La Guinée: Requiem pour une révolution 2747554147, 9782747554145

D'une enfance paisible au bord de la Soumba, à Dubréka, située à 50 kilomètres de sa ville natale Conakry, l'a

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French Pages 70 [66] Year 2003

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La Guinée: Requiem pour une révolution
 2747554147, 9782747554145

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LA GUINEE REQUIEM POUR UNE RÉVOLUTION

(Ç)L'Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-5414-7

MandioufMauro SIDIBE

LA GUINÉE REQUIEM POUR UNE RÉVOLUTION

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE

L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE

L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE

AVANT-PROPOS Après la mort d'Ahmed Sékou TOURE, beaucoup de livres ont été écrits, pour la plupart par des victimes de son régime. A travers cet ouvrage, je voudrais apporter un témoignage sur cette époque.

CHAPITRE I Premier contact avec Sékou TOURE

J'étais jeune lorsque j'ai entendu pour la première fois parler d'Ahmed Sékou TOURE. Je suis né à Conakry, la capitale de mon pays, dans la maternité de l'hôpital BALLA y (du nom du premier gouverneur colonial de Conakry), rebaptisé depuis Ignace DEEN. J'ai appris plus tard par ma mère qu'elle résidait à l'époque dans sa famille car elle était en désaccord avec mon père pour une raison que je ne connais pas. Mon grand-père maternel m'a baptisé le 7ème jour après ma naissance et m'a donné le nom de mon grand-père paternel. Le jour du baptême, mon père est venu chercher ma mère, après avoir appris que son enfant était un garçon; il en était fier et heureux. Mon grand-père maternel m'a toujours parlé de cet épisode de ma vie en disant avec orgueil que, grâce à lui, deux moutons avaient été sacrifiés pour l'occasion, au lieu d'un seul, comme le voulait la tradition. Le premier avait été acheté par mon grand-père, Je second par mon père. La présence de ma mère chez ses parents à ma naissance n'est pas un fait rare en Afrique. Très souvent, en cas de conflit dans un couple, la femme prend ses affaires et repart dans sa famille. Cette séparation est de durée variable selon l'ampleur de la mésentente. Le couple se donne du recul et reçoit les conseils des membres des deux familles. Il finit le plus souvent par renouer. Je pense que ce phénomène peut expliquer Je nombre peu élevé de divorces. Pour mes parents, la naissance d'un fils a dissipé tous les malentendus et ma mère est retournée vivre à Dubréka où mon père exerçait comme agent technique des grandes endémies. Nous vivions à deux cents mètres d'une rivière, dans une maison rectangulaire, faite de briques rouges et surmontée d'un toit de tôles ondulées. J'ai dormi dans une grande chambre avec ma mère jusqu'à l'âge de trois ans. En Afrique, les parents dorment dans des chambres différentes, ce qui permet à la mère de garder son enfant avec elle et de l'allaiter. Pendant cette

période, la femme n'a que peu ou pas du tout de rapports sexuels avec son mari. A trois ans, j'ai rejoint la chambre de mes sœurs où je suis resté jusqu'à sept ans. Dans certaines famil1es, garçons et fil1es sont séparés mais étant l'unique garçon, on m'a laissé avec mes sœurs pour que je ne sois pas isolé. Cette situation n'est guère fréquente car le petit garçon, compte tenu des responsabilités qui lui seront confiées plus tard au sein de sa famille, est éduqué de façon plus rigoureuse que les fil1es. C'est à l'âge de la circoncision que j'ai été séparé définitivement de mes sœurs. Mon meilleur ami d'enfance, Camille, habitait à vingt mètres de chez moi. A chaque fois que l'un de nous tombait malade, la présence de l'autre était nécessaire pour l'assister au cours du repas. Atteint une fois de varicel1e, j'ai été mis en quarantaine pour ne pas contaminer mon ami. Mais ce dernier se faufilait à travers les mail1es de notre clôture de feuilles de bambou pour se glisser dans ma chambre afin que l'on dîne ensemble. Le jour où mon père nous surprit, il fut choqué mais fit semblant de n'avoir rien vu. Je continuai donc à manger avec Camille jusqu'à ma guérison, sans qu'il fût contaminé. Un soir de saison sèche, alors que j'avais cinq ans, mon père me parut plus agité qu'à son habitude. Armé de son fusil de chasse, il arpentait la maison de long en large. Le crépuscule tombant, je me demandais bien ce qui pouvait se passer: l'heure à laquelle il tirait sur les pigeons et les perdreaux qui venaient picorer dans le jardin était passée. Il finit par décider que nous devions nous réfugier chez le Docteur Paul MATERNE, médecin français avec qui il travail1ait. Ma mère m'expliqua plus tard qu'à cette période-là avait commencé la lutte politique dans mon pays. Je situe cette époque vers 1956. Mon père était membre d'un parti peu populaire et s'il s'armait de son fusil calibre 12, c'est qu' il craignait de devoir se défendre contre une attaque armée. Il al1ait souvent confier sa famille au médecin blanc chez qui personne ne pouvait entrer. Parfois, c'était ma mère qui se présentait devant les manifestants. Compte tenu de ce que ma grand-mère était un haut cadre politique dans la capitale, les manifestants nous épargnaient. Jamais, à l'époque, je n'avais entendu parler de Sékou TOURE. Une fois, on 10

m'avait parlé d'une grande réunion qui devait se tenir sur la place faisant face au bureau du commandant de cercle: l'intervenant était un dirigeant venu de la capitale, peut-être Sékou TOURE ? Ma mère s'y était rendue tandis que mon père avait préféré rester dans son grand fauteuil devant la maison, son fusil de chasse à portée de main. C'est à l'âge de sept ans que l'on décida de ma circoncision, rite redouté de tous les petits garçons et de leur mère. L'événement débuta en une fin de matinée où je remarquai une tension inhabituelle au sein de la famille. Personne ne voulait m'en donner l'explication. Ma mère, à qui je demandais tout, n'en savait pas davantage que moi. Vers midi, Souhan, un ami de la famille que je connaissais bien, vint m'annoncer que l'on devait se rendre quelque part dans l'aprèsmidi. Accompagné de ce dernier, je traversai la ville sans parler, en tentant d'imaginer ce qui allait se passer. Je réalisai tout à coup que nous étions en face d'un grand bâtiment construit dans le style colonial au soubassement de pierres taillées; c'était l'hôpital de la ville. A mon arrivée dans la salle d'attente, je découvris à mon grand étonnement mon demi-frère et un autre garçon que je connaissais bien. A partir de là, tout se passa très vite. Je ne sais plus lequel d'entre nous fut appelé le premier. Je me retrouvai quelques instants plus tard, nu sur une table, couché sur le dos, les jambes écartées, Souhan appuyant sur mes cuisses pour les immobiliser. Elles étaient tellement plaquées contre la table que je me résolus à ne pas fournir d'effort pour m'échapper. Je réalisai à ce moment précis ce qui allait m'arriver. La circoncision fut comme un courant d'air chaud qui me traversa tout le corps des pieds à la tête; c'était à vous couper le souffle. La sensation de brûlure et d'écrasement tout autour de mon pénis ne dura que quelques secondes. Par sa position, Souhan m'empêchait de voir que l'on avait taillé dans ma chair et je me demandais au moyen de quel instrument cela avait été fait tellement la douleur était vive. Je ne pus retenir mon cri, mais me ressaisis après cette première sensation. Quelques secondes plus tard, une autre forme de douleur apparut: je sentis qu'on transperçait ma chair à Il

plusieurs reprises, ceci pendant cinq minutes environ. Ce n'est que deux jours plus tard que je compris l'origine de cette douleur, en découvrant le fil de suture sur la plaie. L'étape suivante ne passa pas non plus inaperçue: je sentis qu'on enroulait mon pénis dans une sorte de ruban. Quand Souhan me lâcha, je restai quelques instants dans la même position. Je jetai alors un coup d'œil furtif entre mes cuisses: au bout du ruban, j'aperçus mon gland, et fus un peu rassuré en voyant qu'on ne m'avait pas tout enlevé. A côté, dans la poubelle, je remarquai parmi les compresses maculées de sang un lambeau de peau qui semblait être le morceau de chair que l'on m'avait ôté. Souhan, qui devina mes pensées, me caressa la tête et me dit tout bas: « C'est bien, tu as été très brave». Il me remit sur pied avec délicatesse et me passa un grand boubou indigo descendant jusqu'aux chevilles. Il me coiffa d'un petit bonnet qu'il fit descendre jusqu'à ma nuque, la tradition voulant qu'on ne voie pas les oreilles d'un garçon circoncis. Il m'enfila ensuite des sandales et me demanda d'avancer en me conseillant de soulever l'avant du boubou pour éviter tout frottement sur la plaie. En sortant de la salle, mon regard croisa celui du garçon suivant dont le coup d'œil interrogateur demeura sans réponse de ma part. Le chemin du retour fut plus long: nous marchions avec précaution, écartant les cuisses et soulevant autant que possible le boubou vers Pavant. La douleur prenait à présent une forme de pulsation qui remontait jusqu'au cœur. A notre arrivée, une foule se tenait en face de la maison, composée de la famille, des voisins et de quelques curieux. La cérémonie de circoncision s'organisait; les femmes regroupées autour de ma mère scandaient des chants traditionnels que le groupe reprenait en chœur. Mon père n'était pas de la fête car il n'appréciait pas les rites accompagnant la circoncision; il les jugeait inutiles. Après un tour d'honneur, nous fûmes installés sur des nattes dans une chambre préparée pour la circonstance. Dès lors, je ne devais plus dormir avec mes sœurs ni être en contact avec les femmes, au moins les premiers jours de la cicatrisation. Mon père ne voulait pas que je dorme sur une natte, mais il y consentit néanmoins pour respecter la tradition. Nous mangions ensemble, sous la surveillance de Souhan, devenu notre 12

initiateur. Il nous apprenait à saluer tous ceux qui nous rendaient visite et à changer nos habitudes. Il nous expliquait et nous dictait nos droits et nos devoirs à présent que nous étions devenus de vrais hommes. Le premier pansement de ma plaie fut un véritable calvaire: le ruban avait séché avec le sang et adhérait à la cicatrice. Malgré J'application d'une lotion à base de feuilles, la douleur réapparut de façon aussi intense que le jour de la circoncision et augmenta au fur et à mesure qu'on déroulait le ruban. Ces premiers soins passés, la plaie fut laissée à l'air. Dans notre chambre que l'on entourait de mystère, nous percevions les échos des chants et danses organisés à notre intention. Les femmes du quartier se relayaient autour d'immenses marmites dans lesquelles mijotait la viande des moutons ou des poulets sacrifiés chaque jour. Ce rituel dura pendant toute la période de cicatrisation, ne nous laissant du répit qu'au moment où nous dormions. C'est au petit marigot proche de la maison que nous avons enlevé nos grands boubous à la fin de cette initiation. Nous nous sommes lavés à grande eau avant d'enfiler de nouvelles tenues, identiques cette fois à celles des autres enfants. A notre retour, la fête avait repris de plus belle et n'allait s'achever que tard dans la nuit. C'est à cette époque que j'ai découvert l'existence de mouvements politiques. Le parti populaire de l'époque, le R.D.A. (Rassemblement Démocratique Africain) s'opposait farouchement au B.A.G (Bloc Africain de Guinée) qui réunissait beaucoup d'intellectuels et de fonctionnaires. Je n'ai, en fait, rien retenu de précis de cette période. J'avais à peine sept ans et venais de commencer ma deuxième année à l'école primaire lorsque la Guinée accéda à l'indépendance en 1958. Mon père, qui était fonctionnaire, avait obtenu une dérogation du directeur pour mon entrée à l'école à l'âge de six ans alors que les autres ne devaient débuter qu'un an plus tard. C'est ainsi que je passai ma première année en auditeur libre toléré, avec pour consigne de disparaître par la fenêtre à chaque inspection. J'ai gardé de ces années des souvenirs marquants. Je jouissais de certains privilèges compte tenu du statut social de 13

mon père: j'allais à l'école à vélo avec un sandwich pour goûter ce qui n'était pas sans susciter quelques convoitises... Un jour, alors qu'on apprenait à conjuguer le verbe manger au présent, le maître s'empara de mon pain en disant: « Que fait le maître? » et les enfants de répondre d'une seule voix: « Il mange! ». Sans hésiter, le maître mordit dans mon goûter, à la grande satisfaction de tous. Une autre fois, à la maison, en l'absence de mon père parti en tournée, nous fûmes réveil1és en pleine nuit par des bruits de volaille. Ma mère sortit de la maison avec sa lampe tempête et découvrit en ouvrant la porte du poulailler un énorme serpent boa dressé du sol au plafond qui tentait d'attraper les poules. Prise de panique, elle alla réveiller toute la maisonnée et nous envoya nous réfugier chez les voisins. Au petit matin, personne n'eut le courage de s'attaquer au reptile et nous nous résolûmes à attendre son départ, qui n'aurait lieu qu'à la fin de sa longue digestion, ce qui pouvait durer plusieurs heures. A cet instant, arriva un ami baptisé « Quinzan » (en souvenir de ses quinze années dans l'armée coloniale) : il avait l'habitude de venir rendre visite à mon père. Ce matin-là, ayant déjà bien déjeuné avec du vin de palme, il n'eut aucune hésitation à se lancer à l'assaut de l'animal, faisant fi des remarques de l'assistance sur son état d'ébriété. Il menaçait même quiconque tenterait de l'arrêter. Muni d'un simple couteau de cuisine, il fit irruption dans le poulailler et égorgea le serpent. A sa sortie, personne ne le crut bien que le couteau fût ensanglanté. Il lui fallut retourner sur ses pas pour trancher la tête du serpent qu'il vint exhiber aux yeux de tous. Le corps de la bête, traîné par la queue, présentait sept protubérances en rapport avec le nombre de poulets ingérés par le reptile. Un jour de l'année 1960, ma mère m'amena visiter un terrain sur lequel mon père voulait faire bâtir une maison. Il était situé en face de l'église de la ville, à 100 mètres environ de son lieu de travail. Mon père exerçait dans un grand centre de soins appelé "Trypano", du nom de l'une des maladies qui y étaient soignées: la trypanosomiase. Derrière ce centre, se trouvaient une bande de forêt et des marécages précédant la 14

mer. Sur notre domaine, débarrassé des broussailles, se dressaient de nombreux arbres fruitiers: manguiers, goyaviers, kolatiers, corossoliers, papayers, cocotiers sur lesquels piai liaient de petits oiseaux multicolores. Au loin, des babouins en quête de fruits nous observaient avec méfiance. Je ramassais quelques fruits avant de me diriger vers l'église qui m'attirait bien davantage. Construite dans le style colonial, peinte à la chaux, elle m'avait toujours intrigué. Je ne l'avais vue que très rarement ouverte lorsque je me rendais sur le lieu de travail de mon père. L'imam blanc dans sa robe longue couleur kaki y venait chaque mois célébrer la messe pour les catholiques de la ville. A cette occasion, il faisait sonner la cloche qui se trouvait t~outen haut du toit. Au dessus de la grande porte se trouvait une jolie poupée représentant une femme que je n'avais pas trop regardée car elle me semblait nue. Une fois, alors que j'essayais de voir à J'intérieur par le trou de la serrure en me dressant sur la pointe des pieds, j'entendis la voix de ma mère m'ordonnant de rentrer. Né musulman, je n'avais pas le droit de me rendre à l'église catholiqtu;e.Je m'exécutai alors sans trop d'enthousiasme. Le soir, je racontai à mes sœurs tout ce que j'avais vu et mon impression sur notre nouveau domaine. Tout comme moi, elles se demandaient pourquoi nous irions habiter cette forêt. Quelques mois après, je revins sur les lieux avec mon père pour voir l'évolution des travaux. Le changement était frappant. Les murs de briques rouges étaient déjà très hauts et, à l'autre bout du terrain, là où les maçons prenaient la terre pour faire les briques, se trouvait un grand trou. En profitant d'un moment d'inattention de mon père, ma curiosité me poussa à franchir l'ébauche de la porte. Je fis irruption dans une pièce qui devait être le séjour. Le sol récemment fait de sable fin et de ciment céda sous mes pas, laissant les empreintes de mes chaussures. Tout à coup, le cri d'un monsieur, certainement le chef des maçons, me cloua sur place. Il me dit très fort que, s'il m'attrapait, je recevrais une fessée. Sous l'effet de cette menace, je bondis et enjambai ce qui devait être l'escalier, de l'autre côté de la maison. Les empreintes de mes chaussures sont toujours visibles dans la maison. Le maçon n'a jamais voulu reprendre 15

