Kuei, je te salue - Conversation sur le racisme [Nouvelle ed.] 2897196963, 9782897196967

Un livre à mettre entre toutes les mains, pour que le dialogue prenne le pas sur le racisme En 2016, la poète Innu Natas

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French Pages 208 [212] Year 2021

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Table of contents :
crédits
Lettres
Annexe 1: Chronologie des événements
Annexe 2: Quelques mots d’Innu-aimun
Annexe 3: Questions à l’intention des jeunes
Biographie de Deni Ellis Béchard et de Natasha Kanapé Fontaine
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Kuei, je te salue - Conversation sur le racisme [Nouvelle ed.]
 2897196963, 9782897196967

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deni ellis béchard natasha kanapé fontaine

KUEI, JE TE SALUE

conversation sur le racisme

écosociété Licence enqc-13-1022090-LIQ2190413 accordée le 17 janvier 2024 à daniel-vijay

kuei, je te salue

Deni Ellis Béchard Natasha Kanapé Fontaine

KUEI, JE TE SALUE Conversation sur le racisme

Coordination éditoriale : Barbara Caretta-Debays Soutien à l’édition : Marie-Laurence Rancourt Illustration de la couverture : Catherine D’Amours Maquette de la couverture : Nouvelle administration Typographie et mise en page : Yolande Martel © Les Éditions Écosociété, 2020 ISBN : 978-2-89719-696-7 Dépôt légal : 4e trimestre 220 Ce livre est disponible en format numérique. Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Titre: Kuei, je te salue : conversation sur le racisme / Deni Ellis Béchard, Natasha Kanapé Fontaine. Noms: Béchard, Deni Ellis, 1974- auteur. | Kanapé Fontaine, Natasha, 1991auteur. Collections: Collection Parcours (Éditions Écosociété) Description: Nouvelle édition. | Mention de collection: Parcours Identifiants: Canadiana 20200093851 | ISBN 9782897196967 (couverture souple) Vedettes-matière: RVM: Béchard, Deni Ellis, 1974-—Correspondance. | RVM: Kanapé Fontaine, Natasha, 1991-—Correspondance. | RVM: Attitudes envers les Indiens d’Amérique—Canada. | RVM: Blancs—Relations avec les Indiens d’Amérique. | RVM: Racisme—Amérique du Nord. | RVMGF: Correspondance privée. Classification: LCC E78.C2 B385 2021 | CDD 305.897/071—dc23 Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Nous remercions le gouvernement du Québec de son soutien par l’entremise du Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres (gestion SODEC) et la SODEC pour son soutien financier.

Ces lettres ont été écrites à l’automne 2015. Elles sont dédiées à toutes les femmes autochtones disparues et assassinées depuis plus de 30 ans et au-delà, aux femmes autochtones résilientes de Val-d’Or, aux survivant.e.s autochtones des pensionnats canadiens, toutes et tous plus forts que le temps et la dépossession, ainsi qu’aux générations futures, pour que la parole soit dite et que celle-ci ouvre le chemin vers le dialogue entre Autochtones et Québécois.e.s, et entre tous les autres peuples qui en ont besoin.

Il y a un préjugé naturel qui porte l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu’il est devenu son égal. À l’inégalité réelle que produit la fortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a sa racine dans les mœurs […] Les Modernes, après avoir aboli l’esclavage, ont donc encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race et enfin, le préjugé du Blanc. – Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835 Le racisme d’un regard est le plus perfide qui soit, il ne parle pas, il ne frappe pas, il n’émet pas d’insultes audibles, il est là, son destinataire ne saurait s’y tromper. C’est une sensation qu’aucune personne non victime de discrimination ne peut connaître, parce que ça ne fait pas partie de son expérience au monde. […] On ne peut jamais dire monsieur, madame, votre regard porte atteinte là. Il n’y a pas de code sûr en la matière. C’est une affaire de peau, si j’ose dire. Le regard d’un raciste saisit par les tripes. – Jean-Claude Charles, Manhattan Blues, 1985 Par sa nature même, le racisme ne fait qu’attiser la haine entre les membres du groupe qui le subit. La violence que nous nous infligeons entre Autochtones témoigne de notre rage anticolonialiste, qui s’exprime par la haine que nous nous portons les uns aux autres. – Lee Maracle, I Am Woman : A Native Perspective on Sociology and Feminism, 2002

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Kuei Natasha, Je te salue dans ta langue pour souligner à quel point la distance entre les peuples allochtones et autochtones demeure importante. Au fil des années, j’ai su dire bonjour en espagnol, italien, roumain, allemand, persan, arabe, hindi, japonais, chinois, lingala et swahili – même en latin de la Rome antique ! –, mais pas dans une seule des langues des peuples qui vivent en Amérique du Nord depuis des millénaires. Cela n’est que le symptôme d’un problème qui est difficile à aborder, pour les Allochtones. Nous trouvons ça amusant de voyager en Amérique latine pour les vacances ou de discuter du multiculturalisme, mais nous sommes généralement ignorants de la réalité des Autochtones. Souvent même cette réalité nous terrifie. En construisant un mur d’ignorance entre nos peuples, nous avons fait naître une peur immense. Mais plus nous avons peur, moins nous nous connaissons, et cette peur croît comme un cancer. Nous devenons alors tellement préoccupés par la maladie que nous ne nous soucions plus que de nous-mêmes, et nous oublions la source du problème. C’est pour cette raison que je t’écris. Nous sommes devenus amis à Sept-Îles, le printemps dernier, pendant le Salon du livre de la Côte-Nord, ta région natale. Tu t’y rendais pour confronter une écrivaine québécoise populaire qui avait, dans un blogue du Journal de Montréal, décrit la culture autochtone comme « mortifère » et « antiscientifique ». Tu voulais seulement lui lire une lettre qui exprimait ton point de vue : lui dire combien ses mots étaient blessants,

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combien ils perpétuaient une image fausse et raciste contre laquelle ton peuple lutte depuis des siècles. Mais quand tu as essayé de lui parler, elle t’a coupé la parole et a pris son microphone pour parler plus fort que toi. Je me suis dit qu’elle aurait dû te tendre le micro, même si elle n’était pas d’accord avec tes idées – surtout, il me semble, dans un espace comme un salon du livre, créé spécialement pour le partage intellectuel. Au contraire, elle s’est mise à te lire la définition d’un « Amérindien » contenue dans un livre qu’elle avait elle-même publié. Quelle ironie ! Quelle arrogance ! Comme tu étais arrivée sur place avec d’autres femmes autochtones, elle aurait pu en profiter pour ouvrir un dialogue avec vous et obtenir de l’information directement à la source, mais elle a préféré parler à ta place. À ce moment, j’ai compris quelque chose. Nous, les Alloch­ tones, sommes persuadés que nous avons toujours raison, que notre domination sur le monde est le signe de la justesse de nos pensées et de nos actions. Cette croyance est encodée dans notre culture, enracinée dans nos inconscients. Or, nous ne savons pas écouter. Nous condamnons au silence tous ceux et celles qui sont différents de nous, et nous parlons à leur place en faisant semblant de les entendre. Je t’écris cette lettre pour ouvrir un dialogue entre nos peuples, et non pour culpabiliser les Allochtones de cette culture raciste. Aucun d’entre nous ne l’a inventée. Nous en avons hérité. Toutefois, nous sommes responsables de la comprendre et de la changer. Ce n’est pas facile, car nous avons de la difficulté à percevoir ce qui nous semble aller de soi. Nous vivons dans notre culture comme nous respirons l’air qui nous entoure ; nous la tenons pour acquise. Peut-être est-ce plus facile pour toi de percevoir cette réalité, toi qui as vécu à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la culture des Allochtones. Alors, en t’écrivant, j’ai deux buts : que les lettres que nous allons rédiger au cours de cet échange épistolaire forment ultimement un livre plein d’honnêteté ainsi qu’un livre de questions : pour comprendre le vrai pro-

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blème, il faut raconter de vraies histoires et celles-ci nous feront parfois mal à tous les deux, car le racisme affecte ceux qui vivent de chaque côté de la barrière. En niant l’humanité complexe de l’autre personne, nous empêchons l’épanouissement de notre propre humanité : notre intelligence, notre compassion – et toutes les qualités qui font de nous des êtres humains. Ainsi, en réduisant une autre personne à une idée ou à une série de préjugés, nous réduisons notre capacité à vivre pleinement notre propre humanité. Ceux qui caricaturent les autres deviennent eux-mêmes des caricatures. Surtout, il faut s’écouter. Il faut que les Allochtones appren­ nent à partager l’espace de la parole pour trouver un équilibre entre la leur et celle des Autochtones. J’aurai beaucoup de questions à te poser. Mais pour commencer, j’aimerais savoir comment tu as vécu l’histoire du Salon du livre. Et, enfin, comment est-ce qu’on dit « à bientôt » dans la langue Innu ? Deni

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Kuei kuei mon ami, En écrivant ces mots qui ouvrent ma toute première lettre, j’ai eu le réflexe de me demander pourquoi j’avais choisi de dire « kuei » au lieu de « bonjour ». C’est justement pour approfondir ce genre de questionnement que nous nous sommes donné rendez-vous devant nos écrans, après l’expérience que nous avons vécue ensemble au Salon du livre de la Côte-Nord. Pour écrire sur les relations entre nos peuples. Autant tu manifestes de l’intérêt à me poser des questions sur mes perceptions, autant j’en ai à te répondre, à échanger avec toi et à apprendre à distinguer le vrai du faux afin que nous puissions, peut-être, guérir notre inconscient collectif. J’aimerais apprendre de toi, aussi. Tu te souviens de ce 27 avril ? Je te raconte, car tu ne sais pas toute l’histoire. Je te l’ai rapportée trop vite, ce jour-là, tellement j’étais anxieuse. J’avais vu l’indignation gagner mes réseaux sociaux autochtones. Quand cette conférencière a écrit cette chronique horrible dans les pages de ce journal – qui est le plus lu au Québec, tant au sein des communautés québécoises qu’autochtones –, j’étais triste de constater l’infamie qu’on se permettait de servir aux citoyens du Québec. Selon mes valeurs et mes principes, sans doute issus de ma culture traditionnelle, je ne pouvais pas croire qu’on puisse offrir cela à penser à ses contemporains, aux gens de sa collectivité. Du racisme. Je me suis à nouveau sentie blessée par tant d’ignorance. C’est ce qui m’a poussée à cosigner cette lettre ouverte écrite par des ami.e.s du milieu culturel autochtone,

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tant Autochtones qu’Allochtones. Et bien, c’est exactement pour cette raison, cette indignation partagée avec la grande majorité de mes ami.e.s et de leurs proches, dans les communautés plus ou moins éloignées de la Mauricie, de la CôteNord, de la Gaspésie, que j’ai voulu donner une voix à ceux et celles qui ne maîtrisent pas la parole publique ou, simplement, la langue française. Car, parfois, dans cette société, faire partie d’une minorité visible signifie ne pas savoir parler la langue dominante… Mon peuple, les miens, venait d’être sali publiquement. En 2015, je ne pouvais pas laisser passer ce genre de propos nauséabonds sans y répondre. Je te parlerai plus tard de cet « instinct de survie » qui m’anime parfois. Dans ces moments, je vois souvent l’image d’une louve blanche qui défend sa meute. J’ai donc décidé de me rendre au Salon du livre de la CôteNord la fin de semaine suivante. J’ai concocté une intervention publique devant cette femme afin de prouver le parfait contraire de ce qu’elle venait de déclarer à propos de mon peuple : son inertie. Je me motivais en me disant que les miens pourraient voir qu’il est possible de se tenir debout et de parler publiquement pour se défendre. Autrement dit, j’utilisais ma parole « ouverte » pour montrer l’exemple. Par la non-violence, d’abord, et, surtout, par la dignité et l’humanité. Des femmes Innu étaient au rendez-vous, avec toute leur fierté d’être femmes, d’abord, puis Innu. Au moment où je me suis avancée vers la conférencière, elles se sont toutes levées, tel qu’elles s’étaient passé le mot. Quelle sensation ! J’avais l’impression de me retrouver des siècles plus tôt, debout, avec les femmes de ma nation ; être plusieurs, mais à la fois une seule. Malgré toute la légitimité de notre action, nous avons eu droit à la condescendance de cette conférencière. J’avais été prévenue, j’avais donc pu l’anticiper. N’empêche que je venais de me buter au gouffre humain de l’ignorance et de l’orgueil. Personne n’a besoin d’être puni pour cette culture raciste, en effet. Nous devrions plutôt servir à la collectivité de la bonne nourriture pour l’esprit. Je persiste à dire aux Québécois

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et aux autres peuples issus d’ancêtres colonisateurs que ce n’est pas de leur faute. La faute repose sur ceux qui ont créé ce pays sur la base du racisme et de la discrimination, ainsi que sur les gouvernants qui ont perpétué ce système. Cela a été prouvé. Nous, les Autochtones, le savons depuis le début. Nous l’avions vu même dans nos oracles et nos feux du soir, bien avant l’arrivée de « l’homme pâle » sur le continent. Étrange, je sais, mais cherche sur Internet la Prophétie des Sept feux. Elle aurait été révélée au peuple Hopi par des entités spirituelles, il y a environ sept générations. Elle prédisait que d’autres êtres humains à la peau pâle viendraient de la mer et que nous verrions des animaux à cornes se multiplier (les vaches), des serpents de métal traverser le pays (les chemins de fer et les pipelines), une grande araignée faire sa toile partout sur la Terre (l’Internet). Elle affirmait que si toutes ces prédictions se réalisaient, alors le peuple des hommes pâles aurait conquis toute la terre de l’île de la Tortue (nom donné traditionnellement au continent d’Amérique du Nord). La prophétie raconte aussi que la septième génération après celle qui a reçu les Sept feux se lèvera pour réveiller le cœur et l’esprit de ces premiers peuples ayant vécu l’oppression. À ce moment, l’humanité se trouvera placée devant un choix : soit continuer sur le chemin de la croissance illimitée, du matérialisme, de l’exploitation des ressources humaines et naturelles, soit prendre le chemin de la spiritualité (car tout humain a un esprit), retrouver sa relation originelle avec la nature et honorer à nouveau les femmes de son clan afin de perpétuer les traditions, les peuples et, finalement, l’humanité. Le grand réveil. Mais, même prévenus, nous n’avons rien pu faire. Voilà où nous en sommes, Deni. Alors, parfois, je me questionne sur le destin. Cela relève peut-être d’une autre légende, d’une autre prophétie. Nos contemporains ont besoin d’honnêteté. Toi et moi écrivons, nous avons le pouvoir de l’écriture et de la parole. Profitons-en. Servons-nous-en pour la bonne cause : l’huma-

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nité des êtres, de nos congénères. De nos peuples qui n’en peuvent plus de ne pas se parler, de ne pas savoir comment se parler. J’apprendrai également, de mon côté. Je parle haut et fort depuis si longtemps que j’oublie peut-être déjà d’écouter. Mais j’écouterai. Nous avons de moins en moins peur. Nous avons longtemps été persécutés et penchés sur nos douleurs et, malgré la frayeur d’être à nouveau trahis ou insultés, nous devons maintenant tendre l’oreille. Je tendrai l’oreille. Parlemoi. Parlons-nous. Chez nous, on dit couramment « niaut » pour « au revoir ». À Mani-Utenam et au-delà, en continuant vers le nord sur la route 138, tu entendras surtout « iame ». Et pour dire « à bientôt » dans le sens de « nous nous reverrons bientôt », on dit « iame uenepeshish » que je traduis littéralement par « au revoir, pour un petit temps ». Iame uenepeshish nuitsheuakan, Natasha

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Kuei kuei encore, Aujourd’hui, je pense beaucoup à la peur et au silence, et il me semble que les deux sont inextricablement liés, au moins dans le cas du racisme. Le racisme repose entièrement sur le silence de ceux et celles qu’on rejette et dont on a peur. Quand deux peuples se disputent sur des questions de pouvoir, de territoires et de ressources – comme on le voit dans plusieurs pays –, leur humanité n’a plus d’espace pour s’exprimer. Leurs préjugés les empêchent de voir leurs similitudes fondamentales : comment on doit travailler pour se tailler une place dans le monde, comment on s’aime, comment on fait ses deuils… Bref, tous les plaisirs et douleurs de la vie. Une fois qu’on a compris à quel point les peuples partagent des traits communs, leurs différences paraissent dès lors insignifiantes ; et pourtant, c’est sur ces différences que se fondent les préjugés racistes. Il existe une grande beauté dans la différence, une beauté que j’apprécie davantage avec le temps, une riche diversité de façons de penser et d’être sur Terre. Ces perspectives peuvent nourrir notre créativité et nous inspirer de nouvelles solutions pour résoudre les problèmes. Pourtant, quand il s’agit des grandes questions que l’on se pose sur l’existence, on veut se persuader qu’on a raison, que notre groupe d’appartenance, parmi les millions qui ont existé sur Terre, a trouvé la seule et bonne façon de vivre. Quelle arrogance ! Et quelle ignorance de l’histoire ! On persiste tout de même à proférer à la face du monde qu’on a raison, avant

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même d’avoir écouté d’autres points de vue ou expérimenté d’autres façons de vivre. Alors, le silence. Plusieurs aspects de notre culture rédui­ sent tous ceux qui sont différents au silence. Les médias ont tendance à nous montrer surtout ce qui est négatif chez les autres et cela nous incite à les percevoir comme un groupe, pas comme des individus. Si un Blanc commet un vol, je ne dis pas spontanément : « Les Blancs sont comme ça. Ils sont des voleurs. » Mais quand une personne faisant partie d’un groupe marginalisé fait un vol, on réagit tout de suite en affirmant : « Ils sont comme ça. Ce sont des voleurs ! » On efface toute la richesse de leur individualité. Le problème, c’est que la voix d’un groupe est en vérité la voix de tous les individus qui le constituent et si on refuse d’accepter qu’un groupe est composé d’une diversité d’individus, on nie la possibilité d’entrer en communication avec eux. C’est pour ça que l’article du Journal de Montréal m’a tant choqué. La journaliste ne parlait pas d’individus. Elle faisait une généralisation outrancière sur les Autochtones et leurs valeurs, pourtant diverses et complexes. Elle aurait pu écrire sur les actions de quelques individus particuliers ou sur une loi à laquelle elle est opposée, en expliquant son point de vue. Et elle aurait pu poser des questions à des Autochtones bien placés pour y répondre. Au lieu de cela, son article a eu pour effet de réduire les peuples autochtones à une caricature et de renforcer le racisme, car le racisme est toujours basé sur la simplification. Pour les Autochtones qui essaient de se faire entendre et qui luttent quotidiennement contre les stéréotypes et les préjugés, l’article n’était qu’un autre signe de fermeture de la part des Allochtones. Et pour les racistes du Québec, ceux qui se sentent justifiés d’entretenir des idées négatives sur les Autochtones, l’article ne faisait que confirmer leurs croyances, sans ajouter de nouvelles informations ou offrir d’autres perspectives. Je ne m’attends pas à ce qu’on soit tous d’accord, seulement qu’on accepte d’écouter les voix différentes sans tomber dans une généralisation réductrice.

