La langue rapaillée : combattre l'insécurité linguistique desquébécois 9782924283837, 2924283833


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La langue rapaillée : combattre l'insécurité linguistique desquébécois
 9782924283837, 2924283833

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LA LANGUE RAPAILLÉE -COMBATTRE L'INSÉCURITÉ LINGUISTIQUE DES QUÉBÉCOIS

ÉDITIONS

o Anne-Marie Beaudoin-Bégin

LA LANGUE RAPAILLÉE

COMBATTRE L'INSÉCURITÉ LINGUISTIQUE DES QUÉBÉCOIS

ÉDITIONS

LA LANGUE RAPAILLÉE _a été publié sous la direction de lanik Marcil Conception et illustration de la couverture: Lino Design graphique et mise en page: Bruno Ricca Direction de l’édition: Renaud Plante Direction de la production: Marie-Claude Pouliot Révision: Fleur Neesham Correction: Marie Lamarre

© 2015 Anne-Marie Beaudoin-Bégin et les éditions Somme toute ISBN 978-2-924283-83-7 4 epub 978-2-924283-84-4 à pdf 978-2-924283-85-1

Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication et la SODEC pour son appui financier en vertu du Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l'entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec — Programme de crédit d'impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie microfilm, bande magnétique disque ou autre, constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection des droits d'auteur.

Dépôt légal — 2° trimestre 2015 Bibliothèque et Archives nationales du Québec & Bibliothèque et Archives Canada Tous droits réservés Imprimé au Canada

Digitized by the Internet Archive in 2020 with funding from

Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/lalanguerapaille0000beau

TABLE DES MATIÈRES a De a

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RÉSUMER |

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PRÉFACE - LES IDÉES REÇUES On demande souvent aux écrivains de parler de leurs influences, mais très rarement d'identifier les livres qui ont été importants pour eux en dehors du monde des belles-lettres. C’est dommage, je trouve. Saluer Yourcenar ou Proust, ça ne mange pas de pain, mais Je rêve depuis longtemps de rendre un hommage senti à certains livres négligés sans lesquels je ne serais pas bon à grandchose, à commencer par les dictionnaires visuels, manuels pratiques et guides d’observation vers lesquels je me tourne encore aujourd’hui quand j'ai à trouver le nom d’une chose du monde. Que soient salués bien bas, en attendant, Ariane Archambault et Jean-Claude Corbeil, Donald et Lillian Stokes et les héros ano-

nymes qui ont écrit Faune et flore de l'Amérique du Nord. Je dois aussi beaucoup, comme écrivain, à un tout petit livre qu'un professeur de linguistique m’a fait lire au cégep: le Catalogue des idées reçues sur la langue de Marina Yaguello. Dans cette plaquette sortie en 1988, la linguiste française passait au crible tout un pandémonium de lieux communs et de constructions idéologiques à propos des langues que nous avons tendance à prendre pour paroles d’Évangile. Avec intelligence et humour, elle montrait par quelles vues de l’esprit nous en arrivions à considérer que des langues étaient riches ou musicales, grandes ou petites, faciles ou difficiles, rudimentaires ou gutturales. Elle abordait aussi un thème que vous verrez abordé souvent, dans

les pages qui suivent: celui de l'insécurité linguistique, qui fait en sorte qu’on a peur tantôt de perdre sa langue et tantôt, plus insidieusement, d’être indigne de la langue qu’on parle. Pour le petit gars d’Arvida que j'étais, complexé de mille et une façons par le français que je parlais et que j’essayais d’écrire, la lecture de ce petit essai par rubriques a amorcé une réflexion sur la langue qui s’est poursuivie au fil des lectures et des voyages jusqu'à faire de moi ce que je suis aujourd’hui, c’est-à-dire un écrivain fasciné par le vernaculaire québécois et décidé à faire résonner dans la langue littéraire les structures et le lexique de la langue populaire. Ce n’est pas un hasard si le souvenir de cette lecture m'est revenu en lisant le livre que vous tenez entre vos mains. À bien des égards, La langue rapaillée est un Catalogue des idées reçues sur la langue québécoise. On y trouve la même intelligence, le même 7

humour et la même patience joueuse dans l'argument. Par la démonstration et par l’exemple, par le biais de la linguistique et de l’histoire des langues, Anne-Marie Beaudoin-Bégin prend le contre-pied de notre éternel masochisme linguistique, de nos préjugés envers notre propre langue et de notre rapport trouble aux règles et à l’usage. Ce livre n’est pas l'appel à un relativisme linguistique absolu que voudront en faire certains des détracteurs d'Anne-Marie Beaudoin-Bégin et de sa posture. Il constitue plutôt un vibrant plaidoyer en faveur de la vitalité du registre familier dans les contextes où il peut s'épanouir, de la variation comme principe d'existence de la langue et d’un français vif, à l'usage encadré, et non écrasé, par les normes prescriptives.

Dans les petits pots les meilleurs onguents, aime-t-on à dire; avant toute chose, La langue rapaillée est un remède de cheval contre notre insécurité linguistique et je nous le prescris sans réserve. On peut écrire des thèses entières, et on ne s’en prive pas, afin d'expliquer cette fameuse insécurité linguistique, afin d’expliquer pourquoi nous sommes si souvent habités par le souci de parler une langue affaiblie ou bâtarde, à risque de devenir sabir et pidgin, sur le point d’être avalée par l'anglais ou de devenir inintelligible pour le reste de francophonie. On ne trouvera dans ce livre aucune grande théorie sociologique ou politique pour expliquer cette angoisse, mais beaucoup d’arguments solides et documentés afin d’en saper les fondements. Notre langue rapaillée n’est pas, pour l'auteure, champ de bataille identitaire, mais lieu de réflexion et terrain de jeu. C’est un livre qu'il m'a fait quand même bien plaisir de lire aujourd’hui et que j'aurais mauditement aimé lire à 18 ans. Il m'aurait fait sauver un temps précieux. Je me console en me disant qu’il fera un bien fou à d’autres et pourra susciter, chez quelques-unes et quelques-uns, des vocations. De linguiste. Ou d'écrivain, qui sait? La langue rapaillée fait partie en tout cas de ces livres assez rares qui nous font retrouver l'envie d'écrire et l'usage de la parole. — Samuel Archibald

LA LANGUE RAPAILLÉE Rapailler v. trans. (notamment au Canada): Ramasser des

objets ici et là; rassembler des objets épars.

Dérivé à l’aide du suffixe -ailler, de râper «grappiller», luimême de *râpe au sens de «marc de raisin». (Trésor de la langue française informatisé) Qu'est-ce qu’une langue? C’est un moyen pour communiquer ses expériences, ses sentiments, ses idées. C’est un outil de transmission du savoir. C’est un matériau artistique. C’est un vecteur d’identité. Une langue, c’est toutes ces réponses rapaillées.

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l Qu'est-ce que le fois ? C’est dulatin parlé par des bouches. gauloises, du latinv Re élagué, dégraissé ssé, émondé, auquel:on rage

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latines, classiques celles-là, puis d’autres décorations italiennes,

_arabes, anglaises, japonaises. C’est la langue de Louis XIV et de

son Grand Siècle, c’est la langue de prestige des Lumières, mais c’est aussi la langue de toutes ces petites gens dont l'Histoire ne parle pas et qui ont, malgré tout, eu une influe ce im K

Qu'est-ce que le français québécois? C’est la langue des marins, la langue des habitants, la langue des Filles du Roy, la langue des ecclésiastiques, la langue des coureurs des bois, la langue des aristocrates, aussi. La langue de tout ce beau monde qui a décidé de s’embarquer pour l'aventure, d'abandonner le Vieux Pays pour venir en fonder un nouveau. Ils se sont rassemblés, ce qui a formé un toutlinguistique pasco complètement différent € D

tranquille. C’est la langue de mon grand-père, de ton grandpère, du notaire du village, du poète national, du garagiste, du robineux. C’est la langue des femmes qui prennent laplace qui 11

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leur est due, qui veulent garder leur nom, qui veulent féminiser leur titre, qui veulent se faire appeler madame la Mairesse et non madame le Maire. C’est la langue des gens de Québec, de Montréal, de Rimouski, de Saint-Georges, d’Alma, de Sept-Îles, de Gaspé.

\ Et l’on voudrait que le français québécois soit statique et mono© O | lithe? Et l’on voudrait le dénigrer, dire qu'il n'est pas prestigieux, \à qu’il n’est pas beau, voire, qu’il n’est pas langue?

O © Cette langue, moyen de communication, outil de transmission du savoir, matériau artistique, vecteur d’identité, ce latin vulgaire élagué, cette langue de Louis XIV et des Lumières, cette langue de la Révolution tranquille et des Filles du Roy, elle est à nous. Récupérons-en toutes les dimensions, toutes les variations, tous les jugements et disons: « Voilà notre langue rapaillée. »

JE ME PERDS TOUT LE TEMPS Depuis que j’ai commencé mes études universitaires, c’est à l’insécurité linguistique que j’ai consacré le plus d’énergie. À cette insécurité si québécoise, qui sous-entend que les Français auraient une meilleure langue que la nôtre. Je me vois encore, au

début de mon baccalauréat, tenter, dans toute ma naïveté, d’enrayer ce fléau. Je me revois souhaiter pourfendre ce démon de mon épée et du haut de mon «cheval blanc ». Je le dis d'emblée: j'ai eu bien peu de succès. Avec les années, j’ai compris que la raison pour laquelle l'étude et l’analyse de l’insécurité linguistique m'apparaissaient si attrayantes résidait dans le fait que j'étais moi-même un monstre d'insécurité. J'ai compris que ce ne serait que quandj’aurais| réussi à décortiquer les mécanismes de mes propres insécurités, | linguistique et autres, que je serais en mesure, par empathie, de| toucher ceux qui en souffrent également, | Une personne qui souffre d insécurité est une personne qui se croit moins bonne que les autres dans un domaine donné. Pire, elle croit que si les autres s’apercevaient qu’elle est moins bonne, ils la mépriseraient. C’est donc dire que la dernière chose que souhaite cette personne, c’est que les autres se rendent compte de son insécurité.[Pour se protéger, elle fera du bruit ailleurs, Je Ja perdrix qui veut attirer loin de son nid l'attention des

L S “prédateurs. [Elle se mettra en colère, ellejouera à la blasée, bref, elle aura une attitude déplaisanteà chaque fois que quelqu'un fera mine de s'approcher d’un domaine sensible. Les autres réagiront au bruit, et l'insécurité passera inaperçue. Mais les re tions sociales pourront avoir été compromises.…

Je me permettrai, à des fins d'illustration, de parler d’une expérience personnelle d'insécurité.

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Dire que j'ai un mauvais sens de l'orientation est un euphémisme. J'en parle aujourd’hui sans craindre le jugement des autres, mais cela n’a pas toujours été le cas. Pour moi, qui ai toujours voulu projeter une image de femme forte, posséder cette caractéristique si stéréotypée a longtemps suscité une profonde insécurité.