son ouvrage. Nous avons emménagé dans cette maison bien avant la fin des travaux. Un matin, dans la rue, quelqu'un appela mon père à haute voix: «Monsieur Mandiouf, allez vite à l'église! » J'arrivai sur les lieux en même temps que mon père. Deux hommes se roulaient à terre, dans la gadoue de couleur rouge en raison des averses hivernales. Mon père, surpris, se mit à parler avec autorité à l'un des deux hommes qui lâcha prise et se redressa d'un coup, venant s'agenouiller tout gentiment devant lui en implorant son pardon. Le second, maculé de boue, devait être habillé de blanc et avait l'air de se demander ce qui lui arrivait. Je compris plus tard que son agresseur était un malade mental victime de trypanosomiase que suivait mon père et qui s'était évadé de la trypano pour venir sonner la cloche de l'église. Ce malade s'était jeté sur M. Benjamin, le premier venu, habillé dans sa tenue dominicale, et ils avaient roulé ensemble dans la boue rouge. Quelques jours plus tard, M. Benjamin était venu voir mon père pour le remercier. Je l'entendis dire que, sans son intervention, il se serait fait tuer. Il resta longtemps sans oser revenir à la prière. L'année suivante, j'étais en CE 1 quand mon père est décédé. J'étais trop jeune à cette époque pour me rendre compte de ce que cela représentait. Les jours précédents, mon père était toujours couché et ne sortait pas. Ma mère m'expliqua qu'il était malade et devait partir se faire soigner dans la capitale. Le chauffeur de son service vint le chercher pour le conduire à l'hôpital de Conakry. Quelques jours plus tard, ma mère le rejoignit. Nous étions restés seuls quatre à cinq jours quand, un matin, les responsables administratifs et politiques de Dubréka vinrent nous rendre visite et nous dire que la maladie de notre père s'était aggravée et qu'il réclamait la présence de ses enfants. Un véhicule fut mis à notre disposition et nous partîmes pour la capitale. A ma grande surprise, le chauffeur ne nous amena pas à l'hôpital mais directement chez nos grands parents paternels où des gens étaient réunis, se lamentant et pleurant: notre père était mort. Sur le moment, je ne me rendis pas 16

compte de la gravité de la situation. Le lendemain, aux obsèques, on voulut que j'accompagne le corps de mon père dans le véhicule qui l'amenait au cimetière. Je ne pus résister et demandai à quitter le convoi. Je me tenais auprès de ma mère qui continuait à pleurer. J'essayais de la calmer: « Ecoute, mon père est décédé, mais moi, je suis là ! ». Ma mère a souvent évoqué cette phrase à chaque fois que je mettais un peu de paresse dans mes devoirs. Après la mort de mon père, je fus contraint de vivre dans la famille de mes grands-parents paternels avec ma mère car elle était sans ressource et devait s'occuper de nous. Mon grand-père étant très âgé à l'époque, ce sont mes oncles qui prirent la décision de nous garder. Cela ne dura pas longtemps. En Afrique, le veuvage des femmes consiste à rester dans la maison, sans sortir ou très rarement, pour une période de trois mois de deuil pendant laque11e elles sont habillées d'un ensemble violet ou indigo. Pour des raisons ,de conflits avec ma grand-mère paternelle, ma mère fut contrainte de déménager avec nous chez ses parents. J'ai donc continué mes études à Conakry. L'école où j'étais inscrit se situant très loin de notre résidence, ma mère était obligée de m'accompagner car la capitale était trop grande, la circulation intense, et e11eavait peur des accidents. Parfois elle me faisait déposer par l'un de ses frères à motocyclette. Un jour, sur la route de l'école, j'entendis les acclamations de gens qui disaient: « Sékou TOURE est de passage! » Ma mère me prit alors par la main car l'attroupement était important et nous continuâmes notre chemin sans nous arrêter. Je lui demandai de me montrer Sékou TOURE. E11eme répondit que je le verrais à sa prochaine apparition publique. Quelques mois plus tard, j'eus l'occasion de le voir lors de la visite du Président de la Côted'Ivoire, Félix HOUPHOUET BOIGNY. Ce jour-là, toute la population était habillée de blanc et Monsieur Félix HOUPHOUET BOIGNY était venu à Conakry par bateau. Tout le monde était aligné du port de Conakry jusqu'au portail de la Présidence de la République. J'étais avec ma mère dans la foule qui acclamait le Président. Ma mère se 17

faufila dans cette marée humaine et me dit: «Regarde ce monsieur debout dans la voiture, c'est Sékou TOURE ». J'avoue, aujourd'hui, avoir porté plus d'attention à celui qui était à côté et qui, je pense, était l'Ivoirien. Mon séjour à Conakry ne dura qu'une année, après quoi nous revînmes à Dubréka où ma mère voulait que ses enfants poursuivent leur scolarité. Elle était connue dans cette ville et mon père y avait eu une grande influence. Nous y avions également nos amis d'enfance et notre maison. Après le retour à Dubréka, je n'ai plus entendu parler de Sékou TOURE. C'est avec beaucoup d'enthousiasme que je repris les cours à l'école primaire dont les salles de classes étaient bâties en « U » . Quatre années plus tard, alors que j'étais au collège, derrière l'école primaire, le principal réunit tout l'établissement et nous annonça que nous allions recevoir une visite importante, celle du Président de la République. On nous demanda de nettoyer la cour, de désherber et de peindre les murs à la chaux. Sékou TOURE arriva effectivement le lendemain, entouré de ses ministres, et visita toutes les classes. Arrivé dans la mienne, il prit la place du professeur et nous expliqua l'objet de sa visite: il voulait se rendre compte des méthodes d'enseignement et du niveau des élèves. Il se mit à nous poser des questions du genre: « Entre un kilo de coton et un kilo de fer, qu'est-ce qui est plus lourd? ». Je me rappelle bien ce jour où il nous avait également interrogés sur la géographie et m'avait demandé quelles étaient les villes traversées, en entrant en Guinée par l'ouest, par la route carrossable jusqu'à Conakry. Ma réponse parut le satisfaire, ce qui me valut ses félicitations. Il me qualifia de «jeune homme aux yeux brillants ». Je fus très marqué par cette expression. A la sortie de la classe, nous nous précipitâmes derrière lui pour ramasser ses mégots de cigarette. Nous étions persuadés qu'en les mettant à notre bouche, nous deviendrions nous aussi président! Ce fut mon premier contact avec Sékou TOURE. Celui-ci revint à Dubreka après quelques années. L'une de ses visites occasionna le transfert de l'ancienne région administrative de cette ville à Coyah qui n'était auparavant 18

qu'une sous-préfecture. La raison de cette sanction ne fut jamais élucidée. Avant d'entrer au collège, en CM 1, j'avais fait la connaissance d'Abdoulaye, un ami avec qui j'allais passer une bonne partie de mes études. A l'époque, on commençait à avoir des petites amies que l'on taquinait beaucoup en classe. Celles qui refusaient d'être avec nous se faisaient pincer et au moment où elles criaient, on projetait de l'encre dans leur bouche qu'elles n'osaient plus ouvrir (c'était là un autre usage aux plumes et encriers d'alors !). Notre Directeur s'appelait Monsieur CONTE. Il avait obtenu une bourse de voyage d'études pour la France et y avait fait un séjour. A son retour, il nous parla beaucoup de Paris et nous dit fièrement que celui qui n'était pas passé sous la Tour Eiffel n'avait pas visité Paris. Il nous donna des crayons marqués CONTE. Ce n'est qu'en arrivant en France que je découvris qu'il existait effectivement une marque de crayon portant ce nom. A l'époque, nous imaginions que le nom de notre directeur avait été gravé sur ces crayons à l'occasion de sa visite en France! Après le brevet, je fus inscrit au Lycée Classique de Conakry, dans la série biologie. Madame Marie SOUMAH, notre professeur de biologie, une Française, allait marquer nos mémoires par son sens de la pédagogie et ses attentions à l'égard des élèves. Je me souviens encore de son clin d'oeil d'encouragement le jour du baccalauréat, après avoir jeté un regard sur ma copie. Pour continuer mes études, je quittai ma mère pour aller vivre à Conakry chez un oncle qui avait une entreprise de transports en commun. C'est à cette époque que je fus en contact avec la révolution guinéenne. Toutes les manifestations du Parti se déroulaient à Conakry et Sékou TOURE invitait régulièrement différents Chefs d'Etat. Les élèves, les étudiants ainsi que la population, se trouvaient dans l'obligation d'assister à ces réceptions grandioses. Quelquefois, nous étions réveillés très tôt le matin pour nous rendre en rang au stade du 28 septembre où, sous un soleil ardent, tous vêtus de blanc, nous 19

attendions pendant des heures l'arrivée du Président et de ses invités. Au moment de leur entrée au stade, devant toute la population réunie, les miliciens et les hauts dignitaires du Parti criaient des slogans révolutionnaires auxquels nous devions répondre: « L'impérialisme: à bas! Le colonialisme: à bas! Le néocolonialisme : à bas! Vive la Révolution! Vive le Responsable suprême de la Révolution! Très longue vie au Président Ahmed Sékou TOURE ! » Chaque école avait sa place réservée dans le stade. Si la place restait inoccupée, Iliarenommée du directeur en pâtissait. Nous passions des journées entières à attendre. Le Président faisait des discours éloquents, durant des heures, après quoi la population et les représentants des établissements défilaient. Le Président était fier de nous et aimait dire que le peuple guinéen était mobilisé et discipliné. J'ai assisté à toutes ces réceptions pendant ma vie d'élève et d'étudiant. Au lycée, l'une de nos matières portait le nom de philo-idéologie. Elle consistait à nous enseigner les principes du parti, rédigés dans des tomes par Sékou TOURE lui-même, tandis que le français n'était plus enseigné. C'est en réalité au début de mes études universitaires de Médecine que j'ai eu des contacts avec le régime et ses dirigeants. Mes camarades m'avait élu délégué de classe car la décentralisation voulait qu'à tous les niveaux, il existât un représentant du Parti. Dans les quartiers, les arrondissements, les villages, on retrouvait la même structure. Je fus élu premier responsable de ma classe et j'eus l'occasion de rencontrer deux ou trois fois le Président Sékou TOURE. Je menai mes études médicales, dans une atmosphère assez particulière. La faculté fut construite par les soviétiques qui avaient apporté du matériel et des équipements. Pendant des années, tout avait été stocké dans des caisses au port de Conakry. Les étudiants s'étaient organisés pour les transporter du port à la faculté. Cette action était appelée «Action Caisses» et nous pointions tous les absents. En fin d'année, les absences étaient comptabilisées et une note était attribuée à chaque étudiant. Cette note, dite d'idéologie, entrait dans le calcul des moyennes générales. Les professeurs de la faculté de médecine venaient des pays 20

d'Europe de l'Est, notamment d'URSS. Pour l'enseignement de l'anatomie, nous avions quatre professeurs: deux Soviétiques et deux Allemands de l'Est. Généralement, Soviétiques et Allemands ne s'entendaient pas, ce qui donnait lieu à bien des discussions. Nos premières démarches en faculté avaient pour but d'essayer de faire rémunérer nos stages. A l'époque, nous faisions les stages dans les deux centres hospital iers universitaires de Conakry et la faculté se trouvait distante de cinq ou six kilomètres; nous étions obligés de faire le trajet à pied. Les étudiants les plus aisés se payaient le transport en commun. A nos doléances, le Ministre de l'Education Nationale, Mamady KEITA, répondit que nous avions fait un choix et que nous devions en assumer les conséquences. En revanche, l'un des directeurs des centres hospitaliers universitaires nous proposa de nous aider: il était prêt à nous payer, à condition d'en recevoir l'ordre du Ministère des Finances et d'avoir l'accord du Chef de l'Etat. C'est ainsi que mes camarades me demandèrent d'aller trouver le Président pour lui exposer le problème. Un groupe de délégués dont deux filles se rendit donc au Palais de la présidence. Nous savions que tout citoyen pouvait avoir audience. Le Chef de l'Etat nous a fait entrer dans son bureau. Je lui ai expliqué rapidement le problème. Il m'a regardé dans les yeux. On m'avait prévenu qu'il avait un regard très perçant et qu'il était difficile de se ressaisir lorsqu'il fixait ainsi son interlocuteur. J'ai trouvé qu'il cherchait à m'impressionner mais je suis resté serein. Il m'a dit qu'il comprenait nos revendications et que cette situation était du ressort du Ministère de l'Education. J'ai eu le sentiment que nous l'agacions un peu. Une semaine après cette entrevue, le Ministère de ]'Education nous a informés, par l'intermédiaire du Directeur des Hôpitaux, que nous allions avoir une prime pour couvrir nos frais de stage et de transport. Cette décision fut accueillie avec joie. De là commença notre engagement pour la Révolution de Sékou TOURE. Nous devînmes de fervents partisans de Sékou TOU RE, disant de lui qu'il était l'homme du dialogue. Les étudiants profitèrent de l'une de ses visites à l'université pour lui exposer les problèmes liés aux conditions 21

de vie à l'internat et notamment la situation alimentaire désastreuse. A cette occasion, Sékou TOURE fut invité au réfectoire des étudiants. Les autorités de l'Institut Polytechnique se précipitèrent pour mettre de très beaux couverts et des nappes avant son arrivée. Une fois dans le réfectoire, la Secrétaire générale du Comité de coordination des étudiants fit part de sa surprise au Chef de l'Etat en lui disant qu'il n'était pas habituel que des nappes et de jolis couverts soient ainsi disposés. Sur le champ, Sékou TOURE ordonna que l'on retire tout cela et «que l'on mange comme d'habitude ». Ce fut un grand événement. Tous les étudiants criaient «Vive la Révolution! Vive le Président! »Quelques jours plus tard, l'administrateur de l'Institut Polytechnique fut remplacé. Nous nous immiscions même dans les problèmes pédagogiques relevant du doyen de la faculté. En troisième année, ce dernier nous avait demandé d'étudier une matière supplémentaire: l'histologie. Le professeur de cette discipline nous imposa un contrôle inattendu qui, selon lui, ne devait pas compter dans le calcul des notes en fin d'année. Il ne tint pas parole alors que plus de la moitié des étudiants n'avait pas eu la moyenne. Un comité se mit en place pour s'occuper de l'affaire. Parmi les étudiants recalés, une demoiselle Neko vint me trouver pour me dire d'aller voir le Président de la République et lui expliquer la situation; elle était sûre que nous aurions gain de cause; mais rien ne me prouvait que les choses se dérouleraient ainsi. Elle me dit alors: «Si tu n'es pas sûr, je vais te donner des preuves et téléphoner au Ministre de l'Education Nationale, que je connais personnellement. Il ne peut pas prendre de décision sans avoir une plainte de la part des étudiants! Ce monsieur veut m'aider à condition que les étudiants prennent contact avec le Président de la République qui, alors, lui demandera son avis ». Je promis à Neko que si j'avais la certitude qu'elle téléphonerait au Ministre, j'irais voir le Président. Sur-le-champ, nous sommes allés dans une maison où se trouvait un téléphone. Neko appela donc le Ministre qui me demanda de faire un rapport et me fixa rendez-vous. Il me dit également qu'il réglerait la situation à son niveau, l'intervention du Président n'étant pas nécessaire. Après une 22

petite enquête, j'appris que ce Ministre avait des rapports très intimes avec l'étudiante. Personnellement, je cherchais uniquement à défendre les étudiants sans porter préjudice à mon professeur. J'arrivai à huit heures à ce Ministère, le jour du rendez-vous, avec tous les autres étudiants et, à ma grande surprise, le doyen était présent dans la salle d'attente. Il avait été convoqué en même temps que nous. Nous sommes tous entrés dans le bureau du Ministre. Celui-ci a expliqué le contenu du rapport au doyen et lui a ordonné sur le champ de faire passer les étudiants en classe supérieure. En cherchant à défendre les intérêts des étudiants, je ne pensais pas porter préjudice au doyen. Celui-ci m'avait semblé profondément blessé au sortir de cette rencontre. Quelques jours plus tard, il a cherché à me rencontrer pour me mettre en garde contre les manipulations de certains amis paresseux. J'ai réalisé que ce différend aurait pu le conduire en prison voire lui coûter la vie. On aurait pu le considérer comme réactionnaire, contre-révolutionnaire en le faisant passer pour quelqu'un qui poussait les étudiants à la révolte. Les étudiants sont donc passés en classe supérieure, mais j'ai conservé des relations très difficiles avec le doyen.