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C’est pour cette raison qu’on s’écrit, Natasha : pour briser la frontière du silence. Peut-être que « silence » n’est pas le mot juste, ici, car c’est plutôt les voix d’un peuple qui étouffent celles d’un autre. Les Allochtones entendent surtout ce qu’ils disent eux-mêmes. Comme cette auteure au Salon du livre de la Côte-Nord qui a pris son livre pour te lire la définition d’un « Amérindien »… Sûrement qu’il était rassurant, pour elle, d’entendre des choses qu’elle pense déjà. Cela la confortait dans ses idées. Entrer en discussion avec d’autres aurait été plus difficile. S’ouvrir à d’autres points de vue est souvent ­déstabilisant et, pour bien le faire, il faut avoir de l’humilité et du respect pour ceux et celles qui n’ont pas la même histoire et qui ne voient pas le monde de la même façon que nous. Alors, vos peuples, Natasha, de quoi se méfient-ils ? Comment perçoivent-ils les Allochtones ? En ont-ils peur ? Et, si oui, comment vivent-ils cette peur et ce silence ? Iame uenepeshish, Deni P. S. Qu’est-ce que ça veut dire, « nuitsheuakan » ?

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Mon cher Deni, « Nuitsheuakan » signifie mon ami. Chez nous, se réjouir de voir l’autre va de soi. Il n’y a pas d’autres façons d’être. Être Innu. Je ne sais pas comment l’expliquer. Peut-être voulons-nous éviter les énergies négatives. Lorsque nous sommes heureux, nous parlons fort, nous rions fort et nous rions tout le temps. Lorsque nous sommes tristes, nous sommes silencieux. Nous ne parlons pas. Nous sommes totalement investis dans nos sentiments. Je crois que nos ancêtres ont travaillé longtemps sur eux-mêmes, génération après génération, pour nous laisser en héritage un tempérament calme et rieur. Comme je te dis, comme je le pense, le silence vient avec la blessure. Et la blessure engendre la peur dans certains cas, surtout quand la relation avec l’autre est tissée d’une violence usée par l’histoire. La peur fait profondément partie de l’être humain : la peur de l’autre, la peur de l’ennui, la peur de la solitude, la peur de mourir, parfois la peur de vivre… Dans le cas du racisme, je me demande toujours si un complexe d’infériorité, caché sous une attitude de supériorité, n’en serait pas la source. Ou encore l’envie. Parce que, dans ce qu’il m’a été donné de voir jusqu’à présent, l’orgueil voile tout. Souvent je repense, je ne sais pas pourquoi, aux textes de la Bible. Lucifer qui se rebelle par orgueil. N’est-ce pas l’histoire du commencement du monde, comme beaucoup de gens l’ont apprise ? Bien sûr, il s’agit de paraboles qui, à l’instar des contes, servent à transmettre un enseignement sur l’être humain, mais il est

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dit depuis longtemps que la grande lutte du monde (ou de l’humain) est celle qu’il doit mener contre son orgueil, car la base de l’univers, c’est l’amour. L’amour pour tout ce qui existe. Peut-être que je m’éloigne du sujet, mais c’est ce qui me vient à l’esprit pour expliquer la peur de l’autre. Camouflée par les préjugés et l’ignorance, la peur nous porte à rejeter la possibilité d’acquérir de meilleures connaissances et nous empêche de mener des réflexions de manière rationnelle. C’est ce qui transforme les relations entre peuples en relations empoisonnées par l’orgueil de chacun. Nous ne sommes jamais bien loin l’un de l’autre. Le terri­toire du Québec illustre bien cette idée. Les réserves autochtones ne sont jamais trop loin des villes ou des villages québécois. Parfois, quelques kilomètres seulement les séparent. Ce sont d’ailleurs les besoins industriels (le bois, le fer, le pétrole) qui ont poussé les Blancs à se retrouver là, à côté des Autochtones. Un partage forcé des territoires… Aujourd’hui, il arrive que la communication soit facile. Mais parfois, c’est totalement le contraire. L’entre-deux existe aussi. Dans ces régions, les membres des deux communautés sont souvent blessés par l’ignorance mutuelle. Chacun fait partie de l’imaginaire de son voisin, mais, d’un côté comme de l’autre, personne ne voit vraiment plus loin que le bout de son nez. Il suffit de trouver le moyen de transformer les images que nous nous faisons de l’autre peuple, de s’en faire sa propre idée par le contact humain direct. Pourquoi ne pas s’apprivoiser ? Je sais, tant de choses du passé nous freinent. Bien sûr, les expériences sont différentes d’une région à l’autre. Il existe des lieux au Canada où le racisme est plus fort et plus dangereux que d’autres. Il doit certainement y avoir aussi des endroits où la cohabitation est belle et même forte, surtout dans les régions éloignées, isolées des grands centres urbains. Je pense à l’Abitibi-Témiscamingue, contrée aux paysages farouches et audacieux, violés et déshonorés parce que trop beaux et trop riches. Tout comme nos filles. Val-d’Or, mais aussi Kitcisakik, Lac-Simon, où j’ai entendu toutes sortes

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d’histoires effrayantes d’altercations entre Autochtones et Allochtones. Je sens que les images toutes faites que chacun a de l’autre y sont pour beaucoup. Ne pas savoir dire, ne pas savoir parler, cela engendre bien des conflits. Beaucoup d’incompréhension, beaucoup de silence. Je crois que, de notre côté, une certaine peur de ce qui est devenu la société dominante existe depuis longtemps. À force de voir la puissance de l’« homme blanc » (on vous nomme toujours ainsi au sein de nos communautés), avec ses armes, ses maladies, sa façon de jouer avec le feu (réel) et de détruire à une vitesse toujours plus grande l’ensemble du territoire que nos ancêtres ont chéri, bien sûr qu’il a fini par devenir effrayant. Il est un peu comme le Windigo, celui qui mange tout. Cependant, on ne devrait pas se permettre de généraliser. Je sais que ce n’était qu’une poignée de personnes au pouvoir qui a construit ce « nouveau » monde, celui des races et de leur hiérarchie, simplement pour avoir le monopole des ressources du territoire. Le racisme est né de cette relation de domination. L’homme l’a créé pour mieux parvenir à ses fins. Pour exploiter le territoire ou son prochain. Pour avoir plus de place. Pour pouvoir mieux la prendre. S’imposer. Imposer sa façon de penser. Sa façon de croire en des forces supérieures. Souvenons-nous de la raison pour laquelle la plupart des capitaines de mission sont venus en Amérique après sa « découverte » : c’était pour sa conquête. Avec le mandat, entre autres, d’exterminer les peuples autochtones ou de leur faire la guerre. Bien sûr, il y a eu des exceptions, comme Samuel de Champlain, ou les coureurs des bois, ou tous ceux qui se sont « convertis » à la pensée autochtone (qu’ils soient d’origine française, anglaise ou même américaine). Je crois qu’ils avaient compris pourquoi nous étions si imbriqués dans le territoire physique. Pour se fondre dans la nature. Pour goûter à la liberté d’être en relation avec son environnement, et non dans un rapport de domination avec lui. Pour entrer dans le monde étant donné que nous ne sommes qu’une infime partie de son corps géant,

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lui-même infime partie de tout le cosmos. Qui sommes-nous pour prétendre être grands ? Des enfants ? Alors comment peut-on faire pour reconstruire la con­ fiance ? Reconstruire la parole brisée, trahie ? Parfois, tout commence avec une simple réflexion. Qui en amène une autre, qui en amène une autre, et ainsi de suite… Les questionnements sont nécessaires. En ce moment, je me remets en question. Je remets en question ma relation avec l’« homme blanc ». Je te quitte sur ces mots. Niaut nuitsheuakan, tshima minuapanin. Nin, Natasha

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Kuei kuei nuitsheuakan, Tu as raison de parler d’orgueil. Bien sûr, c’est un sujet compliqué, peut-être aussi compliqué que la colonisation ellemême. Comme tu l’as toi-même souligné, le système raciste a été mis en place par une poignée de personnes en situation de pouvoir – la royauté, la noblesse, les marchands et l’église –, même s’il faut reconnaître que la grande majorité des Blancs l’ont accepté et y ont participé. Pourtant, quand on parle de racisme et de colonialisme, le danger est de penser que les Blancs constituent un tout homogène. Nous ne l’étions pas au début de l’histoire de la colonisation en Amérique et nous ne le sommes pas davantage aujourd’hui. Nous sommes ­multiples. Il ne faut pas oublier que la plupart des colons européens sont débarqués en Amérique dans l’espoir de se construire une nouvelle vie. Certains ne cherchaient qu’à y faire du commerce et du profit ; beaucoup étaient ignorants et soumis. On peut facilement imaginer leur peur quand ils ont mis le pied sur ce nouveau continent où vivaient des gens dont la culture leur était parfaitement étrangère. Ils étaient surtout préoccupés par leur survie, et leur désir de se protéger et de se montrer forts face à l’autre était compréhensible, même si cela s’est avéré destructeur. Pourtant, c’est grâce aux Autochtones que nombre d’entre eux ont appris comment survivre dans cette nature parfois hostile. En vérité, nos peuples étaient à cette époque plus proches l’un de l’autre qu’ils ne le sont aujourd’hui. La société

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de la Nouvelle-France s’est bâtie non seulement sur le dialogue, mais aussi sur des échanges interculturels importants entre les deux peuples. Le transfert de connaissances des Autochtones aux Blancs, ainsi que les mariages mixtes, le métissage ont permis aux colons de France de survivre et de s’implanter durablement en terre d’Amérique. Ces derniers ont d’ailleurs été beaucoup plus proches des Autochtones que les colons d’Angleterre. Le problème, ce sont ceux pour qui le colonialisme était non seulement un projet d’exploitation et d’expansion, mais aussi une arme de guerre contre les autres pouvoirs européens. À cette époque, l’Europe était déchirée par des conflits idéologiques et politiques. En plus des bénéfices commerciaux, certains avaient intérêt à convertir la planète au catholicisme, à imposer leur propre vision de la civilisation. De nombreuses forces ont concouru au racisme extrême – un racisme couvé dans l’ignorance, la peur et l’avarice – et les premiers Blancs au pouvoir en Amérique s’en sont allègrement servi pour asseoir leur domination sur le continent. Mais je voudrais revenir à l’orgueil et au fait que les Blancs ne constituent pas un groupe homogène, même s’ils le croient souvent. C’est vrai que l’orgueil et l’insécurité sont liés. D’après mes expériences et mes études, faire la démonstration de son pouvoir et de sa force, soumettre l’autre à sa volonté est une pulsion primaire que l’on retrouve autant chez les êtres humains que chez les animaux, surtout quand ils ont euxmêmes été soumis. Or, des millions de Blancs qui cherchaient à survivre avaient eux-mêmes vécu des violences terribles et vivaient une insécurité profonde. Ayant été abusés par les gens au pouvoir, ils ont donc appris à se montrer dominants envers ceux qui leur semblaient plus vulnérables. Si les plus pauvres sont souvent (mais pas toujours) les plus racistes, c’est non seulement parce qu’ils manquent d’éducation, mais aussi parce qu’ils sont en concurrence les uns avec les autres pour les mêmes ressources. On voit ce phénomène partout. Aux États-Unis, les Blancs pauvres vivent davantage

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de proximité et ont plus en commun avec les Noirs pauvres qu’avec les Blancs riches ; pourtant, ils se battent pour les mêmes ressources, pendant que presque toute la richesse du pays s’accumule entre les mains de très peu de gens, ceux qui constituent le fameux 1 %. Ici, pendant la colonisation, beaucoup de Français pauvres ont vécu en bonne entente avec les Autochtones, tandis que d’autres s’estimaient plutôt en concurrence avec eux pour le contrôle des territoires et des ressources. Dans Race Matters, Cornel West écrit : « S’il n’y avait pas eu de Noirs en Amérique, les Américains d’origine européenne ne seraient pas des “Blancs”. On parlerait d’Irlandais, d’Italiens, de Polonais, de Gallois et autres, engagés dans des conflits divers (classes, ethnies, sexes) pour revendiquer leur identité et se disputer les richesses*. » Ici, West parle des ÉtatsUnis et, au Canada, la situation est un peu plus compliquée, car il existe une opposition historique entre les francophones et les anglophones. Pourtant, la présence des Autochtones y a eu un impact similaire. L’idée d’être « Blanc » permet aux gens d’avoir un sentiment d’appartenance à ce continent, bien que ces Blancs soient aussi multiples dans leurs façons d’être et leurs idéologies que tous les autres peuples de la planète. C’est le tour de force que les gens au pouvoir ont réussi : nous unir dans la peur de l’autre et dans le désir d’être « normal », c’està-dire de jouer le rôle que la culture dominante nous a assigné. Il y a quelques années, j’ai lu une étude sur l’effet de la « négativité » chez les êtres humains**. Selon cette étude, si deux personnes qui se rencontrent pour la première fois parlent d’une troisième personne qu’elles connaissent et qu’elles aiment bien, elles auront moins tendance à se sentir proches l’une de l’autre ou à établir un lien fort que si elles parlent d’une *. Cornel West, Race Matters, Boston, Beacon Press, 2001, p. 107 et 108 (citation française tirée d’Annie Proulx, Les crimes de l’accordéon, Paris, Gallimard et Fasquelle, 2004). **. Jennifer K. Bosson et al., « Interpersonal Chemistry through Negativity : Bonding by Sharing Negative Attitudes about Others », Personal Relationships, vol. 13, no 2, juin 2006, p. 135-150.

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personne qu’elles n’aiment pas ; dans ce cas, elles se sentiront immédiatement amies ! Cette dynamique peut être transposée à l’échelle du collectif : quand deux groupes partagent de la méfiance pour un troisième groupe, ils en oublient souvent leurs différences. Dans les intrigues politiques, c’est souvent ce qu’on entend par l’expression « L’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Cela joue certainement un rôle important dans le racisme, car le sentiment d’appartenance à un groupe est un des besoins les plus forts chez les êtres humains ; il vient de notre biologie. Rejeter un individu ou un groupe crée un lien de solidarité profond chez ceux qui se liguent contre lui. Même la conception du rapport à la nature n’est pas simple, chez les Blancs, car certains ont gardé une image très romantique des Autochtones. Ma mère, par exemple, m’a toujours encouragé à les comprendre et à les respecter, mais elle me les décrivait parfois sans beaucoup de nuances et de façon assez réductrice. Bien sûr, elle était jeune elle-même et s’adressait à un enfant – aujourd’hui, elle a approfondi sa compréhension –, mais les Autochtones, comme n’importe quel groupe d’humains, sont complexes et ils ont des cultures multiples. Mon père, par contre, me disait que les Autochtones étaient dangereux. Il me racontait des histoires de violence, d’alcoolisme et de drogue qui se passaient chez eux. Pourtant, il me racontait aussi des histoires de violence, d’alcoolisme et de drogue chez les Blancs sans jamais me dire : « Les Blancs sont dangereux, méfie-toi ! » C’est comme s’il projetait ce qu’il n’aimait pas de lui-même sur les Autochtones, sur ceux qu’il percevait comme différents de lui. Ironiquement, mon père était un criminel et un homme violent et, pendant une période de mon enfance, nous avons vécu dans une maison située sur une réserve autochtone, en Colombie-Britannique. Il faisait affaire avec des hommes autochtones qui lui vendaient des saumons qu’il revendait illégalement sur le marché. C’est avec eux qu’il a appris à faire du saumon fumé. Il le fumait dans de vieux frigos qu’il gardait dans la forêt et, quand il en vendait, il gagnait plutôt bien sa

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vie. J’ai plusieurs souvenirs de lui prenant une bière avec un homme autochtone. Pourtant, quand il était seul avec moi, il ne disait que du mal au sujet des Autochtones, prétendant qu’ils ne voulaient pas s’intégrer à la vie « normale », qu’ils restaient prisonniers du passé. Il me répétait les mêmes choses au sujet des Québécois (bien qu’il le soit lui-même), les traitant d’« ignorants » et d’« arriérés ». Mais quand il s’agissait des Autochtones, il ajoutait toujours qu’il fallait faire attention à eux, car ils n’étaient pas honnêtes – même si mon père mentait souvent et refusait lui-même de se conformer aux normes de la société, de vivre une vie dite « normale ». (Un bandit qui fait des serments sur l’honnêteté, c’est hallucinant, non ?) Il me disait que les Autochtones n’aimaient pas les Blancs. Lui, en tout cas, n’aimait pas les Autochtones. C’est un racisme ordinaire que j’ai entendu mille fois partout sur la planète, un racisme banal et irrationnel que beaucoup d’humains ont appris à reproduire sans y réfléchir. Celui de mon père n’avait rien d’exceptionnel. C’est d’ailleurs ce qui le rend tellement pernicieux : c’est un automatisme qui se transmet quasiment sans effort. On apprend que ceux qui sont différents sont dangereux, et on ne perçoit plus chez eux que ce qui justifie nos croyances. Je vois un océan de complexité dans ce que je viens de t’écrire. Je m’arrête là pour l’instant, sachant que j’aurai besoin de plusieurs lettres pour mieux explorer ces idées. Mais je continue à réfléchir à ta question – comment peuton reconstruire la confiance ? – et je pense que les premières étapes consistent à déconstruire les idées monolithiques et réductrices sur les cultures et les identités des peuples. Nous sommes sur le bon chemin : nous partageons nos idées et méditons sur les mots de l’autre. J’ai hâte de te lire. Iame ! Deni P. S. Qu’est-ce que « tshima minuapanin » veut dire ?

