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French Pages 296 [154] Year 2000
L
du monde méditerranéen a été profondément marquée par les croisades, du XIe au XIII° siècle. Pèlerinages armés lancés par les papes pour libérer Jérusalem et la Terre sainte de la domination musulmane, les croisades sont généralement étudiées d'un point de vue « européo-centrique » . Or la confrontation des différentes civilisations, depuis la péninsule ibérique jusqu'au Proche-Orient en passant par l'Afrique du Nord, l'Europe, le monde byzantin, arménien, turc, a eu de fortes répercussions politiques, économiques et religieuses. Mais surtout les croisades se révèlent un terrain privilégié d'échanges artistiques , de mélanges de modèles, de techniques d'exécution, de matériaux, d 'usages figuratifs entre l'Orient et l'Occident. Cet ouvrage rend compte de ces échanges à partir de multiples exemples inspirés del arr antique de la Syrie et de la Palestine, de Byzance, de l'Occident chrétien et de l ' Islam. 'HISTOIRE
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LA MÉDITERRANÉE DES CROISADES Sous la direction de Roberto Cassanelli Maria Andaloro Roberto Cassanelli Anna Contadini Giovanni Curatola Massimiliano David Rafael L6pez Guzman Luigi Marino Cinzia Nenci J er6nimo Paez L6pez Paolo Piva Joan Sureda Tania Velmans
CITADELLES - - - - - &- - - - MAZENOD
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TRADUIT DE L' ITALIEN PAR
SOMMAIRE
« GESTA DEI PER FRANCOS ». Du DÉVELOPPEMENT ET DES INFLUENCES ARTISTIQUES À L'ÉPOQUE DES CROISADES DU XIe AU XIW SIÈCLES
PAUL ALEXANDRE
par Roberto Cassanelli
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LA PÉNINSULE IBÉRIQUE: RENCONTRE, CONFLIT ET INFLUENCES ARTISTIQUES ENTRE LE MONDE OCCIDENTAL ET LE MONDE ARABO-ISLAMIQUE
Les textes de J erônimo Pdez Lôpez, Rafael Lôpez Guzmdn et Joan Sureda ont été traduits de l 'espagnol par
par J eranimo Pdez Lapez et Rafael Lapez G uzmdn
Christiane de Montclos
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LES ARTS DE L'ESPAGNE ET DU MAROC PENDANT LES RÈGNES ALMORAVIDE ET ALMOHADE
par Anna Contadini
38
L'ARCHITECTURE DES CROISADES
par Luigi Marino et Cinzia Nenci
62
LE SAINT-SÉPULCRE DE JÉRUSALEM : GENÈSE ET MÉTAMORPHOSE D'UN MODÈLE
par Massimiliano David
84
LES «COPIES» DU SAINT-SÉPULCRE DANS L'OCCIDENT ROMAN: VARIANTES D'UNE RELATION PROBLÉMATIQUE
par Paolo Piva
96
LES ARTS DE LA PÉRIODE FATIMIDE
par Anna Contadini
118
LES INFLUENCES CHRÉTIENNES SUR L'ART DE LA SYRIE ET DE L'ÉGYPTE
par Giovanni Curatola
138
LA PRÉSENCE DES CROISÉS DANS LA PÉRIPHÉRIE ORIENTALE DU MONDE BYZANTIN ET SES CONSÉQUENCES SUR LA PEINTURE DES XII e ET XIW SIÈCLES
par Tania Velmans
156
LES SELDJOUKIDES: UNE «CROISADE» TURQUE
par Giovanni Curatola
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174
DE BYZANCE À LA MÉDITERRANÉE
par Maria Andaloro © Internazionale 2000 Editoriale Jaca Book SPA, Milan Lunwerg Edicores S.A., Barcelone
© 2000 Editio-Éditions Citadelles
194
PILLAGE D'OBJETS D'ART: LE TRÉSOR DE LA BASILIQUE SAINT-MARC, DE BYZANCE À VENISE
par Roberto Cassanelli
218
& Mazenod,
33, rue de Naples, 75008 Paris.
/
LA CHAPELLE PALATINE DE PALERME ET L'HORIZON MÉDITERRANÉEN
/
par Maria Andaloro
236
ISBN 2-85088-149-X LA BEAUTÉ ET LA SIGNIFICATION DES IMAGES À L' ÉPOQUE DES CROISADES En application du code de la propriété intellectuelle, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie ( 3, rue Hautefeuille, 7 5006 Paris).
par Joan Sureda
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CARTE DU MONDE MÉDITERRANÉEN
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BIBLIOGRAPHIE ET NOTES
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« GESTA DEI PER FRANCOS » Du DÉVELOPPEMENT ET DES INFLUENCES ARTISTIQUES À L'ÉPOQUE DES CROISADES DU XIe AU XIIIe SIÈCLE
LA
Méditerranée constitue, à travers sa vaste étendue d'eau et de terres, le sujet d'une recherche historique dans sa dimension tant politique, que culturelle et artistique, ceci depuis plus d'un demi-siècle . Du moins est-ce le cas depuis la publication, en 1949, du livre majeur de Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l 'époque de Philippe l/1 . Dans le présent ouvrage , cette recherche est menée à travers la dynamique ouverte par les échanges de marchandises, par les itinéraires commerciaux et par le parcours des pèlerins, protagonistes de premier plan. L'histoire de l'art a commencé, depuis quelques années, à prêter attention à cet espace. À côté d'une parcellisation et d 'une spécialisation de la discipline - au sens chronologique et thématique - on a assisté également depuis la Seconde Guerre mondiale à l'irruption de modèles méthodologiques empruntés à d 'autres domaines d'étude, en particulier à la linguistique (structuralisme, sémiologie) et à la psychologie de la vision. Par ailleurs, une approche nouvelle s'est affirmée peu à peu, cette approche considère un territoire dans sa géographie et prend en compte ses paramètres artistiques, sociologiques et anthropologiques, ainsi que sa culture matérielle. La confrontation de méthodes et d 'approches différentes, et l'utilisation de clés de lecture qui ne sont pas nécessairement hiérarchisées ou privilégiées ont permis une étude autre 2 . La notion de culture matérielle, à savoir la considération des productions traditionnellement regardées comme « mineures » ou d 'un intérêt à première vue secondaire, s'est affirmée dans les sciences humaines au cours des années 1950 et 1960, tant dans la recherche archéologique d'inspiration marxiste (par exemple en Pologne, à l 'Institut d'histoire de la culture matérielle), que dans le champ de l 'analyse formelle d 'œuvres d'art. Dans cette direction, la contribution méthodologique de George Kubler est d 'une importance particulière. Formé à Yale dans les années 1930, sous l'égide d 'Henri Focillon, il a principalement étudié l 'art de l'Amérique latine et l'art précolombien. Kubler a extrait du célèbre texte de Focillon La Vie des formes, des éléments d 'analyse permettant d 'élaborer une méthode d'appréhension de phénomènes culturels spatialement distants. Le fruit
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de son travail est rassemblé dans un essai paru en 1962 qui a joui d'un certain renom, The Shape of Time, et qui, avec quelque retard, a été accueilli favorablement par l'histoire de l'art universitaire 3 • « Dans les circonstances les plus variées », a écrit Hans Belting, développant la pensée de Kubler, « formes et problèmes artistiques suivent des cycles semblables, qui ne s'insèrent pas dans une structure chronologique mais qui obéissent à un programme interne : les phases successives d'une forme primitive, la maturation de cette forme et ainsi de suite. Les nouvelles séquences ne peuvent se répéter car, à un certain moment du processus, le problème se modifie et une nouvelle séquence s'inaugure. La date d'une œuvre est ici moins importante que sa position au sein d'une suite d'essais et d'erreurs[ ... ]. Le temps chronologique qui regroupe des événements simultanés élabore ainsi un Zeitgeist 4 et se distingue du temps systématique qui est une courbe à l'intérieur du système.» Kubler pose les problèmes des critères de classification des matériaux et des rapports stylistiques et historiques qui peuvent exister entre des productions artistiques distinctes mais qui coexistent au sein d'une même époque. Il faut analyser les phénomènes de persistance, de variation, de changement et de développement. La méthode proposée, validée en anthropologie, invite ainsi à abolir toute symétrie entre style et histoire. Cette approche trouve dans le contexte du bassin méditerranéen un milieu idéal de vérification et cl' expérimentation, surtout si l'on y intègre opportunément les découvertes les plus récentes des recherches de « géographie artistique». Par ce terme, a fait observer Bruno Toscano, il ne faut pas entendre « une méthode stricte, ni un domaine particulier de l'histoire de l'art ( ou de la géographie) » mais plutôt « une orientation qui tendrait vers la recherche historico-artistique de ce siècle que l'on identifie dans le travail de chercheurs adeptes de méthodologies diverses, qui considèrent tous que dans l'histoire de l'art, les relations spatiales revêtent une importance particulière 5 . » En réalité cette approche existait déjà partiellement au XIXe siècle, elle est parvenue jusqu'à nous par exemple dans la notion d' « école » ( en peinture ou en architecture) ou dans la notion de milieu qui invoque les liens complexes reliant l 'œuvre d'art à son lieu de conception et de création - ville, territoire, région. Au cours des dernières décennies, on a su tirer profit des développements de la sociologie et de l'histoire sociale de l'art pour trouver des points de rencontre entre l'approche historique et l'approche géographique6. En la matière, Enrico Castelnuovo a fait œuvre de pionnier dans ses études sur les Alpes. Pour lui cette région montagneuse constitue un carrefour artistique, conception qui va à l'encontre de la perception traditionnelle des montagnes décrites plus comme des frontières, Castelnuovo soulignant la fonction de passage des zones montagneuses qui deviennent alors des lieux d'échanges 7 . Cependant, il faut citer également les recherches de Ferdinando Balogna sur Naples et l'essor de la peinture dans le monde méditerranéen consécutif aux règnes d'Alphonse le Magnanime et de Ferdinand le Catholique8 . Depuis longtemps le dilemme entre continuité et fracture dans l'histoire du haut Moyen Âge occidental est dépassé, comme l'attestent les célèbres textes de Henri Pirenne9 ; désormais, la Méditerranée se présente comme une réalité vivante et dynamique, fortement osmotique, un champ d'intenses interrelations qui remettent continuellement en jeu les notions acquises. Depuis quelques années, on a commencé à considérer les croisades sur une période qui va de 1095 à 1270, de la prédication de la première croisade à la fin de la huitième, conduite par Saint
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Ce planisphère dessiné par le géographe et historien al-Idris doit beaucoup aux connaissances scientifiques de la Grèce hellénistique et à la géographie arabe. Al-Idris fut chargé en 1154 par le roi Roger de Sicile de la rédaction du célèbre Livre du roi Roger. Oxford, Bodleian Library, Ms Pocock 375, 204b-205a.
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Louis, comme moment particulièrement significatif. Les croisades ont stimulé de nombreux facteurs religieux, économiques et politiques, tous constitutifs d'innovations artistiques10 . Par définition, les croisades sont des pèlerinages armés, des expéditions lancées par les papes afin de libérer Jérusalem et la Terre sainte de la domination islamique, et pour protéger les lieux de la vie et de la Passion du Christ ( « Gesta Dei per Francos », selon l'œuvre de Guibert de Nogent). Mais très vite les événements prirent de l 'ampleur et impliquèrent, en fait, l'ensemble du monde méditerranéen. Ce fut Urbain II qui, en 1095, à Clermont-Ferrand mit le feu aux poudres et la flamme se maintint pendant deux siècles, au gré d'au moins huit expéditions successives. La première ( 1096-1099) aboutit à la conquête de la Palestine et d'une partie de la Syrie, et à la constitution du royaume de Jérusalem. Cinquante ans après la chute d'Édesse, avant-poste des croisés en Syrie, une nouvelle expédition fut entreprise (1147-1149), conduite par Conrad III, Louis VII le Jeune et Frédéric Barberousse ( encore duc de Souabe), expédition gui n'aboutit en fait à rien . La troisième croisade ( 1189-1191 ), justifiée par la prise de Jérusalem, compte encore parmi ses chefs Frédéric Barberousse, mais celui-ci perd la vie avant d'atteindre les Lieux saints et les dissensions entre Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion en rendirent vains les succès, limités à la maîtrise de SaintJean-d'Acre et de la côte entre Tyr et Jaffa. L'expédition de 1202-1204 témoigne clairement des intérêts qui animèrent progressivement les croisés : elle fut déviée par les Vénitiens vers Constantinople, ville de toutes leurs convoitises. La ville capitula et fut saccagée. Les restes de l'Empire byzantin furent répartis de manière égale entre les puissances qui participaient à la croisade. La cinquième croisade ( 1217-1221) fut dirigée contre l'Égypte; la sixième ( 1228-1229), conduite par Frédéric II, constitua un véritable chef-d'œuvre diplomatique, qui permit aux forces occidentales de rentrer en possession de Jérusalem, Nazareth et Bethléem. Jérusalem ayant à nouveau capitulé, la septième croisade (1248-1250) fut entreprise par Saint Louis mais celui-ci fut fait prisonnier et la huitième ( 1270) s'acheva par la mort du souverain 11 • Dans le présent ouvrage, bénéficiant de la collaboration de spécialistes de plusieurs pays et de formations diverses, on a tenté d'exposer les productions spécifiques des peuples et des pays gui entourent la Méditerranée et ont entretenu des relations à travers elle. De plus on a cherché à analyser la trame fondamentale qui les unit, à savoir les échanges culturels et artistiques qui se développèrent entre l'Orient et l'Occident du XIe au xrne siècle, sans vouloir leur attribuer une fonction excessive ou justificatrice. Il n'en demeure pas moins que, pour la compréhension de tout phénomène artistique, le rapport avec le milieu, au sens le plus large du terme, est fondamental. Tout phénomène artistique est l'héritier de traditions, de la sagesse constructive et artisanale d'un peuple, de la maîtrise de la matière et des ressources, d'une culture et d'un imaginaire collectif. Quatre axes d'analyse ont été privilégiés. Alors qu'on étudiait précédemment essentiellement les échanges et leurs répercussions, les phénomènes de « colonialisme » et la création d'un langage artistique nouveau et original, fruit de ces rencontres, on a plutôt choisi ici de partir de l'aube du second millénaire et du territoire le plus exposé et impliqué, c'est-à-dire de la péninsule ibérique almoravide et almohade, afin de considérer sa position qui la lie à l'Afrique du Nord et au Maghreb. En effet, dans l'Espagne de la Reconquista, la rencontre entre islam et chrétienté atteint, de façon extrêmement précoce, le point de friction maximum 12 •
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Le cœur du problème reste toutefois la Terre sainte, sa conquête et sa défense et la vénération des Lieux saints. La manifestation la plus connue - et souvent banalisée - des croisades est la réalisation d'un système de fortifications qui proclame sa nature «coloniale» par l'importation de formules occidentales; l'architecture sacrée se manifeste au contraire par un syncrétisme qui découle de la présence simultanée, sur un même chantier, de main-d'œuvre locale et occidentale, dans un échange dialectique d'expériences. Si les modèles de ces édifices sont importés d'Europe, les pèlerins ramènent de Terre sainte des dessins, des esquisses et des témoignages du Saint-Sépulcre, lequel devient un archétype architectural qui aura pendant plusieurs siècles de nombreuses influences dans l'élaboration d'édifices religieux en Europe. L'Égypte offre un intérêt particulier sous la dynastie fatimide, dont la zone d'influence politique s'étend de l'Afrique du Nord, en incluant la Sicile voisine, à la péninsule arabique, englobant la Syrie et la Palestine. En suivant cette ouverture d'horizon, on parvient à Byzance, qui résistera aux premiers assauts des croisés pour capituler enfin en 1204, et à son immense territoire, dont le langage artistique d'influence byzantine dialoguera étroitement avec l'Occident. Les steppes de l'Asie centrale ont été des espaces propices à la migration des peuples et à celle des motifs artistiques ; elles deviendront elles-mêmes le théâtre d'innovations stylistiques (peu avant l'invasion des Mongols) lors de la conquête de l'Iran et du haut plateau anatolien par les Seldjoukides. Il faudra enfin s'attarder sur deux œuvres spécifiques gui apparaissent à deux époques différentes en Occident: le Trésor de Saint-Marc à Venise et la chapelle palatine de Palerme. Le Trésor de Saint-Marc, à la différence de tous les autres grands trésors européens ( de celui de Monza ou de Saint-Maurice d'Agaune à ceux d'Aix-la-Chapelle ou d'Oviedo) résulte de la rapine à laquelle s'étaient livrés les croisés dans les églises de Constantinople, après la capitulation de Byzance en 1204. Cette rapine fut considérée par les croisés comme un butin de guerre ou une compensation partielle pour les dépenses entraînées par l'expédition. Ce fait historique, qui anticipe les rapts de Napoléon, explique la concentration d'œuvres extraordinaires dans une seule ville, Venise, alors la « fille préférée» de l'Église. Quant à la chapelle palatine de Palerme, elle est le fruit parfait d'un syncrétisme artistique miraculeux qui a greffé, en les harmonisant, sur l'architecture royale des influences culturelles qui puisent dans l'ensemble du bassin méditerranéen. Dans la seconde moitié du xrne siècle, l'islam avait repris possession d'une grande partie des terres que les croisés avaient conquises farouchement et qu'ils gardaient difficilement. Les souverains européens n'étaient plus disposés à se laisser séduire par des rêves de conquêtes et préféraient concentrer leurs énergies dans la constitution de grands États. Lentement, la culture occidentale élaborait un extraordinaire réservoir de styles et de motifs . Et l'Orient redevenait un mirage fabuleux.
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LA PÉNINSULE IBÉRIQUE· RENCONTRE, CONFLIT ET INFLUENCES ARTISTIQUES ENTRE LE MONDE OCCIDENTAL ET LE MONDE ARABO-ISLAMIQUE
la mort d'Almanzor (978-1002), le califat omeyyade de Cordoue amorce un déclin qui le conduira à la guerre civile et à son effondrement. La création des royaumes de Taifas1, riches et aux villes fortifiées, déclenche le processus de la Reconquista des royaumes chrétiens qui ne fera plus jamais marche arrière, malgré des temps d'arrêt forcé, imposés par les périodes de règnes des Almoravides et des Almohades. Le moment-clé qui provoqua le changement de situation politique en faveur des monarques du Nord se produisit probablement lorsque, en 1085, Alphonse VI conquit Tolède, la capitale ancestrale des Wisigoths, et s'investit lui-même comme monarque« des deux religions». La pression militaire et économique à laquelle étaient soumis les roitelets musulmans obligea ces royaumes, pour essayer de se maintenir, à recourir au pouvoir almoravide qui venait d'apparaître au nord de l'Afrique et qui sera remplacé un siècle plus tard par les Almohades. Almoravides et Almohades entreprirent contre les chrétiens une guerre sainte qui prit la forme d'une «croisade» chargée de religiosité, mais différente à cet égard du concept plus politique qui inspirait les rois des Taifas, puisqu'ils cherchaient surtout, eux, une protection contre les puissants royaumes chrétiens en voie d'instauration. En même temps que ces alliances et ces avancées des dynasties sahariennes et maghrébines dans la péninsule, les premières croisades apparaissaient en Europe. Au concile de Clermont ( 1095) l'appel du pape Urbain II à combattre afin de reprendre les lieux saints, obtint une réponse massive et enthousiaste qui eut d'importantes répercussions dans la péninsule ibérique, elle-même déjà placée au cœur de l'affrontement entre l'islam et la chrétienté. On peut difficilement comprendre que l'appel du pape Urbain II ait pu provoquer une réaction d'une telle ampleur et engendrer le mouvement irréversible qui devait pendant des siècles marquer d'un traumatisme profond la relation entre l'Orient et l'Occident. Aujourd'hui encore, cet appel continue de conditionner nos visions de part et d'autre. Mais les proclamations du pape Urbain II n'auraient pas produit ces résultats, ou ceux-ci auraient été totalement différents, si n'avait existé auparavant, à l'état APRÈS
L'armée est en marche sous le drapeau à l'effigie de la Vierge à L'Enfant. Cette miniature est extraite des Chansons de sainte Marie, ouvrage commandé
par le roi de Castille Alphonse le Sage. XIII' siècle. Madrid, bibliothèque de l'Escurial.
PAGE DE GAUCHE:
La salle des Colonnes du palais de l'Aijaferia de Saragosse, XI' siècle. À la fin de 1118, la ville se rendit à l'armée d'Alphonse p, d'Aragon, dit « le Batailleur». Quand le gouvernement aragonais se consolida, les nouveaux maîtres occupèrent le palais et recoururent à une main-d'œuvre musulmane, qui put poursuivre ses activités encore un certain temps dans la ville.
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latent pendant des années, un climat d'affrontement et de messianisme, véritable bouillon de culture qui favorisa cette explosion de religiosité, de fanatisme, de violence, de générosité, de soif d'aventure, de folie et de fureur. Les croisades furent, au moins au début, et indépendamment d'autres motifs plus pragmatiques et tout aussi réels, un mouvement inspiré par la lutte contre l'islam et par le désir de reprendre les lieux saints. Ce mouvement s'expliquait par la situation qu'avait connue la Sicile et surtout celle de la péninsule ibérique. Même si la motivation principale de l'avancée des royaumes chrétiens dans la péninsule fut au départ de conquérir des terres et d'obtenir des tributs afin de s'approprier les richesses de l'Espagne musulmane et de l'affaiblir, cet objectif se transforma peu à peu en une lutte de civilisations. Ce qui avait commencé comme une marche des royaumes chrétiens vers le Sud fut conforté par l'inspiration religieuse et se poursuivit en puisant sa force dans l'idéologie de la croisade, importée d'Europe et surtout du royaume de France. La carte politique de l'Espagne médiévale chrétienne commence à se définir suite à certains événements politiques, et à l'influence des seigneurs francs, de l'abbaye de Cluny et de la papauté qui constitueront une force politique importante au nord de la chrétienté. Sans entrer dans la question de savoir si la Reconquista eut ou non un caractère de croisade, il est certain que les successives batailles qui se déroulaient dans la péninsule ont fortement influencé le phénomène des «croisades» qui, à leur tour, ont donné aux affrontements en terre ibérique un aspect idéologique. Indépendamment des luttes entre chrétiens et musulmans, les relations entre les deux peuples étaient nombreuses et variées, tant en raison de la présence en Espagne musulmane elle-même d'une importante majorité de Mozarabes 2 , que par les accords militaires, politiques et économiques constants qui existaient entre les royaumes chrétiens et ceux de Taifas. Ce lien entre la Reconquista et les croisades, dans ses aspects idéologiques et dans sa réalité politique et militaire, se vérifie tout au long du règne de Ferdinand Ier le Grand, dans sa relation avec Cluny, et se renforce avec Alphonse VI et l'arrivée des seigneurs francs, dont les alliances matrimoniales devaient donner lieu à la configuration des royaumes de Le6n, de Castille et du Portugal. Il faut signaler à ce propos un événement majeur que certains auteurs tendent à minimiser: l'attaque et le pillage de la ville de Barbastro, qui fut la première intervention massive des armées européennes dans le conflit péninsulaire. La prise de Barbastro fut le fait d'un puissant contingent armé, une force multinationale composée d'Italiens, de Provençaux, de gens du Languedoc commandés par Guillaume de Montreuil, de forces catalanes sous le commandement du comte Armengol de Urgel et de l'évêque de Vich, auxquels se joignirent les Normands qui formaient le noyau le plus nombreux sous les ordres de Godefroi, comte de Poitiers et de Bordeaux, et duc d'Aquitaine. Bien que la population de Barbastro, épuisée, ait demandé à se rendre, la ville fut anéantie et les survivants vendus comme esclaves. Selon P. Scales dans La Chute du califat de Cordoue: « La férocité de l'attaque, ajoutée à la rupture de l'accord de grâce, fut quelque chose de nouveau pour les musulmans: elle les introduisit dans un nouvel art militaire, atypique chez les rois chrétiens espagnols. L'effet causé selon les chroniqueurs de l'époque fut destructeur. » À partir de cette première intervention, l'influence de Rome ne cessera de prendre de l'ampleur et l' « esprit des croisades» entraînera le développement de nouvelles techniques militaires. De plus, de nombreux chevaliers du Nord des
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Saint-Jacques
Templiers
Alcantara
H ospitaliers de Saint-Jean-de-Malte
Au XII' siècle, sur le souhait de Bernardo di Chiaravalle, l'église d'Occident décida de fondre vie militaire et vie monastique. Les ordres militaires comtitués en Terre sainte aimi que les ordres nés dam la péninsule ibérique jouèrent un rôle déterminant lors de la Reconquista des souveraim espagnols sur les Almohades et dam la défeme de leurs terres.
Le témoignage artistique le plus éloquent de la présence des ordres militaires dans la péninsule ibérique se perçoit dans l'architecture, telle cette église-forteresse de San Giovanni à Portomarin, construite par les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem (devenus plus tard l'ordre de Malte) sur la route de Saint-Jacquesde-Compostelle. Si le style roman de la rosace et des portails témoigne de l'influence du royaume de France, sensible tout au long de la route du pèlerinage, l'architecture massive et les créneaux évoquent les édifices fortifiés de Terre sainte.
Pyrénées viendront lutter en masse contre l'infidèle au sein des armées des rois de Castille-Lean, de Navarre et d'Aragon. L'importance de cette participation non structurée de belligérants étrangers est manifeste lors de la conquête de Saragosse par Alphonse Ier d'Aragon en 1118, comme en témoigne le chroniqueur musulman al-Maqqari: « En 512 [1117}, pensant que le moment d'asséner le coup décisif était arrivé, Alphonse envoya des messagers en terre de France, pour convoquer toutes les nations chrétiennes des alentours afin de l'aider dans son entreprise; et les gens de ces pays, répondant à son appel, se rassemblèrent sous son étendard comme des essaims de sauterelles ou de fourmis. Alphonse se trouva rapidement à la tête de forces innombrables qui campèrent devant Saragosse.» Rappelons aussi que Lisbonne fut conquise le 25 octobre 1147, après de nombreux mois de siège, par le roi Alphonse Ier du Portugal avec l'aide d'une armée qui se dirigeait vers la Palestine. En 1217, l'évêque Sueiro II de Lisbonne obtint également qu'une flotte d'Europe du Nord, qui allait rallier la cinquième croisade, participât à l'attaque de Alcacer do Sal, ce qui entraîna la prise de cette place forte ainsi que le dégagement de la route vers l'Algarve. Les aides étrangères reçues au titre de la croisade contre l' Infidèle furent multiples. Ainsi, en 1118, un concile tenu à Toulouse en présence d'archevêques de territoires français et hispaniques qualifia de croisade l'expédition contre le
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Dans les régions pyrénéennes de la vieille Marche hispanique, régions qui, aux XI' et XII' siècles, forent réunies sous l'autorité des comtes de Barcelone, sculpture et peinture expriment une sensibilité artistique particulière. Cet art s'inspire de sources diverses: le roman lombard, l'art byzantin et oriental, le goût mozarabe de la couleur et certains thèmes iconographiques islamiques. Ces quatre figures formaient une Déposition, et sont attribuées à l'« atelier d'Erill », nom d'une localité de la vallée de Boi. L'élégance et la forte stylisation de cet art trouvent leur parallèle dans la sculpture italienne contemporaine et témoignent de l'influence byzantine. Ces œuvres de la fin du XII' siècle proviennent de Santa Maria di Taüli en Catalogne. Barcelone, Museo Nacional d'Art de Cataluya.
royaume Taifa de Saragosse. Suite à cet appel, la vallée de l 'Ebre vit arriver des personnages comme Gaston de Béarn, Centule de Bigorre et Bernard de Aton qui avaient participé à la première croisade en Terre sainte. Ces croisés, et d'autres seigneurs et ecclésiastiques francs, préparèrent les machines de guerre destinées au siège de Saragosse. La ville se rendit finalement en 1118 suite au manque de vivres. Alphonse Jer récompensa généreusement ces combattants de la foi. Il octroya par exemple la suzeraineté de Saragosse à Gaston de Béarn. Comme l'ont signalé certains historiens, ces faits prouvent que la reconquête de la vallée de l'Ebre fut dans une certaine mesure une déviation de l'élan de la croisade vers le Sud de l'Europe. Cet esprit devait même conduire, dans les dernières années du règne d'Alphonse Jer, au projet de conquérir Lérida, Tortosa et Valence et d'envoyer une expédition à Jérusalem. La ferveur de l'esprit des croisés se retrouve dans le testament du roi, dans lequel il lègue tout son royaume aux ordres du Saint-Sépulcre, aux Hospitaliers et aux Templiers, avec la possibilité de le diviser en trois parties égales. Cette volonté illustre à quel point les croisades eurent les répercussions les plus variées et les plus significatives sur la péninsule ibérique. Les ordres militaires devaient jouer un rôle prépondérant dans les luttes frontalières et des ordres nouveaux, proprement espagnols, allaient surgir avec leurs caractéristiques particulières. Ce testament d'Alphonse Jer, à première vue extravagant, se justifiait par le fait que le roi n'avait pas d'héritier direct et qu'il engageait par là même les ordres militaires dans la lutte contre les musulmans. Il s'appuya sur ces ordres déjà constitués, avant d'échouer dans son projet de fonder ses propres ordres comme ceux de Monreal ou de Belchite. Pendant son règne les Templiers s'étaient établis en Aragon mais d'autres ordres ibériques autochtones furent bientôt fondés comme ceux de Calatrava, Alcântara et Saint-Jacques. Ces moines guerriers, animés d'une solide foi religieuse, allaient consolider les frontières les plus vulnérables avec l'islam. Le fanatisme religieux et
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Le visage du Christ de la Crucifixion Batll6 (du nom du collectionneur), datée du milieu du XII' siècle, se conforme au type iconographique du. Christ crucifié d'origine syriaque mais répandu tout autour de la Méditerranée. La tête est de provenance inconnue. Barcelone, Museo Nacional d'Art de Cataluya.
la recherche d'un idéal chevaleresque donnèrent naissance à de semblables mouvements de part et d'autre de la frontière chrétienté-islam. Dans une certaine mesure, la création des ribat (forteresses) musulmans qui étaient apparus peu auparavant en islam, répondait aux mêmes aspirations qui animaient l'esprit de croisade des chrétiens3. Dans le cas chrétien, il convient de ne pas oublier le poids du monachisme de Cîteaux qui influença l 'organisation et le fonctionnement de ces ordres. La force de la foi religieuse apparaît comme un élément fondamental dans la naissance de l'ordre de Calatrava. Ainsi, en 1158, quand les Templiers se sentirent incapables de défendre la petite ville de Calatrava contre les attaques almohades, un groupe de chevaliers et de moines cisterciens, sous le commandement de Raimundo de Fitero, parvint à maintenir les Almohades à distance. Le caractère quasi miraculeux de l 'action entraîna la fondation de l'ordre qui sera approuvé en 1167. Le cas de l'ordre de Saint-Jacques est différent. Après avoir conquis Câceres en 1070, Ferdinand 1er de Le6n fonda la fraternité des chevaliers de Câceres auxquels il confia le gouvernement de la ville, la défense de !'Estrémadure conquise et le soutien à de nouvelles expéditions contre les musulmans. Ces fraternités se multiplièrent dans d'autres villes, mais celle de Câceres portait depuis un an déjà le nom d'ordre de Saint-Jacques ( changement dû au fait que l'archevêque de Saint-Jacques lui avait remis la bannière du saint et nommé le saint lui-même chevalier honoraire de l'ordre). La règle que suivait le nouvel ordre était calquée sur celle des Templiers et fut approuvée par la papauté en 1175. L'ordre d'Alcantara fut créé pour défendre les intérêts de la Couronne d'Aragon face à la vague almoravide. Il s'installa d'abord à San Julian de Pereira qui devait lui donner son premier nom. Cet ordre de San Julian de Pereira reçut en 1218 la ville d 'Alcântara dont la défense devait fermer le passage aux Almoravides en direction du royaume de Le6n. À partir de ce moment, le nouvel ordre d 'Alcantara aura un rôle décisif dans la conquête et dans la protection du territoire de !'Estrémadure, augmentant ses possessions et ses richesses. Le rôle positif joué par les ordres dans la défense et la lutte contre les Almohades suppose de nombreuses concessions de terres et de châteaux, qui faisaient de ces ordres l'équivalent de véritables seigneurs féodaux avec de vastes domaines et de nombreuses richesses. Les ordres organisèrent leurs territoires avec des châteaux situés en des points stratégiques et des couvents où des groupes de chevaliers menaient une vie en partie militaire et en partie monastique. Les Templiers eurent un certain pouvoir en Aragon, en Castille, en Le6n et au Portugal. Mais, en général, les ordres internationaux eurent peu de concessions dans la péninsule ibérique puisque les ordres autochtones de Calatrava, de Saint-Jacques et d'Alcantara y jouissaient de privilèges. C'est ainsi que l'ordre de Saint-Jacques, à partir de ses humbles origines à Câceres, s'agrandit de telle manière que ses terres couvrirent une grande partie des régions du Nord-Ouest, du Centre et du Sud de la péninsule. Cependant, l'esprit qui stimulait les croisés ne se résume pas à quelques desseins chevaleresques et à la défense de la foi. Un exemple illustre les contradictions qui ont existé entre l'esprit de croisade et les intérêts économiques: la bataille de Las Navas de Tolosa ( 1212) qui mit fin au pouvoir des Almohades d'al-Andalus. Les personnages qui interviennent dans l'organisation de cette croisade furent Alphonse VIII de Castille, l'archevêque de Tolède Rodrigo Ximénez de Rada et le pape Innocent III. Le roi demanda au pape, par l'intermédiaire de l'archevêque de Tolède, envoyé comme représentant et ambassadeur, que cette intervention fût
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Cette starur de saint Jean, détail d'1tnr Déposirion qui est aussi attribuée à r. ,=/in d'Eri/i., provient de lëglise Sa= E,JaJ;a d'Eri/J la Vall en Catalogne c = dmk du mili.eu du XII' siècle. Barcelone, }duseo . acional d'Art de Gzrabi)a..
Retable représentant la Vierge en majesté et des scènes de l'enfance du Christ. Cette œuvre, influencée par le style byzantin présent dam toute l'Europe au milieu du XII' siècle, fat produite par un atelier catalan. Réalisée entre 1110 et 1190, elle provient de lëglise Santa Maria d'Avia en Catalogne. Barcelone, Museo Nacional d'Art de ataluya.
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Ces objets, décorés en émail champlevé et datés de la première moitié du XIII' siècle, sont d'origine limousine, mais ils ont été trouvés dam la province de Catalogne. On peut voir un coffret-reliquaire de saint Étienne, une colombe destinée à contenir l'eucharistie, une pyxide et une crosse avec saint Michel tuant le dragon. Comme il était d 'usage en Occident, les émaux sont appliqués sur un support de cuivre et présentent les figures de manière frontale et stylisée, ce style est caractéristique de la Catalogne où la production de Limoges était difjùsée. Le coffret-reliquaire de saint Candide, en bas à gauche, est daté d'environ 1292; il appartient à un univers artistique plus tardif Sur le cartouche inflrieur, la cruauté du martyre est décrite avec lëlégance d'une scène de chevalerie, tandis que la Vierge en majesté qui figure sur le couvercle évoque l'art oriental. Barcelone, Museo Nacional d'Art de Cataluya.
appelée croisade. L'archevêque de Tolède la prêcha à travers les principautés italiennes, le royaume de France, le Saint-Empire germanique, et la Provence, accueillant les croisés qui commencèrent à arriver à Tolède à la fin du mois de mai 1212. La ville du Tage accueillit Pierre II d'Aragon-Barcelone et Sanche VII de Navarre. Arrivèrent également presque 70 000 chevaliers et soldats francs, provençaux et italiens dirigés, entre autres, par les archevêques de Narbonne et de Bordeaux, l'évêque de Nantes, le comte Centule d'Astarac, le vicomte Raymond de Touraine et Thibaut de Blazon. Cette colonne manifesta rapidement ses divisions. Les étrangers prétendaient s'emparer des terres d'Islam, les mettre à sac, acquérir butin et domaines, expulsant les habitants ou les tuant. Les monarques espagnols avaient une attitude totalement différente. Ils voulaient conserver l'espace conquis et avaient besoin pour cela d'une population stable. Ils souhaitaient appliquer une politique conciliante à l'égard des musulmans, qui avait été menée à bien à Tolède, moyennant des accords qui préservaient leurs vies et leurs biens. Cette divergence d'attitude conduisit à la retraite de l'armée internationale après la prise de Calatrava et, à l'achèvement de la campagne de 1212 à Las Navas de Tolosa, où s'affrontèrent les troupes almoravides et les troupes chrétiennes composées de Léonais, de Castillans, d'Aragonais et de Catalans. Si l'on remonte dans l'histoire, on peut constater que de nombreuses terres reconquises à la fin du xre siècle furent perdues pendant les contre-attaques des Almoravides et des Almohades. Seules purent être maintenues sous la domination des Castillans-Léonais les villes de Talavera, Tolède, Madrid, Maqueda et
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Guadalajara, qui furent organisées d'une manière semblable à celle des villes de la vallée du Duero. La conquête et le repeuplement définitif du royaume de Tolède, en particulier les zones situées au sud du Tage, allaient être l 'œuvre des ordres militaires, qui servirent de trait d'union entre les royaumes divisés et garantirent la continuité de la défense avec les milices locales. Selon les analyses de José Luis Martin, l'importance du rôle joué par les ordres dans le repeuplement s'explique non seulement par leur activité militaire mais aussi par le désir du pape d'accentuer le pouvoir directeur de l'Église. Les ordres militaires et les ordres mendiants avaient au XIe siècle un rôle semblable à celui de Cluny: les uns et les autres étaient des agents de la politique papale et recevaient dans ce but de nombreux privilèges, concédés parfois au préjudice des sièges épiscopaux. Ainsi, Alexandre III, en rédigeant la bulle de fondation de l 'ordre de Saint-Jacques, confirma toutes ses possessions, exempta les chevaliers de la tutelle épiscopale et leur garantit la jouissance pacifique de toutes les terres qui étaient inhabitées depuis un temps immémorial et de celles qui relevaient du pouvoir des musulmans. Les chevaliers avaient gagné ces terres soit au combat soit par donation des rois, même lorsqu' existaient des écrits ayant assigné leur propriété à d'autres personnes ou d'autres groupes. Ce qui fut le cas de nombreuses terres concédées par Alphonse VI et ses successeurs à l'archevêché de Tolède. Les ordres militaires remplacèrent le roi, les évêques et aussi l'autorité des petites villes dans les zones qu'ils avaient acquises, puisque leurs domaines étaient libres dans la majorité des cas et exempts de la tutelle épiscopale. Dans les régions de !'Estrémadure et de la Manche, il n'y avait ni grande ville ni établissement monastique important, aussi les ordres définirent leurs domaines moyennant la concession de droits à quelques seigneurs ou de privilèges semblables à ceux dont jouissaient les petites villes de la vallée du Duero. Cependant aucune grande ville ne fut créée parce que les ordres s'étaient réservé divers privilèges seigneuriaux qui restreignaient la liberté et réduisaient l'initiative des nouveaux habitants. L'importance des ordres militaires et l'esprit de croisade qui s'y trouve attaché donna lieu sur le plan artistique à une série de constructions relatives au fonctionnement même de l'ordre et aux besoins des habitants de leurs territoires. Seuls peuvent être considérés les édifices qui ont été conservés, certains dans des conditions désastreuses, et qui constituent un témoignage essentiel de l'importance des événements qui eurent lieu dans les royaumes hispaniques du haut Moyen Âge et du grand développement artistique qui leur fit suite. Les constructions des ordres militaires s'inspirent des principes généraux du dernier art roman. S'y ajoutent des éléments islamiques dus à cette situation frontalière qui permet la participation de main-d'œuvre venant de l'autre côté de la frontière ou bien de la population musulmane qui avait pu rester sur place en vertu d'accords capitulaires. Cette symbiose caractérise surtout des forteresses semblables à celles réalisées par les croisés en Terre sainte, et qui se distinguent des constructions élevées à la même époque en Europe. Il convient d'analyser à présent l'évolution de la conquête du XII° au xve siècles. Les citadelles commencent par être des enclaves très fortifiées à la frontière, avec peu de population autour, et deviennent des lieux de pouvoir à mesure que l'on s'éloigne de la frontière. Ainsi apparaissent de nouveaux édifices comme les résidences des commanderies qui ressemblent davantage à des palais gothiques et mudéjars 4 . De même, les espaces militaires se transforment par l'ajout de pièces d'apparat, comme dans le château de Belmonte.
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Cet anneau d'or avec un grenat entouré de huit petits béryls exprime bien le goût pour les ornements personnels ostentatoires plutôt que finement ouvragés. Il provient de la tombe de l'infant Fernando de la Cerda (mort en 1215). Burgos, Museo de Telas Medievales del Real Monasterio de Las Huelgas.
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Au XIII' siècle, à Tolède, désormais reprise par les chrétiens, l'architecture et la décoration demeurent l'apanage d'artisans andalous qui, poursuivant la tradition tout en y mêlant des éléments d'inspiration romane, créent un style particulier auquel on a donné le nom de mudéjar. Les arcs outrepassés de l'église San Roman rappellent la synagogue Santa Maria la Blanca. PAGES SUIVANTES:
La grande rose est l'élément majeur de la façade de l'église du couvent-forteresse de Calatrava la Nueva (Ciudad Real). L'ordre militaire de Calatrava, qui avait ici son quartier général après la défaite des Almohades à Las Navas de Tolosa (1212), était affilié à l'abbaye cistercienne française de Morimond.
Les ordres militaires dotent également d'églises les différentes agglomérations . Ces constructions religieuses, pauvres au départ, s'enrichissent avec le nombre croissant de la population et le développement de l'économie de la région. Certaines sont complétées par l'édification de chapelles funéraires pour des grands-maîtres ou des personnages importants des différents ordres. Au XVIe siècle, les activités artistiques des ordres m ilitaires se poursuivirent, en particulier au prieuré d'Uclès appartenant à l'ordre de Saint-Jacques. Cet ordre rénove une centaine d'églises, avec de très importants projets de style Renaissance pour certaines d'entre elles. Le nom du tailleur de pierre Andrès de Vandelvira, futur grand architecte de la cathédrale de Jaén et de la majorité des édifices Renaissance d'Ûbeda, apparaît sur les listes de 1530, excepté pour l'église du couvent d'Uclès, dont la reconstruction commence l'année précédente. Pour ce qui est des motifs décoratifs, il faut souligner la correspondance stylistique entre les emblèmes de l'empereur Charles Quint, grand-maître de l'ordre, et une série de bustes dans la frise du réfectoire représentant différents maîtres de l'ordre de Saint-Jacques. Comme l'a remarqué José Marfa Azcarate, l'art des ordres militaires « [ ... }doit être essentiellement régi par les principes fondamentaux de l'esthétique cistercienne, commandée elle-même, dans un premier temps, par les techniques du premier art gothique. Les nouvelles techniques de construction dans l'élaboration des murs et de leurs structures, comme dans les systèmes de voûtement, se voient préférées pour des raisons économiques parce qu'elles impliquent l'utilisation de matériaux
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Les voûtes en briques du couvent-forteresse de Calatrava la Nueva reprennent un schéma caractéristique inspiré de l'art des artisans formés en Andalousie.
disponibles sur place ou dans les environs immédiats. Ceci concerne aussi bien les édifices à caractère militaire et religieux que ceux qui ont un caractère utilitaire et résidentiel. Ainsi, dans les constructions, l'emploi de la maçonnerie et de la brique alterne avec celui de la pierre dont la disposition en appareil est plus complexe.» La ville de Llerena représente une enclave de grande importance dans la géographie de !'Estrémadure. Après sa conquête, au milieu du XIII° siècle, Ferdinand III la céda à l'ordre de Saint-Jacques en 1297 en octroyant des privilèges à celui-ci. Plusieurs maîtres de l'ordre s'y établirent au XIVe siècle, et augmentèrent le prestige de la ville. Au xve siècle, elle devint la capitale du prieuré de Saint-Marc de Le6n, relevant de l'ordre de Saint-Jacques. Parmi les monuments conservés qui ont un lien avec l'ordre de Saint-Jacques se distingue l'église de Nuestra Sefiora de la Granada, fondée au cours du dernier tiers du XIVe siècle par don Garcfa Fernândez Mexia y Guzmân, maître de l'ordre à l'époque. De cette première église primitive nous savons qu'elle était composée de trois nefs, séparées par des arcades et couvertes de charpentes mudéjares. Il n'en subsiste aujourd'hui que la tour. Cet élément architectural s'organise comme une façade, ses deux niveaux inférieurs sont entièrement en pierre et son schéma reprend celui des minarets almohades, avec une rampe d'accès autour d'un corps central dans lequel se trouvent des pièces superposées. Les décorations extérieures, pour les baies comme pour le portail, mêlent le répertoire gothique à celui du monde islamique.
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Il convient de signaler aussi à Llerena le palais du prieur construit en deux étapes. La première, du xve siècle, fut réalisée pendant le priorat de Garcia Ramirez, ce qui explique le mauvais état de l'édifice. À cette étape correspond la façade sur laquelle se détache le blason de l'ordre. À l'intérieur se trouve un patio avec des arcades qui se déploient sur deux niveaux . La seconde étape correspond au xvre siècle, lorsque la maison du prieur devint le siège du Saint Office. À Calera de Le6n (Badajoz) se trouve le monastère de Tentudfa, dont l'histoire est liée au maître de l'ordre de Saint-Jacques, Pelay Pérez Correa, et qui rappelle l 'intervention miraculeuse de la Vierge dans la lutte contre les musulmans . Cet ermitage primitif fut transformé en un grand monument de caractère presque militaire répondant au concept d'église-forteresse. L'ensemble se compose d'une église avec deux chapelles funéraires qui jouxtent un sanctuaire, un cloître et une série de pièces indépendantes. L'église demeure l 'édifice le plus intéressant, elle a été très transformée mais répondait, à l'origine, à la typologie des trois nefs séparées par des arcades. Le chœur était couvert d 'une voûte sur croisées d'ogives et les nefs de charpentes en bois. Le tombeau du maître Pelay Pérez Correa se trouvait dans le chœur. Des deux chapelles funéraires adossées au chevet, la « chapelle des maîtres » est couverte d'une voûte sur trompes de tradition islamique. Elle abrite les tombeaux de deux maîtres de l'ordre du xrve siècle, Gonzalo Mexfas et Fernando Ozores, et, sous un arcosolium, celui du valet de chambre de Henri II, Garcia Hernandez. La seconde chapelle, dédiée à Juan Zapata, commandeur de Medina de las Torres, est couverte d 'entrelacs mudéjars. La destruction presque complète de Calatrava la Vieja en 1195 et la situation de paix relative qui rég na après la bataille de Las Navas de Tolosa décidèrent les frères de Calatrava à élever une nouvelle construction. Ils choisirent à cet effet les hauteurs de la colline de l 'Alcranejo, en face de la forteresse de Salvatierra. En 1227 les premiers travaux étant considérés comme terminés, le maître don Martfo Fernandez de la Quintana y transféra la communauté de la maison mère avec les tombes des maîtres et des chevaliers. Au xrve siècle, les maîtres partirent pour Almagro, remplaçant les constructions médiévales par le palais urbain. Cependant, la partie monastique de l'ordre se maintint dans les lieux jusqu'au xrxe siècle. Il s'opéra dès lors une détérioration rapide des édifices dont les vestiges marquent le site encore aujourd'hui . Signalons en particulier le donjon, le cloître et l 'église. Si l'on prend en considération la date qui apparaît sur le tombeau de Dominicus Rodericus Fernandi, enterré en 1246, l'église peut être datée du milieu du xme siècle. La structure intérieure se composait de trois nefs couvertes de croisées d'ogives. En dehors de la rose de la façade sur le portail gothique, appelé portail de la Estrella en raison de cette rose précisément, on avait harmonisé la décoration du reste de l'édifice avec la sobriété du caractère militaire de l'ensemble. Comme nous l'avons vu précédemment, les maîtres de Calatrava fondèrent probablement Almagro sur une petite agglomération antérieure. Le village fut cependant entièrement refait pour répondre au concept des nouvelles villes fortifiées du Moyen Âge. À partir de là on procéda au repeuplement qui, grâce au statut juridique accordé, offrait une série d'avantages aux habitants, par exemple un terrain pour construire une maison et un lot de terres dans les environs. Comme l'écrit Clementina Diez de Balde6n, « la ville des Maîtres constitue donc un exemple intéressant de bastide fondée par un ordre militaire qui, devançant sur ce terrain
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P AGES PRÉCÉDENTES:
Vue de la ville de Ségovie avec, à droite, !'Alcazar construit au XIII' siècle sur l'éperon qui domine la vallée. Au premier plan, on aperçoit l'église du Saint-Sépulcre (ou de la Vraie-Croix), qui fat consacrée en 1208, et à la construction de laquelle participèrent les chevaliers du Saint-Sépulcre, à savoir les Templiers.
Détail d'un vêtement de Fernando de la Cercla, orné des armes de Castiglia et Leôn. Burgos, Museo de Te/as Medievales del Real Monasterio de Las Huelgas.
L'actuelle église San Benito d'Alcdntara à Cdceres, postérieure à lëpoque des croisades,
a été érigée sur l'emplacement d 'un ancien édifice de l'ordre militaire homonyme. Cet ordre est l'un des trois grands ordres fondés dans la péninsule ibérique, auquel fat attribué en 1218 la tâche de défendre la frontière méridionale contre les Almohades.
les nouvelles fondations royales, parvint à se consolider, non seulement comme une garnison militaire fortifiée, mais aussi et surtout comme le centre le plus important de la cour, de l'administration et du commerce des vastes territoires du magistère des chevaliers de l'ordre de Calatrava[ ... }. » L'enceinte fortifiée d'Almagro incluait de nombreuses constructions de l'ordre de Calatrava. Mais il faut surtout remarquer l 'hôpital de la Miséricorde que Gutierre de Padilla fonda dans les premières années du xvre siècle ; cette œuvre est un premier exemple de la pénétration du répertoire de la Renaissance dans la ville. L'hôpital, rattaché au couvent de !'Assomption, s'organise autour d'une cour centrale dont les portiques contenaient les infirmeries et d'autres services. L'église de la Vraie-Croix (Vera Cruz) est sans doute le monument le plus original de l'art roman de Ségovie. L'édifice fut consacré en 1203 . On attribue traditionnellement sa réalisation aux Templiers en raison de sa ressemblance avec le Dôme du Rocher de Jérusalem, le lieu commémoratif des Omeyyades, que les croisés confondirent avec le temple de Salomon. Cependant, la présence d'une inscription Beatis Sepulcris relierait l'église ségovienne aux chevaliers du Saint-Sépulcre plutôt qu'à l'ordre du Temple. L'ensemble forme un polygone à douze côtés auquel s'adosse une tour mal insérée. Le plan géométrique est rompu au chevet par une triple abside. Chaque côté du polygone comporte une baie en plein cintre et l'église
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s'ouvre par deux portails. À l'intérieur un espace circulaire s'ordonne autour d'un chœur qui se déploie sur deux niveaux et douze côtés. L'étage inférieur devait faire office de crypte. Le niveau supérieur consiste en une salle élégante couverte par une voûte en berceau qui rappelle le modèle califal de la Grande Mosquée de Cordoue. Les liens entre l'ordre d'Alcântara et la ville du même nom impliquent évidemment l'existence dans celle-ci de quelques œuvres institutionnelles, conformes à la grandeur de la fraternité. Dès son installation à Alcantara, l'ordre utilisa la forteresse musulmane existante, en exécutant les transformations nécessaires à de nouveaux usages. Cependant, la détérioration due aux années conduisit, dès l'époque des rois catholiques, à l'édification d'un nouveau couvent qui, après la recherche de différents emplacements, fut définitivement construit au centre de la ville, à partir de 1504, sous la direction du maître architecte Pedro Larrea. Son allure gothique fut modifiée à partir de 1544, suite à la demande du grand-maître de l'ordre Pedro de Ybarra. Ce couvent était organisé autour d'un cloître par lequel on accédait aux différentes dépendances. La partie couverte du cloître était utilisée pour les sépultures. Dans ce qui est conservé, on peut remarquer la chapelle du commandeur de Santibafiez Luis de Villasayas réalisée en 15 3 7, qui servit de salle capitulaire et qui possède une magnifique voûte étoilée. À l'intérieur du territoire de !'Estrémadure se trouve également le château de Montânchez. Grâce à sa situation stratégique entre Trujillo et Mérida, il devint une des défenses et un lieu de contrôle du territoire les plus importants de la région. Après avoir souvent changé de mains, il fut définitivement conquis, en 1230, par Alphonse IX. Donné à l'ordre de Saint-Jacques, il se transforma en commanderie, et garda le même nom. Le château, essentiellement de l'époque islamique, conserve des citernes et des murs de cette période. Il sera cependant agrandi après la conquête et transformé selon de nouvelles nécessités. Actuellement, malgré l'état délabré de nombre de ses dépendances, il présente encore, avec ses tours, ses barbacanes, ses cours et ses murailles, une image idéale de sa grandeur passée, et donne son caractère au paysage environnant. Le site de Jerez de los Caballeros fut cédé à l'ordre du Temple par Alphonse IX, après sa conquête en 1240, et devint la capitale de l'ordre dans cette région. Le château date de l'occupation musulmane mais la muraille qui entoure la ville fut construite immédiatement après sa conquête, favorisant le développement urbain à l'intérieur des murs. Dans une des parties les plus élevées, sur la forteresse musulmane primitive, l'ordre du Temple édifia une forteresse qui fut modifiée par la suite lorsque l'ordre de Saint-Jacques prit possession de la ville. On peut encore voir le donjon : une grande masse rectangulaire en maçonnerie et pierres de taille aux angles. Près de cette tour s'élève une chapelle de plan carré, couverte d'une coupole à huit pans sur trompes, qui rappelle des solutions islamiques liées au concept de koubba 5 . La géographie espagnole abonde en vestiges de châteaux et de palais qui ont un lien réel ou imaginaire avec l'activité des ordres militaires. Un dernier exemple pourrait être le château de Ponferrada, réalisé en plusieurs étapes. Bien que cédé par Ferdinand II à l'ordre du Temple, après sa conquête en 1185, en vue de favoriser le repeuplement, cet ordre en sera expulsé en 1312. La présence de ce château, bien que modeste, est significative dans l'imaginaire presque romantique du Moyen Âge des chevaliers.
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~- :=- l ,
ET P.-\GE DE DROITE :
I..e -r:m dVclès à Cuenca était le~ depuis 11 74 de l'ordre militaire Je S.WU-Jacques, il fat le témoin d'une lutte ~ awc des fortunes diverses, entre le rr,ï de Castille, les Almoravides et, plus ra.,J, les Almohades. C°- DESSCS :
Ir pom dit d'Alcdntara, avec la tour
mudijare du XIII' siècle, contrôle le passage du Tage et l'accès à la ville de Tolède.
Si la croisade pour les rois espagnols, comme nous l'avons déjà signalé, se déroule sur leur propre territoire, en revanche, pour certains rois, le déploiement des croisades en Orient fut un sujet constant de préoccupation. L'exemple le plus représentatif est peut-être celui de Sanche IV le Brave qui ordonnera la rédaction d'une chronique des croisades sous le titre de La Grande Conquête de !'Outre-mer. Peut-être est-ce la perte de Saint-Jean-d'Acre en 1291 qui le poussa à faire rédiger ce manuscrit. Grâce à la remarquable étude effectuée par Fernando Gutiérrez Bafios, Les Entreprises artistiques de Sanche IV le Brave, nous savons que la plus ancienne des copies connues commence ainsi: « Ce livre de la grande histoire de !'Outre-mer, qui fut fait sur les petits-fils et les arrière-petits-fils du chevalier du Cygne, sur Godefroy de Bouillon qui fut avec ses frères au départ de la grande armée d'Antioche, le très noble don Sanche, roi de Castille, de Tolède, de Le6n, de Galice, de Séville, de Cordoue, de Murcie, de Jaén et de l'Algar(ve} et seigneur de Molina( ... } demanda de l'adapter du français en castillan. » Tous les spécialistes qui ont étudié ce document pensent qu'il n'est pas l' œuvre exclusive de Sanche IV, ils en attribuent le début à Alphonse X et la fin,
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plus tardive, au règne de Sanche. Mais ce qui importe c'est la préoccupation et l'intérêt des monarques de l'époque pour les croisades en Terre sainte. L'édition princeps sortit à Salamanque en 1503. Mais le texte le plus important est conservé sous le numéro 1187 à la Bibliothèque nationale de Madrid. Il est composé de 360 folios avec numération romaine, en parchemin de 410 par 270 millimètres, écrits sur deux colonnes avec des titres en rouge .et des lettres capitales en rouge et bleu, et des ornements dans les marges où des têtes de loup et de frère reviennent régulièrement. De ce manuscrit, subsistent deux miniatures et nous ne savons pas si l'édition complète en contenait davantage. Dans l'unique volume qui nous soit parvenu sur les trois que devait comporter le texte original, deux miniatures correspondent aux folios 1r 0 et 2r 0 . Le cadre de celle qui devait enluminer le folio 4r0 - pour illustrer le chapitre sur « comment les hommes du duc Rogel de Pulla s'emparèrent du patriarche d'Antioche allant à Rome» - a été seulement tracé. Quant aux soixante et onze autres prévues, les espaces en blanc qui leur avaient été réservés témoignent du projet initial. Les deux seules miniatures réalisées dans le manuscrit conservé font allusion à des thèmes de guerre. Elles illustrent toutes deux des moments de la conquête de la place forte de Baniyas, qui eut lieu en 1140 pendant le règne de Foulque à Jérusalem (1131-1143) et qui est racontée dans La Grande Conquête de !'Outre-mer d'après le récit de Guillaume de Tyr, source principale de l'œuvre. Se voyant harcelé par le puissant Zanki, le mamelouk Unur, véritable homme fort de l'État turc de Damas, demanda l'aide du roi Foulque de Jérusalem auquel il promit une compensation économique et la restitution de la place forte de Baniyas, conquise quelques années auparavant par les Damascènes, et dont le chef militaire était passé dans le camp de Zanki. Les armées s'étant réunies, Zanki préféra ne pas donner l'assaut et leva le siège de Damas. Les alliés prirent alors la direction de Baniyas, qui après un siège bref,
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À GAUCHE:
Le château, très restauré, de Ponferrada à Bierzo était le siège de Templiers lorsqu'ils
défendaient la route de Saint-jacquesde-Compostelle et le passage de la rivière Sil. À DROITE:
Ces deux miniatures, extraites des Chansons de sainte Marie d'Alphonse le Sage, figurent des scènes de bataille. XIII' siècle. Madrid, bibliothèque de l'Escurial.
EN HAUT ET PAGES SUIVANTE S:
Ces deux miniatures sont extraites du manuscrit La Grande Conquête de !'Outre-mer, réalisé à la demande de Sanche IV le Brave. Elles représentent des épisodes du siège de Baniyas. Madrid, Bibliothèque nationale.
capitula sans qu'un assaut ne soit nécessaire grâce à la médiation d'Unur. Dans le texte de Sanche, Baniyas est Belina, Damas est Dornas, Zanki est Seguin, Unur est Aynart et Foulque est Folques. La miniature du folio lr 0 , qui pouvait s'intituler « Siège de Baniyas », représente le moment où le siège est renforcé par l'arrivée de nouveaux princes chrétiens et par la construction d'une grande bastide d'où l'on harcèle plus vigoureusement la place forte. Certains des motifs qui sont ici représentés puisent leurs origines dans les riches images des Chansons de sainte Marie d'Alphonse X. Des enluminures relatant des histoires de croisades existaient précédemment, au moins dans le royaume de France, mais ces deux miniatures ne semblent pas s'en inspirer car tous leurs éléments paraissent extraits de la tradition de l'enluminure de cour castillane. Si l'enluminure de cet ouvrage avait été achevée, nous aurions possédé l'un des plus importants corpus médiévaux de miniatures. La mort de Sanche IV en 1295 fut sans doute la cause principale de l'interruption de ce travail. Le jeune âge de Ferdinand IV, encore mineur, entraîna plusieurs dysfonctionnements gouvernementaux, aussi les sujets d'ordre culturel devinrent secondaires. De toute évidence, les deux seules miniatures de cette œuvre qui soient aujourd'hui connues montrent la capacité des artistes de Sanche IV à tirer parti de l'héritage imposant d'Alphonse X, même si leurs qualités n'égalent pas celles des maîtres qui travaillèrent pour ce roi, et qui créèrent des œuvres parmi les plus intéressantes de l'enluminure gothique espagnole.