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CHAPITRE II Agression du 22 Novembre 1970

La Guinée-Bissau, ancienne Guinée Portugaise, pays frontalier de ma Guinée natale, était en pleine guerre de décolonisation contre les Portugais. La lutte était soutenue par mon pays, ce qui expliquait la présence d'une base militaire bissau-guinéenne à Conakry, qui était d'ailleurs le quartier général de la guérilla. C'est là que résidait le leader, Amilcar CABRAL. Le Gouvernement de Sékou TOURE envoyait du matériel et des militaires guinéens pour aller combattre en Guinée-Bissau. Un soir, après une séance de cinéma en compagnie de Zacharia, mon co-locataire malien, nous nous sommes promenés très tard dans les rues calmes de Conakry. Le lendemain matin, nous avons été réveillés par des coups de fusil provenant de la rue. Mon oncle m'a dit qu'il ne fallait pas sortir car un « coup d'état» venait de se produire. La veille, l'oncle avait eu la visite d'un de ses anciens employés emprisonné quelque temps auparavant. Ce dernier venait d'être libéré par des gens arrivés par la mer qui, selon ses déclarations, avaient ouvert les portes des prisons. Ce monsieur d'origine sierraléonaise avait été arrêté par la milice politique car il avait tenu des propos désobligeants vis-à-vis du régime guinéen. Dénoncé, il avait été incarcéré au camp Boiro. Pour ce genre de délit, les peines d'emprisonnement pouvaient atteindre jusqu'à quinze ans sans jugement préalable. De telles dénonciations étaient possibles même entre mari et femme afin de faire arrêter le conjoint indésirable. Mon oncle avait pris peur en voyant son employé car, lorsqu'un proche était arrêté dans de telles circonstances, toute la famille risquait des représailles. Après avoir appris la libération de tous les prisonniers par des étrangers qui tiraient des coups de feu, nous vivions dans l'angoisse et nous nous étions barricadés. Ce jour-là, vers dix heures, Sékou TOURE par un communiqué radiodiffusé s'adressa au peuple pour dénoncer l'agression. Au fil des jours, les renseignements étaient plus précis: les Portugais avaient

débarqué en compagnie de quelques opposants aux points stratégiques de la presqu'île de Conakry: le camp des détenus, la radio et la résidence de Sékou TOURE qui se trouvait au bord de la mer. Ils avaient ancré leurs bateaux au large pour attaquer le camp Boiro et libérer les prisonniers. Une anecdote relate à ce sujet que le Ministre de la Défense venu voir ce qui se passait fut arrêté dès son arrivée par les Portugais qui tiraient sur tous les hauts responsables guinéens. Lorsqu'on lui demanda s'il était Ministre de l'armée, il aurait répondu par la négative et alors sauté par-dessus la clôture pour s'enfuir. Les Portugais avaient investi les deux camps militaires de Conakry. Le clairon du camp Samory, perché sur le toit pour sonner l'alerte, avait entendu une balle siffler qui lui arracha sa trompette. Resté dans le grenier, il n'avait pas osé descendre durant les quelques jours du siège. La raison du débarquement était la libération du fils du Maire de Lisbonne, emprisonné à Conakry. La milice de Sékou TOURE avait essayé de riposter mais, hormis quelques membres formés à Cuba, les autres ne savaient pas manier les Kalachnikov: nombre d'entre eux vidaient toute la charge des soixante dix projectiles, au risque de toucher leurs propres camarades. Après la libération du célèbre prisonnier, la plupart des Portugais rembarquèrent. Certains se rendirent aux Cases de Bellevue, l'une des résidences privées du Président, croyant que ce dernier y avait passé la nuit. Un tir au bazooka traversa la case principale, coupant son lit en deux. Nous apprîmes plus tard que Sékou TOURE s'était réfugié dans un quartier populaire, chez un ami d'où il avait enregistré son discours à la nation. Des militaires détachés du camp de Kindia situé à une centaine de kilomètres de Conakry vinrent arrêter les mercenaires restés sur le territoire. Après cet événement, la population indignée par le nombre de morts s'engagea massivement dans le camp des révolutionnaires de Sékou TOURE. Des enquêtes furent ordonnées et menées par l'ONU et l'OUA pour constater la réalité de l'agression. Sékou TOURE fit arrêter tous les hauts dignitaires suspects à ses yeux. Ces personnes furent 26

condamnées à la peIne de mort ou à de longues peines de prIson. Un matin, j'étais sur la route de l'université quand, soudain, je remarquai une agitation inhabituel1e à Conakry, sur l'autoroute qui mène de l'aéroport à ]a vine. Je constatai une affluence en direction de Conakry: une foule déchaînée courait et criait. L'agitation était tel1e qu'il me fut impossible d'avoir des informations sur ]e moment. Je me suis alors laissé entraîner par cette vague humaine. A deux cents mètres environ du pont sous lequel passe l'autoroute, à environ quatre kilomètres du centre, j'ai cru apercevoir des objets suspendus qui bougeaient comme des marionnettes. Je n'ai pas réalisé alors ce qui se passait. Ce n'est que lorsque je me suis retrouvé tout près du pont que j'ai compris qu'il s'agissait d'êtres humains. Je me suis alors souvenu que, quelques jours auparavant, des rumeurs faisaient croire que l'on allait bientôt assister à des séances de pendaison publique à la suite de l'agression du 22 novembre 1970. Selon ces mêmes rumeurs, des complices guinéens restés sur le territoire avaient été arrêtés, jugés, puis pendus dans chaque vil1e. Chaque fois qu'une suspicion de complot se répandait dans le pays, on assistait à des arrestations: ministres, personnalités haut placées qui, selon le pouvoir, étaient complices ou auteurs présumés de ces délits. Un Comité révolutionnaire dirigé par le jeune frère du Président ou par l'un de ses proches les jugeait à huis clos. Les dépositions de ces détenus politiques étaient souvent radiodiffusées et stéréotypées dans le genre: «je me nomme..., je suis âgé de..., j'ai pour fonction..., j'ai adhéré à..., lutté contre le Gouvernement, j'ai été enrôlé par une organisation étrangère, mes appointements étaient de... dollars par mois ou par an, mon rôle était de déstabiliser l'économie». Une bonne partie de ces dépositions figure d'ailleurs dans un Livre blanc de plusieurs tomes, imprimé par le régime en Novembre 1971, sous le titre« l'impérialisme et sa cinquième colonne en République de Guinée ». On entendait depuis plusieurs semaines ces déclarations dont le contenu ne représentait pas grand chose aux yeux de la population, laquelle doutait beaucoup de la réalité de tels 27

propos enregistrés sans témoins. Par contre, ceux-ci généraient une angoisse chez tous ceux qui étaient susceptibles d'être dénoncés... Le peuple qui connaissait les accusés n'ignorait pas que ces aveux s'obtenaient par la torture. Personne ne doutait des méthodes utilisées dans les prisons. Ceux qui arrivaient à en sortir restaient marqués. Sous ce pont, j'étais horrifié, bouleversé. Je n'avais jamais vu une telle scène de ma vie. Je restai figé sous ces quatre corps inanimés dont certains étaient maculés d'excréments. Une foule déchaînée, comme aliénée, dansait et crachait sous les cadavres. Je me suis rappelé le titre du roman de Boris VIAN « J'irai cracher sur vos tombes» ... Sur le coup, j'ai senti une fièvre monter en moi, je n'ai pas pu résister longtemps et j'ai vomi. Quelques étrangers ou diplomates essayaient de prendre des photos depuis leur voiture. Tout ceci me semblait être de la fiction. Je suis resté une vingtaine de minutes devant ce spectacle. J'ai reconnu parmi les pendus le père d'un camarade qui avait été commissaire à Dubréka, où j'avais passé mon enfance. Son fils et moi faisions partie du mouvement pionnier à l'époque. C'était un garçon très sympathique. Mes pensées sont allées vers lui. J'appris plus tard qu'il avait lui aussi été arrêté par la suite en raison de ce que son père était comploteur. Soupçonné de mener des actions similaires, il resta emprisonné plusieurs années au camp Boiro. Certains durent assister, impuissants, à la pendaison de leur père, d'autres enfants de détenus politiques durent fuir la Guinée. Ceux qui restèrent furent montrés du doigt, isolés, seuls avec leurs pensées. Les mois qui suivirent ces pendaisons furent très pénibles. Une tension était perceptible dans tout le pays. Les gens réalisaient après coup l'horreur de ces événements. Des rumeurs circulaient sur les démêlés qu'aurait eus le Président Sékou TOURE avec sa propre femme, qui lui avait conseillé de démissionner. Il semble à ce sujet que sa réaction avait été brutale: sa femme aurait été battue et renvoyée. Cette rumeur n'était sûrement pas dénuée de tout fondement car, longtemps, sa femme résida chez un ministre, issu du même 28

groupe ethnique que le Président. Ce dernier ne renonça pas pour autant à son pouvoir, ni même ne modéra son exercice.

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CHAPITRE III « Complot peulh » - Campagne agricole 1975

Parmi les évènements qui ont retenu mon attention pendant mes études universitaires figure la visite de Fidel CASTRO en Guinée. A cette occasion, les étudiants s'étaient mobilisés, avaient installé une tribune et préparé la réception à l'Institut Polytechnique. Après son discours au stade du 28 septembre, situé à côté de l'Institut, CASTRO est arrivé avec Sékou TOURE. Pendant que les deux Chefs d'Etat visitaient les stands érigés à l'intention de CASTRO, tous les Ministres sont venus s'installer sur la tribune et celle-ci s'est écroulée. Ce jour-là, lors de l'entretien entre les étudiants et Fidel CASTRO, Sékou TOURE s'est montré amer. Après qu'un étudiant eut demandé à CASTRO de quelle manière la Révolution cubaine avait pu atteindre son niveau d'alors, Sékou TOURE a pris la parole en s'offusquant qu'une te))e question ne lui soit pas posée au sujet de la Révolution guinéenne. Après traduction, CASTRO a fait savoir que cela ne devait pas donner lieu à une polémique et ajouté que les étudiants étaient partout les mêmes, certains posant des questions intelligentes, d'autres des questions idiotes. Après le départ de CASTRO, des étudiants membres du Comité de Coordination furent arrêtés et incarcérés. Ils restèrent des années en prison. Tous les responsables de l'Université devinrent très méfiants. Le Docteur Bah, Doyen de la Faculté de Médecine, était un gynécologue d'origine peuhle. Durant cette période, beaucoup de personnes pensaient que les Peuhls étaient racistes et les cadres peuhls furent persécutés pour des raisons purement ethniques. Tous les intellectuels peulhs ou descendants d'une féodalité populaire étaient considérés comme suspects et poursuivis surtout s'ils ne partageaient pas les idées de Sékou TOURE. Le Docteur Bah était le seul gynécologue de Conakry et dirigeait un hôpital. C'est lui qui s'était opposé au passage en classe supérieure du groupe d'étudiants revendicateurs. L'un de

ses adversaires était le Ministre de l'Education Nationale, celui qui avait demandé à l'étudiante de trouver avec son responsable un argument pour qu'il puisse intervenir en sa faveur. Cette discrimination avait, là encore, eu raison de ce Doyen face à ses étudiants. Hamadou Lodia, un Guinéen peuhl émigré en France, décida un jour de rentrer en Guinée. Avant d'arriver à Conakry, il passa par Alger où il fut hébergé par mon ami Abdoulaye qui lui parla de moi. Lorsque Lodia arriva à Conakry, il me rechercha et nous fimes connaissance. Il trouva un emploi dans une entreprise de tôles. Dans la Guinée d'alors, toutes les entreprises appartenaient à l'Etat. Pour avoir des denrées alimentaires et les produits de consommation courante, des bons étaient mis en circulation. Un carnet de ravitaillement était attribué aux familles en fonction du nombre de leurs membres. Une fois par mois, elles avaient droit au ravitaillement. Pour obtenir un surplus, il fallait aller voir les responsables politiques. Ce rationnement engendrait un important trafic illégal. La personne qui réussissait à obtenir un bon de tôles ou d'autres matériaux le revendait à son compte et pouvait ainsi fixer son prix. Les Directeurs d'entreprises vendaient des tôles à un prix dix fois supérieur à celui fixé par l'Etat et ne versaient dans la caisse que le montant officiel. Nous devions donc nous procurer des bons d'achat auprès des responsables politiques pour ensuite aller nous faire servir dans les entreprises. Il nous fallait ensuite attendre des mois pour insuffisance de stock. Une histoire célèbre concerne un chanteur qui demanda au Président de lui procurer une moto. Le Président lui donna un bon pour se rendre aux Cycles de Guinée mais, chaque jour, on lui demandait de revenir à l'usine car il n'y avait pas de moto disponible. Ces dernières avaient été distribuées à des personnes qui allaient les revendre deux ou trois fois plus cher. Le chanteur attendit plusieurs mois. Un jour, il se révolta et demanda audience au Président pour lui exposer la situation. Sékou TOURE téléphona au Directeur des Cycles de Guinée en le sommant de donner une moto à la vedette sous peine d'être 32

révoqué. Le lendemain, le chanteur obtenait sa moto gratuitement. Lodia essaya de lutter contre ce genre de trafic, mais se heurta à toute la direction de son entreprise. Passant pour un saboteur, il fut dénoncé comme espion et arrêté. Tous les hauts dignitaires peuhls, dont DIALLO Telli (ancien Ministre et premier Secrétaire général de l'O.U.A.) furent tués en prison. Ceux qui échappaient aux arrestations écrivaient des « motions de confiance» disant:« Je suis peuhl, j'écris pour soutenir le Responsable suprême de la Révolution, pour lui faire savoir que je ne suis pas raciste comme les autres Peuhls» . La situation économique n'étant pas florissante, il y avait, à l'Institut Polytechnique, un magasin de ravitaillement où étaient livrées les marchandises destinées aux étudiants, réparties par faculté. La pénurie était telle que les dirigeants des facultés gonflaient leurs effectifs pour pouvoir donner le superflu à leurs amis et parents. Les personnes qui ne pouvaient pas se faire servir dans les magasins de l'Etat ou qui n'avaient pas de parents bien placés pour leur procurer des bons traversaient les frontières pour se procurer des marchandises dans les pays voisins. Or, les Guinéens ne pouvaient sortir du territoire que pour des missions d'Etat. Les gens passaient donc par des voies clandestines pour se rendre dans les pays frontaliers et étaient à la merci de tout le monde. Les douaniers étaient corrompus et trafiquaient avec les commerçants pour passer la marchandise. En 1975, je voulais aller en vacances en Sierra Leone. Je suis parti en voiture et j'ai débarqué à cinquante kilomètres de la frontière. J'ai donné de l'argent à un passeur et franchi ainsi la frontière à travers la brousse, me couchant à terre dès que quelque chose bougeait car l'armée tirait à vue. Je suis resté quinze jours en Sierra Leone et fus obligé de me cacher encore à mon retour en ne disant à personne que j'étais allé à l'étranger. Pendant la période de rationnement, la population faisait de petits commerces et ceux qui vivaient bien étaient les politiciens. Ma mère était responsable politique dans sa ville. 33

