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French Pages 288 [292] Year 1969
La France en guerre et les Organisations internationales 1939 -1945
PUBLICATIONS DE LA FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES ÉCONOMIQUES DE GRENOBLE
Collection générale
VOLUME N° 2
La collection générale de la Faculté de Droit et des Sciences Economiques qui constitue l'une des collections publiées par celle-ci, accueille les travaux de professeurs et de chercheurs et les travaux de colloques tenus à la Faculté ou dans ses Instituts. Elle complète les collections spécialisées dans lesquelles sont publiés les travaux réalisés dans le cadre des centres de recherche de la Faculté et de ses Instituts.
Université de Grenoble
Paris . MOUTON . La Haye 1969
ATIONS DE LA FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES ÉCONOMIQUES DE GRENOBLE
LA FRANCE EN GUERRE ET ORGANISATIONS INTERNATIONALES 1939 - 1945 par VICTOR-YVES GHEBALI LICENCIÉ ÈS SCIENCES POLITIQUES (ETUDES INTERNATIONALES) DE L'UNIVERSITÉ DE GENEVE IISTANT DE RECHERCHES AU CENTRE EUROPÉEN DE LA DOTATION CARNEGIE POUR LA PAIX INTERNATIONALE
AVANT-PROPOS
de RENÉ CASSIN
PRÉFACE
de JEAN CHARPENTIER PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES ÉCONOMIQUES DE GRENOBLE
Paris . MOUTON . La Haye 1969
© MOUTON & C", 1969
A Catherine
AVANT-PROPOS PARIS, le 1 er mars 1968.
C'est avec un réel plaisir que j'apprends la prochaine publication de l'ouvrage de M. Ghébali sur La France en guerre et les organisations internationales. Celui-ci sera précédé d'une préface de M. le professeur Charpentier, particulièrement expert en la matière. Ayant, en tant qu'universitaire, secondé du mieux possible la réalisation de cette étude scientifique sur un aspect presque inconnu des activités françaises durant la Seconde Guerre mondiale, j'ai déjà pu apprécier le sérieux et l'ingéniosité tenace avec lesquels l'auteur a, en historien objectif, poursuivi ses recherches et recouru à des sources de documentation fort variées. Je tiens maintenant à le féliciter de l'importance des résultats atteints grâce à son effort. La plupart des faits relevés dans les trois parties de l'ouvrage constituent en effet, en eux-mêmes et dans leur ensemble, des révélations pour le grand public et même pour la plupart des acteurs mêlés à leur accomplissement. En particulier, la relation faite par lui des terribles conditions dans lesquelles la Société des Nations et l'Organisation internationale du travail se sont trouvées à Genève à l'approche de la Deuxième Guerre mondiale et pendant la durée de celle-ci, apporte une justification publique décisive à la décision prise en 1945-1946 par les Nations alliées de ne plus imposer à la Suisse, pays neutre, de redevenir le siège d'institutions internationales de caractère politique, telles que l'Organisation des Nations unies. En revanche, il est naturel que la République helvétique continue à donner l'hospitalité aux organisations internationales humanitaires, sociales, économiques ou éducatives, y compris les formations du même ordre relevant des Nations unies. Le lecteur prendra connaissance avec tristesse de la manière lamentable dont, malgré des résistances individuelles très honorables, les dirigeants successifs du gouvernement de la France occupée fixé à Vichy ont rompu tous liens avec les organisations internationales — et cela non exclusivement pour obéir à la pression de l'occupant hitlérien, mais par complaisance à l'égard du nationalisme le plus aveugle. Quel contraste avec ce qu'ont tenté et progressivement réussi, face aux pires obstacles, les hommes qui, sans mandat et, à l'origine, sans moyens, se sont portés, de Londres, puis d'Alger, les gérants d'affaires de la France
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occupée et enchaînée ! Dès le 18 juin 1940, ils ont, à l'appel et sous la direction du général de Gaulle, repris le combat armé, non seulement pour la libération matérielle de notre pays foudroyé à l'avant-garde des peuples contraints à la guerre, mais en même temps pour le rétablissement de ses libres institutions républicaines et pour celui de son rôle de pilote et de constructeur dans le monde. Cette France combattante là n'a pas cessé de manifester sa fidélité à ce qui pouvait subsister des institutions pacifiques créées à l'issue de la guerre 1914-1918 gagnée au prix de tant de sacrifices. Dans la mesure, hélas ! trop réduite où ses forces et ses alliés lui en ont laissé la possibilité, elle a réclamé et exercé, comme un droit et un honneur, une participation effective aux organisations alliées improvisées pendant la bataille pour des besoins temporaires, comme aux plans généraux de reconstitution engagés dès avant la victoire finale en vue de l'après-guerre, c'est-à-dire de l'organisation de la Paix. Pour avoir fait partie de l'équipe initiale, je tiens à exprimer à l'auteur la fierté et la gratitude des hommes appelés à rendre compte au peuple de France des initiatives prises en son nom entre 1940 et 1945. A la question : « A quoi et comment avez-vous servi ? » les faits groupés et tirés de l'ombre par lui apportent une réponse décisive dans un domaine important. Ils témoignent devant l'histoire que, dans les années les plus sombres, la vraie France est demeurée solidaire de l'humanité. Je forme des vœux sincères pour le succès d'un ouvrage aussi riche d'enseignements. René CASSIN.
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Si la Société des Nations, en tant que modèle d'organisation internationale, n'est pas encore sortie de l'injuste oubli dans lequel son échec final l'a fait sombrer, à fortiori a-t-elle gardé jusqu'à ce jour à peu près entier le mystère de son existence précaire entre son chant du cygne — l'exclusion de l'U.R.S.S. à la suite de son agression contre la Finlande, en décembre 1939 — et sa mort — sa dissolution en avril 1946. L'ouvrage de M. Ghebali lève heureusement le voile sur cette période dramatique, mais passionnante, pendant laquelle l'organisation pacifiste de Genève — tout comme son associée, l'OJ.T. — se trouva, paradoxalement, confrontée aux problèmes nés de la guerre qu'elle n'avait pu empêcher ; plus particulièrement, il nous révèle quels furent les rapports entre ces organisations internationales et la France en guerre. Les malheurs de la France en guerre se sont en effet curieusement combinés à ceux des organisations genevoises en chômage. D'abord à propos de leur siège, la S.D.N., symbole de l'ordre international de Versailles, bastion des démocraties, ne pouvait envisager sans appréhension les difficultés auxquelles elle exposait la Suisse, menacée d'encerclement par les forces de l'Axe et tenue, si elle voulait la voir préservée, de donner des gages de sa neutralité ; elle ne pouvait éviter de prendre certaines précautions pour assurer, contre toute éventualité, sa liberté d'action. Victor-Yves Ghebali nous conte comment, à partir de cette préoccupation légitime, naquit le projet déconcertant de transférer le Secrétariat de la S.D.N. en France et comment, par une singulière ironie du sort, les premiers fonctionnaires genevois et les premières caisses d'archives arrivèrent... à Vichy, le 12 juin 1940, deux jours avant l'entrée des Allemands ! la coïncidence prêterait à rire, si elle ne résultait pas d'un désastre national. A la suite de ce désastre, la France se trouve déchirée entre le gouvernement de Vichy et les autorités de la France libre ; cette division va poser le problème de la participation de notre pays aux organisations internationales. C'est le deuxième élément de ce récit, le plus important. Il peut être résumé en une phrase : Vichy rompt inconsidérément les liens de la France avec les organisations internationales, la France libre réussit à les renouer. Mais il va de soi, et la lecture de ce livre nous en convainc, que la réalité est infiniment plus complexe et plus nuancée : la situation n'a pas été la même pour la S.D.N. et pour l'O.I.T., la rupture ne s'est pas faite sans résistances, ni la réintégration sans difficultés. Au-delà de l'étonnement dans lequel nous plongent certaines révélations — celle, par exemple, de la rencontre inattendue à New York, lors de la confé-
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rence de l'OJ.T. d'octobre 1941, du représentant de Vichy et de celui de Londres — le récit incite à la réflexion, tant sur les institutions que sur les hommes. Sur le premier point, il nous paraît démontrer, une fois de plus, que les organisations internationales ne sont rien sans les Etats qui les animent. La preuve en est dans le comportement différent de la S.D.N. et de l'OJ.T. à l'épreuve de la guerre. Si la seconde seule a survécu, c'est sans doute d'abord parce qu'elle n'avait pas, comme la première, échoué dans la poursuite de son but ; même sur ce plan, cependant, il faut noter que ce sont les Etats membres qui, par leur indifférence, ont fait échouer le Plan Bruce qui projetait de juxtaposer au Conseil de la S.D.N. une sorte de Conseil Economique. Mais une autre raison de la vitalité de l'OJ.T. tient à ce que son organisation pour le temps de crise maintenait à côté du directeur un organe politique capable de décider, le Conseil d'administration, ou un Comité restreint qui en était l'émanation, alors que, dans le même temps, le secrétaire général de la S.D.N. n'était flanqué que d'un organe technique composé d'experts financiers, la Commission de contrôle. Dès lors, comme le note très justement Victor-Yves Ghebali, « ce ne sera pas le seul paradoxe de cette situation que de voir la Société des Nations, organisation politique, s'abriter derrière des arguments d'ordre juridique pour éviter tout contact avec la France libre et l'OJ.T., organisation technique, justifier au nom de principes politiques, son dialogue avec le mouvement du général de Gaulle ». Mais en dehors des institutions — Etats ou organisations internationales — c'est aussi le rôle des hommes qui est ici mis en lumière. Les hommes d'Etat d'abord, qui, professionnellement, oserait-on dire, pèsent sur le cours de l'Histoire. Ainsi, les liens de la France avec les organisations internationales ont été successivement entre les mains de Laval et de Darlan. Tous deux étaient hostiles à l'institution de Genève, mais leur commune aversion devait se traduire différemment dans leurs actes, en raison de leurs tempéraments différents : tandis que Laval, en politique retors, différait la rupture tant qu'elle lui paraissait un atout monnayable à l'égard de l'Allemagne, Darlan, plus passionné, la consommait délibérément par pure aversion personnelle. Outre cet éclairage que l'auteur projette ainsi sur la personnalité de certains dirigeants, son ouvrage nous laisse entrevoir — et c'est un de ses aspects les plus captivants — l'influence considérable que peuvent avoir sur le cours des événements certains personnages effacés qui s'imposent comme intermédiaires. Tel cet étonnant Marius Viple, véritable éminence grise du B.I.T., compatriote de Laval, maître dans la « science des relations personnelles », qui réussit à obtenir de Laval que la France de Vichy paie ses cotisations à la S.D.N., et de Darlan qu'elle ne rompe pas les ponts avec l'OJ.T. Bien d'autres enseignements seraient à retenir de ce livre — le lecteur les tirera lui-même. Notre propos était seulement de l'inciter à l'ouvrir ; gageons
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qu'il ne le refermera qu'à la dernière page. Car, sur un sujet passionnant, l'auteur allie à l'élégance de la plume la clarté du juriste et la conscience de l'historien ; ayant eu la chance d'accéder aux archives de la S.D.N., il s'est astreint à vérifier ses sources et à les compléter, chaque fois qu'il l'a pu, par des témoignages écrits et oraux. Quand le lecteur saura, enfin, que cet ouvrage est la publication, à peine modifiée, d'un mémoire de doctorat, il aura le sentiment, n'est-il pas vrai ? d'avoir découvert un jeune maître de l'histoire des relations internationales. Jean CHARPENTIER, Professeur de droit international public à l'Université de Grenoble.
REMERCIEMENTS
Au seuil de cette étude, nous voulons reconnaître la lourde dette que nous avons contractée auprès des institutions ou des personnalités suivantes : Pour ce qui concerne la consultation d'archives : Nous avons une dette spéciale envers le personnel de l'Organisation des Nations unies qui s'occupe des archives de la S.D.N., à savoir : M. Norman Field, bibliothécaire adjoint à la bibliothèque du Palais des Nations (Genève), qui a satisfait nos nombreuses et lassantes exigences ; M. Yves Pérotin, directeur des archives de la Seine, actuellement détaché à Genève pour organiser les archives de la S.D.N., dont nous avons toujours pu apprécier la compétence et la courtoisie ; M. A. Rattray et Miss E. Mayes, adjoints de M. Yves Pérotin, qui ont plus d'une fois mis leur temps précieux à notre disposition ; MIle P. Chazalon, du « Registry » de l'O.N.U. (Genève), qui a orienté utilement nos recherches. Nous ne saurions passer sous silence l'éminente faveur que nous ont accordée MM. Marjan Stopar-Babsek et Robert Claus, archivistes de l'O.N.U. (New York), en envoyant à Genève, à notre intention, un certain nombre de dossiers appartenant à la section économique de la S.D.N. (qui avait fonctionné à Princeton pendant la durée de la Seconde Guerre mondiale). Nous remercions très vivement MM. A. Pétrier, A. Porchet et P. Carvin, du « Registry » de l'O.M.S. (Genève), qui ont bien voulu mettre à notre disposition les archives de la section d'hygiène de la S.D.N. Que Mme Robert Fawtier, de la section des archives de l'U.N.E.S.C.O. (Paris), veuille bien aussi accepter notre reconnaissance pour avoir facilité nos recherches sur les archives de l'Institut international de coopération intellectuelle. Nos remerciements les plus sincères vont enfin à MM. Raymond Manning et N. Ner ainsi qu'à C.O.J. Matthews, appartenant respectivement au « Registry » et à la section des relations officielles du B.I.T., pour l'assistance précieuse qu'ils nous ont fournie, sans oublier M 11 " J. Mady et M.-T. Chabord, des archives nationales (Paris). Du côté des bibliothèques, notre reconnaissance va à : MM. Badr Kasme, M. Vinuelas et Miss Z. Polite, ainsi qu'à tout le personnel de la bibliothèque du Palais des Nations (Genève) ; M. J. Lambert, de la bibliothèque du B.I.T. (Genève), qui nous a constamment fait profiter de sa haute compétence pour tout ce qui touche aux questions du travail et dont l'assistance nous a particulièrement été profitable avec celle de M. J. Guerra, qui a contribué à l'avancement rapide de nos recherches en nous facilitant souvent la tâche ;
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M11" A. Lacour, ainsi qu'au personnel de la bibliothèque de documentation internationale contemporaine (Paris) ; la bibliothèque de l'Institut universitaire de hautes études internationales (Genève) et plus particulièrement à M. Pierre Pagneux, qui nous a gratifié, comme toujours, de très utiles conseils, à Mme Lydia Anhoeck et à MUe Irène Sauvin qui nous ont fourni une aide toujours prévenante ; M. Pierre Bruckner et au personnel de la bibliothèque publique et universitaire (Genève) ; enfin à M. Glachant, de la bibliothèque du ministère des Affaires étrangères (Paris). De nombreuses personnalités ont pris la peine de nous recevoir et de répondre à nos questions. Qu'ils veuillent bien trouver ici l'expression de notre entière gratitude : MM. Pierre Arnal, ancien ambassadeur ; Thanassis Aghnidès, ancien ambassadeur et ancien sous-secrétaire général de la S.D.N. ; Ignace Bessling, délégué permanent du Luxembourg auprès de l'Office des Nations unies à Genève ; René Cassin, vice-président du Conseil constitutionnel ; Adolfo Costa du Reis, délégué permanent de Bolivie auprès de PU.N.E.S.C.O. ; Henri Gallois, ancien fonctionnaire du B.I.T. ; Henry Hauck, ministre plénipotentiaire, délégué adjoint gouvernemental de la France au Conseil d'administration de l'O.I.T. ; C. Wilfrid Jenks, directeur général adjoint du B.I.T. ; Robert Lafrance, ancien fonctionnaire du B.I.T. ; Etienne Lajti, ancien fonctionnaire de l'Institut international de coopération intellectuelle ; Branko Lukac, ancien fonctionnaire de la S.D.N. ; René Massigli, ancien ambassadeur ; François de Panafieu, ancien consul général ; Alexandre Parodi, vice-président du Conseil d'Etat et délégué gouvernemental de la France au Conseil d'administration de 1'O.I.T. ; Edward J. Phelan, ancien directeur général du B.I.T. ; Jef Rens, ancien directeur général adjoint du B.I.T. ; Franck Schœll et N. Sloutzki, anciens fonctionnaires de la S.D.N. ; Vladimir Socoline, ancien sous-secrétaire général de la S.D.N. ; Valentin Stencek et Marc Veillet-Lavallée, anciens fonctionnaires de la S.D.N. D'autre part, nous avons eu l'honneur de correspondre ou de bénéficier de l'assistance des personnalités suivantes : MM. Georges Bonnet, député, ancien président du Conseil et ancien ministre des Affaires étrangères ; Yves Bréart de Boisanger, ancien membre de la Commission de contrôle de la S.D.N. ; Edouard Daladier, ancien président du Conseil ; Bernard de Fournoux, directeur des services d'archives de l'Allier; André Ganem, ancien fonctionnaire de la S.D.N. ; Carter Goodrich, ancien président du Conseil d'administration de l'O.I.T. ; Jean Monnet, ancien commissaire à la Reconstruction du C.F.L.N. ; Charles Pomaret, ancien ministre du Travail ; Henri Reymond, ancien fonctionnaire du B.I.T. Nous avons enfin eu recours aux connaissances de MM. Saül Friedländer et Philippe Cahier, professeurs à l'Institut universitaire de hautes études internationales (Genève) ; M. James Barros, professeur au Barnard College (Columbia University, New York) ; MM. A.C. Breycha-Vauthier, ambassadeur
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d'Autriche au Liban, ancien fonctionnaire de la S.D.N. et de l'O.N.U. ; Emile Delaveney, de l'U.N.E.S.C.O. ; Henri Michel, secrétaire général du comité d'Histoire de la Seconde Guerre mondiale ; M. Francis Wolf, actuel conseiller juridique du B.I.T. Nous avons volontairement réservé pour la fin d'exprimer notre plus vive reconnaissance : à Mme Adrien Tixier, sans la compréhension de qui cette étude n'aurait jamais pu être menée à bonne fin ; à la Dotation Carnegie pour la paix internationale et plus spécialement à M. John Goormaghtigh, directeur du centre européen, et à Miss Ann Winslow, rédacteur en chef du périodique « International Conciliation >, pour la confiance qu'ils nous ont témoignée en finançant une grande partie de nos recherches ; à M. Jean Siotis, professeur à l'Institut de hautes études internationales (Genève) et « consultant » du centre européen de la Dotation Carnegie pour la paix internationale, qui nous a suggéré le sujet de la présente étude ; à M. le professeur Jean Charpentier qui a bien voulu prendre la direction de ce mémoire et nous faire profiter sans cesse de ses précieuses observations ; au conseil de la faculté de droit et de sciences économiques de l'université de Grenoble à qui nous devons le privilège d'être publié.
INTRODUCTION
Bien souvent au cours de l'entre-deux-guerres, la France s'identifia à la Société des Nations. Aucune grande puissance ne se montra plus soucieuse du respect des engagements du Pacte et de leur consolidation au moyen d'instruments juridiques précis. C'est qu'entre elle et l'organisme genevois existaient à la fois ce que l'on pourrait appeler des liens de cœur (vocation internationaliste de la République française) et de raison (désir de contenir le militarisme allemand par le truchement d'un système de sécurité collective). La présence de la France fut d'ailleurs telle à Genève qu'il ne serait pas excessif de dire que la diplomatie française de cette période se confondit, pour une bonne partie, avec l'histoire de la Société des Nations. Mais Genève c'était aussi l'Organisation internationale du travail, institution issue de la paix de Versailles tout comme la Société des Nations, mais dont les activités étaient moins visibles et beaucoup plus efficaces. Le prestige de la France s'y affirma pleinement dès le début grâce à la puissante personnalité d'Albert Thomas, premier directeur de l'Organisation de 1919 à 1932 1 ; par la suite, des hommes tels que Fernand Maurette 2 et Adrien Tixier 3 prirent dignement la relève. De même, au Conseil d'administration de l'O.I.T. (qui fut aussi présidé pour la première fois par un Français, Arthur Fontaine), les représentants français au sein des groupes gouvernemental et ouvrier furent, presque toujours, des hommes de première grandeur : le sénateur Justin Godart (délégué gouvernemental) et le secrétaire général de la C.G.T., Léon Jouhaux (délégué travailleur). A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la coopération internationale demeurait envers et contre tout l'une des constantes de la politique étrangère française. Les relations de la République avec Genève étaient alors particulièrement étroites et cordiales ; il n'était pas étonnant d'apprendre, en avril 1939, que la France acceptait de servir de refuge de guerre au Secrétariat de la S.D.N. ainsi qu'au B.I.T. dans l'éventualité d'un conflit européen qui menacerait l'intégrité de la Suisse. Mais le conflit qui éclata en septembre 1939 1. On peut encore dire jusqu'aujourd'hui que l'Organisation internationale du travail demeure, dans une certaine mesure, la « maison d'Albert Thomas ». Au cours de nombreux entretiens avec des fonctionnaires ou d'anciens fonctionnaires de l'Organisation, nous avons été frappé de constater à quel point demeurait vivace le souvenir du premier directeur. Un ancien sous-directeur, entré à l'O.I.T. à l'époque de la Libération, a pu même nous dire : « Albert Thomas ? Je ne l'ai pas connu, mais je le côtoie ici tous les jours. » 2. Sous-directeur de 1932 à 1936. 3. Sous-directeur de 1936 à 1941. 2
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surpassa bien vite en intensité ce que l'on avait appelé la « Grande Guerre », reléguant les institutions genevoises à un rôle des plus négligeables. La France, après avoir végété pendant quelques mois dans une « drôle de guerre », subit brusquement, en juin 1940, l'une des plus graves défaites militaires et morales de son histoire. Elle allait être bientôt, selon l'expression de Robert Aron, « divisée en son âme, en son territoire et dans l'esprit de ses enfants 4 » : d'un côté, il y avait un gouvernement doté de toutes les apparences de la légalité et, de l'autre, un groupe de Français nanti du seul mandat que l'Histoire lui conférait 5 . N'est-il pas vain dans ces conditions de vouloir examiner les rapports de la France en guerre avec les organisations internationales ? La préoccupation essentielle des derniers gouvernements de la Troisième République n'était-elle pas la conduite des opérations militaires ? Celle de Vichy de faire face, dans la mesure du possible, aux « diktats » incessants de l'occupant ? Celle de la Résistance extérieure, de remettre la France en guerre du côté des Alliés et de lui voir reprendre son rang de grande puissance? Par ailleurs, quel rôle autre que marginal pouvaient encore jouer des organisations internationales au cours d'un conflit mondial ? La guerre ne constituait-elle pas la négation même de la notion de coopération internationale pacifique ainsi que des principes sur lesquels une S.D.N. pouvait être basée ? Pourtant un examen approfondi démontre que le problème est loin d'être dépourvu d'intérêt. Deux considérations entrent essentiellement en ligne de compte :
1. LA SURVIE DES ORGANISATIONS INTERNATIONALES EXISTANTES ET LA CRÉATION DE NOUVEAUX ORGANISMES INTERGOUVERNEMENTAUX AU COURS DE LA GUERRE MONDIALE
Le déclenchement de la guerre amena incontestablement les organisations internationales existantes à réduire leurs activités d'une façon sensible. Pour la S.D.N. en particulier, c'était l'aboutissement d'une longue faillite qui s'était dessinée dès 1932, au moment du premier conflit sino-japonais. Il serait pourtant équitable de rappeler, d'abord, que c'est pendant la « drôle de guerre » que la Société lança son chant du cygne en excluant l'U.R.S.S. de son sein et en fournissant à la Finlande, victime de l'agression soviétique, une aide technique et militaire non négligeable ; ensuite, que si de 1939 à 1945 le Secrétariat demeura confiné à Genève avec un personnel extrêmement réduit, ses services techniques s'installèrent tôt à l'étranger où ils fonctionnèrent effica-
4. Robert ARON, Histoire de Vichy, 1940-1944, Paris, Fayard, 1954, p. 155. 5. Nous paraphrasons ici en quelque sorte la belle formule d'Henri MICHEL : « D e Gaulle est arrivé à Londres nanti du seul mandat que l'Histoire lui donnait. » (Histoire de la France Libre, Paris, P.U.F., collection « Que sais-je ? », 1963, p. 22.)
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cernent6 ; enfin, que les règles constitutionnelles demeurèrent en vigueur puisque la Commission de contrôle de la Société (un organisme financier investi de pouvoirs d'urgence depuis septembre 1939) put remédier à la carence des organes directeurs et maintenir l'organisation en activité avec un budget comportant un minimum de dépenses à la charge des Etats membres. C'est ce qui explique pourquoi la S.D.N. ne fut juridiquement liquidée qu'en avril 1946 après avoir coexisté pendant quelque temps avec l'Organisation des Nations unies. Pour sa part, l'Organisation internationale du travail fut loin de rester inactive au cours de la même période. A l'invitation du gouvernement canadien, le directeur John Winant s'empressa, en août 1940, de transférer provisoirement le siège de l'Organisation à Montréal. Contrairement à la S.D.N., le B.I.T. se trouva en mesure de se consacrer pleinement à ses tâches, dont l'importance s'était d'ailleurs accrue du fait des conditions de guerre. De 1939 à 1945, l'Organisation d'Albert Thomas manifesta une exceptionnelle vitalité. Deux retentissantes conférences internationales du travail (respectivement tenues à New York du 27 octobre au 6 novembre 1941 et à Philadelphie du 20 avril au 12 mai 1944), six sessions du Conseil d'administration, cinq sessions de son organisme de crise, sans compter des réunions de moindre importance : tel est, par exemple, le bilan de son activité constitutionnelle. De plus, de nouvelles organisations internationales furent créées entre 1942 et 1945 par les Nations unies en guerre contre l'Axe : la Conférence des ministres alliés de l'Education (préfiguration de l'U.N.E.S.C.O.), la Commission intérimaire de l'alimentation et de l'agriculture (ébauche de l'actuelle F.A.O.), l'U.N.R.R.A. (United Nations Relief and Réhabilitation
Administra-
tion), le F.M.I. (Fonds monétaire international), la B.I.R.D. (Banque internationale pour la reconstruction et le développement)... Comme il leur était impossible de partir à zéro, les secrétariats de ces organismes firent appel à l'expérience que la S.D.N. et l'O.I.T. avaient amassée dans de nombreux domaines depuis une vingtaine d'années. Une fructueuse coordination sera établie, permettant ainsi aux institutions genevoises de prendre une part certaine à l'élaboration des conditions politiques, économiques et sociales de l'après-guerre. Il sera d'ailleurs caractéristique de voir chaque réunion de la S.D.N. et de l'O.I.T. revêtir l'aspect d'une conférence interalliée 7. 6. Le département économique, financier et du transit fut transféré à Princeton pendant l'été 1940 ; la Trésorerie s'installa à Londres au commencement de l'année suivante ; les services de l'opium s'établirent à Washington au printemps 1941. Pour être complet, ajoutons que le Haut-Commissariat pour les réfugiés fonctionna aussi normalement que possible à son siège de Londres. 7. L'exemple le plus frappant est celui de la conférence internationale du travail de New York (1941), au cours de laquelle le président Roosevelt, en personne, prononça un important discours (alors que les Etats-Unis étaient sur le point d'entrer en guerre).
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4 2.
L'IMPORTANCE DU FACTEUR
< ORGANISATIONS
INTERNATIONALES »
DANS LES RELATIONS EXTÉRIEURES DE LA FRANCE, DE 1 9 3 9 A 1 9 4 5
En dépit, ou plutôt en raison même du déclenchement des hostilités européennes, les dirigeants de la Troisième République ne pouvaient détourner complètement leur attention des organisations internationales de Genève : d'une part, une loi du 11 juillet 1938 stipulait qu'en cas de conflit international, le gouvernement français était tenu de saisir la S.D.N., parallèlement à l'exécution de mesures destinées à faire passer la nation du régime du temps de paix à celui du temps de guerre 8 ; d'autre part, l'existence dès avril 1939 d'un plan de repli des institutions genevoises à Vichy démontrait à quel point le sort de la S.D.N. et de l'O.I.T. se trouvait lié à la France en temps de guerre. Enfin, rappelons que des affaires aussi importantes que celles de l'exclusion de l'U.R.S.S. et de l'assistance à la Finlande seront menées par le Secrétariat, au cours de l'hiver 1939-1940, en coordination avec la République française. Pour le régime de Vichy, le problème se présentera sous un aspect plutôt négatif, en ce sens que la politique de l'Etat français tendra à la rupture progressive des liens qui naguère unissaient la République à la S.D.N. et à l'O.I.T. Deux mobiles principaux seront à la base de cette attitude : d'une part, le désir de donner satisfaction sur un point secondaire à l'occupant (dont l'aversion à l'égard de Genève était presque maladive), et d'autre part, la volonté d'en finir avec un certain aspect de la France. Le retrait de l'Etat français de la S.D.N., en avril 1941, illustre bien ce domaine très peu étudié des relations franco-allemandes. Par contre, en ce qui concerne la France libre, la question revêtira une tout autre ampleur : la Résistance extérieure avait à la fois à répudier les actes de Vichy entraînant une renonciation des droits français au sein des organisations internationales de Genève, à remplacer le nouveau régime auprès de ces mêmes organisations et, enfin, à représenter les intérêts de la France dans les nouveaux organismes internationaux créés par les Nations unies. Pour ce faire, il lui fallait démontrer avant tout qu'elle seule était en mesure de s'exprimer valablement au nom du peuple français. Mais elle avait affaire à des « alliés hostiles 9 » qui refusèrent pendant longtemps de lui reconnaître une véritable compétence internationale. Le problème des organisations internationales s'insère donc naturellement dans le contexte des relations d'une France libre à la « recherche d'une souveraineté », avec ses grands Alliés.
8. Cf. art. 1 e r de la «Loi du 11 juillet 1938 sur l'organisation de la nation en temps de guerre » (J.O.R.F., 13 juillet 1938, p. 8330). 9. Traduction littérale du titre de l'ouvrage publié par Milton V I O R S T , Hostile Allies. Franklin D. Roosevelt and Charles de Gaulle, New York, McMillan, 1965, VII-270 p.
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Toutes ces questions présentent un indéniable intérêt historique, politique et juridique. Elles n'ont pourtant jamais fait l'objet, sous quelque forme que ce soit, d'un examen même partiel. Les raisons de cette situation doivent probablement être imputées aux difficultés de recueillir une documentation de première main. Mais ces difficultés, nous avons pu précisément les surmonter en grande partie, et c'est ce qui permet à la présente étude de voir le jour actuellement. Cela nous amène à aborder le problème des sources. Nos sources, par ordre décroissant d'importance, se présentent comme suit : 1° Archives non publiées
Il s'agit des archives de la Société des Nations, de l'Institut international de coopération intellectuelle ainsi que de certains papiers de nature privée. — Les archives de la S.D.N. ont été, par suite de diverses tribulations, dispersées en plusieurs endroits. Fort heureusement, le gros des dossiers (appelé « fonds du Secrétariat » ou « fonds genevois >) se trouvait à l'Office des Nations unies à Genève ; nous avons été autorisé à en consulter certaines parties avec beaucoup de profit 10 . Nous avons bénéficié de conditions favorables, puisque la règle des quarante ans, applicable actuellement à la consultation de ce fonds, ne nous a pas concerné. Cette situation est tout simplement due au fait que nos recherches sur les archives de la Société avaient commencé à une date antérieure à la réorganisation du fonds et à l'institution d'une réglementation générale en ce domaine. — Les archives de l'I.I.C.I. sont à l'U.N.E.S.C.O. Elles demeurent accessibles sur présentation de pièces justificatives des travaux entrepris. Leur intérêt a été pour nous, entre autres, de couvrir les relations franco-allemandes en matière de coopération intellectuelle pendant l'année 1940. — Enfin aux sources précédentes viennent s'ajouter des papiers personnels que certains fonctionnaires internationaux ont eu la bienveillance de mettre à notre disposition. Ces papiers se sont révélés d'une utilité considérable : ainsi la partie de la présente étude relative au régime de Vichy a été presque uniquement basée sur des sources privées. 2° Témoignages oraux
Des entretiens avec un certain nombre de fonctionnaires internationaux ou de personnages-clés de cette période ont constitué un merveilleux complément à la consultation des archives précitées u . En effet, bien souvent, ces contacts directs nous ont aidé à mieux comprendre telle pièce d'archives, voire à l'in-
10. Nous avons aussi été en mesure d'examiner un certain nombre de dossiers déposés soit à l'O.M.S. (Genève), soit au siège de l'O.N.U. (New York). C'est également au siège de New York que nous avons pu consulter quelques dossiers des archives de l'U.N.R.R.A. 11. Cf. infra, p. 228, la liste des personnes interviewées.
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La France en guerre
terpréter sous un jour complètement différent. Ces interviews ont fait l'objet de procès-verbaux que nous avons largement utilisés dans la rédaction de ce travail. L'expérience nous a prouvé que la plupart des personnes interrogées ne consentent à confier leurs souvenirs qu'une fois ayant la certitude que leur interlocuteur en sait déjà long et qu'il risque de dénaturer la signification de certains faits auxquels elles ont été, plus ou moins, mêlées. 3° Presse La presse de cette période est une mine généralement assez peu exploitée ; nous l'avons surtout utilisée pour la France libre en dépouillant systématiquement un certain nombre de périodiques (France-Amérique, La Marseillaise, Pour la Victoire, etc.). Nous ne l'avons cependant considérée que comme une source d'appoint : elle nous a servi à mesurer l'importance donnée à un événement particulier, sa portée auprès de certains milieux et les réactions qu'il suscite. Il était, par exemple, fort intéressant d'étudier les commentaires de la presse de la Résistance extérieure sur des faits tels que le retrait de Vichy de la S.D.N. ou la répudiation de ce retrait par la France libre. Parfois, aussi, la consultation de ces périodiques, en nous amenant à vérifier la véracité de certaines rumeurs, a contribué à orienter utilement nos recherches à travers le dédale des archives. 4° Manuels, ouvrages généraux, monographies, etc. Enfin, l'étendue de notre sujet nous a obligé à consulter un grand nombre d'ouvrages, car avant d'aborder cette étude il fallait que son cadre nous fût familier. Par conséquent, nous nous sommes attaché à étudier soigneusement l'aspect diplomatique de la Seconde Guerre mondiale, le régime de Vichy, la Résistance extérieure, la vie et le fonctionnement des organisations internationales pendant le conflit mondial. En dépit de la nouveauté du sujet et du caractère inédit de la majeure partie des sources, deux faiblesses de cette étude doivent être signalées : Les rapports de la France avec les organisations internationales n'ont presque uniquement été reconstituées que d'après les archives de ces dernières. Le point de vue français en est absent, puisque la règle des cinquante ans s'applique rigoureusement aux archives nationales. C'est dire que cette étude aura, par certains endroits, un caractère quelque peu fragmentaire. Cela est particulièrement vrai pour tout ce qui touche la fin de la Troisième République et, dans une moindre mesure, la période de l'Etat français. Pour la France libre, la question se pose moins, car les Mémoires de guerre du général de Gaulle contiennent en annexe un grand nombre de documents intéressants. Notre étude portant sur un sujet d'histoire contemporaine avait l'inconvénient de se référer à des personnes parfois encore en vie. Il a donc fallu nous plier à certaines règles d'usage en n'indiquant pas toujours la référence précise ou complète de tel ou tel document cité. Pour des raisons d'évidente courtoisie,
et les Organisations internationales, 1939-1945
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nous avons décidé d'appliquer les mêmes règles à l'égard des informations puisées dans des papiers personnels ou découlant d'entretiens avec les personnes qui ont bien voulu se confier à nous. Nous n'aurons pas la prétention d'affirmer que nous avons voulu faire œuvre d'historien : ce travail n'est qu'une simple étude de science politique. D'ailleurs, la différence de nature qui existait entre nos sources ne nous incitait pas à nous laisser enfermer dans le cadre d'une méthode rigide, mais plutôt à nous adapter aux exigences particulières de chacune d'elles. Nous nous proposons d'examiner les relations de la France en guerre (c'est-à-dire des gouvernements de droit ou de fait de la Troisième République, de Vichy 12 , de la France libre 13 et libérée) avec les organisations internationales (c'est-à-dire les institutions internationales de Genève et les organismes intergouvernementaux créés par les Alliés pendant la guerre). De ce fait, une division chronologique tripartite s'impose : — La Troisième République et la survie des institutions internationales de Genève pendant la guerre européenne, 1939-1940 (Première partie). — La rupture de Vichy avec les institutions internationales de Genève, 1940-1942 (Deuxième partie). — La participation de la France libre (et libérée) aux activités des organisations internationales, 1940-1945 (Troisième partie).
12. Vichy n'ayant signé qu'un armistice, l'état de guerre subsistait juridiquement. 13. Nous avons volontairement écarté la Résistance intérieure. Cela nous aurait amené trop loin, et d'ailleurs l'ouvrage classique de Henri M I C H E L (Les Courants de pensée de la Résistance, Paris, P.U.F., 1962) a abordé ce problème (c/ p. 533-537). Cf. également au livre d'André HAURIOU (Vers une doctrine de la Résistance : le socialisme humaniste, Alger, Fontaine, 1944, 206 p.) qui, à ses pages 122-124 et 179-201, synthétise les vues de la Résistance sur la coopération internationale.
La France en guerre
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ABRÉVIATIONS
AJ.I.L. L'Appel
American Journal of International Law. Charles de GAULLE, Mémoires de guerre, t. I : L'Appel, 1940-1942, Paris, Pion, 1954.
Archives I.I.C.I.
Archives de l'Institut international de coopération intellectuelle, Paris, U.N.E.S.C.O. Archives de l'Organisation internationale des réfugiés et du Comité intergouvernemental pour les réfugiés, déposées aux archives nationales sous la cote AJ suivie de numéros variables.
Archives nationales AJ"
Archives S.D.N., 1933-1946
League of Nations, Registry Files, 1933-1946 (Office des Nations unies et Organisation mondiale de la santé, Genève). Tous les dossiers dont le numéro de série commence par 8 appartiennent au fonds de l'O.M.S.
Archives S.D.N., Princeton
League of Nations. Financial Section and Economic Intelligence Service, Princeton Office, Registered Files, 1940-1946, New York, Organisation des Nations unies.
Archives U.N.R.R.A.
United Nations Relief and Rehabilitation Administration (Organisation des Nations unies pour le secours et le relèvement) Archives. New York, Organisation des Nations unies.
B.I.R.D.
Banque internationale pour la reconstruction et le développement. Bureau international du travail. Bulletin officiel du Bureau international du travail.
B.I.T. B.I.T., B.O. C.A.M.E.
Conference of Allied Ministers of Education (Conférence des ministres alliés de l'Education).
C.I.C.I.
Commission internationale de coopération intellectuelle de la S.D.N. Commission internationale de n a v i g a t i o n aérienne. Comité intergouvernemental pour les réfugiés.
C.I.N.A. C.I.R. Cire. int.
Circulaire interne du Secrétariat de la Société des Nations.
et les Organisations internationales, 1939-1945 C.I.T.EJ.A. C.F.L.N. Cmd. Commission des mesures à prendre... C.N.F. C.P.M. D.F.C.A.A.
D.F.G.P.
Doc. Doc. Dipl. It.
D.P.F. F.A.O.
F.M.I. F.R.U.S.
G.P.R.F. Hansard, H.C. Deb. I.I.C.I. I.L.O.
Comité international technique d'experts juridiques aéronautiques. Comité français de la Libération nationale. Command Papers. His Majesty's Stationery Office, London. Commission des mesures à prendre en cas de circonstances exceptionnelles (Organisation internationale du travail). Comité national français. Commission permanente des mandats de la S.D.N. La Délégation française auprès de la Commission allemande d'armistice. Recueil de documents publiés par le gouvernement français (t. III et IV), Paris, A. Costes, Imprimerie nationale, 1953-1957. Documents on German Foreign Policy, 19181945. From the Archives of the German Foreign Ministry. Series D (1937-1945), Washington, Department of State, Government Printing Office. Documents). I Documenti diplomatici italiani. Roma, Libreria dello Stato (Ministero degli affari esteri, Commissione per la pubblicazione dei documenti diplomatici), Nona serie (1939-1943). Département politique fédéral (Berne). Food and Agricultural Organization (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture). Fonds monétaire international. Foreign Relations of the United States. Diplomatie Papers. Washington, Department of State. Gouvernement provisoire de la République française. The Parliamentary Debates (Hansard). House of Commons, Official report. Institut international de coopération intellectuelle. International Labour Office. International Labour Organization
1. La confusion entre B.I.T. et O.I.T. provient du fait que le sigle I.L.O. s'applique au* deux vocables.
10 Inf. Bull., G.R.C. J.O.E.F. J.O.F.C. J.O.F.L. J.O.R.F. J.O.R.F., D.P. J.O.S.D.N. J.O.S.D.N., S.S. N.R.I.T. N.Y.T. O.A.C.I. O.I.T. O.M.S. O.N.U. P.V. R.G. R.T.
Le Salut S.D.N. U.N.C.I.O.
U.N.R.R.A. U.N.E.S.C.O.
L'Unité
La France en guerre Information Bulletin, published by the Geneva Research Centre. Journal officiel de l'Etat français. Journal officiel de la France combattante. Journal officiel de la France libre. Journal officiel de la République française. Journal officiel de la République française, Débats parlementaires. Journal officiel de la Société des Nations. Journal officiel de la Société des Nations, Supplément spécial. Nouvelle revue internationale du travail (Berlin). The New York Times. Organisation de l'aviation civile internationale. Organisation internationale du travail. Organisation mondiale de la santé. Organisation des Nations unies. Procès-verbal(aux). Revue générale de droit international public. Recueil des traités et des engagements internationaux enregistrés par le Secrétariat de la Société des Nations, Genève, Société des Nations. Charles de G A U L L E , Mémoires de guerre, t. II : Le Salut, 1942-1944, Paris, Pion, 1956. Société des Nations. United Nations Conference on International Organization, San Francisco, 1945. London, New York, United Nations Information Organization, 1945-1955, 22 vol. United Nations Relief and Rehabilitation Administration (Organisation des Nations unies pour le secours et le relèvement). United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture). Charles de G A U L L E , Mémoires de guerre, t. III : L'Unité, 1944-1946, Paris, Pion, 1959.
N.B. — Pour la presse, nous avons jugé utile d'indiquer, non seulement la date du journal, mais la page et la colonne (car il s'agit souvent d'entrefilets qui ne sautent pas aux yeux). Le sigle (:) représente la colonne. Quand celle-ci ou la page ne sont pas mentionnées, c'est qu'il s'agit d'articles directement consultés sous forme de coupures.
Première Partie
LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE ET
LA SURVIE DES INSTITUTIONS INTERNATIONALES DE GENÈVE PENDANT LA GUERRE EUROPÉENNE (1939-1940)
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Société des Nations n'avait plus, depuis un certain temps déjà, prise sur les événements internationaux ; elle assistait en spectateur embarrassé et anxieux aux coups de force des dictatures. Mais si son système de sécurité collective était tombé en désuétude, il n'en allait pas de même pour tous les rouages de caractère non politique qui constituaient son armature complexe. De toute façon, l'existence d'institutions telles que la S.D.N. et PO!.T. était loin d'être dénuée de toute importance : pendant un conflit, elles pouvaient fournir des services techniques non négligeables aux Etats membres ; après un conflit, leur expérience était indispensable pour toute nouvelle tentative d'organisation des rapports mondiaux. C'est ainsi que, dès 1938, les deux institutions genevoises commencèrent à se préoccuper de la continuation de leur fonctionnement en temps de guerre ; les mesures de crise qui furent élaborées alors leur permirent de survivre convenablement pendant la première phase du conflit jusqu'à la défaite française. Pour des raisons tant politiques que géographiques, la France jouera un rôle considérable dans cette préparation ainsi que dans cette survie. Nous examinerons donc en deux chapitres : — La France et la préparation des institutions internationales de Genève à l'état de guerre (avril-août 1939). — La France et l'adaptation des institutions internationales de Genève à l'état de guerre (septembre 1939-juillet 1940).
CHAPITRE I LA FRANCE ET LA PRÉPARATION DES INSTITUTIONS INTERNATIONALES D E GENÈVE A L'ÉTAT D E G U E R R E ( A V R I L - A O U T 1939)
La préparation à l'état de guerre des organisations internationales de Genève s'effectua en trois étapes : — élaboration de mesures de crise constitutionnelles face à la montée du conflit qui se précisait de plus en plus (section I) ; — préparation d'un plan de transfert en France par suite des exigences de la neutralité suisse (section II) ; — tentative de la S.D.N. de se transformer en un organisme non politique (section III).
SECTION I
L'ÉLABORATION
DES MESURES DE CRISE CONSTITUTIONNELLES DE LA S.D.N. ET DE L'O.l.T. FACE A LA MONTEE DU CONFLIT EUROPEEN
En temps de crise, et plus encore en cas de guerre générale, une organisation internationale doit faire face à quatre sortes de problèmes : — Un problème financier vient en premier lieu : certains belligérants qui assument des charges de guerre particulièrement lourdes seront enclins à ne plus verser leurs contributions, ou du moins pas au même taux qu'avant le conflit ; d'autres Etats adopteront la même attitude par suite de l'occupation de leur territoire ou de la perte de leur souveraineté ; quant aux neutres, qu'une proximité géographique met en contact avec un ou plusieurs des belligérants, ils hésiteront eux aussi avant de continuer à financer un secrétariat international — surtout si la guerre met aux prises des Etats membres et des Etats non membres. Le problème consiste pour l'organisation à prévoir un budget très réduit qui lui permette d'adapter les dépenses à ses recettes effectives. — Un problème administratif découle des difficultés financières. En effet, la plus grande partie du budget d'un secrétariat international est généralement consacrée au paiement des traitements des fonctionnaires. Une réduction du
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La Troisième République et la survie des Institutions internationales
budget devra ainsi obligatoirement comporter une réduction parallèle du personnel. Dans ce cas il s'agirait de concilier les impératifs d'économie et d'efficacité avec ceux de la sauvegarde du caractère international de ce personnel (sauvegarde rendue plus difficile du fait de la mobilisation ou des engagements volontaires des fonctionnaires internationaux). Il faudra, notamment, prévoir un système de licenciement qui ne ruinerait pas instantanément l'organisation, car le versement statutaire des pensions alourdirait le budget au lieu de l'alléger. — Une fois les questions financières et administratives réglées, un problème constitutionnel apparaît. En temps de crise, les organes décisionnels de l'organisation pourraient, pour des raisons politiques ou matérielles, être dans l'impossibilité de siéger. Un organe de crise devrait être investi de pouvoirs spéciaux afin d'assurer la continuité constitutionnelle ; il lui faudrait être suffisamment représentatif (afin qu'aucun Etat membre ne puisse un jour contester ses décisions) et assez maniable (composition restreinte, facilité de réunion, etc.). — Enfin, en dernier lieu, se présente un problème politique : celui des activités de l'organisation en temps de guerre. L'organisation internationale devrat-elle rester neutre en toutes circonstances, même si le conflit se déroule entre Etats membres et Etats non membres? Il faudrait réussir à concilier les intérêts des neutres avec ceux des belligérants. D'autre part, les Etats membres devraient se mettre d'accord sur les services que l'organisation peut leur rendre ainsi que sur les questions qu'elle devra déjà étudier en prévision de l'aprèsguerre. La solution de ces problèmes ne saurait en aucun cas être improvisée ; des études approfondies devraient être entreprises bien avant que l'état de crise n'entre en vigueur. C'est vers cette voie que la S.D.N. et l'O.I.T. s'orientèrent en septembre 1938 après la grave crise des Sudètes qui fut à deux doigts de provoquer une conflagration européenne.
1. LES MESURES DE CRISE DE LA
S.D.N. :
LA RÉSOLUTION DE L'ASSEMBLÉE DU 3 0 SEPTEMBRE 1 9 3 8
L'ouverture de la XIX* Assemblée ordinaire de la S.D.N., le 12 septembre 1938, coïncida avec le début de la deuxième crise tchécoslovaque1. Au plus fort de la crise, le 28 septembre, la Quatrième Commission (commission budgétaire) élabora une importante résolution que l'Assemblée vota deux jours plus tard : « 1. Jusqu'à la prochaine session ordinaire de l'Assemblée, le Secrétaire 1. C'est-à-dire avec l'important discours prononcé par Hitler le même jour.
de Genève pendant la guerre européenne (1939-1940)
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général et, pour ce qui concerne l'Organisation internationale du Travail, le Directeur du Bureau international du Travail, pourront prendre, avec l'approbation de la Commission de contrôle, se prononçant à la majorité, toutes mesures et toutes décisions administratives ou financières exceptionnelles (y compris les modifications de toutes règles administratives ou financières) qui leur apparaîtront nécessaires. Ces mesures et décisions auraient, dans ce cas, la même force et valeur que si elles avaient été prises par l'Assemblée. » « 2
» 2.
« 3. Les paragraphes 1 et 2 de la présente résolution entreront en vigueur, par décision du Président de la dix-neuvième session de l'Assemblée, lorsque à son avis la nécessité exigera une telle décision 3 . » Cette résolution répondait à trois des grands problèmes mentionnés plus haut : elle créait un organe de crise (composé d'une commission technique de la S.D.N. et du secrétaire général 4 ), avec mandat de prendre toutes les mesures administratives et financières qu'imposeraient les circonstances exceptionnelles du temps de crise. Il ne s'agissait en fait que d'une mesure de précaution constitutionnelle destinée à sauvegarder les finances et l'administration de la Société entre les sessions ordinaires de l'Assemblée 5 ; toute préoccupation de nature politique, quant aux activités ou au rôle de la S.D.N., en était absente. La Commission de contrôle avait pour tâche principale d'examiner les projets de budget élaborés par la S.D.N. et les organisations qui lui étaient reliées (Organisation internationale du travail, Cour permanente de Justice internationale) avant qu'ils ne soient transmis à la Quatrième Commission de l'Assemblée 6 . Elle se composait de sept membres (dont l'un au moins était un expert financier) nommés par l'Assemblée à titre personnel (c'est-à-dire théoriquement en tant que non-représentants des gouvernements) pour trois exercices budgétaires ; elle devait comprendre en son sein des ressortissants des pays membres de la S.D.N. non représentés au Conseil 7 . La Commission avait été créée en octobre 1921 8 afin de pallier les inconvénients de la pratique budgétaire de la Société à ses débuts 9 . Mais bien vite elle profita du glisse-
2. Très long paragraphe prévoyant la suspension du droit de commutation de la pension pour les fonctionnaires qui quitteraient la S.D.N. en raison de ces circonstances exceptionnelles. 3. Cf. J.O.S.D.N., SS. n° 182, p. 21-22. 4. Le cas du directeur du B.I.T. sera examiné séparément à la sous-section suivante. 5. Cf. « Actes de la dix-neuvième session ordinaire de l'Assemblée. Séances des Commissions. P.V. de la Quatrième Commission », J.O.S.D.N., S.S. n° 187, p. 55-56. 6. Cf. Règlement concernant la gestion des finances de la Société des Nations (S.D.N., doc. C.81.M.81.1945.X). 7. Cf. id., art. 2-3. 8. Cf. Résolution de l'Assemblée du 14 décembre 1921 (J.O.S.D.N., S.S., n° 6, p. 28). 9. Le Secrétariat proposait lui-même un projet de budget qui était directement transmis à l'Assemblée. Mais celle-ci n'était pas en fait techniquement à la hauteur.
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La Troisième République et la survie des Institutions internationales
ment de pouvoir qui s'opérait du Conseil à l'Assemblée dont elle était l'émanation. Gravissant la hiérarchie constitutionnelle de l'organisation, elle allait devenir, de simple organe subsidiaire de nature budgétaire et administrative, l'organe dirigeant de la S.D.N. pendant la guerre et jusqu'à la liquidation de la Société en avril 1946. Somme toute, la résolution du 30 septembre 1938 ne venait consacrer qu'un état de fait 1 0 . Il convient toutefois d'observer qu'en cas de crise subite, la Commission de contrôle pouvait, malgré le nombre réduit de ses membres, subir le même sort que les autres organes constitutionnels de la Société, c'est-à-dire se trouver dans l'impossibilité de siéger. Dans une telle éventualité, c'était au secrétaire général d'assumer toutes les responsabilités. Celui-ci possédait donc en cas d'urgence, en vertu de la résolution de l'Assemblée, des pouvoirs quasi dictatoriaux soumis à la seule limitation de l'accord subséquent de la Commission n . Tout dépendait de la personnalité du secrétaire général de l'époque. Joseph Avenol, deuxième secrétaire général de la S.D.N., était à tous les égards une bien curieuse personnalité 12 . Ancien inspecteur des Finances (c'était ce qu'on appellerait aujourd'hui un « technocrate »), il avait pris une part active à la restauration financière de l'Autriche entreprise par la Société lors des années 1920 13 . De 1923 à 1929, il occupa le poste de secrétaire général adjoint avant de succéder, quelques mois à peine après l'avènement de Hitler, à Sir Eric Drummond. Tous les témoignages concordent pour faire de lui un conservateur, allergique aux hommes comme aux gouvernements de gauche u . Intelligent et raffiné, l'homme était peu aimé : ses petitesses et ses rancunes tenaces lui aliénaient la sympathie de ceux qui l'approchaient ; excel-
10. La Commission de contrôle est l'un des organes les plus intéressants pour l'étude institutionnelle de la S.D.N. Malgré leur valeur, ses rapports demeurent négligés bien à tort par les spécialistes. Sur ce point, cf. Egon RANSHOFEN-WERTHEIMER, The International Secretariat. A Great Experiment in International Administration, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 1945, p. 22-25. 11. Cf. Egon RANSHOFEN-WERTHEIMER, op. cit., p. 378. 12. Une importante monographie sur Joseph AVENOL sera publiée en 1969 par James BARROS (professeur au Barnard College, Columbia University, N e w York) chez Yale University Press. 13. Cf. André CAGNE, Le Secrétariat général de la Société des Nations, Paris, Editions Jel, 1936, p. 37. 14. Cf. à l'opinion du sous-secrétaire général, Vladimir Socoline, citée dans Stephen SCHWEBEL, The Secretary General of the United Nations, Cambridge, Harvard University Press, 1952, p. 217 ; cf. aussi Jean SIOTIS, Essai sur le Secrétariat international, Genève, Droz, 1963, p. 107 ; Francis P. WALTERS, A History of the League of Nations, London, Oxford University Press, 1960, p. 809-810 ; Robert E. DELL, The Geneva Racket, 19201939, London, Hale, 1940, p. 330 ; Geneviève TABOUIS, lis l'ont appelée Cassandre, N e w York, Editions de la Maison Française, 1942, p. 334. Avenol l'a reconnu lui-même lors d'une interview à M. J. LARSONS, « Joseph Avenol », dans Die Friedenswarte, octobre 1933, p.
273-277.
de Genève pendant la guerre européenne (1939-1940)
17
lent administrateur financier, il n'a cependant laissé au Secrétariat qu'une réputation d'indolence et d'indécision15. Le juriste Emile Giraud, qui l'a bien connu au Secrétariat, a brossé de lui un portrait magistral dont la dureté est à peine exagérée : « Il croyait peu à l'idéologie de la S.D.N., aux principes et aux méthodes de la démocratie et à la valeur de l'opinion publique. Par contre, il croyait à la force des gouvernements et à la possibilité d'exercer sur eux une influence s'il se plaçait dans leur sillage et possédait leur confiance. Il était essentiellement gouvernemental et n'abandonnait les gouvernements que quand ils faiblissaient ou tombaient. Assez changeant, audacieux et nonchalant à la fois, très impressionné par la force et le succès, il était capable de s'engager dans les voies les plus diverses, de servir des politiques opposée» si elles lui semblaient avoir l'avenir pour elles ; ses variations furent considérables16. » A la tête de la S.D.N., Joseph Avenol s'avéra un partisan convaincu de la politique dite de 1'« appeasement » 17 . Sa sympathie à l'égard du fascisme italien lors du conflit italo-éthiopien fut plus que caractéristique à cet égard 18 . A la veille de la guerre, ces tendances s'aggravèrent : profitant d'une réorganisation du Secrétariat pour des raisons d'économie, il se débarrassa systématiquement de la plupart des fonctionnaires « antimunichois » et de certains antifascistes qu'il détestait personnellement19. Tel était donc l'homme à qui se trouvait confié, d'une façon presque absolue, le sort de la S.D.N. Pour sa part, la France se préoccupa, immédiatement après Munich, de prendre des mesures destinées à assurer la protection des organisations internationales dont elle était le siège, contre le danger des bombardements 20. La
15. Cf. Geneviève TABOUIS, op. cit., p. 334 ; Emile GIRAUD, « Le Secrétariat des institutions internationales », dans Recueil des Cours de l'Académie de droit international, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1951, vol. II, t. 79, p. 421. 16. E m i l e GIRAUD, op. cit., p . 420-421. 17. C f . DELL, op. cit., p . 330, et GIRAUD, op. cit., p . 4 2 1 .
18. En septembre 1936, le secrétaire général effectua, de sa propre initiative, une visite à Rome. Au cours des entretiens qu'il eut avec Mussolini et Ciano, il se montra disposé à sacrifier l'Ethiopie afin que l'Italie ne quittât pas la S.D.N. Les conversations AvenolCiano sont reproduites dans : [Galeazzo CIANO] Les Archives secrètes du Comte Ciano, 19S6-Ì942, Paris, Pion, 1948, p. 31-32. Sur l'attitude d'Avenol au cours du conflit italoéthiopien, cf. DELL, op. cit., p. 320 ; TABOUIS, op. cit., p. 256 et 336 ; cf. aussi J.O.S.D.N., 1936, p. 1139. On trouve dans SCHWEBEL {op. cit., p. 9-10 et note 26) une interview de l'ancien secrétaire général dans laquelle il porte un jugement a posteriori sur son action. 19. Cf. L'OBSERVATEUR GENEVOIS, « L a 'Gleichschaltung' de la S.D.N. », dans
L'Europe
Nouvelle, 29 octobre 1938, p. 1187 ; Egon RANSHOFEN-WERTHEIMER, op. cit. p. 378 ; DELL, op. cit., p . 331.
20. Cf. lettre d'Emile Charveriat (directeur des Affaires politiques et commerciales au Quai d'Orsay) au responsable du bureau de liaison de la S.D.N. à Paris, 11 novembre 1938 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18A/36430/400). 3
18
La Troisième République et la survie des Institutions internationales
plus efficace lui parut être l'évacuation de ces bureaux internationaux21 loin des grands centres, trop proches des frontières, et leur dispersion en province. Le problème se posait notamment pour le bureau de liaison qu'entretenait la S.D.N. à Paris 22 Mais pas plus à la fin de l'année 1938 qu'au début de 1939, Joseph Avenol n'avait encore d'idées précises sur le rôle ou les activités de la Société en temps de crise 23. Lorsque, à deux reprises, en novembre 1938 puis janvier 1939, le Quai d'Orsay lui demanda des précisions sur le sort de ce bureau d'information en cas de guerre, le secrétaire général fit la réponse suivante : « Si jamais l'éventualité d'une évacuation de Paris devait se présenter, le Secrétaire général envisage la fermeture du Bureau de Paris, son fonctionnement cessant le jour de sa fermeture 2*. » Face à cette situation, la réaction du B.I.T. était toute différente.
2 . LES MESURES DE CRISE DE L'O.I.T. : LA CRÉATION DE LA COMMISSION DES MESURES A PRENDRE EN CAS DE CIRCONSTANCES EXCEPTIONNELLES
Quoique constitutionnellement rattachée à la S.D.N. par de nombreux liens administratifs et financiers25, l'O.I.T. avait toujours su garder ses distances et s'orienter vers une autonomie de plus en plus grande 28. L'existence de ces liens explique toutefois pourquoi le directeur du B.I.T. faisait partie — dans la mesure où des décisions concernant son organisation étaient discutées — de l'organe de crise prévu par la résolution du 30 septembre 1938. Mais dans le passé, les malentendus entre le B.I.T. et la Commission de contrôle (dont
21. E n 1937, la France hébergeait 182 de ces bureaux internationaux, dont 171 à Paris (cf. S.D.N., Handbook of International Organizations, n° de vente : 1937. XII. B.4., p. 476-481). 22. A part les bureaux d'information de la S.D.N. et du B.I.T., Paris était le siège de plusieurs organismes reliés à la Société : Institut international de coopération intellectuelle, Office international d'hygiène publique, Bureau du Haut-Commissariat pour les réfugiés en France. 23. Il faudrait peut-être préciser à sa décharge que le Conseil, lors de ses 103" et 104" sessions (tenues à Genève respectivement du 26 au 30 septembre 1938 et du 16 au 20 janvier 1939), ne jugea même pas nécessaire d'aborder le problème ou de préparer des mesures d'urgence. Joseph Avenol songeait même, paraît-il, à fermer le Secrétariat ou du moins à le mettre en veilleuse (information tirée de BARROS, op. cit.). 24. Archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18A/3640/400. 25. Le B.I.T. devait être établi au siège de la S.D.N. ; le budget de celle-ci englobait celui de l'O.I.T. ; les membres de la Société faisaient partie de l'autre organisation, etc. 26. Cette tendance à l'autonomie peut s'expliquer par le caractère tripartite de l'Organisation (qui rend malaisée une pression des gouvernements), par le prestige qu'Albert Thomas sut imprimer aux fonctions du directeur et, enfin, par la composition réellement universelle de l ' O . I . T . (cf. WALTERS, op. cit., p . 195-197).
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la tâche, on le sait, était de passer au crible les prévisions budgétaires de l'OJ.T., notamment) avaient été trop fréquents pour que cette résolution fût accueillie sans méfiance. A la différence du secrétaire général de la S.D.N., le directeur du B.I.T. avait derrière lui un organe distinct investi d'un pouvoir de décision sans équivoque : le Conseil d'administration. C'est pourquoi, en approuvant les termes de la résolution de l'Assemblée, le directeur Harold Butler stipula qu'il ne serait pas en mesure d'appliquer des décisions qui n'auraient pas reçu l'approbation de cet organe 27 . Autrement dit, l'O.I.T. entendait sauvegarder son autonomie administrative en laissant inchangées les relations constitutionnelles entre le directeur et le Conseil d'administration. Il ne semble pas que la Commission de contrôle ou le Secrétariat de la S.D.N. aient contesté cette interprétation. De toute façon, le B.I.T. n'avait pas attendu le vote de cette résolution pour réagir lui-même. Au moment où la crise des Sudètes atteignait son point culminant (c'est-à-dire lorsque l'échec des négociations entre les démocraties et le Reich était de plus en plus prévisible), le directeur consulta télégraphiquement les membres du Conseil d'administration sur l'opportunité de déléguer certains pouvoirs au bureau de cet organe pendant la durée de la crise. Les réponses furent largement favorables 28. Réuni à Londres pour sa 85* session (25-27 octobre 1938) le Conseil discuta, lors d'une séance privée, la politique et le rôle de l'Organisation en temps de guerre 29. Une unanimité se formant autour du principe de maintenir l'O.I.T. en activité d'une manière aussi totale que possible, il décida de charger son bureau d'examiner la question et de lui soumettre un rapport lors de sa prochaine session30. Elaboré en janvier, le rapport en question sera adopté à l'unanimité, le 4 février 1939, lors d'une séance privée de la 86* session du Conseil d'administration 31. Résumons-en les conclusions essentielles : 1. Le Conseil d'administration devrait confirmer par un vote formel le principe sur lequel un consensus s'était formé lors de sa dernière session : « L'O.I.T. doit s'efforcer de fonctionner d'une manière aussi complète et aussi efficace que possible en cas de crise internationale, même si une telle crise devait, par malheur, dégénérer en un conflit armé 32. »
27. Cf. B.I.T., P.V. des séances privées de la 85' session du Conseil d'administration, 8* séance du 27 octobre 1938, p. 22 et 24. 28. Cf. id., p. 24. 29. Cf. id., p. 9-13 et 24. 30. Cf. id., p. 13. Ce bureau était un organisme très restreint puisqu'il se composait de trois membres : le président et les deux vice-présidents du Conseil d'administration. 31. Cf. B.I.T., P.V. des séances privées de la 86' session du Conseil d'administration, 6* séance, 4 février 1939, p. 18-19 et 29-31. Pour le texte du rapport, cf. B.I.T., B.O., vol. XXV, 1" avril 1944, p. 1-3. 32. B.I.T., B.O., vol. XXV, op. cit., p. 1.
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2. Le Conseil d'administration devrait déléguer, en temps de crise, ses pouvoirs à un organisme plus restreint qui pourrait se réunir plus facilement. Compte tenu de l'importance des mesures à prendre, le bureau du Conseil d'administration ne pourrait pas jouer ce rôle, n'étant pas suffisamment représentatif. La difficulté pouvait être tournée de la façon suivante : « Le Conseil d'administration déléguerait son autorité à un petit comité représentatif, composé de quatre membres gouvernementaux, deux membres du groupe des employeurs et deux membres du groupe des travailleurs, y compris les membres du bureau du Conseil. Si certains autres membres du comité se trouvaient dans l'impossibilité d'assister à la réunion, les membres du bureau seuls constitueraient un quorum 33. » 3. Comme il était impossible de déterminer à l'avance le moment d'entrée en vigueur de ces pouvoirs extraordinaires, « la seule solution serait (...) de laisser au président du Conseil d'administration le soin de convoquer ce comité après consultation si possible des deux viceprésidents et du Directeur » Telle fut l'origine de la « Commission des mesures à prendre en cas de circonstances exceptionnelles » (Emergency Committee), qui se réunit pour la première fois à Genève le 18 avril 1939. Deux Français en faisaient partie : Justin Godart (gouvernemental) et Léon Jouhaux (travailleur). Le maintien du plein fonctionnement de l'organisation en temps de guerre était une importante décision de nature politique. Elle fut communiquée le 18 mars 1939 aux Etats membres de l'O.I.T. en leur demandant de l'approuver et de prendre le cas échéant certaines mesures afin de libérer les fonctionnaires du B.I.T. astreints à des obligations militaires 35 . A la veille du déclenchement de la guerre, vingt-six Etats, dont la France, donnèrent une suite favorable à cette requête 36 . Quoi qu'il en soit, au début de 1939, les mesures de crise bien précises de l'O.I.T. contrastaient avec l'absence de tout projet concret de la part des autorités de la S.D.N. 37 . Mais cette situation allait bientôt se modifier à la suite des inquiétudes de la Suisse quant au respect de sa neutralité par les organisations internationales. 33. Id., p. 2-3. 34. Id., p. 3. 35. Le texte de cette lettre figure en annexe à : B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), p. 25. Un extrait se trouve reproduit dans le vol. XXV du B.O., op. cit., p. 3. 36. Cf. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (annexe 1, p. 22), deuxième session (annexe, p. 46) et troisième session (annexe, p. 54-57). 37. Dès la fin de 1938, le B.I.T. donna une réponse positive à la demande du Quai d'Orsay touchant l'inclusion, dans le plan de repli en province des organisations internationales siégeant en France (cf. supra, p. 17-18), du bureau de correspondance de l'Organisation à Paris. Le B.I.T. demanda le rattachement de ce bureau au ministère du Travail qui prit alors en charge le personnel et les archives. La protection de ce bureau et la liaison avec Genève étaient ainsi assurées (cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18A/36430/400, pièce III).
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de Genève pendant la guerre européenne (1939-1940) SECTION I I
LA NEUTRALITÉ SUISSE ET LE PLAN DE TRANSFERT DES INSTITUTIONS A VICHY (AVRIL-AOUT 1939)
GENEVOISES
Si l'O.I.T. voulait donner pleinement effet à la décision de son Conseil d'administration prévoyant le fonctionnement aussi total que possible de l'Organisation en temps de guerre, il lui fallait envisager les conséquences possibles d'une invasion de la Suisse. Si une telle éventualité se produisait, l'unique solution aurait consisté à ce qu'elle transférât ses services hors de son siège actuel. Mais l'article 6 de sa Constitution stipulait expressément que le B.I.T. faisait partie de l'ensemble des institutions de la S.D.N. et qu'il devait être établi au siège de celle-ci. Compte tenu de cet obstacle constitutionnel ainsi que des difficultés qui souvent entravèrent les relations entre les deux organisations internationales, il fallait s'attendre à de vives réactions de la part de Joseph Avenol (d'autant plus que celui-ci, on l'a vu, n'avait encore aucun plan précis de crise pour le Secrétariat). Informé des vues de l'O.I.T. sur cette question le secrétaire général, contrairement à ce que l'on prévoyait, donna son consentement à toutes les mesures que prendrait le B.I.T. pour assurer le fonctionnement de ses services 38. Mieux : au début du mois d'avril 1939, ce fut Avenol luimême qui convoqua le directeur du B.I.T. pour lui annoncer qu'il venait d'élaborer un plan destiné à transférer le Secrétariat hors de Suisse dès le déclenchement des hostilités en Europe 39. Les deux institutions agirent-elles par la suite séparément ou de concert ? Aucune réponse définitive n'est possible dans l'état actuel de la documentation. Tout ce que l'on sait c'est qu'elles s'adressèrent au même pays : la France, et qu'elles choisirent le même lieu de repli : la ville de Vichy. Cette brusque volte-face du secrétaire général de la S.D.N. ne peut s'expliquer qu'à la lumière des relations de la Société avec l'Etat de son siège.
1. GENÈVE ET LES IMPÉRATIFS DE LA NEUTRALITÉ SUISSE
Du fait du caractère unique de sa neutralité, la Suisse avait bénéficié dès son accession à la S.D.N. d'un statut particulier : elle avait obtenu du Conseil,
38. Le secrétaire général fît même indirectement allusion à la possibilité pour l'O.I.T. de faire rentrer elle-même ses propres contributions : un vieux rêve que les directeurs du B.I.T. avaient caressé depuis la fondation de l'Organisation (cf. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), l , e séance, 18 avril 1939, p. 10). 39. Cf. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., id., p. 6.
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le 13 février 1920, le droit d'être dispensée des sanctions militaires au titre de l'article 16 du Pacte tout en demeurant tenue d'appliquer, contre un agresseur éventuel, les sanctions économiques prévues par ce même article40. Si elle avait consenti à faire une telle dérogation à sa politique traditionnelle de neutralité, c'est qu'elle croyait qu'à l'intérieur d'un système automatique de sanctions assorti d'une sérieuse limitation des armements, il n'y aurait plus beaucoup de place pour des conflits armés dans lesquels elle pourrait se trouver indirectement impliquée41. Mais ces prévisions s'avérèrent trop optimistes : le système des sanctions ne joua qu'imparfaitement, la course aux armements reprit de plus belle et les Etats, de plus en plus nombreux, désertaient l'organisme genevois. La Suisse réalisa avec inquiétude que les défaillances de la Société risquaient de compromettre sa neutralité dont le problème, à partir des années 1930, se ramenait presque exclusivement aux rapports de la Confédération avec l'Allemagne. En effet, le Reich, constant dénonciateur de la S.D.N., associait fâcheusement, de plus en plus, l'organisation internationale et l'Etat qui l'hébergeait. Ces inquiétudes s'accrurent à partir de mars 1938, c'est-à-dire lorsque l'une des conséquences de l'Anschluss fut d'allonger brusquement la frontière germano-suisse de plusieurs centaines de kilomètres. La Confédération se livra alors à un jeu diplomatique subtil qui aboutit à la reconnaissance de son statut de neutralité intégrale par le Conseil de la S.D.N. en mai 1938 i2 , puis par l'Allemagne et l'Italie en juin de la même année 43 . Mais si l'Allemagne manifesta à cette occasion une « satisfaction non dissimulée 44 >, elle n'en continua pas moins à faire de sérieuses réserves sur la présence de la S.D.N. à Genève : * l'ombre de la Société des Nations plane toujours sur la neutralité de la Suisse », écrivait par exemple l'officieux Diplomatische Korrespondenz46. Comme à la même époque elle propageait la théorie de la « neutralité morale » (Gesinnungsneutralitât) d'après laquelle la neutralité devrait s'étendre de l'Etat à ses ressortissants 46,
40. Voir le texte connu sous le nom de « Déclaration de Londres » dans : Compte rendu in extenso de la Deuxième session du Conseil de la Société des Nations, p. 22-24. 41. Cf. S.D.N., doc. C.146.M.87.1938.V. (Mémorandum, en date du 29 avril 1938, du Conseil fédéral suisse au Conseil de la Société des Nations, dans I.O.S.D.N., maijuin 1938, p. 386). 42. Cf. « P.V. de la 101« session du Conseil », dans J.O.S.D.N., mai-juin 1938, p. 375. 43. Cf. Camille G O R G É , La Neutralité helvétique, Zürich, Ed. Polygraphiques, 1947, p. 425-426. 44. Selon le N.Y.T. du 17 mai 1938, 7 : 3. 45. Cf. id. Quelques mois plus tard, la Frankfurter Zeitung (6 décembre 1939) écrivit que la deuxième mesure destinée à éviter à la Suisse des difficultés aurait dû être le transfert de la S.D.N. hors de son territoire. Pour plus de détails sur l'importance donnée par l'Allemagne à la présence de la S . D . N . en Suisse, cf. Jean-Baptiste M A U R O U X , DU bonheur d'être Suisse sous Hitler, Paris, Pauvert (coll. « Libertés nouvelles »), 1968, p. 90 et s. 46. Cf. N.Y.T., 19 décembre 1938, 4 : 3 ; L'Europe Nouvelle, 24 décembre 1938, p. 1403-1404.