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Kuei kuei nuitsheuan, Mon ami, je me dis que la violence que l’on porte en soi dépend non seulement du vécu de chaque personne, mais aussi de celui de chaque peuple. Crois-tu toi aussi que l’histoire de la colonisation, de l’assimilation, du génocide est désormais inscrite dans notre ADN ? Lorsque j’avais 16 ans, je suis tombée par hasard, un soir, sur le film de Richard Desjardins et de Robert Monderie, Le peuple invisible. J’étais seule chez moi, devant la télévision de Radio-Canada qui le diffusait. J’ai tout regardé, jusqu’au bout. Ce film parle de la rencontre de Richard Desjardins avec les Algonquins de Kitcisakik et de Lac-Simon, en Abitibi. Un long métrage documentaire où Desjardins laisse la parole aux résidents des deux villages. Là, ils racontent pour la première fois de leur vie les violences psychologiques, physiques, sexuelles qu’ils ont subies dans les pensionnats indiens. Certains avaient 50 ou 60 ans au moment où Desjardins et Monderie ont tourné le documentaire. Toute une vie à garder ces secrets… Toute une vie à rester brisé. À engourdir la douleur et les pensées sombres. La dépossession. C’est l’approche de la mort qui a finalement délié leur langue. Ces révélations ont jeté une bombe au sein de l’Église catholique et au sein de nos communautés. Combien étaient au courant, combien ne l’ont jamais été ? Nous n’avons pas choisi d’aller dans les écoles résidentielles. Ils sont venus nous chercher avec la Gendarmerie royale du Canada et des intervenants des services sociaux.

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Les parents étaient menacés soit d’être jetés en prison, soit d’être dépossédés de leurs biens matériels s’ils « bloquaient l’accès à l’éducation de leurs enfants ». Le gouvernement canadien poursuivait un but bien précis : transformer les enfants « indiens » en petits enfants blancs. Pour les autorités canadiennes de l’époque, il ne faisait aucun doute que si ces petits Indiens devenaient des citoyens canadiens dès l’enfance, ils n’en seraient que de meilleurs adultes. Et surtout, on n’entendrait plus parler de ces Indiens ! Il y a quelques années, la Commission de vérité et réconciliation du Canada a été créée dans le but de faire enfin la lumière sur les sévices perpétrés dans ces pensionnats. Elle a reçu le mandat de recueillir le plus de témoignages possible de ceux qu’on appelle aujourd’hui les « survivants ». Au total, les commissaires en ont reçu plus de 6 000 (en faisant une première recherche sur le sujet, il y a quelques mois, j’ai découvert qu’une commission de vérité et réconciliation s’était également tenue en Afrique du Sud pour réparer les blessures de l’apartheid…). À l’instant où, ironiquement, mon esprit a assimilé l’information relayée dans le documentaire de Desjardins, à cet instant précis de mon existence qui m’a profondément marquée, une rupture s’est produite dans mon corps, dans mes veines et dans ma tête. J’ai tout compris. Je vivais à l’époque une période difficile, tant sur le plan personnel que familial. Je n’y comprenais rien, vois-tu. Rien. Sauf qu’à partir de ce moment où j’ai pris conscience des violences perpétrées sur les enfants ­autochtones envoyés dans les pensionnats religieux, entre les années 1920 et 1990, tout s’est expliqué. Toute cette misère humaine dont j’étais spectatrice et dont je devenais tranquillement la victime indirecte, ayant hérité de façon inconsciente des blessures infligées aux miens sur plus d’une génération. Aussitôt, j’ai tout pardonné. Pardonné à mon grand-père alcoolique, à ma grand-mère alcoolique, à ma mère difficile, à mon père absent. Mes années d’adolescence où je ne comprenais pas pourquoi je m’étais enfermée en moi-même avec

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des chaînes imaginaires qui, avec le temps, étaient devenues inoxydables. Pourquoi tant de misère, pourquoi tant de douleur, pourquoi tant le besoin de crier, de pleurer, de se mettre en colère. Le besoin de blesser les autres. De se blesser entre nous. Tout était là. C’est comme ça que je suis subitement devenue adulte. Pas nécessairement dans les faits (j’ai vécu tellement de problèmes financiers et interpersonnels dans les années suivantes), mais dans la tête. Je n’étais plus une enfant ni une adolescente. Je n’étais plus insouciante, même si, encore aujourd’hui, je trouve parfois que certains aspects de ma personnalité sont le symptôme de vieilles plaies refoulées dont j’ai hérité en bas âge, qu’elles soient cicatrisées ou non. En fait, la fille de la ville et la fille de la réserve s’entrechoquent souvent à l’intérieur de moi. Cette prise de conscience m’a appris à comprendre et à reconnaître facilement les personnes en lutte avec ellesmêmes ou avec leur passé. Ou le passé de leur peuple. J’ai saisi le mien. Depuis, je n’ai peur de rien. J’ai revu récemment le film de Desjardins. Sauf que, cette fois-ci, je n’ai pas été capable de le regarder très longtemps. La façon dont le fil narratif est construit m’a énervée dès le départ – c’est fou comme je n’avais jamais eu ce regard auparavant ! J’avais encore l’impression que c’était le cliché du Blanc qui débarque chez les Autochtones pour expliquer à son monde qui sont ces primitifs. Une manière de dépeindre tout ce qui est « culture étrangère ». Mais bon. Peut-être ce film étaitil nécessaire à l’époque, pour amener le sujet dans l’espace public… Quant au racisme du côté autochtone, il consiste surtout à faire porter le blâme sur le « Blanc ». Lorsqu’on parle du Blanc, c’est l’image de celui qui est venu nous apporter le déséquilibre, la maladie et la misère qui est convoquée, car c’est le souvenir intergénérationnel qu’il nous a laissé, et c’est

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aussi le plus vif. Je me rends compte – tu parlais de généralisation – que cette image a été renforcée par le régime des pensionnats. Pour beaucoup de nos aînés, le Blanc incarne ce groupe de personnes ayant participé à ce système d’internats pour enfants, partout au pays. Cette image est certainement très compréhensible, mais elle me préoccupe. Je me souviens de cette pancarte placée devant une maison, dans mon village natal, sur laquelle était écrit : « Les Blancs dehors ! Menteurs, crosseurs ! » Il m’arrivait effectivement d’entendre que les seuls Blancs que l’on connaissait sur la réserve étaient des revendeurs de drogues. Des personnes venues dans le seul but de nous vendre leur venin. Il y a plusieurs siècles, d’autres personnes venues dans le but de nous vendre quelque chose ont été à l’origine de la destruction de nos territoires, puis de nos cultures, puis de nos langues, puis… des membres de nos communautés. Aujourd’hui, avec la drogue et l’alcool, nous faisons face à une autre forme de destruction. Plus intérieure, plus profonde. Cette vision du Blanc que je te présente, que je tente de te résumer en quelques mots, quelques phrases, je l’ai déjà eue. Bien sûr, il ne faut absolument pas généraliser sur la base des gestes mal intentionnés ou malhonnêtes d’un petit nombre de personnes. Mais parfois, dans mes moments de grande colère, cette vision de l’autre revient me hanter. Ça me ronge de l’intérieur. Même si je finis toujours par me convaincre que c’est trop facile d’accuser l’autre, de jeter le blâme sur la majorité des Blancs, il faut que tu saches que c’est une lutte quotidienne. Tout comme l’est ma lutte contre le béton, contre le matérialisme, contre les gratte-ciel. Et pourtant, c’est parmi ces éléments que je me perçois comme une survivante, comme une Innu qui sait marcher sur n’importe quel territoire. Ce que je nomme la « blessure de la colonisation », beaucoup d’entre nous la portent. Il faut que les Québécois en prennent conscience. Cinq cents ans d’histoire, on ne l’oublie pas. On se souvient. C’est dans notre sang et dans les yeux de

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nos enfants. C’est pour cette raison que nous cherchons à leur transmettre la lumière. Je dois aussi t’avouer que ça fait plusieurs années que je n’ai pas pensé à tout ça. Je viens, entre deux phrases, de remettre le film de Desjardins sur mon ordinateur, en arrière-plan, pour m’aider à t’écrire car, parfois, les mots ne sortent pas. Ils ont besoin d’être réveillés. Et me voilà soudainement ébranlée. J’ai maintenant besoin de te dire que ce n’est pas ma vision de l’autre, que je n’ai jamais été raciste envers ces Blancs dont je te parle. Non. Je crois que, d’une certaine façon je dois plutôt me réconcilier avec moi-même. Deni, je ne sais plus quoi te dire. Quoi ajouter. Il ne faut pas que tu te sentes coupable ou porteur d’un fardeau dont tu aurais hérité de ton père. Peut-être ton père avait-il du sang autochtone : tu y as pensé ? Et peut-être que cela expliquerait la rage intérieure que je décèle en lui ? Cette rage lourde et sourde qui me rappelle quelque chose. Une ombre que je perçois parfois dans nos communautés. Je ne dis pas que ton père avait peut-être du sang autochtone parce que les Autochtones ont des problèmes sociaux. Je me demande simplement s’il ne portait pas en lui, dans son corps, tout l’héritage des Premières Nations du pays. La blessure du territoire physique. Je ne suis pas là pour dresser le portrait de ton père, je m’en excuse. Il est tard, ce soir, et je suis fatiguée, portée par mes émotions. Je continuerai ma réflexion plus tard, j’imagine. En attendant, je te dis bonne nuit, Deni. De Montréal, Nin Natasha P. S. « Tshima minukuamin », c’est ce que l’on dit pour souhaiter « bonne nuit » à quelqu’un. Ce n’est pas la traduction littérale, par contre. Ça pourrait signifier « Que tu dormes

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bien », mais là encore… il y manque la notion de « dormir profondément ». Pour moi, cette phrase résonne comme un souhait pour que tu aies un sommeil profond, qui te procurera de bons rêves. Voilà.

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Chère nuitsheuakan, Merci d’avoir partagé autant sur ta vie. En te lisant, je vois que la famille est pour nous deux un sujet difficile et douloureux qui prendra du temps à explorer. Il y a quelques années, j’ai fait un test génétique pour connaître l’origine de mes ancêtres et j’ai reçu mes résultats en ligne : ma généalogie était exclusivement européenne, je n’avais aucune racine autochtone. Le site garde les informations relatives à l’ADN de milliers de gens et les met à jour chaque mois, en fonction des nouvelles études. Aujourd’hui encore, on en sait très peu sur notre ADN. Quelques mois après avoir obtenu mes premiers résultats, je me suis de nouveau connecté à mon compte pour voir si mon dossier avait été mis à jour. J’ai constaté qu’il y avait plus d’informations sur mes traits biologiques (par exemple, sur mon type de « cire d’oreille » et sur mon potentiel de maladies héréditaires), puis j’ai cliqué sur mon héritage : les lieux d’origine de mes ancêtres étaient devenus plus précis et, d’un coup, j’avais 0,5 % d’ADN autochtone. Un an plus tard, ce pourcentage était monté à 1,3 % et, aujourd’hui, il est de 1,9 %. Je suis curieux de savoir ce que mon pourcentage sera dans cinq ans ! Mais tout ça pour dire que, oui, mon père avait des racines autochtones. Je me souviens d’avoir demandé à ma grand-mère du Québec si on avait du « sang indien ». Elle m’avait répondu que, non, nous n’en avions pas. Et puis, après un moment de réflexion, elle avait ajouté que mon grand-père avait des

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cousins au Nouveau-Brunswick « qui marchaient comme des Indiens ». Je pense que cela signifiait qu’ils ne marchaient pas lourdement, sur le talon, comme ceux qui ont l’habitude de porter des bottes, mais sur le bout du pied, comme ceux qui ont appris à marcher silencieusement, sans une grosse semelle. Plus tard, ma grand-mère m’a raconté que mon grand-père n’avait presque pas de poils sur le torse. Elle avait toujours trouvé ça curieux et se demandait si ça provenait d’un héritage autochtone. Mon grand-père était très foncé, avec la peau mate et les cheveux noirs, comme beaucoup de Québécois. Bien sûr, des millions de Québécois ont du sang autochtone. Des milliers d’hommes européens sont arrivés dans la vallée du Saint-Laurent et ont fait des enfants avec des femmes autochtones. Mais une fois que la société catholique et européenne s’est établie en Amérique, les institutions ont poussé ces colons à s’identifier aux Blancs et à nier leurs racines autochtones. Il y a quelques années, j’ai lu qu’il y avait eu beaucoup de conflits au Manitoba entre les communautés allochtones et autochtones. Beaucoup de racisme envers les Autochtones, aussi. Mais quand la province a changé ses lois pour permettre à ceux qui avaient un certain pourcentage de sang autochtone d’aller à la chasse en dehors de la saison régulière, des milliers d’Allochtones se sont manifestés auprès du gouvernement pour revendiquer ce statut. Même ceux qui étaient racistes envers les Autochtones ! Mais je voudrais revenir sur mon père. Mon père voulait faire partie du groupe dominant ; il voulait être riche et anglophone. C’était un homme très orgueilleux qui avait renié ses racines québécoises pour vivre au Canada anglais. Il détestait l’Église catholique et me parlait de la cruauté des curés. Il me disait à quel point l’horizon, pour l’enfant qu’il était alors, était bouché au Québec. Son orgueil était immense et ses insécurités aussi. Il s’était senti tellement impuissant, tellement piégé par la pauvreté quand il était jeune que, par la suite, il a

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c­ herché à dominer tout le monde. Il était incapable d’éprouver de la sympathie pour les Autochtones, p ­ robablement parce que leur façon de vivre ressemblait trop à la sienne. Ou bien parce que, comme beaucoup de peuples ayant vécu l’oppression, il a préféré faire porter le blâme à ceux qui étaient opprimés et s’identifier à ceux qui étaient en position de pouvoir. Peut-être que, l’oppression des Québécois par les anglophones ressemblant à certains égards à celle vécue par les Autochtones, il ne voulait entretenir aucun lien avec ceux qui étaient dominés. Ce mécanisme psychologique, beaucoup de gens l’adoptent quand trop de souffrances jalonnent leur passé. Comme une grande partie des Québécois, ma famille déteste parler de la souffrance qu’elle a connue ; la mentionner est presque tabou. Je crois que les Québécois ont plus en commun avec les Autochtones qu’ils ne le pensent, mais que la souffrance des Autochtones leur rappelle trop leur propre souffrance, leur propre passé. Peut-être, un jour, ces similitudes serviront-elles de base à une compassion et une compréhension mutuelles. Tshima minukuamin, Deni P. S. Et « nin » ? Qu’est-ce que cela signifie ?

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Kuei Deni, « Nin » veut dire « moi ». Nins tshia, je suis. Je suis et je te parle. Je t’écris. Moi, Natasha. « Ils marchaient comme des Indiens. » Je trouve que cette image est exceptionnelle. Cette phrase, cette dénomination rappellent les contes et les légendes qui habitent le territoire imaginaire et culturel québécois comme quelque chose de lointain et d’aérien. « Ils marchaient comme des Indiens. » Quoi de plus magnifique ? Une image d’hommes qui mar­ chent, qui savent marcher, cette époque où les hommes savaient considérer la terre, les territoires d’Amérique, qui en rêvaient comme on rêvait de la femme de sa vie que l’on n’avait pas encore rencontrée. Pour certains de ces coureurs des bois que j’évoque, les terres étaient ces femmes de leur vie qu’ils attendaient depuis si longtemps. Tu sais, dans un passé pas si éloigné, mais assez lointain tout de même (cela remonte peut-être aux grands-parents de mes grands-parents), à l’époque où la spiritualité était partie intégrante de la vie quotidienne, les couples, chez les Innuat, étaient des couples définitifs. Dans le couple traditionnel, il y avait l’homme chasseur et la femme clan. Le clan était matrilinéaire. Notre spiritualité était animiste. Joséphine Bacon, poétesse grandiose dont tu as certainement entendu parler, Innu de Pessamit elle aussi, raconte souvent devant son auditoire qu’à l’époque, la femme préparait elle-même les vêtements d’apparat de son mari lorsqu’il partait à la chasse. La

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croyance était qu’une Femme de l’espace habitait les territoires de chasse, le Nutshimit. Elle était l’Esprit du territoire. Elle était en contact direct avec les esprits maîtres des animaux, des troupeaux, des volées d’oiseaux. Les femmes habillaient donc leurs hommes dans leurs plus beaux accoutrements en vue de la rencontre avec la Femme de l’espace. Les Innu Ishkueut rêvaient à ces vêtements la nuit et, le jour, elles en confectionnaient les tissus. Si elles rêvaient à des motifs, elles les dessinaient sur les manteaux le lendemain. Il fallait que leurs hommes soient beaux et plaisent à la Femme de l’espace pour assurer une bonne chasse à toute la communauté. Si elles avaient réussi, les hommes revenaient avec du gibier en abondance. Et on faisait la fête, on faisait le « makusham », pour remercier chaque esprit qui avait accompagné les chasseurs et gardé le clan, également. Chaque génération apprenait à être reconnaissante pour ce qu’elle obtenait et pour s’assurer de l’obtenir encore. Je crois pour ma part que beaucoup trop de Québécois n’ont aucune idée de leur héritage millénaire. Je ne veux pas parler de l’héritage autochtone. Bien que oui, peut-être, dans le sens du mot « autochtone » lui-même, qui désigne « celui qui habite en son lieu d’origine ». Je veux surtout parler de l’héritage du territoire lui-même. La mémoire, la transmission de l’environnement à l’être humain. Étrangement, je découvre, en recherchant sur Internet la définition du mot « autochtone », que, dans la mythologie grecque, un « autochtone » est un enfant né spontanément de la terre, sans parents. Si les Indiens d’Amérique sont des enfants nés spontanément de la terre, sans parents, cela veut dire qu’il faut les apprivoiser, les adopter. Ce n’est pas pour rien, j’imagine, que les « Indiens » de l’époque ont été désignés comme « les prunelles » de la Reine d’Angleterre. Noir sur blanc. Un héritage est une porte de sortie vers la liberté. L’héritage autochtone dont on parle tant dans les médias, les réseaux sociaux et les films qui se font actuellement sur l’identité québécoise, je ne suis pas sûre qu’il faille absolument l’accro-