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LES ARTS DE L'ESPAGNE ET DU MAROC PENDANT LES RÈGNES ALMORAVIDE ET ALMOHADE
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Le minaret et le plan de la mosquée Kutubiyya de Marrakech. Pour le calife almohade :Abd al-Mum'in, qui fit construire lëdifice au milieu du XII' siècle dans la capitale de son empire, la mosquée était un édifice de p restige aussi bien qu'un lieu de culte. Le plan de la salle de prière est en forme de T, la nefcentrale étant plus large; sur le minaret, de plan carré, se concentre la majeure partie de la décoration architecturale extérieure.
L'HISTOIRE des Almoravides est liée à l'islamisation des Sinhaja, tribu berbère du Sahara occidental qui contrôlait les routes commerciales entre l'Afrique du Nord et les régions subsahariennes. l'islamisation de ces Sinhaja s'est effectuée suite à leurs contacts avec les marchands musulmans qui fréquentaient ces routes . Pour renforcer cette conversion, qui était restée superficielle, on envoya à cette tribu, à la demande d'un des chefs Sinhaja, Abd Allah ibn Yasin, intellectuel marocain de l'école malékite. le ribat (forteresse) constituait un centre de diffusion de la doctrine, il formait les « guerriers de la foi », ou murabitun, mot qui a donné naissance au terme espagnol almoravides. les Almoravides (1090-1146, 483 -541 de l ' Hégire) formaient une communauté qui s'agrandit rapidement. Un des chefs , Ibn Tashfin, fonda la dynastie, laquelle devait regrouper sous son égide la quasi-totalité (Ifriqiyya mise à part) de l'Occident musulman. Suite à leur rapide conquête au cours du troisième quart du x1e siècle du Maroc, où fut fondée Marrakech en 1062 (454 de l ' Hégire), et du Maghreb, les Almoravides passèrent en Espag ne. les rois de Taifas n'étaient pas en mesure de contenir les avancées de la Reconquista qui se développait au nord de la péninsule, aussi quand Tolède fut prise par l'armée chrétienne, ils demandèrent l'aide d'Ibn Tashfin. la bataille de Zallaga (Sagrajas, 1089/479) sauva l'Espagne musulmane des armées d'Alphonse VI, et les Almoravides prirent le contrôle de l'Andalousie . Cependant, cette annexion ne constitua pas immédiatement une emprise majeure de l 'Empire almoravide sur la péninsule, et diverses principautés, comme la Valence de Rodrigue Diaz, le célèbre Cid, feudataire chrétien qui gouvernait une principauté biconfessionnelle, continuèrent à exister. Mais au début du xne siècle, toute la partie musulmane de la péninsule était sous la protection des Almoravides 1• Comme les Almoravides, les Almohades (1147-1232, 542-630 de l'Hégire), dont le nom dérive de l 'arabe muwahhidun, « ceux qui affirment l 'unité divine », étaient des guerriers berbères, mais ils appartenaient à une tribu adverse originaire des montagnes de l'Atlas 2 • Intellectuellement, ils représentaient une protestation contre le légalisme conservateur du malékisme qui prévalait en Afrique du Nord et contre les goûts pour l'opulence que les Almoravides avaient peu à peu adoptés .
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Inspirés par leur chef politique et religieux Ibn Tumart ( 1089-1128 ), les Almohades se groupèrent sous la bannière d'un puritanisme analogue à celui des Almoravides au temps de leur conquête et entreprirent en 1121 une guerre sainte contre ceux-ci. Peu à peu, ils conquirent le Maroc, où ils conservèrent comme capitale Marrakech ; à partir de 1163, ils consolidèrent leur position en Andalousie, où ils établirent leur capitale à Séville. Au troisième quart du xue siècle, l'Empire almohade constituait un royaume vaste et fortifié; leurs conquêtes nord-africaines s'étendaient jusqu'à !'Ifriqiyya, incluant Tunis et Tripoli. Dans la péninsule ibérique, Alphonse VIII fut vaincu en 1195 à Alarcos et les îles Baléares furent conquises en 1202. Mais les Almohades ne se remirent jamais de la défaite qu'ils subirent en 1212 à Las Navas de Tolosa. L'Espagne musulmane était en proie à des rébellions continuelles et devait livrer sans cesse bataille aux chrétiens qui avançaient de plus en plus. Séville fut prise en 1248 et seul le petit royaume nasride de Grenade, fondé en 1238 et vassal du royaume de Castille, était destiné à durer encore jusqu'en 1492. Cette année-là, en entrant enfin dans Grenade, Ferdinand et Isabelle mirent fin à la domination musulmane en Espagne 3.
L'ARCHITECTURE
Au Maghreb et en Andalousie almoravide, à partir du début du xne siècle, la culture, les arts et l'architecture connurent une renaissance brillante, même s'il s'agissait d'un retour à la tradition artistique de la période califale et des royaumes de Taifas. Toutefois les témoignages qui subsistent aujourd'hui de l'architecture et de la production artistique des Almoravides sont plutôt rares. La cour almohade fut, elle aussi, un grand centre d'art et de savoir, ainsi la philosophie fut développée par des personnages illustres tels Ibn Tufayl et Ibn Rushd (plus connu sous le nom d'Averroès), l'un et l'autre employés comme médecins personnels des sultans almohades. Comme chez les Almoravides, les expressions artistiques les plus connues des Almohades se trouvent dans l'architecture, laquelle semble ressortir à la tradition précédente. Les quelques vestiges qui subsistent en Andalousie présentent, peut-être, une exécution plus soignée que celle du Maroc: la brique cuite concurrence la pierre, comme le prouvent les célèbres exemples de la Giralda, certaines parties de !'Alcazar et la Torre del Oro à Séville4 . Les monuments religieux les plus importants de cette période sont étroitement associés à la croissance des villes de la partie occidentale de l'Afrique du Nord et de l'Espagne. Alger (1096), Tlemcen (1136), Fès (surtout la mosquée Qarawiyyin, 1135 ), Tinmal (autour de 1035 ), Marrakech ( 1146-1196), Rabat ( 1196-1197) et Séville ( 11 71) furent toutes dotées de nouvelles mosquées de dimensions diverses 5 . Ces mosquées reprenaient le plan en forme de Tet l'organisation hypostyle des mosquées antérieures, mais elles étaient dotées d'une emphase inédite par la succession de coupoles qui ponctuaient la nef centrale et le mur de qib!a ( qui désigne la direction de La Mecque). Suivant le modèle de la Grande Mosquée de Cordoue, les mihrab étaient traditionnellement profonds et se signalaient sur le mur extérieur. Les minarets, dont les plus célèbres sont ceux de Séville, de Rabat et de Marrakech, se dressaient toujours selon un plan carré et comportaient un revêtement de panneaux ornés d'un réseau de treillis en relief, surmontés parfois de larges bandeaux de mosaïque en céramique comme, par exemple, le minaret de la mosquée Kutubiyya à Marrakech.
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Ces deux détails des minarets de la Kutubiyya de Marrakech et de la Grande Mosquée de Séville mettent en évidence les arcs très ornementés et festonnés et les tressages en reliefcaractéristiques de la décoration architecturale afmohade.
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Le minaret de Séville, appelé la «Giralda», fut élevé entre 1184 et 1198; if est l'œuvre ultime de L'architecte Ahmad ben Bass, peut-être d'origine sévillane.
Parmi les rares constructions non religieuses gui subsistent, il faut signaler les bâtiments militaires. Il reste diverses forteresses dans certaines régions du Maroc et en Espagne6, et d'imposantes portes édifiées par les Almohades, comme par exemple celle des Oudaïa à Rabat, aux amples arcs outrepassés; celles-ci ont défini les lignes architecturales de toutes les portes gui seront construites par la suite dans l'Occident islamique. Dans la péninsule ibérique, il faut signaler le Castillejo de Monteagudo dans la région de Murcie 7 . Ce château a été considéré pendant longtemps comme une construction almoravide, mais de récentes recherches ont établi qu'en fait il a été bâti durant la période almohade 8 . Sous les Almoravides, quelques provinces, gui avaient réussi à demeurer indépendantes, développèrent un certain mécénat. Parmi celles-ci il faut citer la province de Murcie. Durant la période almohade Muhammad ibn Mardanich ( 1146-1172 ), connu des chrétiens sous le nom de « roi Lope », réussit à imposer son autorité sur Valence et Murcie, et cette dernière devint sa capitale politique et économique, ainsi qu'un centre culturel d'importance notable. Le Castillejo de Monteagudo, très probablement construit sous son patronage, est un élégant édifice rectangulaire avec un jardin gui fut considéré pendant longtemps comme le premier des jardins quadripartites de l'Andalousie et du Maghreb; mais des fouilles effectuées dans les années 1950 ont révélé qu'un des jardins de Madinat al-Zahra (Medina Azara) est quadripartite et précède de deux siècles celui de Castillejo de Murcie9. Les décorations en bas relief comportent des éléments végétaux comme des feuilles, des tiges, des semi-palmettes asymétriques, gui relèvent encore de la tradition décorative de l'art des Taifas, tandis que l'ornementation géométrique peinte sur stuc comporte des éléments originaires du Maghreb 10 . Ces éléments décoratifs et la structure du jardin constituent de nouveaux développements gui anticipent ceux gui seront réalisés dans les palais et les jardins de Séville, de Grenade et du Maroc, en intégrant toutefois des éléments gui reprennent le vocabulaire de l'art califal du xesiècle. Les constructions de l'Occident islamique des XII' et xmesiècles poursuivent, à plusieurs égards, les anciennes pratiques. Les supports, les colonnes et les pilastres s'inspirent de ceux de la période califale et de l 'art des Taifas. Les arcs, simples ou outrepassés ou, plus fréquemment, polylobés, avec des effets décoratifs plus complexes que ceux que l'on peut voir dans la Grande Mosquée de Cordoue, sont d'un grand intérêt.
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Les « alcazares » royaux de Séville, bien qu'ils aient été transformés ultérieurement, sont Les uniques témoins des palais édifiés par Les Almohades au XII' siècle dans Leur capitale, suivant des tracés afmoravides, omeyyades et romans. La cour du Yeso (à droite) conserve fa seule façade restée intacte d'un palais de cette époque. La décoration en entrecroisement de Losanges {sebka) rappelle celle de fa Giralda.
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La Torre del Oro, édifiée en 1221 au bord du Guadalquivir pour défendre Le port de fa ville, appartient à fa phase ultime de fa présence almohade à Séville; c'est L'un des premiers édifices andalous décorés de céramiques vernissées blanches et vertes.
• Les deux aspects peut-être les plus importants des monuments islamiques d'Occident sont le développement des muqarnas (décorations « en stalactite ») et la variété des motifs décoratifs. Au XII° siècle, la coupole à nervures tend à disparaître 11 et est traditionnellement remplacée par une coupole à muqarnas. Ces éléments décoratifs se rencontraient déjà dans le monde islamique oriental, et étaient utilisés en Afrique du Nord comme transition entre la base circulaire d'une coupole et le plan carré ou rectangulaire de l'édifice. Ces muqarnas n'appartiennent pas à la structure du bâtiment mais constituent comme un écran de stuc gui dissimule les lignes architecturales de la voûte, ce gui aboutit à des effets décoratifs très enchevêtrés, comme dans la mosquée Qarawiyyin de Fès ( 1135 )12 . Un autre aspect décoratif notable se manifeste sur les minarets, spécialement sur ceux de Séville, Rabat et Marrakech, et sur les portes. Un motif dérivé des arcs polylobés antérieurs s'est transformé en une sorte de tissu gui recouvre une grande partie des surfaces. Des motifs épigraphiques, des combinaisons géométriques et des arabesques sont toujours présents et organisent des démarcations sur les pendentifs des arcs ou sur les bandeaux de part et d'autre des mihrab, ces éléments ajoutent une dimension nouvelle aux muqarnas. Les feuilles d 'acanthe, les palmettes et les rinceaux, typiques de la décoration de l'époque omeyyade sont encore utilisés même si leur dessin est moins naturaliste, plus linéaire et décoratif.
La construction de la vaste esplanade de la mosquée d 'Hassan à Rabat fa t entreprise par lefondateu r de la ville, Ya'qub al-Mansur (mort en 115)1). Le minaret, demeuré inachevé, et l'ensemble de la mosquée, expriment un choix architectural et une sensibilité décorative qui les rapprochent de la Kutubiyya et de la Giralda.
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LES ARTS DU LIVRE
Peu de manuscrits du Coran en espagnol ont été conservés des xne et xme siècles, certains furent délibérément détruits par les chrétiens de la Reconquista. Parmi ses
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La synagogue Santa Maria la Blanca à Tolède montre, dans ses principes fondamentaux, une parenté étroite avec l'architecture almohade. Construite au XIII' siècle, quand Tolède était depuis longtemps gouvernée par des chrétiens, c'est un splendide témoignage de la survivance du style architectural et artistique mudéjar.
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livres du Coran produits en Afrique du Nord peu sont attribuables à l'époque médiévale 13 . Quelques témoignages nous sont cependant parvenus. Ainsi, il est intéressant de signaler le célèbre groupe d'ouvrages réalisés à Valence selon les indications des colophons, généralement sur parchemin, et écrits dans la calligraphie maghribi-andalousi, typique de la péninsule ibérique. Le plus bel ouvrage, daté de 1143 (538 de !'Hégire) a été produit à Cordoue 14 sous les Almoravides. Le style calligraphique est un bel andalousi et le manuscrit est superbement enluminé en or, rouge, bleu, noir et vert, combinaison de couleurs qui rappelle celle des mosaïques du mihrab de la Grande Mosquée de Cordoue. Parmi les quelques manuscrits illustrés qui subsistent, on peut rappeler en particulier l' Histoire de Bayad et Riyad 15 , émouvante his taire d'amour à l'heureux dénouement, qui s'inspire d'un genre littéraire ancien. Les deux amants, après s'être déclaré leur amour, sont séparés par un destin contraire et doivent passer par une série interminable d'épreuves avant d'être finalement réunis grâce à une vieille entremetteuse astucieuse qui accepte de les aider moyennant une coquette somme d'argent. Le manuscrit est rédigé en style calligraphique maghribi, style propre à l'Occident islamique, mais on peut aussi l'assimiler à une production espagnole en se fondant sur les impressionnantes architectures qui y figurent. Les toits en pente, les nombreuses tours, les arcs polylobés et les édifices aux lits de pierres disposés en alternance constituent les caractéristiques de l'architecture islamique médiévale d'Espagne. Cependant, dans leur composition ces miniatures révèlent des liens étroits avec le style des miniatures des régions orientales de l'Empire islamique. En outre, comme on l'a déjà vu pour la peinture fatimide, l'influence «classique» a joué un rôle important. En effet, on trouve ici des éléments que l'on peut rapprocher de l'art hellénistique tardif, comme par exemple la mode des vêtements, mais aussi de l'art de l'Asie centrale, à savoir des peintures murales de Samarra, dont les visages sont entourés de boucles de cheveux qui vont du front aux oreilles, avec de grands yeux en amande 16 . Certains détails architecturaux et paléographiques suggèrent que le manuscrit a été illustré durant la période almohade, à la fin du xue siècle ou au début du xme, dans l'un des grands centres culturels de l'époque, probablement Séville, la capitale espagnole des règnes almoravide et almohade.
46: La décoration du mihrab de la mosquée de Sidi ben Hassan à Tlemcen, en Algérie, date de la fin du XIII' siècle. Le Maghreb central et oriental, ainsi que la péninsule ibérique, étaient alors soumis à des autorités diverses, mais le goût pour la décoration raffinée en stuc se retrouve dans toutes ces régions.
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47: Précédent de peu l'instauration du gouvernement almoravide, la petite mosquée octogonale de l'Aljajèria, à Saragosse, que fit construire Ja'jàr al-Muqtadir (1046-1081), marque l'introduction dëléments nouveaux, tels les arcs lobés du niveau supérieur et la décoration en stuc. PAGE
1-ùe et détail intérieur de la porte
de la qasba des Oudaya à Rabat, qui fut édifiée à la fin du XII' siècle par Ya'qub al-Mansur. L'édifice fat, quant à lui, construit un demi-siècle plus tôt. Par sa décoration en tressages et par ses sobres bandeaux épigraphiques en caractères coufiques, cette porte représente l'apogée de l'art almohade.
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LES ARTS DÉCORATIFS
Selon les documents relatifs aux échanges commerciaux retrouvés dans la Geniza du Caire, l'Espagne des règnes almoravide et almohade produisait en masse des textiles, soit bruts soit finis. En particulier, il faut citer la ville d'Almerîa où, selon les sources dont nous disposons, on fabriquait les meilleurs brocarts de toute la péninsule, de plus la ville entretenait les relations commerciales les plus étendues avec le reste du monde islamique, ainsi que des échanges substantiels avec le monde chrétien. Almerîa passait pour posséder pas moins de huit cents métiers pour le tissage de vêtements de soie, mille pour les brocarts et mille autres pour divers autres types de textiles. Murcie, Malaga, Grenade, Baeza et Séville représentaient également des centres de tissage importants 17 . Parmi les plus célèbres de ces vêtements figurent divers fragments d'une chasuble faite de pièces de soie avec des inscriptions mentionnant le prince almoravide Ali ibn Yusuf ibn Tashfin, fondateur de la dynastie qui gouverna entre 1107 et 1143 18 .
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Plan et vue du nord du Castillejo de Monteagudo (Qasr ibn Sa'd) à Murcie: au premier plan, la villa fortifiée était utilisée comme buen reriro par Muhammad ibn Mardanisi. Cet émir, profitant des incertitudes que faisait régner le passage du pouvoir entre almoravides et almohades, réussit à gouverner de façon indépendante Murcie, Valence et Almeria (1147-1112). L'organisation de l'espace trouve des correspondances au Castello della Zisa de Palerme et dans le palais ziride d'Ashir à la Qal'a de Banu Hammad en Algérie.
En raison de la technique caractéristique du travail et du schéma des couleurs, qui combine le rouge orangé et le bleu-vert foncé sur un fond d'ivoire avec le brocart d'or, il est possible d'associer cette soie à diverses autres pièces et de dater cet ensemble de vêtements du XIIe siècle. La décoration de la chasuble consiste en grands médaillons qui représentent deux lions adossés avec au milieu un arbre stylisé. Aux pieds des lions deux petits animaux et des sphinx adossés à des éléments végétaux sont placés à l'intérieur des cadres de médaillons. Cette combinaison de médaillons renfermant des animaux placés symétriquement remonte à une ancienne tradition du dessin sur tissu, typique du Proche-Orient. Un très beau fragment du XIIe siècle, conservé au Victoria and Albert Museum de Londres 19 représente deux paons face à face, avec une palmette entre eux et une inscription continue en caractères arabes coufiques, signifiant « bénédiction parfaite ». Ce fragment faisait partie d'une chasuble conservée à l'église Saint-Sernin de Toulouse et qui, selon certains témoignages aurait servi à envelopper les reliques de saint Exupéry ( évêque de Toulouse au ve siècle). Elle a aussi passé pour être le manteau du roi Robert de Naples ( qui régna de 1309 à 1343 ), aussi a-t-elle a été considérée par certains chercheurs comme provenant de Sicile. Mais en fait, le tissu doit être rapproché de diverses autres étoffes produites en Andalousie à l'époque almoravide, tant pour les détails stylistiques de ses motifs décoratifs qu'en raison de certaines ressemblances épigraphiques. Almerîa resta un centre textile actif durant la période almohade, on y produisait alors des pièces d'une grande beauté, qui employaient amplement l'or. Les décorations des tissus étaient moins figuratives et cédaient peu à peu la place à des figures géométriques et à des inscriptions, parfois de grandes dimensions, parfois en coufique, mais plus souvent en naskhi. Le drapeau de Las Navas de Tolosa, considéré traditionnellement comme provenant de la tente du sultan almohade al-Nasir, qui fut vaincu par Alphonse VIII lors de la fameuse bataille de 1212, semble être en réalité un des trophées acquis par Ferdinand III pendant ses batailles de la Reconquista, drapeau qu'il donna ultérieurement au monastère de Santa Maria la Real de Las Huelgas entre 1212 et 1250 20 . Le schéma décoratif et les couleurs mêlées aux inscriptions en caractères naskhi qui entourent le carré central font de ce drapeau une des pièces almohades les plus intéressantes. Les carreaux et les ustensiles en céramique vernissée furent introduits en Afrique du Nord avec l'islamisation de la région. La technique consistant à couper
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Coran sur parchemin rédigé à Valence en 1182, sous le règne des Almohades. Le frontispice marque le passage d 'une décoration faite d'éléments géométriques épars à un schéma dans lequel ces éléments s'organisent en un espace bien défini, en général un cercle inscrit dans un carré. Cette nouvelle organisation de l'espace confère à l'ensemble une impression de monumentalité. Istanbul Bibliothèque universitaire, A. 6754/' Ir.
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des carreaux monochromes en pièces plus petites afin de pouvoir former des panneaux de mosaïque de diverses couleurs semble dater du xne siècle, époque à laquelle cette technique est apparue en Afrique du Nord et en Espagne islamique, probablement comme solution de rechange à des mosaïques plus coûteuses en verre et en marbre. La mosaïque de tesselles de céramique est connue au Maroc sous le nom de zellig, qui signifie «vernissé» ou « vitrifié »21 • Ces panneaux de mosaïque étaient employés comme décoration architecturale dans des constructions civiles, des maisons et des palais, ainsi qu'à l'intérieur des mosquées. Quelques-uns de ces panneaux se trouvent encore in situ, comme par exemple sur les revêtements de sol et les plinthes de certains édifices à Fès et sur le bandeau qui couronne le minaret de la Kutubiyya de Marrakech22 • Peut-être les panneaux les plus fameux sont-ils ceux de !'Alhambra de Grenade. En général, la géométrie complexe qui s'exprime dans ces panneaux repose sur un dessin d'étoile à huit branches, dessin qui se multiplie à l'infini. La céramique produite sous les Almoravides et les Almohades se caractérise essentiellement par sa décoration géométrique peinte ( cependant certaines comportent des décorations figuratives )23, ou gravée ( « griffée ») ou estampillée, c'est-àdire portant la marque d'un moule en relief. Même si ces techniques ont été utilisées précédemment, c'est surtout sous les Almohades qu'elles ont atteint un niveau d'une grande perfection. La technique« d'impression» requiert une grande surface, étant donné la pression qu'il faut exercer pour transférer l'image, aussi cette méthode s'adaptait parfaitement à de grands récipients, comme les jarres almohades conservées au musée de l'Alhambra24 .
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Coran sur vélin rédigé à Cordoue en 1143, sous le règne des Almoravides. Il s'agit peut-être du plus raffiné de tous les Corans espagnols, il est composé dans un andalousi élégant et comporte une harmonie de couleurs qui rappelle celle des mosaïques de la Grande Mosquée de Cordoue. Istanbul, Bibliothèque universitaire, A. 6755 f' 146r etf' 3r.
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Certains des exemplaires les plus réussis de céramique « gravée » proviennent d'Espagne. Cette décoration est appliquée sur toute la surface de l'objet, souvent sur de l 'oxyde de manganèse encore frais, et la précision des détails rappelle le travail sur métal. Un très bel exemple, parmi les nombreuses pièces retrouvées dans les fouilles de Murcie, est constitué par une petite jarre avec deux anses allongées qui date de la fin de la période almohade. Elle comporte une décoration gravée sur manganèse, sans vernissage 25 . Une autre technique typique de l'époque des Almoravides et des Almohades est celle de la cuerda seca, qui consiste à tracer sur un objet d'argile encore non cuit le contour de la décoration désirée au moyen de manganèse 26 . Les espaces intérieurs se décorent avec des vernissages de diverses couleurs et, au moment de la cuisson, le manganèse agit comme limite entre les couleurs, en les empêchant de se mélanger. On a beaucoup discuté de l'origine de cette technique, certains chercheurs soutiennent qu'elle proviendrait de l'Andalousie, mais il faut signaler que des fragments décorés de cette façon ont été retrouvés dans la ville abbaside de Samarra et remontent au IXe siècle 27 . La production de céramique lustrée s'est poursuivie avec des décorations florales souvent mêlées à des inscriptions en caractères naskhi, comme par exemple sur un plat conservé à Palma de Majorque 28 • Parmi les «bassins» que l'on trouve incrustés sur les murs extérieurs de certaines églises italiennes (l'exemple des églises de Pise est particulièrement frappant 29 ), on rencontre nombre de pièces peintes avec des motifs figuratifs, qu'on attribue à des artistes nord-africains des xne et XIII° siècles. La plupart de ces ouvrages sont conservés au Museo Nazionale e Civico di San Matteo à Pise, tel celui reproduit ici et qui représente un navire, des figures humaines et des poissons 30 . Sous les Almoravides et les Almohades, le travail du bois a atteint son développement le plus poussé, en particulier dans la réalisation des minbar, ou chaires. Grâce à une série d'exemples qu'il a été possible de dater, on peut suivre en détail l'évolution de ce meuble, en bois sculpté 31 . Le plus ancien se trouve dans la Grande Mosquée d'Alger et date de 1097. Selon une pratique traditionnelle au Maghreb, le minbar est monté sur roues, afin de pouvoir être transporté à l'extérieur lors du sermon du vendredi, puis rapporté dans une pièce appropriée pour le reste de la semaine. Sa composition en panneaux carrés est semblable à celle du minbar de la Grande Mosquée de Kairouan, mais les motifs végétaux et géométriques suivent un schéma plus homogène. En revanche, le minbar datant de la fin de la période almoravide et qui est conservé dans la mosquée Qarawiyyin de Fès (autour de 1143) est composé de treillages entrecroisés qui forment des étoiles à huit branches. Une innovation consiste à ajouter des marqueteries en ivoire et en bois précieux de diverses couleurs. Ce style trouve son apogée dans le minbar de la mosquée Kutubiyya à Marrakech, qui fut exécuté à Cordoue dans la première moitié du xne siècle. La décoration géométrique constituée de quatre hexagones qui entourent une étoile à huit branches, ainsi que la sculpture en bas relief et la marqueterie des bordures sont plus enchevêtrées, mais en même temps plus équilibrées que dans les exemples précédents. On ne connaît pas la date de ce minbar, mais selon l'inscription en caractères coufiques raffinés qu'il comporte, il fut commandé par un membre de la famille almoravide et exécuté à Cordoue, l'information est particulièrement importante, car le minbar de la Grande Mosquée de Cordoue n'a pas été conservé.
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PAGE PRÉCÉDENTE :
Cette miniature extraite de /Histoire de Bayad et Riyad montre la double inspiration de l'artiste : l'architecture est andalouse, alors que la composition et les détails de la scène se réfèrent à des modèles syriens ou irakiens de la même période. Le manuscrit a probablement été effectué en Andalousie au début du XIII' siècle. Bibliothèque du Vatican, Vat. Ar. 368 .f' 23r.
PAGE DE DROITE:
La bannière almohade, dite « de Las Navas de Tolosa» (entre 1212 et 1250) du nom de la localité où se déroula la bataille qui « entraîna la ruine de l'Andalousie», porte des inscriptions avec des citations du Coran, des professions de foi et des exhortations. Burgos, Museo de Telas Medievales del Real Monasterio de Las Huelgas.
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La structure du minbar de la mosquée de la qasba de Marrakech, commandé par l'Almohade Abu Yusuf Ya'qub al-Mansur en 1195 environ, est semblable à celle du minbar de la Kutubiyya. Cependant, la décoration géométrique, aussi enchevêtrée, se développe sur une plus ample échelle, en outre les bandeaux géométriques et les décorations intérieures comportent ici de la marqueterie, aussi l'effet d'ensemble est-il extrêmement somptueux. Le travail de l 'ivoire continue la grande tradition de la période califale, fût-ce avec des styles et des formes diverses. Le décor champlevé devient moins courant et la pyxide, caractéristique de la période califale, disparaît pour laisser place à de petits coffres à couvercle pyramidal, d'une structure en bois mais recouverts de plaques d 'ivoire. La décoration est peinte en or de diverses nuances ou, comme dans le cas du très beau coffre de Tortosa, comporte des marqueteries avec des animaux qui se détachent sur le fond sombre des médaillons. Le tout est peint en or pour donner davantage de relief aux animaux et aux bandes épigraphiques 32 . S'il est vrai que pour les arts de l 'Espagne et du Maghreb de cette période, les points d 'interrogation restent nombreux et la quantité d'œuvres encore à étudier considérable, il est également vrai qu'on commence à avoir des idées un peu plus claires pour les textiles et la céramique. Pour les métaux, il faudra encore entreprendre une tentative d 'étude cohérente. Cela tient à ce que la production qu'on
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À GAUC HE :
Ce tissu de soie présente deux paons face à face, avec une inscription continue en caractères coufiques : « bénédiction parfaite ». Le tissu est à rapprocher de diverses autres réalisations andalouses de l'époque almoravide, tant pour les détails stylistiques de la décoration que pour les ressemblances épigraphiques. XII' siècle. Londres, Victoria and Albert Museum. À DROITE :
Médaillon central du coussin de la reine de Le6n et de Castille Berenguela. 1180-1246 Burgos, Museo de Telas Medievales del Real Monasterio de Las Huelgas. PAGE DE D ROITE :
Dans les grottes de Majorque où les musulmans cherchèrent refuge pour échapper aux armées de Jacques l" d'Aragon (1229), les fouilles archéologiques ont révélé, en plus d'objets courants, des joyaux comme ceux qui figurent ici et qui démontrent le goût pour les bijoux durant la période almohade. Collier d'ambre et perles de verre, pendants d'oreille et collier en or, pierres dures et monnaies. XII' siècle-début du XIII' siècle. Musée de Palma de Majorque, Cova del Tresor.
peut à coup sûr attribuer à cette période et à cette région est relativement rare, et il est parfois extrêmement difficile de faire la distinction entre des métaux fatimides, maghrébins, espagnols ou même iraniens. Nous pouvons néanmoins considérer avec une certaine marge de sécurité un grand nombre d 'obj ets comme espagnols et comme datant d 'une période plus tardive ( début du XIII° siècle). Parmi ces objets, on peut mentionner un g roupe de mortiers de bronze généralement attribués à l' Espagne du xne siècle, également en usage en Afrique du Nord . De forme cylindrique, ils comportent deux anses et une série de saillies triang ulaires à ailettes. Onze mortiers de ce type ont été retrouvés dans un navire qui avait coulé non loin d ' Oran, alors qu'il se dirigeait probablement vers un des ports algériens 33 . D'autres sont conservés dans diverses collections publiques et privées 34 , mais on a retrouvé une grande quantité de mortiers de ce type en Espagne et au Portugal, et le style calligraphique des inscriptions a été associé à l'Andalousie des XIe et xne siècles. Les objets de métal en forme d 'animal, parmi lesquels le lion Monzon, représentent d 'autres artefacts célèbres. Datant du xne ou du XIII° siècle, le lion a été retrouvé dans les ruines d 'une forteresse islamique proche de Palencia ; il fut acquis à la fin du xvme siècle par le collectionneur Fortuny et il est conservé aujourd 'hui au musée du Louvre 35 . L'animal a sur le dos une décoration qui rappelle celle d 'un tissu; la stylisation et la rigidité de sa forme sont frappantes. Étant donné l'ouverture qu'il montre sur le ventre et à la bouche, on pense qu'il était utilisé comme
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56-57 : Ce splendide plafond à caissons mudéjar, encore imprégné de l'influence almohade, représente, sur ses parties peintes, des courtisans et des chasseurs. Fin du XIII' siècle. Cathédrale de Teruel PAGES
Cl - DESSUS :
Le motifde lëtoile à huit branches, récurrent dans l'architecturale et la céramique, permet la répétition illimitée du motifdécoratif PAGE DE DROITE :
Ce « lion de Monzon», du nom du lieu où il a été retrouvé, était probablement utilisé comme aquamanile. Il provient de Palencia. XII' -XIII' siècles, période almohade. Paris, musée du Louvre. Encensoir en laiton. L'extérieur du couvercle présente un bandeau épigraphique en caractères coufiques disant : « Bénédiction parfaite, prospérité et gloire. Bénédiction complète et gloire. Bénédiction». Le style calligraphique date la pièce du début du XII' siècle, période almoravide. Grenade, musée de /'Alhambra.
aquamanile. L'organisation de la décoration de la surface, en secteurs délimités par des inscriptions et des bandeaux décoratifs, est commune au lion Monzon, au griffon de Pise3 6 , à !'aquamanile en forme d'oiseau de Cagliari 37 et à celui en forme de paon du Louvre 38 , tous attribuables à l'Espagne des xne et XIII° siècles. Comme le griffon de Pise, le lion Monzon présente des décorations en écusson disposées sur la zone d'attache des pattes au corps. S'il est vrai que ces pièces espagnoles ont quelque relation avec la sculpture persane de cette période, dans la simplicité et la stylisation des formes, il est vrai également que l'approche générale est différente et que la technique qui consiste à ajourer, fréquemment utilisée en Perse, n'apparaît pas en Espagne. On trouve aussi des encensoirs, comme celui, d'origine almoravide, qui est conservé au musée de !'Alhambra et qui fait partie d'un groupe d'objets de métal qu'on attribue à la période almoravide 39 ; il faut aussi citer l'impressionnant chandelier almohade de la mosquée Qarawiyyin à Fès 40. Les chapiteaux de marbre espagnols de la période califale, en particulier ceux qui proviennent de Madinat al-Zahra, sont restés célèbres41 . Ils semblent d'inspiration byzantine plutôt que classique dans leur forme, et leur décoration est plus dense et moins naturaliste. Avec le temps, les formes des chapiteaux ont évolué, leur fonction de soutien est moins dissimulée et le bloc de marbre, souvent polygonal, est plus en vue. La décoration en bas relief est très stylisée. On note un développement des formes et des décorations dans ce sens à partir de la période des royaumes de Taifas, au xre siècle, avec des exemples provenant de l'Aljaferîa de Saragosse42. Cet art atteint son apogée, avec des œuvres majeures datant de la période almohade (xne-xme siècles). Il faut également citer les exemples de !'Alcazar de Séville et de !'Alhambra de Grenade43 . Le style almohade se poursuivra à l'époque nasride au xrve siècle, comme on peut le voir dans certains détails architecturaux de !'Alhambra de Grenade, qui présentent en outre un bandeau épigraphique déclamant la devise typique de !'Alhambra: « Dieu est l'unique vainqueur » 44 .
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L'embarcation et les poissons qui figurent sur le bassin de gauche sont typiques des scènes de la vie quotidienne que les céramistes nord-africains avaient l'habitude de reproduire depuis le milieu du Xi' siècle. En Italie, des bassins comme celui-ci forent enchâssés dans les façades de quelques églises, à des fins décoratives. Fin du XII' siècledébut du XIII' siècle. Pise, Museo Nazionale di San Matteo. Plat en céramique lustrée (à droite). Fin du XII' siècle-début du XIII' siècle. Musée de Palma de Majorque, Cova dels Amagatalls.
PAGE DE DROITE:
Coffret décoré de motifi zoomorphes, provenant de Tortosa. Fin du XII' siècledébut du XIII' siècle. Chapitre de la cathédrale de Tortosa. Coffret almohade en ivoire, comportant des décorations peintes à l'encre et en or. Le motifdes grands cercles qui enferment des étoiles à huit branches et des rosettes se rencontre aussi sur des tissus almohades de la même période, comme, par exemple, la bannière de Las Navas de Tolosa. Fin du XII' siècle-début du XIII' siècle. Madrid, Institut de Valence de Don juan.
L'ARCHITECTURE DES CROISADES
« C'est ainsi que l'on peut décrire les lieux vénérables dans la sainte cité de Jérusalem, à commencer par l'église du Saint-Sépulcre ( ... }, en omettant plusieurs chapelles et églises secondaires que possèdent ici des hommes de nations et de langues diverses( .. .}. Il y a en effet ici des Grecs, des Bulgares de rite latin, des Allemands, des Hongrois, des Écossais, des Navarrais, des Bretons, des Angles, des Français, des Ruthènes, des Bohémiens, des Géorgiens, des Arméniens, des Jacobites, des Syriens, des Nestoriens, des Indiens, des Égyptiens, des Coptes, des Maronites et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, mais nous achèverons ici cet opuscule. Amen. »
JEAN DE WURZBURG,
1170
« SACHEZ avec certitude que nous avons conquis pour le Seigneur deux cents
Les Templiers étaient chargés du poste de défense du Chastel Blanc à Salitha, en Syrie. La salle inférieure de l'imposant donjon rectangulaire abrite une église consacrée à saint Michel.
P AGE DE GAUCH E :
La chapelle du château de Margat à Qalat Margab, en Syrie, appartenait depuis 1186 aux Hospitaliers. Elle présente les caractères typiques de l'architecture romane en Terre sainte: la nefest unique, très ample, avec trois travées séparées par des arcs sur croisées d'ogives.
villes ... et châteaux.» L'enthousiasme avec lequel Anselme de Ribemont communique à l'archevêque, vers la fin de 1097, les succès militaires qu'il a remportés témoigne de son émerveillement suite aux premières conquêtes de la croisade, dues en grande partie à la désorganisation des défenses musulmanes. La prise de Jérusalem jeta dans le désespoir une grande partie du monde musulman qui, pour la première fois, eut à redouter une occupation à grande échelle. « A peine les Francs avaient-ils conquis une forteresse qu'ils en attaquaient aussitôt une autre. Leur puissance allait s'accroître jusqu'à leur occupation totale de la Syrie et l'envoi en exil des musulmans de ce pays. » D'un point de vue strictement militaire, la stratégie des croisés en Terre sainte avait des objectifs divers mais prémédités dès le début: la reprise de Jérusalem, la nécessité d'installer des têtes de pont dans les ports des villes côtières afin d'assurer un réapprovisionnement constant de l 'Occident, celle de s'assurer du côté du désert de frontières fortifiées contre de possibles invasions et de contrôler la division entre deux puissances musulmanes, l'émir de Damas et le calife d'Égypte . Après des conquêtes relativement menées avec aisance au début, les croisés durent tenir compte, au bout de peu de temps, de la réorganisation des armées arabes et, surtout, des difficultés du milieu qu'en un premier temps ils avaient grossièrement sous-évaluées. Pendant les deux siècles que dura leur présence en Terre sainte, les croisés furent contraints d'élaborer et de gérer un système défensif, à beaucoup d'égards disproportionné par rapport à ce qu'ils avaient l'habitude d'administrer dans leurs pays d'origine. En effet, les procédés de construction et l'utilisation des matériaux et des ressources locales étaient différents, ce par les exigences du milieu, sur une terre naturellement hostile et presque inconnue. Une des difficultés majeures résidait dans la nécessité de redéfinir, sur une période extrêmement brève, la complexe machine de guerre. Les bataillons de croisés éraient certes dotés de ressources effectives, mais
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ils comportaient un nombre réduit de combattants, qui étaient habitués à des batailles frontales avec une cavalerie lourde et non à d'agiles escarmouches fondées sur de rapides changements de front, sans compter la charge d'un grand nombre de combattants inutiles, voire contre-productifs. Le contraste entre la masse qui participait aux expéditions et les populations locales, déjà évident au début de l'occupation, devint encore plus flagrant avec le temps. La distance entre la culture occidentale et la société musulmane, en même temps que le caractère féodal et «colonial» de l'intervention des croisés apparaissaient de plus en plus clairement. La comparaison des ouvrages de l'architecture franque avec ceux de l'architecture musulmane au temps des croisades met en évidence les différences culturelles, les contrastes, les tentatives d 'assimilation et l 'adoption de solutions que l'on peut considérer comme le fruit d'un échange d'expériences . Ainsi , on peut dire avec toute la prudence nécessaire, qu'un certain travail commun s'est développé, même s'il se caractérise par des cultures architecturales différentes, avec des programmes de construction et des organisations de chantiers distincts.
LE TERRITOIRE
Les édifices construits par les croisés de la première croisade, et pas uniquement ceux de caractère militaire, sont essentiellement situés sur une étroite bande côtière, qui va d 'Antioche à Gaza et qui est à l'abri du Jourdain. Cette frange fut définie en raison de la facilité immédiate d'installation et d'approvisionnement qu'offraient ces sites, et évitait ainsi les zones désertiques que les nouveaux occupants ne connaissaient pas et dont ils ne savaient pas encore exploiter les ressources. Plus tard, surtout après la défaite de Hattin, on verra au contraire des châteaux placés sur des crêtes et sur les hauts plateaux, capables d'assurer une protection de
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Le château de Chobac (Castrum Saboach), au mont Real fa t occupé par Saladin en 1189. Ruines de lëglise Sainte-Marie à el-Bireh, la Magna Mahomeria des croisés, où officiaient les chanoines du Saint-Sépulcre. Gravure extraite de Terre sainte, 1896.
La décoration des absides des cathédrales de Beyrouth (la Grande Mosquée) et de Biblos s'inspire de modèles occidentaux qui ont été repris, puis mêlés à certains détails décoratifi d'inspiration byzantine empruntés à Constantinople.
fait contre les ennemis et une défense active lors de mouvements de troupes à cheval. Souvent, la présence d'aires agricoles, de ressources naturelles ou de fabriques préexistantes, a conditionné l'installation d'une citadelle qui, parfois, deviendra le noyau d'un établissement résidentiel plus vaste. En 1115, au cours d'une reconnaissance au-delà de la mer Morte, Baudouin J•r entreprit la construction du château de Chobac, afin de protéger une zone fertile et riche en eau le long de l'ancienne Route des rois. Outre les ports méditerranéens, plus anciens mais opportunément rénovés dans leurs structures défensives et réceptives, et ceux
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de la mer Rouge, les croisés contrôlaient un port sur la mer Morte, au nord de la péninsule de Lisan, qui accueillait les bateaux de commerce de la côte transjordanienne. Le moulin de Ein Afec, du xne siècle, présente une architecture occidentale, mais ses installations de service, dont les solutions hydrauliques, sont typiques de la technologie arabe. Un soin particulier était réservé au contrôle et à l'exploitation des ressources naturelles, comme les pierres de construction, le sel et le bitume. Souvent les constructeurs croisés s'installaient sur des zones qui, déjà auparavant, étaient fréquentées par les Arabes, en y apportant des modifications et des adaptations. À el-Qubeibe, sur le flanc est de la basilique, on distingue encore le tracé de la voie romaine pavée, ainsi que des vestiges de constructions croisées. Les maisons et boutiques s'étaient superposées aux fondations arabes entre 1114 et 1164; les chanoines du Saint-Sépulcre fondèrent plus tard le village de Parva Mahomeria, avec une église et un petit château, destinés à donner une impulsion à l'activité agricole de cette région. Toutefois, la politique d'installation et de fortification des croisés ne relève pas d'une politique stratégique; elle semble avoir été plutôt fondée sur une bonne capacité à exploiter au mieux les situations locales au fur et à mesure qu'elles se présentaient.
A
B
UNE ARCHITECTURE SACRÉE AUX INFLUENCES MULTIPLES
Les sources nous apprennent qu'au moment de s'établir dans les territoires qu'ils venaient de conquérir, les croisés se trouvèrent face à une situation désolante du point de vue architectural. Rares étaient les édifices du culte chrétien, comme l'église justinienne de la Nativité à Bethléem et le Saint-Sépulcre à Jérusalem, qui avaient survécu aux saccages périodiques opérés par les musulmans. Le SaintSépulcre, élevé au rve siècle par Constantin le Grand, avait été restauré dans les années 1040 par l'empereur byzantin Constantin IX Monomaque. Aussi, dès le début les croisés furent engagés dans une intense activité de construction. Dans le seul royaume de Jérusalem, plus de quatre cents églises furent édifiées ou restaurées durant les deux siècles de leur séjour en Orient. Mais seule la moitié environ subsiste aujourd'hui, à l'état de ruines plus ou moins importantes. Ce nombre comprend aussi bien des cathédrales et des sanctuaires érigés sur les lieux saints que des églises paroissiales et monastiques et des chapelles situées à l'intérieur des châteaux. Certains de ces édifices sont demeurés presque intacts, car ils furent réutilisés par la suite comme mosquées. L'image que donne l'ensemble de ces témoignages est assez complexe et originale: les composantes de l'architecture religieuse des croisés en Terre sainte semblent avoir été, -en effet, fort diverses. Dans l'articulation des plans, dans les techniques de construction et dans les décors sculptés, on relève des analogies non seulement avec l 'architecture européenne contemporaine, mais aussi avec la plus ancienne architecture islamique et byzantine. Exemplaire est, en ce sens, le cas de la cathédrale de Beyrouth, une des premières églises qu'aient construites les croisés. Celle-ci présente déjà les caractères qui deviendront ensuite communs à la majeure partie des édifices sacrés des croisés : un plan divisé en trois nefs, des piliers composés, des voûtes en berceau couvrent la nef centrale et des voûtes sur croisées d'ogives couvrent les nefs latérales ; cette organisation se retrouve dans de nombreuses églises occidentales, et pas seulement françaises. C'est aussi de modèles occidentaux que semble s'inspirer
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C
D o 10m ~
Exemples d'églises des croisés: A. ChapeLLe du Krak des Chevaliers B. Cathédrale de Ramia C. Église Sainte-Anne à Jérusalem D. Cathédrale de Tyr Plans restitués par Boase et Deschamps.
le couronnement extérieur des absides, tandis que nombre de chapiteaux présents, tant à l 'intérieur qu'à l'extérieur de l'édifice, sont d'origine byzantine. Mais certains motifs décoratifs qui apparaissent sur les frettes et les consoles, les arcs brisés qui articulent l'espace intérieur, les toits plats à terrasse, les murs épais sont de tradition purement islamique. Ce syncrétisme architectural est probablement le fruit de la présence simultanée sur le même chantier d'une main-d'œuvre locale et d'artisans arrivés en Terre sainte à la suite des croisés. L'adoption d'un plan extrêmement simple est une autre caractéristique de l'architecture sacrée des nouveaux États latins. Outre celui qui fut adopté pour la cathédrale de Beyrouth, le plan à trois nefs et trois absides semi-circulaires à l'intérieur et rectangulaires à l 'extérieur est très répandu . Ce schéma, qui dérive des églises byzantines, se retrouve dans les premières églises des croisés, comme celle du monastère du mont Tabor et celle de Magna Mahomeria et, avec la variante du mur oriental rectiligne, dans certains édifices plus tardifs, comme l'église de la Résurrection à Abu Gosh et Saint-Jean à Ramla. D 'autre part, le plan à nef et à abside uniques est typique des chapelles construites à l'intérieur des châteaux. Telles sont les chapelles des forteresses du Krak des Chevaliers ou du Marqab ( qui conservent encore leurs extraordinaires voûtements remontant au dernier quart du xue siècle) et celles de châteaux de moindre importance, comme Chobac et Wu'eira. Ce plan est également visible dans les églises de certains monastères; par exemple, la chapelle du monastère cistercien de Belmont est à nef unique et très allongée. En revanche, le plan à trois nefs avec un transept saillant est rare, il caractérise un des édifices les plus importants du royaume latin de Jérusalem, la
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cathédrale de Tyr. Reconstruite par les croisés après la prise de la ville en 1214, sur l'emplacement de l'ancienne église consacrée par Eusèbe de Césarée, où fut enterré Origène, Sainte-Marie-du-Sépulcre-de-Notre-Seigneur de Tyr était un imposant édifice cruciforme à trois absides. Ses nefs étaient rythmées par des piliers, les nefs latérales étaient couvertes par des voûtes sur croisées d'ogives, tandis que des voûtes en berceau couvraient la nef centrale, le transept et le chœur, enfin une ample coupole occupait le croisement entre les bras du transept et le vaisseau. Ce dernier élément, d'ascendance clairement byzantine mais également typique des constructions islamiques, apparaît dans l'église hiérosolymite de Sainte-Anne (deuxième tiers du xue siècle) et dans la cathédrale Saint-Georges de Lyde (milieu du xue siècle). Ces deux édifices présentent le même type de configuration du corps oriental, avec des absides semi-circulaires à l'intérieur et polygonales à l'extérieur, une disposition gui s'inspire de l'architecture locale byzantine.
L'EXEMPLE DU SAINT-SÉPULCRE
La coupole est l'élément gui caractérise la plus célèbre et la plus importante église des croisés, celle du Saint-Sépulcre. Celle-ci, construite sur le côté oriental de l'Anastasis ( tombe rupestre du Christ), à laquelle elle est directement rattachée,
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PAGE PRÉCÉDENTE :
À
Les chapiteaux historiés de la basilique de !'Annonciation à Nazareth, détruite au début de 1263, étaient parmi les plus beaux de l'art roman, à en juger par ceux qu'on a retrouvés. Ils avaient été réalisés par un artistefrançais appelé sur le chantier de la basilique. En partant du haut: chapiteau A, la Foi protège l'apôtre des démons; chapiteau B, saint Matthieu ressuscite le fils du roi d'Ethiopie, selon un récit apocryphe; chapiteau C, saint Pierre ressuscite Tabitha; chapiteau D, le Christ montre à Thomas les plaies qu'il a au côté. Nazareth, musée de la Basilique.
De l'ensemble paléochrétien du Mont-de-Sion, on n'a pu sauver des destructions perses et arabes que la salle à deux niveaux dite du Cénacle où, selon la tradition, se serait déroulé l'épisode de la Cène. Les croisés ont donné à cette salle son aspect actuel, avec des chapiteaux sculptés et des voûtes d'arêtes.
Cathédrale Saint-Nicolas à Famagouste, Chypre. Après la chute du royaume latin de Terre sainte, l'île connut un important développement, les édifices qu'on y construisit forent dès lors dans le style gothique européen.
GAUCHE ET Cl-DESSUS:
Vue aérienne du complexe du Mont-de-Sion, sur la colline occidentale de Jérusalem, avec les édifices du Cénacle et la basilique de la Dormition de la Vierge. Ce dernier édifice, de construction plus récente, fat élevé sur l'emplacement d'une église des croisés du XJr siècle, elle-même érigée sur les ruines d'une église byzantine. Selon certains récits, les bénédictins avaient identifié dans la vallée du Cédron, au pied du mont des Oliviers, le lieu de la tombe de Marie, là ils édifièrent une église qui constitue un modèle de l'art des croisés. De la même époque datent les escaliers par lesquels on accède à la crypte où se trouve la tombe.
consiste en une basilique à trois nefs, divisée par des piliers polystyles, avec un transept et un chœur semi-circulaire gui comporte des chapelles rayonnantes et un déambulatoire, ainsi qu'une galerie supérieure. Les deux travées gui forment la nef centrale sont couvertes respectivement d'une voûte sur croisées d'ogives et d'une coupole. Cette dernière, gui fut érigée au-dessus du lieu considéré comme le centre du monde (l'omphalos), sert de pendant à celle de la rotonde constantinienne. L'église montre une forte influence franque (le chœur aux chapelles rayonnantes rappelle celui de l'église Saint-Sernin à Toulouse et celui de l'abbaye de Sainte-Foy à Conques), mais dans ses détails, elle présente des caractéristiques architecturales et décoratives extrêmement variées. Certaines anomalies dans la structure et une série de différences dans l 'appareil décoratif sculpté dénoncent une réalisation en plusieurs phases et la participation d'une main-d'œuvre aussi bien occidentale gu' orientale. L'édifice, probablement encore inachevé, mais déjà étincelant de mosaïques, fut consacré par le patriarche Foulguier le 15 juillet 1149, jour où se commémorait la prise de Jérusalem par les croisés. C'est sûrement après cette date que fut réalisé le double porche gui s'ouvre sur le bras méridional du transept, avec des archivoltes ornées de godrons typiquement islamiques et de petites colonnes à chapiteaux et abaques décorés de motifs végétaux, d'inspiration byzantine. De ces porches proviennent deux architraves, conservées aujourd'hui au Rockefeller
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La basilique de la Nativité et son couvent franciscain à Bethléem. La basilique date du règne de l'empereur Justinien qui la fit construire sur les ruines d'une église remontant à l'époque de Constantin. Gravure de Penn Guérin, 1881.
Museum de Jérusalem, certainement exécutées par des artistes différents, mais qui révèlent toutes deux des affinités avec la sculpture italienne et franque contemporaine. Sur l'une figurent certaines scènes de la vie du Christ, sur l'autre, exécutée sur une dalle réutilisée de l'époque fatimide, on distingue un motif décoratif qui comporte des animaux et des figures humaines entre des volutes. La présence de ces architraves, qui découle d'un programme iconographique pas encore tout à fait clair mais certainement destiné à célébrer la sacralité du lieu le plus important de la chrétienté, est extrêmement significative.
LES ÉLÉMENTS DÉCORATIFS DE 1' ARCHITECTURE RELIGIEUSE
Ces éléments qui, dans les édifices précédents, n'apparaissent que sporadiquement, se retrouvent plus régulièrement dans d'autres églises du royaume latin, contemporaines du Saint-Sépulcre, ou postérieures. Sur l'archivolte du portail nord de Sainte-Marie-Latine, au Muristan de Jérusalem, on peut voir la représentation des mois, tandis que sur certains chapiteaux conservés actuellement au Musée archéologique d'Istanbul, mais qui coiffaient jadis de petites colonnes situées de part et d'autre du porche occidental de la cathédrale de Sébaste, sont sculptées des scènes de la vie de saint Jean Baptiste. Certains fragments architecturaux du château de Belvoir sont ornés de têtes humaines. Ces images sculptées remplacent dans bien des cas les représentations peintes ou les mosaïques, plus traditionnelles. Ces représentations figuratives n'ont rien perdu de leur importance, comme le démontre le grand cycle qu'ont fait exécuter le roi Amalric, l'empereur byzantin Manuel Comnène et l'évêque Raphaël en 1169 sur les parois de l'église de la Nativité à Bethléem, de même que les vestiges de fresques, remontant aux années 1170, de l'église de l'Annonciation à Nazareth, la plus grande du royaume après celle du Saint-Sépulcre. Mais le projet ne fut pas mené à son terme, sans doute à
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Du mont Gaudi, les pèlerins du Moyen Âge arrivaient d'Emmaüs et apercevaient pour la première fois les murs de Jérusalem.
PAGES SUIVANTES:
Vue d'ensemble du Krak des Chevaliers à Homs en Syrie. Ce château est l'un
des témoins les plus importants, les plus caractéristiques et les mieux conservés de l'art militaire franc des XII' et XIII' siècles (Deschamps). Ce fut la principale forteresse frontière des Francs, qui occupèrent cette position de 1110 à 1271, année où elle fut conquise par le sultan Baybars.
cause de la conquête de la ville par Saladin en 1187. Les fouilles exécutées sur le site de l'édifice ont mis au jour un grand nombre de sculptures, parmi lesquelles figurent cinq très beaux chapiteaux avec des scènes de la vie des apôtres dans des cadres architecturaux, qu'on peut voir aujourd'hui dans la basilique moderne. Ces vestiges, œuvres d'un artiste doté de capacités expressives exceptionnelles, révèlent des consonances aussi bien avec des sculptures de Provence, de Bourgogne et du Berry qu'avec des modèles byzantins. Mais ils se caractérisent par un style décidément original, fruit d'un mélange local d'éléments de provenances variées. Les artisans de l'atelier dit « du Temple», bien que partant de modèles également francs, en particulier provençaux, ont abouti à des résultats différents. De l'abondante production de cet atelier subsistent de nombreux décors sculptés aux éléments surtout végétaux (frises, chapiteaux, dalles), aujourd'hui ils sont en grande partie réutilisés d~ns des édifices islamiques de Jérusalem (mosquée d'al-Aqsa, Dôme du Rocher). Le chef-cl' œuvre de cet atelier devait être le tombeau de Baudouin V, dont il subsiste quelques fragments. Parmi les autres œuvres du même atelier, on peut rappeler en outre quelques chapiteaux provenant de Latrun, actuellement au Musée archéologique d'Istanbul. Les affinités que l'on constate entre la production de l'atelier du Temple et les décors sculptés de certaines cathédrales de la côte adriatique ( Barletta, Termoli) sont bien connues ; ces
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églises datent de la fin du XII" siècle et du début du xme. Cela ferait supposer qu'après la bataille de Hattin, certains sculpteurs de cet atelier auraient émigré en Italie méridionale.
L'INFLUENCE GOTHIQUE
De forme plus typiquement gothique est le dernier grand édifice construit à Jérusalem avant 1187, le Cénacle. Édifié par les chanoines augustiniens sur le lieu d'une construction antérieure, l 'édifice se développait à l 'origine sur deux niveaux, avec la salle principale située au-dessus d 'une ample loggia. Enfin, il faut noter les églises construites par les croisés dans les villes gu' ils ont conquises à partir de la fin du XII° siècle, et celles qu'ils ont érigées aux xme et XIVe siècles en Morée , dans la principauté d'Achaïe, et à Chypre gui montrent des caractères nettement gothiques. On y constate des innovations significatives du point de vue architectural et en particulier dans l 'appareil des structures voûtées, telles des voûtes sur croisées d 'ogives , édifiées en recourant le moins possible au cintrage, et des voûtes en plein cintre et/ou outrepassées. Sont également adoptées des solutions pour éliminer les poussées des extrados; de plus l'usage des trompes d'angle et des panaches, la coexistence des arcs et des plates-bandes, les décors de lésènes et festons, les voûtes d'arêtes, et l 'emploi d 'éléments structuraux préfabriqués se développent également.
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250 m
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L'ARCHITECTURE MILITAIRE
Une fois constatée l 'inefficacité de leur fonction militaire, les ouvrages fortifi és ont souvent été laissés à l'abandon sans subir d 'autre dommage que ceux provoqués par leur dépérissement naturel ou, à l 'occasion, par la récupération de matériaux pour la construction de villages de garnison . D'un certain point de vue, cette situation représente une condition privilégiée pour la recherche, car la partie de ces ouvrages gui a subsisté est presque toujours en mesure de fournir des informations de première main, dont l'importance est accrue par la rareté des témoignages écrits relatifs à la construction de ces édifices. Parmi le peu de documents sur lesquels on peut se fonder, il faut citer les témoignages d ' Olivier de Cologne sur Chastel-Pèlerin, ceux de Benoît d 'Alignan sur Safed et les indications de Guillaume de Tyr. Il est possible d'en extraire des informations sur les dimensions et les caractéristiques générales des corps de bâtiment et des renseignements plus sporadiques sur l 'approvisionnement et sur l'élaboration des matériaux de construction, sur les techniques de construction et sur les procédés de manutention et de réparation auxquels recouraient les croisés. Pour expliquer le haut niveau atteint un peu plus tard par les installations militaires des croisés, plusieurs facteurs contemporains ont concouru. La présence d'ouvrages défensifs et de coutumes de construction indigènes auxquelles les constructeurs francs durent se confronter a été déterminante, ainsi que les rudes épreuves que leurs ouvrages fortifiés ont dû constamment subir. Les enceintes, jugées en Occident les plus fiables, étaient constituées essentiellement d'un terrain relevé en hauteur et tassé, parfois avec une structure en pierre et des superstructures complémentaires comme des palissades. Le réduit de défense était constitué
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Cl - DESSUS :
Le donjon de Kolossi jouxte une commanderie
qui fat d'abord aux Templiers avant d'appartenir aux Hospitaliers. C
À DROITE: Le fossé et les murailles de Césarée reconstruits
par Saint Louis.
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Quelques exemples d 'enceintes et de citadelles édifiées par les croisés : A. To rtosa; B. At!it; , C Césarée; D. Arsuf
d 'un don1·on au début en bois souvent édifié sur un monticule artificiel. Le château sur monticule représente peut-être l'ouvrage le plus original que le Moyen Age occidental ait connu quand le déclin du pouvoir central s'est accompagné d 'une prolifération d 'ouvrages fortifiés privés, constitués de points forts isolés, en net contraste avec le limes fortifié de l 'époque romaine. Le donjon, à plan guadrilatéral, circulaire ou rarement polygonal, dérivé de l'expérience carolingienne, représente la véritable innovation des fortifications de l'époque (le premier exemple semble être celui de Langeais, qui date de la dernière décennie du XIe siècle): élément d'une efficacité indubitable dans l'immédiat, mais destiné à représenter le noyau initial autour duquel se développeront les fortifications ultérieures. Pour le Proche-Orient, en réalité, les modèles de fortification du type donjon ne représentaient pas une nouveauté, car on trouvait des précédents dans l'architecture romaine et dans le castra byzantin. Habituellement, le donjon est isolé et à l'abri des murailles, comme fréquem ment le Bergfried allemand qui n'a pas de fonction résidentielle, ou bien il correspond à une porte, et c'est fréquemment la tour d'entrée qui se transforme en donjon. Ce modèle fortifié, dérivé de l 'architecture carolingienne et exporté en Terre sainte (Philippe Auguste avait édifié des enceintes à plan quadrangulaire, avec des tours aux angles , pour fortifier le Louvre, et cela déjà avant le départ de la )
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première croisade), sera réimporté en royaume de France sous une forme plus évoluée et efficace: Château-Gaillard est le premier château qu'ait fait construire Richard Cœur de Lion à son retour de Terre sainte. Le plan présente une plus grande complexité, les caractéristiques de la construction et de la défense sont plus efficaces et les qualités résidentielles et de service sont meilleures. Les courtines ( gui en Orient sont constamment pourvues de tours saillantes) et le donjon diffèrent dans les fortifications construites en Terre sainte. En Occident, le donjon est placé dans la zone la plus protégée des fortifications, car il jouait un rôle de réduit, or en Terre sainte, il occupe au contraire le point le plus faible de l'enceinte et mérite donc davantage d'être protégé. Il est certain que les constructeurs des croisades, après une première période de désarroi due à la constatation de la faible efficacité de leur organisation militaire (pour la conquête de Jérusalem, les charpentiers gênois et anglo-saxons apportèrent une quantité déterminante d'échelles et de bois de construction destiné aux camps et aux machines de guerre), apprirent à mieux recourir à des solutions architecturales gui, en Occident, étaient peu connues ou tombées en désuétude.