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il se trouvait qu'au début de 1939 la Confédération n'avait pris qu'une demimesure qui était loin de satisfaire le Reich. Dès février 1939, puis surtout en avril 1939, la presse tant étrangère que locale fit circuler des rumeurs selon lesquelles la Confédération aurait notifié au secrétaire général qu'en cas de guerre européenne, elle ne pourrait tolérer le maintien du Secrétariat à Genève vingt-quatre heures après le déclenchement des hostilités 47. La question semble avoir revêtu assez de véracité à tel point que le gouvernement britannique fit l'objet d'une interpellation à la Chambre des Communes à ce sujet 48 . Quel crédit peut-on accorder aujourd'hui à ces rumeurs ? La résolution du Conseil de la S.D.N. en date du 14 mai 1938 qui reconnaissait le retour de la Suisse à la neutralité intégrale se terminait ainsi : < [Le Conseil] constate que le gouvernement suisse déclare de maintenir inchangée à tous autres égards sa position de Membre de la Société et de continuer à assurer les facilités accordées à la Société pour le libre fonctionnement de ses institutions sur le territoire suisse 49. » La Suisse accepta cette résolution sans la moindre réserve50 ; de plus, il semble que lors des négociations préliminaires qu'elle entreprit en dehors de la Société avec les deux principales puissances du Conseil (c'est-à-dire la France et la Grande-Bretagne), elle ait contracté un engagement similaire B1. De toute façon, il faut se souvenir que l'article 7 du Pacte qui fixe le siège de la S.D.N. à Genève a été adopté à l'instigation des autorités helvétiques et sur la base de garanties offertes par elles. Genève est ainsi devenu le siège de la Société avant que la Suisse n'adhère au Pacte. Il en résultait que les obligations de la Confédération en tant qu'Etat hôte étaient distinctes de ses obligations en tant qu'Etat membre 52 : juridiquement, la Suisse ne pouvait 47. Cf. par exemple : N.Y.T., 2 février 1939, 6 : 3 ; 13 avril 1939, 1 6 : 2 ; 16 avril 1939, 1 : 3 ; Le Journal Français (organe central hebdomadaire des colonies françaises en Suisse, Genève) du 15 avril 1939, Nieuwe Rotterdamsche Courant, 3 mai 1939, 1 : 3 , 4, 5. Cf. aussi Warren IRVIN, «The Month at Geneva», dans ïnf. Bull., G.R.C., vol. I, n° 7, 6 mai 1939 ; The Manchester Guardian, 15 avril 1939, 1 7 : 6 ; The Sunday Times, 16 avril 1939, 22: 4. 48. Cf. Hansard, 25 avril 1939, H.C. Deb., 5" série, vol. 346, col. 965-966. 49. « P.V. de la cent-unième session du Conseil », op. cit., p. 369-370. 50. A part sa déclaration d'acceptation devant le Conseil de la S.D.N. le conseiller fédéral Giuseppe Motta écrivit le 16 mai 1938 à Joseph Avenol : « Comme je l'ai souvent exprimé et comme je l'ai rappelé publiquement au Conseil, la Suisse continuera à collaborer avec l'institution dont elle est le siège. Nos rapports avec le Secrétariat restent empreints de confiante cordialité et l'esprit dans lequel notre demande de revenir à la neutralité intégrale a été accueillie ne pourra encore qu'y ajouter. » (Archives S.D.N., 19331946, dossier 50/33623/33588.) 51. Cf. L'Europe Nouvelle, 7 mai 1938, p. 481, et 14 mai 1938, p. 494 ; cf. aussi Journal des Nations, 6 mai 1938, 1 : 1 et 3. 52. La construction du Palais des Nations en 1929 n'a été entreprise que sur la garantie que la S.D.N. pouvait rester en Suisse aussi longtemps qu'elle ne déciderait pas de fixer son siège ailleurs.
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expulser aussi facilement l'organisation internationale qui était établie sur son sol. D'autre part, Giuseppe Motta, chef du département politique fédéral de B e r n e 5 3 depuis 1920, entretenait d'excellentes relations avec Joseph Avenol dont les sentiments helvétophiles étaient bien connus 5 4 . Compte tenu de la situation juridique et de la souplesse des autorités fédérales, il serait hasardeux d'avancer qu'une « pression », au sens véritable du terme, ait été exercée sur la S.D.N. Mais cela n'exclut pas que Motta, lors d'une entrevue personnelle avec le secrétaire général, ait exposé les embarras de la Suisse et laissé entendre qu'en cas de guerre, celle-ci se verrait à contre-cœur obligée de prendre certaines mesures regrettables, etc. Les indiscrétions de la presse n'ont fait probablement qu'aggraver la question et lui donner un tour agressif qu'elle n'avait peut-être p a s 5 5 . D'un naturel très secret, le secrétaire général allait toujours, par la suite, nier l'existence de la moindre pression, fût-elle directe ou indirecte, sur le Secrétariat 5 6 . Quoi qu'il en soit, n'est-il pas troublant de voir Avenol qui, jus-
53. C'est-à-dire du ministère des Affaires étrangères. Homme d'Etat avisé, Motta avait réussi après une campagne passionnée à faire entrer son pays à la S.D.N., en dépit de l'hostilité de la Suisse alémanique ; diplomate subtil, c'est aussi lui qui, après avoir constaté la réaction quasi nulle de la S.D.N. devant l'Anschluss, avait mené les négociations avec les puissances occidentales, puis avec le Conseil de la Société pour la reconnaissance de la neutralité permanente de la Suisse. Sur Motta, cf. à quelques articles nécrologiques : L'OBSERVATEUR GENEVOIS, « Giuseppe Motta », dans L'Europe Nouvelle, 2 7 janvier 1 9 4 0 , p. 9 6 - 9 7 ; XXX, « M. Giuseppe Motta », dans Résumé mensuel des travaux de la Société des Nations, janvier-février 1 9 4 0 , p. 2 0 - 2 2 ; PERTINAX, « La mort de M. Giuseppe Motta », dans L'Ordre, 24 janvier 1940. 5 4 . Selon L'OBSERVATEUR GENEVOIS, « Giuseppe Motta », op. cit., les deux hommes partageaient la même opinion sur certaines questions de politique internationale. Le secrétaire général avait d'autre part joué un rôle personnel efficace en facilitant les négociations de Motta avec le Conseil de la S.D.N. (cf. lettre de Motta à Avenol, 16 mai 1938, loc. cit.) ; cf. aussi lettre de Giuseppe Motta à Joseph Avenol, 6 décembre 1939, source privée. 55. Cette thèse très nuancée doit être lue entre les lignes chez WALTERS, op. cit., p. 801802. La Suisse désirait catégoriquement voir la S.D.N. hors de son territoire en temps de guerre : ce fait nous a été confirmé par le témoignage de nombreux hauts fonctionnaires de la Société. Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'il existait dans les archives de la S.D.N. un dossier intitulé : « Obligations de la Suisse envers la S.D.N. dans le cas où elle obligerait celle-ci à transférer son siège en dehors du territoire suisse » (référence : 50/40658/40658). Ce dossier, enregistré le 28 septembre 1940, a été « annulé » sans qu'on en retrouve aucune trace. Nous avons pu cependant apprendre qu'il contenait notamment une note juridique établie par Emile Giraud. 56. C'est ce que Joseph Avenol dira catégoriquement le 5 avril 1939 au consul américain Howard Bucknell (information tirée de l'ouvrage du professeur Barros sur Joseph Avenol, op. cit.) et ce qu'il répétera les 11 et 14 avril à Edward Phelan, directeur adjoint du B.I.T. (B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), 1™ séance, op. cit., p. 6 et 7 ; 3e séance, 21 avril 1939, p. 18-19). D'après une lettre adressée par le secrétaire général adjoint Francis P. Walters, le 6 avril 1939, au Foreign Office (source privée), Avenol aurait décidé de sa propre initiative d'évacuer la S.D.N. hors de Genève dès le début de la guerre pour deux raisons : impossibilité pour la S.D.N. de fonctionner efficacement dans un Etat neutre entouré de belligérants ; désir spontané du secrétaire général de ne pas causer d'embarras aux autorités helvétiques.
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qu'en mars 1939, n'avait aucun plan pratique de crise, se mettre à en élaborer un fiévreusement à partir du mois d'avril 5 7 ? Invité à s'exprimer par la Commission des mesures à prendre en cas de circonstances exceptionnelles du B.I.T., il justifiera ainsi ses préparatifs : « Le gouvernement suisse s'est engagé à faciliter en toutes circonstances l'activité de la Société des Nations. Ce gouvernement n'a, à aucun moment, fait d'allusion directe ou indirecte à la possibilité de ne pas continuer à accorder en temps de crise les facilités qu'il accorde à l'heure actuelle. Toutefois, le seul fait que le gouvernement suisse n'ait fait aucune allusion à une telle possibilité n'épuise pas la question. Certains milieux ont le sentiment que la présence à Genève de la Société des Nations risque de compromettre la neutralité suisse. Cela paraît peu probable en raison de l'importance diminuée de l'action politique de la Société des Nations ; cependant, l'opinion suisse, peutêtre sous le jeu d'influences étrangères, pourrait estimer que la neutralité de la Suisse se trouverait compromise par la présence à Genève de la Société des Nations. Les conditions ainsi créées ne seraient guère favorables à la poursuite des activités du Secrétariat. Mais si même un transfert du Secrétariat hors de Suisse peut apparaître désirable pour ces motifs, la position en ce qui concerne les organisations techniques (...) pourrait fort bien être différente 58 . » A une question qui lui sera posée au cours de la même séance, il répondra : « S'il était possible de rester, Genève serait un centre idéal en temps de guerre 69 . » Ne faut-il pas alors rester sceptique devant les raisons qu'il évoquait (existence de courants défavorables à la S.D.N. dans certaines couches de la population suisse) pour justifier son intention de quitter si hâtivement60 ce centre idéal ? En définitive, en avril 1939, le B.I.T. (pour des raisons pratiques) et la S.D.N. (pour des raisons politiques) devaient chercher un asile où ils pourraient s'installer en temps de crise.
2 . L A FRANCE, REFUGE DU B . I . T .
EN
CAS
D'INVASION
DE
LA
SUISSE
Aux termes de la « pression suisse » rapportée par la presse de l'époque, la aurait disposé de vingt-quatre heures de préavis pour quitter Genève
S.D.N.
57. Le 5 avril, il exposait déjà son plan au consul américain à Genève (cf. note 56). 58. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), 3* séance, op. cit., p. 18-19. La dernière phrase montre bien qu'il n'y avait pas seulement des raisons d'ordre pratique à la base du transfert du Secrétariat, organisme politique. 59. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session, 3* séance, op. cit., p. 21. 60. «... le Secrétaire général a indiqué qu'en cas de guerre, il ferait immédiatement partir les services du Secrétariat » (B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), 1 " séance, op. cit., p. 6.)
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en cas de conflit armé 61 . Toutefois, Berne se déclarait disposé à faciliter l'évacuation du Secrétariat en réquisitionnant en sa faveur tous les moyens de transport disponibles jusqu'à la frontière française 62 . Il est caractéristique que le nom de la France ait été déjà mentionné. Effectivement, où le Secrétariat et le B.I.T. auraient-ils pu s'établir en cas de crise ? Mis à part le territoire français, la Suisse était entourée d'Etats non membres, hostiles de surcroît aux institutions genevoises (Italie et Grande-Allemagne). Quitter le continent pour la Grande-Bretagne ? Les difficultés de communications auraient suffi à ruiner un tel projet. Force est de reconnaître que matériellement et politiquement, la France était le seul Etat membre capable d'accueillir les deux organisations internationales en cas de guerre 63. Une fois obtenu l'accord du secrétaire général de la S . D . N . l e B.I.T. entra en négociations avec le ministère du Travail, alors dirigé par Charles Pomaret. Le directeur John Winant se rendit même à Paris afin d'accélérer la conclusion de l'accord qui aboutit finalement à une invitation expresse du gouvernement de la République au B.I.T. Le 18 avril, Justin Godart (délégué gouvernemental français) faisait la déclaration suivante à la 1" session de la Commission des mesures à prendre en cas de circonstances exceptionnelles : c Le Conseil d'administration a décidé que l'Organisation internationale du Travail devait s'efforcer de fonctionner d'une manière aussi complète et efficace que possible, en cas de crise internationale, même si une telle crise devait, par malheur, dégénérer en conflit armé. Cette décision a été accueillie avec satisfaction par le gouvernement français, qui estime que, malgré les difficultés les plus graves, l'Organisation internationale du Travail doit maintenir son activité et demeurer un centre vivant de relations entre tous les pays, belligérants ou non, qui restent convaincus de la nécessité d'une collaboration internationale pour le présent et pour l'avenir. L'Organisation internationale du Travail doit fonctionner à son siège actuel, même en cas de conflit armé, aussi longtemps tout au moins que les conditions le permettront. Cependant, on a envisagé, avec un légitime esprit de prévision, le cas où l'Organisation internationale du Travail, si certaines éventualités se réalisaient, serait dans l'impossibilité pratique de fonctionner à son siège actuel. Une telle éventualité n'a pas échappé au gouvernement français, qui m'a chargé de faire connaître au Conseil d'administration, qu'il était tout disposé d'offrir au Bureau international du Travail une hospitalité temporaire en
61. Cf. N.Y.T., 2 février 1939, 6 : 3 , The Sunday Times, 16 avril 1939, 2 2 : 4 ; The Manchester Guardian, 15 avril 1939, 17 : 6. 62. Cf. N.Y.T., 2 février 1939, 6 : 3. 63. Cf. lettre de Joseph Avenol à J.A.N. Patijn (ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas), 9 mai 1939 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/37935/37935). 64. Cf. supra, p. 21.
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France et qu'il avait déjà envisagé un certain nombre de mesures pratiques pour faciliter son fonctionnement éventuel en terre française 65 . > La Commission des mesures à prendre en cas de circonstances exceptionnelles accepta l'offre du gouvernement français et décida de la garder secrète 66 . Le Conseil d'administration en fit de même lors de sa 87* session 67 . Le plan du B.I.T. était simple : demeurer à Genève aussi longtemps que les circonstances le permettraient, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'une invasion ou une demande expresse de la part des autorités fédérales l'oblige à se prévaloir de l'invitation de la France. La présence du B.I.T. n'était pas de nature à mettre en péril la neutralité suisse : ses activités étaient d'un caractère non politique sans compter que le problème était beaucoup moins passionnel pour Hitler (qui poursuivait surtout la S.D.N. d'une haine farouche). D'ailleurs il paraissait que la Suisse souhaitait expressément le maintien du B.I.T. à Genève 68 , car elle attachait une importance particulière aux < grands services sur le plan économique et humanitaire 69 » qu'il aurait pu rendre en temps de guerre.
3.
LA FRANCE, REFUGE DE LA
S.D.N.
EN CAS DE GUERRE EUROPÉENNE
Joseph Avenol fut stimulé par le plan de transfert envisagé par le B.I.T. à la fin du mois de mars ou au début du mois d'avril 1939. Appliquer un plan similaire pour le Secrétariat avait l'avantage de mettre fin aux inquiétudes de la Suisse sans renoncer pour autant aux droits acquis par la S.D.N. par voie conventionnelle. Tout ce qui importait alors était d'obtenir l'agrément du gouvernement français. Précisément, les relations du secrétaire général avec les dirigeants de la République, qui, sous le Front populaire, avaient été plutôt mauvaises, s'étaient sensiblement améliorées : ami de longue date de Georges Bonnet, alors ministre des Affaires étrangères, Avenol avait pris l'habitude de contacter régulièrement soit le ministre, soit son chef de cabi-
65. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), 1 " séance, op. cit., p. 6. Cette déclaration constituait aussi une réponse à la lettre que le B.I.T. adressa le 18 mais 1939 à tous les membres (cf. supra, p. 20). 66. Cela n'était pas très difficile, puisque toutes les sessions de la commission étaient privées. 67. Lors d'une séance privée puis secrète, le 22 avril 1939. Nous n'avons pu consulter la séance secrète, car les séances de cet ordre sont inaccessibles au chercheur. 68. C'est ce qui ressort des entretiens officieux entre le directeur adjoint du B.I.T. et le Conseil fédéral au printemps de 1939 (cf. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session, 1 " séance, op. cit., p. 7). 69. Déclaration du délégué gouvernemental suisse à la 25* session de la Conférence internationale du travail (juin 1939), cf. B.I.T., Conférence internationale du travail, vingtcinquième session, compte rendu des travaux, p. 9.
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La Troisième République et la survie des Institutions internationales
net. L'accord aboutit rapidement. La question ne fut pas débattue en Conseil des ministres mais décidée au Quai d'Orsay avec l'assentiment du président du Conseil, Edouard Daladier. Par la suite René Charron (directeur de la section des relations économiques de la S.D.N. et qui avait la confiance d'Avenol) fut chargé de régler les modalités de l'accord 70 . Les événements internationaux se précipitant (institution d'un « protectorat » italien sur l'Albanie le 8 avril 1939), Joseph Avenol annula le 13 avril à la dernière minute le voyage qu'il allait entreprendre aux Etats-Unis (pour inaugurer le pavillon de la S.D.N. à l'Exposition mondiale de New York) ; ce fut pour mettre la dernière main à son plan de crise 71 . L'après-midi même, il se rendit à Berne pour s'entretenir avec Giuseppe Motta des problèmes du transfert 72 . Peu après, il invita les différentes sections du Secrétariat à faire un choix parmi les dossiers les plus précieux qu'elles désireraient emporter en cas de transfert 73 . L'empaquetage des archives et autres instruments de travail fut terminé le 24 avril, et aussitôt le Secrétariat s'adressa au Quai d'Orsay (ou plus précisément à Pierre Arnal, chef de la sous-direction de la S.D.N.) pour lui demander de bien vouloir prendre les dispositions nécessaires en vue de l'entrée en franchise de tout ce matériel en France en temps opportun 7 i . Enfin, comme les rumeurs les plus fantaisistes couraient dans la presse sur le sort futur du Secrétariat en Suisse, le secrétaire général jugea utile d'adresser à son personnel, le 20 avril 1939, une rassurante circulaire interne dans laquelle il déclarait en termes sibyllins que « l'Administration étudie attentivement les dispositions à prendre pour parer aux éventualités qui peuvent raisonnablement être envisagées 75 ». A la fin du mois, les grandes lignes du plan de guerre du secrétaire général étaient établies de la façon suivante : dès le début des hostilités, le Secrétariat quitterait immédiatement Genève après avoir subi une réduction radicale de personnel « en raison des difficultés à faire rentrer les contributions et à accomplir une œuvre utile 76 ». Cette dernière phrase peut surprendre, mais le fait est que le secrétaire général n'avait plus énormément foi en une certaine
70. Cf. l'article anonyme de L'Europe Nouvelle du 22 avril 1939 (« La Société des Nations en déroute », p. 442) qui parle des « diverses démarches à Paris » entreprises par « plusieurs hautes personnalités de la Ligue ». 71. Cf. «P.V. de la cent-cinquième session du Conseil», dans J.O.S.D.N., 1939, n° 5-6, p. 263 ; N.Y.T., 13 avril 1939, 16:2, et 16 avril 1939, 1 : 3. Cf. aussi lettre de Joseph Avenol à J.A.N. Patijn, 9 mai 1939 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/37935/37935). 72. Cf. N.Y.T., 13 avril 1939, 16:2. 73. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/37845/37845, pièces I et III ; cf. aussi, N.Y.T., 19 avril 1939, 13 : 2. 74. Le 13 mai, le ministre des Finances (Paul Reynaud) donnait une suite favorable à cette requête. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/37845/37845, pièces II et 111. 75. S.D.N., Cire, int., 39.1939. 76. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), 1" séance, op. cit., p. 6.
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conception de l'institution dont il était le suprême magistrat77. Voici d'ailleurs comment il envisageait les activités de la S.D.N. en temps de guerre : « L'étude sur le plan international des questions dont s'occupe le Secrétariat perdrait en temps de guerre la plus grande partie de sa valeur. Le Secrétariat doit veiller soigneusement à ne pas être lié aux pays belligérants et à rester accessible aux pays neutres. Sa fonction essentielle s'exercerait dans le domaine d'une action sur l'opinion publique (...). Nul gouvernement ne serait en mesure de refuser son appui à une paix fondée sur l'idéal de l'ordre international et la tâche du Secrétariat, dans de telles circonstances, consisterait à encourager une telle évolution78. » Toutes ces mesures furent élaborées sans qu'apparemment les Etats membres ou même le Conseil aient été consultés (la France et la Suisse mises à part). Il semble que le secrétaire général ait caressé un moment l'idée de communiquer la substance de son plan aux délégués permanents accrédités auprès de la S.D.N. dans le but de s'enquérir si ceux-ci désiraient suivre le Secrétariat dans son refuge éventuel79. Deux gouvernements seulement ont, à notre connaissance, réagi avec plus ou moins de vivacité dès qu'ils ont eu vent de l'affaire : la Grande-Bretagne80 et les Pays-Bas81. L'U.R.S.S. était donc le seul membre permanent du Conseil qui ne manifesta aucun signe de curiosité. Ainsi, en avril 1939, fidèle à sa vocation internationaliste, la République française avait offert son hospitalité aux deux grandes institutions internatio-
77. Sur ce point, cf. G R A U D , op. cit., p. 420. 78. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), 3* séance, op. cit., p. 19. On voit par là quelle différence de conception manifeste séparait les deux institutions genevoises : tandis que l'O.I.T. envisageait le maintien, voire l'accroissement de ses activités en temps de guerre, la S.D.N. prévoyait le ralentissement des siennes et la réduction de son personnel. 7 9 . Information tirée de l'ouvrage du professeur BARROS sur Joseph Avenol, op. cit. 80. Sir Frédéric Leggett (délégué gouvernemental) dira en avril 1939, devant la Commission des mesures à prendre..., que le secrétaire général avait pris une initiative personnelle au sujet de laquelle il n'avait pas consulté les gouvernements, car d'après le Foreign Office, la S.D.N. était censée rester à Genève en attendant qu'une décision soit prise en la matière. Sir Frédéric indiquera par la suite à son gouvernement que Joseph Avenol lui semblait exercer des pouvoirs trop excessifs (B.I.X., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), 1™ séance, op. cit., p. 7, et 3* séance, op. cit., p. 17). En fait, le Foreign Office avait été quelques jours auparavant prévenu officieusement des préparatifs d'Avenol par Francis P. Walters (cf. à la lettre de ce dernier citée supra, p. 24, note 56) ; il signifia son approbation non sans quelque réticence le 17 avril (cf. lettre de R.M. Makins à F.P. Walters, 17 avril 1939, source privée). 81. Le gouvernement des Pays-Bas a été mis au courant du plan de transfert par le truchement de deux articles de presse (L'Europe Nouvelle du 22 avril 1939, op. cit., et le Nieuwe Rotterdamsche Courant du 3 mai 1939, 1 : 3, 4, 5). Dans ses lettres, il se plaindra du fait que le secrétaire général n'était pas compétent pour ordonner le transfert du Secrétariat hors de son siège constitutionnel et que le pays de refuge était l'un des belligérants probables (cette correspondance se trouve dans les archives de la S.D.N., 1933-1946, dossier 50/37935/37935). Cf. la réponse d'Avenol, infra p. 32.
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nales existantes. Elle établit en conséquence une vaste opération d'ensemble prévoyant le transfert temporaire de tous les organismes de la S.D.N. se trouvant à Genève ; il ne restait plus qu'à trouver un lieu adéquat de repli.
4.
L E CHOIX DE VICHY ET SA SIGNIFICATION
L'accord du Quai d'Orsay à l'installation des institutions genevoises en territoire français n'avait pas préjugé du lieu de refuge, mais le centre de la France semble avoir été envisagé dès le début des négociations 82. Des fonctionnaires appartenant à la S.D.N. et au B.I.T. explorèrent de concert plusieurs endroits avant de se décider finalement pour Vichy 83 , où ils désignèrent deux hôtels que le gouvernement français devait réquisitionner au moment voulu. Par une sorte de geste prémonitoire, le choix fut ainsi porté sur la ville qui, quinze mois plus tard, allait servir de capitale à l'Etat français. Il n'est pas sans intérêt de constater que, dans les deux cas, une même raison a guidé ce choix : la présence d'un grand nombre d'hôtels pouvant héberger des fonctionnaires et permettant l'installation de bureaux. Deux raisons supplémentaires incitèrent la S.D.N. et le B.I.T. à se décider pour Vichy : sa facilité d'accès depuis Genève et son éloignement du théâtre supposé des hostilités M . Le 10 mai 1939, le ministère de l'Intérieur, par l'entremise de A. Bussière, directeur général de la Sûreté nationale, adressait la note suivante au préfet de l'Allier : « Je vous serais très obligé de bien vouloir donner un avis de réquisition : 1. A l'Hôtel Queen et d'Angleterre, destiné à la Société des Nations. 2. Au Pavillon Sévigné, destiné au Bureau international du Travail 85 . » Alors que cet avis de réquisition allait être prononcé, la Commission de contrôle se réunit à Genève pour sa 82* session. Elle siégea d'abord en séance secrète pour examiner les mesures prises par le secrétaire général de la S.D.N. 82. Cf. N.Y.T., 16 avril 1939, 1 : 3 ; Warren IRWIN, «The Month at Geneva», dans Inf. Bull., G.R.C., vol. I, n° 6, 6 mai 1939, p. 2. (Selon la Frankfurter Zeitung du 6 décembre 1939, la S.D.N. songea aussi à un certain moment aux villes d'Aix-les-Bains et même d'Annemasse.) 83. Le nom de cette ville fut mentionné pour la première fois par le New York Times, le 19 avril 1939, 13 : 2 ; cf. aussi L'Europe Nouvelle, 22 avril 1939, p. 442, et Warren IRWIN, op.
cit.
84. Cf. N.Y.T., 19 avril 1939, 13 :2. 85. La note poursuivait : « Vous voudrez bien, enfin, faciliter dans toute la mesure du possible, la mission des autres organes internationaux relevant, à un titre ou à un autre, de la S.D.N. ou du B.I.T., qui vous seraient envoyés par le Ministre des Affaires étrangères, en vue de leur installation éventuelle dans le département de l'Allier. » (Archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40436/37845.) Sur les origines immédiates de cette décision, cf. lettre de Joseph Avenol à Pierre Amal du 13 avril 1939 et réponse de ce dernier du 28 avril 1939 (source privée).
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et par le directeur du B.I.T. en vertu des pouvoirs d'urgence que leur conférait la résolution de l'Assemblée du 30 septembre 1938 86. Les résultats de cette séance ne nous sont pas parvenus 87 ; on en trouve cependant une indication dans la vague déclaration que Joseph Avenol fit le 23 mai 1939, pour l'information du Conseil : « Il (...) suffira de dire que les études ont été poursuivies en étroite liaison avec le Bureau international du Travail (...), qu'il en a été rendu compte en commun à la Commission de contrôle (...), laquelle a fait connaître aux deux administrations son approbation pleine et entière de ces études préparatoires 88. » Deux points pourtant ne pouvaient manquer de figurer à l'ordre du jour de la séance secrète de la Commission : la question du siège des deux organisations internationales et celle de leur présence en pays belligérant en temps de guerre 89. En fait, le Quai d'Orsay avait posé une condition bien précise à la S.D.N. et au B.I.T. : Vichy ne devait constituer qu'une étape provisoire, un simple refuge, car la doctrine du ministère des Affaires étrangères était qu'une institution internationale ne devait pas s'installer dans un pays belligérant 90 . Cela explique pourquoi Joseph Avenol ne jugea pas nécessaire de mettre directement les Etats membres au courant des préparatifs de guerre de la Société. Tout d'abord, il ne s'agissait pas d'un changement de siège (seul le Conseil était compétent, en vertu de l'article 7, paragraphe 2 du Pacte, pour établir le siège de la S.D.N. ailleurs qu'à Genève) mais simplement d'un transfert temporaire de quelques services du Secrétariat 91 ; ensuite, pensait-il, à quoi
86. « Les personnalités responsables sont donc, étant donné les inquiétudes que donne la situation en Europe et dans le monde, tenues d'envisager les dispositions qu'il conviendrait de prendre en cas de crise. La Commission entre en séance secrète. » (S.D.N., doc. C.C./82* session/P.V., p. 3). 87. A titre exceptionnel, les responsables des archives de la S.D.N. ont procédé à des recherches sur le compte rendu de cette séance, mais en vain. Il est à craindre que ce document n'ait subi le sort des dossiers détruits en juin 1940 (sur cette question, cf. Yves PÉROTIN, Guide des Archives de la Société des Nations. Rédaction provisoire concernant la période 1919-1927, Genève, [Office des Nations unies], multigr., 1967, p. 8). 88. J.O.S.D.N., mai-juin 1939, p. 263. 89. En cas de conflit européen, il était légitime de penser que la France aurait été l'un des premiers Etats à y être impliqué. 90. « ... le Gouvernement français acceptait Vichy seulement et uniquement comme refuge ou étape temporaire, le Ministère des Affaires étrangères s'étant prononcé, dès 1937 et 1938, contre toute présence d'une organisation internationale sur territoire d'un pays belligérant. Les notes personnelles de mes conversations successives sur ce point avec [Alexis] Léger, [Charles] Rochat, [Pierre] Arnal, sont plus formelles encore. Il y a là une doctrine fixée, précisée, interprétée, avant comme après l'ouverture des hostilités (...), et qui n'a jamais varié. » (Lettre de Marius Viple à Adrien Tixier, 28 juillet 1941, source privée.) C'était Marius Viple qui, en 1939, avait mené pour le compte du B.I.T. les négociations avec le Quai d'Orsay. 91. Cf. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), 1 " séance, op. cit., p. 7.
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bon indisposer déjà les Etats — qu'on pouvait prévoir nombreux — qui resteraient neutres au cours du conflit éventuel 92 ? Enfin, Vichy n'étant qu'un abri temporaire, c'était au moment de ce premier repli qu'il serait convenu de consulter les Etats membres sur le siège de guerre de la Société, à établir en tout cas en territoire neutre 93 . La réponse du secrétaire général à la demande d'éclaircissements du gouvernement néerlandais, par son exceptionnelle franchise, mérite d'être reproduite ici presque intégralement : « ... Comme la seule voie ouverte est celle du territoire français, j'ai dû envisager des arrangements pour pouvoir traverser le seul Etat membre voisin de la Suisse avant d'atteindre une destination approuvée par les Autorités compétentes [de la S.D.N.]. Il ne peut s'agir d'ailleurs du transfert du siège de la Société des Nations : une telle décision n'appartient qu'au Conseil. Il s'agit de mesures d'urgence indispensables. Personne n'a eu l'idée que le Secrétariat puisse continuer son activité dans un pays belligérant. S'il est évident qu'il doive être transféré dans un pays neutre, il n'a pas semblé très opportun de déterminer à l'avance un pays neutre et d'ouvrir des négociations avec le Gouvernement d'un tel pays en vue de ce transfert provisoire. La question se poserait d'ailleurs de savoir si un tel pays doit être cherché en Europe ou en Amérique 94... » Mais ces derniers arguments ne nous paraissent pas très convaincants : si au cours d'une guerre mettant aux prises entre eux la majeure partie de ses membres, une organisation internationale était en mesure de justifier sa neutralité, pouvait-il en être de même lors d'une guerre généralisée ? Or l'hypothèse envisagée au début de l'année 1939 était celle d'un conflit se déroulant entre certains Etats membres d'un côté et des Etats non membres d'un autre côté. Dans un tel cas, il nous semble que la seule distinction à faire ne soit pas celle entre « neutres » et « belligérants », mais bien entre « Etats membres » et « Etats non membres ». En restant neutres, la S.D.N. et l'O.I.T. risquaient par leur abstention de servir les intérêts des non-membres au détriment de leurs membres. Une victoire des dictatures n'aurait-elle pas signifié
92. Cf. aux déclarations d'Avenol devant la Commission des mesures à prendre... (1™ session, 3" séance, op. cit., p. 19 et 21) : « Il ne serait pas opportun de transférer le Secrétariat dans un pays belligérant, puisque aussi bien le Secrétariat doit rester neutre en toutes circonstances (...). Le Secrétariat doit veiller soigneusement à ne pas être lié aux pays belligérants et à rester accessible aux pays neutres (...). Les Gouvernements qui désirent rester neutres verraient à l'heure actuelle d'un très mauvais œil le transfert du Secrétariat en territoire belligérant. » 93. Conversation du 25 avril 1939 entre Avenol et le consul américain Bucknell (information tirée de l'ouvrage du professeur BAKROS sur Joseph Avenol, op. cit.). Cf. aussi B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la première session (privée), 3* séance, op. cit., p. 19 et 21. 94. Lettre de Joseph Avenol à J.A.N. Patijn, 6 mars 1939, archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/37935/37935. Ajoutons à cela que la Grande-Bretagne avait fait officieusement savoir à Avenol qu'elle approuvait le choix de Vichy, à condition qu'il s'agisse uniquement d'une « halte ».
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la mort des organisations internationales de Genève ? D'autre part, il était difficile de cacher ce que la position du ministère des Affaires étrangères avait d'illusoire. Ne fût-ce que pour de simples raisons géographiques, la France aurait pu difficilement ne constituer qu'un refuge temporaire : le Secrétariat n'aurait-il pas été bloqué à Vichy si la Suisse venait à être envahie ? Peut-être la croyance en une rapide stabilisation du front permettant à la Confédération d'admettre à nouveau les organisations internationales sur son territoire sans trop de danger pour sa neutralité, entrait-elle pour beaucoup dans ce raisonnement. En supposant même que le Secrétariat ait une voie de sortie, il était fort improbable que des Etats membres neutres prennent le risque en l'accueillant de déchaîner les fureurs du Reich. S'installer outreAtlantique paraissait encore l'unique solution pour le Secrétariat ; encore fallait-il préparer soigneusement un tel transfert. Or l'on sait que Joseph Avenol ne désirait pas déterminer à l'avance le siège de guerre de son organisation 95 . Là encore le B.I.T. semble avoir mieux préparé ses arrières : alors que les négociations à propos de Vichy étaient en cours, le directeur Winant entreprit un voyage à Washington pour sonder les vues du gouvernement américain sur la question 96 . Mais n'oublions pas que le secrétaire général était un homme secret, contradictoire et indécis 97 .
SECTION I I I
VERS LA TRANSFORMATION DE LA S.D.N. EN UN ORGANISME NON POLITIQUE (MAI-AOUT 1939)
Jusqu'à la fin du mois d'août 1939, Joseph Avenol était fermement décidé à respecter l'essentiel du plan de crise qui avait été établi au cours des trois mois précédents, c'est-à-dire de transférer ses services en France immédiatement dès le déclenchement des hostilités en Europe 98 . Mais brusquement le secrétaire général sembla avoir changé d'avis et l'on apprit que, désormais, la S.D.N. ne quitterait son siège que dans l'un des trois cas suivants : une invasion de la Suisse, une injonction expresse émanant des autorités helvétiques
95. Cf. lettre de Joseph Avenol à J.A.N. Patijn, loc. cit. 96. C). N.Y.T. 16 avril 1939, 1 : 3 -, c f . aussi infra, p. 88. 97. Cf. GIRAUD, op. cit., p. 420. Il semblerait toutefois que Joseph Avenol tournait ses regards vers le Portugal. C'est ce qu'il dira en juin 1940 au consul général Tittmann (cf. BARROS, op. cit.). 98. Cf. Journal des Nations, 24 août 1939, 2 : 5 («Si Hitler devait recourir à la force pour régler le problème de Dantzig, il est à craindre que le Secrétariat de la Société des Nations soit amené à mettre en application le plan de départ étudié p a r le Secrétaire général depuis le mois de mars ») ; c f . aussi N.Y.T., 25 août 1939, 3 : 8. 4
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ou l'interruption des communications du Secrétariat avec l'extérieur". Selon Harold Tittmann, consul général des Etats-Unis à Genève, ce revirement provenait du fait que l'Allemagne, en concentrant ses troupes sur les frontières françaises, ruinait l'hypothèse de base du plan de transfert (invasion de la Suisse dès le début du conflit) 10°. En réalité, un autre élément doit entrer en ligne de compte : l'assouplissement de l'attitude du département politique fédéral à l'égard de la S.D.N. et du B.I.T. 101 . Deux facteurs expliquent partiellement cet assouplissement : le projet de transformation de la S.D.N. en un organisme technique (plus connu sous le nom de « Plan Bruce » et qui était près d'aboutir en août 1939) et la promesse des institutions genevoises de respecter la plus stricte neutralité au cours d'un conflit européen. Si la France ne prit à proprement parler aucune part à ces événements, il convient de reconnaître qu'aucun changement majeur dans l'orientation de la S.D.N. n'aurait pu intervenir sans son accord exprès ou tacite.
1. ORIGINES ET PORTÉE DU RAPPORT BRUCE
Alors que les activités politiques de la S.D.N. subissaient un irrésistible déclin, celles de nature technique 102 ne cessaient de connaître une progression constante. En 1938, il fallut créer au sein de l'Assemblée une commission supplémentaire pour elles 103 , et en 1939, elles absorbaient déjà plus de 60 % du budget de la Société 104 . En fait, leur importance matérielle et psycholo-
99. Information tirée de James BARROS, Joseph Avenol, op. cit. ; c f . aussi Laura Puffer MORGAN, « The League of Nations in War Time », dans Inf. Bull., G.R.C., vol. II, n° 1, 21 septembre 1939, p. 2. Selon le N.Y.T. du 26 août 1939, 3 : 8 , le Secrétariat annonça officiellement l'ajournement du plan de transfert. Malgré nos recherches, nous n'avons pu découvrir aucun communiqué de presse de la S.D.N. en ce sens. La suite des événements allait se charger de confirmer l'ajournement du plan. 100. Cf. télégramme de Harold Tittmann au Département d'Etat, 28 août 1939 (information tirée de James BARROS, Joseph Avenol, op. cit.). 101. Selon le N.Y.T. du 25 août 1939, 3 1 : 4, Berne aurait expressément notifié à l'O.I.T. qu'en raison du caractère non politique de ses activités, l'Organisation pouvait demeurer à Genève aussi longtemps que cela lui paraîtrait désirable. D'après un témoignage oral, il s'agirait de l'aboutissement d'une négociation délicate entre la direction du B.I.T. et le D.P.F. Les conditions de la Suisse quant au maintien du B.I.T. à Genève devaient faire, paraît-il, l'objet d'un protocole d'accord. Précisons que le Bureau international du travail nous a assuré qu'aucun document de ce genre ne se trouvait dans ses archives. 102. « Cette appellation englobe les questions économiques, notamment les questions commerciales, industrielles et agricoles, les questions financières et de transport, les questions démographiques et d'émigration, les questions d'hygiène et de santé publique, d'habitation et d'alimentation, ainsi que les problèmes concernant le contrôle du trafic des drogues, la prostitution, la protection de l'enfance et autres problèmes se rapportant aux dangers sociaux et à la prévoyance sociale. » (S.D.N., doc. A.23.1939, p. 6.) 103. Cf. «Actes de la dix-neuvième session ordinaire de l'Assemblée. Séances des Commissions. P.V. de la Septième Commission », dans J.O.S.D.N., S.S., n° 190. 104. Cf. S.D.N., doc. A.23.1939 (n° de vente : 1939.3), p. 7.
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gique croissait parallèlement à la léthargie de l'Organisation en matière politique : d'une part, elles représentaient le seul domaine dans lequel la réussite de la S.D.N. était incontestable et, d'autre part, elles servaient à maintenir des liens avec un certain nombre d'Etats non membres105. Pour diverses raisons, Joseph Avenol sera, dès sa prise de fonctions, hostile à leur extension 106. Mais peu à peu il sera amené à changer d'avis, et, à partir de Munich, il comprendra que cette extension était l'unique moyen de tirer la S.D.N. de l'impasse politique dans laquelle elle se trouvait107, de lui assurer cette universalité à laquelle elle avait toujours postulé et, enfin, de lui donner les moyens, en la « neutralisant » idéologiquement, de survivre à une guerre, quels qu'en soient les vainqueurs108. Ce qui le poussa à adopter cette attitude fut la perspective de voir le gouvernement des Etats-Unis participer sans restriction à une Société des Nations dépolitisée : Par une résolution en date du 30 septembre 1938, l'Assemblée de la S.D.N. avait rappelé que sa politique tendait toujours à faire appel à la collaboration des Etats non membres à ses travaux ; constatant que cet appel avait rencontré un nombre croissant de réponses favorables et estimant qu'il était dans l'intérêt universel de persévérer dans cette voie, elle invita les Etats non membres à présenter leurs suggestions et observations sur l'extension de cette coopération non politique109. Cette résolution fut notamment adressée aux Etats-Unis110 qui, le 2 février 1939, firent la réponse suivante : « (...) C'est... à la Société des Nations qu'est dû, plus qu'à toute autre organisation dans l'histoire, le développement des échanges et des discussions d'idées et de méthodes sur une plus grande échelle et dans un plus grand nombre de domaines humanitaires et scientifiques. Le Gouvernement des Etats-Unis connaît parfaitement la valeur de ce type d'échanges généraux et désire le voir se développer m . . . » Pour évaluer à sa juste mesure le retentissement psychologique et politique de ce message, il faut se souvenir à quel point tout ce qui concernait la S.D.N.
105. Notamment avec les Etats-Unis (cet absent de marque dont la défection avait toujours constitué un handicap sérieux à l'universalité de la Société), ainsi qu'avec certains Etats qui, en dépit de leur retrait de la S.D.N., continuaient à maintenir leur collaboration à ces activités non politiques. 106. Sur ce point, cf. Egon RANSHOFEN-WEHTHEIMER, op. cit., p. 162-163. 107. Cf. lettre de Joseph Avenol à Stanley Bruce, 27 mai 1939 (archives S.D.N., 19331946, dossier 50/38247/38247). 108. Cf. GIKAUD, op. cit., p. 421-422 ; cf. aussi télégramme de Howard Bucknell, consul américain à Genève au Département d'Etat, 10 mars 1939 (F.R.U.S., 1939, vol. I : General, p. 31-32). 109. Cf. J.O.S.D.N., S.S., n° 183, p. 142. 110. Cf. S.D.N., doc. C.L.193.1938.VII du 17 octobre 1938. 111. Note du secrétaire d'Etat Cordell Hull à Joseph Avenol, 2 février 1939, S.D.N., doc. C.77.M.37.1939.VII (J.O.S.D.N., mars-avril 1939, p. 217).
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avait soulevé et continuait de soulever des échos passionnés aux Etats-Unis 112 . Joseph Avenol fut enthousiasmé par le contenu de la lettre 113 ; il se voyait déjà, muni d'un plan prévoyant l'entière autonomie des activités techniques de la S.D.N., se rendre à Washington pour y discuter avec le Département d'Etat sur les modalités de la participation américaine 1U . En 1939 les EtatsUnis collaboraient aussi pleinement que n'importe quel Etat membre à ces activités non politiques et toutes les commissions techniques de la Société comprenaient (à l'exception de la Commission des communications et du transit) des experts américains. La communication de Cordell Hull, par son caractère public, pouvait justifier jusqu'à un certain point les espoirs que fondait Joseph Avenol sur une participation officielle américaine. A la fin du mois de mai, alors que le Reich appesantissait sa pression sur la Pologne à propos de Dantzig, Joseph Avenol déclarait lors de la 105* session du Conseil : « Le Conseil se félicitera certainement de l'hommage ainsi rendu [par les Etats-Unis] à la valeur des organisations techniques de la Société des Nations et il pensera, sans doute, que le dialogue si heureusement engagé par la résolution de l'Assemblée ne peut être maintenant interrompu 115 . » Les réactions du Conseil étant favorables 116 , il se hasarda peu après à lui faire une proposition concrète : décider la création d'un comité restreint qui aurait la tâche d'étudier les moyens de rendre plus effective la collaboration envisagée entre membres et non-membres de la S.D.N. et dont la composition serait arrêtée par Stanley Bruce en accord avec le secrétaire général lui-même m . Composé sans trop de difficultés, le comité en question groupa
112. Sur cette question, c f . par exemple WALTERS, op. cit., p. 137-139, 163-164, 322,
348-354. 113. «He described the reply as a very important document and one that was greatly appreciated » (télégramme de Howard Bucknell au Département d'Etat, 10 mars 1939, loc. cil.) ; cf. aussi lettre de Joseph Avenol à Stanley Bruce, 27 mars 1939, loc. cit. 114. Cf. télégramme de Howard Bucknell au Département d'Etat, 24 mai 1939 (information tirée de James BARROS, Joseph Avenol, op. cit.). 115. «P.V. de la cent-cinquième session du Conseil», 3' séance, 23 mai 1939, dans J.O.S.D.N., mai-juin 1939, p. 264. 116. Joseph Avenol savait que les réactions des Etats membres seraient favorables. Ceux-ci avaient déjà eu l'occasion de se prononcer sur la question au cours des débats du « Comité des 28 » (cf. au rapport du « Comité des 28 », S.D.N., doc. A.7.1938.VII, n° de vente : 1938.VII.1). 117. Cf. «P.V. de la cent-cinquième session du Conseil», 4* séance, 27 mai 1939, dans J.O.S.D.N., mai-juin 1939, p. 272-273. Stanley Bruce (délégué australien à l'Assemblée et haut-commissaire d'Australie à Londres) était une des personnalités les plus en vue des milieux de la S.D.N. ; initiateur de la grande enquête sur l'alimentation publiée par le Secrétariat en 1937, il passait aussi pour être le chef de file de ceux qui désiraient ôter au Conseil tout contrôle sur les activités non politiques de la Société (cf. WALTERS, op. cit., p. 753-755 et 759). Le choix de Stanley Bruce par le secrétaire général était donc un fait très significatif.
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sept membres particulièrement compétents en matière économique ou d'organisations internationales118. Siégeant au bureau de liaison de la S.D.N. à Paris, du 7 au 12 août, il élabora un rapport célèbre119 qui proposait l'institution d'un « Comité central des questions économiques et sociales ». Ce nouveau comité, auquel seraient confiés la direction et le contrôle des activités non politiques de la S.D.N., devait être composé, dans un premier stade, de vingt-quatre Etats choisis pour un an par l'Assemblée ainsi que de huit membres cooptés à titre personnel par le comité lui-même ; il se réunirait au moins une fois par an et ses décisions seraient prises à la majorité ; sa fonction serait < d'étudier les conditions dans lesquelles tous les Etats désireux de participer aux travaux relatifs aux questions économiques et sociales pourront le faire » et de prendre « toutes mesures qui lui paraîtraient appropriées pour faciliter cette participation120 ». Le but de la réforme envisagée était clair : donner naissance à « une espèce de conseil économique (...) qui dans la pratique se substituerait au Conseil régulier de la S.D.N. (...), ce dernier n'ayant plus qu'à entériner les décisions du nouvel organe universel 121 ». C'était aussi placer la S.D.N. sous l'égide de ce que l'on appela 1'« idéologie neutre 122 », puisque désormais n'importe quel Etat (membre ou non membre) pourrait participer aux travaux techniques de la Société sans être compromis dans les implications politiques du Pacte. La Suisse, en particulier, ne pouvait que se féliciter de cette transformation. Mais comme le plan Bruce ne devait être examiné par l'Assemblée qu'en septembre 1939123 et que les événements européens se précipitaient (signature du 118. Sous la présidence de Bruce, le comité comprenait un juriste (Maurice Bourquin), un ancien directeur du B.I.T. (Harold Butler), un membre influent de l'Assemblée de la S.D.N. (Cari Hambro, président du Storting norvégien), l'ambassadeur du Pérou en Espagne (en dépit de la notification de retrait que son pays avait adressée à la Société), un économiste de renom (Charles Rist) et un financier (K. Varvaressos, gouverneur adjoint de la Banque de Grèce). On notera l'absence d'un Soviétique dans ce comité. Peut-être faut-il en trouver la raison dans le fait que l'U.R.S.S. s'intéressait très médiocrement aux activités de la S.D.N. dans le domaine technique {cf. WALTERS, op. cit., p. 757). 119. Le développement de la collaboration internationale dans le domaine économique et social. Rapport du Comité spécial, S.D.N., doc. A.23.1939 (n° de vente : 1939.3). Ce rapport sera par la suite communément désigné sous le nom de « Rapport Bruce » ou « Plan Bruce ». Le choix du lieu de cette réunion tendrait à démontrer que Joseph Avenol entendait demeurer en contact avec le gouvernement français à propos de cette question. 120. « Projet de constitution du Comité central des questions économiques et sociales » (S.D.N., doc. A.23.1939, op. cit., p. 23-24). 121. L'OBSERVATEUR GENEVOIS, « U n e A s s e m b l é e d e l a S . D . N . ? » d a n s L'Europe
Nou-
velle, 28 octobre 1939, p. 1184. 122. VERAX, « En pleine guerre, transformera-t-on la S.D.N. ? Un projet de l'idéologie neutre », dans L'Europe Nouvelle, 2 mars 1940, p. 245. Rapprocher cet article de GIRAUD, op.
cit., p . 421-422.
123. Joseph Avenol craignait surtout l'opposition de l'U.R.S.S. à son plan. En cas d'échec des recommandations du « Rapport Bruce », il aurait appliqué une solution de rechange : réunir une conférence des membres de la S.D.N. ainsi que de certains nonmembres pour créer l'organe prévu par le rapport (télégramme du consul général Tittmann au Département d'Etat, 31 août 1939, information tirée de James BARROS, op. cit.).
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pacte germano-soviétique), le D.P.F. exigea des assurances plus concrètes pour permettre au Secrétariat de demeurer en Suisse après le déclenchement de la guerre.
2.
L'ENGAGEMENT DE NEUTRALITÉ DU SECRÉTARIAT EN CAS DE GUERRE
Quoique ayant recouvré sa neutralité intégrale, la Suisse craignait toujours que soient prises sur son territoire des mesures qui auraient paru hostiles à l'Allemagne ou à l'Italie. Cette éventualité n'était pas seulement théorique ; elle pouvait se concrétiser par l'utilisation de Radio-Nations. Radio-Nations était une station radio-électrique créée en 1932 avec l'accord des autorités suisses pour assurer les communications indépendantes de la S.D.N. en temps de crise. Installée à Prangins, près de Genève, elle fonctionnait en vertu de deux instruments juridiques datant tous deux de 1930 : un « accord » conclu entre le Secrétariat de la S.D.N. et le Conseil fédéral et une « convention » entre la S.D.N. et la société anonyme Radio-Suisse. En temps normal, sa gestion était assurée par Radio-Suisse, et la S.D.N. ne l'utilisait que pour maintenir des contacts officiels avec ses Etats membres (et plus particulièrement avec les pays d'outre-mer) ainsi que pour émettre les bulletins hebdomadaires de sa section d'information 12i . En temps de crise, son régime était tout différent : « Dès que le Secrétaire général aura notifié au Gouvernement suisse l'existence d'une période de crise, la Radio passera sous la gestion exclusive de la Société des Nations (...). Pendant la durée de la crise, le personnel de la station sera mis à la disposition du Secrétaire général et considéré comme personnel du Secrétariat de la Société des Nations 125 . » Effectivement appliqués, ces articles pouvaient aisément donner à Hitler un prétexte pour envahir la Suisse ou en tout cas pour dénier toute valeur à sa neutralité dans un conflit où l'Allemagne serait impliquée Sur Radio-Nations, cf. Egon RANSHOFEN-WERTHEIMER, op. cit., p. 1 9 5 - 1 9 8 ; Jean op. cit., p. 8 4 - 8 5 . On trouve dans Hans AUFRICHT (A Guide to League of Nations Publications. A Bibliographical Survey of the Work of the League of Nations, New York, Columbia University Press, 1 9 5 1 , p. 1 2 4 - 1 2 5 ) une liste (malheureusement incomplète) des documents officiels de la S.D.N. ayant trait à la station. 125. Articles 4 et 5 de 1'« Accord entre le Conseil fédéral suisse et le Secrétaire général de la Société des Nations concernant l'établissement et l'exploitation, près de Genève, d'une station radio-électrique» (S.D.N., doc. C.191.M.91.1930.VIII). 126. D'autant plus que Radio-Nations avait déjà donné des preuves de son efficacité, notamment lors de l'affaire de Mandchourie ainsi que lors des conflits du Chaco et de Leticia (cf. Egon RANSHOFEN-WERTHEIMER, op. cit., p. 1 9 6 , et Jean SIOTIS, op. cit., p. 8 4 85). L'utilisation de Radio-Nations était donc loin de présenter des inconvénients d'ordre platonique. 124. SIOTIS,
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L'exploitation de Radio-Nations, quoique très satisfaisante, s'était à la longue révélée déficitaire pour la S.D.N. Aussi, pour donner effet à la « politique des économies » préconisée par l'Assemblée de 1938, Joseph Avenol s'était adressé au D.P.F. pour lui signaler qu'une révision de la convention financière (passée entre le Secrétariat et Radio-Suisse) s'imposait127. La réponse de Berne, en février 1939, tout en étant positive, précisait que le Conseil fédéral « attacherait également le plus grand prix à ce que l'Accord de la même date conclu par la S.D.N. avec le Gouvernement suisse fût aussi révisé. Certaines de ses stipulations ne correspondent plus en effet à la situation issue du fait que la Confédération a recouvré sa neutralité traditionnelle dans le cadre de la Société des Nations 128 ». A la suite de cet échange de lettres, une réunion entre les représentants du gouvernement suisse et de la Radio-Suisse, d'une part, et le secrétaire général, d'autre part, eut lieu le 25 août 1939 au siège du Secrétariat129. Les négociations eurent un aspect financier et politique. Du point de vue politique, Camille Gorgé (chef de la division de la S.D.N. au sein du D.P.F.) déclara nettement qu'il n'était plus concevable pour la Suisse d'abandonner, en temps de crise, la gestion exclusive de Radio-Nations au Secrétariat : le nouveau statut de la Confédération ne lui permettait pas, en vertu de la convention de La Haye de 1907 (art. 8 et 9 sur le principe de l'égalité de traitement), que la station fût utilisée par les Etats membres de la S.D.N. à l'exclusion des autres Etats. L'accord pourrait donc subsister, mais à condition qu'il ne soit pas invoqué en temps de guerre130. Que pouvait faire Joseph Avenol devant l'attitude résolue de la Suisse ? L'exploitation de Radio-Nations dans les circonstances actuelles ne présentait plus d'intérêt pratique : il savait que les membres permanents du Conseil n'avaient aucun désir de saisir la S.D.N. de la crise en cours (celle de Dantzig)131. Il se contenta de dire qu'il n'était pas compétent pour tran-
127. Cf. lettre de Joseph Avenol à Giuseppe Motta du 3 novembre 1938 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 9G/35934/509). Cette communication a été reproduite dans les documents A.29.1939 et C.C.1147. 128. Lettre de Giuseppe Motta à Joseph Avenol, 13 février 1939 (archives S.D.N. 19331946, dossier 9G/35934/509). On la retrouve aussi dans les documents A.29.1939 et C.C.1147. 129. Cf. «Notes d'une séance qui s'est tenue dans le bureau du Secrétaire général, le vendredi 25 août 1939, à 10 heures » (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 9G/35934/509, pièce XXI). 130. Le ton finit par monter et Camille Gorgé déclara : «... cette station a été plus ou moins imposée au gouvernement suisse qui eût préféré une autre solution » (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 9G/35934/509). 131. Ainsi, cinq jours plus tard, le Secrétariat recevait une communication téléphonique du Foreign Office annonçant que si la guerre éclatait, les sessions des organes directeurs de la S.D.N. devraient être ajournées, et que si le conflit était évité, la Grande-Bretagne désirait que les sessions du Conseil et de l'Assemblée soient écourtées au maximum (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 15/38002/37721, liasse n° 1, pièce I).
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cher l'affaire et qu'il lui fallait saisir l'Assemblée lors de sa session de 1939. Néanmoins, quelques jours après, un nouvel entretien avec Camille Gorgé consacra l'abrogation de fait de l'accord de 1930 ; Joseph Avenol alla même plus loin en s'engageant à ce que le Secrétariat observât la plus stricte neutralité au cours du prochain conflit1®2. C'est ce dernier engagement qui permit à la S.D.N. comme à l'O.I.T. de demeurer à Genève jusqu'à la défaite française. Ainsi, à la veille de la guerre de 1939, la S.D.N., première forme institutionnalisée de la sécurité collective, acceptait de se retrancher dans une humiliante neutralité.
132. Cf. L'OBSERVATEUR GENEVOIS, « Une Assemblée de la S.D.N. ? », op. cit. ; cf. aussi L'Europe Nouvelle du 9 décembre 1939, p. 1369. « There is no question (...) of a move of the League headquarters from Geneva (...). This decision necessarily carries implications. An attitude of strict neutrality on the part both of the organization and its staff was the price » (Laura Puffer MORGAN, « The League of Nations in War Time », op. cit., p. 12) ; cf. aussi à la lettre de Camille Gorgé adressée au B.I.T. le 7 septembre 1939 au sujet des facilités télégraphiques et téléphoniques des deux organisations internationales (B.I.T., Commission des mesures à prendre... P.V. de la première session (privée), 3e séance, op. cit., annexe B, p. 57).
CHAPITRE II LA FRANCE ET L'ADAPTATION DES INSTITUTIONS INTERNATIONALES D E GENÈVE A L'ÉTAT D E GUERRE ( S E P T E M B R E 1 9 3 9 - J U I L L E T 1940)
Le plan de transfert à Vichy avait pour conséquence de lier en temps de guerre le sort de la S.D.N. et du B.I.T. à celui de la République française. L'attitude de celle-ci à l'égard de Genève devenait alors entièrement conditionnée par l'évolution de la situation militaire. L'accalmie de la « drôle de guerre » donnera à la France l'occasion de participer aux dernières activités normales des institutions genevoises (section I) ; la défaite de juin 1940, en ruinant le plan de transfert, mettra en péril l'existence même des deux organisations internationales (section II).
SECTION I
LA RÉPUBLIQUE ET LA S.D.N. PENDANT LA DROLE DE GUERRE (SEPTEMBRE 1939-AVRIL 1940)
La préservation des normes de travail s'avérant plus importante en temps de guerre qu'en temps de paix, les Etats ne ménagèrent pas leur appui à l'O.I.T. qui fut alors à même de fonctionner à un niveau presque normal pendant toute la durée de la « drôle de guerre ». Portant pour sa part un intérêt particulier à la question, la France ne manqua aucune réunion de guerre du B.I.T. en Europe 1 . Nous laisserons de côté l'Organisation d'Albert Thomas pour nous occuper entièrement de la S.D.N. dont l'existence sera beaucoup plus mouvementée. Au cours de cette même période, les activités de la Société passeront par les trois stades suivants : paralysie relative (septembre-novembre 1939), regain de vitalité (décembre 1939) et stabilisation (janvieravril 1940).
1. C'est-à-dire essentiellement celles de la Commission des mesures à prendre... et du Conseil d'administration. De plus, l'intervention du délégué français (avec celle du délégué britannique) sera décisive en décembre 1939 pour l'adoption du budget de l'O.I.T. pour 1940 (cf. S.D.N., Quatrième Commission de l'Assemblée. Résumé des séances de la session de décembre 1939, p. 37).
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La Troisième République et la survie des Institutions internationales 1. L A PARALYSIE DE LA DE
SEPTEMBRE
A
S.D.N.
NOVEMBRE
1939
En vertu de la loi du 11 juillet 1938, le gouvernement français était tenu de saisir la S.D.N. d'un conflit international qui aurait pour conséquence de placer le pays sous le régime du temps de guerre 2 . Mais lorsque le 1" septembre 1939 les troupes allemandes envahirent la Pologne et que deux jours plus tard la France et la Grande-Bretagne déclarèrent la guerre au Reich, personne ne songea à recourir à la Société. La notification que le ministre des Affaires étrangères Georges Bonnet adressa le 5 septembre au Secrétariat se contentait simplement de déclarer que « ... par suite de l'agression dirigée par l'Allemagne contre la Pologne, l'état de guerre se trouve exister entre la France et l'Allemagne à dater du 3 septembre 3... » La République justifiait son attitude en se référant aux obligations spéciales d'assistance vis-à-vis de la Pologne ainsi qu'au pacte Briand-Kellogg, sans souffler mot du Pacte de la S.D.N. Tout au plus pouvait-on déduire qu'elle se battait pour le respect des principes que le Pacte avait toujours proclamé. D'autres indices révèlent qu'elle considérait ce Pacte comme définitivement mort : le 10 septembre, suivant en cela l'exemple de la Grande-Bretagne et de certains pays du Commonwealth, elle annonçait que son acceptation de la clause facultative de juridiction obligatoire contenue dans l'article 36, paragraphe 3, du Statut de la Cour permanente de Justice internationale « ne peut plus désormais avoir d'effet à l'égard des différends relatifs à des événements qui viendraient à se produire durant le cours de la présente guerre 4 ». La raison en était simple. Lors d'une application littérale du Pacte, le système de sécurité collective liait uniformément tous les membres de la S.D.N. et aucune neutralité n'était possible (la Suisse constituant un cas à part) ; le Pacte n'étant plus en vigueur, la France entendait se prémunir contre toute réclamation émanant des neutres et relative aux 2. « L'exécution de tout ou partie de ces mesures [qui font passer la nation dans le régime du temps de guerre] peut être ordonnée, soit dans le cas d'une agression manifeste mettant le pays dans la nécessité de pourvoir à sa défense, soit dans les cas prévus par le Pacte de la Société des Nations, soit en période de tension extérieure lorsque les circonstances l'exigent. Dans le même temps, la Société des Nations est saisie du litige. » (Art. I e ' de la loi du 11 juillet 1938 sur l'organisation de la nation en temps de guerre, J.O.R.F., 13 juillet 1938, p. 8330.) 3. S.D.N., doc. C.252.M.171.1939.VII (J.O.S.D.N., septembre-octobre 1939, p. 387). Cette communication reprenait grosso modo les termes d'une notification que Georges Bonnet adressa deux jours auparavant à tous les chefs de mission diplomatique accrédités à Paris pour certifier que la France respecterait les obligations contenues dans l'article 2 de la convention III de La Haye du 18 octobre 1907 (cf. ministère des Affaires étrangères : Documents diplomatiques 1938-1939. Pièces relatives aux événements et aux négociations qui ont précédé l'ouverture des hostilités entre l'Allemagne d'une part, la Pologne, la Grande-Bretagne et la France d'autre part (Livre jaune). Paris, Imprimerie nationale, 1939, document n° 368, p. 345). 4. Lettre d'Alexis Léger (secrétaire général aux Affaires étrangères) au secrétaire général de la S.D.N. (J.O.S.D.N., septembre-octobre 1939, p. 409).
de Genève pendant la guerre européenne (1939-1940)
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conséquences du blocus imposé à l'Allemagne. Mais que pouvait encore représenter la S.D.N. pour la France et les autres Etats membres au début de la guerre5 ? Si le Pacte était dépassé par les événements et si les activités politiques de la Société (et en premier lieu celles relatives aux questions de désarmement ou de protection des minorités) avaient cessé d'avoir la moindre raison d'être, l'organisation subsistait toujours du point de vue institutionnel et ses membres n'entendaient ni la détruire ni l'abandonner. Aucun pays ne prit prétexte du déclenchement des hostilités pour lui signifier son retrait ou pour se dégager d'inutiles contributions financières, mais à l'instar de la France, plusieurs gouvernements lui communiquèrent leur état de belligérance (Grande-Bretagne, Union sud-africaine, Canada) ou de neutralité (Argentine, Afghanistan, Mexique, République dominicaine, Thaïlande, Lettonie, Finlande, Irlande, Bolivie)6. En octobre, la République polonaise s'adressa au Secrétariat pour protester contre l'accord consacrant la délimitation de son territoire entre l'U.R.S.S. (Etat membre) et l'Allemagne7. La Société devenait ainsi « une sorte de centrale d'informations politiques 8 ». Jusqu'à la création d'une nouvelle organisation internationale — ou du moins jusqu'à la mise en application pratique des recommandations du plan Bruce — elle était à même de rendre des services appréciables en matière d'hygiène, d'assistance internationale aux réfugiés et de contrôle du trafic de l'opium 9 . Sous la direction de Joseph Avenol, le Secrétariat évitait d'aborder la moindre question de nature politique et se retranchait ainsi que son personnel dans la plus stricte neutralité10. 5. Dans son ensemble, la presse française n'était pas tendre à l'égard de la Société. Cf. aux articles suivants : XXX : « Dans Genève qu'environne la guerre, la S.D.N. joue l'autruche. Grâce à des subtilités juridiques, elle espère s'assurer une vie végétative jusqu'à la fin des hostilités » (Le Matin, 4 octobre 1939) ; Albert Ch.-MORICE : « Pèlerinage au Palais de la Société des Nations où n'arrive pas le bruit du canon » (Le Journal, 4 décembre 1939) ; L'OBSERVATEUR GENEVOIS, « Le Temple de Janus », dans L'Europe Nouvelle, 8 septembre 1939, p. 986. 6. Cf. J.O.S.D.N., septembre-octobre 1939, p. 387-394 ; id., janvier-février-mars 1940, p. 23-25. 7. Cf. J.O.S.D.N. septembre-octobre 1939, p. 386. 8. Laura Puffer MORGAN, «The League of Nations in War Time », op. cit., p. 3. 9. Cf. par exemple à la déclaration du premier ministre Chamberlain à la Chambre des Communes le 28 novembre 1939 (Hansard, 28 novembre 1939, H.C. Deb., 5* série, vol. 355, col. 29). 10. Le 2 septembre 1939 l'état de crise fut décrété pour la S.D.N. par le président de la XIX* Assemblée (cf. S.D.N. Cire. int. 78.1939). Joseph Avenol respecta scrupuleusement l'accord tacite qu'il avait conclu avec Camille Gorgé. Il n'y a qu'à relire la plupart des circulaires internes (76, 79, 86 et 93.1939) ainsi que les discours qu'il adressa à son personnel (cf. S.D.N., Informations de la quinzaine, 15 octobre 1939, p. 6) pour s'en persuader. « M. Avenol n'est plus le haut fonctionnaire de la plus haute institution internationale, mais le collaborateur du gouvernement de Berne ; quelque chose comme le secrétaire de M. Motta », écrivait, sous le titre de « Gentillesses internationales », Yves LELOUP dans L'Europe Nouvelle du 6 janvier 1940, p. 17 ; cf. aussi L'Europe Nouvelle, 9 septembre 1939, p. 986, 28 octobre 1939, p. 1183 ; cf. également P. E. BRIQUET, «La Société des Nations en veilleuse », dans Gazette de Lausanne, 21 octobre 1939.
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Compte tenu du fait qu'au début du conflit la majorité des Etats membres ne s'y trouvait pas directement impliquée, on convint assez rapidement qu'une bonne part de l'efficacité de la S.D.N. pouvait être maintenue en temps de guerre u . Comme les autres grandes puissances (Grande-Bretagne et U.R.S.S.), la France estimait qu'il n'était pas très opportun de laisser siéger les organes directeurs de la Société. Dès le 7 septembre, le gouvernement français ainsi qu'un certain nombre d'autres gouvernements acceptaient la proposition britannique d'ajourner les sessions du Conseil et de l'Assemblée qui devaient être tenues respectivement les 8 et 11 du même mois 12 . Cet ajournement ne pouvait pourtant, sous peine de graves conséquences, se prolonger très longtemps. Si les Etats tenaient réellement à ce que la Société fût dotée d'un budget régulier pour 1940, que le plan Bruce fût adopté et que la Cour permanente de Justice internationale continuât d'exister (le mandat de ses membres expirait le 31 décembre), il fallait que l'Assemblée et le Conseil se réunissent à tout prix avant la fin de l'année. Aussi, après consultation du président de l'Assemblée, le secrétaire général proposa-t-il aux Etats membres de fixer au 4 décembre, sauf majorité contraire, l'ouverture de la XX" session ordinaire 13 . Plusieurs pays firent savoir que cette convocation ne leur paraissait toujours pas désirable. Estimant pour sa part que le point le plus important à régler était l'adoption du budget de 1940, le gouvernement des Pays-Bas, soutenu par la Suède, proposa de réunir à cet effet non pas une session ordinaire de l'Assemblée, mais plutôt la Quatrième Commission de l'Assemblée de 1938, qui juridiquement existait encore 14 ; le projet de budget serait alors soumis par écrit aux Etats membres pour approbation et toute difficulté d'ordre poli-
11. Ainsi le 2 octobre 1939, le Gouvernement français assura le Comité central permanent de l'opium qu'en dépit de la guerre, il continuerait à collaborer à ses activités et notamment en lui envoyant des stastistiques aussi régulièrement que les circonstances le permettraient (cf. S.D.N., doc. C.C.P. 264, p. 1). Ajoutons à cela que des experts français participeront comme en temps normal aux réunions techniques que la S.D.N. parviendra à tenir entre septembre et novembre 1939 : Commission de contrôle, organes de l'opium, Comité d'hygiène (cf. S.D.N., doc. C.C./84* session/P.V. et C.C./85th session/P.V. ; O.S.B./Quinzième session/RECORDS, O.S.B./Seizième session/RECORDS et C.C.P./Com. nov. 1939./P.V. ; C . H . / 3 1 ' session/P.V.). 12. Cf. S.D.N., doc. A . l (a,b,c). 1939 et archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/38002/ 37721, liasse n° 1. 13. Cf. télégramme du secrétaire général aux Etats membres, 24 octobre 1939, S.D.N., doc., A.l(d).1939. 14. L'Assemblée de 1938 avait décidé le 30 septembre 1938 que « p a r suite de la situation générale (...), il était préférable de ne pas clore la présente session... mais seulement de l'ajourner ». (« Actes de la dix-neuvième session ordinaire de l'Assemblée. Séances plénières », dans J.O.S.D.N., S.S. n° 183, p. 100).
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tique pourrait être évitée 15 . La proposition fut acceptée avec une modification souhaitée par la France : la Commission en question serait compétente pour adopter le budget sans avoir à le renvoyer aux gouvernements 16 . La Quatrième Commission était sur le point de se réunir lorsqu'un événement imprévu vint tout remettre en question : dénonçant l'agression dont elle était l'objet, la Finlande faisait, le 3 décembre 1939, officiellement appel à la S.D.N. en demandant la convocation immédiate du Conseil et de l'Assemblée. Le Pacte et la S.D.N. allaient revivre pleinement pour quelques mois.
