mesure de l’homme. Ce n’est pas à l’absolu de nos conquêtes, mais à la relativité de nos prétentions qu’on mesurera la profondeur de nos recherches et l'efficacité de nos conseils. La vie est une conquête. Elle n’est une lutte qu’à cause de nos com­ munes erreurs. C’est par un commun effort des bonnes volontés que s’ouvrira devant l’enfant un avenir à la mesure de ses espérances. E. F.

PREMIÈRE PARTIE

La méthode naturelle de dessin

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

INTRODUCTION A LA MÉTHODE NATURELLE

L’Education artistique, à l’école et hors de l’école, a aujourd’hui franchi un tournant. Elle ne visait naguère qu’à cultiver quelques talents exceptionnels dont l’apparition météore — qui est d’ailleurs de tous les temps — attestait tout à la fois la permanence du génie et l’incapacité foncière de la masse à les approcher ou même à les comprendre. Notre époque, préoccupée d’éducation populaire, a aujourd’hui dépassé ce stade. Nous sommes, les uns et les autres, à la recherche des méthodes pédagogiques qui peuvent le mieux développer et promouvoir les apti­ tudes artistiques de la masse des enfants, dans le cadre normal d’un milieu social et d’une école dont nous devons prévoir, orienter et préparer l’évolution. Dans ce complexe vital où aucune discipline ne saurait être isolée de l’ensemble du problème éducatif, il nous faut étudier dans quelle mesure la culture artistique souhaitable peut aider à l’éclosion et au mûrissement des autres facultés pour concourir au maximum à la formation de l’en­ fant, de l’homme qui demain affrontera avec maîtrise les difficultés impé­ ratives de la civilisation contemporaine. Cette recherche et cette étude sont d’autant plus nécessaires que le dessin et la peinture ont été de tous temps, et restent bien souvent encore, considérés comme des activités de luxe, dont on ne nie pas les mérites, mais qui ne doivent pas empiéter sur les techniques scolaires considérées comme essentielles. On accepte en effet que « gribouillent » les enfants des petites classes; on admire loyalement leurs réussites comme on admire les châteaux de sable dressés sur la grève et que la marée montante dissoudra — éternel recommencement — sans autre portée que l’exaltation d’un instant; comme on s’émeut au gazouillis de l’enfant dans son berceau avant que les exi­ gences de la vie ne viennent ternir cette exaltation et cet espoir. Cette éclosion, dont nos expositions de dessins d’enfants sont un émouvant témoignage, devra-t-elle s’évanouir elle aussi devant les néces­

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sités scolaires? Ne sera-t-elle qu’une lueur sans lendemain? Ou parvien­ drons-nous au contraire à en faire comme une solide base de départ pour une éducation aux exaltantes destinées ? Autrement dit : des œuvres d’expression libre et d’intuition peuvent-elles fleurir dans nos classes du degré primaire et s’inscrire dans le cadre normal de nos méthodes? Per­ mettront-elles chez nous la progression indispensable qui doit amener nos élèves à la production d’œuvres d’art conscientes et mûres? La fantaisie des premières réalisations est-elle une assise possible pour l'acquisition des techniques? Ou devrons-nous, à un certain moment, abandonner nos jeux supposés gratuits pour affronter les devoirs arides et décevants de la vie? Existe-t-il, en définitive, une méthode de formation artistique sur la base de l’expression libre de l’enfant? C’est pour répondre à cette grave question que nous apporterons ici notre expérience et notre témoignage. Nous n'ignorons pas que l’opinion des éducateurs et des parents reste encore générale et formelle. Quelle que soit la valeur intrinsèque des œuvres nées du besoin de l’enfant de s’exprimer dans une langue qui lui est particulière et dont on reconnaît la féconde subtilité, on n’en reste pas moins persuadé qu'il faut, à un moment donné, entre 7 et 12 ans, abandonner cette voie royale pour sacrifier à la scolastique. Et l’expé­ rience semble donner raison aux sceptiques. Dans les classes que nous dirons traditionnelles, on constate en effet que les enfants n’ont aucune qualité artistique, qu’ils ne savent, sauf de rares exceptions, ni dessiner, ni peindre. Ils n’ont pas d’idées, ce qui force les éducateurs à leur imposer des notions techniques par le pro­ cessus classique des devoirs et des leçons. Et l’on constate aussi que les enfants formés dans les classes mater­ nelles ou enfantines, dans les cours préparatoires ou élémentaires à une pratique exaltante d’Ecole Moderne, dégénèrent à mesure qu’ils fran­ chissent les degrés de l’école, comme si se produisait à ce stade une sorte de révolution organique qui modifierait les processus de pensée et de vie; comme si le sang ne circulait plus avec la même force ni dans le même sens et si se produisait, dans le domaine de la culture artistique, une mue radicale qu’on compare volontiers aux incidences profondes de la puberté. Quelle explication donner à ces constatations? Quelle méthode recommander pour dominer le fameux hiatus qui semble contredire les données habituelles de la formation et de la vie? C’est à cette reconsidération que nous allons nous appliquer. Il y a, à l’origine de tous les systèmes psychologiques et pédagogiques contemporains, une conception que nous croyons erronée des processus de formation des individus et d’acquisition des connaissances et des mécanismes indispensables à la vie. Malgré les enseignements de tous les sages et les démonstrations théoriques des scientifiques disparus ou contemporains, l’école à tous

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les degrés reste persuadée qu’aucune culture n’est possible sans l’étude, soi-disant méthodique, des règles et des lois qui en seraient les éléments constitutifs, le squelette auquel il suffira ensuite d’insuffler la vie. Et les moyens pratiques de cette culture sont la mémorisation, les devoirs et les leçons avec les éléments de sanction qui en sont les instruments. Là réside la grande erreur si difficile à surmonter qui justifie toutes les fausses manœuvres de la scolastique. Le bon sens et l’expérience disent au contraire que ce n’est jamais par l’explication intellectuelle, par le retour aux règles et aux lois que se fait une acquisition, mais seulement par le même processus général et universel de tâtonnement expérimental qui est à la base, depuis toujours, de l’apprentissage de la langue et de la marche. Quand l’individu non déformé par des techniques accessoires se trouve en face d’une difficulté, il n’a jamais recours pour la résoudre aux connaissances théoriques qu'on a pu lui enseigner. Il agit d’abord au hasard, ou se décide selon l’occasion qui s’offre ou une inflexion particu­ lière qui laisse espérer une réussite. Car l’individu a besoin de réussir. L’échec est toujours destructeur et désorganisateur. Il est la maladie, la souffrance et la mort. Et l’individu veut vivre. Si l’essai échoue, c’est comme un chemin qui se ferme à la barrière duquel on se sera plus ou moins meurtri. On n’aura plus tendance à recommencer l’expérience. C’est une voie bloquée qu’il sera très difficile de débloquer si la vie ultérieure en fait un jour une nécessité. Mais si l'essai réussit, c’est une trace qui se creuse, où on aura ten­ dance à s’engager pour les essais ultérieurs, en vertu d'une loi d’économie de l’effort qu’ont souvent mise en valeur les psychologues. Le processus va se diversifiant, mais à tous les degrés de notre formation, dans tous les éléments de notre lente culture, il reste le mécanisme souverain qui est comme le fd d’Ariane de notre nouvelle psychologie et de notre pra­ tique pédagogique. Cela ne signifie certes pas que toute acquisition sera le fruit exclusif d’un tâtonnement expérimental personnel. A un certain stade, l’individu s’approprie, par imitation, par observation ou par lecture, l’expérience des autres, l’expérience présente et passée des générations. Mais cette appropriation se fait alors sur la base et en fonction de l’expérience per­ sonnelle qui continue à orienter le tâtonnement. Le tâtonnement expé­ rimental en est diversifié et accéléré, sans perdre pour cela ses vertus pour ainsi dire organiques. C’est par ce tâtonnement expérimental et non par des leçons scolas­ tiques que tous les enfants de tous les temps et de tous les pays appren­ nent à la perfection la pratique de la marche et l’acquisition de leur langue maternelle. L’enfant prononce un jour certains sons qui ne sont à l’origine que l’accident d’un cri plus ou moins expressif. A l'expérience, quelques-uns de ces sons acquièrent, à posteriori, comme une justification et une valeur

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de relation. Ils sont une réussite expérimentale. L’enfant les répète alors jusqu’à ce qu’il les ait fait entrer dans son automatisme de vie. D’autres expériences- et d’autres réussites enrichiront ce premier langage que l’enfant confrontera, expérimentalement encore, à l'expérience d’autrui. Des mots nouveaux naîtront et se préciseront pour passer, eux aussi, dans l’automatisme. Aucune leçon, aucune règle, n’interviennent jamais dans cet appren­ tissage. Les erreurs accidentelles de quelques adultes sont toujours dépas­ sées et corrigées par les conquêtes expérimentales de la vie. Les résultats sont si parfaits, qu’aucune méthode à ce jour n’est parvenue à faire mieux et que, sauf déficience physiologique grave, tous les enfants apprennent à parler la langue de leurs parents, comme l’oiseau apprend à chanter le chant des oiseaux. Qui plus est : on pourrait, par de nombreux exemples, apporter la preuve que les causeurs les plus délicats, les orateurs les plus éloquents, ont acquis leur talent non par des leçons scolastiques, mais par ce même processus de tâtonnement expérimental souverain. Les règles et les lois sont-elles alors, dira-t-on, totalement inutiles? Elles sont un aboutissement et non un point de départ. Elles n’in­ terviennent d’ailleurs avec quelque utilité que lorsque l’individu a fait passer dans son automatisme verbal la pratique de son langage. Avant ce moment, le fait de mettre anormalement l’accent sur les règles sans fondement expérimental risque de troubler ce processus de tâtonnement et fausser d’une façon irrémédiable tout le mécanisme d'acquisition. On nous objecte souvent que ce qui est vrai pour le langage ne l’est pus forcément pour les autres disciplines. Mais pourquoi un processus qui réussit à cent pour cent pour une des acquisitions les plus délicates ne serait-il pas valable pour les autres conquêtes? Le processus est général : il règle de même l'apprentissage de la marche où n'intervient jamais aucune leçon d’aucune sorte; il est à la base de tous les actes courants de la vie, de la musique, du chant, du dessin, de la peinture et de tous les arts en général. Qu’est cette méthode? Dès le premier âge, à partir de deux ou trois ans, nous laissons l’en­ fant dessiner librement. On verra son crayon se mouvoir d’abord au hasard sur la feuille. Puis une ressemblance surgira, une réussite naîtra, que l’enfant répétera jusqu’à la faire entrer dans son automatisme. D’autres essais suivront, d’autres réussites perceront, les essais non réussis étant automatiquement abandonnés. Nous précisons bien qu’il ne s'agit pas là du procédé d'essai et d’erreur dont ont traité certains psychologues. Les gestes de l’enfant ne sont point gratuits. Ils suivent des traces expérimentales. Ils ont un but, fruit parfois d’un début d’appréciation intuitive individuelle, la plupart du temps des rapports naissant avec le milieu ambiant auquel un sentiment

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puissant le pousse à s’intégrer. C’est pour cette intégration qu’il s’inspire de celui ou de ceux de ses camarades qui ont acquis déjà une enviable maîtrise. Il se met naturellement à l’unisson des actes réussis par d’autres, comme il essaiera de se mettre à l’unisson d’un beau paysage, d’un objet émouvant ou d’œuvres maîtresses d’adultes. Seulement — et cela est essentiel — l’enfant ne copie pas. Il ne prend pas l’expérience des autres pour la juxtaposer à sa propre expérience. Il s’approprie cette expérience, il la fait sienne, il la soude et l’intègre à son processus de travail et de vie jusqu’à lui donner parfois une person­ nalité originale. C’est ainsi que dans les classes travaillant selon la méthode Freinet s’institue une sorte de style d’école comme dans la vie s’instituent un accent dans le langage et des tendances particulières d’esprit et de vie. Il se produit là ce qui se produit également pour la langue, qui est toujours soumise à une intonation parfois indélébile, caractéristique du dialecte. Chaque élève construit son originalité et exploite sa réussite dans le cadre d’un air de famille qui n’est pas une limitation, mais seule­ ment un élément de l’atmosphère et du climat. Il n’y a pas leçon, mais imprégnation décisive. Par ce processus, sans règle préétablie, sans copie de modèles, sans aucune explication extérieure, l’enfant acquiert expérimentalement la maîtrise du dessin et de la couleur, comme il a acquis la maîtrise de la langue. Dès ce moment, il sait marcher et ce ne sont pas les explications qu’on pourra lui donner qui modifieront sa façon de marcher; il sait parler, et il n’aura plus qu’à en perfectionner l’art; il sait dessiner et peindre et sera susceptible d’affronter expérimentalement les difficultés qu'il dominera selon les mêmes procédés d’imprégnation vivante. Mais l’individu, nous dira-t-on, n’en restera-t-il pas de ce fait à un stade infantile, et ne se fermera-t-il pas pour l’avenir aux indispensables progrès que permet une initiation méthodique bien comprise? Nous avons montré le premier stade de la méthode. Il nous reste à examiner mainte­ nant un autre aspect des deux formules d’éducation, la nôtre et celle des méthodes que nous disons traditionnelles. Si, au moment où l’enfant est en plein tâtonnement expérimental pour acquérir la maîtrise du langage, on arrêtait systématiquement et d’une façon autoritaire son effort complexe pour lui enseigner la pronon­ ciation et la lecture de mots extérieurs à sa personnalité et à sa pensée, il se produirait comme un désarroi et un déséquilibre qui ralentiraient certainement son évolution, peut-être même d’une façon irrémédiable. Si, à cet enfant qui commence à dessiner et à peindre des œuvres originales et émouvantes, on disait de même : « Ta méthode de débutant n’est plus valable. Il ne faut pas continuer à t’en aller ainsi au hasard, aux caprices de ta vie. Il faut te plier à une méthode. Nous allons isoler pour toi, afin d’en graduer l’approche, les difficultés que tu abordais témérairement dans leur totalité complexe; ces éléments constitutifs,

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nous t’apprendrons à les combiner pour que tu parviennes à en remonter les mécanismes, comme un mécanicien expérimenté remonte les pièces d’une bicyclette. Tu dessineras des lignes droites, puis des lignes brisées ou des ronds; tu copieras des fleurs ou un arbre. Nous te dirons les secrets des perspectives et des ombres dans le dessin à vue d’un moulin à café ou du chapeau du directeur. » Pendant ce temps, tout le processus éducatif sera mis à ce pas pseudo­ scientifique : « Tu chantais fort bien, mais tu ne connaissais pas les notes... Il te faut rattraper ce retard. Tu sais résoudre les problèmes par les pro­ cédés de bon sens nés de ta propre expérience, mais il te faudra apprendre à en raisonner la solution. Tu devrais connaître les règles de la grammaire et de la linguistique. » Il s’agit donc, à l’aube de l’école, d’un bouleversement total des normes d’apprentissage des enfants. C’est là qu’il faut situer le hiatus dont parlent aujourd’hui si couramment les psychologues. Tout ce qui avait si bien réussi jusqu’à ce jour pour la construction de la vie devient brusquement mineur et clandestin. Un véritable désarroi trouble et déséquilibre le comportement des enfants qui ne raccordent plus les données de l’intelligence scolaire aux exigences de leur propre vie. Tout le comportement scolaire ultérieur va en être affecté : l’enfant ne se reconnaît plus dans un monde nouveau qui n’est pas à sa mesure et pour lequel il ne distingue plus ni cheminement, ni but. La seule res­ source qui lui reste pour ne pas sombrer est de singer les idées et les gestes des autres. Ce trouble du comportement à l’épreuve de la scolastique est, hélas ! un fait d’expérience qu’il suffit à peine de souligner pour en dénoncer la gravité et les conséquences. Prenez un enfant de six ans qui manœuvre crayon et couleurs avec une dextérité étonnante, pour qui chaque ligne a un sens sûr et définitif, dont chaque coup de pinceau s’inscrit déjà magistralement dans une œuvre constructive. Le dessin et la peinture sont pour cet enfant des activités naturelles et exaltantes, comme la marche et le langage, le chant et la danse. Il y progresse avec sûreté. Conduisez cet enfant dans une de ces écoles maternelles ou enfantines comme nous en connaissons encore, où l’on pratique, les bras croisés, la copie de modèle et l’obéissance aux ordres magistraux, avec cependant un ersatz d’amélioration technique : les tampons de caoutchouc, cette calamité moderne. La maîtresse circule dans les rangs et, d’un coup de tampon, imprime sur le cahier une fleur ou une banane. Et l’enfant pas­ sera une partie de sa matinée à colorier la fleur ou la banane. Ce sera le tour ensuite du croissant de lune, du carré ou du triangle. En quelques jours, le charme créateur est rompu, le fil coupé qui raccordait la technique à la vie. Une barrière barbelée vient d’interdire la voie royale où l’enfant s’avançait sans crainte, de succès en conquêtes. Et, ce qui est le plus grave, c’est que ce coup de force contre sa destinée

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naturelle suscite en lui un doute mortel. Il se persuade peu à peu qu’il s’était trompé de route et il cherche en vain dans le brouillard, à une bifurcation décisive, les chemins où il devra désormais s’engager. Quels que soient les échecs ultérieurs, il risque de ne pouvoir plus jamais revenir en arrière pour retrouver les assises originelles d’une montée harmo­ nieuse. Tout au plus pourrons-nous peut-être lui suggérer des chemins de traverse. Il faut voir dans cette erreur d’aiguillage la cause vraie des déficiences croissantes des enfants aux prises avec les difficultés scolaires. Les élèves désaxés sont déroutés et dévitalisés. Ils n’ont plus envie de chercher ni de créer. Leur curiosité s'émousse jusqu’à s’éteindre définitivement. Ils sont comme ces enfants qu'une nourriture mal comprise a dégoûtés de manger et à qui il faut « enfourner » la pâtée à grand-peine, cuiller après cuiller. Leur inappétence peut aller jusqu’à l'anorexie. Nos écoliers sont plus que jamais victimes d’une sorte d'anorexie mentale et force est bien aux éducateurs engagés dans cette impasse de chercher les moyens et procédés — allant s’il le faut jusqu’au gavage — qui empêcheront le patient de mourir de faim. Dans les données actuelles d'une école qui n’est pas fondée sur la vie, les procédés naturels sont évidemment en défaut. Les solutions scolastiques sont peut-être les seules possibles en milieu scolastique. Nous démontrerons leur vanité et leur malfaisance en modifiant le milieu imprégné désormais d’activité libre et créatrice, de désir de travail, de besoin d’enrichissement et de connaissance, de vie. Dans ce milieu, comme dans les incidences diverses de l’évolution enfantine, l’individu ne s’arrête jamais à mi-chemin, à moins que des tares physiologiques graves interrompent dramatiquement son déve­ loppement. Dans la route de croissance où il s’est engagé, l’enfant ne connaît point de halte qu’il ne tâche de dépasser. On n’a jamais vu d’enfant s’arrêter brusquement de parler — ou c’est la mort ou une étape dangereuse vers la mort. On n’a jamais vu d’enfant s’arrêter de marcher pour se remettre à quatre pattes. Dans le processus du tâtonnement expérimental, nous faisons un fond total sur cette caractéristique universelle de la vie qui tend à se dépasser et à se magnifier. L’enfant a laborieusement, mais dans une incessante exaltation, réalisé ses premières expériences. Il les a développées et compliquées, ajustées à ses besoins vitaux en s’inspirant des richesses du milieu. Il continuera et épanouira sa culture selon la même technique. Mais à ce stade, il ne se contentera plus d’imiter ses camarades les plus habiles, il voudra chercher et s’informer dans les livres, dans les musées, dans les expositions pour y prendre le suc dont il fera son miel. La méthode d'expression libre dont nous avons dit si hâtivement les vertus n’est pas, on le voit, une simple formule d’art spontané pour la