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cher sur des fourrures, des raquettes, des perles de verre et des ceintures fléchées… Si la guerre éclatait demain, si le pays était rasé par des feux de forêt, si les villes étaient détruites, que resterait-il donc de cette identité ? Qu’adviendrait-il de cet héritage ? Je crois pour ma part que l’héritage réside dans les perceptions et les conceptions de l’univers que les générations précédentes nous ont transmises. L’idée de la connaissance n’est-elle pas indissociable de celle de la transmission ? Mais composer avec son héritage individuel et assumer son héritage collectif sont deux choses différentes sur lesquelles nous pourrions réfléchir ensemble. Comme les Métis qui, à l’époque, ont réalisé qu’ils étaient nombreux à avoir un père d’origine européenne et une mère indigène et qui, ce faisant, ont décidé de s’unir pour se proclamer « peuple ». Ils étaient conscients des richesses culturelles que leur double origine leur permettait d’assembler, de mettre en commun. Alors, la question se pose : si les Québécois réalisent qu’ils ont un héritage autochtone, donc de la terre, plus important qu’ils le pensaient, que pouvons-nous faire de cet héritage ? Quels artefacts, quelles manières de penser pourrions-nous assembler pour mieux nous unir et nous compléter ? Dans ta dernière lettre, tu me rapportes le commentaire de ta grand-mère au sujet de ton grand-père en ce qui a trait à la couleur de sa peau et de ses cheveux. Ma réaction a été de trouver ça tellement normal ! Nous, chez les Innuat, on le voit dans les yeux de plusieurs Québécois. On reconnaît tout de suite ce regard qui nous est familier. On se ressemble. En avril dernier, lorsque j’étais à Chicoutimi en résidence d’écriture, je sortais travailler dans les cafés. C’était la première fois que je passais autant de temps au Saguenay. Or, je n’avais jamais remarqué à quel point les Québécois avaient des traits autochtones aussi évidents comme les cheveux noirs, les sourcils épais, les yeux en amandes, les pommettes saillantes. Bien sûr, tout le monde ne correspondait pas à cette description, mais la majorité des personnes que je croisais possédaient

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ces « marques du temps ». Il y a eu tellement de mélanges au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les Ilnus ont eux-mêmes du sang de Canadiens français, d’Écossais, d’Irlandais, d’Abénakis, de Malécites. Et pourtant, même si chacun porte en lui le sang de l’autre, il y a toujours beaucoup de racisme entre Autochtones et Allochtones dans les régions éloignées des grands centres. Tu écris que « peut-être, un jour, ces similitudes serviront de base à une compassion et une compréhension mutuelles ». J’en suis convaincue. Je crois qu’à partir de maintenant, prendre conscience de l’histoire de nos relations et s’interroger sur leur état actuel, sur les circonstances ayant mené à cet état, sont les premières bases de ce que l’on peut lancer dans l’espace public, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, des médias, des écoles, etc. Un jour, peut-être, les Québécois se souviendront ou comprendront ce que signifie réellement « marcher comme un Indien ». Marcher dans ses souliers. Je crois que viendra bientôt le jour où l’« Indien » invitera le « Blanc » à faire route avec lui. Et celui-ci constatera peut-être qu’il est plus confortable de marcher dans des chaussures qui n’emprisonnent pas les pieds. Des chaussures qui sont adaptées au territoire, forgées par lui. Et qui leur apportent la liberté. Ils marchaient comme des Indiens sur la route de la réparation le temps nous dira le temps nous dira s’ils auront fait bonne route. … si nous ferons bonne route ensemble avec ces lettres, mon ami. À tout bientôt. Tshima minukuamin kie tshin, Natasha

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P. S. Voilà, j’ajoute une réponse : « kie tshin »  signifie « toi aussi ». Je t’avais dit « nin » pour « moi » ; « tshin », c’est « toi » et « tshinanu », « nous ensemble ».

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Chère Natasha, Tu as raison. Les Québécois sont loin d’être des Français et leur identité est intimement liée à celle des Autochtones. Il est peut-être temps de célébrer ce métissage et de reconstruire nos imaginaires afin d’y intégrer davantage l’héritage autochtone. Depuis que ma grand-mère m’a parlé de ces cousins qui « marchaient comme des Indiens », j’ai beaucoup observé comment les gens marchent, partout dans le monde. D’ailleurs, j’ai fait des recherches là-dessus – plus précisément, sur notre façon de courir – et j’ai découvert que la course a joué un rôle majeur dans l’évolution des êtres humains. Selon les recherches scientifiques, les humains ont évolué tels qu’ils sont aujourd’hui (c’est-à-dire avec de longues jambes et peu de poils) pour pouvoir chasser en courant, car très peu d’espèces ont l’endurance de courir comme on le fait. Les études démontrent par ailleurs que les êtres humains n’ont jamais couru sur le talon avant l’invention de la grosse semelle que l’on trouve depuis une cinquantaine d’années dans les chaussures de course. On courait sur le bout du pied – pour ne pas se blesser, pour être plus agile. D’ailleurs, si on essaie de se déplacer dans le bois sans semelles épaisses, il faut « marcher comme des Indiens ». Sinon, on fait trop de bruit et on se fait mal. Dans tous les pays du monde, j’ai vu des gens qui marchent et qui courent « comme des Indiens ». Les seuls qui ne le font pas sont ceux qui portent des semelles suffisamment

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épaisses pour isoler leurs pieds du sol. Les études démontrent aussi que plus la semelle est épaisse, plus nos pieds s’atrophient et plus on se blesse. Depuis ma dernière lettre, j’ai continué à réfléchir à la question des similitudes entre nos cultures et j’ai réalisé que, pour se comprendre, il faudrait tout de même qu’on examine les différences qui existent entre les deux. J’ai écrit que les Québécois ont beaucoup plus en commun avec les Autochtones qu’ils ne le pensent et que la souffrance des Autochtones leur rappelle peut-être trop leur propre souffrance, leur propre passé. Les deux peuples se sont battus contre l’Empire britannique pour préserver leur identité ; les deux peuples ont connu la misère et la pauvreté, même si les Québécois se sont progressivement affirmés en tant que peuple et occupent désormais des positions de pouvoir qui les placent à leur tour dans une relation de « colonisateurs » vis-à-vis des Autochtones. Le colonialisme québécois qui existe aujourd’hui n’est plus de nature politique à proprement parler, mais transite essentiellement par l’économie et aussi beaucoup, encore, par les mœurs et la culture. Il est très important de souligner que les traumatismes vécus par chacun des deux peuples ne sont pas de même nature et de même importance. On parle souvent de changements que l’on souhaiterait voir advenir, mais on ne sait pas parler intelligemment des traumatismes du passé. Quand tu as décrit ta famille, j’ai bien compris l’effet des traumatismes sur les différentes générations. Aux États-Unis, j’ai souvent entendu des Blancs dire que leur famille avait travaillé fort pour améliorer leur vie et demander pourquoi les Noirs n’en faisaient pas autant. J’ai entendu des Québécois parler de la même façon des Autochtones. C’est trop simple. Il faut que les Blancs reconnaissent à quel point notre société a pu détruire les familles autochtones. Récemment, je lisais le livre de Bev Sellars, chef de la Première Nation de Xat’sūll, en Colombie-Britannique. Le titre de son ouvrage est They Called Me Number One (Ils m’appelaient

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numéro 1*) car, quand elle vivait en pensionnat, elle avait été identifiée par ce numéro et celui-ci l’a suivie toute sa jeunesse. Ses professeurs n’utilisaient jamais son véritable nom, toujours son numéro. Elle souligne que tous les membres de sa famille, y compris ses grands-parents, se souvenaient eux aussi de leur numéro de pensionnat, même des années plus tard. Elle parle des sévices et de la violence, et elle explique qu’elle se trouvait dans le pensionnat avec certains de ses frères et sœurs, mais que, comme ils n’avaient pas le même âge, ils ne se voyaient presque jamais. Dans les dortoirs, ils n’avaient pas le droit d’aller chercher du réconfort les uns auprès des autres, et ils ne voyaient leurs parents que quelques jours durant l’été et l’hiver. Ils sont quasiment devenus des étrangers. L’importance de la famille pour la stabilité sociale est immense. Les Allochtones qui n’ont pas de famille stable peuvent au moins ressentir une certaine appartenance à la société majoritaire ; ils s’y sentent d’emblée acceptés. À l’inverse, de nombreuses minorités ont intériorisé que, même si elles faisaient un effort, elles ne seraient pas acceptées ou alors qu’elles devaient faire plus d’efforts que les Blancs pour n’obtenir qu’une fraction du respect qui leur est automatiquement témoigné. Plusieurs études ont démontré l’effet du découragement sur les individus, combien ce sentiment peut leur couper les ailes. Le traumatisme est cellulaire. Comme tu l’as écrit. Il est inscrit dans notre ADN. Il circule dans nos corps. Guérir d’une famille brisée – je peux en attester – prend du temps. Guérir des générations de familles détruites, des générations de pères et de mères qui ont vu leurs enfants volés par le gouvernement, qui ont senti qu’ils n’étaient pas respectés par la société, qui ont été violés et systématiquement agressés parce qu’ils n’étaient pas d’origine européenne : comment est-ce possible ? Par où commencer pour se reconstruire ? *. Bev Sellars, They Called Me Number One : Secrets and Survival at an Indian Residential School, Vancouver, Talonbooks, 2012.

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Du côté des Allochtones, on pourrait commencer par arrêter de blâmer les victimes pour la douleur qu’elles ressentent. J’ai trop souvent entendu des Blancs dire que les Autochtones, ou les Noirs, devraient laisser leurs souffrances dans le passé et changer leur vie – comme si c’était chose facile ! Cette compréhension de la situation est cérébrale et ne tient pas compte du fait que le traumatisme est d’abord et avant tout viscéral. On peut vouloir oublier ce traumatisme, mais il est en nous, il fait partie de nous. Et même si les Autochtones essaient de l’oublier, notre société le leur rappelle constamment. Ceux qui offrent des solutions faciles ou qui répètent des phrases réductrices et racistes ne comprennent pas qu’une personne peut être paralysée par ses blessures. Je crois beaucoup au pouvoir de l’imagination. Il faut juste prendre le temps d’imaginer la vie de l’autre. Sinon, on en parle sans mesurer l’effet brutal que nos paroles peuvent avoir sur elle. Natasha, plus tôt, on a parlé du silence, mais tu n’es pas silencieuse. La blessure ne t’a pas laissée sans mots. Tu es une artiste multidimensionnelle – écrivaine, poétesse, actrice et aussi militante. Comment es-tu parvenue à trouver la force de parler et de partager ? Et dans ta dernière lettre, tu as écrit que la rage de mon père te rappelle quelque chose –  une ombre que tu perçois parfois dans ta communauté. Comment est-ce que tu perçois et comprends cette ombre ? J’ai mille questions. C’est pour cette raison qu’on a cet échange épistolaire, non ? Iame uenepeshish, Deni

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Kuei Deni, J’ai été durant de longues années très silencieuse. J’ai ri peu souvent ou alors, j’éclatais de rire. J’ai beaucoup sangloté durant mon adolescence. C’est normal, diras-tu, que l’on pleurniche à cet âge. Je ne le crois pas. Deni, j’ai beaucoup pleuré. Je ne savais pas ce qui se cachait au fond de moi, sauf que c’était un poids invisible qui, dans mes moments de détresse, de fatigue et d’anxiété, me faisait sangloter mes nuits de jeune fille. Lorsqu’il m’arrive de croiser d’autres jeunes de la réserve avec ces yeux noirs, je me souviens alors de la noirceur que j’ai connue avant de me mettre à chercher la lumière. Dans ces moments de silence et de sanglots, je rêvais beaucoup à ma vie future. Je voulais devenir chanteuse. Je me voyais, je m’entendais déjà chanter. Je voyais déjà les scènes, les auditoires. Je me disais aussi qu’un jour, j’écrirai peut-être, mais plus tard, lorsque j’aurai passé 30 ans. Peut-être. Puis un jour, j’ai voulu peindre. Alors j’ai peint, je me voyais devenir une peintre mondialement connue. Ce rêve-là est resté ancré à l’intérieur de moi. J’avais pris la décision de le suivre. J’ai eu envie de me perfectionner. Au fond de moi, je ressentais que j’avais le pouvoir d’y arriver. Le pouvoir des rêves est indéniable. Je peux t’en dire quelque chose. Si je n’avais pas eu de telles projections d’avenir, d’espoirs aussi débridés, je ne sais pas ce que je serais devenue. Je ne sais même pas si je serais encore en vie ! Car il m’arrive encore parfois de ressentir un grand mal de vivre, sans raison apparente. À chaque fois, je me dis que j’ai eu la

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chance de découvrir des moyens d’expression qui me permettent d’exorciser mes démons, ceux de mes parents, de mes grands-parents ainsi que ceux hérités de la colonisation. Aujourd’hui, je suis très consciente de ces blessures et, même si je ne connais pas celles de mes prédécesseurs, je suis consciente de les porter en moi. Je commence déjà à les réfléchir afin de les apprivoiser et, avec le temps, de réussir à vivre avec elles au quotidien. De réussir un jour à y voir clair, également. Quant aux rêves, il faut répandre l’idée qu’ils sont possibles, qu’ils nécessitent simplement beaucoup de courage et que, lorsqu’on se cherche, la vie accomplit le reste. Du moment que, pour s’en sortir, on la bouscule un peu. Se sortir de la noirceur. Je ne peux pas expliquer pourquoi je parle autant, pourquoi je m’exprime autant. Sauf, peut-être, si je mets l’histoire dans la balance, justement. L’histoire des Premières Nations. Non seulement celle que l’on pleure – la colonisation, le génocide, les pensionnats –, mais celle de la résistance aussi. Celle où l’on s’est tenu debout. Les insurrections. Les blocus. Elle coule tout autant dans mes veines. Je crois que mon nom est résilience. Cette résilience qui semble se transmettre par le sang, je crois que j’ai fini par la trouver à partir de ma détresse intérieure. J’ai fini par faire du théâtre, car c’était également un de mes grands désirs. J’étais à l’époque quelqu’un de très renfermé et je me disais que l’art dramatique allait peut-être m’apporter quelque chose. Durant mes études secondaires, j’avais refusé à partir d’un certain moment de faire tous les exposés oraux en classe ! Je ne m’explique pas non plus comment je ne suis jamais tombée dans les drogues dures. J’aurais pu. Je n’en étais pas très loin. Je n’en avais pas le goût et, ce qui m’effrayait, c’étaient les effets qu’elles auraient pu avoir sur mon corps. Je crois qu’il faut se laisser des moments, dans la vie, pour regarder ses démons en face. L’ombre dont je te parle, c’est cette intention qui a été à l’origine de la création des réserves.

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Une intention vile, génocidaire, aliénante. On dit souvent que c’est l’intention qui compte. Et l’intention demeure, quels que soient les gestes qui sont posés par la suite. Après, on a fabriqué une amnésie collective au sein du peuple québécois en rayant la présence autochtone de l’histoire du pays. Une amnésie programmée par les gouvernements. Et nous, nous vivons avec cette idée : d’être effacés, oubliés, incarcérés… Certains en sont même venus à croire, sans qu’on leur demande, qu’ils devaient s’effacer eux-mêmes. Quelle drôle de pensée ! Pourquoi s’abstenir d’être ? Comment cette intention de « tuer l’Indien dans l’enfant » a-t-elle pu autant s’imprégner dans l’esprit d’un peuple ? Ce que l’on traîne de l’histoire dans notre génétique ! Comment peut-on oublier son propre sang ? Sa propre mémoire ! Nous portons sur notre peau les cicatrices des balles reçues par nos ancêtres. Nous portons le souvenir de ces querelles. Durant la crise d’Oka, à l’été 1990, on a discrédité les militants autochtones et non les militaires canadiens, alors que nous faisions tous fausse route sur le chemin du cimetière mohawk. Fausse route, sauf peut-être pour le fait de s’être tenus debout, dans la célèbre pinède, entre les bouleaux et les mélèzes, hantés par le souvenir d’une balle qui s’est perdue dans le corps d’un seul Blanc. Mais on n’a jamais parlé de ce vieil homme Mohawk qui est décédé des suites de la lapidation commise par des Québécois ! On n’a parlé que de ce caporal ainsi que de ceux que l’on devait désormais traiter comme des chiens sauvages qui n’ont pas le droit de cité. Quelquesuns sont en effet restés très radicaux, juchés dans l’arbre de leur colère, de leur déshonneur. S’ils ont parfois parlé haut et fort, c’est qu’ils n’étaient pas écoutés – bien qu’ils aient aussi parfois été rabroués par leurs frères et sœurs. On a peur. On a tous peur. Alors on ferme sa gueule. On se tait. Parce que, parfois, il n’y a plus rien à dire, plus rien à faire. Parfois, c’est parce que l’on sait que le meilleur est à venir.

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Je t’embrasse, Natasha P. S. : Que je m’enflamme lorsque je te parle ! Me rappeler toutes ces choses allume en moi un feu qui demande tant d’oxygène ! L’histoire est à refaire et j’espère qu’on saura l’écrire, mon ami. J’espère que ces pages brûleront nos blessures pour mieux les soigner. Je crois que le travail est commencé.

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Chère Maikaniss, Parle-moi de ce nom. Sur Facebook, je vois que tu t’appelles aussi Maikaniss. Comment est-ce que tu as reçu ce nom ? Qu’est-ce qu’il signifie pour toi ? Depuis que j’ai lu ta lettre, j’ai beaucoup pensé au vieil homme qui avait été blessé par lapidation et qui en est mort. Je me souviens avoir vu l’attaque à la télévision, alors que j’avais quinze ans : les roches faisaient voler en éclats les fenêtres des voitures des Autochtones qui ne cherchaient qu’à quitter la réserve et les policiers arrêtaient les véhicules en ne faisant rien pour protéger les femmes, les enfants et les vieux. Tout ça parce que la ville d’Oka voulait agrandir un terrain de golf et construire des condos de luxe sur les terres des Mohawks, alors que ceux-ci en avaient déjà perdu tellement. Tout ça pour l’argent et le profit. J’ai aussi beaucoup réfléchi à l’empathie, à l’imagination et à la parole écrite. À leur pouvoir pour nous aider à construire un lien entre les peuples. Je me demande constamment ce que nous pouvons faire pour augmenter notre empathie, ressentir la douleur de l’autre et agir pour le bien collectif. Peut-être ces questions sont-elles trop idéalistes, mais notre manque d’empathie envers l’autre est flagrant et ridicule. Je me souviens de l’invasion de l’Irak menée par les Américains, en 2003, et du spectacle télévisé des bombes qui tombaient sur les bâtiments de Bagdad. Certains Américains que je connais étaient éblouis, comme s’ils étaient en train de regarder une nouveauté d’Hollywood. Ils riaient en disant

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qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Ils ne semblaient pas conscients d’être en train d’assister à la destruction de logements, de lieux de travail et d’espaces chéris par des Irakiens faits de chair et d’os. Pas conscients que les Irakiens aiment leurs maisons, leurs villes et leur pays de la même façon qu’on aime les nôtres. À ce moment, la réaction des Américains démontrait que, inconsciemment, peut-être, ils ne considéraient pas les Irakiens comme des êtres humains. Pour reprendre les mots de l’écrivain George Orwell, ils les percevaient comme des « non-personnes ». Aujourd’hui, dans les bulletins de nouvelles, quand on parle des gens qui meurent sur la planète, on exclut le plus souvent la grande majorité de ceux qui ne sont pas Blancs. La souffrance de ces nonpersonnes se situe tout au bas de l’échelle. Elle constitue une menace à l’ordre social qu’on a établi. Si on commençait à se poser des questions sur leurs souffrances, on serait obligé de se poser des questions sur les fondements de nos sociétés. Et ça, la majorité des Occidentaux ne semblent pas prêts à le faire. N’est-ce pas le même processus qui était à l’œuvre dans le cas du vieil homme mohawk et de ces familles qui voulaient quitter la réserve durant la crise d’Oka ? Des Québécois m’ont dit : « Mais les Mohawks avaient fermé l’autoroute ! » Comme si cette frustration légitimait la violence. Ou alors ils se mettaient à me parler de la mort du caporal. Comme si la mort de l’un justifiait la mort de l’autre. Si un Autochtone en colère avait cassé les fenêtres d’une famille blanche – même pour se venger – et qu’un Blanc en était mort, l’Autochtone serait toujours en prison. Il n’y a aucun doute là-dessus. Au Canada, plus du quart des détenus dans les prisons fédérales sont des Autochtones, bien qu’ils constituent moins de 5 % de la population*. *. Raphaël Bouvier-Auclair, « Présence record d’Autochtones dans les pénitenciers canadiens », Radio-Canada, 14 janvier 2016, .