2. L'EXCLUSION DE L'U.R.S.S. DE LA S . D . N .
Le conflit russo-finlandais, qui troubla la quiétude de la < drôle de guerre », s'inscrivait dans la ligne de l'expansionnisme soviétique en Europe depuis le début du conflit mondial : en septembre-octobre 1939, l'U.R.S.S., qui venait d'obtenir des avantages politiques substantiels dans les pays baltes, s'était ensuite tournée vers la Finlande ; les négociations traînant en longueur, Staline décida d'envahir ce pays 1T . L'appel de la Finlande venait buter malencontreusement contre la neutralité dans laquelle la S.D.N., avec l'accord tacite de ses membres, s'était cantonnée depuis septembre 1939. Il posait en fait plusieurs inconnues : que pouvait espérer la Finlande d'une institution qui n'avait nullement réagi lors de l'invasion, puis du partage de la Pologne ? Quelle foi subite la poussait vers la S.D.N. alors qu'elle faisait partie du groupe « neutraliste » dit d'Oslo qui préconisait l'abandon de la politique des sanctions ? Enfin et surtout, comment les démocraties en guerre allaient-elles accueillir cette diversion ? Les origines de l'appel finlandais à la S.D.N. sont assez inattendues. Au moment de l'invasion de la Finlande par l'U.R.S.S., Joseph Avenol se trouvait à Paris en compagnie de Royall Tyler, fonctionnaire américain du Secrétariat. Rendant visite à l'ambassadeur des Etats-Unis, William Bullitt, Tyler verra le diplomate donner libre cours à son indignation devant l'agression soviétique
15. Cf. télégrammes du secrétaire général aux Etats membres, 11 et 18 novembre 1939 (S.D.N., doc. A. 1(e) et 00-1939) ; cf. aussi archives S.D.N., 1933-1946, dossier 15/38002/37721, liasse n° 2. Sur l'attitude des Pays-Bas, cf. au rapport sur les travaux de la XX* Assemblée adressé par le ministre des Affaires étrangères au parlement néerlandais ('s Gravenhage, Ter Algemeene Landsdrukkerij, 1940, 16 p.,). 16. Cf. télégramme du gouvernement français à la S.D.N., 14 novembre 1939 (S.D.N., doc A.l(g).1939). 17. Sur le conflit russo-finlandais, cf. par exemple : Heikki JALANTI, La Finlande dans l'étau germano-soviétique, ¡940-1941, Neuchâtel, Editions de La Baconnlère, 1966, 382 p. ; Anthony F. UPTON, Finland in Crisis, 1940-1941. A Study in Small Power Politics, London, Faber & Faber, 1964, 318 p.
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et surtout devant la carence de l'organisme genevois. Tyler lui répondra qu'il ne dépendait pas de lui, mais plutôt du secrétaire général de la S.D.N. de pouvoir modifier les choses ; d'ailleurs, celui-ci, foncièrement anticommuniste et très attentif aux marques de considération que lui prodiguent les grands de ce monde, ne serait pas très difficile à persuader d'entreprendre une action contre les Soviétiques. L'ambassadeur rencontra aussitôt le secrétaire général, et dès son retour à Genève ce dernier était fermement décidé à provoquer l'exclusion de l'U.R.S.S. de la Société des Nations 18 . Les motivations du secrétaire général étaient diverses : son antibolchevisme19, sa crainte de voir l'U.R.S.S. (par son faible intérêt aux activités techniques de la Société) torpiller le plan Bruce, le désir de rehausser par une action d'éclat le prestige de son organisation, tous ces facteurs prévalurent sur les conséquences financières qu'entraînerait la séparation de l'U.R.S.S. de Genève. Mais, « essentiellement gouvernemental 20 », Joseph Avenol ne voulait agir qu'une fois ayant obtenu l'assurance que son propre gouvernement ne le désavouerait pas. Il est vrai d'ailleurs qu'une telle initiative, qui prenait un relief particulier du fait de la guerre en cours, n'aurait pu réussir sans le soutien d'au moins l'un des principaux belligérants. Bullitt intervint alors directement auprès du gouvernement français et le mit au courant de ce qui se préparait 21 . La réaction favorable du gouvernement Daladier fut conditionnée par la lutte que
18. Nous tenons ce récit d'un ancien haut fonctionnaire de la S.D.N. qui le tenait lui-même de la bouche de Royall Tyler. Le rôle occulte de Bullitt (qui fut le premier ambassadeur des Etats-Unis à Moscou) n'est pas passé entièrement inaperçu : cf. William LANGER et S. Everett GLEASON, The Challenge to Isolation, 1937-1940, New York, Harper k Brotheis, 1964, vol. I , p. 333 ; Eduard BENES, Memoirs of Dr. Eduard Benes, London, G. Allen & Unwin, 1954, p. 37 ; Beatrice FARNSWORTH, William C. Bullitt and the Soviet Union, Bloomington, Indiana Univeisity Press, 1967, p. 167 ; télégramme de Bova Scoppa, consul général d'Italie à Genève au ministre des Affaires étrangères italien, 5 et 15 décembre 1939, Doc. Dipl. lt., nona serie, vol. II, p. 358 et p. 469-471. Quant au rôle d'Avenol, nous possédons un témoignage unique : « Vous connaissez les efforts inlassables d'[Albert] Thomas pour amener les Russes à Genève et compléter ainsi l'universalité du B.I.T. (...). Il est probable qu'après être venus, ils [y] seraient restés si le trop célèbre Avenol n'avait pas conçu et exécuté le grand plan dont il espérait la célébrité à travers les siècles. » (Lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 7 octobre 1941, source privée.) 19. C f . Geneviève TABOUIS, op. cit., p . 336-337 ; GIRAUD, op. cit., p . 422 (« ... les conseils
qu'il donna au gouvernement français d'alors eurent un grand effet. L'expulsion de l'U.R.S.S. de la Société des Nations fut en grande partie son œuvre »). 2 0 . GIRAUD, op. cit., p . 4 2 0 . 21. Cf. LANGER et GLEASON,
op. cit., p. 333 ; BENES, op. cit., p. 37 ; télégramme de Bova Scoppa au ministre des Affaires étrangères italien, 15 décembre 1939, op. cit ; XXX, «Le conflit russo-finlandais devant la S.D.N.» (Politika, périodique yougoslave, 11 décembre 1939). Précisons que cette intervention sera faite à titre personnel, puisque le gouvernement des Etats-Unis refusera de cautionner son ambassadeur (LANGER et GLEASON, op. cit., vol. I , p. 333). Bullit était, semble-t-il, un ami personnel de Daladier (cf. FARNSWORTH, op.
cit.,
p . 155).
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celui-ci livrait à l'organisation communiste à l'intérieur du pays (le parti avait été dissous le 26 septembre) ; n'était-il pas tentant, en vue de donner satisfaction à une opinion publique unanime contre l'agression soviétique, d'étendre cette lutte dans le cadre international de la S . D . N . 2 2 ? Fort de l'appui français, puis de celui des Etats membres d'Amérique latine 2 3 , Joseph Avenol n'avait cependant qu'un plan assez vague : provoquer, à l'ouverture des débats de la Quatrième Commission, un incident grave qui aurait mis l'U.R.S.S. dans l'obligation de se retirer de l'organisation internationale 2 4 . La requête que la Finlande adressa à la S . D . N . le 3 décembre en demandant la convocation de l'Assemblée et du Conseil facilita singulièrement les choses. E n fait, il semble que le secrétaire général ait été lui-même l'initiateur de cet a p p e l 2 5 . Quant à la Suisse, la sympathie qu'elle éprouvait à l'égard d'une petite nation injustement attaquée, ainsi que l'anticommunisme de M o t t a 2 6 , la déterminèrent à accepter la réunion des organes sociétaires à la condition expresse qu'aucune affaire autre que celle du conflit russo-
22. « L'antibolchevisme aidant, on se rappela qu'il y avait une S.D.N. > (Joseph P A U L Entre deux guerres. Souvenirs sur la Troisième République, t. I I I : Sur les chemins de la défaite, 1935-1940. Paris, Pion, 1946, p. 183.) L'amertume était grande en France depuis que l'U.R.S.S. avait fait cause commune avec l'Allemagne. 23. Conscient du poids des délégations latino-américaines dans une condamnation sociétaire, Joseph Avenol eut l'habileté de recourir à Carlos Pardo, délégué permanent de l'Argentine, qui mit son influence personnelle au service de la cause finlandaise (cf. télégramme de Bova Scoppa, consul général d'Italie à Genève, au ministre des Affaires étrangères, 15 décembre 1939, op. cit. ; un dossier intitulé « Finnish dispute - Correspondence with C.A. Pardo », 1/39778/39392, a été retiré des archives de la S.D.N. en 1940). Il est d'ailleurs à noter la concordance de l'appel finlandais avec les diverses communications des gouvernements d'Amérique latine demandant l'exclusion de l'U.R.S.S. de la S.D.N. 2 4 . Cf. James BAKROS, op. cit. 25. t The Secretary General also told me that he had taken the initiative in bringing about the appeal of the Finnish Government which would not have been made without his encouragement. » (Télégramme de Tittmann au département d'Etat, 3 décembre 1939, F.R.U.S., The Soviet Union, 1933-1939, p. 800.) Tel est aussi l'avis de Pertinax dans L'Ordre du 12 décembre 1939 : « Des bureaux de Genève est parti en réalité l'appel de la Finlande » (Pertinax était généralement bien informé ; il était l'un de ceux qui avaient éventé le plan Laval-Hoare avant sa publication, cf. Jacques CHASTENET, Histoire de la Troisième République, t. VI : Déclin de la Troisième, 1931-1938, Paris, Hachette, 1962, p. 123). D'ailleurs l'embarras des autres Etats du « groupe d'Oslo » démontrait qu'ils n'avaient pas été consultés par la Finlande. 26. Cf. au retentissant discours que prononça Giuseppe Motta en 1934 contre l'admission de l'U.R.S.S. à la S.D.N. : « [Le] communisme est dans chaque domaine — religieux, moral, social, politique, économique — la négation la plus radicale de toutes les idées qui sont notre substance et dont nous vivons. » (S.D.N., « Actes de la quinzième session ordinaire de l'Assemblée. Séances des Commissions. Procès-verbal de la Sixième Commission (questions politiques) ». J.O.S.D.N., S.S. n° 130, p. 20). Rappelons que la Suisse n'entretenait pas de relations diplomatiques avec l'U.R.S.S. BONCOUK,
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finlandais ne fût évoquée 27. La S.D.N. réagit alors avec une vigueur et une rapidité inusitées : quatre jours suffirent aux quarante-trois délégations représentées à l'Assemblée pour s'entendre sur la condamnation de l'U.R.S.S. (qui fut d'ailleurs absente tout au long des débats). Quelle fut la part prise par la France au cours de la procédure sociétaire ? Voulant pratiquer l'union nationale, Daladier demanda à Paul-Boncour de remplir son rôle de délégué permanent à la S.D.N. et lui adjoignit le sénateur Champetier de Ribes, soussecrétaire d'Etat au ministère des Affaires étrangères. Deux « antimunichois » notoires, le fait n'est pas sans importance, dirigeaient la délégation française à Genève 28. Lorsque le Conseil de la S.D.N. s'occupa pour la première fois, le 9 décembre 1939, de l'appel de la Finlande, ce fut pour s'en dessaisir au profit de l'Assemblée, selon le vœu exprimé par le délégué finlandais29. Deux jours plus tard l'Assemblée, conformément à une pratique bien établie, constituait un « comité spécial » qui devait s'occuper du différend et lui faire rapport à ce sujet30. A la demande du premier délégué français, il fut entendu que
27. Le secrétaire général fit cette promesse à Camille Gorgé et au professeur William Rappard (les deux délégués suisses à l'Assemblée), le S décembre 1939 (cf. lettre de Guiseppe Motta à Joseph Avenol, du même jour) ; cf. aussi S.D.N., Actes de la Vingtième session ordinaire de l'Assemblée. Séances plénières, p. 13 et 25 ; « Rapport du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur la XX* session de l'Assemblée de la Société des Nations », 30 janvier 1940. Feuille fédérale, 31 janvier 1940, p. 145-152. La Suisse avait d'ailleurs été mise en garde par l'Allemagne contre toute manifestation politique d'une délégation polonaise ou tchécoslovaque à l'Assemblée (cf. D.GJ'.P., série D, vol. VIII, p. 394-395). 28. Le reste de la délégation comprenait deux suppléants (Henry Bérenger, président de la commission des Affaires étrangères du Sénat, et Jean Mistler, président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des Députés), quatre délégués adjoints (Léon Archimbaud, rapporteur du budget des Affaires étrangères à la Chambre des Députés ; Emile Charveriat, directeur des Affaires politiques et commerciales au ministère des Affaires étrangères ; Jules Basdevant, jurisconsulte du ministère des Affaires étrangères, et Yves Bréart de Boisanger, sous-gouverneur de la Banque de France et membre de la Commission de contrôle de la S.D.N.) ainsi qu'une dizaine de conseillers techniques. Pierre Arnal, sous-directeur du service de la Société des Nations au Quai d'Orsay, assurait le secrétariat de cette délégation qui, avec ses dix-huit membres, était la plus importante de l'Assemblée. 29. Cf. « P.V. du Conseil. Cent sixième session » (J.O.S.D.N., novembre-décembre 1939, p. 497). En fait, la requête du délégué finlandais Rudolf Holsti fut déposée à l'instigation de Joseph Avenol qui estimait qu'une condamnation de l'U.R.S.S. par l'Assemblée aurait revêtu un poids moral plus grand. On ne saurait trop insister sur le rôle prépondérant joué par le secrétaire général dans toute cette affaire (cf. télégramme de Tittmann au département d'Etat, 3 décembre 1939, F.R.U.S. : The Soviet Union, 19331939, p. 800 ; cf. aussi 1'« échange de vues » intervenu, peu avant l'ouverture de la session officielle, entre les membres du Conseil de la S.D.N. : archives S.D.N., 1933-1946, dossier 14/3593/1198, liasse n° 2). 30. En faisaient partie les délégués des pays suivants : Bolivie, Canada, Egypte, France, Grande-Bretagne, Inde, Irlande, Norvège, Portugal, Suède, Thaïlande, Uruguay et Venezuela (cf. S.D.N., Actes de la vingtième session ordinaire de l'Assemblée. Séances plénières, p. 11).
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toute délégation non représentée pouvait participer aux débats du comité : ainsi tomberaient, estimait-on, les objections que pourrait soulever la formule d'un comité restreint31. Ce comité se réunit le jour même, et sur proposition de la Grande-Bretagne appuyée par la France, désigna son président en la personne du Portugais Caeiro da Matta32. «Nos instructions étaient d'aboutir à une condamnation de l'agression russe», écrit Paul-Boncour33. Or il se trouvait que la Finlande n'était pas très enthousiaste à l'idée que l'U.R.S.S. fût exclue de la S.D.N. ; une telle exclusion aurait encore moins incité les Soviétiques à respecter le Pacte. Tout ce qu'elle attendait de Genève à ce stade, c'était que la Société persuadât l'U.R.S.S. d'arrêter son agression 34. Devant le désir que les Finlandais manifesteront par le truchement d'Oesten Unden, délégué de la Suède au comité spécial, la France acceptera que l'Assemblée tente, préalablement à tout examen, d'inviter les belligérants à cesser les hostilités et à ouvrir des négociations35. A la suite de la réponse négative de Molotov, le comité spécial, en étroite collaboration avec le Secrétariat, procéda à l'élaboration de son rapport. Entre temps, l'Argentine proclamait à la 3* séance plénière de l'Assemblée que les « sanctions d'un ordre purement moral — les seules qui soient possibles — manquent de toute signification si elles ne sont pas précédées par l'exclusion du Gouvernement reconnu coupable 36 ». Cette
31. Paul-Boncour ajouta, lors d'une séance du bureau de l'Assemblée : «Ainsi l'on évitera des critiques et des regrets, qui pourraient se traduire par la reprise, lors de la présentation du rapport à l'Assemblée, de la discussion qui se serait déroulée au sein du Comité spécial.» (Archives S.D.N., 1933-1946, dossier 15/39541/39541.) C'est au sein du bureau de l'Assemblée que furent décidées notamment la création et la composition du comité spécial. 32. Faudrait-il préciser que Caeiro da Matta était connu pour son aversion du communisme ? Il s'était, comme Motta, opposé en 1934 à l'entrée de l'U.R.S.S. à la S.D.N. Les débats de l'Assemblée ne prirent à aucun moment un caractère spontané, car tout se déroula selon un scénario soigneusement préétabli. 33. Joseph PAUL-BONCOUR, op. cit., p. 184.
34. Cf. WALTERS, op. cit., p. 807. Cette attitude inquiétait fort Joseph Avenol qui était en train de jouer le sort futur de son organisation, car la non-condamnation formelle de l'agression soviétique aurait entraîné le retrait de nombreux Etats d'Amérique latine de la S.D.N. C'est dans cette optique qu'il faut interpréter la démarche que fit le 9 décembre 1939 le secrétaire général auprès du consul Tittmann ; croyant les Etats-Unis foncièrement hostiles à l'U.R.S.S., il suggérait une intervention du Département d'Etat auprès de l'ambassadeur de Finlande à Washington, afin que celui-ci fît à son tour pression sur le ministre des Affaires étrangères Tanner (cf. BAKROS, op. cit.). 35. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 15/39541/39541. Un télégramme sera envoyé par le président du comité spécial au gouvernement soviétique (S.D.N. Actes de la vingtième session ordinaire de l'Assemblée, op. cit., p. 13). 36. S.D.N., Actes de la vingtième session de l'Assemblée, op. cit., p. 15. Les Etats sudaméricains (qui se trouvaient les plus éloignés du théâtre du conflit) étaient partisans d'une action forte contre l'U.R.S.S. ; les neutres étaient beaucoup plus réticents par crainte de représailles, selon leur proximité géographique, de Moscou ou de Berlin. 5
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La Troisième République et la survie des Institutions internationales
« proposition » fut soumise au comité qui remit son rapport à l'Assemblée le 13 décembre 37 avec, en annexe, une résolution qui déclarait notamment : < L'Assemblée : «
« Condamne solennellement l'action de l'Union des Républiques soviétiques socialistes contre l'Etat finlandais ; «
« [Considérant] que l'Union des Républiques soviétiques socialistes s'est non seulement rendue coupable de la violation d'un des engagements résultant du Pacte, mais s'est de son fait placée hors du Pacte ; « Que le Conseil est compétent, aux termes de l'article 16 du Pacte, pour tirer les conséquences que comporte cette situation : « Recommande au Conseil de statuer sur la question 38 . » Le 14 décembre, l'Assemblée approuva le rapport et adopta la résolution à l'unanimité 39 . Peu après, c'était au tour du Conseil de constater que « par son fait, l'Union des Républiques socialistes soviétiques s'est exclue de la Société des Nations. Il en résulte qu'elle ne fait plus partie de la Société 4 0 ». Mais la délégation française n'entendait pas « qu'on eût l'hypocrisie, condamnant la Russie, d'innocenter l'Allemagne. Au contraire, c'est parce qu'il y avait d'abord eu l'agression de l'Allemagne contre la Pologne, que celle de la Russie contre la Finlande avait été possible 41 ». Le dire clairement, estimait PaulBoncour, n'était pas seulement une obligation morale : l'Allemagne avait manifesté beaucoup d'intérêt pour les assises genevoises de décembre 1939 42 ;
37. Cf. « Appel du Gouvernement finlandais. Rapport de l'Assemblée en vertu de l'article 15, paragraphes 4 et 10 du Pacte, présenté par le Comité spécial de l'Assemblée », S.D.N., doc. A.46.1939.VII (n° de vente : 1939.VII.3.), J.O.S.D.N., novembre-décembre 1939, p. 531-542. La partie II du rapport qui concerne la situation de droit entre l'U.R.S.S. et la Finlande à la veille du conflit a été élaborée sur les instances du délégué français, cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 15/39541/39541). 38. J.O.SD.N., novembre-décembre 1939, p. 540-541. Comme on peut le deviner, l'élaboration de cette résolution n'alla pas sans difficultés. Le projet de résolution bolivien qui faisait l'objet des discussions au sein du comité spécial se terminait ainsi : « [L'Assemblée] recommande que le Conseil tire les conséquences que comporte cette situation d'après l'article 16, paragraphe 4 du Pacte. » Un sous-comité composé de la France, de la Grande-Bretagne, du Portugal, de la Bolivie et de la Suède discuta longuement s'il y avait lieu ou non de supprimer cette référence expresse à l'exclusion. 39. Cf. S.D.N. Actes de la vingtième session ordinaire de l'Assemblée, op. cit., p. 36. Il n'y eut qu'une unanimité formelle, car plusieurs délégations firent abstention. 40. J.O.S.D.N., novembre-décembre 1939, p. 506. Là aussi, il y eut des abstentions, et des doutes ont été émis sur la validité juridique de l'exclusion prononcée par le Conseil (cf. Léo GROSS, « Was the Soviet Union expelled from the League of Nations ? », dans AJ.1.L., janvier 1945, p. 35-44). 4 1 . PAUL-BONCOUR, op.
cit.
p.
185.
42. Témoins sa pression sur la Suisse (cf. supra, p. 48, note 27 in fine) et l'envoi à Genève de journalistes plus ou moins officieux (sur ce point, cf. Lucien BOURGUÈS, « L'appel finlandais », dans Le Petit Parisien, 6 décembre 1939 ; Berliner Boersen-Zeitung, 9 décembre 1939, et L'Intransigeant, 12 décembre 1939).
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elle pouvait en effet profiter de cette réunion internationale soit pour mieux pousser les Alliés vers la rupture totale avec Moscou, soit pour grouper autour d'elle les neutres européens en brandissant le spectre du bolchevisme, soit encore en agissant sur l'opinion publique des démocraties dans le but d'aboutir à quelque nouveau Munich, voire à une paix à son avantage43. Déjà, lors des séances du bureau de l'Assemblée, la France s'était catégoriquement opposée à ce que l'on empêchât le délégué polonais d'exprimer son opinion à la tribune, sous prétexte que sa déclaration mettrait la Suisse dans une situation embarrassante vis-à-vis de l'Allemagne44. Elle avait même formellement réservé son droit de s'exprimer au moment qu'elle jugerait indispensable45. Après une conversation téléphonique avec le Quai d'Orsay, Paul-Boncour obtint l'accord dé Daladier et d'Alexis Léger à ce que le nom de l'Allemagne ne fût pas tu 46 . Cela lui permit d'évoquer au Conseil les agressions commises contre l'intégrité de l'Autriche, de la Tchécoslovaquie et de la Pologne 47 . Ce n'est qu'après avoir prononcé ces paroles et salué « ce réveil un peu tardif de la conscience universelle » que le délégué français vota l'exclusion de l'U.R.S.S. de la S.D.N. 48.
3. L'ASSISTANCE A LA FINLANDE ET
L'APPLICATION
DU
PLAN
BRUCE
Après ce regain inattendu de vitalité en décembre 1939, la S.D.N. verra ses activités se stabiliser jusqu'à la percée allemande de mai 1940. Deux affaires 43. La Grande-Bretagne craignait les conséquences d'une coalition militaire germanorusse. C'est ce qui explique l'attitude réservée qu'elle adopta dès le début à l'égard de l'action entreprise par les Etats membres sud-américains et appuyée par la France. Elle se serait contentée d'une simple désignation de l'agresseur (cf. général GAMELIN, Servir, t. III : La guerre, septembre 1939-19 mai 1940, Paris, Pion, p. 191). 44. Cf. PAUL-BONCOUR, op. cit., p. 189. Il était question de nommer le délégué polonais, en échange de son silence, au Comité central prévu par le plan Bruce (que l'Assemblée venait d'adopter). La S.D.N. aurait ainsi témoigné à la Pologne qu'elle la considérait toujours comme vivante (cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 15/39541/39541). 45. Cf. à la déclaration de Champetier de Ribes au bureau de l'Assemblée, le 13 décembre (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 15/39541/39541). 4 6 . Cf. PAUL-BONCOUR, op. cit., p. 187-188. Le Secrétariat de la S.D.N. se sentait très embarrassé à ce sujet (id., p. 189). 47. Cf. « P.V. du Conseil. Cent septième session », dans J.O.S.D.N., novembredécembre 1939, p. 507. Il est à noter que l'agression commise par l'Italie contre l'Albanie ne fut pas mentionnée. Faudrait-il en déduire, comme l'a rapporté la presse, que les observateurs italiens à Genève avaient gardé un contact permanent avec la délégation française? (Cf. Politika du 11 et du 13 décembre 1939, articles cités dans la Revue des Commentaires de la presse préparée par la section d'information de la S.D.N., n° 3561, p. 7, et n° 3563, p. 26.) 48. Ajoutons que le 2 février 1940, le Conseil d'administration de l'O.I.T. constatera « qu'à la date du 14 décembre 1939, l'Union des Républiques socialistes soviétiques a cessé d'avoir droit automatiquement à la qualité de Membre de l'Organisation » (cf. P.V. de la 6' séance, privée, de la 89' session du Conseil d'administration, p. 46).
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retiendront simultanément son attention : l'assistance à la Finlande et l'application du plan Bruce. La France suivra ces questions avec un intérêt certain.
A . L'ASSISTANCE A LA FINLANDE
L'exclusion de l'U.R.S.S. de la S.D.N. ne donnait à la Finlande qu'une satisfaction d'ordre moral 19 . Les Finlandais avaient besoin d'une aide immédiate dans tous les domaines, car leur résistance à la gigantesque Armée rouge ne pouvait s'éterniser. Or la résolution du comité spécial qu'adopta l'Assemblée le 14 décembre 1939 lançait un « pressant appel à chaque Membre de la Société pour qu'il fournisse à la Finlande l'assistance matérielle et humanitaire qu'il est en situation de lui apporter et pour qu'il s'abstienne de toute action de nature à affaiblir le pouvoir de résistance de la Finlande 50 ». Pour le gouvernement français, cette affaire présentait un double avantage : Daladier, harcelé par les critiques de toute sorte depuis ses dix-huit mois de pouvoir, y voyait le moyen de refaire l'unité nationale autour de lui et de réaliser l'unanimité autour de la guerre qui piétinait ; en même temps, l'occasion était très bonne pour « dégeler » la guerre et «(...) créer des fronts secondaires propres à inquiéter l'Allemagne et à la priver de ses principales sources de ravitaillement en matières premières — fer suédois, pétrole roumain et caucasien 51 ». La résolution de l'Assemblée de la S.D.N. donnait une base juridique et morale à une telle opération. La question d'une intervention en Finlande fut abordée pour la première fois le 19 décembre 1939, lors du Conseil suprême de guerre interallié de Londres. La proposition émanait de Daladier, mais elle fut écartée par la GrandeBretagne qui craignait toujours les graves conséquences d'une rupture totale avec l'U.R.S.S. Le 5 février 1940, cependant, le principe d'une telle intervention fut enfin accepté lors d'une nouvelle réunion du Conseil interallié. Ensuite, on songea simultanément à un débarquement à Salonique, à un soulèvement
49. La presse française dans son ensemble (à l'exception, notamment, de L'Action Française) louera la S.D.N. pour son geste ; cf. par exemple à l'éditorial du Temps du 16 décembre 1939, 1 : 1 («Le verdict de Genève») ; SAINT-BRICE, « Le verdict de Genève est-il l'amorce d'une croisade mondiale contre le Bolchevisme ? » dans Le Journal du 16 décembre 1939. 50. S.D.N., Actes de la vingtième session ordinaire de l'Assemblée, op. cit., p. 52. 51. Jacques CHASTENET, Histoire de la Troisième République, t. VII : Le drame final, 1938-1940, Paris, Hachette, 1963, p. 127. En effet, la seule voie qui permettait d'acheminer des secours vers la Finlande était la « route du fer » qui passait à travers la Norvège ( c f . PAUL-BONCOUR, op. cit., p . 190 ; GAMELIN, op. cit., p . 195). D è s le 11 d é c e m b r e ,
soit quatre jours avant l'exclusion de l'U.R.S.S. de la S.D.N., Daladier déclarait à Bullitt que la France était disposée à envoyer un corps expéditionnaire en Finlande si la Norvège et l a S u è d e n e s'y o p p o s a i e n t p a s (LANGER et GLBASON, op. cit., vol. I , p . 379).
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des populations caucasiennes, voire à un bombardement des puits de pétrole de Bakou et de Batoum 52. Ce n'est pourtant qu'à la mi-mars que les Français et les Anglais auraient été en mesure de tenir leur promesse au maréchal finlandais Mannerheim. Mais il était déjà trop tard : la Norvège et la Suède refusèrent le droit de passage aux Alliés, la résistance finlandaise s'essouffla et un traité de paix fut signé à Moscou le 12 mars entre l'U.R.S.S. et la Finlande 53 . L'aide militaire relativement peu élevée que la France fit parvenir malgré tout aux Finlandais est connue : le général Gamelin en a dressé luimême le bilan 54 . Ce qui par contre demeure encore dans l'ombre, c'est le rôle de coordination joué par la S.D.N. en ce domaine 65 . La résolution de l'Assemblée en date du 14 décembre qui faisait appel aux Etats membres et non membres de la S.D.N., autorisait le secrétaire général « à prêter le concours de ses services techniques pour l'organisation de l'assistance à la Finlande 56 ». En principe, il n'entrait pas dans les compétences du Secrétariat de prendre l'initiative de l'organisation d'une telle aide ni d'en assumer la responsabilité57. Officiellement la S.D.N. ne devait agir que comme une sorte de < clearing house 58 » : la Finlande soumettait au Secrétariat des listes quantitatives et qualitatives d'articles à caractère non militaire dont die avait le plus besoin ; les services techniques du Secrétariat analysaient alors ces listes, et c'est sur la base de ces analyses que le secrétaire général s'adressait aux gouvernements désireux d'aider la nation Scandinave. A la veille de la signature du traité de Moscou, vingt-sept pays (dont deux non membres : le Brésil et les Etats-Unis) avaient répondu à la lettre circu-
52. Cf. CHASTENET, Histoire de la Troisième République, t. VII : Le drame final, ; Paul REYNAUD, AU cœur de la mêlée, 1930-1945, Paris, Flammarion,
1938-1940, p. 127 1951, p . 364-374.
53. Sur le plan français, cf. GAMELIN, op. cit., p. 190-205; PAUL-BONCOUR, op. cit., p. 190-193 ; LANGER et GLEASON, op. cit., vol. I, p. 376 et passim ; major Philip LANE : «The Political Background in France, 3 September 1939 to 10 May 1940», Survey of International Affairs, 1939-1946 : The Initial Triumph of the Axis, p. 178-182. 54. Cf. aux discours d'Edouard Daladier à la Chambre des députés (J.O.R.F., Df., 13 mars 1940, p. 507-508) et lors du débat en comité secret de la Chambre des députés le 9 février 1940 (J.O.RJF., D.P., numéro spécial du 7 avril 1948, p. 33 et 39) ; cf. aussi GAMELIN, op.
cit.,
p. 204.
55. Cela en dépit de ce qu'affirme l'ouvrage classique de l'ancien secrétaire général adjoint F . P . WALTERS (op. cit., p. 8 0 8 ) : « Nor was the Secretariat concerned in the dispatch of war material, which was sent in considerable quantity by Sweden, South Africa, France, Britain. » 56. S.D.N., Actes de la vingtième session de l'Assemblée, op. cit., p. 52. 57. Le Pacte ne mentionnait d'ailleurs pas expressément une assistance de ce genre. La résolution créait ainsi une fonction supplémentaire au secrétaire général, et qui aurait pu connaître des développements intéressants si l'examen du conflit russo-finlandais n'avait pas été le point final de l'action politique de la S . D . N . Tel est l'avis de WALTERS, op. cit., p. 808-809. 58. Télégramme de Tittmann au département d'Etat, 16 décembre 1939 (F.R.U.S., 1939, vol. I : General, p. 1031).
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laire par laquelle il leur était demandé de préciser quelles mesures ils comptaient prendre pour appliquer la résolution de l'Assemblée 59. La réponse de Daladier, le 2 janvier 1940, déclarait que la France entendait « assumer dans le cadre des dispositions du Pacte (...) son devoir d'assistance envers la Finlande attaquée 60 ». Mais l'action du Secrétariat ne s'arrêta en fait pas là : Joseph Avenol dépêcha secrètement des agents de liaison en France, en Suède, aux Pays-Bas et en Amérique latine61. A Paris, celui qui remplissait ce rôle était le colonel Bach. Le colonel Robert Bach était un fonctionnaire français de la section du désarmement de la S.D.N. et que l'on supposait appartenir toujours au Deuxième Bureau62. Dès le début des hostilités, il avait demandé à l'EtatMajor d'être remis à la disposition du ministère de la Défense nationale. Aucune décision n'était encore parvenue à son sujet lorsque la Société fut saisie du conflit russo-finlandais. L'anticommunisme aidant ici encore, le colonel accepta la mission que lui confia Joseph Avenol de suivre à Paris auprès du gouvernement français, l'effet des décisions prises par le Conseil et l'Assemblée 63. Il quitta Genève le 16 décembre, soit presque en même temps que la délégation finlandaise qui se rendait aussi à Paris61. A partir du bureau d'information que possédait la S.D.N. dans la capitale, le colonel Bach servit ainsi de liaison entre le Quai d'Orsay, le ministère de la Défense nationale, la légation de Finlande et le Secrétariat. Les documents nous font malheureu-
59. La lettre circulaire CX.181.1939.VII, ainsi que quelques réponses des gouvernements se trouvent dans le J.O.S.D.N., janvier-février 1940, p. 10-20. 60. « Le Gouvernement français accomplit ce devoir dans toute la mesuie du possible. Il est prêt, en outre, à agir en coopération avec les autres Puissances, membres ou non membres de la Société des Nations, qui voudront se conformer aux recommandations de la Société des Nations. » (S.D.N., doc. C.403 (o).M.307 (a).1939.VII., J.O.S.D.N., janvierfévrier-mais 1940, p. 14.) 61. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 1/39663/39392. 62. En 1937, le bureau de la conférence du désarmement avait demandé à la section du désarmement du Secrétariat d'entreprendre certains travaux d'une nature très technique (notamment dans le domaine du contrôle de la fabrication des armements). Joseph Avenol recourut au ministère de la Guerre, alors dirigé par Edouard Daladier, pour lui demander de bien vouloir lui indiquer un officier supérieur ayant une expérience suffisante en la matière. Le chef d'escadron d'artillerie Bach, qui travaillait au secrétariat général du Conseil supérieur de la Défense nationale, fut alors mis à la disposition de la S.D.N. (cf. J.O.R.F., 10 août 1937, p. 9043). Pendant l'occupation, Robert Bach devint attaché au commandement militaire du département des Basses-Pyrénées, puis préfet de la HauteLoire. 63. Le 21 décembre, Joseph Avenol écrivit au Quai d'Orsay pour lui annoncer qu'il avait décidé « de transférer au Bureau de Paris [de la S.D.N.] la suite des questions concernant l'aide à apporter à la Finlande ». Le gouvernement français accepta de laisser Bach à la disposition de la S.D.N. pour trois mois, « en raison de l'intérêt certain et direct que présentait ce maintien pour le département [des Affaires étrangères] » (source privée). 64. Cf. télégramme du consul italien Bova Scoppa, 15 décembre 1939, loc. cit.
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sement défaut pour nous permettre d'évaluer cette mission à sa juste portée 65 . La seule lettre intéressante qui nous soit parvenue de lui démontre que son rôle fut loin d'être celui d'un agent subalterne 66 . En effet, en avril 1940, le Secrétariat conçut pendant un certain temps le projet d'établir un « livre blanc » sur les diverses formes de l'assistance reçue par la Finlande. Le 26 avril, le colonel Bach donna son avis sur l'aspect militaire de l'affaire en des termes qui dénotaient une connaissance très poussée de l'aide tant alliée que non alliée. Commentant par exemple le discours du 16 mars de Chamberlain aux Communes, il affirma qu'une bonne partie du matériel mentionné comme expédié ne l'avait pas été effectivement ; quant à la France, le colonel estimait qu'il était loisible d'utiliser les chiffres avancés par la lettre du Quai d'Orsay en date du 20 avril 1940 à la S.D.N. 67, ainsi que ceux présentés par Daladier dans son discours du 12 mars à la Chambre et enfin par la chronique militaire officielle radiodiffusée par les postes d'Etat le 8 mars 6 8 . La mission du colonel dura officiellement jusqu'au 20 mai. A cette date, toute assistance militaire à Helsinki était déjà devenue sans objet ; le Secrétariat changea alors d'orientation et songea plutôt à aider la Finlande dans la reconstruction de son économie. Joseph Avenol comptait utiliser à cet effet l'organe qui avait été créé en décembre 1939 en tant que première ébauche pratique du plan Bruce. B . L'APPLICATION DU PLAN BRUCE
L'exclusion de l'U.R.S.S. par les organes sociétaires éclipsa quelque peu une autre décision importante que prit l'Assemblée de la S.D.N. au cours de sa vingtième session ordinaire : l'adoption du rapport Bruce. Le rapport fut
65. Il est à déplorer que le dossier intitulé « Finnish Dispute - Mission of Lt. Col. Bach 1940» (référence : 1/39777/39392) ait été, pendant la guerre, « annulé» des archives de la S.D.N. On trouve néanmoins par-ci et par-là quelques allusions à la mission secrète du colonel Bach : « It should be mentioned here that the Secretary General himself and through a french officer of the general staff in the service of the Secretariat, who is stationned in Paris for the purpose, have materially assisted the Legation of Finland there in the négociations with the French authorities in regard to the supply of certain material of the utmost importance to Finland. » (Archives S.D.N., 1933-1946, dossier 1/39663/39392.) ; «Colonel Bach, who was detailed to Paris by the Secretary General, for purpose of liaison, is continuing his mission there... » (Archives S.D.N., 1933-1946, dossier 1/39663/39392.) 66. Cf. lettre du colonel Bach à Thanassis Aghnidès, sous-secrétaire général de la S.D.N., 26 avril 1940 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 1/40257/35392). 67. Lettre reproduite dans : S.D.N., doc. C.403(o).M.307(o).1939.VII. 68. Quant aux chiffres présentés par Le Temps du 9 mars 1940 (6: 2), ils ne concerneraient pas la France, mais tous les gouvernements ayant aidé la Finlande, « encore que l'effort de la Suède a été plus considérable », ajoutait le colonel. Enfin, concluait-il, l'Italie, l'Espagne, la Hongrie, la Belgique, la Hollande, l'Autriche, les Etats-Unis et la Suisse « n'ont pas à proprement parler cédé du matériel de guerre à la Finlande, mais ont, dans la plupart des cas, autorisé la Finlande à acheter chez eux le matériel en question, ce qui du point de vue politique revient au même, mais d'une façon plus discrète ».
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d'abord adopté par la Quatrième Commission après constatation « qu'aucun crédit supplémentaire ne sera nécessaire dans le budget de 1940 si le Comité central est institué et commence à fonctionner au cours de cet exercice69 ». Ensuite, sur proposition du président de l'Assemblée, il fut décidé de constituer une commission ad hoc (où pourraient siéger les représentants de toutes les délégations présentes) pour examiner d'une façon approfondie les recommandations du plan Bruce 70. La Commission spéciale, siégeant sous la présidence de Maurice Bourquin, présenta le 14 décembre, au bout de trois séances, un projet de résolution qui fut accepté par l'Assemblée 71. A la suite de quoi celle-ci chargea son bureau de constituer un « comité d'organisation » (composé de l'Australie, de la Belgique, de la Grande-Bretagne, de la France, de la Norvège, des Pays-Bas, du Portugal, de la Suisse, de la Turquie et d'un pays d'Amérique latine qui sera finalement l'Argentine) qui devait être en quelque sorte le noyau du Comité central prévu par le rapport Bruce. Ce comité d'organisation avait pour tâche d'établir des contacts avec les Etats non membres désireux de collaborer au nouvel organisme et d'élaborer les principes à suivre pour la cooptation des huits membres qui siégeraient au Comité central à titre personnel72. La France participa évidemment aux débats de la commission ad hoc, mais son délégué ne prit la parole qu'une fois ; ce fut pour préciser que le gouvernement français désirait que l'on donnât aux activités économiques et sociales de la S.D.N. les moyens d'être aussi efficaces que possible, mais sans que cela se fît au détriment de l'autonomie du B.I.T.73. Au début de 1940, le président de l'Assemblée prit l'initiative de proposer une réunion du comité d'organisation à La Haye pour le mois de février 7é . 69. S.D.N., Quatrième Commission de l'Assemblée. Résumé des séances de la session de décembre 1939, p. 62. 70. Cf. S.D.N., Actes de la vingtième session ordinaire de l'Assemblée, op. cit., p. 6. 71. Cf. S.D.N., doc. A/C.S.R.B./1939, P.V. 1-3 révisés; doc. A/C.S.R.B./3.1939 ; Actes de la vingtième session ordinaire de l'Assemblée, op. cit., p. 22-24. 72. Cf. S.D.N., doc. A/C.S.R.B./3.1939 ; cf. aussi archives S.D.N., 1933-1946, dossier 15/39541/39541. 73. Cf. S.D.N., doc. A/C.S.R.B./1939-P.V. 1 à 3 révisés, p. 9 (intervention de Léon Archimbaud). Le B.I.T. craignait que le Comité central ne pût porter atteinte à son autonomie ou n'empiétât sur ses compétences dans le domaine du travail. C'est Léon Jouhaux qui le premier poussa ce cri d'alarme (cf. B.I.T., Commission des mesures à prendre..., P.V. de la troisième session (privée), 4* séance, 21 septembre 1939, p. 42-43 ; B.I.T., id., P.V. des séances privées de la quatrième session, 6* séance, 12 octobre 1939, 1™ partie, p. 36, 37, 53 ; P.V. de la sixième séance (privée) de la 89' session du Conseil d'administration, 5 février 1940, p. 31 ; archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39259/39259, et S.D.N., doc. A/C.S.R.B./1.1939). Le B.I.T. obtint les apaisements nécessaires, puisque la résolution de l'Assemblée du 14 décembre 1939 précisait que le Comité central coordonnerait si nécessaire son activité avec celle du B.I.T., « lequel conserve son autonomie et sa compétence actuelles >. 74. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39746/39557. La raison en était que le président de l'Assemblée était en même temps président de la Commission de contrôle, laquelle devait se réunir à La Haye au début du mois de février.
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Joseph Avenol n'accepta cette proposition qu'après avoir effectué une visite à Paris à la mi-janvier 75 . Le comité siégea alors dans les bureaux de la Cour permanente de Justice internationale, au Palais de la Paix, les 7 et 8 février 1940 76 . La réunion s'ouvrait plutôt sous de mauvais auspices : Harold Tittmann, le consul général des Etats-Unis à Genève, avait décliné l'offre qui lui était faite par le Secrétariat de participer à titre officieux aux débats 77 . Les chances de voir les Etats-Unis collaborer pleinement aux activités du nouveau comité s'amenuisaient, mais n'était-il pas naturel qu'en 1940, année d'élections présidentielles, Roosevelt observât la plus grande circonspection à l'égard de la S.D.N. ? La Société pouvait tout de même se féliciter de ce qu'une dizaine d'Etats neutres et belligérants (y compris les deux membres les plus importants : la France et la Grande-Bretagne) aient pris la peine de se rencontrer, en dépit de la guerre, pour discuter du développement de ses activités 78 . La France était représentée au sein du comité d'organisation par Paul-Boncour et Pierre Arnal 79 , c'est-à-dire qu'elle prenait assez à cœur cette réunion pour y envoyer son délégué permanent ainsi que le chef des affaires de la S.D.N. au Quai d'Orsay. Sa position consistait à dire que si les recommandations du plan Bruce (qui avaient été élaborées en temps de paix) demeuraient valables, il n'en fallait pas moins tenir compte, lors de leur application, des changements intervenus depuis septembre 1939. Elle insistait surtout, comme la Grande-Bretagne, pour qu'une étroite collaboration fût instaurée entre le futur Comité central et l'O.I.T. Quant à la collaboration des Etats non membres, la France ne partageait pas la déception de certains représentants devant l'absence des Etats-Unis ; elle estimait qu'à défaut d'obtenir une participation officielle, on pourrait se contenter d'une participation officieuse par le truchement de la collaboration de certaines personnalités américaines cooptées à titre personnel 80 .
75. Probablement après avoir sondé les intentions du Quai d'Orsay (cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39746/39557). 76. Le gouvernement des Pays-Bas accepta que la réunion ait lieu à La Haye à condition qu'il soit entendu que les organes de la S.D.N. étaient convoqués au Palais de la Paix et non pas en territoire néerlandais (cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39476/39557). 77. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39557/39557 ; cf. aussi F.R.U.S., 1940, vol. II : General and Europe, p. 309-310 et 312-314. 78. Ce regain d'intérêt porté par les Etats membres à la S.D.N. était démontré aussi par les candidatures que posèrent la Lithuanie, l'Egypte, la Nouvelle-Zélande et le Danemark au Comité central (cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39715/39705). 79. Soit que la nature non politique des questions traitées ne l'intéresiât pas, soit que Pierre Arnal fût plus compétent en la matière, Paul-Boncour n'intervint qu'une fois au cours des quatre séances. 80. Elle s'opposera par contre à ce que l'on choisisse les Etats membres appelés à figurer au comité central exclusivement parmi ceux qui seraient en mesure de participer financièrement aux travaux. Pierre Arnal rappela à ce propos que certains Etats membres s'étaient retirés de la Société à cause de leurs difficultés financières et conclut qu'il ne fallait pas décourager les bonnes volontés (cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39930/39557, liasse n° 1).
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Tenant compte de la carence du Conseil de la S.D.N., le comité d'organisation estima que le Comité central avait d'ores et déjà, en quelque sorte, un mandat impératif : celui d'assurer les pouvoirs du Conseil en matière d'acvités non politiques. Il établit ensuite un programme de travail en deux points essentiels (sans compter la décision de collaborer pleinement avec le B.I.T.) : liquidation des séquelles de la guerre sur le plan humanitaire 8 1 et étude de la reconstruction du monde d'après-guerre. Pour ce qui était des Etats non membres, il fut convenu de n'adresser aucune invitation sans être certain à l'avance qu'un accueil favorable lui serait réservé 82 . Enfin, le comité d'organisation décida de s'adjoindre les représentants de huit Etats membres ainsi que quatre à cinq personnalités qui seraient cooptées à titre personnel. L'exécution de cette dernière décision fut laissée aux soins de Joseph Avenol et de Hendrikus Colijn qui devaient présenter la liste des candidats après consultation des gouvernements. Le 9 février 1940, la France fit connaître qu'elle proposait la candidature de deux nations victimes (Pologne et Finlande) ainsi que du Canada, de l'Egypte, de la Chine, de la Roumanie, de la Colombie et du Mexique. Quant aux cooptations, son choix s'était porté sur Charles Rist et la présidente du Conseil international des femmes 83 . Mais la liste qui fut adoptée répondait beaucoup plus aux désirs de la Grande-Bretagne qu'à ceux de la France 84 , sauf en ce qui concerne la cooptation de Charles Rist à laquelle il semble que le gouvernement français attachait une certaine importance. Malgré une nouvelle réunion entre Avenol et Colijn à Paris le 18 avril (au cours de laquelle le problème de l'aide à la Finlande fut à nouveau évoqué), le plan Bruce ne sera jamais appliqué. L'Allemagne envahira le Danemark le 9 avril, et la guerre se « dégela > bientôt.
81. C'est-à-dire les questions d'hygiène et de réfugiés. La Finlande fut expressément mentionnée par Cari Hambro qui déclara que le gouvernement finlandais avait demandé à la Suède et à la Norvège d'accepter en cas de nécessité le transfert de toute la population finlandaise sur leur territoire. Hambro désirait « placer le Comité en face de ce problème » (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39930/39557, liasse n° 1). 82. On peut se demander si cela n'est pas à rapprocher de certaines rumeurs de la presse d'après lesquelles l'ancien premier ministre néerlandais Colijn (président du comité d'organisation aurait eu un long entretien à Rome avec Ciano à propos de l'éventuelle collaboration de l'Italie (cf. Paris-Soir, 13 janvier 1940 ; VERAX, « En pleine guerre, transformera-t-on la S.D.N. ? », op. cit.). 83. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39715/39705. 84. La liste finale se composait de l'Union sud-africaine, du Canada, du Danemark, de l'Egypte, de l'Inde, de l'Iran et du Mexique ; la Chine avait peu avant retiré sa candidature, probablement pour ne pas indisposer l'U.R.S.S. dont elle recevait une aide militaire continue (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/39715/39705).
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SECTION I I
LA DÉROUTE FRANÇAISE ET LA CRISE DES INSTITUTIONS INTERNATIONALES DE GENÈVE (MAI-JUIN 1940) Jusqu'au début du mois de mai 1940, l'Europe s'adapta sans trop de difficultés à l'atmosphère de la « drôle de guerre ». Les observateurs politiques pensaient qu'aucun des belligérants n'oserait tenter la grande aventure de forcer la ligne Maginot ou la ligne Siegfried. Le 10 mai cependant, le Reich envahissait la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. On pensait alors que la France pourrait se porter efficacement au secours des trois nations attaquées. Mais dès le 14 mai, l'armée allemande enfonçait le front français à Sedan. La déroute française commençait, inexorable. En septembre 1939, la République était entrée en guerre pour défendre une cause que le Pacte de la S.D.N. n'aurait pas reniée ; à partir de mai 1940, elle se battait avant tout pour défendre son territoire et préserver son existence. Sans remettre en cause le plan de repli à Vichy, le gouvernement français n'aura plus beaucoup l'occasion de s'intéresser aux organisations internationales de Genève. Son dernier geste sera toutefois d'envoyer à Genève, du 13 au 17 mai, un délégué à la 25* session de la Commission consultative du trafic de l'opium. Désormais, tout sera subordonné à la conduite des opérations militaires. Ainsi, le service relevant de la direction des Affaires politiques et commerciales du ministère des Affaires étrangères, dont la tâche était 1'« organisation d'une liaison constante entre le gouvernement français et la Société des Nations 85 », sera totalement négligé. Son dernier titulaire, Pierre Arnal, sera promu, dès le 27 mai 1940, directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales et chargé des fonctions de conseiller pour l'importante question du blocus 86. Privée de titulaire, la sous-direction de la S.D.N. tombera pour ainsi dire en désuétude 87. 85. « Etude, en accord avec les services et ministères intéressés, des questions traitées, soit dans les réunions périodiques des organismes de la Société des Nations (conseils, assemblées, commissions), soit dans des conférences et commissions convoquées sous ses auspices ; préparation de ces réunions et conférences ; constitution des délégations françaises ; service de secrétariat de ces délégations. Mise à l'étude des suites à donner par le gouvernement français aux conventions, résolutions, recommandations, vœux adoptés par la Société des Nattons. Documentation des postes sur les travaux de la Société des Nations. » (Annuaire diplomatique et consulaire pour 1938, Paris, Imprimerie nationale, 1938, p. 12.) 86. Décrets portant attribution de fonctions (administration centrale), J.O.RJ7., 6 juin 1940, p. 4298. 87. En réponse à une demande écrite, la bibliothèque du Quai d'Orsay nous a obligeamment répondu, le 31 août 1966, que la sous-direction n'avait pas été supprimée, mais que « étant donné les circonstances et d'après les documents conservés dans nos archives, la sous-direction de la S.D.N. a cessé pratiquement de fonctionner dès juin 1940 ».
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Face à ces événements, l'unique préoccupation de la S.D.N. et du B.I.T. sera d'assurer l'exécution de leur plan de transfert en France.
1 . L E S PRÉLIMINAIRES DU TRANSFERT A V I C H Y
Le transfert des institutions genevoises à Vichy dépendait, on le sait déjà, de la situation militaire et politique de la Suisse. Pendant la « drôle de guerre », la Confédération avait vécu dans l'illusion heureuse que « la guerre se déroulerait à la périphérie, laissant le centre intact 8 8 ». Mais l'invasion des trois neutres européens l'inquiéta considérablement : Hitler pouvait décider de tourner la ligne Maginot par le sud et, partant, envahir le plateau suisse. C'est pourquoi, le 10 mai, le Conseil fédéral et le général Guisan décrétèrent la deuxième mobilisation générale de l'armée helvétique 89 . Les premiers désastres français provoquèrent une panique à Genève : < Au soir du 14 mai, l'attaque allemande (...) ne paraissait plus faire de doute. On l'attendait pour le lendemain matin 90. » Pour éviter le surcroît de panique générale que n'aurait pas manqué de susciter en Suisse le départ précipité des deux organisations internationales, le Conseil fédéral demanda à Joseph Avenol de retarder provisoirement son plan de repli 91 . C'est ainsi que le jour même de l'invasion de la Belgique, le secrétaire général faisait distribuer une circulaire interne dans laquelle il déclarait que le siège du Secrétariat demeurait Genève jusqu'à nouvel ordre 92 . Peu après, comme la situation s'aggravait (l'ambassade de France à Berne évacuait déjà les familles des fonctionnaires français de la S.D.N. le 13 mai), il décida de prendre deux mesures préventives : la réduction du personnel international et la réquisition de l'hôtel qui, à Vichy, était destiné à abriter le Secrétariat. Le 15 mai, le personnel du Secrétariat était officiellement réparti en quatre catégories : un groupe de soixante-dix fonctionnaires, triés sur le volet, et cons-
88. Pierre BÉGUIN, Le Balcon sur l'Europe. Petite histoire de la Suisse pendant la guerre 1939-1945, Neuchâtel, Ed. de La Baconnière, 1951, p. 139-140. 89. C f . BÉGUIN, op. cit., p . 142. 90. BÉGUIN, op. cit., p . 143.
91. Cf. télégramme de L. Cortese, consul général d'Italie à Genève, au ministre des Affaires étrangères Ciano, 18 mai 1940 (Doc. Dipi, h., Nona serie, vol. IV, p. 381-382). D'après le consul, le premier geste de Pilet-Golaz (président de la Confédération) aurait été, en mai 1940, d'enjoindre à Avenol de quitter le territoire suisse, à cause d'une nouvelle initiative politique que le secrétaire général préparait avec l'aide de quelques Etats membres sud-américains (télégramme du 15 mai 1940, id., p. 354). Sur l'attitude de Joseph Avenol à l'égard des problèmes de la Suisse en mai 1940, cf. 1'« Exposé fait par le secrétaire général le 16 mai 1940 à l'intention des délégués permanents accrédités auprès de la S.D.N. * dactyl. (source privée). 92. S.D.N., Cire. int. 41.1940.
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tituant la base minimum à toute reconstitution future du Secrétariat, était assuré de continuer ses activités à Vichy 93 ; une trentaine de techniciens étaient tenus en réserve : ils se voyaient notifier une mise en congé renouvelable à plein traitement pendant six semaines (Avenol escomptait faire appel à leurs services pour renforcer son « noyau » de Vichy dès que les circonstances l'auraient permis) ; enfin, plus de deux cents fonctionnaires étaient placés devant l'alternative démission-suspension de contrat dans les conditions prévues antérieurement par la Commission de contrôle 94 . Ces dispositions devaient entrer en vigueur seulement « en cas de situation critique soudaine 95 », c'est-à-dire si la Suisse était attaquée ou dans l'éventualité d'une entrée en guerre de l'Italie qui ferait de Genève une véritable impasse et non plus un lieu de passage et de communications entre un très grand nombre d'Etats membres 96. Le 18 mai, à la demande de Marc Veillet-Lavallée, fonctionnaire de la section d'hygiène que Joseph Avenol avait envoyé sur place, le préfet de l'Allier ordonna au maire de Vichy de notifier la réquisition du Queen's Hotel à son propriétaire 97 . Cette réquisition eut pour effet de mettre l'hôtel à la disposition exclusive de la Société des Nations à partir du 21 mai 1940. Comme le Secrétariat n'envisageait pas de l'occuper immédiatement, mais uniquement lorsqu'il se trouverait dans l'obligation de quitter Genève, une délicate question de dédommagement se posa. Les autorités préfectorales et municipales suggérèrent aux deux parties un accord amiable qui fut signé à la fin de la semaine 98 . A la suite de cet arrangement, le secrétaire général fit reprendre les archives secrètes de la S.D.N. des locaux de la sous-préfecture de Nantua (où elles avaient été préventivement entreposées à l'annonce de l'avance allemande) 99 pour les acheminer vers Vichy ; là, elles furent abritées dans les
93. Il s'agissait là du « noyau » permanent du Secrétariat, c'est-à-dire de la haute direction ainsi que d'un certain nombre de « techniciens ». Les Français, avec 21 fonctionnaires, formaient le groupe national le plus nombreux. 94. Sur ces conditions, cf. S.D.N., doc. A.5(6).1939.X, p. 8 et s., et A.5(c).1939.X, p. 4 et s. Quant au 4' groupe, il consistait en une vingtaine d'employés subalternes chargés d'entretenir les bâtiments du Palais des Nations. 95. S.D.N., Cire. int. 43.1940 ; pour la presse, cf. N.Y.T., 17 mal 1940, 6 : 3 ; The Times, 18 mai 1940, 5 : 4 ; Journal de Genève, 18 mai 1940, 3 : 1 ; L'Europe Nouvelle, er 1 juin 1940, p. 604. Le personnel du B.I.T. fut lui aussi divisé en trois groupes principaux (cf. Circulaire officielle du B.I.T. en date du 16 mai 1940, citée par Adrien Tixier dans une lettre adressée à Léon Jouhaux le 20 mai 1940, source privée). 96. Cf. « Exposé du secrétaire général aux délégués permanents », loc. cit. ; cf. aussi télégramme de L. Cortese à Ciano, 18 mai 1940, loc. cit. 97. Cf. rapport de mission de Marc Veillet-Lavallée à Joseph Avenol, 30 mai 1940, archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40436/37845. 98. Cf. accord concernant la réquisition du Queen's Hotel à Vichy pour le compte de la Société des Nations, archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40436/37845. 99. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/37845/37845, pièce IV. Cela n'avait pas échappé à la presse qui mentionna la nouvelle sans citer nommément Nantua : Le Temps, 17 mai 1940, 1 : 6 ; Keesing's Contemporary Archives, 18 mai 1940, 40049G.
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caves du Queen's Hôtel et de la mairie 10°. Le 25 mai les familles de certains fonctionnaires s'installaient déjà à l'hôtel. Toutes ces mesures, auxquelles la presse et les rumeurs de toutes sortes donnaient un tour inquiétant, ne pouvaient manquer d'avoir des conséquences sur une institution dont l'existence dépendait de celle de la S.D.N. : les délégations permanentes accréditées auprès du Secrétariat 101 . Avec à leur tête leur doyen, le Finlandais Holsti, les délégués permanents demandèrent le 16 mai à Avenol de préciser ses intentions clairement. Celui-ci leur expliqua que la décision de transférer le Secrétariat à Vichy si l'Italie entrait en guerre n'avait qu'un caractère d'expédient provisoire ; les Etats membres seraient consultés aussi rapidement que possible sur le siège de guerre, les finances et les activités nouvelles de la Société 102. Mais le problème consistait surtout pour les délégués à savoir s'ils pourraient suivre le Secrétariat dans son lieu de repli, c'est-à-dire si la France leur octroierait les mêmes privilèges et immunités diplomatiques que ceux dont ils bénéficiaient à Genève et si Vichy serait à même de leur fournir des possibilités d'hébergement 103 . Le secrétaire général leur répondit que le gouvernement français respecterait probablement leur situation diplomatique, mais sur une simple base tacite (la signature d'un acte juridique exprès aurait conféré au transfert provisoire à Vichy une tout autre signification) ; quant à la ville même de Vichy, elle n'offrait plus beaucoup de possibilités pratiques (nombreux réfugiés et curistes, hôtels réquisitionnés, etc.) et le mieux serait de résider à Paris où la S.D.N. possède un bureau officiel de liaison. A la suite de cet échange de vues, les délégations de Grèce, d'Irlande et de l'Union sud-africaine informèrent quelques jours plus tard Joseph Avenol que leur gouvernement leur avait intimé l'ordre de suivre le Secrétariat dans son refuge de Vichy 104 . De son côté le B.I.T. fut plus sévèrement touché que la S.D.N. par les événements de mai 1940. Ses activités, qui jusqu'alors s'étaient poursuivies pres-
100. Cf. lettre de Marius Bellam (propriétaire du Queen's Hotel) à Marc Veillet-Lavallée, 25 mai 1940, archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40436/37845. 101. Sur cette question, cf. Pitman B. POTTER, Permanent Delegations to the League of Nations, Geneva, League of Nations Association of the U.S. Research Committee of the Geneva Office, 1930, 15 p. ; c f . aussi WALTERS, op. cit., p. 197-199 et 298-299. Rap-
pelons que la France et les Etats qui étaient membres permanents du Conseil n'entretenaient pas à proprement parler de délégation permanente à Genève. 102. Cf. « Exposé fait par le secrétaire général aux délégués permanents accrédités auprès de la S.D.N., le 16 mai 1940 », loc. cit. 103. Cela concernait environ une quinzaine de délégations. La question ne se posait évidemment pas à celles qui étaient accréditées à la fois auprès du gouvernement fédéral suisse et de la S.D.N. 104. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40436/37845, pièces VI, VII et VIII.
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que normalement, furent brusquement paralysées 105 . Le 15 mai, le directeur Winant demanda télégraphiquement au préfet de l'Allier de bien vouloir procéder à la réquisition effective du pavillon Sévigné au bénéfice du B.I.T. 106 . Quelques jours plus tard, le Bureau mettait en sécurité à Vichy une partie de ses archives et, le 3 juin, il signait avec le propriétaire de l'hôtel réquisitionné, un contrat qui lui donnait la jouissance du pavillon, du 16 mai 1940 au 14 mai 1941 107. Vers la mi-mai, le sous-directeur Adrien Tixier estima que le Conseil d'administration ou la Commission des mesures à prendre en cas de circonstances exceptionnelles devrait se réunir au plus tôt à Vichy afin de définir nettement la position de l'O.I.T. lors du conflit en cours 108 . Ses vues furent acceptées par Winant sous réserve de l'accord de la France, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Au début du mois de juin, le directeur se rendit à Paris et obtint sans peine l'appui de Charles Pomaret (pour le gouvernement français), de Léon Jouhaux (pour les travailleurs) et de LambertRibot (pour les employeurs) 109 . Les jours suivants, le B.I.T. était sur le point d'évacuer Genève lorsque, le 10 juin 1940, l'Italie entra en guerre pour se ranger aux côtés de l'Allemagne. Les données de la situation se modifièrent considérablement : si un transfert se justifiait par l'encerclement de Genève, il n'en restait pas moins que la position de la France devenait désespérée. Mais tandis que la direction du B.I.T. comprenait l'absurdité qu'il y aurait désormais à se réfugier à Vichy, Joseph Avenol poursuivait aveuglément l'exécution de son plan. 2. L'ÉCHEC DÉFINITIF DU TRANSFERT A VICHY
La bataille de France était virtuellement perdue lorsque le secrétaire général décida malgré tout d'appliquer l'ultime phase de son plan de crise. Ainsi le 105. Le 11 mai, sur proposition télégraphique du bureau du Conseil d'administration, la Commission des mesures à prendre... décida d'ajourner la XXVI e session de la Conférence internationale du travail qui devait se tenir à Genève ; la session du mois de juin du Conseil d'administration dut être reportée et une réunion de la Commission des migrations subit le même sort (cf. B.I.T., B.O., vol. XXV, op. cit., p. 87). 106. Cf. lettre d'Adrien Tixier à Léon Jouhaux, 20 mai 1940 (source privée). 107. L'accord était renouvelable par tacite reconduction et sa durée ne pouvait pas excéder celle des hostilités. 108. « Il n'est pas question de décider que l'Organisation internationale du Travail devienne une organisation belligérante, ni que cette institution se mette au service des Alliés (...). [Il s'agit de] constater que [ses] principes, [ses] buts et [son] idéal sont combattus par l'Allemagne hitlérienne et défendus par les Alliés. » (« L'O.L.T et la guerre », mémorandum d'Adrien Tixier à John Winant et Edward Phelan, 19 mai 1940, source privée.) Le B.I.T. ne pouvait plus se réunir qu'à Vichy, car, par une lettre datée du 3 mai, le Conseil fédéral avait fait savoir « que toute discussion politique devrait être évitée» lors d'éventuels débats au sein de l'O.I.T. (cf. B.I.T., B.O., vol. XXV, op. cit., p. 88, note 1). 109. Cf. « L'Organisation internationale du Travail et la guerre », mémorandum d'Adrien Tixier, 8 juin 1940, dactyl. (source privée) ; c f . aussi B.I.T., B.O., vol. XXV, op. cit., p. 88.
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10 juin, sur le conseil du colonel Bach, il ordonnait au bureau de liaison de Paris de se replier immédiatement sur Vichy 110 . Deux jours plus tard, en accord avec le trésorier de la S.D.N., il rattachait la Caisse des pensions du personnel au bureau de liaison l u . Tout cela devait constituer un premier pas vers l'établissement de la Trésorerie ainsi que d'autres sections du Secrétariat. Une mission préparatoire composée d'une demi-douzaine de fonctionnaires environ fut même envoyée sur place le 12 juin et s'installa au Queen's Hôtel 112 . Ces décisions surprenantes, sinon aberrantes, s'expliquent, d'une part à la lumière du caractère très particulier du secrétaire général, et d'autre part du fait qu'il était de ceux qui croyaient encore à la possibilité d'un nouveau miracle de la Marne, sans réaliser toute l'ampleur de la défaite française 113. Entre temps, certaines institutions reliées à la S.D.N. quittaient Paris pour se replier en province : l'Institut international de coopération intellectuelle à Guérande 114 , le Bureau du Haut-Commissariat pour les réfugiés à Pau 1 1 5 , l'Office international d'hygiène publique à Royan 116 . Mais les événements se précipitaient. Les Allemands faisaient leur entrée à Paris le 14 juin, et le 16, le G.Q.G. français s'établissait à Vichy. La mission du Secrétariat reçut alors de Joseph Avenol l'ordre de revenir à Genève ou, à défaut, de se rendre au siège du gouvernement français à Bordeaux. Après maintes tribulations et au prix de dangers certains, les membres de la mission réussiront à s'embarquer pour l'Angleterre 117 . Par un hasard extraordinaire, les archives des deux organisations internationales passèrent inaperçues des soldats de la Wehrmacht qui occupèrent Vichy dès le 19 juin et qui s'instal-
110. Cf. S.D.N., Cire. int. 47.1940; cf. aussi archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18A/36430/400, pièces XIV et XVII. 111. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40436/37845, pièce XVII. Sur la Caisse des pensions du personnel, cf. « Règlement établissant un système de pensions pour le personnel », S.D.N., doc. A.25(1).1930.X. (J.O.S.D.N., S.S. n° 83, p. 42.) 112. Cf. au rapport de mission de Marc Veillet-Lavallée à Joseph Avenol, 18 juin 1940 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40436/37845) ; « Notes sur le voyage de Marc Veillet-Lavallée à Vichy en 1940 », deuxième voyage (document manuscrit obligeamment communiqué par l'intéressé lui-même). 113. Comment expliquer autrement que le bail du Queen's Hôtel par la S.D.N. n'était valable que pour quatre mois et qu'il ne comportait aucune clause de renouvellement ? Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40436/37845). 114. Cf. Marcel PAON, AU service de la Société des Nations pendant la guerre [HautCommissariat français pour les réfugiés] 1946, multigr., p. 6. 115. Cf. Note sur la situation actuelle de l'I.I.C.I., mais 1943, archives I.I.C.I., dossier A.I.144. 116. Cf. télégramme de l'Office aux services de renseignements épidémiologiques de la S.D.N., 11 juin 1940 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 8A/2205/1064). Quant à la plupart des grandes administrations françaises, elles se replièrent en Indre-et-Loire ; cf. PAON, op. cit., p. 1) ; on trouve une mention de leur plan dans Jacques CHASTE NET, Histoire de la Troisième République, t. VII : Le drame final, 1938-1940, op. cit., p. 255. 117. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40436/37845, pièce XVII.
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lèrent notamment au pavillon Sévigné 118 . Certaines de ces archives étaient pourtant susceptibles de les intéresser particulièrement puisqu'elles contenaient, entre autres, les listes nominatives des Allemands ayant participé sous un faux nom aux Brigades internationales 119 . Après la signature de l'armistice, le gouvernement Pétain, dernier gouvernement de la Troisième République, décida de fixer son siège à Vichy et il réquisitionna à cet effet certains hôtels de la ville, y compris le Queen's Hotel et le pavillon Sévigné 120 . Après bien des difficultés, les deux institutions genevoises se libéreront de leurs contrats et récupéreront leurs archives 121 . Ainsi prenait fin dans la débâcle un plan soigneusement mûri depuis mars-avril 1939.
