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French Pages [250] Year 2011
La médecine à l’époque hellénistique et romaine GALIEN
Sciences et Société fondée par Alain Fuchs et Dominique Desjeux et dirigée par Bruno Péquignot
Déjà parus Simon BYL, De la médecine magique et religieuse à la médecine rationnelle. HIPPOCRATE, 2011. Raymond MICOULAUT, Le Temps, L’Espace, 2011.
La Lumière,
S. CRAIPEAU, G. DUBEY, P. MUSSO, B. PAULRÉ, La connaissance dans les sociétés techniciennes, 2009. François LAROSE et Alain JAILLET, Le numérique dans l’enseignement et la formation. Analyses, traces et usages, 2009. Martine QUINIO BENAMO, Probabilités aujourd’hui. Nouvelle édition 2009, 2009.
et
statistique
Sezin TOPÇU, Cécile CUNY, Kathia SERRANO-VELARDE (dir), Savoirs en débat. Perspectives franco-allemandes, 2008. Jean-David PONCI, La biologie du vieillissement, une fenêtre sur la science et sur la société, 2008. Michel WAUTELET, Vivement 2050 ! Comment nous vivrons (peut-être) demain, 2007. Claude DURAND, Les biotechnologies au feu de l’éthique, 2007. Bruno PINEL, Vieillir, 2007. Régis MACHE, La personne dans les sociétés techniciennes, 2007. Alain GUILLON, Une mathématique de la personne, 2005. Marie-Thérèse COUSIN, L’anesthésie-réanimation en France, des origines à 1965. Tome I : Anesthésie. Tome II : Réanimation. Les nouveaux professionnels, 2005. Fernand CRIQUI, Les clefs du nouveau millénaire, 2004.
Simon BYL
La médecine à l’époque hellénistique et romaine GALIEN
La survie d’Hippocrate et des autres médecins de l’Antiquité
Ouvrages du même auteur
Vocabulaire grec de base, Bruxelles, Dessain-De Boeck, 1965-2006. Initiation à la civilisation grecque, Liège, Dessain, 2 vol., 1966-1967 (avec rééditions). Tableau synoptique des principales racines grecques, Liège, Dessain, 1966-19762. Initiation à l’art grec, Liège, Dessain, 1966. Petite anthologie de la Biologie d’Aristote, Liège, Dessain, 2 vol., 1974. (En collaboration avec Claire Préaux et Georges Nachtergael) Le paysage grec, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1979. Recherches sur les grands traités biologiques d’Aristote : sources écrites et préjugés, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1980. (En collaboration avec Robert Joly) Hippocrate. Le Régime, Berlin, Akademie der Wissenschaften (CMG I, 2, 4), 1984-20032. Mythe et Philosophie dans les Nuées d’Aristophane, Bruxelles, Ousia, 1994 (ouvrage collectif publié en collaboration avec Lambros Couloubaritsis). Hippocrate et sa postérité (éd.), Bruxelles, Ousia, 2001. Les Nuées d’Aristophane : une initiation à Éleusis en 423 avant notre ère, Paris, L’Harmattan, 2007. Le rire d’Aristophane, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2010. De la médecine magique et religieuse à la médecine rationnelle. HIPPOCRATE, l’Harmattan, 2011.
© L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-56142-7 EAN : 9782296561427
INTRODUCTION Le monde hellénistique — pour reprendre le titre que Claire Préaux donna aux deux tomes qu’elle consacra à cette période, Paris, PUF, 1978 — s’étend de la mort d’Alexandre en 323 à la conquête romaine de la Grèce en 146 a.C. (d’autres historiens prolongent cette période jusqu’à l’avènement d’Auguste en 30 a.C.). C’est une époque de progrès durant laquelle le centre culturel se déplace d’Athènes à Alexandrie où les rois vont accorder aux médecins l’autorisation de disséquer des cadavres humains. La première moitié du IIIe siècle connaît une expansion extraordinaire du savoir médical grâce à quatre médecins : Praxagore de Cos et son élève Hérophile de Chalcédoine qui s’illustra surtout à Alexandrie, Chrysippe de Cnide et son élève Érasistrate de Céos qui exerça à Antioche et vraisemblablement aussi à Alexandrie, capitale des Ptolémées ; c’est dire que les maîtres se rattachent aux centres médicaux de l’époque classique et que leurs disciples s’installèrent dans les capitales des nouvelles monarchies hellénistiques. Dès lors il n’est pas étonnant que la médecine de l’époque hellénistique soit un mélange de tradition et d’innovation. Arrivent l’époque impériale et Rome, comme capitale. Soranos est originaire d’Éphèse où il commença ses études médicales qu’il poursuivit à Alexandrie. Une fois médecin, il exerça à Rome, sous le règne des empereurs 7
Trajan et Hadrien. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont le célèbre traité Des maladies des femmes conservé en grec en quatre livres ; il s’y révèle le plus grand gynécologue de l’Antiquité. Au IIe siècle, rayonne Galien, médecin et philosophe, qui nous laissa l’œuvre la plus prolixe de toute la littérature grecque. Il est né à Pergame, haut-lieu de la médecine où se trouvait un important sanctuaire consacré à Asclépios ; il séjourna à Corinthe, passa plusieurs années à Alexandrie et s’installa à Rome où il écrivit son œuvre immense qui aborde toutes les disciplines médicales et qui témoigne de son admiration pour Hippocrate. Il est mort aux environs de 200.
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Les médecins de l’époque hellénistique
Chapitre I HÉROPHILE Jusqu’à ce jour, nous ne savions presque rien de ce médecin qui fut vraisemblablement le premier à disséquer un cadavre humain. Aujourd’hui, grâce au patient et intelligent travail de Heinrich von Staden, professeur de littérature classique à la célèbre Yale University, nous possédons un énorme ouvrage qui rassemble tous les témoignages grecs et latins sur l’un des plus importants médecins de la Grèce antique. Herophilus, the Art of Medicine in Early Alexandria, édité en 1989 par les Presses Universitaires de Cambridge (140 $ US), compte 666 pages et rassemble 275 témoignages sur le médecin, présentés en langue originale, grecque ou latine, traduits en anglais, introduits et commentés par H. von Staden ; la deuxième partie de l’ouvrage étudie les disciples d’Hérophile, dont la chronologie s’étend de 250 a.C. à 50 p.C. et qui sont au nombre de dix-huit. Je voudrais tenter de résumer, à partir de ces innombrables textes dispersés aussi bien chez Galien que chez des pères de l’Église comme Tertullien, ce que nous savons d’Hérophile et de son œuvre, de cet Hérophile qui, je le répète, était presque jusqu’à ce jour un inconnu, bien qu’il ait été qualifié à la Renaissance par Gabriello Fallope d’« Évangile en matière d’anatomie ». Hérophile est né aux environs de 330 a.C. (ou de 320) à 11
Chalcédoine, sur la rive asiatique du Bosphore ; il est mort vers 250, probablement à Alexandrie ; il eut pour maître Praxagoras de Cos, l’île natale d’Hippocrate où il dut sans doute se rendre pour son apprentissage médical, aux environs de 300. Hérophile semble ainsi l’exact contemporain d’un autre grand médecin de l’époque hellénistique : Érasistrate. Nos sources anciennes attribuent à Hérophile onze œuvres, dont six au moins sont indiscutablement authentiques. Si aucune de ces œuvres n’est passée jusqu’à nous, c’est que le médecin d’Alexandrie eut à souffrir du prestige énorme dont jouit son lointain successeur, Galien. C’est à Alexandrie qu’il partit pour exercer son art : dans cette nouvelle ville royale se côtoyaient deux civilisations : l’égyptienne, ancestrale et la grecque, introduite par les rois Ptolémées, successeurs d’Alexandre le Grand. Il n’est pas impossible qu’Hérophile fît aussi un séjour à Athènes. C’est en anatomie qu’Hérophile s’illustra le plus ; il fut presque unanimement reconnu comme le père de l’anatomie scientifique. Jusqu’à lui, la dissection d’un corps humain n’avait guère été possible, à cause surtout de tabous qui inhibaient les médecins. À Alexandrie, dans ce pays où se pratiquait la mommification, la dissection d’un corps humain fut rendue possible, mais pour un temps très bref, le IIIe siècle a.C. : Galien, Tertullien et Vindicien nous apportent la preuve qu’Hérophile se servait notamment de cadavres humains pour ses dissections. Il est même possible que notre médecin se soit livré à la vivisection d’êtres humains (cette hypothèse est d’autant plus possible qu’elle expliquerait la différenciation établie par Hérophile entre les nerfs sensitifs et les nerfs moteurs). Dans le domaine des organes génitaux masculins, Hérophile semble avoir été le premier à identifier et à nommer l’épididyme ; il identifia aussi les ampoules des canaux déférents qu’il appela des « aides semblables à des varices ») ; il distingua aussi les vésicules séminales. En 12
ce qui concerne les organes génitaux féminins, il ne parvint pas toujours à se libérer du modèle masculin ; c’est ainsi qu’il soutint notamment que les « “testicules” (didymoi) des femmes diffèrent très peu des testicules masculins ». Il appelle les trompes des « conduits spermatiques » et déclare que tout s’y passe « exactement comme dans le conduit masculin ». Ces erreurs dues au raisonnement analogique ne doivent pas nous faire oublier qu’Hérophile a découvert les ovaires (inconnus des médecins hippocratiques et d’Aristote) et les trompes. Hérophile décrivit aussi avec soin l’anatomie du cerveau, établit la distinction entre les ventricules de l’encéphale et il fut le premier à distinguer, par l’anatomie, les artères des veines ; il découvrit aussi le nerf optique et étudia plusieurs parties de l’œil (l’iris, la cornée, la rétine…) ; il décrivit aussi remarquablement le foie. Il ne faudrait pas s’imaginer cependant qu’en physiologie et en pathologie Hérophile ait pu se libérer entièrement de la médecine hippocratique et de la biologie aristotélicienne ; c’est ainsi qu’il continua à adhérer à la théorie des humeurs. Mais contrairement à Aristote, Hérophile va accorder au cerveau un rôle majeur. Bien qu’il fût celui qui distingua, nous l’avons vu, les nerfs sensibles des nerfs moteurs, Hérophile n’a pas toujours réussi à différencier les nerfs des ligaments et des tendons. Mais il va de soi que nous ne pouvons que suivre la prudence d’Heinrich von Staden quand il insiste sur le caractère fragmentaire des témoignages que nous possédons de l’œuvre d’Hérophile (p. 259). Parmi les mouvements involontaires du corps humain (c’est-à-dire ceux dont les nerfs moteurs ne sont pas responsables), Hérophile étudie en détail la respiration et le pouls. En ce qui concerne la respiration, le médecin alexandrin n’accorde plus aucun rôle au cœur, comme point de départ et de maintien de cette fonction. Pour calculer le pouls, dont la valeur est, selon lui, essentielle pour le diagnostic, 13
il construisit une clepsydre (horloge à eau) destinée à mesurer la fréquence du pouls de ses patients. Hérophile soutenait aussi que les artères contenaient du pneuma alors que les veines contenaient du sang (c’est là une distinction introduite pour la première fois par son maître Praxagoras). Il y aurait beaucoup à dire sur la thorie du pouls (sphugmós) que développa Hérophile. Disons seulement qu’il établit une analogie générale entre le rythme métrique et musical et le rythme du pouls : l’analogie devint un lieu commun des littératures musicale et médicale jusqu’à la Renaissance. Le génie antique de la gynécologie et de l’obstétrique, Soranos en personne, accorde, dans sa Gynécologie, une place de choix à Hérophile, nous offrant d’ailleurs une complète citation de l’Obstétrique du médecin hellénistique dont d’ailleurs le seul témoignage pouvant être attribué à son livre Contre les opinions du commun est de caractère gynécologique : tout cela révèle combien Hérophile éprouvait un immense intérêt pour l’obstétrique et la gynécologie. Selon Tertullien, il aurait pratiqué des avortements et il aurait même possédé un instrument du nom d’embryosphaktes (« qui tue l’embryon »). Notre médecin d’Alexandrie manifesta aussi un intérêt considérable pour les rêves (intérêt, faut-il le rappeler, partagé par tous ses prédécesseurs au premier rang duquel figure l’auteur du traité pseudo-hippocratique Du Régime, par tous ses contemporains et ses successeurs comme Aelius Aristide ou Artémidore). Sigmund Freud, dans son ouvrage Traumdeutung publié en 1900, reconnaîtra l’importance d’Hérophile en ce qui concernen sa théorie du rêve, en avouant que la théorie d’Hérophile de la réalisation onirique d’un désir sexuel ou d’autres souhaits était une réelle anticipation de sa propre théorie. En ce qui concerne le régime (au sens antique du terme), le médecin d’Alexandrie envisage d’abord la diète à titre préventif, comprenant à la fois un ensemble 14
d’exercices physiques ou athlétiques et un régime alimentaire approprié à des gens sains : mais ici, il n’y a aucune innovation par rapport à ce que préconisait l’auteur hippocratique du Régime vers 400 a.C. En ce qui relève de la thérapeutique, une phrase d’Hérophile est vraiment très célèbre : « Les médicaments sont les mains des dieux » (dans le latin de Marcellus : medicamenta divum manus esse). Le médecin hellénistique était, comme ses confrères jusqu’au XIXe siècle, extrêmement confiant dans la phlébotomie. En matière de chirurgie, l’usage clinique de ses connaissances anatomiques reste incertain. L’œuvre d’Hérophile comprend aussi une exégèse des écrits d’Hippocrate, le « Père de la Médecine » contre qui, cependant, il semble que notre médecin alexandrin n’hésita pas à polémiquer : c’est surtout sans doute contre le Pronostic que s’en est pris Hérophile. Mais il semble surtout que le médecin hellénistique a eu comme but d’élucider des mots difficiles du Corpus hippocratique. L’œuvre d’Hérophile fut considérable et originale. Celle de ses successeurs, les Hérophiléens, le fut sans doute beaucoup moins. Tout d’abord, ses successeurs dédaignèrent l’anatomie, la dissection qui avaient été la partie la plus significative de l’œuvre médicale d’Hérophile. Les Hérophiléens continuèrent à développer l’étude du pouls ou sphygmologie ; mais chacun d’entre eux tentait non seulement d’innover en cette matière par rapport au Maître, mais aussi par rapport à ses prédécesseurs immédiats et à ses contemporains, ce qui ne manqua pas de créer une belle cacophonie de théories sphygmologiques. S’étant détournés de l’anatomie, sans doute parce que les anciens tabous avaient revu le jour, les Hérophiléens concentrèrent leurs efforts sur la pharmacologie, la chirurgie et l’exégèse hippocratique, ce qui, en fait, ne les distinguait guère de leurs rivaux, les médecins empiriques (l’École empirique avait été fondée, 15
au milieu du IIIe siècle a.C., par Philinos de Cos qui fut l’élève d’Hérophile). Pourquoi l’exégèse prit-elle fort vite une telle importance chez les médecins ? La réponse est assez simple : ces médecins vivaient dans un monde où les érudits et les poètes lettrés, tels que Callimaque, étaient plus honorés que les médecins s’adonnant à la recherche scientifique ; dès lors ces médecins se sont tournés vers l’exégèse et la lexicographie, sources de respect plus grandes pour eux que leur art. C’est ainsi que les Lexeis de Bacchius, originaire de Tanagra en Béotie (275-200 a.C.), un des Hérophiléens les plus célèbres, devint le lexique hippocratique le plus réputé de la période hellénistique. Ce travail philologique des Hérophiléens fut certes d’une grande importance, ne serait-ce que parce qu’il nous fournit une preuve concernant les écrits hippocratiques accessibles aux Alexandrins du IIIe siècle, mais à la longue, il fut en quelque sorte auto-mutilant et même complètement auto-destructeur. Une branche de l’école hérophiléenne put néanmoins quitter Alexandrie et s’épanouir en Asie Mineure durant un siècle, jusqu’au jour où, a-t-on dit à tort ou à raison, un tremblement de terre, sous le règne de Néron, en 60 p.C., dans la région de Laodicée (en Turquie actuelle), l’ensevelit dans un oubli dont Heinrich von Staden vient de la tirer. Je ne pourrais trop exprimer ma reconnaissance à notre collègue américain. Si je ne le connaissais pas personnellement, je dirais qu’il nous offre ici le travail d’une vie ; en fait, il nous donne en cadeau le travail d’une dizaine d’années d’efforts et de patience. Il nous permet de saisir ce que fut l’apogée de la médecine grecque et gréco-romaine, après Hippocrate et avant Soranos et Galien. De ces médecins des mondes grec et romain dépend toute la médecine occidentale — ou presque — jusqu’au XVIIIe siècle. 16
Last but not least, à la suite sans doute du poème d’Ariphron A Santé et de l’auteur du Régime III, 69 (p. 200 éd. R. Joly-S. Byl), Hérophile nous rappelle dans son traité de Diététique que : « En l’absence de la santé, la sagesse est inconcevable, la science n’a aucune évidence, la force physique ne peut être exercée, la richesse est inutile, la raison est impuissante ». Vérité extrêmement profonde ou banalité incommensurable ? J’opte inconditionnellement pour le premier terme de cette dichotomie.
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Chapitre II ÉRASISTRATE Érasistrate, fils de Crétoxène, la sœur du médecin Mèdios et de Cléombrote, médecin de Séleucos I Nicator, naquit dans l’île de Céos. Il fut le disciple de Chrysippe de Cnide et du médecin Métrodore ; il suivit sans doute aussi les cours de Théophraste et de Straton de Lampsaque. Atteint d’un mal incurable à un pied, il mourut en buvant la ciguë. La plus grande notoriété d’Érasistrate aurait coïncidé avec les années 258-256 a.C. Il aurait guéri de son mal d’amour Antiochos II amoureux de Stratonikè, épouse de son père Séleucos Ier. L’anecdote est tellement célèbre et a été rapportée par tant d’auteurs anciens (e.a. le lexique de « Suidas », Valère Maxime V, 7, Plutarque, Vie de Démétrius, 38, 2, 907a, Appien, Syr., 59, 308…) qu’il faut en donner l’une des versions, en l’occurrence celle de Plutarque dans sa Vie de Démétrius : Érasistrate, son médecin, s’aperçut aisément qu’il (= Antiochos) était amoureux, mais, comme il était difficile de savoir de qui, il passait tout son temps dans la chambre du malade afin de découvrir son secret ; s’il voyait entrer quelque garçon ou quelque femme à la fleur de l’âge, il observait le visage d’Antiochos et examinait les réactions des parties du corps qui sont les plus affectées par les émotions de l’âme. Or il n’apercevait aucun changement quand d’autres personnes se présentaient, mais lorsque Stratonikè, fréquemment, lui rendait visite, soit seule, soit avec Séleucos, il voyait sur le jeune
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homme tous les symptômes décrits par Sapho, rougeurs enflammées, obscurcissement de la vue, sueurs soudaines, désordre et trouble du pouls, et à la fin, quand l’âme est entièrement abattue, détresse, stupeur et pâleur. En outre, Érasistrate pensa avec vraisemblance que l’amour d’une autre femme n’aurait pas amené le fils du roi à persévérer dans son silence jusqu’à la mort. (trad. R. Flacelière et É. Chambry)
Érasistrate, nous dit Plutarque, persuada aisément Séleucos, ce père affectueux, de proclamer Antiochos roi et de l’unir à Stratonikè. D’après Celse (I, 21), Érasistrate aurait reçu d’un roi, au même titre qu’Hérophile, des prisonniers sur lesquels il aurait pratiqué la vivisection à des fins scientifiques. En effet, Celse écrit : Il est nécessaire de disséquer les cadavres pour en étudier leurs viscères et leurs intestins ; c’est ce qu’ont bien fait Hérophile et Érasistrate qui ont reçu des rois des criminels sortis de leur prison.
Aux dires du même auteur latin (Proœm., 27 sq.), les Empiriques, qui constituent l’une des trois grandes sectes de l’époque hellénistique tardive, rejetaient à la fois la vivisection et la dissection comme étant superfues et ne convenant pas à la pratique médicale ; des textes de Rufus d’Éphèse et de Galien montrent que la dissection humaine, si elle n’a pas disparu complètement de leur temps, était sévèrement contrôlée et surveillée. Il semble à certains historiens contemporains qu’Érasistrate ait été un peu plus jeune qu’Hérophile (mais le débat reste ouvert). Il n’est pas certain qu’Érasistrate ait écrit une œuvre spécialement consacrée à l’anatomie descriptive. En fait, ses observations anatomiques ont été dispersées dans ses œuvres médicales. En premier lieu, son livre de physiologie Discours généraux contient des sections anatomophysiologiques dont il reste une description des vaisseaux du foie et de la position du duodénum. Dans son traité de thérapeutique générale Sur les fièvres, il expose, au livre premier, l’anatomie du cœur et, en général, des vaisseaux. 20
Dans l’Expectoration du sang, l’accent est mis sur l’anatomie de la plèvre et des vaisseaux du thorax et peutêtre aussi de la cavité abdominale. Dans le traité De la paralysie se trouvait peut-être l’anatomie du système nerveux. Érasistrate considérait que le cœur était l’origine des veines et des artères ; il a décrit le cœur et les valvules cardiaques et il en a indiqué la fonction. Marie-Paule Duminil a pu écrire à bon droit dans sa thèse Le sang, les vaisseaux, le cœur dans la Collection hippocratique (Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 300) que « la grande découverte d’Érasistrate a précisément été de reconnaître la fonction des deux systèmes de valvules et la coordination de leur fonctionnement ». Érasistrate décrivit le cœur comme une pompe double avec une double valvule. La découverte des valvules cardiaques et de leur fonction n’a été reconnue que par une partie de la communauté scientifique de l’époque (Asclépiade la récuse). Mais le traité hippocratique Du cœur, du début du IIIe siècle, donne déjà une description assez claire du cœur et des valvules pulmonaires. Le refus de la phlébotomie fut le dogme d’Érasistrate et Galien lui en fera toujours le reproche, même quatre siècles après sa mort. Dans son livre Sur l’hydropisie, le médecin considère que son unique cause est un squirrhe (Galien dira que cette idée est d’un homme peu réfléchi et qui ne se soucie pas des faits journaliers) ; dans le traité Du ventre, il traitait des affections du tube digestif depuis le cardia jusqu’au gros intestin, de la lientérie, des soins de la dysenterie, de l’iléus et de la maladie caeliaque. Dans son livre De la podagre, Érasistrate considérait cette affection comme une affection pléthorique (= pléthore du sang). Comme thérapeutique de la podagre, il prescrivit des médicaments liquides et interdit les purges, sous le singulier prétexte que les purges produisaient les flux de matières dans les extrémités inférieures. 21
Érasistrate avait consacré aussi un traité aux médicaments, aux poisons et à leurs antidotes : les fragments pharmacologiques ont été conservés par Pline l’Ancien. Comme antidote, le médecin hellénistique conseillait notamment le lait de femme. Depuis Celse jusqu’aux auteurs byzantins, les médecins célébrèrent une pommade d’Érasistrate appelée panchrestos et destinée au soin de tous les types de plaies. Dans une œuvre intitulée Des différences de maladies, le médecin de Céos citait un cas d’anorexie, un cas de boulimie, un autre de rétention de menstrues, un dernier « d’angine ». Érasistrate avait aussi écrit un livre de Cuisine dont il ne reste qu’un seul fragment : une recette pour assaisonner un bouilli. Galien, son éternel adversaire, nous apprend dans son traité Des facultés naturelles (II, 4), qu’Érasistrate était théoriquement d’avis que « la nature a toujours un but et ne fait rien en vain » mais il répète partout que, dans la pratique, Érasistrate n’était pas un adepte de la téléologie. Mirko D. Grmek, dans La première révolution biologique (Paris, Payot, 1990, p. 117-118) a raison de rappeler qu’Érasistrate a élaboré « une théorie biomécaniste conséquente » : selon le médecin hellénistique, le corps humain est maintenu comme un tout et mû dans sa totalité et dans ses parties grâce à trois systèmes de canaux : artères, veines et nerfs (ces derniers étant creux comme les deux premiers). Les artères contiennent le pneuma, les veines le sang, les nerfs une sorte de fluide nerveux appelé esprit nerveux. Toutes les fonctions vitales seraient provoquées et constamment contrôlées par des mouvements des matières à l’intérieur de ces trois systèmes d’intégration organismique. Pour Érasistrate, le corps animal était une machine hydraulique et pneumatique.
Selon Érasistrate, les nerfs sensitifs ont leur origine dans les méninges tandis que les nerfs moteurs proviennent du cerveau ou du cervelet (cf. Gerrit COOTJANS, La stomatologie dans le Corpus aristotélicien, 22
Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 1991, qui cite Rufus, Anatomies, 71 sq.). Contrairement à ses prédécesseurs, Érasistrate estime que la santé est l’eutaxie (= la bonne ordonnance) et que la maladie est la rupture de cette ordonnance. La plupart des physiologistes antérieurs considéraient la santé comme le mélange correct et équilibré des éléments internes du corps. Pour Érasistrate, les matières doivent rester rigoureusement séparées ; au contraire, la maladie consiste en leur mélange. La thérapeutique consiste non dans le rétablissement du juste mélange, mais à ramener chaque élément en son lieu propre : le sang dans les veines, le pneuma dans les artères. C’est encore Mirko D. Grmek qui, à propos d’une expérience d’Érasistrate, parle de « la plus belle expérience physiologique de toute l’Antiquité ». Nous connaissons cette expérience par un papyrus du IIe siècle de notre ère, dit de l’Anonyme de Londres ; Érasistrate y démontre la perspiration insensible : Si on prend un animal, par exemple un oiseau ou un être semblable, et si on l’enferme un certain temps dans un bocal sans lui donner de nourriture, et si on le pèse ensuite avec ses excréments évacués de façon visible, on trouvera qu’il y a une diminution importante du poids, évidemment parce qu’il s’est produit une émanation abondante qui est perceptible (seulement) par la raison.
Par un auteur tardif, le pseudo-Soranos (Intr. ad Medicinam), nous connaissons l’opinion d’Érasistrate en matière d’éthique : Si… on suit Érasistrate, c’est une circonstance très heureuse quand se rencontrent ces deux traits, que le médecin soit parfait dans son art et excellent par ses mœurs. (trad. Danielle GOUREVITCH, Le triangle hippocratique, Rome-Paris, Befar, 1984, p. 268).
Les témoignages relatifs à la doctrine gynécologique d’Érasistrate sont peu nombreux ; mais grâce à Soranos (Gynécologie III, 2), nous savons qu’Érasistrate estimait qu’il n’y avait pas d’états spécifiquement féminins ; il 23
considérait que l’état de pléthore (qui se produit quand l’alimentation l’emporte sur l’excrétion) provoque chez la femme l’absence de règles et qu’il peut se produire alors une hémorragie varicante ou de remplacement (cf. Danielle GOUREVITCH, Le mal d’être femme, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 63-64). Les témoignages relatifs aux conceptions qu’Érasistrate se faisait de la digestion nous apprennent que, contrairement à Hérophile qui suivait Aristote d’après qui la digestion était une pepsis, une coction, Érasistrate et ses disciples l’expliquaient en termes purement mécaniques comme le résultat d’une trituration que subit la nourriture dans l’estomac avant d’être absorbée comme chyle, dans les vaisseaux communiquant avec le foie. Nous connaissons le nom de plusieurs disciples d’Érasistrate ou Érasistratéens : on peut suivre leur histoire depuis la mort du Maître jusqu’au IIe siècle de notre ère. Il y a, entre autres, Straton, Apemantos, Apollophane de Séleucie et Martialos, à l’époque de Galien, qui fut l’auteur d’une Anatomie. Après Galien, nous n’avons plus la moindre trace des successeurs d’Érasistrate. Galien, admirateur inconditionnel du Stagirite, n’a pas cessé de combattre les Érasistratéens et il dit d’eux qu’« ils semblent ne pas avoir lu les écrits d’Aristote » et qu’« ils ont imaginé un commerce d’Érasistrate avec les péripatéticiens ». Les sources des fragments d’Érasistrate sont nombreuses : Strabon, Celse, Pline, Plutarque, Rufus d’Éphèse, Caelius Aurelianus, Tertullien et surtout, au IIe siècle de notre ère, Galien, notamment dans son Contre Érasistrate (où le médecin de Pergame tente de démontrer que le refus de la phlébotomie est en conflit avec la téléologie de la nature) et dans son Contre les Érasistratéens (de Rome), sans oublier son traité Des facultés naturelles. Dans ce dernier traité, on lit des affirmations telles que celles-ci : 24
Il faut blâmer les personnes assez négligentes pour dédaigner de se rendre compte de ce qui a été bien dit, et les personnes si ambitieuses d’une renommée qu’elles croient acquérir en proclamant des doctrines nouvelles, qu’elles n’hésitent jamais devant la ruse et l’imposture, omettant sciemment certaines choses, ainsi qu’Érasistrate l’a fait pour les humeurs, ou donnant des réfutations astucieuses, comme Érasistrate encore et beaucoup d’autres modernes. (GALIEN, Fac. Nat. II, 9, trad. Ch. Daremberg)
Érasistrate fut incontestablement, avec son contemporain Hérophile, le médecin le plus brillant de la médecine anatomique d’Alexandrie. Ces médecins formèrent, avec leurs disciples, la secte des dogmatiques ou logiques : ils croient que la médecine est une science des causes cachées qui devaient être découvertes par l’expérimentation et grâce à la dissection des cadavres et même la vivisection. Cette médecine logique allait faire naître une médecine tout opposée, celle de la secte empirique : pour les médecins empiriques, la médecine se borne à accumuler du savoir grâce à des observations fortuites ; seul ce qui peut s’observer a une réalité. Celse dira (Prooem., 38) que ce qui importe, ce n’est pas ce qui produit la maladie, mais ce qui la supprime .
Une troisième secte va naître, celle des Méthodiques, dont le plus brillant représentant fut Soranos d’Éphèse dont le traité Des maladies des femmes est « un des plus émouvants de la médecine antique » : ce sera la bible gynécologique jusqu’à la Renaissance. L’école méthodique ne se figea pas et Soranos ne fut jamais un bigot de la Méthode : il s’oppose ainsi plus d’une fois à Thémison, élève d’Asclépiade. Cette parenthèse n’a pour but que de montrer que les médecins alexandrins n’étaient pas les seuls, que la polémique la plus vive existait entre les sectes et qu’elle existait même à l’intérieur des sectes. Les fragments d’Érasistrate et les témoignages sur ce médecin ont été réunis très récemment par Ivan Garofalo, Erasistrati Fragmenta, Pise, Giardini, 1988, 216 p. Aucun 25
de ces 293 textes grecs ou latins n’a été traduit par le philologue italien.
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L’époque romaine
Chapitre III SORANOS Soranos, qui naquit dans le dernier quart du Ier siècle de notre ère, était jusqu’à présent un auteur méconnu. Il cessera de l’être avec ce premier volume de l’excellente édition, accompagnée d’une traduction française avec commentaires de ses Maladies des femmes, livre I (Paris, Les Belles Lettres, 1988, CII-133 p. en partie doubles). Ce tome I est le fruit du travail d’une équipe de deux philologues classiques : Paul Burguière (de l’Université de Bordeaux III) et de Danielle Gourevitch (de l’Université de Paris X) et d’un gynécologue, Yves Malinas (du Centre Hospitalo-Universitaire Régional de Grenoble). Ce n’est qu’en 1830 qu’un médecin helléniste de Königsberg, Friedrich Reinhold Dietz a découvert à Paris un manuscrit de la Gynécologie de Soranos, le Parisinus Graecus 2153 datant de la fin du XVe siècle ; mais ce n’est pas Dietz qui l’éditera, mais Justus Lobeck, en 1838. L’édition imparfaite de J. Lobeck sera corrigée par F.Z. Ermerins qui édita le traité de Soranos en 1869. En 1882, V. Rose et en 1927, J. Ilberg (dans le tome IV du Corpus Medicorum Graecorum de Berlin) éditaient à leur tour l’unique manuscrit, Parisinus Graecus 2153, en l’expurgeant de tout ce qui est interprété comme interpolé dans l’œuvre originale. Ce n’est qu’en 1895 que parut la 29
première traduction française due au Dr Fr. J. Hergott (Nancy, 1895). Il faut noter que dans l’Antiquité, l’œuvre de Soranos avait été abrégée par Moschion et adaptée en latin par Caelius Aurelianus (tous deux sans doute du Ve siècle). L’histoire du texte de Soranos qui est extrêmement complexe et la traduction française, généralement impeccable, sont l’œuvre de P. Burguière. Quant à Danielle Gourevitch, éminente spécialiste de la médecine gréco-romaine et particulièrement de la gynécologie (cf. son Mal d’être femme. La femme et la médecine à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1984), elle a consacré les 40 premières pages de ce livre à étudier la situation de Soranos dans la médecine antique. Soranos d’Éphèse est le contemporain des empereurs Trajan et Hadrien ; il a vécu à un moment où la médecine de l’époque impériale se veut grecque et s’écrit en grec ; il a vécu aussi à un moment où fleurissaient les sectes médicales : dogmatique, empirique et méthodique. Cette dernière secte n’est pas une science constituée, mais une recherche, une enquête, un savoir en formation ; elle eut pour fondateurs Asclépiade de Bithynie († 91 a.C.), Thémison († 50-40 a.C.) et Thessalos, dont l’apogée se situe sous Néron, vers 55 p.C. Soranos fut un médecin méthodique et il fut considéré de son temps comme le plus grand. Né à Éphèse, Soranos poursuit ses études à Alexandrie en Égypte, puis il exerce la médecine à Rome. La vie de Soranos, qui nous est mal connue, entra rapidement dans la légende : au XIIe siècle, Tzetzès introduisit Soranos (et son compatriote et contemporain Rufus) dans le cercle de la reine Cléopâtre, la maîtresse de Jules César et d’Antoine (ce qui constitue une impossibilité chronologique). Soranos avait écrit plusieurs ouvrages de médecine dont a survécu surtout son traité Des maladies des femmes en quatre livres. Il était l’auteur d’un gros traité Des maladies aiguës et Des maladies 30
chroniques ; l’ouvrage est perdu en grec mais il a été conservé dans l’adaptation de Caelius Aurelianus. Le premier livre de la Gynécologie est consacré à la sage-femme et aborde des questions telles que : – la nature de la matrice et des parties génitales de la femme ; – les parties génitales de la femme ; – la purification menstruelle ; – la menstruation est-elle bénéfique ? – la virginité prolongée est-elle favorable à la santé ? – comment distinguer les femmes capables de concevoir ? – la grossesse est-elle favorable à la santé ? – quels sont les soins à donner aux femmes enceintes ? – les troubles digestifs de la grossesse (« kissa ») ; – doit-on utiliser des abortifs et des contraceptifs ? – quels sont les signes avant-coureurs d’un accouchement normal ? Le livre II de la Gynécologie est plus obstétrical. Les livres III et IV sont consacrés aux maladies des femmes. Il faut évidemment se souvenir que lorsque Soranos écrit son traité, la gynécologie a déjà une longue histoire : près d’un quart du Corpus hippocratique (Ve et IVe siècles a.C.) est consacré à la médecine de la femme. Mais les médecins hippocratiques, ne pratiquant pas la dissection, ne connaissaient que la matrice comme organe génital féminin. À l’époque hellénistique, Hérophile « découvre » les ovaires et les vaisseaux spermatiques (les trompes de Fallope). À l’époque romaine, les trois plus grands noms de « gynécologues » sont ceux de Rufus, de Soranos et de Galien, victime du finalisme aristotélicien intempérant (totalement absent chez Soranos), victime aussi de l’obstacle épistémologique de l’infériorité de la femme dont n’est pas totalement exempt Soranos lui-même 31
(l’expression « obstacle épistémologique » est employée par Danielle Gourevitch elle-même à propos de Galien, à la p. XXXIX et ailleurs, peut-être à propos de Soranos, p. 88, n. 179). Un unique exemple suffira à nous faire saisir l’écart entre les descriptions de Soranos et celles de Galien. Au chapitre 5, p. 15, Soranos décrit le clitoris (ou nymphè), organe qui, à ma connaissance, n’a jamais été mentionné par les auteurs du Corpus hippocratique. Voici sa description : Le clitoris (ou nymphè)… qui forme le début des lèvres, est constitué d’une caroncule d’allure musculeuse ; si on la nomme la nymphè, c’est parce que cette petite formation charnue se dissimule sous les lèvres comme les jeunes mariées (nymphè) sous leurs voiles.
La différence est grande entre le méthodique Soranos et le finaliste Galien qui écrit notamment au livre XV, chapitre 3 de son traité De l’utilité des parties du corps : La protection que le pharynx trouve dans la luette existe pour les matrices dans ce qu’on nomme nymphes (ou clitoris). Elles garantissent et en même temps défendent contre le froid l’orifice du col de la matrice qui aboutit au vagin chez les femmes.
Ici, comme très souvent, le finalisme intempérant empêche Galien d’envisager la finalité de fait d’un organe. Le médecin de Pergame a, de plus, été victime de l’analogie (clitoris/luette). Soranos, bien que considéré de son temps comme le plus grand des méthodiques, semble un libre penseur, dans le domaine de son Art, tout au moins. Il n’hésite pas à critiquer les grands méthodiques qui l’ont précédé, comme Asclépiade de Bithynie ou Thémison, ou tantôt le « Père » de la médecine, Hippocrate. C’est pourquoi Danielle Gourevitch a entièrement raison d’écrire à la p. XLV : « il (Soranos) n’est jamais l’esclave (= de la doctrine méthodique), (il est) soucieux de vérité et d’efficacité ». 32
L’introduction générale due aux trois spécialistes français est un véritable régal pour l’esprit ; elle est suivie de 12 pages de notices bibliographiques extrêmement précieuses. L’édition du texte grec et la traduction sont suivies par 328 notes d’une richesse inouïe. Néanmoins, même si nous admettons — comme c’est mon cas — que Soranos fut un authentique génie de l’époque de Trajan et d’Hadrien, peut-on vraiment parler avec le docteur Yves Malinas (p. LXVII) de la « modernité de Soranos » et écrire (p. LXXII) qu’« il est remarquable que l’œuvre de Soranos ait été édifiée selon une logique qui est exactement la nôtre » ? C’est à ces questions que j’aimerais brièvement répondre. Affirmerons-nous avec Y. Malinas (p. LXIX) que « Soranos peut être considéré comme le père de l’obstétrique et le premier des accoucheurs » sans avoir le sentiment de tomber dans le mythe très répandu de la quête du Père ? Ne serait-ce pas oublier tous les traités gynécologiques du Corpus hippocratique cités par Danielle Gourevitch à la p. XXXII et notamment le chapitre XXX du traité De la nature de l’enfant ? Et pourtant, nous ne pouvons qu’être d’accord avec Y. Malinas lorsqu’il écrit à la p. LXVIII : L’histoire de la pensée médicale, celle des descriptions anatomiques, des modèles physiologiques, des interprétations pathogéniques et des thérapeutiques, procurent au médecin (d’aujourd’hui) des documents précieux pour mieux comprendre son art, distinguer les mythes primitifs et les approximations anciennes. L’histoire enseigne la modestie et incite à un scepticisme de bon aloi.
Il y a indéniablement de nombreux aspects positifs dans la Gynécologie de Soranos, même si l’on se limite au livre I qui vient d’être si remarquablement édité, traduit et commenté. Soranos veut combattre les préjugés, les a priori qu’il découvre dans les écrits de ses prédécesseurs. C’est ainsi qu’au chapitre 15 (p. 42 de la présente édition), il 33
s’attaque à Hippocrate, victime de « préjugés erronés » dans ses affirmations relatives aux signes du sexe du fœtus. Hippocrate ou plutôt différents auteurs du Corpus soutenaient que la future maman avait un teint meilleur si elle portait un fœtus mâle, qu’elle était pâle si elle portait un fœtus femelle. Soranos qualifie ces affirmations de « préjugés erronés », de même qu’il parle de contre-vérité d’Hippocrate qui croit que si la semence est conçue dans la partie droite de la matrice, il se forme un mâle, et que si c’est dans la partie gauche, il se forme une femelle.
Soranos réfute ces croyances — et d’autres — en se fondant, dit-il, sur l’observation, sur « la réalité constatable ». À plusieurs reprises, le médecin des Antonins combat le préjugé qui admet l’influence de la lune sur les règles des femmes (chapitre 6, p. 17-18 ; chapitre 12, p. 37 et les notes 152 et 154). Il condamne aussi les tests odorants de fécondité (chapitre 11, p. 32). Les connaissances de Soranos semblent marquer un net progrès par rapport à ses prédécesseurs : c’est ainsi qu’il a connaissance des contractions utérines lors d’un accouchement (chapitre 4, p. 10 et la note 32). Le bilan positif n’est pas exhaustif ; mais à côté de lui, le bilan négatif est assez lourd. Soranos, suivant en cela une tradition déjà hippocratique, se trompe lorsqu’il répète que le moment de fécondité se situe immédiatement après les règles (chapitre 12, p. 33 et la note 140 ; chapitre 20, p. 60). Il adhère en la croyance en l’imprégnation par le regard et il soutient dès lors (chapitre 12, p. 36 et les notes 145 et 146) que le tyran de Chypre, qui était contrefait, forçait sa femme à contempler, pendant les rapports, des statues admirables : il fut père de beaux enfants.
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Comme ses prédécesseurs, Soranos croit en la réalité de la superfétation dans l’espèce humaine (chapitre 6, p. 19 et la note 85), c’est-à-dire à la possibilité d’une seconde conception au cours d’une grossesse déjà entamée. Il attache une importance démesurée au régime alimentaire pour combattre les troubles digestifs de la grossesse (chapitre 17, p. 50-52). Il manifeste une peur excessive devant tout changement (chapitre 3, p. 7) et valorise inversement l’habitude (chapitre 7, p. 21 ; chapitre 16, p. 46 ; chapitre 17, p. 48 et la note 207). Comme les auteurs hippocratiques, Soranos a recours aux analogies (chapitre 12, p. 33, analogie entre l’estomac alourdi de matières qui n’éprouve qu’aversion pour l’absorption de nourriture et la matrice, congestionnée à l’époque des règles, qui n’accueille pas ou ne retient pas le sperme, chapitre 19, p. 55 et la note 252). Au nombre des aspects négatifs, il faut citer l’imprécision du vocabulaire médical qui ne possède même pas un mot spécifique pour désigner le vagin, des erreurs de mesure (à la suite sans doute de l’auteur hippocratique Des maladies des femmes I, 6, Soranos, chapitre 6, p. 17 évalue la quantité de sang menstruel à deux cotyles, c’est-à-dire à deux fois un quart de litre alors que le sang réellement écoulé varie de quelques millilitres à cent millilitres). Si le bilan positif n’est pas complet, le bilan négatif est loin de l’être aussi. Je voudrais finalement montrer que les préjugés remarquablement combattus par Soranos auront la vie dure, se prolongeront souvent jusqu’au XVIIIe siècle et qu’a fortiori les préjugés que nous découvrons chez Soranos ont eux aussi traversé les siècles. Les tests odorants sont encore préconisés en 1623 par Jacques Bury, chirurgien natif de Châteaudin. La couleur de la femme enceinte permettait toujours, au XVIe siècle, à Jean Liébault d’écrire : 35
La femme qui est grosse d’un masle est mieux colorée, a meilleur tainct…
Dernier exemple de la survivance de préjugés antiques : en 1675, le très célèbre Père Nicolas de Malebranche évoque le cas d’une femme enceinte qui, pour avoir regardé avec émotion le tableau de saint Pie, accoucha d’un enfant qui avoit le visage d’un vieillard… Ses bras étaient croisés sur la poitrine, ses yeux tournés vers le ciel et il avait très peu de front, parce que l’image de ce saint étant élevée vers la voûte de l’église, en regardant le ciel, n’avait aussi presque point de front. Il avait une espèce de mitre renversée sur les épaules avec plusieurs marques rondes aux endroits où les mitres sont couvertes de pierre.
L’ouvrage en deux volumes d’où est extrait ce texte porte le titre éloquent de Recherche de la vérité ; il a été édité à Paris en 1675 et réédité en 1762. Ce problème de l’imprégnation par le regard a fait l’objet d’un récent article de Danielle Gourevitch à qui le présent volume doit beaucoup : « Se mettre à trois pour faire un bel enfant » (in L’évolution psychiatrique, 52, fasc. 2, 1987, p. 559-563). Le livre I des Maladies des femmes de Soranos a été impeccablement édité, traduit et commenté. Les 328 notes, si précieuses pour l’intelligence d’un écrit médical vieux de près de vingt siècles, sont suivies par 22 schémas gynécologiques dus à la science d’Y. Malinas et « destinés à effacer les contradictions et les obscurités qui n’auraient pas manqué de déconcerter le médecin contemporain ». Je tiens à faire remarquer que le schéma 7bis (p. 116) reproduit le dessin du manuscrit de Bruxelles MS 3714, qui accompagne le texte latin de Moschion ou Muscio (environ 900), mais avec les noms grecs et qui représente la matrice selon Soranos.
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GALIEN Paul Moraux a eu parfaitement raison d’écrire : « Il y a peu d’auteurs anciens… dont la biographie nous soit aussi bien connue que celle de Galien ». Galien naquit à Pergame en 129 de notre ère ; il subit intensément l’influence de son père Nicon, architecte et excellent mathématicien. À dix-sept ans, il commença des études de médecine à Pergame tout en apprenant la philosophie. À la mort de son père, Galien se rendit à Smyrne, puis à Corinthe où il suivit les cours de l’anatomiste Numisianus et enfin à Alexandrie, la véritable capitale scientifique de l’époque. Revenu à Pergame, il devint, à vingt-huit ans, le médecin officiel des gladiateurs. En 162, il partit une première fois pour Rome, où il connut beaucoup de succès et où il resta jusqu’en 166. Après un séjour de deux ans à Pergame, il fut rappelé par les empereurs Marc Aurèle et L. Vérus ; Marc Aurèle lui demanda de veiller sur la santé de son jeune fils Commode. Il resta à Rome durant trente ans ; c’est dans la capitale de l’Empire qu’il écrivit la plus grande partie des traités conservés. Nous ne savons pas si Galien mourut à Rome ou dans sa patrie. Sa mort se situe vers 2001.
1
Cf. Paul MORAUX, Galien de Pergame. Souvenirs d’un médecin, Paris, Les Belles Lettres, 1985. Mirko D. GRMEK et Danielle G OUREVITCH, « L’école médicale de Quintus et de Numisianus », in Mémoires VIII. Études de médecine romaine (éd. G. Sabbah), Université de Saint-Étienne, 1988, p. 43-60.
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Chapitre IV L’ENFANT CHEZ GALIEN Galien estime que l’enfance est cette période qui s’étend de la fin de la grossesse (quand tout, dans les membres, a été articulé)2 à la puberté (située à quatorze ans ou un an plus tard)3. Le médecin de Pergame va considérer l’enfant comme chaud et humide et il l’assimilera au printemps parmi les saisons (au contraire du vieillard, froid et sec assimilé à l’hiver)4. C’est la chaleur innée (ἔµφυτον θερµÒν) qui est la cause de la croissance de l’enfant5 ; mais l’humidité (τÚ ÍγρÒν) est aussi la condition nécessaire à la croissance6. Galien est d’avis que le corps des petits enfants possède le moins de substance terreuse (τοË γε≈δους) mais le plus de 2
Cf. De semine I, 9 (K IV, 543). Cf. De sanitate tuenda VI, 2 (K VI, 387). 4 Cf. De placitis Hippocratis et Platonis VIII, 6 (K V, 692-693 = CMG V, 4, 1, 2, p. 516). Sur la polarité, voir G.E.R. LLOYD , Analogy and Polarity in Early Greek Thought, Cambridge, 1966. Le printemps n’est pas la saison la plus chaude alors que, pour Galien, l’enfance est l’âge le plus chaud. 5 Cf. In Hippocratis de natura hominis librum commentarius II, 13 (K XV, 155-156 = CMG V, 9, 1, p. 79-80). 6 Cf. In Hippocratis vel Polybi opus de salubri victus ratione commentarius, 7 (K XV, 185-187) ; De temperamentis II, 2 (K I, 578). 3
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substance aérienne et aqueuse7. Comme le sang passe pour être l’humeur humide et chaude, l’enfant sera doté par Galien d’un tempérament sanguin8. Notre auteur, qui a consacré tant de pages et même de traités au pouls, a émis de nombreuses considérations sur celui du nouveau-né, du petit enfant, d’autant plus qu’il est persuadé que le pouls varie en fonction des âges : le pouls du nouveau-né est plus fréquent tandis que celui du vieillard est moins fréquent ; le pouls du petit enfant est très rapide tandis que celui du vieillard est plus lent9. Galien, à la suite de son modèle Hippocrate10, soutient que les enfants ont le plus besoin de nourriture. Il écrit, en effet : Les enfants, parce qu’ils ont le plus de chaleur, ont besoin, pour cette raison, de plus de nourriture et survivent11.
Le médecin émet des considérations sur l’allaitement du nouveau-né12 et sur le sevrage. À propos du sevrage, Galien écrit : Au début, nourrir le petit enfant de lait uniquement. Lorsqu’il a sorti ses dents de devant, l’habituer désormais à supporter une nourriture plus solide, à l’instar de ce que font, assurément, les femmes instruites par l’expérience ; d’abord donner du pain et, aussitôt après, des légumes, de la viande et toutes sortes
7
Cf. In Hippocratis aphorismos commentarius I, 14 (K XVII B,
409).
8 Cf. Adversus Lycum, 7 (K XVIII A, 244) ; In Hippocratis Epidemiarum librum VI commentarius III, 25 (K XVII B, 73 = CMG V, 10, 2, 2, p. 163). 9 Cf. De pulsibus ad tirones, 9 (K VIII, 464). Sur le pouls chez Galien, voir notamment Claire PRÉAUX, « La philosophie et la science dans la pensée grecque », in Connaissance scientifique et Philosophie. Colloque organisé par l’Académie Royale de Belgique, les 16 et 17 mai 1973, p. 82-85. 10 Cf. Aphorismes I, 14 (L IV, 466). 11 In Hippocratis aphorismos commentarius I, 15 (K XVII B, 417). 12 Cf. De usu partium XV, 7 (K, 249-250).
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d’aliments du même genre qu’elles mâchent au préalable et placent dans la bouche du petit enfant13.
Cette pratique traditionnelle14 et approuvée par Galien avait néanmoins été combattue par Mnésithée et Soranos15. Fidèle disciple de Platon16, le médecin refuse aussi le vin aux enfants17, car, comme le fondateur de l’Académie, il estime qu’« il ne faut pas verser dans le corps et dans l’âme le feu sur le feu ». Galien suit aussi Hippocrate quand il affirme dans un de ses Aphorismes que « ce sont les enfants qui supportent le plus difficilement le jeûne »18. Galien a noté aussi que les enfants transpiraient sans cesse19 et il tente d’expliquer ce phénomène : … deux qualités sont très favorables à la transpiration : l’humidité et la chaleur… en sorte qu’il n’y a rien d’étonnant que le corps des petits enfants, en raison de leur humidité et de leur chaleur, transpire facilement.20.