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Je me souviens d'épisodes très douloureux où je suis arrivée en retard à des rendez-vous parce que je m'étais perdue en chemin. Je me souviens même d’une période de ma vie où je me privais de me rendreà des réunions sociales de peur de ne pas savoir comment y aller, où stationner ou comment rentrer chez moi. Je n'aurais jamais osé demander de l’aide: cela aurait été avouer >}

mon malaise. Ma vie sociale en a énormément souffert. Un jour, n’y tenant plus, j’ai fait face à mes propres démons et je me suis rendue à l'évidence que ma pire ennemie était ma propre insécurité. Que dans la majorité des cas, si je me trompais de chemin, c'était à cause de la nervosité dueà la peur de me tromper de chemin. Depuis, même si je nai pas, dans les faits, un meilleur sens de l'orientation, j'ai été en mesure de me bâtir un système qui me permet de moins souffrir. Et je l’admets: je dois une fière chandelle à Google Maps.

Tout cela peut sembler anodin. Mais c’est après avoir compris tout cela que j'ai été en mesure de mieux saisir comment s’articule le sentiment d'insécurité. L'insécurité est toxique, Elle mine_ une personne de l’intérieur. Elle gruge ses forces vitales et provoque des conflits inutiles.

Comme l'insécurité est un problème personnel et intime, seule la personne concernée est en mesure de le régler. Et le travail est ardu. Car pour qu'une personne soit en mesure de se guérir, si j'ose dire, d’une insécurité (quoique je doute qu’on en guérisse jamais totalement), elle doit d’abord s’avouer à elle-même que ce sentiment de malaise, de menace, en est une. Que cette ombre

qui plane au-dessus d’elle depuis longtemps n’est que le fruit de sa propre attitude. C’est très difficile. C’est même douloureux.

Et il y a des insécurités qui sont plus éprouvantes que d’autres. Celles relatives à l'identité, par exemple. L’insécurité par rapport à l'apparence physique en est une. Et l'insécurité linguistique en est une autre.

L'insécurité linguistique au Québec est d’autant plus toxique qu’elle est partagée. Car lorsque l’on souffre d'insécurité, rencontrer des gens qui ont le même problème soulage et rassure. On n’est plus seul. On est compris. On a moins besoin de 14

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camoufler son malaise. Le fait que l'insécurité linguistique soit si répandue au Québec rend donc le problème encore plus profond: chacun se rassure avec l'insécurité de l’autre. Le discours en vient à aller de soi, l'attitude est consacrée. L'insécurité linguistique est, au Québec, alimentée par le discours ambiant. Elle est nourrie par les dires de ceux à qui la plupart accordent de la crédibilité, par ce discours des puristes qui, presque systématiquement, s’acharnent à dénigrer, à rabaisser la variété québécoise de français. À en réduire l’importance par rapport à la variété hexagonale. Le combat est donc titanesque. Je ne suis pas un Titan.

Mais j'ai une épée. et un cheval blanc.

QUELLE APPROCHE ADOPTER?

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Lorsqu'on parle de langue et, surtout, de norme linguistique, deux approches sont possibles : l'approche prescriptive' et l'approche descriptive. (La première est la plus fréquente. Elle consiste à approuver des formes et à en condamner d’autres. On dira que tel mot est fautif, que tel sens est inexact, qu’il faudrait plutôt utiliser tel autre mot, etc. C’est généralement cette approche qui est adoptée dans les ouvrages correctifs tels que le Grand dictionnaire terminologique (GDT) ou le Multidictionnaire de la langue française.

La seconde approche, l'approche descriptive, est moins répandue et, souvent, bien mal comprise. Lorsque l’on adopte l’ap:proche descriptive, on s'emploie à décrire lalangue, à en colliger. * les formes possibles. Remarquons que jai écrit colliger et non corriger. Car dans l’approche descriptive, on ne pose:aucun ju|gement sur le fait que telle forme soit erronée ou que telle autre soit à privilégier. On peut, certes, décrire les recommandations adoptées par les ouvrages prescriptifs, mais on ne tranchera jamais soi-même sur le fait qu'une forme soit bonne ou mauvaise.

Il arrive souvent que les tenants de l'approche prescriptive reprochent aux «descriptifs» de ne jamais rien condamner et de présenter les choses comme si tout était toujours bon, comme si rien, en langue, ne saurait être mauvais. Certains brandissent même, par dérision, le vieux slogan de mai 1968 selon lequel il serait «interdit d'interdire». Antoine Robitaille, journaliste au Devoir, dans une discussion sur Twitter, m’a d’ailleurs déjà traitée de soixante-huitarde. Cette accusation récurrente de laxisme n’est pas toujours facile à déconstruire, car cela demande un peu de temps et de patience, choses qui manquent bien souvent dans le vif d’une discussion. Je profite donc du fait que mon lecteur soit avec moi, ici, main-

tenant, pour lui demander ce temps et cette patience.

Les linguistes descriptifs reconnaissent l'importance de la norme prescriptive. Si la société accorde une valeur positive à 1 Le mot prescriptif est absent des ouvrages de référence, mais je choisis quand même de l’utiliser, car il fait partie du jargon habituel de la linguistique et qu’il sert parfaitement mon propos. 16

certaines formes, il est primordial que ces formes soient régies par un système de règles plus ou moins strictes. De toute façon, il serait ridicule de se dire adepte de la description linguistique et, en même temps, de nier l'existence des règles auxquelles les locuteurs sont tenus de se plier. Lorsqu'on décrit, on décrit tout.

La différence fondamentale entre les descriptifs et les prescriptifs réside dans la manière de voir ce système de règles.fPour les descriptifs, bien que ces règles fassent partie de Ta Tangue, elles ne sont pas la langue elle-même. La langue est un système très complexe qui ne se résume pas à ce qui est écrit dans les ouvrages de référence, et les règles qui régissent la langue ne se résument pas aux seules règles privilégiées par la norme prescriptive. Adopter des formes qui sont condamnées par cette norme ne veut pas dire avoir une langue qui n’a aucune règle ou parler une non-langue. Même les variétés les plus éloignées de la variété privilégiée sont régies par un système de règles. Même les locuteurs réputés pour mal parler le français mettent le sujet devant le verbe et changent de temps verbal lorsqu'ils veulent s'exprimer au passé. Prenons un exemple concret: l'opposition que l’on fait, au Québec, entre le mot agrafeuse et le mot brocheuse. Selon les ouvrages prescriptifs, appeler brocheuse le petit appareil dont on se sert pour unir des feuilles de papier est une erreur. Le mot correct serait agrafeuse. Selon ces ouvrages, et selon l'interprétation que font certaines personnes du contenu de ces ouvrages, brocheuse n’a pas le sens d’agrafeuse, c’est tout. Une brocheuse est un outil utilisé en imprimerie, pas un petit appareil tout-a

Mais qu’en est-il réellement? Si on s'arrête à décrire la réalité, que constate-t-on vraiment? Ÿ a-t-il quelque chose qui soit intrinsèque au mot brocheuse qui le rende fondamentalement mauvais lorsqu'il est employé dans ce sens? Dans les faits, brocheuse est bien un synonyme d’agrafeuse en français québécois. Ce qu'il faut comprendre, c’est qu’à la base, le sens des mots n’est pas déterminé par le contenu des ouvrages de référence, il est déterminé

par l’intercompréhension

des

locuteurs. Si un locuteur demande à un autre de lui prêter sa brocheuse et qu’il obtient bel et bien l’appareil auquel il s’attendait, c’est que le mot brocheuse a bel et bien ce sens. Ce n’est pas L7

comme s’il avait demandé une orange, par exemple. Dans ce cas, on peut en effet dire que le mot orange n’a pas le sens de «petit appareil dont on se sert pour unir des feuilles de papier ». Et cet état de choses n’est pas dû au contenu des ouvrages de référence, mais bien aux locuteurs eux-mêmes. Le fait que ce sens de «petit appareil dont on se sert pour unir des feuilles de papier » qu’on accorde à brocheuse soit condamné par les ouvrages de référence n’est cependant pas négligeable. Car il y a, en effet, des contextes où il peut être considéré comme une erreur. Les locuteurs, qui accordent ce sens à brocheuse dans leur vie quotidienne, seraient très certainement surpris, voire choqués, si une papeterie annonçait un «grand rabais sur les brocheuses ». C’est que brocheuse, dans ce sens, appartient au registre familier. L'utiliser dans un contexte qui appelle le registre soigné est mal perçu par les locuteurs du français québécois. Si une personne l’emploie en registre soigné, elle se verra stigmatisée, critiquée, pénalisée.

Résumons donc. Ce qui distingue l'approche descriptive de l’approche prescriptive n’est pas le laxisme. Les linguistes descriptifs ne se promènent pas en criant à tout vent «Allez! Parlez n'importe comment et comme vous voulez!» Les linguistes descriptifs reconnaissent l’importance sociale de la norme prescriptive. Mais, justement, ils reconnaissent qu'il s’agit d’une importance sociale.

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NORME PRESCRIPTIVE, NORME SOCIALE Le fait que la norme linguistique soit déterminée par la société _n’est pas bien difficile à démontrer. Il suffit de comparer les jugements linguistiques d’une époque plus ancienne à ceux d’aujourd’hui.

| Par exemple, dans le cercle de Louis XIV, on prononçait le mot moi comme moé. C'était cette prononciation qui était valorisée socialement. Aujourd’hui, le fait de dire moé est fortement connoté. Cette prononciation, bien qu’encore présente en fran| çais québécois familier, ne fait plus partie des traits valorisés. Mais le fait qu’elle en a déjà fait partie prouve qu’il n’y a rien, intrinsèquement, qui la rend plus mauvaise que la prononciation moi. S'il y avait quelque chose de fondamentalement mauvais dans le fait de prononcer le mot moi en moé, jamais cette prononciation n'aurait été valorisée. Constater cela mène à constater autre chose: l'acceptation et la condamnation des formes linguistiques dépendent de la société. C’est la société qui a décidé, à un moment de son histoire, de valoriser la prononciation moé et, à un autre moment, de la stigmatiser. Je donne ici un exemple relié à la prononciation, car les

exemples phonétiques sont plus faciles à saisir rapidement, mais je pourrais en donner d’autres. Prenons la règle d'accord du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir. Cette règle est un des symboles du «savoir écrire en français», mais cela n’a pas toujours été le cas, témoin cet extrait de Ronsard: Mignonne, allons voir si la rose Qui ce matin avait déclose

Sa robe de pourpre au soleil La règle voudrait que le participe passé de déclorereste invariable, puisque son complément, robe de pourpre, est placé après. On a pourtant déclose. C’est qu’à l’époque où Ronsard a écrit ces vers, on était libre d'accorder ou non le participe passé. C’est Clément Marot, un autre poète du XVI° siècle, qui, à la demande du roi François 1°, a énoncé la règle telle qu’on la connaît aujourd’hui. Il a dit se baser sur l'italien (langue à la mode à l’époque). 19

Malheureusement, il s’est trompé, puisque l'italien n’a jamais fonctionné de la sorte. C’est donc dire que la règle d'accord du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir est due à la mauvaise connaissance de l’italien d’un poète du XVI siècle. Le «h» de huit, huître et huis vient du fait qu'à une époque, on ne faisait pas de différence graphique entre le u et le v. Graphiquement, les deux lettres pouvaient s’interchanger. Le nom Louis pouvait donc tout aussi bien s’écrire Lovis. Cela pouvait amener une confusion entre uit (le chiffre) et vit (le sexe masculin), uitre (le mollusque) et vitre (le matériau transparent), et uis (la porte)

et vis (l’objet de métal). On a donc décidé d’ajouter un «h» à certains mots. La confusion était alors impossible entre huit et vit, huître et vitre et entre huis et vis. Je pourrais écrire un livre complet d’anecdotes de la sorte, et elles tendraient toutes vers la même chose: les règles de la norme linguistique sont en fait des décisions sociales, conscientes ou non, et non pas des vérités absolues issues de la Langue.