LES OUVRAGES PRÉCÉDENTS
Toute la région du Proche-Orient, charnière territoriale d'une extrême importance, a connu un développement presque ininterrompu de la science militaire, en constante relation avec les caractéristiques du milieu, et cela à partir d'au moins trois mille ans avant les croisades. Ainsi la forteresse de Habouba Kabira date d'entre 3000 et 2900 avant J.-C., avec un système défensif formé d'un mur avec des tours et une braie (mais il faut songer que la tour de Jéricho remonte à 7000 avant J.-C.). Le mur d'enceinte d'Ourouk est long de 9,5 km, avec des tours placées à intervalles réguliers d'environ 9 m. Outre la forte épaisseur des murailles, on retrouve régulièrement les murs à crémaillère, les courtines en saillie et les murs avec talus de soutènement, destinés à éviter l'érosion au pied et à empêcher l'approche des machines d'assiègement. À Belvoir et à Césarée, les défenses étaient renforcées par des murs étayés de puissants talus. Environ deux millénaires avant J.-C. apparaît dans la région syro-palestinienne, en particulier dans les sites urbains, un nouveau type d'installation fortifiée, constitué d'épais reports de terre, de murs en caisson et d'autres terrassements, de manière à englober le tell plus ancien et la ville basse. Au double mur et au fossé traditionnels s'ajoutent des tours de soutien quadrangulaires et circulaires ( probablement plus anciennes) associées à l'usage de murs à crémaillère avec des courtines en saillie. Les techniques d'assiègement des cités fortifiées et d'assaut des fortifications censées plus vulnérables se fondent sur l'emploi de machines pour lesquelles on construit des rampes appropriées, procédé gui avait été utilisé par les Romains pour s'emparer des forteresses juives de Massada et de Macheronte. Les fortifications adoptent des solutions défensives de plus en plus sophistiquées et efficaces, multipliant les obstacles et contraignant les assaillants à des parcours tortueux : avant-corps, fossés et reports de terrain, multiplication des enceintes, création de points forts isolés et réduits de défense. Le développement parallèle des systèmes de défense et d'attaque subira une brusque transformation avec l'invention des catapultes et d'autres machines de projection au ive siècle avant J.-C. ; on en fera grand usage à l'époque des croisades,
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L'entrée de la forteresse de Belvoir à Coquet. Chdteau-Gaillard, en Normandie, est le premier chdteau « normand mais de configuration sarrasine» que fit construire Richard Cœur de Lion à son retour des croisades.
et une grande partie de ces techniques restera en usage jusqu'à la fin du Moyen Âge et à l'adoption de la poudre. D'autres éléments gui conditionneront la construction d'ouvrages fortifiés des croisades sont à rechercher dans l'architecture militaire grecque. À partir du ive siècle, l'adoption d'éléments de pierre de grandes dimensions devient presque systématique et sera répandue dans tout le monde hellénisé de !'Antiquité et durant les croisades. Dans beaucoup d'ouvrages des croisés, ce sont des colonnes monolithiques, réutilisées après avoir été prélevées sur d'autres constructions abandonnées, gui servent à unir deux courtines. L'alternance d'éléments de pierre, mis tantôt en long tantôt en travers, confère aux murailles une régularité gui est très frappante à Samarie et, de façon moins systématique, dans la plupart des fortifications byzantines de la région. Les tours pyramidales, les tours de défense à double niveau, les portes dotées de tours en saillie, les portes en tenaille, les poternes, les fossés et les palissades représentent des éléments gui seront systématiquement réutilisés, parfois avec d'infimes variantes, à l'époque des croisades et au-delà.
L'INFLUENCE DE L'ARCHITECTURE ANTIQUE
La présence romaine et celle d'alliés indigènes est bien attestée par de nombreux vestiges aisément identifiables, répartis sur tout le territoire, au gré d'un excellent
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réseau routier, parfois préexistant, mais souvent élaboré pour l'occasion. On distingue nettement le caractère des ouvrages fortifiés romains jusqu'au me siècle, époque où l 'usage généralisé de la pierre provoquera quelques transformations importantes . Mais les Romai ns , face à la frag mentation progressive de leur machine de guerre, tendront à utiliser leurs propres modèles d'architecture fortifiée plutôt que les modèles orientaux et hellénistiques . Les terres du ProcheOrient sont constellées de donjons qui servaient de poste de garde avancé ( qasr Burqu), de cantonnement (Basra, Leijun, Udruh, Palmyre), de fortins quadrangulaires sans tour (Umm el-Quttein, Humaima, bir Haidar, Qreiyeh, tell es-Seba), de fortins quadrangulaires avec tours en saillie (Avdat, Da'ajaniya, qasr Bachir, qasr el-Azraq, Umm el-Jemal, Umm er-Rasas ), de fortins du type quadribttrgium (khirbet es-Samra, qasr el-Hallabat, Upper Zoar, khan el-Hallabat, khan el-Qattar ),
de casernes (presque toujours associées aux fortins), sans parler des campements temporaires pour les déplacements des légions et des camps d'assiègement. Certains fortins romains résultent du remaniement de structures défensives de l 'époque nabatéenne, comme Muhattet el-Hai, dans le wadi Mujib. Les tours, qu'elles soient en saillie ou dans la ligne du mur, peuvent être de plan quadrangulaire, elliptique, circulaire (plus courant en Occident) ou polygonal. C'est surtout à la tradition byzantine que les croisés ont dû se reporter, se trouvant en présence des nombreuses forteresses et enceintes qui étaient encore en place et parfois même en fort bon état. Tandis qu'ils marchaient vers la Terre sainte, ils rencontrèrent d'importants sites fortifiés, comme Constantinople, Antioche et Édesse, villes fortifiées aux ye et vre siècles, et ils eurent l'occasion d'expérimenter la fiabilité de leurs fortifications. La défense du limes arabe de l'époque byzantine, observant encore l'enseignement de Végèce, est fondé sur le siège et la défense de tradition romaine qui s'appuie sur une armée. À l 'origine cette armée s'organisait autour de divers corps d'infanterie, puis elle évolua vers un usage plus ample de la cavalerie, entre autres par suite de contacts fréquents avec les populations indigènes des steppes habituées à combattre à cheval. Le schéma récurrent des fortifications byzantines est constitué de citadelles à base quadrangulaire qui reproduisent le modèle du castrum et du castellum romains, mais sous une forme plus articulée et mieux adaptée à la singularité de la configuration morphologique du terrain. Bien que presque toujours surpassés par les
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À GAUC HE :
EN HAUT :
l'antique cité portuaire de Saint-jeand'Acre, conquise par les croisés en 1104, fat subdivisée en quartiers assignés aux divers ordres militaires et aux marchands italiens. Capitale du royaume latin à partir de 119 1, elle fat conquise et détruite par les mamelouks en 1291. Elle ne se releva de ses ruines qu'au milieu du XY!!f siècle, grâce à une initiative ottomane.
Deux exemples d 'architecture des croisés : le château de Margat (flanc méridional du donjon et façade orientale) et la citadelle de Kerak de Moab, une des plus anciennes forteresses franques.
Cl-DESSUS :
Conformément au principe alors courant de réutiliser les structures et matériaux préexistants, le théâtre romain de Basra fat remanié à lëpoque ayyubide pour servir de citadelle : on obstrua les ouvertures et on y ajouta de puissantes tours carrées.
C r-DESSUS :
Deux exemples de fortifications omeyyades : le palais fortifié de qasr el-Mushatta, un carré de 144 mètres de côté, avec 23 tours semi-cylindriques, et le château de qasr el-Kharaneh, de plan quadrangulaire avec des tours angulaires de courtine.
procédés défensifs occidentaux, ces modèles trouvaient encore, au Proche-Orient, une utilisation ample et efficace dans des ouvrages à caractère spécifiquement militaire et dans certaines résidences des califes omeyyades ( qasr el-Hallabat, qasr el-Kharaneh, qasr el-Tuba, qasr el-Mushatta). Les « châteaux du désert » témoignent d 'un projet politique ambitieux de contrôle du territoire (mais qui tourna court avec la chute de la dynastie), projet dans lequel les éléments architecturaux jouaient un rôle important comme symbole du pouvoir. Dans certains fortins quadrangulaires de l'époque des croisés, une des quatre tours d'angle, plus rarement deux d'entre elles, présente une dimension plus grande et fait office de donjon. Dans les ouvrages fortifiés des croisés, inspirés de modèles romano-byzantins (par exemple Belvoir), les constructeurs ont respecté les principes de Procope et ceux du Traité de la tactique, écrit par un anonyme au vre siècle, qui prévoient le recours à des murs de soutien quadrangulaires, à des braies plus basses et protégées par les courtines et, encore plus en avant, un fossé. Mais ces principes imposent aussi de vérifier d'abord s'il se trouve dans le secteur des pierres réutilisables. Parfois, des monuments entiers ont été récupérés et adaptés à des fonctions défensives : les croisés ont ainsi procédé avec le théâtre romain de Debele et les Ayyubides avec celui de Basra. Les fortins des frontières jouent le rôle important de cantonnement et de halte occasionnelle pour réduire, lors des déplacements, les risques que déjà Végèce avait signalés être encore plus grands que ceux que les combattants couraient sur
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le champ de bataille. Les armées arabes recoururent aussi longtemps au modèle du castrum, comme par exemple à qal'at er-Rabadh, forteresse construite pour s'opposer au château Kerak des croisés.
L'ADAPTATION AU MILIEU
Les fortifications érigées en montagne évoquent davantage les modèles occidentaux, adaptés aux exigences stratégiques et aux caractéristiques morphologiques du territoire. Les forts érigés sur des éperons présentent presque toujours une symbiose efficace entre le travail d'édification et le relief des arêtes rocheuses dans lesquelles on perfore des boyaux couverts, des galeries et des abris . ( À Sahyun, un pilon monolithe de plus de 28 m, extrait du creusement d 'un fossé, suscitera plusieurs siècles plus tard l'enthousiasme de T. E. Lawrence qui écrira: « Je crois que c'est la chose la plus extraordinaire que j'aie jamais vue dans un château fortifié »). L'emplacement de murailles qui s'extrayaient de tranchées rocheuses, creusées à mi-côte, constituaient à la fois une solution efficace contre les mines et la base sur laquelle reposaient les édifices. Dans certains cas, les châteaux des croisés furent placés sur des zones qui étaient déjà occupées antérieurement, en exploitant au mieux les caractéristiques naturelles et l'intervention des occupants précédents et en réutilisant les canaux et les citernes préexistants. La maçonnerie est presque toujours d'une grande qualité; parfois, cependant, sous la pression des événements, les constructeurs ont édifié des murs qu'on a définis comme « les murs de la peur » qui , bien que résultant de techniques moins fiables, se présentent à l 'ennemi comme s'ils avaient été réalisés dans toutes les règles de l'art. Durant la période qui se situe entre la fin du xne siècle et les débuts du xme siècle, époque où débutent les chantiers des grandes forteresses, on assiste à un renouvellement profond des systèmes défensifs et à une évolution des techniques de construction, d 'exécution plus rapide et plus adaptées. Les murs de taille impressionnante mais consolidés par un mortier maigre sont remplacés par des éléments plus petits mais soutenus par un abondant mortier. La troisième croisade a été l'occasion d 'une vaste opération de réparation des ouvrages endommagés par la reconquête musulmane ; les interventions militaires sont caractérisées par un meilleur choix des matériaux de construction et des solutions architecturales nouvelles . La main-d'œuvre utilisée par les croisés donne alors de convaincantes démonstrations des connaissances qu'elle a acquises dans l'art de construire. Il suffit de mentionner ici les structures voûtées et les appareils de maçonnerie qui requéraient des connaissances pointues de stéréotomie, comme par exemple lors de la réalisation de sections hélicoïdales ( escaliers et éléments d 'angle, mais surtout donjons circulaires en saillie sur des courtines en talus, comme à Marqab et au Krak des Chevaliers). La rénovation du mode de construction des croisés découle certainement de la maturation naturelle des techniques occidentales. Mais il doit aussi beaucoup à l 'observation des techniques de construction locales et des transferts de technologies dus à la présence sur les chantiers des croisés de main-d'œuvre indigène et de prisonniers de guerre. Les connaissances scientifiques et techniques arabes se sont beaucoup développées durant les deux siècles d'occupation franque, en particulier dans le domaine de l'exploitation des ressources et dans celui de l'art de la guerre,
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De fa bretèche du contrefort septentrional du Krak des Chevaliers, on pouvait lancer des flèches et projeter des pierres sur Les ennemis qui avaient réussi à se rapprocher.
PAGE D E DROITE:
Diverses parties du Krak des Chevaliers : fa Grande Saiie, utilisée Lors de grandes occasions, est recouverte de voûtes sur croisées d'ogives; L'intérieur de fa galerie qui fait communiquer La Grande Saiie avec La cour évoque de façon harmonieuse Le gothique français du milieu du XIII' siècle; Les rampes d'accès, en zigzag pour des raisons défensives, sont couvertes de voûtes et ont des gradins bas qui peuvent être empruntés à cheval.
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Campagnes de constructions
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1" Campagne franque avant 1170.
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2' Campagne franque fin x11• début du x111• siècle.
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Dernière époque franque.
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Travaux arabes au Moyen Âge.
~ Constructions modernes.
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avec la production de nombreux traités sur la fortification et sur la technique du siège, ainsi que la proposition de solutions défensives mobiles, qui s'opposaient aux méthodes statiques que préférait encore l'armée franque, aux stratagèmes et au rôle joué par l'espionnage. Il est souvent aisé de reconnaître la succession des interventions des croisés et des Arabes, en étudiant l'occupation, avec des fortunes diverses, des mêmes châteaux et, encore davantage, des régions montagneuses (qu'on songe au traitement des surfaces, aux différences des bossages, aux appareils décoratifs, à l'usage du mortier, aux marques sur les pierres et aux inscriptions), mais il arrive que l 'appareillage des murs, le choix des matériaux et la manière de les utiliser soient tellement semblables que toute attribution est fort difficile. La richesse des expériences des croisés a produit, en peu de générations, un renouvellement de l'art défensif (portes à baïonnette, combinaison d'éléments défensifs en surplomb, soit isolés, soit en série, parcours rapides dans les chemins de ronde, tours circulaires avec des casemates intérieures polygonales ... ). Leurs édifices montrent une grande capacité pour exploiter au mieux les éléments préexistants et une qualité de construction qui conditionnera à son tour les ouvrages fortifiés que les générations ultérieures, des croisés aussi bien que des Arabes , édifieront dans ces régions, avant d 'en transférer en Occident les meilleurs éléments stratégiques et les méthodes de construction. Lesquels seront ensuite réutilisés dans des régions et des conditions très différentes.
EN HAUT : Le plan du Krak des Chevaliers montre le dessin original de l'enceinte, avec le contrefort septentrional, la chapelle, la cour intérieure et les trois puissantes tours méridionales qui constituaient le réduit de la place fa rte.
C I-DESSUS :
Le château de Tibériade. Gravure de Guérin, 1881.
PAGE DE DROITE:
L'ample réfectoire de l'ordre des Hospitaliers, également connu sous le nom de crypte de Saint-Jean-d'Acre, présente certains caractères essentiels de l'architecture des croisés. Il date approximativement de 1148.
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LE SAINT-SÉPULCRE DE JÉRUSALEM: GENÈSE ET MÉTAMORPHOSE D'UN MODÈLE
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PAGE DE GAUCHE:
La façade et le campanile du Saint-Sépulcre forent édifiés par les croisés après la conquête de Jérusalem par une main-d'œuvre franque. Le double porche d'accès rappelle d'autres grandes églises latines fréquentées par les pèlerins, parmi lesquelles la plus célèbre, Saint-Jacques-de-Compostelle. Les chapiteaux, les abaques, les listels décorés d'oves sont proches du style byzantin. Une partie de la décoration originale a disparu.
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, 1es mams · et 1es pie · d s, 1·1 s ec , h angerent , 1eurs vetements ,. . se 1averent ensanglantés contre des habits neufs et, pieds nus, ils se rendirent aux lieux saints.» 1 Pour les croisés, premiers pèlerins-soldats, la prise de Jérusalem était la reconquête et la réappropriation du Saint-Sépulcre 2 • Pendant les siècles de l'occupation islamique, en effet, c'était dans cet ensemble architectural très particulier que s'étaient concentrés tous les souvenirs de l'existence terrestre du Christ. À partir du rve siècle après J.-C., les métamorphoses de ce lieu sont relatées par une série extraordinaire et multicolore de témoignages, dont l'ensemble est encore aujourd'hui quantitativement et qualitativement supérieur à celui des fouilles archéologiques, malheureusement partielles et non stratigraphiques, qui ont eu lieu lors des restaurations opérées entre les années 1960 et 1980 3• Si l'on garde présent à l 'esprit le fait que l'identification même du lieu est toujours discutée, restent surtout dans l 'ombre les caractères principaux et originaires du Calvaire, alors que cette zone n'était pas comprise à l'intérieur des murs de la ville. Selon Virgilio Corbo4, au rer siècle avant J.-C., cette aire était le lieu d'une intense exploitation de carrières et le Golgotha, sur lequel furent érigées les trois croix, constituait un petit monticule épargné par les carriers. Si l'on s'en tient à cette interprétation, les Romains auraient choisi comme lieu de supplice une carrière abandonnée, qui sera par la suite progressivement occupée par des potagers et des tombes creusées dans le roc, dont celles de Joseph d 'Arimathie et de Jésus5. En réalité, la première description authentique qui restitue l'aspect du Golgotha remonte au vue siècle et nous la devons à Adamnano qui avait recueilli le témoignage d'Arculfe, l 'héroïque pèlerin féminine qui avait visité la première la Jérusalem musulmane . Vu l'énorme succès de ce manuscrit illustré, les croisés s'étaient probablement approchés de Jérusalem avec ces images dans le cœur6 . Arculfe avait visité l' Anastasis ( tombe rupestre du Christ), qui se présentait comme une grande église à plan parfaitement circulaire, avec un déambulatoire et trois absides, ainsi qu'une cour annexe et un jardin, dans lequel brûlaient jour et nuit douze grandes lampes à huile. Dans cet espace ouvert se trouvait le Golgotha, LS
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Topographie des lieux de la Passion à j érusalem : 1. Tombe du Christ; 2. Tombe de Joseph d'Arimathie; 3. Calvaire; 4. Grotte de l1nvention de la Croix. Le plan ci-dessous permet de rétablir la situation du complexe du Saint-Sépulcre dans la première phase de son édification sous le règne de Constantin (!V siècle). À gauche la rotonde de l'Anastasis renferme le sépulcre du Christ; à droite la basilique destinée aux célébrations liturgiques (dite Martyrium); les deux édifices sont reliés par une cour bordée d'une colonnade. Dessin de Vincent-Abel.
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Sur les scènes de la vie du Christ de ce sarcophage ancien, une image du Saint-Sépulcre semble indiquer que celui-ci est un édifice circulaire. Milan, église San Calso.
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probablement entouré d'une enceinte 7 . Une petite église consacrée à sainte Marie et une autre qui conservait le calice du Christ s'élevaient également sur cet emplacement, cependant qu'une place particulière avait été réservée à la table en bois de la Cène8. Cette cour permettait d 'approcher ces reliques, les plus représentatives de la Passion du Christ, et donnait de plus accès, par deux portes, au Martyrium, la fameuse basilique élevée sur le lieu où Hélène, mère de Constantin, avait retrouvé les trois croix de bois sur lesquelles furent crucifiés le Christ et les voleurs. De cette description, il ressort clairement que le sanctuaire ne se présentait plus au vue siècle comme à l 'époque de son fondateur. Il avait été gravement endommagé par le désastre de la conquête persane de 614 et le moine Modeste ne lui avait évidemment pas restitué sa forme originale. Les architectes de Constantin9 avaient, en fait, conçu au début du 1v• siècle un ensemble bien plus complexe, constitué par des édifices situés presque au centre des quartiers d 'Aelia Capitolina érigés par Hadrien 10 . Là fut élevé le Martyrium, grande basilique à cinq nefs qui donnait sur l'une des voies principales, bordée de colonnes, de Jérusalem; derrière l'abside du Martyrium ( tournée vers l'ouest, comme d'autres basiliques constantiniennes), se tenait le Triportique, cour entourée d 'une colonnade seulement sur trois côtés, puis l 'Anastasis , imposant écrin circulaire qui abritait symboliquement la tombe du Christ. L'aspect moderne de cette rotonde funéraire résulte certainement de transformations et de modifications ultérieures, alors que son aspect original se perçoit certainement mieux dans le petit monument en marbre qui se trouve à Narbonne 11, qu'il ne faut pas confondre
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Relevés de la tombe du Christ en marbre dans l'Anastasis. Narbonne, musée d'Art et d'Histoire. -:········:
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avec d 'autres copies, comme celle, bien connue, d'Aquilée 12 . À côté des édifices cultuels se dressait le Patriarche, la résidence de l'évêque de Jérusalem. Suivant les souhaits de Constantin qui entendait célébrer le christianisme, cette réalisation demeure unique et très novatrice : l'empereur avait spontanément restauré la notoriété des lieux sacrés de la chrétienté et créé le premier noyau de la nouvelle Jérusalem chrétienne 13 . Sans être véritablement un édifice funéraire, l 'Anastasis inaugurait, dans l'architecture chrétienne, le modèle du grand mausolée circulaire avec déambulatoire ( comme plus tard la rotonde de Sainte-Constance). Il introduisait aussi le thème de l 'édifice dans l'édifice , qui deviendra, par la suite, la caractéristique de divers sanctuaires chrétiens très vénérés, comme celui de SainteMarie-de-Lorette, qui abrite la« maison sacrée de Nazareth »14 ou le « Portioncule » de la basilique de Sainte-Marie-des-Anges à Assise 15. L'effet de « boîte chinoise » de l 'Anastasis se retrouve, bien que seulement schématiquement, dans les « eulogies » de Monza et Bobbio 16 . Lors de récentes fouilles à Jérusalem, on a retrouvé un anneau d 'or qui restitue, en la miniaturisant,
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Dessin des lieux du Saint-Sépulcre au VII' siècle, tels qu'ils figurent dans deux manuscrits de !1tinerarium d'Adam nano qui, dans la lointaine Écosse, fait le récit du voyage qu'il avait entendu de la bouche de l'évêque Arculfa, naufragé sur les rives écossaises.
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CI-DESSUS ET À DROITE :
Gourdes de Terre sainte représentant le Saint-Sépulcre. On notera l'effet de « boîte chinoise» de l'Anastasis, contenant la tombe. Monza, Museo del Duomo.
PAGES SUIVANTES :
La mosaïque du pavement de l'église byzantine de Madaba en Jordanie, représente la Terre sainte. Au centre, la ville de Jérusalem est entourée de murs et traversée par un axe routier modeste mais agrémenté de portiques. De là on accédait par un escalier au Martyrium du Saint-Sépulcre.
l'idée architecturale de Constantin. En outre, les reproductions contemporaines les plus fréquentes du Saint-Sépulcre décrivent un édifice circulaire 17 . Eusèbe de Césarée 18 insiste beaucoup sur le fait que ces lieux étaient fort peu identifiables avant l'intervention de Constantin, car ils étaient volontairement occultés par la construction d'un sanctuaire consacré à Aphrodite 19. Même les témoignages des pèlerins occidentaux ( on pense surtout à Égérie 20 , à l'anonyme de Plaisance 2 1 ou à celui de Bordeaux) ne définissent pas aussi bien que le plan en mosaïque de Madaba, la position prééminente de ce sanctuaire dans la ville romaine de Jérusalem 22 . En trois siècles - période qui sépare la fondation de l 'ensemble constantinien de la destruction perpétrée par les Perses - les restaurations et les embellissements ne manquèrent certainement pas. Entre le rve et le vre siècles, l'activité des constructeurs, stimulée par l'accroissement des pèlerinages 23 , fut intense à Jérusalem : les églises chrétiennes s'étaient multipliées à tel point que tout lieu évangélique s'honorait d 'un édifice de culte 24 . La chute de la ville aux mains des Arabes impliqua la conversion de l'espace urbain à la nouvelle religion et, aussi, naturellement, le redimensionnement de la position d 'excellence occupée par la basilique du Saint-Sépulcre. Déjà un peu plus de 50 ans après la conquête de Jérusalem par les musulmans, selon le témoignage d 'Arculfe, l'ensemble constantinien apparaît comme bouleversé : l 'accès au sanctuaire ne se fait plus par l'est, c'est-à-dire par la voie bordée de colonnes, mais par le sud, donc par la même petite place qu'aujourd 'hui, et le Martyrium, redimensionné, n'est plus accessible que de l 'ouest. L'apogée de l 'intolérance islamique eut lieu en 1009, quand le calife fatimide al-Hakim ordonna l'entière démolition de l'ensemble. Il fallut attendre l'intervention de l'empereur Constantin IX Monomaque pour que soit ordonnée la reconstruction des lieux, qui s'acheva autour de 1045. Mais en 1099, les croisés ne virent que la seconde reconstitution byzantine (achevée depuis peu) du Saint-Sépulcre. Toutefois, la dévotion des croisés ne s'en tint pas à la seule contemplation dont ils purent jouir le jour de la prise de la ville, quand « chacun croyait encore voir devant soi le corps crucifié de Jésus-Christ et avait l'impression d'être à la porte du Ciel. » Ils redessinèrent une fois encore les lieux saints, en érigeant le Saint-Sépulcre en monument sacré du nouvel État franc d'Orient; les restaurations s'achevèrent en 114925• L'espace ouvert qui faisait suite à l'ancien Triportique était apparu indigne de l'ensemble et, à sa place, on avait
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construit un nouvel édifice massif à coupole gui agrandissait l'espace sacré. Le développement monumental de l'aire du Saint-Sépulcre s'acheva par l'élévation du chorus dominorum, sorte d 'énorme chœur, comportant une abside et un déambulatoire, gui s'adossait à l'ancienne Anastasis et l 'amplifiait. Dans le paysage urbain se dressait dès lors une nouvelle coupole, celle du Catholicon, gui flanquait celle de l'Anastasis. Dans le sous-sol, à l'est, fut creusée la crypte à trois nefs de la basilique de Sainte-Hélène. Puis, on conféra à l'entrée une dimension imposante, avec un double porche gui s'ouvre, encore aujourd 'hui, sur la petite place afin d'accueillir les visiteurs. Cette voie ouverte par les croisés impressionna profondément l'Occident, gui prêta une attention nouvelle au Saint-Sépulcre, le considérant comme un haut lieu du christianisme 26 . On peut aussi constater l 'effusion cultuelle de cette période dans l'édification d'églises consacrées au Saint-Sépulcre, souvent indépendante de toute imitation architecturale (par exemple le Saint-Sépulcre de Milan). Certains auteurs, entre autres Richard Krautheimer, se sont attachés aux « copies » du monument hiérosol ymi te, insistant sur la complexité du phénomène et la variété des solutions adoptées 27 . En 1170 on acheva le campanile. Mais à peine dix-sept ans plus tard, les chrétiens allaient perdre définitivement Jérusalem et, avec elle, le joyau le plus précieux de la chrétienté. Toutes les croisades ultérieures seront vouées à l 'échec 28 • Il faudra attendre le démembrement de l'Empire ottoman pour assister, huit siècles plus tard, à la réoccupation de Jérusalem par les Occidentaux. Et déjà l'après-guerre nous a préparé un nouveau scénario pour cette ville multi-ethnigue et deux fois millénaire.
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Plan du complexe du Saint-Sépulcre suivant les deux phases qui se succédèrent au Moyen Âge, avant et après 1099. Sur le premier plan, on peut voir l'église restaurée par l'empereur byzantin Constantin Monomaque au Xl' siècle; à droitefigure l'église transformée au XII' siècle par les croisés, qui s'inspirait alors de modèles romains. Extrait de l'ouvrage de Couasnon et Corbo.
PAG E DE D RO IT E:
Plan de Jérusalem aujourd'hui, sont indiqués les principaux monuments historiques.
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Ci-DESSUS:
Intérieur de la rotonde du Saint-Sépulcre. Au centre, on distingue la configuration actuelle de la tombe du Christ. P AGE DE DROITE:
Cette vue aérienne du complexe du Saint-Sépulcre permet de saisir synthétiquement la complexité de lëdifice. La coupole de la rotonde, à gauche, couvre le Saint-Sépulcre, tandis que la coupole, plus petite, sur la droite, correspond à l'édifice nommé Catholicon, dont on entrevoit l'abside, encore à droite.
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LES « COPIES » DU SAINT- SÉPULCRE DANS L'OCCIDENT ROMAN : VARIANTES D'UNE RELATION PROBLÉMATIQUE t
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PAGE DE GAUCHE:
Vue de l'église du Saint-Sépulcre ou de la Vraie-Croix à Ségovie. La construction de lëglise, à laquelle ont dû participer les chanoines du Saint-Sépulcre et les Templiers révèle des influences multiples.
l'essai pionnier de Krautheimer sur l' « iconographie de l'architecture médiévale » 1, où il soulevait le problème de la « confusion » formelle et sémantique entre mausolées, baptistères et copies du Saint-Sépulcre, les études spécifiques au problème des « copies » de la rotonde hiérosolymite de l'Anastasis n'ont guère été développées. On pourrait peut-être aller jusqu'à dire que la théorie de Krautheimer du concept médiéval de « copie » qui s'entendrait comme la reprise d 'une idée, même si cette reprise est approximative, a induit de nombreux chercheurs à admettre comme « copies » certains édifices en considérant la simple dédicace d'un monument, la présence d'un plan centré, l'unique témoignage d 'une source médiévale, qui bien souvent n'était même pas contemporaine des faits 2 • Les premières erreurs ont d'ailleurs été, comme on le verra, commises par Krautheimer lui-même. Mais il est vrai qu'au Moyen Âge, la copie architecturale ne pouvait guère être objective, en raison aussi bien du manque de connaissances qu'on avait alors du « prototype » (le bâtiment original), que des influences plus ou moins spontanées qui s'effectuaient à cette époque entre divers édifices . Là réside en quelque sorte un problème épistémologique : d'une part nous ignorons tout des éventuels mécènes et des constructeurs, et d'autre part notre connaissance archéologique des édifices originaux, ainsi que des influences qu'ils ont pu susciter, demeure imparfaite. La thèse sur les imitations du Saint-Sépulcre présentée à l 'École des chartes par Geneviève Bresc-Bautier est intéressante à cet égard 3 ; mais d 'autres interventions n'ont pas dépassé les limites de la confidentialité 4 . En revanche, le répertoire de Matthias Untermann sur les édifices médiévaux à plan centré 5, dont il montre la profusion et la multiplicité de fonctions et de significations, est extrêmement précieux, même s'il ne se rapporte pas directement au sujet. La situation se clarifie lorsqu'il s'agit de « copies » des XIIe et XIII' siècles édifiées par des ordres militaires et hospitaliers présents en Terre sainte ( chanoines du Saint-Sépulcre, Templiers, Hospitaliers de Saint-Jean). À leur sujet, nous disposons d'excellentes et récentes études6 qui dispensent d'insister sur cet aspect, nullement secondaire, du problème. Les « copies » de l'époque paléochrétienne et celles du PRÈS
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haut Moyen Âge ne seront pas considérées ici afin de se consacrer uniquement à la période qui va de 1040 à 1170 environ. Ces dates ne sont pas fortuites, elles correspondent respectivement à la restauration, après les destructions du calife al-Hakim ( 1009), de l'Anastasis, qui resta alors isolée suite à la suppression du Martyrium, et à l'introduction de la rotonde par les croisés au sein d'une structure double, qui incluait le chorus dominorum 7 •
UN MODÈLE COMPLEXE
L'identification de « copies » implique une restitution aussi circonstanciée que possible du modèle ou du prototype. Malheureusement, nous ne pouvons affirmer connaître avec exactitude la rotonde de l'Anastasis telle qu'elle était au Ive siècle; mais nous la connaissons assez bien telle qu'elle avait été reconstruite lors de la première moitié du XIe siècle. Le sanctuaire de la tombe du Christ s'organisait comme un jeu d'éléments s'emboîtant les uns dans les autres. À l'intérieur d'une grande enceinte s'élevait un édifice à plan centré comportant trois absides rayonnantes orientées respectivement au nord, au sud et à l'ouest, seule cette dernière présentait des extrados. L'édifice abritait une colonnade circulaire qui soutenait la couverture de la rotonde, couverture qui était percée en son centre afin d 'éclairer l'intérieur. Cet ensemble était précédé à l'est d'une cour bordée de portiques. Pas tout à fait au centre de cet édifice mais déplacé vers l'ouest se trouvait l'édicule contenant la tombe rupestre du Christ, précédé d'un petit vestibule avec un autel. La plus grande divergence entre les deux hypothèses de reconstitution de la rotonde telle qu'elle était au Ive siècle (Couasnon et Corbo) 8 concerne la présence d'une galerie au premier niveau dont les arcs se seraient ouverts sur le chœur de la rotonde. Selon Couesnon, cette galerie aurait été ajoutée seulement lors de la restauration
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Reconstitution, selon Martin Biddle, de lëdicule de la tombe du Christ situé à l'intérieur de la rotonde de l'Anastasis à Jérusalem. En haut : coupe et plan de l'édicule primitif de l'ère comtantinienne (IV' siècle). En bas: la restauration de style byzantin eut lieu entre 1012 et 1040 environ. C'est seulement à cette époque que l'édicule fat accessible aux pèlerim, ceux-ci entraient par une des portes latérales du vestibule et sortaient par celle d'en face. Dans le vestibule, qui comportait un autel, deux gardiens stationnaient et, au-dessus de l'accès à la crypte Jùnéraire, on avait figuré sur des mosaïques les épisodes de la Déposition et des Saintes Femmes au tombeau. Les huit colonnes qui composaient l'édicule forent probablement reprises dans plusieurs «copies» architecturales, de même que, dans d'autres cas, les six colonnes du tegurium qui couronne l'ensemble.
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Plan de la rotonde de l'Anastasis, ou église du Saint-Sépulcre de Jérusalem au IV' et au XI' siècle. L'édifice nëtait circulaire qu'à l'intérieur; à l'extérieur il était inclus dans une grande structure semi-circulaire, comportant trois absides orientées dam trois directiom differentes. Le déambulatoire était surmonté d'une galerie. Au XI' siècle, l'adjonction d'une quatrième abside, plus profonde, réorienta l'église. Après la destruction du Martyrium constantinien, celle-ci demeura la seule église et suscita encore plus d'imitatiom, surtout entre 1050 et 1150 environ. Dans la seconde moitié du XII' siècle, les croisés la transformèrent en un édifice doublement orienté, cela mit fin aux processus des «copies ».
après 1009, selon Corbo elle existait déjà à la fin du IVe siècle9. Quoi qu'il en soit, on ne dispose d'une série de vues du Saint-Sépulcre qu'à partir du XVIe siècle. Au XIe siècle on ajouta une quatrième abside, ce qui réorienta complètement l 'édifice, fait encore accentué par l'adjonction d'un déambulatoire par les croisés. Il en résulta un plan tétraconque (à quatre absides), incluant une colonnade circulaire; on peut aussi l'interpréter comme un hémicycle contenant une rotonde aux absides orientées 10 • Au XIe siècle fut reconstruit l'édicule de la tombe, dont la chronologie pose plusieurs problèmes 11 ; c'est peut-être au même moment que l'on dota le sanctuaire d'un tegurium, une coupole sur six colonnes, qui coiffait la structure polygonale, elle-même entourée de huit autres colonnes et précédé d'un vestibule avec autel 12 .
UN ÉDIFICE AUX INTERPRÉTATIONS MULTIPLES
Il existe une quantité de lectures possibles de cet ensemble qui empêchent une définition et une interprétation unitaires. Vu de l 'extérieur, à l'est, il paraît doté d'une façade rectiligne ( devenue, à partir du XIe siècle, avec sa quatrième abside, extérieurement polygonale); vu de l'ouest, il semble être un grand hémicycle comportant une abside centrale et deux autres, latérales, contenues dans les blocs rectangulaires des murs . À l'intérieur, si l 'on parcourt le déambulatoire, la succession des trois absides se reconstitue, mais si l'on se place au centre, c'est la forme de la rotonde qui prédomine, avec l'ajout au XIe siècle d'une abside à l 'est. Ainsi, s'il s'agissait de réaliser une éventuelle «copie», une multitude de choix s'opérait (sans oublier que la copie se faisait rarement de visu). En outre, dans le jeu d'éléments s'emboîtant, il fallait décider du nombre d'éléments opportuns: une, trois ou quatre absides? Douze colonnes, six ou huit piliers (placés deux à deux de manière cruciforme) ou l'ensemble des dix-huit, voire vingt colonnes du déambulatoire ? De même quels choix définir pour dresser la galerie, dix petits
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Plan de quatre édifices romans français présentant certains rapports avec le Saint-Sépulcre : le sanctuaire monastique de Saint-Sauveur de Charroux; l'église de Neuvy-Saint-Sépulcre des Xi' et XII' siècles; la rotonde du sepulchrum jouxtant lëglise de Saint-Léonard-de-Noblat ; la chapelle de la chartreuse de Saint-jean-Baptiste-du-Liget, avec l'emplacement des sujets des fresques. (Documents extraits de SchweringIlert, Michel-Dansac et Favière, j. Maury, Touraine romane) .
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Vue extérieure du chœur occidental de l'abbaye de la Sainte-Trinité d'Essen, Xi' siècle. À l'intérieur, la tribune, à section polygonale, était encore utilisée au XIV siècle pour les rites pascaux de la Déposition et de la Visitation. Cet édifice s'inspire de la chapelle palatine d'Aix-la-Chapelle. Cependant, ce cas illustre une mauvaise «copie » du Saint-Sépulcre.
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piliers, six ou huit colonnes, ou encore seize à dix-huit éléments au total 13? Le problème paraissait encore plus complexe à Krautheimer dans son essai de 1942. Puisque la rotonde résidait dans l 'édifice (plus de 20 mètres de diamètre) qui contenait l'édicule de la tombe du Christ, il était probable que, pour réaliser une copie réduite (mais néanmoins avec déambulatoire) de cette rotonde, l'on retiendrait essentiellement le plan centré et que, pour le déambulatoire, on adopterait un nombre variable de piliers et colonnes (peut-être huit à partir du XIe siècle) 14 . Il ne faut pas oublier que la perception de cet ensemble devait être fortement conditionnée par ses moyens d'accès. En effet, au Ive siècle seul l'évêque pouvait y pénétrer, et les fidèles stationnaient dans le narthex. Au XIe siècle, en revanche, les pèlerins pouvaient accéder jusqu'à la tombe du Christ : dans le vestibule de celle-ci se tenaient des gardiens 15 . Aussi ce n'est certainement pas un hasard si les copies antérieures à l'an mille tendent à combiner la forme circulaire avec la forme cruciforme ( visible surtout de l'extérieur) et si celles des XIe et xne siècles insistent sur la rotonde et sur la présence d'une galerie au-dessus du déambulatoire 16 . Par ses fonctions, l'Anastasis compliquait les choses. Jusqu'en l'an mille, on l'incluait au sein d'une cathédrale, mais on utilisait également sa structure pour construire des sanctuaires au caractère complexe. L' Anastasis se déclina ainsi en mémorial, en station liturgique, en église épiscopale, en édicule à l'intérieur d'une cathédrale (pour la liturgie fériale), en édifice de type «baptistère» où les néophytes étaient conduits après le baptême et les « illuminés » lors de la semaine de l'octave pascale t 7. C'est seulement après la destruction définitive de l'église majeure, le Martyrium à cinq nefs, que l'Anastasis devint le sanctuaire chrétien par excellence. Il fut restauré au XIe siècle, et ce n'est pas par hasard que l' « exploit » d'en faire la copie s'est surtout effectué après l'an mille.
La rotonde San Giusto, à quatre absides, a été rapprochée de modèles divers, mais non du Saint-Sépulcre, dont elle est pourtant une «copie» évidente. Les quatre absides font réference à l'Anastasis après sa restauration byzantine de 1012-1040. San Marato (Marches), XII' siècle.
«VERSATILITÉ» DES COPIES ARCHITECTURALES
Nous pouvons donc affirmer, au stade actuel de nos connaissances, que ce n'est ni à partir des dédicaces (dont la plupart sont plus de l'ordre symbolique) ni selon les fonctions d'un bâtiment, que l'on peut identifier une «copie» médiévale du Saint-Sépulcre. Il faudrait plutôt partir de la constatation d'éléments formels, comme la présence simultanée d'éléments structuraux particuliers, ou la consécration explicite de l'église en question. Cependant, il existe des « églises du SaintSépulcre » dont le titre était justifié par la présence d'un édicule sépulcral interne, et non par leur forme architecturale: par exemple le Saint-Sépulcre de Pavie (en fait l'église San Lanfranco) reprend le schéma cruciforme typique des églises vallombrosiennes 18 . Un témoignage écrit (à plus forte raison s'il n'est pas contemporain de la « copie ») ne peut davantage constituer en soi une indication suffisante. De nombreuses identifications avec le Saint-Sépulcre ont été décrétées a posteriori, et cela nonobstant des contradictions formelles importantes au sein du monument concerné. L'inclusion indue de l'oratoire de Théodulf, à Germigny-des-Prés, dans le groupe des « copies » de la chapelle palatine à Aix-la-Chapelle illustre le phénomène19. La reconnaissance d 'une pluralité d'influences au sein d'un même édifice peut conduire à la considération partielle de celui-ci, au point de n'y percevoir qu'une suite d'ascendances. Souvent, l'intérêt ne réside pas tant dans la conformité de la copie par rapport au bâtiment d'origine, mais existerait plutôt dans
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De haut en bas, pians à des échelles diverses de chapelles françaises consacrées au Saint-Sépulcre: la chapelle du cimetière de Cluny, d'après un dessin datant de 1700 environ; la chapelle du château de Montmoreau, d'après Daras; le SaintSépulcre de La-Baume-de-Transit, d'après Rouquette.
l'étude des mille variantes requises par la destination de l'édifice. En ce qui concerne le Saint-Sépulcre, le chercheur devrait, à chaque fois, pouvoir répondre à laquestion: est-ce que le commanditaire et/ou le constructeur a eu conscience d'une référence directe ou indirecte à un autre monument, a-t-il demandé une copie générale ou partielle du modèle ? La réponse est rendue d'autant plus délicate que se présente ici une difficulté qui n'a pas été suffisamment soulignée: la confusion possible avec au moins quatre autres sanctuaires de Jérusalem, plus ou moins connus en Occident, mais constituant tous eux-mêmes des «copies» libres de l'Anastasis, ou en dérivant par certains éléments. On peut citer à ce sujet le sanctuaire de !'Ascension (Inbomon, datant de 3 76 ), le martyrium de Saint-Jean-Baptiste (avant 451 ), ou l'énigmatique « rotonde » de la tombe de la Vierge dans la vallée de Josaphat ( datant du ve siècle ou de l'époque de l'empereur Maurice, 589-602), on pourrait même ajouter le Dôme du Rocher, construit sur l'ordre du calife Abd al-Malik ( 687-691) précisément pour rivaliser avec le Saint-Sépulcre, et rebaptisé plus tard par les croisés et par les Templiers Templum Domini 20 • Le sanctuaire de !'Ascension, dont les fouilles de Virgilio Corbo ont certifié l'existence, était une rotonde qui incluait comme l'Anastasis un édicule central, celui-ci abritait les empreintes des pieds du Christ 21 ; le martyrium de SaintJean-Baptiste, quant à lui, dessine un plan centré avec trois absides comme l 'Anastasis mais sa structure est très différente 22 , il deviendra plus tard l'église des Hospitaliers de Saint-Jean; la tombe de la Vierge, aujourd'hui disparue, n'était peut-être même pas une rotonde, mais divers témoignages semblent pourtant la décrire ainsi, elle était dotée d'un opaion (ouverture dans la coupole) comme le Saint-Sépulcre 23 ; le Dôme du Rocher, enfin, est un octogone avec un double déambulatoire mais sans galerie, la colonnade externe du déambulatoire forme un octogone tandis que la colonnade interne constitue un cercle, dans l'une
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et l'autre piliers et colonnes alternent comme dans l 'Anastasis 24 . La possibilité de confusion est double : la combinaison d'éléments architecturaux similaires au Saint-Sépulcre rend équivoque toute assimilation au bâtiment d'origine, et les erreurs d 'interprétation qui se sont déjà produites dans !'Antiquité menacent a fortiori le chercheur actuel. Que les copies du Saint-Sépulcre aient souvent servi de « succédanés » pour ceux qui ne pouvaient faire le pèlerinage en Terre sainte, demeure un fait relevé par plusieurs auteurs; mais cette motivation est apparue surtout - sinon exclusivement - après la première croisade, au XIit siècle. L'Anastasis (polyédrique dans ses fonctions comme dans ses perspectives visuelles) permettait des copies aux destinations multiples et, souvent, des dérivations polyvalentes. Au nombre de ces affectations on relève des mausolées et des reliquaires, memorie et martyria , des chapelles de cimetières et des ossuaires, des sanctuaires et baptistères, des chapelles monastiques ou épiscopales et des oratoires privés, des chapelles d 'hôpitaux et d 'ordres militaires.
COPIES FAUSSES O U MANQUÉES
Toutes les églises à plan centré, polygonal ou tétraconque n'ont évidemment pas été des copies du Saint-Sépulcre. Parfois , elles n 'y font qu'une allusion, vague, voire inconsciente. Au-delà de critères rigoureux, les confusions sont faciles. Ces confusions peuvent se faire avec d 'autres types de sanctuaires, comme ceux inspirés de la rotonde Sancta M aria 25 , ou ceux qui ont repris l 'exemple de la chapelle
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À GAUC HE:
Plan de l'église monastique San Giovanni Battista à Vigolo Marchese (province de Plaisance) dont la rotonde attenante comporte un déambulatoire, XI' siècle. Les trois absides orientées dans des directions differentes, de cette rotonde, montrent clairement l'affiliation au modèle du Saint-Sépulcre avant la restauration byzantine. Cl - DESSUS :
L'extérieur de la rotonde présente douze colonnes engagées qui sont peut-être une «citation» des colonnes situées à l'intérieur de l'Anastasis.
Intérieur de la rotonde de Vigolo Marchese. Le déambulatoire ne comporte pas de galerie qui le surmonte, comme c'est le cas à l'Anastasis, mais ses six piliers cylindriques peuvent se référer aux trois couples de piliers, ou au cegurium de l'édicule sépulcral de Jérusalem. L'édifice pourrait avoir eu comme destination de recevoir les reliques du martyr Hippolyte ou, plutôt, de contenir le sepulchrum destiné aux cérémonies lors des rites pascaux.
palatine d 'Aix-la-Chapelle26 , mais éventuellement aussi avec des oratoires consacrés à la Sainte Croix ou à la Sainte Trinité (ceux-ci aussi peuvent s'organiser en plan centré à trois absides ou suivre un p lan tétraconque). En voici quelques exemples. La rotonde bretonne de Lanleff est traditionnellement incluse dans les copies du Saint-Sépulcre en se fondant sur le fait qu'elle a trois absides orientées différemment (mais une seule subsiste aujourd'hui) 27 . Récemment, Untermann ne l'a pas considérée comme telle 28 et il a probablement raison. En effet, Lanleff fait partie des copies de la rotonde Sancta Maria . Celle-ci est mentionnée dès le XIe siècle, quand la rotonde fu t assignée aux bénédictins de Lehon 29 . Les douze piliers du déambulatoire ne se réfèrent probablement pas aux douze colonnes de l'Anastasis mais aux douze apôtres, traditionnellement associés aux rotondes mariales depuis l'église carolingienne Sainte-Marie de Centula, qui comporte douze niches pour les autels des apôtres 30 . Le déambulatoire de Lanleff n'avait pas de galerie, marque distinctive de l 'Anastasis, et les trois absides n'étaient pas disposées sur les axes orthogonaux 31 . De même, la rotonde Santa Maria de Brescia, parfois rapprochée du Saint-Sépulcre 32 , est une sorte de croisement entre la typologie de la rotonde Sancta Maria et celle de la chapelle palatine d'Aix-la-Chapelle3 3• Parfois, la dénomination de l 'église est trompeuse. Ainsi, le Saint-Sépulcre de Pavie (une « croix » vallombrosienne) et celui de Barletta n'ont rien de la rotonde hiérosolymite, si ce n'est à l'origine la présence d 'un « sépulcre » à l 'intérieur. Le
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Saint-Sépulcre de Milan possède, lui, les trois absides 34 mais il relève plus d'une église basilicale « de pèlerinage », élevé sur deux niveaux, dans le sillage de SaintBénigne de Dijon et de San Fermo Maggiore de Vérone, et anticipe la typologie des Hospitaliers de Saint-Jean. Il existe même des édifices dans lesquels les desseins qui ont présidé à la construction semblent parfaitement conformes à ceux du Saint-Sépulcre, mais où la copie ne s'est malgré tout pas vraiment effectuée. Tel est le cas du chœur occidental de l 'abbaye d'Essen qui copie le plan centré et l'élévation de la chapelle palatine d 'Aix, même si une Déposition au saint sépulcre et une Visitation des saintes femmes au tombeau étaient figurés au xrve siècle au premier niveau de l 'édifice 35. Il en fut de même pour l 'ecdesia vocata Sepulchrum à la Sacra di San Michele dans le Val de Suse : dans cet oratoire datant du xrre siècle alternent des niches semi-circulaires et rectangulaires, ceci correspond à une typologie antique tardive qui était utilisée pour des mausolées et des baptistères, mais qui ne semble pas avoir de rapports spécifiques avec l'Anastasis36 .
LES COPIES « PLAUSIBLES » EN FRANCE
Pour qu'une copie soit «plausible », il ne faut pas qu'elle soit parfaite, il faut qu'elle soit évidente, proclamée et surtout consciente. Une copie peut aussi être une interprétation ou seulement la reprise d 'un aspect de l 'édifice original. La
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Ce dessin, datant du XVII' siècle, représente la rotonde, aujourd'hui disparue, du SaintSépulcre de Mantoue ; à côté, on peut voir l'extérieur de la rotonde San Lorenzo (dont la coupole centrale est en restauration). Les deux édifices dépendaient de l'abbaye Sant'Andrea, qui comervait la relique du sang du Christ.
Intérieur de la rotonde, qui inclut un déambulatoire et une galerie, San Lorenzo à Mantoue (début du XI' siècle). Au XVI' siècle, celle-ci contenait une chapelle et un autel du Saint-Sépulcre. Le cycle de fresques romanes s'achève avec la mort et la résurrection du Christ.
copie la plus extraordinaire qu'on ait jamais réalisée détient quelque chose de plus que le modèle. Il s'agit de l'église Saint-Sauveur de Charroux. Une complexe rotonde est greffée sur le plan cruciforme d'un grand sanctuaire. Le plan cruciforme est formé par les bras du transept et un chœur comprenant une abside centrale et deux absidioles latérales avec un déambulatoire 37 . Ce sanctuaire ne subsiste aujourd'hui que .partiellement, mais il existait encore au début du xrxe siècle. Toutefois , les problèmes posés par une reconstitution exacte de cette église (au moins de la triple nef et du corps occidental), par sa chronologie et par les diverses phases du chantier de sa construction restent encore en grande partie irrésolus38 . Selon les médiévistes français, sa construction se situerait au cours du xre siècle, puisque la consécration du grand autel par Urbain II date de 1096, lors d'un passage exceptionnel du pape39. La rotonde constitue le noyau central de l'église et s'articule en trois déambulatoires autour d'un chœur (la seule partie qui subsiste aujourd'hui), à l'intérieur duquel était placé à l'époque moderne le grand autel, élevé sur une crypte. On décrivait encore au xvrre siècle le grand escalier qui supportait l'autel du Sauveur, ainsi qu'une fontaine d 'eau miraculeuse dans la crypte située au-dessous. L'édifice était caractérisé par un déambulatoire comportant six colonnes, qui sans doute ne fut construit que plus tard 40 . Cependant, dès 1045, les moines de Charroux possédaient 31 reliques, dont dix se rapportaient à la vie du Christ et de la Vierge, et ils conservaient aussi un morceau de la Vraie Croix. On n'a pas établi avec certitude le lieu où étaient exposées ces reliques à l'origine, ni dans quelles conditions les
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fidèles pouvaient y accéder, au moins visuellement. De toute évidence, la reconstitution de l 'église selon des données archéologiques confirme la tradition selon laquelle elle aurait été construite « sur le plan et la forme du temple de Jérusalem», comme le confirme l'ancienne appellation de « cité sainte » conférée à Charroux4 1. Les trois colonnades du déambulatoire ( de l 'extérieur vers l'intérieur) sont composées respectivement de 20, 12 et 8 unités, auxquelles il faut ajouter les six colonnes de la crypte. Le rythme des colonnes et piliers du déambulatoire est l 'unique cas de répétition exacte des colonnes et piliers qui composent l 'Anastasis de Jérusalem (si l 'on exclut les cas moins accomplis , parce que bâtis en plusieurs fois, comme les colonnes de Mantoue: 10 + 10, et de Bologne: 12 + 7 + 1 ). Les supports de Charroux confirmeraient, selon Krautheimer, la présence dans l 'Anastasis de 12 colonnes et 8 piliers , sauf s'il s'agit simplement d'une allusion aux apôtres et à la Résurrection . Il se peut aussi que les 8 colonnes se réfèrent aux piliers adossés à l'extérieur de l'édicule de Jérusalem au xre siècle et les six colonnes de la crypte au tegurium qui le surmontait42 . Mais de manière générale, la suite de 20 colonnes déclare explicitement la référence à l 'Anastasis, du fait que les supports majeurs sont au nombre de huit et regroupés deux par deux sur les axes orthogonaux est-ouest et nord-sud. Si l'on prête foi à certaines chroniques, l'ég lise de Neuvy-Saint-Sépulcre (département de l 'Indre, dans le Berry) aurait été construite entre 1042 et 104 5 adformam Sancti Sepulcri]erosolimitani 43 . Mais, d'autres sources la datent de 1079 et signalent son rattachement au Saint-Sépulcre44 . C'est seulement en 1257 qu'y parvinrent les reliques de la tombe et du sang du Christ. Les durées de construction de la rotonde et de l 'église contiguë à trois nefs ( avec laquelle, à l 'orig ine, elle ne communiquait pas) ont probablement été exagérées ; la partie inférieure daterait probablement entièrement du xre siècle , tandis que le voûtement du déambulatoire et la galerie qui le surmonte sont certainement du xne siècle45 . La caractéristique la plus notable - et « non conforme » - de la rotonde est d 'avoir un déambulatoire rythmé par onze colonnes : peut-être une allusion au nombre des apôtres entre la Passion et la Résurrection (à l 'exclusion de Judas) 46 . Il n'existe pas d'analog ies plus précises avec la rotonde de l 'Anastasis, si ce n'est la g alerie supérieure, mais qui est certainement de construction plus tardive. De plus l 'église comporte sept niches dans l 'épaisseur du mur d 'enceinte : le même nombre de niches que l 'on peut voir dans les rotondes italiennes de San Lorenzo à Mantoue (dans la galerie) et de San Tomé à Almenno : s'agirait-il d'une référence (ignorée) à l 'Anastasis ou d'un nombre symbolique de reliquaires 47 ? Si l'on étudie le plan de l 'église monastique du Saint-Sépulcre à Villeneuved 'Aveyron dans le Rouerg ue 48 et celui de l'église Sainte-Croix à Quimperlé en Bretagne 49 · les deux semblent dessinés par la même main: il s'agit de rotondes sur lesquelles se greffent trois absides et un narthex, configurant une croix, selon un type de « copie » qui prévalait avant l 'an mille. Mais en les visitant , après la déception que suscitent la mutilation d e la première et la reconstitution dix-neuvièmiste de la seconde, on s'aperçoit que - malgré les dédicaces et en dépit du fait que le Saint-Sépulcre de Villeneuve tire peut-être son origine d 'un pèlerinage à Jérusalem - ces deux sanctuaires ne sont pas des copies du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Celui-ci a, en effet, un plan cruciforme, alors que l'église Sainte-Croix de Quimperlé est substantiellement une rotonde . Que l'Anastasis puisse être à l 'origine des deux églises, est un fait possible, cependant leur plan centré de configuration carrée, avec une voûte soutenue
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Plan de l'église du Saint-Sépulcre, avec un déambulatoire et une galerie, située dans le sanctuaire Santo Stefano à Bologne, XII' siècle. Cette église contient encore lëdicule en pierre du sepulchrum. D'après le plan d'Ousterhout. Cet édifice, comme celui de Mantoue, «cite» la somme des supports du niveau inftrieur du Saint-Sépulcre de Jérusalem, au nombre de vingt (1 0 + 10 à Mantoue, 12 + 7 + 1 à Bologne).
Extérieur et intérieur de la rotonde San Tomé à Almenno (Bergame). La destination originale de cet édifice datant du XII' siècle reste encore une énigme, mais il est plausible qu'il ait eu comme modèle Le Saint-Sépulcre.
par de puissants piliers ( allusion à l'édicule ?) est une bizarrerie ; et alors que l 'architecte de Villeneuve a éliminé le déambulatoire, celui de Sainte-Croix a fait en sorte que la croix ne soit perceptible que par ceux qui ont accès au chœur surélevé 50 .
LE CAS DES CHAPELLES À CONSÉCRATION PASCALE
Parmi les rotondes françaises que l'on peut assimiler à l 'Anastasis, il faut encore signaler deux cas ultimes: la rotonde de Saint-Léonard-de-Noblat (Limousin) et celle de Saint-Jean-Baptiste-du-Liger (Touraine). La première date peut-être encore de la fin du xre siècle, il s'agit d 'une petite construction qui jouxte le bras nord du transept de la grande église de Saint-Léonard, caractérisée par un déambulatoire avec huit colonnes et quatre absides légèrement extradossées sur des axes orthogonaux. La référence traditionnelle à l 'Anastasis est correcte, du fait qu'une inscription ancienne définit la chapelle comme sepulchrum 51. Si l'on en considère l'emplacement, une seule hypothèse est possible : c'était le lieu de la Depositio in Sepulchrum de Pâques, selon la formule de la chapelle autonome, fréquente en Italie septentrionale 52 . Le
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un narthex, qui apparaît sur le plan du monastère de Cluny, réalisé autour de 1700 ( musée Ochier) : Mabillon et Conant l'avaient identifiée par erreur avec une chapelle de Sainte-Marie, alors qu'avec Neil Stratford, nous avions reconnu l'ecclesia de sancto Sepulchro que les Consuetudines de Bernard (env. 1084-1086), moine de Cluny, situent dans le cimetière des moines 63 . S'agissait-il de la chapelle du cimetière, mais quel sens aurait alors une référence au Saint-Sépulcre, ou l'affiliation réside-t-elle seulement dans le plan centré à trois absides? Sans doute le fait qu'elle contenait un sepulchrum symbolique ( comme l'abbaye carolingienne Saint-Michel de Fulda), plus ou moins destiné aux rites pascaux, justifie son affiliation à la rotonde de Jérusalem. Actuellement il est fort difficile de répondre à cette question.
nombre de colonnes de soutien ( 8) pourrait se rapporter, comme dans d'autres cas, aux huit piliers de l 'Anastasis, ou bien aux huit piliers qui furent adossés à l'édicule à partir du XIe siècle 53. On est peut-être tenté de proposer la même fonction pour la chapelle ronde, sans déambulatoire, de Saint-Jean-Baptiste-du-Liger, que l'on a déjà identifiée comme une copie de l'Anastasis 54, d'autant plus que, dans ce cas, deux fresques en face de l'entrée représentent la Déposition de la croix et la Visitation des saintes femmes au sépulcre. Mais ici, les péripéties historiques sont plus complexes. Il se peut que cette chapelle, préexistant à la chartreuse de Sainte-Marie-et-Saint-JeanBaptiste fondée en 1176-1183, ait servi au culte des Chartreux (troisième quart du xne siècle) 55 . Comme le cycle de fresques évoque autant la Vierge que le Christ, la chapelle peut être un croisement entre la typologie de la rotonde Sancta Maria et celle du Saint-Sépulcre. Peut-être constituait-elle un premier édifice pour les moines jusqu'à la construction de la nouvelle église 56 . Si les fresques datent de la phase suivante ( autour de 1200 ), comme le postule Demus 57 , il ne serait pas exclu qu'en un second temps, la chapelle ait servi de sepulchrum, ce qui n'est pas incompatible avec la consécration pascale à saint Jean Baptiste.