3. LA CRISE DU SECRÉTARIAT DE LA S . D . N .
Si la défaite française eut un retentissement énorme en Europe et partout dans le monde, elle n'en provoqua pas moins dans le domaine très restreint des organisations internationales de Genève une crise sans précédent. Tandis que le directeur Winant tentait désespérément d'obtenir du gouvernement des Etats-Unis l'autorisation de transférer le B.I.T. à Washington 122 , Joseph Aveno! bâtissait des projets d'une tout autre nature. L'armistice, suivi peu après du désastre de Mers-el-Kébir, suscita chez lui une violente crise d'anglophobie accompagnée d'un désir très net d'adapter la S.D.N. à Pc ordre nouveau » européen. Comme beaucoup de ses contemporains, il croyait alors à la victoire définitive d'Hitler et à la reddition imminente de la Grande-Bretagne 123. 118. Cf. Edward PHELAN, «Some Réminiscences of the International Labour Organisation», dans Studies, automne 19S4, p. 254. 119. Cette liste avait été établie à la demande du colonel Bach du temps où celui-ci avait été chargé du secrétariat de la commission militaire pour le contrôle du recrutement des combattants volontaires en Espagne. Le colonel avait alors notamment procédé à un recensement de ceux qui combattaient volontairement dans les rangs républicains et avait cherché à établir leur identité réelle. 120. Le maréchal Pétain utilisera le pavillon Sévigné pour y travailler (cf. Henri du MOULIN de LABARTHÈTE, Le Temps des illusions. Souvenirs (juillet 1940 - avril 1942), Genève, Les Editions du Cheval Ailé, 1946, p. 20) ; « Le Queen's est occupé par des députés ; y logent aussi des fonctionnaires du ministère de l'Intérieur... » (Notes sur les voyages de Marc Veillet-Lavallée à Vichy en 1940. Troisième voyage : 9-17 juillet, loc. cit.) 121. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18A/36430/400, pièce X V ; dossier 18B/37845/37845, pièces XII, XIII, XIV, XIX et XXIII ; cf. aussi N.Y.T., 18 juin 1940, 2 : 3, et 19 juin 1940, 6 : 4. 122. Cf. infra, p. 88. 123. « En juin 1940, il fut frappé de stupeur quand eut lieu le désastre français qui était complètement en dehors de ses prévisions. Il crut que les Puissances occidentales avaient définitivement perdu la guerre, que la démocratie avait terminé sa carrière et que le spectre de la puissance avait passé dans les mains d'Hitler. C'était donc à celui-ci qu'il appartenait de réorganiser le monde sur des fondements nouveaux. » (GIRAUD, op. cit., p. 422.) 6
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Le secrétaire général avait passé presque toujours pour un anglophile convaincu 124 . Ce revirement s'explique par la vague d'indignation que souleva parmi les Français la destruction de la flotte par la Grande-Bretagne ; mais il semble que chez Avenol, il ait été abondamment alimenté par le colonel Bach qui, pendant la campagne de juin 1940, lui communiquait, depuis l'étatmajor de Weygand, des dépêches relatives à la réticence britannique d'aider efficacement la France. Quoi qu'il en soit, une de ses premières réactions aurait été de se débarrasser de la plus grande partie des fonctionnaires britanniques en opérant des coupes choisies parmi le personnel du Secrétariat 125 . En ces heures troubles, il caressait alors un projet que ne peut justifier qu'un attachement dévoyé à la S.D.N. : une nouvelle Société plus adaptée aux réalités de l'heure pourrait jouer un rôle économique important dans l'Europe hitlérienne en contribuant notamment au relèvement de la France ; au cas où Hitler ne se montrerait pas favorablement disposé à une telle idée, il espérait faire agir Mussolini (qu'il connaissait personnellement pour l'avoir rencontré à Rome en 1936) comme élément modérateur ; enfin, l'avenir de la nouvelle institution internationale (dont il serait évidemment le secrétaire général) pourrait reposer sur un < bloc latin » (composé de la France, de l'Italie et de l'Espagne) qui aurait l'avantage de contrebalancer la puissance germanique 126 . On raconte même que le secrétaire général aurait fait parvenir aux ambassadeurs allemand et italien à Berne les plans du Palais des Nations, dans lequel il avait la folle espérance de voir proclamer 1'« ordre nouveau » ! Quoique ce fait ne soit pas entièrement sans fondement, il nous paraît cependant excessif 127. Il n'en reste pas moins que Joseph Avenol donnait clairement l'impres-
124. « ... Joseph Avenol is French and yet has been called the Frenchman's conception of a typical Englishman. He (...) loves England... » (John GUNTHER, Inside Europe, London, Hamish Hamilton, 1936, p. 420.) 125. Ce fait se base sur les témoignages concordants d'un certain nombre d'anciens hauts fonctionnaires de la S.D.N. ; il est difficile à démontrer, car les Cire. int. 49 et 50.1940 ne contiennent aucun nom. Il n'en reste pas moins que les réductions du personnel auxquelles Joseph Avenol procéda massivement mirent en péril la survie du Secrétariat. La Cire. int. 49.1940, par exemple, invitait tous les fonctionnaires (y compris la haute direction) à remplir un formulaire de démission avant le 30 juin. Il va de soi que la Grande-Bretagne ne fut pas consultée sur cette réduction de personnel ; elle protesta d'ailleurs auprès du Secrétariat (cf. Mémorandum du Gouvernement de Sa Majesté au secrétaire général de la Société des Nations, 27 juin 1940, archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40469/37845, pièce XI). 126. Ces précisions sont tirées de BARROS, op. cit. Le professeur Barros s'est inspiré à cette occasion du journal (inédit) de Sean LESTER, dernier secrétaire général de la S.D.N. Cf. aussi ce qu'écrivait William L. SHIRER dans son journal à la date du 5 juillet : « Avenol, secrétaire général de la S.D.N., semble croire qu'il aura une place dans les EtatsUnis d'Europe d'Hitler. » (A Berlin. Journal d'un correspondant américain, 1934-1941, Paris, Librairie Hachette, 1946, p. 308.) 127. Cf. Proceedings of the Exploratory Conférence on the Expérience of the League of Nations Secrétariat, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 1942, p. 65 ; télégramme de Tittmann au département d'Etat, 6 juillet 1940 (FJt.U.S„ 1940, vol. II : General and Europe, p. 322).
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sion de vouloir liquider les vestiges de l'ancienne S . D . N . 1 2 8 ; l'affaire de l'invitation de Princeton n'est pas faite pour nous détromper 1 2 9 . A u lendemain de Mers-el-Kébir, le secrétaire général éprouva le besoin d'adresser un message au maréchal P é t a i n 1 3 0 . René Charron (qui devait aller le 9 juillet à Vichy pour liquider les séquelles du bail du Queen's Hotel) fut chargé de le remettre lui-même. Il s'agissait en m ê m e temps d'une prise de contact avec le nouveau gouvernement 1 3 1 , et il n'est pas improbable qu'Avenol en ait profité pour exposer la plupart des idées qui l'agitaient. Mais entre temps, la république était abolie le 10 juillet. C'était donc tout le problème des relations du nouveau régime avec les organisations internationales qui se trouvait posé.
128. Cf. télégramme de Tittmann au département d'Etat, 6 et 11 juillet 1940 (F.R.U.S. 1940, vol. II : General and Europe, p. 322 et 325) ; cf. aussi S.D.N., Cire. int. 49.1940. 129. Dès le 12 juin 1940, trois institutions privées américaines invitaient Joseph Avenol à transférer tous les services techniques du Secrétariat à l'Université de Princeton. Arguant qu'il ne pouvait accepter qu'une invitation officielle du gouvernement américain, le secrétaire général déclina l'offre. A la suite d'une forte pression britannique, il dut revenir sur son refus et accepter, le 26 juillet, d'envoyer le département économique, financier et du transit aux Etats-Unis (cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 18B/40469/37845). 130. L'existence de cette communication ne fait pas de doute et Avenol l'a lui-même reconnu dans une lettre adressée le 28 mars 1946 à une personnalité dont nous tairons le nom : « ... en janvier 1941, j'ai écrit à [Anthony] Eden et... je lui ai même envoyé copie de la lettre que j'avais fait parvenir à Vichy avant de donner ma démission... » ; cf. aussi lettre d'Avenol à Costa du Rels, 16 octobre 1940, et lettres d'Avenol à Anthony Eden, 6 janvier 1941 et 29 mai 1945 (citées par SCHWEBEL, op. cit., p. 219-221) ; cf. également lettre d'Avenol au D ' Frank Boudreau, 8 septembre 1940, et lettre d'Avenol à Arthur Sweetser, 1 " septembre 1940 (citées par SCHWEBEL, op. cit., p. 221 et 276, et consultées de source privée). 131. Cf. « Notes sur les voyages de Marc Veillet-Lavallée à Vichy en 1940 », 3* voyage, loc. cit.
Deuxième Partie
LA RUPTURE DE VICHY AVEC LES INSTITUTIONS INTERNATIONALES DE GENÈVE (1940-1942)
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La rupture de Vichy
L'histoire des relations de Vichy avec les institutions de Genève est celle d'une rupture. L'intérêt qu'elle présente est d'éclairer un aspect peu connu de la diplomatie franco-allemande pendant l'occupation. Il était en effet incontestable que Hitler haïssait la S.D.N. et l'O.I.T., institutions symbolisant l'esprit honni de Versailles. La première se trouvait être l'instrument des démocraties qui avaient condamné les coups de force nazis 1 ; la seconde était basée sur cette séparation des classes que le Reich avait l'intention d'éliminer de la vie sociale2. Aussi fallait-il s'attendre à ce qu'après l'armistice, l'Allemagne fît pression sur l'Etat français afin que celui-ci mît fin ou restreignît sa participation aux organisations internationales. Précisons qu'une telle rupture n'aurait pu lui procurer qu'une satisfaction morale dénuée de tout avantage politique concret : c'est que, pour Hitler, le problème était surtout d'ordre passionnel. Devant une telle pression, l'Etat français n'avait à opposer que sa propre aversion à l'égard de l'c esprit de Genève ». Dans son désir de faire table rase de tout ce que la France avait représenté depuis deux générations 3, Vichy n'entendait certainement pas épargner les institutions genevoises, le moment venu. Auprès de la droite, dont la plupart des tenants du nouveau régime étaient issus, la S.D.N. était peu populaire4 ; on la tenait pour responsable
1. Cette haine apparaît nettement à la simple lecture des discours de Hitler. Cf. par exemple Two Decades of National Socialism, 1923-1943. Hitler's Words, ed. by Gordon W. PRANGE, Washington, American Council on Public affairs, s. d. 2 . Cf. par exemple Bruno RAUECKER, La Politique sociale de la nouvelle Allemagne, Frankfurt am Main, s. d., 43 p. Cf. aussi Frankfurter Zeitung, 25 juillet 1941. 3. Cf. rapport de l'ambassadeur William C. Bullitt au président Roosevelt, cité par William LANGER, Our Vichy Gamble, New York, A. Knopf, 1947, p. 69. 4 . Cf. Jacques CHASTENET, Histoire de la Troisième République, t. V I : Déclin de la Troisième, op. cit., p. 128.
avec les Institutions internationales de Genève (1940-1942)
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de la guerre 5 , comme on tenait l'O.I.T. responsable de l'extension de la lutte des classes 6 . Mais c'était surtout la Société qui faisait les frais de cette hostilité. « Cette tour de Babel, sanglante, frissonnante de fausse vanité et d'ignorance, doit être détruite comme les Romains ont détruit Carthage », écrivait Léon Daudet 7 , tandis que Philippe Henriot renchérissait en déclarant qu'elle était « l'exemple le plus saisissant de la malfaisance de l'idéologie » et le « marché noir de la diplomatie 8 ». Cette attitude s'explique par des motifs d'ordre idéologique : méfiance des régimes totalitaires à l'égard de toute forme multilatérale des relations internationales ; politique : Genève n'est qu'une succursale continentale de Londres ; psychologique : aversion de certains milieux militaires français depuis la conférence du désarmement de 1932. Pour des raisons très particulières, dont il sera reparlé plus loin, l'O.I.T. sera traitée avec sensiblement plus d'indulgence par les dirigeants de Vichy, dont le comportement à cet égard ne sera pas toujours en complète harmonie avec la politique générale de l'Etat français. En bref, en rompant avec les institutions de Genève, Vichy estimera réaliser une bonne affaire : donner des gages, somme toute secondaires, de sa bonne volonté à Berlin, tout en satisfaisant ses propres penchants. Comme cette rupture ne lui coûtait rien, nous verrons qu'elle se manifestera parfois par des actes gratuits. Les relations de Vichy avec la S.D.N. et l'O.I.T. peuvent théoriquement être suivies jusqu'au 19 avril 1943 (date à laquelle son préavis de retrait de la S.D.N. devait produire ses effets), mais nous nous arrêterons au 11 novembre 1942, au moment où les troupes allemandes pénétrèrent en zone libre. De 1940 à 1942, deux hommes dirigèrent à tour de rôle la politique de l'Etat français, Pierre Laval et l'amiral Darlan : deux chapitres leur seront successivement consacrés ; un troisième sera dévolu à la dernière année du préavis de retrait, avec le retour de Laval au pouvoir.
5. Cf. Philippe HENRIOT, « L'agonie de l'entremetteuse », dans Gringoire, 24 avril 1941, 1:1, 2; cf. aussi au slogan lancé par l'Action française au moment du conflit italoéthiopien : « Les sanctions, c'est la guerre » (Eugen WEBER, Action française. Royalism and Reaction in Twentieth Century France, Stanford, Stanford University Press, 1962, p. 288) ; cf. également Léon de PONCINS, Société des Nations, super-Etat maçonnique, Paris, Gabriel Beauchesne, 1936, 122 p. 6. Vichy allait se réclamer du corporatisme de La Tour-du-Pin qui présentait le syndicalisme traditionnel comme la cause des antagonismes de classe (cf., Georges LEFRANC, Les Expériences syndicales en France de 1939 à 1950, Paris, Aubier, 1950, p. 45) ; Pierre Lucius, « Le Bureau international de la lutte des classes est supprimé », dans L'Emancipation nationale (Marseille), 29 mars 1941, 2 : 1. 7. Cité par Geneviève TABOUIS, op. cit., p. 2 5 4 . 8. Philippe HENRIOT, op. cit.
CHAPITRE PREMIER LA PREMIÈRE PÉRIODE (JUILLET-DÉCEMBRE
LAVAL 1940)
La première période du régime de Vichy (10 juillet-13 décembre 1940) sera dominée par la personnalité de Pierre Laval. Inspiré et ambitieux, l'homme entendait devenir le sauveur de la France. Convaincu de la victoire de l'Allemagne, il allait esquisser avec le Reich, dès juillet 1940, une politique de rapprochement. Les organisations internationales de Genève tiendront une place modeste, mais réelle, dans sa politique, et si la S.D.N. lui semblait plus que jamais haïssable (section I), l'O.I.T. trouvera grâce à ses yeux pour des motifs particuliers (section II).
SECTION I
LES SIGNES PRÉCURSEURS DE LA RUPTURE AVEC LA S.D.N.
Pierre Laval, par tempérament, n'avait jamais apprécié Genève : il aimait à décomposer les blocs en nations, et s'il admirait la sécurité collective, il y croyait avec peine 1 . Laval, qui ne passait pas spécialement pour professer l'oubli des offenses, vouait une rancune d'un genre particulier à la S.D.N. dont la politique de sanctions, lors du conflit italo-éthiopien, avait indirecte* ment provoqué la chute de son cabinet en 1936. Son anglophobie pouvait d'ailleurs difficilement s'accommoder d'une institution soumise en grande partie à l'influence britannique. Saisissant l'intérêt qu'il y aurait à contenter psychologiquement le Reich et cédant à son aversion naturelle, Laval manifestera par deux gestes non équivoques son désir de mettre fin à la participation de la France à la S.D.N. : l'obtention de la démission de loseph Avenol et la séparation de l'Institut international de coopération intellectuelle de la Société. Seul son brusque départ du pouvoir empêchera que cette politique ne soit consacrée par une rupture formelle.
1. C'est l'opinion de son meilleur hagiographe, Alfred Amiot-Dumont, 1954, p. 57).
MALLET
(Pierre Laval,
t.
I,
Paris,
La rupture de Vichy
74 1. L A
DÉMISSION
DE
JOSEPH
AVENOL,
SUBSTITUT
AU RETRAIT D E V I C H Y DE LA S . D . N .
Au début de juillet 1940, le gouvernement du maréchal Pétain est pressenti par le Reich de quitter la S.D.N. Il ne s'agissait pas d'une exigence formelle, comme devait le démontrer la suite des événements. Cependant, le nouveau régime envisagea sérieusement, pendant quelques jours, sa rupture avec Genève. Mais finalement, Laval aurait présenté en substance le point de vue suivant : « La carte ne vaut pas cher, mais que m'offrez-vous en échange ? Je ne suis certes pas un ami de la Société des Nations, mais si vous ne m'offrez rien de substantiel, je reste en attendant mieux 2. > Le 14 juillet, l'Etat français décida d'ajourner sine die sa décision de retrait, mais de donner néanmoins une preuve de sa bonne volonté à l'Allemagne. Il fut ainsi convenu qu'il fallait demander à Joseph Avenol de démissionner 3 . René Charron qui, on s'en souvient, était porteur d'un message de ralliement d'Avenol à la personne du maréchal Pétain 4 , se vit tenir le langage suivant : la France n'a pas l'intention de continuer, à l'avenir, à tenir un rôle actif dans les affaires de Genève ; la présence d'un secrétaire général français à la tête de la S.D.N. indispose le Reich et embarrasse le nouveau régime ; par conséquent, Avenol devrait démissionner dans un délai de quatre à six semaines. Par contre, Charron fut convié à rester en poste. Trois facteurs paraissent avoir motivé la décision française : — La démission de Joseph Avenol avait à la fois l'avantage de constituer un geste de bonne volonté de la part de Vichy tout en lui permettant de dispo-
2. Lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 29 avril 1941 (source privée). 3. Lettre de Sean Lester au président de la XX* Assemblée, 21 avril 1941 (source privée) ; cj. aussi télégramme du consul Tittmann au Département d'Etat, 18 juillet 1940 (cité par BARROS, op. cit.). 4. Cf. supra, p. 67. Selon SCHWEBEL (op. cit., p. 221), Joseph Avenol aurait présenté son ralliement au maréchal en le concrétisant par une offre de démission qui, parait-il, ne fut pas acceptée. Schwebel est, théoriquement, bien informé, car il a pu interviewer Joseph Avenol et consulter certains de ses papiers personnels. Il faut cependant considérer avec la plus grande prudence ce qu'il dit, c'est-à-dire ce qu'Avenol a bien voulu lui confier pour sa propre défense après la guerre. Nos recherches ne nous ont pas permis de découvrir la lettre datée du 4 juillet 1940 que le secrétaire général fit parvenir à Vichy. Par contre, nous avons pu prendre connaissance de la réponse du ministère des Affaires étrangères de Vichy, dont nous extrayons le passage suivant : « J'ai pris connaissance des observations que vous faites au sujet de l'action que nous aurions avantage à exercer à Genève. Je suis d'accord avec vous pour estimer de ne pas négliger ce qui reste un centre intéressant, tant au point de vue des renseignements qu'on y recueille que de l'influence qu'on peut y exercer. » (Lettre de Charles Rochat, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, à Joseph Avenol, 21 septembre 1940, source privée.)
avec les Institutions internationales de Genève (1940-1942)
75
ser d'une marge de manœuvre future (espoir de monnayer plus tard et plus cher son retrait total de la S.D.N.). — Volonté de l'Etat français de ne pas s'aligner immédiatement sur l't ordre nouveau » diplomatique. Rappelons que la Roumanie venait juste de notifier à la S.D.N. un préavis de retrait 5 à la suite d'une probable pression allemande. Suivre si précipitamment la foulée de la Roumanie et des autres Etats balkaniques qui avaient cessé leur collaboration avec la S.D.N. sur les injonctions de l'Axe, paraissait alors peu glorieux, surtout après la défaite de juin 1940. — Les projets d'une S.D.N. de l'c ordre nouveau » que bâtissait le secrétaire général cadraient mal avec la politique d'expectative qu'avait adoptée Vichy sur le plan international. Il n'est pas improbable de plus que Laval ait profité de l'occasion pour faire payer à Joseph Avenol sa volte-face lors du conflit italo-éthiopien 6 . De retour à Genève le 18 juillet, René Charron exposa la situation au secrétaire général. Stupéfait et embarrassé, celui-ci attendit jusqu'au 27 juillet pour annoncer sa démission aux Etats membres. Il la justifia par l'échec de la S.D.N. à regrouper au moyen du plan Bruce « les forces qui s'écartaient d'elle », par la carence des organes directeurs de la Société qui entraînait la suspension de ses propres attributions constitutionnelles et, enfin, par le fait que l'existence d'un petit groupe de fonctionnaires ainsi que la gestion de quelques avoirs financiers ne justifiait plus le maintien d'une « Haute Direction Politique 7 ». Mais il précisa toutefois : < Me permettrai indiquer après prochaine réunion Commission de contrôle date à laquelle ma démission prendrait effet 8 . » En fait, il n'entendait nullement renoncer à son projet et cherchait un moyen de conserver officieusement son poste, tout en obéissant au désir de Vichy. Il s'adressa alors à un haut fonctionnaire du Secrétariat (dont le pays, quoique neutre, était soumis à un gouvernement fasciste) pour lui faire part d'un plan très peu orthodoxe : le secrétaire général démissionnerait et le fonction-
5. Le 11 juillet 1940. Cf. S.D.N., doc. C.116.M.106.1940.VII. 6. Au cours du conflit italo-éthiopien, Laval avait trouvé au Secrétariat le soutien d'Avenol (TABOUE, op. cit., p. 256). Mais, facilement influençable, Avenol devait céder par la suite aux pressions anglaises. Laval avait probablement dû considérer ce revirement comme une sorte de trahison. Selon SCHWEBEL (op. cit., p. 2 2 1 ) Avenol se rallia au « clan anti-Laval » de Vichy. 7. S.D.N., doc. C.121.M.111.1940. Inutile de souligner que son argument relatif à la suspension des pouvoirs constitutionnels du secrétaire général était sans valeur juridique, puisque la résolution de l'Assemblée du 30 septembre 1938 lui conférait précisément, en même temps qu'à la Commission de contrôle, des pouvoirs spéciaux. 8. S.D.N., doc. C.121.M.111.1940.
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La rupture de Vichy
naire en question occuperait une sorte de poste honorifique ne comportant aucune réalité de pouvoir, celle-ci demeurant aux mains d'Avenol qui, confiné dans une sorte de semi-retraite, guiderait la S.D.N., sans la moindre responsabilité officielle, vers l'inévitable < ordre nouveau ». Mais, se heurtant à un refus des plus catégoriques et l'impasse étant totale, il en vint à reconsidérer son intention de démissionner. C'est du moins ce qui transparaît à la lecture de la lettre qu'il adressa, le 16 août 1940, à Costa du Rels, président en exercice du Conseil de la S.D.N. 9 . Dans ce message, il écrivait que pour des raisons d'économie, il désirait renoncer dès la fin août à son traitement, et n'avoir à prendre aucune initiative à partir de cette date. Toutefois, arguant de l'impossibilité dans laquelle la Commission de contrôle se trouvait de se réunir, il déclarait vouloir se mettre bénévolement à la disposition de n'importe quelle autorité de la Société, estimant que ses obligations ne pouvaient prendre fin à la date de sa lettre de démission10. Cette lettre déplut profondément au président du Conseil qui se trouvait déjà au courant de la crise se déroulant au sein du Secrétariat et qui, en francophile convaincu, comprenait l'embarras croissant que constituait, pour l'Etat français, la présence d'Avenol au poste suprême de l'organisation11. Le gouvernement de Vichy fut informé des velléités de Joseph Avenol. Peu de temps après, celui-ci, accompagné de Royall Tyler, de René Charron et d'un autre fonctionnaire français, se rendit à Vichy pour y rencontrer le maréchal Pétain 12 . La veille de son départ, le 20 août, il avait estimé qu'il fallait rassurer à l'avance ses interlocuteurs sur sa démission effective. Il publia alors officiellement la lettre qu'il venait d'envoyer à Costa du Rels, mais en y ajoutant une phrase qui en altérait singulièrement le sens : « Depuis le 26 juillet, M. Lester est secrétaire général par intérim 13. » Cependant, le maréchal n'accepta pas les vues qu'il lui exposa sur l'avenir de la S.D.N. ; il lui répéta de vive voix ce que le secrétaire général savait déjà : la France a besoin de se recueillir, de faire une cure d'isole9. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/40552/40543. 10. Id. 11. Se trouvant quelques semaines auparavant à La Bourboule, le président du Conseil avait été inopinément convoqué à Vichy par Pierre Arnal. Paul Baudoin devait l'introduire peu après auprès du maréchal Pétain qui lui dit à peu près ceci : « La France est aujourd'hui diminuée et se verra obligée de quitter bientôt la Société des Nations. Elle ne peut plus se permettre d'avoir le même rang qu'autrefois, de demeurer en vue sur le plan international. Joseph Avenol doit démissionner et partager le sort de ses compatriotes. » 12. Les témoignages oraux dont nous disposons donnent une interprétation différente de ce voyage. Selon une première version, Avenol aurait été convoqué d'autorité à Vichy ; selon une seconde version, le secrétaire général désirait faire revenir le maréchal sur le geste qu'on exigeait de lui ou, à défaut, pouvoir reprendre place dans l'administration française (il était inspecteur des finances). A notre connaissance, ce voyage est passé inaperçu de la presse de l'époque. Avenol l'a indiqué lui-même à SCHWEBEL (op. cit., p. 221) ; cf. également lettre d'Avenol à Costa du Rels, 30 août 1940 (citée par SCHWEBEL, op. cit., p. 276, note 26, et consultée de source privée) ; Records of the 9Sth Session of the Supervisory Commission held in London, February 13th, 1945 (archives S.D.N.). 13. S.D.N., doc. C.127.M.116.1940. L'Irlandais Sean Lester demeurait toujours secrétaire général adjoint ; l'affirmation d'Avenol était évidemment contraire à la réalité.
avec les Institutions internationales de Genève (1940-1942)
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ment et de silence ; le nouveau régime veut s'en tenir strictement à l'armistice et refuse de s'aligner sur l'< ordre nouveau » ; il compte se cantonner dans une attitude de repliement qui indisposerait le moins possible les autorités occupantes. Malgré deux demandes successives d'audience, Avenol ne parvint pas à être reçu par Laval 14 . Cette visite n'apportait donc rien de bon au secrétaire général ; bien plus, elle devait contribuer à son éviction de la S.D.N. dans des conditions peu glorieuses. Inquiètes du danger que constituait l'attitude de Joseph Avenol à la fois pour son propre pays et pour la Société, de hautes personnalités du Secrétariat l'acculèrent à la démission : pendant son absence de Genève, le Secrétariat publia, à la demande du président du Conseil, deux documents qui ne constituaient rien moins que l'acceptation de sa démission et son remplacement par Sean Lester à partir du 1" septembre 1940 15 . Placé devant le fait accompli Avenol finira, après maintes difficultés, par abandonner la partie et se retirer définitivement. Il n'avait cédé que par crainte de voir l'affaire prendre un tour public, ce à quoi étaient disposés en dernier recours ceux qui l'affrontaient comme, paraît-il, l'Etat français 18. Après sa démission, il s'arrêta pendant quelque temps à Vichy où il sollicita sa réintégration dans l'administration française. Sa demande ne fut pas agréée ; peut-être fut-il jugé trop compromettant, peut-être payait-il ainsi ses réticences17. C'est Emile Giraud qui a porté le jugement le plus décisif sur Joseph Avenol : 14. Avenol aurait été reçu très brièvement et très froidement par Paul Baudoin. Mais ce dernier n'a pas mentionné le nom d'Avenol dans ses mémoires (Neuf mois au gouvernement, avril-décembre 1940, Paris, Editions de la Table Ronde, 1948, 429 p.). 15. Cf. S.D.N., doc. C.131.M.120.1940 et C.I32.M.121.1940. 16. C'est là que se place le fameux épisode du document « nul et non avenu » : à son retour de Vichy, Avenol protesta, entre autres, de ce que la lettre privée qu'il avait adressée le 16 août à Costa du Rels ait été publiée en son absence et sans son autorisation, sous la forme du document C.131.M.120.1940 ; le président du Conseil accepta que dans un nouveau document, cette lettre fût déclarée nulle et non avenue, à condition toutefois qu'il fût précisé que les documents C.127.M.116.1940 et C.132.M.121.1940 (qui consacraient la démission du secrétaire général) restaient valables. Mais Avenol ne tint pas sa promesse et le document C.136.M.125.1940 parut amputé de cette précision. D'où un nouveau rectificatif rétablissant les faits (C.136.M.125.1940 Erratum). Sur cette situation compliquée, cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/40543/40543, cf. aussi Records of the 88th Session of the Supervisory Commission held at Estoril, Portugal, from September 28th to October 3rd, 1940, archives S.D.N. ; Records of the 95th Session of the Supervisory Commission held in London, February 13th, 1945, archives S.D.N. 17. On nous a aussi suggéré qu'il aurait visé trop haut en demandant un poste important aux Affaires étrangères. En tout cas, il devait en profiter pour se livrer à une campagne de dénigrement contre les institutions genevoises sous prétexte qu'elles avaient licencié la presque totalité des fonctionnaires français et dans le but d'empêcher l'Etat français de leur verser ses contributions arriérées (cf. lettre de Marius Viple à John Winant, 17 décembre 1940, source privée). De même, Avenol multiplia critiques et attaques contre les deux organisations internationales lors de la réception qui fut donnée en son honneur par les autorités fédérales et cantonales suisses (lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 5 novembre 1940, source privée).
La rupture de Vichy
78
« Il donna sa démission pensant que la Société des Nations n'était plus rien, pas même un symbole, un principe, qu'elle appartenait à un monde à jamais révolu auquel il fallait dire adieu pour se tourner vers l'avenir. Ainsi, les hommes de peu de foi, faibles et avides de succès se trompent dans leurs calculs et se laissent séduire par des victoires éphémères 18 . »
2.
LA
SÉPARATION
DE
L'INSTITUT
INTERNATIONAL
DE COOPÉRATION INTELLECTUELLE DE LA
S.D.N.
Le mois d'août 1940 vit la consécration, du moins en apparence, de la politique de collaboration préconisée par Laval : le 5, le « francophile » Otto Abetz était nommé ambassadeur du Reich à Paris et, le 8, il consentait à rencontrer le vice-président du Conseil français. Les premiers contacts se déroulèrent dans une atmosphère détendue et Laval retourna, transporté, à Vichy 19 . Avant de repartir pour Paris vers la fin du même mois, Laval confia à son compatriote auvergnat Marius Viple, de passage à Vichy, qu'il évoquerait le problème de la S.D.N. au cours de ses entretiens 20. Il espérait peut-être monnayer le retrait de la France de l'organisme genevois contre un assouplissement des conditions d'armistice. Pour des raisons faciles à deviner, cette idée ne semble pas avoir été retenue par ses interlocuteurs. Mais, comme la visite de Laval coïncidait avec l'arrivée à Paris du D r Fritz Berber, récemment nommé commissaire du Reich pour la coopération intellectuelle, le problème fut relancé. Ayant pour but de préparer un règlement provisoire de la situation de l'I.I.C.I. pendant la durée de l'occupation, Berber convoqua dès son arrivée le comité intérieur de l'Institut, à qui il déclara : l'I.I.C.I. est un précieux capital moral dont la conservation est dans l'intérêt général ; les milieux intellectuels allemands n'ont jamais eu à se plaindre de lui, mais le seul obstacle à leur collaboration a toujours été son lien avec la S.D.N. ; il suffirait de rompre ce lien pour s'entendre sur les modalités d'une participation allemande 21. Laval, qui ne voulait perdre aucune occasion de rencontrer des personnalités allemandes, parvint à voir le D' Berber et tomba d'accord avec lui sur le principe de séparer l'I.I.C.I. de la S.D.N. 22 .
18. E m i l e GIRAUD, op.
cit., p . 422.
19. Cf. Pierre NICOLLE, Cinquante mois d'armistice (Vichy, 2 juillet 1940-26 août 1944), journal d'un témoin, Paris, André Bonne, 1947, t. I, p. 53, 56 et 58. 20. Cf. lettre de Sean Lester à Roger Mellor Makins, 22 octobre 1942 (source privée). 21. Cf. « Note sur la situation actuelle de l'I.I.C.I., mare 1943 », archives I.I.C.I., dossier A.I.144. Une copie plus complète de ce document se trouve à la bibliothèque du Palais des Nations (Genève), sous la cote 004 163 LO. 22. Cf. id. ; cf. aussi Note verbale de l'ambassadeur d'Allemagne [à Paris] en date du 14 mai 1941 (archives I.I.C.I., liasse non indexée).
avec les Institutions internationales de Genève (1940-1942)
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L.I.I.C.I. faisait partie intégrante de l'organisation de coopération intellectuelle, l'un des quatre organismes techniques de la S.D.N. Il était plus précisément l'organe exécutif de la Commission internationale de coopération intellectuelle 23 . C'était le gouvernement français lui-même qui avait créé et mis cet Institut à la disposition de la S.D.N. en 1924. En vertu de son statut organique, l'Institut avait d'étroites relations avec la S.D.N. : son conseil d'administration était composé des membres en exercice de la C.I.C.I. (art. 5) ; sa gestion financière était indépendante de celle de la S.D.N., mais celle-ci y avait un droit de regard (art. 10) ; enfin, il devait établir un rapport annuel sur son activité, qui était communiqué aux membres de la Société (art. 14). En 1931, ces liens se renforcèrent encore : par une résolution en date du 24 septembre de la XII* Assemblée de la S.D.N., l'I.I.C.I. devint partie intégrante de l'organisation de coopération intellectuelle. Le Reich avait toutes les raisons de s'intéresser à l'I.I.C.I., dont le rayonnement avait été considérable avant la guerre : 1° Raisons de propagande. En s'emparant de l'I.I.C.I., le Reich aurait eu en sa possession « une institution dont le caractère international fournirait un merveilleux camouflage à sa propagande et de merveilleuses possibilités à son expansion culturelle 24 ». Berlin espérait toucher les nations latino-américaines qui étaient très sensibles aux questions de coopération intellectuelle. 2° Raisons de prestige. L'Allemagne, qui s'estimait avoir été, au lendemain de la première guerre mondiale, « exclue de la vie spirituelle des nations » et « évincée de toute collaboration intellectuelle avec les autres peuples » 25 , entendait obtenir une compensation du tort qui lui avait été fait. Comme en août 1940, les armées allemandes étaient presque partout victorieuses en Europe, la coopération internationale devait s'adapter à cette nouvelle situation et, estimait alors le Reich, « la place d'un Institut de Coopération intellectuelle n'est plus à Paris, elle est à Berlin ou à Rome 26 ». 3° Raisons psychologiques. Nous retrouvons là encore l'aversion maladive de Hitler à l'égard de Genève. L'Institut était rattaché à la S.D.N., et ce lien seul suffisait à indisposer l'Allemagne 27 . On sait aujourd'hui que le Reich
23. Cf. article 2 du statut organique de l'I.I.C.I. : « L'Institut a pour objet de préparer les délibérations de la Commission de Coopération intellectuelle, de poursuivre dans tous les pays l'exécution des décisions et recommandations de cette Commission et de travailler (...) par tous les moyens en son pouvoir, au progrès de l'organisation du travail intellectuel dans le monde par la collaboration internationale. » 24. [S.D.N.], doc. I.I.C.I./XVII' C.A./II, p. 1 ; cf. également Bertram PICKARD, The Geneva Institutions Today. Some account of the League of Nations and the international Labour Organization, Philadelphia, Peace Section of the Ámerican Friends Service Committee, 1942, p. 7. 25. D.F.C.A.A., t. III, p. 258. 26. ld., p. 258. 27. Cf. entre autres au compte rendu d'un entretien entre le professeur Maurice Bourquin et le D r Berber en septembre 1940 (source privée).
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avait l'intention d'organiser en Allemagne une commission de coopération intellectuelle qui se serait substituée à celle de Genève 28. Mais quelle était la situation de l'I.I.C.I. à ce moment ? En juillet 1940, les fonctionnaires de l'I.I.C.I., qui s'étaient repliés en province, décidèrent de regagner Paris 29 où ils trouvèrent le Palais Royal (siège statutaire de l'Institut) mis sous scellés par les autorités occupantes. Désireux d'obtenir sa réouverture, ils se rendirent à l'ambassade d'Allemagne et y trouvèrent le D' Karl Epting, un ancien collaborateur de l'Institut. Celui-ci avait été chargé par le Reich de s'occuper de l'Institut « vraisemblablement sur sa demande et parce qu'il avait avec l'Institut et l'Organisation de Coopération intellectuelle de la Société des Nations des liens de vieille date 9 0 ». Les négociations aboutirent à la nomination, par Von Ribbentrop, d'un Reichskommisar
fur
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geistige
Zusammenarbeit,
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la
personne
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D' Fritz Berber, également ancien collaborateur de l'Institut. Comme le nouveau commissaire avait formellement demandé la rupture avec Genève comme condition préalable à toute négocation, Vichy accomplit cette formalité, en septembre 1940, au moyen d'une déclaration expresse au Reich 31. A la suite de cela, Laval chargea le sénateur Léon Bérard d'établir avec Berber à Wiesbaden (où siégeait la Commission d'armistice franco-allemande) les conditions d'un modus vivendi de l'I.I.C.I. pendant la durée de l'occupation 32 . Léon Bérard était destiné à succéder à Herriot comme président du conseil d'administration du nouvel Institut 33 . Les conversations se déroulèrent comme prévu à Wiesbaden, le 28 septembre 1940. Léon Bérard était muni d'un projet dont les traits principaux avaient été élaborés à Paris et à Vichy en collaboration avec les représentants du Quai d'Orsay. Ce projet se basait sur un double axiome : maintenir à l'Institut son caractère international, mais en le dégageant de tout lien avec la S.D.N. Léon Bérard l'a résumé ainsi : « ... l'administration de l'Institut, provisoirement confiée à un Conseil de gérance, composé de deux membres allemands, deux membres français, quatre membres appartenant à d'autres nations, puis élaboration en commun, par le Gouvernement allemand et par le Gouvernement français, d'un Statut
28. Cf. D.F.C.A.A., t. III, p. 261. 29. Cf. « Note sur la situation actuelle de l'I.I.C.I. », loc. cit. ; [S.D.N.], doc. I.I.C.I./XVIP C.A./II, op. cit., p. 1. 30. [S.D.N.], doc. I.I.C.I./XVIP C.A./II, op. cit., p. 1. 31. Cf. « Note sur la situation actuelle de l'I.I.C.I. », loc. cit. 32. Léon Bérard, ami de Laval, avait participé, en tant que vice-président du Conseil et ministre de la Justice, aux cabinets que celui-ci avait formés avant la guerre. 33. Peu au courant des travaux qu'il serait appelé à diriger, Léon Bérard avait voulu s'adjoindre un conseiller technique et son choix s'était porté sur Jean Daridan, ancien attaché au cabinet de Daladier. Mais la délégation allemande le considéra persona non grata à cause de ses relations avec l'ancien président du Conseil (cf. lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 29 octobre 1940, source privée).
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organique définitif qui serait proposé à l'adhésion des autres Etats dans une conférence internationale à convoquer lorsque les circonstances le permettront 34. » Le D* Berber accepta ces dispositions préliminaires, mais estima inopportun d'inclure des membres étrangers dans le conseil de gérance (cette exclusion visait surtout les Etats-Unis)3B. Fidèle à sa politique de louvoiement, Vichy ne pouvait que se féliciter de l'instauration d'une vague collaboration francoallemande plutôt que d'un rassemblement plus large en apparence qui aurait supposé son adhésion implicite à un système politique ou à la reconnaissance de l'hégémonie d'un groupe de puissances 36. De même, devant l'intention du Reich de substituer en Allemagne une C.I.C.I. à celle de Genève, Léon Bérard devait répondre qu'il n'appartenait pas au gouvernement français « de disposer, fût-ce par voie de substitution ou de subrogation, d'une part quelconque de l'héritage de Genève 37 ». Le résultat de ces négociations fut consigné dans un aide-mémoire rédigé par Léon Bérard 38 . Trois traits principaux s'en dégageaient nettement : — « ... L'I.I.C.I. (...) se trouve présentement hors d'état de fonctionner puisque celui-ci, tel qu'il avait été conçu et organisé, supposait des rapports étroits entre cet établissement et la Société des Nations (...). Il est nécessaire de maintenir à l'Institut son caractère international en le dégageant de tout lien avec l'institution de Genève 39 . » Ce caractère international était quelque peu illusoire, puisque le conseil de gérance auquel serait confié l'Institut ne comprendrait que deux Français et deux Allemands. — Le Reich acceptait de faire le « geste énorme » 40 de laisser le siège de l'Institut à Paris et que ce dernier fût soumis à un directeur français assisté d'un directeur adjoint allemand 41 . — Le problème de la coopération intellectuelle en général serait examiné lors d'une conférence diplomatique que les deux gouvernements convoqueraient dès la fin de la guerre 42 .
34. D.F.C.A.A., t. III, p. 259. 35. Cf. id., p. 260. 36. Cf. id., p. 260. Le caractère empirique de cette politique apparaît bien dans le rapport de Léon Bérard : « C'est dans l'élaboration du Statut organique de la coopération et éventuellement devant la conférence internationale que s'engagerait, par la suite, entre les deux gouvernements, un débat dont il est aisé de prévoir l'importance et les difficultés. » (Id. p. 263.) 37. Id., p. 261. 38. Id., p. 263 et 264. 39. Id., p. 263. 40. Cf. id., p. 259. 41. Cf. id., p. 264. 42. Cf. id., p. 264 7
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La rupture de Vichy
Mais, si l'I.I.C.I. avait été créé par une loi française (loi du 6 août 1925) et était installé en France, il se trouvait être « une fondation autonome de caractère international 43 », en vertu d'un accord entre le gouvernement français et la S.D.N. De plus, sa personnalité juridique avait été expressément reconnue par les signataires (dont la France) de l'acte international concernant la coopération intellectuelle de 1938 (art. 4) 4 4 . Par conséquent, la France ne pouvait modifier les conditions de son engagement sans l'assentiment de la S.D.N. L'article 3, paragraphe 1" du statut organique de l'I.I.C.I. stipulait d'ailleurs que « l'Institut international est indépendant des autorités du pays dans lequel il est établi ». Les articles 8 et 9 de l'accord de 1924 entre la France et la S.D.N. étaient encore plus précis : ART. 8. — « Le gouvernement de la République française se réserve le droit de proposer à l'acceptation du Conseil de la Société des Nations et se déclare prêt à examiner, le cas échéant, à la demande dudit Conseil, toute modification aux présentes conditions dont l'expérience démontrerait l'utilité. » ART. 9. — « Le gouvernement de la République prend le présent engagement pour une durée de sept années ; il continuera à demeurer en vigueur pour de nouvelles périodes de sept ans, si le gouvernement de la République française ou la Société des Nations n'ont pas notifié, deux ans au moins avant la fin de chaque période, leur intention d'en faire cesser les effets 45 . » Ce dernier article explique l'attitude de Vichy, car la France n'aurait pu notifier son intention de dénoncer la convention passée avec la S.D.N. qu'à partir de 1943. La S.D.N. fut tenue dans l'ignorance la plus totale de ces événements : le gouvernement de Vichy ne daigna pas l'informer des nouvelles dispositions qui devaient régir dorénavant l'I.I.C.I. Le Secrétariat s'émut pourtant à la lecture d'une dépêche de l'Agence Havas datée du 28 septembre 1940, qui avait paru dans un quotidien français : « M. Léon Bérard a quitté Paris, hier soir, pour Wiesbaden, où il doit poursuivre, au nom du gouvernement français, ses intéressantes négociations relatives à l'Institut international de Coopération intellectuelle, qui pourrait devenir un centre très actif d'échanges culturels franco-allemands 40 . » 43. Charles ANDRÉ, L'Organisation de la Coopération intellectuelle, thèse (Paris), Rennes, Imprimerie Provinciale de l'Ouest, 1938, p. 122. 44. Par l'article 1 e r du même acte, le gouvernement de la République avait reconnu que « l'oeuvre de la Coopération intellectuelle est indépendante de la politique » (J.O.S.D.N., février 1939, p. 182). 45. J.O.S.D.N., février 1925, p. 287. 46. Le Temps, 30 septembre 1940, 2 : 3 . La collaboration envisagée n'eut en fait aucun lendemain : l'accord de Wiesbaden ne fut pas appliqué ; le Reich se désintéressa totalement de l'Institut dès qu'il s'aperçut qu'il ne pouvait pas l'utiliser à son avantage. Berber abandonnera sa mission et l'I.I.C.I. demeurera sous scellés pendant l'occupation (cf. [S.D.N.] doc. I.I.C.I./XVII' C.A./II, p. 2 ; lettre de Marins Viple à John Winant, 3 décembre 1940, source privée).
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Se référant à cette dépêche, le nouveau secrétaire général s'adressa au gouvernement français, le 8 octobre 1940, pour lui demander des précisions sur le sort de l'I.I.C.1.47. Vichy ne répondit pas, et ce silence prend toute sa signification lorsqu'on songe à la lettre que le gouvernement de la République avait écrite à la S.D.N. le 8 décembre 1924 : « C'est par l'intermédiaire de la Société [des Nations] que le gouvernement français offrira l'argent et les locaux nécessaires pour la fondation et le fonctionnement du futur Institut de Coopération intellectuelle. Le gouvernement français sera heureux de prouver, d'une façon précise et pratique, son attachement aux principes que représente la Société des Nations 48 ... » ***
Vers la même époque, d'autres signes témoignent du détachement du gouvernement français à l'égard de Genève : le service de la S.D.N., qui avait cessé de fonctionner en juin 1940 49 , ne fut pas reconstitué et une « sous-direction des affaires administratives et des unions internationales » la remplaça peu ou prou 50 . De plus, Yves Bréart de Boisanger ne sera plus autorisé à participer aux réunions de la Commission de contrôle dont il était membre titulaire 61 , et le gouvernement ne réagira même pas lorsque la Commission, tenant compte de la capacité financière amoindrie de certains Etats par suite de l'occupation de leur territoire, décidera, en octobre 1940, de réduire de moitié
47. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 5B/40665/942. 48. S.D.N., doc. A.12.1924.XII, p. 18-19. 49. Cf. supra, p. 59. Nous n'avons pu savoir exactement si la sous-direction de la S.D.N. avait été purement et simplement supprimée, car « la suppression d'un service de l'Administration centrale ne donne généralement pas lieu à la publication d'un texte administratif au Journal officiel. Les crédits nécessaires au fonctionnement du service disparu font seulement l'objet d'aménagements intérieurs dans le budget du Ministère [des Affaires étrangères] » (lettre de la bibliothèque du ministère des Affaires étrangères, 31 août 1966). 50. Dans le domaine de ce nouveau service, qui était indépendant de la direction des Affaires politiques et commerciales, entraient les « questions techniques et [les] Unions internationales : conventions sanitaires, monétaires, postales, télégraphiques (...). Assistance et hygiène, Travail » (Annuaire diplomatique et consulaire de rEtat français pour 1941, Vichy, Imprimerie Wallon 1941, p. 21). Il s'agissait pratiquement de la plupart des questions techniques dont s'occupaient la S.D.N. et l'O.I.T. 51. Les membres de la Commission siégeaient en principe à titre personnel, c'est-à-dire qu'ils ne représentaient pas les gouvernements. Mais, politiquement, il était peu concevable que les Etats membres puissent accepter que les finances et même l'existence de la S.D.N. soient confiées, à des hommes sur qui ils n'auraient aucune influence. Yves Bréart de Boisanger, gouverneur de la Banque de France et délégué économique à la Commission d'armistice franco-allemande de Wiesbaden, était une personnalité trop en vue pour ne pas indisposer le Reich par sa participation aux réunions de la S.D.N.
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La rupture de Vichy
la contribution française aux dépenses de la Société62. Enfin, en décembre 1940, Pierre Laval estima qu'il était temps de régler une fois pour toutes le vieux compte qu'il avait avec Genève, aussi fit-il prendre par le Conseil des ministres du 8 décembre la décision de retirer la France de la S.D.N. 53 . Le changement de secrétaire général n'avait pas tellement amélioré les relations du Secrétariat avec Vichy54. Aucun ministre ne prit la défense de la Société, mais quelques divergences se manifestèrent sur la formule du préavis de retrait. Prié de présenter un texte, Laval chargea Charles Rochat (directeur des Affaires politiques et commerciales) de le rédiger55. La décision de retrait était prête à être notifiée quand, moins d'une semaine plus tard, Laval fut renvoyé par le maréchal Pétain, le 13 décembre.
SECTION
II
VICHY ET LES PROBLÈMES
DE
L'O.l.T.
Dans son appel du 9 octobre 1940, le maréchal Pétain avait proclamé que le nouveau régime devait être « par-dessus tout social dans son esprit et dans ses institutions66 » et d'ailleurs, le mot « Travail » figurait en tête du triptyque que l'Etat français avait adopté comme devise. Mais dans l'élaboration d'un nouveau statut du travail, Vichy était partagé entre quatre courants, tous hostiles au syndicalisme57, et déjà par un décret du 9 novembre 1940, les organisations professionnelles ouvrières et patronales avaient été dissoutes58. Les conceptions corporatives dont Vichy allait s'inspirer étaient ainsi loin d'être compatibles avec les idéaux de l'O.I.T. En dépit de cela, nous constaterons que l'institution d'Albert Thomas bénéficiera toujours, par rapport à la S.D.N., 52. Cf. S.D.N., Rapport de la Commission de contrôle pour l'année 1940 (doc. C.152.M.139.1940.X., § 27). C'est grâce aux travaux de la 88« session de la Commission de contrôle (Estoni, 28 septembre-3 octobre 1940) que la S.D.N. prendra un nouveau départ et continuera à fonctionner pendant la guerre. Sur l'absence du membre français, cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 17/40028/222. 53. Cf. lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 29 avril 1941 (source privée), lettre de Sean Lester au président de la XX' Assemblée, 24 avril 1941 (source privée). 54. Par sentiment idéologique comme par dignité, Sean Lester refusa toujours de faire une visite de courtoisie à Vichy, qui d'ailleurs ne répondit pas à son télégramme du 5 septembre par lequel il demandait le soutien des Etats membres. 55. Cf. lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 18 février 1941 (source privée). 56. Maréchal Philippe PÉTAIN, Paroles aux Français, Messages et écrits (1934-1941), Lyon, Lardanchet, 1941, p. 76. 57. Cf. Georges LEFRANC, op. cit. p. 45-46; Henri MICHEL, Vichy, année 1940, Paris, R. Laffont, 1966, p. 134. 58. Cf. J.OJt.F., 12 novembre 1940, p. 5653.
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d'une sorte de traitement de faveur. Les causes de cette attitude sont complexes. En premier lieu, Vichy avait à prendre en considération l'attitude du Reich. Or, celui-ci ne poursuivait pas l'O.I.T. d'une même haine passionnée que la S.D.N. ; il lui reprochait tout au plus d'être trop timide dans le domaine social et surtout d'être associée à l'organisme politique issu de Versailles 59 . En deuxième lieu, l'O.I.T. se trouvait être un élément des relations franco^ américaines. Les Etats-Unis, qui s'intéressaient profondément aux questions du travail, avaient pris en quelque sorte le relais de la France au sein de l'O.I.T. : deux de leurs citoyens y occupaient les postes-clés de directeur du B.I.T. (John Winant) et de président du Conseil d'administration (Carter Goodrich). Or, l'Etat français se tournait avec espoir vers cette grande démocratie d'outre-Atlantique que symbolisait prestigjeusement le président Roosevelt ; de leur côté, les Etats-Unis espéraient retenir Vichy sur la pente de la collaboration et étaient attentifs à la moindre de ses initiatives en politique extérieure. Par conséquent, avant de rompre avec l'O.I.T., l'Etat français devait, même dans un domaine aussi secondaire, mettre en balance le facteur américain. En troisième lieu, il y avait la présence de René Belin, ancien syndicaliste C.G.T., au ministère du Travail, de 1940 à 1942 60. Tout son effort devait tendre à maintenir le maximum de syndicalisme dans la politique sociale du régime 61. En quatrième et dernier lieu venait le facteur le plus décisif : les efforts de l'O.I.T. pour éviter une rupture avec l'un de ses membres fondateurs. Tout au long de la guerre, Marius Viple (1891-1949), l'une des figures les plus énigmatiques de l'histoire de l'organisation internationale, symbolisera cette attitude. Socialiste, Auvergnat comme Laval (certains lui prêtent une parenté très intime avec l'ancien président du Conseil), il avait été, dès 1913, chef de cabinet de Jules Guesde avant de devenir, deux ans plus tard, attaché au cabinet d'Albert Thomas, alors ministre de l'Armement. C'est de cette époque que date le dévouement que Viple porta, durant toute sa vie, au premier directeur du B.I.T. qu'il suivit à Genève, d'abord en tant qu'attaché au service de presse, puis, à partir de 1924, en tant que chef de cabinet. Au cours de ses fonctions, Marius Viple acquit rapidement, à un degré inouï, ce que l'on pourrait appeler «la science des relations personnelles 62 ». Il devait ainsi se
59. Cf. « La nouvelle politique sociale internationale », dans Soziale Praxis (Berlin), 1 " avril 1941, p. 283-284. 60. En fait, Belin fut ministre du Travail et de la Production industrielle du 14 juillet 1940 au 23 février 1941 ; jusqu'au 18 avril 1942, il fut simplement secrétaire d'Etat au Travail. 61. C f . Georges LEFRANC, op. cit., p. 55.
62. B.I.T., P.V. de la 110' session du Conseil d'administration, p. 316 (il s'agit d'une notice nécrologique consacrée à Marius Viple).
annexe XXIII,
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La rupture de Vichy
révéler à plus d'une reprise comme l'éminence grise du Bureau 63 . Quand le B.I.T. transféra provisoirement ses services à Montréal, Viple demeura à Genève en qualité d'observateur64. Il y fut chargé des relations officieuses avec le gouvernement français, à partir de la mi-septembre 1940. Pendant la durée de la guerre, Viple se rendit souvent à Vichy et, grâce à une incroyable gamme de relations personnelles, parvint à infléchir, sinon à changer, le cours de la politique de l'Etat français à l'égard des organisations internationales de Genève. Il avait, nous dit-on, « l'art de déshabiller littéralement son interlocuteur, si haut placé fût-il », et dont il arrivait à cerner la psychologie avec une rare maîtrise. Mais il possédait aussi un sens poussé de l'intrigue qui lui faisait tout politiser, voire s'insinuer dans certaines situations, lui permettant ainsi de s'attribuer le crédit d'événements s'étant déroulés hors de son influence. De la gauche à la droite il était peu d'hommes ou de cercles politiques français auprès desquels Viple ne pouvait intervenir 65 . Pendant la période de l'Etat français, il sera en relations étroites avec un certain nombre de dignitaires du nouveau régime (dont le propre chef de cabinet du maréchal) sans pour cela renier ses origines socialistes 66 . Le nom de Marius Viple est totalement tombé dans l'oubli aujourd'hui et nous ne pouvons nous garder de l'impression qu'une sorte d'interdit semble peser sur lui. Une partie de sa correspondance nous permet d'affirmer qu'il ne s'était aucunement compromis avec le régime de Vichy pour lequel il n'avait aucune sympathie, idéo-
63. « Rien d'étonnant dès lors qu'il fut mis fréquemment à contribution pour représenter le Bureau lorsque la position de celui-ci devait être affirmée, ses attributions défendues, ou ses vues expliquées. » (Id.) 64. « ... se trouvent également à Genève quelques-uns de mes collaborateurs à qui j'ai confié la tâche des relations avec leurs pays » (lettre de John Winant au D.P.F., 2 novembre 1940., B.I.T., B.O., vol. XXV, op. cit., p. 70). 65. Rappelons que Marius Viple est en grande partie responsable de la démission de Harold Butler, deuxième directeur du B.I.T. Viple convoitait le poste de directeur du bureau de Paris du B.I.T. (poste assez important puisque son titulaire était, notamment, invité par le gouvernement français à siéger au sein du Conseil national économique) qui était vacant en 1937. Divers hommes politiques (Delbos, Blum, Chautemps, Faure, Daladier, Février, Ramadier) soutinrent sa candidature auprès de Butler, sans compter que la C.G.T., par la voix de Léon Jouhaux, déclarait ne vouloir aucun autre candidat. Pour diverses raisons, Butler ne pouvait se résoudre à cette nomination : « I saw no alternative but resignation to save the Office from an open conflict with the French Government », écrivit-il à Adrien Tixier le 21 mars 1938 (source privée). Sur cette démission, cf. le témoignage de C. Wilfrid Jenks, cité par Alvin KNEPPER, John Winant and International Social Justice, thèse dactylographiée, New York, 1955, p. 154 ; cf. aussi Harold BUTLER, The Lost Peace. A Personnal Impression, New York, Harcourt & Brace, 1942, p. 54-55 ; Candide, 3 mars 1938 ; N.Y.T., 29 avril 1938, 3 : 4. 66. Muni de toutes les autorisations nécessaires, Viple passera, par exemple, le lundi de Pâques de 1941 avec Léon Blum, alors emprisonné (cf. lettre de Marius Viple à Adrien Tixier, 5 mai 1941, source privée).
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logique ou autre 67. Son attitude s'explique par le désir de préserver avant tout la «maison d'Albert Thomas» qu'il avait, disait-il, «dans la peau 6 8 ». Il avait défini lui-même la politique comme « l'art des décisions opportunes 69 », et précisément cela consistait pour lui, fonctionnaire international, à retenir la France de Vichy à l'O.I.T. aussi longtemps que cela était possible. L'opportunité de tels efforts peut être mise sérieusement en doute, mais pas leur sincérité, estimons-nous. Quant à Laval, de qui on a pu écrire qu'il était « libertaire par occasion mais foncièrement syndicaliste70 », il avait en 1920, du temps où il était socialiste et jeune avocat, défendu la C.G.T. que menaçait de dissoudre le cabinet Millerand 71. On lui doit le vote du texte mettant en application la loi sur les assurances sociales (vote qui constitua sa première réalisation importante). Ami d'Albert Thomas (aux funérailles duquel il devait prononcer un discours), il avait toujours été convaincu de l'impossibilité pour un Etat industriel de réaliser des réformes sociales hardies sans qu'elles soient adoptées par d'autres grands pays industriels. En 1930, en tant que ministre du Travail, il rendit hommage à l'œuvre de l'O.I.T., lors de la 48® session du Conseil d'administration qui se tenait alors au Conseil d'Etat à Paris 72 . Selon Viple, Laval croyait encore à l'O.I.T. en 1940, tout en trouvant son mécanisme trop lourd et trop lent, et même insuffisamment doté de force coercitive pour l'exécution de ses décisions. Laval parlait même d'un bureau international du travail reconstruit et renforcé, qui devrait nécessairement sortir de la guerre et traiter à la fois des conditions du travail et de toutes, les questions économiques, étroitement liées désormais aux questions sociales73. En définitive, Laval se montrait fort bien disposé à l'égard de l'Organisation d'Albert Thomas pendant la première période de son pouvoir à Vichy. Cependant, dès août 1940, le transfert du B.I.T. au Canada menaça sérieusement les relations du nouveau régime et de l'O.I.T. Mais ces difficultés une fois aplanies provisoirement, grâce aux bons offices de Marius Viple, Laval donnera, avant de quitter le pouvoir en décembre 1940, des preuves de sa considération pour l'organisation tripartite.
67. Témoins sa nomination au poste de sous-directeur du B.I.T. en 1947 ainsi que son élection au Conseil de la République, en 1949, comme représentant des Français à l'étranger. 68. Lettre de Marius Viple à Adrien Tixier, 21 juillet 1941 (source privée). 69. Lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 29 avril 1941 (source privée). 7 0 . M A L L E T , op.
cit.,
t. I, p .
15.
71. Cf. Georges LEFRANC, op. cit., p. 39, note 4. 72. Cf. Le Temps, 25 avril 1930, 6 : 2. 73. Cf. lettre de Marius Viple à John Winant, 17 décembre 1940 (source privée).
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La rupture de Vichy
1. L'OPPOSITION DE VICHY AU TRANSFERT DU B . I . T . A MONTRÉAL
Après l'armistice franco-allemand, le B.I.T. comprit que s'il ne quittait pas Genève, il y demeurerait coincé jusqu'à la fin de la guerre et serait condamné à une oisiveté totale. Pour continuer à fonctionner, il avait besoin d'une double liberté : celle de son idéologie et de ses communications 74 . En juin, puis en juillet 1940, John Winant s'adressa à Cordell Hull et au président Roosevelt en vue d'obtenir l'autorisation d'un transfert du B.I.T. aux Etats-Unis 75 . Roosevelt qui, paraît-il, s'était fait à l'idée d'un tel transfert en 1939, opposa une réponse fermement négative à la requête du directeur : il craignait, entre autres, la désapprobation du Congrès encore violemment isolationniste76. Winant se rendra immédiatement à Washington, mais sans succès 77 . Le Canada apparut alors comme l'unique pays de refuge. Le 17 août, à la suite des démarches de Winant 78 , le gouvernement canadien lança une invitation officielle à l'O.I.T. Le 18, le directeur adressa le télégramme suivant aux Etats européens de l'Organisation : « Appliquant politique arrêtée par son Conseil d'administration Bureau international du Travail s'efforçait maintenir, en dépit guerre, activités essentielles, mais, depuis mon dernier message, pénurie croissante moyens transports et communication isolait bureau Genève de plus en plus des Etats membres extra-européens. Dans ces circonstances, gouvernement canadien s'est déclaré d'accord sur le transfert temporaire au Canada personnel Bureau indispensable pour assurer marche service. En vertu pouvoirs exceptionnels à moi conférés, ai autorisé transfert personnel indispensable sous réserve décision définitive autorité compétente (...). En vous informant de ce message motivé par situation exceptionnelle, me permets compter appui votre gouvernement 79 . » La réaction de Vichy à ce télégramme était facilement prévisible, car le transfert à Montréal s'effectua (involontairement il est vrai) sous le couvert d'une
74. B.I.T., B.O., vol. XXV, op. cit., p. 88 ; cf. aussi KNEPPER, op. cit., p. 218 ; Edward PHELAN, « Some Reminiscences of the International Labour Organisation », op. cit., p. 256. 75. Cette correspondance a été partiellement reproduite dans F.R.V.S., 1940, vol. Il : General and Europe, p. 317, 318-319, 321 et 324. 76. Telle est l'opinion du secrétaire d'Etat au Travail de l'époque, Miss Frances Perkins, qui a été interviewée par KNEPPER (op. cit., p. 219). Pour la même raison, Roosevelt refusera de cautionner officiellement l'invitation faite par des institutions privées de Princeton aux services techniques de la S.D.N. D'ailleurs 1940 était une année d'élections présidentielles. 77. Cf. KNEPPER, op. cit., p. 219. 78. Cf. F.R.U.S., 1940, vol. IL : Generai and Europe, p. 324 ; KNEPPER, op. cit., p. 219 ; Edward PHELAN, « T h e I.L.O. sets up its Wartime Centre in Canada», dans Studies, été 1955, p. 151-152. 79. B.I.T., B.O., vol XXV, op. cit., p. 67.
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mission collective aux Etats-Unis. Belin avait été prévenu officieusement, au début du mois, que le personnel du B.I.T. allait bientôt être divisé en deux groupes : l'un, réduit, demeurerait à Genève, et l'autre, plus important, se rendrait en mission en Amérique du Nord et du Sud. Le ministre du Travail n'avait alors pas fait beaucoup d'objections à ce transfert qui se justifiait par l'extension des activités sociales dans les pays extra-européens, et leur réduction correspondante en Europe par suite de la guerre 80. Le télégramme du 18 août apportait un changement notable à ce programme du moment que l'Organisation allait s'établir en pays belligérant, ce qui du reste était embarrassant pour Vichy vis-à-vis du Reich 81 . La réponse de Belin, datée du 26 août, fut donc nettement défavorable : < Tous remerciements pour votre communication obligeante. Dois toutefois présenter toutes réserves concernant votre décision transférer une section BIT en territoire pays belligérant. Dans ces conditions, vous serais obligé envisager renvoi Genève fonctionnaires nationalité française. En attendant leur retour reconnaissant attirer leur attention sur nécessité s'abstenir toute manifestation pouvant présenter caractère public 82. » Mais les fonctionnaires du B.I.T. se trouvaient déjà à Lisbonne, attendant leur embarquement pour ce qu'ils croyaient être les Etats-Unis. Il semble que leur départ en masse et leur arrêt prolongé à Lisbonne aient été signalés aux représentations françaises à Genève et au Portugal. D'ailleurs, au même moment, l'Allemagne s'intéressait particulièrement à la < mort » du B.I.T. et déclarait que le moment était venu de le remplacer 83. Lorsque le télégramme de Vichy fut connu, les fonctionnaires français décidèrent de ne pas partir avant que le directeur ne vînt lui-même leur préciser la suite qu'il comptait y donner. Quand celui-ci arriva à Lisbonne le 11 septembre, il eut une importante conversation avec leur porte-parole, le sous-directeur Adrien Tixier. Il fut alors décidé que le bureau de Genève resterait ouvert avec du personnel ; que les fonctionnaires de nationalité française y seraient affectés ; qu'il ne leur serait pas demandé d'aller à Montréal ou même dans un autre pays belligérant, mais qu'ils pourraient être évidemment appelés à se rendre en mission en Europe
80. Cf. lettre d'Adrien Tixier à Marius Viple, 4 septembre 1940 (source privée). 81. A cette maladresse de fond, s'ajoutait une maladresse de forme : le télégramme en question fut envoyé au consulat de France à Genève, lequel devait le transmettre au ministère des Affaires étrangères. René Belin ne pouvait apprécier le fait d'avoir été saisi indirectement d'une communication pour laquelle il était seul compétent ; sa réponse fut envoyée sans que Laval ait été consulté (cf. lettre de Marius Viple à Adrien Tixier, 1« septembre 1940, source privée). 82. B.I.T., B.O., vol. XXV, op. cit., p. 71 ; pour la presse, cf. La Suisse, 30 août 1940 ; La Croix, 31 août 1940 ; Le Petit Dauphinois, 1 " septembre 1940. 83. Cf. Völkischer Beobachter, 21 août 1940.
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ou hors d'Europe dans des pays neutres. Il fut surtout décidé de donner à Vichy tous les apaisements nécessaires84. Viple s'acquitta de cette tâche le 13 septembre 1940 85. Le message qu'il apporta fut jugé satisfaisant, mais on souhaita qu'il fût confirmé par une lettre officielle du directeur, qui donnerait toutefois la précision suivante : Genève demeure bien le siège constitutionnel du B.I.T. 8e . L'opposition si nette de Vichy à ce transfert 87 peut surprendre de prime abord : le nouveau régime entretenait d'excellentes relations avec le Canada, quoique pays belligérant ; de plus, Montréal était la capitale des Canadiens de souche française, c'est-à-dire la ville où les amitiés françaises étaient les plus vivaces, et l'absence des fonctionnaires français pouvait y causer une désagréable surprise ; enfin, par-dessus tout, une diminution de l'influence française au B.I.T. n'aurait-elle pas résulté d'une telle absence ? Mais à tous ces arguments, Vichy en opposait trois autres. Les deux premiers étaient d'ordre purement juridique : le directeur du B.I.T. n'a pas le droit de changer le siège du Bureau, même à titre temporaire, contrairement à la constitution de l'O.I.T. 88 ; une organisation internationale ne doit pas s'installer en pays belligérant en temps de guerre. Le dernier était plus décisif : la France de Vichy n'était pas un Etat qui disposait entièrement de son indépendance, ce qui revenait à dire que l'envoi du télégramme du 26 août avait été tout simplement imposé par le Reich à l'Etat français 89 . La réponse officielle écrite que réclamait celui-ci au Bureau lui permettait de se couvrir temporairement vis-à-vis de l'envahisseur. Quant à l'attitude conciliante du B.I.T., elle s'expliquait par une raison évidente : la question du transfert au Canada d'une demi-douzaine de fonctionnaires français ne constituait pas une base suffi-
84. Cf. lettre d'Adrien Tïxier à Marius Viple, 11 septembre 1940 (source privée). Cette dernière décision fut prise car après un premier voyage à Vichy, Viple avait écrit que la situation n'était pas clarifiée, et qu'un départ de la France sous l'impulsion de Belin demeurait possible à bref délai (cf. lettre de Marius Viple à Adrien Tixier, l o r septembre 1940, source privée). 85. Cf. « Communication verbale faite au nom du directeur adjoint du B.I.T. à M. le Ministre du Travail, Vichy » (B.I.T., B.O., vol. XXV, op. cit., p. 71). 86. Vichy demandait aussi d'être informé des réactions des pays extra-européens devant l'installation du B.I.T. à Montréal (cf. lettres de Marius Viple à John Winant, 8 octobre et 3 décembre 1940, et à Edward Phelan, 22 octobre et 5 novembre 1940, source privée). 87. Vichy alla jusqu'à refuser les visas aux familles des fonctionnaires français qui partiraient avec le B.I.T. (cf. lettre d'Adrien Tixier à Robert Lafrance, 25 septembre 1940, et réponse de Robert Lafrance, 2 octobre 1940, source privée). 88. Laval dira même qu'il s'agissait d'un « abus caractérisé de pouvoir » (cf. lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 22 octobre 1940, source privée). Edward Phelan semble avoir été du même avis (cf. « Some Réminiscences of the International Labour Organisation », op. cit., p. 256). 89. Cf. lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 22 octobre 1940 (source privée).
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santé pour une rupture des relations avec un membre fondateur ; si le gouvernement de Vichy désirait se retirer de l'Organisation, il fallait lui en laisser l'initiative et, surtout, que ce retrait se produisît sur une question fondamentale 9 0 .
2. LES DÉCISIONS DU CONSEIL DES MINISTRES DU 8 DÉCEMBRE 1 9 4 0 EN FAVEUR DE
L'O.I.T.
Le problème du siège de Montréal réglé provisoirement, Marius Viple s'attela immédiatement aux questions financières. Il n'y avait en effet qu'une seule façon pour Laval de prouver sa bienveillance à l'égard de l'O.I.T. : c'était d'ordonner le paiement de la contribution financière de la France à l'Organisation. Mais le destin financier de l'O.I.T. était lié à celui de la S.D.N., et on ne pouvait payer l'une sans alimenter l'autre. Laval répugnait particulièrement à verser quoi que ce soit à la Société et, par là même, pensait-il, à certains fonctionnaires français à l'égard de qui il nourrissait un certain ressentiment depuis le conflit italo-éthiopien. Marius Viple lui fit observer qu'il n'était aucunement possible de viser la S.D.N. sans toucher en même temps l'O.I.T. A contre-cœur, Laval finira par admettre ce point de vue et promettra d'acquitter les obligations financières de la France vis-à-vis de Genève. Mais comme un tel geste aurait été en contradiction totale avec sa politique générale et qu'il lui aurait été difficile de le justifier devant un Conseil des ministres, il suggéra à Viple que le directeur Winant fît une visite à l'ambassade de France à Washington afin que cette démarche fût rapportée télégraphiquement à Vichy par l'ambassadeur Henry-Haye 91 . Deux problèmes connexes se posaient alors dans le domaine financier : le paiement des arriérés de la contribution de 1940 92 et l'inscription au budget
90. Cf. lettre d'Adrien Tixier à Carter Goodrich, 8 juillet 1941 (source privée). Notons que le sous-directeur Adrien Tixier sera ainsi empêché de gagner Montréal : il s'installera au bureau de correspondance du B.I.T. à Washington et se rendra en mission dans certains pays d'Amérique latine, jusqu'à ce qu'il devienne représentant du C.N.F. aux EtatsUnis. Cf. infra, p. 137 et s. 91. Cf. lettres de Marius Viple à Adrien Tixier (10 octobre 1940 et 21 juillet 1941), à Edward Phelan (22 octobre 1940 et 18 février 1941) et à John Winant (3 et 17 décembre 1940) ; lettre d'Adrien Tixier à Marius Viple, 4 décembre 1940 (source privée). 92. Jusqu'en février 1940, la République n'avait versé qu'une partie de la contribution française. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 17/39577/39558, pièce III. L'explication que nous possédons de ce retard n'est pas clairement établie : « ... Vous n'avez certainement pas oublié que la Commission des finances du Parlement français, dans un geste de mauvaise humeur contre Avenol, avait réduit de 50 % le chiffre de contribution S.D.N. qui lui était proposé pour 1940, se réservant d'ailleurs de compléter la somme dès que Daladier se déciderait à venir personnellement répondre aux questions qui lui étaient posées... Vous savez la suite : événements de mai, batailles perdues et invasion... » (Lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 18 février 1941, source privée.)
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de l'Etat de la contribution pour l'année 1941. Or, depuis l'«Acte constitutionnel » n° 3 du maréchal Pétain, les deux Chambres avaient dû s'ajourner jusqu'à nouvel ordre et pour remplacer la commission des finances du Parlement, l'Etat français avait créé un comité budgétaire 93. Préalablement à l'inscription du montant de la contribution française au budget, certains membres du comité posèrent, à l'instigation de Marius Viple, une question politique que seul le Conseil des ministres était compétent pour trancher : la France entendelle demeurer membre de la S.D.N. 94 ? C'est le 8 décembre que le Conseil des ministres prit position à cet égard. Se basant sur le télégramme d'Henry-Haye qui présentait la visite prévue de Winant comme celle d'un ami de la France et qui de surcroît se trouvait être un ami personnel de Roosevelt, Laval eut beau jeu d'exposer qu'un refus d'acquitter des obligations financières serait mal interprété par Washington et que pour la France, dont les relations extérieures étaient si difficiles, le B.I.T. constituait un lien non négligeable avec le monde extérieur 95. Laval put ainsi faire prendre trois décisions favorables à l'O.I.T. : I o Règlement des arriérés de la contribution de 1940. La question était de taille, puisqu'il s'agissait de plus d'un million et demi de francs suisses. Le fait revêt toute sa saveur lorsque l'on songe qu'au cours de l'affaire éthiopienne, Laval, ayant constaté que certains fonctionnaires français du Secrétariat se livraient à une opposition ouverte contre sa politique, avait menacé de ne plus payer la cotisation française 96 . 2° Inscription aux dépenses de l'Etat (premier trimestre de l'exercice 1941) de la contribution genevoise pour l'année 1941 97. 3° Maintien de l'Etat français à l'O.I.T. en dépit de la notification de son retrait de la S.D.N. qui fut décidé au même moment98. La situation était telle lorsque la crise du 13 décembre chassa Laval du pouvoir.