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réalisation de laquelle l’éducateur se contenterait d’observer et de laisser faire. La maman ne se contente pas d’écouter son enfant gazouiller. Elle lui parle sans cesse et la vitesse et la qualité de l’acquisition enfantine seront fonction de la richesse non seulement formelle, mais aussi affective de l’exemple permanent qu’elle offre à ses expériences. Le processus est bien infaillible, mais il suppose un retournement total de toute la technique éducative; au lieu de placer au début de l'apprentissage l’étude systématique des lois et des règles, nous organisons le tâtonnement expérimental de l’enfant dans un milieu riche, accueillant et aidant, qui lui offrira des fleurs parfumées dont il fera son miel. L’étude des règles et des lois ne viendra qu'après, quand l’individu aura trans­ formé ses expériences en indélébiles techniques de vie. Il ne faut pas espérer qu’une méthode naturelle en dessin et peinture puisse s'épanouir un jour dans une atmosphère d’école traditionnelle, quand sévit le système des devoirs et des leçons avec les sanctions qu’ils supposent. Par la méthode scolastique l’enfant prend, en musique, en français, en sciences, en calcul comme en art, l’habitude d’attendre l'ordre et la pensée extérieurs. Il n’exerce plus ni son initiative, ni sa propre pensée. Il subit et il suit. La fonction de création et de vie est paralysée et annihilée. L’individu peut produire des œuvres vraies techquement impeccables. Mais ces œuvres n’ont plus d’âme. Et sans âme vivifiant la technique, il n’y a plus d’art et il n’y a plus de culture. Cette école que nous dénonçons et que nous nous appliquons à réfor­ mer pour lui donner efficience et ferveur, a, comme suprême ressource, de vanter les étonnantes réussites des déclassés et des anormaux sur lesquels elle n’a point de prise. Comme la société donne en exemple, lorsqu’ils sont morts, les poètes et les artistes maudits qu’elle n’a pu enchaîner. Nous ne voulons pas que l’art soit comme un privilège des enfants maudits à la poursuite clandestine de leurs rêves. C’est toute l’enfance et l'adolescence de notre siècle que nous devons, par notre intuition et notre science, faire monter du tâtonnement expérimental jusqu’à la culture et jusqu'à l’art, ces attributs majeurs de l’homme à la poursuite de sa destinée dans une société dont il aura assuré les vertus idéales de liberté, d’égalité, de fraternité et de paix. On a essayé jusqu’à ce jour d’acclimater le dessin d’enfant dès sa naissance aux normes de l’école; on n’a jamais réussi qu’à l’abâtardir et à le tuer. Il lui fallait échapper clandestinement à l’emprise adulte pour donner, sur les murs et les portes, ou dans les carnets irréguliers, une idée de ce qu’il deviendrait un jour, lorsque les éducateurs compren­ draient enfin les conditions indispensables à son épanouissement. Nous avons permis et réalisé cet épanouissement par les Techniques Freinet d’expression libre et par la motivation puissante d’une pédagogie

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hardiment axée sur le travail au sein de la vivante communauté sociale. Et, dans ce climat nouveau, le dessin a naturellement repris sa place, la première peut-être par toutes les satisfactions profondes qu’il nous apporte, par les joies qu’il nous procure, par la possibilité permanente qu’il nous offre d’exprimer d’une manière subtile et surprenante toute cette humanité bouillonnante et mystérieuse dont l’enfant reste le creuset. C’est l’étude de ce dessin vivant, expression d’une personnalité aux prises avec la vie, que nous avons entreprise. Elle différera nécessaire­ ment, dans son processus et ses conclusions, des travaux similaires dont quelques-uns sont devenus classiques mais que nous croyons aujourd’hui dépassés par des réalisations plus spontanées mises à l’échelle d’une masse d’enfants qui, au sein de notre Ecole Moderne, alimentent sans fin notre mouvement d’Art Enfantin. Les psychologues et les pédagogues n’ont pu, en effet, examiner jusqu’à ce jour que ce qui existait : le dessin scolaire ou, dans les meil­ leures conjonctures, le dessin comme évasion accidentelle hors d’une atmosphère qui lui était mortelle. L’étude du dessin libre d'enfants supposait d’abord l’éclosion et l’épanouissement de l’expression enfantine. Notre travail est, dans ce sens, tout à la fois un aboutissement et aussi un commencement, à l’aube d’une nouvelle compréhension de la vie et de la culture de nos enfants. C’est trop peu dire, en effet, que d’affirmer seulement la difficulté pour le dessin de s’épanouir dans le climat scolaire. Il nous faut rappeler que le dessin libre a été de tous temps, et reste encore, trop souvent, l’ennemi-né du pédagogue qui le tient pour nocif et dangereux parce qu’il ne se produit ni ne se développe selon les règles traditionnelles. Nous avons, par notre méthode naturelle de lecture, montré que c’est en écrivant que l’enfant apprend à lire et à écrire. Nous faisons la preuve maintenant que, par la méthode naturelle de dessin, c’est en des­ sinant que l’enfant apprend à dessiner. Encore faut-il, nous dira-t-on, qu’il veuille et sache dessiner, et que la flamme ne soit pas prématurément éteinte. Et elle s’éteint si, au lieu d’aider l’enfant dans ses réussites, on le décourage d’avance par le souci anormal et inhumain de donner le pas, dans la pratique du dessin, à la forme apprise et morte sur le fonds vivant et dynamique. On ne parle pas à l'école comme on parle dans la famille et dans la rue. Une rédaction traditionnelle garde toujours son air faux et conven­ tionnel de pensum pour certificat d’études. Et l’on distingue d’emblée, rien qu’à l'hésitation maladive de l’enfant devant la page blanche, rien qu’à la sécheresse de ses graphismes dépouillés de toute vie, que l’école est passée par là et que tout est à refaire si l’on veut redonner au dessin d’enfant sa profondeur et son dynamisme. L’enfant écrit chez nous comme il parle, avec la même décision et la même sûreté. Par nos techniques, il dessine de même avec une audace, une originalité et une décision surprenantes. Ses œuvres sont alors l’ex-

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pression de sa vie et de sa personnalité, dignes à ce titre d’être considérées comme des signes majeurs d’une science qui reste encore toute à construire. Il résulte de ces considérations que, avant le retournement pédagogique que nous avons opéré dans le processus scolaire et hors quelques réussites exceptionnelles, l’enfant, pris dans le lourd système traditionnel, ne s'exprimait ni par l’écriture ni par le dessin et que donc psychologues et pédagogues manquaient des documents vrais à étudier et à interpréter. Pour reprendre notre comparaison familière, nous dirons qu’ils pouvaient discuter à loisir sur le comportement de l’oiseau en cage, mais qu’ils ignoraient le comportement de l’oiseau en liberté dans son milieu. Et nul ne contredira qu’il y ait entre les deux une différence non seulement de forme mais de nature. Les observations faites sur les dessins de l’enfant en cage ne sont plus valables pour les œuvres des enfants de nos écoles modernes. C'est cette différence de nature qui rendait indispensable le présent travail. Nous souhaitons : ... qu’il persuade les éducateurs de la nécessité urgente de secouer la poussière déformante de la scolastique et de se mettre hardiment au service de la Vie; ... qu’il donne une impulsion irrésistible à une technique de travail dont les résultats laissent loin derrière elle les pâles productions des méthodes dépassées; ... qu’il apaise les craintes des parents en leur montrant les progrès certains vers une nouvelle conception de l’art et de la culture, qui embellira et exaltera la vie du peuple; ... que la pratique du dessin libre, à l’échelle de l’école du peuple, aide les éducateurs à comprendre et à apprécier une pédagogie qui se veut d'abord au service de la vie dans le milieu que l’enfant est appelé demain à dominer et à transformer.

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QU’EST-CE QUE LE DESSIN?

Qu’est-ce que le dessin? Pourquoi l’enfant dessine-t-il? L’école répondrait que l’enfant dessine parce qu’on lui donne des leçons, et qu’on lui fait faire des devoirs de dessin. Elle dirait que l’enfant dessine pour apprendre à dessiner, c’est-à-dire à copier exactement un modèle ou à réaliser un croquis coté, et que le dessin approfondit l’obser­ vation et cultive le sens du goût et de l’harmonie. Ne nous étonnons pas si, avec de telles motivations et des finalités aussi étroitement utilitaires, l’école ne s’est pas avancée bien loin dans ce domaine. Nous ne prétendons pas être les premiers à formuler de telles critiques. Il est des psychologues et des pédagogues qui, dépassant la conception rétrécie de la scolastique, ont entrevu la nécessité d’étudier les dessins que les enfants ou, du moins, certains enfants produisaient spontanément hors de l’école. Leurs observations ne nous sont pas inutiles. Ce n’est pas parce que nous pensons aller plus loin qu’eux dans la compréhension nouvelle du dessin que nous sous-estimerions l’aide directe ou indirecte dont nous avons bénéficié. Ce que nous critiquons cependant dans leurs travaux, c’est leur orientation : le dessin n’a pas été intégré par eux dans une formule de vie, pas plus qu’il n’a été intégré dans une formule d’action pédagogique. Dans une organisation scolaire où l’éducation reste séparée du milieu qui serait pourtant son indispensable élément vital, l’acte de dessin était resté comme mystérieux dans sa conception, dans son évolution et dans son aboutissement. A défaut de mieux, les pédagogues ont essayé d’expli­ quer et de justifier le dessin par le jeu, par le hasard, par l'ontogenèse ou par la magie, toutes considérations dépendantes de la pensée adulte, de ses canons, de ses lois. Le psychologue se trouve ainsi dans l’obligation de relever dans les graphismes d’enfants tous les manquements à la pensée adulte et de les cataloguer comme défauts inhérents à la mentalité enfan­ tine. En partant du principe erroné que l’idée que l’enfant se fait d’un objet est signifiée par la représentation graphique qu’il donne de cet

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objet, on a établi des tests sériés en catégories arbitraires dont le manie­ ment n’est pas sans danger. Cette pratique nous a valu de savantes constructions livresques qui n’ont pas répondu pourtant à la question élémentaire que parents et éducateurs se posent : pourquoi l’enfant dessine-t-il ? Nous prétendons, nous, apporter cette réponse. Elle est incluse dans In psychologie que nous avons définie dans notre livre : Essai de psycho­ logie sensible 1, fruit d’une expérience pratique menée sans aucun u-priorisme dans plusieurs milliers d’écoles populaires qui consti­ tuent un des plus importants et des plus efficients laboratoires vivants de psychologie et de pédagogie existant à ce jour. Nous avons reconsidéré l’expression écrite des enfants en montrant cl en prouvant, par la pratique, qu’elle naît et va s’enrichissant exacte­ ment selon le même processus qui préside à la naissance et au développe­ ment du langage 2. Nous allons montrer de même que l’expression gra­ phique naît et se développe selon le même processus que l’expression orale et que l’expression écrite. Si, de la psychologie à la pédagogie et à la vie, nous réalisons, non plus seulement théoriquement mais pratiquement, cette unité de conception et d’action, nous aurons apporté aux éducateurs un élément harmonisateur de toute première importance pour la com­ préhension nouvelle et l’exercice efficient de leur métier. Il n’y a pas un problème du dessin, pas plus qu’il n’y a un problème de la rédaction. Il y a un processus de vie, d’enrichissement et de croissance dans lequel nous devons intégrer les formes diverses et complexes de l'expression enfantine. Ce sont les phases naturelles et normales de ce processus de dessin libre que nous allons tâcher de définir. Si ce processus est, dans sa nature, dans ses formes et dans ses buts, le même que celui qui préside à la maîtrise par l’enfant, en un temps record, de la technique d’expression orale, il nous suffira de comparer point par point les deux processus d’acquisition pour découvrir la clef qui va nous orienter tout au long de cette étude. Nous nous rendrons mieux compte alors que, comme toute conquête humaine, la maîtrise de l’expression par le dessin, comme la maîtrise de l’expression par la parole, se réalise selon le processus de tâtonnement expérimental tel que nous l'avons défini dans divers ouvrages. Aucune acquisition, qu’elle soit manuelle, intellectuelle, sociale ou morale, ne se fait spontanément par la vertu d’un don ou d’une faculté dont l’espèce humaine aurait l’étonnant privilège. Toute conquête de l'homme — toute conquête d’un être vivant — est le résultat de l’expé­ rience à même la vie et le milieu, au service du besoin supérieur et général qu’a l’être vivant de croître, de surmonter les obstacles qui gênent cette 1 2

Editions Delachaux et Niestlé. Méthode naturelle d’apprentissage de la langue (éditions Delachaux et Niestlé).

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croissance, d’affirmer sa personnalité, de monter le plus haut possible et de se perpétuer dans sa chair et dans ses œuvres. Nous avons précisé les règles essentielles de cette expérience tâtonnée dont nous donnons sommairement ici les étapes essentielles du processus. — Dans la série presque infinie des actes que tente l’individu pour vivre et dominer le milieu, seuls quelques-uns de ces actes sont réussis, c’est-à-dire qu’ils apportent à l’individu une partie au moins de cette puissance dont il a besoin pour vivre. — Tout acte réussi va se reproduire. Et cette reproduction de l’acte se poursuit jusqu’à ce qu’elle soit devenue automatique, qu’elle se soit incorporée au comportement de l’individu comme règle ou technique de vie et ne nécessite plus, de ce fait, aucune réflexion ni aucun tâtonnement, jusqu’à ce que la sûreté de l’acte instinctif soit acquise. — Ces expériences réussies et passées dans l'automatisme, constituent comme les marches sûres qui permettent d’accéder à des étages supérieurs. Tant qu’il n’a pas la maîtrise de la marche, l’enfant n’est préoccupé que par la maîtrise de son équilibre. Lorsqu’il aura dominé cet équilibre, il partira alors vers d’autres expériences. — L’exemple d’autres individus peut, s’il répond aux besoins du sujet, s’inscrire dans le comportement au même titre qu’une expérience réussie. C’est ce grand principe qui est à l’origine de toute la portée de l’exemple en éducation. Et cet exemple, on le voit, ne saurait être négligé dans l'expérience tâtonnée. — La vitesse avec laquelle l’individu se rend maître d’une expérience réussie pour la faire passer dans son automatisme, avant de continuer l’expérience tâtonnée dans d’autres domaines, nous apparaît justement comme le véritable signe de l’intelligence. Il est des êtres qui ont besoin de répéter dix fois, cent fois le même geste pour se l’approprier, et pas toujours à la perfection. Ce sont les individus peu intelligents, retardés et anormaux. Il en est d’autres, au contraire, chez qui une seule expérience suffit pour qu’il en reste une trace indélébile; ou bien le seul fait de voir les autres faire cette expérience ou d’en examiner l’image permet l’acquisition définitive du processus. Ce sont les individus intelligents, ceux qui montent l’escalier un à un sans hésitation, ou parfois quatre à quatre, et parviennent donc très vite aux étages supérieurs pendant que les êtres inintelligents devront s’exercer dix, cent fois à monter la même marche. Cette constatation nous autorisera à poser dans notre pédagogie le principe de l’escalier dont chaque degré nécessite les deux temps de la répétition et de la réussite qui en découlent. C’est la rapidité de ces démarches qui nous renseigne sur ce que nous avons appelé la perméabilité à l’expérience, c’est-à-dire l’intelligence. Nous donnons en conclusion de cette étude notre escalier de dessin de 0 à 6 ans dont les divers paliers suivent pas à pas l’évolution du dessin en fonction du comportement de l’enfant.

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— Cette expérience tâtonnée est donc fonction de l’exercice motivé par la vie dans un milieu normal et humain et, autant que possible, avec des exemples susceptibles de s’inscrire dans l’expérience enfantine. — Cette expérience tâtonnée n’est point, comme tant de prétendues lois psychologiques et pédagogiques, une construction artificiellement montée et dont seuls quelques spécialistes peuvent avoir l’usage. Elle est la grande loi, la grande technique de la vie, de l’expérience et de l’action non seulement de l’enfant mais de l’adulte; elle est un des fondements de la recherche scientifique, une victoire de la vie sur le dogmatisme dont nous tâchons de circonscrire les méfaits. Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous voudrions préciser encore les intentions de nos démarches qui, parties de la pratique, visent à expérimenter une théorie qui n’est que la conclusion de l’expérience. C'est donc avec le souci de mettre à la portée de la grande masse des éducateurs et des parents la pratique du dessin spontané, que nous donnons ici les directives essentielles qui peuvent les orienter et leur faire comprendre le sens global des travaux de leurs enfants. Ce livre doit donc être considéré comme le premier palier d’une étude plus complète vers la connaissance des dessins d’enfants sous toutes ses formes. Force nous est donc de schématiser à l’extrême notre théorie fondamentale du Tâton­ nement expérimental en tâchant de la lier indissolublement à la pratique pédagogique du dessin d’enfant. C'est dans la fraternité du travail de base que nous préparerons cette pédagogie expérimentale qui nous donnera les garanties premières d’une Munition scientifique et humaine digne de l’avenir de l’enfant.

I. Premiers graphismes Pour être sûrs de ne pas dévier de notre route, nous allons, au cours de relie étude, comparer sans cesse l’évolution du dessin à l’évolution du langage d'une part et, accidentellement, d’autre part, à notre méthode naturelle de lecture qui suit le même processus. Nos lecteurs s’habitueront d’eux-mêmes, ainsi, à suivre naturellement les grandes lignes de cette évolution et à retrouver les données directrices que la scolastique nous avait radicalement et définitivement masquées. A la naissance, l’enfant pousse un cri parce que son appareil respiratoire et la conformation de son larynx sont tels qu’ils produisent des sons au passage de l’air. Il y a, à la base de la longue expérience tâtonnée qui va nous acheminer vers l’expression parlée, une réalité physiologique, les possibilités qu’offre un organe employé comme outil d’expression, et dont nous allons voir l’emploi sans cesse différencié. Il en est de même pour le premier graphisme.

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Il y a, à la base, une réalité matérielle, la possibilité de disposer d’un outil — crayon, craie ou stylo à bille — qui produit la première trace ou le premier trait.

Fig- 1

L’enfant se sert de cet outil comme d’un bâton ou d’une sucette, et puis, par hasard peut-être ou parce qu’il a vu l’adulte s’en servir pour tracer des signes sur le papier, il appuie, contre une surface plane, crayon ou craie qui laissent une trace. Au premier cri correspond le premier graphisme. Mariette (105) 1. II.

Première répétition des graphismes réussis

Bien qu’il soit prématuré de voir dans les gestes et les premières réactions du petit enfant un embryon de comportement raisonné, nous n’en devons pas moins considérer que ces gestes et ces réactions ont un sens et une raison d’être. 1 2

Les chiffres entre parenthèses indiquent l’âge de l’enfant : 105 = 1 an 5 mois. Voir Essai de psychologie, Delachaux et Niestlé.

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Les principes de l’expérience tâtonnée 2, l'économie d’efforts pour un maximum de réussite, qui apparaît comme une des grandes lois du compor­ tement des êtres vivants, font que l’individu a tendance à répéter l’acte réussi. L'enfant a produit un cri et il s’est rendu compte, intuitivement, par l'action qu’il avait sur le milieu, que ce cri était une réussite. Il tend à le répéter, sans savoir encore l’usage qu'il pourra en faire, simplement parce qu’il a besoin d’acquérir physiologiquement la maîtrise de cette réussite. Avec le crayon ou la craie qu’il avait eu en mains et dont il s’était servi, soit accidentellement, soit par imitation du milieu, l'enfant a réussi un premier graphisme qui lui apparaît, si imparfait soit-il, comme une première affirmation de sa puissance. L’acte réussi, comme pour le cri, tend à se reproduire. Cette craie ou ce crayon avec lesquels, par hasard ou par imitation, l’enfant avait fait un premier usage réussi, il va maintenant les rechercher, s’en saisir volon­ tairement pour répéter l’acte réussi et pour le répéter jusqu’à en avoir une satisfaisante maîtrise qui lui permette de nouveaux essais. Par expérience tâtonnée, l’enfant parviendra à saisir sans hésiter le crayon par le bon bout et à orienter peu à peu, selon ses désirs, le tracé de ses premiers graphismes.

Fig. 2

Les tracés, à l'origine droits, chevauchants et plutôt circulaires, se compliquent peu à peu de lignes brisées qui apparaissent comme un désir encore maladroit de maîtriser l’outil et d’en orienter l’usage vers des formes qui sont déjà un commencement de la différenciation. Bruno (203).

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Fig. 3

On s’en rendra compte en examinant nos documents 2 et 3, qui, à 203 et 204, dénotent une plus grande sûreté de geste. Dominique (204). III.

Première réussite spécialisée

Par expérience tâtonnée, l’enfant prend conscience que ses cris peuvent augmenter sa puissance, agrandir et renforcer sa personnalité, lui donner des moyens nouveaux pour triompher dans la lutte pour la vie. Il veut saisir la cuiller qui brille sur la table et fait, pour y parvenir, les gestes plus ou moins coordonnés qui résultent de ses expériences précé­ dentes. Impuissant ou énervé, il a poussé un cri et une main compatissante a rapproché la cuiller convoitée. L’enfant a réussi. Une autre fois, lorsqu'il s’agira de saisir une cuiller, il répétera le cri qui a été pour lui une première réussite spécialisée. Le même processus va marquer une nouvelle étape dans l’évolution du graphisme enfantin. L’enfant, énervé d’avoir fait des ronds, esquisse, par des gestes plus brusques, des traits en angle, des traits appuyés et puis, fatigué, il donne de grands coups de la pointe de son crayon. Et voilà que naissent des points et des taches qui, dans le graphisme précédemment acquis, appa­ raissent comme une nouvelle réussite, déjà plus spécialisée, que l'enfant tendra à reproduire mécaniquement jusqu’à en avoir la maîtrise. Désormais, à ses ronds et à ses pointes, il ajoutera ses taches, comme à ses gestes il avait ajouté son cri.