LES COPIES «PLAUSIBLES» EN ITALIE
LES « COPIES PARTIELLES»
Il est aussi des cas où le modèle de l'Anastasis n'a été copié que partiellement, un aspect du monument évoquant le tout, par exemple la reprise de trois ou quatre absides sur axes orthogonaux. La Provence en particulier et la France en général sont riches en chapelles au plan centré à trois absides ou au plan tétraconque58 dont certaines posent des questions. Nous ne ferons pas ici allusion aux églises dont le symbole cruciforme est aisément reconnaissable et où la présence de reliques est très explicite (par exemple Saint-Martin de Londres, Sainte-Croix de Montmajour )59, ni à celles qui dépendent de l'antique tradition des sanctuaires au chœur trilobé ou celles adjointes aux cimetières (Saint-Jean-Baptiste de Venasque, Saint-Saturnin à Saint-Vendrille, Saint-Germain de Querqueville) 60 , mais à celles dont la dédicace (au Saint-Sépulcre) et quelques caractéristiques autres pourraient évoquer plus particulièrement l 'Anastasis. Davantage que les chapelles au plan tétraconque de Peyrolles et de Graveson, il faut noter celles de La-Baume-de-Transit et de Montmoreau. La première appartenait à l'évêque de Saint-Paul, seigneur du château de Baume, et se trouve aujourd'hui sur la zone du cimetière 61 ; la seconde est placée à l'entrée du château de Montmoreau et renferme des niches pour les reliques, au XVIe siècle elle était appelée chapelle du Sépulcre 62 . La première, au plan tétraconque, mais dont l'abside nord fait aujourd'hui défaut, a une abside orientale plus profonde que les autres, ce trait la rapproche de l'Anastasis, à laquelle on ajouta au XIe siècle une abside à l'est. Cependant la présence de cette abside orientale à la chapelle de La-Baume-de-Transit pourrait avoir une fonction différente. En ce qui concerne la chapelle de Montmoreau, on ne peut pas vraiment parler d'un plan à trois absides, il s'agirait plutôt d'une rotonde avec trois absidioles sur axes orthogonaux. Ces éléments (avec les consécrations d'origine) suggèrent, s'ils ne les impliquent pas absolument, une connexion avec l'Anastasis. Mentionnons encore un sanctuaire, reconnu récemment sans qu'on l'ait jamais mis en rapport avec les autres, alors qu'il les a peut-être précédés. Il s'agit d'une chapelle à plan centré avec trois absides et
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Reconstitution schématique et plan de l'église Saint-Michel à Schleswig, en bas: plan du Saint-Sépulcre de Brindisi (selon Untermann). Les deux églises datent du Xff siècle et proposent une interprétation analogue de l'Anastasis.
En Italie centrale, au moins deux édifices au plan centré sans déambulatoire laissent entrevoir une allusion plus ou moins directe à l'Anastasis: la rotonde San Salvatore à Terni - dont ni la chronologie ni la configuration d'origine ne paraissent encore claires - en raison de sa dédicace64, et la rotonde San Giusto à San Maroto, dans les Marches, en raison de ses quatre absides sur des axes orthogonaux. Ce dernier édifice, qui date du début du xne siècle6 5, est en calcaire rosâtre et surmonté d'une belle coupole - au cintre légèrement abaissé . D 'influence byzantine, ses lits de pierre sont concentriques et son toit est conique6 6. On pense que cette église, à l'origine énigmatique, aurait été élevée suite à une commande seigneuriale ou militaire6 7 mais il semblerait plutôt s'agir d'un sanctuaire (mémorial ou monument à un saint martyr?) érigé dans un site d'une beauté extraordinaire, sur une colline de la vallée du Chianti . Les influences de l'architecture romaine (surtout du Panthéon) et du roman ravennate qui ont été avancées n'ont aucun fondement. Les quatre absides révèlent plutôt un rapport avec l'Anastasis, après sa restauration du XIe siècle. En Italie du Nord, on trouve en revanche plusieurs églises au plan centré avec déambulatoire, presque toutes d 'origine monastique. Près de l'église San Giovanni Battista à Vigolo Marchese (Plaisance) s'élève une petite rotonde de 8 mètres de diamètre, l'une et l'autre sont du XIe siècle. On a cru jadis que la rotonde était un baptistère ( ce qu'elle fut peut-être, mais beaucoup plus tard); elle est dotée d'un déambulatoire ( couvert de voûtes en berceau), sans galerie qui le surmonte, et de trois absidioles dans les directions nord, sud et est. Ceci fait assurément référence à l 'Anastasis 68 , même si l'absidiole nord et celle du sud proviennent d'une reconstruction 69. Autre confirmation, les six colonnes du déambulatoire font allusion au tegurium de l'édicule de l'Anastasis (en admettant qu'il existât déjà quand on a construit la rotonde de Vigolo ), ou simplement à ses six piliers nord-sudouest. Les douze colonnes engagées extérieures au déambulatoire et les seize petits arcs de lésène qui retombent sur les piliers et qui décorent le tambour, à l'extérieur, complètent les nombreuses références symboliques au Saint-Sépulcre70. Il n'existe pas de document original qui signale la fondation du monastère: Campi l'attribue au marquis Oberto en 1008, en même temps que la construction de l'église de San Giovanni Battista et d'un hospice pour les pèlerins. Plus tard, Oberto aurait fait don au monastère du corps du martyr Hippolyte «quise trouve encore dans l'église » 71. Mais quel rôle jouait alors la rotonde? Était-ce l'église de
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l'hospice, le martyrium d'Hippolyte ou un sanctuaire autonome contenant un sepulchrum pour les rites pascaux? Aucun indice satisfaisant ne permet de trancher, mais peut-être la dernière hypothèse est-elle la plus vraisemblable, sans être exclusive. L'église du Saint-Sépulcre de Mantoue a été bâtie dans les faubourgs de la ville au milieu du xue siècle, elle dépendait de la puissante abbaye Sant'Andrea72 . Marani a signalé l'existence d 'une représentation de cette chapelle, l'unique qui en subsiste, sur le plan de Mantoue de 1628 par Gabriele Bertazzolo: c'était une rotonde avec un déambulatoire mais sans galerie 73 . Il est impossible d'en citer d'autres caractéristiques, si ce n'est qu'elle comportait un tambour éclairé par une suite de baies très rapprochées. En revanche, bien que très restaurée 74 , une autre rotonde a subsisté, celle de San Lorenzo qui flanque au sud la façade de l'abbaye Sant'Andrea75 • Ici, le déambulatoire est surmonté d'une galerie, que l 'on atteint par deux escaliers ménagés dans l'épaisseur du mur. Cet édifice n'a qu'une seule abside mais sept niches creusées dans l'épaisseur du mur, le même nombre de niches qu'à Neuvy-Saint-Sépulcre et à San Tomé d'Almenno, mais la signification nous en échappe. Au moins trois éléments font de la rotonde San Lorenzo un exemple remarquable de « copie » de l'Anastasis: aux dix colonnes qui rythment le déambulatoire correspondent les dix colonnes du niveau supérieur de la galerie, leur somme correspond au nombre de supports de l 'Anastasis ; dans le chœur on reconnaît des détails de cinq fresques romanes relatives à la vie du Christ (jusqu'à la Crucifixion et la Résurrection), en outre une fresque évoque le Martyre de San Lorenzo. En 15 3 5, la rotonde contenait une chapelle du Saint-Sépulcre avec un autel que l'on peut assimiler76 à l 'édicule
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À GAUCHE:
Coupe longitudinale et plan du Saint-Sépulcre (ou église de fa Vraie-Croix) de Ségovie. Cette église s'inspire de divers modèles architecturaux, mais celui qui semble le plus évident est le Dôme du Rocher à Jérusalem, en raison de son tracé pol.ygonal et de l'importance du déambulatoire par rapport au noyau central. (Relevé d'après V Lamperez et F J Caballo Dodero). Cl-DESSUS:
Le Dôme du Rocher, sanctuaire islamique du calife Abd al-Malik (685-705), fat construit pour rivaliser avec le Saint-Sépulcre des chrétiens et est partiellement dérivé de celui-ci. Connu des croisés et des Templiers sous le nom de Templum Do mini, le Dôme du Rocher a constitué un nouveau modèle architectural au XII' siècle. (Relevé d'après Creswell).
PAGE DE DROITE:
Vue du noyau central du Saint-Sépulcre de Ségovie, à partir du déambulatoire. Les deux chapelles qu'il contient se réfèrent ( selon Heribert Sutter) à la chapelle de la Croix superposée à celle du Golgotha 011 d'Adam au Saint-Sépulcre de Jérusalem.
de l' Anastasis (l'abside contient, elle, l'autel de San Lorenzo). Toutefois, l'église n'a pas été consacrée à ce saint car un sanctuaire portant ce nom existait déjà dans le faubourg de Mantoue77 • Constitué de plusieurs églises et inspiré de Jérusalem, San Stefano de Bologne avait comme fonction liturgique essentielle le rite pascal. Grâce à Robert G . Ousterhout on peut clairement comprendre en quoi résidait cet ensemble 78 reconstruit au xne siècle (après la découverte de reliques en 11 4 1) à l 'imitation du SaintSépulcre de Jérusalem. La rotonde de Bologne est un polygone irrégulier ( octogone à l'extérieur, dodécagone à l 'intérieur) gui s'inspire assez librement de l'Anastasis avec vingt colonnes et une galerie au-dessus du déambulatoire, gui s'ouvre sur le chœur par des fenêtres géminées 79 . Elle était accessible de l'est par une cour bordée de portiques sur trois côtés, tandis qu'on gagnait peut-être la galerie depuis le monastère80 . Dans le chœur ( excentrique comme à Jérusalem) s'élève un édicule (sepulchrum) polygonal datant du XIVe siècle gui pourrait contenir l 'édicule d 'origine81. Selon des sources anciennes, un autel se tenait face à la tombe ( 123 5) ainsi qu'une « pierre de l'Ange », tous deux comme à Jérusalem 82 . L'édifice comporte trois bas-reliefs représentant la Visitation en trois phases (les saintes femmes, l'ange assis sur le sarcophage, les soldats endormis), ce gui a autorisé Ousterhout à soutenir dès le début que l'église accueillait des cérémonies liturgiques pascales 83 . San Stefano aurait donc été au xue siècle un lieu de pèlerinage, suppléant le SaintSépulcre de Jérusalem, mais aussi un sanctuaire pascal 84 . La rotonde en pierre de San Tomé d 'Almenno San Salvatore (Bergame), du xue siècle, est aussi magnifique (avec ses chapiteaux sculptés) gu'énigmatigue. Elle est associée à l'Anastasis par sa forme, puisqu'elle comporte un plan centré à deux niveaux et un déambulatoire rythmé par huit colonnes auquel répondent à l'étage supérieur autant de colonnes gui soutiennent les arcs. Peut-être peut-on aussi trouver un sens dans la référence à l 'apôtre gui voulait « vérifier » la blessure du Christ (Tomé = Thomas). Le tambour de la coupole est éclairé par deux oculi et couronné à l 'extérieur par une suite de fenêtres géminées constituant une sorte de clocheton 85 cylindrique, assez semblable à celui de l'église Sainte-Marie de Cruas (Vivarais)86. Cet édifice évoque certaines représentations du sépulcre du Christ que l 'on peut voir sur les ivoires et les miniatures 87 . En revanche, le chœur et le sanctuaire oriental sont tout à fait singuliers, stylistiquement, ils paraissent un peu postérieurs. Au niveau supérieur, une absidiole est ménagée dans l 'épaisseur du mur et dans le déambulatoire sont creusées les sept niches auxquelles il a déjà été fait allusion . Le porche principal est à l'ouest , un second porche au sud et un troisième, également au sud, conduisent au chœur. Le second porche est surmonté d 'un tympan sur lequel est sculpté un personnage gui tient une lance dans la main droite et porte sa main gauche sur le côté , il s'agit sans doute de saint Thomas avec la lance de son martyre 88 faisant une allusion à la blessure du Christ. En 1180 et 1185, les documents parlent d'un sanctus tomeus ou thomeus; il s'agit évidemment de la même ecclesia sancti tomei, citée encore en 1200 (et en 1202, 1206 et 1230). Mais en 1203 et en 1260 on mentionne le monasterium sancti thomei, comme dépendant des chanoines de San Salvatore 89 . Il s'agit toujours du même édifice, mais pour quelle destination? Les historiens l'identifient avec un monastère féminin gui occupait l 'église en 133990. Mais il se peut qu'il ait appartenu précédemment à une tout autre congrégation et n'ait été occupé par des nonnes qu'à partir du xrne siècle91. Il pourrait cependant s'agir d 'une communauté
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Cl- DESSUS :
La chapelle haute du noyau central de l'église du Saint-Sépulcre de Ségovie, à laquelle on peut accéder par deux volées de marches, contenait une relique de la Croix et servait probablement à /'Adoracio Crucis du vendredi saint. If n'est pas exclu que la chapelle inférieure (qu'on ne voit pas ici) faisait amsi référence à l 'édicule de la tombe du Christ et qu'elle ait servi pour la Depositio in Sepulchrum, qui suit l 'Adoracio Crucis.
À DRO ITE: Coupe ouest-est du Saint-Sépulcre de Torres del Rio, datant de 1160-1170. Ce relevé d' Heribert Sutter restitue / 'opaion ouvert entre la coupole et la lanterne, d'ailleurs l'historien émet l 'hypothèse d'un édicule du sepulchrum placé dans l'abside 011 sont représentées sur deux chapiteaux fa Déposition et les Saintes Femmes au tombeau. Sutter rapproche ce sanctuaire de l'église octogonale de l'Anastasis en raison de la présence d'un opaion et parce que, pour les Pères de l'Église, le chiffre huit symbolisait la Résurrection. Mais on ne peut écarter les références possibles à f 'octogone du Dôme du Rocheret, surtout, à l'édicule de la tombe du Christ, dont le plan est octogonal, avec huit colonnes, et dont le cegurium pourrait représenter une allusion à la lanterne. Dans ce cas, f 'église serait une « transcription » monumentale de l'édicule de J érusalem.
monastique préposée au domus hospitalis qui existait à Almenno depuis très longtemps mais dont on ignore la date de fondation92. Cette hypothèse justifierait le choix du plan centré du monument, de même que sa dédicace à un saint gui, préoccupé de la blessure du Christ, pourrait être le patron d'un hôpital, et enfin légitimerait le fait que cet édifice soit situé dans la région de Bergame ( ville hospitalis sancti Thome de loco Parzano 93 ). On n'a pas uniquement cherché à reproduire le Saint-Sépulcre en Italie septentrionale. Il y a eu des tentatives de copies au xne siècle en Toscane, comme le baptistère de Pise et dans les Pouilles comme le montre le Saint-Sépulcre de Brindisi, ville ouverte, comme on le sait, aux échanges avec la Terre sainte. On a déjà amplement analysé, depuis Krautheimer, le rapport entre le baptistère de Pise et la rotonde de Jérusalem (même diamètre, mêmes vingt colonnes soutenant des arcs gui se projettent vers l'extérieur, même déambulatoire avec une galerie au niveau supérieur, même alternance de colonnes et de piliers, avec une couverture conique et un opaion) 94 . Quant au Saint-Sépulcre de Brindisi, qui a appartenu aux chanoines du Saint-Sépulcre et avait un hôpital en annexe, il faut remarquer que le déambulatoire n'est pas surmonté d'une galerie, et qu'il est littéralement tronqué, à l'est, par une paroi rectiligne, ce gui évoque le « transept » d'entrée du Saint-Sépulcre de Jérusalem95. On peut trouver ici une singulière analogie avec l'église du monastère Saint-Michel à Schleswig ( milieu du xne siècle ?) où le déambulatoire comportait probablement deux niveaux mais était, là aussi, tronqué à l 'est et se terminait par deux absidioles ménagées dans l'épaisseur du mur96.
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ÉGLISES POLYGONALES : VERS DE NOUVEAUX MODÈLES
En conclusion, trois édifices seront confrontés : le Saint-Sépulcre d 'Asti ( église des Hospitaliers , antérieure à 1169), le Saint-Sépulcre de Pise (peut-être église des Hospitaliers, seconde moitié du xne siècle) et le Saint-Sépulcre (Vraie-Croix) de Ségovie ( qui appartenait aux chanoines du Saint-Sépulcre et/ou aux Templiers , autour de 1208)97. De l 'extérieur, ces trois sanctuaires ont indubitablement des caractères communs : le plan polygonal ( celui de Ségovie est dodécagonal , les deux autres octogonaux), l 'absence de galerie, la disproportion du déambulatoire par rapport au chœur, au point d'en occulter le tambour. En dehors de la dédicace , aucun motif ne justifie le rapprochement de ces trois églises et de l 'Anastasis. Mais nombreux sont ceux qui les comparent au Dôme du Rocher. Ce sanctuaire islamique fut construit par le calife Abd al-Malik ( 685-705) afin de rivaliser avec le Saint-Sépulcre des chrétiens98 et il fut considéré par les croisés et les Templiers comme Templum Domini, il est d 'ailleurs représenté comme tel sur les sceaux des rois de ] érusalem ( avec le Saint-Sépulcre) et sur ceux des Templiers99 . Le Dôme du Rocher possède les mêmes caractéristiques que ces trois églises: de l'extérieur il forme un octogone, avec à l 'intérieur un déambulatoire , sans galerie supérieure, mais formé d 'une double rangée de colonnes, ce qui occulte le tambour central. Les huit piliers d 'angle du chœur dessinent une colonnade octogonale qui épouse le tracé polygonal du bâtiment. Il en va de même pour les piliers du Saint-Sépulcre de Pise 100 et pour ceux du polygone de 7 ou 14 côtés du sanctuaire de Rieux-Minervois (Aude) 101 , et on retrouve à peu près les mêmes caractéristiques dans le chœur de la V raie-Croix et à l 'église des Templiers de Tomar 102. On voit encore des piliers semblables dans le baptistère de Pise, où
Vue des églises Sainte-Croix de Mo ntmajour et Allerheiligenkirche de Ratisbonne, Xlf siècle. Les plans à trois absides et les plans tétraconques ne sont pas toujours des «citations» du Saint-Sépulcre de Jérusalem, ou du moins le fait est-il rarement démontrable. Il s'agit souvent d'éléments de la tradition sépulcrale paléochrétienne, ou de traductions du symbolisme trinitaire et/ou cruciforme.
Mme Boeck a observé une alternance ( un pilier pour deux colonnes) analogue à celle des supports du déambulatoire de la Felsendom103 . La disproportion du déambulatoire a aussi une autre origine, la tentative d 'intégrer, architecturalement, l'espace du sepulchrum ( que représente le chœur) à l 'Anastasis ( à savoir l'édifice tout entier )104 . On ne retrouve cette caractéristique que partiellement au Saint-Sépulcre de Ségovie, dont le chœur se développe sur deux niveaux (cette particularité a été rapprochée de la chapelle de la Croix également sur deux niveaux, puis de la chapelle du Golgotha au Saint-Sépulcre de Jérusalem, et d 'autre part du rite de l'Adoratio Crucis du vendredi saint) 105 . L'hypothèse d'une sorte de « collaboration » entre les chanoines du Saint-Sépulcre et les Templiers dans la conception de ce sanctuaire - destiné à abriter une relique de la Croix 106 - pourrait justifier la double allusion au Saint-Sépulcre ( dans lequel était incluse au x ue siècle la chapelle du Golgotha) et au Dôme du Rocher (Templum Domini). On pourrait encore citer d'autres églises de plan octogonal : les chapelles de Laon et de Metz, Sainte-Marie-des-Hospitaliers de Montmorillon 107 , le SaintSépulcre de Torres del Rio (ayant peut-être appartenu aux chanoines du SaintSépulcre)108, Sainte-Marie d 'Eunate 109, la chapelle de Sainte-Agathe dans le cloître de San Paolo à Ripa d 'Arno à Pise 110 . Renzo Pardi a proposé un double modèle pour les quelques églises à plan centré des Templiers : l 'Anastasis pour les rotondes ( surtout anglo-saxonnes , et l'église de l'ordre du Temple de Paris), le Dôme du Rocher pour les édifices octogonaux (Laon et Metz)1 11. Les Hospitaliers ont, eux aussi, recouru à la rotonde ( en Angleterre) et à l'octogone (Asti et Pise), ainsi que les chanoines du Saint-Sépulcre (Brindisi et Cambridge sont des rotondes, mais le sanctuaire de Torres del Rio est octogonal). La double inspiration fut donc très répandue, et si l'on ne veut pas rattacher simplement l'octogone à une tradition plus ancienne ou à la reconstruction de l 'église de l 'Ascension à Jérusalem (dont ne subsiste que la chapelle du chœur) 112 il faut en dédui~e q_ue le modèle du Dôme du Rocher gagnait du terrain alors même que demeuralt vivante la consécration du Saint-Sépulcre. En conclusion, au xue siècle, alors que le plan polygonal se développait 113, en particulier dans les églises des ordres de la Terre sainte, le modèle de l'Anastasis, qui avait perdu son autonomie lors de la première moitié du xue siècle quand les croisés y ajoutèrent le chorus dominorum, tomba en désuétude 114.
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LES ARTS DE LA PÉRIODE FATIMIDE
LES
P AGE DE GAUCHE:
La technique de la céramique lustrée permet d'obtenir un effet brillant et métallique; elle est tout particulièrement utilisée dam le monde islamique et on la retrouve en Mésopotamie, en Syrie, en Égypte et en Iran, à des époques diverses. Les artistes fatimides y excellèrent, pour représenter des scènes de la vie de cour, comme ce personnage, verre en main, sur fond de décoration florale. Pise, Museo Nazionale di San Matteo.
Fatimides constituaient une dynastie qui relevait du mouvement chiite ismaélite, dont les origines remontent au vm• siècle 1 • Descendants de la lignée d'Ali, cousin du prophète Mahomet, les Fatimides tirent leur nom de Fatima, fille de Mahomet et épouse d'Ali . À la différence de la majorité sunnite de la population, les chiites avaient adopté une structure religieuse et sociale hiérarchique, qui reconnaissait pour chef l'imam (guide) qui devait être nécessairement un descendant direct d 'Ali. En qualité de guide de la communauté, l'imam disposait d'une autorité lui permettant de déterminer la doctrine religieuse. Cette dernière possède une acception « explicite » et une « cachée » qui apparaît en recherchant dans les textes un sens latent par le biais d'une gnose ésotérique. Les orthodoxes sunnites abbasides de Bagdad considéraient les Fatimides comme des hérétiques et leur doctrine comme une menace pour l'orthodoxie des émirs omeyyades d'Espagne. Il est évident qu'une des raisons principales de la constitution d'un califat omeyyade indépendant en Andalousie fut, en fin de compte, de faire obstacle au pouvoir croissant des Fatimides en Afrique du Nord et à la menace de leur expansion dans la péninsule ibérique 2 • De ce fait se créa une curieuse situation historique: au moment où, en 972, le Fatimide al-Mu'izz entrait triomphalement au Caire, trois souverains se prévalaient du titre de « calife » : al-Mu'izz, l'Abbaside al-Muti' à Bagdad et l'Omeyyade al-Hakam II à Cordoue. Mais tandis que le califat abbaside n'était déjà plus que nominal et que le califat espagnol entrait dans une crise qui s'achèverait avec sa disparition en 1031, le califat fatimide commençait à peine à consolider son pouvoir en Égypte. Du point de vue historique et culturel, les Fatimides ont représenté une des puissances majeures du monde méditerranéen. Pendant la première moitié du xi• siècle, l'Empire fatimide était le plus vaste et le plus puissant, de plus sa maîtrise des routes commerciales du pourtour méditerranéen contribua à sa richesse 3• Avec la conquête de l'Égypte, afin de légitimer leur pouvoir dynastique, les Fatimides adoptèrent un cérémonial royal complexe, dérivé de celui qui était en usage à Byzance4 . La splendeur de nouvelles mosquées, de palais et d'autres édifices publics et privés, plus la pompe des cérémonies contribuèrent à la renommée de la capitale, qui devint l'une des villes les plus riches et les plus brillantes du Moyen Âge, rivalisant même avec des villes légendaires comme Byzance et Bagdad.
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C'est en 909 (297 de !'Hégire) que le premier souverain fatimide, 'Ubayd Allah al-Mahdi fit la conquête de l'Ifriqiyya (l 'actuelle Tunisie), qu'il prit aux Aghlabides, et fonda une nouvelle capitale, al-Mahdiyya5 . Une fois bien établi en Tunisie, le pouvoir fatimide s'étendit rapidement à la Sicile6, mais l'objectif expansionniste principal demeurait l'Égypte et ce fut sous le quatrième calife fatimide , al-Mu'izz, que la conquête de cette région s'effectua. Jawhar, général de al-Mu'izz et architecte de la conquête, entra à Fustat en 969 (3 58 de l'Hégire)7, un an plus tard il fondait Le Caire (al-Qahira, c'est-à-dire la Victorieuse) et construisait la nouvelle mosquée, al-Azhar. Par la suite, les Fatimides étendirent leur empire vers l'est, atteignant leur expansion maximale, sous le califat d'al-'Aziz vers la fin du xe siècle. Ils gagnèrent alors le contrôle des deux villes sacrées, La Mecque et Médine, ainsi que celui du Yémen; mais même s'ils eurent brièvement la maîtrise de Jérusalem, de Damas et d 'Alep (et, pour très peu de temps, de Mossoul), la Syrie et la Palestine ne constituèrent jamais réellement un solide fief des Fatimides 8 . Or avec le temps, l 'action des missionnaires, qui devait préparer l'expansion du pouvoir politique, resta lettre morte. Les fortes tensions causées par l'existence d'attentes idéologiques et religieuses contradictoires9 et la réalité des faits entraînèrent une succession de schismes à l'intérieur de la communauté ismaélite, et à partir de la seconde moitié du XIe siècle, le royaume fatimide commença à s'affaiblir. En 1071, les Normands avaient achevé la conquête de la Sicile et, à la suite de conflits ultérieurs avec les Byzantins, les Seldjoukides et les croisés, l'emprise fatimide sur les villes de Syrie et de Palestine s'affaiblit. En 115 3, la dernière forteresse, Askalon, tomba aux mains des croisés. Aussitôt après, l'Empire fatimide commença à s'effondrer, et le premier souverain ayyubide, Saladin, n'eut aucune peine à le détruire définitivement en 1171 10 . La période fatimide en Égypte coïncide avec un développement extraordinaire du commerce méditerranéen, dont l'Égypte était l'un des protagonistes 11 . Le géographe al-Muqaddasi (fin du xe siècle) rapporte que la ville du Caire était un centre du commerce cosmopolite 12 • Une des raisons principales de cet essor réside dans le fait que les Fatimides contrôlaient les routes commerciales les plus importantes. Les négociants transsahariens apportaient non seulement des esclaves mais aussi de l 'or des mines du Soudan 13 . En même temps, les Fatimides dominaient et développaient la route vers l'Inde 14 qui passait par la mer Rouge; cette route se constitua grâce à une alliance étroite entre les Fatimides et les Sulayhides du Yémen. En Méditerranée, les Fatimides nouèrent des liens avec des villes italiennes comme Amalfi, Pise, Gênes et Venise, dont les marchands devinrent des visiteurs assidus des ports de Damiette et d'Alexandrie, ainsi que des principaux ports syriens 15. Les marchandises qui s'échangeaient autour de la Méditerranée étaient nombreuses, allant de riches tissus aux précieuses épices indiennes 16 .
l ' ARCHITECTURE Même s'il en reste peu de traces, il semble évident que les Fatimides avaient déjà mis en route des projets architecturaux et urbains notables pendant les années où la dynastie régnait sur l'Afrique du Nord 17 . Certaines sources nous apprennent que, dans la capitale al-Mahdiyya, il y avait de nombreux palais, des rnaisons, des bains et des caravansérails 18 mais les vestiges archéologiques sont rares et seule la
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Plan et porche monumental de la Grande Mosquée de al-Mahdiyya {Tunisie) dont la construction originale remonte à lëpoque fa timide (au tour de 916). Dans la salle de prière, qui suit le modèle de la mosquée de Kairouan, il fout citer particulièrement la nefcentrale et celle du mihrab, qui comportent une coupole à leur intersection. Le porche, reconstruit à plusieurs reprises, rapp elle les arcs de triomphe romains et les porches des châteaux omeyyades et de Samarra, signe de l'ambition impériale qui stimula la conquête de !Égypte des Fatimides.
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Grande Mosquée peut nous donner une idée de la typologie 19 de ces édifices. Le plan est clairement inspiré de celui de la Grande Mosquée de Kairouan, hypostyle et en T, mais avec un porche central en saillie et des bastions, type de construction inspiré des arcs de triomphe romains et de l'architecture des palais omeyyades. En 947, al-Mansur, le troisième calife régnant en Afrique du Nord, fonda une nouvelle capitale, Sabra Mansuriyya20 , située au sud-ouest de Kairouan, qui resta la capitale fatimide jusqu'en 972, année où al-Mu'izz entreprit la conquête de l'Égypte et s'y installa. Le site de Sabra Mansuriyya n'a été fouillé que partiellement mais selon le témoignage d'al-Muqaddasi la ville était calquée sur Bagdad, elle formait un plan circulaire avec le palais du sultan au centre 21 . Il faut signaler deux autres monuments de cette période, dans le centre de l'Algérie, tous deux érigés par des dynasties mineures sous contrôle fatimide : le palais d 'Ashir, construit autour de 947, quand les Zirides fondèrent leur capitale 22 , et la Qal'a (citadelle) de Banu Hammad 23 , ville dotée de très nombreux palais et fondée autour de 1010. La chronologie n'en est pas claire, mais vu certaines ressemblances avec des édifices comme La Cuba et, surtout, le Castello della Zisa de Palerme 24 , il semblerait que l'architecture de la Qal'a ait influencé celle de la Sicile normande du xue siècle. Après la conquête de l'Égypte, la prospérité économique rendit possible une production artistique florissante et la construction d'édifices importants. Peu de restes subsistent et on en sait beaucoup plus par ce que les témoignages des historiens et des géographes nous rapportent; par exemple Nasir-i Khusraw, en 1047, rapporte que le palais royal se dressait au centre de la ville fortifiée du Caire, et que les diverses parties de l'ensemble, qui comportait aussi bien des cuisines que de magnifiques salles de réception, étaient reliées par des passages souterrains 25 • La splendeur de ce palais est également attestée par deux émissaires des croisés, reçus en 1167 par le dernier des califes fatimides, al-'Adid. Ils rapportent qu'il leur fallut traverser de nombreuses cours majestueuses pour parvenir à l'impressionnante salle où le calife siégeait sur un trône d'or 26 . Il reste davantage d'édifices
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de l'architecture religieuse. Les mosquées d'al-Azhar et d'al-Hakim sont typiques de la première période fatimide 27 • Leur décoration fait référence à des styles antérieurs, déjà vus à Samarra28 et consiste en reliefs en stuc, en pierre et en bois, avec des motifs géométriques, végétaux et épigraphiques. Heureusement, on conserve un certain nombre des splendides bois travaillés en relief de la mosquée d'al-Hakim, certains encore in situ 29. Les mosquées al-Azhar et al-Hakim ont un plan hypostyle, typique des grandes mosquées congrégationnelles. Cependant, durant la période fatimide tardive, le plan des mosquées changea considérablement, celles-ci devinrent de petits sanctuaires, probablement consacrés au culte de saints. Il reste aussi en Égypte, de la période fatimide, un grand nombre de complexes funéraires et commémoratifs. Il s'agit de mausolées comme, par exemple, celui de Sayyida Nafisa ( 1089, 482 de l'Hégire) et de sanctuaires, dont ceux d'Umm Kulthum ( 1122, 516 de l'Hégire) et de Sayyida Ruqayya ( 1133, 527 de l'Hégire) 30 . Mais peut-être les constructions les plus imposantes de la période fatimide sont-elles les murailles massives des villes, en particulier les trois principales portes fortifiées du Caire, Bab al-Nasr, Bab al-Futuh et Bab al-Zuwayla, édifiées en pierre robuste et munies de bastions et de tours 31 .
LES ARTS DU LIVRE
La bibliothèque des Fatimides était l'une des plus grandes du monde médiéval. Elle contenait des livres, souvent illustrés, en plusieurs langues et sur des sujets divers : scientifiques, littéraires, philosophiques, religieux. Malheureusement, la bibliothèque fut détruite et dispersée à la chute de la dynastie, quand elle tomba aux mains des Ayyubides au xne siècle 32 . Même les manuscrits du Coran datant de cette époque sont extrêmement rares ; toutefois un exemplaire intact nous a été récemment signalé. Il se trouve à la Chester Beatty Library de Dublin et date de 1037, soit l'an 428 de l'Hégire 33 . Mais peut-être l'exemple le plus remarquable est-il le Coran dit« Coran bleu», écrit en lettres d'or sur parchemin teint à l'indigo, qu'on peut assigner à l'Afrique du Nord fatimide du xe siècle 34 . Divers autres manuscrits du Coran peuvent être attribués à la période fatimide, y compris celui qui se trouve au Victoria and Albert Museum de Londres 35 , mais en ce qui concerne la production de manuscrits non religieux, peu ont été conservés, à part un manuscrit complet du xre siècle, bref récit d'un musicien à la cour fatimide, Ibn al-Tahhan 36 qui exerça son art sous le règne du calife al-Zahir ( 1021-1036, 411 -42 7 de l'Hégire). En ce qui concerne la peinture, on peut se faire une idée du style de la période fatimide37 en se fondant sur des fragments retrouvés à Fustat, comportant des esquisses, des dessins et des miniatures, dont la majeure partie se trouve à présent conservée dans la collection Keir de Londres 38 . Certains sont de simples esquisses à l'encre noire, d 'autres sont peints de couleurs légères, tandis que d'autres encore rappellent le style naturaliste des peintures murales de la période classique 39 . Un folio conservé au Metropolitan Museum de New York 40 présente un intérêt particulier. Cet extrait, datant du début du xne siècle, comporte deux miniatures, l'une représentant un lièvre, l'autre un lion, et il s'agit probablement d'un des premiers exemples de bestiaire illustré qui deviendra plus tard une tradition florissante 41 . La très faible quantité d'ouvrages subsistants ne permet pas de tracer une histoire cohérente des arts du livre, mais il est possible de suivre le développement de la
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EN HAUT:
Reconstitution de la mosquée al-Hakim au Caire, qui fut achevée dans les premières années du Xi' siècle. L'architecture est celle qui avait cours en Égypte, mais le porche monumental reproduit celui de al-Mahdiyya. Les deux minarets en façade sont une innovation et anticipent sur les développements ultérieurs de l'architecture mamelouke. Cl-DESSUS :
Plan de la mosquée al-Azhar, construite au Caire en 970-972, cet édifice devint très vite un important centre d'enseignement. Les portiques de la cour (sahn) furent ajoutés à l'époque du calife al-Hafiz (J 130-1149) mais les madrasa et la colonnade au-delà de la qibla sont des ajouts ultérieurs.
Vites de la salle de prière et de la cour. La nefcentrale qui conduit au mihrab est soulignée par le porche monumental. Le parapet qui le couronne et rappelle des précédents omeyyades, cache ici la seconde coupole, édifiée elle aussi sous le règne du calife al-Hafiz. Le doublement de la coupole était fréquent en Afrique du Nord et fut introduit en Égypte par les Fatimides.
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peinture en se fondant non seulement sur les témoignages cités mais aussi sur les peintures murales, celles sur bois et celles sur d'autres matériaux comme lacéramique42. Un cycle pictural d'une extrême importance pour la reconstitution d'un « style fatimide » est conservé à Palerme sur le plafond en bois de la chapelle palatine, érigée à l'époque normande par le roi Roger II et terminée en 1143 43 . D'autres peintures semblables figurent sur le plafond de la cathédrale de Cefalù 44 . L'hypothèse que les artistes provenaient du royaume fatimide ou, du moins, qu'ils travaillaient selon une tradition fatimide est confirmée par la découverte récente d'un plafond du xe siècle au Caire, peint de fleurs et d 'animaux, stylistiquement analogues aux peintures de la chapelle palatine de Palerme45 . En se fondant sur des extraits de manuscrits ainsi que sur des peintures sur bois et sur céramique, on peut inscrire la peinture fatimide dans un courant dit « classique » 46 , terme que nous employons ici soit pour désigner la tradition gréco-romaine, soit pour définir les traits stylistiques des visages humains qui font référence aux peintures du centre de l'Asie comme celles de Miran qui datent du me siècle47. L'étude de la peinture fatimide est donc à situer dans un contexte historico-artistique plus ample, qui cherche à prendre en considération les liens entre ses antécédents « classiques » ( hellénistiques tardifs et centre-asiatiques) et les échos qu'elle a eus ultérieurement au-delà de l'Égypte fatimide, par exemple dans les peintures de la chapelle palatine de Palerme au XII° siècle et dans les miniatures nord-africaines du xme siècle, comme celles de !'Histoire de Bayad et Riyad48 •
LES ARTS DÉCORATIFS
Les exemples des divers arts décoratifs pratiqués en Afrique du Nord durant la période fatimide sont peu nombreux. Un tiraz fabriqué sous le règne du calife al-Mu'izz (daté de 965, 354 de !'Hégire) est considéré comme le tissu fatimide le plus ancien49 . L'inscription qui y figure comporte une formule chiite qui proclame l'appartenance d'al-Mu'izz à la lignée des Alides et deviendra un des éléments de la phraséologie fatimide officielle. Une boîte rectangulaire en ivoire, fabriquée à Mansuriyya, est ornée d'une dédicace qui mentionne al-Mu'izz: on peut la dater entre 952 et 972 (341 et 362 de !'Hégire), période durant laquelle le calife avait établi sa résidence en Égypte 50 . Les côtés en sont décorés d'une bordure de volutes, peinte en vert et rouge, qui évoque les ivoires plus tardifs qu'on qualifiera de siculo-arabes. Il existe un nombre notable de céramiques fatimides produites en Afrique du Nord et, outre les carreaux peints et polis de la Qal'a de Banu Hammad 51 , on a des exemples de vaisselle polychrome d'une diversité remarquable 52 . Le répertoire décoratif de celle-ci comporte des figures humaines se livrant à différentes activités (surtout la chasse et la guerre), des animaux et des bandeaux épigraphiques. D'autres objets relèvent d'une tradition locale antérieure, que les Fatimides poursuivirent après la conquête de l'Égypte. Mais ils créèrent et développèrent également une céramique complètement différente. Même si on peut l'assimiler à un style méditerranéen au sens large, qui inclut des éléments byzantins, elle présente cependant davantage d 'affinités avec la Perse et la Mésopotamie. En effet, la céramique fatimide offre des formes et des motifs ornementaux distincts : les motifs géométriques et végétaux appartiennent au répertoire de l'Égypte de
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Dans la mosquée abbaside d1bn Tulun au Caire, al-Afdal, vizir du calife fatimide al-Mustansir, fit ajouter en 1094 un mihrab en stuc richement décoré, avec des inscriptions en caractères coufiques; le style et la réalisation, avec un cadre encastré dans l'autre, suggèrent une influence persane. Le Caire, musée d'Art islamique.
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l'époque, que l'on peut voir sur les stucs, les bois sculptés et les tissus, tandis que les figures humaines appartiennent à un style emprunté à la tradition classique, parfois avec des éléments humoristiques, lesquels sont absents des conventions abbassides, plus formelles. La chronologie se base dans une large mesure sur les inscriptions de trois objets peints qu'on peut dater du règne de al-Hakim (996-1021, 386-41 1 de l'Hégire), et gui servent de références 53 . Une partie de la céramique fatimide a été retrouvée dans les ruines de Fustat, mais on trouve aussi des indications inattendues dans les églises italiennes ornées de bassins en céramique construites entre le xre et le xve siècle 54 . Dans la majorité des cas, ces objets en céramique ont été insérés dans les murs au moment de l'édification; or, comme la date de la construction de certaines de ces églises est bien connue, on peut en déduire de précieux indices chronologiques, car on peut supposer que beaucoup de ces céramiques sont contemporaines de l'élévation du sanctuaire. Le type de four utilisé pour la cuisson de ces céramiques, et répandu dans l'ensemble du monde islamique, était à flamme directe. Le four consistait en une construction circulaire ou ovale, divisée en deux chambres et couverte d'une coupole percée gui provoquait un courant d'air ascendant. Pour les céramiques lustrées, la seconde cuisson a lieu dans un four à réduction, gui joue sur les oxydes d 'argent et de cuivre gui ont été précédemment appliqués sur la surface refroidie de l'objet après la première cuisson, ces oxydes sont alors fixés sur la surface sous la forme d'une pellicule de métal pur. Cette seconde cuisson était une opération particulièrement délicate car, pour obtenir une coloration régulière, il fallait maintenir la même température dans toute la chambre 55 . La gamme de couleurs va de reflets métalliques brunâtres à des reflets rougeâtres ou jaune doré, gui donnent l 'impression d'une peinture d 'or. Le répertoire décoratif et figuratif de la céramique est extrêmement intéressant car il comporte des thèmes variés, allant des plaisirs de la cour (princes assis, coupe en main, ou prêts pour la chasse au faucon, musiciens, danseuses) à des scènes de la vie quotidienne ( esclaves conduisant des animaux à leurs enclos, lutteurs, combats de coqs, activités agricoles). Ce répertoire a amené à parler d'un « réalisme » de l'art fatimide 56 . Mais le style de cet art rappelle plutôt celui de l'art hellénistique tardif, et la majorité des thèmes, y compris ceux gui se rapportent aux activités quotidiennes, s'inspirent de la vie princière 57 • Cela conforte l 'hypothèse, faute de sources documentaires gui puissent permettre de reconstituer l'économie de la production de la céramique, que la majeure partie des pièces a été fabriquée pour la cour. Les fouilles effectuées à Fustat par le Centre américain de recherches en Égypte entre 1965 et 1981 n'ont pas seulement été fondamentales pour l'étude de la céramique mais ont aussi été d 'une importance capitale pour l'histoire du verre à l'époque fatimide . Elles ont révélé l'existence de nombreuses pièces, aussi bien d'usage courant que de luxe 58 . La découverte d'une épave au large de la côte turque, à Serçe Limani près de Bodrun, fut également d 'une grande importance. On a retrouvé plus de quatrevingts récipients de verre intacts et, en examinant des dizaines de milliers de fragments, on a pu reconstituer un nombre surprenant d'objets plus ou moins complets. Si l'on précise que ce navire a coulé probablement durant le second quart du XIe siècle et que sa cargaison était sans doute de production récente, cette découverte nous apporte de nouveaux témoignages sur la verrerie fatimide 59 . Ces
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À Kairouan, en Tunisie, on réalisa
un Coran en caractères coufiques dorés, avec des ornements d 'argent sur un parchemin teinté de bleu. La méthode de coloration du parchemin, qu'on retrouve en Orient et à Byzance, a fait supposer qu'on voulait rivaliser avec les documents les plus précieux des empereurs byzantins. Les pages de ce Coran sont dispersées dans diverses collections. Paris, Institut du monde arabe, AI 84-9. EN BAS:
Ce fragment, représentant un coq, à l'encre et à l'aquarelle sur papier, témoigne
d'une tradition de peinture classique en Égypte à lëpoque islamique. La touche picturale et la gamme chromatique rappellent les peintures murales romaines de !'Antiquité tardive. Ce document p rovient de Fustat (Égypte) et est daté des Xl'-XII' siècles. Paris, Institut du monde arabe, AI 87-31.
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informations concernent aussi bien la forme que la technique. À côté de formes traditionnelles, par exemple des carafes, qu'on peut rattacher à une tradition et une technique classiques et sassanides, on voit apparaître des formes nouvelles, par exemple des bouteilles à col élevé, dont le corps prend la forme d 'un marteau ou d 'une cloche. Une des techniques de décoration les plus répandues était le verre soufflé et moulé, car il était plus facile de produire des motifs en relief par cette méthode qu'en taillant le verre , technique alors réservée aux objets rares et onéreux, qui nécessitaient une compétence particulière. Le soufflage permettait une production en série, et les objets moulés constituaient un succédané bon marché des objets en verre taillé. On trouve aussi un certain nombre de verres peints et lustrés (la technique est pratiquement la même que pour la céramique peinte et lustrée) et on peut supposer que les mêmes artisans utilisaient les mêmes fours pour l 'une et pour l'autre. Toutefois, il semble que la peinture sur verre soit née en Égypte au ive ou au v e siècle avant notre ère, tandis que la peinture sur céramique est une invention islamique apparue en Mésopotamie dans la région de Samarra au 1xe siècle6°. Une des réalisations les plus remarquables de la période fatimide est certainement la production d'objets en cristal de roche 61. Al-Biruni (première moitié du x1e siècle), esprit universel, considérait le cristal de roche - c'est-à-dire un quartz d'une extrême pureté - comme « la pierre la plus précieuse. Sa valeur réside dans sa limpidité et dans le fait qu'il fusionne deux éléments, l'air et l 'eau62. » La carafe d'al-'Aziz, conservée dans le Trésor de Saint-Marc à Venise constitue, avec quatre autres pièces qui ont subsisté 63, l 'apogée de cette production. La maîtrise des artisans égyptiens était certainement le fruit d 'une longue tradition. Malheureusement, nous ne disposons d 'aucune information sur l 'évolution de cette technique, ni sur sa situation économique et sociale, durant la période fatimide. Évoquant la fabrication à Basra, al-Biruni rapporte que le bloc de cristal brut était d'abord examiné par un expert, qui établissait quel objet pourrait être élaboré, avant d'être confié à un artisan. En outre, les observations de Nasir-i Khusraw sur le travail et la vente du cristal de roche au bazar du Caire permettent au moins de conclure que, même s'il existait un atelier attaché au palais qui produisait les pièces les plus fines , il y avait certainement d 'autres ateliers où se fabriquaient des objets destinés au marché64 . Il existe également une production d 'objets en cristal de roche en Mésopotamie et en Iran qui remonte aux Sassanides. Mais dès le 1xe siècle cette production apparaît également en Égypte. Un répertoire commun de techniques et de formes confirme la coexistence d 'ateliers où les artisans travaillaient aux même types d 'ouvrages 65 . Pour obtenir les détails délicats de la surface des objets en cristal de roche, le lapidaire se servait d'un tour à archet . L'abrasif était probablement du sable ou une pâte composée de poudre de diamant. D'une main l 'artisan faisait tourner la barrette en poussant l'archet en avant puis en le tirant en arrière , tandis que de l 'autre il tenait l 'objet de cristal et l'appuyait contre la fraise ou le disque . On trouve une démonstration de cette opération dans la marge d 'une des pages d'un album destiné à l 'empereur moghol Jahangir, produit autour de 162066 . Beaucoup d'objets fatimides en cristal de roche sont conservés dans des collections européennes. Une fo is parvenus en Europe, ils entraient dans des trésors princiers ou religieux et, dans la majorité des cas , on les insérait dans des montures d 'or ou d 'argent qui en augmentaient encore la valeur67 . La lampe de cristal de
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Ce panneau de bois travaillé en relief figure un prince en train de boire, assis les jambes croisées, sur un fond d'arabesques. Par sa technique de taille et par la thématique du cycle princier, cette pièce est très comparable à quelques-um des panneaux qui décorent le palais royal fatimide. Égypte fatimide, XI' siècle. Londres, Victoria and Albert M useum.
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Deux exemples de céramique fatimide de production nord-africaine du XI' siècle. Sur le plat du haut, on peut voir une antilope dont la tête tournée en arrière se détache sur un fond de fleurs, ainsi qu'un arbre stylisé et les lettres qui composent le nom d'Allah. Tunis, musée du Bardo. L'autre plat montre une grande embarcation à voile, il a été fabriqué en Tunisie ou à Majorque. Son iconographie rappelle
la peinture fatimide de cette période. Il provient de San Pietro a Grado. Pise, Museo Nazionale di San Matteo.
roche conservée dans le trésor de Sainte-Claire à Assise fut transformée, moyennant l'ajout d 'une monture en argent doré et en pierres précieuses , en un reliquaire contenant les ongles de sainte Claire68 . Mais l'un des cas les plus spectaculaires est celui du reliquaire du Sang miraculeux du Trésor de Saint-Marc à Venise. La splendide monture en or pur, réalisée à Venise au xme siècle, soutient élégamment la bouteille de cristal de roche fatimide, des xe-xre siècles qui comporte une inscription en arabe, cependant sur un des anneaux d 'or de la monture, une autre inscription, en latin, dit : Hic est sanguis Christi 69.
LES TEXTILES
L'industrie et le commerce des textiles en Méditerranée au Moyen Âge fut un facteur vital pour l'économie égyptienne, et la production et le travail du lin contribuèrent beaucoup à la prospérité de l'Égypte fatimide, animant tout un réseau de commerces et d'industries. Le tiraz est un type de tissu dont on a conservé une quantité considérable datant de la période fatimide. Il s'agit d 'une étoffe ornée de bandes épigraphiques ou décoratives, brodées, tissées, peintes ou imprimées. À l'origine, ce mot désignait, semble-t-il, un vêtement richement brodé, destiné au sultan et à la cour, ou un vêtement honorifique, offert en récompense ou en cadeau à un dignitaire. Mais comme de nombreux tiraz portaient des inscriptions avec le nom du calife et la mention khassa ou 'amma, termes qu'on pourrait traduire par « privé » ou « public », le mot tiraz désigne aussi des tissus produits pour un marché plus vaste 70 • En fait, de nombreux tissus de ce type portent des inscriptions qui sont de simples formules, parfois même sans signification précise, de sorte qu'on peut aussi entendre tiraz comme un terme générique désignant des vêtements ornés d 'une bande décorative quelle qu'elle soit. La majeure partie des tiraz de la période fatimide proviennent d 'Égypte, où le soleil et le climat sont particulièrement favorables à la conservation des matières organiques ; ils portent souvent des inscriptions indiquant leur origine. Les lieux ainsi mentionnés - Misr, Damiette, Shata, Bura, Tuna, Tinnis et Dabiq sont confirmés par les documents écrits , et tous , excepté Misr, se trouvent au nord-est du delta du Nil et bénéficiaient de la proximité d'un port dans cette période de commerce cosmopolite croissant 71 . De la fin du xe au xre siècle, avec l'expansion des m archés européens et les progrès techniques de la navigation, la situation économique générale devint très favorable au développement de l 'industrie textile dans les villes côtières. Les tissus de la région du delta qu'on connaît représentent un large éventail qualitatif, qui semble correspondre à une industrie très diversifiée . Les tissus fatimides qui nous sont parvenus sont, pour la plupart , en lin tissé dans le sens « S » , ce qui veut dire que le dévidoir tournait les fils vers la droite, en suivant leur torsion naturelle. Cette uniformité rend impossible d 'identifier les ateliers d'orig ine et ne permet pas non plus de distinctions chronologiques, car la même méthode était aussi caractéristique de l 'Égypte pharaonique. Ces textiles présentent , tout au plus, un contraste avec différents tissus abbassides, tulunides et ikhchidides , qui sont en majeure partie tissés dans le sens « Z » . Les bandes épigraphiques ou ornées de motifs décoratifs des tiraz sont en laine ou en soie. On utilisait la laine pour orner les tissus coptes, et les témoignages écrits ou matériels montrent qu'en Égypte on produisait encore de la laine pour les musulmans au début de la
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Dans l'Égypte fatimide, l'art de la taille du cristal de roche a atteint son apogée. Une des pièces les plus splendides est cette carafe aux parois très minces, avec une décoration en relief- un oiseau de proie qui attaque une gazelle au milieu de feu illages extrêmement complexe et recourant à differents types de taille. XI' siècle. Londres, Victoria and Albert Museum.
période islamique. Mais la laine fut supplantée peu à peu par la soie, utilisée durant toute la période fatimide, bien que ce fût un produit d 'importation onéreux. On mêlait parfois à la soie des fils d'argent ou d 'or, entortillés à des fils de soie. Le « voile de sainte Anne », fabriqué sous le règne du calife al-Musta'li (1094-1101, 487-495 de !'Hégire) est un exemple célèbre d 'un tissu avec des bandes tissées de soie et de fils d 'or72 .
LA
SCULPTURE
Les Fatimides nous ont laissé de nombreux exemples de sculpture sur ivoire, sur bois, sur pierre ou sur métal. On employait l'ivoire pour des produits de luxe; durant la période islamique, c'était le plus souvent de l'ivoire d'éléphant, provenant probablement d 'Afrique orientale. L'ivoire pouvait servir à fabriquer les manches des poignards et l'os était utilisé pour les incrustations des marqueteries , mais on n'a encore identifié aucun objet en défense d 'hippopotame, bien qu'on ait retrouvé récemment à Gao (Mali) une grande quantité de défenses destinées vraisemblablement au commerce transsaharien avec l 'Afrique du Nord. Il reste peu d 'ivoires fatimides comportant des images sculptées . Parmi les plus célèbres figurent six panneaux sculptés et ajourés conservés au musée du Bargello de Florence , leur technique de taille à l'onglet confère du volume aux figures. D 'autres panneaux analogues se trouvent à Paris et à Berlin7 '. On constate une étroite parenté entre les panneaux d'ivoire de Florence, Paris et Berlin et des bois provenant de palais fatimides (réutilisés ultérieurement dans le maristan. c'est-à-dire l'hôpital de Qala 'un) qui remontent au xre siècle -4 . Leur iconographie reprend le cycle princier, avec des scènes de la vie de cour, des domestiques qui vaquent à leurs occupations et le souverain entouré de sa suite, de musiciens et de danseuses. Comme pour la céramique, le réalisme de certains éléments se rattache à la survivance de la tradition classique et hellénistique de l'Égypte fatimide , source d 'une iconographie à laquelle les artisans puisaient parfois directement. L'Égypte fatimide a assisté à une grande floraison de la sculpture sur bois. Découlant du mélange des styles copte et tulunide, les panneaux de bois sculpté fatimides se caractérisent par une taille plus complexe et un répertoire iconographique plus riche. Cette complexité s'intensifie dans les motifs géométriques et les entrelacs des deux mihrab des mosquées Sayyida Nafisa et Sayyida Ruqayya, dont il a déjà été question 75 . Mais le recours à des motifs figuratifs devient aussi plus fréquent et plus varié. Les techniques de sculpture sont également d'une grande diversité . On ne retrouve plus les effets, amples et arrondis, que produisait la taille à l'onglet dans les sculptures abbasside et tulunide, bien que les Fatimides y aient encore eu recours, par exemple, dans le panneau spectaculaire qui représente deux gazelles entre des volutes végétales (au Musée national de Koweït). La profondeur de la taille peut varier, comme c'est le cas sur certains ivoires, pour produire un relief sur deux plans ; certaines des frises réutilisées dans le maristan de Qala'un en sont un exemple, les figures humaines se détachant ainsi sur un fond de rinceaux . Inévitablement, le soin apporté à l'exécution varie d 'une pièce à l'autre, mais il faut relever la délicatesse et le raffinement du détail obtenus dans l'exécution des panneaux provenant du palais royal comme, par exemple , les costumes et les animaux figurant sur l 'un des panneaux conservés au musée du Louvre 76 . D 'après
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P AGE DE DROITE :
Pièces d'un jeu d'échecs en cristal de roche, importé dans fa péninsule ibérique et p rovenant de fa collégiale Sent Pere d'Ager, Lérida. Musée diocésain d'Uigel. P AGES SUIVANTES :
Ces quatre petites plaques d'ivoire évoquent bien le goût des Fatimides pour fa représentation des plaisirs de fa cou;: Les musiciem et les danseuses correspondent à des motifs devenus célèbres daw l'art fatimide. La technique utilisée (le relief ou f'ajoui) produit un résultat d'une grande délicatesse dans le modelé des corps et fa sinuosité du mouvement. Florence, M useo Nazionafe de! Bmge!!o.
Ces boucles d'or figurent parmi Les plus be. exemples de filigrane fatimide. À L'origine, elfes étaient encore embeffies par des perles et des pierres précieuses. Effes proviennent d'Égypte ou de Syrie. Xf' siècle. New York, Metropolitan Museum.
PAGE DE GAUCHE :
Cette aiguière en forme de ceifa toute fëfégance et fa grâce des métaux fatimides. Ces objets diffèrent des objets analogues fabriqués en Perse par leur conception plus naturaliste et par leur dessin plus fluide. Par La suite, ils ont servi de prototypes pour des bronzes romans analogues. Naples, Museo di Capodimonte.
des analogies thématiques et techniques, on peut supposer que les mêmes artisans travaillaient le bois et l'ivoire. Cependant, les témoignages font défaut à ce propos, et si l'on sait g ue les Fatimides contrôlaient l' exploitation de l'acacia en HauceÉgypte, on ne possède pas de documents sur l'organisation et l 'économie de l'industrie du bois. Le pin, l'acacia, le cyprès, le buis, l'ébène et le teck sont guelgues-Lrnes des matières premières - indigènes et importées - utilisées à l'époque fatimide . Il ne faut pas oublier que l'Égypte était alors bien plus abondamment boisée qu'aujourd'hui; toutefois, l'essentiel de son approvisionnement en bois était alors importé, sans douce à grands frais. On sait peu de chose du travail du métal chez les Fatimides et les vestiges gui subsistent sont rares. On attribue souvent à l'Égypte fatimide les animaux en ronde-bosse de métal, même si beaucoup d'encre eux ont été faits en Iran, en Espagne et en Sicile. L'aguamanile en forme de lion conservé au musée d'Art islamique du Caire est généralement considéré comme fatimide, ainsi que le cerf du xre siècle gui se trouve au musée Capodimonce à Naples--. L'origine du griffon de Pise demeure incertaine, mais son attribution à l'art fatimide semble peu plausible78 . Une des pièces importances gui contribue à notre connaissance des métaux de l'époque fatimide est un coffret d'argent doré et niellé, orné d'un fin motif en spirale gui en couvre toute la surface. Sur les bords du couvercle, une inscription en caractères COL1figues indique gu' il a été exécuté pour le trésor de Sadaga ibn Yousouf, personnage qu'on a récemment identifié comme le vizir du calife al-Mustansir encre 1044 et 1047 79. La période fatimide a vu aussi une production notable de joyaux, qu'on a surtout retrouvés dans les fouilles de Fustat, mais gui proviennent aussi de sites archéologiques syriens et nord-africains 80 . Ces bijoux sont d'une exécution très raffinée, souvent par granulation ou en filigrane d'or, comme, par exemple, une série de boucles d'oreilles en forme de nacelle ou de croissant, avec deux anneaux aux extrémités et un fil d'or pour les insérer dans le lobe.