93. Cf. loi du 16 novembre 1940 instituant un comité budgétaire, J.O.R.F., 20 novembre 1940, p. 5739-5740. 94. Cette question n'avait pas de fondement juridique, car même en supposant un retrait immédiat, la France était tenue de verser ses contributions pour deux ans encore, en vertu de l'article 1 e r , paragraphe 3 du Pacte. En fait, ce n'était qu'un prétexte destiné à soulever officiellement la question de la S.D.N. en Conseil des ministres (cf. lettre de Marius Viple à Winant, 3 décembre 1940, source privée). 94. Cf. lettre de Marius Viple à Winant, 3 décembre 1940 (source privée). 95. Cf. lettre de Marius Viple à Adrien Tixier, 21 juillet 1941 (source privée). 9 6 . C f . TABOUIS, op.
cit.,
p. 256.
97. Cf. Etats annexés à la loi fixant les crédits applicables aux dépenses d u premier trimestre de l'exercice 1941 (Affaires étrangères, chap. 29), J.O.R.F., 1 " janvier 1941, p. 8a. 98. Cf. supra, p. 84.
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CHAPITRE II LA PÉRIODE DARLAN (FÉVRIER 1 9 4 1 - A V R I L 1942)
La période pendant laquelle l'amiral Darlan conduira les destinées de l'Etat français sera celle de la rupture avec les organisations internationales de Genève. De par son impulsivité, Darlan mènera une politique plus voyante que celle de son prédécesseur, et aux prises de position bien tranchées. C'est ainsi que Vichy sera amené à rompre brutalement avec la S.D.N. (section I). Par contre en ce qui concerne l'O.I.T., la rupture s'opérera en douceur, grâce aux inlassables efforts de Marius Viple (section II).
SECTION I
LA RUPTURE
AVEC LA
S.D.N.
Avec la chute de Laval, la notification de retrait de la S.D.N., qui était prête à être signée, fut enfouie dans les tiroirs du ministère des Affaires étrangères. L'avenir de la participation française ne dépendait alors que des nouveaux dirigeants. La présence éphémère au pouvoir de Pierre-Etienne Flandin (de décembre 1940 à février 1941) n'apportera aucun élément important : tout au plus le nouveau ministre des Affaires étrangères décidera-t-il de maintenir l'ordre de paiement de la contribution française pour 1940 que Laval avait signé avant son éviction x. A l'avènement de l'amiral Darlan, les relations de la France avec la S.D.N. s'ouvrirent sous de bons auspices : en mars 1941, le ministère des Affaires étrangères s'était déclaré d'accord sur la reprise, par les colonies françaises, de la transmission directe des statistiques épidémiologiques à la section d'hygiène2. Une collaboration riche de promesses s'était engagée entre le secrétariat d'Etat à la famille et à la santé et le service épidémiologique de la Société 3 ; il était même question à cette époque que le gouvernement français rachetât les installations de Radio-Nations que le Secrétariat se voyait contraint de liquider par suite de l'attitude de la
1. Cf. lettres de Marius Viple à Edward Phelan, 4 et 18 mars 1941 (source privée). 2. Cf. lettre de Sean Lester à Pierre Arnal, 20 mars 1941, archives S.D.N., 1933-1946, dossier 8D/40951/40951. 3. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 8D/40951/40951 et 8D/41051/40951.
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Suisse 4 ; de plus, à aucun moment, Vichy n'avait manifesté le désir de faire pression sur les quatre hauts fonctionnaires français du Secrétariat (Henri Vigier, Yves Biraud, Emile Giraud et René Charron) ; enfin et par-dessus tout, Darlan avait confirmé son désir de régler définitivement le reliquat de la contribution française pour 1940, en débloquant la contre-valeur en dollars de la somme due, sur les avoirs du Trésor français « gelés » aux EtatsUnis depuis juin 1940 5 . Pourtant, c'est sous le régime de l'amiral Darlan que les décisions touchant la S.D.N. revêtirent l'aspect le plus irrémédiable et le plus gratuit. Cette rupture s'effectuera en trois étapes : la notification de retrait, la belligérance des mandats français du Levant et la dénonciation de la protection internationale des réfugiés.
1. L A NOTIFICATION DE RETRAIT DE LA
S.D.N.
Rien au mois d'avril 1941 ne pouvait laisser prévoir un retrait de la France de la S.D.N. Un tel geste, mis à part son inutilité foncière, n'aurait pas cadré par son caractère spectaculaire avec la politique adoptée par l'Etat français sur le plan international. Telle était du moins l'opinion qu'un haut fonctionnaire du Quai d'Orsay voulut bien confier à l'époque à Marius Viple 6 . Mais cette vue ne tenait compte ni de l'état des relations franco-allemandes, ni de la personnalité de l'amiral Darlan. Il faut se rappeler, en effet, qu'au début du nouveau cabinet, les relations franco-allemandes se trouvaient au point mort depuis le 13 décembre. Comme l'écrit Mme Hytier, pour les renouer, « Darlan was ready to grant certain demands without asking for compensation and without excessive haggling 7 ». Or, tout comme Laval, l'amiral n'aimait pas la S.D.N. Au cours de la grande conférence sur le désarmement de 1932, il avait pu constater la stérilité de cette institution, et aussi le danger qu'auraient pu constituer pour la sécurité
4. Vichy désirait du matériel de radio pour équiper ses stations africaines, mais l'affaire tourna court. Les installations de la S.D.N. furent considérées comme trop vétustés. Le Secrétariat s'était tourné vers Vichy, car autrefois la France avait été l'un des pays qui avaient le plus poussé à la création de Radio-Nations. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 9G/35934/509, liasse n° 1, pièces XXXVI, XXXVIII, XLIII, XLV et LU. 5. Cf. lettre de Renom de La Baume (ambassadeur de France à Berne) à Sean Lester, 27 février 1940 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 17/39577/39558). Les Etats-Unis, qui voulaient être sûrs de l'usage que l'Etat français comptait faire de ces avoirs, ne débloquèrent ladite somme qu'à la suite d'une confirmation écrite de Sean Lester et d'une démarche personnelle de John Winant. 6. Cf. lettre de Sean Lester au président de la XX* Assemblée, 21 avril 1941 (source privée). 7. Adrienne Doris HYTIER, TWO Years of Foreign French Policy. Vichy : 1940-1942, Genève, Droz, 1958, p. 253.
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française certains des plans qui y avaient été exposés. Dans ces conditions, comment l'amiral, anglophobe comme beaucoup de marins et germanophile de circonstance, n'aurait-il pas été tenté d'utiliser le modeste pion qu'était la S.D.N. sur l'échiquier de la diplomatie franco-allemande? Pour dégeler l'atmosphère avec les autorités occupantes, n'était-il pas habile d'appuyer sur la touche psychologique qui s'appelait Genève, surtout quand ce geste était susceptible de lui procurer une indéniable satisfaction personnelle ? Darlan s'était rendu à Paris à plusieurs reprises en février, mars et avril 1941, mais ses déplacements ne servirent nullement à éclaircir la situation 8 . Au retour de son premier voyage, il trouva sur sa table l'ordre de paiement de la contribution française à la S.D.N. pour 1940. Il y apposa sa signature, estimant qu'il s'agissait d'un engagement de Laval auquel il était lui-même tenu. Mais il avait gardé le souvenir de la décision qu'avait prise le Conseil des ministres en décembre dernier ; il déclara qu'il se proposait de l'appliquer à son tour au moment qu'il jugerait opportun. Précisément, au début d'avril 1941, au retour d'un de ses voyages infructueux, il réclama le dossier « Société des Nations » et ordonna que soit préparée une nouvelle formule de retrait. A plusieurs reprises, l'amiral manifestera une sorte de joie enfantine à l'idée de signer personnellement la notification de retrait. « Il s'agissait d'une affaire passionnelle qui amusait fort l'Amiral et qu'il jugeait susceptible d'amuser aussi le grand public 9 », rapporte Viple. La question fut débattue au Conseil des ministres du 18 avril 1941 et expédiée comme une simple affaire courante. Sean Lester, le secrétaire général par intérim, y fut critiqué. Le contact qu'il n'avait jamais voulu prendre avec les autorités françaises lui fut cette fois-ci irrémédiablement préjudiciable. La notification de retrait, envoyée le 19 avril sous forme d'un télégramme urgent, lui parvint le jour même au Secrétariat. Elle était ainsi conçue : « J'ai l'honneur de vous informer que le Gouvernement français, usant de la faculté qui lui est ouverte par l'article premier paragraphe trois du Pacte, a décidé de se retirer de la Société des Nations. Le Gouvernement français se réserve de se prononcer ultérieurement sur la continuation éventuelle de sa participation à l'Organisation internationale du Travail et aux institutions de caractère purement technique rattachées à la Société des Nations 10 . » On peut valablement se demander si la décision de Darlan ne fut pas prise à 8. C f . NICOLLE, op. cit., t . I, p . 187, 189, 2 1 0 , 218, 231, 234, 2 3 6 et 2 4 0 .
9. Lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 29 avril 1941 (source privée). 10. S.D.N., doc. C.26.M.23.1941 ; cf. aussi Informations générales (publiées par le Secrétariat d'Etat à l'Intérieur), 22 avril 1941, n° 34, p. 149. Il est curieux de constater que Darlan avait d'abord envoyé cette communication sous la forme d'une lettre datée du 18 avril. Songeant probablement au retard avec lequel celle-ci risquait de parvenir au Secrétariat (elle devait passer par l'intermédiaire du consulat de France à Genève), il envoya le lendemain le même texte par le télégramme cité. Cf. archives S.D.N., 19331946, dossier 1/40997/40997.
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la suite de nouvelles exigences allemandes. Mais le fait était qu'en 1941 Berlin considérait les organisations internationales comme en pleine désuétude, et la perspective d'une guerre qui s'avérait désormais longue les rendait d'ailleurs fort insignifiantes à ses yeux. Le Reich n'exigeait plus de décisions retentissantes à ce sujet : il se bornait, semble-t-il, à demander aux pays occupés ou contrôlés par lui, de ne plus payer leurs contributions. La vérité était donc plus terne : il s'agissait d'un geste totalement gratuit de l'amiral Darían qui, en cela, n'avait suivi que son aversion personnelle11. Pour nous faire une idée de la haine avec laquelle il considérait la S.D.N., il n'est que de relire une interview qu'il avait accordée en août 1941 au journaliste suisse Robert Vaucher. Démentant les bruits qui circulaient alors en Suisse au sujet d'une éventuelle monnaie d'échange (Suisse romande contre Alsace-Lorraine) à laquelle il ne serait pas personnellement opposé, l'amiral avait déclaré sans ambages : < Il n'y a qu'une chose (...) que je n'aime pas en Suisse, c'est la Société des Nations. Elle est morte, Dieu ait son âme. Quand je visitais, avec un de mes amis, en 1930, le Palais de la Société des Nations, que l'on commençait à construire (...), je lui ai dit : < Quand ce Palais sera fini, la Société sera morte. > (...) Je venais d'assister en curieux à trois séances de la Société des Nations. J'en suis parti effrayé. Je n'ai jamais vu de guerre aussi proche qu'en entendant les discussions de ces gens. Je me suis retenu d'applaudir le délégué des Soviets qui leur disait, en termes polis, qu'ils n'étaient que des fourbes et des hypocrites. Je pensai, à temps, que comme amiral français, je ne devais pas applaudir un bolcheviste russe. J'y suis retourné au moment des Accords de Nyon, et quand je suis entré dans le parc, un fonctionnaire français qui m'accompagnait me dit : « Regardez, le Palais est beau, on dirait une clinique. > Je lui ai répondu : « C'est une belle clinique, mais toutes les opérations y ratent 12 . » L'Allemagne était cependant implicitement présente derrière la notification de retrait : l'amiral a probablement pensé que son geste serait agréable au Reich dont les récents succès dans les Balkans lui faisaient présager une proche victoire. Le retrait de la France de la S.D.N. s'effectua sans aucune contrepartie de la part de Berlin, qui n'en manifesta d'ailleurs pas le moindre signe de contentement (son interprétation officielle fut que la S.D.N. n'ayant plus depuis longtemps la moindre signification politique, Vichy venait de prendre juridiquement acte de cet état de fait) 13 . Le geste de Vichy portait un coup sévère à ce qui restait de la S.D.N. Il risquait de précipiter le départ de certains Etats neutres européens comme l'Irlande, la Suède, le Portugal, et plus particulièrement la Suisse. Il consti11. Cf. lettre de Sean Lester au président de la XX* Assemblée, 21 avril 1941 (source privée) ; lettre de Sean Lester à Roger Mellor Makins, 22 octobre 1942 (source privée) ; télégramme de Sean Lester à William Strang, 8 février 1943 (source privée) ; lettre de Marius Viple à Edward Phelan, 29 avril 1941 (source privée). 12. Gazette de Lausanne, 28 août 1941, p. 1. 13. «Les ombres sur le mur», dans France (Londres), 21 avril 1941, 1 : 1 . Cet article reproduit, entre autres, un commentaire allemand.
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tuait aussi la rupture du dernier lien (théorique) avec la Grande-Bretagne (les deux pays étaient encore les seuls membres permanents du Conseil). On ne saurait se retenir de trouver que ce geste avait un certain aspect malsain, voire masochiste. Accabler la S.D.N., n'était-ce pas accabler dans le même temps la France qui s'identifia à elle pendant tant d'années ? En d'autres temps, cette décision aurait constitué un événement sensationnel. Mais pour la plupart, les journaux se contentèrent de reproduire la nouvelle ou simplement le communiqué officiel de Vichy 1 4 ; rares furent ceux qui se livrèrent à quelques commentaires, peu amènes du reste 15 . Un certain aspect de la France était bel et bien révolu.
2 . LA. BELLIGÉRANCE DES MANDATS FRANÇAIS DU
LEVANT
Au début du mois de mai 1941, une révolte soutenue par les Allemands éclatait en Irak contre les Anglais. Pour des raisons stratégiques, le Reich se voyait amené à se tourner vers Darlan : ayant échoué dans son offensive aérienne contre la Grande-Bretagne et envisageant de « lancer une attaque en tenaille qui visait Mossoul et Suez 1 6 », il s'aperçut que la collaboration française lui devenait indispensable. Aussi, les autorités occupantes convoquèrent-elles Darlan à Paris et, le 6 mai, celui-ci conclut sans trop de difficultés avec le général Vogl un accord qui prévoyait des facilités à accorder à l'Allemagne en Syrie, territoire sous mandat français. Les deux dispositions essentielles qui nous intéressent ici en étaient les suivantes : « « b) Pendant la durée de l'état de choses actuel en Irak, escale et ravitaillement dans la mesure du possible des avions allemands et italiens avec octroi à l'Armée de l'Air allemande d'un point d'appui dans le Nord de la Syrie... « c) Utilisation des ports, routes et voies ferrées syriens pour les livraisons à destination de l'Irak 1 7 . » Le 9 mai, les premiers avions allemands arrivaient en Syrie ; une centaine
14. Cf. N.Y.T., 19 avril 1941, 6 : 5 ; France (Londres), 19 avril 1941, p. 1; L'Œuvre (Paris), 19 avril 1941, p. 4, etc. 15. Cf. Le Progrès de l'Allier (Moulins, 22 avril 1941, 1 : 3 ) se félicite de ce que par son retrait, la France économisera dix millions ; pour l'éditorialiste de France (« Les ombres sur le mur », Londres, 21 avril 1941, 1 : 1), il s'agit d'un événement de peu de portée : « deux ombres ont pris congé l'une de l'autre » ; cf. surtout l'article véhément de Philippe HENKIOT (op. cit., dans Gringoire, 24 avril 1941, 1 :1, 2). Dans « A travers la presse. Sur le tombeau de la S.D.N. », France, (30 mai 1941, p. 3) fait une utile revue de la presse française. 16. ARON, op. cit., p . 427.
17. Nous reproduisons ici les passages de la première partie des protocoles de Paris du 27 mai 1941 qui reprennent les termes de l'accord Darlan-Vogl, cf. D.F.C.A.A., t. IV, p. 472. 8
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d'entre eux ainsi que plusieurs trains de marchandises allaient y transiter. L'Etat français violait ainsi, en faveur du Reich, la neutralité qui lui avait été imposée depuis juin 1940 et, ce faisant, au détriment des engagements que la France avait contractés en vertu des termes du mandat sur la Syrie et le Liban. Le Pacte, il est vrai, imposait aux puissances mandataires l'interdiction d'établir des fortifications ou des bases militaires ou navales et de donner aux indigènes une instruction militaire (si ce n'est cependant pour la police ou la défense du territoire) 18 . Mais cette règle fut incorporée seulement dans les chartes des mandats B et C ; aucune disposition similaire n'existait dans les clauses militaires des mandats A, catégorie à laquelle appartenaient la Syrie et le Liban 19. D'ailleurs, lors du conflit italo-éthiopien, les sanctions contre l'Italie avaient été appliquées aussi dans les territoires sous mandat 20 . De même, dès le début du conflit mondial, la France et la plupart des puissances mandataires décrétèrent, dans les territoires qui leur étaient confiés, toute une série de mesures qui y étendirent de fait l'état de guerre. En Syrie, les ressortissants ennemis furent notamment internés et leurs biens mis sous séquestre 21. Le problème qui se trouvait posé en mai 1941 n'était pas tellement celui de la belligérance des mandats, que celui de l'application effective de certaines dispositions des conventions d'armistice franco-allemande et franco-italienne concernant les territoires du Levant 22 . Par l'article premier de la convention d'armistice franco-allemande, la France déclarait cesser les hostilités contre l'Allemagne non seulement sur le territoire métropolitain, mais aussi dans ses protectorats et territoires sous mandat ; en vertu de l'article 19, paragraphe 2 de la même convention, elle
18. Cf. article 22, paragraphes 5 et 6, du Pacte de la S.D.N. 19. D'après le mandat pour la Syrie, le mandataire avait le droit de maintenir « ses troupes dans les territoires (...) en vue de leur défense seulement » (art. 2, § 1) et organiser des milices qui ne pouvaient être utilisées à d'autres fins que celles du maintien de l'ordre, « à moins que le mandataire ne l'autorise » (cette réserve de l'art. 2, § 2, avait pour conséquence pratique de ruiner le principe de la neutralisation) ; de plus, il disposait « en tout temps du droit d'utiliser les ports, voies ferrées et moyens de communication de la Syrie et du Liban pour le passage de ses troupes et de tout matériel, approvisionnements et combustibles » (art. 2, § 4 : autrement dit, de mettre de facto le territoire en état de belligérance du moment qu'il l'utilisait comme base d'opérations). Cf. Mandat pour la Syrie et le Liban, S.D.N., doc. C.528.M.313.1922.VI. 20. Cf. H. Duncan HALL, Mandates, Dependencies and Trusteeship, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 1948, p. 69. 21. Un tel état de choses allait à l'encontre de l'essence même du mandat et de l'intérêt des populations. Mais en cas de guerre, poussé par l'état de nécessité, un belligérant aurait pu être tenté de s'emparer des territoires sous mandat : pour les défendre de la façon la plus adéquate, l'Etat mandataire se devait de les considérer comme les siens propres. 22. Pour le texte des deux conventions, cf. Roger CÉRÉ et Charles ROUSSEAU, Chronologie du conflit mondial, 1935-1945, Paris, Société d'édition française et internationale, 1945, p. 599-605.
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était tenue de livrer à la demande du Reich tous les réfugiés allemands antinazis se trouvant notamment sur ses territoires sous mandat. La convention d'armistice franco-italienne contenait plus de précisions. Son article 1" est similaire à celui de la convention précédente, mais ses articles 9 (§ 3), 10, 18 et 19 vont plus loin : L'article 9, paragraphe 3, stipule qu'en ce qui concerne la Syrie, « la Commission italienne d'armistice, en établissant les modalités de démobilisation et de désarmement, prendra en considération l'importance particulière du maintien de l'ordre dans ledit territoire ». L'article 10 concerne la remise, entre autres, des armes et munitions dans les territoires sous mandat. L'article 18 interdit aux avions se trouvant sur territoire français ou sur territoire placé sous contrôle français de décoller, et tous les aéroports ou installations s'y trouvant passent sous contrôle italien ou allemand. Enfin, l'article 19 s'occupe des conditions dans lesquelles pourront s'effectuer les communications radiophoniques entre la France métropolitaine et ses territoires d'outre-mer, dont la Syrie (ces conditions devaient être déterminées par la commission italienne). L'un des problèmes juridiques posés par les événements de Syrie se ramenait à savoir si l'usage des aérodromes du Levant par l'aviation de l'Axe était conforme aux stipulations conventionnelles d'armistice. Seuls l'article 13 de la convention franco-allemande et l'article 18 de la convention franco-italienne pouvaient théoriquement être invoqués. Mais l'article 13 ne concernait que le territoire métropolitain non occupé, tandis que l'article 18 ne prévoyait qu'un simple « contrôle » des aéroports et en aucune façon leur franche utilisation à des fins offensives. Il faut donc reconnaître que l'Etat français semble avoir donné à ces deux articles une interprétation extensive qu'ils n'avaient pas. Quoi qu'il en soit et d'une façon générale, ces dispositions n'étaient pas compatibles avec la poursuite de la mission de mandataire par Vichy : en vertu de l'article 2 des termes du mandat pour la Syrie et le Liban, « le Mandataire pourra maintenir ses troupes dans lesdits territoires en vue cle leur défense ». Etant responsable du maintien de l'ordre dans ces territoires, il est donc seul juge de l'importance des forces qui sont nécessaires à cet effet. Or, aux termes de l'article 9 de la convention franco-italienne, la France renonçait pratiquement à ses droits et même à ses devoirs au bénéfice de la commission italienne d'armistice ; d'autre part, en vertu de l'article 10 (remise des armements et des munitions) et de l'article 18 (contrôle des aérodromes), l'Italie avait obtenu un transfert plus ou moins total du contrôle militaire des mandats du Levant, et ces clauses se heurtaient à l'article 4 des termes du mandat : < Le Mandataire garantit la Syrie et le Liban (...) contre l'établissement de tout contrôle d'une puissance étrangère. » Enfin, Vichy ne pouvait transférer le
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moindre de ses droits d'Etat mandataire sans l'assentiment du Conseil de la S.D.N. 23 et celui des populations. Deux conclusions se dégagent de cet examen sommaire : d'une part, l'ensemble des dispositions des conventions d'armistice avait créé dans les Etats du Levant une situation incompatible avec leur statut de territoire sous mandat ; d'autre part, la mission de puissance mandataire présupposait des conditions auxquelles ne pouvait plus prétendre l'Etat français depuis la signature de l'armistice. Après son retrait de la S.D.N., on pouvait même se demander s'il entendait conserver son mandat. Il était permis d'en douter. Comme la plupart des puissances mandataires, la France avait, depuis 1939, cessé d'envoyer à la S.D.N. un rapport annuel sur la gestion de ses mandats. Cela pouvait valablement s'expliquer, du moins jusqu'en juin 1940, par les impératifs de la guerre. Par la suite, le silence de l'Etat français pouvait être motivé, du moins en partie, par le désir de ne pas indisposer l'Allemagne. Mais après sa notification de retrait de la S.D.N., Vichy adoptera une attitude pour le moins équivoque. Ainsi dans le protocole des négociations francoallemandes de mai 1941, on pouvait lire cette phrase : « Le Gouvernement français (...) affirme qu'il est décidé à défendre la Syrie et le Liban par tous les moyens contre toute attaque en vue d'y maintenir la souveraineté française 2i. » La portée de cette affirmation prend toute sa valeur lorsque l'on songe que la souveraineté des territoires sous mandat n'appartenait pas plus à l'Etat mandataire qu'à la S.D.N. Pourtant, dans son message du 8 juin 1941 adressé aux Français du Levant, le maréchal Pétain ne s'exprimera pas d'une façon différente : « La propagande, qui forgeait le prétexte de l'agression, prétendait que des troupes allemandes débarquaient en grand nombre dans nos ports du Levant... « Vous qui êtes sur place (...) savez que les quelques avions qui avaient fait escale sur nos territoires ont aujourd'hui quitté la Syrie 25... » Il est difficile de savoir si cette déclaration était intentionnelle et si elle marquait réellement le désir d'annexer à plus ou moins brève échéance les territoires du Levant. Mais du point de vue juridique, aucune équivoque ne pouvait subsister : à l'expiration de son préavis de retrait de la S.D.N., la France ne perdait nullement ses obligations d'Etat mandataire. Plusieurs arguments étayent cette thèse : 1. La France ne tenait pas son mandat de la S.D.N., mais du Conseil suprême des puissances alliées. C'était ce dernier organisme qui avait procédé à la répartition des territoires entre les nations victorieuses ; la S.D.N. n'avait fait qu'entériner ce choix en approuvant les chartes des mandats élaborées par les puissances administrantes. S'il était vrai que le mandat était admi23. Cf. article 18 du Mandat pour la Syrie et le Liban, op. cit.
24. DF.C.A.A., t. IV, p. 472. C'est nous qui soulignons. 25. Maréchal PÉTAIN, Paroles aux Français, op. cit., p. 119. C'est nous qui soulignons.
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nistré au nom de la S.D.N. et restait soumis au contrôle de celle-ci, il n'en résultait pas moins que l'Etat mandataire qui se retirait de la Société n'abandonnait pas ipso facto les droits et devoirs afférents aux mandats. Cela était conforme à la logique, car dans le cas contraire, une puissance administrante n'aurait eu qu'à se retirer de la S.D.N. pour annexer, échanger ou transférer à sa guise le territoire dont elle avait la charge. Une telle situation aurait été, évidemment, en complète contradiction avec l'essence même du système des mandats. 2. Aucune disposition juridique ne faisait de la qualité de membre de la S.D.N. une condition sine qua non pour l'administration d'un territoire sous mandat. Il suffira seulement de rappeler qu'en 1920, le Conseil suprême avait décidé d'offrir aux Etats-Unis le mandat sur l'Arménie au moment où ceux-ci avaient catégoriquement rejeté le traité de Versailles et le Pacte de la S.D.N. 3. Dans la pratique, la S.D.N. n'avait jamais réellement examiné cette question, mais néanmoins on peut invoquer le précédent du Japon. Quoique s'étant retiré effectivement de la Société en 1935, cet Etat continua à accréditer un représentant auprès de la C.P.M. pour assister à la discussion des rapports qu'il fit parvenir à Genève jusqu'en 1939. Comme ni la C.P.M. ni le Conseil (organes compétents en matière de mandats) n'avaient jamais protesté contre cet état de choses, on peut dire qu'il y eut une sorte d'acquiescement tacite de leur part. Les mandats que le Japon administrait appartenaient à la catégorie C, mais les éléments du problème juridique restent les mêmes et on peut les appliquer par analogie aux mandats A. La réaction de la S.D.N. aux événements de Syrie et à la déclaration du 8 juin du maréchal Pétain fut nulle. Le Conseil de la S.D.N. et la Commission permanente des mandats ne s'étaient plus réunis depuis décembre 1939 et il n'était pas prévisible qu'ils puissent le faire de si tôt. Le secrétaire général par intérim n'aurait pu en aucun cas se substituer à ces deux organes ; à la rigueur, seule la Commission de contrôle, en vertu de ses pouvoirs exceptionnels, pouvait prendre position. Mais soit qu'elle ne fût pas saisie par le secrétaire général, soit qu'elle ne voulût pas elle-même dépasser ses compétences financières et administratives, la Commission n'éleva aucune protestation auprès de Vichy. La S.D.N. assistait, impuissante, à l'effondrement d'un rouage essentiel de son mécanisme, et cela par l'entremise d'un Etat qui avait été son champion pendant de longues années.
3 . LA DÉNONCIATION DES LIENS RELATIFS A LA PROTECTION INTERNATIONALE DES RÉFUGIÉS
La période qui va de juillet 1941 au remplacement de l'amiral Darlan par Pierre Laval fut celle d'une nouvelle tension avec le Reich ; le problème des réfugiés traduira un aspect secondaire de cette crise.
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En effet, après l'envoi de sa notification de retrait, l'Etat français conservait un lien juridique important avec la Société par le truchement de l'accord international du 30 juin 1928 relatif au fonctionnement en France des services du Haut-Commissariat de la S.D.N. pour les réfugiés. Quoique d'ordre humanitaire et technique, cette convention n'en avait pas moins d'indéniables implications politiques. Depuis la première guerre mondiale, la France avait été à l'avant-garde des Etats qui appliquèrent réellement les principes de la protection internationale des réfugiés. « Sa position géographique à l'extrémité occidentale de l'Eurasie, ses traditions d'hospitalité et de libéralisme et [même]... ses conditions de vie relativement faciles, en faisaient un pôle d'attraction des réfugiés du monde entier 26 . » Mais à l'époque, le droit français n'admettait que la situation d'étranger, c'est-à-dire celle d'une personne pourvue d'une nationalité et protégée par un gouvernement étranger dont les offices consulaires pouvaient lui délivrer des pièces d'état civil authentiques. Or, comme un réfugié était un « étranger qui a perdu la protection de son pays d'origine 27 », la présence sur le territoire de la République d'innombrables apatrides de droit dénués de tout document d'origine posait un sérieux problème qui ne sera résolu qu'en 1928. A cette date, une conférence internationale adopta le principe qui prévoyait la conclusion d'un accord entre le Haut-Commissariat pour les réfugiés de la S.D.N. et un Etat considéré : les représentants du haut-commissaire auraient désormais autorité, soit pour délivrer aux réfugiés des pièces suppléant à l'absence d'acte d'origine, soit pour authentifier les pièces délivrées par les offices privés de réfugiés. Mais ce principe n'avait été adopté que sous la forme d'un « arrangement » international, c'est-à-dire d'une simple recommandation que les gouvernements étaient libres ou non de suivre 28 . Seules la France et la Belgique transformeront en dispositions conventionnelles les recommandations de cet arrangement. C'est ainsi qu'à partir de 1929 fut nommé en France un représentant du Haut-Commissariat qui remplissait à l'égard des réfugiés des fonctions quasi consulaires (il possédait d'ailleurs, à l'égard des consuls, un exequatur) 29. En 1940, Marcel Paon remplissait cette fonction. En juin 1940, la délégation du Haut-Commissariat en France se replia en province et la signature de l'armistice la contraignit à s'établir à Pau 3 0 . Au
26. Les réfugiés dans l'après-guerre, Rapport préliminaire d'un groupe d'études sur le problème des réfugiés, Genève, Organisation des Nations unies, 1951, p. 162. 27. Id. p. 175. 28. Sur la notion juridique d'« arrangement », cf. Fu-Yung Hsu, La Protection des réfugiés par la Société des Nations (thèse de droit, Lyon), Lyon, Bosc et Riou, 1935, p. 77 et s. 29. De plus, il devait être de nationalit6 française. 30. Cf. supra, p. 64.
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début du mois d'août, Marcel Paon reçut de Vichy, en tant que fonctionnaire du ministère de l'Agriculture, l'ordre de regagner Paris. Il devait y rouvrir les bureaux de la délégation. Mais en accord avec le ministère des Affaires étrangères et pour des raisons d'opportunité, ses services prirent la dénomination de à ces catégories de réfugiés) ainsi que les dispositions générales du chapitre XI. C'est ce qui laissait supposer, comme l'a affirmé Marcel Paon, que l'Etat français avait l'intention de reprendre les termes de cette convention dans ime loi spéciale appli-
1. Cf. archives S.D.N., doc. C.L.13.1942.XII.
1933-1946, dossier 20A/12136/8330 ; cf. aussi S.D.N.,
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La rupture de Vichy
cable aussi aux apatrides. Mais le dépouillement systématique du Journal officiel ne nous a pas confirmé ce fait 2 . Il est à noter toutefois que l'Etat français continuait à remplir ses obligations financières : peu avant son départ, Darlan avait réglé la contribution française pour 1941 en débloquant encore une fois des avoirs français aux Etats-Unis 3 . Ce versement avait été obtenu par la S.D.N. sur présentation de l'argument selon lequel même les pays de l'Axe s'étaient acquittés intégralement de leur dette au moment de leur retrait. La participation de l'Etat français à certaines activités techniques de la Société (prohibition du trafic de l'opium, interdiction des publications obscènes et du trafic des femmes et des enfants) pouvait d'ailleurs, à elle seule, rendre un tel paiement opportun i . En outre, des négociations étaient, semble-t-il, en cours entre la S.D.N. et Vichy pour le paiement de la contribution française de 1942, lorsque l'invasion de la zone sud vint y mettre un point final5. A part cela, et en dépit du fait que son retrait ne devait venir à échéance qu'au bout d'une année, la France de Vichy ne prenait plus aucune part à la vie de la S.D.N. 6 . Elle ne s'était toujours pas résolue à laisser Yves Bréart de Boisanger tenir son rôle à la Commission de contrôle, organe qui parvenait contre tous vents à maintenir l'organisation en activité 7 . Elle restait aussi tout à fait étrangère aux formes nouvelles de coopération internationale qui s'ébauchaient entre les Alliés en dehors ou par l'entremise de la S.D.N. Ainsi, les membres titulaires français du Comité économique et du Comité financier de la Société ne siégèrent pas aux importantes sessions mixtes que tinrent ces deux organes en 1942. Il se trouvait qu'ils
2 . Cf. Marcel P A O N , La question des réfugiés en France depuis l'invasion du territoire, juin 1940-octobre 1942, op. cit., p. 13. 3. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 17/40729/40711. 4. Cf. pour l'opium : archives S.D.N., 1933-1946, dossier 12A/15230/6047 ; pour les publications obscènes et le trafic des femmes et des enfants : S.D.N., doc. C.15.M.15.1942.IV (n° de vente : 1942.IV.1), p. 94, et C.12.M.12.1943.IV (n° de vente : 1943.IV.1), p. 96. Il est curieux de constater que cette collaboration, essentiellement des envois de statistiques, se poursuivra après l'invasion de la zone sud et continuera pratiquement sans interruption jusqu'à la Libération. En fait, elle s'effectuait moins en vertu du Pacte que de certaines conventions internationales. 5. Cf. lettre de Sean Lester à Roger Mellor Makins, 22 octobre 1942 (source privée) ; cf. aussi N.Y.T., 18 avril 1943, 2 0 : 2 . 6. Un litige juridique l'opposait d'ailleurs au Secrétariat qui réclamait une indemnité pour la réquisition des locaux de son bureau de Paris par les autorités occupantes (cf. S.D.N., doc. C.C.1246 et C.C.1299). M l l e Yvonne Chardigny, responsable de ce bureau (qui continua régulièrement à figurer dans les budgets de guerre du Secrétariat) demeura à Vichy pendant toute l'occupation en tant que représentante de la S.D.N. en France ; son rôle fut cependant des plus négligeables. 7. A partir de février 1940, Yves Bréart de Boisanger ne participa à aucune des sessions de guerre de la Commission de contrôle qui se tinrent presque exclusivement sur le con-
t i n e n t a m é r i c a i n . M a i s c o m m e administrateur de l a Banque des règlements internationaux,
il avait l'occasion de se rendre à Bâle, et prenait souvent contact à Genève soit avec Marius Viple, soit avec Sean Lester. L'invasion de la zone sud rompit ce dernier lien.
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étaient de hauts fonctionnaires du régime 8 et que les réunions se déroulèrent dans des pays belligérants 9 . Au moment où l'expiration du préavis allait amener la France à cesser de faire partie de la S.D.N., certains milieux de Vichy commencèrent à se demander si, dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, l'amiral Darlan n'avait pas agi en « apprenti sorcier ». Certes, la S.D.N. avait surtout été populaire dans les milieux de gauche. Mais, somme toute, pendant quatre lustres, rien d'important ne fut décidé à Genève sans l'accord de la France. Fallait-il rompre ce lien vieux de vingt ans au beau milieu de ces années d'humiliation ? Certes, le maintien de la France au sein de la S.D.N. n'était pas de nature à procurer à Vichy un avantage immédiat. Mais n'était-ce pas réserver l'avenir que de conserver malgré tout ce lien : la S.D.N. n'était-elle pas une fenêtre ouverte sur un monde extérieur autre que celui de l'Axe ? C'est ainsi que « certains milieux militaires assez importants » firent de discrètes avances à René Charron en octobre 1942 10 pour se renseigner sur la possibilité d'éviter une irrémédiable rupture. Sean Lester était prêt à accepter la prolongation du préavis de retrait pour une année, mais cela ne l'empêcha pas d'accueillir ces avances avec scepticisme : d'abord, Laval était l'ennemi juré de la S.D.N. et son accord à un tel acte paraissait improbable ; d'autre part, l'Allemagne ne considérerait-elle pas ce geste comme beaucoup plus grave qu'un refus de quitter la S.D.N. ? Yves Bréart de Boisanger lui certifiera d'ailleurs qu'il ne fallait rien attendre du gouvernement Laval, mais que quelque chose allait être tenté avant l'expiration du préavis de retrait. Mais tel était l'état du projet lorsque l'occupation totale de l'Etat français le réduisit à néant. En ce qui concerne l'O.I.T., tout ce que nous savons c'est que Viple était disposé à utiliser de nouveau au bénéfice du B.I.T. ses relations personnelles avec le président du Conseil français. En novembre 1942, le directeur Phelan s'adressa à Carter Goodrich pour l'informer que Viple demandait des instructions du Bureau en vue de tenter une ultime démarche auprès de Vichy. Mais le président du Conseil d'administration se prononça dignement, à titre personnel, contre une telle démarche. Il déclara qu'il serait préjudiciable à l'O.I.T., ne fût-ce que sur un plan moral, de conserver en son sein la France de Vichy : ce régime encourait la réprobation internationale à cause notamment de sa
8. Georges Dayras (membre du Comité financier) remplissait les fonctions de secrétaire d'Etat à la justice, tandis que Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, suppléant de P. Elbel (membre du Comité économique dont nous n'avons pu retrouver la trace, mais peut-être s'agissait-il du député des Vosges fusillé par les Allemands), était alors chef de division à la sous-direction d'Europe au sein du ministère des Affaires étrangères. En principe, ils siégeaient à ces comités à titre personnel. 9. Cj. Comité Economique et Comité Financier. Rapport au Conseil sur les travaux de la session mixte (Londres, 27 avril-ler mai 1942/Princeton, N.-J., 8 août 1942), 86 p., S.D.N., doc. C.52.M.52.1942.II.A (n° de vente : 1942.II.A.4). 10. Cf. lettre de Sean Lester à Roger Mellor Makins, loc. cit. (source privée).
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politique sociale, c'est-à-dire dans un domaine où en raison de ses responsabilités spéciales l'institution d'Albert Thomas se devait d'être intransigeante u . C'est ainsi que Vichy laissa passer le 19 avril 1943 sans la moindre réaction ; mais encore fallait-il savoir si son retrait s'était effectué valablement.
SECTION I I LA
VALEUR JURIDIQUE DU DES INSTITUTIONS
RETRAIT DE GENEVOISES
VICHY
L'article 1", paragraphe 3 du Pacte subordonnait le retrait d'un Etat de la S.D.N. à deux conditions : l'expiration d'un préavis de deux ans et l'accomplissement par l'Etat démissionnaire de toutes ses obligations internationales 12 . Il nous faudra donc, après avoir examiné la validité de la notification de Darlan, constater si l'Etat français a rempli cette double condition au 19 avril 1943.
1. LA VALIDITÉ DE LA NOTIFICATION DE RETRAIT
Comme la plupart des actes unilatéraux en droit international public, la décision d'un Etat de se retirer de la S.D.N. doit, pour être valable, faire l'objet d'une notification de l'autorité normalement qualifiée pour engager l'Etat sur le plan international 13 . Cette décision se présentant, d'autre part, comme une démission de la qualité de membre, l'acceptation de la S.D.N. est une seconde condition pour qu'elle soit valide 14 .
A . LA COMPÉTENCE INTERNATIONALE DE L'ETAT FRANÇAIS EN AVRIL 1941
Précisons tout de suite que la question de savoir si le gouvernement de Vichy était légitime ou non ne nous intéresse pas ici, car il s'agit d'un problème uni-
11. Cf. lettre de Carter Goodrich à Edward Phelan, 22 octobre 1942 (source privée). Pourtant l'O.I.T. continuera à traiter la France de Vichy comme un Etat membre jusqu'à la reconnaissance du C.F.L.N. 12. «Tout membre de la Société peut, après un préavis de deux ans, se retirer de la Société, à la condition d'avoir rempli à ce moment toutes ses obligations internationales, y compris celle du présent Pacte. » (Art. 1 er , § 3 du Pacte.) 13. Cf. Charles ROUSSEAU, «La sortie de la Société des Nations», R.G., 1 9 3 4 , p. 3 0 1 . 14. Id„ p. 299.
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quement du ressort du droit interne 15 . Le droit des gens, en effet, ne se préoccupe pas tant du fondement constitutionnel des gouvernements que de l'effectivité des pouvoirs dont ils disposent. En avril 1941, l'Etat français répondait apparemment aux conditions posées par le droit international : il possédait l'effectivité territoriale (toute la zone sud ainsi qu'un vaste empire restaient encore soumis à sa juridiction), de nombreux Etats membres de la S.D.N. continuaient à le reconnaître et il entretenait lui-même avec une trentaine d'Etats (dont les Etats-Unis, l'U.R.S.S., le Canada et la Suisse) des relations diplomatiques normales. En fait, il n'était qu'un « gouvernement vassal », pour reprendre la terminologie de Maurice Flory 1 6 . C'était néanmoins à chaque sujet du droit des gens qu'il revenait d'apprécier cette situation et de reconnaître ou non des effets, sur le plan international, aux actes du gouvernemnet de Vichy. Vue sous cet angle, la notification de l'amiral Darlan engageait internationalement la France, et la S.D.N. accepta bel et bien la démission de l'Etat français. B . L'ACCEPTATION DE LA DÉMISSION DE L ' E T A T FRANÇAIS PAR LA
S.D.N.
La situation d'un Etat vassal est incompatible avec la qualité de membre de la S.D.N., car, selon l'article 1", paragraphe 2, du Pacte, seuls les Etats se gouvernant librement peuvent faire partie de la Société. Si la S.D.N. avait considéré l'Etat français comme Etat vassal, elle n'aurait pu juridiquement accepter sa notification de retrait. Or, par deux gestes non équivoques, elle a démontré que tel n'était pas le cas : 1° Selon une pratique bien établie, le secrétaire général de la S.D.N. accuse immédiatement réception de la notificatoin de retrait d'un Etat et la communique aussi aux autres membres 17. En ce qui concerne Vichy, il aurait pu se retrancher derrière la règle administrative 157 (a) du Secrétariat qui lui permettrait de ne pas donner suite à une communication « s'il était politiquement inopportun d'y répondre 1 8 ». Pourtant il répondit à la notification de l'amiral
15. Sur ce problème, cf. Joseph VIALATOUX, Le Problème de la légitimité du pouvoir. Vichy ou de Gaulle ? Paris, Editions du Livre français, 1945 ; Pierre DOMINIQUE, « Le gouvernement du 10 juillet 1940 était légal et légitime », dans Ecrits de Paris, janvier 1959, p. 52-59 ; Maurice FLORY, Le Statut international des gouvernements réfugiés et le cas de la France libre, 1939-1945, Paris, A. Pédone, 1952, p. 47-49 ; René CASSIN, « Un coup d'Etat, la soi-disant constitution de Vichy », extrait de La Revue de la France Libre, décembre 1940. 16. Op. cit., p. 55-56. 17. C f . ROUSSEAU, op. cit., p . 303.
18. « Il sera répondu à toutes les lettres adressées au Secrétariat, à moins que ne s'y opposent des raisons valables, par exemple si la communication en question est un accusé de réception ou ne demande manifestement pas de réponse, si elle ne contient pas une adresse suffisante, si l'auteur paraît déséquilibré ou s'il était politiquement inopportun d'y répondre. » (Art. 157 (a) des Règles administratives du Secrétariat, Genève, S.D.N., 1936, p. 7.)
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La rupture de Vichy
Darlan et la fit circuler sous la forme d'un document officiel de la Société 19 , et cela sans protestations ni commentaires de la part d'aucun Etat membre. 2° La Commission de contrôle, seul organe constitutionnel de la S.D.N. en exercice, loin de nier la validité de la notification, lui reconnut à l'avance certains effets. C'est ainsi qu'il faut interpréter la décision qu'elle prit en inscrivant la France pour trois mois et demi seulement de contributions au budget de 1943 20. Il ressort de ces considérations que le préavis de retrait de l'Etat français était valable 21. Mais encore fallait-il qu'il ait pu produire ses effets.
2 . L ' E T A T FRANÇAIS A-T-IL ACCOMPLI SES OBLIGATIONS INTERNATIONALES CONFORMÉMENT A L'ARTICLE 1", PARAGRAPHE 3, DU P A C T E ?
L'Etat démissionnaire doit, avant de se retirer de la S.D.N., « avoir accompli à ce moment toutes ses obligations internationales, y compris celles du présent Pacte ». Selon Jean Ray, la force de cette formule réside dans l'expression « y compris celles du présent Pacte », car son but était d'empêcher un Etat de soutenir que son retrait le dégageait d'obligations qu'il n'avait contractées que comme membre de la Société 22 . La doctrine reconnaît d'ailleurs qu'il est pratiquement impossible de savoir si l'Etat en question a rempli réellement toutes ses obligations internationales 23. Quoi qu'il en soit, un examen, même sommaire, démontre qu'à la date du 19 avril 1943, l'Etat français était loin d'être en règle avec la S.D.N. : — Il restait débiteur de sa contribution pour l'année 1942 et pour le début de l'année 1943. — Il n'avait fait enregistrer, en dépit de l'article 18 du Pacte, aucun traité au Secrétariat 24 .
19. Cf. S.D.N., doc. C.26.M.23.1941. 20. Cf. S.D.N., Premier Rapport de la Commission de contrôle pour l'année 1942, doc. C.L.1942.X. Annexe II, p. 5. 21. Dans le même sens, cf. Cajo Enrico BALOSSINI, La Perte de la qualité de membre de la S.D.N., Genève, Etudes juridiques et politiques, 1944, p. 67-68 ; Georges SCELLE, Manuel élémentaire de droit international public, Paris, Domat-Montchrestien, 1943, p. 228. Contra, c f . Charles ROUSSEAU, Droit international public, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1953, p. 183 (« Le préavis de retrait était dépourvu de validité juridique comme excédant les compétences de l'autorité de fait qui l'avait notifié et qui ne possédait pas l'indépendance internationale requise »). 22. Cf. Jean RAY, Commentaire du Pacte de la Société des Nations, selon la politique et la jurisprudence des organes de la Société. Paris, Sirey, 1930, p. 111. 23. Cf. BALOSSINI, op. cit., p. 74, note 187. 24. U n seul des traités conclus par l'Etat français a été cependant enregistré, mais c'est seulement à la demande de l'autre partie. Cf. Convention entre l'Egypte et la France au sujet de la Dette publique égyptienne, signée au Caire le 3 août 1940 (cf. S.D.N., R.T., vol. CCII, p. 121, n° 4740).
avec les Institutions internationales de Genève (1940-1942)
121
— II ne respectait plus ses obligations d'Etat mandataire depuis l'entrée en vigueur de l'armistice. — Il avait dénoncé illégalement (c'est-à-dire sans préavis) deux conventions passées avec la S.D.N. (relatives, respectivement, au statut de l'I.I.C.I. et au fonctionnement des services du Haut-Commissariat pour les réfugiés en France). Y avait-il une sanction à ces manquements ? Une interprétation littérale de la formule employée par l'article 1", paragraphe 3, du Pacte, mènerait à ce qu'un Etat demeurât membre de la Société après l'expiration de son préavis de retrait s'il n'a pas rempli ses obligations internationales. Mais une telle interprétation serait doublement absurde : d'une part, elle se heurte fortement aux termes de l'article 16, paragraphe 4, du Pacte (« Peut être exclu de la Société, tout membre qui s'est rendu coupable de la violation des engagements du Pacte... ») : un Etat pourrait ainsi être exclu pour avoir violé certaines obligations et demeurer au sein de la S.D.N. contre son gré en guise de sanctions 26 ; d'autre part, la S.D.N. n'étant en aucune manière un super-Etat, elle n'a pas le droit de retenir l'un de ses membres qui désire s'en aller 26. La pratique 27 et la doctrine 28 reconnaissent qu'un retrait signifié en dépit d'engagements non respectés reste valable. Par conséquent, il faut interpréter la formule en question comme signifiant qu'un Etat peut quitter la S.D.N., à charge de remplir ses engagements (et non pas à condition de les avoir préalablement remplis). Les engagements de l'Etat démissionnaire subsistent donc et la S.D.N. n'a d'autre recours que de mettre en cause la responsabilité internationale de cet Etat. Faudrait-il en conclure qu'en ce qui concerne Vichy, le problème était clair et le retrait valable ? Assurément, si l'occupation totale du territoire de l'Etat français n'avait pas eu lieu avant l'échéance du préavis de retrait.
3. LES CONSÉQUENCES DE L'OCCUPATION TOTALE DE L'ETAT FRANÇAIS SUR LES EFFETS DU PRÉAVIS DE RETRAIT
En guise de représailles au débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, l'Allemagne occupa la zone sud le 11 novembre 1942, soit environ cinq mois avant l'expiration du préavis de retrait. L'Etat français perdait
25. Cf. C.G. FENWICK, « The fulfillment of obligations as a condition of withdrawal from the League of Nations», dans A.J.I.L., 1933, p. 516-518 ; ROUSSEAU, op. cit., p. 305. 26. Cf. ROUSSEAU, op. cit., p. 306. 27. En 1937, la Première Commission de l'Assemblée adopta cette attitude dans le cas du Paraguay. Cf. «Actes de la dix-huitième session ordinaire de l'Assemblée. Séances des commissions, P.V. de la Première Commission (questions constitutionnelles et juridiques) », J.O.S.D.N., S.S. n° 170, p. 30, p. 31-36, 37-41, 50-51 et 53. 28. Cf. ROUSSEAU, op. cit., p. 305-306 ; BALOSSINI, op. cit. p. 74.
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La rupture de Vichy
ainsi le peu d'indépendance qui lui restait depuis l'armistice. Il faut donc reconnaître qu'entre novembre 1942 et avril 1943, il n'était pas en mesure d'engager valablement la France. Cette invasion, qu'on pouvait sans peine qualifier d'occupation de guerre, devait forcément avoir certains effets juridiques, notamment sur le préavis de retrait de la S.D.N. Dans l'esprit des rédacteurs du Pacte, le préavis de retrait avait été conçu comme une sorte de compromis entre la souveraineté absolue des Etats et le désir de sauvegarder la cohésion d'une S.D.N. universelle. Il avait ainsi pour but de donner à l'Etat démissionnaire le pouvoir de revenir sur sa décision, ce qui impliquait qu'à l'échéance du préavis devait subsister la volonté de retrait de la S.D.N. 29 . Mais précisément, la volonté de l'Etat français ne pouvait plus s'exprimer valablement à partir du moment où son territoire a été totalement occupé. Ce fait est d'autant plus important que, nous l'avons vu, Vichy avait pensé pendant un certain moment prolonger, voire annuler, son préavis de retrait. En conséquence, il faut admettre que les effets de ce préavis furent interrompus à partir du 11 novembre 1942 30. On était donc en présence d'un acte valable au moment de son émission mais qui, en raison de circonstances de force majeure indépendantes de la volonté de son agent, ne pouvait sortir ses effets. Telle fut d'ailleurs l'attitude de la S.D.N. qui, tout en reconnaissant la légalité de la notification de Vichy, ne pouvait lui reconnaître des conséquences pratiques 31 . Les considérations qui précèdent valent aussi pour l'O.I.T. puisque, selon la pratique genevoise, un Etat qui se retire de la S.D.N. reste libre de déterminer sa situation vis-à-vis de l'O.I.T. 32 . C'est ainsi qu'à moins d'une déclaration expresse de sa part, sa notification de préavis s'applique aussi à l'O.I.T. Mais nous avons vu que Vichy avait volontairement formulé une déclaration à double sens. Comme à l'échéance du préavis, rien n'était venu confirmer l'une de ces deux interprétations possibles, il ne restait plus à l'O.I.T. ellemême qu'à lui donner la signification qu'elle entendait 33 . Mais si toute forme de gouvernement indépendant avait disparu en France, il y avait par contre une France libre avec qui allaient désormais compter les institutions genevoises et les organisations internationales créées par les Nations unies.
2 9 . C f . BALOSSINI, op.
cit.,
p.
65.
30. Dans le même sens, cf. BALOSSINI, op. cit., p. 70. 31. N o u s verrons plus loin en détail que l'existence de la France libre joua un grand rôle dans la décision de la Commission de contrôle (cf. supra, troisième partie, chap. II). p. 79-83. 32. Cf. ROUSSEAU, La sortie de la S.D.N., op. cit., p. 316 ; cf. aussi C. Wilfrid JENKS, « The Relation between Membership of the League of Nations and Membership of the International Labour Organisation », dans British Year-Book of International Law, 1935, 33. Cf. infra, p. 159 et s.
Troisième Partie
LA PARTICIPATION DE LA FRANCE LIBRE (ET LIBÉRÉE) AUX ACTIVITÉS DES ORGANISATIONS INTERNATIONALES (1940 - 1945)
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La participation de la France libre (et libérée)
Les rapports de Vichy avec les organisations internationales de Genève se présentaient sous un jour essentiellement négatif. Occupé à instaurer sa « révolution nationale » et devant sans trêve satisfaire les exigences de l'envahisseur, l'Etat français n'était en mesure de porter qu'un intérêt très limité aux activités internationales. Mais il n'en allait pas de même pour la France libre qui, par devoir comme par vocation, ne pouvait rester insensible à l'idéal de la coopération internationale : 1. Dès ses débuts, la France libre avait manifesté sa détermination de répudier les abandons consentis par Vichy, dans quelque domaine que ce fût. Désireux de respecter la légalité constitutionnelle et de marquer par là ce qui les opposait à l'Etat français, les Français libres de Londres avaient le devoir de reprendre ne fût-ce qu'un contact symbolique avec les institutions internationales dans lesquelles la France avait tenu un rôle si important avant la guerre. Mais le problème ne se limitait pas à une simple réaffirmation des droits de la République au sein des organisations existantes : la Résistance extérieure se verra aussi confier la tâche de veiller à ce que les intérêts français soient pris en considération par les conférences et organisations interalliées qui, dès 1941, se proposèrent de jeter les bases économiques, politiques et sociales de l'après-guerre. 2. D'autre part, si les Français ralliés autour du général de Gaulle étaient de toutes tendances, il se trouvait parmi eux des hommes qui, de près ou de loin, avaient participé à l'expérience des institutions genevoises. Au premier rang de ceux-ci se plaçaient René Cassin et Adrien Tixier. Par sa connaissance profonde des affaires de la S.D.N., le premier contribua à ce que la
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
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France libre ne violât aucune des obligations que la République avait contractées à l'égard de Genève 1 . Le second apporta par son ralliement vingt ans d'expérience sociale et internationale acquise au sein du B.I.T. Rappelons aussi que René Massigli (commissaire national aux Affaires étrangères) dirigea le service français de la S.D.N. de 1928 à 1933, que Pierre Denis, dit Rauzan (trésorier de la France libre) participa à l'élaboration du Pacte et collabora étroitement à la stabilisation monétaire de l'Autriche et de la Roumanie entreprise par la Société entre 1920 et 1926, que Jean Monnet (commissaire national à la Reconstruction) fut secrétaire général adjoint de la S.D.N. jusqu'en 1923, et enfin, qu'Henri Bonnet (commissaire national à l'Information) demeura toute la guerre durant directeur constitutionnel de l'I.I.C.I. De plus, des syndicalistes et des socialistes tel par exemple Henry Hauck (l'un des premiers compagnons du général de Gaulle et qui lui servit notamment de conseiller social) poussaient, de leur côté, la France libre vers l'O.I.T. Mais il ne suffisait pas de proclamer la déchéance de Vichy et son remplacement par les organes de la Résistance extérieure. Il fallait compter avec des Alliés qui, confrontés aux dures réalités de la guerre, avaient tendance tantôt à ménager Vichy, tantôt à agir comme s'il n'y avait plus de gouvernement français 2 . En dépit de l'évidente sympathie idéologique qui les rapprochait du mouvement gaulliste, les institutions internationales de Genève ne pouvaient se permettre d'adopter une attitude différente de celle de leurs membres les plus importants (Grande-Bretagne pour la S.D.N. et Etats-Unis pour l'O.I.T.) : — De 1940 à 1943, par suite de l'attitude essentiellement opportuniste des Alliés à son égard, la France libre aura certes l'occasion de participer aux premières tentatives d'études sur la reconstruction du monde d'après-guerre, mais ne réussira à entretenir que des relations officieuses avec Genève et Montréal (chap. I). — Vers la fin de l'année 1943, les Alliés (et plus particulièrement les EtatsUnis) commencèrent à prêter plus d'attention au mouvement du général de Gaulle après avoir constaté que Vichy devenait irrécupérable. C'est à ce moment seulement que les institutions internationales de Genève se hasardèrent à accorder au C.F.L.N. une reconnaissance à peine déguisée (chap. II). — De 1943 à 1945, la France libre, puis libérée, saura conquérir aussi bien au sein des institutions internationales existantes que dans les nouveaux organismes intergouvernementaux, une place digne de son rang (chap. III). 1. Du moins jusqu'à son départ des organes dirigeants de la Résistance extérieure en 1942. Secrétaire permanent du Conseil de défense de l'Empire, commissaire national à l'Education et à la Justice du C.N.F., René Cassin fut d'ailleurs le juriste dont « l'influence ne contribua pas peu à préciser, au fur et à mesure des circonstances, la figure juridique et politique de la France libre » (Jacques SOUSTELLE, Envers et contre tout, t. I : De Londres à Alger, Paris, Laffont, 1947, p. 39). 2. Cf. Henri MICHEL, Histoire de la France libre, op. cit., p. 76.
CHAPITRE PREMIER
LES PREMIERS CONTACTS D E LA F R A N C E LIBRE AVEC LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES (SEPTEMBRE 1 9 4 0 - A V R I L 1943)
Jusqu'au milieu de 1943, la France libre, qui n'est pas encore reconnue comme une véritable autorité gouvernementale, sera néanmoins en mesure d'établir des contacts avec la S.D.N. (section I), d'amorcer un fructueux dialogue avec l'O.I.T. (section II) et de participer aux travaux des premières grandes conférences interalliées sur la reconstruction du monde d'après-guerre (section III).
SECTION I LA
FRANCE
LIBRE,
AUTORITÉ ET
LA
MANDATAIRE
DE
FACTO
S.D.N.
En août 1940, la France libre n'est « qu'une petite force militaire en territoire britannique 1 ». C'était seulement à partir du moment où elle pouvait « se refaire une souveraineté 2 » qu'elle aurait été à même de nouer des relations avec la S.D.N. Le ralliement du Cameroun et des Etats du Levant, en lui donnant une assise territoriale, allait justifier l'établissement de telles relations. Mais comme sa position internationale n'était ni politiquement ni juridiquement assurée, le Secrétariat refusera le contact et la France libre, autorité mandataire de facto, sera ainsi contrainte à un stérile monologue devant la S.D.N.
1. LA NOTIFICATION A LA
S.D.N. DU RALLIEMENT DU CAMEROUN
Les buts immédiats du général de Gaulle étaient de < faire rentrer dans la guerre comme un morceau de la France 3 », c'est-à-dire d'entraîner les territoires équatoriaux de la République dans la bataille d'Afrique. Le Tchad, sous
1. Henri MICHEL, Histoire de la France libre, op. cit., p. 14. 2. L'Appel, p. 89. 3. Id., p. 90.
128
La participation de la France libre (et libérée)
l'impulsion de son gouverneur Félix Eboué, fut le premier à se rallier, le 26 août. Le lendemain une poignée de Français dirigés par Leclerc parvenait à précipiter le Cameroun à son tour dans la dissidence La France libre se voyait dès lors confrontée à l'un de ses premiers problèmes de politique extérieure, car le Cameroun était un territoire dont la République assurait l'administration sous l'autorité de la S.D.N. depuis 1922 ; il s'agissait de faire reconnaître ce « transfert de souveraineté 5 » par la Grande-Bretagne, pays hôte, ainsi que par la S.D.N. Dès le début, la Grande-Bretagne avait soutenu activement la France libre, et le 28 juin 1940 le gouvernement de Sa Majesté reconnut le général de Gaulle comme « chef de tous les Français libres, où qu'ils se trouvent, qui se rallient à lui pour la cause de la défense alliée 6 ». Il ne s'agissait là en fait que de la « reconnaissance d'une personnalité politique 7 », c'est-à-dire d'une reconnaissance de caractère forcément très limité. Mais un pas de plus fut franchi le 7 août avec la signature de l'accord Churchill-de Gaulle qui réglait le statut des Forces françaises libres 8 . Cet accord mettait en forme la déclaration du 28 juin et donnait à la France libre ses premières assises administratives et financières9. Le ralliement de l'Afrique équatoriale française présentait un intérêt stratégique indéniable pour la Grande-Bretagne et celle-ci avait d'ailleurs, à la fin du mois d'août, donné son assentiment à une offensive française libre destinée à obtenir, cette fois-ci, la dissidence de l'A.O.F. Peu avant de s'embarquer pour Dakar, le général de Gaulle notifia à Churchill, dans l'esprit de leur accord du 7 août, le ralliement du Cameroun 10 . Il n'y eut apparemment aucune difficulté, puisque le 5 septembre la France libre adressait, avec l'accord du Foreign Office, une communication similaire à la S.D.N. u . Le contenu du télégramme parvenu au Secrétariat de la S.D.N. se ramenait à trois points essentiels : 1. « J'ai l'honneur de vous faire connaître qu'à partir du 28 août 1940 j'ai, en ma qualité de chef de la France libre et avec l'adhésion de la population,
4. L'Appel, p. 289-290. 5. Pour reprendre l'expression du général de GAULLE (L'Appel, p. 6 9 ) ; mais le mot « souveraineté » est évidemment impropre dans ce contexte précis. 6. Id„ p. 274. 7 . Sur ce terme, cf. Jean CHARPENTIER, La Reconnaissance internationale et l'évolution du droit des gens, Paris, A. Pédone, 1956, p. 233-234. 8. Pour le texte de l'accord, cf. L'Appel, p. 279-282. 9. Cf. Henri MICHEL, Histoire de la France libre, op. cit., p. 13. 10. Cf. lettre du général de Gaulle à Winston Churchill, 29 août 1940 (médecin général VAUCEL, La France d'outre-mer dans la guerre, documents, Paris, ministère des Colonies, Office français d'Edition, 1945, p. 82). 11. Pour le texte de cette notification, cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 6A/40596/2836 ; L'Appel, p. 383, reproduit un texte légèrement modifié. Ce télégramme reprenait en fait sous une forme résumée la lettre de de Gaulle à Churchill.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
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assumé l'administration de la partie du Cameroun placée sous mandat français avec tous les pouvoirs et toutes les obligations que ce mandat comporte. > Ce qui ressort de ce premier point, c'est que le général de Gaulle se réfère d'abord à la reconnaissance que lui avait octroyée la Grande-Bretagne le 28 juin (« chef de la France libre ») ; s'il fait ensuite état de 1'« adhésion de la population », c'est pour bien faire remarquer qu'il ne s'agit pas d'un coup de force contraire aux intérêts des indigènes, premiers intéressés par ce changement. En bref, la France libre affirmait que le régime du mandat n'était nullement aboli. 2. « J'ai désigné le Lieutenant-Colonel Leclerc comme Commissaire pour veiller à la paix intérieure, au bien-être des habitants et à la défense du territoire. » Ces termes ont été choisis à dessein par René Cassin (qui avait rédigé cette notification) : ils reprenaient grosso modo les stipulations des articles 2 et 3 de la charte du mandat du Cameroun ainsi que les paragraphes 1 et 5 de l'article 22 du Pacte. 3. « Je vous prie spécialement d'informer la Commission des Mandats. » On peut se demander pourquoi le général de Gaulle faisait appel à la Commission permanente des mandats, simple organe consultatif, et non pas au Conseil de la S.D.N. C'était probablement afin d'éviter toute référence à l'article 11 de la charte du mandat français sur le Cameroun d'après lequel < toute modification apportée aux termes du présent mandat devra être approuvée au préalable par le Conseil de la Société des Nations ». Une modification aux termes du mandat pouvait intervenir de plusieurs manières : annexion de facto du territoire par la puissance administrante ou par un Etat tiers, volonté du mandataire de se décharger de ses obligations, etc. Le cas du Cameroun en septembre 1940 était plus complexe : une autorité française de facto avait pris possession du territoire et proclamait sa détermination de respecter les obligations découlant du mandat. En recourant à la C.P.M., la France libre entendait prouver implicitement qu'aucune < modification » substantielle n'était survenue mais que tout au plus, au niveau de l'administration, une autorité française remplaçait une autre autorité française.
12. L'article 2 de la charte du mandat déclare : « Le mandataire sera responsable de la paix, du bon ordre et de la bonne administration du territoire, accroîtra par tous les moyens en son pouvoir le bien-être matériel et moral et favorisera le progrès social des habitants. > Quant à l'article 3, il se réfère à l'obligation du mandataire de défendre le territoire ainsi qu'aux modalités de cette défense (cf. « Mandat français sur le Cameroun », S.D.N., doc. C.449(l)e.M.345(e).1922.VI, J.O.S.D.N., août 1922, p. 874-877). 10
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La participation de la France libre (et libérée)
Au reçu de ce télégramme, le secrétaire général de la S.D.N. fut très embarrassé. Le Secrétariat n'entretenait de relations régulières qu'avec les gouvernements reconnus des Etats membres. < Il semble que jusqu'à nouvel ordre, l'auteur de ce télégramme ne saurait être considéré que comme un particulier », déclarait une note juridique rédigée par la section des mandats et approuvée aussitôt par Sean Lester l s . Fallait-il pour autant considérer la communication du général de Gaulle comme une « pétition > au sens technique de la procédure relative aux mandats ? Le terme < pétition » avait toujours été interprété dans un sens très large par la C.P.M., et d'ailleurs les événements du Cameroun constituaient en quelque sorte un relâchement de l'autorité de la puissance administrante. Mais dans un tel cas, cette < pétition > aurait dû normalement être soumise pour observations à l'Etat français (que la S.D.N. n'avait jamais cessé de reconnaître). Le secrétaire général crut préférable d'éviter cet écueil politique et se contenta d'appliquer la règle administrative 157 (a), selon laquelle le Secrétariat n'était pas tenu de donner suite à une communication « s'il était politiquement inopportun d'y répondre 14 ». En dépit du silence du Secrétariat, il n'en restait pas moins que la France libre venait de manifester son existence sur le plan international. Le général de Gaulle avait fait un acte politiquement et juridiquement opportun. Il ne manquera pas d'ailleurs de s'en prévaloir lorsque, en avril 1943, il répudiera expressément le retrait de Vichy de la S.D.N.
2 . LA PROCLAMATION DE L'INDÉPENDANCE DES MANDATS DU LEVANT PAR LA FRANCE LIBRE
A partir de l'été 1941, la question des relations de la Résistance extérieure avec la S.D.N. se trouvera à nouveau posée à la suite, cette fois-ci, du ralliement des Etats du Levant. Depuis la question du Cameroun, deux événements avaient marqué l'existence de la France libre : En premier lieu, la France libre s'était transformée en un mouvement politique. Après Montoire, le général de Gaulle répudiera une fois pour toutes « l'organisme sis à Vichy » qu'il jugeait inconstitutionnel et asservi à l'occupant, et se proclamera le « gérant des intérêts de la France ». Il lancera alors de Brazzaville, le 27 octobre 1940, un célèbre manifeste qui fixait la position nationale et internationale de la France libre et qui créait un « Conseil de Défense de l'Empire 15 ». La Grande-Bretagne reconnaîtra ce Conseil le 24 décembre 1940 et passera avec lui de nombreux accords économiques 16 . 13. 14. 15. du 16 16.
Archives S.D.N., 1933-1946, dossier 6A/40596/2836. Pour le texte de cette règle, c f . supra, p. 119, note 18. Pour le texte du manifeste, c f . L'Appel, p. 303-305. Une « Déclaration organique » novembre 1940 complétera ce manifeste (id., p. 313-317). Cf. par exemple, ¡.O.F.L., 25 février 1941, p. 12.
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En second lieu des difficultés anglo-françaises libres avaient surgi. Après l'échec de l'expédition de Dakar, la Grande-Bretagne aura tendance à faire peu de cas des intérêts de la France libre. En retour, le général de Gaulle adoptera une attitude intransigeante qui irritera fort les Britanniques. Le problème du Levant devait aggraver les choses. Comme l'écrit le général Catroux, le Levant fut un « champ clos où deux volontés s'affrontaient : la France, forte de son bon droit, mais affaiblie dans sa puissance, défendait âprement ses positions ; la Grande-Bretagne s'efforçait de les démanteler par une politique sans générosité 17 >. Dès le moment où le général de Gaulle envisagea la possibilité d'entraîner le Levant dans la guerre, il arrêta définitivement, après avoir pris l'avis du Conseil de défense de l'Empire, la position de la France libre à l'égard des territoires sous mandat 18 . Cette position, il l'a ainsi expliquée : < Les secousses causées par le désastre de 1940, la capitulation de Vichy, l'action de l'Axe, exigeaient que la France Libre prît, vis-à-vis des Etats du Levant, une position nouvelle, répondant à l'évolution et à la force des choses. Il nous apparaissait, d'ailleurs, qu'une fois la guerre finie, la France ne garderait pas le mandat. En supposant qu'il lui en restât le désir, il était clair que le mouvement des pays arabes et les nécessités internationales ne le lui permettraient pas. Or, un seul régime pouvait, en droit et en fait être substitué au mandat, et c'était l'indépendance ; la préséance historique et les intérêts de la France étant, toutefois, sauvegardés ie . » L'attitude bienveillante de Vichy à l'égard de l'Axe au Levant 20 entraîna, le 8 juin 1941, l'intervention des Forces françaises libres et des Britanniques. En entrant au Levant, le général Catroux (haut-commissaire de la France libre pour l'Orient) s'adressa aux populations syriennes et libanaises pour leur promettre, au nom du général de Gaulle, la fin du régime du mandat 21 . Procla-
17. Général Georges CATROUX, Dans la bataille de Méditerranée (Egypte, Levant, Afrique du Nord), 1940-1944, Paris, Julliard, 1949, p. 183-184. 18. Cf. L'Appel, p. 146, 158-159 ; CATROUX, op. cit., p. 139. Les documents essentiels se trouvent dans L'Appel, p. 377-382, 383, 391-392, 412, 414. 19. L'Appel, p. 158-159. Le chef de la France libre pensait qu'abolir purement et simplement le mandat aurait été « fâcheux au point de vue juridique et au point de vue de tous ceux qui ne renoncent pas à la S.D.N. » (télégramme du général de Gaulle à la délégation de la France libre à Londres, 31 mai 1941, L'Appel, p. 412). En exprimant le désir de conclure des traités avec les nouveaux Etats, le général de Gaulle suivait la pratique qui avait permis à la Grande-Bretagne, à partir de 1931, de garder une influence sur l'Irak malgré la cessation du régime du mandat. Il n'était cependant pas question de revenir aux traités de 1936 que le Parlement français avait refusé de ratifier : «... l'atteinte portée au prestige de la France par la capitulation de juin, font que ces traités se trouvent dépassés par les événements et que leur valeur attractive ne suffit plus » (télégramme du général de Gaulle à la délégation de la France libre à Londres, 23 avril 1941, L'Appel, p. 392). 20. Cf. supra, p. 97 et s. 2 1 . C f . CATROUX, op.
cit.,
p.
137.