Au moment du ravitaillement, elle était donc servie en priorité. Tout le monde se battait pour être, par intérêt, responsable politique. Mis à part cette situation économique insupportable, des faits divers ne cessaient d'aggraver ces tensions morales. Un jour, un étudiant de J'Université se présenta avec un fusil qu'il avait dû prendre à un militaire. Il entra dans une salle de conférence et tira, pour des raisons sentimentales, sur une jeune fille et un professeur. L'étudiante trouva la mort et le jeune homme fut arrêté puis emprisonné. Il devait être jugé pour homicide. Quelque temps plus tard, à notre grande surprise, il fut amené à l'université par des militaires dans une voiture. Les étudiants sortirent et suivirent la voiture. Celle-ci s'arrêta dans un espace vert, derrière nos salles de conférences, et on fit sortir l'étudiant les bras attachés. Les militaires plantèrent un poteau auquel ils attachèrent le jeune. Ensuite, à quelques mètres de là, on vit se former une colonne, avec des fusils. Nous n'avons alors pas eu le temps de réaliser. L'un des militaires a crié « Feu! » et les coups sont partis sous nos yeux. La victime s'est tortillée, pliée en deux et sa tête a basculé en avant. Un militaire s'est approché et, sortant un pistolet, a tiré dans les oreilles. Jamais je ne pourrai effacer ces images de ma mémoire. Nous n'avons jamais compris pourquoi cette exécution s'était déroulée à l'Université sans jugement. Certes, l'acte du jeune homme était un acte criminel et son auteur devait être jugé et puni en conséquence, mais pourquoi les autres étudiants avaient-ils dû subir cette senten,c,e? Cela nous a tous profondément marqués et cette scène reste un douloureux souvenir. C'est au cours de cette période de tensions que Sékou TOURE ouvrit en 1975 une campagne de lutte contre les trafiquants. Les étudiants révolutionnaires, en mal d'évènements, voulurent appuyer l'action du Parti car les commerçants qui faisaient entrer des marchandises à Conakry les vendaient cent fois plus cher. Ils s'enrichissaient sans toutefois oser investir car, si on les surprenait avec des biens, ils risquaient d'être contrôlés et arrêtés. Les étudiants, opposés à ces inégalités, s'engagèrent donc à supporter l'initiative de Sékou TOURE. Ils demandèrent au Ministre de l'Education Nationale de venir à l'Institut Polytechnique. C'était une action un peu dictée. Le Ministre vint rencontrer le Comité de 34

Coordination et déclara: « Le Président a décidé de mener une lutte contre les trafiquants, vous devez mener une action d'éclat pour montrer que vous êtes à ses côtés». J'étais Secrétaire Général du Conseil des étudiants de ma Faculté et nous avons décidé de faire une campagne agricole. Il s'agissait de cultiver les champs dans tout le pays. Sékou TOURE avait cédé des tracteurs dans tous les villages afin que les villageois puissent augmenter leur production pour lutter contre les trafiquants. Les étudiants se sont donc associés à cette action et ont demandé à interrompre les cours pendant une année scolaire pour aller en campagne aider les paysans à accroître leur production. Dans presque tous les vi11ages de la République Guinéenne, les étudiants ont été répartis par groupe de dix et équipés d'un tracteur par groupe. La brigade était constituée d'un étudiant en médecine, un en agronomie, et d'autres étudiants de différentes facultés. Chaque village était doté, en plus des étudiants, d'un chauffeur de tracteur et d'un C.T.A. (Contrôleur Technique Agricole). Les étudiants étaient très enthousiastes à l'idée d'a11er produire. Des boîtes de pharmacie nous avaient été fournies dans lesquelles se trouvaient des médicaments contre les diarrhées, maux de tête et des vaccins antivenimeux et antitétaniques. Ma brigade devait se rendre dans le Nord-Est du pays où il faisait très chaud. Nous devions y aller par la ligne aérienne desservie par AIR GUINEE. Durant le vol, nous nous recherchions par numéro de BMP (Brigade Motorisée de Production), j'avais le numéro 14. La Préfecture de la région où nous devions faire la campagne était à Siguiri. Il y avait plus de quarante brigades et, ce jour-là, plus de quatre cents étudiants ont débarqué dans cette vi11esans aucune infrastructure d'accueil. Les habitants n'étaient pas prêts à nous recevoir. A notre arrivée, le Préfet de la ville, appelé "Gouverneur", nous a accueil1is, mais nous sommes restés sur la pelouse. Personne ne nous a proposé de manger. Nous avons passé la nuit à la be11eétoile. Le lendemain, les transporteurs privés, réquisitionnés pour la circonstance, sont venus avec leurs camions afin de drainer tous les étudiants dans les différents vi11agesd'affectation. Je me suis retrouvé dans un vieux camion russe. Nous étions quarante, entassés dans ce 35

véhicule qui empruntait des routes impraticables. Il nous a fallu plus de cinq heures pour nous rendre à soixante dix kilomètres de la Préfecture. Nous traversions les marigots à gué. Les pistes étaient très poussiéreuses et il faisait une chaleur torride sans eau potable pour se désaltérer. Les paysans de Oudoumakoro nous avaient réservé des cases sans porte, identiques à celles de tous les villageois. Nous avons été répartis dans les fami lies, et les habitants se sont organisés pour nous faire la cuisine en groupe. Nous allions manger chez Karinkanfin, le maire du village, quand je remarquai une certaine tension. Les villageois avaient été informés de la présence d'un médecin dans le groupe et, à notre arrivée, tout le monde avait demandé qui était le médecin, toutes les familles voulant le loger. Parmi ces personnes se trouvait un ancien combattant, Manden, membre du bureau de la mairie; il déclara que c'était lui qui logerait le médecin. C'est ainsi que je suis resté chez lui accompagné de FAYE Bachir, un étudiant de ma brigade. Il avait fait la guerre 39-45 en France. Il parlait peu le français mais le comprenait. Il pouvait servir d'interprète entre les paysans et nous car ceux-ci parlaient un dialecte que nous ne connaissions pas. Le lendemain de notre arrivée, les paysans m'annonçaient qu'il y avait une femme en travail depuis deux jours qui ne parvenait pas à accoucher. Ils me demandèrent si je pouvais faire quelque chose pour elle. J'allai donc voir cette femme avant même de déballer mes affaires. Elle était âgée d'environ vingt ans et était allongée à même le sol, dans une case ronde, sans meuble munie d'une petite élévation en brique qui faisait office de lit, d'une peau de vache et d'un coin pour le feu lorsqu'il faisait froid. Je l'ai examinée, ai vidé sa vessie à l'aide d'une sonde car j'avais un peu de matériel personnel qui ne faisait pas partie de celui de la B.M.P. J'ai fait faire de l'expression utérine et l'ai accouchée. Les habitants, étonnés par mes gestes, ont fait courir le bruit dans toute la région que le docteur était un demi Dieu! A partir de cet évènement, toutes mes paroles ont été considérées comme porteuses de vérité et ma brigade a pu bénéficier de cet état d'esprit dans toutes ses démarches. 36

Ce n'est que quelque temps seulement après notre arrivée que nous avons commencé à voir des femmes et des jeunes filles. Manden se confia un jour à moi parce que j'étais médecin. Il me rapporta que les habitants nous considéraient comme les enfants de Sékou TOURE. La rumeur disait qu'il fa11ait nous laisser faire ce que nous voulions et que, si nous voulions des femmes, il fallait nous les donner. C'est pour cette raison qu'à notre arrivée, les autochtones avaient éloigné leurs épouses et leurs filles dans les champs. Un collègue nous avait d'ailleurs raconté un fait divers qui confirmait cette rumeur. Un étudiant d'une brigade de la préfecture avait eu des démêlés avec le commissariat de la ville. Ce jeune homme, pendant la dispute avec le commissaire, avait crié des slogans révolutionnaires en ajoutant que les étudiants étaient les envoyés de la Révolution et qu'ils pouvaient défier tout le monde. Le commissaire, un peu vexé, demanda alors que ce brigadier (nom donné aux étudiants) soit gardé à vue pour une journée. Malheureusement, cela coïncida avec la visite de Sékou TOURE dans la ville et, informés de cette situation, les étudiants se regroupèrent pour demander une audience auprès du Président de la République. Les responsables de la ville, sachant que cette histoire risquait de leur porter préjudice, firent en sorte que les étudiants ne puissent pas rencontrer Sékou TOURE en ne transmettant pas la demande d'audience au service du protocole. Au tout dernier moment, ayant compris qu'ils ne pourraient pas rencontrer le Chef de l'Etat, les étudiants se réunirent à la sortie de la ville, sur la route nationale par laquelle celui-ci devait se rendre à l'aéroport. A l'arrivée du cortège, ils avaient occupé le milieu de la route en criant des slogans révolutionnaires, obligeant le convoi présidentiel à s'arrêter et Sékou TOURE à leur demander pourquoi ils étaient là. Ceux-ci répondirent que les responsables avaient refusé qu'ils s'entretiennent avec lui sur les problèmes qui se posaient à eux pendant cette campagne et notamment, sur celui de leur collègue maintenu en garde à vue au commissariat de la ville. Sékou TOURE, très étonné de ce qu'il avait appris, était descendu de sa voiture et, avec tous les étudiants, avait marché. Il traversa toute la ville avec eux jusqu'au commissariat en question. Arrivé sur les lieux, il demanda à voir l'étudiant. 37

Après avoir entendu ses explications, Sékou TOURE lui demanda ce qu'il voulait qu'on fasse du commissaire de police, s'il voulait qu'on le destitue, qu'on le dégrade. L'étudiant dit simplement qu'il voulait qu'on le mette en prison pour qu'il y passe le même temps que lui. Le jeune homme fut relaxé, le commissaire mis en prison, et tous les étudiants se mirent à crier les slogans de la Révolution. Ce petit incident ne faisait que renforcer l'idée des paysans: les étudiants étaient les envoyés de Sékou TOU RE, les fils de la Révolution et il fallait s'en méfier. La campagne agricole nous a beaucoup appris sur la vie des paysans et j'en ai personnellement gardé un excellent souvenir. Nous avons côtoyé des gens vivant en campagne, à leur rythme et qui cultivaient leurs champs en période de pluie. Dans ces hameaux reculés, on vivait en autarcie et les mariages se faisaient entre cousins. Les villageois ne savaient rien de la Révolution. Ils voyaient de temps à autre un responsable du Parti qui venait tenir un discours politique ne signifiant rien à leurs yeux et qui ne changeait rien non plus à leur mode de vie. Pendant la saison des pluies, les cours d'eau débordaient; nous étions coupés de la Préfecture pendant deux ou trois mois. Nous n'entendions que très rarement des bruits de moteur. Notre seul contact avec le reste du monde était la radio, car nous n'avions ni téléphone ni électricité. J'avais la responsabilité de soigner tous les brigadiers ainsi que la population. L'agronome et les autres s'occupaient des champs. Ils partaient avec le tracteur pour montrer aux paysans comment cultiver et comment se servir des semis donnés par la Fédération. La population était obligée d'aider à ces travaux champêtres, mais cela ne lui rapportait rien donc elle n'était pas intéressée. L'Etat avait fixé un quota de production que la brigade devait atteindre à la fin de la campagne agricole et qui devait être expédié à la Préfecture. Les brigades étaient classées par ordre de mérite. A la fin de cette campagne, nous n'avions produit qu'un sac de riz de cent kg, les récoltes ayant été médiocres du fait que les rizières n'étaient pas aménagées et que les cours d'eau, en débordant, avaient submergé et fait pourrir les cultures. 38

Au village, il se produisait parfois des accidents incroyables: par exemple, lors de la pêche, des plaies au harpon qu'il me fallait suturer à vif à cause du manque d'anesthésiques. En réalité, ces derniers avaient été épuisés dans la pratique des circoncisions qui, avant mon arrivée, se faisaient sans aucune analgésie. Après ces circoncisions, tout le village chantait et dansait: « La main de ce docteur ne fait pas mal ». Beaucoup d'enfants ont échappé ainsi aux atroces douleurs de la . . .

CIrconCISion.

Les femmes n'accouchaient qu'en ma présence. J'essayais de leur apprendre à se mettre sur le dos pour accoucher sur une table, mais ce fut inutile car elles étaient habituées à accoucher accroupies sur une natte. Cela se passait fort bien d'ailleurs, à l'exception de quelques rares déchirures du périnée qu'on ne pouvait pas bien contrôler dans cette position. J'apprenais à l'accoucheuse locale à aseptiser les instruments avec lesquels elle coupait le cordon et à accueillir l'enfant. Dans les heures qui suivaient l'accouchement, les femmes se promenaient, vaquaient à leurs occupations comme si rien ne s'était passé. Quelquefois, je voyais en consultation des femmes anémiées, souffrant de paludisme ou d'autres parasitoses. Ces maladies se soignaient bien, mais nous manquions de médicaments et les paysans étaient alors obligés de faire des centaines de kilomètres pour se les procurer. De surcroît, dans cette province, l'alimentation n'était pas très équilibrée. La viande de bœuf était rare; les animaux n'étaient pas abattus pour leur viande. Ils étaient utilisés pour les labours. Le bœuf était un moyen de survie. Lors des mariages, la dot de la femme était de cinq bœufs. D'une manière générale, le bovin n'était abattu que s'il se cassait une patte. Manden me dit un jour: « La population a peur de vous car elle pense que vous êtes envoyés par Sékou TOURE et que nous devons nous soumettre à tous vos désirs ». Il me proposa de faire une visite des fermes pour désigner des bêtes et demander aux paysans de les abattre sous prétexte de maladie. « Elles seront tuées et vous aurez ainsi une partie de la viande... » Une autre façon de se procurer de la viande était la chasse aux lapins. Je partais avec un ami nommé Laye et de nombreux chiens. Nous n'avions pas d'arme. Les 39

chiens partaient devant et nous étions obligés de courir derrière eux pour les rattraper avant qu'ils ne déchiquettent nos proies. Les habitants de Oudoumakoro étaient très généreux. Ils m'offraient parfois des poulets qui étaient habituellement réservés aux grandes occasions. Mon ami s'appelait Nafadima Laye SAKHO, le premier prénom était celui de sa mère et le second le sien. Tous les habitants se nommaient SAKHO, à l'exception d'une dizaine de personnes, principalement des femmes qui avaient été épousées dans des villages voisins et n'avaient pas pris le nom de leur mari comme cela se fait encore aujourd'hui en Guinée. Une autre particularité du village était la longueur des salutations: on demandait des nouvelles des membres de la famille, des chiens, des chats, des objets... Manden avait dans son foyer trois femmes et sa fille aînée, en instance de divorce, qui vivait chez lui avec ses enfants. Il logeait sa famille dans quatre cases regroupées dans une petite cour. Il vivait des travaux champêtres et ne percevait pas de pension bien qu'étant un ancien blessé de guerre. Il me raconta toute sa campagne militaire en 1945. Il connaissait bien la France, surtout Saint-Tropez. Manden me montra sa gourde, son uniforme français de la seconde guerre mondiale, Le Figaro de la libération avec la photo des chefs de guerre JOUKOV, MONTGOMERY et EISENHOWER. Il parlait de la France avec enthousiasme, disant que c'est Dieu qui l'avait sauvé au moment du débarquement: «Notre capitaine était peureux: heureusement que nous ne l'avons pas toujours suivi car nous serions tous morts! Nous avons souvent été sauvés par notre instinct de chasseur. Ce flair nous a permis de nous dissimuler pour survivre pendant les bombardements. Un jour, les Al1emands nous ont repérés et ont lancé l'offensive. Les obus sont tombés sur certains de nos camarades, les blessant, occasionnant de multiples fractures mais sans jamais exploser. Les premiers jours du débarquement, nous avions perdu quelques kilos par peur des bombardements. Lorsque Paris a été libéré, les jeunes filles sortaient, nous donnaient des bouteilles de vin rouge et nous buvions, nous nous amusions... » C'est avec beaucoup de fierté que Manden évoquait ses souvenirs. 40