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Fig. 4

Fig. 5

Ce graphisme apparaîtra plus particulièrement comme une réussite si l’adulte ou les autres enfants semblent lui accorder de l’importance. La répétition de ce graphisme réussi, plus spécialisé, se fixe en automa­ tisme et c’est un palier nouveau qui est franchi. Mariette et Bruno (204).

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IV. Le DESSIN, MOYEN D’ACTION SUR LE MILIEU Le cri, déjà spécialisé, qui a un but, va être employé, toujours selon le même processus, pour augmenter l’action de l’enfant sur le milieu et sa propre puissance. L'enfant s’est rendu compte que lorsqu’il criait d’une certaine façon, la cuiller venait à portée de sa main. Il a poussé le même cri, ensuite, lorsqu’il désirait son biberon. Et, dans la mesure où il obtenait satisfaction, il a répété sa réussite jusqu’à en dominer la maîtrise avant de se lancer dans de nouveaux tâtonnements. C’est à cette même étape du processus que nous allons assister main­ tenant pour l'évolution du dessin enfantin. Si personne, dans l'entourage de l’enfant, n’a remarqué cette tache noire au milieu du gribouillis, tout se passera comme pour l’enfant qui pousse un cri si ce cri est sans écho et sans effet. L'enfant ne lui accordera aucune importance, ou du moins, aucune portée vitale. Il passera à d’autres expériences tâtonnées. Mais s’il voit qu’on admire cette première réussite, il fera — ou du moins essaiera de faire — un dessin semblable pour faire plaisir, pour réussir un nouveau dessin qui suscite l’admiration, ou du moins l’appré­ ciation de son entourage.

Fig. 6

L’enfant s’applique alors à reproduire sa réussite comme l’a fait Ma­ riette (205) dans le dessin n° 6, la réussite consistant ici en petits graphismes isolés, précieux sans doute par leur petitesse et étrangers à l’automatisme. Mais dans ce graphisme, l’enfant ne distingue encore aucune ressem­ blance. Ce n’est qu’une réussite de lignes sans aucune valeur intrinsèque. Et, à ce stade, en effet, l’enfant n’a aucune tendance à expliquer son des­ sin qui ne signifie rien à moins qu’il ne constitue une forme globale, imitée de l'adulte.

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Mais peut-être parce que vous lui avez demandé : « Qu’est-ce que tu as dessiné ? » Ou parce qu’il a vu un de ses camarades dessiner des ronds, des autos ou des fleurs, il aura maintenant tendance à interpréter ses graphismes.

Fig. 7

C’est ce que fait Nicole (205) qui, dans un graphisme à peine en progrès sur les documents précédents, distingue avec beaucoup de bonne volonté et avec la complicité, d’ailleurs, de son cousin Alain, une pomme et une fleur.

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Fig. 8

C’est la même bonne volonté que manifeste, sans doute pour les mêmes raisons, Mariette (205), lorsqu’elle distingue sur sa page « un soleil, des croquettes, la lune, le médaillon de maman » et même « le cœur de la fleur ». Les considérations de milieu ont, dans le processus de l’expérience tâtonnée, beaucoup plus d’importance qu’on ne croit. Ce sont elles qui,

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en définitive, constituent les véritables conditions déterminantes de l'éducation. S’il n’entend parler que rarement autour de lui, si le milieu — parents, maîtres ou camarades — ne fait aucun cas de ses premiers cris, l’enfant n'aura pas si précocement ce sentiment de réussite dans l’expression, il parlera moins vite. De même pour le dessin : si l’enfant se trouve dans un milieu où l'outil ne joue aucun rôle, s’il ne voit pas dessiner, s’il ne voit pas d’autres adultes ou d’autres enfants se servir d’un crayon, s’il n’y a personne autour de lui pour faire quelque cas de ses premières productions, il aura moins intensément et moins vite le sentiment de la réussite par le dessin. Il aura moins tendance à utiliser le dessin comme moyen d’action sur le milieu et, plus tard, comme moyen d’expression. C’est ce qui est advenu à notre génération, qui a vécu son enfance au début du siècle : peu de papier, crayons rares, craie trop chère; en consé­ quence, tendance des adultes, parents et éducateurs, à considérer le dessin comme un dangereux gribouillage rigoureusement interdit. Résultat: le dessin n’a été, pour nous, à aucun moment un moyen d’action ni un moyen d’expression. Aujourd’hui les conditions sont, ou tendent à être, radicalement changées. Le support, papier ou carton, est d’un usage beaucoup plus courant, de même que les outils : crayons, stylos à bille, craie, couleurs. L'enfant voit des dessins partout : sur les journaux, sur les livres, sur les affiches et les papiers d’emballage. Le public lui-même commence à s'intéresser de ce fait aux dessins d’enfants, qui reprennent peu à peu leur place normale dans le processus de croissance et de vie du monde contem­ porain. Il appartient aux instituteurs et aux institutrices de moderniser leur enseignement dans ce domaine, comme ils s’essaient à le moderniser pour l'expression écrite et orale, pour créer dans leur classe le climat favorable à l’éclosion et au développement normaux des dessins d’enfant.

V. L’enfant découvre ses premières réussites et, par répétition, LES AMÉLIORE ET s’en REND MAÎTRE

Le tâtonnement expérimental se fait par paliers : dans chaque palier,. l'enfant affermit son expérience jusqu’à ce qu’elle devienne automatique. Par imitation, ou par hasard, ou par décision vers un but, il a appris un mot nouveau qui lui donne des pouvoirs nouveaux et un sentiment de puissance accrue. Pendant un certain laps de temps, il ne cesse de répéter ce mot magique jusqu’à surprendre son entourage. C'est qu’il a besoin d'asseoir son palier: ses réactions se font mécaniquement en raison seule­ ment de la puissance de l’appel et des variations des circonstances ambiantes. Cet étage solidement assis et sur lequel il peut prendre appui lui permettra de monter les échafaudages de la nouvelle construction à entreprendre.

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Fig. 9

Nous trouverons ce même processus tout au long de l’apprentissage du dessin : graphisme réussi, répétition mécanique de ce graphisme pour le faire passer dans l’automatisme, étape nouvelle entreprise à partir de ce premier palier, nouvelle réussite, nouvelle répétition, etc. Nicole (208). VI.

Bifurcation

Si, au moment où il ajuste ainsi ses réussites pour en faire des mots déjà riches de contenu et de possibilités et sur lesquels il construira son langage, le milieu familial ou social use de deux langues différentes, l’enfant sera tiraillé entre ces deux langues, ce qui compliquera dangereusement sont expérience tâtonnée. A quelle langue ajustera-t-il ses réussites vitales ? Presque toujours il y en a une qui, pour des raisons diverses, plus ou moins logiques et que nous n’étudierons pas ici, prend le pas sur l’autre et dont la pratique ira s'affirmant. C’est celle qui sollicite le plus souvent le phénomène d’imitation. Les gestes ou les actes imités sont, au départ, exclusivement automatiques. Il en est de même pour le dessin.

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Le penchant de l’enfant à l’imitation n’est que l’imbrication naturelle de l’action extérieure dans le processus de son propre tâtonnement. L’enfant n’imite pas n’importe quoi, il imite pour un but comme il tâtonne vers un but.

Fig. 10

Bal (310) s’est rendu compte que ses dessins sont un moyen essentiel­ lement pratique d’action sur le milieu et cela sans laborieuse imitation

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et sans graves risques d’erreurs. C’est ainsi qu’elle dessine des graphismes bien définis sur la lettre que son père écrit à grand-mère : un canard, l’auto, la fleur, etc. Mais elle prend conscience de l’écriture adulte, de sa rapidité, de ses signes attachés en ligne. Désormais, sur la lettre à grandmère, elle éprouve le besoin de renforcer son acquis des graphismes par l’imitation de l’écriture, autre moyen d’expression jusqu’ici inconnu. Selon le même processus que pour le dessin, l’enfant va donc amorcer des expériences tâtonnées qui le conduiront exactement par les mêmes voies jusqu'à la maîtrise de l’expression écrite. Nous n’insistons pas sur ce processus qui est expliqué en détail dans notre brochure Méthode naturelle de lecture 1.

Fig. 11

Voilà, parmi tant d’autres, un dessin d’Alain (302) qui montre l’enfant tiraillé entre ces deux graphismes : il dessine, selon sa technique primitive mais expressive, une auto, et il écrit à côté, ou du moins telle a été son intention, le mot auto. Tout comme il prononcerait le même mot sous deux formes différentes dans un milieu familial bilingue. L’enfant, du fait des pratiques scolaires, se trouve, vers 4 ans, à une bifurcation qui peut souvent le troubler. S’il a l’impression, à l’usage, qu’il s’exprime mieux par l’écriture que par le dessin et pour peu que, par conformisme, le milieu l’y encourage, l’enfant cesse de dessiner parce qu’il n’en éprouve nul besoin. Nous pouvons dire que, sauf pression décisive de l’adulte ou de l’école, ce cas ne se produit pour ainsi dire jamais. La réussite par le dessin est à 1

Méthode naturelle d’apprentissage de la langue (éd. Delachaux et Niestlé).

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cet âge si totale, si profonde et si subjective, que l’enfant conserve pen­ dant longtemps le dessin comme moyen d’action, puis d’expression, numéro un, l’expression écrite n’en étant que l’accessoire ou le complément. A cette bifurcation, on le voit, l’action de l’école ou de l’adulte peut décider d’un choix dont dépend toute l’évolution graphique ultérieure. Si tant de générations ont désappris le dessin, si tant d’enfants perdent, à 7 ou 8 ans, toute aptitude au dessin et toute originalité, c’est qu’une erreur a, dès cette inévitable bifurcation, barré la voie royale pour rejeter les enfants, bien à contre-cœur, vers la débilitante technique scolastique. Nos élèves peuvent apprendre deux langues, étant entendu qu’ils resteront toujours particulièrement attachés à celle qui a nourri leurs premiers succès. Ils peuvent, de même, pratiquer le dessin et l’apprentis­ sage de l’écriture sans que celle-ci en souffre, le dessin restant cependant comme la forme la plus subtile et la plus personnelle et devenant pro­ gressivement, sous sa forme artistique, un aspect toujours émouvant de la culture au service de la vie. Si, donc, évitant le faux aiguillage de la bifurcation, on a su conserver à l’enfant tout son enthousiasme pour ce moyen idéal d’expression qui est le dessin, l’enfant racontera et se racontera par le dessin. Il ne s’expri­ mera pas seulement par la forme anecdotique qui est celle de l'écriture, mais aussi et plutôt d’une façon sensible qui dépasse le langage et l’écri­ ture et fait pressentir ces zones supérieures qui sont celles de la pensée abstraite et de l’Art. VII.

Juxtaposition de graphismes

Lorsqu’il a réussi à dominer la prononciation d'un mol, le tout Jeune enfant le répète dix fois, cinquante fois, sans autre but, nous l’avons dit, que d’en affirmer la technique. Tout en répétant le mot dont il achève la maîtrise, il répète également les autres mots qui sont entrés dans son automatisme, comme s'il mesurait et faisait valoir ses richesses. Lorsqu'on hisse l’enfant sur une table pour lui demander d’amuser l’assistance, il répète de même, automatiquement, tout ce qu’il sait: gestes, grimaces ou paroles, sans autre lien que la suite automatique de ses acqui­ sitions. Le même processus est exactement valable pour le dessin. S’il a, à sa disposition, un lot de petits cartons, l’enfant reproduira en série des graphismes séparés dont il est en train d’acquérir la maîtrise : une auto, un bonhomme, un oiseau... Nous en verrons l’évolution jusqu’aux types qui s’intégreront peu à peu aux graphismes complexes. Mais s’il dispose d’une feuille plus grande, il a à tâche de la remplir, et il la remplit en reproduisant, sur la même feuille, les séries de types dont il a acquis la maîtrise.

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Fig. 12

Dans un graphisme précédent, Michel (400) a réussi quelque chose qui ressemble à un escargot. Il dispose d'une page : il place naturellement au milieu son type d’escargot et, comme la page est vide autour, il dessine des escargots et encore des escargots, soit qu’il n'ait pour l’instant acquis l'automatisme d’aucun autre graphisme, soit qu’il soit en train de répéter le graphisme escargot afin de le faire entrer dans son automatisme.

qu’est-ce que le dessin

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Fig. 13

Dans ce dessin, le même enfant (406) a fait comme la vedette qui est montée sur une table et qui répète tout ce qu’elle connaît. Il a juxta­ posé sur la feuille tous les graphismes dont il a acquis la maîtrise : le petit garçon, les pierres, le soleil, l’oiseau, la table, l’arbre, et même le nom de l’auteur, tout cela sans aucun sens ni aucun but.

Fig. 14

Jacques (406) a, lui aussi, juxtaposé sur sa feuille tous les graphismes dont il a acquis la maîtrise : la maison, la cabane à lapins qui en est une réduction, l'enfant, l’arbre, le chinois et la dame, qui paraît être un graphisme raté qui pourrait bien être à l’origine de découvertes graphiques nouvelles.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 15

Dominique (407) a des graphismes beaucoup plus évolués, mais qui n’en restent pas moins seulement juxtaposés, sans liens entre eux.

Fig. 16

Claude (409) a sérieusement perfectionné et même compliqué graphismes. Mais seulement comme des mots qui, à l’usage, ont pris un

ses

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certain sens et une valeur vitale, mais qui restent purement et simple­ ment juxtaposés, sans liaison. Tant que, sur la même page, les éléments graphiques sont seulement juxtaposés, quelle que soit la perfection des types, c’est que la présente étape n’est pas encore dépassée. VIII.

Comment se perfectionne l’élément graphique

Les sons ou les mots plus ou moins isolés, parfois arbitrairement, de la construction complexe qui leur a donné naissance vont, pendant un laps de temps variable, poursuivre une vie quelque peu individuelle. L’enfant répète le mol pour le plaisir de le répéter et, parfois dans le même temps, il l’ajuste expérimentalement aux autres éléments de son lan­ gage et de sa vie pour lui donner son vrai sens dynamique, son sens d’usage. Nous allons voir le même processus se produire pour le dessin et nous allons l’analyser plus attentivement parce qu’il est d’une extrême impor­ tance pour la compréhension et l’évolution du dessin d'enfants. La répétition perfectionnée du type graphique L’élément graphique va, comme le mot, poursuivre une vie plus ou moins arbitrairement isolée de la construction complexe qui lui a donné naissance. L’enfant le répète donc jusqu’à le faire entrer dans l’automa­ tisme. Mais, au fur et à mesure qu’il en acquiert la maîtrise, il va, de plus, l’adapter et le perfectionner selon les principes de l’expérience tâtonnée. Dans son graphisme primitif, l’enfant a réussi, la plupart du temps par hasard, un enchevêtrement de figures où il a pu reconnaître, avec les yeux de la foi pourrions-nous dire, une auto. Il aura tendance, naturel­ lement, dès qu’il aura à nouveau un crayon, à reproduire cette réussite. Seulement, il la reproduit plus ou moins fidèlement. L’auto ne se distinguera peut-être que par un seul signe : la roue, dont la réussite est déjà passée dans l’automatisme, et que nous retrouverons dans tous les dessins, et pendant longtemps, comme marque distinctive du type auto. Seulement, ce simulacre d’auto, l'enfant commence à le vivre et à le faire vivre : « Tut! Tut! RRR!... » Et il fait le geste de saisir le volant. Alors, d’un coup de crayon plus ou moins adroit, il dessine le volant. Si ça ne ressemble pas à un volant, et s’il a lui-même conscience de n’avoir pas réussi, il abandonnera le dessin du volant et poursuivra ses tâtonnements vers un autre perfectionnement. Mais si c’est une réussite, s’il est satisfait ou si vous lui dites : « Le beau volant que tu as fait à ton auto ! » il considérera cette nouvelle forme d’auto comme un nouveau bond en avant, comme une nouvelle réussite qu’il s’essaiera encore à reproduire pour la faire passer dans son

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

automatisme. Désormais, son auto aura deux caractéristiques fondamen­ tales que l’enfant pourra reproduire automatiquement avec un maximum de réussite : les roues et le volant. Une autre fois, ayant automatiquement tracé son type d’auto avec roue et volant, il s’imaginera, lui-même, chauffeur conduisant sa machine. Il posera son crayon, s’installera, jambes allongées, bras en avant, corps raide : « RRRI... V... V... V... », fera-t-il en tournant un volant imaginaire. Après avoir pour ainsi dire réalisé mécaniquement le geste nouveau, il saisit le crayon et, sur son auto type avec roues et volant, il campe le chauffeur. Si c’est un échec, il ne recommencera pas et s’appliquera peut-être à charger des bonshommes sur l’auto. Mais s’il est satisfait et si quelqu'un, autour de lui, l'assure de sa réussite, alors l'enfant répétera, jusqu’à ce qu’il soit entré dans l'automatisme, ce troisième type avec roues, volant et chauffeur. Notre explication ne vise point à prouver que tel sera toujours l’ordre d’apparition des éléments dans le graphisme de l’auto. Cet ordre dépend, comme toute réussite : 1) des difficultés rencontrées; 2) de l’habileté de l’exécutant; 3) de l'influence du milieu : exemples, modèles, critiques, aide ou sug­ gestion. Pour l’instant, c’est seulement le processus du dessin d’enfant que nous tâchons d’analyser, processus qui est valable pour l’évolution de tous les dessins. Vous pourrez en vérifier la sûreté dans les séries que nous allons donner et que vous compléterez d’ailleurs par l’examen, ensuite, de vos propres collections. Il ne nous sera guère possible de séparer cette évolution des types graphiques isolés de leur incorporation normale aux graphismes juxta­ posés dont nous allons étudier le processus. Comme le mot se mêle pro­ fondément aux autres mots et s’incorpore à la vie dont il participe, le type graphique vit aussi dans les dessins complexes dont nous allons voir les normes. On assiste dans quelques cas à une évolution très poussée des types, ou du moins de certains types. Il est des enfants qui dessinent déjà d’une façon très suggestive les camions, les chevaux ou les maisons, mais qui continuent à juxtaposer ces types déjà poussés, sans parvenir à une liaison qui les orienterait vers l’expression de la pensée. Cette façon de procéder est certainement le signe d’un retard grave dans la construction de la personnalité. Nous allons plus particulièrement étudier le processus d’acquisition des types graphiques pour : les petits quadrupèdes; les bonshommes; la maison; les gros animaux; les oiseaux; les camions, trains, avions, etc.

qu’est-ce que le dessin

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Il vous sera facile, en partant de ces bases, de compléter ces séries et de vous constituer des collections sur d’autres thèmes afin de vérifier la sûreté du processus que nous venons d’indiquer.

Fig. 17

Voici une première réussite de train. Gérard (203).

Fig. 18

Une première réussite d’auto première formule, avec seulement les roues comme signe distinctif. Alain (205).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 19

Jean-Paul (206) nous donne la réussite dans sa troisième forme avec roues, volant et conducteur. Il y a même ajouté les phares.

Fig. 20

Voici la naissance accidentelle du « Monsieur qui jardine », première ébauche du type homme. Michel (302).

qu’est-ce que le dessin 45

Fig. 21

Une deuxième naissance de l’homme. Ils étaient trois, mais le troi­ sième a avorté. L’auteur l’a abandonné à son sort : il avait la tête trop petite. Mireille (302).

Fig. 22

Jean (305) a dessiné sur le même type la maman et son enfant. Pour­ quoi sont-ils couchés? Il ne faut pas y voir le souci préalable et motivé de dessiner une maman et son enfant couchés. Mais, étant donnés les outils dont il disposait, l’enfant a trouvé plus commode de tracer les traits horizontaux et le résultat en a été naturellement influencé.

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Fig. 23

Et voilà une troisième naissance, quelque peu différente. Nicole (306).

Fig. 24

Voici la vache. Quel est l’élément de réussite qui sera reproduit comme signe distinctif de la vache? Certainement pas les pattes. Peut-être la queue, ou la tête où se devinent déjà les cornes. Jean (306).

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Fig. 25

Ce dessin de la maison n'est certainement pas la première ébauche. Elle est le résultat déjà de multiples tâtonnements, mais le principe en ce début est souvent le même. Un trait plus ou moins régulier délimite la maison, tout comme dans les jeux de gendarmes et voleurs. Un graphisme dentelé marque les pierres. Les pièces sont délimitées d'un trait. Les traits parallèles figurent les escaliers. Les fermetures sont apparentes extérieurement. Eliane (307).

Fig. 26

Selon ses besoins, selon le hasard peut-être, l’enfant, au lieu de repré-

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senter sa maison en plan, la dessine vue de face, avec fenêtres et toits. Michel (307). C’est un autre aspect de la genèse des maisons, moins diverse et moins originale, sans doute, que la genèse des hommes, mais dont nous ne présentons ici que quelques spécimens.