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La participation de la France libre (et libérée)
mée le 27 septembre, l'indépendance de la Syrie sera suivie, deux mois jour pour jour, par celle du Liban 22. Mais juridiquement, le mandat ne pouvait prendre fin à la suite d'un acte unilatéral émanant de la puissance administrante : une procédure impliquant l'intervention formelle de la S.D.N. était indispensable comme lors du précédent constitué par l'Irak 23. Il était d'ailleurs politiquement peu souhaitable de laisser accéder à l'indépendance, en pleine guerre, deux pays dont les territoires faisaient partie intégrante du théâtre d'opérations du Moyen-Orient. D'autre part, la France libre ne pouvait se permettre de disposer d'une façon irrévocable des droits de la République au Levant sans que la nation française ait pu être consultée. L'attitude du général de Gaulle ne prêtait à aucune équivoque sur ce point : < Malgré les déchirements et les vicissitudes résultant des revers momentanés des années françaises et des intrigues de l'envahisseur de notre pays, le mandat confié à la France au Levant par la Société des Nations, en 1923, doit être conduit à son terme et l'œuvre de la France doit être continuée 24. » Aussi, le 24 juin 1941, de Gaulle nommera le général Catroux « délégué général et plénipotentiaire et commandant en chef du Levant » et lui confiera le soin de conclure les traités qui, après l'indépendance, devaient sauvegarder les droits et intérêts de la France 25. Le général Catroux remplissait ainsi la charge normalement dévolue aux hauts-commissaires de France au Levant, les pouvoirs mandataires constituant eux-mêmes < suivant le précédent créé pour le Cameroun, une attribution du général de Gaulle assisté du Conseil de Défense de l'Empire 26. Mais la Grande-Bretagne ne l'entendait pas ainsi. La faiblesse de la France lui fournissait une occasion inespérée d'éliminer un rival traditionnel de cette partie du monde à laquelle elle s'intéressait particulièrement. Tous les moyens lui furent bons, depuis la signature avec les troupes vichystes d'une convention qui ne tenait pas compte de l'existence de la France libre (convention de Saint-Jean-d'Acre, 27 juillet 1941), jusqu'à aller susciter un mécontentement au sein des populations syriennes et libanaises. Pendant quelques semaines, les rapports avec la France libre se tendirent considérablement. Churchill alla
22. P o u r les textes d e ces p r o c l a m a t i o n s , c f . CATROUX, op. cit., p . 226-229, 234-237.
23. L'Irak fut le seul territoire sous mandat à accéder, en 1931, harmonieusement à l'indépendance et cela conformément à certaines conditions posées par la C.P.M. (cf. S.D.N., doc. C.422.M.176.1931.VI ; n° de vente : 1931.VI.A.1). 24. Lettre du général de Gaulle au général Catroux, 24 juin 1941 (L'Appel, p. 431). 25. Cf. lettre du général de Gaulle au général Catroux, 24 juin 1941 (L'Appel, p. 431) ; cf. aussi J.O.F.L., 12 juillet 1941, p. 29-30, et 28 août 1942, p. 51. 26. Télégramme du général de Gaulle au général Catroux, 11 mars 1941 (L'Appel, p. 383).
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jusqu'à faire aux Commîmes une déclaration lourde de menaces2T. Mais l'intransigeance du général s'avéra finalement payante : la Grande-Bretagne admit en octobre-novembre que la proclamation de l'indépendance n'avait pas aboli le mandat, lequel était exercé par la France libre jusqu'à la ratification par un parlement français de traités passés avec les territoires du Levant28. Lors des négociations entre le gouvernement britannique et le C.N.F. qui venait de se constituer29, le Foreign Office suggéra que la France libre saisît une occasion prochaine pour notifier au secrétaire général de la S.D.N., ainsi qu'aux Etats-Unis et autres pays amis, les événements survenus en Syrie 30. Le général de Gaulle avait eu cette intention depuis longtemps 81 . Le 28 novembre 1941, le chef de la France libre informa alors Sean Lester des changements intervenus au Levant depuis juin 1941 ; il joignit à sa lettre les textes des proclamations que le général Catroux avait lues en son nom aux populations, tout en le priant de bien vouloir les communiquer à la C.P.M. 32 . Peu après, Maurice Dejean, commissaire national aux Affaires étrangères, communiqua au Secrétariat de la S.D.N. le texte des décrets que le général Catroux avait pris les 18 août et 26 septembre 1941 et qui appor-
27. Aux termes de laquelle il déclarait qu'il n'était pas question que la France conservfit en Syrie la position qu'elle avait avant la guerre et que, d'autre part, la Grande-Bretagne n'était pas intervenue au Levant dans le but de substituer les intérêts de la France libre à ceux de Vichy (cf. Homard, 9 septembre 1941, H.C. Deb., 5* série, vol. 374, col. 76). 28. Cf. note remise au commissariat national aux Affaires étrangères par le Foreign Office, 28 octobre 1941 (L'Appel, p. 558-559). 29. Cf. « Ordonnance n° 16 portant organisation nouvelle des pouvoirs publics de la France libre », J.O.F.L., 14 octobre 1941, p. 41. Le C.N.F. était le premier organe gouvernemental de la France libre (cf. FLORY, op. cit., p. 64 et s.). 30. Cf. note remise au commissariat national aux Affaires étrangères par le Foreign Office, L'Appel, p. 559. Pour des raisons essentiellement symboliques, la Grande-Bretagne soutiendra la S.D.N. tout au long de la guerre. Pour Churchill, seules les nations de la Société avaient failli. La S.D.N. d'ailleurs ne put dignement survivre que grâce aux contributions financières de la Grande-Bretagne et de son Commonwealth qui, pour l'année 1943 par exemple, représentaient 89,43 % de son budget (cf. S.D.N., doc. C.88.M.88.1944.X, p. 2). Sur l'attitude du gouvernement britannique à l'égard de l'organisme genevois en général, cf. télégramme de Lord Halifax au Secrétariat de la S.D.N., 10 septembre 1940, S.D.N., doc. C.142.M.130.1940 ; cf. aussi à l'intervention d'Anthony Eden aux Communes (Hansard, 2 décembre 1942, H.C. Deb., 5' série, vol. 385, col. 1258-1259) ; discours de Churchill à l'université de Harvard le 6 septembre 1943 (The United Nations Review, supplément spécial, n° 2, décembre 1943, p. 94). 31. Cf. lettre du général de Gaulle à Sir Miles Lampson, 3 juin 1941 (L'Appel, p. 414) ; lettre du général de Gaulle au général Catroux, 24 juin 1941 (id., p. 431) ; télégramme du général de Gaulle au général Catroux, 31 octobre 1941 (id., p. 559). 32. Cf. lettre du général de Gaulle au secrétaire général de la S.D.N., 28 novembre 1941 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 6A/41375/1469). Un texte très légèrement modifié est reproduit dans L'Appel, p. 572-573. Une copie de cette lettre fut envoyée aux Etats-Unis, le 29 novembre (id., p. 575) : le gouvernement américain avait conclu le 4 avril 1924 un traité avec la France en vertu duquel il devait être consulté avant tout changement dan« les termes du mandat.
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taient certaines modifications au régime judiciaire établi au Levant, en exécution des articles 5 et 6 du mandat S3 . La réaction du Secrétariat fut une nouvelle fois négative ; le secrétaire général se contenta tout simplement d'accuser réception de la lettre du Foreign Office qui lui avait transmis la communication du général de Gaulle 31 . Quelle interprétation peut-on donner à cette froideur persistante ? Rien dans le Pacte ou dans les termes du mandat n'interdisait l'octroi de l'indépendance aux Etats du Levant. Le système était par essence provisoire : l'article 5, paragraphe 2, et l'article 19 du mandat syrien prévoyaient expressément la « fin du Mandat ». De plus, le général de Gaulle n'avait-il pas proclamé à plus d'une reprise qu'il agirait uniquement dans le cadre du mandat 3 5 ? A notre avis, l'attitude du Secrétariat était des plus critiquables. Du point de vue strictement juridique, elle pouvait peut-être se justifier : l'organisation internationale ayant considéré la notification de retrait de Vichy comme valable ne pouvait, au risque de se contredire, reconnaître qu'une autorité française dissidente exerçait le mandat. Mais, en fait, était-il possible à la S.D.N. de se désintéresser totalement des événements survenus au Cameroun et surtout au Levant, territoires administrés en son nom et sous sa responsabilité directe? Au-delà de tous les arguments juridiques ou même politiques, elle devait se préoccuper du bon fonctionnement d'un de ses rouages essentiels, le système des mandats. Le silence du Secrétariat n'avait pour conséquence pratique que de porter préjudice à la Société en général et de consacrer la faillite du système en particulier 36 . Mais, quoi qu'il en soit, la S.D.N. ne pouvait continuer longtemps à ignorer l'existence des autorités françaises libres du Levant. En effet, la dissidence de la Syrie et du Liban vis-à-vis du régime de Vichy ne soulevait pas uniquement des problèmes relatifs au régime du mandat : elle concernait aussi,
33. Cf. lettre de Maurice Dejean au secrétaire général de la S.D.N., 5 décembre 1941, archives S.D.N., 1933-1946, dossier 6A/41375/1469. 34. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 6A/41375/1469. 35. Il faut néanmoins remarquer que les proclamations du général Catroux du 27 septembre et du 27 novembre ne soufflaient mot du mandat. Ce silence s'explique probablement par des raisons de psychologie locale, le mandat n'ayant jamais été populaire au Levant. Depuis l'armistice, les populations du Levant se sentaient d'ailleurs humiliées de continuer à rester soumises à un Etat qui avait capitulé d'une façon aussi totale (cf. Albert H. HOURANI, Syria and Lebanon. A Political Essay, London, Oxford University Press, 1946, p. 233). 36. La prudence excessive du secrétaire général était due en grande partie aux incertitudes (supposées) touchant l'avenir du mouvement gaulliste. D'autre part, Lester, mis à part ses difficiles relations avec les autorités suisses, se sentait trop isolé des Etat membres. René Charron était arrivé à le convaincre que Vichy pourrait s'aligner à nouveau sur les Alliés dès que le Reich aurait commencé à perdre pied dans la gigantesque bataille qu'il avait déclenchée.
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indirectement, la Société dans l'exécution du plan touchant l'établissement des Assyriens d'Irak. Il s'agissait là de populations chrétiennes, déplacées à la suite des bouleversements survenus au Moyen-Orient pendant la première guerre mondiale, et qui s'étaient réfugiées d'abord en Irak puis (lorsque la GrandeBretagne renonça à son mandat sur ce pays) en Syrie. La France les avait admises provisoirement sur ce territoire, mais comme aucun autre pays ne semblait être en mesure de les accueillir, elle décida en 1937 de transformer cet établissement provisoire en colonie permanente avec la participation financière de la Grande-Bretagne, de l'Irak et de la S.D.N. L'exécution de ce plan fut confiée à un organisme doté de la personnalité juridique (« Conseil des Trustées ») et qui devait collaborer avec la puissance administrante des Etats du Levant. A la fin de 1940, le régime spécial appliqué dans la colonie des Assyriens avait pris fin, mais il avait été décidé que le « Conseil des Trustées » exercerait une certaine surveillance pendant une période de transition. Telle était la situation au moment où les Français libres s'étaient substitués aux fonctionnaires de Vichy. Mais cela ne devait avoir aucune influence sur le déroulement de l'opération : la période de transition prit fin en décembre 1941 et le « Conseil des Trustées », après avoir « [coopéré] avec les autorités du mandat français à Beyrouth 37 », cessa définitivement d'exister en janvier 1942. Le plan d'établissement des Assyriens d'Irak en Syrie était alors tout à fait réalisé et cela apparemment sans la moindre opposition de la part de la France libre 38 .
SECTION I I
LE DIALOGUE
DE LA FRANCE
LIBRE AVEC
L'O.I.T.
Alors que ses premières ouvertures en direction de la S.D.N. se heurtaient à un accueil plutôt froid, la France libre allait connaître plus de succès avec l'O.I.T. Le dialogue qui s'amorcera, en grande partie grâce à Adrien Tixier, aura pour première conséquence importante la participation du C.N.F. à la conférence de New York (octobre-novembre 1941).
37. Rapport sur les travaux de la Société pendant la guerre présenté à l'Assemblée par le secrétaire général par intérim, S.D.N., doc. A.6.1946 (n° de vente : 1945.2), p. 122. 38. Notons simplement que la France libre octroya à la Grande-Bretagne, en décembre 1941, la permission de recruter 800 volontaires parmi les populations assyriennes {cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 4/23752/22350, liasse n° 3).
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La participation de la France libre (et libérée) 1. LES DONNÉES DU DIALOGUE ET LE RALLIEMENT D'ADRIEN TIXIER
Du côté du mouvement du général de Gaulle comme de celui de l'organisation d'Albert Thomas, divers facteurs avaient milité en faveur d'un rapprochement mutuel : Si la France libre avait tenté de nouer des relations avec la S.D.N., ce n'était nullement dans le but de souscrire à l'idéal, bafoué et dépassé, de Genève : il s'agissait essentiellement d'un geste de loyauté comme de raison envers une institution où la France avait autrefois joué un rôle si actif. Un rapprochement avec l'O.I.T. constituait par contre plus qu'un symbole ; il présentait pour la Résistance extérieure de réels avantages. D'abord, l'O.I.T. avait été et demeurait toujours populaire dans les milieux syndicalistes français 3 9 dont le ralliement, politiquement et sentimentalement, était indispensable 40 . Ensuite, l'association des Français de Londres aux activités d'une organisation à caractère social pouvait, dans une certaine mesure, donner un démenti aux accusations de fascisme et de réaction dont le mouvement du général de Gaulle faisait l'objet dans certains milieux. Très tôt d'ailleurs, un < Centre syndical français » fut créé à Londres et s'affilia au Centre syndical allié qui fonctionnait sous les auspices du Trade Unions Congress a . Enfin l'intérêt que le gouvernement des Etats-Unis portait au B.I.T. n'était pas non plus un élément à négliger. De toute façon, avec les ralliements progressifs qui la dotèrent de vastes territoires peuplés de plusieurs millions d'habitants, la France combattante voyait se poser à elle d'importants problèmes sociaux qu'elle entendait résoudre en appliquant les principes de l'O.I.T. L'O.I.T., quant à elle, affrontait le conflit mondial avec un double avantage par rapport à la S.D.N. : son bilan ne se soldait pas par une faillite et, paradoxalement, c'est elle qui eut à sa tête de véritables dirigeants politiques 42 . De 1940 à 1944, elle prendra sensiblement ses distances vis-à-vis de la S.D.N. et cela se manifestera surtout dans la façon dont elle traitera le problème
39. Cette attitude ne variera pas tout au long de la guerre. Cf. par exemple Léon JOUHAUX, « Le Bureau international du Travail doit vivre », dans Le Populaire, 4 décembre 1939, et XXX : « B.I.T. pas mort », dans Libération, 3 juin 1942, p. 4. 40. C'est à partir d'avril 1941 que des contacts auraient été établis entre Londres et des militants syndicalistes (LEFRANC, op. cit., p. 105), mais ce n'est qu'en avril 1943 que la C.G.T., par exemple, se rallia au C.N.F. (cf. Les Documents, 15 avril 1943, p. 7). La France libre compta graduellement dans ses rangs des syndicalistes tels Albert Gazier, Albert Guigui, Christian Pineau, etc. Notons d'ailleurs qu'au sein du C.N.F., le Travail, l'Intérieur et l'Information étaient intimement liés, « à cause des rapports avec la Résistance et les syndicats... » (René CASSIN, « La Création du Comité National Français », dans Les Cahiers Français, septembre 1956, p. 4). 41. Cf. Félix de GRAND'COMBE, The Three Years of Fighting France, June 1940lune 1943, London, Wells Gardner, Darton & Co., 1943, p. 98. 42. Qu'il s'agisse de John Winant ou surtout d'Edward Phelan.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
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français. Ce ne sera pas le seul paradoxe de cette situation que de voir la Société des Nations, organisation politique, s'abriter derrière des arguments d'ordre juridique pour éviter tout contact avec la France libre 43 et l'O.I.T., organisation technique, justifier au nom de principes politiques, son dialogue avec le mouvement du général de Gaulle. L'attitude de la direction du B.I.T. consistera en effet, tout en ne coupant jamais tout à fait les ponts avec Vichy 44 , à établir très tôt (à notre connaissance, dès juillet 1940) des liens avec la France libre. L'O.I.T. utilisera à cet effet les services de son bureau de correspondance de Londres qui était devenu pendant la guerre « le moyen de communication normal du Bureau avec tous les gouvernements établis en Grande-Bretagne ainsi qu'avec les mouvements syndicaux britanniques et alliés 45 ». Mais ce sera surtout le ralliement à la France libre d'Adrien Tixier, sous-directeur du B.I.T., qui constituera le dénominateur commun décisif 46 . Adrien Tixier avait été associé à la vie du B.I.T. dès sa fondation. C'est dans le Tarn, en 1919, qu'Albert Thomas avait remarqué ce jeune instituteur, socialiste et grand mutilé de guerre, à qui il demanda de venir au B.I.T. Adrien Tixier y passa vingt ans de sa vie et y accomplit une œuvre importante et durable, notamment dans le domaine des assurances sociales. C'est en 1937 que, succédant à Fernand Maurette, il devint sous-directeur du Bureau. Dès le début de la guerre, il s'était prononcé nettement en faveur d'une prise de position de l'O.I.T. : l'Organisation doit réaffirmer ses idéaux face aux conceptions totalitaires, estimait-il47. Du bureau de Washington où il se trouvait en mission 48 , Adrien Tixier était tenu au courant de l'évolution de la France libre par René Cassin (qu'il avait connu autrefois à la Fédération des mutilés du Tarn) avec qui il entretenait une correspondance suivie. Il se rallia par
43. A contrecœur d'ailleurs, car Sean Lester était tout ce qu'il y avait de plus pro-allié. 44. Témoins les démarches de Marius Viple auprès de l'Etat français (cf. supra, p. 85-87, 90-92, 104-112, 117). 45. L'Organisation internationale du Travail et la reconstruction économique et sociale. Rapport du Directeur par intérim du B.I.T. à la Conférence de l'O.I.T., New York, octobre 1941, Montréal, B.I.T. 1941, p. 88. 46. La majeure partie des précisions qui vont suivre sont empruntées à Henry H A U C K , «En souvenir d'Adrien Tixier», dans Revue socialiste, février 1956, p. 175-188. 47. Cf. aux deux mémorandums d'Adrien Tixier intitulés « L'Organisation internationale du Travail et la guerre », en date du 19 mai et du 8 juin 1940 (cf. supra, p. 63, notes 108 et 109). 48. Rappelons que pour ne pas donner à Vichy un prétexte futile de rompre avec le B.I.T., Adrien Tixier avait consenti, à contrecœur, à ajourner son installation au nouveau siège de Montréal. « J'avais décidé de patienter, d'accord avec Londres et Washington, tant qu'il restait quelque espoir sur l'orientation de Vichy et pour ne pas provoquer une rupture sur une petite question de personnel français », écrira-t-il à Jef Rens le 25 juillet 1941 (source privée) ; cf. également une lettre de Tixier au même, du 25 février 1941 (source privée).
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devoir, car « il n'aimait guère les militaires et n'était pas entièrement rassuré sur la personnalité du Chef de la France libre » sans compter que « quitter le B.I.T. constituait pour lui un déchirement49 ». Le B.I.T. y perdait un directeur probable mais la France libre y gagnait « un serviteur passionné de l'Etat50 ». Ce ralliement ne contribua pas peu à l'orientation sociale de la Résistance extérieure : qu'il suffise de rappeler le rôle que Tixier joua dans la rédaction, par le général de Gaulle, d'une déclaration qui fut publiée en France dans tous les journaux clandestins, le 3 juin 1942B1. C'est en effet grâce à ses efforts que fut insérée dans cette déclaration (qui scellait l'accord du mouvement de Londres et de la France intérieure) la phrase suivante : « A l'intérieur, il faudra que soient réalisées, contre la tyrannie du perpétuel abus, les garanties pratiques qui assureront à chacun la liberté et la dignité dans son travail et dans son existence. La sécurité nationale et la sécurité sociale sont, pour nous, des buts impératifs et conjuguésB2. » Afin de se consacrer à sa nouvelle tâche de délégué du C.N.F. à WashingtonB3, Adrien Tixier demanda la suspension de son contrat à la direction du Bureau à partir du 1" janvier 1942 : il ne voulait pas quitter l'organisation à qui il avait tant donné de lui-même sans assister à sa première grande réunion de
49. H e n r y HAUCK, op. cit., p. 179.
50. Jacques SOUSTELLE, op. cit., t. I, p. 270. « Ours mal léché, le langage rude, la voix coupante, cet homme était bon. Pour le comprendre, il fallait savoir qu'il souffrait nuit et jour de sa mutilation et de ses blessures de guerre, ne pouvant dormir que par un effort d'énergie de toutes les heures. » (Op. cit., id.) La vie d'Adrien Tixier fut, selon la formule de Léon Blum, « un dialogue hautain avec la douleur » (cité par Henry HAUCK, op. cit., p. 175). Le général de Gaulle affectionnait le franc-parler et le caractère bourru du futur commissaire national aux Affaires sociales : son courage lui inspirait un respect dont il n'était pas prodigue. 51. Cf. Christian PINEAU, La Simple vérité, 1940-1945, Paris, Julliard, 1960, p. 167-168, 174-175 ; cf. aussi Les Idées politiques et sociales de la Résistance. Documents clandestins, 1940-1944, textes choisis par Henri MICHEL et Boris MIRKINE-GUETZEVITCH, Paris, P.U.F., 1954, p. 194-195, note 2. 52. L'Appel, p. 679. Avant son ralliement effectif, Tixier, qui appartenait à la tradition syndicaliste française pour qui l'idéal du progrès social était inséparable de celui du patriotisme, exigea des garanties du mouvement de Londres : « J'ai reçu récemment la visite de Pleven, le représentant personnel du Général de Gaulle. Je lui ai expliqué la nécessité, pour le mouvement « France libre », et pour le Général de Gaulle, de prendre netnement position pour la reconstruction d'une France démocratique, aussi bien du point de vue économique que social. Après lecture d'un papier que je lui ai donné, Pleven m'a indiqué sa conviction que le Général de Gaulle donnerait sa pleine adhésion et ferait les déclarations nécessaires » (lettre d'Adrien Tixier à Jef Rens, 3 juillet 1941, source privée). 53. Il est intéressant de noter les raisons du choix de Tixier par de Gaulle : « [Tixier] est réputé être un homme loyal et solide. En outre, les syndicats français, aussi bien ceux de l'ancienne C.G.T. que les chrétiens, ont une excellente attitude en France. Enfin, l'affaire sociale est la grande affaire pour demain » (télégramme du général de Gaulle à René Pleven, 23 septembre 1941, L'Appel, p. 482).
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guerre à l'étranger 64 . C'est en grande partie grâce à ses efforts qu'un délégué de la France libre pourra s'exprimer devant la conférence de New York.
2 . LA FRANCE LIBRE A LA CONFÉRENCE DE N E W YORK (OCTOBRE-NOVEMBRE 1 9 4 1 )
Nous avons déjà relaté ailleurs les efforts conjoints d'Adrien Tixier et de Jef Rens pour la réunion d'une conférence de l'O.I.T. B5 . De retour en GrandeBretagne, le second entreprit immédiatement de gagner à cette idée le gouvernement britannique ainsi que les gouvernements exilés à Londres. Sur la suggestion de Tixier, il aborda aussi le problème avec Henry Hauck qui promit derechef de rédiger une note à ce sujet à l'intention du général de Gaulle 6®. Quelque temps après, au cours de l'été 1941, Carter Goodrich (président du Conseil d'administration de l'O.I.T. et ami personnel de Tixier), de passage à Londres, eut avec René Cassin des entretiens au cours desquels l'éventualité d'une participation de la France combattante à la conférence fut évoquée. L'accord du général obtenu, une procédure fut décidée pour préparer l'envoi d'une délégation de Français libres à New York. Il se trouvait à Warrington (Lancashire) une cinquantaine d'ouvriers français venus en Grande-Bretagne à l'appel du général de Gaulle et qui avaient rapidement formé une petite communauté 57 . Maurice Dejean et Henry Hauck s'y rendirent le 14 juillet 1941 afin de célébrer la fête nationale et en profitèrent pour adresser un télégramme au directeur du B.I.T. Leur message exprimait l'espoir que la France libre pourrait bientôt participer aux travaux de l'O.I.T. conformément aux meilleures traditions françaises de progrès social. Le B.I.T. y répondit et le jalon fut ainsi posé. Quelques semaines plus tard, à la mi-août, Henry Hauck écrivit au B.I.T. que la France combattante désirait dorénavant s'associer aussi étroitement que possible à l'œuvre de l'Organisation. Par conséquent, ajoutait-il, elle n'entend pas être absente d'une manifestation
54. «Tixier ne serait pas disponible avant le 1 " novembre, c'est-à-dire avant la conclusion de la Conférence internationale du Travail » (télégramme de René Pleven au général de Gaulle, 20 septembre 1941, L'Appel, p. 481). En fait, des pressions, « surtout du côté américain » s'exercèrent contre son départ du B.I.T. (cf. lettre d'Adrien Tixier à René Pleven, 15 novembre 1941, source privée). 55. Cf. supra, p. 109. 56. Cf. « Rapport de Jef Rens sur son activité en relations avec le B.I.T. », loc. cit., Henry Hauck avait été envoyé à Londres par le gouvernement français avant l'armistice afin d'assurer la liaison entre la C.G.T. et les Trade Unions, en tant qu'attaché du travail ; cf. Jacques SOUSTELLE, op. cit., t. I, p. 39. 57. « ... nous avions créé à Warrington une « Maison de France » qui avait d'ailleurs été inaugurée par le Général lui-même » (lettre que nous a adressée Heniy Hauck le 23 août 1966 en réponse à nos questions).
140
La participation de la France libre (et libérée)
aussi importante que celle qui allait se dérouler à New York à partir du 27 octobre suivant ; une décision officielle à ce sujet serait incessamment communiquée au directeur du B.I.T., annonçait-il enfin. Effectivement, le 22 octobre 1941, le général de Gaulle lui-même notifia à Edward Phelan la composition de la délégation française libre en précisant : « Le Comité National Français régit un certain nombre de territoires peuplés de onze millions d'habitants et intéressés par l'application des conventions internationales du travail. Il a étudié avec attention les questions à l'ordre du jour de la Conférence internationale et en conséquence il a l'honneur de vous demander que ses délégués y soient admis comme observateurs. » Normalement, ne pouvaient participer aux sessions de la Conférence internationale du travail que les délégués des Etats membres reconnus par l'Organisation et, constitutionnellement parlant, le C.N.F. n'avait aucun titre suffisant pour justifier sa requête. Mais il ne s'agissait pas, en l'occurrence, d'une session régulière de la Conférence 58 . De plus, le problème était essentiellement d'ordre politique. Le projet pouvait réussir à condition toutefois que la France libre bénéficiât du soutien réel de la direction, des groupes de la Conférence et, évidemment, de celui des deux grandes puissances anglo-saxonnes. En arrivant à New York, la délégation française libre 69 possédait incontestablement un certain nombre de ces atouts. Le fait de n'être investi d'aucun mandat régulier n'empêcha pas, par exemple, son délégué ouvrier d'être invité à siéger avec le groupe des travailleurs de la conférence 60 . La délégation disposait surtout du plein appui du gouvernement britannique qui n'avait fait aucune objection à son envoi 61 . Les délégués gouvernementaux britanniques tombèrent d'ailleurs immédiatement d'accord avec Henry Hauck sur l'opportunité d'une déclaration de la France combattante devant la conférence. Mais il restait une incertitude de taille : comment réagirait le gouvernement américain ? Les Etats-Unis qui demeuraient neutres et qui entretenaient des relations diplomatiques normales avec Vichy adoptaient en effet vis-à-vis du mouvement du général de Gaulle une attitude des plus réservées. Il se trouvait de surcroît que l'Etat français avait décidé de se faire représenter lui aussi à la conférence
58. Il avait été précisé dans la lettre de convocation que la conférence n'aurait pas un caractère constitutionnel. De toute façon, la Constitution de l'O.I.T. stipulait que les Conférences internationales du travail devaient se tenir au siège de l'Organisation. 59. Elle se composait d'Henry Hauck, membre gouvernemental (qui venait récemment d'être nommé directeur du Travail au C.N.F. ; cf. « Décrets portant nomination de Directeurs aux services centraux de la France libre », J.O.F.L., du 14 octobre 1941, p. 44), de René Rous (secrétaire permanent du Centre syndical français de Grande-Bretagne, syndicaliste C.G.T.) et de Joseph Botton (syndicaliste C.F.T.C. récemment arrivé de France, attaché à la direction du Travail). 60. Cf. N.Y.T., 30 octobre 1941, 14 : 2. 61. C'était précisément l'époque où les affaires du Levant semblaient être en voie de règlement.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
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de New York 62. L'obstacle fut surmonté grâce à l'intervention discrète mais efficace d'Adrien Tixier auprès de Carter Goodrich, membre influent de la délégation gouvernementale américaine, et de Miss Frances Perkins, secrétaire d'Etat au Travail et présidente de la conférence. Une question de procédure subsistait encore : comment faire admettre l'intervention du délégué français libre par la commission de proposition au sein de laquelle siégeait le représentant de Vichy ? Ce fut finalement le bureau de la conférence qui déclara que < les délégués aimeraient entendre sur les questions du travail quelques brèves remarques de M. Hauck, Directeur du travail du Mouvement de la France libre 63 ». Dans l'atmosphère antitotalitaire de la réunion, les objections juridiques présentées par quelques fonctionnaires furent balayées », affirme Adrien Tixier 84 . Les neutres sud-américains étaient d'ailleurs tout disposés à soutenir le représentant du C.N.F., mais aucun vote ne fut exigé Enfin, accueilli par des ovations «chaleureuses, unanimes et prolongées89», Henry Hauck vint assurer aux délégués que l'intérêt que le peuple français n'avait cessé de porter depuis vingt ans au B.I.T. était aussi vivant que par le passé car la France libre restait fidèle à ce qui avait été la politique sociale de la République. Il ajouta : « ... Ce que nous voulons c'est que la formule tripartite, qui est depuis 20 ans celle de l'Organisation internationale du Travail, soit appliquée partout dans le domaine social et soit étendue partout du domaine social au domaine économique (...). La France libre a une lourde tâche à accomplir. Sa première préoccupation, c'est la victoire (...). Mais nous ne renonçons pas pour autant aux conceptions sociales de la République française : dans les vastes territoires coloniaux que nous administrons, nous nous efforçons de résoudre les problèmes du travail en nous inspirant des conventions et des recommandations formulées par l'Organisation internationale du Travail m . » La conférence de New York se soldait pour la France libre par un succès politique de première grandeur, qui contrastait avec l'accueil fait au délégué vichyste 68. Mais ce succès ne signifiait pas encore la substitution du C.N.F. à Vichy au sein de l'Organisation 69. 62. Cf. supra, p. 112 et s. 63. Conférence de l'Organisation internationale du Travail, 1941, New York et Washington, D.C. Compte rendu des travaux, Montréal, B.I.T., 1942, p. 84. Le bureau de la Conférence se composait, sous la présidence de Miss Perkins, du délégué gouvernemental polonais, du délégué employeur britannique et du délégué travailleur argentin. Ce fut Jef Rens qui, en sa qualité de délégué ouvrier de la Belgique, proposa formellement au bureau d'accorder le droit de parole à Henry Hauck. 64. Cf. lettre d'Adrien Tixier à Marius Viple, 9 novembre 1941 (source privée). 65. là. 66. ld. 67. Conférence de rOrganisation internationale du Travail, 1941, New York et Washington D.C. Compte rendu des travaux, op. cit., p. 86. 68. Cf. supra, p. 112-114. 69. Si Vichy fut écarté de la nouvelle commission de crise du Conseil d'administration (cf. supra, p. 113), le C.N.F. ne fut nullement invité à occuper un siège de plein droit au nom de la France.
La participation de la France libre (et libérée)
142
SECTION
III
LA FRANCE LIBRE ET LES NOUVELLES FORMES DE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE
C'est au cours même du conflit mondial que les Alliés se préoccupèrent de poser de nouvelles bases économiques, politiques et sociales au monde qui naîtrait de leur victoire. Dès 1941, la Grande-Bretagne prit l'initiative de réunir sous son égide un certain nombre de conférences groupant les gouvernements en exil à Londres ; ces conférences allaient connaître, lorsque les Etats-Unis prendront la direction effective de la guerre et jusqu'à la fin des hostilités, une extension considérable. Il n'était évidemment pas question que le régime de Vichy prît la moindre initiative en ce domaine 70 . La France libre se voyait chargée d'une double mission : défendre (ou réserver) les droits de la France au sein des conférences et organisations interalliées et élaborer ses propres conceptions sur la reconstruction d'après-guerre.
1.
LA
PARTICIPATION
AUX SUR
PREMIERS LA
DE
LA
ORGANISMES
RECONSTRUCTION
FRANCE
LIBRE
INTERALLIÉS
D'APRÈS-GUERRE
La « période anglaise » des conférences sur la reconstruction d'après-guerre s'étendit de juin 1941 à juin 1943 71. Elle s'ouvrit le 12 juin 1941 avec la conférence de St-James's Palace au cours de laquelle les représentants de quatorze nations en guerre contre l'Axe adoptèrent une résolution de solidarité La France libre participa à cette réunion ainsi qu'à toutes celles qui suivirent, au même titre que les gouvernements en exil à Londres. Mais si ces derniers conservaient l'exercice de leur activité internationale en dépit de leur établissement en Grande-Bretagne, il n'en était pas de même pour le mouvement issu de l'appel du 18 juin 73 . En l'absence de toute autorité de droit indépendante, le général de Gaulle se considérait comme le gestionnaire du patrimoine français ; mais les Alliés, et en premier lieu la Grande-Bretagne (écoutant en 70. Sur l'attitude de la presse de Vichy à l'égard de la conférence de Hot Springs sur l'alimentation et l'agriculture, par exemple, cf. Les Cahiers Français (Londres), 15 juillet 1943, p. 56-57. 71. C'est-à-dire jusqu'au moment où les Etats-Unis inaugurèrent à leur tour leur « période » avec la conférence de Hot Springs (cf. infra, p. 175). 72. Cf. Inter-Allied Meeting held in London at St-James's Palace, on June 12 1941. Report of Proceedings, presented by the Secretary of State for Foreign Affairs to Parliament by Command of His Majesty. Cmd 6285, Miscellaneous n" 1 (1941), 15 p. 73. Cela du fait de son statut particulier et de l'existence du « gouvernement > de Vichy (cf. FLORY, op. cit., p . 190).
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
143
cela les avis de Washington), refusaient de reconnaître à la France libre la qualité de gouvernement de fait de la République 74. Un point était cependant généralement admis, c'était celui de la belligérance. « C'est par là que la France libre a commencé son activité et c'est ce qui lui a permis d'accroître ses pouvoirs (...) et c'est ce qui permit la participation française à la direction de la guerre et aux conférences interalliées 75. » Il convient toutefois de noter, en dépit de l'opinion de l'auteur de la citation précédente, que cette participation ne se fit pas réellement sur un pied d'égalité. Ainsi ce furent les « représentants du Général de Gaulle, chef des Français libres > qui signèrent la première déclaration de St-James's Palace du 12 juin 1941 76 ; ce fut la « France libre > qui s'associa à la déclaration en date du 19 novembre 1941, du Comité interallié d'information sur le traitement des otages de guerre par le Reich 77 ; ce fut le « Comité national français libre » qui donna son adhésion à la déclaration interalliée du 13 janvier 1942 sur les crimes commis par les Allemands dans les territoires occupés 78 ; ce fut, enfin, le « Comité national français », qui souscrivit à la résolution interalliée du 17 décembre 1942 condamnant l'extermination des Juifs par l'Allemagne 79 . Il faudrait surtout ajouter que la France ne figura à aucun titre parmi les signataires de l'importante < Déclaration des Nations unies » qui fut à la base de l'actuelle organisation internationale. Cette dernière affaire mérite quelques précisions, avant d'aborder la participation de la France combattante au Comité interallié sur les besoins d'après-guerre en matière de ravitaillement et à la Conférence des ministres alliés de l'Education.
A.
L A F R A N C E LIBRE E T LA DÉCLARATION DES N A T I O N S DU 1 " JANVIER
UNIES
1942
En décembre 1941, peu de temps après Pearl Harbour, le Département d'Etat entreprit l'élaboration d'une déclaration par laquelle les nations en guerre contre l'Axe auraient proclamé leur totale adhésion aux principes posés par la charte de l'Atlantique ainsi que leur résolution de poursuivre le combat
74. Cf. par exemple FLORY, op. cit., p. 57-67 et 190-193. 7 5 . FLORY, op.
cit.,
p . 198.
76. Cf. Cmd 6285, op. cit., p. 3. Les représentants en question étaient René Cassin et Maurice Dejean. Pour l'intervention de Cassin, cf. id., p. 12 (le texte français se trouve dans le J.O.F.L., 26 août 1941, p. 36). 77. Cf. Inter-Allied Review, 15 décembre 1941, p. 22. 78. Cf. Punishment for War Crimes. The Inter-Allied Declaration signed at St-James's Palace, London, on 13 January, 1942, and Relative Documents, London, His Majesty's Stationery Office, 1942, 16 p. Le texte français de la déclaration que le général de Gaulle fit lors de cette réunion est reproduit dans le J.O.F.L., 20 janvier 1942, p. 8. 79. Cf. The Department of State Bulletin, 19 décembre 1942, p. 1009.
La participation de la France libre (et libérée)
144
jusqu'à la victoire finale 80. Dès le début, le président Roosevelt s'opposa à ce que la France combattante fût invitée à signer un tel document 81 . Consciente des conséquences psychologiques et politiques d'une telle erreur, la GrandeBretagne insista énergiquement auprès du gouvernement américain pour qu'une solution fût trouvée 82 , c'est-à-dire que le mouvement du général de Gaulle fût en mesure de donner son adhésion à cette déclaration sans pour autant prétendre un jour au rôle d'un gouvernement reconnu. La « Déclaration des Nations unies > fut publiée le 1 er janvier 1942 et, pour tenir compte de l'avis exprimé personnellement par Churchill, le Département d'Etat fit savoir trois jours plus tard que le gouvernement américain accepterait aussi des adhésions émanant d'« ?utorités qui ne sont pas des gouvernements 83 ». Les « Danois libres » usèrent de cette invitation en février 1942 84, mais le général de Gaulle refusa catégoriquement ce biais. Le 12 janvier, son représentant à Washington, Adrien Tixier, protesta auprès du Département d'Etat et fit connaître la position de la France combattante : le C.N.F., qui, lui, participe activement aux opérations de guerre interalliées, ne s'estime pas en droit de signer la déclaration au même titre que de simples organismes ne représentant aucun effort militaire 85 . L'affaire en resta là jusqu'en 1945, malgré les efforts des Américains 86.
B.
LE C.N.F.
ET LE COMITÉ INTERALLIÉ SUR LES BESOINS
D'APRÈS-GUERRE
EN MATIÈRE DE RAVITAILLEMENT
Le Comité interallié sur les besoins d'après-guerre en matière de ravitaillement fut créé à Londres le 24 septembre 1941 avec la participation de deux « repré80. Sur les origines de cette déclaration, cf. [Cordell HULL], The Memoirs of Cordell Hull, New York, Mac Mfflan, 1948, vol. II, p. 1114-1126 ; F.R.U.S., 1942, vol. I : General. The British Commonwealth. The Far East, p. 1-38. 81. « I feel that the Free French should not be included in this document », écrivit-il le 27 décembre 1941 à Cordell Hull (F.R.U.S., 1942, vol. I : General. The British Commonwealth. The Far East, p. 13). Cette attitude peut s'interpréter comme étant une sorte de mesure de rétorsion à l'affaire de Saint-Pierre-et-Miquelon qui avait profondément irrité le gouvernement américain (cf. Jean-Baptiste DUROSELLE, « Les grands Alliés et la Résistance extérieure française » dans European Resistance Movements, 1939-1945. Proceedings of the Second International Conference on the History of the Resistance Movements, Held at Milan, 26-29 March 1961, Oxford, Pergamon Press, 1964, p. 402 ; Henri MICHEL, Histoire de la France libre, op. cit., p. 87). 82. Cf. FJI.U.S., 1942, vol. I : General. The British Commonwealth. The Far East, p . 2 1 - 2 2 ; c f , aussi C o r d e l l HULL, op. cit., vol. II, p . 1123.
83. «The Government of the United States (...) will receive statements of adherence (...) from appropriate authorities which are not Governments » (Inter-Allied Review, 15 janvier 1942, p. 2). 84. Id., p. 2 ; cf. aussi Cordell HULL, op. cit., vol. II, p. 1126. 85. Cf. F.R.U.S., 1942, vol. I : General. The British Commonwealth. The Far East, p. 33. 86. Cf. infra, p. 173, note 39 et p. 201, note 202.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
145
sentants du Général de Gaulle, chef des Français libres 87 ». C'était pour la Grande-Bretagne, déclarait Anthony Eden, une façon de donner une réponse à 1'« Ordre nouveau» d'Hitler, en instituant une coopération interalliée dans le domaine du ravitaillement des populations qui seraient libérées à la fin des hostilités 88 . Chaque Etat restait évidemment seul juge de ses besoins au moment de la libération, mais une coordination à l'échelle européenne s'imposait d'ores et déjà. Les nations devaient dresser la liste, par catégories et par montants, des produits alimentaires, matières premières, etc., qu'elles estimaient indispensables pour satisfaire les besoins les plus impérieux de leurs populations. Un bureau, créé à cet effet par le gouvernement britannique, se chargea de coordonner toutes les estimations et de faire des propositions adéquates au Comité interallié qui fut placé sous la présidence de Sir Frederick Leith-Ross 89 . C'est le 30 juin 1943 que ce dernier organisme soumit son rapport aux gouvernements alliés avant de céder définitivement sa place à l'U.N.R.R.A. »0. Le mouvement du général de Gaulle prit une part active aux travaux du « Comité Leith-Ross » (comme on l'appelait communément), où il avait délégué Hervé Alphand, directeur des Affaires économiques au C.N.F. 91 . De nombreux Français libres participèrent officiellement ou à titre personnel aux quelque quarante commissions ou sous-commissions qui furent créées progressivement selon les besoins 92 . Il était certes à déplorer que le « Comité national français » ou « des autorités françaises libres » et non pas la France en tant que telle fût représenté à cette première forme organisée de coopération interalliée. La position de la France libre demeurait pourtant privilégiée par rapport à d'autres mouvements nationaux, moins importants il est vrai : le Conseil des Danois libres, par exemple, ne faisait pas partie du Comité Leith-Ross 93 . 87. C'est-à-dire René Cassin et Maurice Dejean. Cf. lnter-Allied Meeting held in London at St-James's Palace on 24 September, 1941. Report of Proceedings presented by the Secretary of State for Foreign Affairs to Parliament by Command of His Majesty, Cmd 6315, Miscellaneous n° 3 (1941), 36 p. L'intervention de René Cassin se trouve p. 24-25 (pour le texte français, cf. J.O.F.L., 9 décembre 1941, p. 50-51). 88. Cf. Cmd 6315, op. cit., p. 30. 89. Sir Frederick Leith-Ross fut placé à la tête du Comité sur proposition de la GrandeBretagne. Il avait déjà présidé une commission gouvernementale britannique qui constituait un embryon du futur comité interallié. 90. Cf. infra, p. 179, note 73. Quant au rapport, cf. lnter-Allied Committee on Post-War Requirements. Report to Allied Governments, London, Allied Post - War Requirements Bureau, 1943, 12 p. 91. Cf. id., p. 12. Contrairement aux autres délégués nationaux, Hervé Alphand siégeait avec une restriction : il n'était que « représentant du Comité national français ». 92. Ce fut notamment le cas d'Alphonse Morhange, du médecin-général Sicé, de Robert Marjolin, du colonel Aristide Antoine (cf. Inter-Allied Committee on Post-War Requirements. Report to Allied Governments. Appendix 1 : List of members of the Inter-Allied Committee, the Technical Advisory Committees and Sub-Committees, London, Allied PostWar Requirements Bureau, 1943, 19 p.). 93. Précisons cependant qu'un expert danois participa à titre privé à une partie des travaux du Comité (cf. Report to the Allied Governments, op. cit., p. 2). 11
146
La participation de la France libre (et libérée)
C . LE C . N . F . ET LA CONFÉRENCE DES MINISTRES ALLIÉS DE L'ÉDUCATION
La Conférence des ministres alliés de l'Éducation eut elle aussi pour origine une initiative anglaise. C'est le British Council, organisme officiel dont la tâche était la diffusion de la culture britannique à l'étranger, qui en conçut le premier l'idée. Le 28 octobre 1942, Sir Malcolm Robertson, son président, en accord avec le Foreign Office, proposa, aux ministres de l'Education des gouvernements exilés à Londres, de tenir avec la Grande-Bretagne des réunions périodiques pour discuter des problèmes d'éducation de la période de guerre et d'après-guerre 94. L'invitation faite à la France libre s'adressait au « Commissaire à la Justice et à l'Education du Comité national français du Général de Gaulle », c'est-à-dire à René Cassin 95. Cette formule doublement restrictive (« du Général de Gaulle ») indiquait clairement que la participation française se ferait dans les mêmes conditions qu'au Comité Leith-Ross. Jusqu'en octobre 1943 d'ailleurs, les délégués français ne seront pas considérés comme représentant un gouvernement quelconque mais uniquement le mouvement de la « France combattante 96 ». La Conférence se réunit tous les deux mois en séances plénières à partir du 16 novembre 1942 et sa tâche immédiate fut de tenter de venir en aide aux Nations unies dont le système d'éducation nationale avait été détruit ou perturbé par suite de l'occupation de leur territoire. Là encore la France libre participa activement aux débats surtout lorsque, dépassant son but original, la Conférence en vint à examiner l'éventualité de créer une organisation des Nations unies pour la coopération intellectuelle97. Par la voix de René Cassin elle insista, dès la deuxième séance plénière, pour que l'expérience de l'I.I.C.I. de Paris fût examinée avec soin et prise en considération. Cette intervention revêtait par la force des choses un aspect plus ou moins politique. Les nouvelles selon lesquelles l'I.I.C.I. aurait été mis par Vichy à la disposition des Allemands 98 avait profondément ému les nations sud-américaines qui évoquèrent le problème lors de la deuxième conférence interaméricaine des commissions nationales de coopération intellectuelle qui se tint à La Havane en
94. Lettre se trouvant dans les archives de l'U.N.E.S.C.O. et citée par Denis MYLONAS, La Conférence des Ministres Alliés de l'Education, Londres (1942-1945), mémoire de thèse présenté à l'Institut universitaire de hautes études internationales de Genève, multigr., Genève, 1967, p. 12. 9 5 . Id. 96. Le mot « France » figurait, probablement par erreur, aux P.V. de la 1" séance plénière. Par la suite, seule la dénomination « Fighting France » apparaîtra de la 2* (janvier 1943) à la 5* (juillet 1943), séance plénière ; cf. C.A.M.E. Records of Plenary Meetings (archives de l'U.N.E.S.C.O.). 97. Les délégués français libres étaient René Cassin, André Gros, Pozzo di Borgo et Paul Vaucher. 98. Cf. supra, p. 78 et s.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
147
novembre 1941. Une résolution demandant aux pays latino-américains d'étudier la possibilité d'établir sur le territoire de l'un d'eux, pour le temps de guerre, l'I.I.C.I. de Paris ou son secrétariat, fut même adoptée Une commission spéciale de sept membres (assistée de plusieurs conseillers techniques dont Henri Bonnet, directeur constitutionnel de l'I.I.C.I.) fut constituée pour examiner les suites pratiques à donner à la résolution 10°. Rien de concret n'avait encore été réalisé au moment des deux premières séances de la C.A.M.E., mais la France libre pouvait déjà légitimement s'inquiéter de ce qu'à la libération, Paris cessât d'être considéré comme la capitale de la coopération intellectuelle. D'autre part, Londres avait également de fortes chances de pouvoir supplanter Paris. L'initiative de la Grande-Bretagne de réunir la C.A.M.E. était plus que caractéristique : il suffit de rappeler que la GrandeBretagne, il n'y avait pas encore si longtemps, s'opposait à l'organisation de coopération intellectuelle de la S.D.N. et, partant, à l'I.I.C.I. 101 . Nous verrons plus tard combien l'attitude de la France libre sera ferme à ce sujet 102 . * **
L'année 1942 ne se terminera pas cependant sans que la S.D.N. et l'O.I.T. fassent un pas en direction du C.N.F. A ce moment-là, chaque réunion des institutions genevoises prendra l'aspect, par ses participants comme par ses buts, d'une véritable conférence interalliée. Tel sera le cas notamment des sessions mixtes que tiendront à Londres, puis à Princeton, le Comité économique et le Comité financier de la S.D.N. Organes consultatifs du Conseil en matière de politique économique et financière, ces deux comités siégeaient séparément en temps normal ; mais en raison des difficultés de communication, une session conjointe s'imposa. Leur première réunion de guerre se déroula à Londres du 27 avril au 1" mai 1942, à l'occasion de la visite qu'effectuait Alexander Loveday, directeur du département économique et financier de la S.D.N., en Grande-Bretagne. Pour diverses raisons, un certain nombre de membres titulaires furent dans l'impossibilité de participer aux travaux ; parmi eux se trouvaient les membres français (qui appartenaient au régime de Vichy 103 ). Loveday invoqua alors le règlement des commissions de la S.D.N. 104 qui l'autorisait à faire appel, à titre consultatif, aux services de quelques experts. Son choix se porta notamment sur Hervé Alphand, le délégué de la France libre au Comité interallié sur les besoins d'après-guerre 99. Cf. Comisión Cubana de cooperación intelectual. Segunda Conferencia Americana de Comisiones Nacionales de Cooperación Intelectual (15-22 de noviembre de 1941). Actas y Documentos, La Habana, Ucar Garcia y Cia, 1942, XXIII-211 p. 100. Cf. S.D.N., doc. I.I.C.I./XVIPC.A./II, p. 4. 1 0 1 . C f . MYLONAS, op.
102. 103. 104. février
cit.,
p.
11.
Cf. infra, p. 181, note 87, 185-186, 187. Cf. supra, p. 116-117. « Règlement général concernant les Commissions [de la S.D.N.] », dans 1936, p. 131-133.
J.OS.D.N.,
148
La participation de la France libre (et libérée)
en matière de ravitaillement 103 . Dès ce moment, une étroite collaboration s'établit entre le C.N.F. et le département de Princeton : Hervé Alphand sera invité aux sessions ultérieures des comités et la délégation française libre à Washington sera régulièrement tenue au courant des travaux de la S.D.N. en matière économique et financière 106. Cela effaçait quelque peu le silence désobligeant que le Secrétariat opposait à la France combattante à propos de la question des mandats. Mais, répétons-le, ce résultat ne fut obtenu que parce qu'il s'agissait d'organes au sein desquels les gouvernements n'étaient théoriquement pas représentés. L'O.I.T. n'agira pas d'ailleurs autrement pour les réunions postérieures à la conférence de New York. Le mouvement du général de Gaulle ne sera pas, par exemple, invité à siéger à la cinquième session de la Commission de crise en avril 1942, mais des Français libres participeront par contre à la douzième session de la Commission paritaire maritime : les armateurs et les marins de cette commission, pour remplacer un certain nombre de membres titulaires absents, firent appel à un représentant des armateurs et à un représentant des marins de la France libre 107 . Toutes ces réunions ainsi que les perspectives implicitement contenues dans la déclaration des Nations unies prouvaient que la préparation de la paix n'était pas incompatible avec la conduite de la guerre. Tout comme les grandes puissances et les gouvernements en exil à Londres, la France libre entreprit assez rapidement, pour son propre compte, l'examen des problèmes posés par la reconstruction de l'après-guerre. 2 . L E S COMMISSIONS DU C . N . F . POUR L'ÉTUDE DES PROBLÈMES D'APRÈS-GUERRE
A la veille de son ralliement officiel à la France combattante, Adrien Tixier fit savoir à René Pleven que l'heure lui paraissait venue pour le général de Gaulle de prendre une position claire à propos de certains problèmes : 105. Cf. Comité économique et Comité financier. Rapport au Conseil sur les travaux de la session mixte. Londres, 27 avril-1" mai 1942 ; Princeton, N.-J., 7-8 août 1942, S.D.N., doc. C.52.M.52.1942.II.A., n° de vente 1942.II.A.4, p. 4. 106. Au lendemain de la session des comités, Hervé Alphand remettra à Loveday un « Rapport préliminaire sur les questions économiques, financières et sociales d'aprèsguerre » en déclarant : « Vous constaterez que nos préoccupations sont très voisines de celles qui inspirent les discussions si intéressantes du Comité auquel vous avez bien voulu me demander d'assister. Je pense que dans l'avenir il sera peut-être utile que je vous communique, au fur et à mesure, les principaux résultats de nos études » (lettre d'Hervé Alphand à Alexander Loveday, 2 mai 1942, archives S.D.N., Princeton, dossier 88.42) ; de 1942 à 1945, quelque cent-cinquante lettres seront échangées). 107. Il s'agissait de Pierre de Malglaive, de la marine marchande française libre (c'était lui qui avait présenté le général de Gaulle à la colonie française de Londres au début de 1941, cj. Henri MICHEL, Les courants de pensée de la Résistance, op. cit., p. 34, note 4) ; du capitaine Charles Guéna, des Forces françaises libres, et de H.M. Guérin, du Centre syndical français. Pour les P.V. de la commission, cf. I.L.O., Merchant Seamen and the War. Record of the Twelfth Session of the Joint Maritime Commission, London, 26th-30th lune 1942, Montréal, B.I.T., 1943 (Studies and Reports, Sériés P (Seamen), n° 5, 154 p.).
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« La France libre gouverne des territoires français et doit, par conséquent, prendre des décisions d'ordre politique, économique et social... Elle doit dès maintenant (...) participer aux organismes qui se développent très rapidement pour l'étude des futures conditions de paix et des problèmes de reconstruction économique et sociale du monde. Partout naissent des comités officiels ou privés dont les travaux joueront un certain rôle ; comme le démontre l'influence exercée par des comités analogues lors de la paix de 1919 (...). Le Général de Gaulle ne paraît donc pas pouvoir, sans inconvénients graves, ajourner les prises de position qui sont exigées par les nécessités de l'action immédiate 108 . » Cet avis semble avoir été pris en considération puisqu'un mois après la clôture de la conférence de New York, le 2 décembre 1941, le général était saisi d'un rapport par lequel six commissaires nationaux demandaient que le C.N.F. organisât immédiatement l'étude des problèmes d'après-guerre afin qu'il puisse définir nettement sa position au cours des prochaines discussions internationales 109. Après avoir rappelé que le 24 septembre dernier, la France libre avait, par la voix de ses représentants à la conférence de St-James's Palace, donné son adhésion à la charte de l'Atlantique 110 et qu'elle participait déjà aux travaux du Comité interallié sur les besoins d'après-guerre en matière de ravitaillement, le rapport soulignait la nécessité de préparer dès maintenant « un plan de coopération internationale qui s'opposerait au système d'esclavage politique et économique qu'est l'Ordre Nouveau » ; il serait dangereux d'attendre la signature de l'armistice pour entreprendre une tâche aussi vaste et aussi complète et, d'ailleurs, « les communications qui nous viennent de France nous demandent d'être présents à l'élaboration des projets dont doit sortir un monde nouveau dans lequel une France, elle-même rénovée, reprendra une place digne d'elle » poursuivait le manifeste qui concluait par une véritable profession de foi en faveur de la coopération internationale : « De tout temps, la France a apporté une contribution essentielle à l'œuvre de coopération internationale. Aujourd'hui l'occupation par l'ennemi la tiendrait éloignée de l'effort immense de reconstruction qui s'impose, si le Comité National ne veillait, avec les moyens dont il dispose, à ce que sa voix soit entendue 1 U . » 108. Lettre d'Adrien Tixier à René Pleven, 9 septembre 1941, source privée. 109. Cf. « Décret n° 53 relatif à la constitution de commissions pour l'étude des problèmes d'après-guerre. Rapport au chef des Français libres, président du Comité national. Londres 2 décembre 1941 », J.O.F.L., 20 janvier 1942, p. 2. Le rapport était signé Pleven, Dejean, Legentilhomme, Cassin, Diethelm et Valin. 110. Sur cette adhésion, c f . J.O.F.L., 9 décembre 1941, p. 50-51. Le général de Gaulle avait une attitude plutôt réservée à l'égard de la charte de l'Atlantique dont les points 1 (agrandissements territoriaux) et 4 (accession égalitaire de toutes les nations aux matières premières) ne lui semblaient pas convenir à la situation de la France d'après-guerre (cf. télégramme du général de Gaulle à la délégation de la France libre à Londres, 25 août 1941 ; L'Appel, p. 478). 111. J.O.F.L., 20 janvier 1942, p. 2.
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Les commissaires nationaux soumirent, au général de Gaulle, un projet de décret prévoyant la création de plusieurs commissions dont la tâche serait d'étudier tous ces problèmes. Le président du C.N.F. donna son accord et, le 20 janvier 1942, paraissait sous signature, dans le Journal officiel de la France libre, le décret n° 53 instituant quatre commissions ayant pour compétence d'examiner : — les problèmes nationaux et internationaux d'ordre économique et social (Pleven et Diethelm) ; — les problèmes de politique extérieure générale et, notamment, les questions d'ordre territorial, de sécurité et d'organisation internationale (Dejean) ; — les problèmes de la défense nationale et les aspects militaires du problème de la sécurité internationale (Legentilhomme, Valin, Muselier) ; — les problèmes internes et internationaux d'ordre juridique et intellectuel (Cassin et Diethelm) 112 . Les membres de ces commissions devaient être choisis parmi le personnel civil ou militaire de la France libre ainsi que parmi toutes les personnalités françaises compétentes, qu'elles soient en France ou à l'étranger 113 . Afin de faciliter le plus largement possible l'accès à ces organismes, il fut prévu que ceux qui ne pourraient y participer en personne seraient nommés membres correspondants 114 . Enfin, les études devaient faire, le cas échéant, l'objet de rapports soumis au C.N.F. par les commissaires nationaux intéressés 115 . Le C.N.F. proclamera sa conception en matière de coopération internationale d'une façon plus spectaculaire dans le manifeste du général de Gaulle en date du 23 juin 1942 : « Nous voulons que cette guerre (...) ait pour conséquence une organisation du monde établissant, d'une manière durable, la solidarité et l'aide mutuelle des nations dans tous les domaines. Et nous entendons que la France occupe, dans ce système international, la place éminente qui lui est assignée par sa valeur et par son génie 116 . »
112. Article 2 du décret (J.O.F.L., 20 janvier 1942, p. 2). L'influence d'Adrien Tixier dans l'institution de ces commissions semble avoir été prépondérante ; c f . la lettre qu'il adressa en date du 11 décembre 1941 à Edward Phelan : « L e Général de Gaulle et le Comité national français viennent, sur ma suggestion, de créer à Londres quatre comités pour l'étude des problèmes de reconstruction ; l'un de ces comités est chargé des questions économiques et sociales. Le Général de Gaulle m'a demandé d'être membre de ce comité, à titre individuel. Je n'ai pas encore accepté. » (Source privée.) 113. Article 3 du décret. 114. Id. 115. Article 4 du décret. Il ne nous a pas été possible de suivre les travaux ou les résultats de ces commissions. Seul un « Rapport préliminaire sur les questions économiques, financières et sociales d'après-guerre » rédigé par Hervé Alphand a pu parvenir à notre connaissance (cf. supra, p. 148, note 106). 116. L'Appel, p. 679.
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CHAPITRE I I LA RECONNAISSANCE DE LA FRANCE LIBRE P A R LES INSTITUTIONS GENEVOISES ( A V R I L - D É C E M B R E 1943)
Au début de 1943, la situation de la France libre était pour le moins confuse. Les Alliés, qui avaient laissé le général de Gaulle en dehors de leur plan de débarquement en Afrique du Nord, soutenaient à Alger le « Haut Commandant en chef civil et militaire », le général Giraud, autour duquel ils espéraient rallier désormais les forces françaises combattantes. Mais ce projet d'origine principalement américaine échoua, et le 3 juin, après de laborieuses tractations, les deux généraux instituèrent à Alger un comité bicéphale de libération nationale. Il fallut attendre deux mois pour que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'U.R.S.S. accordent une reconnaissance, assez limitée d'ailleurs, au nouvel organisme. A la même époque, le retrait de la France de Vichy des institutions internationales de Genève devait juridiquement produire ses effets. Mais pas plus la S.D.N. que le B.I.T. ne purent se résoudre à perdre dans de telles conditions l'un de leurs membres fondateurs : la première suscita la répudiation de ce retrait par la France libre (section I) et le second, allant encore plus loin, reconnut expressément que le C.F.L.N. s'était substitué à Vichy, au sein de l'O.I.T. (section II).
SECTION I LA S.D.N.
ET LA RÉPUDIATION DU RETRAIT PAR LA FRANCE LIBRE
DE
VICHY
Peu avant l'expiration du préavis de retrait de Vichy de la S.D.N., le Secrétariat entreprit des démarches diplomatiques officieuses qui eurent pour résultat d'amener la France libre à répudier expressément la notification de retrait émise en avril 1941 par l'Etat français. Mais, en raison de l'attitude des Alliés envers le mouvement du général de Gaulle, la S.D.N. se verra obligée d'interpréter restrictivement cette répudiation. 1. L'INITIATIVE DIPLOMATIQUE DU SECRÉTARIAT
Sean Lester s'était préoccupé, bien avant avril 1943, de trouver un moyen qui permettrait à la France de conserver sa qualité de membre de la S.D.N.
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Il lui paraissait préjudiciable pour l'avenir que la Société perdît un Etat aussi important qui n'était, somme toute, que momentanément écarté des affaires internationales. De plus, le geste inconsidéré de l'amiral Darlan ne lui semblait pas constituer une raison suffisante pour que l'organisation internationale acceptât de se détacher aussi facilement de l'un de ses membres fondateurs : une rupture, estimait-il, ne se justifie que dans le cas d'un différend portant sur l'application des principes de base du Pacte (comme cela s'était produit pour l'Italie). Mais avant de prendre la moindre initiative, le secrétaire général se devait de consulter la seule grande puissance qui consentait encore à soutenir la S.D.N. : la Grande-Bretagne. Dès octobre 1942, il écrivit au Foreign Office : « ... The period of notice expires next April and I have naturally been wondering if it will be possible to do anything to retain France as a member. There seemed to be little that could be done except to await the developments of the European situation (...). I do not know what value could be attached to a declaration, say in April next, by the French National Committee in London. This Committee has not been recognised as a government by any of the United Nations, although I believe formal declarations have been made by it on matter affecting France's international obligations and commitments... The whole question is too involved for me to form any serious view on it from here 1 . » N'ayant visiblement obtenu aucune réponse précise, Sean Lester se hasarda, le 8 février de l'année suivante, à proposer au gouvernement britannique une alternative dont les termes avaient également l'avantage de permettre à la France de rester au sein de la S.D.N. : 1. Une déclaration conjointe ou séparée du général de Gaulle et du général Giraud (ou émanant de l'un ou de l'autre seulement) annulant la notification de Vichy comme ne représentant pas la volonté réelle de la France. 2. Une déclaration de la Grande-Bretagne agissant en tant que « trustee » du peuple français, et faite en vue de sauvegarder les avoirs moraux et politiques acquis par la France en matière de coopération internationale. Cette déclaration aurait été appuyée éventuellement par les membres des Nations unies appartenant à la S.D.N. et approuvée par les deux généraux 2 . Mais le moment était mal choisi car il coïncidait avec une sourde tension qui s'était instaurée entre le C.N.F. et les Etats-Unis. Depuis la conférence d'Anfa, Roosevelt avait manifesté personnellement la volonté de voir le mouvement du général de Gaulle coiffé par un groupement plus vaste dont le général Giraud assumerait la présidence. La Grande-Bretagne, qui ne pouvait à aucun prix se permettre de déplaire aux Etats-Unis, était contrainte d'appuyer
1. Lettre de Sean Lester à Roger Mellor Makins, 22 octobre 1942 (source privée). 2. Cf. télégramme de Sean Lester à William Strang, 8 février 1943 (source privée).
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cette position 3 . La réponse du Foreign Office à Lester fut influencée par ces considérations et, tout en reconnaissant que le désir du secrétaire général d'empêcher la France de quitter la S.D.N. était légitime, William Strang déclara : « As we see it legal position is that Darlan was entitled to speak for France at the time he declared intention of French Government to withdraw from League of Nations and no declaration from de Gfaulle] or Giraud or both could legally be held to cancel French Government note of 1941. De G[aulle] would probably be ready to issue some general statement condemning Vichy Government action and expressing himself in favour of resumption of French collaboration with League of Nations after the war. We do not know what Giraud's reaction to such a proposal would be. Apart from this we cannot at present treat the two generals as entitled to speak for France in a matter of this sort and we are therefore not very anxious to approach them with a view to a joint declaration 4 . » Cette réponse négative ne résolvait pas le problème car il semble que le secrétaire général n'avait finalement pas attendu la réaction anglaise pour contacter le C.N.F. et lui soumettre même un projet de télégramme annulant la notification de l'amiral Darlan. Il est très probable qu'au cours de la mission qu'il effectua à Londres en novembre 1942, le docteur Gautier (un fonctionnaire suisse de la section d'hygiène de la S.D.N.) ait abordé la question avec les autorités françaises libres 5 . Un fait est néanmoins certain, Marius Viple entra en scène le 3 mars et suggéra à Lester d'obtenir la participation des Etats-Unis à la procédure envisagée par le Secrétariat : le gouvernement de Washington ne faisait pas partie de la S.D.N., mais comme la notification de Darlan concernait aussi le B.I.T., il était politiquement souhaitable que la répudiation faite par la France libre fût simultanément adressée à Genève et à Montréal 6 . Cette éventualité fut sérieusement prise en considération par Lester qui en avisa le Foreign Office 7 et même Allen Dulles à l'ambassade des EtatsUnis à Berne 8 . Nonobstant l'irritation des Anglo-Saxons, la S.D.N. recevra, en avril 1943, deux communications parallèles du général de Gaulle et du généra] Giraud.
3. Churchill avait déclaré au général de Gaulle que depuis Pearl Harbour, il avait pris le parti de n'être plus que le « lieutenant de Roosevelt » (L'Unité, p. 3). 4. Télégramme de William Strang à Sean Lester, 6 mars 1943 (source privée). 5. « ... I was able to remove certain misunderstandings, especially on the Free French side », écrira le D ' Gautier à Sean Lester le 15 février 1943 (source privée). La mission du D r Gautier consistait à établir, à la demande du Comité Leith-Ross, une certaine coordination entre cet organisme et la S.D.N. 6. Cf. télégramme de Marius Viple à Edward Phelan, 5 mars 1943 (source privée). 7. Cf. télégramme de Sean Lester à William Strang, 3 mars 1943 (source privée). 8. Cf. note remise par René Charron à Allen Dulles le 12 mars 1943 (source privée).
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La participation de la France libre (et libérée) 2 . LES TÉLÉGRAMMES DU GÉNÉRAL GIRAUD
ET DU GÉNÉRAL DE GAULLE RÉPUDIANT LE RETRAIT DE VLCHY DE LA
S.D.N.
Le 15 avril 1943, le président de la Commission de contrôle recevait le télégramme suivant émanant du général Giraud : « Me référant à ma déclaration publique du 14 mars et en accord avec le Général de Gaulle j'ai l'honneur de vous faire savoir que les Français libres d'exprimer actuellement leur volonté ne peuvent tenir pour effective la notification qui vous a été faite le 19 avril 1941 sans que le peuple français privé de l'exercice de sa souveraineté ait été à même par l'organe de représentants légitimes de se prononcer sur la position de la France vis-à-vis de la Société des Nations. En conséquence je vous demande de bien vouloir considérer que cette notification faite sous la pression étrangère ne peut avoir d'effets et que par conséquent la France continue à faire partie de la Société des Nations 9 . » Le lendemain, c'était au tour du général de Gaulle d'envoyer une communication presque similaire au secrétaire général de la S.D.N. : « Me référant à ma déclaration publique du 27 octobre 1940 ainsi qu'au mémorandum du Comité National Français en date du 23 février 1943 et en accord avec le Général Giraud j'ai l'honneur de vous faire savoir que les Français libres d'exprimer actuellement leur volonté ne peuvent tenir pour effective la notification qui vous a été faite le 19 avril 1941 sans que le peuple français privé de l'exercice de sa souveraineté ait été à même par l'organe de représentants légitimes de se prononcer sur la position de la France vis-àvis de la Société des Nations. En conséquence je vous demande de bien vouloir considérer que cette notification faite sous une pression étrangère ne peut avoir d'effet et que par conséquent la France continue à faire partie de la Société des Nations. Pour sa part le Comité National a toujours considéré que la France demeurait liée par ses engagements et conservait ses prérogatives comme membre de la Société des Nations. C'est dans cet esprit que vous avez été tenu informé des mesures prises en vertu et dans le cadre du mandat confié à la France dans les territoires du Cameroun et des Etats du Levant 10 . » Ces textes méritent quelques commentaires. La « déclaration politique » invoquée par le général Giraud n'est autre que le discours qu'il prononça, le 14 mars 1943, à l'instigation de Jean Monnet, et par lequel il répudiait enfin la législation de Vichy pour l'Afrique du Nord 1 1 . Le télégramme du C.N.F. 9. S.D.N., doc. C.8.M.8.1943. 10. S.D.N., doc. C.8.M.8.1943, et archives S.D.N., 1933-1946, dossier 1/41926/40997. Depuis le 6 juin 1947, l'original de ce télégramme est exposé à côté de celui de l'amiral Darlan au petit « musée » de la S.D.N. qui se trouve dans l'une des salles du Palais des Nations à Genève. 11. Le texte de ce discours se trouve dans général Henri G I R A U D , Un seul but, la victoire, 1942-1944, Paris, Julliard, 1949, p. 121-122.
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était plus lourd de signification : en faisant référence au manifeste de Brazzaville du général de Gaulle en date du 27 octobre 1940, il laissait implicitement entendre que la notification de Darlan avait été abrogée automatiquement au même titre que tous les autres actes de Vichy. Quant au mémorandum du 23 février dont il fait état, il s'agissait d'un texte qui marquait l'une des étapes des négociations, lentes et difficiles, entre le C.N.F. de Londres et le « Haut Commandement en chef civil et militaire » d'Alger 12 . Rappelons que ce mémorandum, qui posait les conditions de l'unification des forces françaises combattantes (annulation de la législation de Vichy, instauration de la légalité républicaine et rétablissement des libertés humaines en Afrique du Nord et en A.O.F.), préconisait, en attendant, une coopération immédiate dans certains domaines : < ... Dans le domaine diplomatique, il est indispensable de s'accorder pour sauvegarder au dehors les intérêts généraux de la France, en adoptant une attitude commune en matière diplomatique, en unifiant la représentation française auprès des Etats étrangers, et en représentant la France dans les réunions internationales ou interalliées 13 . » Il est curieux de constater que pas plus les mémoires du général Giraud que ceux du général de Gaulle, du général Catroux, du général Bouscat ou de Jacques Soustelle ne mentionnent cette répudiation qui était pourtant essentielle à un double titre : elle marquait « le rétablissement sur le plan international de la tradition démocratique et de la légalité républicaine 14 », et constituait un signe avant-coureur de l'entente entre les deux généraux qui ne devait effectivement aboutir qu'en juin 1943. Tout ce qu'il est possible de savoir, compte tenu de l'état de la documentation, c'est que la question fit l'objet de contacts télégraphiques entre René Massigli (récemment désigné commissaire national aux Affaires étrangères du C.N.F.) et Jacques Tarbé de Saint-Hardouin (qui remplissait les mêmes fonctions auprès du général Giraud). François de Panafieu 15 , qui se trouvait alors à Londres comme agent de liaison du général Giraud, au sein de la mission Bouscat, aurait facilité la négociation 16 . D'autre part, il n'est pas impossible que le problème de la S.D.N. ait été abordé au cours des séances que le C.N.F. consacra les 11, 13 et 15 avril à la discussion des projets d'union avec Alger. Ainsi, le jour même
12. Des extraits de ce texte se trouvent dans L'Unité, p. 446-448. 13. Cet extrait est reproduit dans les mémoires du général CATROUX, op. cit., p. 346. Pour le texte complet du mémorandum, cf. René BOUSCAT : De Gaulle-Giraud. Dossier d'une mission. Paris, Flammarion, 1967, p. 180-184. 14. France, 19 avril 1943, 1 : 1 . 15. Il s'agit bien de l'ancien représentant de Vichy à la conférence de New York. 16. Cf. télégramme de Marius Viple à Edward Phelan, 5 mars 1943, source privée. — Sur le rôle de Panafieu à Londres, cf. le témoignage du général Bouscat, op. cit., p. 79, 105, 129, 131 et 179.