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La crise d’Oka était une histoire de colère. Peu de Québécois ont compris et respecté la colère à l’origine de l’action des Autochtones. Ils ont seulement tenu compte de leur désir à court terme (l’ouverture de l’autoroute) alors qu’ils auraient dû réfléchir aux origines du problème et chercher une solution durable. Quelle aurait été l’issue de cette crise si les Québécois avaient tourné leur frustration contre leur gouvernement pour exiger un véritable changement en faveur des Autochtones ? Au lieu de cela, ils ont attaqué les plus vulnérables. C’est comme ça que les gens au pouvoir restent en place. Ils divisent les moins riches et les plus vulnérables de la société afin que ceux-ci se battent entre eux pour les ressources. Cette dynamique sociale a beaucoup joué dans l’histoire des conflits entre les Noirs et les Blancs pauvres aux États-Unis. Les Blancs pauvres s’identifient aux Blancs riches qui contrôlent le pays, sans réaliser que ceux-ci n’agissent pas dans leur intérêt. Des milliers de livres ont mis en lumière cette dynamique sociale sans que notre société fasse les changements nécessaires. L’essayiste Sidney Smith écrit : « On ne peut pas venir à bout des préjugés d’un homme par le raisonnement. Les préjugés ne sont pas construits sur la raison, et ne peuvent être déconstruits à force de raison*. » Autrement dit, nous sommes des êtres émotionnels et nos croyances, de même que nos préjugés, découlent souvent de nos réactions émotives. Pour mieux comprendre les expériences des Autochtones, les Allochtones doivent lire et écouter leurs histoires. Dans ta dernière lettre, tu écris : « Certains en sont même venus à croire, sans qu’on leur demande, qu’ils devaient s’effacer eux-mêmes. Quelle drôle de pensée ! Pourquoi s’abstenir d’être ? Comment cette intention de “tuer l’Indien dans l’enfant” a-t-elle pu autant s’imprégner dans l’esprit d’un peuple ? » Cette dernière phrase fait référence aux pensionnats *. Tiré de The New Dictionary of Thought, de Sidney Smith (1771-1845). En anglais : « Never try to reason the prejudice out of a man. It was not reasoned into him, and cannot be reasoned out. »

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et, dans l’avant-propos du livre de la chef Bev Sellars, le chef Bill Wilson mentionne le caractère timide, nerveux et soumis qu’on observe chez de nombreux Autochtones de sa génération. Il raconte que c’est en se renseignant sur les pensionnats qu’il a compris d’où venait ce tempérament. Les Blancs au pouvoir avaient réussi à inculquer aux élèves autochtones l’idée qu’ils devaient s’effacer. Peut-être parce que les élèves qui savaient s’effacer étaient moins violentés physiquement et sexuellement que les autres. Peut-être que les traumatismes qu’ils ont subis leur ont coupé les ailes. C’est en écoutant tes histoires et celles d’autres Autochtones que je prends la mesure du poids de l’histoire coloniale. Les expériences et les douleurs de tous ces individus sont de moins en moins abstraites ; je commence à les ressentir comme on ressent toute histoire à laquelle on s’ouvre. C’est pourquoi il ne suffit pas d’analyser la situation, il faut l’humaniser. Il faut inviter l’autre à comprendre nos vies et nos conceptions du monde. Comme l’écrivain invite le lecteur à entrer dans son univers, avec son regard sur l’existence et toutes les images, les souvenirs, les inquiétudes et les espérances qui lui sont propres. Je garde cette idée pour ma prochaine lettre et j’attends la tienne. Je sens déjà que les histoires et les expériences que tu me racontes vivent en moi de plus en plus. Iame, nuitsheuakan ! Deni

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Cher Deni, Il faudra que je te trouve un nom en Innu bien à toi. Sauf que je vais attendre de te connaître un peu plus. Ton nom Innu viendra de lui-même. Si ce n’est pas dans ce livre, ce sera plus tard. « Maikaniss » signifie « petite louve ». Je ne l’ai pas reçu. Je me souviens qu’au moment où j’ai créé mon compte Facebook, je cherchais un autre nom que le mien, Natasha, pour préserver une certaine intimité, alors que tout le monde donne son vrai nom. Je me souviens aussi qu’à cette époque, je prenais conscience de mes racines et je regrettais beaucoup de ne jamais avoir reçu de prénom dans ma langue maternelle. Et comme je rêve de cet animal depuis que je suis toute petite, j’avais envie de donner à mon âme un nom qui rappelle toutes ses caractéristiques. Tu ris gentiment peut-être, mais c’est vrai ! Ha-ha. « Maïkan » est le nom Innu pour « loup ». Le loup est un être vivant pour lequel nous avons une certaine fascination. Nos relations avec les animaux ont toujours été très fortes. À une époque, les animaux nous parlaient et nous enseignaient des principes sur l’être humain, ainsi que des connaissances profondes sur l’environnement et l’univers. Deni ! Tu avais quinze ans en 1990 ! Moi, je n’étais même pas née. Quand tu écris au sujet de la crise d’Oka, je revois très clairement dans ma tête les images tristement puissantes que tu évoques, car j’ai consulté des archives à plusieurs reprises au cours des trois dernières années. Étrangement, lorsque j’en

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parle, lorsque je me raconte pour la millième fois cette histoire dans ma tête, j’en ressens encore les secousses, comme si j’avais vécu les événements. L’éclatement de la fusillade dans la pinède d’Oka, j’en connais la date par cœur : c’était le 11 juillet 1990. Ce sont aussi les images les plus célèbres de la crise. Je suis née le 14 mars 1991. Huit mois plus tard, par césarienne. Je ne sais pas pourquoi je te dis ça. La manière dont je suis venue au monde expliquerait peut-être toute cette brûlure que je ressens, ma façon d’être dans ce monde. La crise d’Oka, la crise d’Oka, la crise d’Oka… Elle m’obsède depuis que je la connais. Je l’ai dans la peau. Elle représente pour moi tellement de choses. Tellement de preuves de l’ignorance et de l’incompréhension qui en résulte. Tellement de chemin à parcourir. Parce que, depuis, nous avons tous tellement régressé. En même temps, elle incarne aussi les mentalités de l’époque. Je n’étais même pas née quand elle a eu lieu et elle m’habite. Je suis née avec elle. La crise débute au moment où les Kanienkehaka de Kaneh­ satake veulent mettre un frein à un projet domiciliaire sur leur territoire ancestral – duquel la réserve ne représente que le cinquième – selon ce que la Couronne leur a « légué » par la Proclamation royale de 1763. C’est comme ça que ça s’est passé pour tous les territoires ancestraux de nos peuples en Amérique du Nord. C’était, disait-on, « pour mieux organiser les relations avec les Amérindiens ». On ne raconte jamais l’histoire de la résistance des Autoch­ tones depuis les débuts de la colonisation des Amériques. Parce qu’on ne la connaît pas. Pourtant, elle devrait être inscrite dans la mémoire collective. Plusieurs insurrections ont eu lieu au cours de notre histoire. Elles ont marqué notre imaginaire et sont aujourd’hui la source de notre fierté identitaire. Les agents du gouvernement ont souvent infiltré les groupes de résistants autochtones pour les discréditer, tant auprès de la population qu’auprès de la classe politique. Ce n’est pas pour rien que certaines idées toutes faites sur la résistance des Autochtones sont encore véhiculées dans l’espace public !

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Je ne suis pas en train de dire que nous sommes fiers de la violence dont nous avons usée jusqu’à présent dans certaines situations que l’on désigne comme « crises ». La violence n’est jamais la solution, mais je crois qu’elle a marqué dès le début les relations que les conquérants ont voulu établir avec nous. Après, elle est devenue un réflexe de protection. On a été dépossédés et si souvent, on a été trompés, trahis, insultés ; tous ces gestes font parfois s’accumuler en l’autre une violence, une rage qui peut devenir inouïe… Mais ces événements nourrissent aujourd’hui le courage qui nous a manqué autrefois pour imposer nos limites dans nos relations avec les Allochtones. Il y a eu une première tentative du peuple taïno, en Haïti et en République dominicaine, d’éliminer les premiers colons ; ces Colomb, Guerrero, Gonzalez, Ovando. Ils ont décimé les Taïnos. Les Haïtiens racontent cette fascinante histoire de la reine Anacaona, la « Fleur d’or », leur presque déesse, cette cacique qui avait une grande armée sous ses ordres. Elle était poétesse, prophétesse. Les conquistadors l’ont accusée de manigancer pour les exterminer et elle a été pendue. Puis ils ont mis à feu et à sang tout Fort Navidad, avant que Colomb revienne de son premier voyage de retour en Europe. Il y a eu la résistance des Mayas, qui ont tenté de repousser les Espagnols venus avec Gonzalez. Les Européens avaient des armes à feu. Le Chiapas. Il y a eu celle de Pontiac, des Haïdas de la côte Ouest, l’American Indian Movement. Ce dernier mouvement, né au début des années 1970, a donné lieu à l’emprisonnement du légendaire Leonard Peltier. Ce dernier avait été accusé de la mort de deux agents du FBI. Et bien, cette histoire a plus de quarante ans et Peltier est toujours en détention. Aucune preuve de sa culpabilité n’a jamais été fournie. La crise d’Oka. Combien de blocus, de barricades sur les routes, sur les chemins de fer ; combien d’occupations, d’Alcatraz, de Wounded

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Knee… Il y a eu tant de résistances que l’on ne sait plus les répertorier. Le parc de La Vérendrye, par les Algonquins. Le blocus de la 138 sur la Côte-Nord, ma région natale, en 2012, qui m’a amenée à prendre conscience du territoire et de la santé environnementale que nous perdons chaque jour, millimètre après millimètre. Ces territoires, cet environnement sont la base de notre identité. Comme nos ancêtres nous l’ont transmis depuis des générations, nous sommes convaincus que le territoire forge nos langues, nos cultures, nos spiritualités. Ma poésie, mon être, mon chant. Ma vie. Mon cri. Je m’approprie la terre parce qu’elle est mon corps, comme je m’approprie mon corps lorsque je me sens menacée par un quelconque danger. Je te raconte à peine une portion de tout ce que je sais ! Et encore, ce n’est qu’une infime partie de ce que je devrais savoir ! Je te le dis parce que ce sont des choses qui me touchent. Elles me touchent parce qu’elles sont puissantes. Elles symbolisent notre résilience. Elles symbolisent le fait que nous sommes prêts à mourir pour préserver ce qu’il nous reste de ce que nous avons connu. Ce qu’il reste de ce que nous sommes. Je ne te parle pas du passé parce que nous le regrettons. Et si nous le regrettons, c’est simplement parce que nous en avons toujours la mémoire vive. C’est une grande blessure qui ne veut pas se taire, qui ne nous laisse pas tranquilles. Sinon, tu n’aurais jamais entendu parler de nous. Nous nous en souvenons parce que nous nous en sommes transmis la mémoire. Ou si nous l’avons oubliée pour un temps, la mémoire revient toujours d’elle-même. Je te parle en connaissance de cause. Nous nous souvenons que nous étions dignes. Que nous ­avions des sociétés. Un équilibre sociétal construit au fil des années et des générations, fondé sur le respect de soi et de l’autre, sur la liberté individuelle. Je n’affirme pas que ces sociétés étaient parfaites, je t’explique simplement sur quelles bases elles étaient fondées. Moi, dans mon enfance, on ne m’a pas enseigné les éléments fondateurs de ma culture. On ne m’a pas transmis ce

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que nous étions avant que les prêtres arrivent pour nous prêcher la bonne nouvelle – la mauvaise étant que l’enfer existe. C’est qu’ils y croyaient ! Sauf qu’ils nous en ont convaincus. Et, finalement, ils avaient bien raison. L’enfer est venu avec les armes à feu et les bulldozers. L’enfer est venu avec les compagnies d’exploitation de ressources naturelles. Avec les pensionnats. L’enfer est venu, mais il ne nous a pas avalés tout rond. Nous sommes encore là. Nous sommes encore vivants. Nous nous sommes perpétués. Et si l’enfer nous a engloutis, et bien, nous en sommes sortis non pas comme des mortsvivants, mais comme des vivants bien vivants. Vivants plus que jamais. Tu vois, l’insurrection, la révolte, le cri surgissent à l’instant précis où l’instinct de survie refait surface. Juste avant de mourir, il y a ce souffle qui s’accélère, qui nous réanime. Lorsque j’ai compris que je ne parlais plus ma langue maternelle, que je ne connaissais rien des gens de mon village, j’ai compris qu’il fallait que je trouve la rédemption. Et c’est cet instinct qui m’a menée jusqu’à la poésie. Jusqu’à toi. Jusqu’à ce livre. Alors pourquoi construire des terrains de golf sur des cimetières que l’on a tant chéris pour assurer le repos de nos ancêtres ? Dis-moi ? Que je trouve la paix. Que mes ancêtres trouvent la paix. Je t’embrasse. À notre prochaine lettre, Natasha

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Kuei nuitsheuakan, J’aime bien l’histoire de ton nom sur Facebook. Dans de nombreux pays ayant connu la colonisation, les peuples recommencent à utiliser des noms traditionnels. Au Congo, par exemple, presque tout le monde a deux noms : un en français et un en lingala ou en swahili – ou dans la langue de leur région, et il y en a beaucoup ! Quand j’apprenais le nom de mes amis en lingala, je me rappelais automatiquement de leur histoire. Un nom a tellement de résonance. Récemment, j’ai ajouté le nom de ma mère au mien. Un jour, je me suis rendu compte que j’avais un nom qui ne désignait que la moitié de mon héritage. Le nom de ma mère – c’est surtout elle qui m’a élevé et qui m’a encouragé à devenir écrivain (alors que mon père ne le voulait pas) – ne se trouvait nulle part inscrit sur mes livres et dans mes articles. Elle avait toujours gardé son nom de jeune fille, Ellis, et je l’ai récemment pris comme deuxième nom pour lui rendre hommage : Deni Ellis Béchard. On est tous des hybrides d’une façon ou d’un autre, mais on suit les normes de nos sociétés sans réfléchir : règle générale, nous n’utilisons qu’un seul patronyme et nous ne nous identifions qu’à un seul groupe ethnique même si nous avons du sang de diverses origines. On est rarement conscient du fait qu’on pourrait vivre différemment. On pourrait même changer la façon de définir notre identité collective afin de la rendre plus ouverte. Mais pour ce faire, il faudrait inclure les points de vue de ceux et de celles qui sont marginalisés. Il faudrait respecter leur conception du monde, même si elle est différente de la nôtre.

62  kuei, je te salue

Depuis que j’ai lu ta lettre, je me demande pourquoi, encore aujourd’hui, c’est tellement difficile pour les Allochtones de considérer le point de vue des Autochtones. Je pense que c’est une question que nous explorerons beaucoup, dans nos prochaines lettres. Hier soir, je pensais à ce qu’on s’était écrit et je réfléchis de plus en plus aux solutions, car on aura besoin de solutions si on veut comprendre ce manque de compréhension et de respect entre nos peuples. Il existe beaucoup de solutions – autant que notre créativité nous le permet. Le premier pas, c’est d’exprimer un désir de travailler ensemble et de résoudre le problème. Mais on a peur. Quelque part, on a peur de perdre notre place dans le monde. On tient à protéger ce qu’on a et on ne veut pas perturber nos vies confortables. On protège ce qui nous est cher et on n’est pas capable de montrer de l’empathie pour ceux et celles qu’on perçoit comme une menace à notre façon de vivre et même, à notre façon de concevoir notre histoire. On aura besoin de plusieurs lettres pour discuter de toutes les solutions, mais l’empathie est parmi les plus importantes. Il faut qu’on se demande ce qui nous empêche d’être empathiques. Biologiquement, l’empathie permet aux êtres humains de mieux fonctionner en groupe. Si on est capable de ressentir les émotions des uns et des autres, on est plus porté à agir pour le bien-être du groupe. Mais quand, psychologiquement, on exclut des gens de notre groupe, on arrive très mal à éprouver de l’empathie pour eux. Et, selon certaines études, plus on est riche, plus notre empathie diminue*. C’est peut-être parce que les riches sont plus isolés (on vit dans une société où, plus on a de l’argent, plus on s’isole) ou bien, peut-être, parce qu’on a biologiquement moins besoin d’empathie quand on est au pouvoir. Dans l’évolution, les êtres humains ne sont pas loin des autres grands singes et, même chez ces derniers, les plus *. Daisy Grewal, « How Wealth Reduces Compassion », Scientific American, 10 avril 2012, .