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LES INFLUENCES CHRÉTIENNES SUR L'ART DE LA SYRIE ET DE L'EGYPTE /
DANS
PAGE DE GAUCHE:
Nativité, évangéliaire provenant de
la région de Mossoul, 1216-1220. Cette région, située dans l'actuel Irak septentrional, présente des caractéristiques originales de la production artistique islamique. L'enluminure des manuscrits était souvent réalisée dans des monastères chrétiens; une vingtaine de maîtres animèrent dans cette zone une importante école de travail des métaux. Les figures de cette miniature présentent une même approche stylistique que dans l'art des métaux: corps allongés, tête soulignée d'une auréole, avec des particularités physiques et des vêtements qui rappellent la production byzantine. Londres, British Museum, Add 1170,f' 21.
toutes ses expressions culturelles, le monde islamique a été incroyablement dynamique, et c'est même sur ce dynamisme qu'il a construit son identité. Le précepte coranique du pèlerinage à La Mecque s'est avéré un extraordinaire véhicule de convergence - dans le temps et dans l'espace - et a entraîné d'importantes conséquences dans presque tous les secteurs du savoir. L'art ne fait pas exception. Le langage artistique islamique en particulier, après une période de formation 1 durant laquelle ses racines plongeaient dans des terrains disparates, a peu à peu élaboré une conception décorative originale, caractérisée par une nature double. Apparaît d'une part, en accord avec une idéologie politique qui, à partir de la période abbasside ( milieu du vme siècle), s'est de plus en plus précisée et structurée, un ensemble de concepts peu nombreux mais précis. L'ostentation est banie, mais l'artiste dispose d'une liberté absolue pourvu qu'il ne prétende jamais entrer en compétition avec l'œuvre créatrice de Dieu, il tend alors vers l'élaboration de représentations interchangeables, dans lesquelles il établit sciemment un équilibre entre un naturalisme végétal et floral (acanthe/vigne / rosette /palmette) et une abstraction géométrique répétitive, en incluant des ornements modulaires à schéma infini. D'autre part, les caractéristiques locales qui se forment - par exemple en Iran, en Inde et dans la région syro-égyptienne - ne sont pas étouffées mais plutôt exaltées dans leur spécificité. Sur l'ensemble de cette création on a jeté un voile, voile tellement épais qu'on pourrait parler d'une couche de crépi qui recouvre et unit l'ensemble de l'art islamique: l 'épigraphie, véritable manifestation stylistique de l'islam triomphant occulte souvent le reste de la production artistique. L'écriture, coranique évidemment, devient non seulement l'instrument de communication d'une civilisation, laquelle reposait pourtant dès ses débuts sur des valeurs orales, mais également un principe unificateur de l'art musulman et du monde arabe ( c'est-à-dire sémitique) dans un contexte extrêmement composite. La question n'est nullement secondaire : dans un récent essai, G. Scarcia2 soutient une thèse selon laquelle l 'esthétique islamique ne serait rien d 'autre que la poursuite de la tradition classique la plus authentique, elle en constituerait même la continuation la plus évidente, même si elle est originale. Cette thèse n'est pas
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La citade!!e d'Afep, édifiée au début du Xllf siècle, constitue un des principaux exemples d'architecture militaire islamique, on y décèle de nombreuses influences venues des croisés. La majesté des murailles est encore spectaculaire aujourd'hui et la netteté formelle des lignes architecturales, qui allègent la masse des remparts, est magistrale. C'est un chefd'œuvre de style et de pe,fèction fanctionne!!e.
nouvelle dans la mesure où elle s'applique à d'autres champs de recherche3 mais elle n'avait pas été formulée, du moins pas de façon explicite, à propos du domaine artistique. Cependant, si l'on considère l'extraordinaire floraison de l'art islamique qui eue lieu entre le XIe et le xme siècles on peut alors observer quels éléments plus distinctement occidentaux - mais peut-être faudrait-il dire plus méditerranéens apparaissent dans l'art de la Syrie et de l'Égypte. Il peut sembler singulier de traiter ensemble et à l 'exclusion d'autres aires ces deux zones géographiques, mais dans l'état actuel des connaissances, qui sont maigres, et en l'absence de données archéologiques adéquates, on ne peut (surtout pour les arts décoratifs, qui jouent un rôle si important dans l'islam) attribuer les œuvres à l'un ou l'autre de ces pays (Le Caire ou Damas). Cela n'est guère surprenant, au regard de la mobilité caractéristique du monde musulman, phénomène qui était en fait largement répandu dans l 'ensemble du monde médiéval. Les artistes (mais aussi les artisans spécialisés) allaient et venaient au service du plus offrant, créant ainsi une mobilité du marché de la création artistique qui ne peut être comparée à celle de notre siècle, bien qu'elle incarne une certaine modernité dans un monde que l'on a qualifié de « village planétaire ». Le substrat artistique de la Syrie, héritière d'un art antique classique, dont les traits sont encore perceptibles dans l'urbanisme de villes comme Alep et Bosra4, représente une source importante dans l'évolution de l'art figuratif islamique. L'art antique syrien, avec son « industrie artistique » 5 est stylistiquement proche des mosaïques qui décorent le Dôme du Rocher à Jérusalem ( 685-705 )6 et la Grande Mosquée de Damas (706-715f. Ces thèmes classiques antiques réapparaissent parfois dans un langage peut-être moins équilibré et précis. Ainsi, les mosa·iques de la madrasa Zahiriyya à Damas (XIIIe siècle)8 sont inspirées de la grande tradition omeyyade, et on peut les considérer comme un exemple de « néoclassicisme ». Cependant celles de la Grande Mosquée de Cordoue et également celles du Castello della Zisa de Palerme présentent une conception différente
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P AGE DE DROITE :
En 1296 Le Mamelouk al-'Adil Kitbugha fit entreprendre au Caire la constmction d'un extraordinaire ensemble comprenant une madrasa {école coranique) et un mausolée, l'entreprise fitt achevée par son successeu,; le sultan af-Nasir Muhammad. Le porche gothique a été construit après la conquête de Saint-Jean-d'Acre, demier port occupé par les croisés en Terre sainte, par le frère d'al-Nasù; al-AshrafKhalil. Le minaret qui se dresse au-dessus du porche, montré page 143, est dans un style complètement différent et constitue un cas unique dans le panorama du Caire.
puisqu'il ne s'agit pas d'une simple évocation mais plutôt d'une continuité stylistique afin d'affirmer une affiliation. Les anciennes mosaïques en Syrie, mais au Caire également, - par exemple à la madrasa du sultan al-Mansur Qalawun (1284-1285) 9 - montrent de façon évidente, dans ce contexte, leur influence byzantine (dans l'acception la plus ample qu'on puisse donner à ce terme). Or cette influence émane de l'expérience d'artistes syriens. Cependant, on perçoit aussi des sources d'inspiration provenant de sites orientaux tels Samarra en Mésopotamie dont les traits stylistiques transparaissent au Caire, dans la mosquée d'Ibn Tulun (876-879) 10 . Son plan (même si le minaret a certainement été refait) est inspiré de la ziyada, mais ses éléments décoratifs, dont les bois et les stucs, transcrivent une source irakienne. Ainsi au Caire, site le plus intéressant parce qu'il procède d'une réédification (mais ce devait déjà être le cas à Samarra), les dimensions et l'importance que la ville a acquises résultent d'ascendances disparates assez aisément discernables. Mais l'élément peut-être le plus important demeure l'influence copte: celle-ci est déterminante pour comprendre les tendances qui se sont manifestées dans l'Égypte islamique. En effet, dans sa production artistique comme en d'autres domaines, l'islam a superposé son action sur des courants artistiques déjà présents sur les territoires qu'il occupait, et il s'en est fait l 'interprète 11 . Même si parfois les historiens exagèrent l'importance des expériences artistiques antérieures ou concomitantes, ou, au contraire, les nient 12 . On peut cependant affirmer qu'en Égypte, les coptes ont joué un rôle décisif puisque leur culture ne fut ni éradiquée ni totalement absorbée mais continua à prospérer, fût-ce en position minoritaire, souvent à l'écart (par exemple dans les monastères). La perte d'un édifice aussi important que la mosquée de 'Amr (641-642) à Fustat 13 , qui fut entièrement reconstruite, empêche hélas la comparaison avec les constructions chrétiennes qui la côtoyaient. Ainsi, selon des sources littéraires son minbar en bois, d'où parlait 'Amr ibn al-As, se trouvait près d'une église et aurait été un don d'un roi chrétien de Nubie. Nous reviendrons plus loin sur ce mobilier en bois. Le monument le plus significatif de l'époque fatimide, la mosquée al-Azhar (970) situé au centre de la ville nouvelle du Caire, a été malheureusement terriblement altérée aussi bien dans sa structure que dans sa décoration. La mosquée a aussi subi des transformations dès les règnes des califes qui succédèrent à son fondateur al-Mu'izz. La niche du mihrab est décorée en stuc 14 et comporte une ornementation qui « n'est pas dans le pur style de Samarra mais tient son unité de volutes de palmettes, typiques de la décoration byzantine. 15 » Ici encore, ce sont les structures en bois qui présentent un intérêt particulier, si l'on tient compte du fait qu'à l'époque ayyubide ( 1171-1250), Saladin préférait pour la prière congrégationnelle la mosquée de al-Hakim (990-1003 ) 16 qui est elle aussi moderne en grande partie. La petite mosquée de al-Aqmar ( 1125 ) 17 est très intéressante du point de vue urbanistique puisque sa façade suit le trajet de la rue alors que la salle de prière est orientée vers La Mecque. Elle présente à l'extérieur un parti pris décoratif (grande niche en forme de coquille stylisée avec une rosace au centre, élément qui est repris aussi dans les petites niches au-dessus des muqarnas de la porte d'entrée) qui, même s'il se trouve déjà dans l'architecture musulmane, par exemple à qasr al-Hair as-Sharqi en Syrie 18 (début du VIII° siècle), est fréquent dans l'art copte 19 . On retrouve la même typologie décorative dans quelques niches du couvent Blanc (milieu du ve siècle) 20 . Le mihrab de la mosquée al-Aqmar est classique dans sa conception, l 'intérieur de son médaillon circulaire comporte, au lieu d'une croix, une inscription avec le nom d'Ali et autour celui de Muhammad.
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Le minaret en pierre et de plan carré de la mosquée Zakariyya, à Alep, doit probablement la rigueur de son architecture à l'influence des monuments antiques présents dans la région, mais les arcs lobés rappellent plutôt la ville mésopotamienne de Samarra, et la corniche supérieure à muqarnas évoque des influences turques. Ce minaret a été construit en 1090 sous l'administration seldjoukide par l'architecte Hassan ibn Mufàrrag al-Sarmani. L'ouvrage a sans doute exercé une certaine influence sur les architectes croisés qui le virent.
Cf-DESSUS :
Le minaret du mausolée et de la madrasa du sultan al-Din Qala'un fat construit en 1283. D'origine turque, il comporte trois corps superposés, tous trois de base carrée, l'arc outrepassé des baies, qui se répète plusieurs fais à l'intérieur de l'édifice, rappelle un usage courant dans la Cordoue omeyyade. Le Caire. À DROITE :
Le minaret de la madrasa d'al-Nasir Muhammad, probablement édifié à la fin du XIII' siècle par des artisans d'Afrique du Nord, présente une décoration en stuc exceptionnelle par sa finesse et la minutie des détails. Le Caire.
Ce mihrab a inspiré les niches aveugles de la mosquée du vizir al-Salih Tala'i (1160 ) 21 et le mihrab en stuc du sanctuaire (mashhad ru'ya, c'est-à-dire un « mémorial visuel ») de la Sayyida Ruqayya 22 , dont la décoration en stuc est l'une des plus élégantes du Caire. La dynastie fatimide - qui apparaît en Occident, à savoir au Maghreb - établit au Caire le siège du califat 23 , mais malgré deux siècles de domination, peut-être parce que la majorité de la population était restée sunnite, elle ne parvint pas à s'imposer totalement. Cependant, du point de vue artistique, se développa alors un art islamique de la plus grande splendeur 24 , qui inclut des éléments coptes, byzantins et même samarriens, le tout élaborant un ensemble de formes fascinant, qui s'inspire d'origines diverses. Ces traits stylistiques multiples affirment fièrement leurs ascendances multi-ethniques. Le pouvoir politique fatimide s'étendait de l'Afrique septentrionale à la péninsule arabe dans sa globalité et contrôlait ainsi les deux routes commerciales les plus importantes de l' Antiquité : celle de l'Afrique centrale et celle de l'Inde, en correspondance avec deux autres routes, celle qui rejoignait par voie de terre le centre de l'Asie et celle qui atteignait l'Iran par le golfe persique. Le pouvoir fatimide s'étendait aussi à la Syrie et à la Palestine et exerçait également son influence sur des régions limitrophes telles
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Fragment de plat fatimide lustré représentant deux personnages qui tiennent des coqs. Le réalisme des détails signale une sensibilité figurative nouvelle, issue de la tradition hellénistique. XI-XII' siècles. Londres, The Kair Collection ..
que la Sicile. Cette maîtrise des routes commerciales est très importante et a joué un rôle décisif, par exemple, dans la diffusion des textiles, matériaux à certains égards les plus significatifs dans le contexte des échanges économiques ( avec les épices). Les textiles véhiculèrent aussi considérablement l'iconographie encre l'Orient et l'Occident. Il est important de signaler que la cour fatimide avait emprunté le cérémonial de la cour byzantine 25 . Les textiles fatimides 26 démontrent clairement que la tradition séculaire copte n'était pas seulement présence en Égypte et connue des musulmans, mais que c'est de ce style que s'inspiraient les œuvres du premier art islamique. Si l'on compare les matériaux des manufactures chrétiennes excrai es des fouilles des nécropoles d 'Akhmim et d 'Antinoé, dont une importante collection est conservée à Lyon au musée historique des Tissus 27 , avec ceux, plus tardifs, des premiers siècles de l'islam jusqu'aux xre et xrre siècles, on peut formuler l'hypothèse d 'une intégration assez réussi e, de la technique et de l'iconographie d 'origine chrétienne, chez des artisans de diverses régions. Les manufactures gui produisaient les célèbres tiraz étaient sous le contrôle du roi ; mais le fait que certaines pièces comportent ce qu'on a appelé des « pseudo-inscriptions » 28 pourrait suggérer que, dans des secteurs aussi spécialisés (mais cela vaut aussi pour la sculpture du bois) , l 'importance de la main-d 'œuvre chrétienne ne doit pas être sous-estimée. Du reste , de nombreux chercheurs 29 ont souligné que le développement artistique de l'époque fatimide est extraordinaire non seulement par la quantité et la qualité des œuvres, mais aussi parce qu'on y rencontre des motifs ornementaux figuratifs, avec une ampleur qu'on ne retrouve dans aucune autre période islamique. Cette floraison presque naturaliste a peu à voir avec une idéologie religieuse 30 , mais plutôt avec des contingences politiques - donc, tout de même, religieuses - gui ont permis la naissance d'un langage artistique
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PAGE DE DROITE :
Au cours de cette période, on rencontre des décorations qui se réclament explicitement de thèmes chrétiens. L'artiste Saad a signé l'envers de cette céramique lustrée représentant un moine copte qui tient dans sa main droite un encensoir ou une lampe. À droite, on distingue un arbre stylisé, ou bien une croix ayant la forme particulière de la croix copte. Un fragment de plat montre l'image du Christ bénissant. Londres, Victoria and Albert Museum et Le Caire, musée d'Art islamique.
dans lequel une composante fig urative ( gui n'a jamais complètement disparu) réémerge dans l'islam syro-ég yptien , en vertu de contacts avec les coptes . Ce courant artistique figuratif ( déjà proche de l 'islam dans certaines de ses manifestations) s'exprimera environ jusqu'à la fin du XIIe siècle, comme l'atteste la production de céramique. Un célèbre plat de céramique lustrée, gui se trouve au Victoria and Albert Museum de Londres't , montre ce qu'on a défini comme un « prêtre copte » (mais il s'agit plus probablement d 'un moine) représenté avec un encensoir ou une lampe à la main. Du reste, on peut aussi considérer les figures de poissons, sur un vase également au Victoria and Albert Museum32 ou sur un bassin naguère inséré dans la paroi extérieure d 'une église de Pise3 3 , comme ressortissant à la thématique chrétienne. Mais il apparaît de façon encore plus significative que le style des figures, en général, s'inspire des célèbres et élégantes peintures du Fayoum34. Déjà au début des années 1920, Ugo Monneret de Villard consacrait un chapitre de son ouvrage sur l'église Santa Barbara du Caire 35 , aux sculptures sur bois qu'on avait découvertes lors de travaux de restauration de l'édifice; dans son ample étude comparative il examinait non seulement les portes de l'église mais aussi la structure de l'Higab, arrivant à la conclusion que « [ ... }nous sommes en face d'un travail dérivé de modèles islamiques, peut-être exécuté par un musulman36. » Il est donc manifeste que les échanges réciproques étaient alors courants et il n'est pas hasardeux de supposer gu' il existait entre les deux cultures une certaine forme d'intégration. Le style d'un ouvrage était analogue que le commanditaire ait été chrétien ou islamique. Il est certain que les croisés ont quelque peu modifié l 'ensemble de la culture du Proche-Orient 37 . La situation militaire a entraîné des bouleversements politiques et la combinaison d 'événements intérieurs et extérieurs au califat a amené la décadence de la dynastie fatimide et l'arrivée de souverains d'origine syrienne, les Ayyubides (1171-1250). Il ne s'agit cependant pas d 'une période de transition, ni d'un simple intermède avant le long règne des Mamelouks ( 12 50-151 7); la domination des Ayyubides fut, cerces, transitoire, mais elle eue une importance fondamentale, puisgll'elle vit triompher une des figures les plus extraordinaires du Moyen Âge islamique , Salah al-Din al-Ayyubi (Saladin) (1169-1183 ) 38 . Musulman sunnite, Saladin fut un grand souverain gui s'appuya sur une armée composée principalement d 'éléments cures et kurdes et, même si l 'histoire en perpétue la mémoire comme celle de l'homme gui a reconquis Jérusalem en 1187, donc comme l 'ennemi le plus acharné des croisés, son action ne fut pas entièrement persécutrice à l'encontre des « agl al-kitab » (les « gens du livre »), chrétiens et juifs. Cahen, par exemple, soutient que « la période ayyubide en Égypte fut celle d'une grande vitalité pour l'église copte 39 . » Du reste, durant la période ayyubide, les communautés chrétiennes et juives de Syrie (présentes dans des centres importants comme Alep et Damas) ne furent ni isolées ni marginalisées et continuèrent à mener une existence relativement normale. « Chrétiens et juifs furent, somme toute, bien traités sous les Ayyubides et les chrétiens furent fréquemment employés dans la bureaucratie égyptienne 40 . » Naturellement, aux moments de grande tension, cette cohabitation ne régnait pas toujours. Sous la domination ayyubide , la Syrie - même dans ses régions septentrionales - retomba sous le contrôle d'une dynastie unique. En effet, à l'époque fatimide, de multiples rébellions s'étaient manifestées et des régions entières ( comme Mossoul, aujourd'hui en Irak, lieu d'origine de Nur al-Din et centre culturel et manufacturier important) étaient indépendantes et régies par des dynasties locales d 'origine kurde.
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PAGES PRÉCÉDENTES :
Divers objets en métal, produits dans des ateliers syriens, prouvent qu'au XIII' siècle le répertoire décoratifislamique avait englobé une partie de l'iconographie chrétienne. Des gourdes de cette forme, alors communes en Syrie et en Mésopotamie, évoquent les bouteilles que portaient les pèlerins au début de l'ère chrétienne (voir deux exemples pages 90 et 91). Celle que l'on voit ici, en bronze damasquiné, associe l'iconographie islamique à l'iconographie chrétienne. À gauche, un détail de l'envers : dam la frise centrale, les lances et les étendards des cavaliers au galop confirent à l'image 1111 caractère franc insolite dam la tradition iconographique des jeux de cour et de guerre. Sur le bandeau extérieur se succèdent des figures de saints et de moines. À droite figurent des scènes chrétiennes : au centre une Vierge à !'Enfant, sur la frise extérieure une Nativité, une Présentation au temple et !'Entrée à jérwafem. L'inspiration byzantine est claire mais certains détails de l'habillement rappellent le contexte arabo-isfamique. Washington, Smithsonian Institution, Freer Gallery ofArt.
PAGES SU IVANT ES :
Le bassin dit « d'Arenberg », de forme traditionnelle, fi,t réalisé pour le sultan ayyubide al-Salih Najim al-Din Ayyub. Il présente sur le registre du centre une scène de joueurs de polo et dans le registre supérieur des médaillons avec des scènes de la vie du Christ, ici la Résurrection de Lazare; sur toute la surface intérieure s'alignent une suite de personnages chrétiens. Londres, British Museum. Le bassin connu sous le nom de « Baptistère de Saint Louis », peut-être le chefd'œuvre de l'art du métal islamique, jùt réalisé par le maître Muhammad ibn az-Zain entre 1290 et 131 O. La disposition du décor est classique, avec des ornements en or et en argent à l'intérieur et à l'extérieur du bassin; des figures alternent avec des médaillons, eux aussi illustrés de figures. La minutie d'exécution et l'attention scrupuleuse portée à chaque détail rendent plausible l'hypothèse selon laquelle il pourrait s'agir de portraits. Les thèmes représentés ici sont des scènes de bataille, de chasse et de divertissements de cour; les frises montrent des animaux et de splendides motifi floraux. Paris, musée du Louvre.
En ce gui concerne l'architecture, le pouvoir des Ayyubides - marqué par des combats continllels avec les croisés - s'est signalé par la construction de grandes fortifications. C'est à cette époque qu'on édifia la citadelle du Caire ( 11831184 ) 1 i. À Damas et Alep également, une grande partie des structures défensives (y compris les portes d'accès des murailles) remonte à cette période. La citadelle d 'Alep 42 , gui date des débuts du XIII" siècle, constitue une des constructions militaires les plus remarquables gui aient jamais été érigées. D ans certains de leurs éléments, par exemple les barbacanes , ces fortifications présentent une parenté évidente avec l'architecture chrétienne. En ce sens, le Krak des Chevaliers43 n'est pas seulement le plus bel exemple de gothique présent en Orient, mais aussi un modèle de structure militaire conçue avec intelligence et vitalité. De même , les décorations architecturales, avec l'usage récurrent de la bichromie noire et blanche SLlrtOut en Syrie comme dans la citadelle d'Alep, mais aussi sur d'autres édifices, rappellent l'aspect bicolore des églises toscanes un peu postérieures à l'an mille. Au Caire , cette utilisation de bandes de couleur alternées sera en vogue à diverses périodes. La première apparition est notable dans la mosquée du sultan al-Zahir Baybars ( 1266-1269), mais on la retrouve en 1368-1 369 dans la madrasa de la mère du sultan Sha'ban. Incidemment, rappelons que c'est justement à l'époque des Ayyubides, et par réaction à la propagande fatimide que furent fondées les premières madrasa ( écoles coraniques) ; parallèlement parmi les premiers édifices affectés aux études universitaires et officiellement chiites il faut citer l'université al-Azhar. L'enseignement des textes sacrés se déroulait toujours dans les mosquées, mais avec l'arrivée des Ayyubides on édifia des bâtiments publics où devait se tenir l'apprentissage de la Loi et de la Théologie, suivant un « programme d 'études » officiellement approuvé. Un autre type architectural apparut à cette époque: la khanka 44, sorte de monastère servant de refuge aux mystiques soufis. Le premier édifice de ce genre fut construit au centre du Caire, tandis que la première madrasa se dressait près de la tombe de l 'imam Shafi, fondateur d'une des quatre principales écoles juridiques islamiques. En dépit de rapports conflictuels avec les croisés il existait un réseau d 'échanges et une certaine admiration artistique prévalait. Le porche de la madrasa du sultan al-Nasir Muhammad ibn Qalawun (gui date des années 12951303 )45 en témoigne. Ce porche, construit en marbre, est de style gothique, le mot « Allah » gui le surmonte lui confère son aspect islamique, il fut pris à une église de Palestine comme trophée après une campagne victorieuse menée par al-Malik al-Ashraf Khalil. Dans son Khitat, le grand historien et topographe al-Magrizi (1363-1442), source indispensable pour l'histoire de l'Égypte, le cire comme l'un des plus beaux porches du Caire. Parmi les arts décoratifs, mis à part les textiles très recherchés et matière première du commerce encre l'Orient et l'Occident, il faut souligner le travail intéressant des métaux. Voici à ce propos le témoignage d 'un voyageur florentin du xrve siècle : « Ici l'on fait grande quantité de draps de soie de tous genres et couleurs, les plus beaux et les meilleurs du monde [ ... }. On fait encore grande quantité de bassins de cuivre, gui ont vraiment l'air d 'être en or, et dans ces bassins on fait des figures et des feuillages et d'autres fins travaux d 'argent gui sont une très belle chose à voir [ ... }46 . » Ce gui devait frapper les voyageurs, et les Occidentaux en particulier, encore aujourd'hui étonnés, ce sont moins les matériaux précieux utilisés (il y a peu d'objets en or ou en argent massif) que les figures et les feuillages gravés (motifs dits a rabesco, d'où le mot «arabesque»), gui produisent un
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travail d'une grande qualité, dénommé damasquinage47 (bien que, techniquement, ce terme ne désigne pas une forme de décoration mais un système pour tremper les aciers, les lames de Damas, fameuses au Moyen Âge et ultérieurement). Une des principales écoles islamiques de travail des métaux fut celle de Mossoul, à la cour de l'émir Badr al-Din Lulu (1210-1259), mais selon une source littéraire du géographe ibérique contemporain Ibn Said, les objets de métal étaient appréciés et exportés un peu partout. Les médaillons que l'on peut voir sur des œuvres exécutées à Mossoul, comme la cruche dite « Blacas » du British Museum 48 présentent un répertoire particulier, avec des scènes de chasse, des figures astrologiques, des batailles et aussi des scènes de la vie quotidienne et des représentations semblables à celles qui sont exécutées alors par des miniaturistes et des céramistes. Ceci confirme que le milieu artistique de l'époque était très homogène et que l'influence tardive de !'Antiquité, de son classicisme et de Byzance y était encore très forte. Un vase en laiton conservé à Florence 4 9 et daté de 1259 fut acheté par un certain Qusta ibn Tudra, c'est à dire peut-être « Constantin, fils de Théodore », aussi est-il possible qu'il s'agisse d'un chrétien. Mais en 1261-1262, Mossoul fut saccagée par les Mongols (qui l'avaient épargnée en 1244 quand l'émir avait accepté de se soumettre à leur autorité) et le patrimoine artistique fut dispersé vers Tabriz et Damas. On trouvera alors l'appellation« al-Mawsili » (c'est-à-dire « provenant de Mossoul ») dans le nom de différents maîtres, ce qui confirme le prestige indiscuté de cette école, préalable important à l'évolution ultérieure des arts dans la région. Dans les arts islamiques du métal, la période ayyubide n'est pas uniquement transitoire: beaucoup de caractéristiques en vogue à ce moment seront affinées et développées sous les Mamelouks. La qualité artistique des ouvrages en métal (principalement en laiton ou cuivre martelé et incrusté d'argent, d'or et d'émail noir ou nielle) est remarquable. Au nombre de ceux-ci culmine un groupe d'objets décorés avec des ornementations d'origine et de thématique incontestablement chrétienne. Un grand bassin (diamètre 50 cm) en laiton incrusté d'argent et niellé, exécuté pour le sultan Najm al-Din Ayyub, dernier de la dynastie 50 , et conservé à la Freer Gallery de Washington, figure, avec une fiasque du même musée, parmi les œuvres les plus intéressantes, justement en raison de ces représentations chrétiennes. On y voit des scènes de la vie du Christ, dans des médaillons, qui alternent avec des inscriptions (élogieuses): « Annonciation », « Adoration », « Résurrection de Lazare », « Entrée à Jérusalem », « Cène ». Ce sont là des termes faciles à lire et, en tout cas, sans équivoque. On a imaginé que cet objet était peut-être un don de Najm al-Din en 1240, à l'occasion d'un traité d'amitié avec Théobald de Champagne, roi de Navarre 51 . Cependant cela ne paraît guère plausible aux regards des inscriptions qui incluent le titre khalil amir al-muminin (« le bien-aimé des commandants des croyants», c'est-à-dire le calife), titre que le souverain n'a acquis qu'en 124 7. Quant à la fiasque en argent - gourde de pèlerinage niellée et incrustée d'argent qui est l'un des objets islamiques en métal les plus somptueux 52 - elle appartient au même groupe d'ouvrages. Dans ce cas, toute la décoration, mis à part la représentation d'un « tournoi », disposée sur les deux faces de l'objet, s'organise autour d'une iconographie chrétienne: figures de saints, peut-être une Annonciation et, très détaillées, une Nativité, une Présentation au temple et une Entrée à Jérusalem, décrites avec une précision pittoresque et d'une très grande habileté descriptive. Par contre cet objet, singulier et unique 53 par sa forme, demeure énigmatique: où et pour qui a-t-il été exécuté? Le lieu est
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PAGE DE DROITE:
La Lapidation de saint Étienne. Cette miniature est extraite d'un évangéliaire syriaque. De conception classique, elles présente une scène très animée, sur un fond au rouge éclatant. Les figures aux drapés amples et, surtout, la tentative de créer un décor dans un paysage de montagnes ont inspiré les peintres musulmans contemporains. Bibliothèque vaticane, Syr 559 .f' 20v.
Miniature extraite des Maqamat ou Les Séan ces de al-Harîrî. Il s'agit d'un célèbre manuscrit, composé en 1111, qui illustre les histoires picaresques de Abu Zayd, homme divertissant mais peu recommandable et parleur impénitent. Ces contes, avec leurs illustrations, servaient d'aide-mémoire aux chanteurs qui allaient de village en village et sur les foires et marchés très fréquentés . Du point de vue du style, il fa ut noter que les modèles byzantins sont encore proches, surtout en ce qui concerne la palette et les drapés. Paris, Bibliothèque nationale de France, ms arabe 3929 f' 122.
probablement Damas, mais la question reste entière sur l 'identité du client. L'idée qu'il pourrait s'agir d'un « souvenir luxueux d 'Orient » d 'époque médiévale est séduisante, mais reste une hypothèse. Il est certain, en revanche, que jusqu'en 1845 la fiasque se trouvait dans la collection du prince Filippo Andrea Doria. Le milieu artistique, et culturel en général , dans lequel sont nés ces objets est le même que celui qui a produit des miniatures qui, bien que d 'exécution islamique, présentent des éléments byzantins ( comme, par exemple, les exemplaires du De Materia Medica 54 ). De manière générale, il semble possible d'affirmer que si , sous les Ayyubides, il existait une très grande proximité entre musulmans et chrétiens (les croisés ennemis étant en même temps de « très chers complices »), on a abandonné, à la même époque, les thèmes coptes et byzantins, ou l 'on s'en est du moins émancipé. Lors de l'exécution d'ouvrages à l 'iconographie chrétienne, la citation est consciente, le calque ou l'emprunt est déterminé en toute connaissance de cause. Cette transition iconographique et thématique se prépare lors de l 'épisode fatimide, mais c'est aux Ayyubides que l 'on doit le dépassement d'un mélange d 'éléments divers , qui atteindra sa vraie maturité à l 'époque des Mamelouks.
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Sur cette miniature des Noces de Ca na, extraite d'un évangéliaire copte de 1180, la disposition architecturale est frappante, les personnages sont placés sur deux registres et l'espace est relativement bien organisé. Bien que séparées entre elles, les figures sont disposées de façon à opérer une interaction parfaite. Les influences, certainement réciproques, confirment qu'artistes chrétiens et musulmans connaissaient les travaux les uns des autres. Paris, Bibliothèque nationale de France.
LA PRÉSENCE DES CROISÉS DANS LA PÉRIPHÉRIE ORIENTALE DU MONDE BYZANTIN ET SES CONSÉQUENCES SUR LA PEINTURE DES XIIe ET XIIIe SIÈCLES
les croisés arrivèrent en Orient, ils trouvèrent des mosquées ornées de motifs décoratifs et des églises byzantines de deux types différents. Celles d'inspiration locale se distinguaient surtout des programmes constantinopolitains par les sujets représentés dans l'abside, la coupole et parfois sur les voûtes, ainsi que par l'importance donnée aux saints guerriers à cheval et aux cycles de leurs vies 1 . Le deuxième groupe d'édifices religieux, situé principalement dans les grandes villes de Terre sainte, consistait en donations impériales gui témoignaient de la magnificence de Constantinople et sus ci taie nt l'admiration des croisés. La plupart d'entre elles sont aujourd 'hui détruites, mais connues par les descriptions dont elles ont été l'objet. L'impact de l'art musulman sur la plupart des croisés étant pour ainsi dire nul, il est important de tenir compte des deux seules sources d'inspiration byzantines définies plus haut. Les modèles fournis par les décors en question, ainsi que par les icônes et les manuscrits enluminés conservés dans ces églises, ont en effet altéré ou même remplacé la tradition occidentale dans les peintures exécutées à l'initiative des Francs. À l'église de Mar Elian ou Saint-Élie à Homs, en Syrie (xue siècle)2, seules les fresques de l'abside sont entièrement conservées. Des fragments de saints isolés garnissent les parois. Les inscriptions sont en arabe et quelques-unes en grec. L'abside centrale montre une Déisis. Cette image de la prière d'intercession, avec le Christ entouré par la Vierge et saint Jean Baptiste faisant le geste de la supplication, est rare dans les églises d'Occident; lorsqu'elle apparaît, il s'agit généralement d'une influence byzantine. Son emplacement dans l'abside, à Saint-Élie, est en corrélation avec les programmes de l'Orient byzantin. En effet, en Orient3 la Déisis était courante dans l'abside, alors que la règle constantinopolitaine ne lui donnait cet emplacement privilégié que dans les monuments funéraires 4 ; l'abside des édifices religieux était alors occupée par un ensemble d 'images gui mettaient l 'accent sur l'incarnation et l'eucharistie. Cependant, si le sujet de l'abside et son emplacement, à Homs, sont empruntés à l 'Orient, le schéma iconographique est occidental. Car derrière la Vierge et saint LORSQUE
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Cette tête d'ange indique la maturité expressive, inévitablement influencée par Byzance, qu'avaient atteinte les artistes qui travaillaient à Jérusalem au moment où les croisés y résidaient. Dérail de la fi'esque de la page 160.
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Jean Baptiste apparaissent deux personnages richement vêtus, nimbés, en prière, et non identifiés par des inscriptions. Il s'agit très probablement d 'un homme et d'une femme 5 qui ne peuvent être que des donateurs. Leur présence dans l 'abside dérive d'une tradition paléochrétienne qui apparaît encore quelquefois au VIe siècle à Byzance. Au cours du Moyen Âge les donateurs sont rarement représentés et toujours figurés en format réduit et aux pieds du Christ ou de la Vierge, comme on le voit, par exemple, à l'église de la Panaghia Mavriotissa à Kastoria (xme siècle) 6. En Orient, quelques églises cappadociennes montrent des donateurs soit aux pieds du Christ7, soit sur les registres inférieurs de l'abside , ou encore debout mais alors très petits 8 . Dans l'un et l'autre cas ils n'ont pas la même valeur que les personnages sacrés. En Occident, la formule iconographique de Saint-Élie est courante, comme l'attestent, entre autres, l'abside centrale du dôme d 'Aquilé (vers 1031 )9 et d'autres sites 10 . L'importance donnée au ciel étoilé à Saint-Élie suggère une affiliation autant avec des monuments conservés dans la périphérie est du monde byzantin, comme en Égypte copte, par exemple 11 , qu'avec des décors romains et gothiques 12 . Il en va de même pour le soleil et la lune, figurés de part et d'autre du Christ, ce qui est fréquemment le cas en Égypte et en Cappadoce 13 . Sous la Déisis, trois niches tiennent lieu de second registre. Celle du milieu est couverte de motifs ornementaux, ce qui ne se faisait pas à Byzance, tandis que les deux autres montrent les évangélistes en pied et bénissant, groupés par deux. Un tel emplacement est aussi insolite dans le monde byzantin qu'en Orient, même si un exemple unique existe à la Panaghia Mavriotissa (XIII° siècle) à Kastoria 14 . Il faut reconnaître qu'il est également rare en Occident, mais la formule appartient néanmoins à la tradition latine comme on peut le voir à San Jacopo à Tremeno ( début du XIII° siècle), par exemple 15 . Sur le mur est de Saint-Élie, de part et d 'autre de l 'abside, se tiennent six apôtres et au-dessus d'eux quatre médaillons sont occupés par les prophètes David, Salomon, Isaïe et Jérémie, figurés en buste et tenant des tablettes avec des inscriptions grecques et arabes extraites de leurs prophéties. Des angelots, d 'allure nettement occidentale , entourent les médaillons . Les programmes byzantins, qu'ils soient constantinopolitains ou orientaux, ne situent jamais des prophètes
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Ce fragment de peinture murale représentant l'ange qui console le Christ à Gethsémani a contribué à la connaissance de la peinture à Jérusalem à l'époque des croisades, dont il ne reste que des témoignages rares et partiels, même si nous savons que cet art a produit un nombre d'œuvres considérable. Cette fresque provient des foui/les de la basilique Saint-Sauveur à Gethsémani et date environ de 1170. Jérusalem, musée du Studium Biblicum Franciscanum.
Dans l'église syrienne de Saint-Elie, des thèmes iconographiques occidentaux se mêlent à des sujets caractéristiques de l'Orient byzantin, comme c'est le cas pour ce Christ sur fo nd de ciel étoilé avec le soleil et la lune, et pour les évangélistes qui s'alignent le long de la paroi orientale. Homs, X/li' siècle.
isolés dans l'abside même et encore moins au-dessus des apôtres. D'un point de vue théologique, une telle disposition serait considérée comme une grave erreur, car on donnerait ainsi la préséance aux prophètes au détriment des apôtres, plaçant l'Ancien Testament au-dessus du Nouveau. C'est pourquoi les prophètes occupent tout au plus les abords de l 'abside ( arcs, murs, piliers). En Orient, seuls Ézéchiel et Isaïe figurent parfois dans l'abside mais dans un contexte tout à fait particulier, associés à une vision théophanique, avec Ézéchiel mangeant le livrerouleau et Isaïe se laissant purifier les lèvres par un ange, ce qui correspond aux visions de ces deux prophètes 16 . Il n'en est pas ainsi en Occident, où ils apparaissent aussi bien avec la Vierge à l'Enfant dans l'abside, comme à San Silvestro de Tivoli (début du xme siècle) 17, par exemple, qu'avec le Christ en majesté, comme à Niederzell (Reichenau), où douze apôtres se dressent au deuxième registre et autant de prophètes au troisième 18 . Le langage plastique de ces peintures relève du style roman tardif. Malgré les inscriptions grecques et arabes, probablement destinées à la population, les observations qui précèdent permettent d'affirmer qu'il s'agissait d 'un artiste franc influencé, quant à l'iconographie, par son nouveau milieu. Ainsi, les fresques de Saint-Élie reflètent bien le mélange des cultures en Orient à l'époque des croisades. L'église Saint-Serge-et-Saint-Bacchus du monastère Mar Yacub (Saint-Jacques) à Qara en Syrie (XII° siècle) est située sur la route qui va de Damas à Alep. Elle a conservé une partie de son décor ainsi que des inscriptions grecques et syriaques 19. Ses peintures appartiennent à une seconde campagne d'ornementation (la première utilisait la mosaïque) et leur iconographie comme leur style sont franchement byzantins. Les inscriptions grecques, syriaques, voire slaves qui les accompagnent le confirment d 'ailleurs.
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Deux saints cavaliers sur le mur nord frappent par certains détails insolites. La partie inférieure de la fresque a disparu ; on comprend néanmoins que les deux saints se dirigent vers l'abside. Somptueusement vêtus, les saints Serge et Théodore sont assis à califourchon sur leurs chevaux, mais ils se présentent avec le torse vu de face. Saint Serge tient un gonfalon avec l'insigne de l'ordre des Templiers ( croix rouge sur fond blanc) au bout de sa lance. De son côté, saint Théodore est béni à l'occidentale par la main divine qui sort d'un segment du ciel, dans l'angle supérieur droit de l'image. Son bouclier, couvert de motifs ornementaux, est figuré à droite derrière lui. Malgré l'insigne que porte saint Serge, les saints cavaliers de Qara ne ressemblent pas aux cavaliers que l'on voit dans les églises romanes d'Occident, notamment à Saint-Clément à Rome (v. 1100), au baptistère Saint-Jean de Poitiers (fin du XIe siècle), à Brinay-sur-Cher (Saint-Aignan, xue siècle) ou dans la crypte de la cathédrale d'Auxerre (deuxième moitié du xue siècle)2°. Sur les peintures de ces édifices, les cavaliers sont tantôt vus de profil, tantôt de trois quarts, chevauchant dans une attitude assez réaliste, et même lorsqu'ils se présentent de face, leurs deux épaules ne s'inscrivent pas symétriquement sur une horizontale comme à Qara. Ces cavaliers sont alors le plus souvent vêtus à l'antique, tandis que ceux de l'église Saint-Serge-et-Saint-Bacchus portent un manteau cousu de perles ou de broderies, de même que le harnais de leur cheval et leur bouclier sont couverts d'ornements. Ces traits sont spécifiques aux saints cavaliers byzantins, auxquels on accorde une place particulièrement importante en Orient. À côté des saints cavaliers, une autre peinture montre la Vierge allaitant sous une arcade. La partie inférieure de la fresque est détruite, mais d'après la position de son corps et la hauteur à laquelle apparaît l'Enfant, Marie était représentée debout. Une inscription syriaque « MRTY MRYM (LDT) LHA » pourrait, comme le pensait J. Leroy 2 1 correspondre à l'expression française « Madame Marie Mère de Dieu », « Marty » étant le féminin de « Mary », signifiant Monseigneur. La Vierge tient l'Enfant, qui bénit à l'occidentale, sur son bras gauche et lui donne le sein que J. Leroy a pris pour un biberon 22 . La formule de la Vierge allaitant est très ancienne dans le monde byzantin et apparaît déjà au VIe ou au vue siècle en Égypte copte, sur les fresques de Saqqara. Cette Vierge est d'origine orientale et transpose dans un registre chrétien le mythe et l'image d'Isis allaitant Harpocrates. La première formule chrétienne avec Marie allaitant l'Enfant apparaît sur un calcaire incisé, trouvé à Médinet el-Fayoum (Ive siècle) et conservé actuellement aux Staatliche Museen de Berlin 23 . Elle est reprise dans la cellule 1725 du monastère Saint-Jérémie à Saqqara (vue siècle)24, aujourd'hui au Musée copte du Caire. C'est seulement beaucoup plus tard, et très rarement, que l'on retrouve ce schéma dans les décors balkaniques 25 qui s'inspirent de Constantinople. Cependant, sur toutes les images chrétiennes le sein de Marie est tout petit, de forme oblongue et collé sur son vêtement; il aurait sans doute été choquant d'imiter la nature de trop près. Par ailleurs, l'artiste procède de la même façon que pour les saints guerriers. Il introduit un minuscule détail (la bénédiction de l'Enfant) dans un ensemble byzantin oriental2 6 . D'après ces données, il est très difficile de déterminer la nationalité du peintre. Il pourrait s'agir d'un Grec ou d'un Syrien qui aurait travaillé pour un commanditaire franc, peut-être un Templier, d'où les fanions et le geste de bénédiction de Jésus. Cependant, la présence des fanions des croisés ne constitue pas une preuve irréfutable en faveur d'un donateur franc, car on les trouve également dans une
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L'image de la Vierge qui allaite est un sujet de tradition byzantine mais il provient en fait de l'héritage antique et paléochrétien dÉgypte, où il apparaît très tôt dans l'art copte. La fresque ci-dessus provient du monastère Saint-Jérémie de Saqqara mais est conservée au Musée copte du Caire.
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Cette fresque provenant de l'église Saint-Serge-et-Saint-Bacchus à Qara propose le même thème dans le milieu syrien, avec une petite innovation iconographique qui signale l'influence occidentale: la main de !'Enfant qui donne sa bénédiction.
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deuxième église syrienne, ayant appartenu à des moines syriens, à Mar Musa al-Habashi ou Saint-Moïse-l'Éthiopien (1058-1192), près de Nebek 27 . Bien qu'abîmée, une grande partie du décor de Saint-Serge-et-Saint-Bacchus est conservée et son étude a montré que le programme iconographique, les schémas employés et le style des peintures sont byzantins et même typiques pour la périphérie orientale 28 . Comme c'est souvent le cas dans ces régions, les saints cavaliers (à l'état de fragments), au nombre de six, sont ici à l'honneur. Saint Serge tient de nouveau un fanion blanc à croix rouge au bout de sa lance et saint Bacchus en porte un autre du même type, aux couleurs inversées . Il va de soi qu'on ne saurait songer ici à un donateur franc. Les modèles employés par ces différents peintres locaux pour les fanions des saints cavaliers venaient probablement d'œuvres mobiles - icônes ou manuscrits enluminés, exécutés en Terre sainte par des artistes français ou italiens. Une icône de ce type est conservée au monastère Sainte-Catherine du mont Sinaï et montre saint Serge à cheval avec le fanion des Templiers. Elle a été attribuée à un peintre vénitien travaillant vers 1244, dans un atelier de Saint-Jean-d'Acre financé par les croisés. Sans pour autant s'arrêter plus longuement sur cette image, d'ailleurs étudiée par K. Weitzmann 29, il faut tout de même mentionner deux particularités iconographiques significatives. Ainsi, la forme du carquois du saint trahit son origine persane 30, tandis que le costume de la donatrice agenouillée aux pieds du cavalier correspond à la mode occidentale du xrne siècle. D'après les informations fournies par d'autres documents, il est permis de penser que le voile noir qui coiffe la noble dame signifie qu'elle portait le deuil pour la perte de Jérusalem en 1244 31. Parmi les icônes de saints cavaliers trouvées au mont Sinaï et provenant des ateliers francs de Saint-Jean-d'Acre, celle des saints Théodore et Georges à cheval (après 1261) portent des inscriptions grecques, comme l'icône précédemment évoquée d'ailleurs. Par le type des visages, le traitement des armures et des manteaux finement plissés et soulevés par le vent, cette icône est proche de la peinture byzantine. Néanmoins, elle est sans doute l'œuvre d'un peintre français, car les chevaux rappellent avec une certaine insistance la peinture gothique, et les lances des cavaliers sont garnies des fanions blancs à croix rouge des Templiers. Enfin et surtout, le petit donateur agenouillé aux pieds de saint Georges, et l'inscription grecque qui le désigne comme ( un pèlerin ?) venant de Paris 32 ne laissent aucun doute sur la nationalité du peintre qui s'est appliqué à imiter le style byzantin. L'attention particulière témoignée aux Templiers par les peintres est liée à la puissance militaire et à la richesse de cet ordre, ainsi qu'au rôle éminent qu'il a joué dans les croisades. Ses moyens financiers considérables en faisaient aussi un entrepreneur de grands travaux et un donateur par excellence dans le domaine de l'art. Quant aux deux icônes considérées, elles sont évidemment postérieures aux peintures murales de Qara et Mar Musa, mais les mêmes schémas devaient déjà exister au xue siècle. Ces icônes s'inspirent d'ailleurs d 'une autre catégorie de représentations. Dans les églises et dans les manuscrits français, on voit en effet des croisés portant le fanion des Templiers, comme c'est le cas à Cressac, dans l'ancienne chapelle des Templiers (XIII" siècle) 33 , par exemple. Si l'on s'attarde de nouveau sur les fresques de Mar Musa, on peut voir également parmi les saints cavaliers une image de saint Georges (inscription) dont la partie supérieure a disparu. Entre les sabots du cheval apparaît une sorte de lac
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Cr - DESS US:
Situé à l'origine sur le mur septentrional extérieur de la chape!!e du Krak des Chevaliers, ce fragment de la Présentation de jésus au temple rappe!!e une fresque crétoise, mais la figure du donateur agenoui!lé est une innovation venue d'Occident. Liban, musée de Tartessos. À DROITE :
L'étendard avec l'insigne de l'ordre des Templiers flotte au sommet de la lance de saint Serge peint selon les règles de Byzance. Difjùsé d'abord en Égypte et en Arménie, puis à Byzance, le thème des saints chevaliers ne pouvait que séduire les puissants commanditaires des ordres militaires en Terre sainte. Fresque de l'église Saint-Serge-et-SaintBacchus, Qara.
avec des poissons qui permettent d'identifier facilement le sujet. Il s'agit d 'une légende byzantine orientale qui décrit un miracle du saint: en un instant il avait transporté un jeune captif chrétien, détenu par des musulmans, « par-dessus la mer Égée» pour le rendre à sa famille à Mitylène34 . Ce schéma iconographique apparaît aussi, sous la forme d'un fragment, dans la fameuse forteresse franque sur !'Oronte, le Krak des Chevaliers (1170-1202). L'image et la légende étant très répandues en Orient35 et inconnues en Occident, la fresque du Krak a certainement été inspirée par un modèle provenant de la région, semblable à la fresque de Mar Musa. Le peintre aurait même pu être un Syrien ou un Grec, car sous l'une des fresques du Krak des Chevaliers figure l 'inscription: « Basilius pictor ». La présence fréquente de saints cavaliers dans l'art des croisés est bien compréhensible puisqu'ils faisaient partie des saints protecteurs des chevaliers. Ces images sont, par ailleurs, très répandues en Orient. Dans la peinture murale byzantine régie par les règles constantinopolitaines, ils n'apparaissent qu'aux xre et xrre siècles, tandis qu'on les voit déjà au vre siècle en Égypte et au vrre siècle en Arménie 36 . Ces saints cavaliers sont fréquemment représentés à partir du xre siècle dans les territoires de l 'Est du monde byzantin et dès cette époque, leur vie et surtou t leurs miracles sont également évoqués. Ainsi, un échange s'opérait à
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l'intérieur de ce champ sémantique. S'il a été assez insignifiant pour les Orientaux qui n'empruntèrent que des détails, il fut plus important pour les Occidentaux qui n'hésitèrent pas à reproduire des compositions entières dont ils ne connaissaient, a priori, pas la légende. La plus belle peinture du Krak des Chevaliers se trouve sur le mur extérieur nord de l'édifice et montre un fragment de la Présentation du Christ au temple 37 : il s'agit d 'une formule iconographique assez particulière. Le vieillard Siméon (inscriptions grecque et latine), qui a d'abord reçu l'Enfant de Marie, est en -train de le lui rendre, tandis qu 'elle fait un geste conventionnel pour le recevoir. Ce schéma apparaît à Byzance au x m e siècle et , au Krak, il ressemble beaucoup à celui d 'une église crétoise, la Panaghia tou Lumbiniès (XIII" siècle, avec d'autres peintures du xrve) 38. Seulement, le peintre a omis ou supprimé le ciborium - important dans l'art byzantin car il symbolise le Temple. Il a aussi donné un visage jeune et ravissant à Anne la Prophétesse qui se tient derrière Siméon, alors que les Byzantins la représentent comme une femme âgée (Luc, II, 36 ). Aux pieds de Marie on distingue un petit personnage laïc , figuré debout et en prière, qui est certainement le donateur de la peinture. Il correspond à un usage très répandu en Occident que l 'on ne connaît pas dans le monde byzantin. Un donateur laïc qui serait associé ainsi à l'image d'une Grande Fête y semblerait inconvenant . Enfin, la façon dont les personnages regardent vers le spectateur constitue également un trait spécifique de la tradition occidentale. Il apparaît donc assez clairement qu'il ne peut s'agir ici que d 'un peintre franc, légèrement influencé par des modèles byzantins. Le château de Margate (Marqab) signifiant « lieu de guet» se trouve entre Tartous et Lattaquié. Les croisés s'en emparèrent en 1140 et les Hospitaliers s'y installèrent en 1186 39. La chapelle, jadis entièrement décorée de fresques, n 'a gardé que quelques fragments et une peinture mieux conservée dans la coupole. Cette Pentecôte comporte un détail important. En effet, les rayons du Saint Esprit qui descendent sur les têtes des apôtres, assis sur un banc , sortent de derrière les nuages, ce détail réaliste ne s'est jamais vu dans l'art byzantin du Moyen Âge . Or, les nuages dans des scènes religieuses sont particulièrement répandus dans les églises romaines entre le ve et le xre siècle40 . Les croisés furent également très actifs en Palestine, où ils construisirent des églises et en restaurèrent d'autres. Celle de la Nativité à Bethléem a conservé dans la grotte de la crypte une inscription lacunaire rédigée en grec et en latin qui témoigne des travaux qui y furent entrepris par les croisés. Elle mentionne le moine, peintre et mosaïste Éphrem, l'empereur byzantin Manuel Comnène, le roi de Jérusalem Amalric Jer (1162-1174), l'évêque de Bethléem Raoul et l 'année 1169, qui fut auss i celle du mariage d 'Amalric Jer et de la nièce de l'empereur byzantin, Marie, célébré en ces lieux 41 . Lorsque les croisés prirent possession de l'édifice, il était déjà décoré de mosaïques des vue et vme siècles, probablement financées par l'empereur byzantin. Elles représentaient, entre autres, des images assez abstraites des sept conciles œcuméniques. Ceux-ci sont figurés par des symboles disposés dans des intérieurs d'églises et sont accompagnés de longues inscriptions 42 . Les Francs restaurèrent ces mosaïques afin d'y inclure le dernier concile de Nicée (787) et son inscription latine ( disparus )43, mais restèrent, semble-t-il , fidèles aux schémas d'origine. L'inscription latine condamnait l'iconoclasme, rappelant ainsi le désaveu public du pape Grégoire II envers ce courant .
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C'est dans un atelier de Saint-Jean-d'Acre appartenant aux croisés que jùt peinte cette icône. Comme sur la fresque de la page précédente, l'étendard est celui des Templiers mais le carquois est persan. Dernier quart du XJ!f' siècle. Mont Sinai; monastère Sainte-Catherine.
Dans la basilique de la Nativité à Bethléem, fondée sous l'empereur Justinien, plusieurs colonnes sont peintes, pratique inconnue à Byzance mais présente en fgypte. À Bethléem, ces peintures ont probablement un caractère votifet mêlent des sujets de tradition byzantine exprimés dans un langage simple - comme la Vierge à !'Enfant - à l'iconographie des églises d'Occident, tels les saints sur les colonnes de droite.
Au-dessus de la représentation des conciles , entre les fenêtres du triforium, on ajouta une procession d 'anges. Dans l 'abside centrale la Vierge orante avec l'Enfant en médaillon sur la poitrine ( disparu) correspondait à un schéma iconog raphique étroitem ent lié à la capitale byzantine et à l'i cône miraculeuse de l' église des Blachernes 44 . D 'autres images , conformes à l 'iconographie byzantine, portent des inscriptions latines. Parmi elles se trouve un cycle des Grandes Fêtes du calendrier liturgique , un arbre de Jessé (détruit) qui illustrait la généalog ie du Christ à partir des ancêtres de Marie et reliait ainsi l'Ancien au Nouveau Testament. Le style est celui d 'un ou de plusieurs artistes byzantins. Ces mosaïques et d'autres , dans la crypte, sont complétées par des peintures qui ornent les vingt-huit colonnes de la nef centrale et du transept 45 , ce qui est tout à fait inhabituel dans une ég lise byzantine . Des saints et des saintes, dont certains n'appartiennent qu'à l 'Occident, et deux images de la Vierge à l 'Enfant occupent ces emplacements. Trois de ces fi g ures ont un caractère votif, car des donateurs s'agenouillent à leurs pieds, comme cela est courant dans la peinture romane et gothique. Ces panneaux ont pu être commandés par des pèlerins . Sur une colonne du bras sud du transept , les donateurs implorent la Vierge et l'Enfant . L'inscription donne la date de 11 30 ce qui diss ocie les fresques des
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mosaïques ( 1169) 46 . Ces peintures sont d'ailleurs d'un style assez rude et gui n'a rien de byzantin. Elles ont été attribuées à différents artistes dont un Vénitien ( ?) gui a représenté sainte Fusca, martyre ravennate. D 'autres saints figurés ici, tels que Olaf et Canuce, sont d'origine nordique. Néanmoins, parmi ces figures, une image - Élie nourri par le corbeau ( Rois, III, 17, 1- 7) - frappe immédiatement le spectateur par son langage plastique extrêmement soigné. Elle est accompagnée d'un texte latin, mais le nom du saint est également inscrit en grec. Étant donné le style de cette peinture et l'inscription, le peintre devait être un Byzantin collaborant avec ses confrères francs ou appelé à un autre moment gu' eux. Les mosaïques dans la crypte, seulement partiellement conservées, mais décrites dans le détail par un moine crétois, Jean Phocas, gui visita Bethléem en 1177, correspondent à des schémas typiquement byzantins 47 . Les croisés avaient installé une petite chapelle dans le narthex, sous la tour nord-ouest de l'église. Ses fresques, de la seconde moitié du xrre siècle ( restaurées en 1950 en respectant l'iconographie originale), sont pourtant purement byzantines orientales. La Déisis occupe en effet la paroi est, là où se trouve généralement l 'abside, et au-dessus d'elle a été figurée l'Hétimasie, c'est-à-dire le trône vide préparé pour la Deuxième Parousie. L'Ascension décore la voûte 48 . La combinaison des trois représentations signifie l'ultime et définitive victoire du Christ au moment de sa Seconde Venue, laquelle fut annoncée pendant l'Ascension (Actes, I, 11 ). Des enchaînements semblables de ces trois sujets existent également en Orient, notamment à Saint-Georges d'Ati, en Géorgie, et en Cappadoce 49 . En résumant ce gui a été relevé plus haut, on peut dire que le décor de l'église de la N ati vi té à Bethléem offre la possibili té d'observer à la fois le mélange des genres (fresques et mosaïques), des traditions artistiques, ainsi que la succession d'œuvres de différentes époques dans le même édifice. À Saint-Phocas à Amyun (xrre siècle, Liban), l'on s'est inspiré des figures des colonnes de l'église de la Nativité pour peindre les piliers, mais le style de ces peintures et les inscriptions sont grecs. Ceci est également le cas des panneaux avec saint J ean Baptiste et saint Georges, disposés sur des colonnes de la nef et dont les inscriptions sont bilingues 50 . D'après les sources écrites, un atelier grécosyrien aurait t ravaillé, à la demande des croisés, dans l 'église du mont Tabor commémorant la Transfiguration, à Nazareth 5l et au Dôme du Rocher. Ils avaient en effet ajouté des images religieuses aux splendides motifs ornementaux de style omeyyade gui se trouvaient déjà sur les parois de cet édifice 52 , exécutés pense-t-on par des praticiens grecs et arabes. La plupart des fresques gui décoraient les églises de Jérusalem, à l'époque des croisades, ont disparu. Certaines sont connues par des descriptions de voyageurs et des comptes rendus de pèlerins gui mentionnent des peintures dans la grotte de Gethsémani, à Sainte-Anne, à la chapelle de la Dormition au mont de Sion, ou encore à l'église du Saint-Sépulcre. Il faut ajouter la petite chapelle de Bethphage53 à l'est de Jérusalem, entre le mont des Oliviers et Béthanie, où quelques fragments de fresques sont conservés, notamment la Résurrection de Lazare gui adopte un schéma iconographique typiquement byzantin 54 . Un beau fragment du Christ de l'Ascension, accompagné d 'une inscription latine extraite des Actes des apôtres (I, 11 ), est conservé dans la chapelle du Calvaire. Elle a été refaite à l'initiative des croisés entre 1114 et 1159. On pense aujourd'hui que le Christ en question a dû être exécuté par un peintre d 'origine occidentale connaissant parfaitement l 'iconographie et l'esthétique byzantines. L'ensemble du programme
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Cette Dormi tion de la Vierge et ce T hrène proviennent du scriptorium du Saint-Sépulcre et sïnspirent de modèles byzantins du siècle précédent. Miniatures extraites du psautier de Mélisende, milieu du Xll' siècle. Egerton, British Library, n ° 1139.
a pu être reconstitué g râce à la description de voyag eurs éclairés, notamment celles de Quaresmius et de Théodoricus ( v. 117 2 )55. Le témoignage de ce dernier porte aussi sur tout le décor du Saint-Sépulcre, dont le prog ramme était consacré à la Passion et à ses témoins56. D 'autres descriptions par les mêmes auteurs nous permettent de découvrir la splendeur de certains décors de l'époque, par exemple celui de la rotonde de l'Anastasis gui fut gravement endommagé par les Arabes sous al-Hakim en 1009, puis restaurée par l 'empereur Constantin Monomague (1042 -1055 ), y compris les mosaïgues57. Après 1099, les croisés les renouvelèrent brièvement et leur ajoutèrent des inscriptions latines . Ils entreprirent des travaux plus importants dans le chœur à l'est gui date du xre siècle, pour y introduire un Sancta Sanctorum. L'image de la Descente aux Limbes 58 dans l 'abside , détruite pendant ces opérations , fut remplacée par une autre gui , d 'après la description de Théodoricus, associe Résurrection et Ascension, car le Christ, tout en tenant Adam par la main, fait un grand pas vers le haut gui rappelle certaines images paléochrétiennes de l 'Ascension ; le titulus de cette composition est extrait des livres d 'heures : « A scendens in altum captivam duxit captivitatem, dedit dona hominibus » ( Eph ., IV, 8 ), verset gui était chanté lors de la fête de l 'Ascension. On mettait ainsi en parallèle la descente au plus profond de la matière et du m al, effectuée par le Christ pour vaincre la mort et assurer la rédemption du genre humain ( en l 'occurrence Adam et Ève) et son Ascension triomphale vers le ciel. L'im age doit sans douce égalem ent être mise
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en rapport avec celle de la Pentecôte qui figurait au-dessus d'elle, sur la voûte précédant l'abside. Il s'agit là d'une conception ancienne et locale, car au ve siècle l 'Ascension et la Pentecôte étaient fêtées le même jour à Jérusalem 59. Des fragments de fresques de différentes époques ont été découvertes dans une chambre qui servait de chapelle à l'usage des militaires dans le mur de l'enceinte nord de Jérusalem, près de la porte d'entrée. Étudiée par J. B. Hennessy et L.-A . Hunt 60 , elle est plus connue sous la formulation anglaise de « Damascus Gate ». Seules les fresques exécutées au temps des croisades, probablement vers le milieu du xne siècle, nous intéressent ici . Il reste malheureusement peu de chose, mais les quelques fragments d'anges ont donné lieu à une étude méticuleuse qui les rapproche à la fois des miniatures du psautier de Mélisende ( 1131-1143) et de leurs modèles byzantins du xre siècle. Ces fragments ont également été comparés à la figure byzantinisante de sainte Barbe qui figure sur une colonne de l'église de la Nativité à Bethléem, et aux peintures de l'église Saint-Jean-Baptiste à Sébaste ( Samaria), conservées dans la crypte, celles-ci sont probablement des œuvres byzantines du milieu du xne siècle. D'autres analyses ont montré que la chapelle de l'enceinte de Jérusalem appartenait aux Hospitaliers et qu'elle fut peinte par un artiste byzantin 61 . Un mélange d'iconographie occidentale et de classicisme byzantin (proportions harmonieuses des figures, délicatesse du modelé) apparaît sur un autel de pierre, au sein d'une composition montrant le Christ entouré des apôtres. Cet autel, sculpté et peint, dont l'existence même correspond à des usages pratiqués en Occident, fut mis à jour lors de fouilles réalisées à proximité de cette chapelle dans la muraille de la ville sainte6 2 . Près de Jérusalem, dans le bourg de Qariet el-Enab, plus connu sous le nom d'Abu Gosh 63 , les Hospitaliers avaient érigé l'église Saint-Jérémie. La date des peintures est incertaine, mais elles ont sans doute été exécutées vers 1170 par les artistes Basile et Éphrem 64 . S. Runciman considère que ceux-ci furent envoyés exprès par l'empereur Manuel rerComnène65, mais la pratique étant peu courante, et les peintures des absides animées par une sensibilité typiquement orientale, il est plus raisonnable de les attribuer à des maîtres locaux 66 . Grâce aux aquarelles qu'avait faites jadis le comte de Piellat, on sait que les trois absides de la basilique étaient occupées, du nord au sud, par une Déisis, une Descente aux Limbes et une scène du paradis, empruntée au Jugement dernier et montrant trois patriarches de l'Ancien Testament -Abraham, Isaac et Jacob - tenant les âmes des justes. À première vue, ce programme est étrange, mais si l'on relie les trois images, il correspond bien au schéma iconographique généralement disposé à cet emplacement en Orient. L'association entre la Descente aux Limbes, l'image de la Résurrection ( abside centrale), et le Jugement dernier existe aussi dans des monuments constantinopolitains 67 et elle est aisément compréhensible, puisque la résurrection des morts précède le Jugement proprement dit; dans un texte de saint Éphrem, les deux événements sont étroitement liés 68 . Par ailleurs, la Descente aux Limbes était une image que l'on représentait volontiers dans l'abside à Jérusalem. Elle était aussi particulièrement prisée par les croisés, car elle symbolisait à leurs yeux la reprise des cités sacrées par les chrétiens 69. Nous ignorons si cette préférence a joué un rôle ici, mais l'image en question est surtout étroitement reliée aux décors des deux autres absides. En fait, les trois compositions sont complémentaires sur le plan sémantique. Lorsqu'on considère leurs sujets globalement, l'esprit qui les anime apparaît clairement. L'image de la résurrection est flanquée par des représentations
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Le schéma empirique byzantin de cette icône de la Nativité a été recomposé par un maître occidental suite à une commande des croisés; cette image signale les événements contemporains. Des trois rois mages, le premier est une figure traditionnelle, le second est un notable occidental, reconnaissable à son couvre-chef, le troisième est un Mongol, peut-être un chrétien nestorien. Troisième quart du J(J[f' siècle. Mont Sinai; monastère Sainte-Catherine.