Fig. 27

Voici un dessin typique de maison au 2e ou au 3e stade du tâtonne­ ment. L’enfant, par suite d’exercices antérieurs, a dessiné sans hésiter la maison vaguement délimitée d’un trait, la porte avec la clef; à côté, l’escalier qui monte et aboutit au palier sur lequel s’ouvrent d’autres portes avec leur serrure. L’enfant, qui a déjà fait vivre sa maison, y a ajouté cette fois le chien sous la table, réussite à raffermir ultérieurement jusqu’à l’automatisme. Jean-Paul (307). Et voici encore quelques réussites tâtonnées qui permettent à l’enfant d’améliorer, selon le processus indiqué, les éléments graphiques de base :

Fig. 28

Un cochon et un poulet, primitifs comme conception et physiologie. Jean-Paul (307).

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Fig. 29

Des bonshommes accidentellement évolués. Une variété de la genèse. Jean-Paul (308).

Fig. 30

Une pomme et une poire, types du graphique sans vie ni originalité, dont l’enfant s’applique seulement à perfectionner la forme. Jean-Paul (308).

Fig. 31

Des chats empruntés, semble-t-il, à la genèse des hommes. Nicole (308).

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Fig. 32

Un canard embryonnaire. Bertrand (308). Remarquons en passant que la première condition d’une réussite — l’importance et la complexité des difficultés à surmonter — joue ici en tout premier lieu. La plupart des animaux sont plus difficiles à des­ siner qu’un camion, qu’une auto ou même qu’un bonhomme. Les enfants n’y réussissent que plus tardivement, ce qui explique que les premiers graphismes comportent ordinairement une proportion réduite de dessins d'animaux, sauf en certains milieux paysans.

Fig. 33

Voici maintenant un canard mieux léché. Jean-Paul (402).

qu’est-ce que le dessin

Fig. 34

Un drôle de lapin. Jean-Paul (407).

Fig. 35

Un singe et son petit. Jean-Paul (409).

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Fig. 36

Une maman truie et son petit cochon non encore né. Jean-Paul (408). IX. Evolution morphologique et psychologique des types gra­ phiques

La rapidité avec laquelle l’enfant s’empare du langage dépend de l'état physiologique et mental de l’enfant et du milieu dans lequel il vit. L’évolution du langage se fait dans des normes souhaitables si le milieu est aidant, c'est-à-dire s’il favorise au maximum le tâtonnement expérimental de l'enfant, s'il abaisse les obstacles les plus marqués, s’il facilite et accéléré la mécanisation des actes indispensables à la réalisation des besoins pri­ mordiaux. Dans ces conditions le langage devient outil d’expression nuancée, riche de contenu technique et sensible. Même processus pour le dessin. C’est ainsi, par répétition des types isolés, concurremment avec l’évolution au cours des juxtapositions dont nous allons parler, que se poursuit, toujours selon les mêmes principes d’expérience tâtonnée, la progression normale vers des formes plus par­ faites et plus vivantes, significatives d’un comportement plus évolué. Nous n’entreprendrons pas ici l’étude complète de cette évolution; et nous nous demandons même si cette étude est possible et souhaitable. Elle risque d’induire en erreur les éducateurs en leur faisant croire qu’il y a une norme unique pour la naissance et l’évolution des types, que les pattes d’une bête, les bras, les jambes ou les oreilles des bonshommes correspondent à un certain âge ou à un certain niveau intellectuel alors que les processus de ces graphismes sont fonction des trois considérants directs : — les difficultés à surmonter; — les possibilités techniques de l’auteur; — l’attitude du milieu. L’erreur est particulièrement visible pour ce qui concerne le gra­ phisme du bonhomme dont nous avons déjà vu quelques aspects de la genèse.

qu’est-ce que le dessin

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Les psychologues ont cru pouvoir fixer un âge pour l'apparition, dans le graphisme, des yeux, du buste, de l'attache des bras à la tête ou aux épaules, des jambes et des doigts. Pour étudier rationnellement ce problème, il y aurait lieu de considérer concurremment les trois données que nous avons indiquées ci-dessus. 1. Les difficultés à surmonter: Elles sont, pour le dessin du bonhomme, plus capitales qu’on ne le croit, et il y aurait possibilité d’établir à ce sujet un escalier de difficultés. Ce qui ne veut pas dire que certains indi­ vidus ne puissent passer par-dessus certaines marches, quitte peut-être à revenir plus tard en arrière pour acquérir une maîtrise complète de la montée d’escalier. En gros, cet escalier nous paraît être : — Dessin d’un gros rond pour la tête, avec yeux, bouche ou rond, indiquant indistinctement les uns et les autres. — Tête plus ou moins différenciée et deux traits pour les jambes avec, souvent, un trait terminal en travers, marquant le pied, dessins tantôt couchés, tantôt droits ou branlants, selon les conditions de tenue du dessin. Quelques-uns de ces dessins primitifs peuvent être extraordi­ nairement vivants, avec figure expressive, jambes orientées, pieds élo­ quents. — Apparition du buste, plus ou moins tardive selon les types. — Bras fixés à la tête s’ils apparaissent avant le buste. Il faut bien les raccrocher quelque part si on en a besoin. Ils peuvent, par la suite, rester quelque temps encore fixés à la tête, par automatisme, même après l’apparition du buste. — Bras fixés au buste. — Apparition des mains. — Habits. — Cheveux et oreilles apparaissent à des périodes capricieuses, tantôt très tôt, tantôt très tard. On verra quelques exemples de ces graphismes dans les dessins qui suivent. 2. L’habileté de l’auteur: Elle compte beaucoup plus qu’on ne croit. Il y a des enfants qui, par hérédité, par tare physiologique ou par manque d’exercices, sont très maladroits de leurs mains et de leurs doigts. Il en est qui tremblent, d’autres qui prennent très vite une crampe de la main. Il ne faut pas s’étonner si, dans ces cas, les têtes sont irrégulières, si les points d’attache des membres ne sont pas exacts, si les yeux ou la bouche ne sont pas rigoureusement en place. La réussite est autrement facile, au contraire, à un enfant posé, calme et habile. Il résulte de ces considérations que l’exercice va jouer un très grand rôle. Il peut modifier dans une large mesure le rythme du processus, sans cependant influer sur les normes du processus lui-même. Notre échelle du dessin ne classera donc pas seulement l’intelligence de l’enfant, mais tout son comportement, y compris sa complexité physiologique et sociale.

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LA. MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

3. Le milieu : Il est aussi énormément important, moins, dirais-je, le milieu adulte que le milieu enfant. Il faut, certes, comme nous l’avons déjà indiqué, que l’adulte, non seulement tolère et accepte, mais aide l’expression par le dessin et mette à la disposition de l’enfant les outils qui lui sont nécessaires. Mais l’exemple adulte lui-même est moins déter­ minant que l’exemple enfant parce que celui-ci est mieux à la mesure du petit dessinateur, plus prêt à s’intégrer d’emblée dans le processus d’ex­ périence tâtonnée. Il suffit que, dans une classe, un enfant réalise des bonshommes vivants qui apparaissent comme des réussites avec pourtant la seule forme tête évoluée et les longues jambes orientées, pour que tous les élèves d’un stade approchant adoptent pendant quelque temps le même graphisme. Si un enfant a réalisé des oreilles et des doigts qui soient un progrès, les autres enfants auront tendance à ajouter à leurs bonshommes oreilles et doigts. L’exemple, on le voit, fausse quelque peu l’évolution telle qu’elle se produirait si l’enfant n’en était pas imprégné. Tous les éducateurs savent que s’institue facilement, dans une classe, sur la base de quelques réussites, une atmosphère d’école — école étant pris dans le sens artistique — et que les dessins tendent à se ressembler comme facture, ce qui fait croire, parfois, à une influence autoritaire et exagérée du maître. Permanence et évolution artistique de certains types personnels Tout comme se prennent à cet âge certaines habitudes indélébiles de parler ou de raisonner, certains types originaux peuvent, au lieu de s’intégrer à d’autres ensembles ou de disparaître, évoluer jusqu’à une sorte de permanence et de supériorité artistique. Nous aurons ainsi le dessinateur de maisons, le maître d’une facture d’arbres qui marque et embellit toutes pages, nous aurons de jeunes dessinateurs de chevaux, des amoureux de l’auto et de l’avion... L’école, qui a trop longtemps cultivé l’uniformité aux dépens des réussites personnelles originales, aurait tendance, pour ce qui concerne le dessin, à empêcher cette montée en pointe de l'enfant qui a réussi un type et qui le cultive avec un élan et une sens artistique mystérieux. C’est ainsi que se sont annihilées tant de tendances et même de vocations. Nous cultivons, nous, ces réussites, parce que nous savons qu’elles s’épanouiront ensuite et que tout le dessin, toutes les branches de l’en­ seignement en profiteront. On verra dans la deuxième partie de cet ouvrage qu’en partant des types produits à cet âge, en les cultivant, en les magnifiant par la couleur, on obtient des factures personnelles de toutes valeurs. C’est déjà à ce degré que peut se produire une deuxième bifurcation : le dessin, au lieu d’évoluer dans le sens expression, pour ainsi dire, narrative, va évoluer vers la couleur et vers l’art, laissant l’aventure se raconter sur un autre

qu’est-ce que le dessin

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plan par le texte manuscrit. Nous restons là parfaitement dans la tech­ nique adulte qui cultive elle aussi la facture personnelle de chaque dessi­ nateur ou peintre et qui exploite la réussite de certains types dont les grands artistes nous montrent l’émouvant aboutissement.

Fig. 37

Voici, de Marie-France (408), une série de bonshommes vraiment réduits à leur plus simple expression et qui, pourtant, ne manquent pas de vie.

Fig. 38

Une série de brebis et d’agneaux qui apparaissent comme une réussite personnelle à cultiver. Jean-Paul (409).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 39

Une vache dans un pré. Charles (502).

Fig. 40

Deux camions qui sont en sérieux progrès (remarquer en toile de fond la répétition automatique des arbres). Jean-Paul (506).

qu’est-ce que le dessin

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Fig. 41

Jean-Paul (504) avait réalisé une facture originale de moutons. Il ne s’y est pas tenu, sans doute aussi parce que le milieu ne l’a pas engagé à cultiver cette réussite.

Fig. 42

Dominique (506) a bien saisi son type d’hommes qu’il peut reproduire automatiquement.

Fig. 43

Patrick, lui (506), a cultivé le type train et il l’a bien vite mené, comme on le voit, à sa presque perfection. Par ces dessins, nous avons quelque peu anticipé sur le chapitre suivant. C’était pour marquer l’importance des types et de leur perfec­ tionnement qui se fait aussi dans le cadre de l’ensemble vivant. Mais nous voulons montrer aussi qu’à ce stade, bien avant la période du dessin expressif, s’ouvre une nouvelle voie dont nous verrons d’autre part la montée vers l’art.

58 X.

LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Explication a posteriori

L'enfant se saisit parfois brusquement d’un mot, peut-être compliqué, dont la sonorité l'a frappé ou qui, dans une conversation, a pris pour lui un sens exaltant. Il va, répétant ce mot. Mais ce n'est qu’ensuite, à l'usage, par juxtaposi­ tion avec d’autres mots, qu’il lui redonnera un sens, qui n’est pas toujours le sens véritable. L’enfant connaît donc le mol avant de l’expliquer et il ne l’explique que sollicité à le faire, par son entourage. La réponse donnée ne correspond d’ailleurs pas forcément à la question posée. Nous avons vu comment l’enfant juxtapose ses graphismes. Nous avons tendance, en examinant ses dessins, à demander : — Qu’est-ce qu’il fait ce bonhomme ? — A qui est la maison? L’enfant est, de ce fait, engagé à donner des explications sur l’en­ semble qu’il a réalisé et qui, bien souvent, se serait suffi à lui-même comme exercice menant à l’automatisme. On voit vite d’ailleurs, quand on l’interroge, qu’on déclenche un deuxième processus tout à fait différent, celui de l’explication verbale. Cette explication n’a parfois aucun rapport, ou si peu, avec le dessin, et nous verrons au chapitre suivant que l’enfant est obligé d’opérer des raccords pour faire se rejoindre et se conjuguer les deux processus. Cette explication a posteriori, caractéristique de ce stade, est donc une sorte de projection sur le dessin de la pensée enfantine et non, comme on serait parfois tenté de le croire, une explication et une justification logique du graphisme. On s’en rendra bien compte en examinant les quelques exemples suivants :

Fig. 44

Ce dessin est un modèle le plus simple du graphisme à ce stade d’expli­ cation a posteriori. Les dessins sont informes mais comme l’enfant, sans

qu’est-ce que le dessin

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doute à cause du milieu, est invité à donner une explication, il donne celle qui lui est la plus commune, également fille du milieu : « des loups ! noirs ! ». Jean-Pierre (407).

Fig. 45

Dans les dessins expliqués a posteriori, nous rencontrons assez souvent la technique sinon l’originalité du dessin 45. L’enfant n’a certainement pas voulu dessiner ni la chaise ni les pantalons. Il a reproduit en double exemplaire son graphisme familier, déjà passé dans l’automatisme : les bonshommes, d’ailleurs expressifs dans leur simplicité. Les autres dessins apparaissent comme des graphismes ratés, et c’est après coup que l’enfant a cru y voir une ressemblance avec une chaise et un pantalon, ce qui lui a

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

permis de monter de toutes pièces, son histoire : « Deux monsieurs qui se couchent. Ils ont posé leurs pantalons sous la chaise. » Jean-Pierre (407).

Fig. 46

Même observation. Trois éléments graphiques plus évolués, et à peu près parfaitement acquis, ont été juxtaposés sans aucune intention préa­ lable de relation. Mais la réussite est telle que le bonhomme semble en effet esquisser un mouvement pour éviter l'auto, ce qui va faire dire à l’enfant voyant son œuvre : « L'auto va peut-être l’écraser! il se lèvera...! » Jean-Claude (408). Il sera facile au lecteur de compléter cette série de dessins et de vérifier le bien-fondé de ce principe, général à ce stade, d’explication a posteriori. XI.

Explication a posteriori avec liaison artificielle des gra­ phismes juxtaposés

L'enfant a, par répétition automatique, acquis la maîtrise de deux mots. Par tâtonnement, il parvient à leur donner un sens, parfois très élargi.

qu’est-ce que le dessin

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Mais les mots restent comme isolés et juxtaposés jusqu’au jour où l’enfant établira entre eux des liaisons parfois arbitraires ou surprenantes, qu'il perfectionnera ensuite par l’emploi d’éléments de liaison. Ce sont ces éléments de liaison que nous allons voir apparaître en complément des dessins juxtaposés.

Fig. 47

Voici le dessin qui comportait à l’origine des éléments nettement juxtaposés : le type fille, grand et réduit, les arbres, la maison, l’avion et l’auto. Michel (410). Il faut maintenant trouver une explication. Il y en a une qui vient naturellement à l’esprit de l’enfant qui n’a pas autre chose à dire: la grande fille et la petite — ou la maman et la fille — vont se promener. Alors, nous allons incliner et allonger le bras de la petite fille jusqu’à le faire rejoindre la main de la maman, la liaison élémentaire est sauve.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 48

Le dessin 48 est, de même, un pur dessin juxtaposé. Mais, au moment de l'explication a posteriori, l’enfant remarque que la maman semble penchée vers l’enfant couché. A l’origine, les deux bras avaient exacte­ ment la même direction par rapport au corps et si la maman est penchée, c’est certainement par accident. Dans l’explication a posteriori, l’enfant a dit : « La maman porte un paquet à son enfant malade. » Alors, il dessine le paquet. Michel (410). XII.

Explication juxtaposés

a

posteriori

par

complément

des

graphismes

Sur la base des mots dont il avait acquis la maîtrise et qu’il a intégrés peu à peu à sa vie dans le milieu, l’enfant parvient à établir, par adjonctions successives, un ensemble complexe où la création se mêle peu à peu à l’expli­ cation a posteriori jusqu’à la masquer et à la dépasser. Nous franchissons une étape nouvelle vers l’expression par le dessin. Peu à peu, en partant du spectacle plus ou moins éloquent de ses graphismes juxtaposés, l’enfant a pris l'habitude de raconter une histoire que le dessin juxtaposé a déclenchée, mais qu’il ne nourrit plus.

qu’est-ce que le dessin

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Nous allons voir le processus en action dans le dessin d’Elie, qui a 7 ans, mais dont l’âge mental ne dépasse pas 5 ans. Il a disposé — j’allais dire : déposé — d’abord sur sa feuille, les éléments graphiques dont une longue pratique lui a donné la maîtrise : la maison, le moulin à vent (sans doute réminiscence d’un dessin de livre), le soleil qui se lève dans le creux de la montagne. Peu d’explication possible a posteriori d’une juxtaposition aussi pauvre. Alors, comme il a encore de la place en haut, il va dessiner un chien et, derrière, sur la place libre, un type identique qui est, paralt-il, un chat, et il ajoute : « Le chat va mordre la queue du chien. »

Fig. 49

Et voilà le « Monsieur de la Maison » : il n’est d’abord qu’un bonhomme répondant au type acquis dans l’automatisme. Mais, par suite d’un pro­ grès récemment mobilisé, l’enfant va, en repassant minutieusement le crayon, marquer le noir des cheveux. Réussite qu’il reproduira pour les mains, sans but précis, si ce n’est celui de recommencer sa réussite, réussite qu’il marque avec la même application, d’ailleurs, au bout de la fumée, à l’axe du moulin à vent et, on ne sait pourquoi, au cou du chat.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Un trait autour de l’homme : « C’est le chemin de la montagne. » Et là, « c’est le boxeur qui vient de quitter la maison et qui part dans le chemin vers la montagne. » Le stade de la simple explication a posteriori vient d’être dépassé. L’enfant illustre par le dessin le contenu de sa pensée dynamique. Elie (500). Et voilà un élément plus typique encore du graphisme à ce stade.

Fig. 50

A la base, quelques éléments automatiques : « La maison et l'enfant dans la maison, des arbres. » Jean-Claude (500). A posteriori, l’enfant commence, sur cette base, une histoire qui se traduit immédiatement en images graphiques : « Le petit enfant est dans la maison ... le chat est sur le toit. Le petit est enfermé, sa maman ne voulait pas le mener aux commissions. »

qu’est-ce que le dessin

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Et, pour bien marquer que l’enfant est enfermé, l'auteur dessine en appendice la prison, avec l’enfant seul au milieu, selon le même processus automatique que précédemment. Il aurait fallu, pour exprimer cela pour ainsi dire dynamiquement, une deuxième image, comme dans les dessins animés. La grande maison aurait disparu pour faire place à la petite prison. On aurait vu alors l’enfant enfermé; on n’aurait plus vu l'enfant dans la maison. La solution de l'auteur est non seulement logique, mais elle est la seule possible avant le cinéma. On a eu tort de la considérer comme une preuve d’anormalité; elle est plutôt la marque d'une personnalité dynamiquement intrépide que n’arrêtent pas les difficultés techniques. ... Et l'histoire continue... « Le petit s’échappe et sort sur le chemin... » L’enfant dessine le chemin qui part de la maison et le petit bonhomme qui s’en va. Encore une fois, seule solution technique possible qui, au cinéma, aurait nécessité des images successives réalisées ici, forcément, par les moyens du bord. «... Le petit s’est trompé de chemin, il s’est perdu... » Et le voilà, en haut et à gauche, seul, vraiment perdu ! On voit fort bien ici le procédé en action, qui part d’une histoire née a posteriori sur des graphismes juxtaposés et qui va s’enrichissant, non plus a posteriori, mais a priori. XIII.

Le dessin, véritable expression enfantine

Tant qu’il n’avait pas la maîtrise totale d’un nombre suffisant de mots, Fenfant n'avait pas sa complète liberté de manoeuvre. Il faisait comme le nageur qui n'a pas encore une suffisante maîtrise pour affronter les grands fonds et qui ne peut nager apparemment librement que sur la base du fond voisin, sur lequel il s’appuie au départ et quand il est en difficulté. L'enfant opère dans son expression graphique comme nous le faisons quand nous allons à l'étranger. Nous connaissons la langue mais encore imparfaitement et quelques mots seulement, toujours les mêmes, viennent spontanément à nos lèvres au début de toute expression parce qu’eux seuls sont passés dans l'automatisme. Par instinct, nous retrouvons les démarches d’apprentissage de notre enfance. L’expression reste, de ce fait, limitée et imparfaite. Elle ne deviendra libre et totale que lorsque le nombre de mots entrés dans l'automatisme permettra une manœuvre suffisante de la langue. C’est ce qui se produit aussi pour le dessin. Tant que l'enfant n’a pas la maîtrise totale d’une gamme importante de graphismes, il n’amorce pas comme il veut l'explication ou l’histoire qu’il désire extérioriser. Ce n’est qu’au stade où il est maître d'une infinité de graphismes qu'il peut affronter la véritable expression.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Et la preuve que cette expression est bien liée à la maîtrise des élé­ ments graphiques, c’est que l'enfant de 12-13 ans qui n’a jamais dessiné passe, rapidement peut-être, mais sans parvenir à les escamoter, par ces divers points du processus. Ses dessins seront excessivement pauvres et n’exprimeront quelque chose que le jour où les graphismes seront dominés. Nous aurons à tenir compte de ces considérations quand nous étudie­ rons plus loin les indications psychologiques que nous pouvons tirer des dessins d’enfants. L’évolution de ce processus et l’accession tardive à la véritable expres­ sion, explique aussi que l’enfant, jusqu’à ce stade, hésite à faire un dessin sur demande ou pour illustrer un texte. Jusque-là, il n’illustre pas vrai­ ment et ne part jamais véritablement de la réalité existante, qu’elle soit événement extérieur ou texte imprimé. Il part de ses graphismes et ne parvient pas toujours à les raccorder à l’histoire qu’il voudrait bien continuer. Il ne peut pas encore s’élancer vers le large. Ces graphismes ne sont pas encore un outil assez souple, assez sûr pour s’adapter à toutes les circonstances.