Un beau matin, en me réveillant, j'ai aperçu un petit garçon devant ma case. 11tenait un jeune épervier en me disant: « Docteur, c'est pour vous ». Je ne savais pas du tout ce que j'allais faire de ce rapace. Je l'ai pris quand même pour ne pas décevoir l'enfant et lui ai demandé ce que je devais lui donner à manger. Il est parti aussitôt en courant pour revenir avec de petites grenouilles. Ensemble, nous avons élevé cet oiseau jusqu'à l'âge adulte. Il restait toujours posé sur un piquet devant ma case jusqu'au jour où, reprenant son instinct sauvage, il s'est jeté sur les poussins de la basse-cour. J'ai alors décidé de le libérer et il est revenu régulièrement jusqu'à mon départ du viIlage. J'ai gardé de ce séjour des souvenirs extraordinaires car, au bout d'un certain temps, nous étions totalement intégrés à la communauté et les villageois ne faisaient plus rien sans notre avis. Une nuit, vers une heure du matin, mon logeur est venu frapper à la porte en disant qu'il voulait me parler. J'ai trouvé cette situation assez étrange. Il m'a dit que j'avais un visiteur du nom de Simbo qui est entré dans la case vêtu d'une tenue de chasseur. Celui-ci m'a salué et s'est présenté comme chasseur professionnel. Il était venu me soumettre un problème: il souffrait d'une dent depuis une semaine et tenait absolument à ce que je la lui arrache. N'étant pas dentiste, je ne pouvais rien faire d'autre que de lui donner quelques calmants. Je lui ai donc proposé une infiltration à la lidocaïne. En infiltrant la gencive, l'aiguille a un peu glissé et j'ai touché la dent. Remarquant qu'elle bougeait déjà, ne tenant que très peu, cela m'a encouragé et, à l'aide d'une pince, j'ai réussi à l'extraire. Simbo était très content et m'a beaucoup remercié, promettant de revenir me voir. Le lendemain matin, à mon réveil, j'ai trouvé les habitants du village regroupés devant ma case. Ils voulaient voir Simbo qui était une célébrité: il était à la fois guérisseur, chasseur réputé et voyant. Je leur dis qu'il était venu la nuit pour se faire arracher une dent et qu'il était reparti. Ce fut pour eux une grande déception. Simbo revint, comme promis, avec une biche qu'il avait abattue sur le chemin. Il me dit qu'il était venu m'apporter de la 41

viande, discuter un peu et me parler de mon avenir. Il est entré, s'est assis au milieu de la case, a sorti un sac de sable, des pierres et les a disposées sur le sol. Avant de me prédire l'avenir, il a tenu à parler de mon passé. Il a cité des faits qui coïncidaient avec la réalité et j'avais vraiment le sentiment qu'il s'était renseigné. Il a longuement insisté sur la carrière politique de ma mère et m'a dit: « Retiens ce que je vais te dire: ta mère restera responsable politique jusqu'à la fin » . A l'époque, cela ne signifiait rien pour moi. En parlant de mon avenir, il m'a dit: « Tu partiras loin et pour longtemps. Tu épouseras une femme à la peau claire, mais je ne sais pas si c'est une femme blanche ». Aujourd'hui, je me demande si les propos de ce monsieur ne m'ont pas influencé. Quant à ma mère, elle prit part à des élections politiques à mon retour de la campagne. Elle avait des adversaires redoutables qui convoitaient sa place. Je lui ai conseillé d'abandonner, mais elle croyait fermement à la Révolution. D'après les sondages, l'une de ses adversaires était mieux placé:e qu'elle pour remporter les élections. Cependant, un décret de Sékou TOURE voulait que seuls les militants alphabétisés eussent le droit de se présenter aux élections. Le premier Ministre venu présider le scrutin exigea l'application du décret qui était resté sans effet jusqu'alors. Il fut donc demandé aux candidates d'écrire leur nom. Sa rivale étant analphabète, ma mère fut réélue grâce au diplôme d'alphabétisation qu'elle possédait. Elle resta responsable politique jusqu'au lendemain du coup d'état qui renversa le gouvernement de Sékou TOURE et provoqua la dissolution du parti, donc jusqu'à la fin du régime, comme l'avait prédit Simbo. Tous les chasseurs avaient des fusils qui se chargeaient par la «gueule» avec de la poudre et des plombs, mais Simbo avait une carabine de grande chasse dotée d'un viseur, que lui avait offerte Sékou TOURE. Simbo le devin recevait des personnes envoyées par des responsables africains qui croyaient aux sciences occultes. Ces personnalités sacrifiaient ce que le chasseur demandait. A cette époque, le bruit courut à Conakry que Sékou TOURE avait sacrifié un garçonnet dans sa cour. Il était habituel de demander à un préfet de tuer un mouton noir ou blanc, un bélier ou un taureau noir pour le Président de la 42

République. Les Guinéens croyaient fermement en ces sacrifices. Ainsi, Simbo utilisait-il sa réputation et ses relations pour dire fièrement: « Je peux influer sur votre avenir ». Il pouvait intervenir auprès du Président de la République pour lui recommander quelqu'un. Tout le vil1age reconnaissait ses pouvoirs et lorsqu'il y venait, chacun voulait le voir, ce qui expliquait la présence des villageois au lendemain de sa visite nocturne. Le nom de Simbo avait pour signification « Maître chasseur» . La légende disait qu'avant sa naissance, un homme était venu voir son père pour lui dire: « Ta femme est enceinte, elle mettra au monde un garçon; ce sera un grand chasseur; il faudra le baptiser Simbo ». Il régnait donc tout un mystère autour de lui. Il me dit un jour: « Nous sommes désormais de bons amis, je reviendrai te voir souvent. Je suis un chasseur professionnel et nous irons faire une partie de chasse ensemble, en brousse» . Il est effectivement revenu et m'a amené à la chasse au gibier. Il me disait qu'autrefois, lorsque c'était autorisé, il traquait les éléphants et revendait l'ivoire. Mais, informé de la disparition de ces bêtes, il lui avait fallu arrêter de les tuer. Il chassait également le buffle, pour sa viande. Nous sommes partis un jour à deux heures du matin, nous étions au moins cinquante car, en tant que maître chasseur, il avait des élèves qui l'accompagnaient. En partant, je me suis équipé de cuissardes puisque nous allions en brousse et qu'il y avait des serpents venimeux. Lorsque le maître m'a vu sortir dans cette tenue, il m'a dit: « Mais où allez-vous avec ça Docteur?» Je lui ai répondu: «C'est pour ne pas me faire piquer par les serpents! ». Il m'a alors donné des sandales qu'il avait confectionnées lui-même avec des pneus de voiture, me disant que je ne pourrais pas marcher plus de dix kilomètres avec mes bottes. 11avait découpé les pneus en forme de semelles ainsi que des bandelettes dans les chambres à air, les croisant sur l'avant du pied et le talon pour les fixer à la semelle. Cette paire de chaussures pouvait durer des années, les paysans les appelaient «brantoma » en malinké. Simbo en portait également. J'avais quand même un doute sur leur efficacité pour me protéger des morsures ou des piqûres, mais je fus bientôt rassuré. A la sortie du vi11age, il cueillit certaines feui11es, les 43

broya dans une solution et me dit de mettre cette lotion sur mes jambes: aucun serpent n'approcherait. J'ai compris plus tard que ces feuilles répandaient une odeur insupportable pour les serpents. Toutes les petites astuces qu'il tenait de son sens de l'observation développé pendant toutes ses années de chasse, passaient auprès des villageois pour des manifestations de ses dons surnaturels. En brousse, nous avons parcouru des dizaines de kilomètres. Nous nous abritions sous les arbres quand nous avions faim. Il envoyait alors un apprenti chercher une biche ou une antilope pour notre repas. Le maître indiquait avec précision les endroits de chasse et les élèves revenaient toujours avec du gibier. J'étais stupéfait par cet homme qui avait une connaissance parfaite de la nature. Il avait tout observé et connaissait la nourriture et les endroits préférés de chaque espèce animale. Il nous montrait également les arbres et les plantes médicinales. Nous sommes arrivés à un endroit où il traquait jadis les éléphants. Je ne situe pas très bien cette zone par rapport à la carte générale de mon pays car je ne portais pas de boussole. Je sais uniquement que c'était dans le nord-est de la Guinée. Nous sommes arrivés au bord d'un cours d'eau où il m'a montré une grande crevasse: j'avais l'impression qu'on y avait déterré un arbre, mais il disait que c'était une trace d'éléphant. Il m'expliqua qu'autrefois, lorsqu'il allait à la chasse aux éléphants, tout le monde restait à cet endroit. Nous avons donc laissé les autres et sommes partis avec cinq apprentis. Simbo nous disait qu'il approchait les éléphants à deux mètres, parce qu'à l'époque il ne possédait qu'un fusil traditionnel peu puissant. Il s'arrêtait tout près de l'éléphant, levait son fusil à la verticale et tirait derrière l'oreille. Il courait ensuite pour éviter d'être écrasé par l'animal dans sa chute. Je l'ai suivi et, au bout d'un certain temps, il m'a indiqué un tronc d'arbre contre lequel venaient se frotter les éléphants. Simbo m'a dit qu'on lui réclamait du lait d'éléphant pour faire des talismans et préparer des potions qui rendaient les individus invulnérables. Tout le problème était d'obtenir le lait d'un animal vivant. Simbo réussissait à s'infiltrer dans les troupeaux sans que les bêtes remarquent sa présence. Il venait les traire. Les femelles pensaient que c'étaient leurs petits qui tétaient. C'était 44

extraordinaire de voir ces animaux en brousse, dans leur milieu naturel me disait-il. Il me racontait que dans de nombreuses ethnies, certains animaux représentaient la doublure d'êtres humains. Chez les Koulibaly, c'est l'hippopotame qui était sacré. Au Mali, les ancêtres du nom de Diara (nom donné au lion en dialecte) avaient la puissance de cet animal. Ils le protégeaient le considérant comme leur doublure. Le Chasseur me raconta l'histoire suivante: une nuit, en allumant sa lampe frontale pour repérer les animaux, il aperçut deux yeux ne ressemblant à rien de ce qu'il connaissait. Il visa et tira, mais découvrit ensuite une deuxième paire d'yeux. Pensant qu'il avait raté son coup, il remit de la poudre et des plombs dans son fusil indigène qui se chargeait par la gueule. Il craignait que l'animal n'attaque au cours de la manœuvre. Il tira une seconde fois, mais vit réapparaître les mêmes yeux. Il renouvela l'opération successivement cinq fois. Simbo pensait avoir raté son animal; alors, inquiet, il s'approcha prudemment et découvrit cinq lions morts. Cette scène se passait dans la région de Diara. Le lendemain, indignés par cet incident, tous les villageois s'étaient réunis autour de lui en le menaçant. Ils le laissèrent partir, mais pour échapper à leurs mauvais sorts et rentrer à Koundian, son village, il fallut qu'il utilise tous ses moyens occultes. A la fin de notre partie de chasse, nous sommes revenus à Oudoumakoro. Tout le village était là pour accueillir le grand maître chasseur. Il avait du gibier, c'était la fête, on chantait mais personne n'osait danser au centre de la ronde, c'était la place réservée au maître et à ses apprentis car la coutume disait que si quelqu'un essayait d'entrer dans la danse des chasseurs, il ne résisterait au mauvais sort que s'il était préparé avec des talismans. Les chasseurs jouaient de la musique avec des instruments particuliers conçus par eux. Pendant mon séjour au village, je suis tombé malade, ai fait un accès palustre et une dysenterie alors que toutes nos réserves de médicaments étaient épuisées. J'ai donc été contraint de me rendre à Conakry pour me soigner; bon nombre de mes camarades ont eu la même mésaventure. Mais malgré les moments difficiles passés dans cette campagne, j'en garde de 45

merveilleux souvenirs. J'y ai soigné de nombreux malades et vu des cas très intéressants.

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CHAPITRE IV Départ pour l'exil

Deux ans après la campagne agricole de 1975, nos études terminées, mes collègues et moi avons eu des problèmes pour nos affectations. A cette époque, tout nouveau diplômé, qu'il sorte de l'Université ou d'une école professionnelle, se voyait attribuer un poste par l'Etat, seul employeur de l'époque. Le chômage n'existait pas, mais il y avait pléthore de fonctionnaires et ceux-ci percevaient des salaires très bas. Le fonctionnaire de catégorie A avait un salaire d'une valeur de seize euros par mois environ. Tous les fonctionnaires voulaient rester dans les centres urbains et surtout à Conakry, la capitale, où ils étaient à proximité des entreprises d'Etat. Ainsi, dès qu'un arrivage de motos, de voitures, de marchandises était annoncé, ils contactaient un parent bien placé pour se procurer un bon d'achat. La plupart des fonctionnaires vivaient de ces transactions. Ceux qui allaient au travail étaient de simples figurants. Je travaillais dans une maternité où vingt cinq sagesfemmes se partageaient une quarantaine de lits! Seules cinq d'entre elles travaillaient réellement chaque jour. Les autres faisaient acte de présence puis disparaissaient à la recherche des bons d'achat qui leur permettraient «d'arrondir les angles », comme elles le disaient. Certaines personnes cherchaient à avoir un emploi dans les sociétés dites "mixtes", par exemple chez Péchiney qui exploitait la bauxite à Fria. Ces sociétés mixtes appartenaient en partie à la Guinée et en partie à des investisseurs étrangers. Les travailleurs y percevaient des salaires supérieurs à ceux qu'offrait l'Etat, pouvaient bénéficier de certains avantages et même effectuer des stages à l'étranger, ce qui à l'époque était un privilège. En effet, en dehors des bénéficiaires des bourses d'Etat, aucun Guinéen n'était autorisé à sortir du pays. Chacun rêvait de se faire embaucher dans ce type d'usine, mais il fallait bien entendu connaître des personnes bien placées pour y parvenir. J'avais un atout majeur: ayant été responsable en