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faibles doivent faire le maximum pour appartenir au groupe, pour s’y conformer, afin d’être protégés. Au début de cette lettre, j’ai mentionné l’imagination et la parole écrite. Le psychologue cognitiviste Steven Pinker, dans son livre Les meilleurs anges de notre nature * (qui parle de la diminution de la violence par rapport au pourcentage de la population), affirme que la littérature a peut-être joué un rôle dans le déclin de cette agressivité humaine. La littérature nous donne accès aux vies intérieures des autres et nous permet de nous percevoir d’un point de vue différent. Si on avait connu l’histoire du vieux Mohawk, ses liens familiaux, tout ce qu’il a vécu, espéré, rêvé et tout ce qu’il a souffert, perdu, si on avait appréhendé tout cela à travers des mots intimes, comment aurait-on pu s’empêcher de ressentir de l’empathie et de la compassion pour lui ? Si de jeunes Québécois blancs et mohawks se mettaient à s’écrire, à échanger, parviendrait-on à tisser une société unifiée où les Mohawks seraient perçus comme faisant partie des nôtres, où ils ne seraient pas réduits à un stéréotype chaque fois qu’un des leurs commet une erreur, et où on pourrait espérer qu’ils se sentent heureux et épanouis, ici, au Québec ? Est-ce que les Autochtones arriveraient à voir qu’il y a des milliers de Blancs qui veulent leur bonheur et qui souhaitent mieux comprendre leurs vies ? En ces années de récession et d’austérité économiques, les gens travaillent fort pour survivre et ils ont moins de temps pour lire. Mais il faut faire un effort pour poursuivre le dialogue et ne pas s’isoler davantage. Lire est une façon d’écouter. En te lisant, je me suis reconnu. Combien parmi nous ont eu des rêves semblables aux tiens ? Des milliers, sinon des milliards. La différence entre nous est minuscule et riche. Si on s’écoute, on ne peut que vivre plus pleinement dans ce monde. Et si on s’ignore, on se diminue. *. Steven Pinker, The Better Angels of Our Nature : Why Violence Has Declined, Londres, Penguin, 2011.

64  kuei, je te salue

Lire, écouter et même ressentir de l’empathie pour l’autre n’exigent pas qu’on soit tout le temps d’accord. On peut vouloir le bien de quelqu’un sans partager son point de vue. Mais il est essentiel de reconnaître que son point de vue existe et qu’il le chérit. Qu’il a ses raisons. On peut difficilement éprouver du respect pour l’autre quand celui-ci ne respecte pas notre façon de concevoir la vie. Quand on n’est pas d’accord, on a tendance à refuser d’écouter et, à ce moment, toute solution devient impossible. Qu’est-ce qui se passerait si on écoutait sans juger et si on respectait le point de vue de l’autre ? Ce que je dis peut paraître simple, voire simpliste. Je le sais. Mais peu de gens y parviennent. On parle à la place de l’autre. On s’explique la mentalité des Autochtones sans la connaître. On donne la priorité à nos valeurs et à nos intérêts sans même nous en rendre compte. Voilà. Une des solutions est que tu continues à raconter ton histoire. Comment est-ce qu’on dit « hâte de te lire » ? Iame uenepeshish, Deni

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Kuei nuitsheuakan, Je ne sais pas si le verbe « lire » existe dans la langue Innu. Je ferai mes recherches. Certains mots qui décrivent des actions que l’on ne connaissait pas, comme lire un livre, sont directement empruntés au français. Puis, il y a les interprétations. Sauf qu’en pensant au verbe « lire », rien ne me vient à l’esprit. Tout dépend du contexte : lire un livre, lire des signes, lire des codes, lire les étoiles (encore là, ce serait plutôt consulter les étoiles). Il faut également savoir si le sujet est animé ou inanimé, vivant ou non vivant. Habituellement, on crée des mots en fonction des images qu’ils engendrent, ou des actions qu’ils servent à décrire, ou de l’impact émotionnel qu’ils produisent sur les gens. Il y a tellement de nuances – mais des nuances essentielles – qu’il faut que je fasse des recherches. Ces dernières années, j’ai eu le même questionnement que toi à propos de mon premier nom de famille, Kanapé. Sur mes papiers officiels, mon nom s’écrit Canapé. Or, en effectuant un retour progressif dans mon village natal, je me suis rendu compte que certains de mes parents éloignés écrivaient leurs noms avec un « K ». Sans l’accent grave sur le « e ». Un jour, on m’a expliqué que ce nom provenait du mot en Innu-aïmun « Ka Napeush », qui signifie « Celui qui est brave ». On m’a raconté que c’est mon arrière-grand-père maternel Georges qui avait été le premier à recevoir ce nom. « Ka Napeush Shaush », comme on dirait réellement en Innu. Le brave Georges. C’est seulement lorsque les missionnaires

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ont ­commencé à ­inscrire les Innuat dans les écoles de communauté –  ou simplement dans les registres de bande (de communauté) ou gouvernementaux  – que nous avons dû avoir un nom sur papier. Les autorités ont fini par franciser notre nom, ce qui a donné Canapé. Et pourtant, ailleurs sur la Basse-Côte-Nord, on retrouve des noms ou des prénoms comme Kanapeo, Mestenapeo, Kanapeush. Entendre Kanapé me rappelle aussi mon grand-père maternel, André, qui était un « homme de bois », comme disent les Québécois. Un chasseur, un solitaire, un ours sauvage. Il avait son camp, pas bien loin du village, dans la forêt, entre la route 138 et le fleuve Saint-Laurent. Mes souvenirs heureux d’enfance sont liés à ce petit camp, cette petite maison construite à la main par « Nimushum ». Nimushum, c’est le mot pour grand-père. J’ai donc décidé d’écrire Kanapé avec un « K » comme nom de plume. Pour en préserver en quelque sorte la mémoire, mais surtout pour me donner du courage chaque fois que le nom de ma mère est prononcé. Le nom de son propre père. Je me suis souvent demandé quel nom je donnerais à mes enfants, si je devais en avoir, et j’ai décidé, il y a quelques temps déjà, que je leur donnerai exclusivement le nom de Kanapé, avec le « K » d’origine, quel que soit celui du père. Pour que la lignée ne soit pas interrompue, mais surtout pour que les noms Innu se perpétuent, le plus possible. Et aussi pour remettre en place le système matrilinéaire traditionnel de notre peuple. Je donnerai des noms Innu à mes enfants pour qu’ils connaissent leur vrai nom ainsi que l’héritage millénaire d’un peuple traditionnellement nomade qui est aussi le leur. Parce que je suis très consciente de ce que je dois absolument leur transmettre, par mon sang. Ce que je nomme la résurgence et la transfiguration de la Blessure de la Colonisation. L’empathie. Un outil indispensable, dis-tu. Je crois que tu as raison. Comment, donc, arriver à vivre en société ? On voit, de nos jours, tellement de gens qui, dès qu’ils sont inconfortables en société, se retirent eux-mêmes des groupes. Dans ce cas, peut-être interrogera-t-on leurs raisons de s’être retrouvés en

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groupe (amis, famille, travail, etc.) ! Le confort matériel ainsi que tous les objets (ordinateurs, téléphones intelligents…) qui meublent maintenant notre quotidien dégradent l’empathie naturelle que nous avons à vivre ensemble. J’ai l’impression qu’à force d’accumuler du matériel et des objets, l’être humain risque de perdre cette empathie naturelle. Cela va-t-il à l’encontre de son évolution ? Je crois que c’est déjà assez clair. La langue peut enseigner tout cela, par contre. Comme je te le disais, il existe tellement de mots précis dans la langue Innu. Tellement d’empathie envers les êtres et les choses ! Tout d’abord, il n’y a pas de féminin ou de masculin. Ensuite, pour conjuguer les verbes, il faut distinguer les sujets « animés » des sujets « inanimés ». Parce que ce ne seront pas les mêmes préfixes ou suffixes qui viendront se coller au radical qui, lui, désigne le sujet en question. Distinguer les sujets animés des sujets inanimés, c’est donc savoir reconnaître ce qui existe de ce qui n’existe pas. Ce qui est naturel de ce qui est artificiel. Ce qui provient directement de l’environnement de ce qui a été transformé par la main de l’homme. Entre un caillou et un divan, on saura que le premier est animé et que le deuxième est inanimé. Au sens où le caillou est un être vivant. Pour nous, la pierre est un être d’un grand savoir. On sait tous qu’il s’agit d’un élément forgé par la nature il y a des millions, si ce n’est des milliards d’années. Ce qui nous précède et survit au temps est donc porteur d’une grande mémoire. Par exemple, les rochers se souviennent du passage de Samuel de Champlain dans le fleuve Saint-Laurent, au début du xviie siècle, ou ils nous racontent en silence le massacre de Wounded Knee, aux États-Unis, à la fin du xixe siècle. Tu vois, même les langues savent parler aux êtres humains. Je crois que nos langues, qui ont été forgées par les territoires de notre Amérique du Nord, pourront contribuer à ce que l’empathie fasse à nouveau partie du langage courant. Les pierres d’Oka portent en elles la marque de la crise. Tout comme la pinède. Un jour, j’aimerais bien aller leur demander ce qu’elles en pensent.

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La solution réside dans la langue. Si on demandait à l’autre de nous traduire dans sa langue ce qui l’entoure et, surtout, si on savait être attentif à ce qu’il répond, déjà, il ne serait plus un étranger. Le dialogue serait entamé. On serait peut-être même en mesure de reconnaître son langage intérieur. Mais il faudrait aussi apprendre les codes de la conversation dans sa langue. Car les langues recèlent chacune une mentalité qui lui est propre ; il existe donc diverses manières de penser et de réfléchir. Tant individuellement que collectivement. L’idée que de jeunes Québécois et Autochtones entrepren­ nent une correspondance est, je crois, une façon de jeter les bases de notre avenir collectif. De cette façon, la mort du vieux Mohawk n’aura pas été vaine, ni celle du caporal Lemay. On ne sait que trop bien instrumentaliser les décès et les meurtres pour en faire des histoires sordides ou des films épiques. Il est urgent d’apprendre à embaumer nos morts, et ce, dans les mots de nos langues respectives. Ce qui me ramène à la chronique pernicieuse de cette écrivaine dont on se parlait au tout début de notre échange épistolaire. Il y était question de la mort d’une jeune fille de 11 ans, Makayla Sault, qui avait refusé la chimiothérapie pour combattre son cancer, ce qui avait donné lieu à maints articles sur le débat entre la médecine moderne et la médecine traditionnelle des Premières Nations. Or, Makayla avait choisi de suivre un « traitement alternatif » proposé par le Hippocrates Health Institute, en Floride, et personne n’a vraiment fait la nuance. Le cas de cette jeune Ontarienne n’aurait jamais dû servir de prétexte pour soulever ce débat malsain. Les médias ont instrumentalisé sa mémoire pour mousser la controverse sur les traditions autochtones. Combien de fois ai-je tenté de le dire, de le faire comprendre, mais on revenait chaque fois sur cette épineuse question. Cette dame a profité de l’occasion pour lâcher ses commentaires les plus assassins sur notre « culture mortifère ». J’ai eu une pensée pour la petite Makayla, je lui ai demandé pardon.

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Moi aussi, je crois fermement que la littérature est essentielle, que nous devons la faire vivre pour toutes les raisons que nous avons évoquées, que nous devons rétablir son rôle véritable. Être visionnaire, transposer nos visions en mots, apporter une poésie au monde, une interprétation du monde. La littérature est l’art de la langue, l’art de la pensée. Il existe chez nous une littérature orale millénaire, mais nous la perdons par bribes chaque jour, de seconde en seconde. Parce qu’elle n’est pas écrite, on ne la considère malheureusement pas comme telle, mais elle existe toujours. Il me faut apprendre les contes et les légendes de mon peuple, qui sont autant de paraboles pour nous enseigner la vie en société, la vie tout court, et qui transmettent les codes de base et, au passage, la mémoire des vies passées. Quel véhicule que l’oralité pour transmettre tous ces principes et toutes ces valeurs ! C’est pourquoi nous devons tous réapprendre à parler, à discuter, à bien discerner l’autre et, par le fait même, à faire preuve d’empathie. Tu sais, ce n’est qu’en 2014 que j’ai lu pour la première fois certains de nos contes ancestraux. Je devais en écrire un nouveau, à partir de l’un de ces contes et d’une pièce de théâtre écrite par des enfants qui réinterprétait à leur manière ce même conte. Cela a donné L’Enfant qui m’avait donné des poux, avec le collectif autochtones-québécois coédité par Exeko et Possibles Éditions, Terres de Trickster. Lorsque j’ai pris connaissance de nos contes et légendes grâce au livre de Rémi Savard, La forêt vive, dans lequel il étudie les paraboles Innu, j’ai beaucoup appris sur moi-même et sur ma personnalité, que je trouvais différente de celle de l’ensemble de mes amis québécois. J’ai beaucoup appris sur mes traits culturels. J’ai pu mieux me comprendre moi-même et même légitimer ma manière de réflé­chir. J’ai enfin posé un nouveau regard sur ma façon de voir le monde. Je découvrais que mes perceptions de l’univers m’avaient en fait été transmises par toutes les générations de mon peuple qui m’ont précédée. Mon sang se souvient. La littérature est primordiale. Mais nous voyons bien comment elle est malmenée de nos jours. Nous voyons le vide que

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cela crée chez nos contemporains. Pourtant, nous connaissons tellement d’individus dans le milieu du livre qui, tout comme nous, croient toujours au pouvoir de la littérature. C’est pour cela que nous nous écrivons ! Je crois que ce livre apportera de nouvelles pistes de réflexion à notre monde. Voilà le rôle de la littérature. Il t’arrive d’avoir l’impression d’être simpliste. J’ai souvent cette sensation moi-même, sauf qu’à force de parler sur les tribunes publiques, mon instinct me commande de simplifier mes mots, et ainsi tout se désamorce. J’ai moins peur, car je sais que la simplicité et la patience peuvent me sauver de l’angoisse de parler en public. On cherche tellement à mettre des mots sur ce que l’on veut critiquer, commenter, analyser, qu’on perd le sens de ce qui importe. Et c’est ce qui m’intéresse dans cette vie : le sens des mots. Je crois que j’ai l’immense besoin de donner un sens à tout ce qui m’entoure. De donner vie à ce qui m’entoure. Lire, tu as raison, il faut lire. Je suis en train de réfléchir làdessus. Comment apporter la littérature aux jeunes Autochtones et en vanter les bienfaits. Les connaissances que j’ai maintenant, c’est à force de lire que je les ai acquises. Je t’avouerais tout de même que j’apprends et retiens mieux lorsque je vois une conférence. Mais j’aime lire et j’aime les livres. Donner le goût de la lecture ou du théâtre aux enfants peut leur être grandement bénéfique. Encore là, il faut par contre que ce soit quelque chose de senti. Quelque chose qui a un sens. Donner la littérature à l’enfance, c’est lui donner un sens. En effet, se lire l’un et l’autre ressemble à cette démocratie tant rêvée où chacun parle à son tour et où tout le monde sait s’écouter. Je te dis iame unepeshish à mon tour, mon ami. « Kuessipan », comme on dit chez nous. À ton tour, Natasha

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Kuei Maikaniss, On est drôle, les êtres humains, non ? On veut croire que ce qui fait de nous des êtres humains, c’est notre façon de vivre – la combinaison de nos croyances, de nos comportements et de nos relations sociales qui constituent notre culture – alors que ce qui fait de nous des êtres humains, c’est la diversité de nos modes de vie. Nous sommes des créateurs. Nous fabriquons non seulement les objets qui nous entourent, mais aussi notre façon de voir le monde. On crée des concepts et on croit en leur réalité : nos identités nationales et la valeur de l’argent, nos dieux et ainsi de suite. Mais même si la diversité fait partie de notre nature, très peu de choses nous choquent autant que quelqu’un qui ne partage pas nos croyances. Peut-être cela nous fait-il peur, nous rappelle qu’on ne comprend pas grandchose à notre existence, qu’on vit sur une petite planète parmi des milliards d’autres qu’on ne verra jamais. Nos croyances nous protègent de l’incertitude, nous éloignent de la nature dont nous faisons pourtant partie, une nature qui a des règles implacables voulant qu’on disparaisse tous un jour, une nature contre laquelle nos créations ne peuvent pas éternellement nous prémunir. Quand je lis tes lettres, je constate que notre perception du monde est très différente et je me dis : « Quelle richesse ! » Personnellement, je souhaiterais voir ma culture évoluer, deve­n ir plus souple, plus inclusive, plus riche. Il n’est pas nécessaire que je partage tes croyances pour bénéficier, avec toi et avec ceux qui nous entourent, de la richesse de cette

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diversité. Quand tu as parlé des animaux et de leur enseignement, je me suis souvenu que les yogis apprenaient autrefois certaines postures de yoga en observant les animaux, qu’ils donnaient à ces postures le nom de ces animaux et qu’ils essayaient d’incarner leur énergie et leur sagesse afin d’apprendre à mieux vivre dans leur corps et dans le monde. Ta description d’animaux m’a donc rendu plus conscient de la façon dont ces yogis anciens appréhendaient le monde. C’est la même chose pour les histoires que j’ai lues sur les chasseurs autochtones ou les chasseurs africains, et sur les relations intimes et respectueuses qu’ils établissaient avec leurs proies avant de les abattre. Maintenant, toutes ces histoires sont devenues un peu plus réelles, un peu plus tangibles. Je peux mieux me les imaginer, mieux les concevoir. C’est une belle expérience de partir dans l’imagination et d’en revenir avec un nouveau point de vue sur le monde. Merci ! Bien sûr, les Allochtones se sentent moins remis en question avec ces histoires d’animaux que lorsqu’il est question de souffrance chez les Autochtones. Il me semble qu’en général, les Allochtones aiment bien voir les « Amérindiens » de façon romantique ; en même temps, ils ne les aiment pas et ont peur d’eux. Même la mythologie que les Allochtones ont fabriquée au sujet des « Amérindiens » est une façon d’effacer leur réalité, de les condamner au silence. Raconter des histoires peut être positif ou négatif. On peut construire une narration qui nous cache la vérité de l’autre ou qui la simplifie à outrance – c’est le cas du racisme. Mais on peut aussi utiliser ces récits pour dévoiler notre complexité. Certains disent que tout art est révolutionnaire. Je ne le crois pas. La majorité des œuvres d’art ne font que répéter ce qui a déjà été dit, sanctionner l’ordre social existant. Et la majorité des artistes prennent la parole pour les autres sans vraiment connaître leurs histoires, sans vraiment les écouter. Les Allochtones racontent souvent des histoires sur les « Amérindiens » pour confirmer ce qu’ils aiment croire, sans chercher à comprendre comment les Autochtones perçoivent eux-mêmes ces histoires.