Fig. 51

Voici, dans un graphisme encore primitif, sur une base de juxtaposition avec l’élément avion passé dans l’automatisme, la figure nette et, pour ainsi dire préméditée — qui n’est donc plus a posteriori — d’un terrain d’atterrissage. René (507).

qu’est-ce que le dessin

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Fig. 52

De très bonne heure, Aline (511) a dépassé l’explication a posteriori, peut-être aussi parce qu’elle a eu l’esprit dominé pendant longtemps par les bohémiens et que, dans de nombreux dessins de bohémiens, elle a acquis la maîtrise totale des éléments de ces graphismes. Ici, ce n’est plus la réussite accidentelle qui a déclenché l’idée et l’ex­ plication. Il s’agit bien d’une scène que l’enfant a fait vivre, délibérément, par l’expression graphique. Aline (511).

Fig. 53

Jean-Paul (500) a dessiné une voiture à âne autour de laquelle s’agitent des personnages originaux, dans un lyrisme qui en est au stade, lui aussi, de l’expression.

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XIV.

LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Evolution ENFANTS

des

graphiques

selon

les

besoins

vitaux

des

Le but, pour l’enfant qui prend possession de la langue parlée, n’est point de prononcer les mots parfaitement ou de les inclure dans des phrases impec­ cables, mais de s’exprimer avec un maximum d’efficience pour mieux servir les exigences de sa vie dans le milieu. Dès que l'enfant a à sa disposition un nombre suffisant de vocables pour faire du langage un outil majeur d’expression, il atteint un palier où il évolue avec un dynamisme qui lui donne le sentiment permanent de puissance: du mot-outil doublé de la mimique et du geste, il passe au récit qui non seule­ ment a un but pour l’enfant lui-même, mais qui, par surcroît, incorpore de plus en plus le jeune être au milieu où il affirme sa place. Comme on l’a vu dans les chapitres qui précèdent, l’enfant n’essaie jamais, dans ses libres graphismes, de copier servilement des modèles, cette perfection et cette copie n’étant jamais, pour lui, un but. Son but est d’acquérir la technique de la parole, pour entrer en relations avec le milieu, pour agir sur ce milieu, pour le dominer si possible, pour s’expri­ mer et se réaliser. On a parlé parfois de « finalisme » des dessins d’enfants et on a fait de ce qualificatif une qualité soi-disant spécifique du dessin d’enfants. Bien sûr, le dessin des enfants a un finalisme, un but, une motivation comme le dessin des adultes, comme toute action des adultes. Seule l’école a présenté ce finalisme et cette motivation comme une sorte d’anomalie en suscitant comme correctif le dessin objectif, sans but ni signification, que l’on fait comme un devoir, selon les règles imposées, mais qui ne mène à rien, sinon à la réussite d’œuvres exagérément forma­ listes et dont la technique évolue d’ailleurs et évoluera. Tout comme l’école a suscité et imposé la rédaction qui n'est qu’un devoir sans raison, sans motivation, sans but, qui s’exerce à vide alors que tout texte voulu par l’enfant, comme tout récit, exprime des tendances et des pensées qui lui sont particulières. Nous pourrions dire, par comparaison, que l’enfant ne se contente pas, comme l’enseignerait volontiers l’école, de cultiver un rosier avec le simple souci d’obtenir un arbuste du type rosier. L’enfant veut, à cet endroit, un rosier qui mène ses branches fleuries jusqu’à la tonnelle au-dessus de la fenêtre. Et il fera pour cela comme le bon jardinier qui travaille lui aussi en finaliste, qui pousse, oriente, fait grimper une tige de rosier, taille un pêcher pour le faire abondamment fructifier, décime ses plans de fèves pour faire refluer la sève sur les gousses prêtes à gonfler. L’enfant, comme le jardinier, développe hardiment dans son gra­ phisme certaines parties, taille ailleurs, allonge démesurément la main ou les bras si cette opération lui parait utile à la compréhension et à l'expression de son graphisme.

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Certaines anomalies, qui apparaissent parfois comme des erreurs graphiques, sont voulues, au contraire, par le dessinateur. L’enfant corrigera de lui-même, par expérience tâtonnée, quelques anomalies. L’Ecole, avec son souci exclusif de la copie et de la règle, ne l’y poussera que trop. Nous aurons à nous garder de ce travers et à respecter, au contraire, certaines originalités graphiques, même si elles contredisent les lois du dessin. Nous nous en garderons d’autant plus que nous verrons les dessinateurs qui échappent aux règles de l'école continuer à travailler selon les mêmes normes finalistes, agrandissant les yeux, ouvrant déme­ surément la bouche, allongeant le nez, ne craignant pas, le cas échéant, d'ajouter, comme le fait l'enfant, des pieds énormes à des jambes sque­ lettiques. Ne nous pressons donc pas de plier l’enfant à notre norme; laissons-le s’entraîner à dominer ses graphismes et à mettre ensuite hardiment ses réussites au service de son expression vivante et dynamique. Encoura­ geons même l'éclosion de genres expressifs qui seront comme ces fleurs sauvages qui font oublier parfois la monotonie et la rectitude des jardins trop méthodiquement cultivés.

Fig. 54

Lorsque le chauffeur dessiné par l’enfant, selon la technique que nous avons indiquée, doit tenir le volant, il faut bien que les mains arri­ vent au volant... On allongera les bras autant qu’il le faudra (302).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 55

Si le papa apporte un cadeau (un masque) il faut allonger le bras en conséquence (306).

Fig. 56

Typique de ce finalisme sont les membres qui s’inscrivent selon la nécessité d'équilibre et d'action du bicycliste. (410).

qu’est-ce que le dessin

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Fig. 57

Il suffit que les enfants assis touchent le rebord de la chaise — et ils le touchent — pour être bien installés. Comme il faut que la chaise soit à hauteur de la table, même si, par accident, la table est trop haute. Jean-Claude (402).

Fig. 58

Les deux bonshommes qui se battent sont bien campés sur leurs jambes et tout l’intérêt se porte sur les mains. Michou (404).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 59

Ce personnage aux mains et aux doigts démesurés a comme spécialité de porter des gants. Josette (407).

Fig. 60

Ce garçon joue aux billes. Seul le bras qui lance la bille a été jugé digne d’une mention dans le graphisme, l’autre a été oublié, comme non

Qu’est-ce que le dessin

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utile. Et par une réussite typique, tout le corps est porté sur le côté qui lance la bille. Jean-Paul (501).

Fig. 61

La jument s’allonge démesurément pour faire téter son poulin. JeanFrançois (507). Nous pourrions multiplier les exemples semblables. Nous vous lais­ sons le soin de compléter. XV. Examen psychologique des dessins d’enfants L'échelle des dessins d'enfants Nous comparerons une dernière fois le dessin des enfants à l’évolution de leur expression orale. Nous aurons ainsi établi jusqu'au bout la ligne sûre qui doit toujours nous guider et qui a la simplicité et le naturel de la vie.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Résumons-en l’essentiel : l’expérience tâtonnée aussi bien pour le langage que pour le dessin se poursuit par intuition empirique, par com­ paraison des rapports entre mots, entre objets, entre éléments de l’action ensuite. L’action tend à se développer dans le sens des actes réussis dont la répétition devenue automatique se fixe en règle de vie. Ces observations nous éclairent sur l’importance primordiale que nous devons accorder à la toute première enfance, à la période de cons­ truction des règles de vie de ce premier étage dont dépendront la rapidité, la solidité, la stabilité et la hardiesse de la construction ultérieure. Les pédagogues américains ont essayé d’établir des listes de mots que doivent connaître et employer les enfants aux divers âges. D’autres pédagogues ont tenté également d’établir une progression des formes dont les enfants doivent se saisir à chaque stade de leur évolution graphique. Ces normes, qu’elles soient établies pour les mots ou pour les éléments graphiques, peuvent certes être valables avec des écoliers pour lesquels l’école a mis l’accent sur l’acquisition formelle aux dépens de la vie. Elles ne sont plus valables pour notre pédagogie parce que nous y avons intro­ duit un élément nouveau décisif : la vie. Dépassant la mesure scolastique, nous devons donc aller plus loin et plus profond et aborder la mesure de la vie. L’enfant le plus évolué, celui qui s'exprime avec le plus d'à-propos, de profondeur, de vivacité, ce n’est pas celui qui connaît le plus grand nombre de mots, mais celui qui sait faire vivre el vibrer, en y ajoutant au besoin intonation et mimique, les mots qu’il a vraiment intégrés à sa personnalité. L'enfant qui rédige le mieux — du point de vue pédagogie moderne — n’est pas celui qui aligne méthodiquement un grand nombre de mots très correctement écrits et qui les incorpore dans des phrases construites selon les lois de la grammaire scolastique, mais celui qui fait vivre ses mots dans des phrases personnelles qui expriment avec hardiesse les aspects majeurs de la vie el de la pensée de l’auteur. L’enfant le plus évolué en ce qui regarde le dessin n’est point celui qui dessine selon les lois de la scolastique, en mettant yeux et oreilles à leur place, en attachant, comme cela doit être, les bras aux épaules de ses bonshommes et en respectant les règles de la perspective, mais celui qui donne vie à ses personnages. Et c’est cette vie que nous devons, comme dans les textes libres, réapprendre à détecter, à encourager, à aider, à mettre en valeur pour que l’enfant puisse s’engager avec sûreté et succès dans la voie royale sur laquelle nous nous essayons à faire éclore sa personnalité. Des psychologues se sont donné beaucoup de mal pour essayer de déterminer les facteurs intellectuels susceptibles de se révéler dans les dessins d’enfants. Ils ont établi une ou des échelles de notation pour l’évaluation de l’intelligence et de ses caractéristiques. Il en est résulté

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des tests innombrables dont l’emploi est une mise en conditionnement de l’enfant et dont l’exécution est d’une lenteur qui brime son dynamisme. Les statistiques qui résultent de ces pratiques basées sur l’erreur gra­ phique presque exclusivement sont d’ailleurs davantage dépendantes de l’interprétation de l’adulte que de celle de l’enfant : il s’agit, en fait, d’exercices scolaires qui valent ce que valent les actes de comportement de l’enfant en cage. Si les normes qui en résultent ne sont pas valables pour nous, si nous récusons les graphiques, les échelles et les valeurs établies jusqu’à ce jour par les chercheurs, sur quels éléments nouveaux faudra-t-il désormais nous baser, comment concevoir, en définitive, la nouvelle pédagogie du dessin? Telles sont les questions auxquelles nous allons nous efforcer de trouver une réponse comme conclusion de la présente étude. Dans notre souci de mesure du dessin enfantin, nous considérons trois éléments possibles d’estimation : 1. L'escalier du dessin : Nous avons dit l’impossibilité où nous sommes de tirer les normes de l’examen de certains éléments graphiques sur les­ quels les psychologues ont essayé de baser- leurs études. Il n’est pas pos­ sible, même après une large standardisation, de dire que la roue de l’auto apparaît à tel âge et qu’à tel autre l’enfant attache les bras à la tête, puis aux épaules, indique les oreilles et les habits, ou abandonne la trans­ parence des maisons. Nous avons signalé que des éléments complexes, aussi déterminants en l’occurrence que l’âge du sujet, influent sur le détail et la perfection des graphismes et rendent impossible toute classification par âge. Nous avons par contre mis en valeur l’ordre selon lequel, pour les raisons, à notre avis sûres, que nous avons données, évoluent les gra­ phismes, depuis le premier gribouillis du bébé de 9 mois jusqu’au dessin adulte. Cet ordre n’est nullement de qualité psychologique; il n’est point la conséquence de qualités personnelles de l’individu, mais fonction surtout des difficultés que le dessinateur doit surmonter, par expérience tâtonnée, au cours de son lent apprentissage. L’escalier que nous avons établi en conséquence comporte, pour chaque degré, les deux temps de l’expérience tâtonnée : réussite et répé­ tition de la réussite jusqu’à ce que l’individu en domine le mécanisme et en fasse passer la technique dans l’automatisme. A ce moment-là, il y a un nouveau pas en avant, suivi d’un nouvel exercice devant conduire à l’automatisme. Une nouvelle réussite suivra avec un nouveau palier de répétitions automatiques. Nous mettons, en face de chaque marche de l’escalier, l’âge moyen, tel que nous l’avons établi selon nos collections. Comme nous le verrons ensuite à l’usage, un premier élément de notre examen psychologique consistera à voir, selon les graphismes, la position actuelle du sujet examiné :

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

qu’est-ce que le dessin

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1. Si l'enfant en est à la simple et sèche juxtaposition des graphismes, nous en conclurons qu’il a un âge que nous appellerons « graphique », de 4 ans. Si le sujet a 5 ans, nous pourrons dire qu'il a un retard graphique d'un an. Nous ne devons pas aller plus loin dans ce domaine et assimiler arbi­ trairement retard graphique à retard mental bien que retard graphique puisse cependant et doive entrer en ligne de compte dans le profil indi­ viduel que nous établirons. 2. Le progris graphique, mesure d’intelligence: Mais notre escalier de dessin va nous donner une autre possibilité beaucoup plus sûre d’exa­ men psychologique. Nous préciserons expérimentalement les normes d’évolution du gra­ phisme et nous mesurerons le rythme auquel le sujet gravit notre escalier. Est très intelligent l’individu chez qui l’expérience laisse une trace vive, à qui une ou deux répétitions suffisent pour faire entrer un geste dans l’automatisme. Est au contraire moins intelligent l’individu qui doit répéter 50, 100 fois le même geste avant d’en avoir la maîtrise. Il en résulte que cet individu avance moins vite dans la maîtrise de toutes les expériences qu’il doit affronter pour dominer le milieu. La chose est parti­ culièrement sensible avec le dessin. Le retardé, l’inintelligent, l’anormal a réussi aujourd’hui la juxta­ position des graphismes qu’il a laborieusement acquis. C’est pour lui un tour de force et il en est fier. Mais, avant de dépasser ce stade, de dominer la juxtaposition pour en venir à l’explication a posteriori, il lui faudra peut-être un mois ou deux d’exercices et d’expériences. Tandis que l’en­ fant intelligent juxtapose ses graphismes et, sans même une répétition, sur-le-champ, passe à l’étape suivante d’explication a posteriori. Si nous voulons faire de notre escalier de dessin une véritable échelle de l'intelligence il nous faudra donc disposer des séries de dessins se rapportant à tout ou partie de cette échelle. Nous possédons pour X... la série de dessins correspondant à la por­ tion d'escalier : « Première réussite spécialisée (204). Explication a poste­ riori (408). » Temps normal pour franchir cette portion..................................................... 204 Temps mis par le sujet.................................................................................... 108 Degré d'intelligence: inversement proportionnel au temps mis pour gravir l’escalier:

Lorsque le dessin libre sera régulièrement pratiqué, lorsque nous aurons plus expérimentalement précisé notre escalier de dessin, nous aurons là une mesure de l’intelligence d’une incontestable efficacité et d’une simplicité qui la mettra vraiment à la portée de tous les parents et de tous les éducateurs.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

3. Mesure de la vie: Il y a un troisième élément dont nous voulons enseigner l’examen et l’explication : la vie exprimée par le graphisme. Il s’agit là de quelque chose de plus subtil que les acquisitions graphiques dont nous avons montré le processus et que nous ne pouvons cependant pas négliger. Ce moment de vie n’est nullement l’apanage des dessins évolués. On le sent surgir des premiers graphismes. Nous allons essayer d’en pressentir la réalité dans quelques-unes de ces réussites vivantes qui illuminent parfois les graphismes d’individus retardés chez qui nous pouvons ainsi détecter des voies nouvelles de progrès. Nous allons, en nous référant à notre escalier, examiner quelques-uns de nos dessins afin d’éprouver tout de suite les explications que nous avons tenté de donner.

Fig. 62

1. Dessin d’Aline (308). Bien que les types apparaissent comme peu évolués, l’auteur a mani­ festement franchi le stade de la juxtaposition ou de l’explication a poste­ riori. Nous placerions ce dessin vers la fin du complément d'explication des graphismes juxtaposés et le début du dessin d’expression enfantine, c’est-à-dire aux environs de 505, ce qui constituerait une avance, révélée

qu’est-ce que le dessin

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par le dessin, de 18 mois. Le coefficient d’intelligence serait de

Fig. 63

2. Dessin de Jean-Paul, 501. Ce dessin est certainement du stade Complément de graphismes juxtaposés. L’auteur a commencé par dessiner son enfant à la trottinette, sujet qui lui était familier et qu’il était en train de répéter pour le faire passer dans l’automatisme. Le type réussi l’a encouragé et il a dessiné son bonhomme dans toutes ses fonctions possibles. Il y a plus que juxtaposition : la liaison, ou la dépendance par rapport au premier type sont évidentes. Age, donc : 500. L’enfant avait 501.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Intelligence donc normale. Mais il y a un tel lyrisme et tant de vie dans ces dessins qu'on peut bien augurer de l'auteur.

Fig. 64

3. Jean-Marc, 504. Position dans l’escalier : simple explication a posteriori : 408. D’où retard de huit mois : il s’agit effectivement du dessin d’un anormal. Mais il y a, dans la position du bonhomme, une indicible expression de fatigue et d’attente passive qui laisse beaucoup espérer au point de vue vital d’un enfant qui, s’il est bien conduit, doit rattraper sa norme. 4. A 14 ans, Pierre Fournier a réalisé cette belle planche 65 qui porte non seulement la marque indéniable d’une valeur graphique, mais d'un talent qui s’est formé exclusivement par nos techniques, sans aucune étude formelle des principes du dessin.

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Nous n’avons pas rédigé cette étude en cliniciens amoureux de col­ lections et de statistiques, mais en éducateurs qui cherchent à toujours mieux comprendre et à approfondir le sens du comportement de l’enfant afin de mieux orienter et rendre plus efficaces les efforts éducatifs. C’est un point de vue nouveau que nous apportons, lié sans cesse à notre pra­ tique du dessin et, cela va de soi, à toute notre pratique pédagogique. Ce sont ces assises sécurisantes de départ qui nous donnent la certitude d’être dans la bonne voie, celle d’un approfondissement permanent de la

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

connaissance de l’enfant. Nous avançons au rythme d’une recherche collective incluse dans nos travaux de chaque jour soumis sans cesse à l’épreuve et à la critique qui sont la garantie d’une véritable pédagogie expérimentale. Les éducateurs qui n’ont pas encore participé au renouveau de nos techniques, prennent volontiers pour une tendance maladive à nous singulariser, l’obstination avec laquelle nous ne cessons de poser et d’im­ poser certains problèmes vitaux. Ils nous accusent d’ignorance flagrante quand nous jetons parfois la suspicion sur la psychologie plus ou moins classique ou plus ou moins moderne, telle que l’a établie une longue lignée de chercheurs désintéressés. Parce que nous marchons de l’avant, intrépidement, on suppose que nous jetons ainsi par-dessus bord un passé qui nous gêne, alors que nous sommes au contraire, en réels praticiens, foncièrement et forcément accrochés à tout le substratum ancien et récent sur lequel nous devons construire. Nous ne sommes pas, par parti pris, contre la tradition sur laquelle nous nous appuyons quand elle nous sert, mais que nous accueillons avec réserves, ou que nous repoussons impi­ toyablement toutes les fois qu'elle risque de nous faire dévier de notre ligne libératrice. Nous ne cherchons point ni l’originalité ni la nouveauté, mais la vie, l’action et le travail. Et pour servir cette vie, nous prenons notre bien partout où nous le trouvons, en ouvriers mesurés et consciencieux qui connaissent la valeur des éléments et les exigences de l’effort. Ce faisant, nous avons conscience de procéder à un retournement psychologique et pédagogique. En dénonçant la psychologie du comportement de l’écolier de laboratoire, nous découvrons du même coup la psychologie de l’enfant naturel dans un milieu naturel. Nous ne disons pas forcément que les mesures de la psychologie de laboratoire sont inexactes; les systèmes pédagogiques dont elles sont la base peuvent être logiques et rationnels. A ce titre, ils peuvent rendre des services à tous les éducateurs qui ont la charge « d’écoliers » en chambre ou en laboratoire. Elles ne sont pas forcément valables pour l’enfant qui n’est pas conditionné par la classe à bourrage ou par les règles strictes du laboratoire. Dans ce cas surgissent des problèmes nouveaux qui imposent au psychologue et au pédagogue la reconsidération de l’élément vie dans un milieu vital. C’est dans ces conditions naturelles que nous avons recherché des pistes de libération et de sécurité où l’enfant, se sentant à l’aise, puisse s'affirmer, s’épanouir, construire à sa mesure des règles de vie personnelles qui assurent le processus fonctionnel de son être. C’est ainsi que le dessin spontané nous est apparu, dès le début de nos expériences 1, comme l’une de ces pistes favorables où l’enfant, par ses propres moyens, a la révélation de soimême et où le maître prend la mesure de l’enfant. C’est dire que la tech-

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Voir Elise Freinet, Naissance d'une pédagogie populaire (éd. Maspéro).