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où le général de Gaulle envoyait son télégramme à la S.D.N., le C.N.F. publiait un communiqué qui déclarait notamment : « Le Comité national s'est réuni le 15 avril... Il a constaté avec satisfaction que l'accord pouvait maintenant se réaliser sur certains points essentiels, tandis que plusieurs points importants restent à éclaircir 17 . » En dépit de l'entente dont faisaient état les deux télégrammes, le C.N.F. jugea cependant utile de se différencier d'Alger en ajoutant dans sa communication une phrase relative à la gestion des mandats qu'il assumait juridiquement de facto sous l'autorité de la S.D.N. En conclusion et comme l'écrivait l'éditorialiste du journal France, de Londres, « cet acte rend à la France le visage que lui avait connu l'étranger à Genève 18 ». Il restait précisément à savoir comment Genève, c'est-à-dire ce qui restait de la S.D.N. et en premier lieu la Commission de contrôle, allait réagir.
3 . LA RÉACTION DE LA COMMISSION DE CONTRÔLE DE LA S . D . N .
Depuis le début de la guerre, le tandem constitué par le secrétaire général et la Commission de contrôle assumait les pouvoirs d'urgence qu'il détenait en vertu de la résolution de l'Assemblée du 30 septembre 1938. Contrairement à ce que l'on pouvait prévoir 19 , le secrétaire général ne joua finalement qu'un rôle effacé et le véritable pouvoir de décision revint à la Commission et plus précisément à son président, le norvégien Cari Hambro. La raison en était simple : mise à part la forte personnalité de Hambro, il se trouva que, jusqu'en 1944, Sean Lester fut dans l'impossibilité de prendre part aux sessions de la Commission (qui se déroulèrent aux Etats-Unis et au Canada) 20 . En principe, les pouvoirs de crise de la Commission se limitaient au domaine administratif et financier, mais en fait, depuis la carence totale des organes directeurs, la Commission avait le droit et le devoir de prendre toute mesure conservatoire, quelle que fût sa nature, dans le but de préserver l'existence de la S.D.N. 21. Tel est le rôle politique qu'elle joua d'ailleurs dans la question concernant la qualité de membre de la France au sein de la Société. 17. L'Unité, p. 463. 18. « Le vrai visage », dans France, 19 avril 1943, 1 : 1. 19. Cf. supra, p. 16. 20. Lester tenta de participer à la session de septembre 1940 qui se tenait à Lisbonne. Mais en cours de route, il fut refoulé au Perthus, à la frontière espagnole. Jusqu'au débarquement de Normandie, il demeura en quelque sorte « prisonnier » à Genève. 21. On peut d'ailleurs se demander si l'interprétation de la résolution du 30 septembre 1938 n'autorisait pas la Commission à agir à la place de l'Assemblée dans tous les domaines. La Commission avait le pouvoir de prendre « toutes mesures et toutes décisions administratives ou financières exceptionnelles » : en isolant le substantif « mesures » du substantif « décisions », on pourrait soutenir que la Commission n'était plus u n simple organe de contrôle.
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Dès leur réception, Sean Lester transmit les communications du général de Gaulle et du général Giraud aux membres de la Commission de contrôle qui se trouvaient alors soit en Grande-Bretagne, soit dispersés sur le continent américain. Le président Hambro le pria de les porter immédiatement à la connaissance des Etats membres 22 , et dans le même temps, il répondit luimême, à titre personnel semble-t-il, à chacun des généraux séparément 23 . Cette réaction était bien surprenante, car la France libre se trouvait dans cette affaire nettement défavorisée dès le départ : juridiquement, la S.D.N. n'avait jamais mis en doute la notification de retrait émise par l'Etat français ; politiquement, il se trouvait que les Alliés n'avaient octroyé aucune reconnaissance soit au C.N.F., soit au « Haut Commandement civil et militaire » d'Alger et les autorités de la Société ne pouvaient prendre le risque d'aller à l'encontre des vues anglo-saxonnes 2 i . La Commission de contrôle siégea à New York le 9 juin 1943 en sa 91* session. Lors d'une séance « secrète » 23 , Hambro donna lecture des télégrammes de de Gaulle et de Giraud en précisant qu'aucun Etat membre n'avait fait le moindre commentaire ou soulevé la moindre protestation à leur sujet. Comme il ne paraissait pas que le C.F.L.N. (qui venait d'être constitué) allait être reconnu de si tôt, les membres de la Commission estimèrent qu'il fallait s'en tenir prudemment à cette lecture pour le moment 26 . L'examen de la question ne pouvait cependant être
22. Cf. télégramme de Cari Hambro à Sean Lester, 19 avril 1943 (source privée). Sean Lester accusa réception des télégrammes des deux généraux le 28 avril par l'intermédiaire du Foreign Office, auprès duquel il crut bon de se disculper en tentant de démontrer que l'initiative de la France libre était spontanée. 23. La presse (The Times, 26 avril 1943, 3 : 3 ; France, 26 avril 1943, 1 : 2 ; N.Y.T., 2 mai 1943, 21 : 1) a abondamment reproduit à l'époque les réponses de Cari Hambro : « Your telegram of April 15 has been communicated to all States Members of the League. Your action will meet sympathetic understanding and be accepted as evidence of true French loyalty to international moral obligations and faith in the glorious future of a liberated France » avait-il écrit au général Giraud ; le texte suivant fut adressé au général de Gaulle : « Your telegram of April 16 has been communicated to all States Members of the League. The attitude taken by the National Committee in the mandated territories has been highly respected and appreciated. It is in the spirit of the finest traditions of France, and gives faith in a future of international honor and responsibility. » 24. Carl Hambro, en tant que président en exil du « Storting » norvégien, était une personnalité politique influente et très écoutée aux Etats-Unis. Il n'est pas exclu qu'avant de donner une suite favorable à la répudiation notifiée par la France libre, il ait consulté le Département d'Etat et lui ait assuré qu'il n'y aurait pas reconnaissance du C.N.F. En tout cas, les Etats-Unis ont eu leur mot à dire malgré leur non-appartenance à la S.D.N. C'est peut-être cette non-appartenance qui explique qu'aucun des recueils des documents publiés par le gouvernement américain (Foreign Relations of the United States) ne fasse mention de cette question. 25. Les séances de la Commission de contrôle étaient normalement « privées » et non pas publiques. Les sessions en séances « secrètes » ne donnaient lieu à aucun procès-verbal, seul le résultat des discussions étant enregistré. 26. « ... For the moment the Commission need do no more than take note of the statements of the two generals » (Records of the 91th session of the Supervisory Commission, held at New York, June 9th, 1943, archives S.D.N.).
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esquivé car, en établissant le budget de la S.D.N. pour 1944, la Commission devait inévitablement se prononcer sur la situation de la France vis-à-vis de la Société. Le problème fut abordé plus en profondeur à Montréal le mois suivant. Le 27 juillet, au cours d'une séance secrète de sa 92° session, la Commission se vit placée devant l'alternative suivante : retrait effectif de la France ou continuation normale de sa participation à la S.D.N. Choisir la première solution revenait à reconnaître que le préavis de retrait avait produit des effets réguliers : la Commission de contrôle admettait juridiquement que le retrait de la France était devenu effectif, mais elle refusait politiquement d'en tirer les conséquences qui s'imposaient. La seconde solution supposait deux conditions préalables, à savoir que le retrait de Vichy était sans valeur et que les télégrammes des deux généraux avaient annulé ce retrait. Mais cela s'avérait doublement impossible car, d'une part, la S.D.N. n'avait jamais mis en doute la validité de la notification de Darlan 2 7 et, d'autre part, l'attitude des Alliés l'empêchait de considérer les deux généraux comme ayant qualité pour parler au nom de la France. Dans ces conditions, la Commission rejeta cette possibilité et chercha un compromis. La solution adoptée finalement fut de maintenir la France sur la liste des Etats membres de la Société mais sans lui fixer, fût-ce à titre symbolique, la moindre contribution 28 . La qualité de membre de la France se trouvait ainsi suspendue et ses droits, réservés, jusqu'à ce qu'un gouvernement reconnu pût valablement trancher lui-même la question. D'autre part, « consciente de la grande valeur de la participation de la France à la Société », la Commission prit acte des communications de la France libre « avec une vive satisfaction » et invita son président à adresser officiellement une réponse appropriée au C.F.L.N. 29 . Cette réponse ne parviendra à Alger qu'en septembre 1943, c'est-à-dire après la reconnaissance du Comité par les Alliés et par un grand nombre d'autres Etats 30 . Quelle était en définitive la situation juridique de la France au sein de la S.D.N. à la fin de 1943 ? En optant pour la « suspension » de la qualité de membre de la France, la Commission de contrôle croyait s'en tenir à une atti-
27. Cf. supra, p. 119-120. 28. « It was decided that France should remain on the budget list of States and that a number should be given to it as had already been agreed by the Secretary General in the case of Ethiopia, but that no contribution should be shown against this State » (Records of the 92th session of the Supervisory Commission held at Montreal, July 27th-29th, 1943, archives S.D.N.). La S.D.N. n'agit ainsi que lorsqu'elle considère la situation d'un Etat membre comme douteuse, comme par exemple dans le cas de l'Ethiopie (cf. BALOSSINI, op. cit., p. 35-36). 29. Premier Rapport de la Commission de contrôle pour Tannée 1943, S.D.N., doc. C.23.M.23.1943.X, p. 7. 30. Cf. S.D.N., doc. C.23.M.23.1943.X. Addendum.
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tude neutre entre les thèses extrêmes du retrait et du maintien. En réalité, par son esprit comme par ses conséquences pratiques, cette solution penchait nettement en faveur du maintien : en refusant d'accepter les effets d'une notification dont elle venait encore, en secret, d'admettre la validité juridique, la Commission adoptait une attitude politique qui préjugeait de l'avenir ; d'autre part, une véritable « suspension » ne l'obligeait en rien à répondre aux deux généraux. Quoiqu'elle pût s'en défendre, la Commission reconnaissait certains effets aux deux télégrammes et par là même, octroyait une reconnaissance de facto au C.F.L.N. Cela découle clairement de la lettre que le président de la Commission adressa officiellement au général de Gaulle et au général Giraud : « La Commission a pris note de ces messages avec la plus vive satisfaction et elle espère qu'en sa qualité d'Etat membre, la France continuera de prêter à la Société des Nations la même collaboration que celle qui s'est révélée si précieuse dans le passé 31. » Il y avait là reconnaissance par la Commission d'une « situation inexistante > sur le plan international 32 , puisque la France libre ne pouvait juridiquement annuler les effets d'un préavis émis valablement. En définitive, la France conserva sa qualité de membre de la S.D.N. à la suite d'une décision politique qui acquit force de droit.
SECTION I I
LA
RECONNAISSANCE
DE FACTO
DU
C.F.L.N.
PAR
L'O.l.T.
Les décisions de la Commission de contrôle touchant la qualité de membre de la France auraient dû s'appliquer à l'O.I.T. aussi bien qu'à la S.D.N. 33 . Mais le directeur Phelan réagit différemment : d'abord en faisant admettre par le Conseil d'administration que la France n'avait pas quitté l'O.I.T., puis, un peu
31. S.D.N., doc. C.23.M.23.1943.X. Addendum. 32. La reconnaissance d'une situation inexistante est « attributive de compétences, mais en ce sens que l'Etat reconnaissant se crée une obligation de respecter les compétences qu'il a reconnues à l'entité considérée ». (Jean CHARPENTIER, La Reconnaissance internationale et l'évolution du droit des gens, op. cit., p. 225.) 33. Du moins dans la mesure où la notification française de l'amiral Darlan s'interprétait comme signifiant le retrait de la France de la S.D.N. et de l'O.I.T. Marius Viple, qui était généralement bien informé sur tout ce qui concernait Vichy, semblait accepter cette interprétation (cf. son télégramme du 5 mars 1943 adressé à Edward Phelan, source privée).
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La participation de la France libre (et libérée)
plus tard, en invitant expressément le C.F.L.N. à se faire représenter à l'Organisation. 1. LA
DÉCISION DU CONSEIL D'ADMINISTRATION DE MAINTENIR LA
FRANCE
A L'O.I.T. APRÈS L'EXPIRATION DU PRÉAVIS DE RETRAIT
Plus encore peut-être que Sean Lester, le directeur Phelan, qui avait été l'un des premiers collaborateurs d'Albert Thomas (et à qui il avait d'ailleurs consacré un magistral ouvrage 34 ), ne pouvait accepter l'idée de voir la France quitter l'O.I.T. L'attitude adoptée par la S.D.N. à la 91* session de la Commission de contrôle, qui était d'attendre pour réagir qu'il y eût un gouvernement français reconnu, lui déplaisait. Il tourna la difficulté en séparant nettement le problème de la reconnaissance du C.F.L.N. de celui du maintien de la France à l'O.I.T. en tant qu'Etat membre. Edward Phelan a ainsi résumé les démarches qu'il entreprit en 1943 : « A l'expiration de ce délai [du préavis de retrait], le Bureau, conscient du rôle que la France avait toujours joué dans l'Organisation internationale du Travail, ne pouvait accepter une [discontinuité] dans la participation de la France à l'œuvre de l'Organisation. Il entama donc des négociations difficiles et délicates à cet égard (...) ; finalement, les grandes puissances acceptèrent une formule aux termes de laquelle le retrait de la France de la Société des Nations n'entraînait pas nécessairement son retrait de l'Organisation internationale du Travail 35 ... » Cette formule consistait à tirer parti de l'établissement des prévisions budgétaires de l'Organisation pour 1944 afin de maintenir entiers les droits de la France à l'O.I.T. Au mois de juillet 1943, Edward Phelan demanda télégraphiquement aux membres du Conseil d'administration d'approuver le budget pour 1944 sur la base des contributions inscrites l'année précédente pour chaque Etat membre 36 . Son télégramme précisait ensuite : « Préavis France retrait Société des Nations donné 1941 expire 1943 contenait réserve laissant ouverte question appartenance Organisation internationale du Travail. Estime qu'il n'y a pas lieu considérer que appartenance France Organisation internationale du Travail ait pris fin et important prendre aucune mesure pouvant être interprétée comme interrompant qualité Membre France. Propose donc inclure unités contribution française dans recettes budget 37 ... » 34. Edward Phelan, Albert Thomas et la création du B.I.T., Paris Grasset, 1936, 367 p. 35. B.I.T., P.V. de la 95' session du Conseil d'administration, p. 20. 36. Le Conseil d'administration fut consulté télégraphiquement car il ne devait pas se réunir, pas plus que la Commission de crise, avant que ne se tint, le 27 juillet, la 92' session de la Commission de contrôle. 37. Télégramme d'Edward Phelan aux membres du Conseil d'administration, 9 juillet 1943 (B.I.T., P.V. des séances privées de la 91* session du Conseil d'administration, p. 31).
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Le directeur du B.I.T. justifiait sa décision par un argument juridique apparemment irréprochable. L'appartenance d'un Etat à la S.D.N. entraînait obligatoirement son appartenance à l'O.I.T. ; mais dans la pratique, la réciproque n'a pas été admise 38 et un Etat qui se retire de la S.D.N. peut demeurer à l'O.I.T. à condition de faire une déclaration expresse en ce sens. Rappelons la réserve de Vichy : « Le Gouvernement français se réserve de se prononcer ultérieurement sur la continuation éventuelle de sa participation à l'Organisation internationale du Travail... » Cette réserve, dont nous connaissons la signification réelle 3 9 , pouvait être interprétée de deux manières différentes : Vichy restait membre de l'O.I.T. en attendant de prendre une éventuelle décision en sens contraire ; l'O.I.T. était comprise dans le préavis de retrait de la S.D.N., mais l'Etat français se réservait le droit de revenir sur sa décision. Comme à l'expiration du préavis de retrait, l'Etat français n'avait donné officiellement aucune suite à cette réserve, les deux interprétations étaient juridiquement valables et le B.I.T. pouvait choisir celle qui lui convenait, à savoir la première. D'ailleurs, logiquement parlant, la notification de Darlan contenait les mots : « continuation éventuelle ». « Or, « continuation » ne veut pas dire reprise après interruption, mais suppose le maintien de ce qui est 4 0 . » Il aurait politiquement été absurde d'imaginer que Vichy annoncerait son retrait de l'O.I.T. pour l'annuler quelque temps après. Le seul inconvénient de cette interprétation était de soutenir implicitement la validité de la notification de Darlan et de faire totalement abstraction des télégrammes de répudiation envoyés par la France libre. L'O.I.T. manifestait ainsi sur une question aussi importante son autonomie par rapport à la S.D.N. Quand le télégramme d'Edward Phelan parviendra à la connaissance du Secrétariat, Sean Lester exprimera nettement sa totale désapprobation 41 . Néanmoins, le dernier mot appartenait à la Commission de contrôle qui devait se réunir à Montréal du 27 au 29 juillet pour sa 92 e session.
38. L'article 387, paragraphe 2, du traité de Versailles déclarait : « Les membres originaires de la Société des Nations seront membres originaires de cette Organisation [O.I.T.] et, désormais, la qualité de membre de la Société des Nations entraînera celle de membre de ladite Organisation. » Dans la pratique, le Brésil, le Japon, par exemple, se sont retirés de la S.D.N. tout en maintenant leur participation à l'O.I.T. ; les Etats-Unis ont été admis à l'O.I.T. tout en restant en dehors de la S.D.N. 39. Cf. supra, p. 107-108. 40. Mémorandum d'Emile Giraud à Sean Lester, 21 octobre 1943, source privée. L'actuel conseiller juridique du B.I.T. estime même qu'il n'y a jamais eu préavis de retrait de la France de l'O.I.T. (cf. Francis WOLF, « L'Organisation internationale du Travail, sa composition et les transformations étatiques », Communicazioni e studi (Istituto di diritto internazionale e straniero della università di Milano), vol. IX, 1957, p. 57, note 15). 41. Cf. télégramme de Sean Lester à Edward Phelan, 21 juillet 1943 (source privée). 12
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Les débats de la séance secrète où le litige fit l'objet de discussions ne nous sont pas parvenus i 2 . Il est probable que les décisions ne furent pas faciles à obtenir et que le directeur du B.I.T. tint bon jusqu'au bout 43 . Cela transparaît dans la solution finale qui avait tout l'air d'un compromis : « ... it was clear that a valid withdrawal from the I.L.O. had not been given, and the I.L.O. should therefore keep France on its list of Members. That action did not seem to mean that the I.L.O. recognised any Government. All it meant was that the State of France was a Member i i . » Peu après, le directeur du B.I.T. fit le décompte des réponses qu'il avait obtenues des membres du Conseil d'administration sur la question du maintien de la France à l'O.I.T. : 25 voix pour et 2 abstentions i5 . Certains gouvernements (très probablement les Etats-Unis et la Grande-Bretagne) indiquèrent que cette décision « ne préjugeait pas des solutions adoptées, ou qui interviendraient ultérieurement, quant à la reconnaissance du Comité français de la Libération nationale 46 ». Mais quelques semaines plus tard, le C.F.L.N. était enfin reconnu, avec des modalités diverses, par une série d'Etats totalisant environ la moitié des membres de l'O.I.T., plus l'U.R.S.S. A ce moment, le B.I.T. jugea utile de faire un pas décisif en direction du C.F.L.N.
2. LA REPRÉSENTATION DU C . F . L . N . A L'O.I.T.
Les reconnaissances diverses dont le C.F.L.N. fit l'objet de la part de ses grands Alliés devaient, malgré leur caractère restrictif, retenir l'attention du B.I.T. puisqu'une partie du rôle de la France en tant que membre de l'O.I.T. allait dorénavant être officiellement exercée par le mouvement du général de Gaulle. De plus, une participation de Vichy aux activités de l'organisation d'Albert Thomas était définitivement à exclure ; ensuite, des questions de travail se posaient tous les jours dans le vaste empire géré par la France combat-
42. Cf. supra, p. 157, note 25. 43. Pendant toute la guerre, les relations entre la S.D.N. et l'O.I.T. se détériorèrent sensiblement. La crise avait déjà atteint un point culminant lors de la quatre-vingtdixième session de la Commission de contrôle (Montréal, 24 août 1942) au cours de laquelle Edward Phelan refusa catégoriquement d'accepter les prévisions budgétaires (qu'il estimait insuffisantes) de la Commission pour l'O.I.T. Sur l'atmosphère de ces débats, cf. Edward Phelan, « After Pearl Harbour : ILO Problems », dans Studies, été 1957, p. 198-206. 44. Records of the 92th session of the Supervisory Commission held at Montreal, July 27-29th, 1943, archives S.D.N. 45. Cf. B.I.T., P. V. des séances privées de la 91' session du Conseil d'administration, p. 32. Les deux abstentions émanaient du délégué gouvernemental norvégien et du délégué employeur indien. 46. B.I.T., P.V. des séances privées de la 91* session du Conseil d'administration, p. 23.
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tante ; enfin, la présence d'Adrien Tixier à la tête du commissariat aux Affaires sociales était plus qu'une garantie. Dès le 8 septembre 1943, le directeur Phelan télégraphia à Tixier pour lui exprimer le désir du B.I.T. d'établir des relations de fait avec le C.F.L.N., c'est-à-dire de pouvoir diffuser des publications du Bureau à Alger et, inversement, d'être tenu au courant des mesures sociales qui étaient appliquées dans les territoires ralliés 47 . Tout en acquiesçant, Tixier fit clairement savoir à Phelan que le C.F.L.N. refuserait toute solution qui le tiendrait écarté d'une participation de plein droit au Conseil d'administration 48 . Le directeur du B.I.T. entreprit alors de nouvelles démarches auprès des grandes puissances : « ... qui devait représenter la France aux réunions du Conseil d'administration et qui avait qualité pour désigner les délégués français à la Conférence internationale du Travail ? Là aussi il fallait négocier une formule, ce qui était particulièrement difficile en raison de la complexité des relations diplomatiques des divers pays avec le Comité français de la libération nationale. Le Bureau et la France ont une dette de gratitude à l'égard de M. Carter Goodrich, lequel élabora avec le Département d'Etat des Etats-Unis une formule qui fut successivement acceptée par le gouvernement des Etats-Unis, par celui du Royaume-Uni et par le Comité français de la libération nationale 49 ... » Les négociations diplomatiques du B.I.T. traînèrent en longueur car les relations des Alliés avec la France libre traversaient alors des moments difficiles à cause de l'élimination de Giraud de la présidence du C.F.L.N. et des remous provoqués par les séquelles de l'affaire syrienne 50 . Elles aboutirent, au début de décembre, à l'invitation du C.F.L.N. à la 9 V session du Conseil d'administration qui devait s'ouvrir à Londres le 16 décembre. L'invitation était rédigée en ces termes : « ... En dépit des mesures du régime de Vichy, et bien que le peuple français dans sa grande majorité se trouve encore empêché d'exercer librement sa volonté dans le choix de son gouvernement, le Conseil d'administration a estimé que la France n'avait pas cessé d'être Membre de l'Organisation internationale du Travail. Il paraît donc convenable qu'un représentant français siège au sein du Conseil d'administration. Dans ces conditions, je suis convaincu que le Conseil d'administration se féliciterait de la désignation d'un représentant français, par le Comité français de la Libération nationale, à la session de
47. Cf. télégramme d'Edward Phelan à Adrien Tixier, 8 septembre 1943 (source privée). Un peu plus tard, il sera question de nommer Henri Laugier, vice-président de « France Forever», correspondant du B.I.T. à Alger, mais le C.F.L.N. semble n'y avoir pas donné suite. 48. Cf. lettre d'Adrien Tixier à Edward Phelan, 19 septembre 1943, source privée. 49. B.I.T., P.V. de la 95' session du Conseil d'administration, p. 20. 50. Sur ces affaires syriennes, cf. infra, p. 167, note 13.
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Londres du Conseil d'administration. Si le Comité partage cet avis, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me faire connaître le nom du représentant qu'il aurait désigné B1. » « ... Le peuple français dans sa grande majorité se trouve encore empêché d'exercer librement sa volonté dans le choix de son gouvernement » : cette expression révélait l'influence prédominante de Washington. Mais, au-delà des mots et des arrières-pensées politiques, il était expressément reconnu que la représentation des intérêts français à l'O.I.T. entrait dans les attributions du C.F.L.N. Le 6 décembre 1943, le général de Gaulle répondit en personne à Edward Phelan pour l'informer qu'il désignait Adrien Tixier comme représentant français au Conseil d'administration 52 . A la 9 I e session du Conseil d'administration, les délégués français libres firent l'objet d'une réception particulièrement chaleureuse. Le président Goodrich accueillit Adrien Tixier comme celui « qui a apporté une contribution éminente à l'œuvre de l'Organisation et qui, dans ses fonctions actuelles, continuera à faire beaucoup pour l'Organisation 53 ». Prenant la parole, le délégué gouvernemental français répondra : « Cette nouvelle France qui combat et qui résiste demeurera fidèle à l'idéal de l'Organisation internationale du Travail, qui est la paix fondée sur la justice sociale 54 . » On peut se demander pourquoi le B.I.T. a fait tous ces efforts. Edward Phelan s'est exprimé là-dessus très clairement : « ... la réponse est que l'Organisation internationale du Travail est, par sa nature et ses principes, une organisation mondiale. Pendant la guerre, l'équilibre du monde a été faussé, mais il ne peut y avoir de véritable équilibre dans le monde sans l'Europe, car sans l'Europe il n'y a pas de monde et sans la France, il n'y a pas d'Europe 55 . » En décembre 1943, la situation de la France au sein des institutions genevoises apparaissait très paradoxale. Reconnue de facto par elles, avec des modalités diverses, et en dépit de précautions oratoires, politiques ou juridiques, la France se trouvait appartenir à part entière à l'O.I.T. tandis que sa qualité de membre de la S.D.N. était temporairement « suspendue ».
51. Télégramme d'Edward Phelan à Adrien Tixier, 3 décembre 1943 (B.I.T., B.O., vol. XXVI, n" 2, 1" décembre 1944, p. 161-162). 52. Cf. télégramme du général de Gaulle au directeur par intérim du B.I.T., 6 décembre 1943 (B.I.T., B.O., id., p. 162). 53. B.I.T., P.V. de la 91* session du Conseil d'administration, p. 28. Pour Edward Phelan, Tixier « reliait en quelque sorte la génération d'Albert Thomas et d'Arthur Fontaine à la nouvelle génération de jeunes Français dont on pouvait attendre une collaboration aussi enthousiaste que celle qui a marqué la période initiale de la vie de l'Organisation » (id., p. 71). 54. B.I.T., P.V. de la 91' session du Conseil d'administration, p. 29. 55. B.I.T., P.V. de la 95' session du Conseil d'administration, p. 20.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
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CHAPITRE III LES ACTIVITÉS D E L A F R A N C E AU
SEIN DES ORGANISATIONS (JUIN
LIBRE
INTERNATIONALES
1943-1945)
Le C.F.L.N. revendiquait « [l'exercice de] la souveraineté française sur tous les territoires placés hors du pouvoir de l'ennemi » ainsi que « la gestion et la défense de tous les intérêts français dans le monde 1 ». Mais à partir du 26 août 1943, les Alliés ne lui accordèrent qu'une reconnaissance limitée : ainsi, la Grande-Bretagne le considéra comme « administrant les territoires d'outre-mer qui reconnaissent son autorité » tandis que les Etats-Unis ne virent en lui que «l'organisme qualifié pour exercer la conduite de l'effort français dans la guerre 2 ». Loin d'être considéré comme un organisme gouvernemental, il n'était en fin de compte qu'une entité avec laquelle les Alliés pouvaient traiter quand bon leur semblait 3 . C'est ce qui explique que le statut imprécis du C.F.L.N. au sein des organisations internationales (section I) ne sera définitivement réglé qu'à partir de l'avènement du G.P.R.F. (section II).
SECTION I LA
PÉRIODE
DU
C.F.L.N.
(JUIN
1943-JUIN
1944)
De juin 1943 à juin 1944, on assista à la substitution progressive de fait, sinon de droit, du C.F.L.N. à Vichy au sein des institutions internationales de Genève. Il sera par contre beaucoup plus malaisé au mouvement du général de Gaulle de faire entendre la voix de la France en tant que grande puissance au cours des conférences interalliées qui donnèrent naissance à des organismes économiques et sociaux des Nations unies.
1. Article 3 de l'ordonnance du 3 juin 1943 portant institution du Comité français de la libération nationale, L'Unité, p. 490. 2. « Les étapes de la reconnaissance du Gouvernement français et l'admission de la France dans les Conseils Européens. » [La Documentation française]. Notes documentaires et études, n° 1 (série internationale I), 10 janvier 1945, p. 3. 3. Cf. Arthur Layton FUNK, Charles de Gaulle. The Crucial Years, 1943-1944, Norman, University of Oklahoma Press 1955, p. 205.
166
La participation de la France libre (et libérée) 1. LES RELATIONS DE FAIT DU C . F . L . N . AVEC LA S . D . N .
Le 17 juin 1943, Pierre Vienot (représentant du C.F.L.N. auprès du gouvernement anglais) notifiait officiellement au Secrétariat, à l'intention des Etats membres de la S.D.N., la constitution à Alger, depuis le 3 juin, du Comité français de la libération nationale A peu près à la même date, le Secrétariat suspendait tous les envois de documents officiels à destination de Vichy mais sans pour autant décider de les acheminer vers Londres ou Alger 6 . La faiblesse de la position française résidait essentiellement dans le fait qu'aucune contribution n'avait été allouée à la France pour l'année 1944. L'acceptation d'un paiement effectué par un pays qui demeurait théoriquement sur la liste des Etats membres équivalait à la reconnaissance du gouvernement de ce pays par la S.D.N. Or, en pratique, la Société ne reconnaissait un gouvernement qu'après sa reconnaissance par la majorité des Etats membres qui la composaient 6 . Le Secrétariat était cependant disposé à accepter des « paiements volontaires » effectués par le C.F.L.N. « with regard to the cooperation between the territories they actually control (most of the French Empire) and either the I.L.O. or the Secretariat 7 ». Mais, lié par la « grandeur et servitude d'une position ambitieuse 8 », le C.F.L.N. refusa probablement d'admettre cette solution, et en avril 1944, la Commission de contrôle constatera que « no action has been taken regarding the contribution due by France 9 ». A cette époque d'ailleurs, la France libre, par suite du départ de René Cassin du C.N.F., portait moins d'intérêt à la S.D.N. 1 0 . Ainsi, lorsque la fusion des forces d'Alger et de Londres entraîna le ralliement du Togo à la France combattante, celle-ci ne fit aucune déclaration pour assurer que les engagements découlant du mandat seraient remplis. Par contre, les formes furent respectées pour tout ce qui touchait à l'administration des mandats du Levant
4. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 1/41894/38989. 5. C'est en octobre 1943 que le Secrétariat commencera à distribuer certains documents au représentant du C.F.L.N. à Londres (cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 50/41963/40543, pièces V et LVIII). Cette distribution ne devint régulière qu'à partir de février 1944 (cf. lettre de Sean Lester à Seymour Jacklin, trésorier de la S.D.N., 25 février 1944 (source privée). Rappelons que le département de Princeton avait adopté une telle attitude bien auparavant (cf. supra, p. 148, note 106). 6. Le cas de l'Espagne républicaine et surtout des pays baltes pouvait être invoqué à juste titre. 7. Lettre de Sean Lester à Seymour Jacklin, 28 octobre 1943 (source privée). 8. FLORY, op. cit., p. 71. 9. Protocol of Supervisory Commission Meeting held at Philadelphia on April 9th, 1944, 93th session, archives S.D.N. 10. Au cours des débats de l'Assemblée consultative provisoire, qui s'ouvrirent à Alger à partir du 3 novembre 1943, le nom de la S.D.N. sera évoqué incidemment à plusieurs reprises. Mais les orateurs n'y feront allusion que comme à un objet mort ou totalement dépassé.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
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jugée politiquement trop importante, sur le plan international. Le 5 mars 1943, René Massigli communiquait à Sean Lester les arrêtés pris par le général Catroux « pour permettre aux gouvernements syrien et libanais de procéder à des élections, en vue du rétablissement du régime constitutionnel, conformément aux vœux des populations 11 ». Le Secrétariat était prié de porter cette lettre à la connaissance de la Commission permanente des mandats et des Etats membres, mais une fois encore, il n'en fit rien 12 . Cette nouvelle fin de non-recevoir n'empêcha pas le général de Gaulle de déclarer à la « Consultative », au cours de la crise de novembre 1943 13, qu'il appliquerait jusqu'au bout « l'acte du Mandat qui a été conféré à la France par la S.D.N. 14 ». Mais à l'approche de la libération de l'Europe, le C.F.L.N. et la S.D.N. étaient inévitablement amenés à collaborer dans certains domaines techniques. Le 2 juin 1944, le commissaire national aux Colonies donna des instructions aux gouverneurs des territoires contrôlés par la France combattante pour qu'ils communiquent des renseignements épidémiologiques à la section d'hygiène de la Société 15 . Du côté du contrôle des stupéfiants, c'est le Comité central permanent de l'opium 16 qui prendra lui-même l'initiative d'une telle coopération. Lors de sa réunion de novembre-décembre 1943, le Comité, se préoccupant d'éviter qu'une vague de toxicomanie ne déferlât sur l'Europe dès la Libération, décida que des « arrangements soient pris, sans retard, de concert avec les autorités militaires qui exerceront en premier lieu le contrôle des territoires libérés 17 ». Le secrétaire du Comité fut notamment chargé d'entrer en communication avec le C.F.L.N. 18 . Enfin, la France libre (qui était toujours absente des sessions de la Commission de contrôle 19 ) participa à la manifestation la plus importante de l'activité de la S.D.N. en 1943 : la deuxième ses-
t i . Lettre de René Massigli au secrétaire général de la S.D.N., 5 avril 1943 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 6A/41375/1469). 12. Sean Lester se contentera, en septembre 1943, d'évoquer toutes les communications reçues de la France libre au sujet du Levant dans son Rapport sur les travaux de la Société, 1942-1943, p. 81-83, n° officiel : C.25.M.25.1943 (n° de vente : 1943.1). 13. Le 8 novembre 1943, le parlement libanais adoptait une révision de la constitution qui avait pour conséquence d'ôter à la France tous les avantages qu'elle détenait dans ce pays. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se mirent de la partie et firent pression sur le C.F.L.N. pour l'empêcher d'adopter une attitude énergique. 14. Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 16 novembre 1943, Supplément au J.O.R.F., 18 novembre 1943, p. 3. 15. Cf. lettre du médecin-général Vaucel au directeur de la section d'hygiène de la S.D.N., 2 juin 1944, archives S.D.N., 1933-1946, dossier 8D/248/224. 16. Créé en vertu de l'article 19 de la convention de l'opium (de Genève) du 19 février 1925, ce comité avait pour tâche de surveiller, sur la base de statistiques fournies par les parties à la convention, toutes les transactions mondiales de stupéfiants. 17. S.D.N., doc. C.37.M.37.1943.XI, paragraphe V. Cf. également les P.V. du Comité (5* séance), archives S.D.N., 1933-1946, dossier 12A/42294/1405. 18. Cf. lettre de Elliott Felkin à René Massigli, 28 janvier 1944, archives S.D.N., 19331946, dossier 12A/15430/6047, liasse n° 2.
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sion mixte du Comité économique et du Comité financier. C o m m e une grande partie des membres de ces comités s'étaient rendus aux Etats-Unis pour assister à la première session du Conseil de l'U.N.R.R.A. à Atlantic City 2 0 , une brève session fut organisée à Princeton dans le but de passer en revue l'œuvre accomplie par le département économique et financier depuis 1942, d'examiner le problème des relations de la S . D . N . avec les nouvelles organisations internationales et de dresser le programme des travaux futurs. Hervé Alphand, qui faisait partie de la délégation du C.F.L.N. à Atlantic City, fut invité à cette session qui eut lieu les 6 et 7 décembre 2 1 . D e même, Robert Marjolin, conseiller économique à la délégation du C.F.L.N. aux Etats-Unis, fut convié à prendre part aux travaux de l'importante « Délégation chargée de l'étude des dépressions économiques 2 2 ». Enfin, le directeur du département qui s'était enquis des suggestions du C.F.L.N. en matière de recherches économiques et financières, reçut, le 7 janvier 1944, la réponse suivante de Jean Monnet, commissaire national à la Reconstruction : « Je veux saisir cette occasion pour vous indiquer une question très importante que nous aimerions voir étudiée par votre organisme, à savoir celle de l'Union Douanière... L'abolition des barrières douanières entre le maximum possible de pays est pour nous la condition indispensable du développement
19. Ne pas oublier que les membres de cette commission siégeaient à titre personnel et que Bréart de Boisanger, tout en se tenant à l'écart des réunions, n'avait pas l'intention de donner sa démission effective. La France libre ne sera même pas invitée à la réunion officieuse que tinrent en septembre 1943 des personnalités de la Commission avec un certain nombre d'Etats membres pour discuter la question de la publicité à donner aux activités de la S.D.N. Cari Hambro y évoquera le problème de la France libre en disant : « The position of the Supervisory Commission was delicate, as political problems were not within its competence, and it could only keep certain questions open » (« Minutes of Informal meeting of the Chairman and Rapporteur of the Supervisory Commission with Representatives of certain States Members of the League of Nations, held at the League of Nations Treasury Office at 11 a.m. ; London, September 14th, 1943 », multigr. p. 4 (Protocol of Supervisory Commission Meeting held at Philadelphia on April 9th, 1944, 93rd session, archives S.D.N.). Précisons que cette déclaration fut faite peu de jours avant la reconnaissance du C.F.L.N. par la Commission (cf. supra, p. 159). 20. Cf. infra, p. 179. 21 Cf. archives S.D.N., Princeton, dossier 31.3 ; cf. également : Comité Economique et Comité Financier. Rapport au Conseil sur les travaux de la session mixte de 1943 (Princeton, N.-J., décembre 1943), S.D.N., doc. C.1.M.1.1944.II.A. (n° de vente : 1944.IIA.1), p. 5. 22. En octobre 1937, l'Assemblée avait chargé le département économique et financier de la S.D.N. de lui faire un rapport sur les mesures qui pourraient éventuellement être utilisées pour empêcher ou atténuer les dépressions économiques. A cette fin, une « Délégation » fut constituée par le Conseil l'année suivante (Jacques Rueff en faisait alors partie). Les travaux de la « Délégation », interrompus par la guerre, furent repris à partir d'octobre 1944 jusqu'en février 1945. Sur la participation de Marjolin, cf. archives S.D.N. 19331946, Princeton, dossier 26.5 ; pour le texte du rapport auquel il collabora, cf. La stabilité économique dans le monde d'après-guerre. Les conditions de la prospérité après le passage de la guerre à la paix. Rapport de la Délégation chargée de l'étude des dépressions économiques, deuxième partie, S.D.N., doc. C.1.M.1.1945.1I.A. (n° de vente : 1945.II.A.2).
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rapide des échanges internationaux. Aucune institution n'est mieux placée que la vôtre pour entreprendre cette étude (...) [qui] serait extrêmement utile, non seulement à la France, mais aussi à l'ensemble des Nations Unies 23 . » Il n'est pas impossible que cette demande doive être interprétée à la lumière des discussions économiques officieuses qui eurent lieu à Alger, à partir de la fin de l'année 1943, entre le C.F.L.N. et des représentants belges et néerlandais en vue de la création d'une certaine forme d'organisation européenne 2 i . A la veille de la Libération, la France se trouvait donc collaborer plus ou moins activement avec la S.D.N. malgré l'imprécision juridique de sa qualité de membre. 2. LES
RELATIONS OFFICIELLES DU C . F . L . N .
AVEC
L'O.I.T.
A partir du moment où la France combattante fut admise au sein du Conseil d'administration, une collaboration très étroite s'instaura entre Alger et Montréal. Le C.F.L.N. fera appel au concours des services techniques du B.I.T. et participera officiellement au nom de la France, sans aucune restriction cette fois-ci, aux activités constitutionnelles de l'O.I.T. Lorsqu'en juin 1943, Adrien Tixier accepta la charge de commissaire au Travail et à la Prévoyance sociale, le C.F.L.N., qui comprenait alors des personnalités de toutes tendances, n'avait aucun programme précis en matière économique et sociale 25 . Il semble qu'un an auparavant, le général de Gaulle se soit montré partisan de réformes hardies en ce domaine, mais que dans l'intervalle il ait été profondément déçu par le manque d'originalité et le peu d'initiative qu'il décela chez la plupart des éléments de la Résistance intérieure venus à Alger. Il reprocha à Adrien Tixier de vouloir aller trop vite et trop loin ; celui-ci se vit alors contraint de freiner quelque peu son action 26. Par-
23. Lettre de Jean Monnet à Alexander Loveday, 7 janvier 1943 [en réalité 1944], archives S.D.N., Princeton, dossier 24.A.1. A cette lettre était annexé un « Programme d'études sur l'Union douanière », dû également à Jean Monnet, et dont les vues prémonitoires nous ont semblé justifier la publication en appendice à cette étude (infra, p. 223225). Ce fut l'O.N.U. qui publia l'étude entreprise par la S.D.N. sur les Unions douanières (cf. Publications de l'O.N.U., n° de vente : 1948.II.D.3). 24. Ce fait nous est confirmé par le compte rendu d'une entrevue entre Loveday et Robert Marjolin aux Etats-Unis en août 1944 (source privée) : « (...) Customs Unions. Marjolin confirmed that the French interest in the matter was unabated and that (highly informal) discussions were going on with France's neighbours. » Sur ces négociations, cf. également Edmond JOUVE, Le Général de Gaulle et la construction de l'Europe, 19401966, Paris, L.G.D.J., 1967, t. I, p. 10. 25. Cf. Adrien TIXIER, Un Programme social, Alger, Office français d'édition, 1944, p. 12. 26. Jef Rens tenait ces précisions d'Adrien Tixier lui-même. Cf. «Premiers contacts avec Alger ». Rapport de Jef Rens en date du 23 février 1944, dactyl., p. 4-5.
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tant à zéro, Tixier devait à la fois prendre d'urgence les mesures nécessaires pour faire face aux exigences de la guerre et, surtout, préparer la reconstruction sociale du pays au moment de la Libération. Mais Alger, capitale d'une grande province, n'était pas prête matériellement pour recevoir les administrations centrales de la métropole et de l'Empire. Ensuite, « si la restauration de la République et le rétablissement des libertés républicaines avaient été proclamés, en fait, le régime et la législation sociale de Vichy étaient encore en application effective 27 ». Enfin, le C.F.L.N. allait trouver à la libération de la France une organisation économique et sociale établie suivant les principes corporatifs du régime de Vichy et qui s'exprimaient par des centaines de décrets, lois, règlements administratifs, etc. : fallait-il annuler en bloc toute cette législation (c'est-àdire retourner au passé) ou bien conserver les institutions créées par l'Etat français après les avoir dûment épurées ? Tixier écartait également ces deux solutions : il désirait créer du nouveau 28. Il proposa et fit adopter par l'Assemblée consultative provisoire un programme en quatre points : « abrogation immédiate et totale de la Charte du Travail » de Vichy ainsi que le « retour à la liberté syndicale » ; « réajustement immédiat des salaires qui seront ensuite adaptés à la hausse des prix et au volume des produits disponibles » ; « maintien du principe des 40 heures » ; « utilisation de la main-d'œuvre sous réserve de sérieuses garanties sociales... 29 ». Pour l'aider dans son œuvre, il se tourna tout naturellement vers le B.I.T. qui lui dépêcha un expert technique en la personne d'Ignace Bessling, l'un de ses anciens collaborateurs 30. En quelques mois seulement, Tixier abattit une tâche presque surhumaine en élaborant un code d'urgence de travail qui couvrait, parmi tant d'autres, les matières suivantes : reconstitution des syndicats professionnels, représentation des salariés dans les entreprises, création d'un Conseil national du travail, juridiction du travail. Le rôle de l'envoyé du B.I.T. fut de préparer des propositions de réglementation et de participer à un « Comité de législation » chargé de revoir tous les projets en voie d'adoption. C'est grâce à cette collaboration que fut notamment promulguée l'or-
27. TIXIER, op. cit., p. 16. Plusieurs groupes de lois se chevauchaient ou se superposaient à Alger : celles de la République française, celles de Vichy, celles de l'amiral Darlan et celles du général Giraud, sans compter celles édictées par la France libre. 28. « La démocratie politique est nécessaire mais elle est insuffisante si elle ne se prolonge pas dans le domaine économique et dans le domaine social », avait-il proclamé dans son discours d'Alger du 10 octobre 1943 (TIXIER, op. cit., p. 24). 29. Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 31 mars 1944, Supplément au J.OJI.F., 6 avril 1944, p. 12. 30. Cf. B.I.T., B.O., vol. XXV, op. cit., p. 225. Contrairement à la S.D.N., le B.I.T. était populaire parmi les membres de l'Assemblée consultative provisoire. Cf. aux interventions de Vincent Auriol (Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 22 novembre 1943, Supplément au J.O.R.F., 25 novembre 1943, p. 11), du syndicaliste Albert Gazier (séance du 20 janvier 1944, Supplément au J.O.RJ?., 22 janvier 1944, p. 10) et de René Cassin (séance du 12 mai 1944, J.OJI.F., 1 " juin 1944, p. 23).
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donnance du 27 juillet 1944 abrogeant le régime de la charte du travail 31 . La mission d'Ignace Bessling se poursuivit à Alger pratiquement jusqu'à la libération de Paris 32 . Quant à la vie constitutionnelle de l'O.I.T., la France (et non plus le C.F.L.N.) prit officiellement part aux travaux du Conseil d'administration à partir de la 91° session qui se tint à Londres en 1943. Elle fut régulièrement représentée par Adrien Tixier sur le plan gouvernemental et, après le renouvellement des membres non gouvernementaux de cet organe, par Charles-Louis Laurent (trésorier de la C.G.T. et membre de l'Assemblée consultative provisoire) pour les travailleurs et par le colonel Aristide Antoine (ancien viceprésident du syndicat professionnel des producteurs et distributeurs d'énergie électrique) pour les employeurs 33. Elle put être ainsi en mesure de s'associer aux efforts déployés par le Conseil d'administration en vue de faciliter le retour de l'U.R.S.S. à l'Organisation 34 . Plus important s'avéra l'envoi d'une délégation complète et représentative de la France libre à la Conférence internationale du travail qui se déroula à Philadelphie du 20 avril au 12 mai 1944. Les débats de cette conférence revêtirent un intérêt particulier, puisqu'ils portèrent notamment sur les dispositions de caractère social à insérer dans le règlement général de la paix, sur la sécurité sociale dans les « territoires dépendants » et dans ceux libérés par les Nations unies. La conférence inaugura surtout une nouvelle ère pour l'organisation d'Albert Thomas en adoptant une « Déclaration » dite « de Philadelphie » par laquelle l'O.I.T. réaffirmait ses buts fondamentaux et formulait de nouveaux objectifs à la
31. Cf. Henry HAUCK, op. cit., p. 183. Pour le texte de l'ordonnance, cf. J.O.R.F., 30 août 1944, p. 776. 32. Cf. Ignace BESSLING, « Rapport de mission auprès du Commissariat aux Affaires sociales du Gouvernement provisoire de la République française à Alger, 7 avril17 août 1944 », dactyl., 30 p. (source privée). 33. Il est intéressant de remarquer que jusqu'à ce renouvellement (qui eut lieu lors de la quatre-vingt-treizième session du Conseil d'administration en mai 1944), Léon Jouhaux et Lambert-Ribot, les titulaires travailleur et employeur français normaux de la République, furent considérés comme « absents ». D'autre part, la France n'obtint pas de siège à la Commission de crise pour la bonne raison que cet organe ne fut plus convoqué à partir du moment où le Conseil d'administration put tenir ses sessions plus ou moins régulièrement. 34. Cf. B.I.T., P.V. des séances privées de la 91' session du Conseil d'administration, séance du 19 décembre 1943, p. 6, et P.V. des séances privées de la 92' session du Conseil d'administration, séance du 22 avril 1944, p. 6. Rappelons qu'au lendemain de l'exclusion de l'U.R.S.S. de la S.D.N., le Conseil d'administration avait constaté que ce pays avait automatiquement perdu sa qualité de membre à l'O.I.T. (cf. supra, p. 51) A partir de 1943, les Etats-Unis tiendront à ce que l'U.R.S.S. reprenne la place qu'elle occupait au sein de l'Organisation. D'où leurs démarches directes auprès des Russes (cf. par exemple F.R.U.S. 1944, vol. II : General. Economie and Social Matters, p. 1007-1025) ou indirectes auprès du B.I.T. (cf. B.I.T., P.V. des séances privées de la 91' session du Conseil d'administration, p. 4-11). Mais l'Union soviétique, pour divers motifs, refusera ces ouvertures.
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lumière des enseignements tirés de l'entre-deux-guerres. L'O.I.T. se plaçait déjà dans la perspective du monde d'après-guerre. Que la France, membre fondateur, n'ait pas été absente d'une telle réunion, et qu'au contraire, elle y ait pris part activement, était un fait significatif qui témoignait du renouveau français 35 . En 1945, la République invitera la Conférence internationale du travail à tenir sa 27" session à Paris : l'organisation d'Albert Thomas amendera ainsi sa constitution dans la ville de ses origines pour devenir une institution spécialisée de l'O.N.U. 30 .
3. LE C . F . L . N . ET LES ORGANISMES INTERGOUVERNEMENTAUX CRÉÉS PAR LES NATIONS UNIES
Lors de la séance inaugurale de l'Assemblée consultative provisoire, le général de Gaulle déclara que le C.F.L.N. revendiquait « dès à présent la possibilité de représenter parmi les grandes nations, les solutions que la France estimait nécessaire de voir apporter aux règlements de cette guerre et à l'organisation du monde qui la suivra37 ». Trois semaines plus tard, l'Assemblée, expression de la France en guerre, décida d'associer le peuple français à la déclaration des Nations unies et à la charte de l'Atlantique. Elle devait conclure par une motion qui faisait « confiance au Gouvernement pour obtenir que la France soit associée de plus en plus aux délibérations pour la guerre et la paix, ainsi que pour apporter dans ces délibérations une volonté constructive dans un
35. 11 faudrait ajouter que Tixier présenta à la conférence une « Déclaration des représentants des pays occupés » (France, Belgique, Grèce, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Tchécoslovaquie et Yougoslavie) par laquelle ces pays exprimaient des vues similaires à propos des problèmes économiques et sociaux auxquels ils devraient faire face à la libération (cf. Conjérence internationale du Travail, vingt-sixième session. Philadelphie, 1944. Compte rendu des travaux, Montréal, B.I.T., 1947, p. 236-237. 36. Une « Commission des questions constitutionnelles du Conseil d'administration » fut créée au début de 1945 à la suite d'une résolution de la conférence de Philadelphie, dans le but d'examiner les modalités d'une révision de la constitution de l'O.I.T. Tout au long des travaux de la Commission ((janvier-octobre 1945), l'attitude de la France sera d'accorder un soutien total au B.I.T. pour éviter qu'il ne soit subordonné à l'organisation internationale qui allait remplacer la S.D.N. Le gouvernement français enverra même expressément Henry Hauck à la conférence de San Francisco pour surveiller l'évolution de la question. Il est intéressant de noter que les membres français du groupe des travailleurs et de celui des employeurs assurèrent également le B.I.T. de leur appui (tous les documents importants sont reproduits dans : B.I.T., B.O., vol. XXVII, n° 2, 10 décembre 1945. Pour la position française, cf. p. 249-250, 254, 258, 263, 287-288, 295-297, 316-317, 350352, 355, 365, 367, 368-372, 382-384, 394-397, 416-417, 460, 463, 503, 505). Sur la « Mission » d'Henry Hauck à San Francisco, cf. Le Monde, 19 mai 1945, 2 : 2 . 37. Débats de l'Assemblée consultative provisoire, Supplément au J.OJRJ'., 4 novembre 1943, p. 3. (C'est nous qui soulignons.)
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large esprit de démocratie et de collaboration internationale 38 ...». En dépit de ces déclarations, il ne fallait pas perdre de vue qu'en raison de graves malentendus franco-américains, la France faisait partie des « Nations unies » en fait beaucoup plus qu'en droit. Cette situation ne semblait pas devoir se modifier de si tôt car, depuis Pearl Harbour, les Américains avaient supplanté les Britanniques, à la fois dans la conduite des opérations militaires et en matière d'initiatives tendant à l'organisation future du monde 39 . Or, autant la Grande-Bretagne dans ses rapports souvent difficiles avec la France libre adoptait une attitude malgré tout assez proche de la « Realpolitik », autant le gouvernement américain témoignait d'un singulier aveuglement passionnel dès que le nom du général de Gaulle était prononcé 40. Les modalités de la participation de la France libre aux conférences interalliées de 1943 et 1944 dépendaient donc essentiellement de l'attitude du Département d'Etat de Washington, laquelle était conditionnée à ce moment-là par le projet américain d'unir les Français combattants autour de la bannière unique du général Giraud. Tout cela explique que la France fut près de perdre sa qualité de membre d'une organisation intergouvernementale existante (le Comité intergouvernemental pour les réfugiés) et qu'elle ne joua qu'un rôle effacé lors de la création de deux nouvelles institutions internationales (l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture, née de la conférence de Hot Springs, et l'U.N.R.R.A.).
A . L E C . F . L . N . ET LA RÉORGANISATION DU C . I . R .
Le 20 janvier 1943, le gouvernement britannique communiqua au Département d'Etat une note officieuse sur l'opportunité de trouver une solution interalliée au problème aigu posé par l'afflux de réfugiés dans les territoires des Nations unies 41 . Dans sa réponse, le gouvernement américain déclina l'idée de créer une nouvelle organisation internationale, estimant que le « Comité intergouvernemental pour les réfugiés », créé en 1938, était en
38. Id., séance du 24 novembre 1943, Supplément au J.O.R.F., 25 novembre 1943, p. 20. Sans procéder à un véritable débat de fond, l'Assemblée s'est, à maintes reprises, occupée du problème de la coopération internationale. Cf. aux interventions d'André Hauriou (id., séance du 22 novembre 1943, Supplément au J.O.R.F., 25 novembre 1943, p. 7), Vincent Auriol (id., p. 9), René Massigli (séance du 12 mai 1944, J.O.R.F., 1 " juin 1944, p. 16 ; séance du 15 mai 1944, op cit., p. 45) et Pierre-Olivier Lapie (id., p. 34). 39. En août 1943, les Etats-Unis tentèrent d'obtenir le ralliement du C.F.L.N. à la déclaration des Nations unies. Le général de Gaulle fit demander au Département d'Etat si cette adhésion donnerait à la France libre le statut d'un gouvernement reconnu. Cordell Hull ayant répondu par la négative, le général mit un point final à l'affaire (cf. [Cordell HULL] op. cit., vol. II, p. 1241-1243). 40. L'affaire mineure de Saint-Pierre-et-Miquelon f u t l'une des raisons du durable ressentiment américano-français libre. 41. Cf. F.R.US., 1943, vol. I : General, p. 133-137.
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mesure de remplir ce rôle 4 2 ; c'est pourquoi il proposa à la Grande-Bretagne une réunion privée anglo-américaine 4 3 . A u cours de cette réunion, qui eut lieu aux Bermudes du 19 au 28 avril 1943, il fut décidé de procéder à la révision de la constitution du C.I.R., c'est-à-dire d'accroître les compétences et d'élargir la composition de cet organisme 4 4 . D è s le deuxième jour des débats, la délégation américaine s'enquit de la possibilité d'établir des réfugiés polonais à Madagascar. Les Britanniques préférèrent éluder la question, estimant que son examen soulèverait inévitablement celui de la représentation française au sein du C.I.R. 4 5 . Mais ces questions, les Etats-Unis n'étaient précisément pas disposés à les ignorer et, en examinant la future composition du C.I.R., ils affirmèrent catégoriquement : « It is assumed that France's place on the Executive Committee must unfortunately for obvious reasons be considered vacant for the moment. However, the interests of the citizens of France will be protected by the Committee with the utmost care and the hope that France m a y soon be able t o take her place o n the Committee will be constantly borne in mind 4 0 . » A la fin de la conférence des Bermudes, il fut décidé qu'il fallait obtenir d'une part l'accord des Etats membres du C.I.R. pour la réforme envisagée et, d'autre part, la participation des neutres et des autres gouvernements alliés. A cet effet, une convocation du Comité exécutif du C.I.R. s'imposait dans les mois à venir. Le 15 mai 1943, Cordell Hull câbla à l'ambassadeur 42. Le C.I.R., issu de la conférence d'Evian de 1938, fonctionnait indépendamment de la S.D.N. Sa mission consistait essentiellement à rechercher des arrangements avec le Reich en faveur des Allemands et des Autrichiens expulsés de leur pays. Sur le C.I.R., cf. Actes du Comité intergouvernemental, Evian, du 6 au 15 juillet 1938. Compte rendu des séances plénières du Comité. Résolutions et Rapports, Genève, 1938, 57 p. Cf. également Robert GINESY, La Seconde Guerre mondiale et les déplacements de populations. Les organismes de protection, Paris, Pédone, 1948, p. 121-123, 129-131 ; Louise W. HOLBORN, The International Refugee Organization. A Specialized Agency of the United Nations, its History and Work (1946-1952), London, Oxford University Press, 1956, p. 11-15. 43. Cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 140-144. C'est pour des raisons de prestige (la conférence d'Evian et le C.I.R. étaient une initiative du président Roosevelt) comme d'efficacité (une protection uniquement interalliée des réfugiés était insuffisante et le C.I.R. avait l'avantage de comprendre en son sein un certain nombre d'Etats non belligérants) que les Etats-Unis proposèrent l'utilisation du C.I.R. 44. Cf. F.R.V.S., 1943, vol. I : General, p. 153-174. 45. Cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 155. La France faisait partie du Comité exécutif du C.I.R. 46. F.R.U.S., op. cit., p. 170. A la veille de la clôture de la conférence, le secrétaire d'Etat Cordell Hull suggéra aux délégués américains de proposer non seulement l'Afrique du Nord comme lieu d'asile pour les réfugiés mais aussi l'A.E.F. et Madagascar. Cette démarche était empreinte d'une arrière-pensée politique favorable au général Giraud. En effet, une demande d'utiliser l'Afrique du Nord aurait pu se heurter à un refus de Giraud (qui contrôlait ce territoire), lequel refus aurait probablement indisposé l'opinion internationale à son égard. Présenter une demande similaire pour l'utilisation de certains territoires ralliés au C.N.F. avait l'avantage de donner au général de Gaulle l'occasion d'opposer à son tour un refus qui pouvait être exploité publiquement. Tel était du moins le raisonnement compliqué que se tenait Cordell Hull (cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 572).
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américain à Londres pour lui demander de signifier au gouvernement britannique qu'aucune invitation à cette réunion ne devrait être envoyée à la France libre 47 . La Grande-Bretagne n'y manifesta aucune opposition 48 . L'ambassadeur Winant fit toutefois observer à Cordell Hull qu'il lui paraissait peu réaliste de faire abstraction de la France dont les colonies présentaient un intérêt indiscutable pour la solution des problèmes de certaines catégories de réfugiés 49 . Mais le Département d'Etat tenait à sa propre idée : les Etats-Unis, qui avaient l'intention d'accorder une certaine forme de reconnaissance au C.F.L.N., étaient en train de négocier laborieusement avec la Grande-Bretagne une formule commune 50. C'est ce qui explique que Cordell Hull ait précisé à Winant, le 28 juillet, que si les relations des Etats-Unis avec le C.F.L.N. étaient clairement « définies » avant la réunion du Comité exécutif du C.I.R., il n'y aurait plus aucun problème ; dans le cas contraire, il faudrait expliquer aux Français que leur participation ne préjugeait pas le moins du monde de l'attitude américaine à l'égard du C.F.L.N. 51 . Mais lorsque les gouvernements exilés entreprirent le même jour d'exprimer leur adhésion franche et massive aux mesures décidées par les Anglo-Américains aux Bermudes, le C.F.L.N. préféra réserver sa position 52 . En fait, la France libre ne s'associa à cette déclaration que le 26 octobre 1943, c'est-à-dire après avoir réussi, envers et contre tout, à se faire admettre de plein droit aux deux premières sessions du Comité exécutif qui se tinrent à Londres le 4 août et le 30 septembre 1943, par Pierre Viénot puis Maurice Dejean. A partir de ce moment, le C.F.L.N. participera effectivement, au nom de la France, aux dépenses du C.I.R. ; sa contribution pour 1944 s'élèvera ainsi à 80 unités (sur un total de 888,5 unités), soit 2.960 livres sterling 53 .
B . L E C . F . L . N . ET LA CONFÉRENCE DE HOT SPRINGS SUR L'ALIMENTATION ET L'AGRICULTURE
La première initiative d'envergure américaine sur les questions de reconstruction fut la convocation à Hot Springs, du 18 mai au 3 juin 1943, d'une conférence internationale qui discuta les problèmes généraux d'alimentation 47. Cf. id., p. 180-181. 48. Cf. id., p. 186. 49. Cf. id., p. 193. 50. Sur ces négociations, c f . FUNK, op. cit., p. 150-163. 51. Cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 197. Quelques semaines auparavant, le Département d'Etat avait estimé que si le C.F.L.N. devait prendre part à la réunion envisagée, il ne fallait pas que ce f û t de plein droit : le Comité exécutif, en session, devait décider s'il y avait lieu ou non d'inviter la France libre (cf. id., p. 192). 52. Le nom du C.F.L.N. figurait dans la lettre collective des gouvernements en exil, mais sa signature faisait défaut (cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 197-198 ; c f . aussi archives nationales AJ 43 43, dossier 90/86. 43 53. Cf. archives nationales AJ 43, dossier 90/86. Pour les P.V. des séances auxquelles participèrent les Français libres, c f . id., AJ 43 37, dossier 88/141.
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et d'agriculture pour la période d'après-guerre. Au préalable, des consultations officieuses avaient eu lieu entre les quatre grandes puissances (Etats-Unis, Grande-Bretagne, U.R.S.S., Chine) Bi . La France libre ne compta pas au nombre des nations alliées et associées qui, en mars-avril 1943, reçurent du gouvernement américain une invitation officielle à se faire représenter à la conférence. Cordell Hull n'était nullement opposé à l'envoi d'une délégation française libre ; tout au plus, subordonnait-il cet envoi à un accord du C.N.F. et du « Haut Commandement » d'Alger sur une représentation unique. Robert Murphy (représentant personnel de Roosevelt en Afrique du Nord) et l'amiral Stark (commandant des forces navales américaines en Europe) furent chargés de transmettre cette communication, vers la mi-avril, respectivement au général Giraud et au général de Gaulle 55 . Un accord entre Alger et Londres sur une telle question n'était pas bien difficile à réaliser après le mémorandum du C.N.F. en date du 23 février 1943 56 et surtout après la répudiation conjointe du retrait de Vichy de la S.D.N. 57. Il aboutit peu après et, le 26 avril, les deux fractions de la France libre seront officiellement saisies de l'invitation lancée par le président Roosevelt 58 . La conférence de Hot Springs posa les bases d'une politique internationale concertée en matière d'agriculture et d'alimentation : elle approuva une déclaration finale, adopta trente-deux résolutions et recommanda l'institution d'une organisation internationale pour s'ocuper de ces questions 59 . « It is of course understood that the French représentatives will participate on the Food Conférence with the same status as représentatives of other countries », avait câblé avant la conférence le Département d'Etat au consul général américain à Alger 60 . Pourtant ce ne furent que des « représentants français » 6 1 qui signèrent l'acte final à côté des autres gouvernements et la France libre ne siégea à aucun des trois comités chargés de diriger le déroulement des travaux de la conférence 62. Mais lorsque celle-ci se répartit en groupes
54. Cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 820-825. 55. Cf. id., p. 837. 56. Cf. supra, p. 155. 57. Cf. supra, p. 154. 58. Cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 838-839. 59. Les P.V. de la conférence n'ont pas été publiés. Cf. cependant : United Nations Conference on Food and Agriculture, Hot Springs, Virginia, May 18 to June 3, 1943, Final Act and Section Reports, Washington, Government Printing Office, 1943, 61 p. (Department of State Publication, 1948, Conference Series, 52, 1943). 60. Télégramme de Cordell Hull au consul général Wiley, 26 avril 1943 (cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 839). 61. C'est-à-dire Hervé Alphand, Pierre Berthaut et André Mayer. 62. Le comité exécutif de la conférence, qui se composait des chefs de toutes les délégations présentes, avait créé un comité de direction, un comité de vérification des pouvoirs et un comité de rédaction.
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techniques de travail, le chef de la délégation française, Hervé Alphand, fut appelé à la présidence de la troisième commission de la section III (commission chargée d'examiner les mesures spéciales à prendre pour assurer une meilleure distribution des produits alimentaires) 63 . Il est toutefois à noter qu'au cours de cette réunion, comme lors des réunions précédentes ou même de celles qui suivirent, seul l'anglais fut adopté comme langue officielle de travail. Cela eut pour conséquence d'amener plusieurs groupes de nations, et notamment les Latino-Américains, à revendiquer que leur langue remplaçât définitivement le français dans les conférences internationales 64 . C'est surtout lors de la création de l'U.N.R.R.A. que la France libre protestera vigoureusement contre cet état de choses. La « Commission intérimaire » qui fut instituée à la suite de la conférence dans le but de formuler des recommandations aux gouvernements sur la création d'une organisation permanente de l'alimentation et de l'agriculture, se réunit à Washington dès le 15 juillet 1943 : André Mayer et Christian Valensi y représentèrent les intérêts de la France combattante 65 .
C . L E C . F . L . N . ET LA NAISSANCE DE L ' U . N . R . R . A .
Le succès remporté par la conférence de Hot Springs ainsi que le tournant favorable de la guerre en 1943 encouragèrent les grandes puissances de la coalition des Nations unies à accélérer leurs négociations relatives à la création d'une organisation internationale qui s'occuperait du relèvement des pays dévastés par la guerre. Un organisme existait déjà dans ce domaine, le Comité Leith Ross, mais il s'était révélé bien vite insuffisant. Il ne suffisait pas en effet de coordonner les estimations des besoins des pays dévastés, il fallait savoir où trouver et comment répartir les secours. Autrement dit, il devenait nécessaire de disposer d'une institution au sein de laquelle auraient siégé à la fois les pays devant recevoir une assistance et ceux en mesure de la fournir. C'est à partir de janvier 1942 que commencèrent des pourparlers entre l'U.R.S.S., le Comité Leith-Ross (c'est-à-dire la Grande-Bretagne qui le domi-
63. Une intéressante déclaration d'Hervé Alphand à la conférence a été reproduite dans Les Cahiers Français, 15 juillet 1943, p. 55-56 (les débats de la conférence n'étaient pas publics). 64. Cf. « Observations on the Food Conférence », mémorandum dactyl. non signé, daté du 18 juin 1943 (archives S.D.N. Princeton, dossier 35). — Selon le général Bouscat (op. cit., p. 153), dès le début de la conférence les pays européens auraient fait l'objet d'une pression pour renoncer à l'usage du français comme langue officielle, pression qui aurait amené le C.NJF. à protester par l'entremise de son délégué à Washington. 65. Cf. First Report to the Governments of the United Nations by the Intérim Commission on Food and Agriculture, Washington, 1944, p. 53. 13
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nait en fait), les Etats-Unis puis la Chine 66. La France libre, tout comme les gouvernements exilés à Londres, avait été mise au courant de ces préparatifs par une déclaration faite par Sir Frederick Leith-Ross le 1 er octobre 1942, à la troisième session du Comité sur les besoins d'après-guerre en matière de ravitaillement 67 . Inquiète de ces conversations qui se déroulaient sans elle, la France combattante envoya Hervé Alphand à Washington s'enquérir de la place réservée à la France dans la nouvelle organisation internationale. Le Département d'Etat, qui avait encore la hantise de voir apparaître deux délégués français libres, se montra évasif 68 . Le cas français fut étudié par les quatre grandes puissances, en mai 1943, lors de la discussion à Washington du projet final portant sur la création de l'U.N.R.R.A. 69. Il fut alors décidé : premièrement, que la participation française ne serait acceptée que sur la base d'une représentation unique des intérêts du C.N.F. et de ceux du général Giraud ; deuxièmement, que le projet final serait dûment révisé pour tenir compte de la France si avant sa signature définitive par les Nations unies, les forces françaises libres avaient fusionné 70 . Mais le C.F.L.N. se constitua le 3 juin et lorsque, quelques jours plus tard, le Département d'Etat transmit pour information aux gouvernements alliés et associés le projet de constitution de l'U.N.R.R.A., il fit savoir que les « autorités françaises compétentes » en avaient été aussi saisies71. Tout de suite apparut le défaut majeur de ce projet qui instituait, à part un conseil où chaque Etat membre aurait son siège, un « Comité central » dont l'accès était réservé aux quatre grandes puissances. Cela provoqua le mécontentement du Canada, mais aussi de la presque totalité des gouvernements exilés qui, semblet-il, désiraient que le C.F.L.N. prît l'initiative d'une protestation auprès des grandes puissances contre l'absence de toute représentation du continent européen au Comité central 72 . Ce n'est qu'après avoir soigneusement examiné
66. Cf. F.R.U.S., 1942, vol. I : General. The British Commonwealth. The Far East, p. 89-162, et 1943, vol. I : General, p. 851-1028 ; cf. également UNRRA The History of the United Nations Relief and Rehabilitation Administration, prepared by a special staff under the direction of George WOODBRIDGE, New York, Columbia University Press, 1950, vol. I , p. 3-21. 67. Cf. F.R.U.S., 1942, vol. I : General. The Commonwealth. The Far East, p. 139-140. 68. Cf. F.R.Ü.S., 1943, vol. I : General, p. 880. 69. « United Relief and Rehabilitation Administration » ; en français : Organisation des Nations unies pour le secours et le relèvement. 70. Le mot « autorités » aurait été inséré à côté de celui de « gouvernements ». Si aucun accord pe ;devait se réaliser entre le général de Gaulle et le généréal Giraud, la France n'aurait pas figuré parmi les membres originaires de l'U.N.R.R.A. : elle aurait été, à un stade ultérieur, obligée de passer par la procédure normale d'admission (cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General p. 904-906). 71. Cf. id., p. 909, note 55. 72. Cf. id., p. 924. Le 28 juin, les Pays-Bas avaient déjà protesté officiellement auprès du Département d'Etat contre le caractère peu démocratique de ce qui leur semblait constituer un précédent dangereux (id., p. 927).