Le médecin constate que la petite enfance est portée au sommeil à cause de son humidité (δι' ÍγρÒτητα)21 et qu’elle ignore ainsi généralement les insomnies22. Pour Galien, l’enfant est tout le contraire du vieillard23 mais il 13
De sanitate tuenda I, 10 (K VI, 47-48). Cf. ARISTOPHANE, Thesmophories, 692 ; Cavaliers, 716718 ; THÉOPHRASTE, Caractères XX, 5. Voir S. GHINOPOULO, Pädiatrie in Hellas und Rom, 1930, p. 41. 15 Cf. MNÉSITHÉE, fragment 20 ; SORANOS, II, XXI, 46. Voir J. BERTIER, Mnésithée et Dieuchès, Leiden, 1972, p. 112-114. 16 Voir notamment PLATON, Les Lois II, 666 A. 17 De sanitte tuenda I, 11 (K VI, 54) ; Quod animi mores corporis temperamenta sequantur, 10 (K IV, 808-809). 18 Cf. In Hippocratis aphorismos commentarius I, 13 (K XVII B, 400-401). Le texte renvoie à Aphorismes I, 13 (L IV, 466). 19 Cf. De methodo medendi IX, 5 (K X, 625). 20 Adversus Lycum, 7 (K XVIII A, 239). 21 Cf. De locis affectis III, 6 (K VIII, 162). 22 Cf. In Hippocratis aphorismos commentarius III, 24 (K XVII B, 627-628). 23 Cf. Simon BYL, « La gérontologie de Galien », in HPLS, 1988. 14
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est, plus d’une fois, rapproché de l’eunuque et de la femme24. Galien a consacré plusieurs pages de son œuvre à la pousse de dents de lait et il a proposé plusieurs remèdes contre les douleurs causées par elle25 ; parmi ces remèdes figure la cervelle de lièvre. Le médecin de Pergame s’est aussi intéressé à l’apprentissage de la marche26 et à celui du langage27. C’est encore en grande partie par leur tempérament humide que Galien explique la maladresse ou plutôt ce qu’il appelle le bégaiement (≤ τραÊλωσις) des petits enfants. À plus d’une reprise, le médecin-philosophe se fait psychologue des enfants28 et pédagogue29 ; il nous montre ainsi toute l’importance qu’il attachait à l’éducation de l’enfant, se révélant ici aussi l’émule de Platon et d’Aristote. Galien, comme ses confrères, estimait qu’il fallait retarder le plus possible la puberté des garçons et des filles, afin que leur semence soit de meilleure qualité. Les moyens utilisés étaient très variés : le sang de chauve-
24
Cf. De compositione medicamentorum secundum locos I, 2 (K XII, 401) ; In Hippocratis praedictionum librum primum commentarius II, 44 (K XVI, 606-608). 25 Cf. De compositione medicamentorum secundus locos V, 4 (K XII, 874) ; V, 5 (K XII, 875) ; De simplicium medicamentorum temperamentis et facultatibus XI, 1 (K XII, 334) ; In Hippocratis aphorismos commentarius III, 25 (K XVII B, 629-631). 26 Cf. De usu partium XV, 8 (K IV, 251). 27 Cf. In Hippocratis aphorismos commentarius VI, 32 (K XVIII A, 51) ; In Hippocratis epidemiarum librum sextum commentarius V, 2 (K XVII B, 233-234 et 236 = CMG V, 10, 2, 2, p. 259-261). 28 Cf. De placitis Hippocratis et Platonis V, 5 (K V, 459-460 = CMG V, 4, 1, 2, p. 316-319) ; Quod animi mores corporis temperamenta sequantur, 5 (K IV, 787), 2 (K IV, 768-769). 29 Cf. De placitis Hippocratis et Platonis V, 5 (K V, 459 = CMG V, 4, 1, 2, p. 316) ; De cognoscendis curandisque animi morbis, 7 (K V, 40).
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souris, la racine de l’hyacinthe, la farine de fève, le lait de chienne…30. Un médecin, s’il doit s’efforcer de maintenir la santé, doit souvent aussi la rétablir. C’est pourquoi nous allons nous efforcer maintenant de relever les maladies infantiles signalées par Galien. Nous constaterons que souvent l’étiologie des maladies est fondée sur les qualités attribuées par Galien à l’enfant : la chaleur et l’humidité. Commentant l’Aphorisme II, 28, Galien écrit notamment : Car les plus grandes fièvres amaigrissent plus vite et davantage les malades, comme certes aussi la longueur de la maladie et, parmi les âges, l’enfance et l’extrême vieillesse, chacune des deux pour une autre raison. En effet, chez les enfants, c’est en raison de leur humidité et de leur chaleur que le corps flue et se vide le plus, tandis que dans l’extrême vieillesse, c’est en raison de la faiblesse de leur faculté31.
Notre auteur consacre d’assez nombreux textes aux inflammations. C’est ainsi qu’il émet ces réflexions à propos du traitement des inflammations gangréneuses : Emploie ces médicaments et ceux que j’ai cités précédemment en étant attentif au corps du malade. Car s’il s’agit d’un paysan dont le corps est naturellement dur, il exige les médicaments les plus puissants ; le corps d’une femme dont la chair est tendre en réclame de plus faibles. De même, le corps des hommes qui ont la peau blanche, dont la chair est tendre, qui aiment se baigner et ne font pas d’exercices, a besoin de médicaments émollients. Il est évident que c’est le cas aussi des petits enfants32.
Nous avons déjà rencontré cette triade — enfant, femme, eunuque — et nous ne devons pas nous en étonner. Aristote déjà avait soutenu que la nature des
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De simplicium medicamentorum temperamentis et facultatibus X, 2 (K XII, 258-259) ; VIII, 20, 1 (K XII, 146-147) ; VII, 10, 59 (K XII, 49-50) ; X, 2, 8 (K XII, 269). 31 In Hippocratis aphorismos commentarius II, 28 (K XVII B, 516-519). 32 Ad Glauconem de medendi methodo II, 11 (K XI, 137).
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femmes se rapproche de celle des enfants33 ou que la femelle ressemble à un mâle stérile34, à un mâle mutilé35 (autrement dit à un eunuque). Il arrive à Galien d’évoquer le cas d’un enfant souffrant d’une tumeur squirrheuse36, de scrofules ou écrouelles37, d’une gibbosité (symptôme ici du mal de Pott)38, de la toux39 contre laquelle le Corpus galénique offre plusieurs remèdes40, d’aphtes buccaux qui se rapportent au muguet41 (ces aphtes sont, d’après notre médecin, des ulcérations superficielles de la bouche dues à la mauvaise qualité du lait42). Galien consacre aussi d’assez nombreuses pages aux maladies du système nerveux, notamment aux convulsions (σασµο€) dues à la faiblesse et à la mollesse du système nerveux des enfants43 et à l’épilepsie à laquelle il consacra un traité, le Puero epileptico consilium44. Le médecin définit l’épilepsie comme 33
Cf. Génération des Animaux V, 3, 784a 5. Cf. Génération des Animaux I, 20, 728a 17-18. 35 Cf. Génération des Animaux II, 3, 737a 27-28. Sur ces trois textes d’Aristote, voir Simon BYL, Recherches sur les grands traités biologiques d’Aristote : sources écrites et préjugés, Bruxelles, Palais des Académies, 1980, p. 211, p. 335-336. 36 Cf. Ad Glauconem de medendi methodo II, 6 (K XI, 105-107). 37 Cf. De locis affectis I, 6 (K VIII, 55). D’après Mirko D. GRMEK, Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Paris, 1983, p. 289-290, la description des écrouelles serait celle de la tuberculose ganglionnaire. 38 Cf. In Hippocratis de articulis librum commentarius III, 6 (K XVIII A, 500-501). 39 In Hippocratis epidemiarum librum sextum commentarius III, 14 (K XVII B, 39 = CMG V, 10, 2, 2, p. 144). 40 Cf. [De remediis parabilibus] II, 13 (K XIV, 440-441). 41 Cf. M.D. GRMEK , op. cit., p. 220-221. 42 Cf. In Hippocratis aphorismos commentarius III, 24 (K XVII V, 627). 43 Cf. In Hippocratis epidemiarum librum primum commentarius II, 57 (K XVII A 157) ; II, 24 (K XVII A, 117-118). 44 Cf. notamment O. TEMKIN, « Galens Advice for an Epileptic Boy », in Bulletin of the History of Medicine, 2 (1934), p. 179-189. 34
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une convulsion de toutes les parties du corps, de forme intermittente et non pas continue… elle se différencie des convulsions évoquées plus haut, non seulement par ce point, mais aussi en ce qu’elle atteint l’intelligence et les sensations45.
Galien va exceptionnellement critiquer Hippocrate qui, dans l’Aphorisme III, 2946, avait soutenu que l’épilepsie atteignait surtout les jeunes gens. C’est ainsi qu’il déclare : … je m’étonne de ce qu’Hippocrate lui-même ait écrit ces mots, alors que dans d’autres traités, il prétend non seulement qu’elle est plus fréquente chez les enfants mais aussi que c’est pour cette raison qu’elle est appelée maladie enfantine (αιδικÚν... τÚ ãθηµα) et qu’elle cesse avec la puberté47.
Tout comme Hippocrate ou plutôt les auteurs du Corpus hippocratique, Galien consacre de nombreuses pages à la lithiase vésicale chez l’enfant, qui devait être courante dans la Grèce antique et qui a pu être favorisée par l’avitaminose A48. À l’instar des auteurs hippocratiques, Galien explique la formation de ces pierres par une sédimentation d’aliments de mauvaise qualité : À cause d’aliments impropres (éκα€ρους) et nombreux, l’humeur appelée crue se rassemble en très grande abondance dans le corps des enfants. Cette humeur donc, expulsée chaque jour par les reins et pourtant rassemblée aussi par les urètres dans la vessie, y provoque quelquefois la formation de pierres, souvent aussi d’inflammations lorsque la vessie se trouve trop fortement meurtrie par le passage continuel d’humeurs de ce genre49.
45
De locis affectis III, 9 (K VIII, 173). Cf. L IV, 500. 47 In Hippocratis aphorismos commentarius III, 29 (K XVII B, 642-643). 48 Cf. M.D. GRMEK , op. cit., p. 169. 49 In Hippocratis prognosticum commentarius II, 74 (K XVIII B, 227-228 = CMG V, 9, 2, p. 327). Voir aussi In Hippocratis de natura hominis librum commentarius II, 11 (K XV, 153-154 = CMG V, 9, 1, p. 78-79). 46
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Dans des cas graves de lithiase vésicale, Galien recommande l’usage de l’instrument appelé cathéter : Si après ces secousses, l’ischurie subsiste encore, alors, avec l’instrument appelé cathéter, tu expulseras la pierre du col de la vessie et, en même temps, tu montreras le passage aux urines…50.
Ce dernier mot m’amène à rappeler que, lors des examens cliniques, les médecins antiques consacraient une très grande attention aux urines51. C’est ainsi que, dans le texte suivant, Galien donne une fois encore raison à Hippocrate : Au sujet de tout cela donc, l’admirable Hippocrate, le premier de ceux que nous connaissons, a très bien déclaré que : pour les hommes et les femmes, les urines noires sont les plus funestes mais, pour les petits enfants, ce sont les aqueuses52. En effet, pour les petits enfants, les urines plus habituelles sont plus épaisses tandis que pour les adultes, ce sont les urines plus rouges. Mais ce qui est contraire aux urines familières est toujours fatal53.
Galien a consacré aussi de nombreux textes à la goutte54 dans ses Commentaires aux Aphorismes d’Hippocrate, notamment à l’absence de goutte chez l’enfant. Le médecin de Pergame commente les Aphorismes VI, 28-30 :
50 De locis affectis I, 1 (K VIII, 10-11). On trouvera des dessins de cathéters découverts à Pompéi dans l’ouvrage de Giuseppe PENSO, La médecine romaine, Paris, 1984, p. 417. 51 Sur cette pratique au Moyen Âge, cf. L’Histoire, 74 janvier 1985, p. 86 (illustration). 52 Pronostic, 12 (L II, 142). 53 De crisibus I, 12 (K IX, 606 = ed. B. Alexanderson, p. 104) ; voir aussi In Hippocratis prognosticum commentarius II, 33 (K XVIII B, 158-159 = CMG V, 9, 2, p. 186-287). 54 Voir l’article de Juan Antonio LÓPEZ-FEREZ, « Rheumatism, Arthritis and Gout in Galen », in Art, History and Antiquity of Rheumatic Diseases, Brussels, 1987 (ed. Th. Appelboom), p. 84-86.
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28. Les eunuques ne deviennent ni goutteux ni chauves. 29. Une femme n’a pas de goutte avant que ses règles n’aient cessé. 30. Un enfant (α›ς) n’a pas la goutte avant l’usage du coït55.
Voici une partie de ses commentaires où il révèle que la goutte est essentiellement le « châtiment d’un genre de vie »56 : À l’époque d’Hippocrate, il n’y avait que très peu de podagres : c’était la conséquence d’un mode de vie bien réglé. Mais de nos jours, le luxe de la table a pris des proportions telles que l’on n’imagine même pas ce qu’on pourrait y ajouter encore. Aussi bien le nombre de personnes souffrant de la goutte aux pieds est-il devenu énorme. Certains ne font aucun exercice, boivent des vins forts avant les repas, s’adonnent sans mesure aux plaisirs de l’amour… Telle est justement la raison pour laquelle les eunuques, eux aussi, sont frappés de la goutte, bien qu’ils soient totalement privés des plaisirs de l’amour. Leur paresse, leur gloutonnerie, leur amour du vin sont si grands que, même sans s’adonner à l’amour, ils peuvent être atteints de la goutte aux pieds…57.
Ensuite Galien dira qu’Hippocrate avait raison de prétendre que les femmes ne souffraient pas de la goutte tant qu’elles étaient réglées, car elles ne commettaient alors que de petites fautes ; il ajoute, ce qu’avait déjà dit Sénèque58, que les femmes de son époque commettent des fautes plus lourdes et que certaines sont atteintes par la goutte avant la ménopause59. Galien aborde enfin le commentaire de l’Aphorisme 30 : 55 Voir Simon BYL, « Rheumatism and Gout in the Corpus Hippocraticum », in Art, History…, op. cit., p. 64. 56 Cf. Danielle GOUREVITCH, Le triangle hippocratique dans le monde gréco-romain, Rome, 1984, p. 217-247 ; « Gout in GrecoRoman Nonmedical Literature », in Art, History…, op. cit., p. 66-68. 57 In Hippocratis aphorismos commentarius VI, 28 (K XVIII A, 42-43). 58 Cf. SÉNÈQUE , Lettres, 95, 20-21. Voir Danielle GOUREVITCH, Le mal d’être femme. La femme et la médecine à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 72-73. 59 In Hippocratis aphorismos commentarius VI, 29 (K XVIII A, 43).
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Il est clair que l’usage des plaisirs de l’amour a une grande action dans l’origine de la goutte, même chez les petits enfants, comme Hippocrate le disait un peu plus haut au sujet des eunuques. Or, nous avons vu certains eunuques atteints de goutte mais nous n’avons pas vu d’enfants 60.
En vue de la guérison des maladies, les médecins antiques avaient souvent recours à la phlébotomie. Galien, comme sans doute tous ses confrères, quelle que fût leur école, s’y opposait dans le cas d’un enfant ou d’un vieillard. En effet, nous lisons dans un texte qui est une réfutation des Méthodiques par les Empiriques : C’est un fait que souvent j’ai vu saignés par nous-mêmes (les Empiriques) beaucoup d’hommes dans la fleur de l’âge, pleurétiques et vigoureux, mais jamais je n’ai vu saigner personne dans l’extrême vieillesse ou la petite enfance61.
Galien répétera cette affirmation plus d’une fois : D’après ce raisonnement, tu ne saigneras pas les enfants jusqu’à l’âge de quatorze ans…62.
Ailleurs, commentant le passage63 de l’Appendice au traité Du régime des maladies aiguës consacré à la saignée et à la purgation, Galien écrit notamment : Le deuxième examen pour procéder à une saignée est de voir si le patient est dans la force de l’âge. En effet, ni un enfant ni un vieillard ne supportent la saignée même s’ils sont atteints d’une grave maladie… Le vieillard assurément, non en raison de ses longues années de vie mais de la faiblesse de sa faculté, ne supporte pas la saignée. Les enfants, bien que possédant une faculté vitale intense, ne supportent cependant pas non plus la saignée. En effet, leur substance est évacuée promptement à cause de l’humidité et de la chaleur de leur tempérament. Ils
60
In Hippocratis aphorismos commentarius VI, 30 (K XVIII A,
44).
61
De sectis ad eos qui introducuntur, 8 (K I, 89). De venae sectione adversus Erasistrateos Romae degentes, 13 (K XI, 290). 63 Du régime des maladies aiguës. Appendice, 2 (L II, 398 = p. 69 éd. R. Joly). 62
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n’ont donc pas besoin de saignée puisqu’ils ont une évacuation innée qui provient de leur tempérament…64.
Commentant un peu plus loin dans le même traité un autre passage de l’Appendice au traité Du régime des maladies aiguës65, Galien rappelle encore avec plus de netteté les qualités élémentaires attribuées à l’enfant et au vieillard : … Il vaut mieux rapporter l’âge à la condition (ßξιν) 66 du corps, non à sa force. En effet, les petits enfants, en raison de la mollesse de leur condition évacuent facilement ; mais les vieillards, en raison de la sécheresse et de la froideur évacuent difficilement67.
Tout au long de son œuvre immense, Galien n’aura pas cessé de répéter que si le vieillard est froid et sec, l’enfant est chaud et humide, c’est-à-dire qu’il possède les qualités propices à la vie. Galien s’inscrit ainsi dans toute une tradition qui remonte au moins aux Présocratiques. En effet, sans doute au début du VIe siècle a.C., Thalès de Milet définit la vie par l’union du chaud et de l’humide et la mort par la sécheresse : Et en effet le chaud vit de l’humide et ce qui est mort est desséché68.
Aux environs de 400, l’auteur du Régime pseudohippocratique écrira :
64 In Hippocratis librum de acutorum victu commentarius IV, 17 (K XV, 763-765 = CMG V, 9, 1, p. 286-287). 65 Cf. Du régime des maladies aiguës. Appendice, 4 (L II, 404 = p. 70 éd. R. Joly). 66 Sur cette notion, voir Danielle GOUREVITCH, « L’esthétique médicale de Galien », in Les Études Classiques LV (1987), p. 270. 67 In Hippocratis librum de acutorum victu commentarius IV, 22 (K XV, 776-777). 68 THALÈS, 11 A, 13 (= SIMPLICIUS , Phys., 23, 21). Ce texte est cité par Marie-Paule DUMINIL , Le sang, les vaisseaux, le cœur dans la Collection hippocratique, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 211, n. 1.
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… l’enfant (α›ς) est un mélange d’éléments humides et chauds, parce qu’il en est composé et s’est développé en eux ; car ce qui est très près de la naissance est très humide et très chaud et se développe le plus ; de même ce qui touche encore à l’enfance69.
À sa suite, l’auteur de la Nature de l’homme, 12 (L VI, 64 = éd. Jouanna) en dira tout autant. L’auteur des Aphorismes I écrit aussi que Les êtres qui croissent ont le plus de chaleur innée. Chez les vieillards la chaleur est petite… chez les vieillards… le corps est froid 70.
Quelques dizaines d’années plus tard, Platon qualifiera aussi le nouveau-né d’ÍγρÒν71, d’humide, mot que l’on traduit, souvent à tort, comme A. Diès, par tendre. La mentalité des hommes de science n’a donc guère varié de Thalès à Galien et elle ne se modifiera vraiment qu’à la fin du XVIIIe siècle. C’est ainsi encore que tous les médecins, tous les biologistes de l’Antiquité étaient persuadés aussi de l’infériorité et de la faiblesse de la femme, de la femelle72. Nous ne serons dès lors pas étonné de voir Galien soutenir que le pouls des hommes est plus grand, plus impétueux et moins fréquent que celui des femmes73 et que la même différence s’observe déjà chez le nouveau-né : Les femmes, donc, se distinguent des hommes par leur pouls, de cette manière ; le nouveau-né mâle se distingue de la même façon du nouvau-né femelle… En un mot, en effet, le nourrisson mâle a le pouls plus grand, plus impétueux et moins fréquent, mais non de beaucoup, que le nourrissons femelle74.
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Du régime I, 33 (L VI, 512 = p. 150 éd. R. Joly-S. Byl). Aphorismes I, 14 (L IV, 466). Voir aussi Épidémies VI, 3, 7 (L V, 296 = p. 60 éd. Manetti-Roselli). 71 Cf. Lois VII, 789 E. Cf. J. BERTIER , op. cit., p. 121. 72 Cf. Danielle GOUREVITCH, Le mal… (passim). 73 Cf. De causis pulsum III, 2 (K IX, 107). 74 De causis pulsum III, 2 (K IX, 114-115). 70
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Après avoir parcouru rapidement les considérations médicales que Galien a émises à propos de l’enfant, nous conclurons en disant que s’il a pu exister des traités de puériculture dès avant Platon75, il semble bien qu’il n’y ait pas eu de livre consacré exclusivement à la pédiatrie à l’époque de Galien. Le mot pédiatrie ne date d’ailleurs que de 1872 et avec Mirko D. Grmek76 nous ne pouvons qu’insister sur « le peu d’intérêt qu’on accordait (dans l’Antiquité) en général au traitement médical des enfants en bas âge et sur la très haute mortalité périnatale et infantile ».
75
Cf. J. BERTIER, op. cit., p. 119. L’auteur a fait un commentaire exhaustif des textes de pédiatrie de Mnésithée. 76 in Les maladies., op. cit., p. 25-26.
51
Chapitre V LA GÉRONTOLOGIE DE GALIEN* Pour Homère déjà, le vieillard est un être sec. En effet, lorsqu’Athéna, dans l’Odyssée (XIII, 398), s’apprête à métamorphoser Ulysse en vieillard afin qu’il ne soit pas reconnu à Ithaque, elle lui dit : « Je vais te dessécher (κãρψω) cette si jolie peau sur ces membres flexibles »1. Sans doute au début du VIe siècle a.C., Thalès de Milet devait définir la vie par l’union du chaud et de l’humide et la mort par la sécheresse : « et en effet le chaud vit de * Ce texte a fait l’objet d’une leçon donnée à l’École Pratique des Hautes Études (Sorbonne), le 21 mai 1987. 1 Ce vers est repris un peu plus loin, dans l’Odyssée XIII, 430, où κãρψω devient κãρψε (= « Athéna dessécha »). Sur ce texte homérique, voyez G.R.R. LLOYD, Polarity and Analogy in Early Greek Thought, Cambridge, 1966, p. 45. Sur le sens du verbe κãρφω : dessécher, flétrir…, voir Pierre CHANTRAINE , Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1970, p. 501502. Archiloque, fr. 235 (Lasserre-Bonnard : 113 D) s’est souvenu d’Homère quand il apostrophe Néoboulè, la femme qu’il a aimée et il l’invective en lui faisant remarquer les outrages des ans : … χρÒα˚ κãρφεται γåρ ≥δη (ta peau déjà se dessèche). Eschyle, au v. 79 de l’Agamemnon, développe la même idée dans sa description du vieillard (v. 72-82) : les vieillards du chœur se lamentent de n’être plus qu’arbres desséchés, au feuillage flétri (φυλλãδος ≥δη κατακαρφοµ°νης). Ce dernier texte nous révèle lumineusement pourquoi, à partir d’une comparaison végétale, le vieillard a été considéré comme un être sec.
53
l’humide et ce qui est mort est desséché »2. Un Présocratique comme Hippon de Crotone (ou de Rhégion) allait développer la doctrine de Thalès puisqu’aux dires de Ménon, il affirmait que « les vieillards sont secs (ξηρο‹) et insensibles, car ils sont sans ÍγρÒτης, sans humidité »3. Aristophane, le contemporain des Hippocratiques, emploie l’adjectif αÔος (sec) pour désigner un vieillard4 et il recourt à l’image de l’irésione desséchée (= vieux rameau d’olivier) pour désigner une femme âgée5. Partout, dans le Corpus hippocratique, à l’exception de deux textes sur lesquels je reviendrai, les médecins définissent le vieillard comme un être sec (et froid). C’est ainsi que le gynécologue à qui l’on doit le traité Des maladies des femmes soutient que les femmes âgées sont plus sèches que les jeunes, ont peu de sang6 et qu’elles ont la matrice desséchée par la fatigue7. Nous trouvons les mêmes considérations générales dans la Nature de la femme : « Les jeunes sont généralement plus humides et ont le sang abondant ; les âgées sont plus sèches et ont peu de sang (αfl δ¢ ρεσβÊτιδες ξηρÒτεραι κα‹ Ùλ€γαιµοι) »8. L’Aphorisme II, 53 affirme que l’humidité
2
THALÈS ; 11 A 13 (= SIMPLICIUS , Phys., 23, 21) : κα‹ γåρ τÚ θερµÚν τ“ Íγρ“ ζª κα‹ τå νεκροʵενα ξηρα€νεται. Ce texte est cité par Marie-Paule DUMINIL , Le sang, les vaisseaux, le cœur dans la Collection hippocratique, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 211, n. 1. 3 HIPPON, dans V.S.14, 38 A 11 (= An. Lond. XI, 28, éd. Jones, p. 52). Sur ce texte, voir notamment R.B. ONIANS, The Origins of European Thought, Cambridge, 1951, p. 214. 4 Cf. ARISTOPHANE, Lysistrata, 385. 5 Cf. ID., Ploutos, 1054. Voir Simon BYL, « Le vieillard dans les comédies d’Aristophane », in L’Antiquité Classique XLVI (1977), p. 53. 6 Cf. Des maladies des femmes II, 111 (L VIII, 238-240). 7 Cf. ibid. I, 7 (L VIII, 32). 8 De la nature de la femme, 1 (L VII, 312). Sur ces deux derniers mots, cf. mon étude « La vieillesse dans le Corpus
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du ventre est plus néfaste dans la vieillesse, car généralement le vieillard a le ventre sec9. Il y a pourtant deux textes hippocratiques, très importants, qui présentent une doctrine exceptionnelle : l’auteur du Régime et celui de la Nature de l’homme sont d’accord pour soutenir que le vieillard est non seulement froid (ce qui est une théorie unanimement reçue) mais encore qu’il est humide. Partisan d’un système dualiste (le feu et l’eau), le diététicien, jonglant avec les quatre qualités fondamentales, considère que l’enfance se caractérise par l’humide et le chaud, l’adolescence par le chaud et le sec, la maturité par le sec et le froid et la vieillesse par le froid et l’humide10 : « Les vieillards sont froids et humides, parce qu’il y a retrait du feu et afflux de l’eau, éloignement des éléments secs et installation des humides »11. Polybe, l’auteur de la Nature de l’homme, est d’avis que « le corps à cet âge (= la vieillesse) est humide, mou et froid »12. Commentant ce passage, Jacques Jouanna le rapproche fort judicieusement du chapitre 33 du Régime et il écrit qu’on trouve ici la « distinction classique dans la Collection entre les jeunes qui ont le corps sec (et chaud) et les vieux qui ont le corps humide et froid »13. En réalité, la distinction est à l’opposé d’une doctrine « classique », surtout si l’on admet avec Robert Joly que « rien ne hippocratique », in Formes de pensée dans la Collection hippocratique, Genève, 1983, p. 89. 9 Cf. L IV, 484. 10 Cf. Du Régime I, XXXIII (L VI, 510-512, éd. R. Joly-S. Byl, p. 150). 11 Du Régime I, XXXIII, 2 (L VI, 512, éd. R. Joly-S. Byl, p. 150). 12 La nature de l’homme, 17 (= Salubr., 2) (éd. Jouanna, p. 208) ; dans le même chapitre, Polybe soutient aussi que le corps des jeunes est sec. 13 Jacques JOUANNA, Hippocrate. La nature de l’homme, Berlin, 1975, p. 303.
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s’oppose à ce que Polybe ait écrit vers 410 ou même un peu auparavant une Nature de l’homme, sans que cette date s’impose réellement plus que 400 ou 390 ; et que vers 390 ou même 380, il ait rédigé un Régime salutaire où il s’inspire du troisième livre du Régime, une œuvre ample et forte qui, en cette section originale, ne pouvait que l’intéresser particulièrement »14. La doctrine du vieillard humide est donc tout à fait originale ; elle est due à la dialectique des éléments que développe l’auteur du traité Du Régime. G.E.R. Lloyd a vu tout à fait juste lorsque, commentant le passage de ce traité sur les qualités fondamentales de la vieillesse, il a écrit : « In particular his view that the old are wet runs counter to the generally accepted Greek notions… though it also appears in Salubr. ch. 2 (L VI, 74, 19ff.) »15. Tous les textes cités depuis Homère sont unanimes pour présenter le vieillard comme un être froid et sec. Je voudrais compléter cette liste de textes par quelques passages d’Aristote, avant d’en arriver, après ce détour long mais indispensable, aux écrits de Galien. Aristote, qui définit la vieillesse comme une maladie naturelle (τÚ δ¢ γ∞ρας νÒσον φυσικÆν)16, considère que la vieillesse (γ∞ρας) est terreuse (γεηρÒν), c’est-à-dire qu’elle manque de chaleur et d’humidité : on aura remarqué qu’Aristote s’appuie ici — comme souvent — sur une étymologie tout à fait fantaisiste, faisant dériver 14 Hippocrate. Du Régime, édité, traduit et commenté par Robert Joly avec la collaboration de Simon Byl, Berlin, CMG I, 2, 4, 1984, p. 44. À la p. 42 de notre édition, Robert Joly avait déjà écrit : « Personne ne pense à une influence du Régime salutaire sur le Régime : les textes de ce dernier sont plus développés, la doctrine y forme un ensemble très cohérent et, dans deux cas, affirmée comme œuvre personnelle. À en juger ingénument, sans référence à la datation des œuvres en présence — problème difficile, lui aussi — on a nettement l’impression que c’est le Régime salutaire qui s’inspire du Régime… ». 15 G.E.R. LLOYD, op. cit., p. 60, n. 1. 16 Cf. G.A. V, 4, 784b 32-34.
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γ∞ρας (la vieillesse) de γεηρÒς (terreux)17. C’est parce qu’il est terreux que le vieillard est sec, que sa peau est devenue plus dure et plus épaisse18. Parce que le vieillard manque de chaleur, son organisme est incapable d’opérer une coction suffisante du liquide sanguin et c’est pourquoi le vieillard n’a plus de sperme19 (ce dernier étant, pour le Stagirite, « le résidu de la nourriture transformée en sang, celle qui, au terme de son élaboration, se répand dans les parties du corps »)20. Dans le texte dans lequel Aristote traite de la canitie, il écrit notamment ceci : « Quand les poils blanchissent du fait de l’âge, c’est par suite d’une faiblesse ou d’un manque de chaleur. En effet tout âge a tendance à se refroidir, quand le corps décline, et c’est le cas dans la vieillesse : car la vieillesse est froide et sèche »21. Dans le traité De la longévité, il avait déjà soutenu que « la vieillesse comme la mort est sèche et froide »22. On voit par ce texte que mourir de vieillesse, c’est aussi mourir de sécheresse. On peut le constater aussi d’après ce passage de l’Histoire des Animaux : « L’âge fait varier le sang aussi bien en quantité qu’en qualité. En effet, chez les sujets très jeunes, le sang est comme de l’ichôr et abondant ; chez les sujets âgés, il est épais, noir et peu abondant (Ùλ€γον) ; dans la force de l’âge, il tient le milieu »23. Dans la Rhétorique, Aristote explique que les vieillards sont poltrons, car ils sont froids (κατεψυγµ°νοι) ; or, ditil, la peur est un refroidissement ; selon le même texte, les 17
Cf. G.A. V, 3, 783b 6-8. Cf. mon livre Recherches sur les grands traités biologiques d’Aristote : Sources écrites et Préjugés, Bruxelles, 1980, p. 230, n. 146. 18 Cf. G.A. V, 3, 783b 5-8. 19 Cf. G.A. I, 18, 725a 19-22. 20 G.A. I, 19, 726, 9-11. 21 G.A. V, 4, 784a 30-34 (trad. P. Louis). 22 De la longévité, 5, 466a 21 (trad. R. Mugnier). 23 H.A. III, 19, 521a 31-521b 2 (trad. M.-P. Duminil).
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jeunes gens présentent des dispositions contraires aux vieillards, car ils sont chaud (θερµο€)24. Dans le Problème XXX, 1, 955a 17-18, que de bons aristotélisants considèrent comme l’œuvre du Stagirite, il est dit que les vieillards sont froids et que la vieillesse est un refroidissement (οfl δ¢ γ°ροντες ψυχρο€: τÚ γåρ γ∞ρας κατãψυξ€ς τις)25. Pour Aristote finalement, la vieillesse est une consomption (µãρανσις) lente qui rend la chaleur de l’individu incapable de digérer la nourriture26. Je terminerai cet aperçu sommaire de la gérontologie aristotélicienne par une affirmation qui éclaire plus de deux millénaires de gériatrie : « L’humide est plus propice à la vie que le sec »27. Je ne dirai rien des conceptions gériatriques d’Asclépiade de Bithynie, de Celse ou d’Arétée de Cappadoce28, mais j’en arrive à Galien (129-199 ?), qui fut, après Hippocrate, le plus grand médecin de l’Antiquité et dont l’œuvre énorme influença des générations de praticiens pendant plus d’un millénaire et demi, notamment dans le domaine de la gériatrie. L’œuvre du médecin de Pergame constitue, avec près de 20.000 pages dans la seule édition presque complète, celle de K.G. Kühn (1821-1833), le corpus grec le plus considérable. Elle reste pourtant fort peu étudiée : l’Année Philologique de 1984 ne mentionne, sous le nom de Galien, pas plus de 11 numéros. Ce dédain des 24
Rhétorique II, 13, 1389b 29-32. Cf. Jeanne CROISSANT, Aristote et les Mystères, Liège-Paris, 1932, p. 86. 26 De la Jeunesse et de la Vieillesse, 5-6, 469b 23-470b 5. 27 G.A. III, 11, 761a 27-28 : … ζωτικ≈τερον τÚ ÍγρÚν τοË ξηροË. 28 Sur les conceptions gériatriques de ces médecins, je renvoie à M.D. GRMEK, « On Ageing and Old Age. Basic Problems and Historic Aspects of Gerontology and Geriatrics », Den Haag, Monographiae Biologicae, 1958, p. 51-53. 25
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philologues à l’égard du Corpus galénique tient, d’après moi, à l’absence d’une édition critique complète accompagnée d’une traduction dans une langue contemporaine, à l’absence d’un instrument de travail comparable à l’édition d’Hippocrate par Émile Littré (Paris, 10 volumes, 1839- 1861). Je ne me trompe pas fort en affirmant que, depuis la traduction des Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien par Charles Daremberg (Paris, 1854-1856), plus aucun traité29 du médecin de Pergame n’a été jugé digne d’une traduction française. De plus, les éditions du Corpus Medicorum Graecorum sont encore loin d’être très nombreuses et la publication d’une Concordance ou même simplement d’un Index faciliterait grandement les recherches. Comme l’a écrit Paul Moraux dans un livre récent30, « Galien qui nourrit pour Hippocrate une admiration sans bornes… s’était donné pour tâche de commenter la totalité du corpus hippocratique. C’était là un projet énorme : il n’a pu être réalisé qu’en partie ». Comme Galien a consacré un long commentaire31 au traité De la nature de l’homme qui exceptionnellement présente, nous l’avons vu, le vieillard comme un être à la fois froid et humide, il est intéressant de rechercher s’il va adopter les vues de son modèle adoré : Il a abordé le sujet des âges et a imparfaitement opéré la distinction, puisqu’il ne les a pas séparés en quatre périodes différentes, mais en deux seulement. Si justement il se préparait à tirer une indication relative à la façon de se nourrir en partant des tempéraments qui correspondent aux âges, de même que les tempéraments sont au nombre de quatre, de 29
Fait néanmoins exception le traité Des passions de l’âme et de ses erreurs, traduction et commentaire par R. Van Der Elst, Paris, 1914. 30 Galien de Pergame. Souvenirs d’un médecin, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 31. 31 Kühn XV, 1-173 ; In Hippocratis de natura hominis commentaria III, ed. I. Mewalde, Leipzig-Berlin, CMG V, 9, 1, 1914.
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même il aurait dû scinder les âges en quatre et appeler humide et chaud celui des enfants, sec et chaud celui des jeunes gens, sec et froid celui des adultes, humide et froid celui des vieillards. Et il convient que l’âge des enfants soit humide, car la croissance ne peut avoir lieu dans un autre tempérament. Quant à celui des jeunes gens, puisqu’il est plus chaud et plus sec qu’il ne convient, il lui est utile de suivre les régimes opposés ; il en va de même pour l’âge des adultes. Quant à l’âge des vieillards, la question, non sans importance, reste négligée par presque tout le monde. À propos des vieillards, puisque certains les disent humides, certains secs (mais les deux partis restent dans le vague), nous devons déterminer dans quelle mesure ils sont secs, dans quelle mesure ils sont humides. Cela a été démontré dans les livres du De temperamentis (ν το›ς ερ‹ κρãσεων). En effet, on a montré que pour les parties solides du corps, les vieillards étaient secs et que les sécrétions qu’ils produisaient en raison de la froideur de leur tempérament étaient abondantes et que pour cela ils étaient dits humides… Comment il faut considérer chacune de ces deux opinions, cela a été dit parfaitement dans l’ouvrage De sanitate tuenda (κατå τν Íγιεινν ραγµατε€αν). Mais dans le présent propos, il suffira de donner le résumé de ce que nous avons écrit dans ce traité. Que les nourritures, les boissons et tout le reste aient pour but, en ce qui concerne l’humide et le chaud, d’humidifier et de réchauffer comme il faut les parties solides du corps des vieillards, elles qui précisément sont aussi au sens propre les seules parties. Inversement, il faut examiner l’évacuation des sécrétions pituiteuses. Si donc tu lis et apprends de façon scientifique d’après le traité De temperamentis (ερ‹ κρãσεων) que le tempérament propre des vieillards est froid et sec (ψυχρåν κα‹ ξηρåν ε‰ναι τν οfiκε€αν τ«ν γερÒντων κρçσιν) mais qu’ils contiennent en plus une humidité acquise, due à la production de leurs sécrétions pituiteuses et si, à partir de ces données, tu t’occupes des livres du De sanitate tuenda, et tu apprends en outre quel régime doivent suivre les vieillards, alors tu verras clairement ce qui est vague dans le passage qui précède. Il n’aurait pas fallu, en effet, diviser en deux la vie humaine ni dire que les corps des vieillards étaient humides et mous ni qu’il fallait les soumettre à un régime fait de nourritures au tempérament sec. Il est évident que lui-même (= Hippocrate) se méfiait de son propre propos ; en effet, il n’a pas simplement dit : il faut
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soumettre les plus âgés à un régime plus sec, mais il a ajouté : la plupart du temps, τÚ λ°ον… Or cela a le même sens que de dire : pas toujours32.
Ce long texte est une réfutation de la doctrine du traité de la Nature de l’homme ; en gros, pour Galien, le vieillard est bien un être froid et sec, ainsi qu’il l’a démontré déjà : c’est lui qui le dit — dans le De temperamentis et dans le De sanitate tuenda. Avant de poursuivre notre enquête, je voudrais m’insurger contre l’optimisme de Johannes Steudel, qui commente ainsi le texte de Galien que je viens de traduire : « Moderne Laboratorium-untersuchungen bestätigen die Abnahme des Wassergehaltes im alternden Gewebe »33. Il me semble inadmissible de comparer des analyses de laboratoire moderne et des recherches sur les processus de sénescence avec une image qui remonte à Homère et sans doute à une époque bien antérieure au VIIIe siècle a.C. et qui sera la source de bien des erreurs. C’est là un piège dans lequel tombent tant d’éminents médecins, un travers qu’a dénoncé Robert Joly dans son livre magistral Le niveau de la science hippocratique. Contribution à la psychologie de l’histoire des sciences34. Du traité De temperamentis, j’extrais le passage suivant : La fleur de l’âge de tous les êtres vivants se trouve au milieu des extrêmes, n’atteignant pas la sécherese extrême, comme la vieillesse, n’étant pas non plus située dans une humidité abondante, comme c’est le cas pour l’âge des nourrissons. Pourquoi donc certains médecins distingués parlèrent-ils de la vieillesse humide ? Peut-être ont-ils été trompés par l’abondance des sécrétions ? Les yeux des vieillards, en effet, pleurent ; leur nez est plein d’écoulement ; dans la bouche, il y a une abondance de salive ; ils toussent aussi et crachent du 32
In Hippocratis vel Polybi de salubri victus ratione privatorum, ch. 7 (XV, 185-190 K). 33 Johannes STEUDEL, « Zur Geschichte der Lehre von den Greisenkrankheiten », in Sudhoffs Archiv, 35, 1-2 (1942), p. 4. 34 Paris, Les Belles Lettres, 1966, surtout aux p. 1-30.
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phlegme ; ils montrent ainsi que leur poumon est plein d’une telle humeur. Leur ventre est rempli de phlegme et chacune de leurs articulations est quelque peu chargée d’humidité. Mais rien de tout cela ne s’oppose à ce que le corps des vieillards soit sec (ξηρã). Tu trouveras en effet que leurs nerfs, leurs artères, leurs veines, les membranes et les revêtements de leurs organes sont beaucoup plus secs (ξηρÒτερα) qu’auparavant… chacune des parties est plus sèche parce qu’elle n’est plus nourrie de la même façon maintenant à cause de la faiblesse de la chaleur… Le vieillard est donc humide non pas par ses organes propres mais par ses sécrétions et il est sec, non pas par ses sécrétions mais par ses organes propres, de telle sorte que pour l’un il est sec, pour l’autre, humide. Mais le propos actuel ne concerne pas les sécrétions, mais les organes. Ce sont leurs facultés naturelles qui permettent la vie. Le vieillard est sec grâce aux parties par lesquelles l’enfant était humide, par les parties solides du corps, les os, les membranes, les liens, les artères, les veines, les nerfs, les chairs. Et c’est à juste titre qu’Aristote compare la vieillesse à une plante desséchée35. En effet, les plantes, quand elles sont jeunes, sont molles et humides ; en vieillissant, elles paraissent se dessécher de plus en plus ; pour finir, elles sont complètement sèches et cela pour elles, c’est la mort. Il est donc évident d’après ce qui a été dit que la vieillesse est l’âge le plus sec (ξηρÒτατον). Il est aussi tout à fait manifeste que c’est l’âge le plus froid (ψυχρÒτατÒν), de telle sorte que personne ne pourrait en douter. En effet, à ceux qui les touchent les vieillards semblent froids. C’est aisément qu’ils se refroidissent, deviennent noirs et livides. Ils sont aisément pris par les maladies froides, des apoplexies, des paralysies, des engourdissements, des tremblements, des convulsions, des rhumes, des enrouements. Il s’en faut de peu que tout leur sang ne disparaisse et c’est à cause de cela que disparaît en même temps la rougeur de leur peau… En effet, la vieillesse est-elle autre chose qu’un chemin vers la mort ? (κα‹ τ€ γåρ êλλο ἢ ÙδÚς ‹ θãνατον στι τÚ γ∞ρας;).
35
Galien doit renvoyer au traité aristotélicien De la jeunesse et de la vieillesse, 23 (17), 478b 27-28 : « Dans les plantes, c’est le dessèchement (αÎανσις), chez les animaux, c’est ce qui s’appelle la vieillesse » (trad. R. Mugnier).
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De sorte que si la mort est l’extinction de la chaleur naturelle, la vieillesse (τÚ γ∞ρας) pourrait en être comme sa consomption (µαρασµÒς)36.
Le deuxième traité auquel renvoient les Commentaires de la Nature de l’homme est le De sanitate tuenda : c’est cet ouvrage, et spécialement le cinquième livre, qui contient les descriptions gériatriques les plus circonstanciées et un examen très détaillé de l’hygiène de la vieillesse. Dès le début du traité, Galien rappelle que « la vieillesse est analogue à la dessication des plantes. En effet, cette dessication est la vieillesse pour une plante ; elle résulte d’une sécheresse (ξηρÒτητα) excessive »37. Il est d’avis, contrairement à certains (ßνιοι), que la vieillesse n’est pas une maladie, car les maladies sont contraires à la nature (αρå φÊσιν) et car les vieillards ne sont pas dans une disposition contraire à la nature (αρå φÊσιν)38. Dès les premières pages du livre V, Galien annonce qu’il va traiter de la gériatrie : τÚ καλοʵενον τ∞ς τ°χνης γηροκοµικÚν µ°ρος εfiς διδασκαλ€αν êξοµεν39 (nous allons traiter de la partie de l’art qu’on appelle gériatrie). Le chapitre 3 du livre V du De sanitate tuenda a été intitulé Galen’s Gerontology par son traducteur anglais R.M. Green40. Il vaut la peine de traduire l’intégralité de cette section dans laquelle nous trouvons des affirmations très souvent répétées et développées ailleurs dans le Corpus galénique :
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De temperamentis II, 2 (K I, 580-582). De sanitate tuenda I, 2 (K VI, 6). 38 Cf. ibid. I, 5 (K VI, 20-21). 39 Ibid. V, 2 (K VI, 312). 40 Cf. R.M. GREEN, A Translation of Galen’s Hygiene (De sanitate tuenda), Springfield, 1951, p. 195. 37
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Il faut s’efforcer de corriger toute chose par le moyen de l’excès opposé41, comme par exemple pour la vieillesse. Car la vieillesse est froide et sèche (ψυχρÚν κα‹ ξηρÒν), comme cela a été démontré dans les livres du De temperamentis. La correction de la vieillesse se fait par ce qui humidifie et ce qui réchauffe. Tels sont les bains chauds d’eaux douces, le vin et les aliments qui à la fois humidifient et réchauffent. En ce qui concerne les exercices ou les massages et tout mouvement (car il est préférable de commencer par les mouvements, puisqu’il a été dit correctement : que les exercices précèdent les aliments), il faut savoir que le poète avait partiellement raison de dire : Quand il s’est baigné, qu’il a mangé, qu’il dorme douillettement : cela c’est le privilège de l’âge42. Mais tout n’a pas été dit dans ces vers car les vieillards ont besoin autant que les jeunes de mettre en mouvement leur corps, leur chaleur innée risquant de s’éteindre… c’est à leur sujet qu’Hippocrate a dit : Aucun vieillard n’a besoin d’un repos total ni non plus d’un exercice violent. Leur chaleur a besoin d’être avivée mais elle est éteinte par des mouvements trop violents. Les grands feux n’ont nullement besoin d’être avivés mais ils se suffisent à eux-mêmes pour se maintenir et venir à bout du combustible. C’est pourquoi les gens dans la fleur de l’âge n’ont pas besoin d’être massés excessivement après le sommeil, à l’aube. Car le but d’un tel massage réalisé avec de l’huile est double : ou bien guérir un état de fatigue avant qu’il n’aboutisse à la fièvre ou bien stimuler une digestion qui faiblit. Car c’est facilement et en peu de jours que j’ai redonné du poids — en recourant à ce massage — à beaucoup de gens qui avaient été mal nourris pendant longtemps. Mais ce qui arrive à d’autres pendant un temps limité, cela c’est toujours le cas pour les vieillards. Car leur corps tout entier est froid et est incapable d’attirer à lui la nourriture, de bien la travailler et d’être sustenté par elle. 41
C’est l’énonciation du principe contraria contrariis. Ici Galien cite les vers 254-255 du chant XXIV de l’Odyssée : — ν λοÊσαιτο φãγοι τε ΕÍδ°µεναι µαλακ«ς, ≤ γåρ δ€κη στ‹ γερÒντων. Sur cette citation, cf. Paul MORAUX , « Homère chez Galien », p. 31 et la n. 34 in Stemmata. Mélanges de philologie, d’histoire et d’archéologie grecques offerts à Jules Labarbe (Supplément à L’Antiquité Classique), 1987. 42
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Mais le massage, stimulant leur force vitale et les réchauffant de façon modérée, rend leur digestion meilleure et leur nutrition plus appropriée. De la même façon que beaucoup de jeunes gens mal nourris ont retrouvé du poids en étant soumis à un régime, de cette façon, tous les vieillards y ont trouvé du bénéfice. C’est pourquoi : qu’il n’y ait pour les vieillards qu’une seule chose à l’aube comme exercice : le massage avec de l’huile ; et immédiatement après cela, des promenades et des mouvements sans fatigue, en tenant compte de la force du vieillard. C’est à cause de cela que j’ai dit peu de choses sur les aliments et les boissons. C’est dans un but paradigmatique que je vais parler maintenant d’exercices à propos desquels, nous l’avons appris plus haut, ceux qui sont vifs (ainsi appellent-ils ceux dont les mouvements sont rapides) amaigrissent le corps tandis que les exercices opposés l’épaisissent. Beaucoup d’exercices dessèchent le corps tandis que des exercices modérés le rendent charnu. Et j’ai parlé aussi de toutes les autres différences d’exercices comme aussi de massages. Mais les formes d’exercices pour les vieillards qui sont utiles ou qui sont nuisibles seront jugées d’après la disposition du corps tout entier et par les défauts qui les accablent. Pour la disposition du corps tout entier, il en va comme suit : car le corps le meilleur, en ce qui concerne sa constitution, à propos duquel j’ai parlé jusqu’à présent depuis le début, de même qu’il est le plus approprié, durant la jeunesse, aux travaux les plus pénibles, de même, durant la vieillesse, il est approprié à tous les travaux modérés…43.
Après ce chapitre que j’ai volontairement abrégé, Galien va citer le cas de deux vieillards dont la longévité est évidemment due à un régime qu’il approuve : le premier de ces vieillards est le médecin Antiochus qui pratiqua son art au-delà de quatre-vingts ans ; le deuxième, plus extraordinaire encore, est le grammairien Télèphe : Télèphe, le grammairien, vécut plus de temps qu’Antiochus, presque cent ans ; il se baignait deux fois par mois en hiver, quatre fois en été, trois fois dans les saisons intermédiaires. Et les jours où il ne se baignait pas, il se faisait oindre aux environs de la troisième heure, avec un court massage. Ensuite 43
De sanitate tuenda V, 3 (K VI, 319-326), passim.
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il mangeait de l’orge bouillie dans de l’eau, y ayant mélangé du miel cru, le meilleur possible et cela lui suffisait pour la première heure. Et il dînait aussi à la septième heure ou un peu plus tôt ; il mangeait d’abord des légumes, ensuite tout aussitôt des poissons ou des oiseaux. Mais dans la soirée, il ne mangeait que du pain humecté dans du vin mélangé44.
À l’instar des médecins hippocratiques, Galien attache une importance démesurée au régime. Comme nous aurons l’occasion de le relever et comme lui-même nous l’a déjà appris, Galien privilégie un régime chaud et humide qui peut contrebalancer l’excès de froideur et de sécheresse du vieillard. Galien a consacré le chapitre suivant aux vins ; c’est là un sujet qui intéresse l’histoire de la viticulture mais aussi celle de la médecine : De même que pour les enfants, le vin est tout à fait contraire, de même il est tout à fait utile pour les vieillards… le premier très grand bienfait qui résulte du vin pour les vieillards est qu’il réchauffe toutes leurs parties… ceux, parmi les vins qui sont pâles ou jaunes, qui sont épais engendrent du sang et nourrissent le corps ; c’est pourquoi ces vins pourraient être utiles aux vieillards au moment où ils n’ont pas d’humidité séreuse dans leurs veines et où ils ont besoin d’une nutrition plus abondante…45.