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nique du dessin libre — il serait plus juste de dire libéré — et son exploi­ tation restent dans les limites de nos activités éducatives dont elles sont un simple mais important adjuvant. Nous ne nous posons donc pas en spécialistes du dessin d’enfant, mais en éducateurs conscients du rôle de l’expression graphique dans le contexte éducatif. Notre opinion est d’ailleurs que le dessin d’enfant a attiré à lui beau­ coup trop de spécialistes et des plus chevronnés, depuis surtout que la psychanalyse a découvert l’antre mystérieuse du subconscient. Pédagogues, psychologues, psychiatres, sociologues, anthropologues, esthéticiens même, ont fait du dessin une pâture profitable à leur savoir et à leur renommée. Chacun de ces servants de la spécialité s’est ingénié à découvrir, dans les graphismes enfantins, une démonstration de « sa » science spécialisée et une occasion de recherche trop souvent limitée à ses conceptions personnelles. En effet, à mesure que le spécialiste entrait dans la pratique, des dangers sont apparus : celui de systématiser exagéré­ ment les démarches de l'enfant dans un sens donné. Celui de projeter des situations d'adultes, plus ou moins partisanes, dans les situations simples et naïves de l'enfance. Celui aussi de laisser croire qu’une théorie toute faite pouvait, pour une bonne fois, éclairer la compréhension du contenu des dessins d’enfants. A notre avis, l’on fait dire au dessin d’enfant plus de choses qu’il n’en contient et sa signification de document naturel, simple et direct, est écrasée par le savoir de l'homme de science. C’est ce qui se passe, trop souvent, pour le dessin interprété systéma­ tiquement comme document de la personnalité psychique de l'enfant et de ses troubles. En considérant le contenu du dessin d’enfant comme le prolongement du rêve, les psychologues lui donnent une dimension exclu­ sive et préliminaire de complexe. Or, il n’y a pas chez l’enfant, comme chez le névropathe, un thème unique et fondamental du rêve, mais bien plutôt des rêveries multiples et diverses qui sont des variantes du proces­ sus d'adaptation au milieu. L’influence du milieu familial et scolaire détermine par suggestion et imitation immédiates ou plus ou moins lointaines, des états d’intense sensibilité fort accaparants parce que liés à l’expérience tâtonnée du moment. Si bien que l’enfant, tant qu’il a le contrôle de son tâtonnement d’adaptation, n’est jamais un désadapté total. Ses jeux improvisés, ses dessins et la fabulation qui les accompagne sont des documents de vie-qui-se-défend avant d’être les révélateurs d’un drame caché permanent. Si le drame existe, il est déjà inscrit dans un système de défense, comme automatique, qu’il s’agit de renforcer en le sécurisant. Par ailleurs, il serait dangereux de faire fond sur le commentaire que l’enfant peut donner d’un dessin, situé par lui comme la transcription graphique d’un rêve survenu dans son sommeil. Le commentaire, par suite des influences immédiates de l’entourage, déborde le contenu initial du rêve, en brouille les pistes par des associations d’idées ou d’événements

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

actuels, étrangers au sujet. Il faut donc rester très prudent dans l'inter­ prétation du seul document graphique examiné. Ce sont toutes les formes variées de l’expression spontanée qui doivent intervenir dans la recherche adulte à l’appui du dessin d’enfant. Nos Méthodes naturelles nous situent au centre même des démarches multiples par lesquelles l’enfant affirme sa personnalité à travers les vicissitudes des débuts de son existence. Joint à de nombreux autres documents de libre expression, le dessin peut alors apparaître comme un test particulier très subtil et très souple, valable pour l’interprétation de la personnalité psychique du sujet. C’est en considération de ces avantages de recherche pédagogique, créés dans nos classes, que nous ne saurions considérer comme document valable le dessin exécuté sous le conditionnement du thème imposé par ordre, dans un climat impersonnel de classe-laboratoire. L’attitude de l’adulte a, en l’occurrence, une très grande importance. Pour saisir le message des dessins, il faut sans cesse et pendant longtemps vivre en contact avec l’enfant qui les a réalisés. Un dessin ne suffit pas à donner une idée du tonus psychique du sujet à examiner. C’est dans la succession des graphismes au cours d’un certain laps de temps que des dispositions psychologiques peuvent venir compléter des constatations semblables faites dans d’autres aspects du comportement spontané de l’enfant. Les parents et les éducateurs qui peuvent suivre l'enfant au jour le jour et au cours des années sont évidemment les mieux placés pour faire des observations dignes d’être prises en considération. La présence de l’adulte doit être faite de discrétion et d’attente, de confiance et de réelle compréhension. On a quelquefois l'impression, en lisant les écrits des spécialistes de la connaissance de l’enfant par le document graphique, de découvrir non les démarches d’une recherche véritable, mais un prétexte commode à déve­ lopper, sous une forme attrayante, un cours classique de psychanalyse. Le complexe et le transfert y ouvrent toutes les portes, y compris celles dont la clef n’entre pas dans la serrure. Dans ce domaine, nous ne sommes souvent pas très éloignés de l’interprétation cabalistique qui, dans chaque événement, découvre un message ésotérique. Nous ne nions certes pas la réalité de la pensée symbolique chez l’enfant. Elle affleure dans le dessin, dans les subtilités de la poésie enfan­ tine, dans les drames qui, par le graphisme et les commentaires qui le justifient, nous donnent la quasi-certitude de la liaison du dessin spontané avec les données subconscientes de la personnalité. Mais le symbolisme n’est pas la marque exclusive du refoulement. On le trouve pour ainsi dire dans toutes les formes culturelles du peuple, vivant et spontané, inclus dans le langage imagé, les dictons, les proverbes, les contes folklo­ riques. Chez l’homme du peuple, chez l’enfant, chez le poète, l'image est comme préverbale : elle est la forme de penser naturelle. Par le message élémentaire de l’image il est plausible de penser que des impulsions ou émotions profondes jusqu'alors ignorées puissent faire

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irruption dans le contenu de dessins répétés sur le même thème et susciter des particularités graphiques révélatrices d’un état psychique. Mais il n’y a pas de code susceptible de faire découvrir à coup sûr le trouble psychique, si toutefois ce trouble est bien réel. Le mérite de notre premier escalier de dessin est d’être dynamique, inclus dans le processus du comportement de l’enfant. Il évite ainsi les dangers du contrôle automatique par la systématisation de symboles ou de quotients chiffrés donnés comme valables à un âge donné. Notre escalier, nous l’avons dit, ne conduit pas à une classification par âge, l’âge n’étant pas forcément le facteur déterminant de la richesse de contenu du graphisme et de sa perfection. Il rompt avec l’échelle métrique de l’intelligence telle que l’avait établie Binet-Simon au début du siècle, dans le but seulement de différencier les enfants retardés réels des enfants retardés accidentels. Les psychologues ont, par la suite, étendu ces tests plus ou moins améliorés à la masse des enfants, en en aggravant les dangers. Notre conception nouvelle de l'intelligence comme perméabilité à l’expérience nous a orientés vers l’idée de paliers successifs : les degrés de notre escalier de dessin nous renseignent en effet sur la rapidité de l’expé­ rience tâtonnée dans ses diverses étapes : acte réussi, répétition du dessin réussi, automatisme graphique, après quoi il y a recherche d’une réussite personnelle et changement de palier. C’est là la matérialisation d’un processus ascensionnel de la personnalité de l’enfant, processus apte à nous renseigner, presque à coup sûr, sur le dynamisme intellectuel du sujet examiné. Plus un enfant gravit vite les degrés de l’apprentissage, c'est-à-dire plus il a des actes réussis qui passent rapidement dans l’auto­ matisme, plus vite il est à même de libérer une énergie nouvelle qui lui permettra de poursuivre rapidement sa montée vers l’efficience. C'est cette notion de vitesse dans l’acquisition qui nous parait essen­ tielle et que nous avons voulu inclure dans notre escalier de dessin de 2 à 6 ans. En partant de la vitesse et de la sûreté avec lesquelles un enfant avance dans les divers degrés de l’escalier, nous serons amenés à reconsi­ dérer certaines notions très importantes sur l’âge mental des enfants. Pour l’instant, nous pouvons dire déjà que l’expérience réussie qui va se répétant à des niveaux différents, à une cadence accélérée, hâte le processus d'acquisition de règles de vie décisives qui témoignent de l’importance primordiale que nous devons accorder à la première enfance. C’est toujours en fonction des obstacles que le tout jeune enfant rencontre sur sa route, que se détermine la vitesse de sa montée vers une plus grande aptitude à dominer ses problèmes. Plus l’obstacle est impor­ tant, plus impérieuse est la nécessité de chercher une autre voie pour continuer l’ascension vers la vie. Si nous pouvons cataloguer ces obstacles par ordre de fréquence et d’importance, nous pourrons établir d’avance la ligne probable du comportement de l’enfant. C'est ce que nous avons essayé de faire par notre profil vital1 qui nous est apparu tout de suite 1

Le profil vital, éd. de l’Ecole Moderne, Cannes.

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beaucoup plus sûr, complet et vivant que les profils psychologiques classiques. C’est dans ce profil vital que l’on pourrait appeler énergétique que nous devrons inclure notre escalier de dessin avec toutes ses caractéris­ tiques révélatrices d’un comportement physiologique, psychique, intel­ lectuel, social. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces considérations pour nous essentielles parce qu’elles étayent dans tous leurs aspects et leur épa­ nouissement, notre théorie unitaire du Tâtonnement expérimental. Sur le plan plus spécialement pédagogique, des objections nous sont faites par des pédagogues et professeurs conformistes, soucieux avant tout de réalisme et de pédagogie méthodique. Nous allons répondre brièvement aux plus essentielles de ces objections dont chacune mériterait une étude particulière. 1. Vous préconisez bien le dessin libre de l’enfant, nous dit-on, vous vous émerveillez devant ce que vous croyez être des réussites; mais la vie est autre chose que la culture de l'originalité et de la fantaisie. Il y a, pour le dessin que les enfants devront affronter plus tard comme pour toute discipline, des règles et des lois qu’il faut non seulement connaître mais appliquer. Or, que faites-vous de la perspective ? Pourquoi ne cultivez-vous pas davantage l'exactitude dans les dessins d'enfants ? Pourquoi ne faites-vous pas corriger les erreurs manifestes de leurs graphismes ? Notre réponse serait relativement facile et compréhensible si nos interlocuteurs savaient dépouiller le mot éducation de son contenu de formation didactique et d'acquisition systématique de connaissance dont l’a chargé un long malentendu scolastique. Rétablissons la réalité des choses : il s’agit, à l’origine, d’une éducation des réflexes et des tendances, d’une harmonisation des règles de vie par l’action mesurée, intelligente et efficace de ce que nous avons appelé les recours-barrières1. Le rôle de l’éducateur est de placer judicieusement les recours-barrières; l’enfant s’arrangera lui-même pour l’apprentissage de la vie. Dès que l’oiseau peut voler de ses propres ailes, la nature considère l’éducation comme terminée. Nous aurions tendance à penser qu’elle commence seulement et que la méthode en est le couronnement. La méthode c’est, bien sûr, l’adulte qui en dispose : à l’enfant de s’y adapter. Nous nous sommes appliqués ici à décrire et à expliquer — et à jus­ tifier — une méthode naturelle de dessin exactement comparable, dans ses processus, à notre méthode naturelle de lecture, elle-même réalisée selon les principes universels de la méthode naturelle d’apprentissage de la langue maternelle. Dans cet apprentissage, comme d’ailleurs dans 1

Voir Essai de Psychologie sensible (éd. Delachaux et Niestlé).

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tout apprentissage, rien de solide, de logique ni de définitif ne se fait par la seule explication théorique, pas plus que par l’étude formelle des règles et des lois. Permettre l'expérience tâtonnée du jeune enfant dans tous les domaines, là réside le grand secret de la première éducation qui ici nous occupe. Cette première éducation est d’abord personnelle, conditionnée par le dynamisme que chaque être porte en lui pour assurer sa croissance, sa défense et son élévation. Notre être physique et mental est un tout mer­ veilleux qui tend naturellement à rétablir sans cesse l’harmonie qui lui est essentielle; il y a en lui un système encore mystérieux non seulement de défense mais de compensation, voire de création. Parce qu’elle n’a pas encore pu percer ce mystère, la science voudrait le considérer comme inexistant, préférant utiliser des découvertes apparemment sûres parce que basées sur des réalités expérimentales et arbitrairement codifiées. C’est ainsi que les professeurs proposent inlassablement le dessin objectif sur modèle ou d’après nature, les lois de la perspective, les cou­ leurs complémentaires et autres balançoires que l’Art Moderne dans toutes ses audaces et ses splendeurs n’est pas arrivé à déraciner d’un enseignement plus que jamais traditionnel; ce n’est pas parce que vous aurez enseigné méthodiquement tous les détails de la morphologie du bonhomme à l’enfant avant la dixième année, que vous aurez appris les lois de la perspective à l’adolescent, que vous aurez amélioré leur technique du dessin. Au contraire : vous leur aurez donné ce sentiment dangereux et faux qu’aucune œuvre ne saurait être réalisée tant que ne sont pas acquises les règles qui vont l'expliquer. Vous aurez tué en lui la fleur de sensibilité, l’allant et l'intrépidité qui marquent la création d’œuvres exclusivement personnelles. Vous aurez détruit à jamais une possibilité, et des plus exaltantes, de l’activité et de l’éducation enfantines. Nous ne corrigeons pas, scolairement ni d'aucune façon, les erreurs ma­ nifestes des dessins d’enfants. Chaque dessin avec ses erreurs et ses poten­ tialités est un palier de l’apprentissage. La maman ne corrige pas les formes forcément imparfaites et vicieuses de la première expression enfantine. Ce n’est pas avec des « verboten » que l’on forme une person­ nalité : c’est seulement en parlant qu’on apprend à parler, en marchant qu’on apprend à marcher; et c’est par le désir supérieur qu'on a de monter et de se réaliser pour satisfaire aux exigences de la vie que l’individu, surmontant les obstacles, s’efforce sans cesse d’atteindre un maximum de perfection. Il suffit de sauvegarder ce besoin d’ascension et de vie, de créer le milieu aidant qui, loin d’immobiliser le torrent, le libère. C’est ainsi que chaque enfant acquiert un style personnel d'expression, marque d’originalité et de sensibilité exclusive. C’est la voie ouverte aux subtilités de l’art et de la poésie qui déjà, dans les œuvres enfantines, font pressentir le destin spirituel de l'homme. Les grands artistes sont ceux qui savent revenir aux démarches de leur enfance pour asseoir un talent que para­ chève les pouvoirs de l’âge mûr.

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2. Pourquoi ne faites-nous aucun cas de l'observation minutieuse que nous aimerions justement voir à la base du dessin à l'école parce qu'elle est le départ de l'analyse expérimentale et donc de la pensée rationaliste ? Nous sommes, certes, pour l’observation minutieuse. Nous pensons seulement qu’il faudrait nous mettre d’accord sur le vrai sens et sur la méthode de cette observation et dans quels domaines elle est particulière­ ment souhaitable. Observer, ce n’est pas forcément s’arrêter d’agir en suspendant tout mouvement et toute vie dans l’objet observé, avec le seul souci de saisir toutes les caractéristiques de la matière inerte, comme le médecin qui exigerait, pour observer son malade, qu’on arrête au préalable tous les mouvements sans lesquels la vie elle-même ne continuerait pas. Cette observation statique n’est pas à dédaigner totalement. Elle est à la base de l’expérience scientifique, mais elle est nécessaire au grand rythme de la vie. Il fut un temps, naguère, où elle pouvait avoir ses exigences dans un monde qui tournait encore au ralenti : c’est l’auto qui passe à 100 à l’heure qu’il faut aujourd’hui reconnaître, ou le paysage qui défile à la fenêtre du train ou de l’avion. Le cinéma lui-même nous entraîne vers un rythme d’observation qui est, sans nul doute, une des caractéristiques de notre époque. Il nous faut dépasser, en conséquence, cette conception scolastique qui consiste à détailler pièce à pièce, après les avoir inscrits sur un cahier, les éléments majeurs de l’objet observé. Il y a une autre forme d’observation qui se fait au rythme de la vie, selon un processus d’illumination et qui fait que les individus voient, comme dans un éclair, tout ce qu’il faut voir; et ils le voient d’une façon plus profonde et plus efficiente que si on avait arbitrairement arrêté un méca­ nisme dont le mouvement est devenu une des pièces maîtresses. C’est vers ce genre d’observation active, à même le dynamisme de la vie, que nous nous orientons; c’est cette observation que nous cultivons tout spécialement par notre méthode naturelle de dessin, liée à la sensibilité qui a ses voies et ses exigences exceptionnelles. 3. N’avez-vous pas tendance aussi à cultiver et à exalter l'anormalité, source de déséquilibre, même si c’est l’anormalité qui triomphe souvent dans notre société actuelle? Nous ne serions pas des éducateurs si nous ne recherchions pas avant tout, en éducation, la culture harmonieuse et l’équilibre. Nous nous gar­ derons donc de cultiver et d’exalter l’anormalité en favorisant un cer­ tain penchant à la laideur et au vice. Mais il faut savoir, au départ, faire la différence entre anormalité et originalité. Nous ne serons pas victimes d’une objectivité de rigueur qui sans cesse délimite l’importance de la partie dans le tout. Les exagérations de détail qui dans les dessins d’enfants s’inscrivent contre la morphologie ne sont pas pour nous surprendre. L’incohérence graphique comme l’incohérence du langage du jeune enfant sont des étapes du tâtonnement et iront, chemin faisant, se corrigeant

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en ne laissant que la trace de l’originalité personnelle. Même l’enfant retardé va améliorant sa technique vers plus de vraisemblance mais, presque toujours — et pour de multiples raisons — il est, plus que tout autre, rebelle à la scolastique contre laquelle il se défend souvent victo­ rieusement. L’histoire de la pédagogie est fréquemment, hélas! la rela­ tion tragicomique de cette prétention de l’école à plier à sa discipline toutes les personnalités. Le normal s’adapte. L’anormal n’y parvient pas et se défend désespérément. Il devient le cancre dont le portrait n’est plus à faire. Quand nous nous adressons à des enfants, nous nous trouvons effec­ tivement entre ces deux catégories d’individus : ceux qui se sont déjà pliés aux normes de l’école et du milieu, qui savent monter sagement les escaliers mais qui ont perdu aussi, de ce fait, l’envolée qui leur per­ mettrait d’atteindre parfois, d’un coup d’aile, des zones supérieures. Ils sont les enfants sages et les bons élèves. Mais c’est avec les autres, avec ceux qui ont conservé encore tout leur dynamisme et toute leur originalité que nous découvrons pas à pas le message de l’expression artistique. Ce succès de l’enfant retardé peut se comprendre : nous avons vu que, à un certain moment de l’évolution enfantine, se produit une bifurcation. Si l’enfant réussit d’emblée dans l’expression écrite ou parlée, il éprouvera, moins que ses camarades, le besoin de s’exprimer par le dessin. Il aura, lui, son moyen d’expression, de relation et de réussite. Mais l’anormal, qui parvient peut-être difficilement à parler ou à écrire, qui n’a pas encore découvert de moyen d’expression, trouve dans le dessin et la peinture une réussite à sa mesure, une brèche dans laquelle il s’engage à 100 %. 4. De nombreux psychologues se sont servis et se servent du dessin pour approfondir la connaissance des enfants, pour déceler notamment les anormalités, les tendances ou les névroses. Pourquoi n’avez-vous pas développé dans ce sens votre étude? On a souvent à déplorer, en psychologie comme en pédagogie, une sorte de mode qui attribue à un moyen particulier d’investigation toutes les vertus, en négligeant la complexité de la vie et donc la diversité des moyens qui permettent de la détecter. Le dessin libre, expression intime de l’individu, permet, lorsqu’on a su y atteindre, d'entrer toujours plus avant dans la connaissance de l’enfant, qu’il soit normal ou anormal. Le dessin a certainement autant de vertus pour atteindre ces buts que les divers autres moyens d’expression, que ce soient la mimique, le geste, la parole ou l’écrit. Mais on s’illusionne lorsqu’on pense qu’il y a pour cette sûre connaissance de l’enfant des recettes qui peuvent tenir en un tour de main ou en une formule. Il y a cependant, dans le dessin, comme il y a dans l’écriture, des signes qui correspondent à certaines tendances du comportement. Nous essayerons de les préciser expérimentalement comme on a précisé la signification de certains signes graphologiques.