La lecture du premier chapitre de l’ouvrage Les règles de la méthode sociologique d’Émile Durkheim (1919), le père de la sociologie moderne, est ici pertinente. Durkheim rend compte de ce qui caractérise les faits sociaux et de ce qui les distingue des autres phénomènes comme le fait de boire, de manger et de dormir, par exemple: [...] il y a dans toute société un groupe déterminé de phénomènes qui se distinguent par des caractères tranchés de ceux qu'étudient les autres sciences de la nature. Quand je m’acquitte de ma tâche de frère, d’époux ou de citoyen, quand j'exécute les engagements que j’ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs. Alors même qu'ils sont d'accord avec mes sentiments propres et que j’en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas d’être objective; car ce n'est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus par l'éducation. Il existe évidemment des faits sociaux pour lesquels la coercition envers celui qui en enfreint les règles est moins forte.

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Si je ne me soumets pas aux conventions du monde, si, en m'habillant, je ne tiens aucun compte des usages suivis dans mon pays et dans ma classe, le rire que je provoque, l'éloignement où l’on me tient, produisent, quoique d’une manière plus atténuée, les mêmes effets qu'une peine proprement dite.

La norme linguistique fait partie des faits sociaux: elle est déterminée par la société (en dehors des locuteurs et de leurs actes), elle est transmise par l'éducation, et le non-respect de cette norme peut entraîner le jugement négatif, la stigmatisation, voire l’opprobre. Et comme tous les faits sociaux, elle n’est ni immuable, ni universelle. Accepter cela mène à accepter une troisième conclusion: si les règles ne sont pas immuables, c’est qu’elles peuvent varier. La norme linguistique, en tant que fait social, varie donc d’un pays à l’autre (variation géographique), d’une classe à l’autre (variation socio-économique), d’une époque à l’autre (variation temporelle) et d’une situation de communication à l’autre (variation situationnelle). Je ne connais personne qui conteste

ce classement’. Il coule de source et n’est que la description de la réalité, en termes techniques.

2 Sauf peut-être lorsqu'il est question de la variation socio-économique, concept tabou qui passe souvent mal, ce qui le rend d’autant plus difficile à définir. Mais ce n’est alors pas la notion de variation qui est remise en cause, mais bien l’étiquette qu’on donne à l’un des types de variation. 21

MAIS IL NE COULE PAS DE SOURCE DANS LES FAITS Mais si personne, officiellement, ne conteste ce classement des variations linguistiques, dans les faits, les choses sont tout autres. Disons-le franchement: les francophones ont une vision très fermée de la langue. Ils n’acceptent pas facilement la variation. Par exemple, le locuteur moyen ne peut pas, en français, inventer de mots. Témoin les gorges chaudes journalistiques quand un politicien ose le faire (on se souviendra de l’époque où Jean Charest (alors premier ministre du Québec) avait inventé le mot

réingénérie et ou celle où Denis Coderre (alors ministre fédéral) avait inventé incontournabilité: on avait autant, sinon plus,

attaqué la néologie que la politique). En anglais, par contre, il suffit de prendre une onomatopée et d’ajouter -ing, en finale, pour créer un mot (par exemple, si je dis que la pluie fait plok, je peux créer le mot ploking). En français, le néologisme n'est pas accessible au locuteur moyen. Car je ne parle pas de la néologie institutionnelle, comme celle que pratique l'Office québécois de la langue française (OQLF) pour trouver des équivalents aux mots anglais. Non, je parle de la néologie quotidienne, celle qui permettrait au locuteur d'inventer un mot lorsqu'il en a besoin. Celle qu'envie Henriette Walter, linguiste française, lorsqu'elle dit que «{...] dans les langues voisines, les usagers fabriquent des mots à volonté sans que personne n’y trouve rien à redire, à condition qu’ils se fassent comprendre» (Walter, 1988, p. 18.). Et celle qu’on peut trouver en anglais, sur un paquet d’élastiques à cheveux avec le mot ouchless, littéralement sans ouch. Il serait

évidemment impensable de retrouver l'équivalent en français. Mon but ici n’est pas de démontrer la supériorité de la langue anglaise sur la langue française, tant s’en faut. L'une des premières choses qu’on apprend en linguistique est qu’il n'existe pas de langues supérieures à d’autres. Toutes les langues ont leurs avantages et leurs inconvénients, et toutes les langues permettent à leurs locuteurs d'exprimer les idées qu’ils désirent exprimer. De toute façon, ce dont je parle ici, ce n’est pas de la langue, mais bien du degré d’acceptation de la variation. Et ce que je compare, ce n’est pas l’anglais au français, mais bien la liberté que les locuteurs anglophones s'accordent pour créer des mots, par rapport à celle que les locuteurs francophones ne

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s'accordent pas. On parle donc ici des attitudes par rapport à la langue, non pas de la langue elle-même. Cette vision fermée qu'ont les francophones de leur langue, cette non-acceptation de la variation peut s'expliquer historiquement. Elle vient de la période qui suit la Révolution française, période durant laquelle la France a acquis l’idée d’une nation, une langue. À l’époque, la France était fortement dialectalisée. Les autorités françaises, voulant doter le pays d’une langue nationale, ont mis en place des mesures qui visaient ni plus ni moins l'éradication des dialectes, donc, de la variation. C’est même physiquement que les locuteurs de l’époque pouvaient être punis s'ils continuaient à employer leur dialecte, puisque le faire était perçu comme réactionnaire. Ces mesures coercitives ont eu l'effet souhaité: la langue des Français est maintenant, dans la vaste majorité des cas, le français. Mais ces mesures ont aussi profondément marqué la manière de voir la langue en France: les Français ont acquis l’idée que tout ce qui dévie de la langue standard est nécessairement mauvais. Anthony Lodge, linguiste britannique spécialisé en sociolinguistique historique du français, explique cet état de choses: Le Français moyen n’a pas une conscience moins aiguë que le locuteur moyen de n'importe quelle autre langue des variations inhérentes à sa langue, et il est sensible aux

moindres différences d’« accents » ou de niveaux de langue auxquels il a affaire. Pourtant, quand il s’agit de décrire ces différences, il ne dispose d’aucun instrument si ce n’est ceux que met à sa disposition une terminologie (ou une métalangue) lourdement empreinte de jugements de valeur hérités d’une longue et puissante tradition de normativisme. (Lodge, 1997, p. 14)

C’est donc dire que les francophones (car cette attitude n’est pas restreinte aux Français, elle a essaimé un peu partout) n’ont aucun autre outil pour décrire la variation que des remarques normatives. Ils n’ont pas les mots, dans leur vocabulaire, qui permettraient de décrire le fait qu’une communauté linguistique utilise des formes différentes de celles qui sont favorisées par les ouvrages de référence. C’est toujours soit bon, soit mauvais, soit supérieur, soit inférieur. On peut certes faire preuve d’un peu 23

plus de subtilité, et parler, comme certains Français et, même, comme certains Québécois le font au sujet du français québécois, d’une langue pittoresque, imagée, singulière, particulière, sympathique. Ces adjectifs, qui peuvent sembler positifs, ne cachent pas moins un jugement de valeur, voire de la condescendance. Tout relève donc de la comparaison avec le standard, ce standard qu’il semble maintenant admis de confondre avec la langue ellemême: «As probably the most highly standardized of European languages, the “French language” has come to be conventionnaly confused with that of standard language » (Twain, 2007, p. 241).

Confondre langue standard et langue. Croire que la langue ellemême se résume à la langue standard incluse dans les ouvrages de référence et, par le fait même, que tout ce qui en diverge n’appartient pas à la langue. Dire, par exemple, que ce qui n’est pas dans le dictionnaire n’est pas français ou pire, n'existe pas. Cette vision est diamétralement opposée à la réalité. En effet, concrètement, la variation existe bel et bien. Le fait qu’elle soit acceptée théoriquement lorsqu'elle est disséquée et que ses constituants soient classés en différents types, comme je l’ai fait tout à l'heure (cf. tous les types de variation linguistique), en est la preuve.

Si des locuteurs se comprennent mutuellement lorsqu'ils utilisent un mot, performer, par exemple, ou rempirer (qui sont tous les deux des mots marqués comme «formes inexistantes » dans le Multidictionnaire de la langue française), c’est que ce mot existe. Comment pourrait-on, logiquement, utiliser un mot qui n'existe pas et se faire comprendre quand même? Le fait que ce mot soit absent des ouvrages de référence, ou qu'il y soit condamné, ne veut pas dire qu’il est absent de la langue. Cela veut simplement dire que les gens qui sont responsables de la gestion des règles qui gouvernent le registre soigné ne l’ont pas accepté et que, probablement, ce n’est pas recommandé de l’utiliser dans des contextes qui appellent ce registre.

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ON UTILISE CES MOTS, MAIS ILS N’EXISTENT PAS Il arrive relativement souvent qu'une de mes connaissances m'écrive pour me poser une question de langue. «Pourrais-tu m'aider? Je me demande si tel mot s'écrit de telle manière ou de telle manière.» «Est-ce que cette expression veut dire telle chose?» Ces gens sont souvent surpris de la rapidité de ma réponse, comme si j'étais un puits de connaissances. En fait, dans la majorité des cas, tout ce que je fais, c’est chercher dans le dictionnaire (souvent le Petit Robert ou le Trésor de la langue française informatisé). Je me retiens évidemment de critiquer qui que ce soit et de dire que je n’ai pas vraiment de mérite. Cela ne me déplaît pas d’être vue comme une ressource sur la norme linguistique, surtout quand on connaît ma position par rapport à cette norme. Cependant, je suis toujours un peu surprise de voir à quel point on n’a pas le réflexe de consulter le dictionnaire. Cet outil revêt une telle aura de sainteté dans l’imaginaire québécois qu’on serait en droit de s'attendre à ce que tout le monde, au moindre besoin, le sorte pour valider une information. Mais cela ne semble pas être le cas.