Ce chapitre contient de très longues listes de vins recommandés ou non pour leurs qualités. Dans le chapitre VIII consacré à certaines maladies qui frappent la majorité des vieillards : « bronchite, rhumes, lithiases rénales, arthrite et goutte »46, Galien revient sur la question du vieillard sec et humide : En effet, quiconque a exercé sa raison et a entendu que le corps du vieillard est froid et sec (ψυχρÚν κα‹ ξηρÒν) en ses parties mêmes et est facilement rempli de sécrétions séreuses et phlegmatiques à cause de la faiblesse de sa faculté, essaiera de les expulser, de réchauffer et d’humidifier les parties solides de 44 45 46
De sanitate tuenda V, 5 (K VI, 333-334), passim. De sanitate tuenda V, 3 (K VI, 334-339), passim. Ibid. V, 8 (K VI, 349).
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son corps. Mais ceux qui ont été trompés par l’abondance des sécrétions ont déclaré aveuglément que le tempérament des vieillards était humide et ils se sont immédiaement trompés sur le premier objectif, en pensant qu’il fallait rendre sec le corps des vieillards. Et c’est pourquoi ils donnent plutôt des aliments qui dessèchent… dans le régime tout entier, ils évitent ce dont la faculté est humide ; ils préfèrent donner ce qui dessèche. Et pourtant c’est tout le contraire qui est vrai puisque les vieillards sont évidemment aidés par les aliments qui humidifient…47.
Et Galien termine ainsi le chapitre 8 : « en considérant l’objectif universel qui, je l’ai dit, consiste à réchauffer et à humidifier ». Dans le chapitre suivant, le médecin tente d’expliquer pourquoi certaines personnes sont vieilles avant d’autres : Car le tempérament du vieillard est ce à cause de quoi nous vieillissons, certains à un moment, d’autres à un autre, certains plus tôt, d’autres plus tard, dans la mesure où nous sommes trop secs, soit, dès le début, par nature ou par suite d’habitudes de mœurs ou de régime ou d’une maladie ou de soucis ou d’une autre cause de cet ordre. Car ce que tout le monde appelle proprement la vieillesse, c’est le tempérament du corps sec et froid (ξηρå κα‹ ψυχρã) résultant d’un grand nombre d’années d’existence. Mais parfois aussi la vieillesse résulte d’une maladie fébrile ; nous appelons cet état vieillesse résultant d’une maladie, comme je l’ai dit dans mon livre De marasmo. Car le marasme n’est pas qu’un état qui se produit uniquement chez les animaux mais aussi chez les plantes. Et dans le premier livre de ce traité j’ai écrit sur l’origine inévitable de la vieillesse. Grâce à ce que j’ai dit dans les livres du De temperamentis et aussi dans le traité De marasmo, on pourrait devenir plus instruit dans la partie de la médecine qui est la gériatrie (γηροκοµικÒν) 48.
Galien consacre le chapitre 10 à la thérapeutique fondée, nous le savons déjà, sur le principe contraria contrariis : Toute prise en charge de la disposition du corps dépend de la connaissance de sa nature propre et des propriétés de la 47 48
Ibid. V, 8 (K VI, 349-353), passim. Ibid. V, 9 (K VI, 356-357).
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matière des remèdes. C’est ainsi que dans le sujet qui nous occupe maintenant, la vieillesse, celui qui en connaît scientifiquement la disposition, à savoir que c’est une sécheresse avec du froid (ξηρÒτης στ‹ µετå ψÊξεως), s’il apprend à fond les matières qui humidifient et les remèdes réchauffants, pourrait devenir un bon médecin des vieillards (un bon gériatre ou gérontologue). Comme il y a quatre espèces de matières médicales…, dans chacune d’elles il faut choisir celles qui peuvent réchauffer et humidifier… 49.
Galien résume finalement le livre V du De sanitate au chapitre 12 et il y écrit notamment : « Le tempérament froid et sec (ψυχρå κα‹ ξηρã) est semblable à celui des vieillards ; c’est pourquoi de tels corps vieillissent rapidement mais l’on a parlé de cela suffisamment dans ce qui précède… »50. Il termine son livre en établissant une triple distribution à l’intérieur de la vieillesse, ce qui va lui permettre de citer de nouveau les vers 254-255 du chant XXIV de l’Odyssée : …Ces considérations ont été faites pour ceux qui sont dans la période médiane de la vieillesse ; nous savons que la première période, appelée âge des vieillards encore verts (»µογερÒντων), permet encore de remplir les activités politiques, que la seconde, à laquelle le nom de vieillesse convient, est celle dont on dit : Quand il s’est baigné, qu’il a mangé, qu’il dorme douillettement. Mais mes considérations ne concernent pas la troisième période, dans laquelle j’ai dit que se trouvait le grammairien Télèphe quand il se baignait deux ou trois fois par mois ; car en raison de la faiblesse de leur faculté, ils ne peuvent pas supporter des bains fréquents. Et en plus en raison de la froideur de leur constitution, ils ne peuvent pas réunir de sécrétions piquantes. Et à cet âge on les appelle des vieillards décrépits (°µελον), comme le disent ceux qui se plaisent aux étymologies, car ils sont manifestement en route vers la
49 50
Ibid. V, 10 (K VI, 357-358), passim. Ibid. V, 12 (K VI, 374).
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procession d’Hadès (αρå τÚ κ°µεσθαι τν εfiς úδου δηλονÒτι οµÆν) 51.
Nous pouvons remarquer qu’à aucun moment Galien n’a songé à préciser les limites d’âge qui marquent chacune des trois périodes ici envisagées. Comme les médecins du Corpus hippocratique52, Galien envisage la vieillesse d’un point de vue beaucoup plus qualitatif que quantitatif et il n’est pas effleuré par la notion de mesure53 : le froid et le chaud, le sec et l’humide sont des qualités et ne peuvent en aucune façon être quantifiés : Johannes Steudel était loin de s’en être aperçu54. Galien ne mentionne pas non plus le seuil de la vieillesse, au chapitre 2 du De sanitate tuenda : Les gens ont néanmoins la santé non seulement jusqu’au début de la vieillesse mais même durant toute la vieillesse qui pourtant paraît à certains une maladie naturelle alors que les vieillards ne souffrent pas et qu’ils n’ont perdu complètement aucune des facultés que nous employons dans la vie quotidienne, qu’ils ne sont pas devenus complètement faibles, mais jouissent de la santé qui est propre à la vieillesse… Si autant qu’il en a besoin, le vieillard peut voir, entendre, se promener et accomplir le restant et si son corps ne lui fait défaut en rien, c’est avec vraisemblance que l’on pourrait appeler cela la santé du vieillard, entendant par là non pas la santé en général, mais la santé du vieillard. Car la santé parfaite est irréprochable en ce qui concerne l’excellence des 51
Ibid. V, 12 (K VI, 379-380). Pierre CHANTRAINE , op. cit., s.v. Ibid. V, 8 (K VI, 349) °µελος note qu’il n’y a pas d’explication pour l’étymologie et que celle de Galien est populaire. 52 Cf. mon article « La vieillesse dans le Corpus hippocratique », in Formes de pensée dans la Collection hippocratique, Genève, 1983, p. 86. 53 Danielle G OUREVITCH, « L’obésité et son traitement dans le monde romain », in Hist. Phil. Life Sc., 7 (1985), p. 212 fait la même remarque : « Il n’y a pas de mesure objective de l’obésité : dans les textes que nous avons dépouillés, il n’est nulle part question de peser l’obèse, ce qui pourtant était parfaitement faisable. En fin de compte c’est une obésité subjective qu’on traite, l’impression des médecins étant évidemment tributaire de l’impression générale ». 54 Cf. supra.
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fonctions tandis que la santé des vieillards a des failles ; c’est pourquoi la partie de la médecine qu’on appelle la gériatrie (γηροκοµικÒν) a comme objectif de conserver autant que possible la santé du vieillard55.
Commentant notamment ce texte, Mirko D. Grmek écrit : In saying so, Galen formulated very lucidly what Ignaz L. Nascher proclaimed to be the first postulate of modern geriatrics. He also formulated, almost literally, Nascher’s third postulate, according to which the state of health of the young and the old do not bear comparison. In old age all physiological functions are reduced and weakened 56.
Au milieu des très nombreuses considérations relatives aux infirmités du tempérament chaud qu’il développe au chapitre 3 du livre 6, Galien note que le corps dont il est question dans le présent propos est plus chaud que ce qu’il faut et si dans sa première constitution il est à mi-chemin entre l’humidité et la sécheresse, il devient tout à fait sec dans la fleur de l’âge, et encore davantage et plus rapidement s’il était aussi trop sec par nature. Et plus vite il arrive à la fleur de l’âge, plus vite il vieillit. Puisque tout devient sec à l’âge adulte, il est logique de penser que ce qui est trop sec par nature arrive plus vite à la sécheresse de la vieillesse57.
Pour palier tous ces inconvénients d’un tempérament trop chaud devenant rapidement trop sec, c’est-à-dire arrivant trop vite à la vieillesse, Galien propose tout un régime à appliquer dès la maturité ; j’en extrais cette prescription : « Les relations sexuelles sont tout à fait nuisibles pour les tempéraments secs »58. 55
De sanitate tuenda VI, 2 (K VI, 388-389). Mirko D. GRMEK, op. cit., p. 53. Dans sa monographie, op. cit., p. 85-86, Mirko D. Grmek rappelle que Ignaz Leo Nascher (1863-1944) fut l’initiateur de la gériatrie moderne en Amérique, spécialité qu’il sépara de la médecine interne et qu’il appela geriatrics. 57 Ibid. VI, 3 (K VI, 398). 58 Ibid. 56
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L’auteur du traité pseudo-hippocratique Du Régime, quelque cinq cents ans plus tôt, recommandait lui le coït aux vieillards durant l’hiver59, car le coït échauffe60 mais de plus amaigrit et humecte. On voit encore ici combien les conceptions de Galien s’opposent à celles de l’auteur du Régime, traité qu’il n’a pas commenté, car il ne le considérait pas comme l’œuvre d’Hippocrate, mais sur lequel il nous a fourni des renseignements précieux61. Galien ajoute que ces tempéraments secs doivent aussi éviter particulièrement les insolations, les fatigues, les soucis, les insomnies et tous les mouvements brutaux. Et la colère, surtout celle qui enflamme les natures bilieuses, produit des fièvres aiguës. C’est pourquoi les régimes qui sont recommandés pour ceux qui ont le tempérament chaud dans la fleur de l’âge et qui ont une humidité modérée dès le début conviennent mieux aux natures chaudes et sèches. L’objectif pour ces gens-là est de conserver humides les parties du vivant, puisque cela est commun à tout le tempérament ; si le contraire se produit, cela conduit les corps de tous les animaux à la vieillesse et cela c’est la raison pour laquelle le corps créé est mortel. C’est pourquoi s’il était possible de conserver toujours humide le tempérament du corps, le propos du sophiste, que je discutais au début, qui promettait de rendre immortel celui qui lui obéissait, serait vrai. Mais puisqu’il n’est pas possible pour le corps, comme cela a été montré, d’échapper à la voie naturelle conduisant à la sécheresse, c’est une nécessité pour nous de vieillir et de mourir ; celui qui se dessèche le moins a la plus grande longévité. Mais quand le régime humide produit des sécrétions et un excès d’humeurs, il devient difficile de maintenir l’équilibre pour ne pas attraper des maladies et pour ne pas vieillir rapidement.
59
Cf. Du Régime II, 68, 5 (L VI, 596 = p. 196 de l’éd. de Robert Joly-Simon Byl). 60 Cf. ibid. II, 58, 2 (L VI, 572 = p. 182 de l’éd. de Robert JolySimon Byl). Cf. mon article déjà cité « La vieillesse dans le Corpus hippocratique », p. 92. 61 Cf. notre édition Du Régime, p. 21-22.
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Autant que cela concerne le tempérament, ceux qui jouissent de la plus grande longévité, ce sont les plus humides et de plus ils sont en bonne santé, meilleure que les autres, quand le corps est arrivé à sa force la plus grande et ils sont aussi plus forts jusqu’à la vieillesse extrême que ceux qui ont le même âge. C’est pourquoi ce tempérament a fait l’objet de l’éloge de tous les médecins et philosophes qui connaissent avec précision les éléments du corps62.
Pour commenter une section de ce chapitre, il est peutêtre utile de rappeler que Nascher, le père de la gériatrie moderne, mourut en 1944, à l’âge de 81 ans, alors qu’il était en train de préparer un article intitulé Why must I die63. Dans son De sanitate tuenda, dont le livre V et les chapitres 2 et 3 du livre VI sont consacrés à des questions de gérontologie, Galien a renvoyé à plusieurs reprises à son traité intitulé De marasmo64. L’édition de Bâle qui parut en 1538 (l’editio princeps ayant été celle des Alde à Venise en 1525) présente ce court traité sous le titre : Galeni, de Marcore sive marasmo liber. Nous avons vu, au début de cette étude, qu’Aristote déjà avait défini la vieillesse comme une consomption (µãρανσις) lente65. Dans l’état de nos connaissances, il semble que ce soit Galien qui a le premier utilisé le terme µαρασµÒς qui a la même racine et le même sens que le substantif µãρανσις d’Aristote.
62
De sanitate tuenda VI, 3 (K VI, 398-400), passim. Cf. Mirko D. GRMEK , op. cit., p. 86. 64 Il en existe une traduction anglaise : Theoharis C. THEOHARIDES, « Galen on Marasmus », in Journal of the History of Medicine XXVI (1971), p. 369-390. 65 Cf. supra et De la Jeunesse et de la Vieillesse, 5-6, 469b 23470b 5. Voir aussi [ARISTOTE], Problèmes III, 5, 6 ; Ibid. V, 8 (K VI, 349) το›ς µαρãνσει τÚν β€ον κλε€ουσιν. 63
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Dès la première ligne du traité, Galien donne la définition suivante : « Le marasme est la destruction d’un corps vivant due à la sécheresse »66. Au chapitre 2, le médecin de Pergame évoque un philosophe, celui-là même qui a été qualifié de sophiste dans le De sanitate tuenda67, qui a dû écrire un traité consacré à la prolongation de la vie et intitulé soit Περ‹ éγηρασ€ας, soit Περ‹ éθανασ€ας ; il est parfois identifié à Philippe de Césarée, un élève d’Archigène68. Ailleurs, Galien dira encore de lui qu’il a essayé d’enseigner τν ÙδÚν τ∞ς éθανασ€ας, le chemin de l’immortalité, ce qu’a souhaité Aurore pour Tithon. Au chapitre 3, Galien revient au problème de l’étiologie de la vieillesse : Il vaudrait peut-être mieux examiner la cause pour laquelle tous les animaux et toutes les plantes vieillissent. Car ils semblent se dessécher (ξηραινÒµενα) et la vieillesse semble être une affection de ce genre, bien que certains (τινες) ont pensé le contraire, en proclamant que les vieillards étaient froids et humides. L’origine de leur erreur (αÈτ«ν ≤ αfiτ€α τ∞ς éãτης) a été révélée dans les livres du De temperamentis69.
Au chapitre 5, Galien précise la finalité de la gériatrie : Il est donc impossible d’empêcher le marasme de la vieillesse mais il est possible d’aider à l’augmentation de la durée de vie. C’est exactement ce qu’est cette partie de la médecine qu’on appelle gériatrie (γηροκοµικÒν) ; elle a pour but d’expliquer la nature du problème de la vieillesse et d’empêcher dans la mesure du possible que la masse du cœur ne se dessèche (ξηρανθ∞ναι) au point de cesser de fonctionner. Cela c’est le terme de la vie, la cessation de l’activité cardiaque. Car tant que le cœur reste en activité avec sa propre énergie, il est impossible que l’animal vienne à mourir. S’il y a un moyen d’humidifier la substance du cœur ou, par Zeus, celle du foie, 66 67 68 69
De marcore, 1 (K VII, 666). Cf. supra K VI, 399. Cf. Th.C. THEOHARIDES, op. cit., p. 373, n. 22. De marcore, 3 (K VII, 672).
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il est possible de prolonger la vieillesse. Si personne n’est capable de rendre plus humide le foie ou le cœur mais s’il est inévitable qu’avec le cours du temps, non seulement leurs viscères deviennent plus secs (ξηρÒτερα) mais aussi leurs artères et leurs veines, il est impossible d’empêcher la vieillesse mais il est possible de retarder son processus. Il semble donc qu’Homère a parlé comme un prophète au sujet des vieillards : Quand il s’est baigné, qu’il a mangé, qu’il dorme douillettement : cela c’est le privilège de l’âge70.
Dans le dernier chapitre de ce court traité, Galien termine son exposé par quelques considérations relatives aux vertus de plusieurs aliments : le lait d’un sein de femme, comme l’ont prescrit Euryphon et Hérodicos, est ce qu’il y a de mieux pour celui qui souffre de marasme (à défaut, on se contentera du lait d’une guenon) ; le miel est très utile pour ceux qui risquent de conduire à la vieillesse ; le vin lui-même est très utile dans le cas de marasme froid71. Je viens de passer en revue les principaux traités dans lesquels Galien expose ses conceptions gérontologiques mais je dois ajouter qu’il n’y a presque aucun de ses innombrables ouvrages dans lequel le médecin de Pergame ne fasse une digresion relative à l’état de santé des vieillards. Mon intention n’est pas de présenter un relevé exhaustif de cette myriade de textes, d’autant plus que Galien, comme sans doute tout professeur, se répète inlassablement mais de mentionner des textes qui complètent ou renforcent notre information. C’est constamment que Galien répète que le vieillard est froid72 et sec73. Cette insistance se comprend puisque le médecin explique, à partir de ces qualités élémentaires,
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De marcore, 5 (K VII, 680-682). De marcore, 9. 72 Sur le vieillard froid, cf. entre autres textes De Hippocratis et Platonis Placitis liber octavus (K V, 703-704). 73 Sur le vieillard sec, cf. entre autres textes De symptomatum causis III, 10 (K VII, 259). 71
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toute la pathologie du vieillard et toute la thérapeutique qu’il propose. Galien ne cesse pas de comparer le vieillard à l’hiver et il se révèle ici encore l’héritier des médecins hippocratiques, puisque l’auteur du traité Des humeurs avait déjà proclamé : « Dans les êtres vivants, les âges ressemblent aux saisons et aux années »74. La division de la vie en quatre périodes (enfance, jeunesse, âge adulte et vieillesse) a permis des rapprochements que philosophes et médecins ont signalés, entre la vie humaine et les saisons de l’année. La doctrine des âges est donc solidaire de la doctrine des saisons. Je cite ce texte-ci parmi beaucoup d’autres : En effet, parmi les âges, l’enfant correspond au printemps parmi les saisons. De même le jeune homme correspond à l’été, l’adulte à l’automne et enfin le vieillard à l’hiver 75.
Comme l’a fort bien écrit Anne Bargibant76, « Il faut remarquer… que le printemps auquel Galien fait correspondre l’enfant (qui, parmi les âges, possède le plus de chaleur) n’est pas la saison la plus chaude de l’année ». De la même façon je ferai remarquer que l’hiver auquel Galien fait correspondre le vieillard (qui est l’être le plus
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Des humeurs, 11 (L VI, 492). Cette opinion rappelle un mot attribué à Pythagore (in D IOGÈNE LAËRCE VIII, 10) : Πα›ς ãρ, νεην€σκος θ°ρος, νεην€ης φθινÒωρον, γ°ρων χειµ≈ν. Voyez mon article « La vieillesse dans le Corpus hippocratique… », op. cit., p. 90. 75 De placitis Hippocratis et Platonis VIII, 6 (K V, 692-693 = CMG V, 4, 1, 2, p. 516). Ce texte se retrouve en différents passages du traité pseudo-galénique In Hippocratis de humoribus librum commentarius I, 1 (K XVI, 26), I, 11 (K XVI, 102), II, 38 (K XVI, 345) et la même idée en III, 27 (K XVI, 424). 76 Anne BARGIBANT , Recherches sur le thème de l’enfant chez Galien, mémoire de licence en philologie classique, ULB, 1985-1986, p. 112.
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sec et dont la substance est terreuse — γε≈δους)77 n’est pas la saison la plus sèche. En fonction du principe contraria contrariis, Galien dira que la saison qui convient le mieux au vieillard est l’été ; en effet, commentant l’aphorisme 18 de la 3e section78, il écrit : Il serait exact de dire que les adolescents se portent très bien au printemps, les enfant au début de l’été. Quant aux vieillards, à cause de la froideur de leur tempérament, l’été leur est profitable comme l’hiver est très profitable à ceux qui sont dans la force de l’âge79.
À de très nombreux endroits de son œuvre immense, Galien souligne plusieurs caractéristiques physiologiques du vieillard. Les qualités que le médecin attribue à la respiration du vieillard sont liées à sa froideur : Pour ce qui est des vieillards, personne ne conteste le fait qu’ils sont beaucoup plus froids que les enfants et les adolescents. Le caractère de leur respiration, qui est plus petite et en même temps moins fréquente, est en rapport avec le froid… En effet, la respiration plus forte et plus fréquente est toujours en rapport avec les êtres chauds ; la respiration plus petite et moins fréquente l’est avec les êtres froids80.
Nous pouvons remarquer par ce texte, comme par beaucoup d’autres, que le vieillard est opposé à l’enfant. Le texte suivant en fera foi aussi : Parmi les âges, la petite enfance est portée au sommeil à cause de son humidité tandis que la vieillesse est portée à l’insomnie à cause de sa sécheresse. Tout cela donc doit prouver que l’humidité contre nature occupe le deuxième rang comme cause d’inertie de l’âme tandis que le froid est au premier rang. C’est pourquoi, seule une humidité excessive engendre de 77
Sur la substance ou l’essence terreuse du vieillard, voir In Hippocratis aphorismos commentarius I, 14 (K XVII B 412). 78 Cf. L IV, 494. 79 Hippocratis aphorismi et Galeni in eos commentarii, 18 (K XVII B, 612-613). 80 De usu respirationis, 4 (K IV, 500-501).
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longs et profonds sommeils comme seule aussi la sécheresse cause des insomnies au sujet desquelles Hippocrate a dit : Le sommeil, l’insomnie, l’un et l’autre au-delà de la mesure, sont fâcheux 81.
Commentant un autre aphorisme82, Galien insiste de nouveau sur cette opposition qui remonte en fait à Hippocrate : « Et la différence d’âge contribue en quelque chose à leur régime : les vieillards, en effet, jeûnent facilement et les enfants difficilement…83. Le médecin oppose une nouvelle fois les enfants et les vieillards lorsqu’il aborde le sujet de la transpiration : Car dans toutes les substances, deux qualités sont très favorables à la transpiration : l’humidité et la chaleur. Au contraire, deux qualités sont favorables à l’absence de transpiration : la sécheresse et le froid, en sorte qu’il n’y a rien d’étonnant que le corps des petits enfants, en raison de leur humidité et de leur chaleur, transpire facilement, tandis que celui des vieillards, dont la substance est durcie par le sécheresse et le froid, ne transpire pas facilement de sorte que, mon très cher Lycos, tu m’adresses des reproches sur un sujet à propos duquel tu aurais dû toi-même être blâmé84.
Dans les nombreux traités qu’il consacra à l’étude du pouls85, Galien oppose aussi le pouls des petits enfants à celui des vieillards : (Les pouls) varient en fonction des âges à peu près ainsi. Le pouls du nouveau-né est plus fréquent tandis que celui du vieillard est moins fréquent (éραιÒτερος)… De la même
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De locis affectis III, 6 (K VIII, 162) (trad. Anne Bargibant, op. cit., p. 45). Galien renvoie à Aphorismes II, 3 (L IV, 470). 82 Cf. Aphorismes I, 13 (L IV, 466). Voir mon article déjà cité « Le vieillard dans le Corpus hippocratique », p. 87. 83 In Hippocratis aphorismos commentarius I, 15 (K XVII B, 400). 84 Adversus Lycum, 7 (K XVIII A, 239) (trad. A. Bargibant, op. cit., p. 43). Lycus le Macédonien (IIe siècle p.C.) fut un interprète d’Hippocrate. Cf. P. MORAUX , op. cit., p. 151. 85 Sur ces traités sur le pouls, voir P. MORAUX, op. cit., p. 167169.
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manière, le pouls du petit enfant est très rapide tandis que celui du vieillard est très lent…86.
Et Galien précise encore ailleurs : « Chez ceux dont la chaleur est déjà complètement éteinte — et cela arrive surtout aux vieillards — le pouls devient aussi moins fréquent (éραιÒτερος)87. Nous retrouvons ailleurs des considérations diététiques identiques à celles que nous avons déjà rencontrées dans des traités que nous avons examinés plus haut : le miel est excellent pour les vieillards88 mais nuisible aux tempéraments chauds ; le vin est, comme Platon l’a proclamé89, utile aux vieillards au tempérament froid et qui ont peu de sang ; les bains chauds sont recommandés par Galien qui écrit : Ils sont dignes de pardon ceux qui pensent que le corps se dessèche par des bains chauds et des lotions modérées d’eau chaude. Car ils font presque la même erreur que ceux qui supposent que les vieillards sont plus humides que les jeunes gens. En effet, les vieillards ont beaucoup plus de sécrétions humides mais les jeunes gens ont leurs organes naturels beaucoup plus humides, comme je l’ai montré au deuxième livre du De temperamentis90.
C’est dans les commentaires aux Aphorismes d’Hippocrate que Galien brosse le tableau nosologique relatif aux vieillards le plus complet, après avoir cité l’Aphorisme 31 de la 3e section : Chez les personnes âgées, des dyspnées, des catarrhes accompagnés de toux, des stranguries, des dysuries, des douleurs articulaires, des néphrites, des apoplexies, des 86
De pulsibus ad tirones, 9 (K VIII, 464). De causis pulsuum, 4 (K IX, 176). 88 Cf. De naturalibus facultatibus II, 8 (K II, 123). 89 Cf. PLATON , Les Lois II, 666b : « on invitera Dionysos à ce qui est à la fois le mystère et la récréation de l’âge (ρεσβυτ«ν),ce vin qu’il a donné aux hommes pour subvenir et remédier au dessèchement de la vieillesse » (trad. É. des Places). 90 De simplicium medicamentorum temperamentis ac facultatibus I, 8 (K XI, 395). 87
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cachexies, des démangeaisons de tout le corps, des insomnies, des humidités du ventre, des yeux, du nez, des amblyopies, des cataractes (γλαυκ≈σιες), des duretés de l’ouïe91.
Galien commente ainsi ce texte qui nous fournit la liste la plus complète des maladies séniles : Certains des commentateurs d’Hippocrate (ou des successeurs : ἔνιοι τ«ν ÑΙοκρãτους) font une distinction entre les ρεσβÊται et les γ°ροντες, en accordant le nom de γ°ροντες à ceux qui ont un âge avancé… et celui de ρεσβÊται à ceux qui précèdent cet âge, à ceux qui sont entre les νεαν€σκοι et les γ°ροντες. Mais en réalité, il (= Hippocrate) a clairement montré qu’il appelait ρεσβÊται ceux qui avaient l’âge le plus avancé. Il termine donc son discours dans l’idée qu’il avait déjà parcouru tous les âges. Les vieillards sont pris sans cesse de catarrhes qui s’accompagnent de toux parce que leur tête se refroidit facilement et parce que beaucoup de sécrétions phlegmatiques se produisent chez eux, alors que les parties qui entourent leur cerveau sont déjà froides. L’asthme est produit par ces catarrhes, vu que leur respiration possède son propre principe de refroidissement ; en outre, comme leur faculté est faible, leurs reins se bouchent souvent et engendrent des pierres, lorsqu’une sécrétion demeurant visqueuse ou lourde a pris icimême un développement semblable à du tuf. Il y a des souffrances des articulations lorsqu’il y a pour certains des afflux de sécrétions à ces endroits, parfois à cause de la froideur des organes qui mettent en mouvement ces articulations. Souvent un mouvement irrégulier du souffle vaporeux provoque les vertiges dans les régions du cerveau et souvent comme des sécrétions pénibles se sont rassemblées dans le ventre, une exhalaison vaporeuse se porte au cerveau. Que faut-il dire aussi de l’apoplexie ? Car aucune affection n’est plus propre à la vieillesse parce que leur cerveau est rempli de sécrétions pituiteuses. Si une plaie apparaît chez le vieillard, ce dernier guérit difficilement à cause du manque de sang et il se gratte fort, ce qu’Hippocrate a appelé démangeaisons car les sécrétions qui provoquent le mouvement ont une évacuation difficile à travers la peau. 91
L IV, 500-502. Cf. notre article « La vieillesse dans le Corpus hippocratique », p. 93 et surtout la n. 66.
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Car il est plus vraisemblable qu’à cause de leur froideur leur peau s’épaississe et que les sécrétions soient plus nombreuses en même temps que plus épaisses. Tous les vieillards ne souffrent pas continuellement d’insomnies mais parce que la vieillesse se ronge et parce que le corps des vieillards est sec (διå τν τοË σ≈µατος ξηρÒτητα), à cause de cela surtout ils souffrent d’insomnies lorsqu’ils se portent très bien. Nous avons dit dans nos livres du De temperamentis que les organes du corps deviennent secs durant la vieillesse tandis que se réunit l’abondance des sécrétions pituiteuses. C’est à cause de cela que beaucoup supposent que la vieillesse est froide et humide. Pendant le temps où ces sécrétions s’accumulent plus nombreuses dans le cerveau, les vieillards sont plus somnolents ; pendant le temps où elles s’évacuent bien, ils sont enclins aux insomnies. Il arrive que les sécrétions soient produites en plus petite quantité et soient évacuées plus rapidement durant le temps où les vieillards sont en bonne santé ; d’où il résulte que l’insomnie semble être une affection propre à la vieillesse. Il est bien clair que les humidités qu’ils ont dans les yeux et dans le nez proviennent des sécrétions du cerveau. Lorsque celles-ci se mettent à couler dans le ventre, ce dernier devient humide. Les faiblesses de la vue et la surdité sont provoquées par la faiblesse de la faculté perceptive. Le glaucome est dû à une sécheresse (ξηρÒτητα) démesurée des organes92.
Il ne semble pas que Galien ait consacré beaucoup de développements à la démence sénile, alors qu’un Lucien, ou bien avant lui un Aristophane, ont souvent associé vieillesse et déraison93. C’est de cette façon que le médecin explique la démence sénile : Pourquoi donc beaucoup de ceux qui arrivent à la vieillesse extrême ont-ils déraisonné, alors qu’on a démontré que l’âge 92
K XVIIb, 648-651. Pour la fin du texte, cf. M.H. MARGANNE, « Le système chromatique dans le Corpus aristotélicien », in Les Études Classiques, 46 (1978), p. 185-230 (spécialement les pages 197-198) et son étude « Glaucome ou cataracte… », in Hist. and Phil. of the Life Sc., 1, n. 2 (1979), p. 199-214 (e.a. p. 202). 93 Cf. Simon BYL , « Lucien et la vieillesse », in Les Études Classiques, 46 (1978), p. 324 et les notes 60 à 62.
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de la vieillesse était sec ? Nous dirons que ce n’est pas à cause de leur sécheresse mais de leur froideur, car manifestement le froid endommage toutes les fonctions de l’âme94.
C’est encore parce que leur corps est froid que les vieillards, selon Galien suivant ici encore Hippocrate95, n’ont pas de fièvres aiguës ou pas de fièvres du tout96. Il arrive souvent — nous l’avons déjà constaté — que Galien oppose l’enfant au vieillard. C’est ainsi encore que le médecin écrit : « Les petits enfants, en raison de la mollesse de leur constitution, évacuent facilement ; mais les vieillards, en raison de leur sécheresse et de leur froideur (διå ξηρÒτητα κα‹ ψυχρÒτητα), évacuent difficilement »97. Il est cependant un point de la thérapeutique où les vieillards et enfants sont rapprochés par Galien comme sans doute par tous les médecins de son temps : pour la guérison des maladies, la phlébotomie est interdite aux petits enfants comme aux vieillards. Dans un texte qui est une réfutation des Méthodiques par les Empiriques, nous lisons : « C’est un fait que j’ai vus soignés par nous-mêmes (= les Empiriques) beaucoup d’hommes dans la fleur de l’âge, pleurétiques et vigoureux mais jamais je n’ai vu saigner personne dans l’extrême vieillesse ou un petit enfant »98. Nous trouvons la raison de cette interdiction dans un commentaire au traité hippocratique Du régime des maladies aiguës (Appendice, 2)99. Ni un enfant ni un vieillard ne supportent la saignée même s’ils sont atteints d’une grave maladie… Car le vieillard, 94
Quod animi mores corporis temperamenta sequantur, 5 (K IV, 786-787). 95 Cf. Aphorismes, 1ère section, 14 (L IV, 467). 96 Cf. Comm. I in Hippocr. aphorismos (K XVII B, 413-414). 97 In Hippocratis librum de acutorum victu commentarius IV, 22 (K XV, 776-777). 98 De sectis ad eos qui introducuntur, 8 (K I, 89). 99 L II, 398 = p. 69 éd. R. Joly.
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assurément, non en raison de ses longues années de vie mais de la faiblesse de sa faculté, ne supporte la saignée. Et les enfants, bien qu’ils possèdent une faculté vitale intense, ne supportent pas non plus la saignée. En effet, leur substance est évacuée promptement à cause de l’humidité de la chaleur de leur tempérament. Ils n’ont donc pas besoin de saignée puisqu’ils ont une évacuation innée qui provient de leur tempérament100.
Pour clore cette dissertation, je citerai Mirko D. Grmek qui écrivait, il y a trente ans : Galen’s rules about the dietetics of old age are of special importance, since with slight alterations they were preserved in scientific medicine up to the 19th century. Galen’s gerocomic advice has become the integral part of European popular belief and is still applied by many old people of our day 101.
En 1724, le médecin anglais Floyer (1649-1734) publiait une monographie sous le titre Medicina Gerocomica or the Galenic Art of Preserving Old Men’s Health : pour ce praticien du XVIIIe siècle, la vieillesse était un dérangement dû à la prédominance du froid et du sec102.
100
In Hippocratis librum de acutorum victu commentarius IV, 17 (K XV, 763-765 = CMG V, 9, 1, p. 286-287), passim (trad. Anne Bargibant). 101 Mirko D. GRMEK, op. cit., p. 53. 102 Cf. J. STEUDEL, op. cit., p. 12 ; Mirko D. GRMEK, op. cit., p. 65.
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Trois leçons méthodologiques
Chapitre VI LA PESTE À L’AUBE DE LA CIVILISATION OCCIDENTALE Il y a peste et pestes, épidémie et épidémies. Le mot grec λοιµÒς — pestilence — est très souvent traduit par les philologues par le français « peste » qui n’est cependant qu’un représentant particulier des pestilences. Le λοιµÒς (v. 61) du chant I de l’Iliade d’Homère tout comme celui du livre II (c. 47-58) de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide ne sont pas des pestes stricto sensu. Le lecteur ne découvre dans ces textes fameux, l’un du plus grand poète grec, l’autre du plus remarquable historien grec, aucune des caractéristiques de la vraie peste, due au bacille de Yersin : ni les bubons très douloureux qui apparaissent à l’aisselle ou à l’aine, ni ces taches noirâtres sur la peau qui s’ulcèrent et se grangrènent, ni ces morts subites. En fait, la première vraie peste, présentant ces symptômes irréfutables, fut la célèbre peste de Justinien, apparue à Péluse dans le delta du Nil en 532 ; son historien fut Procope de Césarée (Guerres de Justinien II, 22). Mais l’Antiquité a appelé λοιµο€, pestes ou pestilentiae toutes les grandes épidémies qui ont bouleversé l’οfiκουµ°νη, une quarantaine jusqu’à l’être chrétienne. Si la peste bubonique n’a jamais disparu de la surface de la terre, la peste de 1720, dite de « Marseille », est la dernière grande 85
flambée qui a sévi en France1. Il faut signaler que la peste bubonique n’a vraiment été reconnue qu’après la découverte du bacille étiologique par Yersin en 1894 et les travaux de Simond qui, en 1898, mit en évidence le rôle de la puce, vecteur de la maladie : après avoir piqué un pestiféré, homme ou rat, la puce inocule le bacille aux individus sains. S’il y a peste et peste, il y a aussi, je l’ai déjà dit, épidémie et épidémie. Il ne faut pas oublier que le verbe ιδηµ°-ω a comme premier sens celui de « résider dans le pays », que le Corpus hippocratique compte sept livres d’Épidémies, que ce mot, dans ce contexte, n’a rien à voir avec notre actuel sens d’épidémie. Comme l’a écrit fort bien le Dr Mirko D. Grmek : « Dans le Corpus hippocratique, le mot épidémie désigne l’ensemble des maladies que l’on peut observer en un endroit donné pendant une période donnée »2. La littérature classique, c’est-à-dire occidentale, s’ouvre par la narration d’un long épisode de pestilence provoquée par le dieu Apollon qui se sent outragé par le comportement du roi achéen Agamemnon envers son prêtre Chrysès. En effet, les vers 9 et 10 du chant I de l’Iliade nous apprennent déjà : « C’est lui (= Apollon) qui, courroucé contre le roi, fit par toute l’armée grandir une maladie funeste, dont les hommes allaient mourant… »3. C’est par ses flèches (v. 45 τοξ')4 qu’Apollon va répandre le λοιµÒς (v. 61), la pestilence. Celse, dans sa Préface, § 3-4, rappellera la pestilence de l’Iliade et, notamment 1
Sur les trois grandes pandémies de vraie peste (celle de Justinien au VIe siècle, la « mort noire » au XIVe siècle et la peste de Mandchourie au XIXe siècle), voir Mirko D. Grmek, Histoire du SIDA, Paris, 1989, p. 164. 2 Mirko D. GRMEK , Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Paris, Payot, 1983, p. 456. 3 Traduction de Paul Mazon modifiée. 4 Voyez le titre de la thèse de H.S.F. HORSTMANSHOFF, De Pijlen van de pest, Amsterdam, 1989.
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l’impuissance des médecins Podalire et Machaon, il écrira qu’alors — c’est-à-dire à l’époque homérique — on attribuait les maladies à la colère des dieux : … morbos tum ad iram deorum immortalium relatos esse. En fait, l’étiologie divine5 est mentionnée dès les plus anciens textes médicaux. C’est ainsi qu’à Babylone, la maladie résulte de la colère des dieux6 et qu’il en est de même dans l’Ancien Testament7. En II Samuel 24, Iahvé est en colère contre le roi David qui a opéré, contre sa volonté, un recensement de la population et il envoie une pestilence en Israël qui causera la mort de soixante-dix mille hommes. Dans deux passages du Deutéronome8 ; Iahvé menace les coupables de ses flèches. Nous lisons dans le premier : J’amoncellerai contre eux les maux, j’épuiserai contre eux mes flèches. Minés par la faim, consumés par l’inflammation et par une peste biliaire…9.
Il est assez facile de décrire le schéma de la maladie tel que nous pouvons le découvrir dès ces premiers textes ; un péché est commis contre la divinité ; celle-ci irritée châtie le coupable, notamment en provoquant en lui la maladie qui peut cesser si l’on parvient à apaiser son courroux. Lorsque le coupable est un roi, c’est tout son peuple qui peut être atteint par la maladie, ce qui révèle, comme le
5
Sur ce sujet, voir mon étude « L’étiologie divine dans l’Antiquité classique », in Actes du XXXIIe Congrès International d’Histoire de la Médecine, éd. Éric Fierens et al., Bruxelles, p. 51-52. 6 Cf. Georges CONTENEAU, La médecine en Assyrie et en Babylonie, Paris, 1938 ; Mirko D. GRMEK , Les maladies…, op. cit., p. 237. 7 Cf. par ex. I Samuel V, 6 ; II Samuel, 24 ; I Chroniques, 21. 8 Deutéronome XXXII, 23 ; 42. 9 Deutéronome XXXII, 23 (trad. Ed. Dhorme, Paris, La Pléiade, 1956). Des spécialistes de la médecine biblique pourraient sans doute contester la traduction de « peste biliaire ».
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souligne Suzanne Saïd10, que « l’homme (dans cette conception) n’est considéré que comme membre d’une communauté déterminée et n’existe pas en tant qu’individu autonome ». Hésiode, dans les Travaux, exprimera la même conception de l’étiologie de la maladie collective : le poète d’Ascra raconte qu’à la suite de la faute d’un seul être, sur une ville entière, « du haut du ciel, le Cronide fait tomber une immense calamité, famine et pestilence (λιµÚν ıµοË κα‹ λοιµÒν). Les hommes meurent, les femmes cessent d’enfanter, les maisons dépérissent, par le Conseil de Zeus Olympien »11. Comme l’a souligné avec raison Paul Demont, cette pestilence « présente cette particularité (d’être associée à) des fléaux qui atteignent la fertilité du sol, des troupeaux et des humains »12. Chez Hérodote, nous trouvons l’association pestilencefamine. Ainsi en VII, 171, l’historien rapporte un récit d’après lequel « Quand les Crétois furent revenus (de la guerre de Troie), il leur arriva à eux et à leur bétail une famine et une pestilence qui dépeuplèrent pour la seconde fois la Crète ». Mais nous reviendrons sur le couple λοιµÒς-λιµÒς (pestilence-famine). Avant cela, nous aimerions signaler que l’étiologie divine que nous avons découverte dès les plus anciens textes n’a pas complètement disparu aujourd’hui. En effet, lorsqu’apparut vers 1980 une maladie qui semblait « nouvelle » et qu’on allait appeler SIDA (en anglais AIDS), on évoqua rapidement une nouvelle « peste »13. 10
Suzanne SAÏD, La faute tragique, Paris, Maspero, 1978,
p. 150. 11
HÉSIODE, Travaux, 240-245. Paul DEMONT, « Notes sur le récit de la pestilence athénienne chez Thucydide et sur ses rapports avec la médecine grecque de l’époque classique », in Formes de pensée dans la Collection hippocratique, éd. Fr. Lasserre et Ph. Mudry, Genève, Droz, 1983, p. 343. 13 Cf. Mirko D. GRMEK , Histoire du SIDA, op. cit., p. 15. 12
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Dès lors, il ne faut pas être trop surpris si en 1983 un citoyen américain déclara à propos de la pandémie du SIDA : « C’est Dieu qui punit les homosexuels »14 et si, en 1988, le couple d’évangélistes néerlandais L. et J. Goere annonçait, lors de prêches, que les victimes du SIDA étaient damnées et vouées à l’enfer et que « leur maladie » était une punition de Dieu (Gods straf) pour leur péché d’homosexualité »15. En Grèce, à l’époque archaïque, les pestilences ont dû être assez rares car, comme le signale Mirko D. Grmek, « les populations des régions européennes se tenaient audessous du seuil critique des dimensions et de la densité qui permettent la permanence des pestilences »16. Ce n’est qu’en 430 a.C. qu’éclata ce que l’on continue à appeler la « peste d’Athènes », événement tout à fait décisif pour le cours de la guerre du Péloponnèse et dont le narrateur fut non pas un médecin, mais un historien : Thucydide qui fut lui-même atteint par l’épidémie. La description de Thucydide est très connue, trop longue aussi (elle va du c. 47 au c. 58 du livre II de la Guerre du Péloponnèse) pour être reprise intégralement en traduction et être commentée de façon exhaustive. Quelques faits seulement seront mis en lumière. Tout d’abord, Thucydide a bien conscience du phénomène de contagion, ce qui — nous le verrons — n’était pas si banal qu’il peut le sembler : « Le pire, dans ce mal, c’était aussi la contagion (éναιµλãµενοι), qui se communiquait au cours des soins mutuels et semait la mort comme dans un troupeau : c’est là ce qui faisait le plus de victimes… »17. Outre la notion de contagion, on doit à Thucydide
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ID., ibid., p. 70. NRC-Handelsblad du 21 mai 1988, cité par H.F.J. HORSTMANSHOFF, op. cit., p. 17, n. 61. 16 Mirko D. GRMEK, Histoire du SIDA, p. 161. 17 THUCYDIDE II, 51, 4. Cf. PLUTARQUE , Périclès, 23, 5 (…éνα€µλασθαι). 15
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l’observation de l’immunité acquise18 : « Ceux qui… avaient réchappé (= du mal)… (n’avaient) plus de crainte personnelle ; en effet, on n’était pas atteint une seconde fois de façon qui fût mortelle »19. Nous avons déjà rencontré l’association de λοιµÒς (pestilence) et de λιµÒς (famine) ; nous la retrouvons dans le tableau apocalyptique que Thucydide donne, au livre I, de la « peste d’Athènes » ; l’historien nous apprend qu’à côté des tremblements de terre (σεισµ«ν τε °ρι), des éclipses de soleil (≤λ€ου τε κλε€ψεις), de grandes sécheresses (αÈχµο€... µεγãλοι), il y eut aussi « des disettes » (λιµο€) ; enfin cette cause majeure de dommages, et en partie au moins, d’anéantissement — l’épidémie de “peste” (≤ λοιµ≈δης νÒσος) : tout cela sévissait en même temps que cette guerre »20. L’historien relate encore que les Athéniens, durant l’épidémie, évoquaient un vers d’autrefois d’après lequel « on verra arriver la guerre dorienne et avec elle l’épidémie (λοιµÒς) », mais qu’ils se disputaient sur le dernier mot du vers : était-ce λοιµÒς ou λιµÒς ? « L’avis qui, naturellement, prévalut était “épidémie” (λοιµÒς). Les gens réglaient, en effet, leurs souvenirs sur ce qui leur arrivait… »21. Pour la petite histoire de la médecine grecque et de la philologie, il est savoureux de constater que Paul Mazon, l’un des meilleurs hellénistes de la première moitié du XXe siècle, a lui-même été victime de l’association λοιµÒς-λιµÒς. Devant traduire le vers 175 des Perses d’Eschyle : λοιµοË τις ∑λθε σκητÚς ἢ στãσις Òλει, Mazon a entendu ce vers de cette façon : « Est-ce la famine ou la guerre civile qui s’est abattue sur l’État ? ». 18
Cf. J.C.F. POOLE et A.J. HOLLADAY, « Thucydides and the Plague of Athens », in Classical Quarterly N.S., 29 (1979), p. 95. 19 THUCYDIDE II, 51, 6. 20 THUCYDIDE I, 23, 3. 21 THUCYDIDE II, 54, 2-3.
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Cette confusion de λοιµÒς-λιµÒς a été évidemment corrigée par l’helléniste dès la seconde édition. Une bonne centaine d’études, livres ou articles, a été consacrée à la « Peste d’Athènes ». Les essais de rétrodiagnostic ont été extrêmement nombreux : peste bubonique, choléra, fièvre jaune, malaria, variole, rougeole, ergotisme, dengue, salmonelloses, spirochétose à poux, fièvre de la vallée du Rift, pandémie de grippe compliquée de choc toxique, typhus exanthématique. Plusieurs médecins contemporains ont opté pour cette dernière hypothèse : parmi eux Mirko D. Grmek22 et É. Évrard23. Les conséquences pour Athènes furent énormes : Périclès trouva la mort dans l’épidémie qui, aux dires de Diodore de Sicile24, fit périr le tiers de la population, soit près de 120 000 personnes. Avec Thucydide commence la tradition littéraire des descriptions de peste ; la description archétypale de Thucydide va marquer les « pestes » de Lucrèce, Virgile, Ovide, Lucien, Procope, Boccace, Montaigne, De Foe et de tant d’autres, y compris ce chef-d’œuvre du XXe siècle qu’a signé Albert Camus. Le grand poète tragique Sophocle — qui avait dû être témoin de l’épidémie de 430 — a vraisemblablement placé un λοιµÒς, une pestilence, mythique certes, au cœur de sa pièce la plus connue au XXe siècle, Œdipe Roi, en se souvenant des scènes atroces qu’il avait vécues. On y voit, comme souvent, une ville — Thèbes en l’occurrence — mourir à la fois de la stérilité du sol, du bétail, des humains et de la pestilence. Dès le début de la pièce, le 22
Cf. Mirko D. GRMEK , Histoire du SIDA, p. 162. Cf. É. ÉVRARD , « La Peste d’Athènes (430-427 avant J.-C.). Essai d’un diagnostic », in Revue internationale des services de santé des forces armées LX (1987), p. 161-174. 24 Cf. D IODORE DE SICILE XII, 58, 4. Voir J. BUFFIÉ et J.C. SOURNIA, Les épidémies dans l’histoire de l’homme, Paris, Flammarion, 1984, p. 87. 23
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prêtre de Zeus le fait remarquer à Œdipe : « Tu le vois, comme nous, Thèbes, prise dans la houle, n’est plus en état de tenir la tête au-dessus du flot meurtrier. La mort frappe dans les germes où se forment les fruits de son sol, la mort frappe dans ses troupeaux de bœufs, dans ses femmes, qui n’enfantent plus la vie. Une déesse portetorche, déesse affreuse entre toutes, la Peste (λοιµÒς), s’est abattue sur nous, fouaillant notre ville et vidant peu à peu la maison de Cadmos, cependant que le noir Enfer va s’enrichissant de nos plaintes, de nos sanglots »25. Plus loin, le poète ne fait-il pas allusion à la notion de contagion, lorsqu’il fit dire aux vieillards du chœur : « Et la Cité se meurt en ces morts sans nombre. Nulle pitié ne va à ses fils : ils portent la mort à leur tour (θαναταφÒρα) ; personne ne gémit sur eux »26. Œdipe, responsable de son peuple, a envoyé à Delphes le frère de sa femme, Créon, qui lui rapporte la réponse de l’oracle : « Sire Phœbos nous donne l’ordre exprès de chasser la souillure (µ€ασµα) que nourrit ce pays, et de ne pas l’y laisser croître jusqu’à ce qu’elle soit incurable »27. Au terme d’une très longue enquête, il se révélera que c’est Œdipe lui-même la souillure qui accable Thèbes, ayant été tout à fait involontairement le sujet d’un parricide et d’un inceste. Celui qui fut le maître de Thèbes devra quitter sa cité, non sans s’être préalablement crevé les yeux : son sort est celui d’un φαρµακÒς, d’un bouc-émissaire, personnage sur lequel nous reviendrons28. Il n’a encore été rien dit des médecins devant ces fléaux que sont les épidémies. Thucydide pourtant avait parlé d’eux, en mentionnant leur dévouement : « Rien n’y faisait, ni les médecins qui, soignant le mal pour la première fois, se trouvaient devant l’inconnu (et qui 25
Œdipe Roi, 22-30. Œdipe Roi, 179-181. 27 Œdipe Roi, 96-98. 28 Cf. Jean-Pierre VERNANT (et Pierre V IDAL-NAQUET), Œdipe et ses mythes, Bruxelles, Éd. Complexes, p. 39-53. 26
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étaient même les plus nombreux à mourir, dans la mesure où ils approchaient le plus des malades), ni aucun autre moyen »29. Les médecins du Corpus hippocratique — ceux du moins des écrits de la fin du Ve siècle ou du début du IVe siècle — n’évoquent guère le λοιµÒς : on ne trouve dans leurs œuvres que deux occurrences de λοιµÒς et de ses dérivés. Pour ces médecins, contrairement à Thucydide et à bien d’autres auteurs grecs et latins, la pestilence se répand non pas par un contact direct ou indirect d’individu à individu, mais par l’air inspiré qui contient des miasmes. C’est ainsi que l’auteur du traité Des Vents, 6, 2, peut écrire ces lignes : « Quand l’air est imprégné de miasmes qui ont pour propriété d’être ennemis de la nature humaine, ce sont alors les hommes qui sont malades ; mais quand l’air est inapproprié à une autre espèce d’être vivants, ce sont alors ces êtres-là qui sont malades »30. Le même auteur définit la pestilence (λοιµÒς) comme une fièvre commune à tous (κοινÚν ëασιν)31. Le médecin, à qui l’on doit le traité intitulé Régime des maladies aiguës, distingue aussi les pestilences et les maladies particulières : « Quand il n’y a pas d’épidémie (ιδηµÆσ˙) d’un genre de maladie pestilentielle (λοιµ≈δεος νοÊσου), mais que les maladies sont sporadiques (σορãδες), il meurt autant de gens ou plus des maladies aiguës que de toutes les autres »32. Polybe, l’auteur du traité De la nature de l’homme, établit de même une distinction entre maladies communes et maladies individuelles ; il estime aussi que l’étiologie des pestilences est l’air : « Les maladies proviennent soit du régime soit de l’air que nous inspirons pour vivre. Le diagnostic, pour chacune de ces deux catégories, doit se 29
THUCYDIDE II, 47, 4. [HIPPOCRATE], Des Vents VI, 2. Pour cet auteur, il existe donc une pestilence propre à l’espèce humaine. 31 [HIPPOCRATE], Des Vents VI. 32 [HIPPOCRATE], Régime des maladies aiguës, 2. 30
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faire ainsi : quand une seule maladie atteint un grand nombre d’individus au même moment, il faut en attribuer la cause à ce qui est le plus commun, à ce que nous utilisons le plus ; or, c’est l’air que nous respirons… Quand il s’agit d’une seule maladie établie sous forme d’épidémie, il est évident que la cause n’en est pas le régime ; c’est l’air que nous respirons qui en est la cause »33. Au IIe siècle de notre ère, Galien écrira que « tous les hommes savent que les pestilences (τοÁς λοιµοÊς) sont des maladies mortelles »34 et, comme les auteurs hippocratiques, il soutiendra que « la cause des maladies pestilentielles (λοιµ≈δη) est l’air (τÚν é°ρα) »35. Le médecin de Pergame, qui fut lui-même atteint par la pestilence dite des Antonins — en l’occurrence la variole — exprime plus d’une fois des souhaits qui traduisent sa panique devant le fléau meurtrier : « … à l’époque où commença de sévir la fameuse grande “peste” — puisse-t-elle finir un jour ! »36. « Mais puissent les hommes être à l’abri de la “peste” telle que nous l’avons connue et qu’elle sévit encore ! »37. Mirko D. Grmek nous apprend que ni Galien ni les autres médecins n’ont ressenti le besoin de baptiser cette maladie pestilentielle, sans doute la plus meurtrière de toutes celles qui ont sévi dans l’empire romain : la variole — à l’étymologie évidente — ne reçut son nom latin qu’au VIe siècle38. 33
HIPPOCRATE, Nature de l’homme, 9, 3 et 5 (traduction J. Jouanna). 34 GALIEN, Commentaire des Épidémies I (K XVII, 1, 12). 35 GALIEN, Commentaire des Épidémies, 13. 36 GALIEN, De meth. medendi V, 12, 360 (K X). 37 GALIEN, De praesag. ex puls. III, 18, 359 (K IX). 38 Cf. Mirko D. GRMEK, « La dénomination latine des maladies considérées comme nouvelles par les auteurs antiques », in Le latin médical, Publication de l’Université de Saint-Étienne, 1991, p. 195214.