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Je suis toujours un peu stupéfait de constater à quel point les gens aiment regarder des émissions de télé dans lesquelles les personnages ont des croyances très éloignées des nôtres (comme des séries fantastiques ou de science-fiction), mais qu’ils ne s’intéressent nullement aux gens de cultures très différentes qui se trouvent juste à côté d’eux et qui pourraient leur apprendre à porter un tout autre regard sur le monde. Sans doute préfère-t-on être conforté par le fait que les croyances véhiculées dans les émissions de télé ne sont pas « réelles », tandis que celles de nos voisins nous semblent si menaçantes. Cela pourrait vouloir dire que nous avons tort, que tout ce qui est important à nos yeux, même de façon inconsciente, est peut-être faux. Les contes de fées qui nous viennent d’Europe et même la Bible parlent de l’existence d’êtres fantastiques ou surnaturels : des lutins, des ogres, des monstres à forme humaine, qu’ils soient gigantesques ou minuscules. J’ai réfléchi longuement à ce sujet avant de me dire qu’il s’agissait sûrement, en réalité, d’êtres humains qui s’habillaient différemment, qui ne parlaient pas la même langue et qui ne mangeaient pas la même nourriture que les autres. Je m’imagine bien deux groupes d’êtres humains qui se toisent de loin en se disant : « Ce sont des monstres ! » Le monstre, c’est toujours l’autre, celui qui est différent. Dans une de mes lettres précédentes, j’ai écrit sur les Irakiens qu’on a tellement déshumanisés pendant la guerre qu’on en est venu à les considérer comme des non-personnes. Aujourd’hui, presque tous les peuples musulmans sont déshumanisés dans les médias et, plus généralement, dans le regard de l’Occident. C’est aussi ce que l’on fait avec les Autochtones et les peuples d’origine africaine. Cette déshumanisation survient principalement quand il y a présence de conflits pour les ressources. Je me demande si, un jour, nous découvrirons que cette disposition relève de notre génétique : on perd notre empathie pour l’autre du moment qu’on convoite ses ressources ou qu’on craint qu’il s’empare des nôtres. Il existe déjà des preuves scientifiques

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que le cerveau humain éprouve moins d’empathie pour ceux qui sont exclus d’un groupe. En ex-Yougoslavie, les gens ont vécu paisiblement ensemble pendant des décennies mais, quand on a commencé à différencier les groupes ethniques, ils se sont mis à tuer leurs voisins qui n’appartenaient pas au même groupe ethnique que le leur. Au Québec et au Canada, il faut qu’on réalise à quel point il est facile de s’éloigner du groupe ethnique qui nous est peu connu – des Autochtones, des immigrants ou bien des individus qui ne proviennent pas de notre communauté linguistique (les Francophones, les Anglophones et les divers groupes allophones) – et qu’on fasse un effort de rapprochement afin de mettre un terme à une ère de négligence et de méfiance, afin de construire une paix authentique. Je reviens donc à la question que je t’ai posée dans ma dernière lettre : pourquoi est-ce si difficile pour les Allochtones de considérer le point de vue des Autochtones ? Pourquoi est-ce que les Blancs nient les problèmes des Autochtones, nient leurs droits sur leurs territoires, nient même leurs souffrances ? La réponse touche vraisemblablement à la culpabilité que les Allochtones vivent par rapport aux Autochtones, mais qu’ils ne veulent surtout pas ressentir, pas reconnaître, pas accepter. C’est une longue discussion et j’y reviendrai dans ma prochaine lettre. Tout aussi importante est la question de la jurisprudence. Chaque fois qu’une cour canadienne rend un jugement favo­ rable à la rétrocession de territoires aux Autochtones, il devient plus difficile pour une autre cour de refuser de faire de même. C’est le principe de la common law. Mais les Allochtones se demandent jusqu’où cela peut nous mener : que deviendra le Canada si on reconnaît tout ce que les Blancs ont volé aux Autochtones ? Et s’il faut leur rendre des territoires, où vat-on s’arrêter ? Personnellement, je ne pense pas que le pays s’écroulerait, mais il me semble évident que le système tel qu’on le connaît changerait. J’ai hâte que ça arrive. Oui, les Blancs se sont bien servis ; il est temps d’apprendre à partager

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le territoire et à reconnaître que les valeurs des Autochtones non seulement existent, mais qu’elles sont bien fondées et acceptables. On est pas mal tombé dans les idées, dans ces deux dernières lettres. Mais quand on examine ces questions de façon rationnelle, il ne faut pas oublier de garder notre empathie pleinement vivante. Alors j’ai une autre question pour toi : à quel moment t’es-tu rendu compte que tu étais Autochtone ? Comment cela s’est-il passé ? Quel âge avais-tu ? Qu’est-ce que ça t’a fait de réaliser que tu appartenais à un groupe marginal ? Cela a-t-il changé tes perceptions ? Alors… « kuessipan ». Quel beau mot ! Je vais essayer de le dire : Kuessipan ! Deni P. S. Qu’est-ce que je viens de te dire ?

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Mon cher Deni, Nous revoilà au rendez-vous de la parole qui s’ouvre. Je réfléchis et je me demande pourquoi nous en sommes là. Je me demande pourquoi, jusqu’à maintenant, la parole a été si difficile à ouvrir entre les Québécois et les Autochtones. Peut-être que, sans la crise d’Oka, sans le discours malsain véhiculé par les médias, sans ce genre de propagande raciste qui a circulé à l’époque, ça aurait été moins difficile. Lorsque je pense à la crise d’Oka (je t’ai déjà dit qu’elle m’obsédait), je ressens une crise en moi. Une crise éclate en moi, dans le sens où je me révolte. Nous sommes quelques-uns à porter une peine, Deni, mon ami : même à notre époque, nous sommes hantés par les paysages d’antan. Nous mesurons la coupure entre le temps et nous. Je la nomme littéralement : la Blessure de la Colonisation. Parfois, je t’avoue, j’ai peur de nous idéaliser. De m’inventer des histoires. De les embellir. De transformer ce que nous étions en quelque chose de beau et parfait. Je crois que ce qui nous hante se pare de beaux bijoux comme des perles d’eau ou des pierres de lune. Nous sommes obnubilés, et nous ressentons toujours un peu plus de regret. Ou peut-être est-ce simplement, avec le choc du béton, des villes et des pourvoiries, que nous nous disons qu’il était bon le temps où nous étions libres. Tu sais, le mot « liberté » n’existe pas dans notre langue. Une fois, je cherchais à le traduire, et aucun mot ne me venait à la bouche. J’étais dans une voiture avec Joséphine (Bacon).

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Nous revenions d’une soirée à Sainte-Adèle. Nous rentrions à Montréal. Je lui ai posé la question, donc. Elle m’a répondu que l’expression la plus proche était « je suis maître de moi-même » : « nitapenitamitshishin ». « Je suis souverain de moi-même. » La notion de liberté n’existait pas avant la colonisation. J’ai compris alors que la liberté est d’abord dans l’esprit. La liberté vient avec la connaissance. La connaissance en tant que savoir : des êtres, des choses, du monde, des cultures, des mentalités, des sociétés. Parlant de connaissance, je pourrais te parler de celle que l’on peut avoir de soi. Je me souviens de ce jour, durant mon adolescence, où je me suis demandé pourquoi j’étais plutôt à l’écart à l’école secondaire. Je me rendais à mon cours d’éducation physique. C’était une énième journée où j’avais le vague à l’âme. Je ne sais plus ce qui m’a motivée à me poser profondément cette question, à me demander pourquoi j’étais mise à l’écart par les autres élèves depuis plusieurs années et pourquoi, d’ailleurs, de toute façon, ils ne m’intéressaient pas davantage. J’allais à mon cours, entrant dans le gymnase et rejoignant mes collègues sur le banc, alors qu’une partie de hockey cosom venait de commencer. J’avais cessé de jouer avec les filles parce qu’elle m’avait trouvée trop brutale au jeu ! (Je ris pendant que j’écris sur ces souvenirs qui me reviennent plus clairement que jamais.) Et j’ai eu cette sensation de vertige lorsque mon esprit est enfin parvenu à pondre une conclusion : j’étais « amérindienne ». À ce moment, le sol s’est ouvert sous mes pieds parce que je réalisais que, depuis quelque temps, j’enfouissais cette information loin dans ma conscience et, surtout, parce que je comprenais finalement que je vivais un certain racisme. Par la suite, je me suis mise à jouer de façon encore plus dure avec les garçons durant les matchs. Être mise à l’écart. Je mesurais soudain les traits culturels qui me séparaient des autres, même si nous étions de jeunes gens pas si différents les uns des autres. Je remarquais d’ailleurs que chaque fois qu’un nouvel élève Innu apparaissait dans un cours, à mon école secondaire de Baie-Comeau, il ne

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restait jamais bien longtemps. Je me retrouvais de nouveau seule avec les autres adolescents de ma génération. Depuis, cette réflexion ne m’a plus jamais quittée. Tu vois bien jusqu’où cela m’a menée : aujourd’hui, je t’écris cette lettre ! Dans les mois qui ont suivi ma prise de conscience, j’ai aussi réalisé que je ne parlais plus l’« Innu-aïmun », mot qui désigne la langue elle-même. Pourtant, je m’étais rendu compte, avec surprise, que je la comprenais encore quand elle était parlée devant moi ! À partir de ce moment, mes oreilles se sont ouvertes encore davantage. Innu-aïmun : Deni, tu sais comment je l’entends littéralement, dans mes oreilles ? « Le parler de l’homme. » Si on prend « aïmun » isolément, ce serait peut-être le mot Innu pour « parole ». L’homme parle ; c’est un miracle, c’est un don. Je redécouvre mon passé en te parlant des gens de mon peuple et de mon adolescence. Après ma prise de conscience, j’ai également ressenti un grand écart entre les Innuat et moi. Comme s’ils étaient autres. Comme si mon identité n’était pas la même que la leur. Le retour sur soi est une épopée extraordinaire. J’écris des livres pour briser un peu plus chaque fois les conséquences de la colonisation. Surtout celles qui m’affectent, moi. Puis est arrivé le moment où j’ai découvert Le peuple invisible à la télévision. Et ma grande aventure a commencé. On est en 2007. En 2008, je décide de faire de la scène pour la première fois de ma vie. Même si j’avais été très, très, très silencieuse durant tout mon secondaire, une envie folle m’a prise de chanter comme je le faisais dans ma chambre depuis tellement d’années. Je connaissais des disques par cœur, des albums complets d’artistes comme Céline Dion (tu sais, c’est le classique dans les communautés autochtones au Québec !) ou ceux du Cirque du Soleil. J’écoutais radio RockDétente le soir, avec toutes ses balades, et puis, non le moindre, Florent Vollant. C’était curieux qu’il soit le seul Innu dans la discothèque de mes parents, mais je me le suis approprié inconsciemment, jusqu’à connaître les paroles de ses chansons par cœur simplement parce que je comprenais

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l’Innu… Ça… Un soir, j’ai parlé à ma mère de mon envie de faire partie du spectacle de fin d’année, à l’école. Elle m’a alors proposé de chanter une chanson de Florent. Je n’y avais jamais pensé. Je n’avais aucune idée de la tempête intérieure dans laquelle ce projet allait me plonger. J’ai eu des guides, ceux qui organisaient le spectacle et qui m’ont posé les bonnes questions quant à ma relation avec la chanson que j’avais choisie, Miam Maikan : « Comme le loup, je me sens. » Mon rapport à ma langue maternelle, à mon identité. Je ne savais pas encore qui j’étais en tant que personne et je ne savais pas davantage qui j’étais en tant qu’Innu. Avec le recul, je peux dire que ces événements n’étaient en fait que les curieuses prémices de ce qui allait suivre et qui ont contribué à faire ce que je suis devenue aujourd’hui. Quelques années plus tard, j’ai réussi à faire le bond de l’autre côté du fleuve pour aller faire des études à Rimouski, pour sortir de la réserve, sortir de la Côte-Nord, et me donner une chance de tout reprendre à zéro. Mais avant, il faut que je te parle de mon retour à la réserve de Pessamit. J’y ai passé huit mois, en 2010. À cette époque-là, je n’en pouvais plus de la ville et je ne suis pas sortie de la réserve durant mes huit mois passés là-bas. Je ne voulais pas en sortir tant et aussi longtemps que je n’avais pas trouvé ce qui m’y avait ramenée. Tu sais, au mois d’août, au moment de partir à Rimouski pour mes études en arts visuels, je n’avais toujours pas trouvé la paix intérieure. Je me posais des questions. Je ne me sentais pas encore assez Innu pour croire que reparler ma langue maternelle me suffirait. Ça s’est passé un peu avant de partir. Une personne croisée dans un dépanneur du village m’a soudainement lancé cette phrase, sans préavis : « Tu sais que tu n’as pas besoin de parler ta langue pour être Innu Ishkuess (une fille Innu) ! Ce n’est pas grave si tu ne la parles pas ! Tu es Innu en toi, et cela suffit pour être toi. Moi, je te reconnais. » Je suis partie quelques jours plus tard, très rapidement, pour Rimouski.

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J’avais trouvé ma réponse. J’avais besoin de connaître la suite. Je cherchais un sentiment d’appartenance. Niaut nuitsheuakan, Natasha P. S. : « Kuessipan » veut dire « à toi ! » C’est à ton tour. Dans un jeu, ou dans un échange, ou lorsque, avec Joséphine, nous donnons une lecture croisée, il y a toujours ce moment où elle termine son poème, puis me glisse tout bas sur scène : « kuessipan ». Parfois, chez nous, on se lance aussi « tshin », qui veut dire « toi ». C’est ce que je dis le plus souvent. Mais dans le cas de notre échange de lettres, « kuessipan » est le meilleur terme pour dire à l’autre que c’est son tour. Kuessipan, nuitsheuakan.

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Bonsoir Maikaniss, Comment est-ce qu’on dit « bonsoir » en Innu-aïmun ? J’ai beaucoup aimé réfléchir au mot « liberté ». Combien de Québécois savent qu’ils ont vécu si près d’un peuple pour qui la notion de la liberté ne concerne pas le rapport que l’on a avec les autres, mais bien avec soi-même ? Gagner la liberté en se maîtrisant soi-même : pour moi, cela sonne comme le chemin du Bouddha, même si je suis conscient que tu parles d’une philosophie tout fait à distincte, avec sa propre richesse historique et ses subtilités. « Nitapenitamitshishin » : « Je suis maître de moi-même. » J’essaie de m’imaginer ce que deviendrait notre rapport avec la nature et ce qu’on gagnerait en liberté si on parvenait à se connaître. Quand je dis « se connaître », je parle de l’expérience de se connaître dans le monde. Si on s’entoure de gens qui nous ressemblent, on réduit le monde dans lequel on vit et on limite gravement ce qu’on peut devenir. Mais si on ne se referme pas sur soi-même, si on s’ouvre au monde – à un monde qui ne se réduit pas à notre propre réflexion  –, on comprend mieux l’immensité du potentiel humain. Peut-être, quand on arrive à maîtriser nos réactions à la peur et à l’inconfort, le monde s’ouvre-t-il à nous. Mais mon imagination atteint ici ses limites, car je réfléchis à la philosophie Innu en lien avec les philosophies que je connais déjà, alors qu’elle pourrait être totalement différente de tout ce que j’ai pu contempler jusqu’à présent. Ce que je peux imaginer, par contre, c’est que si la rencontre des cultures autochtones et européennes avait été plus

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paisible, des milliers de gens prendraient aujourd’hui le chemin de Nitapenitamitshishin, comme des milliers se rendent en Inde et dans les pays d’Asie pour étudier les enseignements des hindous et des bouddhistes. Dans ta dernière lettre, le passage où tu décris ta prise de conscience par rapport à ton identité autochtone a également été, pour moi, matière à réflexion. Je me suis demandé si les Blancs vivaient eux aussi un tel moment ou si leur sentiment d’appartenance à la culture majoritaire était si fort qu’ils n’avaient aucune prise de conscience à faire. En fait, il y a sûrement des Blancs qui la font et d’autres qui ne se posent jamais la question. Cela me fait penser aux enfants qui s’amusent à dire : « J’aurai pu naître  » (insérer ici tout mot désignant ce qu’ils ne sont pas, comme « dans un pays pauvre » ou « dans un groupe ethnique qui n’est pas blanc et privilégié »). Ce jeu est sans doute lié au fait que leurs parents leur répètent : « Mange ta nourriture. Tu sais, tu aurais pu naître en Afrique. Tu as de la chance. » Enfant, je réfléchissais à ce que je n’étais pas. Je n’avais pas encore conscience d’être un Blanc, mais j’avais conscience de tout ce que je n’étais pas et conscience d’être « chanceux » (selon les adultes) de ne pas l’être. Depuis quelques années, je jongle beaucoup avec la notion de « privilège invisible ». C’est une idée que je commence à entendre de plus en plus dans les discussions sur le racisme (et le féminisme). Un jour, alors que j’écrivais sur ce sujet depuis une semaine, je suis tombé par hasard sur une conférence TED en surfant sur Internet*. Michel Kimmel, un sociologue américain, parlait d’une amie noire qui, quand elle se regarde dans le miroir, y voit une femme noire et d’une amie blanche qui, elle, quand elle se regarde dans le miroir, y voit une femme. Il expliquait que lui, un homme blanc, y voyait un être humain. Il raconte avoir alors réalisé qu’il se percevait, *. Michael Kimmel, Why Gender Equality is Good for Every One – Men Included, TED, mai 2015, .