Quelques amis m'ont bien raconté que, lorsqu'ils étaient enfants, le dictionnaire occupait une place de choix dans la salle familiale, et on le consultait en cas de doute sur l'orthographe d’un mot, mais je crois que, de nos jours, Google l’a remplacé. En effet, lorsqu'on s'interroge sur un mot, on ne va plus chercher le gros livre sur l’étagère, on sort son téléphone. Signe des

temps. Pourtant, malgré cette évolution, l'attitude par rapport au dictionnaire ne semble pas avoir beaucoup changé. Je m'amuse souvent, pour vérifier cette attitude, à faire chercher à mes étudiants le mot performer dans le Petit Robert. Il ny est pas, évidemment. La réaction de la majorité: «Hein? ça existe pas, performer?!» Voilà. Un mot absent du dictionnaire est un mot inexistant. Je

pourrais dire que c’est une drôle d’attitude si elle n’était pas si triste et illogique. Et les raisonnements illogiques par rapport au dictionnaire sont légion. En fait, on pourrait même faire un paral25

lèle entre l'attitude de beaucoup de Québécois par rapport au dictionnaire et l'attitude de certains chrétiens par rapport à la Bible (c’est pourquoi, d’ailleurs, j’écrirai maintenant Diction-

naire, avec une majuscule). À ce sujet le fait qu’on appelle faute tout écart par rapport à ce que ce Dictionnaire dicte est d’ailleurs très significatif. Qui, en effet, comme pour la Bible, a déjà lu le Dictionnaire ? Qui a déjà constaté ses incongruités ? Qui les a déjà intellectualisées ? On vient de parler de la manière fermée qu'ont les francophones de voir leur langue. La relation avec le Dictionnaire en est un corollaire. Un étudiant allemand m’a déjà fait remarquer que plusieurs de ses amis francophones, lorsqu'ils essayaient de lui enseigner de nouveaux mots, s’interrogeaient sur l'existence de ces mots. Il a même fait une blague en disant que, selon lui, la vie des francophones était une partie de Scrabble. C’est évidemment un peu exagéré, mais il s’agit quand même d’une image intéressante. C’est exagéré parce que ce n’est pas à tous les moments que l’on sent le besoin de s'interroger sur l’existence des mots qu’on utilise. En fait, ces situations sont assez rares pour la majorité des gens. Dans la vie quotidienne, on ne remarquera les mots que s'ils tranchent avec l’usage général. Lorsque quelqu'un qui vient d’une autre région utilise un mot de manière différente de ce que fait la majorité présente, on le remarque. Lorsque quelqu'un utilise un mot qui n'appartient pas au registre de langue exigé _par la situation, on le remarque. Lorsque quelqu'un utilise un mot savant qui n’est pas connu des gens à qui il s’adresse, on le remarque. C’est donc le contraste qui fait qu’on remarque les mots. Les mots eux-mêmes, dans la vie quotidienne, on ne les remarque généralement pas (à moins d’en avoir fait son métier). Et la personne qui les remarque est rarement vue de manière

positive. Je l'ai rapidement appris. Quand j'ai commencé mes études, quand j'ai pris conscience de la variation linguistique, j'en ai été tellement émerveillée que j’ai commencé, à tout moment, à remarquer tous les mots qu’utilisaient les gens avec qui je parlais, toutes les variantes possibles des expressions qu'ils employaient. Il m’arrivait, dans une conversation, de relever un mot particulier. Je m’exclamais: «Ah! Tu utilises ce mot-là ! »

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Mais j'ai vite déchanté. Car personne ne voyait mon émerveillement. Tout le monde percevait une critique. Tout le monde croyait que si javais remarqué le mot, c'était parce que ce n’était pas le «bon mot». Et moi, au lieu de voir mon émerveillement partagé, je devais me fondre en excuses et expliquer pendant de longues minutes que mon commentaire n’était en rien une critique, mais un commentaire positif. Je devais même, parfois, pour me faire accepter de nouveau, abîmer ma propre image en disant que j'étais un peu folle de remarquer les mots de la sorte. Beaucoup de gens, malgré mes explications, ont développé un sentiment de méfiance à mon endroit. Inutile de dire que, maintenant, je ne dis plus rien, et si je veux faire remarquer un mot, je l'enveloppe d’un laïus d’une vingtaine de minutes pour m'assurer d’être bien comprise.

C’est seulement lorsqu'on se trouve dans une situation de possible évaluation que, soudainement, on s'interroge. Lorsque, par exemple, on a, devant soi, une linguiste (le nombre de fois, dans ma vie, où je me suis fait demander si j’allais corriger les gens à mesure qu'ils parlaient... !), on se met soudainement à s'inquiéter. Lorsqu'on est en position d’enseignement, comme dans l’anecdote avec mon étudiant allemand. Lorsqu'on doit écrire un document important, une lettre de présentation, un curriculum vitae ou une demande d'indemnisation auprès des assurances, par exemple. Soudainement, la correctivité langagière compte. Soudainement, les choses qui allaient de soi risquent de ne plus aller de soi. Car les règles de la norme prescriptive, norme à laquelle on doit se plier lorsqu'on veut produire un document important comme ceux que je viens d’énumérer, sont différentes des règles qui régissent la langue quotidienne. Un mot qu'on utilise régulièrement peut être condamné dans un contexte soigné (drastique au sens de «draconien », par exemple, ou mettre l'emphase sur quelque chose, ne sont pas acceptés). Une tournure syntaxique

qui semble être utilisée par tout le monde peut être jugée incorrecte dans un contexte qui appelle le registre soigné. Par exemple, «Je me demande qu'est-ce qu'il veut» ne serait pas acceptable dans un texte, car, selon les règles, l’interrogatif qu’estce que ne doit être utilisé que dans les interrogations directes. On devrait donc, plutôt, écrire «Je me demande ce qu’il veut ». 27

Il y a donc une variation entre la langue quotidienne et la langue décrite dans les ouvrages de référence. On l’a vu, le locuteur moyen a de la difficulté à ne pas penser la variation autrement qu’en termes de «bon» ou «mauvais», en termes normatifs. Il n’est donc pas surprenant qu’il perçoive cette variation entre sa langue et la langue décrite dans le Dictionnaire comme étant «mauvaise ».

Et le discours de certains commentateurs n’aide en rien. Lorsque Guy Bertrand, le premier conseiller linguistique de RadioCanada, par exemple, condamne, dans sa chronique, les expressions avoir le crachoir et prendre le crachoir sous prétexte qu’on ne les «trouve [...] pas dans les dictionnaires», alors que tenir le crachoir et conserver le crachoir sont apparemment correctes parce que répertoriées, (Le français au micro, sous crachoir), il sous-entend que les expressions qui ne sont pas dans le Dictionnaire sont nécessairement mauvaises. Comme si le Dictionnaire était exhaustif. Comme si le Dictionnaire contenait toutes les combinaisons, toutes les formes et, surtout, tous les sens figurés possibles. Comme si les lexicographes (ce sont les gens qui travaillent à rédiger les dictionnaires) étaient omniscients. Car ne l’oublions pas: le Dictionnaire n’est rien d’autre qu'un ouvrage rédigé par des gens. Des gens dont je ne remets pas la compétence en doute, mais des gens quand même. Comment pourraient-ils être en mesure de répertorier, systématiquement et exhaustivement, toutes les formes possibles que la langue mettrait à la disposition du locuteur? Le modèle de langue auquel les auteurs des ouvrages de référence se fient a toujours été flou. Il faut savoir d’entrée de jeu que ce modèle na pas toujours été la langue écrite. Au XVII siècle, ce Grand Siècle français, les quelques ouvrages normatifs publiés se basaient principalement sur la langue orale aristocratique. Mais attention, par sur n'importe quelle langue orale. Vaugelas, un grammairien de l’époque, parle non pas de la langue de la Cour, mais bien de la langue de la «plus saine partie de la Cour» (il faut savoir que la langue de la Cour à cette époque, malgré tous les efforts, était truffée de ces affreux italianismes qui allaient, selon tous les avis éclairés, « défigurer » la langue française).

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C’est donc dire que, même à l’époque où les classes étaient si bien définies, le modèle n’était pas statique. Il variait. Petit à petit, à mesure que les grands auteurs classiques ont produit leurs classiques, on a commencé, dans les dictionnaires, à répertorier certains de leurs usages qui, soit dit en passant, étaient pour la plupart alignés sur l’usage oral de la Cour. C’est au XIX siècle, avec l'imposition de l’école publique obligatoire qui a rendu nécessaire l'élaboration de manuels de référence, qu'on a commencé à accorder plus d'importance à la langue écrite qu'à la langue orale. C’est donc dire qu’historiquement, les lexicographes, pour déterminer le contenu du Dictionnaire, se basent sur la langue de l'élite, d’abord orale, ensuite écrite. C’est donc dire que la langue décrite dans le Dictionnaire est inspirée par la langue des auteurs... ces auteurs qui, aujourd’hui, doivent se faire corriger leur langue sur la base du contenu du Dictionnaire’. Et le serpent de se mordre la queue de plus belle…

Le Dictionnaire, donc, n’est rien d’autre qu'un outil, qu’il soit descriptif (comme, à quelques exceptions près, le Petit Robert) ou prescriptif (comme le Multidictionnaire de la langue française). Un outil fabriqué par des gens qui ont pris des décisions. Le contenu du dictionnaire (redonnons-lui sa minuscule) n’est

pas la parole divine, et si une forme en est absente, cela ne veut pas nécessairement dire qu’elle est mauvaise. Cela peut simplement vouloir dire que les lexicographes qui ont rédigé l’ouvrage ne connaissent pas cette forme, car elle ne faisait peut-être pas partie de leur variété de langue, ou qu’ils n’y ont pas pensé. Et quand bien même quelqu'un aurait bel et bien écrit, dans un ouvrage de référence, qu'une forme est «mauvaise», cela n’est pas un acte performatif. Que Marie-Éva de Villers (lauteure du Multidictionnaire de la langue française) dise que performer est une forme inexistante ne rend pas pour autant ce mot «inexistant». Que Guy Bertrand dise qu’on ne peut pas faire un téléphone (alors qu’on peut boire un verre et manger toute son assiette) ne rend pas l’expression fondamentalement mauvaise.

3 Je me permets d’ailleurs, au passage, de saluer les correcteurs qui travaillent sur ce texte. 29

Les arrêts des spécialistes des règles prescriptives ne sont pas comme les arrêts des juges au tribunal. Ils n’ont pas force de loi.

Comprenons bien que je ne désire aucunement, ici, nier l'utilité et la pertinence du registre soigné et des ouvrages de référence. La société a besoin d’un tel registre puisqu'elle lui accorde une valeur, et il est nécessaire de le colliger quelque part. Ce que je dis plutôt, c’est que ces ouvrages de référence sont ce qu'ils sont: des références. Ils ne sont pas des ouvrages divins ou des textes de loi.

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Cris

MAIS COMMENT, ALORS, FIXER LA LANGUE? J’entends d’ici mes détracteurs s’écrier: «Mais il faut bien trouver un standard quelque part!» En effet. Si la langue varie à ce point, si elle varie selon les époques, selon les régions, selon les classes et selon les situations de communication, comment faire pour la fixer? Comment faire pour reconnaître, dans cette multitude de variantes et de variétés, le français standard? Pour répondre à cette question, types de variation: la variation registres de langue, et la variation sons d’abord plus en profondeur outes

il importe de combiner deux situationnelle, c’est-à-dire les géographique. Mais réfléchissur les registres de langue.