Faculté, j'étais connu de certains hauts dignitaires du régime. Je me suis donc adressé au Ministre de l'Education pour obtenir le poste de mon choix. Il a contacté le Ministre de la Santé pour lui dire de me trouver un emploi dans une société mixte. C'est ainsi que j'ai été inscrit sur une liste pour al1er travailler à Fria. Dans cette vine, existaient deux hôpitaux, celui de la société et celui de l'Etat. J'ai demandé à être affecté à l'hôpital de la société puisque les médecins y travaillant pouvaient bénéficier de formations à l'étranger. Je connaissais un peu Fria car l'un de mes amis de promotion en était originaire et il m'avait fait visiter la ville avant même que je pense à y travailler. Je souhaitais que cet ami soit affecté avec moi à l'hôpital de Fria, mais j'appris, par le Ministre, qu'il ne figurait pas sur la liste. Je lui conseillai alors de faire intervenir ses relations avant que les affectations soient définitives, ce qu'il fit par l'intermédiaire d'un ami du frère du Ministre. L'affectation a été acceptée et il a été envoyé à l'hôpital de la société avec moi. Il persistait cependant un problème: nous étions trois postulants pour deux postes. Une jeune fille désirait également aller dans cet hôpital. Elle n'était autre que Néko, qui avait organisé notre rencontre avec le Ministre au moment du conflit avec notre doyen. Pour son affectation à Fria, le Ministre intervint pour qu'elle soit nommée à l'hôpital de la société. C'est ainsi que mon ami, peutêtre parce qu'il n'avait pas eu l'appui direct d'un Ministre, a vu son nom retiré de la liste alors que Néko et moi y figurions. Au dernier moment, il demanda au chef du personnel du Ministère de la Santé, qu'il connaissait, d'intervenir en sa faveur. Ce dernier a donc attendu que le Ministre ait apposé sa signature au bas des arrêtés nous affectant, Néko et moi, à l'hôpital de la Société et mon ami Ramaca à l'hôpital régional, pour falsifier le stencil et modifier les affectations. Le chef du personnel, conscient des relations que Neko avait avec le Ministre, n'a pas osé rayer son nom. Ainsi, je me retrouvai sur la liste de l'hôpital régional sans savoir comment tout cela s'était passé. Ramaca n'était pas fautif, ce n'était certainement pas moi qu'il avait voulu remplacer. Ne voulant pas davantage embrouiller les choses en faisant réviser ma situation par le Ministre (car j'étais persuadé que cette démarche aurait eu pour résultat d'écarter mon ami), je n'ai pas fait de 48

réclamation. Ces affectations furent imposées aux sociétés mixtes qui avaient un nombre de travailleurs limités. Mes collègues ont donc été considérés comme des stagiaires puisqu'il n'y avait en réalité pas de poste vacant dans l'immédiat. Fria était une ville qui avait été construite pour l'exportation de la bauxite, mais parallèlement y existaient les institutions étatiques, dirigées par un Gouverneur qui représentait l'Etat dans la ville. Il existait une différence entre les travailleurs de l'Etat et ceux de la société: ces derniers profitaient des avantages d'une ville moderne, construite par Péchiney. Les Européens qui travaillaient dans la société recevaient un ravitaillement de nourriture venant de France et les employés de l'usine profitaient de ces avantages, contrairement aux travailleurs de l'Etat. Pour ma part, je n'ai pas été victime de cette discrimination; Joseph, le directeur de l'économat, étant mon ami, j'étais toujours servi. La société disposait d'un hôpital moderne doté d'un matériel digne des hôpitaux de deuxième catégorie en France alors que l'hôpital d'Etat où étaient soignés les fonctionnaires avait bien peu de moyens. Ces deux catégories de citoyens vivaient donc dans une même ville avec des niveaux de vie très différents. Les travailleurs de la société étaient persuadés que ceux de l'Etat n'avaient pas le droit de bénéficier de leurs avantages et, de leur côté, les travailleurs de l'Etat ne supportaient pas cette inégalité. Les conflits et les problèmes étaient insolubles. La vie des personnes en dépendait parfois. J'ai vu des malades, évacués sur l'hôpital de la société Friguia, mourir faute de soins, parce qu'ils n'étaient pas employés par la société. Cette situation était assez courante. Un jour, la fille du commissaire de la ville, Veyher, est tombée malade. Travailleur de l'Etat, son père a été obligé de se rendre dans mon hôpital après avoir été refoulé par l'hôpital de la société. Généralement, tous les travailleurs de l'Etat étaient soignés dans l'hôpital de l'Etat, à l'exception de certains privilégiés tels que le Gouverneur et les hauts fonctionnaires qui s'imposaient à la société et faisaient établir des papiers de prise en charge par l'Etat afin que leurs enfants et leur famille soient soignés dans de meilleures conditions. 49

Veyher m'a donc adressé sa fille, je me suis occupé d'elle et l'ai soignée. J'ai gardé ensuite de bonnes relations avec lui et sa femme. Lorsqu'il n'y avait plus de lits disponibles ou lorsque le matériel faisait défaut, je m'adressais à l'hôpital de la société. A force de négociations, on finissait par accepter ces transferts de malades à condition de fournir un certificat de prise en charge des frais par l'Etat. Mes collègues et moi nous sommes vus confrontés à des responsabilités énormes parce que toute la population désirait aller dans I'hôpital qui avait plus de moyens. Or la société nous demandait de « trier» les malades et d'en adresser le minimum. Le Docteur GERNINWI, un chirurgien français en remplacement dans l'hôpital de la société, est venu visiter l'hôpital d'Etat par curiosité. En discutant, je lui ai parlé de ces problèmes et il m'a dit: « Je veux bien travailler avec toi, je vois que tu te débrouilles bien; tu as des problèmes liés au manque de matériel et de médicaments. Lorsque tu auras des cas sérieux, tu n'auras qu'à amener tes malades et nous les opérerons ensemble ». Je voyais beaucoup de cas de fistules: ces communications uro-génitales difficiles à traiter, provoquées par des accouchements ,compliqués. Ce chirurgien s'intéressait beaucoup à ce genre de cas et je venais opérer avec lui. Dans l'hôpital de la société, le médecin-chef était guinéen. Il avait succédé à un médecin français après maintes tractations. Il y avait eu, quelques années auparavant, une africanisation des postes de cadres et le Docteur RAGOUBAN avait été nommé médecin-chef à cette occasion. Au début, il y avait eu un affrontement sérieux entre lui et son prédécesseur. Le médecin guinéen avait voulu présenter sa démission si le médecin français restait en poste. Après avoir eu gain de cause, il avait été longtemps mis à l'épreuve et surveillé dans sa gestion de I'hôpital. Il était le premier à s'opposer, en prétextant des budgets insuffisants, à ce que les gens ne travaillant pas dans la société viennent s'y faire soigner. RAGOUBAN pensait qu'en acceptant les malades qui n'étaient pas de la compagnie, son hôpital finirait par se retrouver déficitaire. Il était donc hermétique à toute concession et ne s'entendait plus avec le 50

chirurgien français qui acceptait les malades de mon hôpital. C'est ce conflit qui allait m'attirer bien des ennuis. Une autre histoire a retenu mon attention à cette époque et mérite d'être racontée. Un matin, J'infirmier qui jouait le rôle de chirurgien dans mon hôpital, m'a demandé de venir assister à une circoncision, ce qui m'étonna. Je compris en voyant l'enfant à circoncire: c'était un métis afro-asiatique qui, me confia l'infirmier, était le petit-fils du Prince Norodom SIHANOUK. Depuis sa naissance, l'enfant vivait dans la clandestinité absolue. Lorsque le Prince était en exil, sa fille avait connu un diplomate guinéen en Chine de qui elle avait eu cet enfant. Dès sa naissance, le bébé avait été remis à l'ambassade de Guinée qui l'avait gardé cinq ans. Son père avait été rapatrié d'office dès le début de l'affaire et Sékou TOURE l'avait insulté pour avoir osé souil1er la famil1e du Prince. Cet enfant n'a plus jamais vu sa mère. Seul le grand père cherchait à le rencontrer lors de ses déplacements à l'étranger. J'avais une amie, Biha, qui venait souvent bavarder avec moi et dans la ville, les rumeurs se propageaient rapidement. D'aucuns étaient allés dire à son mari, agent de police, qu'elle était ma maîtresse, ce qui me créa beaucoup d'ennuis. En Guinée, contrairement aux idées reçues sous l'ancien régime, les femmes avaient un important pouvoir pour arranger les problèmes. Il suffisait de contacter une femme qui allait ensuite courtiser un Ministre et tout s'arrangeait. Le Directeur de l'usine était attiré par cette femme de même que le Gouverneur. Mon amitié avec elle finit par créer bien des tensions, la situation entraîna des disputes entre les conjoints et Biha demanda le divorce. Toute la ville était au courant qu'elle anait divorcer. Ce problème vint s'ajouter au conflit qui m'opposait au Médecin-Chef de la Société. Ma situation devenait critique et, à l'époque, il était facile de faire passer quelqu'un pour un contre-révolutionnaire ou d'écrire des lettres anonymes contre lui pour mettre fin à sa carrière ou l'envoyer en prison. Pour liquider un collègue gênant, il suffisait d'attendre qu'il fasse une petite erreur, puis 51

d'écrire ensuite une lettre au Président de la République ou au Ministre pour le signaler. L'intéressé recevait alors une inspection. Si le problème était d'ordre politique, il était emprisonné, s'il était financier, il était suspendu de ses fonctions. A cette époque, on disait que « les murs avaient des oreilles ». Dans mon hôpital, travaillait le père de mon ami RAMACA qui était infirmier. N'eût été la suppression de la chefferie traditionnelle par le régime de Sékou TOURE, ce monsieur aurait dû succéder à son père, roi dans la région. Cette situation le rendait fort suspect sous ce régime. Un jour, un infirmier de l'hôpital, qui lui en voulait, vint discuter avec lui en faisant croire qu'il était opposé au régime de Sékou TOURE. Le vieil infirmier lui confia alors naïvement ses impressions sur le régime qui, bien sûr, n'étaient pas très élogieuses. Il ne savait pas que, sous la table, son interlocuteur avait disposé un petit magnétophone. La bande se retrouva au plus haut niveau de la Direction du Parti. Le vieil infirmier, qui avait plus de soixante ans, fut transféré au camp Boiro, où il passa au moins cinq ans... En ce qui me concerne, je n'ai jamais su si c'était le mari de cette amie qui avait été à l'origine de l'inspection dont je fis l'objet. Je vis arriver, un beau matin, des inspecteurs qui avaient pour mission de vérifier si, à l'hôpital, un médecin ne pratiquait pas des avortements clandestins. En l'occurrence, un rapport avait été établi à mon sujet (en Guinée, la loi interdit encore aujourd'hui les interruptions volontaires de grossesse). Je fus convoqué par le Gouverneur qui avait reçu une délégation du Ministère de l'intérieur pour venir vérifier mes dossiers. Il me dit sa surprise d'apprendre que, selon les rumeurs des inspecteurs, je pratiquais des avortements, alors que j'étais bien apprécié dans la ville où je me battais beaucoup pour mes patients. Les inspecteurs avaient été envoyés pour faire la lumière sur le sujet: tous les registres de mon bureau furent compulsés. Le nom de toute femme venue en consultation y était inscrit ainsi que le nombre de curetages pratiqués. Ces curetages étaient purement thérapeutiques, effectués chez des femmes faisant une fausse couche. L'inspecteur n'avait aucune connaissance médicale. Il n'a pas pu me répondre lorsque je lui 52

ai demandé s'il pouvait faire la différence entre avortement provoqué et curetage à la suite d'une fausse couche. Il avait enquêté en ville sur ma façon de travailler et l'un de ses collègues lui avait dit de ne pas m'inquiéter car mon travail était apprécié par les habitants. L'inspecteur a fini par m'avouer que le responsable de cette inquisition était une personne cherchant à me déstabiliser. Il m'a assuré qu'il ferait un rapport en ma faveur pour que je sorte indemne de cette affaire. Biha, apprenant les problèmes que j'avais eus, a pensé qu'elle en était peut-être responsable et que son ex-mari pouvait être à l'origine du rapport. Les femmes ayant, je l'ai dit, beaucoup de facilités en Guinée, elle demanda une audience au Président de la République. Le jour de cette entrevue, simple coïncidence, les représentants politiques de Fria étaient également présents pour parler des problèmes de la ville. Le Président connaissait un peu cette femme peuhle, des membres de sa famille ayant été des cadres éminents du régime. Parmi les membres politiques venus de Fria voir le Président figurait un directeur de l'usine, ce qui leur permit de voir le Président en priorité. Lorsqu'ils entrèrent dans le bureau, ce directeur prit la parole et dit: « J'ai vu une femme dans votre salon ». Le Président lui demanda alors ironiquement l'identité de cette personne. Son interlocuteur lui répondit qu'il s'agissait de la femme d'un policier en instance de divorce, la maîtresse d'un jeune médecin. En tenant ces propos, il avait oublié que, dans le groupe des responsables, tous n'étaient pas de son avis. Le Président répondit: «Je connais un peu cette affaire, mais on m'a rapporté que c'est parce que cette femme n'a pas voulu de vous que vous êtes allé dire à son mari qu'elle était l'amante du jeune médecin. Je souhaite, d'ailleurs, faire la connaissance de ce jeune homme dont on parle beaucoup dans votre ville ». Le directeur de l'usine fut stupéfait de ces propos. Dans le groupe des membres de la Fédération venus voir le Président se trouvait un homme qui avait de la sympathie pour moi. De retour à Fria, il me raconta ce qui s'était passé dans le bureau et me dit que le Président désirait me voir... Je n'y suis pas allé, pensant que l'affaire s'estomperait. Cependant, une nuit, à deux heures du matin, je fus réveillé par un haut fonctionnaire de la 53

vine qui venait me voir au nom d'un ministre. Ce monsieur avait une fine de seize ans, enceinte, et voulait la faire avorter. On lui avait conseillé de se rendre dans cette ville où il y avait l'hôpital Péchiney à côté de l'hôpital de l'Etat, pour qu'en cas de complications les chirurgiens puissent intervenir sans délai. Le problème de ces avortements provoqués était les infections qui se transformaient ensuite en pelvi-péritonite. Dans les cas les plus dramatiques, les femmes mouraient exactement comme en France avant la loi VEIL sur l'I.V.G. Ce fonctionnaire avait reçu des instructions du Ministre. Je lui demandai alors s'il s'agissait d'un ordre ou d'une simple requête. Il me répondit: « Il faut le faire! ». Tandis que je lui rappelais qu'il avait été le témoin de mes problèmes récents à propos des avortements provoqués, il me rétorqua que les personnes qui avaient fait ouvrir l'enquête étaient les mêmes qui me demandaient maintenant de réaliser un avortement. Il ajouta que si je voulais être définitivement blanchi, je devais pratiquer l'interruption. Je savais néanmoins que pour démolir quelqu'un sous le régime, il suffisait de dire qu'il s'était livré à des choses interdites par la loi. Je refusai donc d'intervenir. Il m'arrivait d'envoyer des malades vers l'hôpital de Friguia lorsque je n'avais pas d'autre solution. Le Médecin Chef pensait que je cherchais à lui porter préjudice et que j'étais à l'origine de ses problèmes de gestion. Le Docteur GERNINRER, le chirurgien français, acceptait les malades que je lui adressais, refusant de les laisser mourir pour des raisons budgétaires, ce qui n'était pas du goût de son chef. Le Français était soutenu par les habitants et par les travailleurs de l'usine car ceux-ci avaient des membres de leur famille qui venaient d'autres villes pour se faire soigner. Le Docteur RAGOUBAN, avait été nommé à ce poste sur intervention de l'un de ses parents qui était Ministre. Il se rendit à Conakry pour confier à celui-ci qu'il risquait d'être inquiété à cause d'un chirurgien qui collaborait avec un médecin guinéen de l'hôpital d'Etat; les deux praticiens étant soutenus par les syndicats, la situation était manifestement en sa défaveur. Le Ministre alla voir le Président de la République et ce dernier demanda au Ministre de la Santé (mon ancien doyen de Faculté) une enquête. Un ami 54

travaillant au Ministère de la Santé m'en avait informé et me conseilla d'adresser, avant l'inspection, un rapport au Président. Il me rappela un dicton de chez nous: « Si tu vois les autres accroupis, il faut bondir le premier!» Il me demanda de justifier, par quelques preuves professionnelles, mon comportement et me certifia que cela pourrait m'éviter bien des ennuis. Cela signifiait tout simplement qu'il me fallait écrire une lettre démagogique attaquant mes adversaires pour pouvoir sauver ma peau. Cette lettre que j'ai envoyée au Président de la République a un peu atténué les choses. Les autorités guinéennes ont transformé le problème en disant que ce chirurgien français était un espion envoyé par la France. A l'époque, toute personne venant de l'Occident était considérée comme suspecte. Les seuls étrangers travaillant en Guinée étaient employés dans des sociétés privées. Ils étaient dans leur maison, suivis, surveil1és. Je ne pouvais rencontrer ce chirurgien qu'à l'hôpital, dans un cadre professionnel. La situation fut présentée ainsi: on fit croire que ce médecinespion passait par moi pour obtenir ce qu'il voulait. Des inspecteurs du Ministère de la Santé sont venus à Fria pour enquêter. RAGOUBAN s'est arrangé pour faire rompre le contrat de GERNINRER et pour mon cas, si l'enquête révélait une faute, une sanction devait en découler. L'opinion publique était en ma faveur pour les services rendus. Lorsque la délégation du Ministère est arrivée, je savais que je n'étais pas en position de force. En effet, dès qu'une personne devenait un peu populaire, elle représentait une menace pour le pouvoir si elle n'en partageait pas les idées. Le Ministre n'a donc rien pu faire et m'a laissé en poste. Mais je savais que ce n'était qu'un sursis. On raconta au Docteur GERNINRER que le Président était quelqu'un de bien et que c'étaient ceux qui gravitaient autour de lui qui créaient des ambiguïtés. On lui conseilla de rentrer à Conakry et de demander audience à Sékou TOURE, celui-ci finirait certainement par lui donner raison et peut-être même par le laisser en poste à Fria. Ce Monsieur alla donc, enthousiaste, expliquer au Président comment les gens qui ne relevaient pas de l'usine étaient traités différemment des autres. Il jugeait cela anormal et déclara qu'il travaillait avec un médecin guinéen qui avait les mêmes opinions que lui. 55