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Ce diptyque de grande qualité, peint peut-être à Jérusalem par un peintre vénitien, représente saint Procope en costume militaire et une Vierge à !'Enfant. Le thème iconographique est byzantin, une célèbre icône cypriote a servi de modèle pour la Vierge, et divers détails, tel Le traitement des vêtements et la présence de perles sur les auréoles introduisent une variante propre aux croisés. Mais on peut relever sur la tunique de !'Enfant un élément oriental, lié à l'islam. Dernier quart du XIII' siècle. Mont Sinai; monastère Sainte-Catherine.
qui illustrent les conséquences de cette victoire du Christ sur la mort. Il s'agit de la prière d'intercession au moment de la Seconde Venue (à gauche) et du sort des justes après le Jugement (à droite). L'ensemble est une version optimiste de la fin des temps et une évocation triomphale du salut. Le style est incontestablement byzantin et, par certains côtés ( le très grand trône de la Déisis et ses ornements), il évoque des images géorgiennes et arméniennes 70 . L'état fragmentaire des décors examinés jusqu'ici et leur rareté ne peuvent rendre compte de ce que représentait la peinture murale commanditée par les croisés en Terre sainte. Il en ressort cependant une conclusion provisoire qui confirme le rôle prépondérant de la peinture byzantine et son ascendant sur les artistes francs, la quasi absence d 'influences islamiques et l 'envergure des entreprises des grands ordres religieux de l'Occident, tels que les Hospitaliers et les Templiers. Quelques manuscrits enluminés et des icônes provenant des ateliers de Jérusalem et surtout de Saint-Jean-d'Acre sont parvenus jusqu'à nous. L'influence byzantine y apparaît d'une façon un peu différente que dans la peinture murale . Ces œuvres ont surtout été exécutées par des artistes francs, mais ceux-ci ont employé quelquefois des schémas iconographiques byzantins. Néanmoins, la tradition romano-gothique domine dans la plupart des miniatures. D 'ailleurs l 'imagination des peintres y est bien plus libre que chez leurs confrères byzantins, la narration est détaillée, et la réalité ambiante assez fidèlement rendue 71 . Le scriptoriunz du Saint-Sépulcre à Jérusalem travaillait surtout pour la famille royale et la cour. Plusieurs manuscrits qui y furent enluminés sont parvenus jusqu'à nous, dont le plus connu est le psautier de la reine Mélisende de Jérusalem (British Museum, Egerton, n° 1139) (1131-1140) 72 . Un certain nombre de ces miniatures, dont celles des Grandes Fêtes et du Thrène, sont très proches de leurs modèles byzantins du xre siècle. Dans d'autres images de ce somptueux manuscrit, H . Buchthal a trouvé des influences musulmanes, anglo-saxonnes et, d'une façon plus générale, occidentales 73. Lorsque Jérusalem tomba aux mains des Turcs, Saint-Jean-d 'Acre devint le centre artistique le plus important de Terre sainte, abritant des scriptoria et des ateliers de peintures d'icônes . Un célèbre manuscrit, rédigé en français et composé d'extraits de l'Ancien Testament, est conservé actuellement à Paris à la bibliothèque de !'Arsenal (n° 5211 ), et date du troisième quart du xme siècle 74 • Il s'agit probablement d'une commande royale. Les miniatures gothiques de cette Bible sont proches de nombreuses œuvres françaises, mais elles obéissent parfois à des schémas iconographiques byzantins. Elles rappellent en outre un décor monumental dû à l'initiative des croisés: les fresques trouvées dans une chapelle de Kalenderhane Djami à Constantinople, et illustrant la vie de saint François d'Assise ( 1228-1261 )7 5. Plusieurs groupes d 'icônes sortant des ateliers de Saint-Jean-d 'Acre et de Jérusalem, aujourd'hui dans la collection du monastère Sainte-Catherine du mont Sinaï, ont été étudiés par K. Weitzmann 76 . Toutes s'inspirent plus ou moins de modèles byzantins et certaines d'entre elles sont même des copies directes d 'œuvres byzantines exécutées par des maîtres français et vénitiens. Cependant, même dans ces cas-là, le peintre trahit son origine par un détail quelconque, voulu ou non. Ainsi une Nativité du Christ, peinte sur une architrave d 'iconostase, reproduit fidèlement un schéma byzantin de type synthétique qui réunit dans la même composition la Nativité proprement dite et !'Adoration des mages ( troisième quart
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du xme siècle). Seulement, le deuxième mage porte un couvre-chef qui l'identifie comme un noble occidental, et le troisième a une physionomie mongoloïde, alors que son casque rappelle ceux des guerriers asiatiques. Ces deux « portraits » ne s'expliquent que par des événements historiques qui touchèrent les croisés de près. Les invasions mongoles sur les territoires arabes vers 1256 obligèrent les Francs à rechercher une alliance avec le Grand Khan et de vaines démarches furent tentées dans ce sens. Une ambassade qui lui fut également envoyée pour le convertir échoua à son tour. Or, le général mongol Kibuqa, qui dirigeait les opérations en Syrie, était un chrétien nestorien qui préserva les églises et épargna des vies humaines. Aussi, il se pourrait que les deux « portraits » de cette icône soient celui de Kibuqa et d'un souverain ou d'un noble franc 77 . Si cette supposition est juste, les deux personnages exprimeraient l'espoir des croisés de christianiser de vastes territoires en Asie et au Proche-Orient, s'assurant ainsi une paix durable. Le style de notre image relève d'une fusion réussie entre un schéma byzantin et des moyens d'expression propres à la miniature contemporaine du Nord de l'Italie, caractérisée par des yeux à la pupille très foncée ressortant sur le fond singulièrement blanc de l'œil. Le peintre pourrait venir de Bologne, de Pise ou de Venise, centres artistiques depuis longtemps familiarisés avec l'art de Byzance. Mais une origine vénitienne reste plus probable 78 • Un diptyque du xme siècle, attribué à un peintre vénitien de Terre sainte, témoigne de la volonté des Francs de copier le mieux possible des œuvres byzantines. On y voit, sur le volet gauche, saint Procope en buste couronné par deux anges et, sur le volet droit, la Vierge en buste, coiffée d'un voile ornementé très particulier qui recouvre une partie de son maphorion. Elle tient l'Enfant, vêtu d 'une tunique parsemée de fleurs, également inhabituelle, sur son bras droit. G . Sotiriou a reconnu dans cette image la copie d'une célèbre icône du monastère de Kykko à Chypre qui avait la réputation d'être l'œuvre de saint Luc 79 . Procope, saint militaire sans doute vénéré par les croisés, est désigné par une inscription grecque comportant des fautes d'orthographe. Son nom est accompagné de l'épithète« 0 ITEPIBOrITC » au lieu de« ITEPIBOJ\ITHC ». De plus, la couronne du saint qui semble tracée au compas n'est pas plus byzantine d'aspect que les ornements de sa manche droite. Les figures qui occupent le cadre s'écartent, elles aussi, par plusieurs de leurs caractéristiques, des règles byzantines 80 . À travers les exemples examinés plus haut, on peut dresser quelques traits généraux de la peinture en Orient au temps des croisades. La grande constante de cet art est l'influence byzantine sur les peintres occidentaux. Celle-ci s'exerce à travers trois démarches différentes : soit on copie directement des œuvres byzantines; soit des détails ou tout un schéma iconographique leur sont empruntés ; soit enfin, dans de nombreux cas, on adopte plus ou moins le style byzantin sans se détacher de sa propre tradition romane ou gothique en ce qui concerne l'iconographie. Cet impact de l'art byzantin sur les conquérants francs n'a rien d'étonnant, car il est pour ainsi dire traditionnel. Au cours du haut Moyen Âge, cet art avait transmis l'héritage antique à l'Occident. Plus tard, il ne cessa de l'influencer et, en Italie, son rayonnement ne diminua qu'au xrvesiècle. On connaît aussi l'admiration des croisés pour les grandes villes qu'ils découvrirent en Orient. Antioche, Tyr, Sidon, Tripoli, puis Constantinople, leur étaient apparues comme des cités merveilleuses où ils s'établirent avec plaisir. Les souverains et les nobles épousèrent des princesses orientales ou byzantines 8 L, et beaucoup de croisés n'envisageaient
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pas de retour dans leur pays d'origine. Vers 1124, Foulques de Chartres les dit solidement installés, mariés avec des femmes orientales, possédant des terres et les cultivant. « Ils [les Francs} se sentent tantôt Syriens, Antiochiens, Arméniens[ ... } et chacun d'eux parle plusieurs langues 82 . » Ceci n'est pas sans importance, car les chroniques de l'époque nous apprennent que de nombreuses églises n'étaient pas seulement érigées par la cour et la haute noblesse latine, mais aussi par les Francs, Pisans, Vénitiens, Génois, enracinés dans le pays 83 . Ces récits permettent de mieux comprendre l'étendue de la pénétration byzantine dans l'art et la société occidentale établie en Orient. La coexistence harmonieuse entre populations locales et croisés, entre artistes byzantins et francs se côtoyant parfois dans les mêmes ateliers ou dans la même église n'a pourtant pas vraiment conduit à des échanges culturels bilatéraux. Les Byzantins ne se prêtèrent à aucune influence et n'acceptèrent d'introduire dans leurs images que des détails insignifiants de provenance étrangère. Les raisons de ce refus sont multiples. Tout d'abord, il faut souligner la surestime des Byzantins pour leur propre culture et leur art. De plus, l'esthétique byzantine est sous-tendue par une aspiration mystique qui considère l'image comme l'égale de la liturgie, c'est-à-dire comme une voie menant à la connaissance de Dieu 84 . Les traits du visage du Christ, de la Vierge et des principaux saints reposaient, selon eux, sur des « certitudes historiques», transmises par des révélations. Le mandylion 85 , le portrait de Marie peint par saint Luc 86 , les diverses visions des saints et les images « non faites de mains humaines», c'est-à-dire constituées de façon miraculeuse, étaient considérés comme des preuves historiques . Enfin, depuis l'issue de la crise iconoclaste, la représentation était considérée comme mystérieusement reliée au représenté. Elle recevait les « énergies » qui émanaient du personnage sacré portraituré et devenait elle-même objet sacré participant au culte 87 . Dans ces conditions, toute tradition étrangère ne pouvait être qu'inauthentique aux yeux des Byzantins. Contrairement au décor des façades, la peinture des croisés ne témoigne qu'exceptionnellement d'une quelconque influence arabe. Cette absence de contact des artistes francs avec une tradition florissante qui se trouvait sur leurs territoires nouvellement conquis est probablement due aux conflits qui opposaient chrétiens et musulmans. Certes, les miniatures qui ornaient les textes laïques, les objets en métal ouvragés et l 'orfèvrerie perse et arabe avaient modifié le style de certaines miniatures syriaques 88 , arméniennes 89 , et coptes 90 . Mais ces œuvres byzantines orientales, exécutées à l'ombre des monastères, n'en sortaient jamais, de telle sorte que les croisés n'auraient pu les voir et encore moins s'en inspirer.
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LES SELDJOUKIDES: UNE « CROISADE » TURQU E
LES
La tombe monumentale {kümbec) pour la sépulture de souverains et de seigneurs est le témoignage le plus important, en architeciure, de l'héritage nomade qu'apportèrent au Proche-Orient les Turcs Seldjoukides d'Asie centrale; ils imposèrent cette coutume de façon durable. Construites sur une base polygonale, plus rarement cylindrique, avec un toit conique ou pyramidal, ces tombes comprenait une chambre intérieure couverte d'une coupole. L'origine de cette particularité architecturale ne cesse de provoquer des discussions. Ci-DESSUS:
Une tombe à la décoration imposante et à base octogonale, de la région du lac de Vtzn,
en Ti,rquie. PAGE DE GAUCHE :
La Hüdavend Hatun Kümbeti, à base octogonale, est décorée sur son registre supérieur de 14 panneaux d'une riche ornementation qui rappelle celle, encore plus exubérante, de son porche. 1312. Nigde {Cappadoce, Titrquie).
régions d'Asie centrale one été un immense réservoir culturel, gui eut d'importantes répercussions sur les activités artistiques. Les tribus d'origine turque et mongole qui avaient colonisé ces terres, même si elles restèrent en marge des grandes cultures sédentaires (Inde, Chine, Perse, et même Europe), en absorbèrent de nombreux éléments et transmirent des influences nouvelles dans des directions diverses. L'élément semi-nomade gui a caractérisé l'histoire de ces tribusl n'a pas été négatif ou de peu d'incidence; il s'est inséré organiquement, avec un grand naturel, dans une réalité complexe. Si l'on écarte le lieu commun selon lequel une civilisation sédentaire, sous toutes ses formes, serait «supérieure» à une civilisation nomade ( sans pour autant renverser le postulat) et si l'on considère que l'interaction de systèmes différents est nécessaire pour le maintien d'un certain équilibre, il est intéressant d'analyser et de considérer l'exemple de l'Asie centrale. En effet, cette vaste région constitue, avec ses peuples et ses cultures, un intermédiaire - qui ne fut jamais simplement passif - entre les grandes civilisations du monde, à savoir la Chine, l'Inde et le bassin méditerranéen, civilisations gui détermi naient les modes, le rythme des échanges et la variété des emprunts stylistiques. Bien sûr, il faut pas cependant minimiser les différences macro et micro régionales, ni sous-estimer l'importance du monde iranien ni celle de la Russie méridionale. Les nomades d 'Asie centrale ont joué, en un certain sens, un rôle analogue à celui des abeilles dans un verger: allant ici et là à travers un territoire immense, ils accomplissaient une fonction de pollinisation culturelle. Ce nomadisme est devenu un facteur d'échange artistique important et même décisif qui contribua au renforcement de la spécificité de chaque territoire. On ne peut donc négliger ce qui se passait dans une zone qui, bien que périphérique (mais seulement d'un point de vue ouvertement eurocencrique) a été pendant des siècles - surtout dans l'islam et par l'islam - une réserve d'énergies qui se sont répandues par vagues sur l'Occident. La succession des dynasties seldjoukide, mongole et timouride en Asie centrale a diffusé leurs cultures jusqu'en Occident. Le fait que cette propagation se soit déroulée par phases, même au sein d'une même période historique, a son
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importance. Cela permettait l'introduction de styles qui en chassaient d'autres dans un climat ouvert aux nouveautés. Occulter ces suites d'invasions en n'y percevant qu'une « force militaire barbare» qui n'aurait eu aucune incidence sur les civilisations sédentaires serait une erreur historiographique, même s'il est évident que les civilisations sédentaires, par nature, ont tendance à absorber les apports exotiques et à les intégrer dans leur société. La combinaison de motifs chinois avec des éléments scythes, puis hellénistiques, iraniens et nomades a créé un substrat toujours présent dans l'art de l'Asie centrale. D'Orient, les tribus turques se dirigeaient inexorablement vers l ' Occident, en flux migratoires massifs. Elles empruntaient essentiellement deux voies, l'une septentrionale (au nord de la mer Caspienne, suivant des routes qui prolongeaient et diffusaient les influences vers la Crimée et dans toute la Russie), et l'autre méridionale, avec un passage obligé par l'Iran oriental (comprenant naturellement l'actuel Afghanistan). Le monde islamique fut surtout intéressé par l'accès au pourtour méditerranéen 2 . Déjà à l'époque abbasside, des groupes de Turcs en provenance du Khorassan éraient présents dans l'armée musulmane et avaient acquis des rôles de premier plan à la cour: tel était le cas du gouverneur du Caire, Ahmad ibn Tulun, né à Samarra, mais de famille orientale. Si l'on veut analyser les causes des ces invasions récurrentes venues de l'est, il faut garder présentes à l'esprit les raisons économiques 3 et aussi la typologie de l'agrégation sociale des groupes nomades, pour lesquels la guerre de razzia 4 était un fait non seulement normal mais codifié selon des règles précises. Dans l 'islam des origines, cette dimension tribale joue un rôle important et la culture musulmane des débuts est extrêmement dynamique et tend à être égalitaire et méritocrate, de sorte qu'elle n'a eu aucune peine à absorber des entités semi-étatiques - par exemple les Seldjoukides - parfaitement organisées au point de vue militaire, étant entendu quel' « intelligentsia » musulmane a toujours été de provenance allogène . D'ailleurs, il n'est pas sans intérêt de noter que, dans l'islam, l'arabe est la langue de la foi, le persan celle de la poésie et le turc celle de l'organisation militaire (et, sous l'Empire ottoman, de l'administration). Les tribus étaient organisées selon un système fédéral assez avancé . Or, en l 'absence de rivalités entre les groupes qui définissaient la règle et qui ont souvent pénalisé une politique d'expansion continue, les tribus montraient une propension naturelle à contrôler les sources de richesses, tant en Orient qu'en Occident. Situation fluide et néanmoins pas si claire, si l'on songe à une figure fantastique comme celle du « prêtre Jean », souverain chrétien mythique de l'Asie centrale, qui aurait dû être l'allié privilégié de la chrétienté sur les terres d 'Orient 5 . La culture islamique, si l'on ne peut la définir comme tolérante à l'égard de la diversité et de la spécificité (mais elle n'est pas non plus intolérante . . . ) laissait une ample autonomie aux croyances locales, englobant toute une série d'éléments étrangers (mais qui en fait n'étaient pas en opposition avec l'idéologie et la théologie islamiques) qui relevaient de traditions autochtones . Il suffit de songer au caractère hellénique de nombreuses sculptures bouddhistes du Gandhara, associé à des influences chinoises, indiennes et iraniennes, comme à Pandjikant 6 en une confluence et un mélange d'éléments qui ont également laissé des témoignages dans des domaines aussi spécifiques que la peinture 7 . Les nombreux cycles légendaires de récits historiques épiques - en grande partie transmis par voie orale 8 - qui constituent la tradition turque oghouz sont importants non seulement pour comprendre l'organisation sociale des tribus mais aussi pour reconstituer un parcours religieux
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EN HAUT :
Quelques exemples d'églises arméniennes indiquent bien la majesté et la qualité de L'architecture que rencontrèrent Les Seldjoukides. lëgfise de Sainte-Marie à Bdjini, XI' siècle; l'église ptincipale du monastère de Geghard, E BAS : fa chapelle sur deux niveaux du monastère d'Amaghù Noravank, XJ!f siècle; la chapelle à une seule nefdu monastère de Djughavank.
Xi!!'
siècle.
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tout à fait singulier, ce qui a permis de ne pas perdre les traces du chamanisme des origines9. Par exemple, l'épopée d'Er Tochtouk 10 est un exemple approprié de récit d'Asie centrale dans lequel des éléments disparates - plus ou moins associés à un substrat turc - émergent dans un contexte très intéressant, même à titre comparatif : le héros accomplit un voyage ultraterrestre , et pour revenir dans le monde des vivants, il est aidé par un énorme oiseau (aigle, phénix ou ce que l'on veut) dont il a sauvé les petits menacés par un épouvantable dragon dans leur nid. Le mythe (maintes fois représenté, comme sur un plat d 'argent sassanide, classique et superbe, conservé au musée de !'Ermitage à Saint-Pétersbourg) est toujours le même mais comporte de multiples variantes: il peut s'agir de Gilgamesh comme de Ganymède, on peut aussi y lire des références à l'apothéose d'Alexandre. Nous sommes en présence d'un mythe universel qui ne relève pas du patrimoine d 'une culture spécifique: il est évident que l'homme d'Asie centrale placé par exemple devant le même sujet peint au plafond de la chapelle palatine de Palerme ( 1143) en donnera une interprétation fondée sur divers récits relatifs aux héros nomades, récits qu'il connaît bien. Les Seldjoukides, après avoir traversé l'Asie, s'emparèrent de l ' Iran. Une comparaison entre l'architecture seldjoukide d'Iran et celle d 'Anatolie est extrêmement intéressante. En Iran, les Seldjoukides ont construit en briques et ont atteint, sur le plan artistique, des sommets sans doute inégalés, comme l 'atteste la splendide coupole de Tal al-Mulk (1088-1089 ), aujourd 'hui à la mosquée congrégationnelle d' Ispahan 11 tandis qu'en Anatolie ( où ils vainquirent les Byzantins à Manzikert en 1071 et régnèrent sur une bonne partie du pays jusqu'en 1302) ils construisirent presque exclusivement en pierre. Ce n'est pas là une différence négligeable. Ces conquérants ou « croisés» orientaux, qui ne s'étaient probablement pas posé le problème d'une conquête effective des territoires, imposaient leur propre modèle culturel, riche de ses multiples composantes ethniques, mais laissaient une ample autonomie de réalisation aux peuples qu 'ils avaient assujettis. Et sur ce point, leur différence avec les croisés d 'Occident est frappante: ces derniers, en effet, n'apportaient pas seulement leur modèle idéologico-culturel mais aussi les instruments propres à le concrétiser, restant dans une large mesure imperméables aux influences locales, presque au point de marquer, davantage qu'une supériorité, une distinction accentuée. Cependant cette imperméabilité culturelle ne s'opéra qu'en Orient car une fois rentrés chez eux, et ce en dépit d'oppositions politiques et de souverainetés diverses qui formaient tout de même un système idéologique unitaire au moins jusqu'à la Renaissance et à la Réforme, les croisés ne dédaignèrent pas d'adopter ce qu'ils avaient repéré d'intéressant en Orient, mais aussi en Extrême-Orient, qu'on songe au rôle décisif que la science a joué à Tolède. Les objets en cristal de roche, les verres, les tissus, parvenus en tant que dons dans les principales abbayes et cathédrales d 'Europe témoignent de cet intérêt. Et si Mayer a raison L2 , l'héraldique le confirme, comme le célèbre blason des Visconti, qui serait d'origine musulmane l3. L'impact de la rencontre du monde turc avec le monde occidental, c'est-à-dire avec l 'Empire byzantin et le royaume de Rome (R um pour les Orientaux), a été une force notable. Les Turcs, au xre siècle - sans oublier le puissant substrat de l'Asie centrale, composé de chamanisme, mais aussi de nestorianisme et de bouddhisme - étaient déjà islamisés, et leur rencontre avec l'Iran ( également marqué par un passé complexe, mais de fait musulman durant plusieurs siècles) s'était
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L'église monastique de Ho vhannavank présente une solution caractéristique pour le tambour et la couverture de la coupole. Arménie, XIII' siècle.
Ci - DESSUS :
La Ulu Kiimbeti Eski, Ahlat, dans la région du lac de Vttn. À DRO ITE :
Stèle funéraire décorée d'une niche à motifs stellaires, tandis que sur le cadre court une frise épigraphique. Ces deux thèmes décoratifs, associés à l'ornementation florale, constituent la base d'une grande partie de la décoration islamique, y compris la décoration architecturale. Cimetière seldjoukide d'Ahlat (Turquie).
produite sur un terrain favorable . En Anatolie, en revanche, les Turcs se heurtaient à des cultures chrétiennes importantes et traditionnellement très compactes, dans lesquelles il n'était pas difficile de repérer des veines nationalistes particulières: nous pensons ici à l'Arménie et à la Géorgie. Le déplacement des Turcs « par vagues » vers l'Occident a donc mis en contact des populations d'Asie avec des communautés chrétiennes sans pour autant que l'art islamique soit absorbé dans un langage international t 4 . La société musulmane était donc extrêmement ouverte aux influences locales. Certes, il existait déjà des spécificités ( comme l'emploi d'inscriptions coraniques) qui caractérisaient cet art comme purement islamique, mais d'importantes distinctions régionales persistaient dans une même zone à une même époque. En Anatolie, on construisait en pierre non pour des raisons climatiques (la situation géographique de l'Iran limitrophe n'est pas si différente, le haut plateau des deux régions est très froid en hiver) que parce que, dans ce pays, la tradition byzantine ( arménienne ec géorgienne) avait toujours utilisé ce matériau, avec des techniques spécifiques 15 . L'utilisation de la pierre à l 'époque seldjoukide en Anatolie s'inscrit dans une tradition: il s'agit d'un tuf assez souple et facile à tailler à peine extrait, qui durcit avec le temps, ce qui confère à la construction sa stabilité et en atténue la malléabilité.
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Cette voûte à muqarnas et arcs croisés o/Jre, outre l'habileté de ses techniques constructiz-es. une grande fluidité dans /'intégration de motifi décoratifs extraits de milieux culturels et religieux divers. Monastère de Gandzasar, XII' -XIII' siècles.
Comme nous l'avons précédemment souligné 16 , ce n 'es t pas dans les plans architecturaux ( trop divers pour comparer une église à une mosquée) qu'il faut rechercher des analogies, mais plutôt dans les techniques de construction et les solutions architecturales adoptées. Une étude originale consisterait à rapprocher les marques laissées par les tailleurs de pierre (selon une pratique universelle qui n'a jamais été abandonnée) sur les monuments de la période qui nous intéresse, laquelle va, dans le cas particulier, du xrre au xrve siècle. Cela permettrait de confirmer sur des bases solides une thèse qui, du reste, ne peut être remise en question, à savoir que la maind'œuvre sur les chantiers de construction était en grande partie la même et que les chrétiens y étaient majoritaires. Mais par ailleurs, il est évident que la banale comptabilité du droit et de l'avoir, quand on parle des civilisations et des cultures qui se sont rencontrées et ont coexisté jadis, n'a aucune raison d'être et ne devrait surtout jamais être empoisonnée par des nationalismes exacerbés. La culture architecturale chrétienne d'Anatolie et du Caucase est bien connue 17 et, par sa_qualité, elle s'impose comme l'une des plus originales et des plus achevées. Quand on observe le plan et les développements des églises de ces régions, une grande impression de soliditél 8 transparaît qui est indubitablement le fruit d'une technique très expérimentée qui s'est affinée avec le temps. Les hauts, tambours des coupoles, tantôt pleins et massifs, tantôt avec des baies et des toits. coniques ou en forme de parapluie - on pourrait en citer d'innombrables exemples, de Sanahin 19
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Dans le cimetière sefdjoukide d'Ahfat, sur fa rive du lac de Van, se dressent de nombreuses stèles musulmanes, décorées de motifi géométriques et d'épigraphes. Ces monuments fiméraires présentent d'étroites relations avec des stèles arméniennes encore plus anciennes.
(xe-xme siècles) à Hovhannavank 20 (xrre-xme siècles) - ne sont pas étrangers à la typologie de la kümbet ( tour funéraire), comme celles découvertes sur les rives du lac de Van ( surtout à Ahlat ) 2 1 . Indubitablement, dans le choix de solutions architecturales de ce type, des influences de provenances diverses peuvent avoir joué un rôle, comme par exemple la structure de la tente du centre de l'Asie, la yourte, forme d'architecture « domestique» qui caractérise la steppe sibérienne. La forme étant reconnue comme adéquate, il n'y a eu aucune difficulté à l 'adopter, même si certains détails de plusieurs kiimbet (l'accès à la salle surhaussée par rapport au rezde-chaussée) sont à nouveau très proches de formules chrétiennes. La Sirchali Kümbet à Kayseri (1247), dans sa sévère structure cylindrique (à laquelle il manque malheureusement la couverture), à peine adoucie par de grands portails rectangulaires, a une ligne si impressionnante qu 'on peut la comparer avec nombre de monuments chrétiens des régions d 'Anatolie et du Caucase 22 . Un des monuments clés de l'architecture religieuse de l'époque seldjoukide est la mosquée d'Alaeddin à Nigde (1223) 23 . La structure en est typiquement turque, donc dépourvue de cour. Entièrement construite en pierre et restée dans l 'ensemble presque intacte, cette mosquée permet par ses volumes et par le recours savant à une forme simple, d 'organiser l'espace et les valeurs plastiques selon une conception qui, au gré de l'emploi d'arcs ( à intrados à nervures), de voûtes en berceau et de tambours pourvus de niches à peine moulurées, élabore une atmosphère de sacralité analogue à la plus pure tradition chrétienne. Le rythme et la scansion
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mathématique des proportions, la taille et l'adaptation en perspective des blocs sont dictés par de strictes règles. Par ailleurs, les influences se manifestent rarement dans un seul sens, il n 'est donc pas surprenant que le complexe monumental arménien de Geghard 24 (xrue siècle) ait cherché des solutions, pour sa couverture, dans la typologie des muqarnas ( niches à alvéoles ou couverture « en stalactites »), du plus pur style architectural musulman. Il ne s'agit certainement pas ici d 'adopter des usages et des plans nouveaux, mais ces édifices montrent qu'au gré de commandes fermes (mais ouvertes cependant à l'innovation), il a pu exister un style capable de satisfaire - par l'usage d'un langage analogue - des exigences distinctes. C'est pourquoi il serait erroné de rechercher des antériorités esthétiques ou de prétendues supériorités stylistiques: nous nous trouvons en face d'un arbre majestueux, aux racines extrêmement solides et étendues, avec un tronc très robuste d'où jaillissent quantité de branches, qui peuvent subir des greffes plus ou moins nombreuses mais dont les fruits sont toujours reconnaissables. Le lac de Van est au centre d'une région splendide et riche de remarquables témoignages du passé. Parmi ceux-ci ressortent d'un côté l'église arménienne de la Sainte-Croix d 'Aght 'amar 25 ( 915 ), chef-cl' œuvre absolu, par ses peintures murales intérieures et, surtout, par ses hauts-reliefs - presque tous en ronde-bosse si on les regarde avec l 'éclairage adéquat - et de l'autre le cimetière seldjoukide d'Ahlat 26 . On considère que le cycle d'Aght'amar est parmi les plus intéressants, tant pour les thèmes qui y sont traités que par l'iconographie, où l'on retrouve des traces d'influences abbassides 27 . Les influences sont évidentes sur le registre supérieur et dans les figures assises aux jambes croisées ( dont le roi de Ninive dans l'épisode de Jonas), ainsi que dans les représentations de quelques bêtes sauvages et de l'animal qui dans ce cycle biblique vomit Jonas. Cet animal est manifestement apparenté à un senmuru 28 , animal mythique doté d'une nature triple ( eau, air, terre) qui était très populaire (y compris en Asie centrale). Il s'avère que ce mythe est également connu en Occident, il figure entre autres sur certains ambons de Campanie, dont celui de Ravello. Aght'amar est un cas notable, mais l'analyse des décorations sculpturales de plusieurs autres églises, comme par exemple le thème de la lutte d'animaux (lion qui saisit un bœuf, oiseaux capturés par des quadrupèdes, etc.) 29 ou l'examen de certains éléments structurels composites (chapiteaux) rend évident que des influences et des thèmes, en apparence étrangers les uns aux autres, ont joué un rôle particulier: chrétiennes ou musulmanes, ces décorations sont en tout cas anatoliennes. L'exemple du cimetière seldjoukide d'Ahlat, toujours sur les rives du lac de Van, est différent 30 . Les pierres tombales, par dizaines, offrent, outre les classiques inscriptions, un échantillonnage très riche et varié d'ornementations, surtout géométriques. Ces stèles sont presque toujours parallélépipédiques ; disposées verticalement, leur face principale comporte souvent une niche (avec un bandeau épigraphique, en forme d 'arc cintré), qui est une référence manifeste à la fonction du mihrab, élément désignant la direction de la prière. Or ici manifestement cette niche joue ce même rôle indicateur. À côté d'innombrables motifs géométriques (le plus souvent basés sur des variations d'enchevêtrements autour d'étoiles à huit branches et d'autres figures géométriques), on trouve aussi des dessins qui pourraient être définis comme des « arabesques». Un important motif, dont les chercheurs ont longuement discuté, est celui d'un serpent à deux têtes (parfois improprement désigné comme un dragon) qui décore, avec des intentions « apotropaïques » ( servant à écarter les mauvais esprits), le sommet de quelques-uns de ces monuments funéraires. Il est intéressant
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L'église arménienne de la Sainte-Croix, à Aght'amar, est ornée à l'extérieur d'une
très riche décoration, dans !aque!fe se mêlent des éléments artistiques disparates: motif de l'art abbasside, comme le bas-relief reproduit en regard, et tradition chrétienne, comme le haut-reliefreprésentant la Vierge sur son trône avec !Enfant. L'église a été construite à lëpoque abbasside sur une île du lac de Vtzn. X' siècle.
Le prophète Jonas, englouti par un requin (et non par une baleine comme on le croit par erreur) sur un bas-reliefde fa basilique d'Aght'amar (lac de Vtzn) est délivré par un animal fantastique sur une mosaïque de l'ambon de fa cathédrale de Ravello (Italie méridionale): ces exemples i!!ustrent fa grande difjùsion d'un même thème iconographique biblique.
de comparer ce répertoire décoratif, essentiellement géométrique, avec une des expressions artistiques les plus typiques de l'Arménie: les khatchk'ar3 1. Il s'agit de stèles d'origine très ancienne 32 caractérisées par la présence d'une croix et qui comportent des dédicaces entourées d'arabesques et de motifs géométriques, surtout en forme d'étoile à huit branches, mais aussi des corbeilles et des nœuds sans fin, ceux-ci présentent certaines analogies avec des manuscrits contemporains. Ainsi, la présence de la croix est constante dans les khatchk'ar, alors que les stèles funéraires musulmanes d'Ahlat montrent au même endroit une niche de mihrab. De plus, même si toute généralisation est un peu hasardeuse, il faut noter que dans les khatchk'ar la partie inférieure de la croix, de part et d'autre de la stèle, présente des ornements fleuris. Il s'agirait donc d'une « croix fleurie», un bois vivifiant, référence évidente au renouveau printanier et à la résurrection du Christ. À la pureté de lignes et de volumes caractéristique des intérieurs des mosquées d'époque seldjoukide correspond, à l'extérieur, une complexité croissante des décorations, qui culmine dans les édifices de Divrigi : hôpital et mosquée33. Le monument architectural seldjoukide le plus ancien d'Anatolie, la mosquée d 'Alaeddin à Konya ( 115 5 environ), comporte une structure extérieure peu apparente ( ce à quoi contribuent peut-être les nombreuses restaurations) et un porche marqué par des jeux géométriques d'enchevêtrements linéaires très élégants. L'intérieur est également remarquable, avec une organisation très simple de nefs parallèles sur colonnes, parfois reprises d'un monument plus ancien. Dans les édifices seldjoukides, le réemploi d'éléments byzantins (colonnes, coussinets, chapiteaux, etc.) est fréquent et leur intégration est absolument parfaite. L'envergure massive des volumes extérieurs 34 est une constante de l'architecture seldjoukide, cela restera le cas en général jusqu'à la dynastie suivante ( osmanique ou ottomane). La nouveauté réside dans l 'intérêt pour les porches d'accès, traités avec une abondante décoration, qu'il s'agisse de mosquées, de madrasa, de mausolées ou d'autres édifices . Les exemples en sont nombreux, de Nigde à Kayseri, de Konya à Sivas et
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Coupe et plan de la madrasa et de l'hôpital de Divrigi (Turquie) . Cet ensemble monumental, un des sommets de l'architecture seldjoukide du J(J[f' siècle, présente une structure rigoureuse, presque austère, qui contraste avec l'exubérante décoration des portails.
Cet édifice destiné à l'enseignement, et appelé madrasa, est une des innovations de l'architecture seldjoukide qui trouvera ensuite des applications dans tout le monde islamique. L'institution de l'école coranique, distincte de la mosquée et aussi de la simple catéchèse domestique, est pratiquement contemporaine de l'institution de l'université en Europe. La madrasa Gok à Sivas (Titrquie), qui date de la fin du X/If siècle, constitue un modèle d'organisation de l'espace. Plan et coupe d'après A. Gabriel.
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Le porche monumental de la madrasa Ince Minareli de Konya (Turquie), construite entre 1260 et 1265 par l'architecte Kolük bin Abdullah, est exemplaire par sa monumentalité et remarquable par la finesse et le raffinement de sa décoration en pierre sculptée.
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Erzurum. Les hauts porches rectangulaires (l'entrée proprement dite recevant en général une structure conique à nzttqarnas) sont soulignés par l'ornementation de cadres à bandeaux successifs (comme sur les tapis, mais aussi sur les mihrab) incluant de petits entrelacs géométriques, parfois inspirés de motifs en corbeille. Un ensemble de reliefs conservés au musée de la nzadrasa Ince Minareli à Konya intègre des dessins géométriques, gui ont été analysés d'un point de vue mathématigue35, ainsi gue des arabesques et une série de hauts-reliefs, presque des sculptures, de type plus naturaliste ( animaux divers). Il est important de noter l'indéniable développement des décorations sur les porches des édifices seldjoukides. La richesse de l'ornementation extérieure de la rnadrasa de Divrigi est telle qu'il ne serait pas du tout inadéquat de parler de « proto-rococo » seldjoukide, même si cela se limite à la décoration des porches. Cependant le plan et les murs extérieurs de la monumentale mosquée de Divrigi sont très réguliers, solides et compacts, sans aucune concession à des jeux de profondeur, l'aspect extérieur est imposant et donne l'impression d'un espace fortifié destiné à défendre la coupole centrale. Les porches sont majestueux; parfois y prédomine l'usage «traditionnel» de la géométrie et des arabesques, décorations liées l'une à l'autre ( on constate aussi l'influence des tissus contemporains). Ailleurs, la composition est extrêmement riche d'éléments presque en relief. Le matériau est toujours la pierre (d'une chaude tonalité de noisette rose), mais on pourrait penser gue les artistes se sont inspirés de la décoration en stuc, anticipant le style en « nid d'abeille» gui sera
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Sur la façade d'entrée de fa mosquée d'Afaeddin, à Konya, pierre et marbre créent une décoration bichrome élaborée, qui influencera diverses expériences architecturales jusqu'en Syrie. C'est fa mosquée fa plus ancienne construite par les Seldjoukides en Anatolie, Xll' siècle.
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Détail de fa décoration, comprenant des motifi géométriques et des fleurs, du minbar en bois de la mosquée Esrefoglu. Cet exemple illustre l'adresse remarquable de l'artisan Isa qui a signé son ouvrage. Beysehir (Tiaquie).
Le mélange d'influences caractéristique d'une époque de riches échanges culturels apparaît dans Les émaux qui décorent ce seau. Dans le médaiffon central est représentée l'ascension d'Alexandre tandis que sur Le bord court une inscription en arabe avec le nom du souverain artuqide Ruku ad-Daula Dawud (1 108-1145). Innsbruck, Ferdinandeum Museum.
caractéristique de l'époque ilkhanide, presque contemporaine en Iran ( et qui fait suite aussi à une invasion venue d'Orient ... ). En revanche, les intérieurs sont quasiment nus, à part le jeu de la juxtaposition des pierres, comme dans l'étonnante voûte de l'hôpital, où se dessine une spirale parfaite qui rappelle celle qui émerge de la fontaine au centre de l 'aire principale. L'architecture seldjoukide est une grande architecture, et l'on ne peut se dispenser de citer la madrasa Ince Minareli de Konya 36 ( 1260-1265 ), avec ses beaux «rubans » épigraphiques qui ornent le porche, selon une conception artistique originale et parfaitement réalisée. Il en va de même à Sivas dans la madrasa Chifre Minareli 37 ( 1271) au schéma presque parfait et où la proportion des muqarnas coniques s'impose. Dans la même ville la madrasa Gok 38 (fin du xme siècle) montre un porche somptueux et ses angles sont agrémentés (comme dans les structures fortifiées) de colonnes adjacentes décorées de semi-palmettes en relief ( un effet sculptural réussi qui, à nouveau, rappelle les stucs, mais aussi les velours et brocarts). Enfin - mais on pourrait poursuivre les exemples - la madrasa Chifre Minareli d'Erzurum (XIII" siècle) présente, sur une de ses façades, l'image de deux splendides palmiers, avec un croissant de lune sur le tronc et deux têtes de serpents ( corps noué et langue fourchue), cette évocation est diposée dans une configuration analogue aux floraisons que l'on peut voir au bas des croix des khatchk'ar. Ces ornements à géométrie variable (qu'on a justement qualifiés de kaléidoscopiques) ne sont pas non plus étrangers dans l'architecture chrétienne ( et ils
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L'aigle à deux têtes et Le couple de Lions au milieu d'arabesques peints sur ce pupitre sont des motifs iconographiques fréquents dans la décoration architecturale et sur les bois sculptés. Celui-ci provient de la Loggia des derviches Mevlevi. Musée de Konya.
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sont souvent typologiquement proches des exemples musulmans). On les retrouve aux mêmes endroits, c'est-à-dire sur les porches, ce qui confirme l 'intégration d'éléments issus de cultures proches. Il est probable que l'utilisation insistante de la géométrie est d'origine musulmane 39 : par exemple, le porche de l'église de Noravank 40 (x1ue-x1ve siècles) a un Christ sculpté sur le tympan mais il est encadré d 'arabesques et d'une mosaïque de pierre à motifs géométriques (étoiles à huit branches). On retrouve une décoration géométrique très semblable à celle des minbar seld joukides en bois4 1 (xue-x rne siècles) au gavit de Aichavank (xme siècle) et dans l 'église nord de Nor Varagkank (xne-XIW siècles) 42 . L'entrelacs qui orne le porche de l'église de Kirac'vank 43 (XIII°-x1ve siècles) pourrait se retrouver sur n' importe q uelle arc hitecture musulmane. À cette époque l'espace sacré était délimi té par un tapis 44 ; aussi la Vierge à l'Enfant de certains tympans d'édifices arméniens 45 est assise sur un tapis . L'exemple de Noravank est extraordinaire, en effet parmi les arabesques du fond s'entrelacent des lettres de l'alphabet arménien qui composent une inscription. On attribue à l'époque seldjoukide certains tapis trouvés dans la mosquée Alaeddin de Konya (aujourd 'hui au musée d'Art turc et islamique d'Istanbul) et présumés contemporains de la fondation de l'édifice. Leurs dessins, rigoureusement géométriques avec des schémas répétés à l'i nfini, sont assez simples et traduisent dans le tissu les réalisations, bien p lus complexes, que celles de l'architecture dont ils sont inspirés. Le gttl (la rose, fleur mais aussi emblème tri bal ) nous renvoie au modèle d'Asie centrale, tandis que les pseudo-inscri prions coufiques sur les bords suggèrent un contexte artistique très inventif4 6 . Nous avons déjà fait allusion à la récurrence du motif du serpent p lacé sur les porches 47 , usage qui, dans un environnement à forte sismicité, a une valeur protectrice (les représentations figurent toujours à l'extérieur, par exemple sur le battant de la porte de la mosquée de Cizre, aujourd'hui conservé à Copenhague) 48 . On pourrait comprendre cette représentation du serpent comme un emblème du syncrétisme symbolique (les Seldjoukides ont adop té le calendrier turco-mongol d 'origine chinoise, qui comportai t des animaux) 49. Ce syncrétisme étai t répandu dans toute !'A natolie et la J azira, avec des ramifications jusqu'à Bagdad, comm e le montrait l'étonnant relief (détruit en 1917) de la porte du Talisman ( 1225 ), où un personnage assis, jambes croisées, maîtrisai t , en les tenant à la main par leurs langues fourchues, deux très beaux dragons ailés aux corps sinueux et noués . Cette iconographie renvoie au frontispice d 'un célèbre manuscrit, le Kitab al-Diryaq, « Livre des Antidotes », (Mossoul 1119) 50 qui, bien qu'en style persan, présente un substrat iconographique incluant des éléments byzantins. Au centre d'un cercle formé par les corps de deux serpents entrelacés est assis le souverain (ou l 'émir) entouré de ses serviteurs. Il tient à la m ain le croissant lunaire, tandis qu'aux quatre angles se trouvent des figures angéliques . Bien que beaucoup p lus tardif, le frontispice d'un manuscri t de al-Harîrî 51 reprend le thème du manuscrit de Mossoul : un souverain est assis sur son trône avec, près de lui, ses serviteurs et derrière lui deux anges, il tient une étole, tandis qu'au registre inférieur se tient un musicien et aux pieds du souverain un acrobate contorsionniste. Le thème de l'acrobatie est aussi représenté sur un objet, unique par son élaboration et son iconographie , qu'on attribue à l'époque artuqide 52 , conservé au Ferdinandeum d'Innsbruck 53 . Il s'agit d'un bassin de métal comportant des émaux polychromes sur deux faces, sous forme de médaillons circulaires, et une inscription en caractères arabes indiquant le nom du souverain artuqide Ruku ad-Daula Abu Sulaiman D awud ibn A rtuq gui régna de 1114 environ à 1144.
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D e fabri cation géorg ienne ou byzantine, ce bassin présente à l'intérieur, dans un m édaillon central , la scène de l'ascension d 'Alexandre (analog ue à celle qui est fi g urée à l'intérieur de la basi lique Saint-Marc à Venise), dans les six autres m édaillons , plus petits, fig urent des combats d 'animaux, certains médaillons évoquant des aig les héraldiques 54 . Sur l'une des faces, le m édaillon central fait défaut et les autres m édaillons plus petits montrent encore des combats d 'animaux, un P égase, des musiciens et , p eut -être, des lutteurs. Dans les espaces entre les m édaillons , nous trouvons des palmiers alternant avec des fig ures de danseuses et un g roupe très vivant d 'acrobates. Sur une autre face trois palmiers et des danseuses sont décrits. Cette remarquable décoration célèbre une époque où les échanges culturels étaient courants et non exceptionnels.
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Badr al-Din Lulu, titre honorifique qui signifie selon certains «pleine lune », selon d'autres « croissant de lune», était seigneur de Mossoul. Ce célèbre frontispice représente le souverain (atabeg ou gouverneur) assis j ambes croisées tenant à la main un croissant de lune. Le médaillon central est formé par les spires entrecroisées de deux créatures serpentiformes nouées l'une à l'autre, avec leurs têtes se faisant face. Autour d'eux on distingue des figures d'anges - aux traits asiatiques mais dans des postures occidentales - et des assistants. La richesse de la polychromie et la fantaisie de la représentation suggèrent l'œuvre d'un grand maître. Extrait du Livre des Ancidoces (Kicab al-Di ryaq) , Mossoul 1119. Paris, Bibliothèque nationale de France, ms arabe
2964,f" 37. Le thème du frontispice des Maqamat (Les Séances) de al-Harîrî représenté à droite est celui, classique, du souverain sur son trône tenant une coupe de vin. Son entourage est très animé, avec des musiciens et, aux pieds du sultan, un acrobate. En haut, deux figures angéliques tiennent une étoffe selon une convention artistique byzantine, elle-même inspirée de !'Antiquité classique. Les vêtements somptueux des personnages et le cadre richement décoré sont peints avec une grande vivacité. Les visages, aux yeux allongés, avec de petites bouches et un nez à peine esquissé sont plus differenciés que dans les œuvres datant du siècle précédent : ici l'idéal de beauté est celui de l'Asie centrale. Vienne, Bibliothèque nationale, A. F 9
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1r. 1334.
Deux lunettes ornées de bas-reliefs dans l'église Saint-Jean-Baptiste à Noravank (Arménie) représentent respectivement une Vierge à !'Enfant, et le Christ au milieu des apôtres. Ces thèmes chrétiens sont traités dans le contexte d'une décoration architecturale de type islamique.
U n très beau plat en argent , g ravé et ciselé, trouvé par hasard à Mouji (p etite ville à l'embouchure de l'Ob , en Sibérie septentrionale) termine, pour ainsi dire, notre parcours. Datant de 1208 ou de la seconde moitié du XIII° siècle 55 , il arbore en son centre une autre représentation de l 'ascension d'Alexandre, en arg ent ciselé , tandis que tout autour sont g ravés dix médaillons avec des représentations astrolog iques : dans les m édaillons supérieurs on p eut voir le soleil, la lune et Jupiter - mais il pourrait s'agir de l'étoile personnelle d 'Alexandre - et dans les m édaillons inférieurs l'océan et la terre. Figurent en outre des médaillons avec Bellérophon monté sur Pégase et le roi David , ainsi que des épisodes de batailles . C' est là une iconog raphie indubitablement byzantine , mais qui comporte des emprunts à l 'Orient et à l'Occident. Ce bassin démontre , avec d 'autres vestiges retrouvés dans la région de l' Ob , qui rassemblent des objets à caractéris tiques spécifiquement syriennes , iraniennes, centra-asiatiques et même européennes, que les nomades des steppes ont été des protagonistes importants dans l'élaboration et la diffusion de la culture artistique à l 'époque des croisades.
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DE BYZANCE À LA MÉDITERRANÉE
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Les rois normands de Sicile, à commencer par Roger li, fùrent les instigateurs d'un renouveau byzantin, en faisant venir en Sicile des maîtres mosaistes, appelés d'outremer et parfois même de Constantinople. Dans l'église Santa Maria detl'Ammiraglio, dite aussi « della Martorana », le panneau de mosaïques commandé en même temps que l'entière décoration de lëglise par le grand dignitaire Georges d'Antioche, représente le Christ couronnant le roi Roger Il (1 130-1 154), l'instigateur majeur de ce renouveau artistique.
E NTRE 1165 et 1167, des ambassadeurs francs étaient en quête d'une épouse aristocratique de sang byzantin pour Amalric, devenu roi de Jérusalem à la mort de son frère Baudouin. En aoùt 1167, la princesse byzantine l Marie arriva à Jérusalem 2 . Un peu plus tôt, en septembre 1158, une autre princesse, Théodora, nièce de l'empereur Manuel Comnène, était arrivée à Tyr pour épouser Baudouin. Après la mort en 1160 de l'impératrice Irène 3 , Manuel s'adressa au roi de Jérusalem pour choisir une épouse parmi les princesses du royaume des croisés. Entre Mélisende de Tripoli et Marie d'Antioche, le roi se décida pour la première. Le mariage fut célébré à Constantinople, à Sainte-Sophie, le jour de Noël 1161. Ainsi un réseau de mariages réalisés ou parfois seulement projetés4 , tissa de multiples liens dynastiques entre l'Europe, la Méditerranée, Byzance et son basileus Manuel Comnène5. D 'autres cérémonies et d'autres faits encore ponctuent comme autant d 'événements majeurs l'époque des États latins instaurés par les croisés, celle l'entrée solennelle de l'empereur Manuel à Antioche à Pâques 1159. Décoré de tous les insignes impériaux, l'empereur traversa triomphalement à cheval les rues de la ville jusqu'à la cathédrale Saint-Pierre. Le roi de Jérusalem, Baudouin, le suivait à distance, à cheval mais sans aucune décoration, cependant que le prince d 'Antioche, Réginald de Châtillon, cheminait à pied à côté du cheval impérial et « prenait soin des étriers de l 'empereur » 6 . Ce spectacle, gui devait paraître extraordinaire, avait pour mission de révéler l 'ordre hiérarchique gui revenait à chacune des puissances participantes 7 . Le séjour de l 'empereur à Antioche fut le théâtre de plusieurs cérémonies. Ainsi, pendant un tournoi l'empereur démontra ses adresses de cavalier8 . Manuel n'était pas un souverain byzantin très traditionnel. Il aimait les coutumes occidentales et les imitait à sa cour. Ses deux mariages avec des princesses occidentales contribuèrent aussi à conférer un nouvel aspect à la pompe impériale byzantine. Une atmosphère de gaieté et de joie de vivre régnait au palais des Blachernes. Au faste majestueux gui encourait les empereurs byzantins au Grand Palais donnant
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sur la mer de Marmara avait succédé une élégance chevaleresque de type occidental plus désinvolte. On organisait des tournois et joutes - ce gui , pour les Byzantins, était un spectacle nouveau et inhabituel - et l'empereur lui-même y prenait part. Des étrangers venus d 'Occident acquéraient de plus en plus d'importance à la cour impériale et occupaient de hautes fonctions , au grand ressentiment des Grecs 9 .
LA
BETHLÉEM DES CROISÉS
Cette société composite et ce cadre historique où rencontres, voyages, mariages et fêtes stimulaient la perméabilité des coutumes et le mélange des langues dans le monde byzantin et les États latins, sous-tend l'élaboration byzantino-croisée de la décoration de mosaïques de la basilique de la Nativité à Bethléem t0 . Bien que n'ayant subsisté que très partiellement, mal conservées et difficiles à reconstituer, ces mosa·igues, ainsi que les peintures des colonnes et les sculpnues , font de la basilique de Bethléem, fondée par Constantin mais reconstruite vers la fin de l'ère justinienne, le sanctuaire le plus représentatif du mélang e hétéroclite des arts au temps des croisades 1 r. Par ailleurs, la chapelle palatine de Palerme, monument extraordinairement bien conservé quant à lui, sans être totalement l'expression des croisés, est un cas analogue et contemporain de l'amalgame des arts d'origine méditerranéenne (même si son style en est distinct) 12 . Même si le programme décoratif de Bethléem ne s'est conservé que de façon fragmentaire, en se servant surtout des sources documentaires rassemblées au XVII" siècle par Quaresmius et par Ciampini l3, il est possible de reconstituer une série de thèmes originaux: la Vierge orante dans l'abside, l 'Annonciation sur une architrave, des épisodes du cycle des fêtes dans le transept, l'arbre de Jessé sur le revers de la façade ; enfin, dans la nef, la série des conciles. Sur la paroi sud, d 'est en ouest, la série des sept conciles œcuménigues; sur la paroi nord, d'ouest en est, la série des six conciles provinciaux. Sur le triforium, entre les fenêtres, se tiennent des figures d 'anges debout, tandis que sur le registre inférieur sont représentés les ancêtres du Christ. On peut se faire une idée de l'organisation formelle et complexe de la décoration murale en considérant la gravure publiée par Ciampini 14 , également utile pour tenter d'assembler les fragments de mosaïque gui subsistent l5 . Grâce à cette gravure , ces fragments apparaissent comme les parties d'un tout très homogène. Dans l'ensemble, le fil conducteur du programme iconographique est clair. Sa dimension christologigue célèbre la naissance de Jésus, naissance dont la basilique est la mémoire incarnée. Les historiens français Vincent et Abel l'ont bien vu quand ils écrivirent : « [ ... } les prophètes témoignent de la divinité du Messie et la longue file des ancêtres affirme son humanité, l'Église dans ses assises solennelles proclame de son côté l'humanité de celui gui nagui t à Bethléem » 16 ; le regard moderne a perçu lui , dans ce programme l'envergure d' « une exégèse et d'une glose sur les événements de la naissance du Christ » 17 , ce gui se perçoit également bien. Nous ne suivrons pas ici le déroulement de cet ensemble iconographique, mais il ne faut pas clore ce sujet sans avoir attiré l'attention sur les figures des conciles, si particulières dans leur forme et audacieuses dans leur proposition thématique. Dans la basilique de la Nativité, la représentation des conciles ne suit
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P AGES PRÉCÉDENTES :
Pour décorer la chambre dite « du roi Roger», des mosaistes byzantins recoururent à des thèmes et des scènes aussi bien profanes que sacrés : scènes de chasse, centaures qui s'affi"ontent dans un décor de palmes, d'arbres et de motifs floraux méditerranéens. Dans le choix des figures et des sujets, on retrouve des motifs qui proviennent vraisemblablement de la décoration de palais byzantins, avec des rappels du monde islamique. Palerme, palais royal.
P AGE DE DROITE :
Les mosaïques de la coupole et de l'abside centrale de la chapelle palatine de Palerme suivent un programme iconographique de configuration byzantine mais qui se plie aux exigences occidentales. La présence du Christ Pantocrator dans la coupole, puis à nouveau dans l'abside centrale est une répétition qui aurait été inadmissible à Byzance. Palerme, palais royal.
pas l'iconographie traditionnelle, gui consiste à représenter la scène de la réunion des évêques présidée par l 'empereur, telle qu'elle est figurée dans de nombreux exemples d 'enluminures et d'édifices byzantins ou d'influence byzantine t8 . Mais à Bethléem, il en va autrement, les conciles sont évoqués par l'écriture: le texte est rédigé en caractères monumentaux et décoratifs, constituant un répertoire animé. S'il existe quelques variantes dans l'arrangement des deux séries - celle des sept conciles oecuméniques sur la paroi sud t9 et celle des six conciles provinciaux sur la paroi nord 20 - le principe architectural demeure le même. Il consiste en un cadre articulé en deux arcs pour les conciles oecuméniques et en trois arcs pour les conciles provinciaux, dans lesquels, au-dessus de deux autels ( conciles oecuméniques) ou d'un seul (conciles provinciaux) fig urem des frag ments écrits gui se rapportent au concile dont il est guestion 2 t. La langue choisie pour ces citations est le grec, sauf pour le dernier concile de Nicée ( 787 ), où le dernier des synodes oecuméniques est en latin. Ici, l'image réside dans le texte. Comme l'illustration, l'inscription est placée au-dessus de l'autel2 2 , elle est encadrée et semble monumentale. À l 'instar des scènes d'un cycle de représentations, la rédaction des conciles est ponctuée d 'intervalles verticaux, consistant en candélabres et autres formes végétales sinueuses. Le caractère luxueux et la vivacité gui émanent de ces ornements sont tels qu'il est juste de les rapprocher de certains motifs des mosa·igues de Damas ( dans la Grande Mosquée) et de Jérusalem (au Dôme du Rocher et à la mosquée al-Agsa), édifices tous restaurés au cours du XIIe siècle sous l'égide des croisés 23 . Pendant longtemps on a accepté la lecture de Stern , gui voit dans les mosaïques des
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Le long de !a nefcentrale de !a basilique de !a Nativité à Bethléem se succèdent !es témoignages, partiels mais significatif, d'un grand programme de mosaïques, achevé en 1169, par !a volonté du roi de Jérusalem Amalric, de !'empereur byzantin Manuel Comnène et de !ëvêque de Bethléem. On peut en attribuer L'exécution à des maîtres byzantins et à une main-d'œuvre d'origines cu!ture!!es et artistiques diverses : grecque, syriaque, locale et peut-être aussi vénitienne.
PAGE DE DROITE :
Ces deux détails des conciles provinciaux sur !a paroi septentrionale de !a nef représentent le concile de Sardes et celui d'Antioche. La description est non iconique, le texte est celui des actes des conciles et le cadre architectura! évoque !a vi!!e où le concile s'est déroulé.