1es langues sont structurées en registres. Les locuteurs

do lee d’une langue peuvent, en effet, faire varier leur manière de s’exlanqua primer selon les situations dans lesquelles ils se trouvent. Habituellement, on parlera de trois registres de langue :[le registre soigné (ou soutenu), le registre neutre et le registre familier.

peut aussi, à l'occasion, parler du régistre populaire, mais ce registre est plus complexe, car il fait intervenir les notions de variation socio-économique et de classes sociales, notions que je ne désire pas aborder ici. Je me concentrerai d’ailleurs, pour le moment, uniquement sur les registres familier et soigné.

Ces étiquettes familier et soigné ne sont que des étiquettes utilisées à des fins de description. Elles pourraient donner l’illusion qu'on peut classer les phénomènes linguistiques dans de petites boîtes hermétiques. Il est important de se rappeler qu'il n’en est rien, et que, donc, de nombreux phénomènes tombent à l'extérieur de ce classement. Certains appelleront cela des exceptions. Moi, j'appellerai cela la vraie vie \a langue est un produit umain, de ces produits sur lesquels jouent les émotions, les humeurs, les caractères, et qui sont donc très difficiles à classer de manière rationnelle. C’est ce qui fait toute la difficulté, mais

En effet, la raison qui fait qu’un locuteur s’exprimera en registre familier plutôt qu’en registre soigné, ou vice versa, est avant tout une

question d'image. D’une situation de communication

à

l'autre, qui varie selon la personne à qui l’on s’adresse et selon 31

le contexte dans lequel on se trouve quand on s'adresse à cette personne, on modifiera sa manière de parler.

J'aime bien comparer le rôle social des registres de langue au rôle social des vêtements. C’est que le système de registres de ngue et le code vestimentaire obéissent tous deux à des règles sociales similaires. Quand je travaille à la maison, par exemple, je ne m'habille pas de la même manière que pour participer à un gala. Et quand je parle avec ma meilleure amie au téléphone, je ne parle pas de la même manière que pour donner une conférence. Tout est question d'image. À la maison, devant mon ordinateur, je ne me soucie pas de l’image que mes vêtements donnent de moi. Dans un gala, par contre, l’image compte. C’est la même chose quand je communique: je n’ai pas à me soucier de l’image véhiculée par la manière de m'exprimer quand je parle à ma meilleure amie, mais je dois y prendre garde quand je donne une conférence. Habituellement, plus la situation est officielle, plus les règles du code vestimentaire auxquelles on doit se plier sont contraignantes. Un homme s’encombrera d’une cravate ou d’un veston, une femme acceptera de souffrir dans des escarpins. C’est la ême chose avec la langue.Plus la situation de communication est officielle, plus les règles du code linguistique auxquelles on doit se plier sont contraignantes. On s’encombrera du ne de négation, on souffrira avec les règles des concordances des temps, on choisira le mot officiel plutôt que le mot formel, comme je viens d’ailleurs de le faire“. \

En situation informelle”, les vêtements ont avant tout un rôle de confort et de chaleur. Actuellement, au moment où j'écris ces lignes, je suis en robe de chambre et je porte de gros bas de laine. C’est très laid, mais cela ne me dérange aucunement. Car mon but n’est pas d’être belle, mon but est d’être à mon aise et d’avoir chaud. Si je sortais pour aller à un concert ou pour 4 Je préférerais utiliser le mot formel, mais il est condamné lorsque employé dans ce sens. Comme ce texte est, en général, écrit au registre soigné, je vais me plier aux règles qui le régissent, même si officiel n’est pas exactement ce que je désire exprimer: une situation peut, en effet, être formelle [sic] sans être officielle (pensons, par exemple, à la première fois qu’on rencontre sa belle-famille).

5 Car informel, lui, est accepté... 32

souper dans un restaurant chic avec mon amoureux, mon

but

serait tout autre. Certes, si c'était l’hiver, mon besoin de chaleur serait le même, mais je n'opterais sûrement pas pour la robe de chambre. Un manteau long serait plutôt de mise. Car si la chaleur est nécessaire, dans un contexte officiel, elle ne doit pas étre obtenue aux dépens de l’image. Je serais jugée négativement si je me présentais en robe de chambre dans u ant chic\Le iculé

par mes vêtements ne correspondrait

pas à ce

à quoi la société s'attend. Lorsque je parle au téléphone avec ma meilleure amie, je n’ai pas à porter une attention particulière à la manière dont je m'exprime. Car mon but n’est pas de montrer que je sais «bien parler», mon but est de communiquer. Si ma meilleure amie comprend ce que je désire lui dire, ce but est atteint. Dans une situation de communication plus officielle, dans une conférence, par exemple, si la communication est certes toujours nécessaire (il ne me serait pas très utile de parler sans que personne ne me comprenne), le but est également social. Je serais jugée négativement si, dans une conférence, je parlais comme quand je parle au téléphone avec ma meilleure amie. Le message véhiculé par la manière de m'exprimer ne correspondrait pas à ce que la société attend. Tout ici, donc, est question d’attentes sociales. ÎLe respect des du code vestimentaire et des règles du registre soigné, qui sont difficiles et contraignantes, transmet le message d’un souci apporté à l’image. La société s'attend à ce qu’on fasse preuve de

ce souci dans les situations officielles, etelle stigmatise ceux qui ne le font pas. Céline Galipeau serait mal jugée si elle lisait le téléjournal en robe de chambre. Elle le serait également si, par exemple, au lieu de parleyd’une voiture abimée/elle parlait d’un ar magané, Voyons maintenant la relation qu'entretiennent les registres de langue avec les variétés de langue. En d’autres mots,[voyons comment la Variation situationnelle et la variation géographique se côtoient.

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ZT" Ÿ

La flèche de gauche symbolise les registres. On remarquera que plus le registre est familier, plus les variétés de langue s’éloi-

y a beaucoup plus de registre familier qu’il n’y en a en registre soigné. proche Soigné

Familier

de l'écrit

Québec

France

Suisse

Belgique

Tous les Québécois qui ont déjà vécu un problème de commu nication avec un Français acquiesceront : il suffit de passer du registre familier au registre soigné pour que le problème disisse.fSi je dis «Je

tripe

ben raide sur cette toune-là!», il se

peut qu'un Français n’arrive pas à saisir le sens de mon propos, alors que tout sera limpide si je dis «Jaime énormément cette chanson!» Cette situation, cependant, pourrait être à l’origine d’une mauvaise interprétation. En effet, il est facile d'interpréter le phénomène en se disant que pour qu’un Français comprenne un Québécois, il faut que ce dernier «parle bien» (le registre soigné étant mélioratif). Mais si le Français comprend mieux, ce n’est pas parce que le Québécois a «bien parlé». C’est simplement parce que triper, ben raide et toune ne font pas partie du lexique interne du Français (variation géographique), contrairement à aimer, énormément et chanson. De la même manière, un Québécois pourrait avoir de la difficulté à saisir « J’ai kiffé la teuf!», alors que «J'ai beaucoup aimé la fête!» ne pose aucun problème.

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Autre chose importante à remarquer dans la figure: les flèches illustrant les variétés de langue en registre soigné ne se touchent pas. Les variétés de langue se ressemblent donc dans ce registre (puisque le registre soigné est plus fixe, car plus proche de ’écrit), mais elles ne se confondent pas en une unité.fIl n’y a donc pas un seul registre soigné en français, mais bien plusieurs. C’est que la langue est un système. Un élément du registre familier influence les éléments des autres registres. Illustrons cela avec un exemple concret. Comme il s’agit, justement, d’un exemple servant à démontrer mon propos, on me pardonnera la énéralisation abusive (les Français, les Québécois).

renons les mots grafigner et égratigner. En français québécois, ces deux mots coexistent: le premier appartient au registre familier, alors que le second est plus soigné. En français hexagonal, par contre, le mot égratigner est employé à tous les registres. Dans l'esprit de la majorité des Français, le mot égratigner n’est ni soigné, ni familier. Il est neutre, puisqu'il peut s'employer dans toutes les situations. Il n’en est pas de même pour les Québécois, qui réservent égratigner pour les situations qui appellent le registre soigné. C’est donc dire que même si le mot égratigneri . > + > Québec, on l’emploie plutôtA dans le sens d’une habitude, d’une manie.»

Autre exemple de jugement de valeur: le traitement d’astiner. On définit ce mot comme étant la «déformation du verbe obstiner». Parler de déformation plutôt que de variante, c’est poser un jugement négatif, sans compter qu'accorder une entrée à une simple variante phonétique, comme si c'était un mot particulier, c’est manquer singulièrement de connaissances en linguistique. Ce genre de jugement de valeur n’a pas sa place dans un ouvrage qui se veut descriptif et symbole de « drapeau blanc». Cette critique aurait pu être beaucoup plus approfondie. On remarquera, en effet, que je ne me suis servi que d'exemples commençant par la lettre A. Je ne me suis même pas donné la peine d’aller consulter les autres lettres. Mais c’est suffisant.

Car cette critique ne s'adresse pas directement à l’auteur de ce : site, qui n’est manifestement pas linguiste, et qui a très certainement consacré beaucoup de temps à ce travail. Cette critique s'adresse aux gens qui croiraient que ce site est fiable parce qu’il porte le titre de Dictionnaire. Elle s'adresse aux gens qui croiraient qu'il suffit de connaître une langue, ou une variété de langue, pour en être un spécialiste.

Ce genre d'ouvrage ne rend pas hommage au français québécois. Lorsqu'il ne le ridiculise pas, il le folklorise. Parler du français québécois comme d’une langue pittoresque, d’une langue issue d’une «culture agréablement imagée et parfois complètement fantaisiste», ce n’est pas positif. C’est paternaliste. C’est rabaisser le système complet d’une variété de langue au niveau de l’anecdote attachante, voire cute. Le français québécois n’est pas cute.

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UNE BLAGUE PLATE Cela fait un bon bout de temps qu'une photo circule dans les médias sociaux. Son titre est Traduction bilingue, et on y trouve les équivalent français et «québécois» de phrases anglaises. Par exemple, on peut y lire que la phrase anglaise «Don’t bother » se traduit en français par « Ne t'en fais pas» et en québécois par «Baud toé zempa ». On voit également que «I tell you » est la version anglaise du français «Je te dis» et du québécois « Ch'te di».