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Les écrits apocryphes, qu’Émile Littré a relégués au tome IX de son édition complète d’Hippocrate, font de nombreuses mentions d’un λοιµÒς ; c’est le cas des Lettres I et II, datant de l’époque romaine ; c’est ainsi qu’on lit dans la Lettre II adressée au Roi des Perses Artaxerxès : « Les secours naturels ne dissipent pas l’épidémie d’une affection pestilentielle »39 ; l’auteur de cette lettre précise alors que le médecin Hippocrate guérit cette maladie, car il est doué d’une nature divine. Dans le Discours d’Ambassade40, Hippocrate examine les données météorologiques responsables du λοιµÒς frappant des barbares du Nord, Illyriens et Péoniens : les mouvements de chaleurs, de vents, de brouillard ; il déclare ensuite aux barbares qu’il ne peut rien pour eux ; en réalité, Hippocrate avait ainsi obtenu des renseignements utiles pour son action en Grèce, où la pestilence allait arriver41. Bien d’autres auteurs grecs et latins ont mis l’accent sur l’importance de l’air dans l’origine des pestilences : c’est le cas de Platon (Banquet, 188b, Lois, 906c), Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XII, 45…), Philon d’Alexandrie (au début de notre ère, dans son De Providentia), Sénèque (dans ses Questions naturelles, 6, 27, 1-4)… La notion de contagion est soulevée par les auteurs pseudo-aristotéliciens des Problèmes ; c’est ainsi que dans le Problème, 1, 7, 859b 15-20, se lit la question suivante : « Pourquoi la pestilence est-elle la seule maladie qui atteigne plus particulièrement les gens qui s’approchent des malades en traitement ? Est-ce parce que seule de toutes elle est commune à tous, si bien que de ce fait elle communique la pestilence à tous ceux qui se portent médiocrement ? ». 39
Lettre II (L IX, 312-314). Cf. Discours d’Ambassade (L IX, 408 ; 418). 41 Cf. Danielle GOUREVITCH, Le triangle hippocratique, ParisRome, BEFAR, 1984, p. 325. 40
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Lucrèce, qui s’inspire de la « Peste d’Athènes » par Thucydide, évoque la contagion du mal (VI, 1232 : implicitum morbo ; 1236 : avidi contagia morbi ; 1242 : contagibus) ; mais dans son étude de l’origine des épidémies (VI, 1090-1137), le poète du De rerum natura met en avant la responsabilité de l’air dans la diffusion de la pestilence (VI, 1097 : morbidus aer ; 1118 : varius aer ; 1128 : aere). Mais l’étiologie divine provoquant la pestilence apparaît dans l’Antiquité grecque et romaine dans bien d’autres textes que ceux que nous avons mentionnés plus haut. Au IIIe siècle av. J.-C., Callimaque chante Artémis qui a souvent puni les méchants en leur envoyant une pestilence (λοιµÒς)42. Ovide évoque la « peste » d’Égine provoquée par la colère de Junon43. Tite-Live qui a relaté de nombreuses « pestes » — dix antérieures à l’invasion gauloise de 390 av. J.-C.44 — insiste souvent sur la colère des dieux : « Quant à Rome (en 460-459), par une soudaine colère des dieux, elle est en proie à la maladie »45. « La peste, dans les campagnes et à Rome, marque indiscutable du courroux des dieux… »46. Cette liste d’exemples est évidemment bien loin d’être exhaustive. Mais il faut néanmoins noter — même si nous ne le faisons ici qu’en passant — que la « peste » a posé de très graves problèmes religieux, moraux et métaphysiques. Lucrèce, qui a placé sa description de la « peste » tout à la fin de son œuvre, s’est servi de cet épisode pour montrer l’absence de Providence :
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Cf. CALLIMAQUE , Hymne III, 119-128. Cf. OVIDE , Métamorphoses VII, 523-613. 44 Cf. J.-M. ANDRÉ , « La Notion de Pestilentia à Rome : du tabou religieux à l’interprétation préscientifique », in Latomus XXXIX (1980), p. 3-16. 45 TITE-LIVE III, 6 ; cf. IV, 25. 46 TITE-LIVE V, 14. 43
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Optimus hoc leti genus ergo quisque subibat. « Ainsi les meilleurs étaient exposés à cette forme de trépas » (VI, v. 1246).
Thucydide avait déjà exprimé une idée assez analogue, sans en tirer des conséquences philosophiques : « Si (les gens) s’approchaient, le mal les terrassait, surtout ceux qui prétendaient à quelque générosité (οfl éρετ∞ς τι µεταοιοʵενοι), et qui, par respect humain, entraient sans regarder à leur vie, auprès de leurs amis »47. D’un autre côté, Philon d’Alexandrie, dans son De Providentia, rappelle la « peste » décrite par Thucydide48 et poursuit : « (il est normal) qu’au cours des épidémies, périssent des hommes sans reproche afin qu’à l’avenir les autres apprennent à se modérer ; du reste, il est inévitable de contracter le mal quand on s’expose à une atmosphère contaminée (é°ρι νοσ≈δει), de même que, lors d’une tempête, les passagers d’un navire sont à égalité face au danger »49. Philon est, de toute façon, d’avis que « Dieu est totalement innocent de tout mal » (θεÚς γåρ οÈδενÚς α‡τιος κακοË τÚ αρãαν). Platon, qui influença beaucoup Philon, avait, lui aussi, déclaré à la fin de la République (X, 617e) que « la divinité est hors de cause » (θεÚς éνα€τιος). Quoi qu’il en soit de ce grave problème et de la réponse qu’on lui donne, « ce mal qui répand la terreur » a souvent, non seulement dans l’Antiquité, mais aussi au Moyen Âge et durant les Temps Modernes, amené les populations à chercher des boucs émissaires, censés responsables du fléau. L’Athènes du début de la guerre du Péloponnèse, sous une forme modérée, fit de Périclès son bouc émissaire : « Périclès était l’objet de leurs (= aux 47
THUCYDIDE II, 51, 5. Cf. PHILON , Prov. II, § 90. 49 PHILON, Prov. II, § 102 (traduction Hadas-Lebel). Sur ce sujet, voir Jackie PIGEAUD , La maladie de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 239. 48
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Athéniens) griefs : ils lui reprochaient de les avoir décidés à la guerre et d’être la cause des malheurs dans lesquels ils étaient tombés »50. Malgré un brillant discours du grand homme d’État, les Athéniens lui infligèrent une amende51. Mais, s’il faut en croire la tradition, il y eut des réactions beaucoup plus cruelles pour venir à bout de la « peste ». Selon Diogène Laërce, Athènes souffrait en 584 av. J.-C. d’une pestilence (λο鵓) ; la Pythie leur ayant conseillé de purifier la ville, les Athéniens allèrent chercher en Crète Épiménide qui arrêta le fléau en faisant immoler par les Athéniens des brebis noires et des brebis blanches, à l’endroit où elles s’arrêtaient. Mais selon une autre version donnée par Diogène Laërce, Épiménide aurait déclaré que l’épidémie (λοιµοË) aurait pour cause le crime de Cylon et il aurait fait tuer pour cela deux jeunes gens, Cratinos et Ctésibon52. Enfin, Tzetzès, au XIIe siècle, citant des fragments d’Hipponax, nous apprend que lorsque la cité souffrait d’un λοιµÒς, elle choisissait le plus vilain de tous comme bouc émisaire (φαρµακÒς)53. Le bouc émissaire n’est malheureusement pas qu’une notion surannée, abstraite ou mythique : la pandémie du SIDA nous le révèle en cette fin du XXe siècle, avec notamment le rejet social des Haïtiens aux États-Unis, dû à une peur irrationnelle.
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THUCYDIDE II, 59, 2. Pour les auteurs grecs et latins, nous nous sommes toujours servi quand elles existent, des éditions et traductions de la CUF. 51 Cf. THUCYDIDE II, 65, 3. 52 Cf. D IOGÈNE LAËRCE I, 110. Voir Fridolf KUDLIEN, Der Beginn des Medizinischen Denkens bei den Griechen, Zurich et Stuttgart, Artemis, 1967, p. 58-59 ; Luis GIL , Therapeia. La medicina popular en el Mundo Clasico, Madrid, Guadarrama, 1969, p. 77. 53 Cf. TZETZÈS V, 736. Cf. Jean-Pierre VERNANT (et Pierre VIDAL-NAQUET), Œdipe et ses mythes…, p. 40.
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Chapitre VII L’ANTHROPOMORPHISME DE LA MATRICE DANS LA MÉDECINE DE LA GRÈCE ANTIQUE Médecins et biologistes de la Grèce antique, d’Hippocrate à Galien, ont émis de nombreuses considérations sur la nature de la femme. À la fin du Ve siècle a.C., l’auteur hippocratique du traité Des maladies des jeunes filles I (L VIII, 466) écrit que « le naturel de la femme est moins courageux et moins ferme (que celui de l’homme) » et l’auteur du Régime I, 27 (= CMG I, 2, 4, 142,27-144,5) compte parmi les nombreux médecins qui estiment que la nature féminine est humide, voulant signifier par là que l’humidité de la femme est la cause de sa faiblesse. Presque au même moment, le poète tragique Euripide fera dire à Macarie dans les Héraclides, v. 476477 : « Pour une femme, rien n’est plus beau que le silence et la réserve, et une paisible contenance à l’intérieur de la maison ». Mais c’est évidemment Aristote qui, dans la deuxième moitié du IVe siècle, a formulé le préjugé de l’infériorité de la femme dans les termes les plus saisissants. C’est ainsi qu’il a soutenu que la femelle (donc la femme) ressemblait à un mâle stérile (cf. G. A. I, 20, 728a 17-18), à un mâle mutilé (cf. G.A. II, 3, 737a 27-28), qu’il fallait considérer la nature des femelles comme une défectuosité naturelle (cf. G.A. IV, 6, 775a 15-16) et que la nature des femmes se rapprochait de celle des enfants (cf. G.A. V, 3, 99
784a 5). Aristote, qui affirme que le mâle est plus divin que la femelle, déclare aussi qu’il a une vie plus longue (cf. De la longévité et de la brièveté de la vie, 5, 466b 1415 ; H.A. IV, 11, 538a 23-24…). Nous avons sans doute ici la traduction d’un préjugé bien grec, celui de l’infériorité de la femelle en général, de la femme en particulier. Ce préjugé est d’origine sociale. Il faut cependant noter que dans l’Antiquité grecque — contrairement à nos jours — la femme avait réellement une vie moins longue que l’homme : la précocité des décès chez les femmes peut s’expliquer par la forte proportion de jeunes femmes mortes en couches. C’est dans la partie droite de la matrice que se développe l’embryon mâle et dans la partie gauche que se trouve l’embryon femelle : l’auteur hippocratique des Aphorismes V, 48, de même qu’Aristote, du moins dans l’Histoire des animaux VII, 3, 583b 3-5, l’affirment. En fait, la pensée grecque n’a pas cessé de valoriser non seulement le mâle mais aussi la droite. L’opinion émise par l’auteur hippocratique et par Aristote va se rencontrer dans des écrits de médecins jusqu’au XVIIe siècle, malgré Soranos d’Éphèse qui, dans ses Maladies des femmes I, 15, avait déclaré que « ce sont des préjugés erronés qui ont conduit Hippocrate à ces affirmations ». Plusieurs dizaines d’années avant Aristote, Platon, son maître — en qui certains ont cru voir un précurseur du féminisme — avait affirmé (République V, 455e ; cf. aussi République V, 456a et Timée, 90e) que « la femme est dans toutes (les fonctions) inférieure à l’homme ». En fait, les médecins hippocratiques, Platon et Aristote s’inscrivaient dans une fort longue tradition. En effet, dans la Théogonie, v. 585, Hésiode, au VIIe siècle, expliquant la création de la femme, avait déclaré qu’« en place d’un bien, Zeus (a) créé ce mal si beau (kalon kakon) », d’où « est sortie la race, l’engeance maudite des femmes, terrible fléau installé au milieu des hommes mortels » (v. 591). Au Ve siècle, le poète tragique Sophocle 100
proclamera encore qu’« il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais pire mal que la femme » (cf. Épigones, fr. 187 N2). Comme les médecins grecs ont manifesté un certain mépris à l’égard des femmes, nous pourrions être étonnés de constater que de très nombreux traités du Corpus hippocratique ont été consacrés en entier ou en partie aux maladies des femmes, plus précisément au problème de la stérilité féminine. Ce serait oublier l’affirmation de W.K. Lacey (The Family in Classical Greece, LondonSouthampton, 1968, p. 110) d’après laquelle « Living together (sunoikein) is the Greek for being married, and the procreation of children was its explicit object ». En d’autres termes, la femme mariée à un citoyen n’avait comme mission que celle de donner à son mari des héritiers masculins et la jeune fille vierge n’avait comme seule carrière que le mariage et l’enfantement. Les très nombreuses patientes des Épidémies hippocratiques ne sont presque jamais mentionnées par leur propre nom, mais elles le sont par le nom de leur père (par exemple, la fille de Daïtharsée), de leur mari (par exemple, la femme de Mnésistrate), de leur oncle (par exemple, la nièce de Téménès), de leur frère (par exemple, la sœur de Diopithès), de leur fils (par exemple, la mère de Terpidès), de leur maître (par exemple, la femme esclave d’Aristion). Parfois aussi, une malade est mentionnée sans aucune précision (par exemple, une femme…). La femme semble ne pas avoir de nom propre et n’exister que par rapport à un homme qui est, le plus souvent, son mari. De fait, sur l’ensemble des Épidémies hippocratiques, 7% à peine des jeunes filles et des femmes malades sont désignées par leur propre nom et dans 37% des cas, les femmes ne sont désignées que par rapport au nom de leur mari. Si ce calcul résulte de nos recherches personnelles, nous renvoyons cependant à l’excellente étude de Karl Deichgräber, « Die Patienten des Hippokrates, Historischprosopographische Beiträge zu den Epidemien des Corpus Hippocraticum », in Abhandlunden der Akademie der 101
Wissenschaften und Literatur zu Mainz, n° 9, 1982, p. 542. Dans les tragédies du Ve siècle, contemporaines des traités hippocratiques, très nombreux sont les témoignages qui proclament que la naissance d’un enfant — et surtout celle d’un fils — est le bonheur suprême et que la procréation est pour ainsi dire l’unique finalité du mariage. C’est ainsi que l’antistrophe du premier stasimon de l’Ion d’Euripide (v. 472-491) est un chant qui célèbre la procréation : « Le plus grand bonheur pour les hommes est solidement établi quand dans les chambres des époux fleurissent de jeunes vies prometteuses de fruits. Les fils recevront de leurs pères le riche patrimoine qu’ils transmettront un jour à leurs propres enfants. Dans le malheur, des fils sont notre force, notre joie dans la bonne fortune. Quand vient la guerre, à leur patrie, leur lance apporte salut et victoire. Plus que les trésors, plus que le lit d’un roi, j’estime la joie d’élever chez moi mes propres enfants… ». Le désir d’immortalité du genre humain — qui est perçu déjà dans ce texte poétique — est explicité par plusieurs textes des philosophes Platon et Aristote. Ce dernier écrira (cf. De l’Âme II, 4, 415a 25-31) : « La plus naturelle des fonctions pour tout être vivant parfait, qui n’est pas incomplet ou dont la génération n’est pas spontanée, c’est de produire un autre vivant semblable à soi : l’animal produit un animal, la plante une plante, pour participer à l’éternel et au divin autant que possible… ». Nous comprenons ainsi que, pour les médecins hippocratiques, la stérilité était la maladie de la femme, par excellence. Dans l’énorme Corpus hippocratique, très rares sont les textes — comme le chapitre 22 du traité Des airs, des eaux et des lieux — qui envisagent l’impuissance (ou la stérilité) masculine. Effectivement, pour la mentalité antique, particulièrement pour celle des époques archaïque et classique, la stérilité était principalement le fait de la femme et c’est très exceptionnellement que, au sein du couple, l’homme était accusé de stérilité. Ce 102
préjugé est démenti par la médecine contemporaine ; en effet, H. de Tourris, M. Le Guillou, Ch. Bocquentin, dans leur Abrégé d’andrologie, Paris, Masson, 1976, p. 96, estiment que la stérilité masculine serait dans 15 à 40% des cas responsable de la stérilité conjugale. Ce préjugé est très certainement la conséquence de l’image de la femme, image véhiculée pendant toute l’Antiquité. Il faut se souvenir que la femme passe pour un être inférieur, un être responsable du malheur de l’homme. Le poète Hésiode considère que la femme a dispersé par le monde « les maladies douloureuses qui apportent le trépas aux hommes » (in Les Travaux et les Jours, v. 92). C’est cette idéologie masculine qui explique que ce soit la femme qui sera jugée presque toujours responsable de la stérilité du couple et que tant de textes hippocratiques seront consacrés à l’étude de sa stérilité. Lorsqu’on étudie les causes de la stérilité féminine dans les écrits du Corpus hippocratique, il faut se souvenir que les médecins des Ve et IVe siècles ignoraient complètement l’existence des ovaires et des trompes utérines et qu’ils considéraient que le seul organe génital féminin était la matrice. C’est le médecin Hérophile, qui exerça à Alexandrie dans la première moitié du IIIe siècle a.C., qui a découvert les ovaires et les trompes, grâce à la dissection d’un corps humain, pratique qui, jusqu’à lui, n’avait guère été possible, vraisemblablement à cause de tabous qui inhibaient les médecins. Cette nouvelle ville qu’était Alexandrie se trouvait au confluent de deux civilisations : l’égyptienne, ancestrale, qui pratiquait la mommification et la grecque, introduite par les successeurs d’Alexandre. Il faut noter que les médecins hippocratiques connaissaient d’autant moins la matrice (pourtant citée 792 fois dans le Corpus) qu’ils ne pratiquaient généralement pas eux-mêmes le toucher vaginal, ceci à cause de la « pudeur alarmée des femmes » : les examens gynécologiques et les 103
accouchements étaient d’ordinaire pratiqués par les sagesfemmes. Les médecins hippocratiques vont, la plupart du temps, rendre la matrice responsable de la stérilité. Une recherche, entreprise avec Anne-Françoise De Ranter et exposée au Colloque hippocratique international de Québec en 1987 (« L’étiologie de la stérilité féminine dans le corpus hippocratique », in La maladie et les maladies dans la Collection hippocratique, Québec, 1990, p. 303-322), m’a permis d’établir que les causes de la stérilité étaient, pour les médecins hippocratiques, la déviation utérine, la fermeture de l’orifice utérin, les ulcérations de la matrice, l’ouverture excessive de l’organe, l’aménorrhée et la polyménorrhée. Non seulement, les médecins hippocratiques ne pouvaient pas pratiquer la dissection humaine mais, de plus, ils n’avaient pas les moyens, nécessitant une « technique de pointe », de mettre en évidence le rôle fondamental de l’hypothalamus, de l’hypophyse et des différentes hormones. Mais comment ces médecins de l’époque classique — et leurs successeurs — concevaient-ils cet organe dont ils faisaient — à l’instar de l’auteur du traité des Lieux dans l’homme XLVII (L VI, 344-348 = p. 77-79 éd. R. Joly) — la cause de toutes les maladies de femme ? Dans le Timée, 91c, une œuvre écrite quelques décennies après la rédaction des grandes œuvres hippocratiques, Platon écrit : « … chez les femelles, ce qu’on nomme la matrice ou utérus est, en elles, comme un vivant (zôon) possédé du désir de faire des enfants. Lorsque, pendant longtemps et malgré la saison favorable, la matrice est demeurée stérile… elle erre en tout sens dans le corps… ». Dans le même écrit, 91b, Platon avait comparé déjà l’organe sexuel de l’homme à un vivant (zôon). Dans plusieurs de ses écrits (e.a. Du mouvement des animaux II, 703b 2122 ; Parties des animaux III, 4, 666a 20-23 ; 666b 16-17), Aristote compare à un animal séparé le cœur (kardia) et le 104
sexe (aidoion). Dans aucun texte hippocratique, nous ne trouvons cette comparaison formulée explicitement. Il est cependant tout à fait clair qu’elle est constamment présente à l’esprit des médecins. Le vocabulaire qu’ils emploient pour décrire l’utérus en est le plus sûr garant, même si le lecteur d’aujourd’hui, héritier du même vocabulaire, ne s’en aperçoit pas aisément. Au XVIe siècle, François Rabelais justifiait ainsi cette appellation d’animal donnée à l’utérus errant : « Si mouvement propre est indice certain de chose animée, comme écrit Aristotélès, et tout ce qui de soi se meut est dit animal, à bon droit Platon le nomme animal, reconnaissant en lui mouvements propres de suffocation… » (Le Tiers Livre, c. XXXII). Inversément, on peut sans doute penser que c’est parce que l’utérus était considéré comme un animal qu’il s’est vu attribuer toutes sortes de mouvements dans le corps. Les médecins et les biologistes grecs utilisent le mot cheilê pour désigner les lèvres du col de l’utérus (cf. ARISTOTE, H.A. VII, 3, 583a 21-22 ; 583a 16…), le mot stoma, qui signifie la bouche, pour désigner l’orifice utérin (cf. Maladies des femmes II, 169 = L VIII, 348…) ; ils utilisent le même vocabulaire : stoma, bouche et cheilê, les lèvres, pour évoquer le vagin (cf. Maladies des femmes I, 40 = L VIII, 96), mais ils attacheront beaucoup plus d’attention à la « bouche », intérieure et invisible, de la matrice qu’à l’entrée bien visible du vagin. Dans le traité De l’ancienne médecine, 22 (L I, 626 = p. 149-150 éd. J. Jouanna), la « bouche d’en haut » (stoma) et ses lèvres (cheilea) sont clairement comparées à la matrice ; leur forme étant identique : étroite d’abord, puis creuse et large afin de pouvoir aspirer un liquide. Les médecins n’hésitent d’ailleurs pas à établir une liaison directe entre la bouche d’en haut et la bouche d’en bas : l’orifice utérin. Voici, en effet, un test de fécondité extrait du traité des Maladies des femmes II, 146 (L VIII, 322) : « Cela fait, versant dans une phiale d’argent ou de cuivre du parfum 105
blanc égyptien et du sel, et s’enveloppant, la femme s’asseoira sur la phiale. Si l’odeur du parfum lui vient par la bouche (stomatos), on déclarera qu’elle peut concevoir et que la matrice est encore saine. Si l’odeur ne pénètre pas, on ne perdra pas courage ; au moment de se coucher, elle s’appliquera le parfum égyptien dans de la laine. Le lendemain, elle examinera si l’orifice (stoma) utérin est plus étroit… ». Nicole Loraux, dans son livre Façons tragiques de tuer une femme (Paris, Hachette, 1985, p. 9798 ; p. 125, n. 176) note avec raison qu’en Grèce le corps des femmes est pris entre la bouche d’en haut et celle d’en bas. Il ne faut pas être surpris non plus si la matrice est comparée à un vase. D’abord parce que, comme l’a montré Robert Joly, dans Le niveau de la science hippocratique, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 75 sq., on découvre dans les traités gynécologiques toute une physique du récipient ; ensuite parce que le vase, comme la matrice, a des lèvres, un col (ou une bouche) et même une panse. Ce texte d’Aristote (G.A. II, 4, 739b 11-13) est éclairant : « Le cas est le même (pour l’utérus) que celui des vases salis qu’on lave à l’eau chaude et qui aspirent l’eau quand on les retourne le col en bas » (stomatos : on devrait traduire littéralement par la bouche). L’idée du vase apparaît dès les premiers textes médicaux (cf. Épidémies VI, 5, 11 = L V, 318). Notons à propos de cette physique du récipient qu’on découvre dans les livres des Maladies des femmes que si la matrice est béante contre nature, elle est incapable d’attirer le sperme mais qu’il y a conception si le sperme est retenu par la matrice : la langue grecque dit que la matrice a attiré (spaô, helkô) le sperme et qu’elle le retient (syllambanô) en se refermant. Dans le traité hippocratique De l’ancienne médecine, 22 (L I, 626 = p. 150 éd. J. Jouanna), l’utérus (qui a pour but d’aspirer le sperme) est comparé à une ventouse destinée à aspirer hors de la chair. 106
À côté de stoma, se rencontrera aussi stomachos, la bouche, l’orifice du col utérin, de là le col (cf. Pierre CHANTRAINE, « Remarques sur la langue et le vocabulaire du Corpus hippocratique », in La Collection hippocratique et son rôle dans l’histoire de la médecine hippocratique, Leyde, 1975, p. 35-40). Voir Superfétation, 32 (L VIII, 500), 29 (L VIII, 498) ; Des femmes stériles, 219 (L VIII, 422), 244 (L VIII, 454)… Mais un visage ne présente pas qu’une bouche et des lèvres, mais aussi un nez. Certes, aucun texte hippocratique ne mentionne explicitement le nez de la matrice ; cependant cet organe, comme nous le constaterons, perçoit admirablement bien les odeurs et il doit donc posséder un nez ou, au moins, un sens olfactif. L’auteur du livre X de l’Histoire des animaux (5, 637a 1518 ; 637a 28-35 ; 2, 634b 34-35), en qui certains voient Aristote lui-même, nous en convainc, lorsqu’il écrit que l’utérus agit comme les narines (rhines) en aspirant le sperme par le souffle. Dans le domaine de la thérapeutique gynécologique, les médecins hippocratiques ont attaché une énorme importance à l’odeur, à l’odeur végétale surtout. C’est à bon droit que la regrettée Paola Manuli a pu comparer l’utérus à un dieu apaisé par les arômes (in « Fisiologia e patologia del femminile negli scritti ippocratici dell’antica ginecologia greca », in Hippocratica, Paris, 1980, p. 400). Voici d’abord l’un des nombreux tests de fécondité fondés sur l’odeur : « Si une femme ne conçoit pas, et si vous voulez savoir si elle peut concevoir, enveloppez-la de couvertures, et brûlez sous elle des parfums ; si l’odeur semble arriver à travers le corps jusqu’aux narines et à la bouche, sachez qu’elle n’est pas stérile de son fait » (Aphorismes V, 59 = L IV, 554). Voici maintenant une prescription thérapeutique : « On fait des applications aux narines ; on fait une fumigation fétide pour le nez, aromatique pour les matrices » (quand celles-ci se sont portées vers le foie) (in Nature de la femme, 3 = L VII, 314). À la lecture de ce 107
texte, on a le sentiment que, de même qu’il y a chez la femme une liaison entre la bouche d’en bas et celle d’en haut, il y en a une aussi entre le nez d’en bas et celui d’en haut. Comme la matrice, cet animal pourvu d’un sens olfactif, erre à travers tout le corps, le médecin, en cas d’ascension de l’organe, recourt à une fumigation fétide aux narines et aromatique aux parties génitales : ce qui est fétide repousse, ce qui est odoriférant attire. Le Petit Robert ne donne-t-il pas comme synonyme de fétide l’adjectif repoussant ? La médecine égyptienne avait recours, elle aussi, à la thérapeutique par l’odeur : en témoignent notamment le Papyrus Kahoun daté des environs de 1900 a.C. et le Papyrus Ebers remontant au XVIe siècle a.C. Une recherche que j’ai publiée en 1989 dans la Revue Belge de Philologie et d’Histoire LXVII, 1, p. 53-64 (« L’odeur végétale dans la thérapeutique gynécologique du Corpus hippocratique ») m’a permis de démontrer que les traités gynécologiques du Corpus hippocratique comptent près de 2000 occurrences de végétaux odorants sur les quelque 2400 mentionnés dans l’ensemble du Corpus. Ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs végétaux utilisés dans la thérapeutique gynécologique du Corpus hippocratique ont reçu, au moins dès Aristophane, contemporain d’Hippocrate, un sens « obscène » : rhodon (103 occurrences) et myrton (52 occurrences) sont employés dans la comédie pour désigner le sexe de la femme ou son clitoris. À ces deux mots s’ajoute une dizaine d’autres tels que glèchôn, sikyos, schoinos… La vogue de cette thérapeutique par l’odeur (surtout végétale) n’allait pas faiblir avant la fin du XVIIIe siècle. C’est ainsi qu’en 1623, Jacques Bury, chirurgien natif de Châteaudun, préconise toujours le procédé suivant pour déterminer si une femme est susceptible de concevoir : « Si la femme ne sent point l’odeur de ces choses (= des herbes aromatiques que l’on fait brûler sous son sexe) luy venir à la bouche ou aux narines, cela signifie que les voyes sont opilées 108
(= bouchées) et par conséquent stériles ; mais au contraire, si elle ressent ledit odeur, elle est propre à concevoir ». Et pourtant, comme l’a si bien fait remarquer Danielle Gourevitch (in Le mal d’être femme. La femme et la médecine à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 134135), Soranos, le plus lucide des gynécologues de l’Antiquité, qui vécut à l’époque de Trajan et d’Hadrien, avait rejeté ces méthodes fondées sur l’odeur et destinées à s’assurer de la fertilité de la femme. Mais un être vivant — une personne — n’a pas que des lèvres, une bouche et un nez, elle a aussi un cou. Avant tout, remarquons que Robert Joly (op. cit., p. 45) a pu affirmer, indépendamment du vocabulaire, que « la matrice est une personne dans une personne ». En grec, le cou se dit auchên ou trachêlos. Comme le cou, le col de l’utérus peut se dire auchên (e.a. Maladies des femmes II, 145 = L VIII, 318-320…) ou trachêlos (e.a. Maladies des femmes II, 169 = L VIII, 348). Il est donc permis d’affirmer que si la femme grecque était prise entre deux bouches, elle l’était aussi entre deux nez et entre deux cous. Avant d’aller plus loin dans notre exposé, signalons que Soranos d’Éphèse, plus de quatre siècles après les médecins hippocratiques, se servait toujours du même vocabulaire pour désigner les parties de la matrice (cf. Maladies des femmes I, 4) ; à la terminologie hippocratique, il ajoutait cependant des mots tels que ômoi signifiant les épaules (ici les épaules de la matrice) et celui de pleura signifiant la côte, le côté du corps (ici les bords latéraux de la matrice). C’est pourtant Soranos qui, le premier, a mis en doute la théorie de la matrice comme animal dans l’animal. Aux yeux du médecin grec, la matrice voyage énormément ; elle peut aller au dehors (cf. e.a. De l’excision du fœtus, 5 = L VIII, 516 : on peut penser ici à un authentique prolapsus ; c’est d’ailleurs l’observation de ce prolapsus qui a pu suggérer cette théorie des errances 109
de la matrice), remonter jusqu’au foie (e.a. Maladies des femmes II, 203 = L VIII, 388), se porter à la tête (e.a. Maladies des femmes II, 123), au cœur (ibid., 124) ou aux hypocondres (ibid., 125), sur la vessie (ibid., 137) ou encore vers la fraîcheur extérieure quand elle est échauffée et qu’elle sue (ibid., 145) ou vers les lombes ou les hanches (Maladies des femmes I, 7 = L VIII, 32-34). Pour qualifier ces déplacements de la matrice dans tout le corps, l’auteur du traité Des articulations, 57 (L IV, 246) — un écrit qui ne relève nullement de la gynécologie — emploie le mot planê, la course errante, l’errance. Ces errances de la matrice sont déjà mentionnées dans la littérature médicale égyptienne (cf. e.a. le Papyrus Ebers, XCIII Ebbell, 1937, p. 109 et le Papyrus Kahun, prescription 6, Griffith, 1898, p. 7). Cependant, nous ne sommes pas capables de déterminer si la doctrine de la médecine égyptienne a été la source de la théorie médicale grecque (cf. G.E.R. LLOYD, Science, Folklore and Ideology, Studies in the Life Sciences in Ancient Greece, Cambridge University Press, 1983, p. 84, n. 100 ; I.VEITH, Histoire de l’hystérie, Paris, Seghers, 1973, pour la traduction française, p. 12-17). Dans le Timée, 91c, Platon emploiera le verbe planaomai pour désigner les errances de la matrice. Nous arrivons ainsi au concept d’hystérie (du grec hystera, la matrice), au sens antique (nous rappelons que la psychiatrie moderne a réservé le terme d’hystérie aux cas les plus psychologiques des maladies hystériques de l’Antiquité). Le mot hystérie apparaît dans le Corpus hippocratique, notamment dans l’Aphorisme, 35 de la Ve section (L IV, 544) : « Chez une femme attaquée d’hystérie, ou accouchant laborieusement, l’éternuement qui survient est favorable ». La matrice est l’organe féminin par excellence ; si elle tombe malade, elle rend malade la femme tout entière. Contentons-nous pour l’instant de résumer un passage du premier livre des Maladies des femmes, 7 (L VIII, 32-34) : l’auteur nous y 110
explique ce qu’est, selon lui, la suffocation utérine subite, autrement dit l’hystérie. D’après ce médecin, la matrice se déplace lorsqu’elle est desséchée et elle se jette alors sur le foie, qui est l’organe le plus chargé d’humidité ; elle produit alors la suffocation. La femme ressemble aux épileptiques et elle peut succomber, étouffée ; si elle est soignée — c’est-à-dire si on parvient à faire revenir l’organe à sa vraie place — elle guérit rapidement. Ces affections hystériques n’atteignent pas toutes les femmes. Lorsqu’on étudie tous les textes de gynécologie hippocratique, on s’aperçoit que de nombreux auteurs soutiennent que ce sont essentiellement les vierges, les veuves et les femmes stériles qui souffrent d’hystérie et, d’une façon générale, toutes les femmes qui n’ont pas de rapports sexuels (cf. e.a. Maladies des femmes I, 2 = L VIII, 14 ; De la Génération IV, 3 = L VII, 476 = p. 47 éd. R. Joly ; Maladies des jeunes filles = L VIII, 468 ; Maladies des femmes I, 7 = L VIII, 32…). À l’époque romaine, Galien semble toujours d’avis que le veuvage est un état favorable à l’apparition de l’hystérie : « On est d’accord pour dire que cette maladie se produit surtout chez les veuves, et particulièrement lorsqu’auparavant elles étaient bien réglées et concevaient, et qu’elles avaient des relations sexuelles, au moment où elles sont privées de tout cela » (Des lieux affectés VI, 5 = K VIII, 417). Mais, comme le constate Danielle Gourevitch (op. cit., p. 119), la vierge hystérique a disparu de la littérature médicale de l’Empire romain, puisqu’alors l’épouse idéale est la fillette innocente par ignorance. Dès lors, il n’est pas surprenant que la thérapeutique hippocratique consistera très souvent à recommander à toutes ces femmes de se marier et de devenir enceintes (cf. Maladies des femmes II, 127 = L VIII, 274). Ce texte-ci en témoigne : « Voilà ce qu’il faut que fasse la veuve ; le mieux est de devenir enceinte. Quant aux jeunes filles, on leur conseillera de se marier ». Contre une affection qui se produit chez les jeunes filles, lorsque le sang des premières règles se porte 111
à la matrice, l’auteur du traité Des maladies des jeunes filles (L VIII, 468) préconise le même traitement : « Je recommande aux jeunes filles, éprouvant des accidents pareils, de se marier le plus tôt possible ; en effet, si elles deviennent enceintes, elles guérissent ». Ainsi, la thérapeutique rejoint la finalité du mariage grec. Paola Manuli a remarquablement défini l’hystérie antique comme « la projection dans le corps féminin d’une sanction maritale pour se venger, par une maladie à l’aspect protéiforme, du refus du coït et de l’accouchement » (in Hippocratica, op. cit., Paris, 1980, p. 400). On comprend aussi que, lorsque les médecins hippocratiques disent qu’une matrice sèche souffre et se déplace, ils entendent par là une matrice qui n’est pas arrosée par la liqueur spermatique (cf. e.a. De la génération IV, 3 = L VII, 476 = p. 47 éd. R. Joly). C’est dans un texte de Ctésias, conservé par Photius, que se révèle le mieux la libido du médecin prônant la thérapeutique du coït : « … Amytis étant tombée malade, mais d’un mal sans gravité, Apollonidès, le médecin de Cos, qui était lui-même épris d’elle, lui déclare qu’elle retrouvera la santé en ayant commerce avec les hommes, vu qu’elle souffrait de la matrice. Son subterfuge réussit et il devint son amant mais, la femme s’affaiblissant, il s’abstient de tout rapport avec elle. Mourante, elle recommande à sa mère de faire punir Apollonidès. La mère dévoile tout au roi Artaxerxès… Le roi donne carte blanche à la mère. Celle-ci s’empare d’Apollonidès et le garde aux fers deux mois au milieu des supplices, ensuite elle le fait enterrer vivant à la mort d’Amytis » (PHOTIUS, Bibl., 72, 41b = CTÉSIAS, trad. R. Henry). Soranos, au livre III de sa Gynécologie, refusera le coït comme thérapeutique de l’hystérie : « Les rapports sexuels produisent chez tous les sujets un état de langueur ; aussi ne conviennent-ils pas, puisque, sans apporter le moindre 112
avantage (aux femmes hystériques), ils endommagent la masse corporelle en la privant de son tonus ». Plusieurs de ces conceptions relatives à la matrice, à l’hystérie ont été critiquées par des médecins du début de notre ère. C’est ainsi que Soranos, au Ier siècle, va écrire dans son ouvrage Maladies des femmes I, 4 : « La matrice se prolabe ; ce n’est pas, comme le croient certains, parce qu’elle est un être vivant… ». Il va donc rejeter tous les moyens thérapeutiques utilisés par ses prédécesseurs : « La plupart des médecins anciens… ont fait usage d’odeurs nauséabondes… Ils prétendaient que la matrice fuit les substances malodorantes ; aussi faisaient-ils par le bas des fumigations de produits agréablement parfumés, et plaçaient-ils des ovules au nard et au styrax, s’imaginant que la matrice, fuyant les premiers et recherchant les seconds, pourrait quitter les régions hautes pour gagner les régions basses… Nous les blâmons tous… La matrice ne se met pas en mouvement, telle une bête fauve sortant de sa tanière, parce qu’elle aime les bonnes odeurs et fuit les mauvaises » (Maladies des femmes III, 20, trad. P. Burguière). Soranos songe vraisemblablement à Platon qui, dans le Timée, 70e, avait comparé l’âme de la nourriture à une bête sauvage. Au siècle suivant, Galien, dans son traité Des lieux affectés VI, V (trad. Ch. Daremberg), consacrera de nombreuses pages pour combattre les idées fausses de ses prédécesseurs : « On a comparé la matrice à un animal avide de procréation… Aux paroles de Platon, quelquesuns ont ajouté que si la matrice, dans ses voyages à travers le corps, touche au diaphragme, elle empêche la respiration ; d’autres ne disent pas qu’elle erre comme un animal, mais ils prétendent que, desséchée par la suppression des règles, elle monte vers les viscères dans son désir d’être humectée, qu’en remontant elle rencontre quelquefois le diaphragme, et qu’alors l’animal est privé de respiration ». Galien entreprend alors de réfuter ces opinions en recourant aux dissections et il conclut son 113
raisonnement par ces mots : « Donc il faut tenir pour tout à fait absurde l’opinion de ceux qui par ce raisonnment font de la matrice un animal ». Malgré la perspicacité de Soranos et de Galien, la majorité des médecins continua à souscrire aux dogmes hippocratiques. C’est ainsi qu’au Ier siècle de notre ère, Arétée de Cappadoce, dans son traité Signes et causes des maladies aiguës II, 11 continue à écrire : « (la matrice) ressemble fort à un être vivant ; elle se meut en effet d’elle-même… C’est en quelque sorte un être vivant dans un être vivant ». Pour l’écrivain latin Celse du Ier siècle, dans son De Medicina IV, 27, « de la matrice de la femme provient une maladie violente… Il arrive de temps en temps qu’elle suffoque la malade et la terrasse comme dans l’épilepsie ». Dans le Passionibus mulierum curandorum, une œuvre de l’École de Salerne (IXe-XIIIe siècles), ce sont toujours les mêmes femmes qui sont sujettes à l’hystérie : « Ceci arive surtout à celles qui n’ont pas de mari, les veuves en particulier et celles qui ont été auparavant accoutumées à faire usage du commerce charnel. Cela arrive également aux vierges qui ont atteint les années nubiles et n’ont pas encore de mari car en elles abonde la semence que la nature souhaitait retirer au moyen du mâle » (éd. Élisabeth Mason-Hohl, Los Angeles, 1940, p. 11). La conception de l’utérus, être vivant et mobile, n’allait pas disparaître avec l’Antiquité et le Moyen Âge ; elle va survivre au moins jusqu’au XVIIe siècle. À la Renaissance, Rabelais, élève de Montpellier, dira sur un ton à la fois sérieux et comique : « Seulement vous dirai que petite n’est la louange des prudes femmes, lesquelles ont vécu pudiquement et sans blâme et ont eu la vertu de ranger cestuy effréné animal (= la matrice) à l’obéissance de raison. Et ferai fin si vous ajoute que, cestuy animal assouvi (si assouvi peut être) par l’aliment que Nature lui a préparé en l’homme… » (Le Tiers Livre, c. XXXII). Pour Ambroise Paré, au XVIe siècle, l’hystérie peut 114
toujours être due à l’ascension de la matrice : « Suffocation de matrice est ablation de libre inspiration et expiration qui vient… pour ce qu’il (= l’utérus) est ravi et emporté en haut par un mouvement forcé » (cf. I. VEITH, op. cit., p. 117). On découvre ces croyances chez André du Laurens dont l’œuvre fut publiée à Rouen en 1621 : pour lui, la matrice est encore « un animal remply de concupiscence et pour ainsi dire friand et envieux ». En 1649, Jean Liébault, dans son œuvre Trois Livres des maladies et infirmitez des femmes, dira de la matrice : « C’est un animal qui se meut extraordinairement quand elle hait ou qu’elle aime passionnément quelque chose » (cf. notre étude « Survivance de quelques préjugés hippocratiques et aristotéliciens relatifs à la reproduction humaine dans les écrits médicaux et biologiques de l’âge baroque », in RBPH LXIV, 1986, p. 698). Un de mes proches amis — psychiatre de profession — à qui je résumais tout ce que je viens d’écrire sur l’ignorance hippocratique des ovaires et des trompes, sur la conception antique de l’hystérie, marqua son profond étonnement. Si nous n’avions pas quelques notions d’épistémologie, ne faudrait-il pas nous étonner plutôt de voir Aristote, « père » de la logique, déclarer que « la femme a moins de dents que l’homme » (H.A. II, 3, 501b 19-21) et de constater que Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle XI, 114 perpétuera, plus de quatre siècles plus tard, la même erreur. L’origine de l’erreur est évidente : c’est le préjugé de l’infériorité de la femme qui a conduit Aristote à commettre cette contre-vérité. Il faut remarquer que le biologiste antique se contente d’affirmer que le mâle a plus de dents que la femelle, sans éprouver le besoin de mentioner le nombre de dents chez chacun des deux sexes. L’idée de mesure n’effleure pas le Stagirite un instant : le préjugé de l’infériorité de la femme explique seul l’erreur d’Aristote. Pour comprendre ces erreurs et leur survivance, il faut se souvenir d’une réflexion d’Albert Einstein et d’une 115
autre, du grand épistémologue français Gaston Bachelard. Einstein, qui savait de quoi il parlait, a déclaré : « Il est plus facile de désagréger un atome qu’un préjugé ». Quant à Bachelard, il a écrit dans La formation de l’esprit scientifique (Paris, Vrin, 19644, p. 124) : « Le poids d’une tradition apporte à une expérience substantielle une valeur supplémentaire qui n’a plus cours dans la formation d’un esprit vraiment scientifique ».
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Chapitre VIII CONTROVERSES ANTIQUES AUTOUR DE LA DISSECTION ET DE LA VIVISECTION* Il est difficile — sinon imposible — de savoir quel est le premier naturaliste ou médecin qui a pratiqué une dissection. Dans l’état de nos connaissances, il semble possible de songer à Anaxagore de Clazomènes. C’est Plutarque qui raconte que le philosophe de Clazomènes amena Périclès au-dessus de la superstition, notamment en lui montrant, par une dissection, qu’une anomalie du crâne d’un bélier était due à la conformation du cerveau de l’animal qui n’était pourvu que d’une seule corne1. Sans doute, le rite du sacrifice animal a dû favoriser l’anatomie animale. Peu d’années après Anaxagore, Hérodote recourt aux résultats d’une dissection pour prouver qu’en Scythie les herbages sont ceux qui développent chez le bétail le plus la bile. « En ouvrant les animaux, on peut juger qu’il en est bien ainsi »2. Dans les écrits du Corpus hippocratique, les allusions à des dissections sont encore rarissimes. Mais l’auteur du traité de la Maladie Sacrée propose d’ouvrir la tête d’une chèvre épileptique — animal qui serait particulièrement * Texte d’une communication donnée le 19 mai 1995 à l’Université de Picardie (Amiens), lors du Colloque « Éthique et vérité dans les sciences bio-médicales ». 1 Cf. PLUTARQUE, Vie de Périclès, 6. 2 HÉRODOTE, Histoires IV, 58.
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exposé à cette maladie — pour prouver que cette affection est due à une accumulation de liquide dans la tête ; il écrit notamment ceci : « Vous trouverez le cerveau humide, rempli d’hydropisie et sentant mauvais… »3. Robert Joly a commenté ainsi cette expérience : « S’il a fait l’expérience — rien ne nous le garantit, mais nous voulons bien le croire — l’auteur n’y a rien gagné : elle n’a fait que le confirmer dans son erreur… L’auteur n’a pas l’idée d’ouvrir simultanément le crâne de deux chèvres, l’une épileptique, l’autre, saine. L’aurait-il fait que le résultat aurait sans doute été le même : il est plus facile de mal regarder que de bouleverser une théorie fortement ancrée »4. Un passage du remarquable traité De l’ancienne médecine XXII prouve que les Hippocratiques ne pratiquaient pas la dissection humaine : « Pour le comprendre, il convient de se référer à l’extérieur » (L I, 626). Jacques Jouanna, Hippocrate. L’ancienne médecine, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 215, commente ainsi ce paragraphe : « Comme les médecins hippocratiques ne pratiquaient pas la dissection sur l’homme, ils étaient obligés de recourir à la méthode analogique, et d’expliquer les phénomènes internes invisibles… par les phénomènes externes visibles… Cette méthode est attachée au nom du philosophe présocratique Anaxagore selon qui “les choses apparentes permettent de voir les choses cachées” » (DK 59 B 21a). Il faudra attendre le IVe siècle — vraisemblablement le milieu de ce siècle — pour voir paraître le premier traité d’anatomie — il faudrait dire d’anatomie animale : c’est l’œuvre de Dioclès de Carystos5 qui sera sans doute une source d’informations extrêmement précieuses pour Aristote. Le Stagirite nous apprend qu’on disséquait des 3
Maladie Sacrée, 11 (L VI, 382). Robert JOLY , Le niveau de la science hippocratique, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 214-215. 5 Cf. GALIEN, De anatomicis adm., 2.1 (K II, 282). 4
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animaux avant lui : « Aussi ceux qui examinaient des cadavres disséqués n’observaient pas les plus importants (des vaisseaux sanguins) »6. Dans un autre texte, Aristote révèle implicitement que la dissection humaine n’était pas possible de son temps et il justifie ainsi la pratique de la dissection animale : « Les parties internes des hommes sont tout particulièrement ignorées, au point qu’il faut les étudier par référence aux parties des autres animaux dont la nature est proche de celle de l’homme »7. Le Stagirite attache tellement d’importance aux dissections qu’il publia des Planches anatomiques en sept livres (il s’agissait d’un atlas contenant des croquis de dissections animales) ; cet ouvrage, auquel le biologiste renvoie assez souvent, est malheureusement perdu. On trouve plus d’une fois des renvois comme celui-ci : « Quant à la disposition interne des sexes et les différences entre les organes relatifs au sperme et ceux qui concernent la conception, ces questions sont éclaircies dans l’Histoire des animaux, et dans les Planches anatomiques : elles seront reprises dans le traité De la génération »8. Malgré toute l’importance que le Stagirite accorda à la dissection, le biologiste commit de notables erreurs ; ainsi, il soutint que le cœur de tous les grands animaux (y compris l’homme) possédait trois cavités (e.a. P.A. III, 4, 666b 21-22). À l’époque d’Aristote, la dissection humaine était impossible, c’est-à-dire interdite. Quelles ont été les raisons de cette interdiction ? Aristote, dans le traité Des parties des animaux (I, 5, 645a 28), puis Celse, dans son De medicina (Pr. 44), nous offrent une première explication. Le Stagirite note que « ce n’est pas sans une grande répugnance que l’on peut voir de quoi est composé le genre homme », tandis que Celse écrira, plus de quatre siècles plus tard, que « la dissection, si elle n’est pas cruelle, est néanmoins dégoûtante ». 6 7 8
ARISTOTE, H.A. III, 2, 511b 13-20. ARISTOTE, P.A., 689a 17-20. P.A. IV, 10, 689a 16-20.