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Notons que les commentaires spontanés des dessins d’enfants par leur auteur, à l’instant même de l’action, joints aux textes libres et aux poèmes libres, ouvrent à l’éducateur tout l’éventail d’une sensibilité à explorer, dans lequel les mêmes dispositions doivent se retrouver. Ainsi, nous serons préservés des interprétations hâtives et outrancières relevant du seul document graphique souvent isolé d’un complexe d’expression et réalisé hors de la présence de l’adulte qui en fait l’interprétation. C’est tout le comportement de l’enfant par la libre expression généra­ lisée qui nous révélera les bienfaits d’une psychothérapie naturelle qui, sans choc émotionnel à redouter, délivre chez l’enfant les états de tension (culpabilité, agressivité) résultant d’un sentiment d’insécurité. Il nous faudra mener de larges enquêtes qui nous permettront de définir des normes d’explications des dessins et de leurs commentaires réalisés dans le climat de confiance de nos classes au travail. Nous ne voulons pas anticiper, pour l’instant, sur les travaux à venir, mais nous pouvons prévoir que nous disposerons, à ce moment-là, pour la connaissance de l'enfant par ses dessins : 1° de l'examen pour ainsi dire clinique de certains signes du dessin; 2º de l’interprétation, sur le plan du comportement, des révélations individuelles et sociales que nous vaudront les dessins et les textes libres. Un test américain, le T.A.T., a systématisé l’emploi du texte semi-libre, pour essayer d'établir les profils de personnalités. Nous pouvons aller plus loin avec nos travaux libres qui sont très souvent d’émouvantes révélations sur la vie intime, individuelle, familiale et sociale de nos enfants. Nous allons faire de vastes recherches sur ce point. Elles nous per­ mettront de définir des normes d’explications des textes et des dessins, qui nous seront précieuses. 3° Il nous faudra marquer, et étudier, dans quelle mesure le seul fait pour l’enfant de s’exprimer intimement et de parvenir à une exaltante réussite par le dessin et la peinture contribue d’une façon insoupçonnée à l’harmonisation des individus, à leur équilibre, à leur culture, et même à leurs acquisitions scolaires; dans quelle mesure nous parvenons ainsi à des transformations radicales en face des problèmes scolaires, familiaux et sociaux. Nous aurons à préciser les vertus du dessin ainsi compris, qui devient, on le voit, un élément éducatif de toute première importance. 4° Enfin, pour l’examen plus méthodique de l’enfant selon les normes et les échelles que nous avons précisées dans cette étude, nous recom­ mandons à tous nos adhérents de constituer pour chacun de leurs enfants, et de leurs élèves, un recueil de dessins et de textes libres. Avec un peu de recul (6 mois, par exemple), il nous sera facile alors : a) de voir à tout instant à quel stade se trouve l’enfant dans le pro­ cessus de perfectionnement du dessin, et d’en tirer déjà des enseignements pour le degré de leur intelligence;

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b) de mesurer, surtout, la vitesse à laquelle se poursuit cette évolution, cette vitesse étant, comme nous l’avons signalé, un élément majeur de la véritable intelligence; c) de procéder ensuite aux enquêtes dont nous donnerons les éléments dans nos diverses publications. Nous sommes là à un point de départ et non à un aboutissement. Ce livre n’est pas, lui non plus, un aboutissement. Que nous servirait de connaître comment l'enfant, à tel âge, réalise telle forme de dessin si nous ne pouvions pratiquement, dans notre comportement éducatif avec cet enfant, tirer de cette observation des directives précises pour une meilleure compréhension de nos efforts? Ce livre est un outil. Nous en vérifierons ensemble les données et les conclusions. Nous avons le sentiment d’avoir fait œuvre utile en permet­ tant à tous les éducateurs d’aborder le problème du dessin d’enfants non plus en dilettantes mais en éducateurs qui savent l’intégrer dans tout le processus de la vie et qui, coopérativement, sauront promouvoir l’œuvre essentielle que nous avons tâché de réaliser.

DEUXIÈME PARTIE

Les genèses du dessin

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INTRODUCTION AUX GENÈSES

Dans notre Escalier de dessin (de 1 à 7 ans) qui clôture notre première étude sur le dessin d'enfant, nous avons essayé de montrer comment le tout jeune dessinateur arrive, par tâtonnements réajustés, à triompher des difficultés qu’il rencontre dans l’apprentissage du dessin. Ces difficultés — sensiblement les mêmes pour tous les enfants — sont représentées par les degrés de l’escalier. Chaque degré représente une étape réussie que l’enfant répète jusqu’à ce qu’il en domine le mécanisme et en fasse passer la technique dans l'automatisme. Une nouvelle étape suivra, avec un nou­ veau palier pour lequel il y aura de même : réussite, répétition, automa­ tisme et nouveau départ vers une sûreté de la main plus ou moins lente­ ment gagnée et un graphisme plus ou moins complet et par son contenu et par sa facture expressive. Pour faciliter les recherches, eu égard à la complexité des objets habituels inclus dans la majorité des dessins d’enfants, nous avons voulu procéder à une sorte de répertoire graphique. C’est ainsi que nous allons mener nos enquêtes sur différentes Genèses qui matérialiseront les diffi­ cultés rencontrées par l’enfant et la manière dont il les domine. Nous étudierons : La Genèse de l’Homme La Genèse des Maisons La Genèse des Autos La Genèse des Animaux (oiseaux, cheval, etc.) Ce faisant, nous tenons surtout à simplifier au maximum une recherche expérimentale susceptible de mettre à la portée de tous les éducateurs la compréhension des dessins d’enfants aux divers stades et dans les pro­ gressions et les processus qui en assureront l'expression définitive. Nous n’ignorons pas les travaux les plus marquants que psychologues et péda­ gogues ont réalisé sur la question. Mais devant l’impossibilité où nous nous sommes trouvés de mettre à profit leurs enseignements de labora­ toire, nous nous sommes résolument orientés vers des recherches libres

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dans un milieu non scolastique, avec des méthodes naturelles conformes aux conceptions, aux sentiments et aux besoins d’êtres qui obéissent spontanément aux grandes lois universelles de la croissance et de l'édu­ cation. Grâce à de riches collections de dessins libres réalisés dans les classes Freinet, nous avons pu établir des normes que des études ultérieures viendront préciser et systématiser. Nous remercions les très nombreux éducateurs et éducatrices qui, par leurs importants envois, nous ont permis ces travaux. Nous avons la presque certitude que nos réalisations coopératives, encore insuffisam­ ment connues, s’imposeront un jour prochain à la grande masse des enseignants, comme bases d'une reconsidération psychologique et péda­ gogique du dessin d'enfant. En attendant, nous aurons du moins, dès à présent, popularisé cette idée que le dessin d’enfant n'est pas un exercice mineur; qu’il a, à chaque stade, sa signification et son originalité, et qu'il contribue, à ce titre, à nous faire mieux connaître, pour nous les faire mieux aimer, les riches personnalités enfantines qui, par les voies béné­ fiques de l’Art, préparent une culture d'avenir digne de l’homme.

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La genèse de l'homme

Comment naît l’Homme? Comment l’enfant se le représente-t-il? Comment le dessine-t-il? Y a-t-il une norme d’évolution et de progression entre le « bonhomme têtard » et l’image à peu près parfaite de l’homme, en passant par le bonhomme aux bras attachés à la tête, puis au cou et enfin au buste, ces points d’attache marquant une étape dans le déve­ loppement intellectuel de l’enfant? Telles sont quelques-unes des ques­ tions que se sont posées depuis longtemps les psychologues de divers pays et auxquelles ils ont essayé de répondre par des enquêtes qui visaient à obtenir des normes utilisables ensuite psychologiquement. Si des tests ont même été établis sur la base du dessin du bonhomme, c’est sans doute qu’on supposait ces travaux assez poussés et suffisamment signifi­ catifs et probants. Nous avons souvent dit de la psychologie qu’elle est une étude métho­ dique et scientifique, certes, mais qu’elle est bien souvent la psychologie des enfants qui, à l’école, désapprennent à être eux-mêmes, à penser, à créer et à se réaliser et qui deviennent des élèves dociles qui se coulent peu à peu dans un moule qu’on a eu le tort de croire définitif. Mais que naisse un autre mode de vie et d’éducation d’enfants qui gardent en eux leurs qualités natives que nous aiderons seulement à s’épanouir, et nous aurons alors à étudier la psychologie de l’oiseau qui naît, fleurit ses ailes, s’entraîne à voler et conquiert l’azur sans considération des nonnes et des limitations que la domestication lui aurait imposées. Si, systématiquement, par méthode, parce que vous croyez qu’il n’y a pas d’autre voie pour l’éducation, vous soumettez de bonne heure les enfants à des exercices, à des devoirs, à des copies qui tuent en eux le sens de la création audacieuse et de la vie, si vous leur imposez d’entrer dans un chemin dont ils n’oseront plus s’écarter, vous faussez d’avance toutes les données sur l’expérience que vous voudriez ensuite mesurer. Et c’est pourquoi nous sommes obligés de tenir pour nulles et non avenues toutes les études faites sur des collections de dessins d’enfants soumis aux méthodes scolaires traditionnelles. Même si vous avez dit à l’enfant:

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dessine ce que tu veux ! L'enfant est dans sa cage, et si vous ouvrez la porte il n'ose plus en sortir. Pour retrouver le vrai dessin libre, il faut d’abord créer dans l'école et dans la famille une atmosphère nouvelle fondée sur des normes de création, d’expression et de comportement qui permettent au maximum l'éclosion et l'épanouissement des individus. Le dessin libre est le fruit délicat qui ne saurait arriver à son terme et prendre toute sa signification que dans le climat d'affectivité et de création que nous avons réalisé, partiellement au moins, dans nos classes. Ce que nous avons avantage à savoir, c’est si les processus d’évolution dans le dessin de l'homme tels que nous les avons établis ici sont conformes à la réalité. Il va de soi que ce premier travail, nous venons de le dire, doit être considéré comme un simple départ vers une recherche plus féconde. Quelques précisions sont donc nécessaires pour éclairer ce départ tâtonnant inclus déjà dans la complexité du problème général auquel nous nous sommes attelés. Nos projets de Genèses diverses ont pour but de mettre à jour, dans des cas et des situations extrêmement variées, notre théorie du Tâtonnement expérimental. Nous allons la retrouver à la fois dans la solution des diffi­ cultés que l'enfant a à surmonter sur le plan graphique et sur le plan affectif. Pour simplifier le problème nous n'avons retenu pour notre Genèse de l’Homme que des personnages isolés, séparés de leur environnement ou bien des personnages faits en série, inclus dans une situation identique dans laquelle ils ne jouent qu'un seul et même rôle (fig. 45, 46, 53, 54, etc.). L’isolement du personnage nous permet de porter l'accent sur la création progressive de l'acteur essentiel, l’Homme. Nous savons bien que l'enfant relie sans cesse son personnage à l’environnement sinon par le graphisme, du moins par le commentaire. Mais il aime aussi, au fur et à mesure qu’il domine les difficultés, réaliser le bonhomme pour lui-même, le conduire jusqu'à un perfectionnement de chef-d’œuvre. Il y a là un acte de choix, de totale liberté qui est étranger à tout conditionnement par thème imposé. Les relations affectives du personnage avec le milieu font surgir des situations d'une telle complexité psychologique, humaine et intellectuelle que l'on ne saurait dans les limites de la simple explica­ tion globale en aborder tous les aspects dans l’immédiat. Notre but, à ce stade du dessin de 2 à 6 ans, est de mettre en relief la systématisation des premières réussites, leur répétition dans des paliers d'automatisme et leur aboutissement final au type Homme : des premières ébauches aux perfectionnements essentiels, puis aux embellissements recherchés, c'est toute l’aventure humaine que l'enfant ici matérialise par une création pour ainsi dire naturelle. Pour donner une idée plus nette et en apparence plus méthodique de l'évolution du personnage, il aurait été plus démonstratif et aussi plus facile de nous en tenir aux réalisations successives d’un seul enfant. Nous aurions pu ainsi constater aisément dans un ensemble de documents

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échelonnés au long des mois et des années, les diverses étapes graphiques du dessin personnalisé. Nous aurions pu, surtout, vérifier presque à coup sûr l’opportunité de notre Escalier de dessin. Nous avons voulu aborder le bonhomme dans ses aspects de plus grande généralité, venus d'une masse d’enfants aux prises avec les mêmes difficultés de réalisation. Ce travail n’a aucune prétention pédagogique ni scientifique. Tel qu’il est, il a eu du moins l’avantage de nous permettre quelques constatations que nous allons dès à présent souligner. L’évolution du bonhomme est dépendante, cela va de soi, de l’apparition successive d’organes précis, tracés au hasard des difficultés rencontrées pour leur mise en place. L’importance que l’enfant accorde à ces organes choisis par lui n’est sans doute pas indifférente. Il est à remarquer que la tête est toujours le point de départ : il n’y a pas de bonhomme sans tête. Un rond et quelques tentacules venus à la pointe du crayon, sont pour l’enfant des détails suffisants, évocateurs du personnage. Les jambes suivent presque toujours. Les pieds ne semblent pas tout de suite utiles ou bien sont-ils trop difficiles à dessiner? Puis vient le ventre, rond ou plus ou moins géométrique, à un ou deux étages. Indifféremment, soit au début de l’expérience, soit en complément final, apparaissent le nez, les yeux, les oreilles, la bouche, les cheveux, les bras, les mains, les pieds, le nom­ bril, les habits. Il est bien risqué d’affirmer qu’un certain ordre dans l’apparition de ces divers attributs puisse nous renseigner sur les aptitudes intellectuelles du jeune auteur. Il semble insensé d’inventer une notation qui, par le jeu de points attribués à tous les organes hiérarchisés par l’adulte, puisse aboutir à des tests d’intelligence significatifs du niveau mental de l’enfant. De très bonne heure, vers deux ans déjà, l’enfant a une notion globale mais sûre de la morphologie de l’homme. Il remarque les irrégularités physiologiques des infirmes et s’en trouve affecté. Il en exprimera avec à propos son émotion par la parole. Mais autre chose est de dessiner. L'enfant ne peut s’en tirer que par les moyens du bord, usant d’ailleurs très vite d’un raccourci de ces moyens et d’une économie d’efforts si les circonstances le lui permettent. C’est ce qui explique que le bonhomme est très vite personnalisé. L’écriture graphique est caractérisée par des formes, des schémas que l’enfant découvre par tâtonnement et auxquels il s’en tient quand il les juge réussis et surtout quand son entourage lui donne son accord : les ronds (fig. 9), les triangles (fig. 62-63), les carrés (fig. 78), les fusées (fig. 18), les soleils (fig. 49), les fleurs (fig. 50) sont très tôt significatifs d’un style personnel que d’ailleurs les tout petits de la classe maternelle déjà recon­ naissent : « C’est le dessin de Popol », « C’est le bonhomme de Suzy ». Il y a là un véritable test de propriété authentique facilement contrôlable et dont le résultat toujours probant ne cesse de surprendre. Et pourtant, le petit de 4 à 5 ans n’analyse pas les détails d’un dessin pas plus qu’il ne les observe, du moins de façon délibérée. Mais il est certainement sensible à l’automatisme de la répétition graphique, au contenu des paliers, à leur

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succession, car ce sont là des processus qu’il vit lui-même et il sent les autres concernés par leurs œuvres comme il est lui-même concerné par les siennes. Pour l'exécution du bonhomme, un élément intervient très tôt dans le jeu de l’enfant qui dessine : la vitesse de l’exécution que nous avons signalée dans notre Escalier de dessin. L’intrépidité du trait, les notions de rapport de la partie et du tout, la mise en place dans la page, tout se fait d’un jet chez l’enfant qui est perméable à l’expérience, c’est-à-dire intelligent. Cette accélération ne peut évidemment se produire que si l’enfant est sûr de ses automatismes, si le crayon peut courir à la vitesse de la pensée du moment. Dès que la rapidité dans l’exécution entre en ligne de compte, l’esprit du jeune dessinateur se trouve disponible pour d'autres inventions graphiques ou pour des commentaires a posteriori marqués plus ou moins de fabulation. C’est par cette voie que le dessin d’enfant arrive à témoigner d’un quotient de vie et d’expression que semblent avoir totalement ignoré les spécialistes du dessin, bien que ce quotient soit significatif de démarches résolument ouvertes vers l’initiative et la création. Chaque bonhomme qui entre dans le jeu peut être considéré comme un bonhomme-outil qui va ouvrir d’autres portes : il a une origine et un destin fonctionnel et expérimental que traduit quelquefois l'enfant par le geste ou la parole, quand il est en action. C’est ce facteur de vie que nous avons tenté de préserver dans ce premier film sur le personnage humain. Chaque fois que nous avons pu avoir le commentaire authentique — sinon toujours adé­ quat à la situation — nous l'avons retenu. Faute de ce commentaire, nous avons tenté de dégager, sous une forme lapidaire, le message de vie inclus dans l’œuvre spontanée de l’enfant. C’est certes une intrusion de l’adulte dans le domaine de la sensibilité et à un niveau d’interprétation qui n’est pas celui de l’enfant. Mais c'est surtout à l’adresse des éducateurs et des parents que nous avons utilisé ces commentaires elliptiques à seule fin de sensibiliser les adultes au message de vie inclus dans les créations instinctives de leurs enfants et d’éviter ainsi une perte de biens. Nous pouvons dire, pour nous justifier, que, ce faisant, nous ne troublons en rien l’activité spontanée de l’enfant alors que nous courons la chance de créer chez l’adulte une attitude d’attente et de respect devant des impro­ visations graphiques originales mais trop souvent considérées en bloc comme d'inutiles gribouillages. Mais pour rester au niveau de cette vie de joyeuse spontanéité, il faut être dans la continuité de l’expérience : continuité dans les créations successives de l’enfant, continuité dans les manifestations de son compor­ tement; continuité dans les conditions favorables d’un milieu aidant. Alors, toutes les données vitales s’expriment à la fois et on a toute chance de déceler à point donné, l'acte réussi qui va se répétant, se fixant dans la répétition mécanique des comportements favorables. C’est seulement dans ce climat de continuité que peut être affirmée et garantie la liberté d’expression de l’enfant.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

COMMENT, SOUS LES DOIGTS DE L’ENFANT, NAIT ET SE DÉVELOPPE L’HOMME

Les dessins qui ont servi à l’établissement de cette genèse sont des dessins libres d’enfants à qui l’école n’a préalablement enseigné aucun principe majeur de dessin. Nous verrons donc la genèse dans sa forme naturelle et originale. Le foetus

Fig. 1

L’œuf à peine différencié. Jacques (206).

Fig. 2

Première évolution du germe. Mariette (200).

LA GENÈSE DE L’HOMME

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Fig. 3

Le corps se forme avec deux yeux et au bas une amorce de pied. Louis (401).

Fig. 4

L’être vivant, muni de ses premiers tentacules, prend son essor vers la vie. Pierre (302).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

La naissance L’homme vient de naître. Nous allons le voir évoluer selon la vision et le sentiment de l’enfant, certes, mais aussi et beaucoup selon les pos­ sibilités techniques de son lent tâtonnement.

Fig. 5

L’homme vient de naître, imprécis encore et mal léché. Dominique (204).

Fig. 6

Il s'agite, Mariette (303).

s’étire,

essaie

ses

membres

dans

toutes

les

directions.

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103

Fig. 7

Accroché par les bras, il se balance... Jean-Paul (310).

Fig. 8

Comme un insecte enfin sur ses pattes, l’Homme se met debout, en essayant son équilibre. Michel (311).

Fig. 9

Et voilà l’Homme, avec sa tête, des jambes, des pieds et, drôlement accrochés, deux embryons de mains. Dominique (302).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Les voies complexes du perfectionnement des types Ce bonhomme qui vient de naître, chaque enfant ira le différenciant et le perfectionnant selon ses tendances, ses possibilités et ses réussites. Est-ce un homme ou une plante?

Fig. 10

Voici le prototype de l'homme, que la naissance vient d’arracher au milieu qui l’a produit, comme une plante qu’on vient d’arracher du sol où elle était accrochée par de puissantes racines. Annette (502).

Fig. 11

Yeux, bouche, cheveux, pieds : arraché d’un monde, il repart vers un autre univers. Annette (503).

LA GENÈSE DE L’HOMME

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Fig. 12

Voici l’homme-arbre, avec son tronc, ses branches feuillues, et sa tête empanachée. Daniel (507).