Oui, c’est une blague. Je suis certaine que beaucoup de gens ont ri en la lisant. Certains de mes amis l’ont même partagée directement avec moi, croyant que, comme je m'intéresse au français québécois, j'allais rire moi aussi. Je n’ai pas ri. Pour plusieurs raisons. 1) La première raison est qu’on présente le français québécois comme si c'était une langue différente du français. Cette manière de voir les choses est très fréquente. Le Dictionnaire québécois-français de Lionel Meney, présenté comme un dictionnaire bilingue, en est le meilleur exemple. Cette idée que la langue parlée au Québec est une langue à part entière pourrait, d’un certain point de vue, être légitime. Dans le cas qui nous intéresse, par contre, elle sous-tend un gros jugement de valeur: le québécois n’est pas du français, mais ce n’est pas à cause d’une réflexion idéologique de ses locuteurs, c’est à cause de sa piètre qualité. 2) Ce qui nous amène à la deuxième raison pour laquelle je n’ai pas ri. Comme dans la plupart des cas où l’on compare le «québécois» au «français», on compare le registre familier du premier au registre soigné/neutre du second. Ici, c’est d’autant plus malhonnête, qu’en plus, on y ajoute l’anglais. Comme si en français québécois, personne ne pouvait traduire l’anglais right here autrement que par drette là. Cette manière de présenter les choses nuit considérablement à l’image qu’ont les Québécois de leur langue, qui n’en mène déjà pas large. Car le registre familier, parce qu'il n’est pas le registre soigné, est toujours teinté d’une connotation négative. On l’a vu, les locuteurs possèdent un mécanisme qui leur permet d'identifier les formes familières et la plupart savent quand ces formes familières n’ont pas leur place. Comparer ici même à drette là, c’est comme comparer le

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sandwich au jambon du diner, rapide, efficace et sans cérémonie, au filet mignon du souper, et dire qu'ils sont équivalents.

3) La troisième raison est la plus forte. On présente le français et l'anglais en suivant les règles de l’écrit, mais on présente le « québécois» avec une écriture pseudo-phonétique ridicule. C’est Georges Dor, avec son Anna braillé ène shot, qui serait content! Pourquoi écrit-on f-a-i-r-e dans faire croire, maïs pas dans fer à craire? Et pourquoi, si on veut vraiment rendre la prononciation, n'’écrit-on pas fer crwar au lieu de faire croire? Et que dire de je te dis «traduit» par ch'te di? Est-ce à dire que lorsque j’enseigne à mes étudiants non francophones que le e de je peut tomber à l'oral, je ne leur enseigne pas du français? Je mets au défi quiconque serait capable de produire un «j» [3], consonne sonore, devant un «t» [t], consonne sourde. C’est un principe simple de phonétique combinatoire. Les sons s’influencent entre eux. Il est presque impossible de prononcer un groupe formé d’une consonne sonore et d’une consonne sourde sans que la consonne sonore soit assourdie ou que la consonne sourde soit sonorisée. Lorsqu'on fait tomber le e de cheval, on ne prononce plus un [v], mais bien un [f]. On ne dit donc pas ch’val, mais bien ch’fal. Même chose quand on fait tomber le e de de dans fin de semaine. Dans les faits, on ne prononce pas fin d’semaine, mais plutôt fin t’semaine. Tous les locuteurs francophones, qu’ils parlent « français » ou « québécois », prononcent je te dis comme ch'te di. D’ailleurs, dire que les Québécois prononcent ch'te di est une erreur. La majorité dirait plutôt je te le dis, avec assibilation du [d], ce qui donnerait, selon le système de cette image ch'te l’dzi.

j'ignore d’où cette image est tirée. Le titre Traduction bilingueme laisse perplexe, car il y a trois «langues». De toute façon, je me demande bien ce que serait une traduction qui n’est pas bilingue Certains d’entre vous sentiront sûrement le besoin de me dire «Ben voyons, calme-toi, c’est juste une blague! C’est sans conséquence !» Justement, non. Ce n’est pas sans conséquences. Est-ce de l’autodérision? J’en doute. L’autodérision n’est possible

que si l’on se connaît parfaitement. Comme Cyrano, qui se sert luimême ces folles plainsanteries avec assez de verve, mais qui ne permet pas qu'un autre les lui serve. Ici, le manque de connaissance au 96

sujet du français québécois est manifeste. Car ce n’est pas parce qu'on parle une langue ou une variété de langue qu'on en est automatiquement spécialiste. Par exemple, la forme s’en bâdrer, dans baud toé zempa, n’est presque plus utilisée. Beaucoup la connaissent sans l’employer, mais je suis certaine que beaucoup de jeunes ne la connaissent pas du tout. Si l’on veut vraiment rendre compte de la manière dont les Québécois parlent, il faudrait à tout le moins le faire en utilisant des données vraisemblables!

Il s’agit plutôt d’une complaisance d’insécure (sic, car c’est consciemment que jemploie le terme condamné par la norme prescriptive). Une des méthodes typiques pour camoufler son insécurité est de se vanter de ce qui nous rend insécure (sic),

comme si cela nous définissait. Les gens qui arrivent toujours en retard et qui doivent, à chaque fois, subir des commentaires négatifs en viennent à se vanter de toujours arriver en retard. Mais ce faisant, ils ne règlent pas leur insécurité, ils l’érigent en système.

Et ces gens sont d’autant plus satisfaits quand ils ont la chance d'en rencontrer d’autres qui partagent la même insécurité! Ils se comprennent, ils se congratulent. Asinus asinum fricat… J'ai déjà eu, dans un cours, un petit groupe d’étudiants sudaméricains qui étaient toujours en retard. Au début, ils étaient mal à l’aise, car le stéréotype du Sud-Américain retardataire leur faisait faire de l’insécurité. Mais, voyant qu'ils étaient plusieurs, ils se sont plutôt rassemblés et, au lieu de travailler pour arriver à l'heure, ils se sont mis à arriver en retard en groupe, riant et se vantant d’être des Sud-Américains. Cette Traduction bilingue est en effet une blague. Mais comme certaines blagues sexistes ou racistes des années 1960 ne font plus rire du tout aujourd’hui, je rêve du jour où les blagues qui mettent en relief l’insécurité linguistique des Québécois soient elles aussi considérées comme des blagues plates…

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ÇA L'A L'AIR, DONNE-MOI Z'EN ET IL PEUT-TU Un des traits du français québécois familier qui est jugé le plus négativement est le fameux lajouté devant l’auxiliaire avoir, comme dans «ça l’a lair». J’ai même déjà vu quelqu'un, à l’écoute de cette prononciation, prendre l’air dégoûté d’une personne qui vient de boire du lait périmé. Pourtant, cette personne disait j'vas et monter en haut, qui sont des formes tout aussi condamnées. Lorsque je le lui ai fait remarquer, cette personne m’a tout simplement répondu: «Ben non, écoute, ça l’a Pair, ç’a juste pas d’allure! Y’a jamais eu de 1 à!!». On utilise cette forme, donc, pour illustrer la dégénérescence langagière des Québécois. Pourtant.

Pourtant, en plus d’être très répandue, cette forme suit les canons de la construction du français. Ce J, en linguistique, est appelé une épenthèse. Il s’agit en fait d’un son qu’on ajoute pour rendre la prononciation plus aisée, pour favoriser l’euphonie. Il y a plusieurs exemples de cela en français soigné. Pensons au t dans a-t-on. Personne ne semble s’en offusquer. Personne ne semble remarquer que le verbe avoir, à la troisième personne du singulier, ne s'écrit jamais at. D’où vient-il, alors, ce f? Il vient des autres formes verbales de la troisième personne du singulier (comme est-on). C’est un peu comme si on était allé l’emprunter pour éviter d’avoir un forme du type *a-on, dont le hiatus (le contact des deux voyelles) serait difficile à maintenir. Autre

exemple: le s qu'on ajoute à l'impératif présent des verbes du premier groupe à la deuxième personne du singulier dans certains contextes. Tout le monde qui a bien appris ses conjugaisons sait que ces verbes, à l’impératif, ne prennent pas de s. On écrira Mange tes légumes, et non pas *Manges tes légumes. Pourtant, lorsqu'on pronominalise l’objet, on ajoute un s, qu’on prononce de surcroît: Manges-en. Et personne ne monte aux barricades en disant que «Çç’a juste pas d’allure!». Tout le monde accepte cet état de choses. On ajoute le son [z], qui est noté sous la forme d’un s à l'écrit, pour éviter, encore une fois, le hiatus.

Ce [z] est d’ailleurs maintenu en français québécois familier, lorsque l’impératif du verbe du premier groupe possède deux compléments. En effet, au lieu de dire donne m'en, comme

le

voudrait la norme prescriptive, on dira donne-moi z’en, forme 98

qu’on ne sait pas trop comment écrire, car la norme prescriptive, justement, n’a pas prescrit au sujet de son orthographe.

Le 1 de ça l’a l'air et que l'élargissement Le l'est présent dans quoi ne pourrait-on

le z des 1l a pas

de donne-moi z'en ne sont rien d’autre possibilités épenthétiques du français. l’air et le z dans donnes-en, non? Pourles ajouter pour éviter d’autres hiatus?

Ces formes ne sont peut-être pas acceptées au registre soigné, mais elles ne sont certainement pas le signe d’une dégénérescence langagière. Elles sont, au contraire, le signe d’une bonne maîtrise du système déjà en place.

Que dire, maintenant, du -tu dans la forme interrogative 1l pense-tu.. Les détracteurs du français québécois véhiculent le mythe qu'il y a ici deux pronoms personnels. « Voyez comme la langue au Québec est dégénérée! Les locuteurs ne savent même plus quand employer les pronoms personnels et tutoient au lieu de poser des questions! »

Mais ce n’est pas parce que deux mots s’écrivent et se prononcent de la même manière qu'ils appartiennent nécessairement à la même classe. Prenons feu, par exemple. Dans feu, feu joli feu, c’est un nom, alors que dans feu M. Untel, c’est un adjectif. Le premier vient du latin focus et le second, du latin fatum. Le hasard a voulu que les deux mots latins, une fois passés à travers les mailles de l’évolution phonétique, donnent la même forme en français. De la même manière, -tu n’est pas un pronom personnel. Un pronom personnel fait nécessairement référence à une personne. Ici, non. Le -tu est un outil qui sert à transformer une phrase affirmative en interrogation. Nous dirons donc que c’est une particule interrogative. Elle est dérivée de la forme -t1, elle-même issue de linversion du sujet à la troisième personne du singulier (comme dans vient-il?), et attestée dans bien des parlers de France.

Certes, cette forme appartient au registre familier et quiconque emploie en registre soigné se verra jugé socialement. Mais cela ne veut pas dire que la forme en soi est mauvaise. Et cela ne veut pas dire que les locuteurs qui l’emploient parlent une non-langue..

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LIBERTÉ ET VARIATION Il m'arrive parfois de me lasser de discuter au sujet du français québécois. Il m'arrive parfois de renoncer. C’est que les idées préconçues sont tellement ancrées profondément qu’il faut, à chaque discussion, que je recommence ma démonstration. Il faut que je fasse reconnaître le fait que la norme n’est pas immuable, puisqu'elle a évolué avec le temps. Il faut que je fasse prendre conscience que le registre soigné n’est rien d’autre qu'un code social de plus, régit par des règles prédéfinies qu'il s’agit d'appliquer dans les situations adéquates, mais qu’on n’est pas obligé de s’y plier sans arrêt quand on ne se trouve pas dans une de ces situations. L'analogie avec le code vestimentaire est toujours utile ici. Il faut que j’explique que la langue n’est pas une entité statique contenue dans les ouvrages de référence, mais bien un ensemble varié de variantes qui varient (sc).

Et il arrive parfois que je n’aie pas le temps ou l’envie ou l’énergie de me lancer dans une telle démonstration. Il arrive parfois que la situation ne s’y prête pas.