GERNINRER ignorait totalement que les missions d'enquête émanaient du Président lui-même. Ce dernier lui fit savoir qu'il avait très bien compris tout ce qui venait d'être dit, mais qu'en attendant, puisqu'il n'avait plus de contrat, il lui fallait retourner dans son pays, concluant qu'on s'arrangerait pour qu'il puisse être affecté dans un hôpital à Conakry dans l'avenir. Il lui donna ensuite plusieurs tomes de ses ouvrages sur la Révolution et lui demanda d'aller s'expliquer avec le Ministre de la Santé. Le médecin exposa de nouveau ses problèmes, mais le Ministre, tout en faisant semblant de l'écouter, resta indifférent quant à la solution. La démarche du chirurgien fut interprétée comme purement démagogique. On fit comprendre que s'il insistait pour rester, c'est qu'il était assurément un espion qui travaillait avec le médecin guinéen. Après la chute du régime de Sékou TOURE, le Docteur RAGOUBAN a été chassé par la population de Fria qui a brûlé sa maison et tous ses biens. Je restai à Fria mais sans trop d'assurance. Quelque temps après, le Ministre m'avait inscrit dans une délégation sanitaire pour exercer au Mozambique où beaucoup de cadres guinéens avaient été envoyés. J'étais alors décidé à fuir ce climat pesant mais, au dernier moment, le départ fut annulé. La goutte d'eau qui fit déborder le vase fut l'affaire d'une jeune fille, Madaa que j'avais connue par l'intermédiaire de mon médecin-chef. Elle m'invita chez elle, dans une très belle ville de Guinée où j'avais des parents auxquels je voulais rendre visite. J'ai donc profité de cette occasion pour aller la voir. Elle avait parlé de moi à ses parents et je fus très bien reçu par sa mère. Elle revenait me voir très souvent à Fria les week-ends. Un jour, elle me dit: «As-tu vu les cartes guinéennes qui représentent une fil1e avec des cheveux tressés et portant une tenue traditionnelle? » Je lui répondis que je connaissais ces jolies cartes qui étaient très populaires. Elle me dit que c'était sa photo; c'était surprenant mais, en vérifiant, j'ai constaté qu'elle disait vrai. Je lui ai demandé comment elle s'était retrouvée sur cette carte. Alors, elle raconta: « Je vivais tranquiJlement dans ma ville natale où je terminais mes études primaires. Un jour, il 56

y eut une réception grandiose organisée par la ville: le Président venait inaugurer un monument. Ce jour-là, le Président qui m'avait vu passer en tête du cortège demanda aux autorités de la vine qui était cette petite fine en disant qu'eUe était bien tressée et bien jolie. Quelques mois après, eut lieu un festival africain au Nigeria. Une délégation de la Présidence se rendit chez mes parents pour leur demander de me laisser partir à Lagos pour représenter les coiffures guinéennes. J'étais très jeune et ma mère s'y opposa. J'étais son unique fille et elle se refusait à me laisser partir à l'étranger. Alors, un compromis fut trouvé: la délégation demanda que l'on me tresse pour faire des posters qui seraient exposés au Nigéria. J'ai donc été photographiée. Les photos furent assez réussies et appréciées. C'est à cette occasion que le Président a vu ces photos. Il en était très satisfait et demandait toujours à ce que je vienne le voir à la Présidence. Un jour, j'ai été invitée par sa fille et nous sommes montées ensemble le voir. Nous venions ensuite régulièrement discuter avec lui. Il me donnait des cadeaux et me gâtait tout autant que sa fille. Une fois, il me demanda: « Tu es

souvent avec ma fille, passez-vous votre temps à faire l'amour ? » et je restai choquée devant de tels propos. » Je lui demandai ce qui s'était passé et elle refusa de me raconter la suite des évènements. Elle avait le numéro de téléphone direct de la Présidence. Elle composait le numéro du Président et discutait avec lui. Un jour, je pris l'écouteur et entendis: « Comment vastu ? Quand viens-tu me voir? » . Elle répondit qu'elle venait à Conakry prochainement et qu'elle passerait le voir. Je n'étais pas dupe et pensais bien qu'il y avait quelque chose de douteux dans cette relation. Mais puisque j'étais devenu très méfiant à l'époque, je n'ai pas cherché à comprendre craignant que cela ne se complique davantage. J'ai continué à sortir avec cette fille. Madaa venait me voir de temps en temps et me disait: «Je pars à la Présidence ». Je ne disais rien et ne donnais pas d'avis. Un jour, elle était avec moi à Fria quand le Président est venu visiter la ville. Elle m'a accompagné à la réception. Tous les représentants de la ville étaient là. Lorsque Sékou TOURE a vu Madaa, il l'a fait appeler et s'asseoir dans un fauteui I officiel, à côté de lui. Tous les responsables étaient surpris et ce petit 57

évènement ne passa pas inaperçu. On racontait partout: « Le Président connaît la copine du Docteur et il paraît que c'est sa copine aussi! » J'ai senti que tout le monde commençait à m'approcher parce que ma copine connaissait le Président de la République. Les rumeurs racontaient d'ailleurs que c'était le Président qui m'avait présenté cette copine. Un jour, alors que j'étais avec Madaa à Fria, je fus convoqué par le Préfet de la ville pour m'entendre dire qu'il venait de recevoir un message direct de Conakry. Le Ministre de l'Intérieur demandait à ce que je me mette en route pour Conakry avec Madaa. Je devais me présenter le lendemain à huit heures au Ministère de l'Intérieur. Je pris mon véhicule de fonction et, durant le voyage, tout se bouscula dans ma tête, je soupçonnais les relations intimes entre Madaa et le Président. Tout le monde en parlait et avec tous les antécédents que j'avais dans cette ville, je m'imaginais le pire. Le voyage dura trois heures. En arrivant à Conakry, j'avais mal au ventre. Je n'avais pas dormi de la nuit. Madaa se demandait également ce qui allait se passer. Elle m'avoua alors qu'elle avait eu des disputes avec sa mère à cause de moi. Celle-ci voulait qu'elle épouse un homme très riche dont Madaa ne voulait pas et elle était opposée à notre mariage. Voyant que nous étions toujours ensemble, elle cherchait par tous les moyens à interrompre notre relation. La mère était informée que sa fille allait chez le Président et elle demanda une audience pour lui dire que j'avais détourné sa fille qui passait tout son temps chez moi, ne voulait plus entendre parler d'elle, et ne voulait plus travailler... Madaa, qui n'avait jamais dû dire au Président qu'elle avait un copain, rendait la situation plus compliquée. Sa mère avait compris qu'elle créerait une inévitable irritation en mettant le Président au courant de cette situation. Ce dernier confirma qu'il avait effectivement vu sa fille en compagnie d'un jeune homme lors d'un voyage officiel à Fria et la mère ajouta: « Voilà pourquoi ma fille ne vient plus vous voir!». Le Président demanda alors au Ministre de l'Intérieur de me faire venir. Il précisa d'ailleurs: «J'ai toujours entendu parler de ce médecin, il y a bien quelque chose d'anormal! » Arrivés au Ministère de l'Intérieur, nous avons rencontré la mère de 58

Madaa. Par bonheur pour moi, le père de Camille, mon ami d'enfance, était Directeur de cabinet de ce Ministère. Il m'a fait venir dans son bureau et m'a rassuré en me disant qu'il ferait tout pour que je m'en sorte sans problème. Nous sommes alors entrés dans le bureau du Ministre, lequel m'a expliqué que cette dame était venue se plaindre de moi au Président en disant que je détournais sa fille. Madaa étant majeure, il m'a demandé ce que j'en pensais. Je lui ai répondu que j'étais vraiment surpris de l'attitude de cette dame. La famille que j'allais voir à Kindia, la ville de Madaa, avait quelques liens avec le Ministre de l'Intérieur. Je pensais qu'en les lui rappelant indirectement cela m'aiderait énormément. J'expliquais au Ministre que j'étais assez surpris car lorsque je me rendais chez Madaa, j'étais toujours bien reçu. Sa mère savait qu'elle venait me voir et ne m'avait jamais dit que sa fille ne s'entendait pas avec elle. De même, jamais Madaa ne m'avait dit avoir des problèmes à cause de moi. Ce que je faisais me semblait tout à fait normal. Allant régulièrement voir les parents, je ne comprenais pas pourquoi la mère avait contacté le Président de la RépubJique pour lui dire que je détournais sa fille au lieu de m'en parler directement. Si elle avait osé en parler avec moi, il était certain que nous n'en serions jamais arrivés là. Le Ministre, fort de sa qualité de beaufrère du Président de la République, disposait d'une certaine liberté d'action que d'autres Ministres ne pouvaient s'autoriser. Il prit la responsabilité de me laisser repartir en me disant qu'il était sensible à ce que je venais de lui dire. Il m'a dit: « Si tu veux épouser cette filie, viens m'en parler. J'irai voir le Président pour lui dire que vous voulez vous marier. Nous organiserons le mariage et ce n'est pas parce qu'elle ne s'entend pas avec sa mère que cette dernière peut t'accuser de détournement. Je dirai d'aiIJeurs au Président que tu es un bon médecin ». Il me demanda de reprendre ma voiture, de retourner à Fria et d'y continuer mon travail. Il essayerait d'arranger le problème. Peut-être n'était-il pas au courant des relations existant entre la fille et le Président? Je pense que l'intervention de Monsieur FERNANDEZ a beaucoup pesé sur sa décision. Je suis allé chez mon ami Abdoulaye qui travaillait à Conakry à l'époque. J'y suis resté et étais tellement secoué que 59

je suis tombé malade. Vers quatorze heures, j'ai entendu frapper: c'était Madaa, accompagnée de sa mère. Avant de sortir du bureau du Ministre, je lui avais dit que j'avais compris ce qui s'était passé et puisqu'il en était ainsi je ne désirais plus qu'elle vienne me voir; elle pouvait récupérer ses affaires quand elle le voulait. J'étais tellement déçu que je ne voulais plus entendre parler d'elle. Depuis mon départ du bureau du Ministre, Madaa s'était mise à pleurer. Sa mère et le Ministre l'accompagnèrent chez le Président qui demanda où se trouvait le médecin. Le Ministre répondit qu'il m'avait laissé partir parce qu'il n'avait rien à me reprocher. Madaa continuait à pleurer et le Président lui-même ne réussit pas à la calmer. C'est Monsieur FERNANDEZ qui me rapporta la scène quelque temps après. A leur sortie de la Présidence, Madaa pleurait tellement que sa mère prit peur et c'est pourquoi elles étaient venues me voir. La mère m'avoua avoir sous-estimé l'importance de notre relation. S'en excusant, e11eme promit de revoir le Président pour lui dire que nous avions finalement trouvé un terrain d'entente. Elle me demanda de continuer à voir sa fille, ajoutant qu'elle me considérait comme son fils. Je n'étais pas davantage rassuré, mais ne pouvais pas réagir sur le moment car cela risquait de se retourner contre moi. En rejetant d'emblée Madaa à cause de ses relations avec le Président, elle pouvait m'entraîner dans un gouffre. J'ai donc fait semblant d'accepter. La mère est repartie voir le Ministre de l'Intérieur pour calmer l'affaire. Apparemment, la situation était redevenue normale, mais quelque temps après, je m'aperçus que ce n'était pas le cas. En effet, par l'intermédiaire du Ministre de l'Intérieur, le Président fit envoyer des messages à Fria pour demander des rapports réguliers sur mes activités et me faire suivre dans la ville. VEYHER, le commissaire de police dont j'avais soigné la fille, me montra les messages du Ministère de l'Intérieur lui demandant de me surveiller et d'envoyer des rapports. Une toute petite défaillance m'aurait fait passer pour contre-révolutionnaire et aurait pu me coûter la vie. Le commissaire me rassura et me fit comprendre qu'il n'enverrait 60

pas de rapports pouvant me porter préjudice. Je l'en remerciai, mais continuai de vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. J'eus confirmation, en posant quelques petites questions insidieuses à Madaa qu'elle était effectivement la maîtresse du Président. Tout le monde le savait. Les gens disaient: «Il est le seul à ne pas le savoir! », je l'avais cependant pressenti avant tout le monde, mais feignais de l'ignorer. Madaa continuait à vivre avec moi et nous allions ensemble en week-end à Conakry. Chaque fois que j'avais un problème, elle disait pouvoir le régler. Elle m'amenait chez le Premier ministre qui l'appelait « ma fille » et qui lui avait donné une audience permanente pour moi; ainsi, tous les problèmes se réglaient. Une fois, un ami avait eu besoin de tôles et pour s'en procurer, il fallait la signature d'un ministre. Dès que nous nous

sommes présentés avec la recommandationdu Premier ministre, une note a été immédiatement faite au nom de cet ami et adressée au directeur de l'entreprise concernée. J'ai même tenté de travailler à l'hôpital Péchiney, pour prouver au Docteur RAGOUBAN qu'il n'était pas le seul à avoir des relations: le Premier ministre a donné son accord et demandé au Ministre de la fonction publique de procéder à mon affectation. Cette demande a été renouvelée à la suite d'un retard d'exécution, mais j'ai finalement renoncé de moi-même à ce projet en pensant qu'il pouvait m'entraîner dans l'engrenage de la corruption. Madaa m'a dit un jour: « Je vais t'emmener chez le Président! ». Je lui ai répondu que je ne voulais pas et c'est alors qu'elle a voulu me présenter la fille du Président, sa copine. El1e m'a dit que cette dernière voulait faire ma connaissance et a profité de cette situation pour m'amener à la Présidence. Un soir, nous sommes montés dans les appartements et j'ai rencontré la fille du Président. Une autre fois, nous sommes entrés par la porte officiel1e alors que même ceux qui demandaient audience passaient par une porte spéciale. Tous les gardes du corps connaissaient Madaa. Dès notre arrivée, ils nous ouvraient toutes les portes. Je croyais qu'elle m'amenait dans les appartements de la fille du Président. Un garde du corps lui a dit: « Situ veux voir le Président, il est dans sa voiture, il va partir ». Le garde l'a prise par la main, ils 61

ont descendu le grand escalier de la façade donnant sur le boulevard de la République, au bas duquel s'est ouverte la portière de la voiture du Président. Ce dernier lui a demandé de monter. Elle a disparu derrière les rideaux de la OS noire qui a démarré aussitôt. Je me suis retrouvé seul, hébété, me demandant ce qui allait m'arriver. Heureusement, le militaire est revenu et m'a demandé si c'était ma sœur. J'ai répondu par l'affirmative et il m'a fait savoir que j'allais être déposé en ville. La fille avait juste eu le temps de dire au garde de me déposer chez son oncle. Le garde connaissait l'endroit car il avait l'habitude d'y aller pour la chercher. Il me déposa mais, dès qu'il eut fait demi-tour, je me rendis chez Abdoulaye. Madaa n'est revenue que très tard le soir. Je lui ai demandé des explications. Elle m'a répondu que le Président était allé dans sa villa privée, et qu'il avait voulu qu'elle l'accompagne. Madaa m'a dit que cela s'était bien passé, qu'elle avait voulu me faire une surprise et me présenter à lui. Je lui ai répondu qu'il aurait fallu qu'elle m'avertisse, mais elle répliqua: « Tu n'aurais pas accepté! » Je n'ai pas cherché à comprendre davantage. Il n'y avait pas d'autre alternative que de me résigner aux relations de Madaa avec le Président. Lorsque j'étais étudiant en médecine, en me rendant à l'université, je passais dans une cité où il y avait un homme dont la femme était, selon la rumeur, la maîtresse du Premier Ministre. Celui-ci venait avec sa voiture, le mari ouvrait le garage, faisait une marche arrière pour sortir sa propre voiture, et rentrait la voiture du Ministre dans son garage. Le mari partait pour ne revenir que le lendemain, lorsque le Premier ministre avait quitté sa maison. C'était un cas assez connu. J'aurais pu me retrouver dans la même situation si j'avais épousé cette fille. Elle serait allée dormir chez le Président de temps en temps. J'aurais peut-être été nommé à un poste de responsabilité en récompense de ma complaisance, mais le risque était que le jour où il en aurait eu assez, il me liquide. Il aurait simplement dit à Madaa : «Ton type est devenu gênant, mais j'assure ta vie... » Elle se serait alors retrouvée dans la situation de nombreuses femmes dont le mari était en prison pour de fausses histoires de complot et qui se faisaient ensuite épouser par les Ministres qui avaient 62