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conciles de la basilique de Bethléem un ensemble remontant au vme siècle mais exécuté sur deux périodes. La plus ancienne période aurait vu l'exécution de la série des conciles provinciaux pendant l'époque omeyyade ; la seconde phase , relative à la série des conciles œcuméniques, aurait été ajoutée du temps des croisades tout en respectant le système figuratif mis en œuvre auparavant 24 . Cette hypothèse s'était imposée à tel point que, récemment encore, on l 'a avancée à nouveau 25 . Toutefois, malgré la forte influence du style figuratif syro-palestinien qui se perçoit dans le choix « non iconique » des mosaïques de Bethléem, cellesci composent cependant un ensemble homogène dans son exécution 26 , tout en suivant un programme mixte, byzantin et franc 27 . Cet ensemble s'adressait à un public multiethnique, pluriculturel, et était l 'œuvre d 'un atelier où le rôle de Byzance ne saurait être marginalisé2 8 . La date d'achèvement de l'ouvrage étant 1169, y sont diversement impliqués le roi de Jérusalem Amalric, l 'empereur de Byzance Manuel Comnène, Raoul évêque de Bethléem , et le moine Éphrem qui eut l 'idée du programme décoratif et qui exécuta les mosaïques , historiographos kai mousiatoros. Toutes ces informations sont fournies par les inscriptions bilingues , en latin et en grec, sur la paroi méridionale de l'édifice 29.
Sur le choix de l'écriture dans la représentation des conciles, sur la qualité stylistique d 'origine et sur le caractère impérial de cet ensemble de mosaïques il est utile de consulter une étude actuellement en cours d 'impression 30 . Mais ici nous poursuivrons notre analyse en ne considérant que les aspects idéolog iques et politiques qui ont présidé à la réalisation des mosaïques de Bethléem. Si l'on se fonde sur les témoignages qui ont subsisté et sur d'autres sources, l'originalité des mosaïques est absolue, non seulement en raison de l'adoption de l'écriture au lieu de l'image, mais aussi parce que la juxtaposition des deux séries de conciles n'a pas de précédents31. On a déjà vu que la langue dans laquelle sont rédigés les textes des conciles est le grec, à savoir la langue de la réflexion théologique par excellence, celle des conciles, mais aussi celle de Byzance. À l'exception du dernier concile de Nicée dont le texte est en latin32 . Le dernier concile de Nicée, qui eut lieu en 787, est celui qui s'est interrogé sur la légitimité de l 'image sacrée, laquelle confère la visibilité à l'invisible, et repose sur l 'épisode de l'incarnation du Christ 33 . À l 'issue de ce concile la civilisation occidentale, à l'héritage gréco-romain et chrétien, a rétabli le culte des icônes
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Ce reliefde Giovanni Ciampini illustre tout le programme iconographique de la paroi nord de la basilique de la Nativité à Bethléem. Hisrorica synopsis de sacris aedifi ciis,
Ci- DESSUS :
Détails des mosaïques du transept de la basilique de la Nativité à Bethléem avec l'incrédulité de saint Thomas, !'Ascension, la Vierge entourée d'anges.
Rome, 1693. À D ROITE :
Détails des mosaïques de la nefoù l'on peut voir les ancêtres du Christ, Jacob et Mathan et le motifd'un candélabre.
de tradition antique, malgré ses origines non contemporaines de la naissance du christianisme. De ce concile, l 'église de Rome et celle de Byzance sortiront unies. Deux siècles et demi plus tard se produit le schisme consécutif à des divergences touchant la liturgie et la praxis 34 . Aussi, le dernier concile de Nicée s'érige comme un événement majeur où se perçoivent les efforts conjugués de l'Église de Byzance et de celle de Rome pour redéfinir une pensée commune. Selon certains chercheurs le cadre historique et le débat théologique qui sont à la base du programme iconographique de la basilique de Bethléem se discernent clairement dans la partie latine et orthodoxe de l'édifice mais également dans des églises monophysites 35 . Cependant, l'inspiration de la décoration de Bethléem a dû accueillir certains détails décoratifs locaux distincts de toute polémique iconoclaste. Cette influence autochtone constitue la troisième source artistique et s'inclut dans ce mélange byzantin et franc. Toutefois, il est utile de jauger la part exacte des traits stylistiques locaux qui ont participé à l'exécution et à la conception de ces mosaïques. La plupart des chercheurs ont admis que la conception et l 'exécution de ces mosaïques dérivaient de la tradition locale syro-palestinienne3 6 ; mais dans certains
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cas on ne peut complètement écarter un autre point de vue, selon lequel les mosaïques de Bethléem auraient été conçues et mises en œuvre sous l'égide de Byzance, laquelle était en mesure de fournir des modèles, des matériaux et une bonne partie de la main-d'œuvre3 7 . Il ne semble surcout guère possible de réduire, pendant les années où s'élaborait la conception de la décoration de la basilique de Bethléem, le rôle de Manuel Comnène gui entendait privilégier l'axe politique associant Byzance à la papauté, l'empereur à Alexandre III, cela dans un climat de crise religieuse. Particulièrement intéressante est, à cet égard, l'atmosphère gui a présidé au synode de mars 1166 à Constantinople, destiné à résoudre une controverse religieuse gui s'était élevée entre latins et byzantins à propos de la formule du Christ « puisque mon Père est plus grand que moi». Il semble significatif que Manuel se soit préoccupé d'établir avec grand soin les procès-verbaux et de rédiger la déclaration finale de façon à se concilier l'opinion publique byzantine, tout en démontrant sa sympathie pour la théologie latine. Cet épisode, indice important, n'est pas isolé. On peut le considérer comme le point culminant d'une période historique d'environ dix ans, inaugurée en 1161 à l 'initiative du pape et gui a duré jusqu'en 1172. Cette période est marquée de signes de considération et d'attention réciproques entre Alexandre III et Manuel Comnène, et constellée d'excellents échanges diplomatiques et d'amitié. Des théologiens latins comme Ugo Eteriano, gui séjournait à Constantinople, étaient tenus en grande considération ; des délégations de cardinaux arrivaient dans la capitale de l'empire ( 1167) et Manuel se préoccupait de soutenir les villes lombardes contre Frédéric Barberousse en envoyant à Venise un de ses collaborateurs les plus experts ( 1165 ). À la mort du roi de Sicile Guillaume Iei en 1166, il proposa au royaume une alliance de type matrimonial en offrant comme épouse au très jeune héritier Guillaume II sa propre fille et héritière Marie. En 1169, il arrangea un mariage entre une de ses nièces et Otto Frangipane, le plus influent des soutiens du pontife. L'apparition sur la scène politique de Frédéric Barberousse et de la menace qu'il représentait pour le pape engagea le dégel entre la papauté et l 'Empire byzantin. Afin de s'opposer à Barberousse et d'éloigner sa menace, Alexandre III décida de s'assurer le soutien de Byzance par une alliance avec le royaume de France et la Sicile contre Frédéric Barberousse. En échange il s'emploierait à établir une plate-forme destinée à reconnaître Manuel comme empereur d'Occident, tandis que Manuel travaillerait à la reconnaissance de la suprématie de Rome, avec comme point d'appui la figure de saint Pierre considéré comme le maître de toutes les églises et non pas seulement de l'église romaine. Ces positions furent énoncées dans les ébauches préliminaires d'un traité que le pape devait ratifier 38 . Au cours de l'année 1167, tandis que ce projet prenait forme, on entama la réalisation des mosaïques de la basilique de la Nativité à Bethléem. Cet ensemble complexe d'événements politiques et de considérations idéologiques ont élaboré un climat culturel spécifique gui permit un rapprochement entre la papauté et l'Empire byzantin. Or, ce climat est à l'origine des caractères stylistiques des représentations des deux séries de conciles sur les parois de la nef de Bethléem. Les images du concile nous apparaissent donc comme un manifeste de politique religieuse, exprimé sous la forme inédite de l'écriture, puisque ce sont les textes des conciles et non leur représentation gui desservent l'unité doctrinale acceptée39_ Il est également important de souligner que le passage du
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La cathédrale de Monreale a été le dernier grand chantier de mosaistes byzantins en Sicile. Le roi Guillaume Il qui commanda ce monument est représenté sur un panneau de mosaïques en train d'offrir à la Vierge le modèle réduit de la cathédrale.
Selon un programme iconographique en vogue dans la Sicile normande, dans l'abside centrale de la cathédrale de Cefalù est représenté un imposant Christ Pantocrator, qui tient de la main gauche un évangile ouvert avec une inscription bilingue. Les mosaïques de l'abside et de la croisée du transept de cette cathédrale ont été commandées directement par le roi Roger Il et datent de l'année 1148.
grec au latin pour le dernier concile de Nicée incarne le souhait des Byzantins vers une réconciliation des deux églises, désir auréolé d'espérance. On peut déceler dans la composition des mosaïques de Bethléem une certaine logique dans les processus d'exécution. Il est important de souligner le caractère « traditionnel » et assez peu « inventif» des techniques gui ont dirigé leur réalisation. Une grande aisance dans la pratique de la peinture murale était nécessaire pour déterminer les matériaux et leur taille, et pour la fabrication des mosaïques. En effet, un chantier de mosaïque ne s'improvise pas et ne peut s'établir dans des centres gui ne jouissent pas de traditions artistiques spécifiques. Le choix même de ce médium, la mosaïque, prouve que l 'artiste poursuivait des usages figuratifs plutôt inspirés de Byzance que du monde occidental ( et de celui des croisés) 40 . Si l'on envisage le milieu artistique dans lequel ces mosaïques ont été créées on retrouve d'un côté le souvenir de l'art antique de la Syrie et de la Palestine, associé tant à l'époque protochrétienne41 qu'à l'ère omeyyade, mais de l'autre côté il faut également prendre en considération les opérations de restauration gui furent effectuées au moment des croisades, au XII" siècle, sur les mosaïques de Jérusalem 42 .
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CI-DESSUS: La mosaïque qui représente le Christ entre l'empereur Constantin Monomaque et l'impératrice Zoé est l'un des rares témoignages d'art monumental du XI' siècle conservés à Constantinople. BasiliqueSainte-Sophie, 1034-1042. PAGE DE DROITE : Ce pallium de soie, avec des broderies d'or et d'argent, est un don de l'empereur Michel VIII Paléologue à la ville de Gênes. Il évoque le cycle hagiographique de saint Laurent. Bien que fabriquée à Nicée, cette œuvre byzantine présente une iconographie occidentale et ses inscriptions sont en latin. Gênes, Civica Ga!leria di Palazzo Bianco.
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L'intégration sur ces mosaïques de sujets non anthropomorphes ne permet cependant pas d'affirmer la présence d'un chantier très organisé qui aurait permis l'exécution de l'ample ensemble décoratif de la basilique de Bethléem. Pour définir ce qu'on peut appeler la composition de ce chantier, nous disposons d'éléments précieux. Avant tout on peut voir plusieurs inscriptions de deux ou trois noms de peintres: le moine Éphrem, dont le nom introduit l'inscription en grec dans l'abside; le diacre Basile, mentionné en latin et en grec sur la paroi nord; enfin un certain Jean (ou Giovanni), probablement vénitien 43 . On peut rapprocher ce nom de l'identité d'un peintre dont l'inscription fut transcrite en grec au XVIIe siècle 44 . Ces marques épigraphiques permettent de se représenter le chantier pluriculturel de Bethléem, dont les artisans possédaient des usages stylistiques divers : grecs, syriaques, peut-être vénitiens. Ces trois langages artistiques suggèrent une perméabilité d'expériences aisément imaginable, qui se perçoit dans la réalisation. les éléments dont nous disposons permettent de présumer une certaine répartition du travail entre les divers artistes présents sur le chantier. Deux ou trois sont d'ailleurs cités au fil d'inscriptions qui suivent l'extension des mosaïques sur les parois. De toute évidence il est difficile d'affirmer quelle était la composition exacte du chantier puisqu'une grande partie de la décoration est perdue. Si nous étudions attentivement l'inscription bilingue, en grec et en latin, nous lisons: « le présent travail a été achevé par la main du moine Éphrem historiographtts et nzousiatoros. » Ainsi, en plus d'être mosaïste, Éphrem possédait une autre compétence, celle qu'exprime le terme historiographus. Traduit et compris de façons diverses 45 , ce terme exprime tout de même clairement qu'en plus de la simple exécution d'une mosaïque, la conception davantage que la pratique, était également imaginée. De manière générale ces deux termes «historiographe» et «mosaïste» semblent dire que le moine Éphrem était responsable autant de la conception que de la réalisation, de l 'exécution des mosaïques. Éphrem serait donc à la fois metteur en scène et acteur, concepteur et exécuteur des images, il conçoit les histoires qu'elles racontent et la manière dont elles les représentent. Si cette lecture est exacte, les autres artistes, Basile et Jean, auraient été plutôt des collaborateurs, plus ou moins autonomes, d'Éphrem. Celui-ci, dont le nom est en exergue dans l'inscription en grec, et précède celui de l'empereur byzantin Manuel, était selon toute probabilité un artiste de formation grecque, voire constantinopoli taine 46 . Autre œuvre majestueuse, plus purement «byzantine», celle-là, par comparaison avec la série des conciles et avec les peintures des colonnes : la mosaïque de la naissance du Christ, fragmentaire mais bien lisible, située dans la grotte de la Nativité, dans la crypte de la basilique justinienne. Si l'on fait ici allusion à cette mosaïque, c'est afin de souligner la correspondance dans les productions du chantier de la basilique de la Nativité, au XIIe siècle, entre les divers corps de métier, l'ensemble élaborant une composition décorative dont le style et le caractère ne sont pas fortuits. Ainsi, l'exécution des mosaïques se trouve être l'apanage d 'artisans originaires des territoires byzantins, au sens large, alors que toute la sculpture semble réalisée par des tailleurs occidentaux, spécifiquement français. On retrouve cette même partition du travail dans d'autres basiliques de Terre sainte édifiées du temps des croisades.
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LA SICILE NORMANDE
la correspondance entre genres artistiques et main-d'œuvre spécialisée, chacun ayant ses racines dans une culture spécifique dont il est l'expression, est un phénomène qui se manifeste dans d 'autres exemples. Au cours des mêmes décennies, on le retrouve, par exemple, à la chapelle palatine de Palerme, où la coexistence de genres divers et de mains-cl' œuvre spécialisées concourt à l'élaboration exceptionnelle du plafond décoré de nzuqarnas peints par des artistes musulmans 47 . Dans les monuments sacrés occidentaux, on ne rencontre nulle part ailleurs de peintures musulmanes, mais en revanche la présence de mosaïques d'inspiration et de facture byzantines, telle qu'elle apparaît à la chapelle palatine, s'inscrit dans une longue tradition. le monde occidental considérait Byzance aussi bien en tant que capitale - Constantinople - qu'en tant qu'agrégat d'univers culturels, comme un centre de production et d'exportation d'ouvrages artistiques d'une complexité particulière par leurs projets, leurs techniques d'exécution et leur richesse de matériaux. Comme on en est désormais assuré, toutes les mosaïques de la Sicile normande sont les œuvres d'artistes byzantins, arrivés à Palerme en trois vagues successives 48 , qui correspondent à trois règnes, celui de Roger II (1145-1154 ), celui de Guillaume Jer (1154-1166) et celui de Guillaume II (1166-1189). les mosaïques se déploient sur les parois de la cathédrale de Cefalù, de la chapelle palatine de Palerme, de la cathédrale de Monreale, dans les salles de palais et résidences royales, mais aussi dans l'église Santa Maria dell'Ammiraglio, toujours à Palerme, seul ouvrage dü à l'initiative d'un personnage extérieur au milieu strictement royal, le grand amiral du roi Roger, Georges d'Antioche. les mosaïques sont en majorité de caractère sacré, mais celles à sujet profane ne manquent pas. Elles vont des scènes de chasse de la chambre de Roger II au palais royal, aux fragments de la tour Pisana située au sein du même édifice, ou encore à la frise raffinée de la salle de la fontaine au Castello della Zisa. Et l'histoire ne s'arrête pas là: c'est justement du chantier de Monreale que s'est diffusé, après l'achèvement des travaux, à la fin du XIIe siècle, le style de Monreale dans toute l'Italie et l' E urope 49. Nous venons de considérer l'éclosion de foyers artistiques byzantins en dehors de Byzance, dans deux lieux particulièrement significatifs, Bethléem, site important de l'Orient pour les croisés, et la Sicile normande, terre récemment reconquise par les chrétiens vers la fin du xre siècle. Mais la présence byzantine paraît encore plus surprenante et intriguante comme source de multiples influences, dans la mesure où elle s'incarne par une absence. Ce n'est un mystère pour personne qu'à Constantinople toute représentation de scènes figurées semble avoir disparu au xrre siècle. Au début de ce siècle, on trouve bien deux panneaux de mosaïque situés dans la galerie méridionale de Sainte-Sophie, avec d'une part la représentation du Christ sur son trône entre Constantin Monomaque et Zoé, et d'autre part celle de Theotokos (Mère de Dieu) entre Jean Comnène et sa femme Irène (1118 ), ainsi que le portrait, rajouté un peu plus tard sur un des côtés du pilastre adjacent, du fils de l'empereur, Alexis (1122 )5° ; mais au fur et à mesure qu'on avance dans le XIIe siècle les témoignages artistiques deviennent de plus en plus rares. Pour expliquer cette lacune, les documents nous aident parfois. On apprend ainsi que Manuel Comnène fit construire au Grand Palais une nouvelle salle du
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trône et la fit décorer de mosaïques célébrant ses victoires 5 1 . Parallèlement, on peut rappeler les mosaïques contemporaines, aux sujets profanes, qui se trouvent à Palerme, en particulier celles de la tour Pisana au palais royal, s'il est vraisemblable que les fragments qui en ont subsisté se rapportent à la représentation de scènes de batailles navales 52 .
LE MONT CASSIN
Si l'évidence stylistique, unie à la grammaire iconographique, définit comme byzantines les mosaïques de la Sicile normande 53 , dans d'autres cas seules les sources écrites attestent de la participation active de maîtres byzantins sur certains chantiers importants de l'Occident latin. Sont byzantins et arrivent de Constantinople même, comme le confirme la Chronique du célèbre monastère du mont Cassin, les maîtres nommés expressément par l'abbé Didier pour réaliser les mosaïques du sol et des parois intérieures de la nouvelle basilique construite par la volonté de cet abbé et consacrée en grande pompe le 1er octobre 107 l5 4 . Dans la basilique aujourd'hui disparue, tout, de l'organisation des espaces architecturaux au choix des sujets et à celui de la mosa·ique comme support le plus propre à les exprimer, correspond à un projet qui suivait les exigences de la réforme grégorienne. Celui-ci reprend, en suivant avec ferveur la réforme, le modèle paléochrétien d'origine romaine. La Chronique du monastère est explicite dans ses informations sur la dynamique de ces exigences mais aussi sur la raison des choix. Pour réaliser les mosaïques du sol et des murs, Didier avait manifestement besoin de mosaïstes, mais où les trouver ? À Rome ? Mais dans cette ville où les basiliques paléochrétiennes étincelaient de mosaïques, cet art ne se pratiquait plus depuis longtemps et les mosaïstes ne s'y trouvaient plus 55. Didier n'avait plus qu'à recourir aux maîtres de Constantinople. En ce qui concerne notre propos, la relecture de la Chronique du mont Cassin nous amène à la conclusion suivante : vers la fin du XIe siècle, en Occident, même après la séparation des églises romaine et orthodoxe ( 1054), l 'hégémonie constantinopolitaine, dans le domaine de certaines productions artistiques, telles la mosaïque entre autres , est restée indiscutable. Toutefois, le fait de faire appel, au monastère du mont Cassin, aux mosaïstes de Constantinople se présente non pas comme un libre choix mais comme un passage oblig é. Cela est lié au fait que les opérations successives indispensables à la réalisation d'une mosaïque ne s'élaborent pas dans un processus sujet à improvisation mais exigent des compétences qui se nourrissent d 'une pratique longue et assidue et de la tradition extraite des ateliers spécialisés. Le mont Cassin de Didier, la Palerme normande, la Bethléem des croisés sont des témoins explicites, en grandeur nature, de l'existence d 'ateliers de mosaïstes spécifiquement byzantins ayant travaillé en dehors de Byzance. Le caractère autographe des mosaïques citées présuppose que les artistes en question se sont éloignés de leur lieu d'origine pour exécuter leur œuvre là où ils ont été appelés, dans un espace donné, sur ces parois-là et non sur d 'autres. Acheminés directement par les mosaïstes byzantins, les influences artistiques, les connaissances techniques et l'emploi de certains matériaux se sont ensuite répandus sur le pourtour de la Méditerranée et bien au-delà 56 .
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Quand, en 1066, l'abbé Didier décida de reconstruire la basilique du mont Cassin, dans l'intention de rétablir l'usage ancien de la mosaïque dont la tradition s'était perdue en Occident, il fit appel à des mosaïstes de Constantinople pour décorer les parois et le sol de lëglise. Ce fragment du pavement, sauvé de la destruction en 1944, donne une idée de la qualité du travail. Mont Cassin, musée de !'Abbaye.
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La reconstitution de l'ensemble monastique du mont Cassin et du plan de l'église abbatiale montre un projet architectural volontairement inspiré de l'antiquité paléochrétienne, en accord avec la réforme grégorienne.
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LA CIRCULATION DES ŒUVRES
Mais Byzance a aussi exporté par une autre voie les fruits de sa production artistique si variée et si spécifique : par la circulation des œuvres elles-mêmes. Ce phénomène tient évidemment à la mobilité de celles-ci, au fait que chacune d 'elles soit une œuvre originale, donc ce qu'on a appelé un 1micum. Ce phénomène traverse diachroniquement l 'histoire de l'Occident et a eu une portée considérable, surtout lors de certaines périodes, comme celle des croisades. Une fois encore, plutôt que de traiter en général du déplacement des œuvres artistiques byzantines, on préférera circonscrire le sujet et choisir quelques exemples, ceux d'œuvres significatives au fil d 'un parcours qui illustre synchroniquement les processus de production à Constantinople et ceux de leur réception
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en Occident. On laissera de côté des catégories entières d'objets gui ont emprunté en même temps le chemin vers l 'Europe: la série des reliquaires, par exemple, ou encore l'imposant transfert de Constantinople à Venise d\m ensemble sans précédent d'éléments architecturaux et sculpturaux gui ont tous abouti à la basilique Saint-Marc 57 ainsi que les extraordinaires pièces d 'orfèvrerie qui font l'orgueil du trésor de cette basilique58 . On parlera, au contraire, de cas moins connus et plus spécifiques, dans lesquels le moment de la production et celui de l 'aboutissement sont chronologiquement proches. Un jour de l'année 1065, l'abbé Didier du mont Cassin partit à Amalfi dans l'intention d 'acquérir des étoffes de soie pour les offrir à l'empereur du Saint Empire germanique Henri IV 59, quand son regard fut attiré par les battants de la porte de la cathédrale d 'Amalfi, en bronze avec des figures damasquinées 60 . La cathédrale qu'a vue alors Didier a été remplacée au début du XIII° siècle par celle que l'on peut voir aujourd'hui, mais les battants qui impressionnèrent tant l 'abbé existent encore et la porte remplit toujours son ancienne fonction 61 . Comme nous l'apprend l 'inscription gravée sur la croix située sous le panneau où figure l'image damasquinée de saint André, la porte a été réalisée à la demande de Pantaleone, mandant des comtes de Maurone d 'Amalfi62 . Didier voulut doter d'une porte du même type la basilique du mont Cassin, aussi fit-il le nécessaire pour la faire venir de Constantinople grâce au patronage de Mauro 63 . En trois ou quatre décennies, cinq autres portes de bronze ornées de damasquinage traversèrent la Méditerranée, partant de Constantinople à destination de Rome (pour la basilique San Paolo Extramuros, en 1076 64 ), de l'Italie méridionale (pour le sanctuaire de San Michele sur le Gargano, en 1076 également 65 ; pour le dôme d'Atrani en 1087 66 et pour la cathédrale de Salerne à la fin du xr• siècle67) et de Venise (porte de San Clemente dans la basilique Saint-Marc, à la fin du XI° siècle68 ). Malgré la diversité des solutions adoptées, le groupe de ces cinq portes apparaît fortement marqué par deux caractéristiques. D'une part, bien que les sept portes (celle du mont Cassin, celle d 'Amalfi et les cinq que l'on vient d'énumérer) aient certainement été exécutées à Constantinople et que leur origine byzantine soit manifeste, il n 'est pas possible d 'en effectuer une analyse comparative, car aucune œuvre analogue ne subsiste aujourd 'hui à Istanbul 69 . D 'autre part, il existe entre elles un fil conducteur, à savoir les personnages qui les ont fait exécuter, sont pour la plupart tous membres de la même famille, celle des comtes de Maurone d 'Amalfi. Ceux-ci, grâce aux privilèges qu'une cité marine comme Amalfi pouvait revendiquer face à Constantinople, réussirent à s'assurer une série de dons monumentaux, à destination de quelques lieux stratégiques du panorama politique du Sud de l'Italie au moment où les Normands y firent irruption 70. Outre les mosaïstes et la porte en bronze, l'abbé Didier commanda à Constantinople un autre type d'ouvrage, un antependium (devant d'autel) pour l'autel de la basilique rénovée. La Chronique du mont Cassin nous apprend que cet ouvrage était orné d 'émaux représentant les miracles de saint Benoît 71. Pour se faire une idée de cette œuvre perdue, il faut regarder la Pala d'Oro de la basilique Saint-Marc de Venise. Celle-ci qui, sous sa forme actuelle, résulte d'un montage effectué en 1345, comporte un nombre si élevé d'émaux cloisonnés, différents par leur chronologie, leur grandeur, leur typologie et leur style qu'elle est devenue
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Abraham et Jacob sont représentés sur deux panneaux des portes de bronze damasquiné que l'abbé Didier commanda à Constantinople en 1066, après avoir été fasciné par celles de la cathédrale d'Amalfi. Mont Cassin, musée de /'Abbaye.
une somme unique et exceptionnelle de ce genre d 'orfèvrerie, genre dans lequel Byzance se prévalait sinon cl 'être la productrice exclusive du moins d'y exceller 72 . Les raisons de s'intéresser à chacun des groupes d'émaux de la Pala d'Oro actuelle sont multiples, mais ici nous ne considérerons que la célèbre série de six grands panneaux consacrés aux récits christologiques , lesquels remontent à la fin du Xff siècle et dont une tradition digne de foi permet de supposer qu'ils proviennent du monastère constantinopolitain du Pantocrator 73. Rien ne peut, davantage que la qualité extraordinaire de ces grands émaux, témoigner des sommets de complexité atteints dans la figuration et la technique, dont les ateliers de Constantinople étaient capables. Comme pour les mosaïques et les portes de bronze, il faut reconnaître que la plus grande partie des émaux qui subsistent est conservée non pas à Byzance mais ailleurs, dans les différents centres de l'Occident où ils ont abouti par divers modes de déplacement. Certains ont été explicitement commandés à cette fin, comme l'antependium de la basilique du mont Cassin; nous savons que d'autres ont rejoint l'Europe occidentale en des circonstances multiples, mais en grande majorité à l 'époque de l ' Empire latin de Constantinople. Il y a aussi des émaux destinés à des objets d'orfèvrerie, que signale un caractère syncrétique accentué, comme dans la série normano-souabe, qu'on retrouve au laboratoire royal de Palerme. Les meilleurs exemples en sont la croix de Cosenza ou le p lat de reliure de l'évangéliaire de l'archevêque Alfano de Capoue. Ces deux œuvres remontant à la fin du XII° siècle présentent des émaux cloisonnés dont il est judicieux d'estimer que le modèle est proprement constantinopolitain74 . Il en va de même pour une autre catégorie d'ouvrages de luxe, les tissus de soie, dont on chercherait en vain la trace sur les lieux mêmes où ils furent produits, que ce soit Constantinople, Thèbes (en Grèce) ou Nicée, centre actif au moment où y résida la cour impériale byzantine, sous l'Empire latin ( 1204-1261 ). Pour trouver quelques vestiges des tissus byzantins , de même que pour les émaux, les portes damasquinées ou les mosa·iques, il faut se tourner vers l'Occident. On s'arrêtera ici à deux endroits où l 'on peut reconnaître deux situations distinctes. Le premier est Palerme, où nous avons déjà repéré, à propos des émaux cloisonnés, la présence d 'un atelier actif au palais royal. Des artisans experts dans l 'art du tissage y travaillaient également, entre autres ceux que le roi Roger fit prisonniers à Thèbes lors de son expédition en Grèce en 11 4 7 et qu'il se refusa à rendre, justement en raison de leur adresse artisanale . Comme exemples de tissus comportant la marque de fabrique royale de Palerme, on ne peut faire mieux que de citer les soies des vêtements du couronnement, conservés à la Schatzkammer de Vienne: la tunique bleue, l 'aube, les chausses, la ceinture, les gants, mais aussi le manteau de Roger ( 1133-1134) furent brodés par des artisans musulmans, mais la soie provenait d'une manufacture byzantine 75 . Outre les échantillons existants, on peut voir de nombreux exemples de tissus produits à Palerme ou connus en ce lieu, dans les représentations de costumes figurés sur des peintures ou des mosaïques. Dans le chapitre consacré à la chapelle palatine, le regard s'est porté vers les peintures du plafond, au style merveilleusement islamique ; ici, il faut fixer son attention sur ce que révèlent les mosaïques. Rappelons les tissus des vêtements portés par le roi Roger sur le panneau qui le montre couronné par le Christ dans l'église Santa Maria dell'Ammiraglio, ainsi que ceux portés par Guillaume II sur les panneaux du couronnement et de la consécration, l'un et l'autre sur la paroi nord du chœur de la cathédrale de Monreale. Mais il faut
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également indiquer les tissus bleus avec motif stylisé de lys d 'or, utilisé pour le drap dans la scène de la Résurrection de Tabitha du cycle apostolique de la chapelle palatine, ainsi que dans la même scène à Monreale. Au terme de notre étude consacrée aux tissus nous terminerons par un exemple particulièrement remarquable et bien documenté, et qui présente une autre modalité de transfert de tissus d 'une manufacture byzantine en Occident : la donation.
Les panneaux de la partie supérieure de la porte de bronze damasquiné d'argent du sanctuaire de San Michele sur le Gargano représentent des épisodes relatifs à l'archange Michel. Cette porte a été fa briquée à Constantinople sur commande de Pantaleone, noble et marchand d'Amalfi, qui en fit don au plus grand sanctuaire d'Italie méridionale. 1076 Mont Sant'Angelo (Foggia).
S(ANCTUS )LAUR( RENTIUSI N D U CE( N )SALTIS /SIM U M /I MP( ER )ATOREMGRE/CO(RUM)/D(OMI)N(U)MMICH(AE)L(EM)DUCA(M)/ANG(E)L(U)MCO(M) NENU(M)/PALEO/LOGU(M) IN ECC(LES) IAN(UENSEM)
Telle est l'inscription que l 'on peut lire au centre d 'un pallium de soie pourpre, qui comporte des scènes historiées brodées en or et en argent où figurent saint Laurent, saint Sixte et saint Hippolyte, et qui est conservé à la galerie du palais Bianco à Gênes . Ce pallium fut donné à la ville de Gênes et, par conséquent, à sa cathédrale, par l 'empereur Michel VIII Paléologue, probablement au cours d 'une cérémonie solennelle tenue à Noël 1261 à Nicée, où résidaient la cour impériale byzantine et ses ateliers après l'occupation de Constantinople par les croisés ( 1204-1261 )76 . Le pallium génois présente, de façon claire et lisible, un mélange d 'éléments de nature byzantine et non byzantine qui en caractérisent l'origine. L'exécution est byzantine, de même que les figurations qui bordent ce tissu , véritables témoignages rares et précieux du traitement formel et noblement
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La porte à deux battants de la cathédrale d'Amalfi fat la première d'une série de portes byzantines, datant de la seconde moitié du xr siècle, à arriver en Italie. La majeure partie des panneaux sont ornés d'une croix; les quatre panneaux centraux, damasquinés d'argent, représentent le Christ, la Viei;g-e intercédant, saint Pierre et saint André, auquel est consacrée la cathédrale.
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classicisant des personnages, dans un style qu'on observait à la cour de Nicée durant la première moitié du xmesiècle. Cependant le choix des sujets représentés, ainsi que les inscriptions en latin, attestent que la réalisation de l'ouvrage a su docilement se plier aux exigences dictées par l'identité du destinataire du don. Un autre don de Michel VIII, un péplum avec son portrait, était parvenu à Gênes durant les mêmes années, mais il est perdu ; tandis que deux palliums qu'en 1155 Manuel rer Comnène s'était engagé à envoyer à la ville de Gênes, ainsi qu'un autre pallium pour l'archevêque de cette ville ne parvinrent en définitive jamais à destination 77 . Au-delà de ces cas particuliers, la série des cadeaux faits par les empereurs byzantins à la ville de Gênes révèle le rôle actif qu'a joué, dans les échanges diplomatico-politiques entre Byzance et le monde méditerranéen au cours du Moyen Âge, l'habitude d 'offrir des ouvrages luxueux comme les tissus, et plus spécialement des soieries. Cette analyse rapide des ouvrages de production byzantine et de leurs influences stylistiques en Occident dans quatre domaines, mosaïque, bronze damasquiné, émaux cloisonnés et tissus, en prêtant attention aux voies de transfert des œuvres et des connaissances artistiques et techniques en dehors de Byzance, a permis de mettre en évidence entre autres deux phénomènes. D 'une part, on a pu vérifier l'hégémonie de Byzance dans les domaines en question, la fortune de produits de luxe en Occident, l'aspiration à leur possession, la pluralité des lieux où l'on retrouve ces œuvres et la rapidité de leur circulation. D 'autre part, on a pu constater qu'à présent ces œuvres byzantines ne subsistent qu'en Occident, au sein de collections et d'édifices divers , et qu'on ne peut retrouver leurs traces sur leurs lieux de production d'origine. Ainsi, face à ce panorama fragmentaire, où les plus belles œuvres de production byzantine n'ont subsisté qu'en dehors de l'Empire byzantin, on peut conclure que Byzance n'offrait alors qu'une scène vide, où seul subsistait le souvenir d'un éclat passé.
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I.:Encrée à Jérusalem est extraite de fa série
des six grands émaux, produits par un atelier constantinopofitain, qui furent insérés plus tard sur fa Pala d'O ro de fa basilique Saint-Marc. Leur extraordinaire qualité fo rmelle et technique en fo nt les exemples les plus aboutis de la production des émaux cloisonnés do nt Constantinople détenait alors la primauté.
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PILLAGE D'OBJETS D'ART: LE TRÉSOR DE LA BASILIQUE SAINT-MARC, DE BYZANCE À VENISE
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En souvenir, toujours vivant, de l'enseignement d'Agostino Pertusi
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Cet objet, réalisé à Constantinople au VI' siècle, est une « micro-architecture » qui reproduit, en modèle réduit, un ciborium, élément du mobilier liturgique destiné à surmonter le grand autel des églises des débuts de l'ère chrétienne et du Moyen Âge. Celui-ci recouvrait p robablement une pyxide. L'inscription, en lettres capitales grecques, indique que l'ouvrage est l'offre votive d'une certaine Anastasie. Venise, Trésor de Saint-Marc.
LA différence des grands trésors ecclésiastiques de l 'Occident médiéval, qui se sont constitués au cours des siècles par une lente sédimentation d'objets précieux progressivement collectionnés en dépit de leur fonction liturgique 1 , le Trésor de la basilique Saint-Marc de Venise a reçu sa configuration suite à un événement politique spécifique, à savoir la quatrième croisade ( 1202-1204 )2 . Érigée à l'origine au IXe siècle comme chapelle du palais des Doges, la basilique exprime, également, dans ses structures et dans sa décoration, le caractère ostentatoire du pouvoir politique de la Sérénissime, qui entendait rivaliser de prestige avec la puissante Byzance3 . Cette volonté d'hégémonie n'était pas nouvelle, mais revêtait une importance particulière si l'on songe aux rapports complexes (géopolitiques et symboliques) qui unissaient, déjà auparavant, Rome à Constantinople et Constantinople à Ravenne. Avec la quatrième croisade, la rapine des dépouilles de la capitale de l'Orient a démontré avec la plus grande éloquence qu'un cycle historique s'achevait. Dans l'angle sud-ouest de la chapelle du Trésor, le long du côté méridional de la basilique Saint-Marc, judicieusement situé près du palais des Doges , le célèbre groupe en porphyre rouge des Tétrarques se dresse comme des gardiens métaphoriques du précieux contenu. Les figures , plus petites que nature, reposent deux par deux sur des consoles moulurées et révèlent, de toute évidence, des adaptations rendues nécessaires par leur nouvel emplacement. En particulier, il manque à l'un des personnages un pied et une cheville, de même qu'une partie de son socle qui est en marbre rose. Le fragment manquant de cette sculpture est resté à Byzance, où on l'a finalement retrouvé en 196 5 lors de fouilles archéologiques 4 . La découpe brutale et barbare de ce groupe de statues signale de toute évidence la difficulté des vainqueurs à emporter ces figures , aussi durent-ils abandonner sur place une partie de leur butin. C'est aussi de Byzance que proviennent les « pilastres acritains », dans lesquels on a voulu reconnaître le fruit du butin de la ville de Saint-Jean d 'Acre, en Terre sainte, alors que, comme l'ont démontré Harrison et Firatli, ils ont été pris à l'église Saint-Polyeucte, laquelle était bien sûr une église palatine, qu'Anicia Giuliana avait fait construire au vie siècle, non loin de l'aqueduc de Valente et de l'église des SaintsApôtres, et dont la structure fut prise comme modèle pour la basilique Saint-Marc5 .
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Ce ne sont donc pas seulement les « dépouilles » les plus célèbres gui furent emportées, comme les fameux chevaux hissés sur la façade de Saint-Marc, après avoir été pris sur l'hippodrome6 de Byzance, symbole du pouvoir impérial et de l'ascendance directe avec l 'Antiquité classique. Un ensemble considérable d'objets hétérogènes furent également pillés à Byzance et transférés à Venise, la « fille préférée », pour orner à l'origine la chapelle du palais des Doges, dans laquelle se célébraient, de la façon la plus ostensible possible, les fastes du pouvoir politique. L'extérieur même de la chapelle destinée à accueillir le Trésor fut revêtu d'une trame presque continue de dalles de marbre, tout à fait hors propos si ce n'est dans le sens, précisément, d'exhiber un butin7, comme par exemple la tête en porphyre de Justinien II Rhinotmète (dit« Nez coupé»). La présence de cette tête, dont l'identité était immédiatement reconnaissable, soulignait ici la puissance de Venise par la destitution de l 'empereur8 . Un bas-relief de marbre, placé à l'entrée du Trésor, présente deux anges agenouillés gui portent le reliquaire du Très Précieux Sang, de l'angle en haut à gauche descend un ange bénissant, tandis qu'à droite apparaît la main de Dieu. Quatre reliquaires sont ainsi représentés, occupant tout l'espace imparti, et entre eux on peut distinguer la croix d'Irène Dukas. Cette composition symbolique entendait rassurer les fidèles sur la protection constante de Dieu. Dans la première moitié du XIVe siècle, à Monza, les Visconti se préoccupèrent de faire figurer sur une lunette de la façade de la cathédrale, reconstruite à l'occasion du premier Jubilé, une scène d'inspiration analogue, mais où à l'ostentation de ce groupe d'objets très précieux s'ajoutait l'intention de souligner le lien vital avec la sphère du sacré. Les reliquaires furent les premiers objets précieux gui arrivèrent de Byzance à Venise. Les faits sont connus 9 . Dans la nuit du 12 avril 1204, Byzance assiégée commença à brûler et l'incendie dura, à ce que raconte Villehardouin, « toute la nuit et le jour suivant jusqu'au soir». Le jour d'après, les croisés forcèrent les portes de la ville et l'envahirent sans rencontrer d'obstacle. La ville était prise. Le 25 avril fut célébrée la Pâque « en l'honneur et dans la joie que Dieu leur avait accordée ». Le doge âgé, Enrico Dandolo, gui devait mourir l'année suivante et être enterré à Sainte-Sophie, envoya immédiatement à Venise quatre reliquaires - la relique du Très Précieux Sang, celle de la croix du Christ dans une staurothègue, la tête de saint Jean Baptiste et le bras de saint Georges - gui constituent le premier noyau du futur Trésor, où se perçoit un lien indissoluble entre valeur sacrée - dont la relique est un témoin manifeste - et valeur matérielle 10 . « Le butin fut tel, poursuit Villehardouin, que nul n'aurait pu en prédire la fin: or, argent, vaisselle, pierres précieuses, draps de satin et de soie, vêtements de petit-gris et d'hermine, et toutes les choses les plus riches qu'on puisse trouver sur la terre.» Selon le maréchal Geoffroi de Villehardouin « depuis que le monde avait été créé, on n'avait jamais fait un butin aussi considérable dans une ville 11 . » L'accord qu'ils avaient conclu avec les Francs garantissait aux Vénitiens quatre parts et demie du sac de la cité, et il est certain que ce contrat fut appliqué méthodiquement et systématiquement, même si l'on ne peut exclure des destructions gratuitest 2 . Il faut considérer en outre que les rapines se prolongèrent jusqu'en 1261, année où Michel Paléologue reconquit la ville. « Baudouin, écrit Martin Sanudo, [ ...} avec quelques joyaux et de l'argent, entendant le tumulte dans la cité, avec Pantaléon Justinien, patriarche de Constantinople, lequel portait aussi beaucoup de bijoux et de choses précieuses, s'enfuirent à Euphiride, où ils montèrent sur un bateau et se sauvèrent à Nègrepont 13 . » Parmi les joyaux et les choses précieuses
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La Pala d'Oro est un exemple extraordinaire de devant d'autel, plusieurs fais remanié et étoffe. Selon l'inscription, un premier ouvrage avait été commandé à Constantinople par le doge Pietro Orseolo (976-978). Entièrement refaite à l'initiative d'Ordelafa Fallieri, la Pala fat ultérieurement enrichie à lëpoque du doge Pietro Ziani (12051209) avec des ornements pris lors du sac de Constantinople. Venise, basilique Saint-Marc.
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Détail d'un des grands émaux représentant l'Anastasis.
devaient se trouver les objets liturgiques du skevofilakio et du couvent du Pancrator, qui furent plus tard joints au Trésor de Saint-Marc, lequel fut ravagé en 1231 par un terrible incendie 14 . Plus qu'aucun autre ensemble célèbre d 'objets précieux constitué au Moyen Âge, le Trésor de Saint-Marc est riche d'orfèvrerie byzantine, acquise lors du sac ou offerte par ceux qui y participèrent. Les objets sont donc en grande partie antérieurs à 1204 ( bien que certains furent rajoutés par la suite, mais les exemples sont rares) et remontent pour la plupart aux XIe et xn< siècles, voire au IXe siècle. Ceci tendrait à prouver, fait plutôt exceptionnel, qu'au moment de la conquête, dans les églises de Byzance, on officiait encore avec des objets antérieurs de trois ou quatre siècles ( compte tenu de la crise iconoclaste). Parmi les ouvrages les plus anciens (vieVff siècles après J-C.) figure le« ciboire d 'Anastasie », ainsi nommé d'après l'inscription qui occupe deux des quatre arcs de sa micro-architecture, et qui dit : « selon le vœu et pour le salut de la très glorieuse Anastasie », nommant probablement une dame constantinopolitaine de haut rang. Le soin apporté à la réalisation des détails permet d 'entrevoir, même une fois transposé à l 'échelle, un élément essentiel de la décoration liturgique ancienne tardive, difficile à apprécier à l'heure actuelle . La « grotte de la Vierge » est un curieux assemblage d'objets d'époques diverses. La base est constituée d 'une couronne votive d'argent doré, ornée de quatorze médaillons circulaires décorés d'émaux qui présentent des figures de saints ( dont certaines sont perdues aujourd'hui) et l'effigie d 'un empereur avec un loros et une couronne, qu'on a proposé d 'identifier, à partir de comparaisons avec la monnaie
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Cette lampe est constituée d'une coupe de verre épais, ornée de disques en relief (Constantinople, XI' siècle). La monture en argent porte une inscription votive en grec qui indique que l'ouvrage a été offert à saint Panteleimone, par l'archevêque Zacharie d1bérie {Géorgie). Venise, Trésor de Saint-Marc.
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Cet ob;et (qu'on appelle depuis le XIX' siècle de la Vierge ») est constitué de deux parties d'époques différentes: un bloc de cristal de roche creux (rv-v siècle?) qui contient une statuette de la Vierge datant du rrf' siècle, tandis que la base repose sur la couronne votive de Léon VI {fin du fX'début du X' siècle). Venise, Trésor de Saint-Marc. « grotte
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contemporaine, à Léon VI le Sage ( 886-912 ). L' œuvre a donc été réalisée immédiatement après la fin de la crise iconoclaste et on a posé dessus, entre le XII' et le XIVe siècle à Venise, un bloc de cristal de roche mouluré de façon à représenter un édifice à plan central pentagonal, avec une couverture en voûte partiellement suggérée. Un des côtés est ouvert et montre l 'intérieur où se trouve une statuette de la Vierge en prière, rigoureusement frontale, assez semblable à celle, en marbre, gui se trouve à la basilique Saine-Marc. Une série également intéressante d'émaux circulaires, bordés de perles , se trouve enchâssée sur deux plats de reliure du lectionnaire d 'un manuscrit latin conservé à la bibliothèque Marciana ( Cl. I, 101) et gui date du IXe ou du x e siècle. On a pu s'étonner, comme André Grabar, de trouver dans le Trésor de SaineMarc davantage de calices que de patènes, si l'on considère que la communion était administrée selon les deux modes, utilisant simultanément le calice pour le vin et la patène pour le pain; or le Trésor ne comporte qu'une seule paire complète 15 . On s'est également appliqué à transformer la fonction originale des objets, en les associant encre eux : ainsi a-t-on obtenu le calice-reliquaire de la tête de saine Jean Baptiste, de même qu'un brûle-parfum (en forme d 'édifice recouvert d'une coupole) est devenu un petit coffre à reliques 16 . La coupe de l'empereur Romano est constituée d 'un bloc unique de sardoine, dans lequel sont également ménagées les poignées. Il s'agit probablement d'un objet profane adapté par la suite à l'usage liturgique grâce à un montage opportun. Le rebord et le pied sont décorés de petites plaques d 'or et d 'émaux polychromes représentant des figures de saints, le Christ et la Vierge. Sur la base de la coupe, une inscription en émail bleu proclame : « le Seigneur vienne en aide à l'empereur orthodoxe Romano. » Les analog ies avec un autre calice, également en sardoine (inv. n° 65 du Trésor) portant une inscription identique, ainsi qu'avec la staurothègue de Limbourg an der Lahn ( commandée par Basile le Proèdre) permettent de reconnaître de manière assez convaincante, dans le souverain en question , Romano II (959-963 ). « Seigneur, aie pitié de Sisinnius, patricien et logothète général » : cette inscription permet d 'identifier l'identité du commanditaire - ici un général - d'un objet aussi extraordinaire que la coupe d'agate montée sur argent sous le règne de Romano II. On a proposé d'identifier dans le donateur Sisinnius, un éparque de Constantinople, nommé par l'empereur effectivement patricien et logothète général. Mais il semble peu probable qu'il ait conservé cette charge sous le règne du successeur de Romano, Nicéphore Foca (963-969), de sorte que la datation de l'objet se limite avec précision aux années 960-963. Parmi les quelques patènes qu'on trouve dans le Trésor, il en est une en albâtre (inv. n° 63) gui constitue un cas particulier, car on a formulé l'hypothèse (Ebersolt) qu'elle proviendrait du groupe d 'objets liturgiques de Sainte-Sophie. L'inscription invoque en effet l'aide de la Vierge en faveur des souverains basileis, et il s'agit probablement de deux empereurs ( Constantin VII et Romano I Lecapeno ?). La présence à partir de 1204 de si nombreux exemples d 'orfèvrerie et d 'émaux byzantins ne fut certainement pas sans conséquence pour la culture figurative vénitienne , qui put disposer ainsi d 'un répertoire extraordinaire d 'inspiration et de technique, au moment même où commençait à se diffuser l'usage du retable . À cet égard , l'icône avec le buste de l'archange Michel est d'un intérêt exceptionnel. Au centre, à l'intérieur d'un large cadre orné d'émaux circulaires représentant des bustes de saines, figure l 'effigie en saillie de l'archange, vêtu du loros impérial, avec
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Le calice à double anse de l'empereur Romano (959-963) est l'un des plus grands que conserve le Trésor de Saint-Marc. La coupe ronde est formée d'un seul bloc de sardoine. Ce petit calice d'agate en forme de verre a été monté à Constantinople au milieu du X' siècle sur un support d'argent pour un aristocrate romain nommé Sisinnius.
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Cet objet, déjà cité dans la seconde moitié du Xi/!' siècle comme « reliquaire du Très Précieux Sang », a été réalisé à l'origine comme lampe ou brûle-parfum en forme de micro-architecture. Il figure un petit édifice à plan central surmonté d'une coupole et muni d'une charnière quipennet de l'ouvrir. En provenance d'Italie méridionale (?), il date de la fin du XII' siècle. Vemse, Trésor de Saint-Marc.
la paume droite ouverte, tandis qu'il tient le sceptre dans la gauche. L'envers de l'icône est plus simple: une croix avec des bustes de saints aux extrémités et à la croisée des branches. Les cas sont rarissimes où, comme ici, la technique de l'émail se combine avec celle du relief, surtout avec un tel raffinement. Il est probable que l'œuvre (gui date sans doute du XIe siècle) provient de l'une des deux églises consacrées à l'archange à Byzance; il pourrait s'agir d'une icône à deux faces, employée lors de cérémonies exceptionnelles pour des processions, ou pour des actes de dévotion privés, comme celle que Michel Pselo rapporte avoir appartenu à l'impératrice Zoé (1028-1050), icône réalisée dans une matière gui changeait de couleur, ce gui permettait de présager l'avenir. Sur le bord supérieur gui délimite la lampe (peut-être d'origine sassanide), en verre incolore épais ( inv. n ° 67), et modelée en surface avec des disques et des protubérances, se trouve l'invocation à saint Panteleimone de l'archevêque Zacharie d' Ibérie ( « Saint Panteleimone, sauve ton serviteur Zacharie, archevêque d 'Ibérie, amen » ). Il s'agit ainsi de l'un des premiers exemples connus de lampe à lumière unique « en plateau de balance », comme celles que mentionne Paolo Silenziario dans sa description en vers de Sainte-Sophie. Un cas particulier est celui d'une aiguière piriforme en cristal de roche, décorée de deux lions gui se font face; une inscription en caractères coufiques révèle qu'elle a appartenu à l'imam al-'Aziz bi-llah, cinquième calife fatimide (975-996). À partir de 969, les Fatimides avaient étendu leur domination à l'Égypte, et c'est probablement du Caire, où est attesté le travail du cristal de roche, que provient cet objet, victime d'un double sac de guerre. En effet, déjà en 1062, les Turcs avaient dispersé le trésor du calife al-Mustansir, gui conservait plusieurs œuvres toujours en cristal de roche ayant appartenu à son prédécesseur. L'anse présente, à sa jonction avec le bec, une svelte figure d'animal ( une sorte de mouflon), gui renvoie à la culture des steppes et aux vastes horizons des populations nomades. Mais le noyau le plus significatif du Trésor est, du point de vue symbolique, on l'a vu, le groupe des reliquaires. L'un d'eux, en particulier, résume l'histoire, brève et tourmentée, de l'Empire latin de Constantinople. Le reliquaire de la Vraie Croix, aujourd'hui contenu dans un fastueux ostensoir baroque (autour de 1618), est constitué d'une staurothègue à double traverse contenant six fragments de la Vraie Croix. De la base de la croix se détachent deux délicates feuilles d'or gui, à leur sommet, portent les figures de la Vierge et de saint Jean; deux figurines de proportions plus petites - l'Église et la Synagogue - se trouvent sur la première traverse. Au point d'intersection entre la traverse supérieure et le montant, un médaillon représente le phénix, symbole de la Résurrection. Le long du bord supérieur de la croix, une inscription en latin nous informe avec précision de l'identité de celui gui . a commandé l'objet et de l'artiste gui l'a réalisé: + Condidit {h}oc singnum (sic) Gerardi dextera dingnum + quod iu{s}sit mondus rex francus duxque secondus + grecorum dictus Henricus ut {h}oc benedictus + bello securus semper maneat quasi murus amen+ 17 . L'orfèvre Gérard a donc réalisé cette croix à Constantinople pour le second roi latin, Henri de Flandre ( 1206-1216 ), frère et successeur de Baudouin Ie'. L'inscription fait aussi allusion à l'usage d'emporter lors des campagnes militaires un fragment de la Vraie Croix, répétant ainsi le geste de sainte Hélène gui pour son fils Constantin avait emprunté aux reliques, récemment retrouvées, des clous, un heaume et un mors pour son chevaF 8 . À Venise, on assure même que les fragments du Trésor sont précisément ceux gui proviennent de Constantin; mais d'autres, comme les Visconti, en revendiquent la découverte. La croix a peut-être été réalisée à
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Le groupe en porphyre des Tétrarques (fin du III'-début du IV siècle), aujourd'hui encastré dans l'angle sud-ouest de la chapelle du Trésor de la basilique Saint-Marc, a été arraché de son emplacement original lors du sac de Constantinople en 1204. On en a retrouvé récemment un fragment manquant représentant un des pieds.
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On ne connaît pas la fonction exacte de cette image exceptionnelle de l'archange Michel, en émail et argent. Peut-être était-elle destinée à la dévotion privée {Constantinople, fin du X-début du XI' siècle).
l'occasion du couronnement, en 1206, mais elle n'est sans doute parvenue à Venise qu'au xv 0 siècle. L'artiste, occidental et originaire de la région rhénano-mosane, était selon toute probabilité déjà au service d'Henri de Flandre. Constantinople ne fut pas l'unique source du Trésor de Venise. Parmi les prestigieuses reliques, rassemblées à la fois comme signe de dévotion et d'hégémonie afin de confirmer la volonté de suprématie de la Sérénissime qui apparaît dès le IXe siècle avec le vol des reliques de saint Marc et gui se poursuit plus tard avec le conflit au sujet de celles de saint Nicolas 19 , figurent celles des quatre martyrs de Trébizonde - Aquila, Eugène, Canide et Valérien - dont les visages sont représentés sur le couvercle du petit coffre en argent doré et décoré de nielle qui les contient. Le couvercle (l'unique partie figurée) s'articule en une série de cinq arcs, avec au centre le Christ sur son trône, aux côtés duquel se tiennent quatre saints nimbés, auxquels il tend la couronne de la gloire. Sur les côtés on peut voir une inscription longue et complexe, rédigée en lettres capitales, et qui célèbre leur martyre. L'œuvre semble dater d'une période assez tardive, de l'époque des Paléologues (fin du XIVe-début du xve siècle), mais en tout cas d'avant la chute de Constantinople. Elle pourrait être parvenue à Venise par le biais d 'une famille de Trébizonde réfugiée en Crète, ou par la médiation du cardinal Bessarione.
Pilastres qu'on a cru à tort provenir de Saint-Jean-d'Acre alors qu'ils appartenaient à l'église Saint-Polyeucte à Constantinople. Vf siècle. Extérieur de La basilique Saint-Marc.
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Trois objets du Trésor de Saint-Marc. Cette aiguière en cristal de roche avec une anse fat réalisée pour Le cinquième calife fatimide al-'Aziz bi-llah (975-996). La staurothèque, ou reliquaire de la Vi.aie Croix, a été réalisée par le maître Gérard à Constantinople pour Henri de Flandre, deuxième empereur latin d'Orient (1206-1216). La monture a été ajoutée à Venise au début du XV!f siècle. Ce médaillon en émail (xr ou Xlf siècle), ainsi que les autres éléments décoratifs de l'icône de la Crucifixion, ont été remontés à Venise après le sac de Constantinople.
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LA CHAPELLE PALATINE DE PALERME ET L'HORIZON MÉDITERRANÉEN
LA
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Sur le plafond en bois de la chape!!e palatine, à l'époque du roi Roger (avant 1154), des peintres arabes ont peint environ 750 scènes, retraçant la vie de la cour, comme on le voit sur cette i!!ustration. Palenne, palais royal.
chapelle palatine de Palerme est l'un des monuments les plus remarquables du Moyen Âge, tant en Occident qu'en Orient. Cet édifice, demeuré miraculeusement intact, représente en quelque sorte un carrefour d 'influences multiples venues de l'art méditerranéen et d'horizons culturels aux coutumes figuratives diverses 1 . En ce sens, la chapelle palatine de Palerme , bien que n 'ayant pas été élevée par les croisés, incarne cependant une certaine expression des croisades, car, dans sa structure, elle proclame le mélange des langages. À cette différence près que l 'art des croisades est intrinsèquement métis , génétiquement issu de la confluence des langages byzantin et franc 2 , tandis que la chapelle de Palerme évoque l 'avènement de la juxtaposition, de la stratification, de l'adaptation de langages artistiques différents - byzantin, occidental, islamique - en une réunion stti generis extrêmement efficace. Pourtant, on peut voir un reflet du monde des croisades, sinon dans l'exécution du monument, du moins dans l'évolution de son existence et de ses usages liturgiques . Cet éclat se perçoit dans une série d'objets très divers par leur morphologie, leurs matériaux , leur chronologie et leur provenance , obj ets redécouverts très récemment dans un des grands coffres d'ivoire conservés dans le Trésor de la chapelle palatine et répertoriés jadis dans un inventaire bien connu de 1209 3• Cet ensemble comprend un sceau mésopotamien du troisième millénaire avant J.-C., deux pierres qui servaient de poids pour peser l'or et l'argent en Palestine, deux reliques des os de saint Babylas, patriarche d 'Antioche, revêtues de bandelettes de parchemin recouvertes d 'une couche d'argent doré qui répète en caractères monumentaux le contenu de la légende tracée sur le parchemin ; et des récipients de cristal de roche contenant des reliques, dont celle de la tête de sainte Catherine du Sinaï et du pain du Seigneur. Ceux qui ont découvert ces objets pensent qu'ils pourraient avoir été apportés par les croisés en Sicile, en tant qu ' offrande de reliques et reliquaires venus de Terre sainte, à Roger roi de Sicile ou à l 'un de ses successeurs, Guillaume 1er ou Guillaume II 4 . Cependant, il n'est pas exclu que ces
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Le plan de la chapelle palatine montre la structure de lëdifice, constitué d'un sanctuaire avec une coupole caractéristique de l'architecture byzantine, et le développement longitudinal de la nef, conforme au schéma occidental.
objets soient arrivés plus tard à la chapelle palatine, comme don de Frédéric II à son retour de Terre sainte, lors de la sixième croisade ( 1228-1229) et après son autoproclamation comme roi de Jérusalem 5 . La découverte de ces objets de culte, oubliés jusqu'à présent, permet de mieux comprendre la fonction de la chapelle palatine qui constituait à son achèvement un monumental reliquaire tout à la gloire de l'esprit des croisades, fonction ignorée jusqu'à hier mais tout à fait reconnue dans le paysage du Moyen Âge occidental 6 . Il importe donc à présent d'explorer l'architecture de la chapelle palatine pour en relever les ascendances multiples ou, mieux, son mélange hétéroclite d'arts issus de diverses cultures méditerranéennes. Pour commencer, signalons un détail. À peine passé le seuil qui conduit du narthex à la chapelle latérale du chœur7, il faut arrêter son regard sur le chapiteau de la colonne méridionale qui fait partie de l'espace imparti au trône royal; cet espace s'adosse à la paroi occidentale de la chapelle sur toute la largeur de la nef centrale. À la différence de tous les autres chapiteaux de la chapelle, qui sont des réemplois de constructions antérieures mais d'origine romane8, celui-ci, par sa typologie et son exécution, montre manifestement une provenance constantinopolitaine et date du vr• siècle9. On trouve le même type de chapiteau de part et d'autre du mihrab de la Grande Mosquée de Kairouan t0 , et également dans l'atrium de la Grandre Mosquée d'Ibn Tulun au Caire. Si les deux chapiteaux choisis pour encadrer le mihrab de la mosquée de Kairouan aident à comprendre, selon Brenk, la fonction spécifique que jouait leur jumeau dans la chapelle palatine 1 i, attirant l'attention dans la zone du trône, il faut alors considérer l'itinéraire qu'a parcouru ce chapiteau en suivant les chemins de la Méditerranée et en s'arrêtant sur son utilisation au sein d'édifices majeurs de la civilisation islamique, comme les mosquées de Kairouan et d'Ibn Tulun. À vrai dire, nous ne connaissons pas à Constantinople d'emplacement in situ de ce type de chapiteau, mais on peut en observer au moins six analogues, manifestement réutilisés au cours de l'époque médiévale, présents sur le portail principal de la basilique Saint-Marc à Venise. Au regard de la dispersion de ces vestiges, on pourrait imaginer que le chapiteau de la chapelle palatine provient non pas directement de Byzance mais qu'il serait arrivé à Palerme en suivant un parcours en provenance du monde islamique.