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Mais certins tabous, religieux ou magiques, vont aussi empêcher la levée de l’inhibition. Il y a le respect pour le mort et la peur des cadavres9. En effet, la superstition à l’égard du mort est totale : il suffit de se rappeler la fameuse affaire des Arginuses en 406, au cours de laquelle les Athéniens jugèrent et mirent à mort les stratèges qui n’avaient pas recueilli les morts après le combat naval10. Il faut songer aussi que, dans la tragédie de Sophocle, vers 26-32, Antigone n’hésite pas à risquer sa vie pour respecter les rites de l’ensevelissement : « Mais, pour l’autre, Polynice, le pauvre mort, défense est faite, paraîtil, aux citoyens de donner à son cadavre ni tombeau ni lamentation : on le laissera là, sans larmes ni sépulture, proie magnifique offerte aux oiseaux affamés en quête d’un gibier. Et voilà, m’assure-t-on, ce que le noble Créon nous aurait ainsi défendu, à toi (= Ismène) comme à moi — à moi ! ». Il faut savoir aussi que, pour la pensée antique, le sang qui coule est dangereux, qu’il est souvent considéré comme une souillure ; de plus, le sang des règles suscite le mal et la mort (cf. Danielle GOUREVITCH, Le mal d’être femme, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 96). Il faut aussi songer, de nos jours, à l’appréhension des personnes qui envisagent de donner à leur décès un de leurs organes par prélèvement pour sauver la vie d’autrui. L’époque hellénistique va autoriser — mais pour un temps relativement court seulement — la dissection humaine et même la vivisection humaine : ce sera l’époque des premiers Ptolémées, successeurs d’Alexandre le Grand. Mais en attendant les grands anatomistes d’Alexandrie, Hérophile et Érasistrate, les médecins qui suivent Aristote, continuent à pratiquer la dissection animale qu’ils utilisent toujours comme moyen de preuve. Ainsi, l’auteur du traité hippocratique, datant 9
Cf. Ludwig EDELSTEIN, Ancient Medicine, Baltimore, 1967,
p. 252. 10
Cf. PLATON, Apologie de Socrate, 32b.
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de l’époque hellénistique et intitulé Du cœur, soutient qu’une toute petite partie de la boisson passe dans le poumon par le larynx, malgré l’épiglotte et il prétend prouver son affirmation en recourant à la dissection d’un porc : « Teignez de l’eau avec du bleu ou du minium, donnez-la à boire à un animal très altéré, particulièrement un porc (c’est une bête qui n’est ni délicate ni propre), puis coupez-lui la gorge pendant qu’il boit, vous la trouverez colorée par la boisson, mais cette opération ne réussit pas entre les mains du premier venu »11. Louis Bourgey a bien vu qu’« une expérience comme celle faite sur le porc n’était pas, même pour son auteur, absolument décisive ; celui-ci sentit plus ou moins explicitement qu’à la question posée, la réponse de la nature restait confuse… cet observateur sagace a bien pressenti l’intérêt de l’expérimentation scientifique, mais il n’est pas parvenu à la mettre au point et à en faire un solide instrument de preuve »12. Comme nous l’avons déjà annoncé, arriva l’époque des grands anatomistes, Hérophile et Érasistrate. Le premier de ces anatomistes est né aux environs de 330 a.C. (ou de 320) à Chalcédoine, sur la rive asiatique du Bosphore ; il eut pour maître de médecine Praxagoras de Cos. Aucune de ses œuvres n’est passée jusqu’à nous, très certainement parce que le médecin, installé à Alexandrie, eut à souffrir du prestige énorme dont jouit son lointain successeur, Galien. Parti donc à Alexandrie pour y exercer son art, Hérophile se trouva dans cette nouvelle ville où se cotoyaient deux civilisations : l’égyptienne, ancestrale et la grecque, introduite par les rois Ptolémées. Comme nous l’avons remarqué, jusqu’à Hérophile, la dissection d’un corps humain n’avait guère été possible, à cause de tabous qui inhibaient les médecins. À Alexandrie, dans ce pays où se pratiquait la mommification, la dissection d’un 11
HIPPOCRATE, Du cœur, 2 (L IX, 80). Louis BOURGEY, Observation et expérience chez les médecins de la Collection hippocratique, Paris, Vrin, 1953, p. 139-140. 12
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corps humain fut rendue possible, mais seulement pour un temps très bref, le IIe siècle a.C. Mais, comme le remarque Heinrich von Staden, la mommification est aussi différente de la dissection humaine que la religion l’est de la science13. J. Longrigg14 insiste aussi sur la différence entre la mommification et la dissection humaine : « Il est difficile de voir comment la description alexandrine de l’anatomie du cerveau pourrait d’une certaine façon avoir bénéficié de l’expérience du mommificateur égyptien qui, comme Hérodote nous l’apprend, extrait le cerveau avec un fer par les narines, en partie et en partie aussi grâce à des drogues qu’on verse dans la tête » (l’allusion à Hérodote se lit au chapitre 86 du livre II des Histoires). Trois auteurs, Galien au IIe siècle de notre ère, Tertullien, chrétien des IIe et IIIe siècles, et Vindicien, ami de saint Augustin, nous apportent la preuve qu’Hérophile se servait notamment de cadavres humains pour ses dissections. Dans le De uteri dissectione, 5 (K II, 895), Galien fait état de la dissection humaine chez Hérophile : « Hérophile n’était pas seulement compétent dans d’autres branches de l’art médical, mais il a atteint le plus haut degré d’exactitude dans des domaines qui ne sont connus que par la dissection et il acquit une grande part de ses nouvelles connaissances, non pas comme la majorité des médecins, d’animaux sans raison mais d’êtres humains eux-mêmes ». C’est toujours Galien, dans le De anatomicis administrationibus, 6, 8 (K II, 570), qui loue Hérophile pour avoir écrit : « Le foie des humains a une bonne grandeur ; il est plus large que chez un certain nombre d’animaux comparables à l’homme en grandeur. ». 13
Heinrich VON STADEN, Herophilus, the Art of Medicine in Early Alexandria, Cambridge, 1989, p. 150. Pour Érasistrate, il faut se référer à l’ouvrage d’Ivan GAROFALO, Erasistrati Fragmenta, Pise, Giardini, 1988. 14 Cf. James LONGRIGG , Greek Rational Medicine, London, 1993, p. 187.
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Vindicien, Gyn. praef., n’approuve pas du tout la dissection humaine pratiquée par Hérophile : « Nos ancêtres ont exercé la médecine à Alexandrie… parmi eux, il y eut Hérophile. Ils se sont mis à examiner le corps des morts afin de savoir pour quelle raison et de quelle façon ils sont décédés ; cela, les sentiments d’humanité interdisent de le faire, puisqu’alors tout serait manifeste et entièrement visible pour ceux qui pratiquent l’examen ». L’homme verrait ainsi des choses cachées et qui doivent rester secrètes. La dissection humaine va amener Hérophile, qui écrira une Anatomie, à constater que les femmes possèdent ce que nous nommons ovaires — il les appellera didymes, comme chez les hommes — qu’elles ont des conduits spermatiques qui ne sont autres que les trompes de Fallope ; mais il ne parvient pas toujours à se libérer du modèle masculin car il pense que les testicules des femmes (didymoi) diffèrent très peu des testicules masculins ; l’anatomiste d’Alexandrie déclare aussi que dans les conduits spermatiques — c’est-à-dire dans les trompes — tout se passe exactement comme dans le conduit masculin. Ces erreurs dues au raisonnement analogique ne doivent pas nous faire oublier qu’Hérophile a découvert les ovaires (inconnus des médecins hippocratiques et d’Aristote) et les trompes. Aussi ne fautil pas s’étonner si, à la Renaissance, Gabriello Fallope a qualifié Hérophile d’« Évangile en matière d’anatomie ». Hérophile et son confrère Érasistrate ne se contentèrent pas seulement de pratiquer la dissection humaine mais aussi la vivisection humaine à des fins scientifiques. Dans sa Préface I, 23-24, l’encyclopédiste latin Celse nous apprend ceci : « Hérophile et Érasistrate sont allés très loin et très bien dans cette voie ; ils disséquèrent des hommes vivants, des criminels qu’ils firent sortir de leur prison et qu’ils avaient obtenus des rois ; Ils observaient, pendant que leurs sujets respiraient encore, les parties que la nature avait cachées auparavant, leur position, couleur, 123
configuration, grandeur, arrangement, dureté ou douceur, satiné, points de contact, excroissances de chaque partie ; ils observaient si une partie s’insérait dans une autre ou recevait en elle la partie d’une autre ». Ce texte de Celse est précédé par quelques lignes qui expliquent la raison impérieuse qui a incité les médecins dogmatiques à pratiquer la dissection humaine : « En outre, comme les douleurs et les diverses espèces de maladies prennent naissance dans les parties intérieures, personne, à leur avis, ne peut leur procurer des remèdes, sauf s’il connaît les organes internes ; donc il est nécessaire d’ouvrir le corps des morts et d’examiner leurs viscères et leurs intestins ». Tous les médecins ou tous les philosophes ne tolérèrent pas cette vivisection. C’est ainsi que le chrétien Tertullien va qualifier Hérophile de boucher : « Le fameux Hérophile, le médecin ou le boucher, qui découpa “six cents personnes” pour examiner la nature, qui a haï les hommes afin d’avoir de la connaissance, explora leurs parties internes, mais il ne les explora pas toutes clairement puisque la mort change ce qui a été en vie, une mort qui n’est pas simple mais qui est une erreur au milieu des processus artificiels de dissection »15. Celse, lui aussi, va rejeter la vivisection, tout en mentionnant l’utilité de la dissection humaine : « disséquer le corps d’hommes vivants est cruel et inutile ; disséquer le corps de morts est nécessaire pour les étudiants en médecine. Car ils doivent connaître la position et la disposition des parties que le cadavre révèle mieux que l’être vivant blessé… »16. Cependant les médecins de l’école dogmatique vont justifier la vivisection humaine ; ces médecins croient que la médecine est une science des causes cachées et ils s’opposent aux empiriques pour qui la médecine doit se borner à accumuler du savoir grâce à des observations 15 16
TERTULLIEN, De anima, 10, 4. CELSE, Pr. I, 74 sq.
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fortuites. Les dogmatiques tiennent le raisonnement suivant : « Ce (= la vivisection) n’est pas cruel, comme le disent la plupart des gens, de rechercher des remèdes pour des multitudes de gens innocents de tous les siècles à venir, en recourant au sacrifice de seulement un petit nombre de criminels »17. Les empiriques étaient loin de partager le même enthousiasme pour l’anatomie. La dissection humaine va, à nouveau, disparaître ; sa gloire aura été bien éphémère. À la fin du Ier siècle de notre ère, Rufus d’Éphèse écrit ceci : « Nous allons essayer de vous apprendre comment nommer les parties internes en disséquant un animal qui ressemble de près à un homme… Dans le passé, on se servait, plus correctement, de l’homme »18. Dans la première moitié du IIe siècle de notre ère, Soranos, le plus grand des gynécologues de l’Antiquité, est manifestement gêné par la position adoptée par la secte à laquelle il appartient, celle des méthodiques qui considèrent que la dissection n’est pas utile à la pratique médicale. C’est ainsi qu’il écrit : « Certains (organes de la femme) s’observent directement ; pour d’autres, il faut recourir à la dissection. Cette dernière, pour inutile qu’elle soit, est cependant pratiquée par souci d’érudition, et nous exposerons les résultats auxquels elle mène… »19. Le même Soranos, qui prétend que la dissection est inutile, va néanmoins se fonder sur elle pour réfuter Dioclès qui croyait en l’existence de cotylédons dans la matrice20. Ces cotylédons sont aussi appelés « tentacules » ou « cornes » ; d’après Dioclès, ce serait des excroissances en formes de tétons qui ont pour but d’exercer le fœtus à attirer le mamelon du sein. Soranos s’appuie aussi sur la
17 18 19
CELSE, Pr., 26. RUFUS, De corporis humani partium appellationibus, 9. SORANOS, Maladies des femmes I, 3, Paris, Les Belles Lettres,
1988. 20
ID., ibid. I, 4.
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dissection pour réfuter ceux qui croient qu’une mince membrane s’est développée en travers du vagin21. L’histoire de la dissection chez Galien mériterait un très long développement : le mot éνατοµÆ, la dissection, compte plus de 500 occurrences, d’après le Dictionary of Medical Terms in Galen, Leyde, E.J. Brill, 1993, de Richard J. Durling. Le médecin de Pergame justifie la pratique de la dissection de la façon que voici : « L’étude de l’anatomie a une raison d’être pour le scientifique qui aime la connaissance pour elle-même ; une autre raison, pour celui qui n’apprécie pas la connaissance pour ellemême mais plutôt pour démontrer que la nature ne fait rien sans un but ; une troisième raison, pour celui qui, grâce à l’anatomie, se procure des faits utiles à la recherche, physique ou psychique ; une dernière raison, pour ceux des praticiens qui ont à enlever des échardes dues à des traits, à exciser proprement une partie ou à traiter correctement des ulcères, des fistules et des abcès »22. Ce n’est évidemment plus sur l’homme que travaille Galien, mais sur l’animal, surtout sur le singe, le singe de barbarie et peut-être aussi sur des oiseaux, des serpents, des chèvres, des chevaux. Plusieurs erreurs du médecin sont à attribuer à sa façon de travailler, de transférer sur l’homme les observations qu’il a faites sur l’animal. Mais Galien va aussi pratiquer des dissections publiques qui ne sont pas faites dans un but de recherche ni même d’instruction, mais d’exhibition ; c’est ainsi que l’anatomiste décrit notamment la dissection du cœur d’un éléphant23 et qu’il 21
ID., ibid. I, 5. GALIEN, De anatomicis administrationibus, 2, 2 (K II, 286). Sur ce texte, voir R.J. HANKINSON, « Galen’s Anatomical Procedures », in Aufstieg und Niedergang der römischen Welt II, 37, 2, Berlin, de Gruyter, 1994, p. 1838-1839. 23 Cf. GALIEN , De anat. admin. VII, 10 (K II, 619, 16 sq.). Armelle DEBRU a consacré une partie d’une communication à ce texte : cf. « Les démonstrations médicales au temps de Galien », in Ancient Medicine in its Socio-Cultural Context (ed. Ph. van der Eijk, 22
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va acquérir à Rome une grande renommée. Néanmoins, il n’hésitera pas à critiquer des confrères qui tentent ces dissections spectaculaires24. Heinrich von Staden, dans un article très récent du Journal of the History of Medicine, 1995, p. 47-66, a remarquablement démontré (cf. p. 5153) que Galien, dans son De administrationibus anatomicis, opposait souvent ses activités publiques (dèmosiai) et privées (idiai). Par ses dissections et vivisections publiques, l’activité de Galien s’apparente à l’activité des sophistes de son temps qui relèvent de ce que l’on appelle traditionnellement la seconde Sophistique. Presque sans exception, Galien ne prétend pas avoir fait des découvertes anatomiques ou physiologiques durant ses démonstrations publiques mais plutôt avoir montré par la persuasion la vérité de ses opinions écrites relatives au corps grâce aux moyens d’une preuve irréfutable, visible, anatomique et physiologique. Certains historiens de la médecine25 ont cru, sur la foi d’un passage de Galien26, que la dissection humaine s’est poursuivie à Alexandrie, jusqu’au IIe siècle de notre ère. Voici la traduction de ce texte : « Cela devrait être votre tâche et votre devoir non seulement d’apprendre la forme de chaque os, dans des livres, mais de regarder passionnément le squelette humain, de vos propres yeux. Ceci est très facile à Alexandrie, de sorte que les médecins H.F.J. Horstmanshoff et P.H. Schrijvers), Amsterdam, 1994, p. 6981). Armelle Debru note, entre autres, que « les démonstrations d’anatomie étaient la répétition, sous la forme d’un spectacle destiné au grand public cultivé, des dissections et vivisections animales qui faisaient partie de l’apprentissage médical… Avant la dissection du cœur de l’éléphant, Galien annonce à l’avance devant l’assemblée la structure que l’on va trouver pour cet organe, et qui faisait l’objet d’un débat ». 24 K XI, 797, 10 sq. 25 e.a. G.E.R. LLOYD , Magic…, op. cit., p. 167, n. 216 et déjà L. EDELSTEIN, op. cit., p. 250. 26 Cf. GALIEN, AA, 1, 2 (K II, 220).
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de cette région instruisent leurs élèves au moyen de l’autopsie. On doit essayer, à moins qu’il n’y ait d’autre raison, d’aller à Alexandrie, rien que pour cela ». Quoi qu’il en soit, la dissection est de plus en plus mal jugée, au point qu’un auteur latin, comme Apulée au IIe siècle de notre ère, écrira que même la dissection d’animaux constituait une charge suffisante pour le convaincre de pratique de magie27. Il faudra attendre un millénaire pour que la dissection humaine puisse à nouveau se développer, grâce notamment au docteur en médecine Mondino de’ Luzzi, dont l’Anatomia, terminée en 1316, va dominer l’enseignement pendant deux siècles28. Alors vint le Bruxellois André Vésale (1514-1564) qui publia en 1543 le De humani corporis fabrica dont la qualité surpassa tous les traités antérieurs d’anatomie. En 1667 et en 1668, la dissection humaine est inscrite au programme des travaux de l’Académie des Sciences de Paris fondée, grâce à Colbert, le 22 décembre 166629. Ce n’est pas sans raison que la Toinette du Malade imaginaire représenté en 1673 déclare à Thomas Diafoirus non sans se moquer : « Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses ; mais donner une dissection est quelque chose de plus galant ».
27
Cf. APULÉE, Apologie, 25 sq. Cf. Danielle JACQUART et Claude THOMASSET, Sexualité et savoir médical au moyen âge, Paris, PUF, 1985, p. 56. 29 Cf. Mirko D. GRMEK, La première révolution biologique, Paris, Payot, 1990, p. 249. 28
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La survie d’Hippocrate et des médecins antiques
Chapitre IX LES MENTIONS D’HIPPOCRATE DANS L’HISTOIRE NATURELLE DE PLINE Le prestige d’Hippocrate n’a pas cessé de croître au moins depuis Platon (Protagoras, 311b-c ; Phèdre, 270bc) et Aristote (Politique VII, 1326a 15-16)1. Après avoir cité le passage du Protagoras, dialogue de jeunesse, relatif au médecin de Cos, Robert Joly a raison de conclure de ce texte qu’« Hippocrate est bien une vedette et même la vedette dans la médecine du temps »2. Dans les deux derniers siècles de la République et les deux premiers de l’Empire, la gloire d’Hippocrate lui fit quitter quelque peu l’histoire pour le faire pénétrer dans la légende, dans le mythe, ce qui révèle encore que le médecin de Cos a dû être une personnalité de très grand format. C’est dans cette période qui a suivi d’assez près l’introduction de la médecine grecque dans le monde romain qu’a vécu Pline l’Ancien. Il ne serait sans doute pas sans intérêt d’étudier comment les prédécesseurs, contemporains et successeurs directs de l’encyclopédiste latin ont évoqué le médecin de Cos.
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Cf. e.a. R.JOLY, « Hippocrates and the School of Cos », in M. Ruse (ed.), Nature Animated, Dordrecht, 1983, p. 29-47. 2 ID., ibid., p. 31.
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Au début du IIe siècle a.C., Caton critique3 violemment les médecins grecs, à qui il reproche mille crimes4 ; mais, dans les témoignages de Caton passés jusqu’à nous, nous ne trouvons aucune mention d’Hippocrate. Par contre, dans les Lettres apocryphes qu’Émile Littré a réunies au tome IX de son édition complète d’Hippocrate, nous constatons que le médecin de Cos est divinisé, puisqu’il est qualifié de θε›ος ÑΙοκρãτης, de divin Hippocrate, à qui les Athéniens ont attribué les mêmes offrandes qu’à Héraclès5. D’après Varron6, l’agronome Scrofa (qui semble avoir écrit entre 90-80 et 57), influencé par les textes apocryphes de la Collection, aurait dit : « Le fameux médecin Hippocrate (ille Hippocrates medicus) n’a-t-il pas sauvé par sa science, au cours d’une grande épidémie, non pas un seul champ mais de nombreuses villes ? ». Quant à Cicéron, il privilégie la médecine rationnelle à la médecine sacerdotale, en écrivant : « Quant à moi, je crois que le rétablissement de beaucoup de malades est accordé par Hippocrate plutôt que par Esculape »7. Dans la préface de son De Medicina, Celse dit d’Hippocrate qu’il est le premier (primus) à mériter que l’on retienne son nom, qu’il détacha la médecine de la 3
L. GIL-I. RODRÍGUEZ ALFAGEME, « La figura del médico en la Comedia ática », in Cuadernos de Filologia Clásica, 1972, 3, p. 3591, ont démontré que la critique des médecins remontait à la Comédie grecque. 4 Cf. PLINE, H.N., 29, 14. 5 Cf. Lettre de Paetos, 2 (L IX, 314). On trouve aussi l’expression « divin Hippocrate » (ÑΙοκρãτης θε€οιο) dans une inscription du IIe siècle p.C. Cf. C. PEEK, Griechische VersInschriften, 1632. Quant à Apollonios de Citium, au Ier siècle a.C., il appelle Hippocrate « le très divin » (Introduction à son commentaire sur les Articulations). 6 VARRON, R.R., 1, 4, 5. 7 CICÉRON , De natura deorum, 3, 38, 91 (trad. M. van den Bruwaene). Sur ce texte, cf. D. GOUREVITCH, Le triangle hippocratique…, Paris-Rome, 1983, p. 439.
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philosophie8 et qu’il est la plus ancienne autorité de la médecine (vetustissimus auctor Hippocrates). Le mot le plus fondamental qu’emploie Celse9 pour qualifier Hippocrate est sans doute primus : nous nous trouvons ici dans le thème du ρ«τος εÍρετÆς10 que nous allons découvrir ailleurs, notamment chez Scribonius Largus qui appellera Hippocrate « le fondateur de notre profession » (Hippocrates, conditor nostrae professionis) et rappellera les principales clauses du Serment11. Avant d’arriver à Pline, passons en revue quelques jugements portés sur Hippocrate par d’autres auteurs des Ier et IIe siècles. Écoutons tout d’abord une opinion discordante : l’affirmation de Pline selon laquelle « (Thessalos de Tralles, lors du principat de Néron) réfutant toutes les doctrines… invectiva furieusement les médecins de tous les siècles »12 se trouve confirmée et précisée par Galien qui nous apprend que Thessalos avait affirmé qu’« Hippocrate a constitué un corps de doctrines nuisibles » et qu’il « osa contredire les aphorismes d’une façon peu civile »13. Par contre, Soranos de Cos, appelé aussi le PseudoSoranos, qui écrivit une Vie d’Hippocrate au Ier siècle p.C., peint Hippocrate comme φιλ°λλην (ami des Grecs)
8
Cf. CELSE, De Medicina. Préface, 8. Sur ce texte, voir Ph. MUDRY , « La place d’Hippocrate dans la préface du De Medicina de Celse », in R. Joly (ed.), Corpus Hippocraticum, p. 345-352. 9 Cf. CELSE, Préface, 66. 10 A. KLEINGÜNTHER, Πρ«τος εÍρετÆς, in Philologus Suppl. XXVI, 1934, n’aborde pas les textes où ρ«τος (primus) s’applique à Hippocrate. 11 Cf. SCRIBONIUS LARGUS, Compositiones, ed. S. Sconochia, p. 2. 12 PLINE, H.N., 29, 9. Les traductions de Pline seront toujours celles de la Collection des Universités de France. 13 GALIEN, De meth., 1, 2 (K 10, 8).
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et φιλο€κειος (ami des siens)14. Érotien le qualifiera aussi de φιλÒατρις (ami de sa patrie)15. Sénèque, comme Scribonius Largus, dit d’Hippocrate qu’il est le fondateur de la médecine (huius scientiae conditor) ; il ajoute qu’il est le plus grand des médecins (maximus ille medicorum, maximum medicorum) et le plus grand expert de la nature (naturae peritissimum)16. Soranos d’Éphèse, contemporain de Trajan et d’Hadrien, n’est pas un partisan inconditionnnel d’Hippocrate17, car il s’en prend à son illustre prédécesseur, disant à juste titre qu’il est victime de « préjugés erronés » dans ses affirmations relatives aux signes du sexe du fœtus18 et qu’il préconise des moyens néfastes lorsqu’il recourt aux sternutatoires pour provoquer la chute du chorion19. Cependant, d’une manière assez générale, Hippocrate reste pour Soranos une autorité de valeur20. Apulée classe toujours Hippocrate à la tête de tous les médecins, suivi imédiatement par Asclépiade de Bithynie21. Aulu-Gelle (Nuits Attiques XIX, 2) évoque le médecin de Cos en ces termes : Hippocrates divina vir scientia.
14
Cf. Pseudo-SORANOS, Vie d’Hippocrate, 7, 9. Voir D. GOUREVITCH, Le triangle…, p. 333. 15 ÉROTIEN, ed. Nachmanson, Uppsala, 1918, p. 9, l. 20-21. 16 Cf. SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, 95, 20. 17 Sur le sujet, voir la communication de D. GOUREVITCH, « Les lectures hippocratiques de Soranos dans son traité Des maladies des femmes », in J.A. López-Férez (éd.), Tratados hipocráticos (Estudios acerca de su contenido, forma e influencia), Actas del VIIe Colloque International Hippocratique (Madrid, 24-29 de Septiembre de 1990), Madrid, 1992, p. 597-607. 18 Cf. SORANOS, Maladies des femmes I, 15 (éd. P. BurguièreD. Gourevitch-Y. Malinas, p. 42). 19 Cf. ID., ibid. II, 2 (p. 10-11). 20 Cf. e.a. ID., ibid. I, 20 (p. 64), I, 21 (p. 65-66). 21 Cf. APULÉE, Flor., 19.
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Pour Galien, le meilleur médecin est celui qui a l’intention d’être digne d’Hippocrate22 qui est donc l’idéal auquel il doit s’efforcer de ressembler. Aussi bien Galien, dans le De naturalibus facultatibus, 3, 3, que le Ps.-Galien de l’Introductio sive medicus, 4 associent étroitement le nom d’Hippocrate à l’adjectif ρ«τος. Galien insiste sur le fait qu’Hippocrate est le premier (ρ«τος) « de tous les médecins et philosophes à soutenir que le col de la matrice se ferme en cas de grossesse et d’inflammations ». Le Ps.-Galien affirme qu’« à la tête de l’école rationaliste de médecine se trouvait Hippocrate qui était aussi le principal chef de l’école et qui, le premier (ρ«τος), établit cette école rationaliste ». Sans doute Hippocrate n’a-t-il jamais fondé une telle école rationaliste, mais le texte est intéressant car il atteste de la permanence qui unit ρ«τος–primus à ÑΙοκρãτης et confirme la tradition selon laquelle Hippocrate est le conditor de la médecine. Revenons à Pline qui, à diverses reprises, trace un portrait effroyable des médecins : « Les médecins s’instruisent à nos risques et périls, ils poursuivent leurs expériences grâce à des morts, et c’est seulement chez le médecin que l’homicide est assuré de l’impunité totale »23. « Quelle profession… est plus fertile en empoisonnements ou en captations d’héritages ? »24. Ailleurs Pline reproche aux médecins leur ignorance des médicaments, qui peut être fatale à leurs malades25 et il conclut, par ces mots, son sinistre tableau : « La corruption des mœurs dont la cause principale ne doit pas être cherchée ailleurs que dans la médecine, confirme chaque jour la prophétie de Caton et la vérité de son 22
Cf. GALIEN , Quos optimus… (K I, 59). D’après J. JOUANNA, Hippocrate, Paris, 1992, p. 496, Galien a cité Hippocrate plus de deux mille cinq cents fois. 23 PLINE, H.N., 29, 20. 24 ID., ibid., 29, 20. 25 ID., ibid., 29, 25.
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oracle : “Il suffit de jeter un œil sur les inventions des Grecs, sans les étudier à fond” »26. Suivant une légende médisante de Varron, Pline rapporte ainsi la naissance de la médecine hippocratique : « C’est alors (durant la guerre du Péloponnèse) que cet art (= la médecine) fut remis en lumière par Hippocrate, né dans l’île de Cos, île des plus célèbres, des plus puissantes et consacrée à Esculape. C’était alors l’usage, pour les malades guéris, d’inscrire dans le temple de ce dieu le traitement qui les avait soulagés, afin qu’on pût ensuite en profiter dans des cas semblables ; Hippocate aurait, dit-on, relevé ces inscriptions et, selon l’opinion accréditée chez nous par Varron, après avoir incendié le temple, il aurait à l’aide de ces documents institué cette sorte de médecine dite clinique. Dès lors, il n’y eut plus de limites aux gains de cette profession »27. Pline ne pouvait mieux faire entendre que l’art médical, né d’un acte criminel, était pratiqué par des initiés grecs ou parlant le grec dans un esprit de lucre extraordinaire. Ailleurs cependant, dans son œuvre, l’encyclopédiste latin fait l’éloge d’Hippocrate : « Hippocrate (se distingua) dans la médecine : il prédit une épidémie (pestilentiam) qui venait d’Illyrie et envoya ses disciples prêter leur assistance dans les villes — service pour lequel la Grèce lui décerna les mêmes honneurs qu’à Hercule »28. La source de ce texte se trouve dans les Lettres, décrets et 26
ID., ibid., 29, 27. ID., ibid., 29, 4 (cf. STRABON, 657 = XIV, 19). En 30, 10, Pline écrit que la médecine et la magie, représentées respectivement par Hippocrate et par Démocrite, se sont développées simultanément lors de la guerre du Péloponnèse. 28 ID., ibid., 7, 123. Sur ce passage, cf. G.SERBAT, « Il y a Grecs et Grecs ! », in J. Pigeaud-J.Oroz (eds.), Pline l’Ancien et son temps, Salamanque-Nantes, 1987, p. 590 ; J. JOUANNA, « La maladie comme agression dans la Collection hippocratique : la maladie sauvage et dévorante », in P. Potter-G. Maloney-J. Desautels (eds.), La maladie et les maladies dans la Collection hippocratique, Québec, 1990, p. 42. 27
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harangues réunis par É. Littré au tome IX de son édition d’Hippocrate. En effet, nous apprenons par le Décret des Athéniens qu’« Hippocrate de Cos… la peste venant de la terre des Barbares et gagnant la Grèce… envoya ses disciples en différents lieux… le peuple des Athéniens afin de… donner à Hippocrate une récompense convenable pour ses services, a ordonné de l’initier aux grands mystères aux frais de l’État, comme Héraclès »29. Dans la Lettre de Paetos, nous apprenons aussi qu’« (Hippocrate) a reçu les honneurs divins… et que les Athéniens lui ont attribué les mêmes offrandes qu’à Héraclès et à Asclépios »30. Jacques Jouanna signale fort à propos que le « Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale de Paris (n° 1246) (conserve) une monnaie de Cos qui porte au droit un portrait d’Héraclès avec la massue et au revers un portrait d’Hippocrate »31. Si nous n’avons pas rencontré la mention des Illyriens dans le Décret des Athéniens, nous la découvrons dans le Discours d’ambassade de Thessalus, fils d’Hippocrate : « La peste cheminait dans la contrée des barbares qui est au-dessus des Illyriens et des Péoniens… Nous n’eûmes aucun lieu de nous repentir de n’avoir pas accepté les offres des Illyriens et des Péoniens… »32. Voilà donc Pline qui nous a présenté ici un Hippocrate divinisé ; le voici qui le qualifie de « médecin des plus illustres et des plus savants : Hippocrates e clarissimis medicinae scientia »33. De même que Pline appelle Homère le princeps litterarum34, il qualifie Hippocrate de
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Décret des Athéniens, 25 (L IX, 400-402). Lettre de Paetos (L IX, 314). J. JOUANNA, op. cit., p. 42. Discours d’ambassade de Thessalus (L IX, 420). PLINE, N.H., 18, 75. Cf. QUINTILIEN , Institution oratoire III,
6, 64. 34
ID., ibid., 2, 13.
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princeps medicinae35 (princeps contenant d’abord la même racine que primus). Évoquant le médecin de Cos, Pline dira encore : « Ne trouvons-nous pas les livres d’Hippocrate, qui le premier (primus) formula lumineusement (clarissime) les règles de la médecine, remplis d’indications sur les plantes (considérées comme remèdes) ? »36. Nous devons nous attendre à ce que Pline cite plus d’une fois le nom d’Hippocrate dans les livres qu’il a consacrés aux remèdes tirés des plantes. Les mentions d’Hippocrate seront données dans l’ordre du succession des livres de l’Histoire Naturelle. Au livre 20, Pline note ceci : « Hippocrate recommande de frotter avec des raiforts la tête des femmes qui perdent leurs cheveux… »37. L’auteur du traité Maladies des femmes, 2, 18938 est sans doute la source de Pline puisqu’il a écrit : « S’il y a calvitie, appliquez en cataplasme… le raifort pilé… ». Dans le même livre 20, l’encyclopédiste rapporte qu’« Hippocrate… pense que, pris comme aliment, (le poireau) accroît la fécondité des femmes »39. C’est l’auteur du traité Des femmes stériles40 qui offre le texte le plus voisin : « Autre traitement pour la stérilité… la femme mangera des poireaux bouillis ». Évoquant les qualités de la rue, Pline signale notamment qu’elle est diurétique41, selon Hippocrate qui croit aussi qu’elle provoque l’expulsion de l’arrière-faix, bue dans du vin noir doux42. C’est dans le traité Du Régime43 que Pline aura pu lire que la rue est diurétique et 35 36 37 38 39 40 41 42 43
ID., ibid., 7, 123. ID., ibid., 26, 10. ID., ibid., 20, 27. L VIII, 370. H.N., 20, 48. § 225 (L VIII, 434). H.N., 20, 139 ; 140. Ibid., 20, 139. Cf. Régime II, 29 (p. 174 ed. R. Joly—S. Byl).
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dans le traité des Maladies des femmes I, 4544 que la femme, ayant accouché et délivrée des secondines, doit boire de la rue dans du vin noir doux pour évacuer les lochies. Plus loin dans le livre 2045, Pline signale qu’Hippocrate a qualifié le cumin d’Éthiopie cumin royal. Or, l’auteur du traité Des humeurs cite « le cumin appelé royal »46 : c’est ici la seule occurrence de l’expression κʵινον τÚ αρå βασιλε› λεγÒµενον, dont Pline a eu connaissance directement ou indirectement (par Dioscoride, 3, 59, 1). L’encyclopédiste, qui devait avoir sous les yeux une prescription du traité Des maladies des femmes, 2, 17247, écrit : « Hippocrate, dans les affections de la matrice, fait (au moyen de l’arroche) des injections avec la bette »48. Au livre 22, il nous apprend toutes les qualités qu’Hippocrate attribue à la graine d’ortie, dans le domaine de la gynécologie : « Hippocrate proclame que, prise en boisson, (la graine d’ortie) purge la matrice ; qu’elle en dissipe les douleurs… avec du suc de mauve… »49. En effet, dans le traité De la nature de la femme50, nous lisons : « Autres breuvages pour la matrice : … la graine d’ortie » et dans celui des Maladies des femmes51 : « Autre mondificatif… graine d’ortie, eau de mauve ». C’est aussi en ayant sous les yeux un passage du traité Des affections internes52 que Pline écrit : « Hippocrate
44
L VIII, 104. H.N., 20, 163. 46 Des humeurs, 10 (L V, 490). 47 L VIII, 352 : « Infusion utérine pour la douleur de matrice… On traitera ainsi : prendre graines d’arroche et bette ». 48 H.N., 20, 220. 49 H.N., 22, 34. 50 L VII, 358. 51 L VIII, 156. 52 c. 30 (L VII, 246) : « On prescrira ce qui diminuera la rate chaque jour, la graine de l’asphodèle ». 45
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ordonne la graine (de l’asphodèle) contre les engorgements de la rate »53. Dans le même livre54, l’encyclopédiste consacre un fort long développement à la tisane (en grec τισãνη), déjà mentionnée plus haut55 : « À la tisane, qui se fait d’orge, Hippocrate a consacré un volume de louanges qui maintenant passent toutes à la semoule. Combien la semoule est plus salutaire ! ». Et cependant Hippocrate vante les mérites de la tisane comme potage, parce qu’elle est glissante et s’avale facilement, parce qu’elle calme la soif, parce qu’elle ne gonfle pas dans le ventre, parce qu’elle s’évacue aisément, et parce que c’est le seul aliment qui puisse être donné deux fois par jour dans la fièvre à ceux qui sont habitués à deux repas ; tant Hippocrate s’écarte de ceux qui exercent la médecine en affamant leurs malades ! Il défend cependant de donner le potage tel quel, et autre chose que le suc de la tisane ; il le défend aussi tant que les pieds sont froids, et même interdit de donner alors à boire ». À l’exception de l’allusion à la semoule, tous les détails que fournit ici Pline sont empruntés au traité Du régime des maladies aiguës56. Il est aisé de découvrir la raison pour laquelle Pline préfère de loin la semoule à la tisane, puisque nous lisons au § 128 du même livre : « La semoule est une invention romaine (res Romana) et qui n’est pas ancienne, sinon les Grecs n’auraient pas vanté plus tôt la tisane… Personne assurément ne doute de son extrême utilité (= de la semoule) ». En réalité — n’en déplaise au nationalisme de Pline — les Grecs, et notamment les médecins hippocratiques, connaissaient la semoule et l’appelaient σεµ€δαλις (cf. Monique MOISAN, Lexique du vocabulaire botanique d’Hippocrate, Univ. Laval, Québec, 1990, p. 70). 53 54 55 56
H.N., 22, 72. H.N., 22, 136. Cf. H.N.,, 18, 75. R.M.A. X, 1 ; XI, 1 ; XX, 1.
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Pline cite aussi Hippocrate à propos de la mercuriale (en grec λινÒζωστις) : « Hippocrate a prôné avec de merveilleux éloges ces plantes (= les mercuriales) pour les maladies des femmes aucun médecin ne les connaît pour cet usage. Il les employait pour la matrice en pessaire avec du miel ou de l’huile de roses ou de lis ou d’iris, et aussi comme emménagogue et pour expulser l’arrière-faix. Elles produisent le même effet, selon lui, en boisson ou en fomentation. Il en instillait le suc dans les oreilles en cas de mauvaise odeur, et en faisait avec du vin vieux des frictions pour le ventre »57. Même si la mercuriale est mentionnée 60 fois dans le Corpus dont 49 fois dans les traités gynécologiques, il n’est pas possible de découvrir un texte hippocratique qui contienne absolument toutes les indications signalées par Pline. Le texte qui s’en rapproche le plus est un passage des Femmes stériles : « Pessaire utérin… on le trempe dans de l’huile d’iris… Une fomentation aromatique convient après cela… Après quoi, employez la mercuriale… avec de l’huile de rose… enduire d’huile d’iris l’orifice utérin aussi avant que possible… Traitement pour la même maladie : piler de l’iris odorant… mouiller avec du vin odorant, amener à la consistance d’onguent… »58. Dans deux passages du livre 26, Pline mentionne les propriétés du crethmos ou crête marine, en s’en référant à Hippocrate : « La… propriété (de calmer les douleurs de la vessie) appartient au crethmos, fort vanté par Hippocrate »59. L’auteur du Περ‹ δια€της avait écrit que « sont diurétiques les jus de la crête marine »60. Le deuxième passage dans lequel Pline associe le crethmos à Hippocrate est le suivant : « Ce qui pour (faire venir les règles) paraît à Hippocrate le plus efficace avant toute autre chose, c’est le crethmos, dont la graine ou l’écorce 57 58 59 60
H.N., 25, 40. Des femmes stériles, 234 (L VIII, 450). H.N., 26, 82. Régime II, 54 (p. 176 éd. R. Joly-S. Byl).
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de la racine dans du vin font aussi se détacher l’arrièrefaix… »61. Deux passages du traité De la nature de la femme peuvent avoir constitué la source de Pline : « Si les règles ne viennent pas absolument… le reste du temps, la malade boira l’écorce du crethmos pilée dans du vin »62. « Autres breuvages et pessaires capables d’expulser le chorion et de provoquer les règles : … les racines et la graine de crethmos »63. Il faut noter qu’assez souvent Pline emprunte des informations à Hippocrate sans mentionner sa source. Cet exemple-ci est particulièrement éclairant. Si l’encyclopédiste avait noté que « les inconvénients (de l’ail) sont d’affaiblir la vue, de causer des flatuosités… »64, c’est que l’auteur du Régime avait écrit que « l’ail est… mauvais pour les yeux ; car en imposant au corps une purge considérable, il affaiblit la vue… il est flatulent… »65. Mais il y a aussi plusieurs cas où il nous est impossible de découvrir le traité hippocratique auquel Pline, à l’en croire lui-même, aurait emprunté des informations. Ainsi l’encyclopédiste prétend qu’« Hippocrate a loué (le bupleuron) comme aliment »66 ; cependant, nous constatons, au moyen de la Concordance de MaloneyFrohn, que βοÊλευρον n’est pas attesté dans le Corpus67. Il y a d’autres passages où des remèdes — tirés
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H.N., 26, 158. Nature de la femme, 23 (L VII, 342). 63 Ibid., 32 (L VII, 356). 64 H.N., 20, 57. 65 Régime II, 54 (p. 154 éd. R. Joly-S. Byl). 66 H.N., 22, 77. 67 Nous ne sommes pas capables non plus d’identifier la source dite hippocratique des passages suivants : H.N., 20, 51 ; 20, 86 ; 20, 230 ; 20, 252 ; 24, 147 ; 24, 148 (pour les remèdes tirés des végétaux) ; 29, 125 ; 32, 131 (pour les remèdes tirés des animaux) ; 36, 202 (sur les feux comme thérapeutique de la pestilence). J.R. PINAULT, Hippocratic Lives and Legends, Leyde, 1992, a 62
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ceux-là des animaux — sont associés au nom d’Hippocrate. Ainsi Pline écrit qu’« on dit que les cantharides provoquent les règles… ; c’est pourquoi Hippocrate en faisait prendre aussi aux hydropiques »68. L’auteur du traité De la nature de la femme répète à trois reprises que la femme dont les règles ne paraissent pas doit prendre un pessaire ou une boisson aux cantharides69 et l’auteur du Régime des maladies aiguës recommande pour un hydropique une potion de trois cantharides70. Il arrive aussi qu’Hippocrate soit cité dans l’index des auteurs étrangers d’un livre mais ne soit pas mentionné dans le corps de ce livre. C’est ainsi qu’il est possible de relever des points communs entre les § 33 et 34 du livre 31 et le chapitre 8 du traité Des airs, des eaux et des lieux71, consacré aux qualités des différentes eaux. Le même livre 31, 38 avec son affirmation relative à l’eau qui s’échauffe et se refroidit le plus vite, contient une information que l’on trouve dans les Aphorismes V, 2672, mais aussi chez Celse73. Le paragraphe 171 du livre 7 décrit les symptômes de mort, c’est-à-dire « les… signes relevés par Hippocrate, le prince de la médecine », parmi lesquels la carphologie. Pline cite ici sa source ; de plus, il est aisé de découvrir le traité où se trouvent consignés ces symptômes : il s’agit du Pronostic, plus particulièrement des § 2 et 474. Il y a encore, dans l’œuvre de Pline, deux autres mentions d’Hippocrate, respectivement le § 123 du livre 26 et le § 56 du livre 28. La première renvoie consacré de nombreuses pages à ce dernier texte de Pline et aux textes qui en dérivent jusqu’à la Renaissance, p. 45-60. 68 H.N., 29, 95. 69 Cf. Nature de la femme, 8 (L VII, 324) ; 18 (L VII, 338, bis). 70 Cf. Régime des maladies aiguës LVIII (L VII, 512). 71 Cf. A.E.L., 8 (L II, 34-36). 72 L IV, 542. 73 Cf. De medicina, 2, 18, 12. 74 Cf. Pronostic, § 2 (L II, 112-114) ; § 4 (L II, 122).
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implicitement aux Aphorismes IV, 6275 et concerne l’apparition de l’ictère ; la deuxième renvoie à un passage du traité Du régime des maladies aiguës qui stipule que « ceux qui se sont habitués à manger deux fois par jour sont, s’ils ne déjeunent pas, faibles ; … leurs viscères leur font l’effet d’être pendants »76. Si l’on ne tient pas compte des mentions du nom d’Hippocrate dans les index des auteurs étrangers, nous constatons que ce nom apparaît une trentaine de fois sur l’ensemble de l’Histoire naturelle. Il est certain aussi — nous l’avons montré par l’un ou l’autre exemple — que Pline a fait plus d’une fois des emprunts au Corpus, sans mentionner le nom du médecin de Cos. Il n’est pas surprenant dès lors que, dans l’index du livre 20 consacré aux plantes médicinales, Hippocrate ait été cité comme la première source médicale étrangère et que Pline connaisse tous les traités gynécologiques du Corpus.
75 76
Cf. L IV, 524. R.M.A. XXX, 1 (L II, 288).
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Chapitre X LA PHYSIONOMIE DU Περ‹ é°ρων, Íδãτων, τÒων DANS LE PARISINUS LAT. 7027 C’est à bon droit que Robert Joly a pu s’étonner et écrire en 1972 : « N’est-il pas paradoxal que l’Hippocrate latin soit finalement plus oublié ou négligé que l’Hippocrate arabe ? »1. On ne peut cependant pas dire que le Parisinus lat. 7027, qui contient plusieurs traités hippocratiques, dans leur intégralité ou en partie, soit demeuré ignoré de la critique moderne. À ma connaissance, c’est Émile Littré qui, dès 1839, a saisi toute l’importance de ce manuscrit pour plusieurs textes hippocratiques, et notamment pour le très célèbre traité Des Airs, des Eaux et des Lieux2. C’est ainsi que, dans l’argument de ce traité, Littré écrit notamment : « Un manuscrit latin (7027), qui contient une très vieille traduction du Traité Des Airs, des Eaux et des Lieux, m’a fourni des indications utiles »3. C’est toujours Littré qui qualifie, en 1853, le latin du Parisinus 7027 de « texte… horriblement barbare et souvent inintelligible »4, bien qu’il ait été entièrement conscient de ce que « ces 1
Robert JOLY, Hippocrate, t. VI, 2, Paris, 1972, p. 31. Cf. Émile LITTRÉ, Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, t. I, 1839, p. 385, t. II, 1840, p. 9, p. 13, p. 18… 3 É. LITTRÉ, op. cit., t. II, p. 9. 4 ID., ibid., t. VIII, p. 616. 2
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vieilles traductions latines [= Par. lat. 7027] méritent, plus qu’on ne le croit, d’être consultées5. Le travail de pionnier de Littré fut poursuivi, pour le Parisinus lat. 7027, par une pléiade de chercheurs parmi lesquels je mentionne notamment J.-L. Heiberg6, H. Kühlewein7, G. Gundermann, à qui nous devons l’editio princeps du texte latin d’Airs, Eaux, Lieux8, H. Diller9, M. Niedermann10, A. Beccaria11, A. Rivier12, E. Wickersheimer13, R. Joly14 et C. Deroux15,
5
ID., ibid., t. II, p. 18, note. Cf. J.L. HEIBERG, « Die handschriftliche Grundlage der Schrift Περ‹ é°ρων, Íδãτων, τÒων », in Hermes, 39 (1904), p. 133-145 ; Hippocratis Opera, CMG I, 1, Leipzig-Berlin, 1927, notamment p. VII. 7 Cf. H. KUEHLEWEIN, « Die Schrift Περ‹ é°ρων, Íδãτων, τÒων in der lateinischen Uebersetzung des Cod. Parisinus 7027 », in Hermes, 40 (1905), p. 248-274. 8 Cf. G. GUNDERMANN, Hippocratis de aere aquis locis. Mit der alten lateinischen Uebersetzung, Bonn, Kleine Texte, 77, 1911. 9 Cf. H. D ILLER, « Die Ueberlieferung der hippokratischen Schrift Περ‹ é°ρων, Íδãτων, τÒων » , in Philologus, Supplementband XXIII, 3, Leipzig, 1932 (notamment p. 47 sq., p. 50…) ; Hippokrates, Ueber die Umwelt…, Berlin, 1970, CMG I, 1, 2. 10 Cf. M. NIEDERMANN, « Notes critiques sur la version latine du Περ‹ é°ρων, Íδãτων, τÒων », in Recueil Niedermann, 1954, p. 144-153 (reproduction de l’article publié dans la Revue de Philologie, 31 [1907], p. 221 sq.). 11 Cf. A. BECCARIA, « Sulle tracce di un antico canone latino di Ippocrate e di Galeno I », in Italia medioevale e umanistica, t. 2, 1959, p. 1-56. 12 Cf. André RIVIER, Recherches sur la tradition manuscrite du traité hippocratique « De morbo sacro », Berne, 1962, p. 81-84. 13 Cf. E. W ICKERSHEIMER, Les manuscrits latins de médecine du haut moyen âge dans les bibliothèques de France, Paris, CNRS, 1966, p. 77-80. 14 Cf. R. JOLY, « Les versions latines du Régime pseudohippocratique », in Scriptorium XXIX (1975), p. 3-22 (notamment p. 3-9). 15 Cf. C. DEROUX et Robert JOLY, « La version latine du livre I du traité pseudo-hippocratique Du Régime (editio princeps) », in 6
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M.E. Vázquez Buján16, I. Mazzini17, A. Bozzi18 et J. Jouanna, très prochainement. Cette liste de chercheurs est longue et pourtant elle n’est pas exhaustive. Sans reprendre l’examen codicologique du Parisinus lat. 7027, réalisé il y a peu par M.E. Vázquez Buján19, j’aimerais commencer par rappeler le contenu de cet important manuscrit de la Nationale. Dès 1839, Émile Littré avait sommairement décrit ce contenu, qui sera précisé notamment par E. Wickersheimer20. Ce manuscrit, parfois daté du milieu ou de la seconde moitié du IXe siècle21, plus souvent aujourd’hui du Xe, contient : 1. folios 1r-2v : De natura humana22 2. folios 2v-13v : De natura generis humani 3. folios 13v-32v : De aeribus locis et de aquis 4. folios 33r-55r : De septemmadis23 5. folios 55r-66r : Liber peri diatis 6. folios 66r-175r : Aphorismi cum commento.