Mais même quand la situation s’y prête, même quand j'ai le temps, l'énergie et l'envie de sortir tout mon attirail argumentaire, et même quand mon interlocuteur joue le jeu et s'implique dans ma réflexion, il arrive très souvent qu’au cours de la discussion, je frappe un mur. Il arrive que, dans la kyrielle d'exemples que j'utilise pour faire valoir mon point de vue, je tombe sur LA forme que cet interlocuteur est incapable d’endurer. Que ce soit bon matin, faire du sens, ça l’a l'air, une bus ou toutes ces réponses (quoique si c’est toutes ces réponses, je me rends rarement très loin dans la discussion), il y a, presque immanquablement, la réaction «Ah, moi, [insérer l’expression], chus juste

pas capable.» Et à ce moment-là, tout le bel édifice que je viens patiemment de construire s'écroule, tel un château de cartes.

Comprenons bien. Je n’enlève aucunement le droit à qui que ce soit de ne pas aimer telle ou telle expression. C’est tout à fait légitime, comme on n’aimerait pas telle ou telle pièce de vêtement, par exemple. Mais comme ces formes sont nécessairement condamnées par la norme prescriptive, les locuteurs qui ne les aiment pas voient leur aversion justifiée. Pourtant, ces locuteurs utilisent, dans leur registre familier, beaucoup d’autres formes 101

condamnées par la norme prescriptive. Le fait qu’ils n’aiment pas une forme en particulier ne peut donc justifier le fait que cette forme soit condamnable.

Il faut prendre garde à ne pas confondre les goûts personnels et la norme. On peut ne pas aimer certaines expressions, on peut ne pas trouver qu’elles sont mélodieuses ou belles ou esthétiques. Moi, par exemple, je trouve les mots pistachier et concave très laids. Ils m’énervent. Pourtant, je ne milite pas pour les bannir de la langue française. Un mot qui m'énerve encore plus est le mot épicurien, employé au sens de «qui ne songe qu’au plaisir » (sens attesté dans la plupart des dictionnaires, d’ailleurs). Honnêtement, je dirai que ce mot, employé dans ce sens, ne m'énerve pas, il m'énarve. C’est que la doctrine d’Épicure n’est pas reliée au plaisir. Elle est bien plus complexe que cela. Ce sens est donc dû à une mauvaise interprétation. Mais qu'y puis-je? Quand les gens utilisent ce mot, dans ce sens, ils se font comprendre. Même moi, je les comprends. Je n'aime pas les comprendre, j'aimerais ne pas les comprendre, mais je les comprends. Ce n’est pas comme s'ils avaient voulu donner au mot patate le sens de «qui ne songe qu'au plaisir »! Là, ce serait différent. Là, je serais en droit de ne pas comprendre.

Si on se fie à ses goûts personnels pour justifier qu'une expression soit acceptable ou non, on joue le jeu des puristes, qui, eux, jugent toutes ces expressions inacceptables. Une personne peut utiliser bon matin, mais trouver que ça l’a l'air est inacceptable. Une autre peut faire le contraire et réagir très négativement toutes les fois qu’elle entend bon matin, mais utiliser ça l’a l'air quotidiennement. Le puriste arrive, condamne les deux expressions, et aucune des deux personnes n’a d’argument pour se défendre, car chacune est à moitié d’accord. Ce qu’il faut comprendre, c’est que si l’on veut reconnaître la légitimité du français québécois familier, il faut que ce soit dans son ensemble. Je l’ai déjà dit à maintes reprises, la langue est un ensemble de variations. Eh bien le registre familier n’échappe pas à ces variations! En fait, si on voulait être d’une précision absolue, on dirait qu'il y a une langue différente par locuteur. Moi, par exemple, j'ai été élevée à Victoriaville par deux parents 102

d’origine beauceronne professeurs de français, je suis linguiste, historienne de la langue, et j'habite avec un Italien. Personne ne parle le français comme moi. Et ce n’est absolument pas de la vantardise. Car personne ne parle français comme mon voisin, comme la belle-sœur de mon voisin, comme ma meilleure amie ou comme ma mère. Chacun a son propre bagage culturel et ses propres opinions. Et chacun a ses propres expressions «chus pas capable ».

Et si on accepte la variation, si on accepte que la norme n’est pas immuable, si on accepte que le registre soigné soit un code social et que ce code social ne s’applique pas de la même manière dans toutes les situations, si, donc, on accepte que le registre familier soit plus libre, il faut accepter qu’il y ait des gens qui gèrent cette liberté différemment. Il faut accepter que le système de certaines gens ne soit pas le même que le sien. Il faut accepter que ce ne soit pas parce qu'on trouve une expression laide ou illogique que cette expression est nécessairement mauvaise. Car il y a fort à parier que soi-même, on utilise des expressions laides et illogiques aux yeux d’autres personnes. C’est parfois lourd, la liberté.

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ET JE N'AI PAS ENCORE PARLÉ DU JOUAL J'ai toujours détesté le terme joual pour désigner le français québécois. Pour plusieurs raisons. La première en est l’origine. C’est Jean-Paul Desbiens, aussi connu sous le nom du Frère Untel, qui

a, le premier, utilisé ce terme:

Le joual est une langue désossée: les consonnes sont toutes escamotées, un peu comme dans les langues que parlent (je suppose, d’après certains disques) les danseuses des Iles-sousle-Vent: oula-oula-alao-alao. [...] Cette absence de langue qu'est le joual est un cas de notre inexistence, à nous, les Canadiens français. (Desbiens, 1960, p. 24-25) Cet extrait illustre magistralement tout ce que j’ai dit dans les chapitres précédents au sujet de l’insécurité linguistique et du refus de la variation. Le joual, selon Desbiens, est la non-langue d’un non-peuple. Certains amèneront l’argument que le sens du terme a, depuis, évolué. Soit. Mais que veut dire joual, exactement? À quoi faiton référence lorsqu'on parle du joual? Dans les écrits de Michel Tremblay, pionnier de la littérature joualisante, le joual fait référence au parler populaire des classes ouvrières de la région de Montréal des années 1960. C’est très restrictif. Dans ma Beauce ancestrale, par exemple, personne ne parlait joual.

De nos jours, pour plusieurs, le joual fait référence au français québécois, tout simplement. Mais le seul fait de lui donner un nom particulier, autre que celui de français, comme si ce n’était pas, justement, du français, induit un jugement de valeur négatif. Car ce dont on parle réellement quand on utilise le mot joual, c’est du français québécois familier, ce français qui diverge le plus fortement du contenu des ouvrages de référence, ce français qui n’obéit pas aux règles canoniques. On ne dirait pas, par exemple, que les lecteurs de nouvelles de Radio-Canada parlent joual. Mais ils parlent pourtant bel et bien le français québécois. Présenter le français québécois comme si ce n’était qu’un registre familier est dangereusement réducteur. Ça l’est d'autant plus si, pour ce faire, on utilise un terme qui, historiquement, est connoté négativement. Le français est, au Québec, le principal vecteur d’identité. Car la langue, c’est beaucoup plus qu’un 104

simple moyen de communication. C’est aussi un outil social et culturel. C’est lorsque les non-Québécois parlent que l’on reconnaît qu'ils ne sont pas Québécois. Ils n’ont pas «l'accent». Et quand ces non-Québécois se mettent à adopter certains traits typiques de cet «accent »”, et que les Québécois le leur font remarquer, ils en sont fiers. Dénigrer sa propre langue, donc, c’est dénigrer son identité. Étonnamment, Jean-Paul Desbiens n’avait pas si tort que cela

quand il parlait de « l’absence de langue » et de « l’inexistence des Canadiens français». Il s’est simplement trompé dans l’ordre des choses. L'absence de langue n’est pas un exemple de l’inexistence des Canadiens français, c’en est la cause. Mais cette langue n’est pas absente en soi, évidemment. Un peuple ne peut pas parler une non-langue! Toutefois, le seul fait de faire croire une telle chose, le seul fait de convaincre les membres d’une communauté linguistique qu'ils parlent une non-langue, peut mener à l’étiolement de cette communauté linguistique. De nos jours, on voit peu de propos aussi acerbes que ceux tenus par Jean-Paul Desbiens. Il y a bien le sociologue et chroniqueur au Journal de Montréal Mathieu Bock-Côté qui, parfois, nous parle de notre «dialecte honteux » (Bock-Côté, 2012), mais, habituellement, les reproches sont plus voilés.

Toutefois, en creusant un peu, on constate que le message est le même. Quand, dans les ouvrages qui servent de modèle pour le registre soigné, on condamne presque systématiquement les formes particulières au français québécois, quand on prétend que ces formes sont toujours mauvaises, quand on ne fait aucune mention du registre de langue, on tient les mêmes propos que Jean-Paul Desbiens. Une forme québécoise peut certes ne pas avoir sa place en registre soigné. Et on doit certes pouvoir trouver cette information dans un ouvrage de référence. Les locuteurs qui désirent maîtriser le registre soigné doivent pouvoir savoir quelles formes n’en font pas partie. Mais, justement, si ces formes ne font pas partie du registre soigné, cela ne veut pas dire qu’elles ne font pas partie de la langue. Nous l'avons vu, c’est lorsque les locuteurs d’une langue utilisent un mot et se comprennent en l’utilisant que ce mot appartient à la langue, 9 Il est ici question du français, évidemment. 105

qu’on le veuille ou non. L'expression prendre une marche peut très bien être condamnée en registre soigné, mais cela ne veut pas dire pour autant que les locuteurs du français québécois sont hors-la-loi lorsqu'ils emploient dans leur vie quotidienne. C’est la même chose pour parler à travers son chapeau ou caller une pizza!

L’argument selon lequel la sauvegarde du français au Québec passerait par son alignement sur la norme hexagonale est très tenace, puisqu'il est héréditaire. Mais s’il en est ainsi, si vraiment il faut, pour maintenir le français au Québec, le faire ressembler le plus possible à ce qui est décrit dans les ouvrages de référence hexagonaux, on serait en droit d'espérer que les puristes, à qui aurait incombé la tâche de la promotion de cette norme hexagonale depuis plus de 150 ans, constatent, au moins, une amélioration. Mais il n’en est rien, puisqu'ils maintiennent le même discours. Ont-ils failli à leur tâche? Absolument pas! Ils ont bel et bien réussi à profondément inculquer dans l’imaginaire linguistique des Québécois l’idée que la plupart des formes caractéristiques à cette communauté linguistique sont les symptômes de l’étiolement de la langue, et qu'il faudrait s’en débarrasser. Les Québécois se sont-ils débarrassés de ces formes caractéris-

tiques? Non. Pourtant, le français est toujours présent.

Serait-ce à dire que ce n’est pas le discours puriste qui l’a maintenu? Il faut comprendre que la sauvegarde d’une langue ne dépend pas de la langue elle-même, mais bien des locuteurs qui la parlent. Une langue ne disparaît pas quand elle s'éloigne de la norme prescriptive, elle disparaît quand elle n’est plus utilisée, point. Deux situations peuvent mener à ce résultat: soit les locuteurs ont disparu, soit ils ne peuvent plus aspirer au bonheur dans leur langue. Ce ne sont pas les puristes qui ont maintenu le français au Québec. En premier lieu, ce sont les femmes qui, à la sueur de leur ventre, ont engendré des dizaines et des dizaines de petits francophones. La Revanche des berceaux, disait-on. Voilà pour empêcher la disparition des locuteurs.