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Le plafond en bois de la nefcomporte de nombreuses facettes qui créent une alternance de croix et d'étoiles dans la zone centrale; mais les bords latéraux montrent des structures complexes en stalactites (muqarnas}. PAGES SU IVANTES:
Détail d'un des caissons octogonaux, comportant une petite coupole lobée et des inscriptions en caractères coufiques, situé dans la zone centrale du plafond de/a nef
Un détail confirme cette hypothèse. En effet, un autre chapiteau du même type que celui de la chapelle palatine a été récemment découvert à Palerme. Ce chapiteau couronne une des colonnes d'angle de la loggia de la cour du palais Steri qui, on le sait, date du XIVe siècle 12 . Passé l'étonnement de cette découverte, cet élément architectural est vraiment surprenant par son excentricité, du fait qu'il ait été réutilisé dans un édifice à destination profane et, en outre, d'époque tardive. L'effet de surprise est d'autant plus fort que le chapiteau couronne une colonne dont le fût est souligné par un bandeau décoratif de motifs de goût islamique. On ne peut affirmer que le chapiteau et la colonne étaient déjà unis avant d'avoir été associés dans le palais où ils se trouvent aujourd'hui, mais on en évoquera tout de même la probabilité. Mais cette hypothèse nécessiterait une analyse approfondie des assemblages chapiteau-colonne et de toute la série de colonnes du cortile, dont certaines portent des inscriptions en arabe, qui ont été redécouvertes au cours de fouilles effectuées voici quelques années sous le palais Steri. Cette étude pourrait alors prouver la préexistence de l'ensemble - chapiteau constantinopolitain et fût de colonne à motifs islamiques - « syntagmatique » ayant précédé la réutilisation de l'un et de l'autre dans un palais du XIVe siècle. On aurait là un précieux indice signalant que ce chapiteau palermitain aurait suivi une route arabe et non byzantine. Il est indispensable donc d'aborder cette foison d'images, de concepts artistiques et de cultures diverses qui se sont succédé et rencontrés sur le pourtour méditerranéen au Moyen Âge afin de retrouver toutes ces manifestations stylistiques, concentrées et concrétisées dans la chapelle palatine de Palerme, devenue l'incarnation du mélange hétéroclite de ces expressions d'origine méditerranéenne. En effet, cette chapelle a absorbé depuis le début de sa construction, et pas seulement par stratification diachronique, les différents styles, matériaux, usages et genres artistiques qui relèvent de l'art méditerranéen, chrétien et islamique. Tentons de saisir ce mélange dans son ensemble et à travers ses éléments singuliers. Mais il faut d'abord présenter les données essentielles de la chapelle. Elle fut fondée par Roger II, couronné roi à Noël 1131. Le premier document qui la nomme remonte à 1132 et se rapporte au statut de paroisse qui lui est décerné. Dotée d'une Magna Carta lors de sa consécration qui eut lieu le 28 avril 1140 13 , elle fut ornée, déjà sous le règne de Roger II, d'une décoration extraordinaire comprenant les mosaïques de la coupole ( datées de 1143) et celles des parois du chœur, achevées avant la mort du souverain ( l 154)L 4 . Les espaces de la chapelle palatine ont été organisés de façon différente selon les fonctions qui leur furent attribuées : dotés de caractères liturgiques et sacrés dans le chœur, profanes et auliques dans la nef1 5 . L'espace liturgique est couronné de la coupole ornée de mosaïques; l'espace profane comporte un étonnant plafond à muqarnas, avec des peintures et une iconographie de style musulman 16 . Par la suite, sous le règne de Guillaume rer ( 1154-1166 ), on orna les parois des nefs de mosaïques représentant des récits inspirés de l'Ancien Testament et des scènes avec les apôtres 17 ; mais c'est sous le roi normand Guillaume II ( 1166-1189) que furent exécutées certaines œuvres d'art caractéristiques, comme la mosaïque avec la Vierge en majesté entre Pierre et Paul sur le revers de façade 18 et des éléments du mobilier liturgique comme la grande chaire et le candélabre du cierge pascal1 9. Au cours des sept décennies qui furent nécessaires à l'élaboration de cet édifice, on perçoit une volonté royale attentive à transmettre des messages par le biais des images et des ornements. Aussi est-il intéressant d'examiner les origines méditerranéennes de ce décor et son syncrétisme final.
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La haute chaire et le grand candélabre qu'a fait ériger, selon toute probabilité, Guillaume fi à l'extrémité de la nefcentrale près de la grille, créent une sorte de continuité entre le sanctuaire et la nef À lëpoque de Roger Il ces espaces avaient des fonctions distinctes, le premier abritait des liturgies sacrées, le second des liturgies profanes.
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Le caractère pluri-ethnique et pluri-linguistique du règne de Roger se remarque au fil des documents de l'époque. Si l'on examine, par exemple, les signatures de la Magna Carta (1140 ), on constate la présence de signataires appartenant à des souches linguistiques, culturelles et ethniques diverses. Il y a là vingt-trois signatures en latin, apposées par ordre de dignité civile et ecclésiastique. Trois personnages de premier plan ont signé en grec: l'amiral Georges d'Antioche, Michel, fils de l'Archonte des Archontes et Jean, amiral et grand Hétériarque 20 . Georges, originaire de Syrie, fut le fondateur de l'église Santa Maria dell'Ammiraglio, le complexe architectural, orné de mosaïques, le plus grec de la Sicile normande. Quant à Jean l'Hétériarque, il assumait à la cour normande de Sicile la fonction de commandant de la garde, chargé de surveiller le palais impérial, ce qui désigne une fonction empruntée précisément à Byzance 2 L. Les rapports avec Byzance et sa culture ont nourri la chapelle palatine dès ses débuts. L'influence de Byzance signe la composition architecturale et la distribution des espaces, telles l'abside centrale coiffée d'une coupole et les figurations christologiques, qui sont cependant réalisées ici dans des dimensions particulières au sein du cycle des douze Fêtes 22 . Le souvenir de Byzance est également manifeste tant dans la teneur de certaines inscriptions monumentales que dans certaines évocations littéraires. Considérons pour commencer l'exceptionnel témoignage que nous offre la très célèbre ecphrasis placée à l'intérieur de la chapelle palatine qui constitue l'incipit de l'homélie XXVII en l'honneur des saints Pierre et Paul, due à Philagathos de Cerami, qui l'a prononcée à l'intérieur de cette même chapelle, en présence du roi Roger II. L'événement ne peut être daté avec précision, mais il est possible de postuler qu'il eut lieu entre 1140, date de la consécration de la chapelle, et 1154, année de la mort du roi. Il est à noter que, dans les limites de ce laps de temps, les propositions des historiens ne convergent pas . Certains chercheurs seraient portés à si tuer l 'ecphrasis à une date assez tardive 23 alors que d'autres sont convaincus qu'elle est bien antérieure 24 . L'ecphrasis a toute la saveur d'un événement vécu à la première personne, mais aussi la vivacité, la partialité, la vérité d'une description qui n'est ni abstraite ni générique, mais qui exprime un point de vue précis et adopte un regard personnel. Essayons de définir ce point de vue en imaginant Philagathos à l'endroit où il se trouvait pour prononcer son homélie. Toute personne pénétrant dans la chapelle notera la grande chaire de l'Évangile, insérée entre les deux dernières colonnes du côté sud; mais le visiteur doit savoir que cette imposante chaire est postérieure à l'homélie qui nous intéresse et remonte, selon toute probabilité, au règne de Guillaume II (1166-1189) 25 . Toutefois, l'emplacement de la chaire actuelle semble être resté le même que celui de la chaire précédente. En se positionnant du côté du vaisseau méridional de la nef, à proximité de l'iconostase, on peut supposer que le regard de Philagathos devait logiquement embrasser l'ensemble des éléments architecturaux et décoratifs qu'il décrit et qui se présentaient dans l'ordre qu'il expose. Philagathos commence en levant le regard vers le plafond « embelli de sculptures variées en forme de corbeilles » 26 ; puis il l'abaisse et le pose sur ces colonnes « gui soutiennent gracieusement les voûtes et élèvent le plafond à une hauteur incroyable » 27 . Ensui te son regard glisse vers le sol, puis, au-delà des arcs, longe les murs de la nef et du chœur. Ensuite, ses yeux se portent sur l'espace de la nef centrale, il considère l'écran en marbre de l'iconostase et, au-delà, l'autel « qui
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Dans la chapelle, que ce soit sur le sol ou sur le revêtement des murs et les transennes, on observe une décoration de type cosmatesque qui unit la tradition byzantine à certains motifi d'origine islamique.
luit de reflets d'or et d'argent » 28 . De son point de vue d'observation, Philagathos peut contempler le déploiement et la beauté du pavement mieux que ceux qui parcourent la chapelle en foulant ce sol des pieds ; il peut également appréhender le merveilleux plafond, et jouir de la fuite vertigineuse des arcs, de la vue des parois, également majestueuses, sur presque toute leur hauteur, et admirer, successivement, le revêtement de dalles de marbres, les bandeaux de mosaïques abstraites et les mosaïques figuratives. En revanche, il ne parle pas de certains éléments qui n'entrent pas dans sa vision, comme les portes, le plafond des nefs latérales, les mosaïques de la coupole, alors qu'il signale dans sa description des phénomènes moins tangibles et de nature transitoire, tels l'acoustique parfaite, la légèreté d'un grand nombre de voiles suspendus dans l' air 29 et l'éclairage jeté par les lampes au point de rendre « la nuit claire comme le jour » 30. Sa conclusion est toute d'émerveillement et évoque une certaine impuissance des mots pour « dire le nombre et la beauté » 31 de la vaisselle d'argent et d'or destinée au rite sacré. Un double souffle traverse le discours de Philagathos: d'une part le souffle enthousiaste de la description du monument, en prise directe, si l'on peut dire, hinc et nunc, sur la réalité de la chapelle; d'autre part, sa description émane d'une logique linguistique et d'un raisonnement tout empreints de la culture grécobyzantine. C'est de cette culture que sont extraites les métaphores du ciel à propos du plafond, ou l'image d'un pré printanier évoquée par le sol orné de marbres au teintes variées, parsemé de fleurs, fleurs qui, contrairement à celles de la nature, ne se fanent jamais. Quant au modèle rhétorique suivi ici par Philagathos, il faut le rechercher dans l'ecphrasis de Paolo Silenziario, prononcée en 563 lors de la seconde consécration de la basilique Sainte-Sophie à Constantinople. Ainsi, à travers ces figures rhétoriques et leur langage cérémoniel convergent ici deux situations différentes, associées à deux capitales, Constantinople et Palerme, deux monuments, Sainte-Sophie et la chapelle palatine, deux souverains, Justinien et Roger, deux figures éminentes de la culture byzantine, Paolo Silenziario et Philagathos de Cerami. Un autre témoignage présent dans la chapelle palatine nous renvoie à la Constantinople de Justinien. Sur la base de la coupole, courant sur le tambour, on peut lire une inscription en grec, dont la traduction est la suivante: « D'autres souverains d'un autre temps ont érigé/d'autres lieux pour vénérer les saints/Mais moi, Roger, roi porteur du sceptre/au premier des disciples du Seigneur/à l'archipasteur et coryphée Pierre/auquel Christ a confirmé l'Église/qu'Il a lui-même acquise avec une effroyable effusion de sang/ ... Triple indiction ... au tournant de l'année - par un compte exact -/cinquantième, plus encore la première unité, étant en cours le sixième millénaire, mesuré avec le sixième centenaire » 32 . Cette inscription renseigne sur de multiples questions et permet de constater le soutien du roi Roger à la consécration du prince des apôtres, Pierre ; et la chronologie atteste que l'année 6651 de la création du monde correspond à l'année 1143 de notre ère. Mais, au-delà de ces informations, il est intéressant de découvrir que le ton général du texte, surtout dans l'ouverture de la dédicace, renvoie aux formules byzantines anciennes ; en particulier, cette consécration est composée comme un calque à peine modifié de l'inscription de Justinien sculptée le long de l'architrave de l'église Saint-Serge-et-Saint-Bacchus à Constantinople 33 . Les deux documents sur lesquels nous nous sommes fondés, l 'ecphrasis de Philagathos et l'inscription dédicatoire sur le tambour de la coupole, avec leur
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Musiciens, cavaliers, animaux de cour et mythologiques constituent l'ensemble décoratif du plafond de la chapelle palatine, superbe expression de la peinture islamique de l'époque.
héritage commun de modèles et de citations puisés dans l'humus constantinopolitain de l 'ère justinienne, suggèrent bien l'érudition de l'intelligentsia de culture et de langue grecques dans la Palerme où rég nait Roger. Mais revenons à la chapelle palatine et à la multiplicité des genres artistiques, des matériaux, et des sources d 'inspiration qui la caractérisent. Retrouvons pour cela les yeux de Philagathos pour distinguer dans cet ensemble la variété des images. Déjà dans le noyau du monument, dans ce qui est certainement d 'origine et date de l 'époque de Roger, divers genres et structures décoratives coexistent. Si on se limite aux parois, on y trouve différents types de revêtements : des dalles de marbre et de porphyre sur la partie inférieure, des mosaïques sur la partie supérieure . Dans son ensemble, ce revêtement évoque des souvenirs de !'Antiquité tardive, dont les schémas étaient déjà réutilisés dans le monde byzantin, où ils sont devenus des expressions caractéristiques de la décoration des intérieurs sacrés. Ces structures décoratives signalaient des commandes impériales ou auliques. En particulier, l'usage de la mosaïque, très développé comme on le sait à Byzance, s'est poursuivi par la suite dans la Rome médiévale. Dans la Sicile normande, la mosaïque s'installe au sein de la chapelle palatine par la volonté de Roger et indique une société réconciliée avec les images anthropomorphes, après la longue période durant laquelle Palerme et la Sicile, sous la domination musulmane ( du rxeau xre siècle) se sont abstenues de toute figuration. Les maîtres qui ont exécuté les mosaïques de la chapelle palatine étaient certainement byzantins , comme en témoignent clairement leur registre stylistique et leur iconographie. Mais une fois soumis à l'agrandissement de la loupe de Tronzo, le pavement en opus sectile et le motif figuré sur les bandeaux de mosaïques non figuratives le long des parois de la nef, que Bertaux a qualifié de « lotus lancéolé » , ont également démontré leur appartenance à la culture byzantine 34 . Si le caractère byzantin des mosaïques semble indiscutable, l'identité et l 'aire de provenance des maîtres mosaïstes restent inconnues. Du moins en ce qui concerne la phase de la décoration exécutée sous le règne de Roger. Mais si l'on considère les mosaïques des nefs, avec les cycles de récits de l 'Ancien Testament et les histoires de Pierre et de Paul, où l 'on reconnaît des caractéristiques de l'époque de Guillaume Jer ( 115 6-1166 )35 , on peut percevoir des assonances intéressantes et inattendues qui indiquent et soulignent de manière originale la présence artistique byzantine dans la chapelle palatine. Le fil conducteur pourrait être la variété stylistique des mosaïques, qui suggère une comparaison - en particulier les histoires des apôtres - avec les fragments qui ont subsisté de la basilique de la Nativité à Bethléem, fragments que l'on peut dater, en se fondant sur une série d'inscriptions contemporaines, des années comprises entre 1167 et 1169 36 . L'affinité stylistique entre les figures des anges des mosaïques de Bethléem et de Palerme est manifeste et évoque la proximité des expériences graphiques communes à des chantiers de mosaïques distants géographiquement mais synchrones, tels que la Sicile normande d'après Roger et la Terre sainte de l'époque des croisades 37 . Dans la basilique de la Nativité, le mélange et la participation dans la décoration tant de la culture franque que du monde byzantin s'impose avec éloquence. Dans l'inscription bilingue, en latin et en grec, qui figure dans le béma, on trouve les noms de quatre personnages-clés: le roi de Jérusalem Amalric, l 'empereur de Byzance Manuel Comnène, l'évêque Raoul, le peintre et mosaïste Éphrem 38 . Une seconde inscription, en latin et en syriaque, sur la troisième travée de la paroi
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la mosaïque de la Nativité, comme celle de /'Encrée à Jérusa lem, appartient au cycle christologique représenté dans le transept méridional de la chap elle palatine. l e choix des scènes a été modifié par rapport à la tradition byzantine, en fonction du point d'observation du roi Roger If qui, siégeant dans la loge située au centre du transept, pouvait j ouir de la vision directe des images, dont fa conception souligne le prestige de fa royauté. P AGES SUIVANTES :
Située au centre de la paroi du transept, /'Entrée à Jérusal em (avec son pendant, la Fuite en Égypte, non reproduite ici, qui se trouve sur le tambour de la coupole) se rattache à la tradition classique de l'A.dvenms impérial.
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nord, porte le nom du peintre Basile 39, auquel on doit donc attribuer au moins la paternité de cette fi g ure et, très probablement , de toute la série d 'ang es placée entre les fenêtres du triforium des parois nord et sud 40 . Mais c'est à l'époque de Roger que furent réalisés le plafond de la chapelle palatine et ses peintures. De config uration singulière pour la mentalité moderne 41 , ce plafond apparaît à Philagathos extasié comme « [ ... ]une chose qu'on ne se lasse pas de regarder et qu'il est merveille de voir et d 'en entendre parler[ . . . }. »42 On a déjà eu l'occasion de noter que l'ecphrasis est ponctuée d 'exclamations émerveillées dans sa contemplation de la chapelle palatine. Cet enchantement nourrit toute la description, mais, à une lecture un peu plus attentive, un fait apparaît clairement. Le ravissement, d 'implicite, devient explicite dans deux passages précis: la description d 'ensemble du « temple sacré du palais royal» ; et, plus précisément, dans celle du plafond de la chapelle. Pour les contemporains de Roger, ce qui paraissait le plus merveilleux, dans ce plafond, c'était sa structure morphologique( « parce qu'il était embelli de sculptures variées en forme de corbeilles », a dit Philagathos43 ). Il en va de même pour nos contemporains; en effet, il faut préciser que le plafond de la nef centrale s'élève trop haut et n'est pas éclairé, de sorte qu'on ne voit d 'en bas que le schéma général soit de la partie centrale, répartie selon un système de croix et d 'étoiles entrecoupées d'une série de petits éléments en caissons, soit de structures complexes en stalactites (nzuqarnas) qui se développent sur les quatre côtés du plafond 44 . En revanche, les peintures sont difficiles à distinguer. La peinture, étendue sur une surface extrêmement irrégulière et facettée , comporte de très nombreuses surfaces décorées de scènes composées d'éléments figuratifs d'une certaine complexité. Environ sept cent cinquante éléments décoratifs ont été identifiés, qui sont caractérisés par les principes suivants: la répétitivité, l'absence de point focal et de hiérarchie dans la répartition des images et, en ce qui concerne l 'iconographie, l'adoption de thèmes et de motifs associés à la vie du prince45 . Il est communément reconnu que le plafond peint de la chapelle palatine, avec ses diverses typologies et iconographies, représentées dans la nef centrale et les nefs latérales, constitue une œuvre unique dans le panorama pictural musulman . Il s'agit du seul témoignage à l 'échelle monumentale qui ait subsisté d'une tradition, longue mais presque complètement disparue 46 . Mais ce n'est pas le lieu, ici, de débattre des sources anciennes d'où s'extrait la surprenante expérience de la peinture musulmane de la Sicile normande 47 , sources qui puisent d'ailleurs dans la peinture hellénisée de l'Asie centrale, dans les créations fatimides du Caire et dans la décoration des palais zirides et aghlabides d 'Ifriqiyya48 . Il faut cependant souligner les circonstances historiques qui ont établi un contact étroit entre l'Afrique du Nord et la Sicile, plate-forme idéale à la réalisation de ce monument extraordinaire4 9. Mais ce qu'il convient également de remarquer, c'est la multiplicité des expériences figuratives radicalement différentes les unes des autres, tels que l'art byzantin et islamique, qui coexistent ici dans leur diversité de styles. Notons aussi la variété iconographique et la pluralité des niveaux d'interprétation de ces représentations, à l'intérieur de la chapelle palatine, proches les unes des autres et, en même temps, rigoureusement indépendantes. La portée exceptionnelle de cette coexistence artistique n 'est cependant nullement atténuée par le fait que l'esprit profane, laïque, et en outre musulman, qu'expriment les peintures du plafond, a été spécifiquement conçu pour cette partie de la chapelle, qui avait la fonction
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La mosaïque du Baptême du C hrist développe Le thème de fa gloire, qui s'exprime par la Luminosité qui enveloppe Le corps de j ésus. Cette Luminosité est rendue par L'usage de tesselles d'argent qui simulent de façon extraordinaire la transparence des eaux du Jourdain.
Parmi les rares sujets chrétiens qui figurent sur le plafond de la chapelle palatine, comme le cavalier luttant contre le dragon, on peut aussi voir ces très beaux anges peints dans le vaisseau méridional.
l'aula regia de la chapelle palatine n'a revêtu cet aspect que sous le règne de Roger, car sous celui de Guillaume Jer (1154-1166) s'est développé le projet de décorer les parois de la nef centrale et des nefs latérales de mosaïques illustrant les récits de l'Ancien Testament et les histoires de Pierre et de Paul, destinées à tempérer la tonalité « islamique » et profane de la chapelle, pour en accentuer le caractère « byzantin » et chrétien. Dans cette perspective, il semble plausible d'imaginer qu'une fois les étoffes de couleur remplacées par des mosaïques, elles furent sacrifiées, dispersées et perdues. Pour aller au-delà de la simple impression d'élégance et de magnificence exprimée par Philagathos à propos des « voiles », il est nécessaire de s'attarder sur les images qui peuplent les peintures du plafond et d'y distinguer les figures de buveurs, de danseuses, de rois, tous revêtus de costumes extraordinaires, parfois blottis à l'ombre de tentures 53 . De même, il semble particulièrement approprié de rappeler ici ce chef-d'œuvre de broderie et de qualité d'étoffe qu'est le manteau de Roger II, actuellement conservé à la Schatzkammer de Vienne, cette pièce a été réalisée à une date très précoce, l'an 528 de l'Hégire, c'est-à-dire 1133-1134 de notre ère 54 . Il est plaisant d'imaginer Roger II en train de remplir ses fonctions royales dans l'aula de la chapelle palatine, vêtu précisément de ce manteau « islamique » et il convient de rappeler ici que ce même roi, reprenant une formule justinienne, est défini comme « porteur du sceptre» dans l'inscription en mosaïques byzantines sur le tambour de la coupole, là où la date indiquée est, selon la tradition byzantine, l'année 6651 de la création du monde (soit 1143 de l'ère chrétienne). Avec cette image où se mêlent deux civilisations - byzantine et arabe - rapportée directement à la personne du premier souverain du royaume de Sicile, nous prenons congé de ce monument unique qu'est la chapelle palatine de Palerme. L'époque du règne de Roger II a vu la naissance d'un ensemble architectural et décoratif où se mêlaient des courants figuratifs, iconographiques et stylistiques qui reflétaient les aspirations politiques de ce roi, dont le regard embrassait toute la Méditerranée, des rives de l'Afrique du Nord à celles de la Grèce.
d'aula regia (« cour royale»), par opposition à l'espace liturgique du chœur 50 . On comprend mieux ainsi la signification et la présence d'un autre type d'ouvrages, dont Philagathos parle dans les termes suivants: « Il y a en outre, suspendus dans l'air, un grand nombre de voiles, dont la matière a été fournie par des fils de soie, entremêlés de fils d'or et de diverses autres couleurs, que les Phénix ont tissés avec un art admirable et singulier 51 . » La lecture historiographique (qu'a poussée à l'extrême l'historien Tronzo) tend à considérer la chapelle palatine comme un ensemble architectural aux éléments décoratifs à la fois structurés selon certains schémas mais également agrégés de façon variée selon les fonctions, sacrée et profane. Mais de là, s'élaborent de multiples niveaux d'interprétation qu'on pourrait résumer dans les termes suivants. D'abord, en s'opposant au chœur «byzantin», l'aula regia joue le rôle d'un espace extrêmement différent par son genre et par son langage artistique, dont l'ambiance et la nature sont typiquement musulmanes, tels le plafond peint et la grande quantité de draps de soie, multicolores et éblouissants, dont, selon Philagathos, la paternité revient aux Phénix, c'est-à-dire aux Arabes 52 . Ensuite,
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LA BEAUTÉ ET LA SIGNIFICATION DES IMAGES
À L'ÉPOQUE DES CROISADES
ABUL FILDA qui, selon le calendrier chrétien, vécut entre 1273 et 1331, écrivit un ambitieux Résumé de l'histoire del' Humanité (Mujtasar tarij al-bashar). Son histoire se termine par une vision du monde confiante et par une prière : « Par ces conquêtes, toutes les terres du littoral revinrent intégralement aux musulmans, résultat inespéré. Ainsi les Franj qui avaient été autrefois sur le point de conquérir Damas, l'Égypte et bien d'autres contrées, furent-ils expulsés de toute la Syrie et des zones côtières. Fasse Dieu qu'ils n'y mettent plus jamais les pieds! » L'émir ayyubide de Hama, alors âgé de dix-huit ans à peine, fut témoin de ces conquêtes : les prises de Saïda, Beyrouth, Tyr et de toutes les villes de la côte syrienne qui tombèrent après que les troupes musulmanes aient conquis Saint-Jeand'Acre, au milieu de la matinée du dix-septième jour du second mois de l'année 690 de l'Hégire, à savoir, le vendredi 18 mai 1291 1•
UNE VIE NOUVELLE COMMENCE
PAGE DE GAUCHE :
Vue extérieure de l'abside de lëglise romane pyrénéenne Saint-Clément à Tahüll (Ca talogne), XI' siècle.
En août de la même année 1291, puis en janvier et février de l'année suivante, le pape Nicolas IV ( 1288-1292) prêcha en vain aux princes de la chrétienté l'esprit de la croisade; les princes d'Occident se montrèrent indifférents à l'appel, comme ils le furent en janvier 1290 et en mars 1291. Henri II, roi de Chypre et de Jérusalem, qui était accouru au secours de Saint-Jean-d'Acre, resta seul face aux musulmans avec les templiers et les hospitaliers, et quelques gens d 'armes, plus turbulents que guerriers, venus d'Italie. Ce fut inutile. Les Infidèles prirent Acre, et sa chute mit fin à la présence franque en Orient ; le royaume de Jérusalem s'écroula et l 'esprit qui avait animé les croisades s'éteignit. Le Saint-Sépulcre cessa d'incarner un symbole pour des chevaliers et redevint à nouveau ce qu'il avait été avant le XI° siècle, un songe pour les pèlerins fascinés par l'Orient merveilleux, même si l'histoire et l'idée même des croisades survécurent jusqu'au cœur de l 'Époque moderne 2 •
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Au cours de l 'été où Saint-Jean-d 'Acre tomba, alors que le pape tentait en vain de raviver l'esprit de croisade, le Florentin Dante Alighieri écrivait des poèmes. Un peu plus tard, vers 1293, le jeune poète rassembla dans un petit livre, la Vita nuova, les souvenirs que gardait sa mémoire de la « glorieuse dame de ses pensées », de Bice, Béatrice, fille de Folco Portinari, épouse de Simone Bardi, morte à la fleur de l'âge, en 1290, presqu'au moment même où mourait l'espérance chrétienne en Orient. Écrit en langue vulgaire, le petit livre commence par une rubrique prémonitoire: Incipit vita nova, « la vie nouvelle commence», une vie nouvelle pour le poète, mais aussi pour le monde auquel avait été envoyée puis arrachée une créature comme Béatrice, une créature dont on pouvait dire comme le poète Homère: « Elle ne semblait pas être la fille d 'un homme mortel, mais d'un dieu 3• » Dans ses poèmes, Dante parle des dieux, du Dieu créateur de tout l'Univers, de Celui qui est lumière du Paradis, Sagesse Suprême et Amour Suprême, mais il parle autant ou davantage des hommes, des hommes créés pour Dieu et perdus à cause du péché. Il parle des gourmands, des coléreux, des hypocrites, des prévaricateurs, des faussaires, des traîtres ... et aussi des arrogants et des orgueilleux, comme le furent le miniaturiste Orderisi, l 'enlumineur Franco Bolognese, le peintre Cimabue et celui qui assombrit la gloire de ce dernier - « un souffle de vent qui vient tantôt d 'ici , tantôt de là, et change de nom comme il change de direction » -, le peintre Giotto 4 . Bien qu'à une année près, Dante et Giotto fussent contemporains 5 et qu'ils aient ouvert tous deux les portes du réalisme artistique6, le poète est en général considéré comme plus précoce que le peintre. Mais ce ne fut certainement pas le cas. Autour de 1290, alors que Nicolas IV prêchait la croisade dans le désert de la foi chrétienne, l'émule de Cimabue, Giotto, était au service du souverain pontife
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Les fresques de Saint-Clément, à Tahüll, évoquent des influences diverses,
surtout italiennes et byzantines, mais elles les remanient en un style personnel, qui associe contemplation et plasticité. 1123. Barcelone, Museo Nacional d'Art de Cataluya. Cr-DESSUS :
Détail de la fresque du registre inferieur de l'abside centrale, où figurent saint Jean et saint Jacques. À GAUCHE:
Détail de la fresque de l'abside centrale représentant des anges et les symboles des évangélistes Marc et Luc.
PAGE DE DROITE:
La Majesras Domini de l'abside centrale.
dans la basilique d 'Assise. Girolamo de Ascoli avait été élu vicaire de Dieu, deux ans à peine auparavant; il était considéré comme un bon théologien et un diplomate expérimenté, mais il était avant tout un frère franciscain, successeur de saint Bonaventure comme ministre général de l 'Ordre, et premier franciscain à porter la tiare papale. Nicolas IV n'eut sans doute pas d'aussi grands desseins que son maître, le pape Orsini, Nicolas III (1277-1280). Comme lui, grand bienfaiteur des franciscains, selon Ptolémée de Lucques7, il construisit sur le modèle d 'une cité un monastère pour les prêtres pénitents, il restaura presque entièrement la basilique SaintPierre, fit peindre une série de portraits de ses prédécesseurs, restaura San Paolo Extramuros et Saint-Jean-de-Latran, et transforma la basilique délabrée du Saintdes-Saints, ordonnant que les murs intérieurs soient revêtus de marbres et les voûtes couvertes de fresques. Moins entreprenant que Nicolas III, il est assez probable cependant que Nicolas IV fit, lui aussi , usage des dîmes des croisades pour ennoblir Sainte-Marie-Majeure et Saint-Jean-de-Latran. On ignore si les impôts des croisades contribuèrent au paiement des Histoires de saint François représentées dans l'église supérieure de la basilique SaintFrançois à Assise 8 , contemporaines du désastre chrétien de Saint-Jean-d 'Acre. Admettons seulement que Giotto les ait peintes et qu'il le fit pendant le pontificat de Nicolas IV 9 . L'échec du premier pape franciscain dans son désir de continuer les croisades montre que la chrétienté commençait à changer: la reconquête des lieux saints , la guerre sainte , n 'entraînait plus les gens , ni le peuple ni les nobles , ni même les ardents prédicateurs qui naguère élevaient la voix contre les musulmans , en réalité contre la civilisation la plus brillante et la plus cultivée de l'époque. Ceux qui le faisaient étaient des stratèges en chambre qui imaginaient des armées irréelles et des routes invraisemblables pour atteindre l 'inaccessible comme le fit le franciscain Fidenzio de Padoue dans le Liber de Recuperatione Terrae Sanctae qu'il consacra à Nicolas Iv 10 .
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Les chapiteaux des cloîtres des monastères des XII' et XIII' siècles proposaient des espaces propices à la représentation de la vie quotidienne de lëpoque, soit celle de la hiérarchie ecclésiastique (à gauche) soit des scènes paysannes (à droite). Chapiteaux du cloître de Santa Maria de !'Estany, Barcelone.
Les peintures murales de l'ancienne chapelle des templiers à Cressac, qui datent d'environ l 200, sont surtout intéressantes parce qu'elles font partie des rares témoins qui nous soient restés de l'iconographie profane. Diverses scènes représentent ici le triomphe de la vie chrétienne sur l'islam, triomphe qu'on a voulu, en diverses occasions, associer à la victoire des croisés (1163) sur Nur al-Din Mahmud (1118-11 74), sultan d'Alep.
P AGES SU IVANTES :
Les fresques du palais Berenguer d'Aguilar, à Barcelone, décrivent le combat entre
chrétiens et sarrasins, avec une forte tension narrative, organisant toute la surface disponible en un co nti nuum sans épisode central majeur. La succession des scènes paraît dépourvue de toute logique narrative et les personnages s'entassent, uniquement individualisés chacun par un trait noir. Détail de la bataille de Portopi. Détail du campement de Jacques p, et de l'assaut donné à Majorque, avec le comte d'Empuries et Pero Maça représentés devant leur tente. 1285-1291. Fresques conservées à l'origine au palais Berenguer d'Aguilar de Barcelone. Museo Nacional d'Art de Cataluya.
IMAGES « SANS HISTOIRE »
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La chrétienté cessa de chercher Dieu en Orient pour le rencontrer en Occident, sur sa terre : elle cessa de se sentir liée au monde oriental, à Byzance, pour reconnaître plutôt l'ascendance de la tradition de !'Antiquité romaine, une tradition qui la stimulait notamment à redécouvrir l 'art. On s'accorde à reconnaître qu'entre 1280 et 13 30, dans certaines villes italiennes (principalement Rome, Florence, Sienne, Assise et Padoue) surgit un « art nouveau » Ll ou, pour le dire autrement, l' « ère de l'image » laissait peu à peu la place à l' « ère de l'art » 12 . Pendant les siècles des croisades, ceux qui assistaient aux prêches enthousiastes d'Urbain II pour « libérer l'Église » ( 1095 ), avec la promesse, en prenant les armes pour conquérir la Jérusalem temporelle, d 'avoir leur entrée dans la J érusalem céleste, ceux qui entendirent les appels désespérés et infructueux de Nicolas IV, connurent un sentiment religieux instruit par le mot et par l'image, une image « sans histoire », sans immédiateté, au sens où elle était éloig née des événements quotidiens, de tout ce qui était familier à l'homme. Ces images, en principe, « sans histoire », sans volonté ni exigence narratives , sont celles auxquelles l 'historiographie du xrxe siècle donna le qualificatif mal choisi ( comme tant cl 'autres qualificatifs de l'histoire de l'art entendue comme succession de styles) de « romanes », et celles que le xvre siècle considéra de façon générique comme « byzantines » et aussi comme « gothiques », propres aux barbares. En réalité, l'art de ces images relève de l'art des pèlerinages, surtout de celui des croisades. Il naît à la fin du xre siècle et meurt vers 1300. Cet art se développe au temps de la guerre sainte chrétienne et se nourrit de l 'esprit chevaleresque, il se tarit lorsque les hautes flèches des cathédrales commencent à porter ombrage à ces monastères que les cisterciens avaient édifiés, à l'écart, dans des sites tranquilles et champêtres. La vision que l'homme avait de son milieu a changé en même temps que la société a connu une certaine renaissance 13. Mais ce renouveau s'est davantage
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exprimé dans des cercles littéraires, c'est-à-dire dans des milieux nécessairement élitistes et donc réduits , plutôt que dans des manifestations artistiques touchant la société tout entière, comme les images de la peinture et de la sculpture. Pendant que la transmission des connaissances abandonnait lentement les enceintes monastiques pour pénétrer dans les écoles et les universités des grandes villes, et que se manifestait une sensibilité nouvelle 14 envers le caractère héroïque des chevaliers, en même temps qu'au luxe et au raffinement, la peinture et la sculpture apparaissaient comme des instruments puissants du pouvoir féodal, mais aussi du Dominus, du Seigneur des Seigneurs. Cependant, le monde des chevaliers, qui appréciait les histoires de sa société courtoise que racontait la littérature, ne pouvait pas rester indifférent aux arts de l'image. Avant les croisades déjà, vers 1077-1082, la mal nommée « tapisserie de Bayeux » ( centre Guillaume-le-Conquérant), en réalité une broderie de plus de 48 mètres de long, représenta de manière épique la bataille d'Hastings. Elle rappelle que Guillaume, duc de Normandie, et !'Anglais Harold, de la lig née des Godwine, s'affrontèrent dans la nuit du 27 au 28 septembre 1066 pour conquérir la couronne d 'Angleterre restée vacante à la mort d 'Édouard le Confesseur. L'histoire racontée par la tapisserie, - attribuée sans aucun fondement à Mathilde, reine et épouse de Guillaume, - légitime le triomphe des Normands en le présentant comme un verdict de Dieu. Mais ses protagonistes ne sont ni le roi défunt, ni les prétendants au trône, ni les cavaliers qui s'affrontent avec violence sur le champ de bataille, ni même Eudes , évêque de Bayeux, véritable artisan de la victoire normande ; les vrais thèmes de la broderie sont les scènes de lutte, les rencontres furtives, les trahisons, les fables, la vie quotidienne des gens y compris les moments teintés d'érotisme 15 . siècle, dit de l'an mille, ait racontée. Aucun cycle du même genre, se rapportant aux croisades, n'a été conservé. Mais nous savons qu'il en a existé. Baudry de Bourgueil, abbé de l'abbaye bénédictine de Bourgueil (1079) et archevêque de Dol (1107) , qui eut directement connaissance des événements de la première croisade et qui écrivit même, vers 1107, une Histoire de Jérusalem, évoqua en mille trois cent soixantehuit vers latins la décoration de la chambre d'Adèle de Blois, fille de Guillaume le Conquérant et de Mathilde, qui épousa Étienne Henri de Blois, un des comtes de la première croisade. le sol de la demeure de la dame consistait en une mapamundi encadrée par les allégories des quatre vents ; aux murs étaient suspendues des broderies faites de fils d'or et d 'argent, avec des pierres précieuses, qui racontaient des histoires . . . neuves, parmi lesquelles les hauts faits de son père, favorisés par les astres. Nous ne savons pas, de source sûre, si ces broderies ont véritablement existé ou si elles sont seulement une formule littéraire de Baudry de Bourgueil, mais les vers du moine bénédictin témoignent cependant que l'art servait l'histoire et était même utilisé pour enseigner ou dénoncer ce que les hommes n'osaient pas faire par la parole. Aucune peinture n'est aussi exemplaire, à ce point de vue, que celles qui ornaient une des chambres du palais de Morgane et dont la jolie soeur se servit pour faire découvrir au roi Arthur la vérité sur les amours du chevalier Lancelot et de la reine Guenièvre: « Ce jour-là, il fit très beau; le soleil s'était levé splendide et clair ; il dardait ses rayons à l'intérieur si bien que la chambre paraissait encore plus éclairée qu'elle ne l 'était auparavant. [ . .. ]le roi se mit à regarder autour de lui et il vit les peintures et les dessins que Lancelot avait brossés pendant le temps qu'i l était prisonnier ici . le roi Arthur avait assez d'instruction pour pouvoir
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P AGES PRÉCÉDENTES :
Sur la mosaïque de Coppo di M arcovaldo, la représentation de !Enfer exprime une p lasticité violente dans l'accumulation d 'éléments monstrueux et terrifiants. Milieu du XII r siècle. Florence, baptistère San Giovanni.
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L'époque des croisades a vu le passage du roman au gothique, ce qui se perçoit sur la façade de l'église du monastère cistercien catalan Santa Creuse (Aiguamurcia, Tarragone), construit entre 1174 et 12 25. La porte évoque L'ordre roman p ar ses arcs en p lein cintre, tandis que sur la fenêtre, on distingue déjà la légèreté des arcs gothiques en ogive.
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comprendre un peu ce qui était écrit. Et lorsqu'il s'aperçut que les légendes inscrites sous les peintures donnaient leur signification, il commença à les lire et comprit clairement que cette chambre contenait les peintures des hauts faits et des exploits chevaleresques que Lancelot avait accomplis, alors qu'il venait d'être nouvellement fait chevalier[ ... ]. C'est ainsi que le roi se mit à déchiffrer les aventures de Lancelot grâce aux peintures qu'il voyait ; lorsqu'il découvrit les peintures racontant la rencontre arrangée par Galehaut, il en fut épouvanté et resta stupéfait; il commence à tout bien examiner et se dit tout bas en lui-même: - Ma foi, si ces légendes disent vrai, Lancelot m 'a déshonoré avec la reine 16 . » L'auteur anonyme qui écrivit vers 1230 La mort le roi Artu, laisse clairement entendre qu'Arthur était « suffisamment instruit » pour comprendre les légendes inscrites sur les murs, il était le roi. Sans doute, les chevaliers qui l'accompagnaient n'auraient-ils pas tous été capables de les déchiffrer, sauf peut-être s'ils s'étaient attachés à comprendre les images dessinées ou peintes. Les peintures de récits épiques sont exemplaires, mais la demeure de Morgane doit être considérée non comme une demeure banale mais comme un palais de l'époque. Dans sa vie, le roi n'avait jamais été confronté à quelque chose de semblable, ni à Camelot, ni ailleurs : « Et le roi, devant ce spectacle prodigieux, fait le signe de la croix, car il n'avait jamais vu d'église ni de monastère plus luxueusement tapissés de tentures que l 'était la cour de cette demeure 17 . »
LA BEAUTÉ DE TOUTES LES BEAUTÉS
Les exploits militaires, comme celui de Guillaume le Conquérant et d'autres postérieurs, et les amours, comme l'amour adultère de Guenièvre et Lancelot, eurent donc leur place dans l'art de l 'époque des croisades, mais dans le cercle très restreint de la cour. L'art qui parlait à tous les hommes, aux illettrés incapables de lire ce qui était écrit sur les murs des palais ou dans le Livre sacré, fut l'art muet des images picturales et des formes sculpturales. Celles-ci faisaient entrer les hommes dans les mystères de Dieu, leur rappelaient les actions des élus du Seigneur et les incitaient à les imiter: la peinture muette, affirmait Grégoire de Nysse bien des siècles auparavant, parle sur le mur et le fait très bien 18 . L'art qui parlait à tous les hommes était celui des églises et des monastères, un art qui, cependant, ne s'exprimait pas encore en langue vulgaire. Et s'il ne le faisait pas , c'était certainement à cause de son objet, de ce qu'il transmettait aux fidèles, parce qu'il s'agit d 'un art « sans histoire ». La toutepuissance de Dieu, son être, principe et fin, lumière du monde, sa loi et sa justice, ne peuvent se manifester en langue vulgaire à travers ce qui est proche mais à travers ce qui est lointain, non à travers l'immanent mais à travers le transcendant, non à travers le dynamique mais à travers le statique, non à travers le temporel mais à travers ce qui est hors du temps, non à travers le spatial mais à travers ce qui est hors de l'espace, non à travers l'individuel mais à travers le collectif. Si la poésie et la prose des siècles des croisades manifestent un processus clair d'individuation 19 , c'est-à-dire un processus qui différencie un individu d'un autre par des traits spécifiques, les arts emploient encore, - au moins jusqu'au dernier tiers du xme siècle, - le langage formel impérial de l'empire byzantin 20 . À cette époque, la beauté des images ne répondai t pas à un canon esthétique déterminé, - il y en avait certainement un dans la réalité quotidienne, - mais tendait à être
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La tapisserie de Bayeux. Ci - DESSUS :
La mort d 'Édouard le Confesseur et la cérémonie funè bre. PAGE DE DRO ITE :
D eux scènes de batai!!e qui expriment toute la d ureté et la confusion de la lutte entre Anglo-Saxons et N ormands. La broderie a probablement été exécutée en Angleterre, puis transportée à la cathédrale de Bay eux . (1 070-1080?)
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une manifestation de la beauté sublime, celle qui n'est pas perceptible par les yeux mais seulement par l'esprit, un esprit dont le dessein le plus élevé est la contemplation de Dieu21 . Cette notion de beauté dérivait de l'adoption par la pensée chrétienne du néoplatonisme de Plotin, pour qui la beauté de l'art est réellement supérieure à celle qui se trouve à l'extérieur des choses car, plus l'art tend vers l 'extérieur des choses, plus sa beauté s'appauvrit et reste éloignée de la beauté de l'Un, de celle de l'Être suprême: « Ainsi, à qui méprise les arts sous prétexte qu'ils imitent la nature dans leurs productions, il faut d'abord dire que les êtres naturels sont eux-mêmes des imitations d'autres êtres. Ensuite, il faut lui faire comprendre que les arts ne sont pas de simples imitations du monde visible, mais qu'ils marquent au contraire un élan vers les principes rationnels dont procède précisément la nature 22 . » Cette pensée, fondamentale pour saint Augustin 23 , au début du Moyen Âge, justifie ce que l'on constate au temps des croisades: si l'art ne prend en compte généralement ni la réalité, ni les sentiments, ni rien de ce que perçoivent les yeux des hommes, c'est en raison de la beauté de l'Un, de l'Être suprême, qui dépasse non seulement la beauté des choses mais la beauté que l'âme peut elle-même percevoir. Dieu est « Beauté de toutes les beautés » 24 et, par conséquent, principe et fin de toute beauté, comme il est principe et fin de l'Univers.
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AU COMMENCEMENT ... À l'égard de l'Être comme principe et fin, il ne peut être question de connaissance mais de foi, comme l 'exposa, dans les premiers temps du christianisme, !'Athénien Clément, dit d'Alexandrie, dans les Stromates 25 . Pour Clément, alors que la science est une connaissance démonstrative, la foi, en revanche, est une grâce qui va des choses indémontrables à ce qu'il y a de plus simple, qui n'est ni avec la matière ni sous la matière 26 . Cependant, la question du «commencement», qui appartient au domaine de la foi, ne cessa de préoccuper les théologiens médiévaux qui partaient d'exposés de ce genre: étant donné que le Créateur est par essence un être intemporel, comment « le commencement » 27 peut-il alors exister? Cette question fut soulevée durant tout le Moyen Âge, et pas seulement dans le cadre de la chrétienté, mais aussi chez les philosophes arabes. L'éternité, défendue par Aristote, et la temporalité, pensée par Platon, furent en tout cas la base des réflexions sur « le commencement » telles que les développa, au milieu du xme siècle, le franciscain Bonaventure dans ses Comentarii in quatuor Libros Sententiarum (Commentaires sur les quatre livres des Sentences): « L'Univers fut-il créé à partir de l'éternité ou dans le temps?[ ... }. Soutenir que le monde est éternel, ou créé dans l'éternité, en affirmant en même temps que toutes choses furent engendrées à partir de rien, est contre toute vérité et contre toute raison, [ ... ]est en opposition complète avec la raison. Et je ne pense pas qu'aucun philosophe, pour peu qu'il ait de l'esprit, ait jamais soutenu une telle chose 28 . Car cette affirmation renferme une contradiction manifeste. En revanche, soutenir que le monde est éternel présuppose l'éternité de la matière, et semble raisonnable et intelligible 29 . » Soutenir que quelque chose qui a été fait par Dieu est d'essence éternel , conduit à l'apparente contradiction entre « l'être créé» et « le fait d'exister depuis toujours ». Cette contradiction est difficilement traduisible en images. On la trouve illustrée cependant, de manière synthétique, dans la spirale harmonique sans
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PAGE D E DROITE :
La Bible d'Étienne Harding est le premier manuscrit orné de miniatures produit par le scriptorium de Cîteaux. La lutte contre Goliath, ainsi que d'autres épisodes de la vie de David, sont décrits avec la vivacité de l'existence quotidienne. Début du Xff siècle. Dijon, Bibliothèque municipale, msl4j"l3r.
Cloître de l'abbaye cistercienne de Fontenay (Bourgogne).
limites qui contraint l 'artiste médiéval à revenir à la parole: « Au commencement Dieu créa le ciel et la Terre . . . » et à représenter, sur le mur ou sur bois, non pas l'éternité mais la temporalité de l 'Univers, imag inant de quelle manière Dieu fit le ciel et la Terre. Problème qu 'avait déjà exposé saint Aug ustin dans ses Confessions: « Mais comment as-tu fait le Ciel et la Terre, et quel fut l'outil d'un si grand œuvre? » Dieu ne pouvait procéder comme l'homme qui forme un corps à partir d 'un autre et impose la forme à une matière préexistante qui possède déjà une forme , comme la terre, la pierre, le bois, l 'or ou quelque autre espèce de matériau. Dieu , « au commencement » ne pouvait utiliser ce qui n'était pas constitué, ce qui n'était pas créé, car Dieu créa l'artisan, créa son âme qui commande à ses membres , créa la matière. Mais « comment as-tu-fait cela? insiste saint Aug ustin. Comment as-tu fait , oh Dieu! le Ciel et la Terre ? Ce n'est certainement ni dans le ciel et la terre, pas davantage dans l'air ou dans les eaux, que tu as fait le Ciel et la Terre, parce que toutes ces choses font aussi partie du Ciel et de la Terre. Tu n'as pas fait l 'Univers dans l'univers, puisqu'il n'y avait pas, avant qu'il fût fait , de lieu où le faire. » Quel fut, alors, l'outil , la machine, l'instrument de Dieu pour agir ? « Tu n'avais rien dans la main pour en faire le Ciel et la Terre : d 'où te serait venu ce
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Conformément aux canons de la représentation allégorique médiévale, la Jérusalem céleste offee au spectateur l'image de la réalité pacifiée par le Christ. Xi'-XII' siècle. Fresque de la voûte du narthex de San Pietro al Monte di Civate (Lombardie).
P AGES SUI VANTES :
Intérieur de l'église du monastère bénédictin de Saint-Savin-sur-Gartempe, reconstruite au XI' siècle. Sur la voûte de la nef, lesfresques représentant les scènes des cycles de la Genèse et de !'Apocalypse sont disposées de façon simple et lisible.
quelque chose que tu n 'as pas fait , pour en faire quoi que ce fût ? Qui peut exister, si ce n'est par toi qui es l 'Être ? » Rien. Dieu ne peut utiliser aucune machine, aucun instrument, aucun outil pour créer le Ciel et la Terre, l'Univers . Dieu ne pouvait rien avoir entre ses mains au moment de la création: « Tuas donc parlé et les choses furent faites et par ta Parole tu les as faites », conclut saint Augustin3°. Dieu fit les choses par sa parole. Mais la parole créatrice est difficile à représenter dans le domaine artistique et encore plus difficile à comprendre pour les gens ordinaires, illettrés. Cette difficulté conduisit le christianisme à accepter que la parole devienne un outil, quelque chose que Dieu tient dans sa main au moment de créer, ou plutôt au moment de construire l 'Univers . De même que l 'ange de !'Apocalypse tient dans sa main une baguette en or pour mesurer la Jérusalem céleste. Et, si la parole devient un instrument, l 'Univers peut se comprendre , de manière analogique, comme un grand édifice. L'outil que saint Augustin refusait de voir dans les mains de Dieu, lorsque la Création se matérialisa, fut le compas, instrument considéré de tout temps comme symbole de sagesse, de rigueur, et aussi de la capacité créative de l'imagination. Dieu était l'architecte suprême de l 'Univers comme le chanta Dante dans le Paradis de la Divine Comédie31 :
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Poi cominci6: « Colui che volse il sesto a lo stremo del mondo, e dentro a esso distinse tanto occulto e manifesta, non poteo suo valor si fare impresso in tutto l 'Universo, che'l suo verbo non rimanesse in infinito ecceso. » Rappelons que Dante, dans ce poème si souvent cité, dans lequel Dieu marque avec son compas (sesto) les limites du monde, préservant l 'évident et l'occulte, ne fait que revenir au thème de la sagesse de Dieu, architecte du monde, telle qu'elle apparaît dans le livre des Proverbes 32 . Pour l'homme médiéval, comme on peut en juger d 'après quelques pages enluminées de la Genèse et, en particulier dans les Bibles moralisatrices françaises du premier tiers du XIII° siècle, le compas, instrument de l'homme, fut l'alpha de l 'Univers que Dieu, !'Architecte suprême, créa « Au commencement . .. » .
Dans ce détail d'une des scènes de fa voûte de Saint-Savin-sur-Gartempe, fa stylisation des drapés des personnages atteste l'abstraction et fa précision des miniatures romanes.
PAGE DE DROITE :
Dieu, architecte suprême, crée l'univers un compas à la main. Miniature d'une Bible moralisatrice. Début du XIII' siècle. Vienne, Bibliothèque nationale, ms2554.f" l v. P AGES SUIVA TES :
CE QUI EST PARFAIT À TRAVERS L'IMPARFAIT
Dieu avec son compas est l'artisan parfait, le grand architecte du monde qui assemble des éléments qui, par eux-mêmes, demeureraient éternellement seuls. La nature aussi structure, construit, comme le fait l'organisme humain. L'œuvre d 'art faite par l 'homme, l'œuvre artisanale, apparaît quand l'homme, comme le fait la
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Vision de !'Homo quadrarus. Manuscrit latin de sainte Hildegarde. Lucques, bibliothèque de !État, ms 1942,.f" 9r. Le sanctuaire royal de la Sainte-Chapelle de Paris, édifié par la volonté de Saint Louis, propose en France le programme idéal du prince chrétien. 1248.
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nature, transforme la matière soit en peignant soit en sculptant, ou encore en élevant un édifice ou en fabriquant quelque instrument utile pour l'agriculture. L'œuvre de Dieu est permanente et parfaite, l'œuvre des hommes est périssable et imparfaite. L'homme artisan affronte une matière qui résiste. Pour cette raison, et parce que ce qu'il obtient est le résultat d 'une science incomplète et changeante, il n'arrivera jamais à atteindre la perfection. Dans ce qu'il crée, l'homme n'atteint donc pas la perfection. Bien que le compas soit un moyen de mesure et de connaissance, il est surtout un instrument pour faire. Et ce qui sépare la connaissance de l 'action, sépare également au Moyen Âge la science de l'art. La maxime ars sine scientia nihil est (sans la science l'art n'est rien) ne fut pas étrangère au monde médiéval, mais les arts de l'époque des croisades, ceux du xrne siècle inclus, étaient encore loin - ils le furent d'ailleurs de moins en moins - des processus et des efforts qui conduisirent progressivement les sciences à être plus expérimentales. Si le but de la science était de connaître, - une science qui passa des concepts des Sommes et des Miroirs à l'appréhension même de la nature, - la connaissance, celle de l'art, était de faire des« choses utiles 33 », depuis un livre enluminé jusqu'à une cathédrale, pour faire entrer les hommes dans la jouissance de la beauté du commencement et de la fin qu'était Dieu. Et pour que les images favorisent la jouissance de cette beauté, elles devaient émouvoir ceux qui les contemplaient, elles devaient être animées, expressives et convaincantes, autant ou davantage que l'étaient la littérature et la parole 34 . La volonté d 'émouvoir, de plaire et d'enseigner 35 amena les créateurs d'images à faire référence autant au temporel qu'à ce qui est hors du temps, autant aux visions surnaturelles, - parfois ardentes comme celles de sainte Hildegarde, - qu'à des visions monstrueuses ou terrifiantes 36 ou simplement humaines. Cette même exigence conduisit à une recherche de la perfection de la beauté. Du moins les images y tendaient, puisque cette beauté leur permettait d'atteindre leur but 37 . Mais cette beauté ne reposait pas sur un canon déterminé. Dans l'art roman et dans le premier art gothique règne un certain pan-esthétisme, grâce auquel l'ordinaire comme l'étrange, le réel comme le fantastique, l'harmonieux comme l'incohérent ou l 'extravagant, peuvent être beaux. Mais si le monstrueux peut être beau, la maille d'un tissu peut l'être davantage, de même la splendeur de la hache dont l'éclat effraie l'ennemi ou la transparence du cristal qui permet de voir de l'extérieur le contenu d 'un verre. Non seulement l'image peut être belle mais elle doit l'être, car elle représente l'invisible et la perfection, ce qui est image de Dieu, la beauté absolue, la beauté qui, comme l'affirme saint Bernard, est dans tout et absolument: «Oh! comme tu es belle, mon amie, comme tu es belle! Je sais maintenant que tu es belle, non seulement pour l'amour que tu as pour moi, mais aussi pour ton humilité. Maintenant je ne dis plus que tu es belle parmi les femmes, que tes joues sont jolies, ni que ton cou est très charmant, mais que je proclame sans réserve que tu es toute belle, non pas en comparaison d'autres ni seulement en partie, mais en tout et absolument 38 . » Le désir qu'une chose imparfaite, comme le sont les images créées par l'être humain, soit l'image de quelque chose de parfait provoqua une tension évidente dans la genèse et le développement de l'art: celui-ci devait montrer l'invisible, mais à travers le visible; il devait être atemporel, puisque le Dieu qu'il servait dans l'obéissance, est le principe et la fin de toutes choses, mais il devait se manifester à travers une matière périssable. Cet art devait atteindre la perfection, mais à travers la beauté imparfaite de ses formes. Or ces formes ne peuvent être considérées comme
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parfaitement belles sinon dans le cas où elles sont le symbole de la perfection étrangère au sensible, au quotidien changeant, dans l 'espace et dans le temps . Ce temps dans lequel vivent les êtres humains, et qu'ils peuvent percevoir et mettre en évidence. Mais bien que l'art soit un symbole imparfait de la perfection, on ne peut nier que lui seul puisse se manifester à travers le plaisir de ce qui est immédiat, comme l'a déclaré Hugues de Saint-Victor. Ce dernier, bien qu'il n'ait pas hésité à affirmer que toutes les choses visibles se présentent comme des symboles, comme des images pour refléter et manifester les choses invisibles qui subsistent dans l 'éminente et infinie nature de Dieu, ne cessait pas d 'être surpris par la témérité de ceux qui prétendent être des maîtres dans l'explication symbolique, alors qu'ils ignorent le sens originel de la lettre. Pierre Abélard, dans Logica ingredientibus, commentaire du traité de Porphyre au sujet de l'imposition des nombres, avait présenté un argument semblable, à la charnière du xie et du xne siècle, au moment de la première croisade. Il expliquait que les choses, avant d'être les signes d'un monde invisible, possèdent leur propre structure: « Étant donné que les mots ont une double signification, d'objets et de pensées , les choses se présentent naturellement en priorité à l'intellect: ce que l 'intellect est capable de concevoir doit d 'abord être établi dans la nature des choses ; et, celui qui, à l 'origine, inventa le premier terme, considéra la nature de la chose d 'où il déduisit le terme qui s'imposait . Alors, les pensées, qui doivent suivre la nature d 'une chose, sont évidemment postérieures , et les choses, antérieures. »
UNE JÉRUSALEM NOUVELLE SUR UNE NOUVELLE TERRE PROMISE
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La fresque de la Majesté, de Cimabue, représentant saint François, propose une image du saint renouvelée par rapport à celle que nous offre la peinture italienne du XIII' siècle. Assise, basilique infirieure. Dans la Majesté de la Sain ce-Trinité, de Cimabue, le style de l'icône byzantine se manifeste encore dans les visages et les gestes, mais le sens de l'espace et de la notion du corps sont nouveaux. 1285-1286 Florence, Galleria degli Uffizzi.
Les pensées sont postérieures et les choses antérieures , c'est certain. Mais, pour les gens de l 'époque des croisades , les pensées s'emparaient d'un art qui crée des cosmologies seulement faisables à travers cette double signification des paroles et, ici, des images. Et non seulement la double signification qui permet d'appréhender dans le visible ce qui est invisible, mais ce qui traverse le pont qui unit les deux rives du pouvoir médiéval, celle du pouvoir civil et celle du pouvoir religieux. Beaucoup œuvrèrent au passage de ce pont par l'art, mais celui qui le fera avec le plus d 'éclat fut Saint Louis , fils de Louis VIII et de Blanche de Castille, le dernier des rois saints de la chrétienté, avec le Castillan Ferdinand III. Le 25 avril 1248, le roi ascète et souffrant qui prit pour modèle le Christ crucifié, le Christ de la Passion 39 , et associa toujours la gloire de la royauté à la gloire de Dieu40 , assista de son oratoire à la consécration solennelle du sanctuaire royal, la Sainte-Chapelle, qui réunissait dans une urne vénérable les reliques de la Passion du Christ et, la plus précieuse d 'entre elles, la couronne d'épines que ceignit, en la teintant de sang, la tête du roi des cieux. Quelques mois après cette consécration, le 25 août, le roi embarquait à Aigues-Mortes pour reconquérir la Jérusalem de la Terre promise, qui était au pouvoir des Infidèles. Après trois années de lutte, il n'atteignit pas cet objectif qui avait guidé toute sa vie 41 . Mais la« merveilleuse beauté »42 des vitraux de la Sainte-Chapelle, de la Nouvelle Jérusalem, - la Sainte-Chapelle sur la Nouvelle Terre promise, la France, - avec un programme iconographique complexe43 , manifeste coute la grandeur de ce vicaire du Christ sur la terre qui prit son bâton de pèlerin pour s'acquitter de son devoir envers la religion, et aussi envers une dynastie capétienne dont la généalogie remontait au Christ lui-même.
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Essen Aix-la-Chapelle Baieux
Lanleff
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