Lettres latines du moyen âge et de la Renaisance, Bruxelles, Latomus, 1978, p. 129-151. 16 Cf. M.E. VÁZQUEZ BUJÁN , « Vindiciano y el tratado De natura generis humani », in Dynamis, t. 2, 1982, p. 25-56 ; « La antigua traduccion latina del tratado De Natura Humana del Corpus hippocraticum », in Revue d’histoire des textes XII-XIII (1982-1983), p. 387-396. 17 Cf. I. MAZZINI, « Le traduzioni latine di Ippocrate eseguite nei secoli V e VI… », in Formes de pensée dans la Collection hippocratique, Genève, 1983, p. 484 sq. 18 Cf. A. BOZZI, Il trattato ippocratico Περ‹ é°ρων, Íδãτων, τÒων e la sua traduzione latina tardo-antica, Pise, 1981. 19 Cf. M.E. VÁZQUEZ BUJÁN, « La antigua traduccion… », op. cit., p. 388-389. 20 Cf. E. W ICKERSHEIMER , op. cit., p. 77-79. 21 Cf. ID., ibid., p. 77. 22 Ce sont les chapitres 20, 5 à 23, 2 (éd. J. Jouanna). 23 Le texte en a été édité par W.H. ROSCHER , « Die hippokratische Schrift von der Siebenzahl in ihrer vierfachen Ueberlieferung », in Studien zur Geschichte und Kultur des Altertums, t. VI, 3-4 (1913), p. 1-80.
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Nous pouvons donc constater que si les importants traités hippocratiques du Régime et de la Nature de l’homme ne sont conservés qu’en partie dans cette traduction latine, il n’en va pas de même pour le traité Des Airs, des Eaux et des Lieux qui est intégralement traduit, à l’exception des passages de 38,2 (êριστα δ¢) à 40, 13 éνãγει). Il n’est pas sans intérêt de savoir que le traité Des Airs, des Eaux et des Lieux a été conservé partiellement dans un autre manuscrit contemporain, l’Ambrosianus lat. G. 108 inf., mais uniquement — et c’est fort regrettable — sur trois folios (folios 19r-21v). C’est sans doute Charles Daremberg qui a, le premier, eu recours à ce manuscrit latin, ainsi que l’atteste cette note que l’on découvre à la p. 430 du tome IX de l’édition de Littré : « Lors de mon dernier voyage en Italie, j’ai été assez heureux pour trouver à la bibliothèque ambrosienne de Milan, dans un manuscrit fort précieux et du commencement du Xe siècle (G, 108, pars infer. in. fol. parch.), un texte meilleur que celui de Paris, et que M. Littré a désiré reproduire dans le présent volume. Pour être meilleur que le texte de Paris, ce qui n’était pas difficile, le texte de Milan n’éclaircit pas cependant toutes les obscurités du texte déjà publié… »24. Un peu plus loin, Daremberg notait que « la langue [= de l’Ambrosianus], malgré d’innombrables incorrections, est un peu moins barbare que dans le manuscrit de Paris »25. Si Daremberg ne songeait qu’au texte du traité Des Semaines, nous verrons qu’il en est de même pour le traité Des Airs, des Eaux et des Lieux, dont je me propose d’examiner la physionomie dans P (le Parisinus) comme dans A (l’Ambrosianus) qui, je le rappelle, ne nous a conservé que fort peu de choses du Περ‹ é°ρων. Tous les érudits qui se sont penchés sur le Parisinus sont d’avis que la version (du grec en latin) a été effectuée 24 25
Ch. Daremberg, in É. LITTRÉ, op. cit., t. IX, 1861, p. 430. ID., ibid., p. 431.
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au VIe siècle ou peut-être même au Ve siècle26. Cette version date en tout cas de l’ère des traductions latines d’Hippocrate, lesquelles existaient déjà du temps de Cassiodore, qui, comme le rappelle J. Jouanna27, déclarait : Post haec, legite Hippocratem et Galenum Latina lingua conversos28. « Après cela, lisez Hippocrate et Galien traduits en langue latine ». H. Kühlewein s’était appuyé sur des indices lexicaux pour proposer non sans hésitation d’ailleurs, le Ve siècle comme date de la version29 : « … vielleicht schon im 5. Jahrhundert ». Quoi qu’il en soit, plusieurs siècles ont dû s’écouler entre l’époque de la traduction et celle de la copie du Parisinus lat. 7027 ; plusieurs mains aussi ont dû copier et recopier la version, dont le texte, à chaque coup, a été de plus en plus altéré au point de devenir souvent incompréhensible. Mais dans le cas précis du Περ‹ é°ρων, la version est d’autant plus précieuse que la tradition directe est ici particulièrement pauvre : nous ne disposons que d’un manuscrit ancien, le Vaticanus Graecus 276, du XIIe siècle. Je ne peux que suivre le grand Littré quand il écrit à propos d’un passage du chapitre 16 d’A.E.L. : « On 26
Cf. J. JOUANNA, Hippocrate. la nature de l’homme, Berlin, CMG I, 1, 3, 1975, p. 125 (avec bibliographie). P. COURCELLE, Les lettres grecques en Occident. De Macrobe à Cassiodore, Paris, 1943, p. 259, n. 2, écrit : « Les traducteurs d’ouvrages médicaux étaient nombreux aussi aux environs de Ravenne pendant la première moitié du VIe siècle, comme le prouvent les traductions des Συναγωγα‹ fiατρικα€ d’Oribase et celle du De podagra de Rufus d’Éphèse ; cf. H. MØRLAND, « Die lateinischen Oribasiusübersetzungen », in Symbolae Osloenses, fasc. suppl. V, Oslo, 1932, p. 189-194 et son éd. du De podagra de Rufus, ibid., fasc. VI, Oslo, 1933, p. 1-39. Ravenne est peut-être aussi le berceau de plusieurs des nombreuses traductions tardives d’Hippocrate ». 27 Cf. J. JOUANNA , ibid. 28 CASSIODORE , De inst. divin. litterarum, c. 31 ed. Migne, t. 70, p. 1146. 29 Cf. H. KUEHLEWEIN, « Die Schrift… », op. cit., p. 253-254.
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remarque… que cette traduction latine serait absolument inintelligible en certains passages, si l’on n’avait sous les yeux le texte grec, qu’elle aide cependant à comprendre et à restaurer en d’autres endroits »30. Il faut évidemment s’efforcer de distinguer la part qui revient au traducteur et celle qui revient aux différents copistes : cette tâche est loin d’être toujours aisée. L’examen du travail du traducteur révèle que ce dernier connaissait assez mal le grec. Mais, comme l’a bien vu Carl Deroux, « nombreuses sont les fautes qui s’expliquent à partir du grec et dont les copistes de la tradition de P ne sauraient porter la responsabilité. Il arrive d’ailleurs que la corruption que présuppose la version latine soit attestée dans un ou plusieurs des manuscrits grecs conservés »31. Force me sera donc de me limiter ici — comme dans la suite de mon exposé — à quelques exemples. Le philologue s’aperçoit vite que des erreurs de P (et éventuellement de A) se trouvent aussi en V, notre seul manuscrit grec ancien. Ainsi en 12, 54, 1232, au lieu de la leçon correcte ≥θεα (= les mœurs), la version latine de P et de A donne gentes (= les peuples). Mais V devait lire le même texte car il porte ἔθνεα. De même en 13, 58, 7, au lieu de la leçon correcte rétablie par Koray µ°γα, la version latine a inter, comme V a µετã : il s’agit donc d’une faute d’onciale qui remonte haut dans la tradition directe. De même encore, en 18, 66, 2, au lieu de ψιλÆ (dégarni) leçon correcte restaurée par Cornarius, P donne alta et V, ÍψηλÆ. L’erreur n’est donc vraisemblablement pas à imputer à l’auteur de la version latine.
30
É. LITTRÉ, op. cit., t. II, p. 65, note. Carl DEROUX …, op. cit., p. 131. 32 Les deux premiers chiffres désignent le numéro du chapitre d’A.E.L., les deux suivants, la page de l’édition Diller, les deux derniers les lignes de cette édition. 31
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Il est à noter aussi que la version latine n’est pas toujours totalement littérale, lorsque le traducteur le juge bon. Ainsi en 9, 46, 5, λιθι«ντες (ceux qui souffrent de la pierre) est simplement rendu par le démonstratif hii : le traducteur semble éviter l’inutile, vu qu’il a déjà rendu τå λιθι«ντα de 9, 46, 3. Un trait qui caractérise la version latine est la translittération très fréquente de mots grecs, non seulement techniques mais même courants, ce qui est plus surprenant. Je me limiterai à quelques exemples de translittération de mots médicaux, ceux de la page 3 (éd. Diller) (translittération déjà souvent attestée chez les auteurs classiques). 3, 28, 4
φλεγµατ≈δεας
3, 28, 9
=ο≈δεας
3, 28, 11
σασµοÊς
3, 28, 12
δυσεντερ€ας
3, 28, 13
±ιãλους
fleumatica (le mot se trouve chez Théodore Priscien, 4, 2…) reumaticas (se rencontre, avec la graphie rheumaticus, chez Pline, H.N., 29, 142) spasmum33 (attesté dès Pline, H.N., 24, 40) dissinteriam (cf. Celse, 4, 22, 1…) epyalos (se rencontre chez le Pseudo-Soranus, Quest. med., 121, p. 261-263)
33
Mon étude était achevée quand j’ai eu le plaisir de lire l’article remarquable de M.E. VÁZQUEZ BUJÁN , « Réception latine de quelques concepts médicaux grecs », in Études de médecine romaine, Saint-Étienne, 1988, p. 167-178. Notre collègue espagnol a fait porter son étude sur les notions de spasmos et de tetanos et il est amené à écrire notamment (p. 173) : « que ce soit dans la traduction (latine) du texte grec (des Aphorismes d’Hippocrate), que ce soit dans le commentaire, on ne trouve pas, comme chez Celse ou chez Caelius, des mots latins adaptés au sens du terme grec ; traducteur et commentateur se bornent au calque direct, phénomène assez répandu dans les traductions de l’antiquité tardive ». Dans cette traduction latine des Aphorismes, spasmos apparaît 26 fois, spasma une fois, de même que le verbe spasmo.
151
3, 28, 13
ινυκτ€δας
3, 28, 14
αflµορρο€δας λευρ€τιδες ερινευµον€αι
3, 28, 15 3, 28, 17
καËσοι Ùφθαλµ€α
3, 28, 19
κατãρροι
epinyctidas (cf. Pline, H.N., 20, 44…) emorroidas (mot attesté dès Pline, H.N., 24, 140) pleuritides (mot attesté chez Vitruve, 1, 6, 3) peripleumonie (cf. Caelius Aurelianus, Chron., 3, 1, 4) causi (Cassius Felix, 61, p. 149) optalimon P (corrigé en optalmie par P2) catarro (attesté dès les IVe/Ve siècles)
On devine aisément que cette liste de termes médicaux pourrait considérablement s’allonger, si nous la dressions pour les 24 chapitres du traité. Mais, comme je l’ai dit, le traducteur translittère aussi assez souvent des mots grecs courants : cette manie sera, nous le verrons, l’occasion pour les copistes d’innombrables fautes. C’est ainsi qu’ayant à traduire en 22, 72, 15-16 θειÒτερον οÈδ¢ éνθρωιν≈τερον, l’auteur de la version se contente d’écrire thioteron neque anthropinoteron, texte qui sera incompréhensible pour les copistes ; en 3, 28, 18 le grec µεταβολ∞ς sera simplement rendu par le latin metabula. Il nous arrive de trouver des gloses de termes techniques dans la traduction. Ainsi en 3, 28, 12, la « maladie sacrée » est explicitée par ces trois mots : id est apoplexia (l’histoire des mots latins traduisant le concept « épilepsie » vient d’être faite par J. ANDRÉ, in Études de médecine romaine, éd. par G. Sabbah, Saint-Étienne, 1988, p. 11-13). Il est une caractéristique de la version qui me surprend et que je ne m’explique guère : le traducteur confond souvent, volontairement ou involontairement, un mot technique avec un autre : ainsi en 3, 28, 19 αραληκτικοÁς sera rendu par pleuriticos, en 4, 30, 6 κεφαλåς est traduit par ventres, en 7, 36, 12 ερινευµον€αι l’est par dissinterias, en 15, 60, 16 152
fiκτ°ρου l’est par ydropis, en 22, 72, 20 τå fiσχ€α l’est par et vertebra… Le traducteur omet aussi de traduire des mots devenus pour lui incompréhensibles ; ainsi en 4, 30, 9 ἔµυοι (= purulent), en 19, 66, 22 το›σι ÑΡια€οισιν (qui n’est pas totalement omis, mais rendu par precellentes = qui surpassent), en 20, 70, 12 =ο›κα δ¢ (= courbe), en 22, 72, 12 (toute une proposition relative aux Énarées scythes), en 24, 78, 20 οÈδ¢ κανον€αι. Il arrive aussi au traducteur de confondre deux mots grecs de haute fréquence, car ils présentent une graphie voisine. Ainsi en 4, 30, 6 et en 9, 44, 18, le traducteur confond εÎροος avec εÈρÊς ; en 19, 70, 1, il va confondre φθορα‹ avec διαφορα‹ et traduire le mot grec par differentie ; au lieu de κρ∞σις (= le mélange), il comprendra χρ∞σις (= l’emploi) et traduira son modèle grec par usus en 12, 54, 13… Le traducteur commettra bien d’autres erreurs, aisément discernables pour le chercheur qui pratique la paléographie grecque : les copistes byzantins ont été victimes des mêmes erreurs. Ce sont des sauts du même au même, comme en 3, 28, 4-6 ; 22, 74, 9 ; 23, 76, 11-16 ; 24, 80, 12-13… Ce sont des fautes dues à la parole intérieure : fautes d’êtacisme et d’iotacisme. C’est ainsi que la leçon restaurée par Littré οÂÒν τε (= il est possible) en 7, 38, 1 sera lue ο‡ονται (ils pensent) et traduite par putant ; c’est ainsi encore qu’en 19, 68, 7 ˆρεσιν (= les montagnes) sera lu Àρ˙σι (= les saisons) et traduit par temporibus (la même erreur se retrouve en 19, 70, 1). Il nous est donc permis de conclure que la version latine, d’où dérive le Parisinus lat. 7027, était très loin d’être parfaite. Nous allons voir cependant que les copistes qui se succèderont jusqu’au Xe siècle allaient encore énormément contribuer à la dénaturer jusqu’à la rendre souvent inintelligible. 153
Pour bien saisir la nature et le nombre des erreurs dues aux copistes, il faut avoir à l’esprit cette confidence d’Alphonse Dain : … j’ai été amené […] à examiner quelque quarante manuscrits de Cassiodore conservés en France et écrits pour la plupart dans notre pays, souvent dès l’époque carolingienne : or, il n’est aucun de ces manuscrits où le scribe ait reconnu le nom de nos deux grands tragiques [Eschyle et Sophocle] et ait pu l’écrire honnêtement34.
Je commencerai donc par essayer de révéler, par quelques exemples, à quelles aberrations la méconnaissance totale du grec a souvent conduit les copistes qui, ne l’oublions pas, avaient à transmettre une version latine où un certain nombre de mots n’était que la translittération pure et simple de mots grecs. Quel philologue pourrait conjecturer aisément que derrière irason se cache hieran nouson, en 3, 28, 12, s’il n’avait sous les yeux le texte grec flερν νοËσον (voyez de même era pour hiera en 4, 30, 17), que derrière madiones, en 7, 36, 12, se dissimule maniodes (grec µανι≈δεα), que qui litias inhabent, en 9, 46, 3, est la leçon fautive de qui litiasin habent (grec τå λιθι«ντα), que paraflecticos de P, palecticos de A, en 10, 50, 3, remontent à paraplecticos, translittération du grec αραλÆκτους ? De même, le grec φαγεδα€νας (= ulcère), en 10, 50, 15, sera rendu en P par les deux mots fuge denas et en A par fagidenas. La forme latine coryzas, simple translittération du grec κορÊζας, sera rendue, en 10, 52, 1, par coridia (voyez aussi 10, 50, 7). Les noms propres, surtout les noms géographiques, ne sont souvent plus compris. C’est ainsi qu’en 13, 56, 15 le grec Μαι≈τιδος est rendu par le latin mediotes, aussi bien en P qu’en A (mais ici je n’oserais pas jurer que l’erreur ne remonte pas au 34
Alphonse DAIN, « Le Moyen Âge occidental et la tradition manuscrite de la littérature grecque », in Association Guillaume Budé, Actes du Congrès de Nice, 1935, p. 367.
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traducteur), qu’en 15, 60, 1 ν Φãσει est devenu infans en P (au lieu de in fasi). En 16, 64, 2, in Asia (grec ν τª ÉΑσ€˙) est passé en P sous la forme minas ; en 18, 66, 15 hippacen (grec flãκην) a été métamorphosé en in pace ; en 20, 70, 5 nomades (grec νοµãδες) est devenu nodames. La translittération suivante, que j’ai déjà citée en évoquant le travail du traducteur, en 22, 72, 16, n’est-elle pas elle aussi ahurissante : anthropinoteron (grec éνθρωιν≈τερον) est devenu antrinoheran. Cette dernière l’est autant : en 22, 74, 14 siquidem thiotheron (grec ε‡ τι θειÒτερον) est devenu inquid thitheoron. Bien que je sois obligé de me limiter à ces quelques exemples, je crois que nous pouvons affirmer que si l’auteur de la version connaissait assez mal le grec, les copistes qui ont abouti au texte de P (et à celui de A) l’ignoraient tout à fait. Il est bien évident que nous trouvons également en P (comme en A) des centaines d’erreurs dues aux confusions qu’on découvre fréquemment dans les textes du haut moyen âge écrits en latin dit vulgaire : confusions e>i, i>a, a>i, æ>e, chute de h (ou addition de h), chute de –m, b>u, u>b… Voici quelques exemples choisis parmi des cas où ces confusions rendent la version parfois totalement incomprehénsible : 4, 28, 25 7, 36, 2 8, 42, 14 8, 42, 15 9, 44, 3 12, 56, 1 9, 44, 16 9, 46, 7 12, 54, 6 17, 64, 15 18, 66, 12
hortum au lieu de ortum perfidos au lieu de fervidos vibentibus au lieu de bibentibus (AP2) nubibus au lieu de nivibus nubibus au lieu de nivibus nubibus au lieu de nivibus videtis au lieu de bibitis per venis au lieu de fervens sive au lieu de sibi (A) sivia au lieu de sibi vobis au lieu de boves 155
18, 66, 23 21, 70, 4 24, 80, 10 24, 82, 9
estibas au lieu de estivas cohitum au lieu de coitum (grec µ›ξιν) flabas au lieu de flavae habundantes au lieu de abundantes
Néanmoins, ce qui rend surtout le texte de P obscur, sinon même inintelligible, c’est, outre toutes les fautes de morphologie et de syntaxe, le nombre inimaginable de mélectures, même de mots tout à fait courants, tout à fait simples. Manifestement les copistes ne comprenaient pas le texte latin qu’ils recopiaient. Ici, plus que précédemment encore, je devrai me limiter à quelques exemples, tant le nombre de mélectures est élevé : 6, 34, 7 7, 34, 22 7, 36, 20 7, 38, 1 8, 42, 3 8, 42, 20 9, 46, 7 10, 46, 18 10, 48, 4 10, 48, 7 12, 56, 12 14, 58, 18 14, 58, 19 14, 58, 20 14, 58, 21 14, 58, 22 15, 60, 3 17, 64, 10 17, 64, 12 17, 64, 17 19, 68, 5 20, 70, 4
sine colerie au lieu de sine colore (P2) ruentem au lieu de urente perveniri au lieu de prevenire mixtionem au lieu de mictionem coguntur au lieu de coquuntur leget au lieu de gelet (A) ledet au lieu de lacte (A) curationem au lieu de cum ratione inruente (PA) au lieu de inurente hominibus (PA) au lieu de omnibus aliis (PA) au lieu de animalibus superata est au lieu de operata est staturam au lieu de de naturam vita ut au lieu de ita ut dat au lieu de de sic au lieu de si frondes au lieu de fortes habet au lieu de habitat aquis au lieu de equis maxillam au lieu de mamillam (grec µαζÚν) hii au lieu de hiems humilitatem au lieu de humiditatem 156
22, 72, 22 22, 74, 18 23, 76, 17 23, 76, 21
siminus au lieu de somnus hii au lieu de dii morbis au lieu de moribus porto au lieu de puto.
Il me semble donc que nous pouvons légitimement conclure que les copistes qui nous ont transmis la version latine du Περ‹ é°ρων ignoraient non seulement complètement le grec mais connaissaient aussi très mal le latin. Oserais-je avouer que je me demande vraiment quelle utilité pouvait présenter pour les praticiens de l’époque un texte médical, tel que celui du Περ‹ é°ρων, arrivé au Xe siècle — et sans doute déjà plus tôt — dans un état d’inintelligibilité et d’obscurité indicibles ? Par contre, le Parisinus lat. 7027 est d’un très grand intérêt pour les philologues qui ont tenté ou qui tentent d’établir scientifiquement le texte grec du Περ‹ é°ρων. À la p. 83 de notre édition du Régime35, Robert Joly a pu écrire, après avoir évoqué les « obscurités redoutables (de) la version latine » : « On ne peut pas dire qu’elle fait progresser considérablement le texte grec [du Περ‹ δια€της] ». Je ne puis partager sans nuances ce jugement, en ce qui concerne le Περ‹ é°ρων. En effet, le Parisinus lat. 7027 a permis aux éditeurs modernes de confirmer plusieurs dizaines de conjectures heureuses de Calvus (1525) (e.a. 22, 74, 5), de Jean-François d’Asola, auteur en 1526 de l’editio princeps du Corpus hippocraticum ou Aldine (e.a. 1, 24, 15 ; 18, 66, 15 ; 21, 72, 7), de Gadaldinus (Littré remarquait non sans raison que « le manuscrit de Gadaldinus et le manuscrit latin 7027 ont de fréquentes concordances ensemble »36 : e.a. 3, 28, 18 ; 9, 44, 19 ; 10, 50, 6 ; 10, 50, 15 ; 10, 52, 9 ; 11, 52, 15 ; 12, 54, 19 ; 12, 56, 8 ; 14, 58, 18…), de Cornarius en 1538 35
Robert JOLY avec la collaboration de Simon BYL, Hippocrate, Du Régime, Berlin, CMG I, 2, 4, 1984, p. 83. 36 É. LITTRÉ, op. cit., t. II, p. 78, note.
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(e.a. 16, 62, 21-22), de Théodore Zwinger en 1579 (e.a. 15, 60, 10 ; 19, 68, 16 ; 24, 78, 12), de Mercurialis en 1588 (e.a. 22, 72, 20), de Foës en 1595 (e.a. 15, 60, 20), d’Heringa en 1749 (e.a. 2, 26, 10 ; 11, 52, 20) et de Coray en 1800 (e.a. 4, 30, 2 ; 5, 32, 12 ; 7, 36, 22 ; 8, 42, 7 ; 8, 42, 19 ; 9, 44, 13 ; 10, 48, 18 ; 12, 56, 5). Mais le Parisinus lat. a permis aussi aux philologues, de Littré à Diller, de corriger le texte fautif du Vaticanus Graecus 276, notamment en 6, 34, 10 ; 7, 38, 1 ; 8, 40, 16 ; 9, 46, 7 ; 14, 58, 20 ; 19, 66, 24 ; 19, 68, 1 ; 22, 74, 30. Je rappellerai d’abord un exemple de correction du texte grec. En 7, 38, 1, V et tout le restant de la tradition laissent deviner une omission. Or la version latine a putant. Dès lors, Émile Littré propose d’ajouter οÂÒν τε, correction qui est toujours admise, et il explique : « La correction que j’ai imprimée est donnée par le ms. latin 7027 : non ergo putant (ο‡ονται, c’est-à-dire οÂÒν τε, faute que le traducteur latin a faite plusieurs fois) ». Ainsi donc même une erreur de la traduction latine permet à un philologue extrêmement brillant de rétablir le texte grec fautif. En 9, 46, 7, grâce au texte latin, Heiberg a pu remarquablement corriger le texte grec : V porte ρÚς, leçon fautive corrigée en «ρος grâce à la version qui a lapis (la pierre) conservé en P et en A. Je n’allongerai néanmoins pas la liste de ces corrections brillantes : elles révèlent tout le prix du codex latin de la Nationale !
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Chapitre XI MOLIÈRE ET LA MÉDECINE ANTIQUE Molière a eu une prédilection pour les sujets médicaux. Que l’on songe aux titres suivants : Le médecin volant (1658), L’amour médecin (1665), Le médecin malgré lui (1666), Le malade imaginaire (1673) ; à ces titres tout à fait éloquents, il faut ajouter celui de M. de Pourceaugnac (1669). Les connaissances médicales de Molière sont étendues au point que les critiques ont pensé que le comédien avait bénéficié des lumières d’un homme de l’art, vraisemblablement de celles de Mauvillain qui devint docteur en 1649 et qui fut l’un de ses amis personnels. De plus, Molière avait acquis une formation médicale, bien malgré lui, ou si l’on préfère, une culture d’autodidacte de la médecine : les témoignages de ses contemporains et ses pièces font croire qu’il a souffert d’une phtisie ou tuberculose accompagnée d’une dépression nerveuse chronique, appelée de son temps mélancolie hypocondriaque. C’est presque sur scène, où il jouait Le malade imaginaire, qu’il mourut le 17 février 1673. L’une des scènes de cette pièce est universellement connue ; c’est celle où le médecin, M. Purgon, au nom
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prédestiné, lance ses imprécations sur le malheureux malade qui a refusé de prendre sa purge1 : Je veux que… vous tombiez dans la bradypepsie, de la bradypepsie dans la dyspepsie… de la dyspepsie dans l’apepsie… de l’apepsie dans la lientérie… de la lientérie dans la dysenterie… de la dysenterie dns l’hydropisie.
M. Purgon menace ainsi son patient un tant soi peu récalcitrant de six maladies dont le nom seul sent déjà le grec et qui figurent toutes dans les traités de médecine d’Hippocrate à Galien2. À l’époque de Molière, la médecine subissait encore l’autorité des grands anciens, Hippocrate, Aristote et Galien. C’est à bon droit qu’en 1602, dans son ouvrage Methodi vitandorum errorum omnium, Santorio Santorio, médecin formé à Padoue qui introduisit dans la médecine l’analyse quantitative des phénomènes vitaux, a pu écrire3 : Aujourd’hui dans la plupart des Facultés de l’Europe règne cette folie de croire plus à Aristote, à Galien et à Hippocrate qu’à ses propres sens… Il faut croire d’abord à ses sens et à l’expérience, et ensuite au raisonnement et, seulement en troisième lieu, à l’autorité d’Hippocrate, de Galien, d’Aristote et d’autres excellents philosophes.
Dans un livre dont nous avons loué les mérites4, l’excellent historien de la médecine qu’est le docteur Mirko D. Grmek constate que5 1
Le malade imaginaire III, 5. Voyez notamment Richard J. DURLING , A Dictionary of Medical Terms in Galen, Leyde, E.J. Brill, 1993. Pour éεψ€α au sens d’indigestion, voir les p. 61-62 ; pour βραδυεψ€α, lenteur de digestion, p. 95 ; pour δυσεντερ€α, dysenterie, p. 135 ; pour δυσεψ€α, indigestion, p. 137 ; pour λειεντερ€α, passage de la nourriture non digérée, p. 218 ; pour Ïδρων, hydropisie, p. 318. 3 P. 198 et p. 215. 4 Cf. ABHM, 4 (1990), p. 153-155. 5 Mirko D. GRMEK, La première révolution biologique, Paris, Payot, 1990, p. 286. 2
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la Faculté de médecine de Paris, conservatrice à outrance, glorifie Hippocrate tout au long de ce XVIIe siècle, mais en l’enfermant dans la forme pétrifiée d’une exégèse galénoarabique.
Cependant, le même savant avait noté au début de son livre6 : C’est alors [= milieu du XVIIe siècle] que, pour la première fois, le paradigme hérité d’Hippocrate, d’Aristote et de Galien fut largement remis en cause et remplacé, au moins partiellement, par des modes de penser nouveaux.
Ainsi donc, la médecine du XVIIe siècle se caractérise par un conflit entre le conservatisme fondé sur l’autorité des anciens et le « modernisme » qui s’en prend à Hippocrate et plus particulièrement à la pathologie humorale classique et invente des instruments de mesure tels que le thermomètre pour mesurer la fièvre et le pulsilogium pour observer la fréquence du pouls. Molière s’inscrit dans le deuxième courant et il couvre de ridicule un grand nombre de praticiens de son temps ; il le fait si bien que Mirko D. Grmek peut écrire7 : Un examen impartial de la documentation historique confirme pour l’essentiel le tableau critique du grand dramaturge.
La Faculté de médecine de Paris est l’illustration la plus remarquable de cet esprit conservateur. C’est ainsi que, par la voix de Riolan, Responsiones duae, 1655, elle décréta que « le chyle doit se rendre au foie comme antérieurement », car autrement il y aurait atteinte à l’infaillibilité d’Hippocrate et d’Aristote. Les comédies de Molière font très souvent mention des anciens ou encore opposent les anciens aux modernes. La réplique d’Angélique au futur médecin Thomas Diafoirus que son père Argan lui a choisi est tout à fait typique8 :
6 7 8
Ibid., p. 8. Ibid., p. 233. Le malade imaginaire II, 6.
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Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant.
Les comédies mentionnent aussi à de nombreuses reprises Hippocrate, Aristote et Galien. Dans L’amour médecin II, 5, M. Macroton invoque l’autorité de « notre maître Hippocrate ». Dans M. de Pourceaugnac I, 8, le premier médecin parle du « divin vieillard Hippocrate »9 et du « célèbre Galien » qu’il avait déjà mentionné dans la scène 6 où il plie les faits à la théorie du médecin de Pergame : « Le malade est un sot, d’autant plus que, dans la maladie dont il est attaqué, ce n’est pas la tête, selon Galien, mais la rate, qui lui doit faire mal ». Dès la scène 5, l’apothicaire avait présenté le médecin à Éraste comme « un homme qui sait la médecine à fond… et qui, quand on devrait crever, ne démordrait pas d’un iota les règles des anciens… et pour tout l’or du monde… ne voudrait pas avoir guéri une personne avec d’autres remèdes que ceux que la Faculté permet ». La querelle des anciens et des modernes est évoquée dans L’amour médecin III, 1, au cours d’une scène dans laquelle le médecin M. Filerin déclare à deux de ses collègues : « … et n’est-ce pas assez que les savants voient les contrariétés et les dissensions qui sont entre nos auteurs et nos anciens maîtres ? ». Dans cette comédie, l’ancien maître le plus souvent cité est assurément Hippocrate que l’on découvre en II, 2, en II, 5 et en III (scène dernière). Le divorce entre l’aveuglement du médecin, M. Tomès, et le bon sens de Lisette est manifeste à la scène 2 de l’acte II ; le premier déclare à la seconde : « Cela est impossible [que le cocher soit mort]. Hippocrate dit que ces sortes de maladies ne se terminent qu’au quatorze, ou au vingt-un ; et il n’y a que six jours qu’il est tombé malade ». À cela, Lisette va répondre : « Hippocrate dira ce qui lui plaira ; mais le cocher est 9
Au XVIIIe siècle encore, Albrecht VON HALLER, Bibl. med. praet. I, 512, parle toujours d’Hippocrate comme du senex divus.
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mort ». Dans ce passage, M. Tomès se fonde — mais assez librement — sur la doctrine hippocratique des jours critiques, exposée notamment dans les Aphorismes II, 2, et dans le Pronostic, 15, 20 et 24. Le premier de ces deux ouvrages est utilisé aussi ailleurs. À la scène 5 de l’acte II de L’amour médecin, M. Macroton dit à son collègue M. Bahys : « … les fautes qu’on y peut faire sont selon notre maître Hippocrate d’une dangereuse conséquence ». À ces mots, M. Bahus enchaîne : « Quand on a failli, il n’est pas aisé de réparer le manquement et de rétablir ce qu’on a gâté : experimentum periculosum ». Ces deux mots latins sont extraits du plus célèbre des Aphorismes, le premier, qui est cité à la scène VIII du Médecin volant : « … et c’est fort à propos qu’Hippocrate dit dans son premier aphorisme : Vita brevis, ars vero longa, occasio autem praeceps, experimentum periculosum, judicium difficile ». Le chapitre hippocratique des chapeaux se trouve dans l’une des scènes les plus fameuses du Médecin malgré lui10 : Sganarelle (qui contrefait le médecin, en robe et avec un chapeau des plus pointus). — Hippocrate dit… que nous nous couvrions tous deux. Géronte. — Hippocrate dit cela ? Sganarelle. — Oui. Géronte. — Dans quel chapitre, s’il vous plaît ? Sganarelle. — Dans son chapitre… des chapeaux. Géronte. — Puisque Hippocrate le dit, il faut le faire.
Comme l’écrit fort justement Jacques Jouanna dès les premières lignes de son remarquable Hippocrate11 : Hippocrate n’a évidemment jamais écrit de chapitre sur les chapeaux ; mais la plaisanterie de Molière, vraisemblablement issue de l’étrange discussion conservée par les biographes sur les raisons pour lesquelles on représentait Hippocrate avec la tête couverte, est symbolique de l’aura mythique qui 10 11
II, 2. Jacques JOUANNA, Hippocrate, Paris, Payot, 1992, p. 3.
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environnait Hippocrate et son œuvre au XVIIe siècle et même plus tard.
Le dernier passage que j’ai extrait du Médecin malgré lui est l’un de ceux qui révèlent le mieux l’autorité dont jouit toujours Hippocrate au XVIIe siècle, d’autant plus que nous constaterons que la fiction et la réalité se rejoignent souvent. Dans la scène 5 de l’acte II du Malade imaginaire, M. Diafoirus, le médecin, loue son fils Thomas pour les motifs que voici : « Jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang et autres opinions de même farine ». Thomas ajoutera même : « J’ai, contre les circulateurs, soutenu une thèse… ». Il faut se rappeler que la découverte d’Harvey, élaborée entre 1619 et 1625, fut publiée en 1628, mais qu’elle ne fut pas acceptée par tous les médecins. Des savants tels que Jean Riolan (1580-1657) et Jean Vesling (1598-1649) émirent de sérieuses critiques fondées sur une perplexité réelle. Ce qu’il est sans doute intéressant de remarquer, c’est que même Harvey reste subjugué par la doctrine d’Aristote. Ainsi, au chapitre 8 du De motu cordis, le savant écrit : « On peut donc appeler ce mouvement du sang, mouvement circulaire, comme Aristote avait appelé circulaire le mouvement de l’atmosphère et des pluies… ». Si Hippocrate est cité très souvent dans les comédies, Galien et Aristote le sont aussi. D’ailleurs, grâce à deux scènes du Médecin volant (II et IV), on a l’impression qu’être médecin à l’époque de Louis XIV, c’est parler d’Hippocrate et de Galien à qui les personnages moliéresques prêtent des propos aussi ineptes que celuici12 :
12
Le médecin volant, scène IV.
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Sganarelle. — Hippocrate dit, et Galien par vives raisons persuade qu’une personne ne se porte pas bien quand elle est malade.
Molière va tantôt parodier certaines doctrines d’Aristote, tantôt lui prêter des théories purement imaginées. Ainsi Sganarelle, dans Le médecin malgré lui I, 1, dira à Martine : « Aristote a bien raison, quand il dit qu’une femme est pire qu’un démon ». Or, l’antiféminisme du Stagirite est une réalité. Par contre, il est certain qu’Aristote ne connaissait pas le tabac, employé au XVIIe siècle comme médicament, comme « purge céphalique », et dont le nom n’apparaît en français qu’en 1620. Pourtant, dans Dom Juan I, 1, pour provoquer un effet comique, Sganarelle déclare : « Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme ». Dans Le dépit amoureux IV, 3, 1269, Gros-René évoque familièrement « le cousin Aristote » et dans Le médecin malgré lui I, 1, Martine parle du « benêt d’Aristote ». Si savoir parler d’Hippocrate et de Galien suffit presque pour paraître médecin, il faut aussi être capable de « parler bien latin et grec » (Le malade imaginaire I, V). Cette connaissance des langues anciennes requise pour un médecin est mentionnée dans un autre passage du Malade imaginaire, tellement important que je ne résiste pas à le citer in extenso ; c’est Béralde, le frère d’Argan, qui lui dit13 : … Ils [= les médecins] savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais, pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout.
13
Le malade imaginaire III, 3.
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On serait enclin à croire qu’on se trouve ici en présence d’une exagération comique ; il n’en est pourtant rien si l’on en croit Mirko D. Grmek qui écrit14 : « Malgré le quinquina, ce fébrifuge puissant et l’ipécacuana, cet antidiarrhéique utile, les médecins du XVIIe siècle n’avaient presque aucune prise sur les maladies infectieuses » ; le même historien évoque ensuite « le déchirement moral du praticien qui doit agir, même quand il sait qu’il ne sait rien ». Arrivons-en maintenant aux maladies mentionnées par Molière et à la théorie des humeurs : tout repose sur l’enseignement des Anciens. L’humorisme remonte à Hippocrate. En effet, nous lisons dans le traité de la Nature de l’homme les considérations suivantes15 : Le corps de l’homme a en lui sang, pituite (ou phlegme), bile jaune et bile noire. Il y a essentiellement santé quand ces principes sont dans un juste rapport de mélange, de force et de quantité, et que le mélange en est parfait ; il y a maladie quand un de ces principes est soit en défaut, soit en excès, ou, s’isolant dans le corps, n’est pas combiné avec tout le reste.
Dans les comédies de Molière, les humeurs peuvent être pléthoriques (M. de Pourceaugnac I, 8), crasses et féculentes (ibid.), mauvaises (Le malade imaginaire III, 5), peccantes (Le médecin malgré lui II, 4), âcres (ibid.), opaques (ibid.), corrompues (L’amour médecin II, 2) et malignes (ibid. II, 5). Parmi les quatre humeurs hippocratiques, deux jouent un rôle particulier dans l’œuvre moliéresque : la bile noire et le phlegme. Ce dialogue, dans Le misanthrope I, 1, 166168, est extrêmement instructif : Philinte. — Mon flegme est philosophe, autant que votre bile. Alceste. — Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonnez si bien, Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
14 15
Op. cit. (n. 5), p. 257. De la nature de l’homme, 4.
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On voit par ce court texte que le phlegme ou pituite est une humeur froide ; on constate que l’on est arrivé de l’idée de l’influence du physique à celle du moral ; d’où des expressions telles que : « … m’échauffer la bile » (George Dandin I, 6 ; Les fourberies de Scapin I, 4 ; Le misanthrope I, 1, 89-90). Par des propos de Sganarelle dans Le médecin volant, scène V, se révèle fort bien la distinction entre la bile noire et la bile jaune : « … la mélancolie est ennemie de la joie, et … la bile qui se répand par le corps nous fait devenir jaunes ». Ce passage éclaire le suivant, extrait des Femmes savantes16 : Voulez-vous que je vous dise ? Il faut qu’enfin j’éclate Que je lève le masque, et décharge ma rate.
On pensait que la bile partie, la rate déchargée s’épanouissait et que la gaieté revenait. Au concept d’humeur est associé chez Molière — et chez les médecins de l’époque — celui de vapeur qui désigne, selon le Dictionnaire de Furetière, « une humeur subtile qui s’élève des parties basses des animaux et qui occupe et blesse leur cerveau ». Cette définition est conforme à cette explication du Mariage forcé, scène 2 (voir aussi M. de Pourceaugnac I, 8) : « Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête ». Le mot vapeur est parfois précisé par l’adjectif fuligineuse (L’amour médecin II, 5) et l’expression vapeur fuligineuse peut être remplacée par le mot fuligine. Dans la fameuse scène 8 de l’acte I de M. de Pourceaugnac, le premier médecin explique que « la rate, dont la chaleur et l’inflammation portent… au cerveau de notre malade beaucoup de fuligines épaisses et crasses… ». Le Dictionnaire de Furetière donne une explication identique s.v. fuligine : « … les médecins disent que la rate envoie des vapeurs fuligineuses au cerveau ». L’emploi du mot fuligine, à lui seul, révèle à quel point Molière connaissait admirablement le lexique médical de son temps. 16
II, 7, 555-556.
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De l’humeur, liquide, on passe facilement à l’idée de tempérament qui remonte à Galien ; c’est ainsi que dans Le misanthrope I, 1, Alceste déclare17 : J’entre en une humeur noire, en un profond chagrin Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font.
Au XVIIe siècle, le défaut d’un juste tempérament ou un dérèglement s’appelle une intempérie. C’est ainsi qu’on lit dans Le malade imaginaire II, 6 : « Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c’est-à-dire la rate », et en III, 5 : « Je vous abandonne… à l’intempérie de vos entrailles ». La fièvre, symptôme ou maladie, a une occurrence élevée dans le vocabulaire médical de Molière qui créera même le mot fiévrotte dont l’apparition dans le Dictionnaire de l’Académie n’est pas antérieur à 1762. La fièvre quarte apparaît plusieurs fois comme imprécation. Ainsi dans Le bourgeois gentilhomme II, 4 : « Que la fièvre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! » (cf. aussi L’étourdi IV, 6 ; Les fourberies de Scapin II, 5). La scène du Tartuffe I, 4, 231-251, dans laquelle Dorine raconte à Orgon la fièvre et le mal de tête dont a souffert sa femme, est très connue : elle sert à montrer à quel point Orgon est entiché de Tartuffe. C’est grâce à une saignée qu’Elmire fut enfin soulagée. Ceci nous amène à envisager les remèdes utilisés par les médecins de Molière. La saignée et la purge sont souvent citées simultanément. Le refrain de Bachelerius, qui sera repris trois fois, est universellement connu18 : Clysterium donare, Postea saignare, Ensuita purgare.
C’est que la saignée et la purge sont utilisées aussi bien pour soigner l’hydropisie qu’une affection pulmonaire ou 17 18
Le misanthrope I, 1. Le malade imaginaire III, 8.
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une forte fièvre à redoublements. À côté de la saignée et de la purge, les médecins de Molière — tout comme ceux de son temps — avaient recours à l’émétique. Ces trois procédés étaient destinés à faire sortir du corps l’humeur viciée. Molière tourne en ridicule la saignée dans plusieurs comédies et notamment à la scène 4 de l’acte II du Médecin malgré lui. Géronte dit à Sganarelle : « Mais, Monsieur, voilà une mode que je ne comprends point. Pourquoi s’aller faire saigner quand on n’a point de maladie ? ». Sganarelle lui répond : « Il importe, la mode est salutaire ; et comme on boit pour la soif à venir, il faut se faire aussi saigner pour la maladie à venir ». Un passage de M. de Pourceaugnac I, 8 nous apprend que ces « saignées… fréquentes et plantureuses » pouvaient se faire en premier lieu à partir de la veine basilique (ou hépatique), puis de la veine céphalique, toutes deux veines du bras. Le génial dramaturge, qui a ridiculisé si souvent le saignée, semble néanmoins avoir admis l’efficacité de ce procédé dans un passage du Tartuffe auquel nous avons fait allusion plus haut. Dorine explique à son maître Orgon19 qu’ À la fin, par nos raisons gagnée, Elle (= Elmire) se résolut à souffrir la saignée Et le soulagement suivit tout aussitôt.
Ceci ne doit pas trop nous surprendre, surtout si l’on a à l’esprit, comme le rappelle Mirko D. Grmek20, cet « exemple hautement pénible et instructif… Molière luimême, atteint de phtisie, avait permis qu’on le saigne ». Dans un cas pareil — c’est-à-dire vraisemblablement dans un cas de régression dû à la maladie — l’auteur a succombé à l’ambiance du temps : Guy Patin, porte-parole de la Faculté, n’hésitait même pas à faire saigner un enfant de trois ans ou un vieillard exténué (ce que Galien
19 20
Tartuffe I, 4, 249-251. Op. cit. (n. 5), p. 235.
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se refusait à faire21). Nous nous arrêterons à un dernier exemple relatif à la saignée. Dans la scène 8 de l’acte I de M. de Pourceaugnac, le premier médecin déclare : « Pour remédier à cette cacochymie luxuriante par tout le corps, je suis d’avis qu’il (= le patient) soit phlébotomisé libéralement ». Une fois encore, on constate que les médecins sont d’avis que la saignée a pour finalité de remédier au mauvais état des humeurs. La thérapeutique par la saignée n’allait pas cesser au XVIIe siècle car Broussais (1772-1838), qui préconisait une thérapeutique fondée sur les débilitants, recommandait par-dessus tout l’usage de la saignée : certains de ses contemporains lui reprocheront d’avoir fait couler plus de sang que Napoléon. Dans l’œuvre de Molière, les références à la purge et au clystère sont très nombreuses, plus nombreuses, pour des raisons évidentes de comique, que celles concernant la saignée. La question d’Argan à sa servante Toinette (Le malade imaginaire I, 2) est bien connue : « Mon lavement d’aujourd’hui a-t-il bien opéré ? ». Ces purges sont de différentes qualités, ainsi que l’atteste le Premier médecin de M. de Pourceaugnac I, 8 : « Je suis d’avis… de la… désopiler (= déboucher) et évacuer par purgatifs propres et convenables, c’est-à-dire par cholagogues, mélanogogues… ». Les substances purgatives le plus souvent citées sont la rhubarbe, la casse (moëlle du fruit du cassier) et le séné (arbre qui croît en Éthiopie). Le séné, qualifié de levantin (Le malade imaginaire I, 1), est souvent mentionné à côté de la casse. Dans la scène qui vient d’être citée, Argan parle d’« une bonne médecine purgative et corroborative, composée de casse récente avec séné levantin » ; dans Le médecin malgré lui II, 1, ces substances sont employées au sens figuré ; Sganarelle, qui n’est pas de marbre devant la nourrice, lui dit : 21
Cf. son traité In Hipp. de vict. ac. comm. IV, 17 : XV 763765 = CMG V, 9, 1, 286-287.
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« … Ah ! nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre, et votre vue est la rhubarbe, la casse et le séné qui purgent toute la mélancolie de mon âme ». L’instrument emblématique du lavement était le clystère (mot d’origine grecque qui désigne aussi bien le lavement que la seringue) qui permettait aux acteurs tenant un rôle de médecin le jeu de scène que l’on devine. Ces clystères étaient dits tantôt bénins (M. de Pourceaugnac I, 11), détersifs (Le malade imaginaire I, 1), insinuatifs, préparatifs, rémollients et carminatifs (ces derniers servant à « chasser les vents de Monsieur », ibid.). L’émétique ou vin émétique, remède à base d’antimoine, était employé aussi pour expulser les humeurs corrompues, en faisant vomir le patient. Un passage de L’amour médecin révèle les controverses soulevées entre les médecins au sujet de cette boisson22 : M. Des Fonandrès. — Sa maladie est une pourriture d’humeurs, causée par une trop grande réplétion : ainsi je conclus à lui donner de l’émétique. M. Tomès. — Je soutiens que l’émétique la tuera.
À côté de la saignée, de la purge et de l’émétique, les médecins du XVIIe siècle disposaient d’un arsenal d’autres remèdes tels que l’ellébore pour guérir la folie (Sganarelle, scène 22 ; Amphitryon II, 2), le jus de réglisse contre le rhume (Le dépit amoureux V, 2, 1527), le julep « hépatique, soporatif et somnifère… » (Le malade imaginaire I, 2) et des sirops rafraîchissants qu’on mêlera dans la ptisane23 (L’amour médecin II, 5). Plusieurs de ces remèdes étaient employés dès l’Antiquité : l’auteur pseudo-hippocratique du Régime (I, 35), œuvre datée des environs de 400 a.C., préconise l’ellébore contre la folie et, avant lui, Aristophane, dans les Guêpes, 1486 et 1489, en faisait autant ; de plus, la ptisane, léger gruau d’orge, est vivement recommandée 22 23
L’amour médecin II, 4. Le mot ptisane s’écrira définitivement tisane à partir de 1762.
171
par l’auteur hippocratique du traité Du régime des maladies aiguës VII. À une époque où même l’auscultation médiate n’était pas soupçonnée, les médecins ne disposaient de presque aucun moyen d’investigation ; mais enfin, il y avait l’examen du pouls. Molière se moque de ces praticiens qui ne cessent pas de tâter le pouls de leurs patients. C’est parce qu’il a tâté le pouls de la malade que Sganarelle est en droit d’affirmer à Géronte : « Voilà un pouls qui marque que votre fille est muette » (Le médecin malgré lui II, 4). Pour distinguer la nature du pouls, les médecins de Molière entrent dans de grandes subtilités qui font sourire, mais que l’on relève déjà dans l’œuvre de Galien ou déjà d’Hérophile. C’est ainsi que Thomas Diafoirus proclame que « le pouls de Monsieur est duriuscule, pour ne pas dire dur,… et même un peu caprisant » (Le malade imaginaire II, 6). L’adjectif caprisant ne se rencontre que chez Molière qui l’aura sans doute créé sur le latin capra, pour évoquer un pouls bondissant comme la chèvre. Claire Préaux, dans son étude La philosophie et la science dans la pensée grecque24, a eu raison de nous rappeler que le médecin Hérophile, au IIIe siècle a.C., usait « de comparaisons pittoresques pour désigner différents types de mouvements : le bond du chevreuil, l’allure de la fourmi, celles du ver de terre, expressions qui étaient encore en usage chez Ambroise Paré25 et chez les médecins que raille Molière ». Un autre examen, pratiqué lui aussi depuis Hippocrate, est celui des urines. Mais ici encore, il est probable que Molière en remette. Sganarelle, qui tient le rôle d’un médecin, demande26 : … Monsieur Gorgibus, y aurait-il moyen de voir de l’urine de l’égrotante ?… Voilà de l’urine qui marque grande
24 25 26
Académie Royale de Belgique, 1973, p. 83. Voyez le Dictionnaire de Littré, s.v. formicant, vermiculaire. Le médecin volant, scène IV.
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chaleur, grande inflammation dans les intestins : elle n’est pas tant mauvaise pourtant. Gorgibus. — Hé quoi ? Monsieur, vous l’avalez ? Sganarelle. — Ne vous étonnez pas de cela ; les médecins, d’ordinaire, se contentent de la regarder ; mais moi, qui suis un médecin hors du commun, je l’avale, parce qu’avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie. Mais à vous dire la vérité, il y en avait trop peu pour asseoir un bon jugement : qu’on la fasse encore pisser.
Le médecin hippocratique se contentait d’étudier la couleur et même l’odeur des urines (Des maladies IV, LVI, 5 ; Pronostic, 12…). L’examen du pouls et des urines, à quoi s’ajoute l’observation d’une sputation (ou acte de cracher) fréquente (M. de Pourceaugnac I, 8) et des injures (ibid.), était destiné à permettre au médecin de formuler un diagnostic, un pronostic et ensuite un traitement. Dans la fameuse scène 8 de l’acte I de M. de Pourceaugnac, le deuxième médecin dit au premier : Il ne se peut rien de plus doctement… conçu, pensé, imaginé, que ce que vous avez prononcé au sujet de ce mal, soit pour le diagnostic, la prognose, ou la thérapie.