Quant à l’aspiration au bonheur en français, c’est la loi 101 qui l’a permise. Sans la loi 101, beaucoup de baby-boomers auraient 106

préféré que leurs enfants aillent à l’école anglaise, car il était manifeste que, de moins en moins, on pouvait aspirer au bonheur en utilisant le français. Et on souhaite toujours le bonheur de ses enfants. Sans la loi 101, donc, ma génération serait probablement majoritairement allée à l’école anglaise et aurait fait sa vie en anglais. Et la génération de ma fille, elle, serait anglophone. Et les puristes auraient eu beau s’égosiller à dire qu'on ne doit pas dire alternative, mais bien solution de remplacement, rien n'y aurait fait. Car ce n’est pas de l’intérieur qu'on maintient une langue. C’est de l'extérieur. Depuis près de 15 ans, tous les étés, j'enseigne dans le programme d'immersion en français langue étrangère de l’École de langues de l’Université Laval. J'y donne, entre autres, un cours sur la culture québécoise. La majorité des étudiants sont des Canadiens anglais qui viennent perfectionner leur français. Chaque année, il s’en trouve pour me dire à quel point ils envient le Québec de parler français. C’est que les Canadiens anglais peinent à faire reconnaître la particularité de leur culture. Ils peinent à bloquer l’envahissement de la culture de masse américaine. Le français, au Québec, sert de bouclier contre cet envahissement. On en subit évidemment les contrecoups, comme un peu partout dans le monde, mais la langue française permet plus facilement la reconnaissance de la culture québécoise, si on la compare avec la situation du Canada anglais.

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LE SALON DE MA GRAND-MÈRE J'en ai déjà parlé. La langue française a été lingua franca au XVIIF siècle. Elle a été la langue utilisée par les gens de langues maternelles différentes pour communiquer entre eux. Si l’on pouvait comparer les époques, on dirait qu’elle a occupé la même position qu'occupe aujourd’hui l’anglais. Mais on peut difficilement comparer les époques. Car la société du XVIII siècle, avec ses aristocrates, ses monarchies et ses Lumières, est difficilement comparable à celle du XXI: siècle. Une langue devient la lingua franca d’une époque lorsque son évolution permet de répondre aux besoins de cette époque. Aujourd’hui, l’époque a des besoins d'efficacité et de rapidité, choses auxquelles l’anglais, langue synthétique et permissive, répond très bien. Les besoins du XVIII siècle étaient tout autres: prestige, esthétisme, grandeur. La langue française a su répondre à ces besoins.

Marc Fumaroli, dans son ouvrage Quand l’Europe parlait français, l’a d’ailleurs savamment exprimé: Si le français, au moment où il a exercé sa plus vive attraction sur un monde exigeant et difficile, a répondu à l'attente des Lumières, ce n’est certainement pas seulement au titre de système de communication. [...] Les plus grands amis de notre langue, qui étaient souvent les plus chauds partisans des Lumières, ne la séparaient pas de l'éducation dont elle était le vecteur, de la littérature sur laquelle elle était gagée, et de tout un art de vivre civilement, voire heureusement, auxquels ne conduisaient pas les systèmes de communication locaux dont se contentaient la plupart de leurs compatriotes. (Fumaroli, 2001, p. 25-26) Évidemment, Fumaroli ne parle ici que du français des gens dits «éduqués », car le français des petites gens, ce français utilisé par ceux qui auraient eu autre chose à faire que de se préoccuper de «Part de vivre», ne mérite pas son attention. Mais la manière dont il parle du français dans cet extrait, et à plusieurs autres endroits dans son livre, est représentative de la manière dont beaucoup de gens voient la langue française: il s’agit d’une langue belle, esthétique, grande, prestigieuse.

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Lourd bagage. Qui m'inspire une analogie. Chez ma grand-mère, comme dans plusieurs maisons québécoises ancestrales, il y a un petit salon à portes coulissantes. Aujourd'hui, ces portes sont toujours ouvertes, mais avant, ce salon était réservé aux grandes occasions. On y trouvait de beaux fauteuils rembourrés, une jetée crochetée probablement issue du trousseau de ma grand-mère, une petite table, quelques photos. Les portes de ce salon étaient généralement fermées, car on ne

devait pas toucher aux beaux meubles et risquer de les salir ou, pire, de les abimer. Certaines personnes telles Fumaroli présentent la langue française comme si elle était ce petit salon. On y va, on s'assoit avec précautions, on y boit du thé dans de la porcelaine de Chine, Gare à ceux qui oseraient poser les pieds sur la table ou sur le fauteuil! Les francophones parlent une langue tellement prestigieuse qu'ils n'ont pas le droit d'en faire ce qu'ils veulent, de peur de l'abimer ou de la salir. Ils le font, évidemment, mais ils se sentent un peu comme ces clochards qui portent de vieux habits qui auraient jadis été beaux, mais qui ont maintenant perdu leur lustre, Le problème, c'est que «l'art de vivre» du XVIIT siècle n'existe plus. Les besoins auxquels répondait la variété de français — car il s'agit bien d'une variété de français, non pas DU français — que parlaient les gens mentionnés par Fumaroli ne sont plus actuels. Ils sont anachroniques, De plus, ce n'est qu'une mince partie de la population qui avait ces besoins. Quand on parle du siècle des Lumières, on pense toujours aux grands penseurs qui discutaient dans les salons privés, Car c'est d'eux qu'on a gardé le plus de traces. Car c’est à leur langue qu'on a accordé le plus d'importance,

Mais la majorité des francophones de l'époque trimait dur et ne parlait pas cette langue si prestigieuse, En fait, on sait bien peu de choses de la population ordinaire, du locuteur lambda, Chose certaine, il ne buvait pas de thé dans de la porcelaine de Chine.

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Ce qui faisait la beauté du petit salon de ma grand-mère, c’est qu’il n’était utilisé que dans les grandes occasions. On vivait la vie quotidienne dans une pièce beaucoup plus pratique, beaucoup plus conviviale. Et on ne la dénigrait pas pour autant. La langue française a certes été une langue de prestige et d’esthétisme. Elle l’est probablement encore. Mais si on veut qu’elle le demeure, il faut permettre à ses locuteurs un autre espace, plus pratique et plus convivial. Sinon, ils débarqueront avec leurs grosses bouches pleines d'économie linguistique et d'emprunts et casseront le service de porcelaine.

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POSTFACE -— CETTE LANGUE QUE NOUS HABITONS Dans l’un de ses plus beaux livres, Cioran écrivait: «On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d'autre.» Ces mots vont au-delà de la citation savoureuse que l’on sert dans les cocktails mondains: ils sont éminemment politiques. Certains essentialistes voudraient nous convaincre que la langue française possède un «génie » immuable et que de lavoir maternelle façonnerait notre manière d'appréhender le monde. Elle serait, dans cette perspective, la langue du raffinement, de la courtoisie, de l’amour ou de la délicatesse. Bullshit.

La langue française peut être raffinée, vulgaire, pragmatique ou savante — comme toutes les langues du monde. Si elle a ses caractéristiques propres, comme toutes les langues, elle partage avec elles une qualité magnifique: elle est vivante. Elle est d’autant plus vivante qu’elle s’ancre dans un pays, à la fois géographique, symbolique, imaginaire et politique. Ainsi en est-il d’une de ses incarnations, le français québécois. Là où Cioran n’a pas tout à fait raison, c’est qu’une langue se teinte et se nourrit d’un pays, d’un territoire et de son histoire. Le français de Paris n’est pas celui de Biarritz, de Poitiers, de Tombouctou ni de Caraquet, de Montréal, de Gaspé ou de Rouyn. Et c’est tant mieux, car une langue sclérosée par le carcan d’une norme rigide imposée par l'élite d’une nation se meurt. Et les langues mortes appartiennent à des civilisations révolues. L’essai d’Anne-Marie constitue un plaidoyer magistral à la gloire, je pèse mes mots, de notre langue québécoise. Un français que s’'approprient les Québécois en le faisant leur. Un français qui s'amuse, qui jubile, qui crée en passant d’un registre à l’autre. Un français que ses habitants peuvent prononcer avec un accent-entrou-de-cul-de-poule comme celui qu’on entendait à Radio-Canada dans les années 1970, mais aussi, lorsque les circonstances

le nécessitent, se pimente de quelques jurons bien placés, d’un lexique qui nous est propre et de tournures de phrases qui n’appartiennent qu’à nous. Et ce nous est, justement, éminemment politique, au sens le plus noble du terme. 10 Emil Cioran, Aveux et anathèmes, Paris, Gallimard, 1987, p. 21. MS

La collection «Identité» désire dépoussiérer le discours public visant à définir ce que nous sommes. Dépoussiérer ne signifie pas balayer du revers de la main notre passé, bien au contraire. Il ne s’agit pas de passer au bulldozer — oh! pardon, Office de la langue française, mais je n’utiliserai pas «bouteur» qui ne dit rien à personne — mais plutôt de rafraîchir la maison, comme dans un grand ménage du printemps. Faire entrer l’air par les fenêtres grandes ouvertes après un hiver rigoureux. Ce moment de fraîcheur où l’on se sent si bien chez soi. Là où on habite véri-

tablement peu importe ce qu’en pensera quiconque. C’est à cela que nous invite Anne-Marie dans son essai: être bien chez soi, confortable. Habiter notre langue, notre chez-nous. Les deux pieds au ras du poêle, en attendant que l'été arrive enfin, mais en sachant que l’hiver contraignant des puristes complexés de la langue est bel et bien chose du passé.

— Janik Marcil

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Achevé d'imprimer en décembre 2016 sur les presses de l’imprimerie Marquis. Cet ouvrage est entièrement produit au Québec.

DOTE taire lui ait permis de toucher à bien des domaines de la linPAL ACER IT) Tete EE l’histoire de la langue française, CEE SE DueJui québécoise), Anne-Marie Beaudoin-Bégin se spécialise DenehAOnoidoRoiNE OT el RTE TETE UN ONE TECr UT depuis près de 15 ans à l’UniVOTRE ISO SES linguistique, en français langue maternelle et en français langue den RDS UNE TT NT 2013, elle poursuit également NE RUN MUC OAN NET français québécois à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV).

LA LANGUE RAPAILLÉE Re Te

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CORNE OCR) AN Cote laire qui contrevient au contenu des sacro-saints ouvrages de OO MONET OISE RUNENT Toit insécurité. Mais si on le présente dans toute sa complexité, comme une variété de langue légitime et pour laquélle les locuteurs ont un droit de regard, on nettoie cette tache. On CONTEST NEURONES UMIERN ON pour s'épanouir. Cette langue, elle est à nous. Récupérons-en

toutes les dimensions, toutes les variations, tous les jugements et disons: « Voilà notre langue rapaillée. » PRÉFACE DE SAMUEL ARCHIBALD POSTFACE DE IANIK MARCIL

CODEN

ISBN 978-2-924283-83-7

identité