contribué à l'arrestation de leur mari. Le plus célèbre de ces Ministres était celui qui «s'occupait» du camp Boiro, où se trouvaient quantité de détenus politiques. Il avait pris pour seconde épouse la propre femme d'un détenu politique considéré comme disparu. J'ai d,emandé mon affectation dans la capitale, je voulais quitter Fria où j'avais eu beaucoup trop de problèmes: dans la capitale, j'espérais passer inaperçu. Lorsque j'ai demandé ma mutation, le Ministre de la Santé a été surpris car j'étais apprécié par la population de Fria. L'autorisation de me rendre à Conakry me fut immédiatement accordée. C'était une époque où je cherchais déjà à quitter le pays car le Président demandait toujours au commissaire de police de me surveiller. VEYHER m'a toujours dit qu'il approuvait mon départ et, par chance, lui aussi fut affecté à Conakry où il devint Directeur des services frontaliers. Nos relations se poursuivirent et je lui fis connaître mes intentions de quitter la Guinée. Paradoxalement, le seul moyen dont je disposais était de profiter des relations de Madaa. Ce qui m'intéressait, c'était d'obtenir une bourse afin de continuer mes études à l'extérieur. Je lui demandai de m'aider en lui promettant qu'elle pourrait me rejoindre par la suite. C'était une façon de m'en sortir. Elle trouva mon idée géniale. Elle contacta des Ministres en cours d'année scolaire. Il y eut des demandes faites à la hâte pour la Suisse, mais il fallait attendre encore une année... Je trouvais ce temps trop long car un problème pouvait surgir du jour au lendemain d'autant que l'on parlait alors d'un complot des intellectuels. Arrivé à Conakry, je logeai en banlieue chez une de mes tantes, dans une maison à peine terminée, à côté de celle où logeait un diplomate du Libéria, pays frontalier de la Guinée. Les médecins guinéens cherchaient à soigner les familles de diplomates, de hauts fonctionnaires, car cela leur rapportait plus que leur salaire mensuel. Apprenant que j'étais gynécologue, ce diplomate entra en relation amicale avec moi pour que je m'occupe de la santé de sa famille. Un jour, il vint frapper à ma porte pour me dire qu'une femme enceinte de six mois et demi avait besoin d'un médecin, c'était la fille adoptive de l'ancien 63

Président du Libéria, William TUBMAN. Sékou TOURE était venu la voir alors qu'elle était en transit en Guinée. Le diplomate:me demanda de m'occuper d'eUe. J'avais alors très peur de me montrer en compagnie de diplomates ou d'étrangers car c'était risqué au vu de mes antécédents. Mon voisin me donna la certitude que je n'aurais aucun ennui. Le matin, je reçus donc Niefa qui était en menace d'accouchement prématuré. Je l'examinai, mais, malheureusement, il n'y avait rien à faire. Le col était déjà ouvert, elle avait des contractions et saignait beaucoup. Je lui expliquai que cela allait être difficile surtout dans les conditions difficiles où nous travaillions. Les femmes mouraient pour de simples hémorragies de la délivrance car nous n'avions pas de banque de sang. Niefa s'est retrouvée à l'hôpital où il n'y avait même pas de lit correct pour son hospitalisation. Je fus obligé de lui aménager un coin dans mon bureau en y installant un lit et en apportant des draps. Il fallut glaner ici et là des sérums glucosés pour la perfuser et la surveiller. Elle accoucha à six mois et demi. Le bébé était vivant et, en l'absence de couveuse, la mère me demanda s'il était possible de l'évacuer en urgence. Les vols réguliers n'existaient qu'une à deux fois par semaine et il fallait attendre trois ou quatre jours avant le prochain avion. Le bébé mourut. J'assistai à son enterrement dans la cour de l'ambassade. Je trouvai des médicaments pour soigner la mère pendant deux jours, et ensuite, elle pu regagner son domicile. Je passais la voir souvent, de façon furtive. En quittant la Guinée, elle me demanda mon adresse et mon numéro de téléphone à l'hôpital. Un jour, je reçus un appel téléphonique venant de Genève, ce qui fut un évènement car il n'y avait aucune ligne directe entre la Guinée et les autres pays. Toutes les lignes vers l'extérieur étaient censurées. Celui qui cherchait à téléphoner à l'étranger était immédiatement considéré comme suspect. Ce coup de téléphone mit tout l'hôpital en émoi. Lorsque je pris le combiné, c'était Niefa ; elle me donnait rendez-vous à l'aéroport. Elle devait faire escale à Conakry et désirait me rencontrer. Tout le monde voulait savoir ce que l'on pouvait bien me dire de Genève. Le jour venu, j'allai à l'aéroport pour prévenir Niefa de ne plus m'appeler de 64

l'extérieur car cela risquait de m'attirer des ennuis. Elle voulait me voir pour me remercier de tous les services que je lui avais rendus. Elle avait rencontré son médecin qui lui avait expliqué que j'avais fait ce qu'il fallait malgré le peu de moyens dont je disposais. Elle me dit: «Pourquoi ne viendriez-vous pas travailler en Europe pour vous perfectionner, vous n,e méritez pas de telles conditions de travail. Je peux vous aider. Si vous le voulez, je peux en parler à votre Président! » . Je la suppliai de ne surtout pas le faire. Je pensais que c'était là une bonne occasion, puisque j'avais justement l'intention de quitter mon pays, mais je voulais me donner le temps d'y réfléchir. Je lui expliquai les problèmes que j'avais rencontrés. Elle me comprit parfaitement et me demanda de faire établir un passeport pour sortir du pays. Elle proposa de m'envoyer un billet d'avion que je n'aurais pas pu acheter avec mon maigre salaire. Elle me dit: «Je vous ferai réserver une chambre d'hôtel dans le pays européen de votre choix. Surtout prenez votre temps pour y penser, je dois revenir à Conakry pour un autre problème. Réfléchissez jusqu'à mon retour, prenez une décision et si vous êtes d'accord, je règlerai tous vos papiers. Alors, vous pourrez partir ». Je la remerciai et elle partit. Je suis allé voir VEYHER et lui ai expliqué la situation. Il m'a promis qu'il essaierait de faire ce passeport et m'a demandé de constituer un dossier médical comme si j'étais malade. A ce dossier, il fallait joindre une demande de soins à l'extérieur du pays. J'ai constitué un dossier médical que je lui ai remis. Il a établi le passeport et l'autorisation de sortir du pays. J'ai ensuite obtenu un visa pour la Belgique. Comme prévu, Niéfa est revenue pour négocier un marché avec des Américains venus acheter de l'or en Guinée. Elle accompagnait l'un d'eux. A cette époque, l'exportation de l'or était interdite et surveillée par l'Etat. Elle me fit comprendre que si je connaissais quelqu'un pour l'accompagner dans la région aurifère, elle serait contente. Elle pouvait bien aller voir un certain ministre de Sékou TOURE (selon elle, ce dernier contrôlait un réseau qui lui rapportait d'énormes bénéfices) qui aurait pu lui vendre de l'or, mais elle préférait aller dans les viBes éloignées où les pauvres exploitaient l'or et le vendaient 65

eux-mêmes. Elle préférait donner son argent aux pauvres plutôt qu'aux nantis. Comme je travaillais avec une infirmière qui connaissait la région où se trouvait l'or, je la contactai. J'aurais risqué la prison à vie si cette histoire avait été connue. Niéfa est partie avec l'infirmière et un paquet de dollars. Je n'en avais jamais vu autant. Elles achetèrent de l'or et Niefa revint avec dix kilos du précieux métal! L'exportation de l'or étant interdite, Niefa dut trouver un arrangement que j'ignorais avec l'Américain. Il n'était pas difficile de corrompre les fonctionnaires de l'époque. EHe me dit: «Tu vas voir, je vais partir avec ces dix kilos et personne ne le saura jamais! ». Je lui dis de faire très attention car je ne voulais pas être mêlé à cette affaire. Sur sa demande, je suis venu à l'aéroport le lendemain. Elle est arrivée dans une voiture officielle de la Présidence, accompagnée d'un garde du corps. Ils sont montés ensemble dans l'avion et, sur la passerelle, l'Américain faisant demi-tour m'a fait le signe de la victoire. Il est ensuite entré dans l'avion et ils sont partis. Le diplomate qui m'avait présenté Niéfa est venu chez moi le soir: il m'a remis une enveloppe dans laquelle cel1e-ci m'écrivait que, comme prévu, elle m'enverrait le bil1et d'avion pour me rendre à Bruxelles. L'enveloppe contenait quatre mil1e dollars avec ces mots: « Je sais que vous n'allez pas accepter, mais considérez cet argent comme une dette, le jour viendra où vous me le rembourserez. Cet argent vous sera utile et vous pourrez toujours compter sur moi ». Mon passeport était déjà établi. Lorsque je reçus le billet d'avion sur un vol SABENA, je dis à mes parents et à mon entourage que j'al1ais en Europe pour me perfectionner, mais qu'il ne fallait pas le répéter. Il était préférable qu'officiellement personne ne soit au courant. Quant à Madaa, j'ai profité d'une petite dispute de dernière minute pour lui dire, de façon directe, que je savais qu'elle entretenait des relations intimes avec le Président. J'avais supporté cela parce que je ne voulais pas faire d'histoires et m'attirer des ennuis, mais je n'étais pas dupe. Je lui ai dit tout cela peu avant le départ, ce qui était peut-être une erreur car, si eHe avait réagi, elle aurait pu me faire arrêter. Elle a fondu en larmes et s'est couchée sur le sol pour implorer mon 66

pardon. Pour calmer la situation, je lui ai dit que je la comprenais. Je ne voulais pas non plus qu'elle pense, le jour où elle apprendrait mon départ, que je l'avais abandonnée sans raIson. Lorsque l'avion décolla de Conakry et pendant tout le survol du pays, je n'étais pas rassuré. Ce n'est que lorsque nous avons quitté le territoire guinéen que j'ai enfin respiré et pensé que j'avais eu de la chance de pouvoir m'expatrier. Avant mon départ, ma mère s'était rendue chez les féticheurs et, comme toute mère en Afrique, avait fait des sacrifices et tué des coqs blancs car on lui avait dit: « Votre fils part dans le pays des Blancs, il faut sacrifier des poulets blancs et il aura beaucoup de chance. Il partira d'ailleurs à un moment où il y aura beaucoup de pluie ». Je n'avais jamais cru en ce genre de prédictions, mais nous avons effectivement décollé sous une forte pluie alors que l'hivernage était presque terminé. J'ai pensé à Simbo, ce chasseur qui m'avait dit pendant la campagne agricole: «Un jour, tu quitteras ce pays, tu iras très loin et tu y resteras longtemps ». Le jour du voyage, j'étais tellement désorienté que je portais une simple chemisette. Or c'était l'hiver en Europe et, dans l'avion, tous les passagers me regardaient avec étonnement. Je ne comprenais pas pourquoi ne connaissant pas l'Europe. Ils devaient penser que j'allais peut-être me changer en arrivant. Après l'atterrissage, je me suis dirigé vers la sortie de l'avion avec mes manches courtes et c'est au moment où j'ai sorti la tête que j'ai senti le froid. J'avais l'impression d'entrer dans un réfrigérateur! J'ai regardé le ciel et j'ai compris que j'étais dehors. Je venais de découvrir ce qu'était le froid. J'ai fait demi-tour pour demander à une hôtesse si elle pouvait m'aider. L'air amusé, elle a pris des couvertures pour me les mettre sur le dos. Par chance, lorsque je suis descendu, j'ai reconnu un camarade de promotion parmi des responsables qui avaient voyagé avec moi. Celui-ci me demanda ce que je faisais dans cette tenue. Il me prêta son pardessus et me fit attendre dans sa voiture. Comme j'avais l'adresse de l'hôtel Métropole où Niefa m'avait réservé une chambre, mon ami m'y déposa. Le réceptionniste me demanda si j'étais le docteur SIDIBE, prit 67

mes bagages et me montra ma chambre. Voilà comment j'ai quitté la Guinée.

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CHAPITRE V Les attentats contre Sékou TOURE

Avant la fin brutale de Sékou TOURE, il y eut bien des révoltes contre le régime, notamment en 1977, à l'occasion d'un congrès de l'organisation des femmes de Guinée auquel ma mère assista en tant que responsable politique. Il y avait eu des débordements et voici ce qu'elle m'expliqua: « Lors du congrès, Sékou TOURE avait tenu des propos sur le commerce privé, disant qu'il fallait continuer à lutter contre les trafiquants. Selon ma mère, ceci allait rendre la vie encore plus difficile, d'autant que les femmes en avaient assez des agissements de la police économique de Conakry. Sékou TOURE ne fut pas approuvé et cette contestation s'amplifia. Il fut dit ouvertement que le Président était quelqu'un qui ne comprenait pas les réalités de la vie quotidienne. Les femmes se révoltèrent et se levèrent dans la salle pour se jeter sur lui dans la tribune officielle. Pris de frayeur, Sékou TOURE s'enfuit. Il entra dans les coulisses et rejoignit vite ses gardes du corps. Selon certains informateurs, il n'eut pas le temps de prendre sa voiture officielJe. Un chauffeur de taxi qui passait par là fut réquisitionné par les gardes du corps pour permettre à Sékou TOURE de quitter les lieux. La révolte des femmes ne s'arrêta pas pour autant, elles sortirent du grand Palais et se regroupèrent pour marcher vers la Présidence. Un détachement de l'armée, dirigé par Siaka TOURE, Ministre et neveu du Président, vint à la rencontre des manifestantes. L'affrontement eut lieu au niveau du grand marché de la capitale. On demanda aux femmes de ne plus progresser vers la Présidence de la République, sinon on tirerait sur elles. Comme elles ne voulaient pas obtempérer, Siaka TOURE donna l'ordre de faire feu. Il y eut un mort et de nombreuses femmes furent arrêtées. Quelque temps après la répression de cette révolte, Sékou TOURE organisa d'autres congrès, au cours desquels ses partisans obligèrent les femmes à présenter leurs excuses ». Lors d'un autre congrès à Conakry, une grenade explosa dans la salle du Palais du peuple faisant des blessés. Sékou TOURE ne fut pas touché, mais il chercha longtemps à

connaître l'auteur de cet attentat qui ne fut jamais retrouvé. Il garda ce regret toute sa vie. Une autre fois encore, un attentat s'était produit à l'occasion d'une réception présidentielle en l'honneur de la visite du Président Kenneth KAOUNDA à Conakry. Le cortège venant de l'aéroport devait traverser toute la ville entre une véritable haie humaine bordant la route de part et d'autre. De cette foule, s'est détaché un jeune homme qui s'est précipité sur la voiture présidentielle. Il est monté dans le véhicule pour assassiner Sékou TOURE. Il fallut l'intervention de KAOUNDA pour maîtriser l'agresseur avant que les gardes du corps n'interviennent. Les envoyés du Parti se rendirent ensuite dans la famille du malfaiteur, cassèrent la maison, et plus jamais on n'entendit parler de lui.

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TABLE DES MATIERES

A VaJ1.t -propos.

. . .. . . . . ...

.. . . . . ...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .7

Chapitre 1 Premier contact avec Sékou TOURE... ... ... ... ... ...

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Chapitre 2 Agression du 22 Novembre 1970... ... ... ... ... ... .. . ....25 Chapitre 3 « Complot

peuIh »

- Campagne

agricole

1975...

. . . ... .31

Chapitre 4 Départ

pour

l'exil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . ... . . . .47

Chapitre 5 Les attentats

contre Sékou TOURE...

. .. .. . . . . . . . .. .. . . . 69

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