Fig. 13

« Le bébé-fleur». Ne dirait-on pas une pâquerette aux pétales froissés, qu’on vient de cueillir dans un pré? Charles (503).

Fig- 14

Et voici le bonhomme, tout à la fois arbre par son tronc, fleur et soleil. Et homme, naturellement. Michou (505).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Une TÊTE ET DES JAMBES

Fig. 15

Voici, à droite, un bonhomme tête et jambes, et à gauche le même qui prend ventre et pied. Rosette (402).

Fig. 16

Les bonshommes tête et jambes sont reproduits en série avec déjà quelques perfectionnements : yeux, pieds, amorce de bras, de cheveux. Marie-France (404).

Fig. 17

Peut-on exprimer plus avec une technique si rudimentaire ? « La maman gronde son enfant. » Jacques (402).

LA GENÈSE DE L’HOMME

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L’homme-fusée

Fig. 18

Mariette a équipé son homme-fusée de deux jambes réduites et d'un petit cœur. Mariette (307).

Fig. 19

Voici une fusée plus technique, avec des manivelles mains et une tête vivante. Francine (505).

108 LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 20

Le type fusée, systématiquement répété, a donné ce bel ensemble, spectaculaire comme un feu d’artifice. Henri (308). Un ventre qui s’anime

Fig. 21

L'homme-fusée se différencie et le ventre s’enrichit de quatre petits éléments de vie. Mariette (310).

LA GENÈSE DE L*HOMME

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Fig. 22

« Le petit garçon pleure dans le bois parce qu'il a perdu sa maman... » Et ses entrailles en sont torturées. Marc (501).

Fig. 23

Le ventre est bien un élément de vie avec ses multiples organes, ses appendices divers que surmonte une tête étonnée. Marc (501).

Fig. 24

« La petite fille dans sa maison » est bien nerveuse... Josette (401).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 25

Le ventre reprend ses droits, avec son nombril, ses seins, ses bras et ses jambes ratatinées. Jean-Pierre (600). UNE TÊTE QUI MARCHE

Il est des enfants qui ont allongé les jambes, d’autres qui ont gonflé le ventre, centre de la vie végétative. Voici des têtes qui marchent...

Fig. 26

Rien de plus simple que la vie : une tête, deux yeux, une bouche, deux bras avec leurs mains comme des gouvernails, et vogue la galère ! Françoise (500)

Fig- 27

Est-ce un martien? Pierre (408).

LA GENÈSE DE L’HOMME

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Fig. 28

Ou un être planétaire qui va toucher terre? Jacques (405).

Fig. 29

Une grosse tête, genre carton-pâte pour « isolé » de Carnaval. Alain (505).

Fig. 30

« Monsieur mène son cheval à ferrer. » Jean-Claude (500). De l'élégance et de la beauté Voici ceux qui se sont préoccupés de « faire beau ».

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 31

Amédée (501) a ajouté à son bonhomme squelettique des appendices avantageux comme de larges nageoires.

Fig. 32

A 503, Amédée a amélioré son style décoratif.

LA GENÈSE DE L’HOMME

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Fig- 33

Et René (409) a stylisé de même les immenses cheveux de sa femme insecte.

Fig- 34

Comme une comète à la large traîne, la tête de Françoise (408) semble voguer parmi les éléments.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

L'homme insecte parfait Il semble avoir achevé ses métamorphoses et nous apparaît mainte­ nant aveb une tête, un tronc, des jambes, des pieds, des bras si on en a besoin, des oreilles parfois et plus tard des habits, selon nécessités.

Fig. 35

Le voici seulement habillé d’une ligne de boutons. Denis (600).

Fig. 36

Sa compagne, neuve et coquette. Roger (503).

Fig. 37

« L’Ange qui vole au ciel. » Pierre (511).

LA GENÈSE DE L’HOMME

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Fig. 38

Et voici l’Homme. Hervé (410). Détail des techniques de dessin Nous allons voir maintenant chacun des éléments de l’homme se différencier, se perfectionner selon les besoins de la vie et les caprices des techniques. Comment les bras viennent aux enfants Où fixer les bras? A la tête? Au cou? Au buste? Cela dépend de la technique du dessin et de la signification de l'image réalisée.

Fig. 39

« Geneviève au lit. » Les bras sont comme des appendices incorporés au corps, telles les racines d’une plante grimpante. Mariette (300).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 40

Les bras ont ici trouvé le point de fixation mais sans avoir perdu encore leur caractère de racine ou de râteau. Geneviève (501)

Fig. 41

Nous voyons apparaître les bras comme des moignons qu’on aurait munis de crochets orthopédiques. Marie (404)

LA GENÈSE DE L’HOMME

Fig- 42

Bras naissant sur les jambes-bustes. Marcel (400)

Fig. 43

Bras-oreilles sur une tête originale. Alain (408)

Fig. 44

Bras délibérément fixés aux oreilles. Mireille (411)

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Fig. 45

Nous avons sur ce dessin trois étapes : Bras fixés aux oreilles; Bras fixés l'un au cou, l'autre au buste; Bras fixés sur le buste. Dominique (304).

Fig. 46

Voici des bras encore rudimentaires, avec des embryons de mains bien accrochés et originaux dans leur allure synchronisée. Jean (500).

Fig. 47

Le bonhomme est ici porteur d’éléments spécialisés capables de retenir quelque chose qui ressemble à une canne. Nicole (304).

LA GENÈSE DE L'HOMME

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Fig. 48

La position des doigts reste longtemps indécise. La main évolue assez souvent en soleil dont les doigts sont les rayons. André (408).

Fig. 49

Il y a progrès. Une main a les cinq doigts réglementaires. L’autre s’épanouit encore en rayons de soleil. Jean-Louis (510).

Fig. 50

Ou bien les mains sont comme de belles fleurs au bout des bras. Josette (408).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 51

Fig. 52

Et voici deux dessins d’enfants de 5 ans, Aline des Landes et Jean-Yves des Côtes-du-Nord, qui ont réalisé de belles mains en larges palmes qu’on dirait nées du même crayon.

Fig. 53

Les bras sont tout simplement supprimés si on ne leur voit aucune utilité. Jacques (408).

Fig. 54

Que voulez-vous faire de vos mains dans un autocar? Jean-Paul (511).

LA GENÈSE DE L'HOMME

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Fig. 55

« L'enfant à la trottinette » conduit ici avec un seul bras. René (600).

Fig- 56

Et Marc-Antoine (600) tire un coup de pistolet avec un seul bras, naturellement.

Fig- 57

Le pêcheur tient sa ligne de la main droite, la gauche ne lui servirait de rien. Jacques (600).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 58

Le clown évolue lui aussi avec un seul bras. Maxou (406).

Fig. 59

L’homme assis projette au loin sa main fantastique. Aline (500).

UL GENÈSE DE L’HOMME

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Un MOYEN COMMODE : LA RALLONGE

Fig. 60

Voici le prototype du dessin à rallonges, comme une échelle de peintre qui se monte en trois morceaux. Dominique (302).

Fig- 61

Un autre bonhomme à rallonge, mais là on dirait une pâte qu’on aurait roulée et surajoutée. Charles (401).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 62

Si le bonhomme n’est pas assez grand, on rallongera les jambes. Geneviève (601).

Fig- 63

Si c’est le cou, on rallongera le cou. Geneviève (601). L’homme et la femme Comment l’enfant voit-il l’homme et la femme? Comment distingue-t-il l’homme de la femme?

LA GENÈSE DE L’HOMME

Fig. 64

Deux embryons de papa et maman. Mariette (305).

Fig. 65

La dame en chemise de nuit et le papa craintif et sage. Patrick (403).

Fig. 66

Papa, vu par Geneviève (303).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 67

Maman, vue par Jean-Claude (402), est définitivement adulte.

Fig. 68

La maman solide et bien campée, tient le papa sur son bras comme un jouet. Noël (408).

Fig. 69

Et voici le ménage symbolique, la femme mégère gesticulante et l’homme inquiet et suppliant. Dominique (401).

LA GENÈSE DE L’HOMME

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La femme en triangle C’est sans doute une solution techniquement facile qui nous vaut de nombreux dessins de femmes en triangle.

Fig. 70

Voici déjà la femme en triangle, alors que les pieds ne sont pas encore dégagés de leur terre originelle. Fatima (706).

Fig. 71

Premier perfectionnement. Jacqueline (400).

Fig. 72

On dirait la dadaïste. Paul (408).

composition

parfaitement

étudiée

d’un

dessinateur

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 73

Fig. 74

Deux femmes presque identiques, dessinées par deux enfants différents, selon la même technique en triangle. Henri (502) et Jeanne (508). Symphonie en carré On ne sait pourquoi certains enfants, prenant une position intermé­ diaire entre les rondeurs et les triangles, dessinent tout en carrés.

Fig. 75

Premières réussites des bonshommes en carrés. Jacques (411).

LA GENÈSE DE L’HOMME

Fig. 76

Ici, le buste seul est en carré. Henri (413).

Fig. 77

Jean-Paul a un style parfaitement original et exclusivement en carré. Jean-Paul (408).

Fig. 78

Et voici le Père Noël lui-même en carré. Claudine (511). Les yeux Les yeux sont parmi les premiers éléments qui animent les dessins de nos bonhommes.

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 79

Yeux géants du bonhomme primitif. François (311).

Fig. 80

Yeux rayonnants comme des soleils. Mireille (401).

LA GENÈSE DE L’HOMME

Fig. 81

Tête pensive, aux yeux attentifs où naissent les sourcils. Henri (502).

Fig. 82

Beauté d’un regard. Jacques (603).

Fig. 83

Expression du regard. Alain (506).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Les oreilles Chose extraordinaire, les oreilles n’occupent dans le dessin d’enfant qu’une place très réduite.

Fig. 84

Le dessin à oreilles de François (408).

Fig. 85

Oreilles incorporées dans un ensemble décoratif. Jean-Paul (403).

Fig. 86

Oreilles qui apparaissent comme des yeux supplémentaires. Joël (401).

LA GENÈSE DE L’HOMME

Fig. 87

Et le monsieur qui va se promener n’a rien trouvé de mieux que d'accrocher sa canne à son oreille. Joël (401). Les cheveux Les cheveux, par contre, sont très rarement négligés.

Fig. 88

Cheveux en baguettes qui, dans les premiers dessins, ne se différencient pas encore des bras et des mains. Pierre (308).

Fig. 88

Cheveux en herbes folles flottant au vent. Michaëlla (400).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 90

Pierre (400).

Fig. 91

Cheveux, élément spectaculaire de Beauté. Michel (400).

Fig. 92

Cheveux en installation de permanente. Jacques (603).

LA GENÈSE DE L’HOMME

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Fig. 93

Les longues tresses, au saisissant effet décoratif. Jacqueline (501).

Fig. 94

Et, montée sur sa rallonge avec le flot merveilleux de ses cheveux dépliés : Mélisande. Michaëlla (401). Les chapeaux Une tête est rarement nue. Si on ne la couvre pas de cheveux, on l'affublera d'un chapeau. Voici, parmi une infinité de types, les chapeaux de:

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 95

Michou (404).

Fig. 96

Annie (510).

Fig. 97

Eugène (600).

LA GENÈSE DE L’HOMME

137

Fig. 98

Et les femmes exotiques de Jean-Paul (405). Ce QUE DISENT LES PIEDS

Fig. 99

Simplicité des pieds filiformes du bonhomme comme un réveil sur une armoire. Charles (310).

solidement

Fig. 100

Pieds ventousés d’une extraordinaire machine humaine. Jacques (311).

campé

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Fig. 101

Pieds avantageux des bonshommes qui ne parlent que par leurs têtes et leurs pieds. Pierre (401).

Fig. 102

Et pour terminer, le bonhomme à la Chariot. Jean-Paul (401). Les habits Les habits n’apparaissent qu’assez tard dans les dessins des bonshom­ mes, ou bien ils comportent tout juste les éléments essentiels : les boutons.

LA GENÈSE DE L'HOMME

Fig. 103

Le bonhomme aux poches. Denis (610).

Fig. 104

La petite arlequine. Agnès (610).

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Fig. 105

La blouse de l’instituteur. Jacques (706).

Fig. 106

La coquette. Hélène (511).

Fig. 107

La jeune fille endimanchée. Jacqueline (511).

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Fig. 108

Les officiants. Jacques (510). Les profils Les profils sont techniquement difficiles à réaliser. C’est pourquoi peu d'enfants s’y essayent et rarement dans les débuts.

Fig. 109

Profil de Pierre (601).

Fig. 110

«Le monsieur qui regarde les oiseaux». Jacques (510).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 111

Madame est pressée. Yves (800).

Fig. 112

Voici le chasseur. Jean-Marie (610).

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Fig. 113

Le cow-boy. Bébert (800.).

Fig. 114

Et pour terminer, cet émouvant tableau du fiancé qui apporte des fleurs à sa belle. André (610). La vie par le mouvement A ce stade, l’enfant est loin encore d’avoir atteint la perfection tech­ nique. Nous voulons marquer cependant que, malgré cette imperfection

144

LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

technique, il peut parvenir à une expression de vie d’une incontestable profondeur. Et la possibilité pour l’enfant de saisir ainsi la vie dans ce qu’elle a à la fois de fugitif et d’émouvant est bien, comme pour l'artiste et le peintre, l’aboutissement de l’art auquel nous l’initions.

Fig. 115

Candeur des fiançailles. Marie-Claire (601).

Fig- 116

Le clown. Jean-Paul (500).

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Fig. 117

Surprise et hésitation. Jean-Marc (409).

Fig. 118

« La petite fille qui s’amuse. » Nicole (508).

Fig. 119

Voici un groupe de soldats « décorés de la croix de guerre », d’une ironie digne d’un grand artiste. Alain (505).

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Fig. 120

A 503, Yves a dessiné un étonnant ouvrier « qui creuse un puisard ».

Fig. 121

Au même âge, Etienne a réussi un « monsieur qui se lève ». Il est dépei­ gné. Il tient d’une main le peigne et de l’autre la brosse.

Fig. 122

« Le petit marin qui s’en va à la fête. » Odette (601).

LA GENÈSE DE L’HOMME

Fig. 123

Pour incroyable que cela paraisse, ces deux bonshommes « reviennent du cimetière, le jour de la Toussaint et il pleut»... Claude (403).

Fig. 124

« Sainte Catherine qui remonte au ciel. » Gilbert (510).

Fig. 125

Jacques a réussi ce beau groupe de belles partant dans une voiture à Ane. Jacques (502).

147

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LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Et puis, nous avons nos amoureux de la beauté qui semblent n’avoir saisi dans les modèles qu'ils avaient autour d’eux que l’exaltant élément artistique.

Fig. 126

Le chapeau fleuri. Françoise (411).

LA GENÈSE DE L’HOMME

Fig. 127

Voici la fillette. Michou (400).

Fig. 128

La grande demoiselle au chien. Michaëlla (410).

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Fig. 129

Et ne pensez-vous pas que seul un enfant maniant la gouge comme son ancêtre des cavernes maniait le burin de silex, pouvait redonner à cette statue l’impassible éternité de l’homme?

Les normes que nous avons établies au sujet de l’évolution de l’Homme dans les dessins d’enfants de 2 à 6 ans sont-elles valables pour les enfants

LA GENÈSE DE L'HOMME

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de tous les milieux? Sont-elles différentes selon les pays? Quelles en seraient les variantes ou les différences? L’enquête que nous continuons devra répondre à ces questions. Déjà une réponse nous est donnée à la question que nous nous sommes posée lors de nos recherches : Pourquoi y a-t-il si peu d’enfants qui des­ sinent leurs personnages de profil? Le profil n’apparaît en effet qu’assez tardivement. Nous en avons peu dans nos collections de dessins d’enfants de 2 à 6 ans. Nous pensions que la raison de cette absence généralisée tenait aux difficultés techniques que semblent présenter les dessins de profil : front, nez, lèvres, menton, cou suscitent une succession de bosses et de vides de proportions données difficile à réussir. Elle suppose déjà une certaine analyse des détails et qui exclut une spontanéité globale carac­ téristique des démarches des tout jeunes enfants. Mais dans les dessins d’Afrique Noire, c’est le contraire qui se produit : les dessins d’enfants, quel que soit l’âge de l’auteur, comportent des personnages vus de profil. La figure représentée de face n’apparaît qu’exceptionnellement et à un âge assez avancé : au-delà de 9 ans. Les dessins que nous ont adressés nos camarades Gast (Hoggar) et Lagrave (Cameroun) nous avaient permis de faire ces constatations. Nous nous en sommes informés auprès d’eux et voici ce que nous répond Lagrave (Pitoa) : « Tous les enfants noirs, en effet, dessinent l’homme de profil. Or, le dessin de face est plus facile que le dessin de profil. Il y a là une sorte de mystère que je crois avoir percé partiellement. Si on observe les sculptures qui, de tout temps, ont servi au culte des ancêtres, on constate qu’elles sont toutes de face et représentent la face de l’ancêtre dont elles sont supposées avoir reçu la force vitale. Le masque est la partie essentielle de la sculpture. Il est fait d’une surface plane portant les traits du visage et soutenue par un pied qui n’a qu’un rôle de support. Il nous faut admettre que la face représente le symbole du mort. Le sculpteur qui sculpte ces faces est spécialisé dans les sculptures d’êtres mystiques : dieux, ancêtres, chefs. La face représente, semble-t-il, l’honneur, la dignité de l’homme. Nous décelons ces pouvoirs dans des expressions chez nous courantes, telles que « sauver la face », « perdre la face ». Il est à noter que dans l’art roman le Christ en majesté est toujours représenté de face, alors que ses disciples qui l’entourent sont de profil. Sans tirer des conclusions sur un tel état de fait, on peut cependant en souligner la réalité. Pour en revenir à l’enfant noir et à son milieu, nous sommes assurés qu’il nous faut oublier notre mentalité d’occidental pour comprendre mieux le comportement des enfants africains. Il faut entrer résolument au cœur de leurs pratiques de vie, de leurs actes en apparence irrationnels et naïfs pour en sentir la spiritualité latente. C’est ainsi que l’on constate que tous les faits importants de l’existence : la naissance, l’initiation, les épousailles, la mort, les semailles, les récoltes, la pêche, les puits, les sources, la fécondité de la femme et de la terre sont voués à des Esprits.

152

LA MÉTHODE NATURELLE DE DESSIN

Ces Esprits sont présents à chaque heure de la journée, associés étroite­ ment à toutes les activités, aux désirs, aux émotions. Ne nous étonnons donc pas de retrouver ces forces cosmiques identifiées par les Esprits dans les dessins libres et dans les textes libres des enfants. Voici, à ce sujet, deux documents qui se complètent : un dessin et un texte libre.

Fig. 130

« Je vois la nuit (je rêve), je vais à mon village. (L’enfant est interne et a la nostalgie de son village et de sa famille.) Sur mon chemin, je ren­ contre des cultivateurs. Un cultivateur me dit: — Où vas-tu ? — Je vais dans mon village. — Ne passe pas ici! Mais je passe, je continue. Je vois alors un « guinadji » (un Esprit) et son enfant. Je me sauve... » Bouba, 13 ans Jusqu'ici, Bouba, comme ses camarades, n’avait dessiné que des personnages de profil (sur son dessin les cultivateurs et lui sont de profil). Seuls, le « guinadji » et son fils sont représentés de face. Pour m’informer, sans risquer des maladresses regrettables dans un domaine où la discrétion est de règle, j’ai montré aux enfants deux têtes de nègre dessinées et peintes par moi : l’une étant de face, l’autre de profil. La première a été reconnue comme celle d’un Esprit, l’autre pour celle d’un homme ordinaire. De ces remarques, nous pouvons conclure que dans l’art nègre, le profil est réservé aux vivants n’ayant aucun pouvoir surnaturel. La

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face est la marque d’êtres mythiques doués d’une puissance bénéfique ou maléfique. On peut se demander comment ces notions ancestrales sont si tôt connues des enfants. L’enfant n’est pas influencé par l’exemple du milieu quand il réalise ses dessins, car son entourage ignore tout dessin autre que les motifs décoratifs d’embellissement de la case ou des objets usuels. Il y a, il est vrai, l’influence des fêtes et des danses où les Esprits sont personnifiés, mais il y a loin de la vie à la représentation graphique sur une surface plane par projection mentale orientant le jeu de la main. Il semble qu’il y ait là une sorte de clairvoyance atavique en même temps qu’une imprégnation psychique du milieu. Si nous admettons que la jeune anguille, née dans la mer des Sargasses, retrouve le ruisseau où a vécu sa mère avant la ponte, nous pouvons aussi admettre que certaines races restées très proches de la nature instinctive et soustraites à toute influence étrangère, puissent retrouver en elles des énergies héréditaires mystérieuses qui s’éveillent dans l’ambiance naturelle du milieu. »

Fig. 131

Bouba (1300). «Bouba est à droite de profil. Il a dessiné deux «guinadji» mais en réalité, c’est la même personne. Il veut montrer simplement que le