Au cours de la même scène, le premier médecin avait évoqué les « signes diagnostiques et pronostiques ». Il faut se souvenir ici que l’un des traités hippocratiques les plus réputés s’intitule le Pronostic, dans le paragraphe 1 duquel on lit notamment : (Le meilleur médecin) traitera aussi d’autant mieux les maladies qu’il saura, à l’aide de l’état présent, prévoir l’état à venir.
On comprend évidemment aussi toute l’ironie de Toinette, la servante du Malade imaginaire II, 5, lorsqu’elle raille Thomas Diafoirus, le futur médecin : Ce sera quelque chose d’admirable s’il fait d’aussi belles cures qu’il fait de beaux discours.
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Le verbalisme de la médecine de l’époque est ainsi pourfendu par une femme modeste mais pleine de bon sens. Citons une fois encore Mirko D. Grmek27 : « Les plus savants parmi les médecins français du XVIIe siècle tels Perrault ou Pecquet, savaient bien qu’ils ne savaient pas guérir ». Molière a donc peint avec réalisme les médecins de son temps, même si, en excellent dramaturge, il les a placés dans des situations ridicules. Certes Thomas Diafoirus fait rire le public, lorsqu’il dit à Angélique qui lui est promise : Je vous invite à venir voir l’un de ces jours, pour vous divertir, la dissection d’une femme…
Ce public devait éclater de rire lorsqu’il entendait le commentaire de la brave Toinette : Le diversissement sera agréable. Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses ; mais donner une dissection est quelque chose de plus galant.
Le malade imaginaire, dont nous avons extrait cette partie de la scène 5 de l’acte II, fut représenté au tout début de l’année 1673 (nous avons vu que Molière était mort presque en scène le 17 février) ; le chef-d’œuvre a donc dû être écrit l’année précédente ou même plus tôt. N’est-il pas surprenant qu’à l’Académie royale des Sciences, fondée grâce à Colbert le 22 décembre 1666, les Académiciens, lors des séances tenues en 1667 et 1668, aient notamment effectué la dissection complète du corps d’une femme de vingt-cinq ans ? Le rapprochement que nous venons de proposer est peut-être fortuit, mais il a sans doute le mérite de montrer que Molière n’a pas cessé de nous offrir un miroir de la société médicale de son temps et que La Bruyère (1645-1696) n’avait pas tort non plus d’écrire que « tant que les hommes pourront mourir
27
Op. cit. (n. 5), p. 301.
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et qu’ils aimeront à vivre, le médecin sera raillé et bien payé ».
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Chapitre XII SURVIVANCE DE QUELQUES PRÉJUGÉS HIPPOCRATIQUES ET ARISTOTÉLICIENS RELATIFS À LA REPRODUCTION HUMAINE DANS LES ÉCRITS 1 MÉDICAUX ET BIOLOGIQUES DE L’« ÂGE BAROQUE » Le lecteur non prévenu des classiques ouvrages d’histoire de la médecine et de la biologie s’imagine aisément que le progrès de la science n’a fait que suivre, aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, une voie linéaire, un chemin bien droit. C’est ainsi, par exemple, que le lecteur de l’excellente Esquise d’une histoire de la biologie de Jean Rostand2 a l’impression que, dans le domaine particulier de l’embryologie, les vérités et les découvertes se sont succédé assez aisément de Regnerus De Graaf à Leeuwenhoek, Wolff, von Baer et à Van Beneden. C’est contre une interprétation aussi naïve que s’est élevé avec force Gaston Bachelard dans La formation de
1
L’expression « âge baroque » est souvent utilisée par les historiens de l’Europe Centrale et d’Allemagne ; elle tend à s’introduire en France et désigne les XVIe, XVIIe et une partie du XVIIIe siècle (note du Professeur Roland Mortier). 2 Paris, Collection Idées, 1966 (l’édition originale a paru chez Gallimard en 1945).
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l’esprit scientifique3, qui, en étudiant des écrits de l’« âge baroque » (à l’exception d’écrits mathématiques), a remarquablement mis en évidence la notion d’obstacle épistémologique, cause d’inertie, de stagnation et même de régression dans l’acte de connaître. C’est le très grand mérite de Pierre Darmon d’avoir montré, dans un livre récent4, les préjugés, les superstitions et même les tabous qui ont souvent enrayé le progrès de l’embryologie durant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles et d’avoir révélé que « les rares “physiciens” dont la postérité a retenu le nom (comme De Graaf et Wolff) occupent, de leur vivant, une position marginale »5, que ces savants ont failli être oubliés et passer totalement inaperçus. En citant une myriade de textes de médecins et de biologistes de l’« âge baroque », dont l’énorme succès est attesté par les nombreuses rééditions de leurs ouvrages, Pierre Darmon démontre de façon péremptoire que les authentiques découvertes scientifiques ont eu bien du mal à s’imposer contre les préjugés dont la plupart s’inscrivent en droite ligne dans la tradition des Anciens. Il arrive d’ailleurs souvent que médecins et biologistes, pour appuyer leurs affirmations, citent le nom des deux plus grands : Hippocrate et Aristote et qu’ils aient recours à ce nom comme à un argument d’autorité devant lequel leurs lecteurs n’auront plus qu’à s’incliner.
3 Paris, Vrin, 1931 (avec de très nombreuses rééditions). Je citerai cet ouvrage d’après la 4e édition, 1965. 4 Le mythe de la procréation à l’âge baroque, Paris, Seuil, Coll. Points, Histoire, 1981. Cet ouvrage est vivement recommandé par Robert JOLY, dans son excellente communication « Hippocrate au Lycée », Fédération des professeurs de grec et de latin, 1985, p. 25 ; cette étude figure dans les Didactica Classica Gandensia, nos 24-25 relatifs au Colloquium Classicum X Basiliense : Les sciences dans les textes antiques (Bâle, 1984). 5 Op. cit., p. 7. Je signale que Pierre DARMON a déjà publié en 1979 Le tribunal de l’impuissance. Virilité et défaillances conjugales dans l’Ancienne France, Seuil, Coll. L’univers historique.
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C’est ainsi qu’en 1755, Pierre Roussel, professeur de la Faculté de médecine de Montpellier, déclare : « Le système (= de génération) d’Hippocrate est encore aujourd’hui, malgré les progrès réels de la médecine à d’autres égards, le plus clair et le plus vraisemblable. De sorte qu’on peut dire que, pendant plus de deux mille ans, on n’a pas cessé de se tromper à pure perte »6. Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, le médecin Jean Liébault voit en Hippocrate « comme un oracle pour la discrétion des sexes »7. Cardan, l’un de ces innombrables auteurs qui, pendant trois siècles, ne cesseront de multiplier les recommandations pour procréer des mâles, est d’avis que l’homme, avant de procréer un mâle, doit attacher une bande blanche autour de son pied droit et non une bande jaune qui ne donnerait que des femelles. Pour appuyer ce conseil plutôt insolite, l’auteur explique qu’en effet « les pieds ont grande alliance avec les testicules, ainsi qu’estime Aristote, qui dict que les animaux qui n’ont point de pied, n’ont aussi point de testicules »8. C’est d’ailleurs très précisément contre Hippocrate et Aristote et surtout contre ceux qui, pendant des siècles, sont restés inféodés à leur pensée en matière de génération que s’en prend la grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. En effet, à l’article Génération, on peut lire : « Il s’est passé dix-sept ou dix-huit siècles, sans qu’il ait plus rien paru de nouveau sur cette matière, attendu la stupide vénération pour ces deux maîtres (= Hippocrate et Aristote) au point de regarder leurs productions comme les bornes de l’esprit humain »9. Plus que tout autre historien, Pierre Darmon est conscient de l’énorme impact de ces deux Anciens sur la 6
In Système philosophique de la constitution de l’état organique de la femme, p. 56. 7 Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 145. 8 Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 148. 9 Tome VII, p. 563, éd. de 1777.
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littérature scientifique de l’« âge baroque ». C’est ainsi que, sur l’ensemble de son livre, l’auteur cite à 40 reprises le nom d’Hippocrate et à 24 reprises celui d’Aristote, mais il n’a jamais l’idée de fournir à son lecteur les références précises aux œuvres antiques et encore moins de recourir aux textes mêmes du « Père de la médecine » et du « Père de la biologie » pour démontrer que la prolixe littérature scientifique des XVe, XVIe et XVIIe siècles reflétait encore lumineusement les doctrines du médecin de Cos et du Stagirite. C’est ce que je souhaiterais faire en recourant à une vingtaine d’exemples — on pourrait en mentionner des centaines — que je citerai en respectant l’ordre dans lequel les textes sont présentés dans le livre de Pierre Darmon. Le premier exemple que je choisirai est celui du plaisir sexuel. En 1686, le médecin français Nicolas Venette publie un Tableau de l’amour considéré dans l’état du mariage, livre qui connaîtra pendant deux siècles un succès énorme, puisqu’il fut traduit en allemand, en anglais, en hollandais et réédité une cinquantaine de fois. Il y évoque dans « les parties qui doivent servir à la génération de l’homme… les chatouillements et les plaisirs que l’on ressent »10. Liébault écrit de même, évoquant le plaisir vénérien, qu’« une humidité séreuse… (provoque) une acrimonie picquante et aiguillonnante avec un petit prurit et démangéson qui irrite lesdites parties génitales à faire leur action »11 et Ambroise Paré, le « père de la chirurgie », est aussi d’avis que cette « humidité séreuse est en tous points semblable aux humeurs aigres et acres qui, accumulées sous le cuir, chatouillent, démangent et provoquent chez celui qui se gratte un grand plaisir »12. Pour ces médecins, 10
Liv. I, ch. 1, art. 1 : Des parties naturelles et externes de l’homme et de la femme qui servent à la génération, p. 1 de l’éd. de 1696. Il va de soi qu’à l’instar de Pierre Darmon je maintiens, ici et ailleurs, l’orthographe originelle. 11 Cité par Pierre D ARMON, op. cit., p. 20. 12 ID., ibid.
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le plaisir sexuel n’est donc qu’une simple forme de démangeaison. C’est très exactement la conception que s’en faisaient, deux mille ans plus tôt, l’auteur hippocratique du traité de la Génération13 et Aristote14. L’auteur de la Génération, dès la première page de son œuvre, stipule que « quand (le sexe) est frotté, échauffé, rempli, il y survient comme une démangeaison, ce qui fournit à tout le corps plaisir et chaleur »15. À la suite du médecin, le Stagirite va définir le plaisir (≤δονÆ) qui accompagne les rapports sexuels comme une démangeaison (ΚνησµÒς)16. Les médecins de l’« âge baroque », qui définissent le plaisir vénérien comme une simple forme de démangeaison, connaissaient-ils les textes antiques que je viens de mentionner ? Il est difficile de répondre de façon tout à fait affirmative à cette question ; mais la probabilité s’impose quand on connaît la vénération dans laquelle étaient tenus les deux grands Anciens et quand on relève dans les œuvres de Jean Liébault un livre sur Les Aphorismes d’Hippocrate. Ce qui est sûr, c’est qu’Aristote est invoqué par le docteur Nicolas Venette lorsqu’il écrit que le cœur et la verge sont « deux sortes d’animaux qui se remuent d’euxmêmes »17.
13
Cf. De la génération I (L VII, 470 = éd. R. Joly, p. 44) : (… Àσερ κνησµÚς µ€τει κα‹… ≤δονÆ…). Plus loin dans le même traité, c. 4 (L VII 474 = éd. R. Joly, p. 46) se retrouve, mais à propos des femmes, la même équivalence ≤δονÆ-κνησµÒς. 14 Cf. ARISTOTE, Génération des Animaux I, 18, 723b 32-34 (éd. P. Louis). 15 Cf. n. 13. 16 Cf. n. 14. Sur cet emprunt d’Aristote au Corpus hippocratique, voir mes Recherches sur les grands traités biologiques d’Aristote : sources écrites et préjugés, Bruxelles, Palais des Académies, 1980, p. 71-72 ; p. 146. 17 Op. cit. (cf. n. 10), p. 23.
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C’est dans l’opuscule Du mouvement des Animaux II, 703b 21-22 que le Stagirite, qui s’inspire du Timée18 de Platon, compare non seulement le καρδ€α mais encore l’αfiδο›ον à un ζ“ον indépendant19. Platon et Aristote sont loin d’être les seuls auteurs à considérer que l’utérus est par excellence « l’animal dans l’animal ». C’est ainsi, par exemple, qu’Arétée de Cappadoce, médecin du Ier siècle de notre ère, écrit que la matrice « ressemble fort à un être vivant : elle se meut en effet d’elle-même… C’est en quelque sorte un être vivant dans un être vivant »20. Jean Liébault et André Du Laurens, au XVIIe siècle, continueront à voir dans la matrice un animal. Le premier écrira : « C’est un animal qui se meut extraordinairement quand elle hait ou qu’elle aime passionnément quelque chose »21 et le second voit dans la matrice « un animal remply de concupiscence et pour ainsi dire friand et envieux »22. Dans le texte de Jean Liébault nous découvrons le thème des errances de l’utérus bien attesté aussi dès les œuvres hippocratiques23. Le même auteur écrit que la 18
Cf. Timée, 91b-c. Sur cet emprunt à Platon, voir mes Recherches, p. 124. Platon emploie cette comparaison pour désigner les parties génitales aussi bien de l’homme que de la femme. 19 Dans les Parties des Animaux III, 4, 666a 20-23 et 666b 16-17, Aristote compare aussi le cœur à un animal (καθãερ εfi ζ“ον..., καθãερ... οÂον ζ“Òν τι °φυκεν...). 20 Signes et causes des maladies aiguës II, 11. Cf. Danielle GOUREVITCH, Le mal d’être femme. La femme et la médecine à Rome, Paris, Les Belles Lettres (Coll. Realia), 1984, p. 114. Sur ce livre, voir mon compte rendu dans Latomus (1985 [3]), p. 686-689. 21 Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 16. 22 ID., ibid. 23 Cf. par exemple Maladies des femmes I, 7. Danielle GOUREVITCH, op. cit., p. 113 a parfaitement raison d’écrire : « Depuis les temps hippocratiques et jusqu’au XVIIe siècle au moins, il est tout un courant de pensée pour considérer l’utérus comme un être autonome, capable de se déplacer en tous les lieux des cavités du
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matrice « est si cupide de semence virile, la désire tant et prend si grande délectation à l’attirer, succer et retenir qu’elle n’a jamais trop grande quantité de matière à son goût »24 et Du Laurens, à plusieurs reprises, exprime le même avis : « (la matrice) attire la semence virile25, elle luy court donc au devant, jusques à la partie honteuse, et avec son orifice intérieur comme avec une main, l’attire et la serre dans sa cavité »26. Le vocabulaire de ces auteurs du XVIIe siècle est celui des écrits du Corpus hippocratique27 ou d’Aristote. En effet, le Stagirite, pour traduire l’« activité » de l’utérus, dit qu’il attire le sperme (ε‡σω σò28, ßλκει29), s’en saisit (συλλãβ˙30) et qu’il voyage beaucoup31. Cette dernière croyance, nous venons de le voir, est attestée dès les écrits hippocratiques et elle va se rencontrer jusqu’au XVIIe et même jusqu’au XVIIIe siècle32. Si le docteur Venette est d’avis que la stérilité est due à la femme plutôt qu’à l’homme, il ne fait que reproduire un préjugé bien établi depuis l’Antiquité et attesté depuis la tradition hippocratique33 qu’il justifie par un autre a corps, et par conséquent de provoquer des suffocations dans les lieux où il s’arrête malencontreusement ». 24 Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe., p. 17. 25 ID., ibid., p. 16. 26 ID., ibid., p. 16-17. 27 Cf. De l’ancienne médecine, 22 (L I, 628 : ÜΕλκει, ισãσαιτο sont des verbes utilisés pour décrire l’« activité » d’organes comme la matrice) ; Des maladies des femmes II, 146 (L VIII, 322 : ßλκουσι τν γονÆν…). 28 G.A. II, 4, 739b 4. 29 G.A. II, 4, 739b 10 ; G.A. III, 1, 751a 1. 30 H.A. VII, 4, 583b 29. Le verbe συλλαµβãνω fait partie aussi du vocabulaire médical. Cf. par exemple Des femmes stériles, 213 (L VIII, 410) : οÈ ξυλλαµβãνουσιν αfl µ∞τραι τν γονÆν. 31 G.A. I, 11, 719a 18-21. 32 Cf. supra. Voir aussi Gaston BACHELARD, op. cit., p. 42 et mes Recherches, p. 200 et la n. 96. 33 Cf. Danielle GOUREVITCH, op. cit., p. 146.
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priori : « Je suis persuadé que la femme a moins de chaleur que l’homme… »34. Cette dernière croyance, bien qu’elle n’ait pas été universellement reçue35, est bien représentée dans les textes du Corpus hippocratique et dans les écrits biologiques d’Aristote. En effet, l’auteur du traité Du Régime, daté des environs de 400 a.C., était d’avis que « dans toutes les espèces, les mâles sont plus chauds et plus secs, les femelles plus humides et plus froides »36. Aristote, de son côté, a souvent affirmé que la femelle était plus froide que le mâle37. Certains tests de stérilité préconisés par les médecins de l’« âge baroque » sont déjà signalés par les écrits du Corpus hippocratique et par Aristote. En 1623, Jacques Bury, chirurgien natif de Châteaudun, préconise le procédé suivant : « Si la femme ne sent point l’odeur de ces choses (= des herbes aromatiques qu’on fait brûler sous son sexe) luy venir à la bouche ou aux narines, cela signifie que les voyes sont opilées (bouchées) et par conséquent stériles ; mais au contraire, si elle ressent ledit odeur, elle est propre à concevoir »38. L’épreuve des pessaires odorants est bien attestée dans le traité Des
34
Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 25. Parménide, aux dires du Stagirite lui-même (cf. P.A. II, 2, 648a 28-31), soutenait que la femme était plus chaude que l’homme, car elle a des règles, donc plus de sang. L’auteur des Maladies des femmes I, 1 (L VIII, 12) était d’avis, comme Parménide, que « la femme a le sang plus chaud, et c’est pourquoi elle est plus chaude que l’homme ». 36 Du Régime I, 34, p. 150, 23-24 de l’édition de Robert Joly avec la collaboration de Simon Byl, Berlin, CMG, 1984 (= L VI, 512). 37 Cf. G.A. I, 19, 726b 34 ; G.A. IV, 1, 765b 16-35 ; G.A. IV, 6, 775a 14… Voir mes Recherches, p. 79-80 ; p. 211. 38 Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 25. 35
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femmes stériles39 et même dans une œuvre de Cos, les Aphorismes40. Aristote, de son côté, dans un développement sur la stérilité, a cité deux recettes utilisées par la médecine gynécologique apparentée à Cnide pour déterminer si une femme était féconde ou non : « Pour les femmes, on fait l’épreuve soit des tampons odorants (on voit si l’odeur pénètre de bas en haut jusqu’à leur haleine), soit des colorants dont on frotte les yeux (on voit s’ils colorent la salive). Quand ces effets ne se produisent pas, cela prouve que dans le corps les conduits par où se sécrète le résidu sont embrouillés et bouchés… »41. En 1625, dans son Discours de la nature, causes, signes et curation des empeschemens de la conception, et de la stérilité des femmes, Louys de Serres préconise un test destiné à établir la stérilité masculine attribuée à la qualité de la semence ; dans l’eau, la semence féconde va au fond du récipient alors que la semence stérile surnage »42. Le Stagirite avait recommandé un test analogue : « Aussi a-t-on raison de faire subir au sperme humain l’épreuve de l’eau pour savoir s’il est infécond : en effet, celui qui est peu épais et froid s’étale rapidement à la surface, celui qui est fécond tombe au fond. Car si une substance est chaude, quand elle a subi la coction, le fait d’être consistant et épais révèle aussi une coction achevée »43.
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Cf. Des femmes stériles, 3, 214 (L VIII, 414-416) ; 3, 219 (L VIII, 424). 40 Cf. Aphorismes, 5e section, 59 (L IV, 554). 41 G.A. II, 7, 747a 7-22. L’épreuve des colorants est évoquée dans le traité De la nature de la femme, 99 (L VII, 416). Voir mes Recherches, p. 78-79. 42 Op. cit., p. 275. Cf. Pierre DARMON, in Le mythe…, p. 26. 43 G.A. II, 7, 747a 3-7. Cf. mes Recherches, p. 146.
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Ambroise Paré considère que la semence est « … du sang blanchy qui est la matière de faire de petites créatures de Dieu »44. C’est là encore un écho de la théorie du Stagirite qui est d’avis que « le sperme doit être le résidu de la nourriture transformée en sang, celle qui, au terme de son élaboration, se répand dans toutes les parties du corps »45 et encore que le sperme est blanc car c’est une écume (éφρÒς)46. C’est toujours Ambroise Paré qui, à l’instar de l’auteur des Maladies des femmes47 et du Stagirite48, soutient qu’une matrice trop humide « corrompt et suffoque (= la semence) »49. En plein XVIIe siècle, Descartes, dans le Traité de l’homme et de la formation du fœtus, va utiliser l’image du levain pour expliquer la formation de l’embryon. Pour le grand philosophe, le fœtus ne serait à l’origine « qu’un mélange confus de deux liqueurs qui servent de levain l’une à l’autre, se réchauffant en sorte que quelques-unes de leurs particules acquièrent la même agitation que le feu, se dilatent et pressent les autres, et par ce moyen les disposent peu à peu en la façon qui est requise pour former les membres »50. Personne ne sera sans doute étonné de voir le Stagirite expliquer le développement des œufs par l’image même du levain : « La cause de ce phénomène est voisine de celle qui agit sur le levain. En effet, le levain augmente le volume, parce que la partie solide se liquéfie et que le liquide se transforme en gaz. Ce résultat est produit dans 44
Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 30. G.A. I, 19, 726b 9-11. 46 Cf. G.A. II, 2, 736a 14. Sur l’influence de Diogène d’Apollonie sur ces conceptions, voir mes Recherches, p. 131-132 ; p. 142-145. 47 Cf. Maladies des femmes I, 10 (L VIII, 42). 48 Cf. H.A. VII, 2, 582b 27-28. 49 Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 32. 50 ID., ibid., p. 42. En 1686, Nicolas Venette compare toujours le sperme au levain. Voir Pierre DARMON , in Le mythe…, p. 75. 45
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les êtres vivants par la nature de la chaleur psychique, dans le levain par la chaleur du suc qui s’y trouve mêlé. Ainsi donc les œufs s’accroissent d’abord par nécessité, en vertu de cette cause (ils renferment un résidu qui ressemble au levain) »51. En 1675, dans un ouvrage au titre éloquent De l’excellence de l’homme, Poullain de la Barre écrit que, dans le but de perpétuer les espèces, la nature a donné au mâle « qui y concourt comme cause active et efficiente, les qualités les plus convenables à ce levain, qui sont la chaleur et la force, et donné à la femelle qui n’est qu’une cause passive et qui a le plus besoin d’humeurs pour la production et pour la nourriture de son fruit, des qualités plus molles, pour ainsi dire, et moins actives »52. On a du mal à croire que ce texte, intégralement d’inspiration aristotélicienne, a été écrit après la découverte des follicules ovariens par le médecin hollandais Reinier De Graaf (1641-1673) et les recherches de son maître Jean Swammerdam (1637-1680), c’est-àdire à un moment où les ovistes avaient largement entamé le prestige du mâle procréateur. C’est que le Stagirite, dont l’autorité reste d’un poids très lourd, n’a pas cessé de proclamer que, dans la génération, le mâle a le rôle actif (κινοËν κα‹ οιοËν)53 (οιητικÚν δ¢ κα‹ ˜θεν ≤ éρχ τ∞ς κινÆσεως)54 et que la femelle est l’élément passif (αθητικÒν)55 (κινοʵενον)56. Aristote a écrit : « Car à considérer le problème en général on ne voit pas une chose résulter du patient et de l’agent avec l’agent immanent à cette chose ni d’une 51
G.A. III, 4, 755a 14-23. J’ai déjà rapproché l’explication de Descartes de celle d’Aristote dans mes Recherches, p. 197, n. 67. 52 Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 45-46. 53 G.A. I, 21, 729a 29. 54 G.A. I, 21, 729b 13-14. 55 G.A. I, 20, 729a 30, 729b 12. 56 G.A. I, 21, 729b 15.
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manière générale résulter dans les mêmes conditions du mobile et du moteur. Or, la femelle est bien, en tant que femelle, un élément passif, et le mâle, en tant que mâle, un élément actif, et c’est de lui que part le principe du mouvement »57. Il est très important de noter avec Pierre Darmon que « De Graaf… a mené à bien ses recherches sans l’aide du microscope. Dès l’Antiquité, il était techniquement possible de réaliser les mêmes observations »58. Cette remarque nous révèle que le préjugé — ici celui de l’infériorité de la femelle qui est, en fait, une projection de la dévaluation politique et sociale de la femme — est tellement puissant qu’Aristote et ses successeurs, pendant deux millénaires, ont été incapables de s’en affranchir59. C’est à l’exemple du Stagirite60 que les médecins de l’« âge baroque » vont affirmer qu’il y a naissance d’une femelle quand les parents sont trop jeunes ou trop âgés ; comme Aristote, ils pensent aussi que les enfants de
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G.A. I, 21, 729b 8-15. Voir mes Recherches, p. 149. Personne ne sera surpris de constater que c’est d’abord à Aristote que s’en prend De Graaf en 1672 dans la préface de son Nouveau Traité des organes génitaux de la femme lorsqu’il pose une affirmation révolutionnaire : « Je prétends que tous les animaux et l’homme même tirent leur origine d’un œuf, non pas d’un œuf formé dans la matrice par la semence, au sentiment d’Aristote, ou par la vertu séminale, suivant Harvey, mais d’un œuf qui existe avant le coït dans les testicules des femelles ». Cité par Pierre DARMON , in Le mythe…, p. 51. 58 Le mythe…, p. 52. 59 Danielle GOUREVITCH, op. cit., p. 274 a noté très justement que s’il y avait eu dans la Rome antique une véritable émancipation de la femme, « l’idée aristotélicienne de l’infériorité biologique de la femme n’aurait pas si bien refleuri, ni celle de l’impotentia muliebris » et les idées antiféministes des Pères de l’Église n’auraient pas connu un tel succès. 60 Cf. H.A. VII, 5, 585b 14-15 ; G.A. IV, 2, 766b 29-30 ; G.A. IV, 3, 767b 10-13.
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parents de cet âge sont imparfaitement développés, sont chétifs, déficients de corps et d’esprit61. En 1799, l’auteur anonyme de la Procréation du genre humain va soutenir que chez les trop jeunes gens « les organes destinés à l’œuvre du mariage ne sont pas alors suffisamment remplis de la liqueur prolifique et spiritueuse propre à la fécondité : cette même liqueur ne s’occupe qu’à former leurs membres et à coopérer à l’accroissement de toutes les parties du corps »62. Vingt-deux siècles plus tôt, l’auteur pseudohippocratique du Régime63, probablement suivi par Aristote64, avait écrit : « dans les corps jeunes, vu que le circuit est rapide et que le corps grandit, elle (= l’âmesperme) brûle, devient légère et se consume pour la croissance du corps ; mais dans des corps plus âgés, vu que le mouvement est lent et le corps froid, elle se consume pour le dépérissement de l’homme ». À la suite du diététicien, le Stagirite expliquera que le sperme ne se rencontre ni dans l’enfance, car, en raison de la croissance, tout le résidu est dépensé, ni dans la vieillesse, car les vieillards, par suite de leur manque de chaleur, ne peuvent réaliser la coction du sperme65. C’est dans cet esprit même du pseudo-Hippocrate et d’Aristote que le docteur Venette écrira : « La chaleur maternelle est trop foible chez les premiers (= les jeunes) pour cuir et perfectionner la semence : les derniers (= les vieillards) sont trop languissans, et la glace de leur âge s’oppose à l’abondance et à la chaleur des esprits qui doivent contribuer à former un garçon »66. 61
Cf. Politique VII, 16, 1335a 11-15 ; H.A. V, 14, 544b 16 ; H.A. VII, 1, 582a 17-19 ; Politique VII, 16, 1335b 29-37. Voir mes Recherches, p. 248. 62 Cité par Pierre D ARMON, in Mythe…, p. 127-128. 63 HIPPOCRATE, Du Régime I, 25, 1, p. 142, 9-12 éd. R. JolyS. Byl (= L VI, 498). 64 Cf. G.A. I, 18, 725b 19-25. Voir mes Recherches, p. 73. 65 Cf. G.A. I, 18, 725b 19-25. 66 Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 128.
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La rage de faire des mâles a sévi dans l’Antiquité et elle n’a même peut-être pas complètement disparu en cette fin du XXe siècle. Mais elle s’est exprimée aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles avec un éclat sans pareil. Lorsque Jean Liébault, au XVIe siècle, déclare que « … pour certains la semence de l’homme, quoy que fut apte de soy à faire un masle, dégénère souvent en femelle par la froideur et l’humidité de la matrice… »67, ne donne-t-il pas l’impression de se souvenir des passages de la Génération des animaux dans lesquels Aristote soutient qu’il faut considérer la nature des femelles comme une défectuosité naturelle68, que la femelle ressemble à un mâle stérile69, à un mâle mutilé70, que le tout premier écart de la nature (c’est-à-dire le tout premier monstre) est la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle71 ? Résumant l’état d’esprit — qu’il qualifie souvent de « misogyne » mais qui témoigne plutôt, selon moi, d’antiféminisme — qui a sévi dans les écrits médicaux de l’« âge baroque » (et qui sont l’œuvre de Claude Quillet, de Liébault, de Cardan, de Venette, de Michel Procope Couteau, de Millot et de tant d’autres), Pierre Darmon écrit : « Avant de procréer avec le maximum de chances de faire des mâles, il faut bien se pénétrer d’un principe : la femme est une erreur de la nature. Toute procréation réalisée selon les règles de l’art ne peut donner que des mâles. la femelle est toujours le fruit d’une imperfection, d’une maladresse que quelques précautions permettent souvent d’éviter »72. Nous voyons que ce « principe » n’est que l’a priori qu’Aristote a lui-même formulé en des termes si 67
Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 147. Cf. G.A. IV, 6, 775a 15-16. 69 Cf. G.A. I, 20, 728a 17-18. 70 Cf. G.A. II, 3, 737a 27-28. Dans les [Problèmes] X, 8, 891b 23, les mâles sont qualifiés d’êtres complets, les femelles, d’êtres mutilés. 71 Cf. G.A. IV, 3, 767b 8. 72 Le mythe…, p. 148. 68
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saisissants, celui de l’infériorité de la femme et de la femelle, un des préjugés les plus difficiles à extirper et qui continue à faire des ravages jusqu’à nos jours, non plus sans doute sur le plan scientifique mais sur le plan social. C’est ainsi que deux mille ans après le Stagirite, le docteur Nicolas Venette continue à professer que la femme est un mâle dégénéré, un garçon manqué, le résultat d’un régime de vie déséquilibré73 ; comme le biologiste antique74, il croit qu’il ne faut procréer, pour avoir un garçon, que lorsque souffle le vent du Nord75. Comme l’auteur du traité De la superfétation76 et Aristote77, le chirurgien français Jacques Guillemin, disciple de Riolan et d’Ambroise Paré, dans son traité intitulé L’heureux accouchement… publié en 1609, est d’avis que si les parties génitales de la femme sont sèches après le coït, la conception ne fait aucun doute78. Au XVIe siècle, le médecin Jean Liébault, dont les œuvres comportent les Aphorismes d’Hippocrate, devait avoir bien présent à l’esprit ce très célèbre traité coaque lorsqu’il écrivait : « La femme qui est grosse d’un masle est mieux colorée, a meilleur tainct, est plus gaye qu’elle n’avoit accoustumé d’estre »79. En effet, l’auteur des Aphorismes V avait exprimé cette idée80, développée aussi par celui des Femmes stériles81,
73
Cf. Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 149. Cf. H.A. VI, 19, 574a 1-4 ; G.A. IV, 2, 755b 34-35 ; 767a 111 ; Politique VII, 16, 1335b 1-2. 75 Cf. Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 150. 76 Cf. De la superfétation, 26 (L VIII, 490). 77 Cf. H.A. VII, 3, 583a 14-15. Voir mes Recherches, p. 55. 78 Cf. Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 156. 79 Cité par Pierre D ARMON, in Le mythe…, p. 157. 80 Cf. Aphorismes V, 42 (L IV, 546). 81 Cf. Des femmes stériles, 216 (L VIII, 416). 74
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puis par Aristote82 : c’est bien évidemment une déduction tirée du préjugé de la valorisation du mâle83. Il est temps de conclure cette étude qui n’est qu’une simple esquisse n’ayant pas d’autre but que de révéler la permanence de quelques préjugés hippocratiques et aristotéliciens. L’autorité d’Hippocrate et d’Aristote a été d’un poids énorme sur l’avenir de la médecine et de la biologie ; elle constitua un obstacle inéluctable sans doute mais réel aux progrès de ces deux sciences jusqu’au XVIIIe siècle au moins. Faut-il rappeler que les médecins qui, comme le docteur Samuel-Auguste Tissot84, surnommé par un de ses contemporains l’Hippocrate fameux des rives du Léman, ont décrit la masturbation comme une forme d’autodestruction, un « acte de suicide » et créé ainsi parmi la jeunesse une authentique psychose, un sentiment de terreur qui ne disparut définitivement des illusions de notre médecine qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle85, ont fait appel à des très nombreux passages « tirés des meilleurs auteurs », au premier rang desquels figure Hippocrate86. 82
Cf. H.A. VII, 4, 584a 12-14. Robert JOLY , dans Le niveau de la science hippocratique. Contribution à la psychologie de l’histoire des sciences, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 39 écrit très justement : « La supériorité du mâle s’affirme déjà dans le sein de la mère ». 84 TISSOT publia, dès 1758, un ouvrage sur l’onanisme, écrit initialement en latin : Dissertatio de febribus biliosis… Accedit testamen de morbis ex manustrupatione ; l’ouvrage publié à Lausanne fut traduit en français en 1760 sous le titre L’onanisme et connut des dizaines de rééditions jusqu’au XXe siècle. 85 Sur ce sujet peut-être « provocant » mais sérieux, voir l’admirable ouvrage de Jean STENGERS et de †Anne VAN NECK, Histoire d’une grande peur : la masturbation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1984. 86 Cf. Pierre DARMON, in Le mythe…, p. 29 ; J. STENGERS et A. VAN NECK, op. cit., p. 80. 83
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Or, comme le remarquent Jean Stengers et la regrettée Anne Van Neck, « quand on examine les textes et les auteurs invoqués par Tissot, en remontant chaque fois à la source — et nous l’avons fait soigneusement, en les prenant un à un — on constate que dans l’original, il n’est pratiquement jamais question de la masturbation… La masturbation n’est pas citée. L’usage des textes est abusif : qu’importe, le lecteur, lui… se sent foudroyé par cet arsenal »87. Cette remarque est tout à fait exacte, notamment à propos de la trop fameuse consomption dorsale d’« Hippocrate » qui ne désigne pas la masturbation mais de simples pertes séminales88. C’est sans doute le moment de citer la profonde réflexion de Gaston Bachelard qu’aucun de nos chercheurs d’aujourd’hui ne peut oublier : « Le poids d’une tradition apporte à une expérience substantielle une valeur supplémentaire qui n’a plus cours dans la formation d’un esprit vraiment scientifique »89.
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Op. cit., p. 80-81. Des maladies II, 51 (L VII, 79 éd. J. Jouanna, 11-189-189). 89 Gaston BACHELARD, La formation., op. cit., p. 124. Dans toute cette étude, j’ai désigné les grands traités biologiques d’Aristote par leur abréviation traditionnelle : H.A. = Histoire des animaux ; P.A. = Parties des animaux ; G.A. = Génération des animaux. 88
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Chapitre XIII LA SURVIE D’HIPPOCRATE CHEZ LES PHILOSOPHES ALLEMANDS DE L’ÉPOQUE DE GOETHE Nous nous sommes demandé si les philosophes allemands de l’époque de Goethe — du moins certains d’entre eux — avaient cité Hippocrate dans leur œuvre et, si tel était le cas, pour quelles raisons ils l’avaient fait. 1. Kant (1724-1804) Ainsi que plusieurs de ses œuvres en témoignent, Kant s’est intéressé de près à la médecine1. Il n’est donc pas surprenant de le voir mentionner Hippocrate à plus d’une reprise2. Toutefois, la plupart de ces références ne se 1
Citons notamment les Réflexions sur la Médecine (au tome XV de l’Akademie-Ausgabe), le discours de rectorat intitulé : De Medicina corporis, quae philosophorum est (1786 ou 1788 ; t. XV, n° 1526, p. 939-953) et l’Anthropologie au point de vue pragmatique (1798-1800). (Les références à Kant sont faites d’après l’édition de l’Acadamie de Berlin.) 2 On dénombre 17 passages où Kant fait nommément allusion à Hippocrate : cf. l’Allgemeiner Kantindex zu Kants gesammelten Schriften, herausgegeben von G. Martin, 20. Band, 3. Abteilung, Personenindex, bearbeitet von K. Holger, E. Gerresheim, A. Lange, J. Goetze, Berlin, 1969, p. 52, s.v. Hippokrates von Kos (la référence 12.232.25 doit être erronée : il n’y a pas d’allusion à Hippocrate dans la lettre n° 760).
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rencontrent pas dans les œuvres qui traitent spécifiquement de médecine ; elles figurent au contraire dans les ouvrages de pure philosophie3. Pour quelles raisons Kant a-t-il été amené à citer Hippocrate dans des œuvres strictement philosophiques ? Y a-t-il un lien entre ces citations et celles-ci répondent-elles à une motivation unique ? Pour pouvoir en décider, examinons les principaux passages où apparaît le nom d’Hippocrate. On peut réunir en un premier groupe les textes dans lesquels Kant vient à citer le célèbre Aphorisme 14. Cet aphorisme y joue le rôle de citation savante destinée à illustrer l’importance méthodologique du jugement provisoire5, le divorce entre le destin de l’homme considéré comme membre d’une espèce animale et son destin comme être moral6, ou encore la nécessité de la prudence en des domaines divers7. Ces citations, que Kant devait faire de mémoire (l’ordre des propositions de l’aphorisme étant interverti), d’après une version latine
3
Seules deux occurrences figurent dans des œuvres de caractère médical ; cf. t. XV, p. 940 (De Medicina corporis…) : huc pertinet illud impetum facies Hippocratis et t. XV, réflexions n° 1544 et 1545 (p. 966-967), où est mentionnée la tripartition de l’art médical en médecine (à savoir médecine pharmaceutique, cf. p. 967, l. 12), chirurgie et diététique. Une telle division est héritée de l’alexandrinisme, cf. Ph. MUDRY, « Médecins et spécialistes. Le problème de l’unité de la médecine à Rome au Ier siècle ap. J.-C. », in Gesnerus, 42, 1985, p. 329-336, qui examine à cet égard le témoignage de Celse et de Scribonius Largus. 4 ÑΟ β€ος βραχÊς, ≤ δ¢ τ°χνη µακρÆ, ı δ¢ καιρÚς ÙξÊς, ≤ δ¢ ε›ρα σφαλερÆ, ≤ δ¢ κρ€σις χαλεÆ, I, 1 (= L IV, 458). 5 XV (Réflexions sur l’anthropologie), p. 233, n° 535 : iudicium anceps, experimentum periculosum. 6 VII, p. 117 (Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine) : ars longa, vita brevis. Cf. aussi XVI, p. 203, n° 2030 (id.). 7 VIII, p. 306 (Sur une maxime courante : « Cela peut être vrai en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien. »).
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courante de son temps, sont sporadiques, et d’importance marginale8. Il en va autrement des autres allusions, qui toutes figurent dans l’Opus Postumum. Les passages de cet ouvrage où est invoqué le nom d’Hippocrate tournent autour du concept d’expérience (Erfahrung). Voici les deux plus explicites : « il n’y a pas plusieurs expériences, mais l’expérience et ce qu’elle enseigne (ce qui présuppose une forme a priori de cette dernière). Mais il y a bien une pluralité de perceptions, qui sont en relation avec la première par l’intermédiaire de l’observation et de l’expérimentation. Hippocrate »9. « Des premiers principes métaphysiques d’une science de la nature on peut s’avancer jusqu’à la physique ; cette progression se fonde sur des principes empiriques et a pour objet la possibilité de l’expérience (laquelle est toujours unique), qui présuppose un principe formel a priori et un système[.] Observation et expérimentation en tant qu’aggrégat de perceptions sont loin de suffire à justifier le principe hippocratique : “il y a une expérience” »10. À ces deux textes on peut en ajouter un troisième où se trouve formulée une réflexion analogue (même si le nom d’Hippocrate n’y est pas prononcé) : « Cependant un principe d’approximation[,] de progression vers l’expérience par l’intermédiaire de perceptions accumulées en nombre indéterminé (par le moyen de l’observation et de l’expérimentation), en un aggrégat, n’autorise pas pour autant à énoncer que “l’expérience enseigne ceci ou cela” (car enfin le jugement empirique 8
On peut en dire autant de la mention de la facies hippocratica et des « jours critiques » parmi les signes naturels dans l’Anthropologie au point de vue pragmatique (= t. VII, p. 194) ; cf. HIPP., Pronostic, § 2 (L II, 112-118) et § 6 (L II, 124). Ces observations hippocratiques sont considérées favorablement par Kant. Par contre, vouloir soigner « exclusivement d’après Hippocrate » est, en médecine, un trait de pédanterie (XVI, p. 207). 9 XXI, p. 18. Cf. XXI, p. 133. 10 XXI, p. 87.
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comme tel ne peut jamais être tenu pour apodictique) »11. Ces réflexions s’éclairent si on les rapproche de ce qui est dit de la connaissance empirique au début de la Critique de la Raison pure. Explicitant la distinction entre la connaissance pure a priori et la connaissance qui a sa source dans l’expérience (a posteriori), Kant écrit : « l’expérience ne donne jamais à ses jugements une universalité vraie ou rigoureuse, mais seulement supposée ou comparative (par induction), si bien que cette universalité doit proprement signifier : Pour autant que nous l’ayons perçu jusqu’ici, il ne se trouve pas d’exception à telle ou telle règle (…). L’universalité empirique n’est donc qu’une montée arbitraire de la valeur qui concerne la plupart des cas, à celle qui vaut dans tous »12. Les déclarations de l’Opus Postumum qui concernent Hippocrate se comprennent aisément à partir de cette distinction. Si l’expérience concrète (« Experiment », non « Erfahrung ») permet, explique Kant, d’accumuler des observations nombreuses et convergentes, celles-ci n’autorisent jamais à formuler une règle rigoureusement nécessaire et universelle. Elles peuvent bien tendre vers la certitude, elles ne sauraient se substituer à cette dernière. Une telle certitude est la marque propre de la connaissance pure a priori. Il faut en effet distinguer, en toute connaissance concrète, entre ce qui est fourni par l’expérience (par l’intermédiaire des impressions sensibles), et ce qui vient de la spontanéité propre de l’esprit13. À proprement parler, on ne saurait donc dire que l’expérience « enseigne quelque chose », puisque, pour donner lieu à un savoir véritable, le donné sensible doit d’abord se conjuguer au concept, lequel
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XXII, p. 449. Cf. aussi XXII, p. 71-72. Kritik der reinen Vernunft, B (= 2e édition, 1787) 3-4 = trad. fr. par A. J.-L. Delamarre et F. Marty, in E. KANT, Œuvres philosophiques, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1980, p. 759. 13 Kritik der reinen Vernunft, B 1 = trad. cit., p. 757. 12
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implique l’existence d’une source de connaissance indépendante de l’expérience. Il apparaît donc que, dans les passages cités, Kant, tout en accordant l’importance de l’observation expérimentale, souligne que celle-ci ne saurait être l’unique source d’un savoir. Ce faisant, il semble qu’il ait choisi de préciser sa pensée en l’opposant, par contraste, à ce qu’il estimait être la doctrine hippocratique en la matière. Songeait-il, en invoquant ainsi Hippocrate, au premier paragraphe des Préceptes, où l’art médical est dit devoir s’appuyer sur « une pratique accompagnée de raison », τριβ µετå λÒγου 14 ? Il est difficile de le dire. En un passage au moins, l’allusion de Kant est clairement péjorative. Quand il s’efforce de faire ressortir la différence entre jugement empirique et jugement apodictique (impliquant nécessité sans restriction), le philosophe prend l’exemple du médecin qui « (ne peut toujours…) prophétiser sur le trépied, à la manière hippocratique (“hippocratisch vom Dreyfuße vorhersagen”), le succès qu’il escompte dans le cas d’individus et d’affections (apparemment) semblables, sans que son attente soit parfois déçue »15. Ce dernier texte parle plutôt en faveur de l’opposition entre les deux conceptions. Quoi qu’il en soit, on peut néanmoins affirmer que les plus notables des références faites par Kant à Hippocrate se rattachent bien à la préoccupation centrale de notre philosophe : le dégagement de l’a priori et l’évaluation des pouvoirs de la raison humaine. 2. Goethe (1749-1832) Dans l’œuvre immense de Goethe, se rencontrent, sous forme de maximes, 12 citations hippocratiques en allemand16. Bien que le nom d’Hippocrate n’apparaisse 14
Préceptes I (= L IX, 250). XXII, p. 449. 16 Dans GOETHES Werke, 4. Teil : Maximen und Reflexionen, hrsg. von E. Ermatinger, Berlin, Leipzig, Wien, Stuttgart, s.d. Les 15
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nulle part, il est absolument certain que ces citations nous donnent la version des chapitres 11, 1-13, 2 du livre I du Régime17, avec néanmoins plusieurs divergences d’interprétation — ou de traduction — par rapport à celle fournie par les éditeurs depuis Émile Littré. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que le livre I du Περ‹ δια€της est le texte le plus philosophique de toute la Collection. La maxime 86 de Goethe donne la traduction suivante du c. 11, p. 134, l. 21-22 : « Mais les hommes ne sont pas facilement capables de développer l’inconnu à partir du connu ; ainsi, ils ne savent pas que leur intelligence s’occupe de techniques pareilles à celles (dont s’occupe) la nature. » La traduction de Robert Joly, dans le CMG, faite sur un texte établi d’après la collation de tous les manuscrits et l’étude de toutes les éditions, est sensiblement différente de celle de Goethe : « Les hommes ne savent pas observer l’invisible à partir du visible ; ils ne savent même pas que les techniques qu’ils utilisent sont semblables à la nature humaine. » Trois divergences majeures séparent la traduction — ou la paraphrase — de Goethe de la traduction de Joly : 1. Invisible et visible sont rendus par Goethe par inconnu et connu. 2. Goethe introduit dans sa traduction le mot intelligence qui n’est attesté dans aucun manuscrit grec et qui, dès lors, n’a pas été rendu par Joly. 3. L’écrivain allemand traduit éνθρω€ν˙ φÊσει par la nature et non par la nature humaine. C’est ici qu’il faut se référer à la p. 243 du commentaire de Joly : « les τ°χναι n’imitent pas la nature du Tout, comme l’embryon au chapitre 10, mais la nature humaine. On estime habituellement que l’idée attendue maximes concernées vont du n° 86 au n° 97 et elles sont éditées aux p. 12-14 de l’ouvrage cité supra. 17 Cf. HIPPOCRATE, Du Régime, édité et commenté par Robert Joly avec la collaboration de Simon Byl, Berlin, CMG I, 2, 4, 1984, p. 134, 21-136, 18.