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les propositions des quatre grands que la France libre fit connaître son opinion, le 14 août 1943, par la voix de René Massigli : le C.F.L.N. saluait la naissance de cet organisme avec lequel il envisageait de collaborer pleinement ; espérait que de par sa position et ses intérêts d'outre-mer, il recevrait un siège aux trois grandes commissions de l'U.N.R.R.A. 73 ; désirait que le secrétariat de l'organisation comprît des ressortissants français parmi les hauts fonctionnaires ; protestait solennellement, enfin, contre l'exclusion de la France du Comité central 74 . C'est avec ces objections et ces réserves que Jean Monnet signera, le 9 novembre 1943 à la Maison-Blanche, pour le compte du C.F.L.N., l'acte final, établissant une agence des Nations unies pour le secours et le relèvement. Le lendemain et jusqu'au 1" décembre, le Conseil de l'U.N.R.R.A. tint sa première session à Atlantic City 75 . La délégation française, forte d'une douzaine de représentants, prendra une part très active au déroulement des travaux 76 . Jean Monnet, qui la dirigeait en personne, obtint la présidence de l'important « Comité des finances et de l'approvisionnement » ainsi que la vice-présidence du « sous-comité sur l'étendue des compétences de l'U.N.R.R.A. 77 ». Le C.F.L.N. obtiendra, comme il le désirait, un siège aux commissions du Conseil pour l'Europe et pour l'Extrême-Orient, ainsi qu'à la commission pour les approvisionnements 78 ; enfin, il lui sera fixé une contribution de 4 % aux finances de l'organisation 79 . Le seul point noir était qu'il restait toujours à l'écart du Comité central et que l'anglais semblait définitive-
73. C'est-à-dire à la Commission du Conseil pour l'Europe (qui prenait la succession directe du Comité Leith-Ross), à la Commission du Conseil pour l'Extrême-Orient et à la Commission pour les approvisionnements. 74. Selon le consul général américain à Alger, le C.F.L.N. « desires to point out that it is inconceivable that France should not take its place at the appropriate time upon an equal footing with China, U.S., Great Britain and Russia in the Council of the United Nations Relief and Rehabilitation Administration as well as in all councils of the United Nations which shall be responsible for the establishment of peace and for the determination of European and general conditions that will regulate the post-war world » (FJl.US., 1943, vol. I : General, p. 967). 75. Cf. United Nations Relief and Rehabilitation Administration. Journal. First Session of the Council, Atlantic City, 10 November to 1 December, 1943, Washington, 1947, VII236 p. 7 6 . Cf. [Louis R. F R A N C K ] , UNRRA. Plans and Operations. France, Washington, U.N.R.R.A., Bureau of Area Operations, series 1, number 1 (confidential), 1945, p. 6. 77. Cf. First session of the Council of the United Nations Relief and Rehabilitation Administration. Selected Documents, Washington, Government Printing Office, 1944 (Department of State, Publication 2040, Conference series 53, 1944, p. 137, 180-181 et 214. 78. Cf. résolutions 18, 19 et 21 du Conseil de l'U.N.R.R.A. (id., p. 53-55). 79. Cf. résolution 38 du Conseil de l'U.N.R.R.A., (id., p. 67). Les contributions des quatre grandes puissances se répartissaient ainsi : Chine, 5 % ; U.R.S.S., 15 % ; Grande' Bretagne, 15 % ; Etats-Unis, 40 %.
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La participation de la France libre (et libérée)
ment supplanter le français comme langue officielle des débats internationaux 80. D . L E C . F . L . N . ET LES ORGANISMES A DOMINATION ANGLAISE
Avec la disparition du Comité Leith-Ross au profit de l'U.N.R.R.A. 81, la C.A.M.E. restait la seule organisation internationale importante à domination britannique 82. Les délégués français libres avaient le rare privilège d'y représenter la France et non plus quelque vague « autorité gouvernementale » 83 . La position de la France libre d'ailleurs devait se consolider encore plus avec la réorganisation qui eut lieu en octobre 1943. Désirant s'ouvrir pleinement aux nations alliées qui se tenaient encore loin d'elle, et constatant que ses séances plénières n'avaient lieu que tous les deux mois, la C.A.M.E. décida, le 11 août 1943, de constituer un comité restreint qui aurait pour tâche de lui faire rapport sur la création d'un bureau exécutif permanent 84 . Ce bureau exécutif fut bientôt mis sur pied, et tint sa première session le 27 octobre. Son rôle était notamment de coordonner les travaux des commissions techniques entre les sessions plénières de la Conférence et « d'étudier de quelle manière pourrait être créé un Bureau Interallié Permanent de l'Education qui pourrait ultérieurement devenir, par voie organique, un bureau international 8 5 ». En tant qu'organe «exécutif», sa composition ne pouvait être que restreinte. Un système de rotation entre plusieurs groupes d'Etats (Europe occidentale, Europe centrale, Dominions et Inde, Amérique latine) fut établi, tandis que « certains pays, en raison de leur importance et de la contribution qu'ils peuvent apporter à l'œuvre de reconstruction » 86, se voyaient attribuer un siège permanent. La France figurait parmi les cinq grandes Nations unies. 80. En octobre 1943, Massigli avait demandé aux Etats-Unis que le texte de l'acte final fût publié en français et en anglais même si cette dernière langue devait uniquement faire foi (cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 1005). N'ayant obtenu aucune assurance sur ce point, le C.F.L.N. s'éleva également contre l'article XI du règlement intérieur du Conseil qui stipulait que l'anglais serait la seule langue officielle de l'U.N.R.R.A. Son représentant déclara n'accepter le contenu de cet article qu'en raison de l'économie que représentait l'usage d'une seule langue ainsi que du caractère hautement spécialisé des travaux. Les délégués de la Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas s'associèrent à lui pour estimer que les droits de la langue française comme langue diplomatique restaient entiers (cf. First session of the Council of the United Nations Relief and Rehabilitation Administration, Selected Documents, op. cit, p. 84). 81. Cf. supra, p. 179, note 73. 82. Etait-ce la raison pour laquelle les Etats-Unis n'envoyèrent que des observateurs au Comité Leith-Ross comme à la C.A.M.E. ? 83. Cela depuis la 5e séance plénière de la C.A.M.E., le 27 juillet 1943. 84. Le comité restreint se composait à l'origine de deux délégués britanniques (l'un représentant le British Council et l'autre le Board of Education) et d'un délégué français, belge, canadien, tchèque et américain (cf. C.A.M.E., doc. A.M.E./A/20). Pour le rapport final du comité, cf. C.A.M.E., doc. A.M.E./A/20a. 85. C.A.M.E., doc. A.M.E./A/20, p. 2. 86. Id.
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Elle avait dès lors la possibilité de défendre adéquatement l'I.I.C.I. et la position de Paris comme capitale de la coopération intellectuelle 87. Si la Grande-Bretagne ne prit plus, après 1942, d'initiatives spectaculaires en matière de coopération internationale, cédant en cela la place aux Américains, elle n'en continua pas moins, avec ou sans la participation des EtatsUnis, à chercher une solution interalliée à certaines questions qui lui tenaient particulièrement à cœur. Se préoccupant par exemple de l'avenir de la fonction judiciaire internationale, elle mit sur pied, au début de 1943, avec l'aide des gouvernements exilés, un « Informai Inter-Allied Committee on the Future of the Permanent Court of International Justice 88 ». Conformément aux traditions anglo-saxonnes de souplesse, cette commission était « officieuse », en ce sens que le rapport qu'elle devait soumettre au terme de ses travaux n'aurait pas lié les Etats. Il convient toutefois de remarquer que si les experts qui y siégeaient étaient considérés comme des personnes privées, ils n'en représentaient pas moins les vues (non officielles) de leurs gouvernements. Deux personnalités françaises libres (alors que chaque nation représentée n'en avait qu'une) en faisaient partie : René Cassin et André Gros. La Commission siégea pour la première fois le 20 mai 1943 et présenta son rapport le 10 février de l'année suivante 89... D'autre part, c'est en partie grâce à l'insistance diplomatique de la GrandeBretagne auprès du gouvernement américain que la France combattante devra d'être associée dès le début à l'étude d'une question qui lui tenait particulièrement à cœur : celle de la répression des crimes de guerre commis par les Allemands dans les territoires occupés 90 . Le C.F.L.N. sera présent à la réunion 87. A la 9' session plénière de la C.A.M.E., René Cassin revint à la charge et demanda que la Conférence étudiât avec soin l'expérience des institutions existant avant la guerre et notamment de ri.I.C.I. 88. La Grande-Bretagne avait demandé l'avis du gouvernement américain sur cette question en décembre 1941. Mais celui-ci se montra réservé et refusera plus tard de participer à la Commission interalliée : il lui semblait prématuré d'aborder un problème qui ne pouvait être réglé que dans le cadre plus général d'une nouvelle organisation mondiale (sur cette correspondance, cf. F.R.U.S. 1942, vol. I : General. The British Commonwealth. The Far East, p. 39-44). 89. Cf. Report of the Informai Inter-Allied Committee on the Future of the Permanent Court of International Justice, lOth February, 1944. Presented by the Secretary of State for Foreign Affairs to Parliament by Command of His Majesty, Cmd 6531, Miscellaneous n° 2 (1944), 38 p. Le rapport présentait en gros trois conclusions : nécessité d'un accord international après la guerre (que ce soit sur une nouvelle cour ou sur une C.P.J.I. réformée) ; non-établissement de liens organiques entre cette cour et la nouvelle organisation internationale ; adoption du français et de l'anglais comme langues officielles des débats. Les recommandations de ce rapport seront prises en considération lors de la conférence de San Francisco sur l'organisation internationale en 1945. 90. Selon Raymond Offroy (La France combattante à l'étranger. Londres, 1943, p. 21), la France libre avait déjà été à l'origine de la déclaration interalliée du 13 janvier 1942 (cf. supra, p. 143). Sur l'attitude de la Grande-Bretagne à l'égard de la France libre sur cette question, cf. F.R.U.S. 1942, vol. I : General. The British Commonwealth. The Far East, p. 58 et 69 ; F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 403.
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interalliée du 20 octobre 1943, à Londres, au cours de laquelle il fut décidé de créer une « Commission d'enquête des Nations unies sur les crimes de guerre 9 1 ». Il contribuera aux dépenses du nouvel organisme à raison de quatre-vingts unités (sur un total de 1 583 unités) et ses représentants prendront une part très active aux travaux de la Commission qui débuteront officiellement le 18 janvier 1944 92. De la même façon, la France combattante joindra sa voix à celle des Alliés, le 5 janvier 1943, pour exprimer à l'avance son refus de reconnaître, au moment de la Libération, les actes de dépossession ou les transferts de propriété effectués au détriment des populations asservies par l'Axe 93 . Le « souscomité interallié sur les actes de dépossession » qui s'attacha, à partir de ce moment, à donner une suite pratique à cette déclaration, comprendra également un expert français libre 94. Dans un tout autre domaine enfin, la Grande-Bretagne invita le C.F.L.N. à se faire représenter à la conférence internationale sur les pêcheries, qu'elle réunit à Londres du 12 au 22 octobre 1943 95. Cette réunion n'avait d'autre but que d'examiner un projet de convention préparé par le gouvernement de Sa Majesté en vue de remplacer par une convention unique plusieurs instruments juridiques, dont la convention franco-anglaise de 1839 96.
91. Pierre Viénot et René Cassin y assistèrent au nom du C.F.L.N. (cf. History of the United Nations War Crimes Commission and the Development of the Laws of War, London, published for the United Nations War Crimes Commission by His Majesty's Stationery Office, 1948, p. 112). 92. René Cassin et André Gros seront respectivement les délégués réguliers du C.F.L.N. et du G.P.R.F. au sein de la Commission. Pour plus de détails, cf. History of the United Nations War Crimes Commission and the Development of the Laws of War, op. cit., passim ; cf. également F.R.U.S., 1944, vol. I : General, p. 1283, 1285, et 1398. 93. Cf. Inter-Allied Declaration against Acts of Dispossession committed in Territories under Enemy Occupation or Control (with covering statement by His Majesty's Government in the United Kingdom and explanatory memorandum issued by the Parties to the Declaration). London, January 5, 1943, Cmd 6418, Miscellaneous n° 1 (1943), 4 p. ; cf. également F.R.U.S., 1942, vol. I : General. The British Commonwealth. The Far East, p. 77, 80, 85. 94. Là encore, il s'agira d'André Gros ; Robert Marjolin participera également à un certain nombre de séances. Sur la participation de la France libre au sous-comité, cf. F.R.U.S., 1942, vol. I, op. cit., p. 83 ; F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 441, 442, 443-444, 445, 454 note 3 ; documents du sous-comité, I.A.D.8 et 26. 95. Cf. Final Act of the International Fisheries Conference, London, 22nd October, 1943. Presented by the Secretary of State for Foreign Affairs to Parliament by Command of His Majesty, December 1943, Cmd 6496, Miscellaneous n° 5 (1943), 24 p. 96. Pour être aussi complet que possible, précisons que la France combattante sera représentée également à l'Assemblée internationale de Londres (London International Assembly), organisme non gouvernemental créé en septembre 1941 et dont l'une des fonctions était de faire des recommandations aux gouvernements alliés. René Cassin en sera l'un des viceprésidents honoraires. Sur cet intéressant organisme, cf. : Lord Robert CECIL : « The London International Assembly », dans Contemporary Review, avril 1943, p. 193-197.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
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SECTION II
LA PÉRIODE
DU
G.P.R.F.
(JUIN
1944-1945)
A la demande de l'Assemblée consultative provisoire, le C.F.L.N. prit, le 3 juin 1944, le nom de « Gouvernement provisoire de la République française 97 » et s'installa en France aussitôt après la libération de Paris. Ce transfert ne modifiait nullement la situation internationale de la France libre ; aussi faudra-t-il attendre jusqu'au 23 octobre suivant pour que le premier gouvernement officiel présidé par le général de Gaulle obtienne la reconnaissance de ses trois grands alliés 98 . Le général s'attachera alors à rendre à la France son véritable rang dans le monde. Son effort consistera notamment à normaliser la situation de la République à la S.D.N., à faire reconnaître sa position de grande puissance au sein des nouvelles organisations internationales à vocation technique et, enfin, à tenter d'imposer les conceptions françaises lors de la création de l'Organisation des Nations unies.
1. L A NORMALISATION DE LA SITUATION DE LA FRANCE A LA S . D . N .
L'un des premiers gestes du G.P.R.F. peu après son établissement à Paris fut d'envoyer Jean Paul-Boncour en mission à Genève afin de faire savoir au Secrétariat que la France demeurait fidèle aux principes et idéaux du Pacte 9 9 . L'émissaire du Quai d'Orsay était porteur d'une lettre de Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, à Sean Lester, dans laquelle on pouvait notamment lire : « Je rappelle... que ce gouvernement ne reconnaît pas... le préavis de retrait de la France de la [S.D.N.] notifié à Genève le 19 avril 1941. Avant l'expiration du délai fixé par le préavis, le général de Gaulle avait d'ailleurs pris position dans une lettre à vous adressée 10 °... » La France considérait par là qu'elle venait de recouvrer sa qualité de membre et demandait à la S.D.N. de lui en donner acte. La Commission de contrôle
97. Cf. Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 15 mai 1944, J.O.R.F., 1 " juin 1944, p. 46. 98. Pour le texte des reconnaissances accordées au G.P.R.F., cf. L'Année politique. Revue chronologique des principaux faits politiques, économiques et sociaux de la France, de la Libération de Paris au 31 décembre 1945, Paris, Editions Le Grand Siècle, 1946, p. 524-525. 99. Cf. lettre de Sean Lester à Seymour Jacklin, 25 octobre 1944 (source privée) : cf. également P A O N , AU service de la Société des Nations pendant la guerre, op. cit., p. 35. JeanPaul Boncour était le neveu du délégué permanent français à la S.D.N. 100. S.D.N., doc. C.32.M.32.1944.XII et archives S.D.N., 1933-1946, dossier 1/41926/40997.
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avait déjà constaté ce fait lors d'une séance secrète de sa 94* session 101 . Néanmoins, pour donner satisfaction au G.P.R.F., le Secrétariat communiqua la lettre de Bidault aux Etats membres sous la forme d'un document officiel de la Société 102 . En regagnant Paris, Jean Paul-Boncour emportait avec lui, à l'intention du Quai d'Orsay, une note résumant la situation financière de la République vis-à-vis des institutions internationales de Genève. La contribution française s'élevait normalement à 80 unités 1 0 3 ; mais elle avait été réduite de moitié en 1940 1 0 4 et c'était sur cette base qu'avait été calculée la participation de Vichy aux dépenses de la S.D.N. de 1941 à avril 1943. Or l'Etat français, tout au long de son existence, avait seulement effectué deux versements (le dernier au titre de la contribution pour 1941) et le G.P.R.F. se vit alors réclamer 1 130 291 francs suisses d'arriérés. La République désirait pourtant établir une nette distinction entre les contributions se rapportant à la France libérée et celles concernant la période d'occupation ; en prévision de la liquidation prochaine de la S.D.N. 1 0 5 , elle préférait imputer le montant de la dette de Vichy « sur la quote-part française au titre des biens immobiliers de la S.D.N. à transférer à l'Organisation des Nations unies 106 ». Mais lorsque le G.P.R.F. procéda à ses premiers paiements en août 1945 107 , le trésorier de la Société les affecta immédiatement aux arriérés de 1942 et 1943. Cela créera quelques difficultés entre le Secrétariat et le Quai d'Orsay, qui ne s'aplaniront qu'à la date du 28 novembre 1946, c'est-à-dire lorsque la France se sera intégralement acquittée de toutes ses obligations financières 108 .
101. A u cours d'une séance secrète tenue lors de sa 94® session (Montréal, 21-23 septembre 1944), la Commission de contrôle estima que la France demeurait membre de la S.D.N. : « As regards France, it was understood that the present Government had abrogated all acts of the Vichy Government and therefore by implication the notice given to the League of France's withdrawal was invalid » (Records of the 94th session of the Supervisory Commission held at Montreal, September 21st-23rd 1944, archives S.D.N.). 102. Cf. S.D.N., doc. C.32.M.32.1944.XII. 103. Les dépenses de la S.D.N. étaient réparties par l'Assemblée entre les membres selon un barème variable qui dépendait d'unités basées sur un certain nombre d'indices économiques et financiers. 104. Cf. supra, p. 83-84. 105. La S.D.N. sera liquidée à partir d'avril 1946. 106. Note d'Emile Charveriat à Cari Hambro, 25 février 1946 (source privée). Emile Charveriat, ancien directeur des Affaires politiques et commerciales, fut désigné par le Quai d'Orsay pour remplacer Yves Bréart de Boisanger à la Commission de contrôle en septembre 1945 (cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 17/42774/3012). 107. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 17/41779/41763. 108. Cf. archives S.D.N., 1933-1946, dossier 17/43843/3798. Ces difficultés se compliquèrent à cause d'un paiement que la France effectua directement au B.I.T. le 7 mars 1945 : les frais de sa participation au B.I.T. avaient été portés par erreur au budget du ministère du Travail. A la suite de l'intervention de l'ambassadeur Massigli, le ministère des Affaires étrangères rétablit la bonne règle (cf. lettre de René Massigli à Sean Lester, 21 février 1945, source privée).
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Pour officialiser ses rapports avec la S.D.N. (ainsi qu'avec toutes les autres organisations internationales existantes), le G.P.R.F. institua au ministère des Affaires étrangères un « Secrétariat des Conférences » qu'il plaça sous la direction de Jacques Fouques-Duparc 109 . Au préalable, il lui fut nécessaire de réaffirmer les idéaux répudiés par Vichy, notamment en matière de protection internationale des réfugiés et de coopération intellectuelle : En octobre 1944, Georges Bidault, toujours par le truchement de son émissaire, faisait savoir à la S.D.N. qu'il considérait comme nulle et non avenue la dénonciation, effectuée par Vichy, de l'accord du 30 juin 1928 concernant le fonctionnement des services du Haut-Commissariat en France n o . Peu après, la dénonciation de la convention du 28 octobre 1933 relative au statut international des réfugiés fut annulée à son tour par une nouvelle communication du ministère des Affaires étrangères U 1 . A la fin de la même année, le G.P.R.F. décida d'étendre aux réfugiés espagnols le bénéfice des conventions dont il venait de réaffirmer la validité. Parallèlement, il liquida le « Bureau des apatrides » créé par l'Etat français et demanda au Haut-Commissariat pour les réfugiés de désigner un représentant pour la France 112 . Enfin, en mars 1945, la République se décida à accomplir le geste que la guerre l'avait jusqu'ici contrainte à différer : la ratification de la convention du 10 février 1938 concernant le statut des réfugiés provenant d'Allemagne 113 . Dans le domaine de la coopération intellectuelle, le G.P.R.F. se montra plus ambitieux. Dès que l'I.I.C.I. rouvrit ses portes, en février 1945, il lui alloua, comme le faisait la République dans le passé, une subvention de 3 millions de francs 114 . Il se préparait même à inscrire un crédit de 12 millions de francs au budget de l'Etat pour 1946 afin de lui permettre de remettre en marche ses services essentiels 115. La création de l'U.N.E.S.C.O., si elle rendit vaine cette généreuse initiative, n'en incita pas moins le gouvernement à tenter d'obtenir que l'I.I.C.I. fût associé à la nouvelle organisation inter-
109. Cf. « Ordonnance du 13 avril 1945, portant organisation de l'administration centrale du ministère des Affaires étrangères » (J.O.R.F., 14 avril 1945, p. 2075-2076). Ce secrétariat remplaçait ainsi la sous-direction de la S.D.N. que Vichy n'avait pas reconstituée. 110. Cf. lettre de Georges Bidault à Sean Lester, 16 octobre 1944 (S.D.N., doc. C.32.M.32.1944.XII). L'accord fut remis en vigueur à partir du 1 e r novembre. Sur sa dénonciation, cf. supra, p. 103. 111. Cf. lettre de Georges Bidault à Sean Lester, 8 novembre 1944 (archives S.D.N., 1933-1946, dossier 20A/42750/27698). 112. Cf. Assistance internationale aux Réfugiés. Rapport soumis par Sir Herbert Emerson, Haut Commissaire pour les Réfugiés, S.D.N., doc. C.79.M.79.1945.XII (n° de vente : 1945.XII.B.1.), p. 2. Henri Ponsot (ancien ambassadeur de France à Ankara) fut nommé délégué général et Marcel Paon (l'ancien délégué) lui servit d'adjoint. 113. Cf. S.D.N., doc. C.L.3.1945.XII et C.L.4.1945.XI1. 114. Cf. [S.D.N.], doc. I.I.C.I./XV1I« C.A./IV, p. 2. 115. Et en même temps pour régler les dettes de Vichy : l'Etat français n'avait payé que 1 473 783 francs au lieu des 8 millions qu'il était juridiquement tenu de verser (cf. id.).
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nationale. Nous avons déjà vu l'insistance avec laquelle le C.N.F., puis le C.F.L.N., avaient proposé qu'il ne fût pas fait abstraction de l'Institut de Paris dans les travaux de la C.A.M.E. 1 1 6 . C'est à partir d'avril 1944 que celle-ci, avec la participation des Etats-Unis, commença les travaux préparatoires en vue d'établir une organisation mondiale de coopération intellectuelle 1 1 7 . De son côté, le G.P.R.F. ne resta pas inactif : la commission spéciale qu'il avait créée en décembre 1944 pour examiner le projet de Charte des Nations unies rédigé à Dumbarton Oaks par les quatre grands 1 1 8 , « tout en appréciant l'idée de créer un Conseil économique et social qui avait fait défaut à la S.D.N., jugea qu'il fallait élargir ses attributions et marquer la place de la coopération éducative et culturelle 119 » ; elle élabora alors des propositions positives à l'intention de la conférence de San Francisco. A San Francisco, précisément, la délégation française fortement appuyée par les nations d'Amérique latine (qui s'étaient déjà prononcées sur la question lors de la conférence de Chapultepec), recommanda aux membres des Nations unies de convoquer dans quelques mois une conférence générale chargée d'établir les statuts d'une organisation internationale dans le domaine de l'éducation et de la culture 1 2 0 . Mais en juillet 1945, la C.A.M.E. rendait public le texte définitif de son avantprojet et chargeait le gouvernement britannique d'inviter aussi les Nations unies à une conférence pour le 1 er novembre suivant 121 . Il fallait de toute évidence coordonner ces diverses initiatives car leur fragmentation dans ce domaine était la négation même de l'universalité de la vie de l'esprit. Grâce à René Cassin et à un certain nombre d'autres personnalités, le G.P.R.F. eut la sagesse de renoncer à deux réunions concurrentes. La France accepta d'être associée à la Grande-Bretagne comme puissance invitante à condition de pouvoir soumettre à la conférence finale un contre-projet français 1 2 2 .
116. Cf. supra, p. 146-147 et 181, note 87. 117. Cf. par exemple C.A.M.E., doc. A.M.E./A/53. 118. Cf. infra, p. 200. 119. René CASSIN, « Il y a vingt ans, la naissance de l'UNESCO », dans Le Monde, 2 novembre 1966, 8 : 1 . René Cassin (qui très tôt avait été associé aux efforts de la République puis de la France libre en matière de coopération intellectuelle) avait déjà lancé un cri d'alarme à l'Assemblée consultative provisoire pour que la France ne se laissât pas distancer par la C.A.M.E. (séance du 12 mai 1944, Supplément au J.O.R.F. du 1 er juin 1944, p. 24 : 2 et 3). 120. Sur la position française, cf. une note non signée, datée du 8 mars 1945 (archives I.I.C.I., dossier A.I.64) ; cf. U.N.C.I.O., t. IV, p. 534, et t. VIII, p. 94-95. 121. Cf. C.A.M.E., doc. A.M.E./A/109a. 122. Le texte du contre-projet français est reproduit en annexe à la lettre adressée le 21 août 1945 par Jean Chauvel (Secrétaire général du Quai d'Orsay) à Duff Cooper, ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris (La Coopération Intellectuelle, n° spécial, 1945, p. 4042). La lettre de Chauvel déclarait notamment : « Il était naturel toutefois que le gouvernement français tint à fixer dans la forme d'un contre-projet ses idées et suggestions sur une question qui a de tout temps retenu son attention et celle des milieux intellectuels français ((ici., p. 41).
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Lors de cette conférence, qui se tint à Londres du 1" au 16 novembre 1945, la délégation française tenta de faire adopter l'incorporation, dans le système nouveau, des institutions de coopération intellectuelle de la S.D.N. après ajustement nécessaire de leurs statuts : l'I.I.C.1. fut proposé pour assurer le secrétariat de l'ensemble de l'organisation. Mais cette initiative, comme celle de donner à l'U.N.E.S.C.O. une structure tripartite à l'exemple de l'O.I.T. 123 , ne fut pas retenue. Le G.P.R.F. obtint cependant que Paris fût désigné comme siège de l'U.N.E.S.C.O. et que l'expérience et la documentation de l'I.I.C.I. soient mises à la disposition de celle-ci124.
2. LE G . P . R . F .
ET LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES A VOCATION TECHNIQUE
Lorsque le G.P.R.F. succéda au C.F.L.N. puis s'installa à Paris « entouré par la ferveur nationale » 125, il manquait toujours à la France, pour démontrer sa qualité de grande puissance, cette sorte d'investiture internationale qu'était la reconnaissance de ses grands alliés. Celle-ci fut retardée jusqu'à l'extrême limite par « les susceptibilités du président des Etats-Unis et les griefs du Premier Ministre anglais » a écrit le général de Gaulle 126 ; encore n'intervint-elle, semble-t-il, que pour des raisons de politique intérieure américaine : briguant un quatrième mandat présidentiel pour l'élection du 7 novembre 1944, Roosevelt ne pouvait différer plus longtemps une décision que son opinion publique, dans sa large majorité, réclamait, comme celle des autres pays alliés d'ailleurs. Dès lors, la France regagnera progressivement mais sûrement son rang de puissance mondiale. Elle sera ainsi admise à la Commission européenne consultative à partir du 11 novembre 1944, signera le 10 décembre un pacte d'amitié avec l'U.R.S.S. et, surtout, prendra bientôt la charge d'une zone d'occupation en Allemagne 127 . Du côté des organisa-
123. Cf. CASSIN, op. cit. 124. L'I.I.C.I. cessa juridiquement d'exister le 31 novembre 1946. Le «Centre provisoire de coopération intellectuelle » qui devait être établi à La Havane (cf. supra, p. 147) ne fut pas en définitive créé. Sur ce point, cf. à la lettre d'Ozorio de Almeida (président de la commission d'organisation de ce Centre) à Jean-Jacques Mayoux (directeur par intérim de l'I.I.C.1.) en date du 6 octobre 1945 (archives I.I.C.I., dossier A.III.68). 125. Le Salut p. 82. 126. Le Salut p. 44. 127. Tout cela fut facilité par la politique réaliste de Churchill. En dépit des graves difficultés anglo-françaises au Levant, le premier ministre anglais se montrait favorable à la réapparition de la France « pour des raisons d'équilibre, de tradition et de sécurité » (id., p. 53).
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tions internationales à vocation technique, cette ascension se traduira par la consécration de la position française à la conférence de Bretton Woods ainsi qu'au sein de la future Organisation de l'aviation civile internationale et de l'U.N.R.R.A. A . L E G . P . R . F . ET LA CRÉATION DES INSTITUTIONS DE BRETTON WOODS
De tous les grands problèmes entrant en ligne de compte dans la préparation de la paix, ceux concernant l'institutionalisation des relations économiques internationales tenaient une place à part. Assez tôt, les Alliés concentrèrent leur attention sur la possibilité d'établir un système harmonieux qui permettrait d'éviter l'instabilité monétaire et les fluctuations économiques qui avaient affecté la vie des nations au cours de l'entre-deux-guerres. Ces questions firent en effet dès 1942 l'objet d'échanges de vue très actifs entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis 128 . Les deux pays poursuivaient un but similaire mais divergeaient quant à la façon de l'atteindre. C'est ce qui explique la publication presque simultanée, en avril 1943, du plan White et du plan Keynes proposant tous deux la création d'un fonds de stabilisation des monnaies 129 . En novembre, enfin, les Etats-Unis devaient rendre publiques les grandes lignes d'un projet visant à créer une Banque internationale pour la reconstruction et le développement 130 . Les puissances anglo-américaines ayant ainsi précisé leur position, il ne restait plus qu'à obtenir l'adhésion des autres Nations unies pour la convocation d'une conférence internationale qui serait chargée de traduire ces projets en instruments juridiques concrets. Dès le mois de mars 1943, les Américains avaient soumis une première version de leur plan, pour commentaires, à un certain nombre de gouvernements tout en leur demandant de se tenir prêts à envoyer prochainement à Washington des experts afin de discuter de tous ces problèmes m . Le C.N.F., qui menait alors ses laborieuses négociations avec le « Haut Commandant » du général Giraud (De Gaulle avait même envoyé le général Catroux à Alger pour clarifier la situation), ne reçut pas la lettre circulaire du Département d'Etat ; 128. Pour plus de détails, cf. F.R.U.S., 1942, vol. I : General. The British Commonwealth. The Far East, p. 163-242. 129. Le plan White (du nom de l'adjoint du secrétaire d'Etat au Trésor) parut le 7 avril (cf. « Preliminary Draft Outline of a Proposal for an International Stabilization Fund of the United and Associated Nations », N.Y.T., 7 avril 1943, p. 17). Le plan Keynes (du nom du grand économiste qui servait de conseiller au Trésor britannique) fut publié le lendemain (cf. Proposals for an International Clearing Union, presented by the Chancellor of the Exchequer to Parliament by Command of His Majesty, April 1943, Cmd. 6437, 20 p.). 130. Cf. «Preliminary Draft Outline of a Proposal fo a Bank for Reconstruction and Development », dans Proceedings and Documents of the United Nations Monetary and Financial Conference, Bretton Woods, New Hampshire, July 1-22, 1944. Washington, Government Printing Office, 1948, vol. II, p. 1616-1628. 131. Cf. lettre de Henry Morgenthau jr. (secrétaire d'Etat au Trésor) aux Nations unies et associées, 4 mars 1943 (id., vol. II, p. 1573).
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toutefois Cordell Hull télégraphia quelques jours plus tard à Murphy pour lui demander de se renseigner sur les chances qu'avaient les deux généraux de s'entendre sur l'envoi d'une délégation commune d'experts qui pourrait exprimer les vues économiques françaises à Washington 132 . Murphy lui répondit, le 30 mars, qu'un accord semblait se dessiner sur la désignation de Maurice Couve de Murville, personnalité que l'on jugeait la plus compétente en la matière ; mais comme il paraissait difficile à ce dernier de pouvoir se libérer de ses fonctions de secrétaire général du « Haut Commandement » il était possible qu'il fût finalement remplacé par Hervé Alphand ou par Paul LeroyBeaulieu 133 . Mais en dépit de la répudiation conjointe du retrait de Vichy de la S.D.N. que décidèrent en avril les deux généraux 134 , l'entente ne se fit pas. Dans ces conditions, le Département d'Etat estima qu'il n'était pas nécessaire d'inviter les Français libres à participer aux négociations que les EtatsUnis menèrent peu après avec les experts d'une trentaine de pays et qui aboutirent, le 20 août 1943, à la publication d'un plan White révisé 135 . Dans l'intervalle, les Français du C.N.F. firent paraître en mai 1943, dans la presse américaine, un plan monétaire qui avait été établi par André Istel, un ancien conseiller de Paul Reynaud, et Hervé Alphand, « avec le concours d'un haut fonctionnaire de la trésorerie française actuellement en France » 1 3 6 . Ce plan écartait la constitution immédiate d'un organisme central sans toutefois nier l'utilité d'une institution internationale ; il préconisait la signature, entre les grandes puissances, d'accords monétaires spéciaux auxquels adhéreraient à un stade ultérieur les autres nations, dès la formation d'un noyau de stabilité monétaire 137 . 132. Cf. F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 1059. 133. Cf. id. p. 1063-1064. Couve de Murville serait particulièrement bien accueilli ici, constata simplement Cordell Hull (id., p. 1066). 134. Cf. supra, p. 154 et s. Sur l'ajournement de l'accord pour une délégation commune d'experts français, cf. F.R.U.S., 1943, vol. I, op. cit., p. 1066, note 31. 135. Cf. télégramme de Cordell Hull à John Winant, 14 avril 1943, F.R.U.S., 1943, vol. I : General, p. 1066. Pour la nouvelle version du Plan White, cf. Proceedings of the United Nations Monetary and Financial Conférence, op. cit., p. 1597-1615. 136. Suggestions françaises relatives aux relations monétaires internationales. Plan Hervé Alphand et André Istel. Bâle, Banque des Règlements internationaux, Département monétaire et économique, document H.S.99, mai 1943, p. 1. Pour le texte anglais, cf. « French Plan for an International Monetary Agreement », N.Y.T., 9 mai 1943, section V, p. 7 : 6, 7 et 9. Sur la même question, cf. N.Y.T., 6 juin 1943, 6 : 1 ; 20 juin 1943, 12: 5 ; 29 juin 1943, 18 : 7 ; cf. aussi René BOLLIAT : « Les plans White et Keynes » dans La Revue économique et sociale, n° 5 [1943], p. 33-34. 137. Il ne sera plus reparlé par la suite de ce plan qui était censé n'avoir aucun caractère officiel. Cela nous paraît contestable vu la position d'Hervé Alphand au C.N.F. Il est intéressant de noter que le plan français se présentait lui-même comme une première étape vers un retour à l'étalon-or. Le passage suivant est très caractéristique : « Etant donné les difficultés auxquelles les nations devraient faire face en tentant de se mettre d'accord sur l'adoption d'une nouvelle monnaie internationale, n'est-il pas providentiel qu'elles aient sous la main une monnaie consacrée par une mystique millénaire, sous la forme du métal jaune ? L'or est la monnaie internationale de l'avenir » (Suggestions françaises relatives aux relations monétaires internationales. Plan Hervé Alphand et André Istel, op. cit., p. 7).
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Les choses devaient en rester là jusqu'en avril 1944, date à laquelle la plupart des capitales du monde libre annoncèrent simultanément que les Alliés venaient de tomber d'accord sur les grandes lignes d'une réforme du système monétaire international 138 . Une conférence monétaire et financière des Nations unies fut alors convoquée par le gouvernement des Etats-Unis à Bretton Woods pour le mois de juillet. Non seulement le C.F.L.N. reçut l'invitation officielle de s'y faire représenter, mais encore lui fut-il demandé de dépêcher des experts à Atlantic City au mois de juin, afin de fixer, en compagnie de hauts fonctionnaires d'une douzaine de pays, l'ordre du jour de la prochaine réunion 139 . La conférence de Bretton Woods dura du 1 er au 22 juillet 1944 140 . De ses travaux devaient naître le Fonds monétaire international et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, institutions dont il est inutile de souligner le poids dans les relations économiques internationales du monde d'aujourd'hui. Quelle part la France prit-elle à cette naissance et à quel titre ? La France abordait cette conférence internationale, comme toutes les précédentes d'ailleurs, avec une triple limitation : elle n'avait pas été admise à exprimer ses vues au cours des conversations préparatoires interalliées, elle n'était représentée que par une « délégation française » investie d'aucun mandat gouvernemental 141 et, enfin, elle assistait toujours impuissante à la perte de vitesse croissante de la langue française dans la vie internationale 142. Considéré uniquement sous cet angle, le rôle de la France apparaît comme étant quasi nul. C'est pourtant à Bretton Woods que celle-ci commença à être traitée par les grandes puissances sur un même pied d'égalité. Il était déjà réconfortant, par exemple, de voir le commissaire aux Finances Pierre Mendès-France (président de la délégation) faire partie du comité de direction (« Steering Committee ») de la conférence et le professeur Robert Mossé nommé rapporteur du « Comité sur le fonctionnement
138. Cf. «Joint Statement by Experts on the Establishment of an International Monetary Fund » (Proceedings and Documents of the United Nations Monetary and Financial Conference, op. cit., vol. II, p. 1629-1639). 139. Cf. FJÎ.U.S., 1944, vol. II : General. Economic and Social Matters, p. 132, note 38, et p. 135. 140. Cf. Proceedings and Documents of the United Nations Monetary and Financial Conference, 2 vol., op. cit. Il est plus commode de consulter : United Nations Monetary and Financial Conference. Bretton Woods, New Hampshire, UJS^i. July lst-22nd, 1944. A Dayby-Day Summary of the discussions. London, United Nations Information Organization, Press Division [1944], multigr., 78 p. 141. L'acte final de la conférence fut d'ailleurs signé par les divers gouvernements représentés et par « the French Delegation ». 142. Conformément à l'article 16 du règlement de la conférence, les débats devaient se dérouler uniquement en anglais (cf. Proceedings and Documents of the United Nations Monetary and Financial Conference, op. cit., vol. I, p. 14).
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du Fonds » 143. L'élément essentiel fut que la France compta au nombre des cinq nations dont la quote-part au financement des deux nouvelles organisations internationales était la plus élevée. Ce fait était plus que symbolique puisque les droits de vote d'un pays au sein du F.M.I. et de la B.I.R.D. (ainsi que ses droits de tirage aux ressources du Fonds) dépendaient précisément du niveau de sa contribution. Avec sa quote-part de 458 millions de dollars, la France détenait au F.M.I. 4 750 voix, se plaçant loin derrière les EtatsUnis (27 750 voix), la Grande-Bretagne (13 250 voix), l'U.R.S.S. (12 250 voix) et même la Chine (5 750 voix) 144 De même, un Français devait obligatoirement faire partie des douze directeurs exécutifs qui assumeraient la gestion du Fonds. De nombreux pays contestèrent les décisions du comité spécial chargé de la répartition des quote-parts. La délégation française, quant à elle, déplora que la contribution fixée à la France ne correspondît ni à sa situation économique ni à sa position traditionnelle dans le monde 145 . Mais par esprit de conciliation et dans le but de ne pas s'opposer à cette importante manifestation de coopération internationale, la délégation accepta, à la veille de la clôture des débats, de retirer ses objections à condition que les autres délégués en fassent de même U 6 . Le professeur Mossé a ainsi résumé l'attitude française à la conférence : « La France a insisté surtout sur quelques problèmes immédiats. Elle a fait reconnaître sa place parmi les grandes puissances. Elle a inlassablement défendu les intérêts des pays dévastés par la guerre 147 . » Elle fut certainement déçue par la méconnaissance que manifestèrent les délégations à l'égard des problèmes affectant les pays occupés 148 ; il n'en restait pas moins qu'à la fin de la conférence, et à un mois environ de
143. Cf. id., p. 1431. 144. Au sein du F.M.I., chaque pays possédait 250 voix avec une voix additionnelle pour toute tranche de sa quote-part équivalent à 100 000 dollars. Un système pratiquement identique fut établi pour la B.I.R.D. 145. Cf. Proceedings and Documents of the United Nations Monetary and Financial Conférence, op. cit., vol. I, p. 653. Cette opinion sera partagée en décembre 1945, au moment de l'approbation définitive des accords de Bretton Woods, par le rapporteur de la commission des finances, Christian Pineau (cf. Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 26 décembre 1945. J.O.R.F., 27 décembre 1945, p. 375). 146. Cf. Proceedings and Documents of the United Nations Monetary and Financial Conférence, op. cit., vol. I, p. 1045, et vol. II, p. 1201. La délégation française insista néanmoins pour que sa réserve sur le chiffre de la contribution française ainsi que sur les quoteparts fixées aux pays européens en général fût consignée dans les P.V. de la conférence (cf. id., vol. I, p. 1089). Pierre Mendès-France prononça à cette occasion un important discours sur l'attitude de la France vis-à-vis de la coopération internationale (id., vol. II, p. 1200-1201). 147. Robert MossÉ, Le Système monétaire de Bretton Woods et les grands problèmes de l'après-guerre, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1948, p. 18. 148. Sur ce point, cf. aux interventions de Pierre Mendès-France (Proceedings and Documents of the United Nations Monetary and Financial Conférence, op. cit., vol. I, p. 1115, et vol. II, p. 1201) et d'André Istel (id., vol. II, p. 1215) devant la conférence. Sur l'attitude de Pierre Mendès-France, cf. également une lettre de Ragnar Nurkse à Alexander Loveday, 24 juillet 1944 (archives S.D.N., Princeton, dossier 109.3).
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La participation de la France libre (et libérée)
la libération de Paris, la France apparaissait pour la première fois auréolée du prestige que lui conféraient ses droits retrouvés.
B. L E G . P . R . F . ET LA CONFÉRENCE DE CHICAGO SUR L'AVIATION CIVILE INTERNATIONALE
La France combattante était très attentive aux questions d'aviation civile internationale. Elle n'oubliait pas qu'au lendemain de la première guerre mondiale la République française avait pris l'initiative de la première convention internationale en matière aérienne, et que depuis 1922 Paris était le siège d'une «Commission internationale de navigation aérienne 149 ». Le sort de cette commission (qui avait cessé de fonctionner depuis l'occupation de la capitale) n'aurait pas manqué d'être abordé au cours d'une éventuelle conférence des Nations unies et la France libre escomptait à cette occasion faire entendre sa voix. D'ailleurs, grâce au ralliement de l'Empire, le C.F.L.N. avait été à même de ressouder les tronçons du réseau aérien français, lequel, soit dit en passant, fut en son temps le premier à couvrir la presque totalité du monde. Bien avant que les problèmes d'aviation civile ne fassent l'objet d'un examen interallié, le C.F.L.N. exprima à Washington, en octobre 1943, son désir de pouvoir envoyer un observateur à toute discussion anglo-américaine sur la question 150 . Effectivement, de telles discussions devaient commencer en 1944, principalement entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada 151 . En février puis en mars 1944, le C.F.L.N. revint à la charge auprès du Département d'Etat : tout en évoquant le rôle de pionnier joué par la République aux débuts de l'aviation civile et en rappelant que la France libre permettait aux Alliés l'utilisation des réseaux aériens placés sous son contrôle, il annonça qu'il désignait d'ores et déjà le brigadier général Luguet pour participer à
149. Créée par la convention internationale de Paris du 13 octobre 1919, la C.I.N.A. se trouvait placée sous l'autorité de la S.D.N. en vertu de l'article 24 du Pacte relatif aux « Bureaux internationaux » (cf. Anne PIGNOCHET, L'organisme le plus évolué du Droit International, la Commission Internationale de Navigation Aérienne, Paris, Editions internationales, 1936, 246 p.). Il existait également à Paris, depuis 1925, un « Comité International Technique d'Experts Juridiques Aéronautiques » (C.I.T.E.J.A.) qui était chargé d'étudier les questions de droit privé aérien et de proposer des solutions aux compagnies aériennes ainsi qu'aux gouvernements intéressés. 150. Cf. F.R.U.S., 1944, vol. II : General. Economie and Social Matters, p. 357. La question avait été évoquée par Churchill au cours de la conférence « au sommet » anglo-américaine qui se déroula au Québec au mois d'août 1942, mais Roosevelt estima qu'il ne fallait pas l'approfondir avant la réunion à Moscou des trois ministres des Affaires étrangères. La démarche du C.F.L.N. avait été provoquée par la conférence que la Grande-Bretagne avait tenue à Londres en octobre 1943 avec ses Dominions sur la politique internationale des transports de l'après-guerre (id., p. 356). 151. C'est devant l'intérêt manifesté par la Grande-Bretagne et surtout le Canada que les Etats-Unis, pour ne pas se laisser distancer, abordèrent l'étude de ces questions.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945)
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n'importe quelle réunion franco-américaine ou interalliée qui aurait lieu sur le territoire des Etats-Unis 152 . Cordell Hull prit cette fois-ci les intérêts de la France en considération et, en août 1944, il informa les « autorités françaises » que les Etats-Unis étaient disposés à ouvrir avec elles des négociations bilatérales 153 . Ces contacts furent retardés pour des raisons techniques 154 mais entre temps, le gouvernement américain annonça la convocation d'une conférence internationale à Chicago pour le mois de novembre 1944. La conférence de Chicago (1er novembre-7 décembre 1944) était la première grande réunion des Nations unies où la France fut appelée par son nom (comme aurait dit le général de Gaulle). L'acte final fut signé au nom de la République par une délégation dont le statut gouvernemental n'était sujet à aucune restriction 155 . Max Hymans, chef de la délégation, occupa la viceprésidence de la conférence 1 5 6 tandis que les autres représentants ou experts français siégèrent intégralement à la totalité des vingt commissions et souscommissions de travail 1 5 7 . Les résultats auxquels aboutit la conférence furent substantiels. Mis à part l'établissement de normes et de réglementations techniques internationales, une convention instituant une organisation de l'aviation civile internationale fut élaborée et laissée ouverte à la signature des gouvernements 158 . En attendant l'entrée en vigueur de ce traité, les pays représentés à la conférence décidaient d'appliquer un accord « intérimaire » qui créait la même organisation sous une forme provisoire. La France fut élue sans difficultés au « Conseil intérimaire > de l'organisation provisoire 159 mais elle fut moins heureuse dans sa tentative d'obtenir que le siège de cette nouvelle institution fût fixé sur son territoire : le Canada l'emporta finalement sur elle grâce à l'appui des Etats latino-américains 1G0 . La véritable victoire de la délégation du G.P.R.F. 152. Cf. Mémorandum de la délégation française du C.F.L.N., à Washington, au Département d'Etat, 21 mars 1944 (F.R.U.S. 1944, vol. II : General. Economic and Social Matters, p. 421-422). 153. Cf. id., p. 523-524. 154. Cf. id., p. 544. 155. Cf. Proceedings of the International Civil Aviation Conference. Chicago, Illinois, November 1-December 7, 1944, Washington, United States Government Printing Office, 1948, vol. I, p. 45. 156. Cf. id., p. 47. En hommage à la libération du territoire français, Max Hymans sera appelé à présider une partie des débats de la 2' session plénière (cf. id., p. 80). 157. Cf. Report of the Chicago Conference on International Civil Aviation, Nov. 1Dec. 7, 1944. Official Texts of the Final Act and the Appendices approved by the Conference together with a Day-to-Day Summary of the Proceedings, London, United Nations Information Organization, s.d., p. 3 (tableau). 158. La convention de Chicago et l'O.A.C.I. remplaçaient respectivement la convention de Paris de 1919 et la Commission internationale de navigation aérienne. 159. Cf. Proceedings of the International Civil Aviation Conference, op. cit., vol. I, p. 33. 160. Cf. F.R.U.S., 1944, vol. II : General. Economic and Social Matters, p. 610. Quant au siège de l'organisation permanente, il devait être déterminé par la dernière session du Conseil intérimaire (cf. Proceedings of the International Civil Aviation Conference, op. cit., vol. I, p. 93). En fait, Montréal devint également le siège de l'O.A.C.I. 14
La participation de la France libre (et libérée)
194
consista cependant à obtenir de haute lutte une décision de la conférence pour l'utilisation ultérieure du français comme langue officielle de l'organisation, à côté de l'anglais et de l'espagnol 161 . La C.I.N.A. n'avait pas été comprise dans les invitations à la conférence et pourtant son secrétaire général, le Français Albert Roper, avait informé la puissance invitante du réveil des activités de cet organisme 162 . Que cette omission ait été de nature politique (les Etats-Unis qui, par isolationnisme, s'étaient tenus à l'écart de la C.I.N.A., voulaient peut-être rejeter ce qu'avait fait l'Europe dans ce domaine avant la guerre) ou de nature purement administrative 163 n'enlevait rien au fait que l'expérience du père de la C.I.N.A. aurait présenté un très haut intérêt au cours d'un débat de cette ampleur .Mais grâce, semble-t-il, à Max Hymans, Roper se joindra à la délégation française et assistera à la conférence à partir du 21 novembre 164 ; il jouera même un certain rôle au moment de l'établissement de l'Organisation provisoire de l'aviation civile internationale 165 . Enfin, mentionnons que la conférence demandera au C.I.T.E.J.A. d'étendre ses activités à tous les pays ayant adhéré aux accords intervenus à Chicago. Quant à l'arrière-plan politique de cette réunion, il ne semble pas que la France ait joué un rôle particulier dans le difficile affrontement anglo-américain, arbitré plus ou moins par le Canada, partie intéressée. Les Anglais, en eifet, réclamaient l'institution d'une autorité aéronautique internationale dotée de pouvoirs discrétionnaires importants alors que les Américains désiraient se contenter d'un simple organisme à caractère consultatif 166 . Avant la conférence, le G.P.R.F. avait fait savoir au Département d'Etat que les vues américaines lui paraissaient proches des siennes 167 ; il paraît toutefois que la délégation française reçut l'instruction de soutenir plutôt la position
161. Dès le deuxième jour des débats, le président de la délégation française protesta formellement contre l'adoption, conformément aux stipulations de l'article 16 du règlement de la conférence, de l'anglais comme langue unique de travail (cf. Proceedings of the International Civil Aviation Conférence, op. cit., vol. I, p. 52). Au terme de longues discussions, il fut convenu de laisser à la commission exécutive de la conférence le soin de trancher la question (cf. id., vol. I, p. 473 et 594). Le 30 novembre, la commission exécutive décida que les textes finaux (conventions, annexes, etc.) seraient rédigés en trois langues qui feraient également foi : anglais, français, espagnol (cf. id., vol. II, p. 1358 et 1398). 162. Il se mit même à la disposition des organisateurs de la conférence. Sa lettre est reproduite dans l'article d'Albert de LA PRADELLE, « La Conférence de Chicago, 1ER novembre7 décembre 1944. Sa place dans l'évolution politique, économique et juridique du monde », dans Revue générale de l'Air, mars-juin 1946, p. 125-127. 163. C'est l'alternative que pose Jacob SCHENKMAN dans International Civil Aviation Organization, Genève, Droz, 1955, p. 79. 164. Cf. Proceedings of the International Civil Aviation Conférence, op. cit., vol. I, p. 685 et 728. 1 6 5 . C f . SCHENKMAN, op.
cit.,
p. 1 0 8 .
166. Pour plus de détails sur l'affrontement anglo-américain à la conférence, cf. l'article d'Albert de LA PRADELLE, op. cit. — Sur la position française, cf. id., p. 143 et 161. 167. Cf. F.R.U.S., 1944, vol. II : General. Economie and Social Matters, p. 520.
aux activités des Organisations internationales (1940-1945) britannique
168
195
. La confrontation devait finalement se décider en faveur des
thèses américaines 1 6 9 .
C . U N E COLLABORATION DIFFICILE : LE G . P . R . F .
ET L ' U . N . R . R . A .
En 1944-1945, la participation de la France libérée aux manifestations de coopération internationale ne se limita pas aux conférences de Bretton W o o d s et de Chicago. Le G.P.R.F. fut présent à des réunions de moindre importance telles que la conférence interalliée sur la marine marchande (Londres, 19 juillet-5 août 1 9 4 4 ) 1 7 0 o u la conférence sur les transports intérieurs en Europe qui siégea à Londres d'une façon discontinue, du 13 octobre 1944 au 27 septembre 1 9 4 5 m . D e même, il fut associé aux conversations anglo-russoaméricaines sur la possibilité de créer une « Commission économique européenne » ainsi qu'une Organisation européenne du charbon » m . D u côté des institutions intergouvernementales existantes, la France siégea sans histoire aux sessions du C . I . R . 1 7 3 et de la « Commission intérimaire » qui avait été chargée de préparer les statuts de la future Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture ( F . A . O . ) 1 7 4 .
168. Id., p. 596. 169. Non sans mal d'ailleurs, car les Britanniques auraient préféré un ajournement de la conférence. Roosevelt échangea à ce sujet une correspondance assez vive avec Churchill (cf. id., p. 584-613). 170. Cette conférence élabora un accord par lequel les parties contractantes s'engageaient à établir une coordination entre leurs marines marchandes durant une période pouvant s'étendre jusqu'à six mois après la cessation générale des hostilités en Europe. Le G.P.R.F. participa aux débats mais refusa de signer l'accord qui instituait, entre autres, un « Bureau exécutif maritime réuni » composé de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis, des Pays-Bas et de la Norvège, donc à l'exclusion de la France. Peu après, le G.P.R.F. fera néanmoins savoir que la marine marchande française était et restait à la disposition des Nations unies (sur cette conférence, cf. F.R.U.S., 1944, vol. II : General. Economic and Social Matters, p. 639-773. Sur l'attitude de la France libre, cf. id., p. 649, 674-675, 677, 679-680 et 703 ; cf. également The Department of State Bulletin, 29 juillet 1944, p. 357). 171. La conférence avait pour but de mettre sur pied une organisation européenne des transports intérieurs européens (European Inland Transport Organization). Notons que cette fois-ci, la France fut désignée comme membre du bureau exécutif de l'organisation provisoire instituée par la conférence (cf. F.R.U.S., 1944, vol. II : General. Economic and Social Matters, p. 808, 818, 820, 864, 897, 924-925). 172. Ces conversations furent tenues à l'initiative de la Grande-Bretagne (cf. F.R.U.S., 1944, vol. II : General. Economic and Social Matters, p. 614-638. Pour la France, cf. id., p. 619-620, 622, 631, 635, 637-638). 173. Les autorités du C.I.R. ayant exprimé le désir d'accréditer un représentant à Alger, la France combattante proposa et fit accepter la nomination de V. Valentin-Smith, ancien gouverneur du Gabon (cf. archives nationales AJ4353, dossier 118/272). 174. Le 1 e r août 1944, la Commission soumit aux gouvernements son premier rapport avec, en annexe, le projet de constitution d'une nouvelle organisation (cf. First Report to the Governments of the United Nations by the Interim Commission on Food and Agriculture, Washington, 1944, 55 p.). La F.A.O. fut créée à la Conférence de Québec en octobre-novembre 1945 (sur cette organisation, cf. Gove HAMBIDGE, The Story of FAO, New York, Van Nostrand, 1955, XII-303 p.).
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La participation de la France libre (et libérée)
C'est au cours de cette même période que fut enfin réglée la délicate question des rapports de la France combattante avec le Comité international de la Croix-Rouge de Genève 175 . Seule s'avérait toujours épineuse la collaboration du G.P.R.F. aux activités de l'U.N.R.R.A. Depuis l'établissement de l'U.N.R.R.A., la France combattante nourrissait deux griefs à rencontre de cette organisation. Le premier était motivé par l'absence de la France du Comité central, organe détenant en fait le pouvoir de décision. Le second découlait de la nature même des tâches que l'agence était appelée à assumer au moment de la Libération. L'U.N.R.R.A. était en effet une institution destinée à fournir aux pays libérés par les Nations unies une assistance humanitaire (nourriture, vêtements, soins médicaux, etc.) et technique (restauration de leur système agricole et industriel ainsi que de leur transports nationaux, etc.). Les trois problèmes qui se posaient pour l'accomplissement de cette œuvre (l'approvisionnement, le transport et le financement des secours) furent résolus de la façon suivante : les « Combined Boards » anglo-américano-canadiens176 se chargeaient de procurer et d'acheminer à l'U.N.R.R.A. ce dont elle aurait besoin et celle-ci fournissait alors une aide tout à fait bénévole 177 . En quoi cette procédure pouvait-elle indisposer la France libre ? Le G.P.R.F. estimait qu'il aurait été en mesure, à la Libération, de se procurer et de distribuer lui-même en France les secours nécessaires. La Résistance extérieure voulait établir un contact direct avec le peuple de France : il était politiquement et psychologiquement indispensable que les Français soient à la fois libérés et secourus par des Français, sans aucun intermédiaire. D'ailleurs, n'était-il pas quelque peu humiliant pour une grande puissance de recevoir une assistance au même titre que n'importe quel pays dévasté ? Dès la première session du Conseil à Atlantic City, en novembredécembre 1943, le C.F.L.N. avait, par la voix de son représentant, déclaré catégoriquement que la France n'aurait pas besoin de faire appel aux services de l'U.N.R.R.A. : l'agence devrait empiéter aussi peu que possible sur les compétences nationales et surtout de pays comme la France dont l'administration n'avait pas été totalement désorganisée par l'occupation ; d'ailleurs 175. Le C.I.C.R. avait toujours refusé d'accepter la constitution d'une Croix-Rouge française libre en l'absence d'un gouvernement français libre reconnu. Peu avant la libération de Paris, le 21 août 1944, une solution empirique fut trouvée avec la création à Brazzaville d'un « Comité de secours aux blessés et réfugiés français » officiellement affilié à la CroixRouge de Vichy ! (Pour plus de détails, cf. FLORY, op. cit., p. 195-196.) 176. Lors de la conférence anglo-américaine d'« Arcadie », en décembre 1941-janvier 1942, il fut décidé de créer un état-major « combiné » et non pas unifié (« Combined Chiefs of Staff »). Quatre conseils économiques « combinés » furent également institués en janvier et en juin 1942 (le Canada participa à deux d'entre eux). Sur cette question, cf. S. ROSEN MCKEE, The Combined Boards of the Second World War : An Experiment in International Administration, New York, Columbia University Press, 1951, 288 p. 177. Ou plus exactement son assistance était entièrement gratuite pour les pays dont les réserves en devises étrangères étaient insuffisantes.
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le fonctionnement concurrent de deux organismes de secours ne saurait que nuire à l'ordre intérieur et amoindrir le sens du devoir chez les fonctionnaires gouvernementaux 1 7 8 . Le G.P.R.F. devait réaffirmer sa position à la deuxième session du Conseil (Montréal, 15-17 septembre 1 9 4 4 ) 1 7 9 . Conformément à ces vues, Jean Monnet effectua, au m o i s de mai 1944, à la profonde irritation de PU.N.R.R.A., une visite à la Croix-Rouge américaine dans le but de s'enquérir de l'assistance que pourraient éventuellement fournir à la France libérée certaines agences bénévoles des Etats-Unis 1 8 0 . U n peu plus tard, en aoûtseptembre, le G.P.R.F. fera savoir son intention de traiter directement pour tout ce qui concernait son programme d'importations avec les « Combined Boards » sans l'intermédiaire de l ' U . N . R . R . A . 1 8 1 . Mais peu après la libération de Paris, le 18 septembre, le gouvernement français décida finalement de conclure avec l'U.N.R.R.A. une sorte de modus vivendi182. Les griefs du G.P.R.F. n'en furent pas abolis pour autant et il semble que la France refusa d'inviter le Conseil à tenir une session à P a r i s 1 8 3 . Ce n'est qu'en août 1945 que la République sera enfin admise à faire partie de plein droit du Comité central 1 8 4 . 178. Cf. United Nations Relief and Rehabilitation Administration. Journal. First Session of the Council, Atlantic City, 10 November to 1 December 1943, Washington 1947, p. 48-49 (intervention d'Hervé Alphand), et p. 52 et 78 (interventions de Jean Monnet). Cf. également à l'importante déclaration que fit Jean Monnet à la presse le 2 décembre 1943 (France, 3 décembre 1943, 1: 5 et 4 : 1). 179. Cf. au discours prononcé par Christian Valensi, United Nations Relief and Rehabilitation Administration. Journal. Second Session of the Council and Related Documents of the First Session, Montreal, Canada, IS to 27 September 1944, Washington, 1944, p. 107. Notons que Pierre-Olivier Lapie déclarera le 15 mai 1944 devant l'Assemblée consultative que la France devrait défendre les pays occupés « contre certains détournements véritablement abusifs de l'esprit véritable de l'U.N.R.R.A. » (Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 15 mai 1944, J.O.R.F., 3 juin 1944, p. 36). 180. Cf. archives U.N.R.R.A., dossier DC-128. 181. Cf. id., dossier DC-20-225. Le G.P.R.F. refusera que des fonctionnaires de l'U.N.R.R.A. assistent à ses négociations avec les « Combined Boards » ou même à ce que des experts de l'agence soient attachés auprès des ministères français compétents (cf. [Louis R. FRANCK], UNRRA. Plans and Operations, op. cit., p. 14). 182. Cf. « Memorandum of understanding with France » signé le 18 septembre 1944 entre Jean Monnet et Herbert H. Lehman, directeur de l'U.N.R.R.A., dans [Louis R. F R A N C K ] UNRRA. Plans and Operations, op. cit., p. 53-55. Un accord spécial fut nécessaire pour la question des « personnes déplacées » (cf. id., p. 17). 183. Cf. archives U.N.R.R.A., dossier « France » (non indexé). Dans le même dossier se trouve une lettre de Christian Valensi adressée, le 27 avril 1945, au directeur de l'U.N.R.R.A. et dont nous extrayons le passage suivant : « D ne s'agit là ni de secours, ni de reconstruction, et au surplus nous considérons que la France n'est plus seulement une zone libérée (« liberated area »), mais constitue une Nation Alliée continuant à mettre toutes ses forces au service de la cause commune. » Il est d'ailleurs à noter que le Conseil de l'U.N.R.R.A. ne devait jamais se réunir à Paris. 184. C'est à la suite d'une résolution des Etats-Unis, soutenue par l'U.R.S.S., que la France et le Canada vinrent s'ajouter aux membres du Comité central. Cf. United Nations Relief and Rehabilitation Administration. Journal. Third Session of the Council. London, England, August 17 to 25, 1945, London, 1945, p. 120. L'U.N.R.R.A. devait être liquidée au courant de l'année 1948.
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3. L E G . P . R . F . ET LA CRÉATION DE L'ORGANISATION DES NATIONS UNIES
La participation française aux activités des institutions internationales à vocation technique était un fait important en soi. Le véritable problème consistait cependant à savoir jusqu'à quel point la France pouvait, comme en 1919, influer sur la création d'une organisation internationale de sécurité collective et quelle place elle occuperait dans la nouvelle organisation. La S.D.N. était juridiquement toujours en vie et sa faillite pouvait s'interpréter beaucoup plus comme celle de la politique des démocraties pendant l'entre-deux-guerres que comme celle d'une institution défectueuse ; mais il ne semblait pas que les Alliés allaient, une fois la guerre terminée, lui permettre de reprendre un nouveau départ : si la Grande-Bretagne lui vouait un certain attachement, l'U.R.S.S. gardait un souvenir amer de son exclusion de décembre 1939 et les Etats-Unis n'auraient jamais pu se permettre de placer le Congrès une nouvelle fois face à cette institution chargée d'une lourde hérédité wilsonienne 185 . Parmi les membres de l'Assemblée consultative provisoire, une unanimité régnait : il ne fallait pas faire revivre la S.D.N. mais créer une sorte de « Fédération des Nations » ou une « Société des peuples » 186. Le général de Gaulle semblait partager cette opinion et il définira sa position le 22 novembre, devant l'Assemblée consultative, de la façon suivante :
« ... c'est le devoir des Etats, à qui la victoire en a donné les moyens, de créer une organisation internationale telle que tout peuple qui en fait partie y trouve la garantie de son existence politique, de sa vie économique et de sa sécurité. Nous tenons pour indispensable qu'une telle organisation ne puisse disposer des affaires d'un Etat allié, quel qu'il soit, sans sa participation directe aux délibérations qui le concernent. Nous ne jugeons pas moins nécessaire que les puissances les plus fortes, que leur situation met à même d'agir matériellement et moralement dans les diverses parties du monde, exercent en commun et pour l'avantage de tous leur rôle d'impulsion et d'orientation du
185. Sur l'attitude américaine à l'égard de la survie ou de la liquidation de la S.D.N., cf. Ruth B. RUSSELL, A History of the United Nations Charter. The Role of the United States 1940-1945, Washington, Brookings Institution, 1958, p. 1, 38-40, 43 et 101 ; cf. également [Cordell HULL], op. cit., vol. II, p. 16-39. 186. Cf. aux interventions de Florimond Bonté (Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 21 novembre 1944, J.O.R.F., 22 novembre 1944, p. 311) ; Daniel Mayer (id., p. 314) ; Albert Bayet (id., p. 317) ; Gaston Tessier (Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 22 novembre 1944, J.O.R.F., 23 novembre 1944, p. 321) ; Louis Saillant (id., p. 321) et André Hauriou (id., p. 330). Cf. également à l'oraison funèbre de la S.D.N. prononcée par Paul-Boncour le 21 décembre 1944 (Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 21 décembre 1944, J.O.R.F., 22 décembre 1944, p. 583).
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système international. A nos yeux, la France est, sans nul doute possible, de ces puissances-là187... » Mais, comme le reconnaît le général dans ses mémoires, pour accéder au niveau des grandes puissances, la France partait de bien bas 188 . Déjà, en 1943, les Alliés avaient évoqué le problème de la future organisation mondiale et cela apparemment sans se soucier le moins du monde des intérêts français 189 . Les premières mesures concrètes vers l'établissement d'une telle organisation furent également discutées sans la France : elles se déroulèrent à Dumbarton Oaks, près de Washington, entre les Anglo-Américains et les Russes d'abord (du 21 août au 28 septembre 1944), puis entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine ensuite (du 29 septembre au 7 octobre) 190 . Le cas de la France devait y être examiné en relation avec la composition du « Conseil de sécurité » de la nouvelle institution. Le 28 août, les représentants des trois grands s'entendirent sur l'opportunité de réserver un siège permanent à la République, qu'il y ait ou non un gouvernement français reconnu par les Alliés au moment de la création de l'organisation 191 . La Grande-Bretagne était en faveur d'inviter le G.P.R.F. à occuper ce siège le plus rapidement possible, aussi réserva-t-elle sa position sur le fait qu'il appartiendrait au Conseil de sécurité de déterminer l'instant où un gouvernement français pourrait se prévaloir de ce titre 192 . Sur ce dernier point, Roosevelt était d'un avis tout opposé et s'il désirait une intervention formelle du Conseil, c'était afin d'être sûr que la France ne pourrait y être admise sans l'assentiment des Etats-Unis 193 . Les conversations de Dumbarton Oaks aboutirent à la rédaction de « Propo-
187. Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 22 novembre 1944, J.O.R.F., 23 novembre 1944, p. 331. Le général de Gaulle tiendra un langage similaire à Staline le 6 décembre 1944, à Moscou : « ... Il ne faut pas revenir aux séances plénières de la Société des Nations avec l'ensemble des petites nations et où l'unanimité était exigée pour faire quoi que ce soit. Il faut que l'ensemble soit dirigé, orienté, par le concert des grandes puissances, par celles qui fournissent les forces à la disposition de l'organisation » (Le Salut, p. 374). 188. Cf. Le Salut, p. 48. 189. Cf. par exemple la déclaration de Moscou du 30 octobre 1943 signée par les EtatsUnis, la Grande-Bretagne, l'U.R.S.S. et la Chine (reproduite dans The Department of State Bulletin, 1943, p. 308-309). Les Alliés réaffirmèrent quelques mois plus tard, lors de la conférence de Téhéran, l'engagement auquel ils venaient de souscrire par la déclaration de Moscou, de créer une organisation internationale générale à la fin du conflit. 190. Sur ces conversations, cf. F.R.U.S., 1944, vol. I : General, p. 614-959 (sur le cas de la France, cf. id., p. 731, 737 739, 740, 743-744, 759, 764, 857). 191. Cf. au mémorandum du secrétaire d'Etat Stettinius à Roosevelt, 28 août 1944, F.R.U.S., 1944, vol. I : General, p. 737. 192. Cf. F.R.U.S., 1944, vol. I, op. cit., p. 740. 193. Cf. id., p. 759. Il faut que la France ait un gouvernement qui justifie son admission au Conseil de sécurité, ajoutera-t-il {id., p. 744).
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La participation de la France libre (et libérée)
sitions » quadripartites destinées à servir de base à une conférence ultérieure des Nations unies 194 . Ce projet fut publié le 9 octobre 1944 et on pouvait lire dans le chapitre relatif à la composition du Conseil (chapitre VI, section A) que devraient siéger d'une façon permanente au sein de cet organe les quatre grandes puissances ainsi que la France le moment venu (« in due course ») 1 9 5 . Lorsque l'Assemblée consultative en prit connaissance et après avoir entendu le général de Gaulle parler du rang naturel que la France devrait occuper dans le monde, elle décida le 21 novembre de faire confiance au gouvernement pour « préparer une organisation internationale qui achemine la communauté des Etats vers une fédération des peuples libres 196 ... » Quelques semaines plus tard, Georges Bidault annonçait la création d'une commission spéciale qui, sous la présidence de Paul-Boncour, était chargée d'examiner les propositions de Dumbarton Oaks et de se prononcer sur les amendements qu'il y aurait lieu d'y apporter 197 . La commission commença ses travaux le 29 décembre et siégea pendant un mois à raison de plusieurs séances par semaine 198 . Le projet de Dumbarton Oaks n'était pas complet : il restait muet sur un certain nombre de points dont le plus important était la procédure de vote au sein du Conseil de sécurité. Les questions en suspens seront tranchées en février 1945 lors de là conférence qui réunit Staline, Roosevelt et Churchill à Yalta. Avant de se séparer, les trois grands décidèrent de convo-
194. Cf. The Department of State Bulletin, 8 octobre 1944, p. 368-374. 195. Cf. id., p. 369-370. Il est significatif de noter aussi le rôle restreint assigné à la France dans les projets d'organisation internationale élaborés par le Département d'Etat en 1943 et 1944 (cf. Postwar Foreign Policy Preparation 1939-1945, Washington, Government Printing Office, 1949. Department of State, Publication 3580. General Foreign Policy series 15, 1949, p. 578 et 598). 196. Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 21 novembre 1944, J.OJÌ.F., 22 novembre 1944, p. 330. L'absence de la France à Dumbarton Oaks fut évoquée par Jean-Jacques Mayoux (cf. id., p. 315) et par Vincent Auriol (Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 22 novembre 1944, J.O.R.F., 23 novembre 1944, p. 329). 197. Cf. Débats de l'Assemblée consultative provisoire, séance du 21 décembre 1944, J.O.R.F., 22 décembre 1944, p. 580. L'arrêté de Bidault du 22 décembre 1944 créant la commission parut dans le l.O.R.F. du 30 décembre, p. 2130 ; il se référait à « l'institution en 1918 d'une commission présidée par M. Léon Bourgeois et chargée d'étudier les principes d'organisation d'une Société des Nations ». La commission se composait de Louis Aubert, Vincent Auriol, Jules Basdevant, Paul Bastid, Mm