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était plutôt : “l’art imite la nature (en général)…”. On peut croire que l’auteur du Régime connaissait une telle doctrine et que c’est lui qui l’a remaniée en précisant φÊσις par éνθρω€νη : encore n’est-ce pas évident. » Il serait sans doute précieux de savoir si Goethe est le premier à envisager la nature plutôt que la nature humaine et de connaître les raisons pour lesquelles il a modifié la traduction. La maxime 87 donne la traduction suivante du c. 11, p. 134, l. 22-24 : « Car les dieux nous apprennent à imiter leur propre œuvre ; toutefois, nous ne savons seulement que ce que nous faisons mais nous ne connaissons pas ce que nous imitons. » La traduction de Joly est la suivante : « L’esprit des dieux leur (= aux hommes) a enseigné à imiter leurs propres fonctions, mais ils savent ce qu’ils font sans savoir ce qu’ils imitent. » Goethe a donc substitué la troisième personne du pluriel par la première ; il a rendu le grec θε«ν νοËς, l’esprit des dieux, par les dieux, die Götter. De plus, si dans la maxime 86, il avait omis de traduire le mot éνθρω€νη, humaine, il rapporte ici •ωυτ«ν non point aux hommes mais aux dieux (θε«ν), exprimé par le pronom ihr renvoyant à Götter. Il semblerait que Goethe ait tenté de donner aux maximes 86 et 87 une coloration plus déiste que celle qu’impose une traduction rigoureuse. Il est difficile de croire que ce n’est pas à dessein que l’écrivain a modifié le sens exact du texte du Περ‹ δια€της. La source des maximes 86 et 87 a été repérée par Karl Bapp, Aus Goethes Griechischer Gedankenwelt, Leipzig, Dieterich’sche Verlagsbuchhandlung, 1921, p. 54. La maxime 88 donne la traduction suivante du c. 11, l. 24- p. 136, 1, 2 (remarquons l’omission du texte de la p. 134, 25 (νÒµος) à la p. 136, 1 (ıµολογεÒµενα) : « Tout est semblable, tout est dissemblable, tout est avantageux et nuisible, parlant et muet, sensé et insensé. Et ce que l’on connaît au sujet de choses isolées se contredit assez souvent. » La traduction de Joly est la suivante : « Car 201
toutes choses sont semblables, quoique différentes ; compatibles, quoique incompatibles ; elles dialoguent sans le faire ; elles ont l’intelligence sans l’avoir. La manière de chacune est opposée, quoique en accord. » La traduction de Goethe est loin d’être rigoureusement précise ; elle se caractérise par l’omission d’une phrase que Joly rend de la façon que voici : « La coutume et la nature, par quoi nous faisons tout, ne s’accordent pas, tout en s’accordant. » L’omission de Goethe peut s’expliquer par un saut du même au même de l’écrivain lui-même ou de sa source : νÒµος... (νÒµον). La maxime 89 donne la traduction suivante du c. 11 du Régime, p. 136, l. 1-2 : « Les hommes ont établi pour euxmêmes la coutume, sans savoir à quel sujet ils se donnaient la coutume ; mais tous les dieux ont ordonné la nature. » La traduction de Joly est la suivnte : « La coutume, les hommes l’ont établie eux-mêmes pour euxmêmes, sans savoir au sujet de quoi ils l’établissaient ; la nature de toutes choses, au contraire, ce sont les dieux qui l’ont ordonnée. » Il faut remarquer qu’ici Goethe semble lire ãντες θεο€ au lieu de ãντων θεο€. La source des maximes 88-89 (en l’occurrence le c. 11, p. 134, l. 24- p. 136, l. 4) a été repérée par Karl Bapp, dans sa plaquette Aus Goethes Griechischer Gedankenwelt, op. cit., p. 47. La maxime 90 donne la traduction suivante du c. 11 du Régime, p. 136, l. 2-4 : « Ce que les hommes ont donc établi, que cela puisse être juste ou injuste, cela n’est jamais harmonieux ; mais que cela soit juste ou injuste, ce que les dieux ont fixé est toujours bien. » La traduction de Joly donne ceci : « Ce que les hommes ont établi ne reste jamais stable, ni en bien ni en mal ; mais ce que les dieux ont ordonné est toujours bien. Voilà la différence entre ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. » Les deux traductions ne sont pas identiques, dans la mesure où Goethe ponctue après µ Ùρθã (unrecht) et omet les deux derniers mots du paragraphe 11 du livre I du Régime, τοσοËτον 202
διαφ°ρει (voilà la différence). Nous nous trouvons ici en face d’un grave problème de forme et de fond, ainsi que le révèle Joly dans son commentaire, p. 244 : « Bywater [en 1877] a ponctué tout autrement la phrase [en plaçant le point en haut après µ Ùρθã]… Il a été suivi par Friedrich, Diels, Kirk…, Heinimann… Si τοσοËτον διαφ°ρει peut parfaitement être isolé de la sorte, je ne vois pas comment on peut attribuer aux dieux τå µ Ùρθã. J’en reviens à la ponctuation de Littré et d’Ermerins, que Jones avait conservée. Le témoignage des manuscrits n’a guère d’importance en ce domaine… ». La divergence des manuscrits anciens (le Marcianus gr. 269 datant du Xe siècle) comme celui des éditeurs révèle — si besoin en était — l’importance de la ponctuation pour l’exégèse d’un texte philosophique aussi ésotérique. La maxime 91 donne la traduction suivante du c. 12 du livre I, p. 136, l. 5-6 : « Mais je veux montrer que les techniques humaines — et connues — sont semblables aux événements naturels, qui ont lieu de façon manifeste ou secrète. » Robert Joly traduit le texte de cette façon : « Je vais montrer que les techniques visibles sont semblables à ce qui, visible ou invisible, affecte l’homme. » Ici encore, la traduction que propose Goethe n’est pas rigoureusement fidèle ; d’une part, l’écrivain rapporte éνθρ≈ων (der Menschen) à τ°χνας (Künste) et non à αθƵασιν (traduit par Begebenheiten) ; d’autre part, il introduit le concept de naturels qui ne figure pas dans le modèle grec. La maxime 92 donne la traduction suivante du c. 12 du livre I du Régime, p. 136, l. 6-8 (mais Goethe omet de traduire plusieurs mots : κα‹ (l. 6) – φανερå (l. 7) : « De cette espèce relève la mantique. Elle connaît ce qui est caché par ce qui est manifeste [omission ; cf. supra], ce qui est futur par ce qui est présent, ce qui est vivant par ce qui est mort et le sensé par l’insensé. » La traduction de Joly est la suivante : « Voici la mantique : par ce qui est 203
visible, elle connaît l’invisible et vice versa ; par le présent, elle connaît le futur ; par ce qui est mort ce qui est vivant ; par ce qui est dépourvu d’intelligence, (les devins) ont l’intelligence. » La maxime 93 donne la traduction suivante du c. 12, p. 136, l. 8-9 : « Ainsi, l’instruit connaît toujours correctement la nature de l’homme et l’ignare la voit tantôt d’une façon, tantôt d’une autre et chacun l’imite à sa façon. » Joly traduit ce texte ainsi : « celui (des devins) qui sait vraiment comprend toujours exactement, l’autre, selon les cas. Cela imite la nature et la vie de l’homme. » Les différences sont frappantes entre les deux traductions. C’est ainsi que Goethe rapporte φÊσιν éνθρ≈ου à εfiδ≈ς alors que φÊσιν éνθρ≈ου (s’agit-il encore d’une divergence de ponctuation ?) se trouve dans une proposition indépendante, précédant κα‹ β€ον (vel οÂον M) µιµε›ται que l’auteur des Maximen ne traduira pas. Dès à présent, nous pouvons remarquer que dès que l’auteur du Régime emploie une forme de φÊσις, Goethe semble délibérément renoncer à une traduction correcte ou même qu’il introduit les mots nature ou naturels dans son texte, alors que le Régime ne porte aucunement φÊσις (cf. maxime 91). La maxime 94 donne la traduction suivante du c. 12, p. 136, l. 9-11 : « Quand un homme s’unit à une femme et qu’un enfant naît, ainsi un inconnu vient d’un être connu ; en échange quand l’esprit obscur de l’enfant recueille en lui des choses claires, il devient ainsi un homme et apprend à connaître l’avenir par le présent. » Joly traduit ainsi ces lignes : « Un homme, s’unissant à une femme, a engendré un enfant : par ce qui est visible, il connaît que l’invisible sera tel. La raison humaine, étant invisible, connaît ce qui est visible et passe de l’enfant à l’homme : par le présent, elle connaît l’avenir. » Nous remarquons que la traduction ou plutôt l’interprétation de Goethe est tout à fait différente de celle de Joly. Une partie de cette divergence tient peut-être à la ponctuation et à un texte 204
grec fautif que Diels a tenté de corriger par l’addition du verbe et une ponctuation placée à la l. 11 après φανερã et non après ἔσται (à la ligne 10). Robert Joly (op. cit., p. 245), tout en reconnaissant la difficulté du passage, refuse la correction de Diels et il estime que la difficulté du texte du Régime réside dans le fait que « l’auteur juxtapose des thèmes apparentés, mais différents ». La maxime 95 donne la traduction suivante du c. 12, l. 12-13 : « Ce qui est immortel n’est pas à comparer au vivant éphémère et cependant le vivant est quand même connaissable. De la même façon, l’estomac sait très bien quand il a faim et soif. » La traduction de Joly est celleci : « Un mort n’est pas semblable à un vivant ; mais par le mort (la raison) connaît le vivant. Le ventre est dépourvu d’intelligence, mais par lui, nous sommes conscients de la soif ou de la faim. » Le texte de Goethe se caractérise par l’omission de la traduction de la courte proposition : éσÊνετον γαστÆρ (l. 12), encore que γαστÆρ soit rendu dans la dernière phrase (der Magen). Il n’est pas surprenant que Goethe ait rendu le participe substantivé au masculin éοθαν∆ν par un neutre Das Unsterbliche, ce qui est immortel si l’on accorde à Joly que c’est ici de toute évidence que l’auteur juxtapose des thèmes apparentés, mais différents. La maxime 96 traduit ainsi les l. 13-14 du c. 12 : « C’est ainsi que l’art divinatoire se rapporte à la nature humaine. Et tous deux sont toujours exacts pour les gens intelligents ; mais pour ceux qui sont bornés, ils paraissent tantôt ainsi, tantôt autrement. » Le texte du philosophe de Weimar est une paraphrase conforme à la traduction de Joly. La maxime 97 traduit les l. 15-18 du c. 13 : « Dans les forges, on fond le fer, lorsqu’on souffle le feu et que l’on prend sa nourriture superflue à la barre de fer ; quand il est devenu pur, on le frappe et on le contraint et grâce à la nourriture d’une eau étrangère, il devient de nouveau fort. 205
Cela arrive aussi à l’homme, sous l’action de son professeur (= αιδοτρ€βεω). » L’interprétation de Goethe semble correcte malgré l’anachronisme (Lehrer au lieu de pédotribe) et elle nous dispense de fournir la traduction de Joly. Nulle part, dans ses Maximen und Reflexionen, Goethe n’apprend à ses lecteurs que les maximes 86 à 97 sont extraites du livre I du Régime pseudo-hippocratique. Il serait très difficile d’établir s’il a disposé d’une édition du texte grec : celle de Mack était parue à Vienne en 1749, l’année même de la naissance de Goethe ; celle de Chartier à Paris en 1679 ; celle de Van der Linden à Leyde en 1665… C’est, en effet, sans résultat que nous avons lancé des coups de sonde dans ces diverses éditions. Si nous avons pu découvrir ces textes hippocratiques dans le véritable océan que constitue l’œuvre de Goethe, c’est grâce à Waas qui, dans son Index, renvoie plusieurs fois au De diaeta. Il ne faut pas être surpris de remarquer que l’intérêt de Goethe se soit tourné vers le Régime ; à la fin du XVIIe siècle déjà, Leibniz avait jugé le livre I du traité digne d’une mention flatteuse18 et au siècle suivant, Gesnerus avait inauguré la série ininterrompue des monographies qui lui seront consacrées19. C’est la théorie de la µ€µησις, du moins l’exposé des c. 11, 1 à 13 ; 2, qui a particulièrement retenu l’attention de Goethe : il s’agit du début d’« une énorme digression » que Robert Joly a résumée ainsi : « Comment les hommes verraient-ils que leur corps imite le monde ? Ils ne voient même pas que leurs arts imitent leur propre nature. » (op. cit., p. 244) et qu’il n’hésite pas à juger « déconcertant(e)
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Cf. G.W. LEIBNIZ , Œuvres philosophiques de Leibniz, par Janet, vol. I, Paris, 1900, p. 639. 19 Cf. I.M. GESNERUS, De animalibus Heracliti et Hippocratis ex huius libro I De diaeta, Commentationes societatis Gottingensis, 1752, p. 124-160.
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à plusieurs égards : corruption du texte probable en maint endroit, étrangeté et obscurité des relations établies… »20. Mais là ne résident sûrement pas toutes les causes des divergences entre l’interprétation de Goethe et une traduction correcte. Nous pensons que si Goethe a été séduit par les chapitres 11-13 du livre I du Régime, c’est parce qu’à l’instar de Gesnerus, il y voyait le reflet exact de la pensée d’Héraclite ; or l’Éphésien a exercé une forte influence sur l’esprit de Goethe21. 3. Fichte (1762-1814) Si l’œuvre de Kant (1724-1804) et celle de Goethe (1749-1832) contiennent d’assez nombreuses citations hippocratiques, celle de Johann Gottlieb Fichte (17621814), l’auteur de l’Exposé de la doctrine de la science (1801-1802)22, semble n’en offrir aucune. 4. Schelling (1775-1854) À l’instar de Kant, Schelling a témoigné beaucoup d’intérêt à la médecine, au point de fonder les « Jahrbücher der Medizin als Wissenschaft », dont on trouve trace dans les Sämtliche Werke23. Toutefois, les allusions de Schelling à Hippocrate se rencontrent, comme celles de Kant, dans des contextes philosophiques plutôt que médicaux. Ces citations, au nombre de deux,
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Robert JOLY, Recherches sur le traité pseudo-hippocratique Du Régime, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 52-53. 21 Le chapitre le plus important de l’ouvrage de K. BAPP, op. cit., p. 1-60 s’intitule Goethe und Heraklit. 22 Traduit de l’allemand et annoté par Bruno Vancamp, Bruxelles, Éd. Lebeer-Hossmann, 1987. 23 SW, éd. K.F.A. Schelling, VII, p. 131-139 = Werke (éd. M. Schröter), IV, p. 65-73. (Nos citations renvoient à la pagination de l’édition Schröter et à celle des Sämtliche Werke.)
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concernent un célèbre passage de la Maladie sacrée24. L’une d’entre elles figure dans les Urfassungen des Âges du Monde (version de 1813 : « tout ce qui est divin est humain, dit Hippocrate, et tout ce qui est humain est divin. Aussi pouvons-nous espérer nous rapprocher de la vérité dans la mesure même où nous prendrons tout de façon humaine »25. Quand Schelling cherche à faire comprendre le concept d’éternité, comprise comme une liberté absolue supérieure à tout être déterminé, ou encore, plus loin dans l’histoire du développement de l’Absolu, l’opposition de l’étant et de l’être à l’intérieur de la volonté originaire (c’est-à-dire en Dieu), il recourt volontiers à une analogie avec la nature humaine ; il s’exprime alors de la façon suivante : « envisageons en ce point également les choses de manière humaine ; peut-être réussirons-nous à acquérir une connaissance plus claire de ce rapport [sc. entre l’infini et le fini] que l’abstraction des concepts rend malaisé à saisir »26 ; « … ici encore le mieux que nous ayons à faire est de tout prendre aussi humainement et aussi naturellement que possible »27 ; « ce qui est, en l’homme, le plus haut, c’est en Dieu, c’est en toutes choses l’essence, la véritable éternité. Considérez un enfant ; voyez comme il est en soi sans différenciation, et vous reconnaîtrez en lui une image de la plus pure divinité »28. C’est dans un contexte analogue qu’apparaît 24
De morbo sacro, 18, 2, L VI, 394 (= éd. Grensemann, Berlin, 1968, p. 88) : éλλå ãντα θε›α κα‹ ãντα éνθρ≈ινα (scil. τå νοσƵατα). 25 SCHELLING, Die Weltalter. Fragmente. In den Urfassungen von 1811 und 1813, hrsg. von M. Schröter, Munich, 1979, p. 158 = trad. fr. par Br. Vancamp, Bruxelles, 1988, p. 246 (avec la n. 216). 26 Op. cit., p. 17 = trad. cit., p. 60 (version de 1811). 27 Op. cit., p. 135 = trad. cit., p. 216 (passage correspondant au précédent, dans la version de 1813). 28 Op. cit., p. 15 = trad. cit., p. 58-59. Les mêmes mots se lisent encore dans un projet d’Introduction aux Âges, resté inachevé, op. cit., p. 227-228 = trad. cit., p. 317. Le texte d’Hippocrate semble avoir beaucoup frappé Schelling, puisque celui-ci fait encore référence à cet
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la mention d’Hippocrate signalée plus haut (à la n. 25) ; on voit ainsi que la fonction de cette référence est d’illustrer l’analogie anthropomorphique mise en jeu par Schelling quand il s’agit pour lui de faire saisir certaines pensées touchant le déploiement de l’Absolu. Assurément, l’écart est grand entre la signification donnée par Schelling à la phrase ãντα θε›α κα‹ ãντα éνθρ≈ινα, et le sens que cette même phrase possède dans le contexte du De morbo sacro : l’auteur hippocratique parle des maladies (νοσƵατα), et désire simplement souligner que l’flερå νÒσος n’est pas plus divine que n’importe quelle autre affection ; « toutes sont divines, et toutes sont humaines », écrit-il (loc. cit.). Cet écart ne résulte sans doute pas d’une simple inadvertance dans le chef de Schelling, helléniste chevronné, grand lecteur des auteurs grecs et ami du célèbre philologue August Boeckh ; nous serions plutôt enclins à voir là une adaptation volontaire de la part de Schelling lui-même. Ce dernier n’est d’ailleurs pas le seul à avoir de la sorte isolé consciemment de leur contexte les mots de l’auteur hippocratique : Walter Burkert ne les a-t-il pas mis en épigraphe de sa Griechische Religion29 ? Résumons les principaux résultats auxquels nous croyons avoir abouti. Les références de Kant à Hippocrate ne figurent généralement pas dans les œuvres qui traitent spécifiquement de médecine mais dans les ouvrages de pure philosophie. Kant semble avoir multiplié les références à Hippocrate pour opposer sa propre pensée à ce qu’il estimait être la doctrine hippocratique relative à l’observation expérimentale. « aphorisme d’Hippocrate » (Ausspruch des Hippokrates) dans ses « Conférences de Stuttgart (Stuttgarter Privatvorlesungen) », in SW VII, p. 432 (= Werke, Schröter, IV, 324) = trad. fr. par E. Martineau et J.-Fr. Courtine, in Œuvres métaphysiques (1805-1821), Paris, 1980, p. 213. 29 Griechische Religion der archaischen und klassischen Epoche, Stuttgart, Berlin, Köln, Mainz, 1977, p. 4.
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Si Goethe a traduit, souvent très librement, les chapitres 11, 1 à 13, 2 du livre I du Régime dans son écrit Maximen und Reflexionen, c’est qu’il y voyait le reflet exact de la pensée d’Héraclite, Présocratique qui exerça une forte influence sur son esprit. Si l’œuvre de Fichte ne contient aucune citation hippocratique, celle de Schelling, l’autre grand philosophe idéaliste allemand, présente quelques références à Hippocrate dans des contextes philosophiques plutôt que médicaux. C’est ainsi que Schelling cite un célèbre passage de la Maladie Sacrée, 18, 2, tout en donnant délibérément à la phrase ãντα θε›α κα‹ ãντα éνθρ≈ινα un sens très différent de celui que cette phrase possède dans le traité hippocratique. Finalement, il faut rappeler que les philosophes allemands de l’époque de Goethe étaient les tout premiers à disposer d’une traduction allemande d’Hippocrate, enrichie de notes très savantes : celle de D. Johann Friedrich Karl Grimm, éditée en 4 volumes à Altenburg, de 1781 à 1792.
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Chapitre XIV NÉCROLOGIE D’UN MÉDECIN ÉRUDIT : CORNELIUS BROECKX1 Les sources nous permettant de connaître la vie et l’œuvre de Cornelius Broeckx (1807-1869) sont nombreuses. Le Bulletin de l’Académie royale de médecine de Belgique des années 1841-1842 porte aux pages 7-8 son acte de nomination en qualité de membre titulaire de cette haute institution. Broeckx méritait bien cet honneur puisqu’il avait publié à Gand, dès 1837, moins de sept ans après l’indépendance de la Belgique, un Essai sur l’histoire de la médecine belge avant le XIXe siècle, VII-322 pages, et qu’il fut ainsi le premier historien belge de la médecine belge. L’Académie nationale de médecine de Paris possède 22 lettres, souvent longues, que Broeckx adressa à son illustre ami français Charles Daremberg (1817-1872), du 2 juin 1848 au 12 avril 1869. Comme les lettres de Broeckx à son collègue français témoignent à l’égard de ce dernier d’une amitié souvent sentimentale et même parfois réellement émouvante, elles nous permettent de mettre en évidence plusieurs points de la vie quotidienne du médecin anversois. La Classe des Lettres de l’Académie royale de Belgique possède aussi 1
Je remercie cordialement Ria Jansen-Sieben qui a bien voulu me prêter d’intéressants documents sur Yperman.
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une lettre de Broeckx au Baron de Stassart, président du Sénat belge après 1830 ; cette lettre est datée du 12 septembre 1849 : le médecin anversois y remercie le Baron pour lui avoir envoyé un de ses recueils de fables et il lui écrit qu’il lui envoie en retour un exemplaire de son Essai… de 1837. Le Bulletin de l’Académie royale de médecine de 1869 porte aux pages 1041-1042 l’éloge funèbre de Broeckx prononcé par M. Gouzée, représentant la Compagnie. À la mort de l’érudit anversois, deux biographies furent publiées ; l’une est due à l’ami de Broeckx, P.F. De Wachter, dans sa « Notice sur la vie et les travaux de C. Broeckx », dans les Annales de la Société de Médecine d’Anvers, 1870, p. 449-600 (passim) : il s’agit d’un travail presque exhaustif ; l’autre est l’œuvre du médecin français J.E. Petrequin, Notice historique sur le docteur Corneille Broeckx pour servir à l’histoire de la médecine belge, Paris, 1870 (24 p.) ; cette plaquette ne nous apprend guère sur la vie et les œuvres du médecin anversois, sinon l’hostilité qu’il rencontra de la part du médecin gantois Snellaert à propos de son édition de J. Yperman — nous y reviendrons. Enfin, les Archives de la Ville d’Anvers possèdent des renseignements très précis sur C. Broeckx, sur sa femme et leur onze enfants ; elles conservent même le faire-part de décès du célèbre érudit, enterré à Deurne, dans la banlieue de la métropole. Il faut ajouter que la Bibliothèque royale Albert Ier possède le catalogue de la vente C. Broeckx (4-12 juin 1877), avec notice biographique. Ce catalogue comporte 2400 lots. Au total, nous possédons donc d’importantes archives et d’assez nombreux documents : ils nous permettront de faire revivre la vie quotidienne du médecin anversois érudit au milieu du XIXe siècle. Cornelius Broeckx, fils de Chrétien Broeckx et de Dymphne Van Gestel, naquit à Anvers le 1er juin 1807. Au mois d’octobre 1826, il commença ses études de médecine à l’Université de Louvain, qu’il acheva, peu de 212
temps après l’indépendance de la Belgique, le 12 février 1831 avec la mention summis cum laudibus. Broeckx se fixa définitivement à Anvers vers le milieu de 1831 et il y fut nommé médecin des pauvres. En 1834, avec onze jeunes confrères, il fonda la Société de médecine d’Anvers qui commença à publier des Annales. Son activité de praticien et ses recherches historiques n’allèrent pas empêcher Broeckx d’être l’auteur de cent vingt-et-une publications : nous y reviendrons. En 1845 commencent les relations scientifiques entre Broeckx et Daremberg et leur amitié, que nous pouvons suivre pendant près de vingt ans grâce à la correspondance de Broeckx à son confrère français (jusqu’à présent, nous n’avons pas de traces des lettres à Daremberg arrivées en Belgique). Dès les premiers contacts, très souvent et presque dans les mêmes termes, Broeckx insiste auprès de son correspondant français sur ses lourdes charges professionnelles et sur ses horaires2. Ces plaintes si souvent réitérées sur cet excès de travail, et donc sur cette carence de loisir, se comprennent d’autant mieux que C. Broeckx exerça les fonctions de médecin en chef de l’Hôpital Sainte-Élisabeth, un hôpital de 600 à 700 malades, de 1853 à 1869 (son acte de nomination porte la date du 12 janvier 1853). Sans aucun doute Broeckx fut-il un bourreau de travail par caractère, mais sa correspondance nous permet aussi de constater qu’il était à la tête d’une très nombreuses famille (ce que confirment les Archives de la Ville d’Anvers). Si Broeckx ne cessa pas de se plaindre d’être obligé de devoir consacrer trop de son temps à la pratique médicale, 2
Cf. D. GOUREVITCH et S. BYL , « Quelques aspects de la vie quotidienne du médecin anversois Cornelius Broeckx au milieu du XIXe siècle, d’après sa correspondance avec Charles Daremberg », in ABHM IV, 1991, p. 171. Voir Académie de médecine, 538/1413 n° 80 (lettre du 2 juin 1848) ; n° 82 (lettre du 15 mai 1851) ; n° 86 (lettre du 26 novembre 1851) ; n° 92 (lettre du 3 novembre 1857) ; n° 93 (lettre du 9 mars 1860) ; n° 105 (lettre du 30 juin 1866).
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c’est qu’il était aussi historien de la médecine et que son œuvre historique est — comme nous le savons déjà — extrêmement imposante, bien qu’il n’ait cessé d’être au chevet de ses malades. Il n’est donc pas surprenant de constater que Broeckx n’a pas cessé d’informer Daremberg de ses publications historiques (qu’il se faisait un plaisir de toujours lui offrir), de ses travaux en cours et de ses projets. Ainsi, évoque-t-il plus d’une fois ses travaux sur le chimiste bruxellois Van Helmont3. Dans une lettre de 18664, Broeckx revendique bien haut la gloire d’être le seul historien de la Faculté de médecine de l’Université de Louvain : il a, en effet, publié en 1865, à Anvers le Prodrome de l’histoire de la Faculté de médecine de l’ancienne Université de Louvain, depuis son origine jusqu’à sa suppression (148 p.). Dans une de ses dernières lettres à Daremberg, Broeckx évoque ses travaux sur un autre médecin belge, Jehan Yperman, illustre chirurgien des XIIIe-XIVe siècles : « Je travaille à la publication du traité de médecine pratique de Jehan Yperman5… ». L’œuvre d’Yperman avait depuis assez longtemps retenu l’attention de Broeckx qui, en 1860, avait déjà publié des Miscellanea medica. Analyse de l’ouvrage de M. Diegerick intitulé : M. Jehan Yperman, le père de la chirurgie flamande, Anvers, 1860, et une longue note intitulée Encore un manuscrit du père de la chirurgie flamande ; en 1863, il publiait La Chirurgie de maître Jehan Yperman, chirurgien belge du XIIIe siècle, Anvers, Buschmann, 210 pages (l’ouvrage connaîtra une deuxième 3
Voir Académie de médecine, 538/1413 n° 80 (lettre du 2 juin 1848) ; n° 94 (lettre du 12 janvier 1862). Cf. D. G OUREVITCH et S. BYL, « Quelques aspects… », p. 172 ; p. 179. 4 Académie de médecine, 538/1413 n° 105 (lettre du 30 juin 1866). 5 Ibid., 538/1413 n° 106 (lettre du 20 avril 1867). Le titre complet de l’ouvrage est le suivant : Traité de médecine pratique de maître Jehan Yperman, médecin belge du XIIIe siècle, Anvers, 1867, 147 p.
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édition en 1866). Il faut cependant noter qu’en 1837, dans son Essai…, Broeckx ignorait jusqu’au nom d’Yperman ; cette lacune est tout à fait compréhensible puisque ce n’est qu’à partir de 1854 que parurent les premiers travaux sur Yperman, tels ceux du médecin anversois Carolus. Broeckx éprouvait une admiration sans borne pour son ami Daremberg ; il rendit compte des travaux du savant français dans les Annales de la Société de médecine d’Anvers, à savoir : – Bibliographie sur la collection des médecins grecs et latins du docteur Daremberg, 1851. – Bibliographie sur deux missions littéraires de M. Daremberg, 1851 (20 pages). – Bibliographie du Ier volume des œuvres d’Oribase par les docteurs Bussemaker et Daremberg, 1852. – Bibliographie du IIe volume des œuvres d’Oribase par les docteurs Bussemaker et Daremberg, 1854. – Bibliographie d’un ouvrage du docteur Daremberg, intitulé : Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, 1856. Broeckx, qui fit tout ce qu’il put pour contribuer à la notoriété de Daremberg en Belgique, n’a pas cessé, à l’Académie royale de médecine, de plaider la cause de son ami ; c’est ainsi que le 25 octobre 1862, les Académiciens belges, réunis en comité secret, nomment Charles Daremberg « membre correspondant étranger » de leur institution6. L’amitié des deux savants durera jusqu’à la mort de Broeckx. En 1869, Broeckx dédia à Daremberg son livre Joannes Baptista Van Helmont… ou Apologie du magnétisme animal, Anvers, Buschmann, 78 pages. Quant à Daremberg, il dédia à Broeckx, le 5 juillet 1869, c’est-àdire quelques semaines avant la mort du médecin belge, son ouvrage sur l’État de la médecine entre Homère et Hippocrate. La correspondance de Broeckx à Daremberg 6
Cf. D. GOUREVITCH et S. BYL, « Amitié et ambition : Broeckx, Daremberg et l’Académie royale de médecine de Belgique », in ABHM IV, 1991, p. 12-19.
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révèle que l’érudit belge était un bibliophile passionné et elle nous fournit souvent des précisions fort intéressantes sur ses acquisitions et sur le prix de certaines d’entre elles7. Aussi personne ne sera surpris d’apprendre que, dès sa première lettre à Daremberg, Broeckx puisse lui écrire : « Je possède près de 1500 livres et brochures faits par des médecins nés sur le petit territoire de la Belgique… »8. Dans ses lettres à Daremberg, Broeckx fait souvent allusion à l’Académie9. Mais dans sa correspondance, Broeckx ouvre aussi souvent son cœur et il informe alors Daremberg de réalités beaucoup plus émouvantes. Ainsi, il lui apprend la mort de ses deux fils aînés en 1855, âgés respectivement de 19 ans et de 17 ans et morts tous deux d’hémoptysie, à moins de deux mois d’intervalle10. Cette double perte ébranla le système nerveux de Broeckx qui souffrit « d’abattement moral… qui persista depuis lors »), aux dires de son ami et biographe P.F. De Wachter (op. cit., p. 595). Broeckx donne aussi à son ami force détails sur la maladie d’une de ses filles, Cornelia Leonia Filomena, que le savant français avait reçue chez lui à Paris en 1865 et qui mourra à Anvers le 18 avril 1869, à l’âge de vingt-sept ans et demi, des suites d’une fièvre puerpérale. Mais c’est sur ses propres maladies que Broeckx s’étend le plus. Plus d’une fois, Broeckx allègue « une indisposition »11 pour excuser le retard mis à répondre à son confrère ou parle du « cours d’une maladie »12 qui lui permit de composer une introduction au livre « de maître Jehan Yperman, publié par l’Académie d’archéologie de 7
Cf. D. GOUREVITCH et S. BYL, « Quelques aspects… », p. 174-175. 8 Cf. ID., ibid., p. 175. 9 Cf. ID., ibid., p. 175. 10 Cf. ID., ibid., p. 175. 11 Académie de médecine, 538/1413 n° 94 (lettre du 12 janvier 1862) ; n° 99 (lettre du 1er décembre 1862). 12 Académie de médecine, 538/1413 n° 103 (lettre du 8 octobre 1863).
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Belgique ». Dans ces cas, il est sans doute difficile de déterminer la nature de l’« indisposition », de la maladie. Mais, à la fin de 1865, Broeckx se montre plus précis sur son état de santé : il a souffert d’une grave pneumonie, suivie d’une fièvre typhoïde13. Broeckx va mourir le 3 novembre 1869, inopinément, au bout de quatre jours, par suite d’une double pneumonie : c’est l’un de ses enfants qui nous fournit ces renseignemens dans une lettre14 sur papier de deuil adressée à la date du 27 novembre 1869 à Charles Daremberg. Mais la correspondance de Broeckx à son confrère français nous permet aussi de juger de ses sentiments de sollicitude envers ses amis les plus chers, de sa philanthropie envers ceux d’entre eux tombés dans la misère la plus noire. C’est ainsi que Broeckx avait fondé une caisse de pensions pour les praticiens de l’arrondissement, puis de toute la province d’Anvers. Entre autres, plusieurs lettres fort longues sont consacrées à la situation dramatique du docteur Carolus. Trois longues lettres15 nous apprennent toutes les démarches entreprises par Broeckx pour sortir de la gêne Carolus, le « découvreur » du manuscrit d’Yperman conservé à Cambridge (Ms. A 19 St. John’s College Library).
13
Académie de médecine, 538/1413 n° 104 (lettre du 2 novembre 1865). 14 Académie de médecine, 538/1413 n° 111 (lettre du 27 novembre 1869). 15 Académie de médecine, 538/1413 n° 97 (lettre du 27 mars 1862) ; n° 99 (lettre du 1er décembre 1862) ; n° 102 (lettre du 17 mai 1863). Voir l’étude de D. GOUREVITCH avec ma collaboration : « La triste vie du médecin anversois Jean Carolus, ami de C. Broeckx et de Ch. Daremberg : Vérité canonique et version intime », in ABHM V, 3, 1992, p. 139-145 (et la première partie de ce travail dans ABHM V, 2, 1992, p. 60-63).
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Plusieurs lettres16 de Broeckx nous apprennent aussi qu’il eut la grande joie de recevoir chez lui — Champ des Flamands, 47 (la Vleminckveld qui se trouve tout près de l’Hôpital Sainte-Élisabeth) — en 1867, son cher Daremberg, à l’occasion d’un Congrès archéologique. Enfin, dans trois lettres, Broeckx évoque les épidémies de choléra qui s’abattent sur Anvers17. La correspondance de Broeckx à son illustre confrère français nous autorise sans doute à confirmer le jugement porté très tôt sur lui par Charles Daremberg lui-même dans une lettre du 16 juillet 1848 adressée à Greenhill d’Oxford, traducteur de Rhazes (1848) et éditeur de Sydenham (1844) : « M. Broeckx est du reste un homme excellent » ou celui porté sur lui dans le numéro du 18 juillet 1867 de l’Union médicale par le docteur A. Chéreau de Paris : « Voilà trente-six ans de sa vie qu’il passe à être le Daremberg de la Belgique. » Pour étudier l’œuvre d’éditeur de ce médecin érudit, nous allons nous limiter à l’approche de son édition de La Chirurgie de maître Jehan Yperman, chirurgien belge du XIIIe siècle, publiée pour la première fois d’après la copie flamande de Cambridge, Anvers, 1863, 210 pages. Ce n’est qu’en 1818 que Charles Van Hultem, célèbre bibliophile gantois, trouva un manuscrit flamand (aujourd’hui à la Bibliothèque Royale de Belgique sous la cote 15624.41) contenant les œuvres de maître Jehan Yperman en la possession du collectionneur Richard Heber, à Londres, à la vente des livres duquel il l’acheta18. Un littérateur belge, J.F. Willems, promoteur du 16
Académie de médecine, 538/1413 n° 105 (lettre du 30 juin 1866) ; n° 107 (lettre du 27 août 1867) ; n° 109 (lettre du 10 mars 1868). 17 Académie de médecine, 538/1413 n° 105 (lettre du 30 juin 1866) ; n° 107 (lettre du 27 août 1867) ; n° 108 (lettre du 31 août 1867). 18 Cf. J. CAROLUS, « La chirurgie de Maître Jean Ypermans, le père de la chirurgie flamande », in Annales de la Société de Médecine de Gand, Gand, Gyselinck, 1854, p. 20.
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mouvement flamand, fut le premier érudit à avoir décrit, dès 1832, ce manuscrit, dans une notice destinée au possesseur du codex, Charles Van Hultem, et publiée en flamand dans le tome VI, p. 45-50 du Catalogus bibliothecae Hulthemianae (Gand, 1836) ; il date ce manuscrit de 1351. L’important codex flamand passa ensuite à la Bibliothèque de Bourgogne — qui deviendra la Bibliothèque royale — avec les autres livres de Van Hulthem. Après une errance de deux ans au Brésil, jusqu’en 1851, le médecin anversois Jean Carolus, né en 1808, fréquenta cette Bibliothèque et comprit l’importance de ce manuscrit flamand, contenant notamment les œuvres de maître Jehan Yperman. Celui-ci, né vraisemblablement à Ypres vers le dernier quart du XIIIe siècle, étudia la chirurgie à Paris, sous Lanfranc de Milan et composa son œuvre pour son fils, dans sa langue maternelle. Carolus n’hésite pas à appeler Yperman (nom qu’il orthographie avec une s finale) le « père de la chirurgie flamande » : illustre de son temps, Yperman était resté dans l’oubli longtemps par la suite. C’est ce qui explique que son nom ne figurait pas encore dans l’Essai de Broeckx en 1837. À partir de ce moment, les historiens flamands nationalistes, au premier rang desquels le Dr Snellaert, vont prendre Yperman comme symbole du médecin patriote, donc flamingant, et ils n’hésiteront évidemment pas à l’associer à la bataille des Éperons d’or (1302) à Courtrai, où la chevalerie française fut battue par les gens de métier flamands : cette victoire est devenue la fête nationale flamande et elle est célébrée chaque année officiellement le 11 juillet. Voir Alb. J.J. Van De Velde, « De onthulling van een gedenkteeken van Jan Yperman (1280-†1331) bij de 600e verjaring van zijn overlijden », in VMKVA, 1931, p. 877. Yperman, considéré comme le Père de la chirurgie flamande, comme son fondateur, était ainsi — et pour toujours — associé à l’éphémère victoire flamande sur une armée française. En 1936, A. De Mets, 219
dans sa traduction française parue sous le titre La chirurgie de Maître Jehan Yperman, livres I et II, Paris, Collection Hippocrate, continue à affirmer qu’Yperman a participé comme chirurgien militaire à la fameuse bataille de 1302 ; mais il n’apporte toujours aucune preuve de ce fait héroïque. Beaucoup plus près de nous, des médecins et des historiens flamands ont publié en 1990 un gros volume intitulé In de voetsporen van Yperman, Heelkunde in Vlaanderen door de eeuwen heen (éd. R. Van Hee), Gemeentekrediet (le titre serait en français : Sur les traces d’Yperman. La chirurgie en Flandre à travers les siècles). Mais le livre risque de ne jamais être traduit en français. Dix pages sur les treize consacrées à la chirurgie du Moyen Âge se rapportent à Yperman. Le titre de ce splendide volume révèle clairement qu’Yperman est plus que jamais, en cette fin du XXe siècle, la figure emblématique de la chirurgie flamande ; l’iconographie très riche comporte huit photographies, réparties de la page 80 à la page 360, de folios de la Chirurgie d’Yperman, provenant exclusivement du manuscrit conservé à la Bibliothèque de l’Université de Gand, celui que possédait le Dr Snellaert, comme nous le verrons. D’après la Nécrologie (p. 7-8) de Carolus que Broeckx écrivit en 1863, Carolus eut d’abord l’idée de publier le texte flamand [d’Yperman] accompagné de commentaires. Plus tard, il changea d’avis et crut que les écrits du chirurgien yprois recevraient une plus grande publicité s’ils étaient traduits en français. Il se mit donc à cette œuvre hérissée de difficultés et fit hommage de son travail à la Société de médecine de Gand.
Ce fut à la séance du 28 juin 1853 que Carolus présenta sa traduction qui fut envoyée à une commission composée de MM. Kluyskens, Burggraeve et Snellaert. Ce dernier donna lecture de son rapport au cours de la séance du 27 juillet suivant. Presque dès le début de son texte, mais en 220
note19, le docteur Snellaert apprend à ses lecteurs qu’il a lui-même acquis un autre manuscrit de la Chirurgie d’Yperman : c’est aujourd’hui le Ms. 1273 de la Bibliothèque de l’Université de Gand ; dans la suite de son texte, aux pages 155-157, il va insister sur les différences qui séparent les deux manuscrits. Il ne faut surtout pas perdre de vue ici que Snellaert était flamingant et que le travail de Carolus était une traduction en français. Le travail de Carolus fut publié dans le courant de l’année 1854 ; il contient 195 pages avec un fac-similé de l’écriture du manuscrit. Il se termine à la fin du troisième livre et ne présente ainsi que le tiers de la Chirurgie d’Yperman. Dans sa Nécrologie du Docteur… Carolus, à la page 8, Broeckx écrit : « Nous ignorons quelles furent les causes qui interrompirent ensuite la publication d’une œuvre aussi éminemment nationale » ; en fait, le médecin anversois en savait plus long sur cette déplorable conclusion, car il précise quelques années plus tard : « M. Carolus m’a dit dans le temps qu’il attribuait la cessation de l’impression de Yperman à la jalousie d’un confrère gantois, membre de l’Académie des sciences, lettres et beaux-arts, qui possédait aussi un manuscrit fort incomplet du même chirurgien ! »20. Ce confrère ne peut être que F. Snellaert, aux critiques duquel C. Broeckx luimême — nous allons le voir — fut en butte lorsqu’il fit paraître en 1863 son édition de La chirurgie de maître Jehan Yperman… d’après la copie flamande de Cambridge, Anvers, Buschmann. Après un voyage mouvementé en Algérie, Carolus s’installa à Paris en 186021 ; il y reprit ses habitudes studieuses et se lia d’amitié avec Daremberg. C’est 19
In Annales de la Société de Médecine de Gand, 1854, p. 151,
n. 1.
20
Académie de médecine, 538/1413 n° 93 (lettre du 9 mars
1860). 21
Cf. « La triste vie… », in ABHM V, 3, 1992, p. 141.
221
Broeckx qui, dans les premières pages de sa propre édition de la Chirurgie… d’Yperman, nous apprend comment Carolus put entreprendre en 1861 le travail de transcription de la copie flamande de Cambridge. Pendant que M. Carolus compulsait des dépôts de manuscrits de Paris, M. Charles Daremberg, membre de l’Institut, reçut en communication un manuscrit flamand qui se trouve à la bibliothèque du collège St. Jean-Baptiste de Cambridge, sous le n° 19A. Ce savant… en informa M. Carolus et lui permit d’en faire la transcription. Comme ce manuscrit a une haute importance pour l’histoire de la chirurgie flamande, notre compatriote en fit part à M. le ministre Van den Peerenboom, qui le chargea d’en faire une copie pour la Bibliothèque royale de Bruxelles. Ce fut en 1859 que M. Daremberg me signala l’existence du manuscrit de Cambridge. » (ibid., p. 6-7). Ce manuscrit est daté du XVe siècle.
Avec l’installation à Paris, les problèmes d’argent s’aggravent pour Carolus et, dans une lettre datée du 27 mars 1862, Broeckx écrit notamment ceci à Daremberg : Veuillez lui (= à Carolus) demander aussi ce qu’une copie du manuscrit de Cambridge coûtera et quand il pourrait l’achever. Je pourrais peut-être me décider à le charger d’en faire une. C’est peu de chose, me direz-vous, mais cela pourrait le mettre à même de vivre pendant quelque temps et d’attendre l’une ou l’autre occasion favorable.
Il faut se souvenir que c’est au moins depuis 1859 que Broeckx s’est passionné pour les œuvres d’Yperman : c’est l’année où Diegerick a publié son Me Jehan Yperman, le père de la chirurgie flamande (1297-1329), ouvrage dont Broeckx donna l’analyse en 1860. C’est le ministre de l’Intérieur Van den Peerenboom qui avait chargé Carolus de faire une copie du manuscrit flamand de Cambridge pour la Bibliothèque Royale de Bruxelles. C’est le même ministre qui, le 24 août 1862, mit la copie de la Chirurgie de Jehan Yperman à la disposition de Broeckx et qui l’engagea à la publier. Les projets d’édition de Carolus ont malheureusement dû cesser très vite, car il tomba très gravement malade : il fut frappé 222
d’hémiplégie et, après six mois de lente agonie, il s’est éteint à Paris, le 3 octobre 1863, dans un hospice d’incurables. Charles Daremberg ne cessa pas d’entourer de son amitié le malheureux Carolus, comme l’atteste notamment une lettre écrite d’Anvers au savant français, à la date du 11 juillet 1863, par un frère du docteur Jean Carolus22. Cinq jours plus tard, Broeckx écrit d’Anvers à Daremberg : Mon cher confrère, La mort de notre ami commun, m. le docteur Carolus, m’a vivement affecté. C’était un bon collègue, un bon ami et un médecin qui n’était pas dépourvu de connaissances. Aussi je me propose de consacrer quelques lignes (ces « quelques lignes » sont devenues la Nécrologie) à sa mémoire… Je vous ai fait parvenir un exemplaire de maître Jehan Yperman, publié par l’Académie d’archéologie de Belgique. J’y ai ajouté une introduction que j’ai composée pendant le cours d’une maladie. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’avoir une analyse bibliographique faite par vous et insérée dans la Gazette médicale de Paris ou l’Union médicale de la même ville ?
Le docteur Carolus est ainsi oublié. Broeckx lui-même le trahit, ce que souligne bien Beaugrand dans le fameux Dictionnaire encyclopédique des Sciences médicales — français — en 100 volumes (pour ce volume, page 608) : « L’œuvre de Carolus est donc restée inachevée, et la publication du livre d’Yperman par Broeckx (Gand, 1863), dans sa langue originale si peu répandue, est bien faite pour replonger dans l’oubli le vieux maître flamand, remis un moment en lumière. » La publication de Broeckx, dont l’introduction est en français, fut diversement accueillie en Belgique. C’est ainsi que le médecin-historien français J.E. Petrequin dans sa Notice historique sur le docteur Corneille Broeckx pour servir à l’histoire de la médecine belge, Paris, Impr. Cusset, 1870, page 20, nous apprend ceci : 22
Académie de médecine, 538/1413 n° 174.
223
M ; Snellaert s’est montré plus que sévère (dans son Analyse de la chirurgie de maître Jehan Yperman, publiée pour la première fois d’après la copie flamande de Cambridge, par C. Broeckx, Gand, 1863)… Il paraît qu’il préparait de son côté une édition d’Yperman ; on dirait qu’il ne peut se consoler d’avoir été devancé par C. Broeckx : son langage sent plutôt le dépit concentré d’un rival qu’il ne ressemble à la parole grave et mesurée d’un juge désintéressé.
En fin de compte, le décès de Jean Carolus a coïncidé avec l’édition de la Chirurgie d’Yperman par Broeckx, d’après le manuscrit de Cambridge… copié par Carolus en personne. Bien qu’il connût les manuscrits de Bruxelles et de Gand, Broeckx n’a utilisé pour son édition que le manuscrit de Cambridge. En 1912, E.C. Van Leersum fournit une édition plus complète en utilisant les manuscrits de Bruxelles, Cambridge, Londres et Gand. Son livre porte comme titre De cyrurgie van Meester Jan Yperman (Leyde, Sythoffs, 330 pages). Il faudra attendre 1969 pour que cette œuvre du médecin médiéval soit traduite complètement dans une langue moderne. Cette traduction en italien est due à Mario Tabanelli, sous le titre de Jehan Yperman, Padre della Chirurgia Flamminga (Florence, Leo S. Olschki, 359 pages) qui s’est servi des traductions partielles de Jean Carolus (1854), de G. Lonneville ( 1932 et 1933 : livres III, IV, V et VI) et de A. De Mets (1936 : livres I et II). Beaugrand avait cru que l’édition flamande de C. Broeckx replongerait dans l’oubli le nom d’Yperman. Cependant sa prédiction a été bien démentie puisqu’après l’édition de la Chirurgie en 1863 et de la Médecine pratique en 1867, nombreux sont les historiens de la médecine — souvent flamands ou flamingants — qui ont consacré des travaux au chirurgien médiéval dont l’œuvre ne fut découverte qu’au début du XIXe siècle : outre les traductions citées plus haut, mentionnons notamment les
224
études de E.C. Van Leersum23 en 1909, en 1913 et en 1914, de Van de Velde24 en 1931, de J. Tricot-Royer 25 en 1931 et l’année suivante, de Fr. Jonckheere26 en 1957, de L. Elaut27 en 1965 et en 1972, d’A.G. Homble28 en 1972, qui estime qu’Yperman fut en avance de trois siècles sur Ambroise Paré (1510-1590), « considéré à tort comme l’inventeur de la ligature des artères », plus près de nous de J.P. Tricot en 198729 et en 199030 et de Ria JansenSieben31, la même année et dans le même volume, splendidement illustré, de Jacques Vrebos en 199332 — et déjà en 198233. Beaugrand ne pouvait connaître les motivations linguistiques et nationalistes qui, dès avant le travail de Broeckx, n’ont cessé et ne cessent 23
Cf. E.C. VAN LEERSUM, « Est-ce en 1310 que Jean Yperman est mort ? », in Janus, 14, 1909, p. 393-398. « Notes concerning the Life of Jan Yperman », in Janus, 18, 1913, p. 1-15. d., ibid., p. 198209, « Master Yperman’s Cyrurgia ». d. ibid., 19, 1914, p. 33-34, « Note concernant l’année de la mort de Jan Yperman ». 24 Alb.J.J. VAN DE VELDE, op. cit., p. 867-888. 25 J. TRICOT-ROYER, « Jean Yperman, père de la chirurgie flamande », in Les feuillets médicaux V, 2, 1931, p. 58-62 et ibid. V, 3, 1932, p. 66-94. 26 Fr. JONCKHEERE, « Jehan Yperman », in Le Scalpel, 10, 1957, p. 326. 27 L. ELAUT, « Jehan Yperman », in West Vlaanderen, 12, 1965, p. 201-240. ID., De Medicina van Johan Yperman, Gent-Leuven, E. Story-Scientia, 1972. 28 A.G. H OMBLE, « De Phlebotomie en de invloed van de maangestalten in de Cyrurgie van Jehan Yperman », in Oostvlaamse…, 47, 1972, p. 2-18. 29 J.P. TRICOT, « Jehan Yperman… vader van de Vlaamse heelkunde », in Annales Collegii Medici Antverpiensis, 6, 1987, p. 160-170. 30 J.P. TRICOT, « Jehan Yperman… vader van de Vlaamse heelkunde », in In de sporen van Yperman…, op. cit., p. 78-85. 31 R. JANSEN-SIEBEN , « De heelkunde in Vlaanderen tijdens de late middeleeuwen », in In de sporen van Yperman…, p. 72-75. 32 J. VREBOS, « The Legacy of Jehan Yperman… to Plastic Survey », in ABHM VI, 3, 1993, p. 168-176. 33 J. VREBOS, « Jehan Yperman, medieval cleft by surgeon », in Plast. & Reconstr. surg., 70, 1982, p. 762-765.
225
d’accompagner l’édition et la traduction des œuvres d’Yperman. Ce n’est pas Yperman qui tomba dans l’oubli, mais bien Jean Carolus, ami de C. Broeckx et de Ch. Daremberg34.
34
Voyez le titre de notre étude citée à la n. 15.
226
EN GUISE DE CONCLUSION Dès l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, c’est-à-dire dès l’aube de la littérature occidentale, se rencontrent les deux grandes tendances de la médecine, l’irrationnelle et la rationnelle. Hippocrate, Aristote et Galien influenceront grandement l’histoire de la médecine jusqu’au milieu du XIXe siècle. Leur médecine est rationnelle, de même que celle des médecins anatomistes Hérophile et Érasistrate ou celle du grand gynécologue Soranos ; cependant elle est loin d’être scientifique car elle est encombrée de très nombreux préjugés tels que celui de l’infériorité de la femme. Certes des progrès seront réalisés, notamment par Vésale au XVIe siècle. La première révolution biologique eut lieu au XVIIe siècle, lorsque la médecine qualitative fut remplacée par une science quantitative, avec l’invention d’instruments de mesure tels que le thermomètre. Une deuxième révolution eut lieu au XIXe siècle, sous l’impulsion notamment de Claude Bernard et de Charles Darwin : la médecine devient alors scientifique, avec notamment la méthode expérimentale et la théorie cellulaire. La rupture épistémologique la plus récente commence au milieu du XXe siècle ; c’est celle de la biologie moléculaire. L’historien de la médecine peut affirmer que cette science suit aujourd’hui une progression géométrique et non pas arithmétique. La différence peut paraître aussi grande entre le médecin anversois C. Broeckx (1807-1869), un des premiers membres de l’Académie royale de médecine de Belgique et Luc Montagnier (qui découvrit le virus du SIDA en 1983) qu’entre Hippocrate et Broeckx. Mais malgré 150 ans de succès et de progrès, la recherche médicale a encore aujourd’hui de très beaux jours devant elle. 227
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TABLE DES MATIÈRES Introduction ……………………………………… Les médecins de l’époque hellénistique 1. Qui était Hérophile ? ………………………… 2. Qui était Érasistrate ? ………………………… L’époque romaine 3. Soranos ……………………………………… 4. (Avec Anne Bargibant) L’enfant chez Galien 5. La Gérontologie de Galien …………………… Trois leçons méthodologiques 6. La peste à l’aube de la civilisation occidentale 7. L’anthropomorphisme de la matrice dans la médecine de la Grèce ancienne ……………… 8. Controverses antiques autour de la dissection et de la vivisection …………………………… La survie d’Hippocrate et des médecins antiques 9. Les mentions d’Hippocrate dans l’Histoire Naturelle de Pline …………………………… 10. La physionomie du Περ‹ é°ρων, Íδãτων, τÒων dans le Parisinus Lat. 7027 ………… 11. Molière et la médecine antique ……………… 12. Survivance de quelques préjugés hippocratiques et aristotéliciens relatifs à la reproduction humaine dans les écrits médicaux et biologiques de l’« âge baroque » …………… 13. (Avec la collaboration de Bruno Vancamp) La survie d’Hippocrate chez les philosophes allemands de l’époque de Goethe …………… 14. Nécrologie d’un médecin érudit : Corneille Broeckx ……………………………………… En guise de conclusion …………………………… Bibliographie ……………………………………… Sources des chapitres ……………………………… 247
7 9 11 19 27 29 39 53 83 85 99 117 129 131 145 159
177 195 211 227 229 245
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