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inconsciemment, comme « une personne générique », comme si son expérience de la vie avait quelque chose d’universel. La femme noire percevait plutôt sa différence par rapport à la « norme » sociale (homme blanc), soit le fait qu’elle soit à la fois femme et noire, tandis que la femme blanche se percevait comme une femme plutôt universelle, mais comme femme. Kimmel, lui, s’était tout simplement perçu comme un être humain. Il ne se voyait pas comme un homme blanc parce que les hommes blancs sont à l’épicentre du pouvoir ; ce sont eux qui mettent des étiquettes sur tous ceux et celles qui ne sont pas comme eux et qui, historiquement, les ont exclus du pouvoir. Kimmel a souligné que le privilège est invisible pour tous ceux qui le détiennent et que les Blancs ont le luxe de ne pas être obligés de penser aux questions de race chaque seconde de leur vie. J’ai eu un soubresaut, car j’avais exactement cette expression dans la tête : le privilège invisible. Je me demandais justement comment, dans mes écrits, il est possible de faire comprendre cette réalité aux hommes blancs, comment les forcer à percevoir le privilège qu’ils détiennent : à quel point leurs vies sont plus faciles, à quel point leurs idées dominent le monde et à quel point ceux qui ne sont pas des hommes blancs luttent pour s’y faire une place et être entendus. Ce que rapporte Kimmel est un des problèmes centraux du racisme. Les Blancs se perçoivent comme étant la norme. Ils se posent moins de questions sur leur existence et sur leur valeur. Personnellement, il a fallu que j’apprenne à écouter le point de vue des autres, car je n’avais pas nécessairement conscience que tout le monde ne jouit pas des mêmes privilèges que moi. Même si j’ai grandi dans un milieu pauvre et difficile, le fait d’être un homme blanc m’a certainement aidé à réaliser mes ambitions. Jeune, je percevais surtout ce que je n’avais pas, sans me rendre compte que d’autres avaient encore beaucoup moins et que la société leur offrait beaucoup moins de chances tout simplement à cause de leur apparence ethnique. J’ai passé pas mal de temps à observer les interactions entre les êtres humains. Les hommes blancs sont tellement plus à

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l’aise de demander ce qu’ils veulent et de dire ce qu’ils pensent ! Comme si tout le monde devait les écouter. Les femmes blan­ ches, elles, hésitent un peu plus mais, en général, elles sont tout de même plus à l’aise que les gens issus des minorités. J’aimerais que les Blancs prennent un moment pour observer combien de nombreuses minorités vivent des expériences quotidiennes différentes des leurs. Bien sûr, certaines personnes font preuve de résilience et composent avec la froideur de la société blanche. Mais j’ai pris le temps de regarder comment les individus issus d’autres ethnies sont traités dans différents lieux publics, que ce soit dans les restaurants, dans les banques ou même dans les dépanneurs. Les gens sont souvent moins chaleureux avec eux, plus méfiants. Pour les gens issus des minorités, c’est sûrement épuisant et décourageant. Pourtant, ils se plaignent généralement moins que les Blancs, car ils ne s’attendent pas à tout recevoir tout cuit dans le bec. Ils n’ont pas l’impression d’avoir le droit d’être écoutés. Ils ont connu un monde injuste, ou bien indifférent, et ils ne sont pas étonnés, comme les Blancs peuvent l’être, quand la vie ne tourne pas nécessairement en leur faveur. Parlant de se plaindre, combien de fois ai-je entendu des Blancs, au Québec comme aux États-Unis, dire que les minorités profitaient du système, que les Noirs recevaient trop de bourses, que les Autochtones étaient trop subventionnés. Les Blancs parlent de leurs difficultés, mais ils ne se rendent pas compte à quel point la société est tournée contre ceux qui ne sont pas Blancs. La société blanche est une grande subvention perpétuelle. Les dominants pensent toujours que leur façon de voir le monde est juste et ils ont peur de perdre leur pouvoir, leurs privilèges. Très peu de gens sont conscients que leur réaction est surtout viscérale alors que leur raisonnement pour justifier le racisme est toujours cérébral et ne tient pas compte de cette émotion de peur. Ils affirment que les «   » sont paresseux et qu’ils veulent tout gratuitement, qu’ils ne travaillent pas comme les Blancs. En réalité, les bons emplois ne sont souvent

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pas ouverts aux gens issus des minorités et ceux-ci se découragent. Ou bien ils travaillent plus fort que la majorité des Blancs, mais dans des emplois dont les Blancs ne veulent pas. J’ai pu observer cette situation dans différents contextes et partout dans le monde. J’ai entendu tellement de Canadiens anglais tenir les mêmes propos sur les Québécois. Tellement d’anglophones enragés contre les revendications politiques du Québec. Mais tout ce dont ils accusent les Québécois n’est qu’une fraction de ce que le Canada anglophone a lui-même fait depuis plus d’un siècle pour avoir le pouvoir. Ce n’est jamais agréable de constater qu’un système qui ne nous est pas profitable se met en place. Les Québécois se sont perçus comme les victimes des anglophones, comme ceux qui ont survécu à un système raciste tourné contre eux. Ils tiennent toujours ce discours, même si, depuis, leurs vies se sont améliorées. Mais quand le système nous devient profitable, on ne le perçoit plus. Comme je l’ai écrit dans une lettre précédente, on le tient pour acquis. À nos yeux, il est invisible. Comment utiliser l’imagination et l’empathie pour faire voir à quel point les expériences des autres peuvent être différentes des nôtres ? Prenons la crise d’Octobre 1970 comme exemple : près de 500 personnes ont été arrêtées sans égard pour leurs droits civils, après l’adoption de la Loi sur les mesures de guerre. Pourquoi ces arrestations ? Tablant sur le fait que ces 500 personnes arrêtées en connaissaient elles-mêmes des milliers d’autres, les autorités ont voulu semer la peur dans les communautés sympathiques au Front de libération du Québec (FLQ). Cette intimidation est semblable à celle qu’exercent depuis des décennies de nombreux policiers canadiens sur les Autochtones ou policiers américains sur les Noirs. Dans son livre Just Mercy*, l’auteur, avocat et militant noir Bryan Stevenson raconte bien le sale moment qu’il a vécu quand deux policiers l’ont arrêté et l’ont fouillé illégalement, *. Bryan Stevenson, Just Mercy : A Story of Justice and Redemption, New York, Random House, 2014.

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sans respecter ses droits. Stevenson n’avait rien fait d’illégal, mais un des policiers l’a pointé avec son arme et, même s’il est avocat et connaît bien le processus policier et légal (ainsi que ses droits), il a eu tellement peur qu’il a failli se sauver en courant. C’est à ce moment qu’il a réalisé pourquoi autant de jeunes Noirs réagissaient mal devant les policiers et étaient tués. Récemment, plusieurs événements de ce genre ont mal tourné aux États-Unis : 102 Noirs non armés ont été tués par des policiers en 2015*, révélant un problème chronique de violence policière envers la communauté afro-américaine. Au Québec, l’histoire des femmes autochtones victimes d’agressions de la part de certains policiers de Val-d’Or nous montre également à quel point le problème de la violence policière est énorme et récurrent. Huit policiers de la Sûreté du Québec à Val-d’Or sont soupçonnés d’avoir utilisé leur pouvoir pour intimider des femmes autochtones et les agresser sexuellement. J’entends souvent des Blancs discuter de telles situations sans paraître trop dérangés et je leur demande toujours quelle serait leur réaction s’ils apprenaient que huit hommes autochtones avaient violé des femmes blanches. En général, leur réaction change du tout au tout. Pour la majorité des Blancs, il est difficile d’imaginer un monde où la police incarne une force prédatrice qui cible les minorités et les plus vulnérables parce que cela est toléré. Il y a quelques années, je parlais avec une femme blanche d’un Américain blanc qui vivait en Afrique et qui, selon divers témoignages, couchait fréquemment avec des adolescentes noires. Elle m’a dit que ce genre de choses était courant en Afrique, comme si ce n’était pas grave. Je lui ai alors demandé ce qu’elle dirait d’un homme qui aurait de telles activités sexuelles prédatrices dans une ville américaine, et elle m’a tout de suite répondu que ce serait différent, que cette situation ne serait pas acceptable. *. « Unarmed black people were killed by police at 5X the rate of unarmed white in 2015 », Mapping the police violence, .

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Des victimes de ce genre d’histoires se trouvent partout, mais elles ont peur de parler, car ceux qui sont censés les protéger sont ceux qui les agressent. Comment peut-on faire confiance à un système qui nous violente de la sorte ? L’ironie, c’est que de nombreux Blancs parlent de la peur que les minorités leur inspirent, mais ils ne se rendent pas compte que ce sont surtout les minorités qui vivent constamment dans la peur et qui sont réellement menacées. J’aimerais revenir sur les traumatismes. J’ai constaté que de petits traumatismes vécus par des membres de ma famille ou des amis les avaient empêchés d’avoir la vie qu’ils souhaitaient. J’aimerais maintenant que les Québécois pensent à la répression historique dont ils ont été victimes et qu’ils se la représentent des milliers de fois plus grave. Puis, qu’ils s’imaginent que cet ostracisme existe toujours aujourd’hui. Comment peut-on espérer faire partie de la société quand le système est construit pour nous exclure, quand on sait qu’on n’est pas aimé par la majorité, quand on n’est pas bienvenu ? Des Québécois blancs pourraient rétorquer que les membres des autres groupes ethniques sont bienvenus s’ils veulent s’intégrer à la société, mais ce n’est tout simplement pas vrai. C’est le privilège invisible qui leur permet de parler ainsi. Souvent, quand on se penche sur nos souffrances, on se dit : « Moi, j’y ai survécu. Maintenant je vais bien. Pourquoi les autres qui ont souffert n’en font-ils pas autant ? » J’ai entendu ça des milliers de fois. Mais on ne regarde que nos propres souffrances. On ne réalise pas tout ce qu’on a reçu de positif de la société, combien celle-ci a pu nous être bénéfique et nous protéger. La majorité des Blancs ont intériorisé dès le plus jeune âge qu’ils sont supérieurs. Et ce qui leur arrive dans la vie leur semble autrement plus important que ce qui arrive aux autres. Il y a des raisons historiques pour expliquer cela et j’y reviendrai dans une prochaine lettre. Mais où est la compassion si on ne se sert pas de nos propres souffrances pour ressentir celles des autres ? Où va-t-on comme société ?

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James Baldwin, un auteur afro-américain, écrit que « les Blancs croient que l’univers leur appartient et attendent, bien que de façon inconsciente, qu’il les aide à trouver et à accomplir leur identité*. » Mais, ajoute-t-il, l’univers ne fait ça pour personne, il ne s’intéresse pas à notre identité. Baldwin parle de « l’angoisse de l’homme blanc qui le saisit à mi-chemin de la vie », le moment où il doit reconsidérer non seulement ses croyances et ses attentes, mais son identité tout entière, le moment où il entre dans l’inconnu. Ça me semble juste. Il est inévitable de réaliser un jour qu’on est moins spécial qu’on le pensait. Chez les Blancs, il existe des cultures très riches, très créatives et très généreuses, mais nous demeurons généralement aveugles quand il s’agit de regarder nos faiblesses en face. Nous avons beaucoup évolué depuis un siècle et j’espère que nous évoluerons encore davantage. Maintenant, il vaudrait mieux apprendre à faire preuve d’humilité plutôt que de con­ tinuer à souffrir d’une mythologie ethnocentrique qui nuit à l’ensemble de l’humanité. Comment est la culture Innu ? Qu’est-ce que tu as vécu quand tu es retournée vivre sur la réserve ? J’aimerais bien pouvoir mieux me représenter cette expérience. Iame uenepeshish, Deni

*. James Baldwin, Nobody Knows My Name, New York, Knopf Doubleday, 2013, p. 189.

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Kuei kuei Deni, Réfléchir au mot liberté, c’est réfléchir à l’humanité. Pour répondre à une autre des questions que tu me poses, le mot « bonsoir » ne semble pas exister dans notre langue, à ma connaissance (limitée). Il y aura toujours la salutation « Kuei », mais une autre manière de saluer quelqu’un qu’on apprécie, un ami ou un membre de la famille, c’est en lui faisant des farces pour annoncer notre arrivée. Et de rire un bon coup. « Innu » signifie « être humain ». Je crois que j’ai été tellement effrayée par la perte de ma langue maternelle que, maintenant, j’y puise tous les enseignements possibles. Je mesure pour la première fois à quel point mon enfance est imbriquée dans l’Innu-aïmun. Pourquoi me suis-je si rarement replongée dans ces souvenirs que l’automne montréalais fait soudain remonter à la surface ? Je tente de ramener à ma mémoire ces premières années de ma vie où tout, absolument tout se passait en Innu-aïmun. Il n’y a que Pessamit. La neige. Les maisons de mes grands-parents paternels et maternels. L’odeur du gibier dans les demeures. Les chansons de mon grand-père paternel qui battait le rythme avec son poing sur la table. Le nom des animaux dans notre langue. L’odeur du bois et de l’extérieur sur les manteaux de mon grand-père maternel. J’ai souvent essayé d’imaginer la personne que je serais devenue si mes parents étaient restés sur la réserve et si j’y avais grandi. Je me demande si je revendiquerais autant

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mon identité d’Innu Ishkueu (femme Innu) et si j’aurais été aussi fière d’être une femme autochtone que je peux l’être aujourd’hui. Ces dernières années, j’ai lu dans les médias sociaux que de jeunes Autochtones prenaient conscience de cette différence de niveau d’affirmation identitaire. J’ai aussi eu plusieurs conversations sur le sujet avec d’autres personnes de ma génération durant mes séjours sur la réserve. Là-bas, chez soi, on ne ressent pas le besoin d’affirmer haut et fort que nous sommes Innu pour la simple raison que nous sommes entourés d’Innuat. À l’extérieur de la réserve, c’est là que les choses changent. Nous nous retrouvons devant l’adversité. Nous sommes confrontés à l’autre. Un autre qui est en position de domination. Qui est partout autour. Tu sais, cet autre dont je te parle, il est en effet perçu comme un dominant. Celui qui est venu en grands bateaux de bois, celui qui est venu avec ses machines, celui qui est venu construire des barrages hydroélectriques. Celui qui est venu avec ses compagnies forestières, avec ses minières, avec ses usines. Celui qui cherche encore, qui cherche l’uranium, qui cherche le pétrole, qui cherche le sable. Celui qui est venu tout salir, tout renverser, tout briser. Depuis son arrivée, le territoire ancestral s’est dégradé. Le territoire étouffe. À moins de renverser le système, d’éteindre toutes ces machines, on ne peut pas y faire grand-chose. Personne, même pas cet autre. Je souhaiterais tout de même ajouter que, malgré tout et quoi qu’il arrive, cet autre est aussi celui qui est venu avec ses connaissances, avec sa littérature, son écriture, sa langue nouvelle, ses prières, sa conviction et sa fascination du pays. Il est venu avec ses livres. Il est venu avec sa poésie. Je ne dis pas que nous n’avions pas ces choses, je dis que vous êtes venus avec cette richesse qui a nourri la nôtre. J’ai beaucoup voyagé grâce à la poésie, ce qui m’a fait con­ naître plusieurs cultures différentes et quelques langues nouvelles. Toutes ces cultures ont fini par forger ma façon de concevoir le monde et, surtout, de me définir en tant que jeune femme Innu dans le monde. Je suis consciente que les

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jeunes d’aujourd’hui vivent la rencontre de l’autre différemment, surtout à l’ère des réseaux sociaux. N’empêche que les jeunes Autochtones se cognent encore trop souvent à des murs quand ils débarquent en ville : la société, la langue, les codes sociaux, les repères matériels. Parler du chemin inverse ? Du retour à la réserve ? J’ai l’impression que tellement d’années se sont écoulées depuis ! Pourtant, cela fait à peine cinq ans. C’était en janvier 2010, peu après la mort de la chanteuse Lhasa de Sela qui m’avait tant marquée. J’ai décidé de retourner vivre chez moi. Pourquoi ? À l’automne, après un été passé à Pessamit, j’avais tenté un retour en ville, mais je n’avais trouvé ni travail ni aide financière pour poursuivre mes études (je n’avais pas réussi mes cours l’année précédente). Mon échec était autant financier que moral. J’ai donc commencé à boire, alors que je n’avais jamais vraiment consommé d’alcool auparavant. L’alcool est devenu mon seul exutoire. Je sortais toutes les fins de semaine. Tout mon argent y passait. Je ne payais plus mon loyer, j’ignorais mes factures d’électricité, je mangeais à peine. La fin de l’année 2009 n’a pas été de tout repos et j’ai passé la première semaine de janvier 2010 dans un milieu où l’on reçoit des hommes alcooliques chroniques à Baie-Comeau. Un soir, je me suis rendue dans la communauté religieuse qui m’avait en quelque sorte élevée, enfant et adolescente. Je voulais y revoir des visages familiers, mais j’ai compris à ce moment-là que ma place n’était plus en ville, que je cherchais quelque chose d’autre. Je me suis souvenue que, lors d’un aller-retour à Pessamit, quelques semaines auparavant, j’avais eu le pressentiment que j’y retournerais. Mon corps réclamait son village d’enfance comme un enfant réclame le sein de sa mère. Intérieurement, ça n’a pas été facile. Je me trouvais pâle, et tellement blanche. J’avais presque honte de parler français, parce que ça ne faisait pas partie de mon idéal (il y a encore des journées comme ça, tu sais). Je pensais en français. Et pourtant, je ne suis pas Métisse. Mes deux parents sont natifs du village. Tout le monde les connaît au moins de nom. Ou

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sinon, mes grands-parents. Chez nous, les gens te demandent parfois qui tu es et, surtout, qui sont tes parents, selon la génération à laquelle tu appartiens. J’ai repris contact avec les familles de mes deux parents. Je ne les connaissais pas vraiment, même si je les avais déjà rencontrées durant mon enfance. J’ai fini par garder les enfants de mes cousines, par avoir une vie de famille que je n’avais jamais connue en vivant en ville. Je travaillais désormais au dépanneur à l’entrée du village. C’était un des meilleurs moyens que j’avais trouvé pour être reconnue. Pendant des mois, on m’a demandé qui j’étais, d’où je venais, qui étaient mes parents. Entendre l’Innu au quotidien a fini par me rentrer dans la tête. J’ai réappris la langue en analysant la manière dont les gens parlaient et réfléchissaient. J’écoutais leurs mots autant que leurs silences. Et parfois, les silences sont beaucoup plus significatifs que les mots eux-mêmes. Je ne suis pas restée longtemps sur la réserve. Je suis finalement retournée aux études. Je voulais pourtant revenir à Pessamit tous les étés, mais j’ai fini par peser la misère qui y régnait avec mes yeux de la ville, une misère qui côtoie au quotidien les rires et la résilience d’un peuple qui a su survivre. C’est aussi ce qui m’y attire, ce qui fait la différence avec la ville : l’entraide, le partage du matériel et de l’immatériel, être bon vivant, vivre malgré les « malgré » et avoir confiance en demain, même si demain est toujours un autre jour. La vie lente, tranquille, cyclique peut-être, déphasée par rapport au monde extérieur, où tout va trop vite, à une vitesse folle, et qui avale tous ceux qui osent s’y aventurer. Il faut savoir ramer avec le courant, si on veut y rester. Sinon, on revient au village comme des naufragés. Combien de fois ai-je songé y retourner juste pour m’asseoir sur les balcons et regarder les autres passer dans la rue, avec leurs enfants, leurs poussettes, leur nouvel amoureux, leur ex. Regarder les aînés défiler en fauteuil électrique à la vitesse grand V, même si cette vitesse correspond en fait à celle de leur pas de marche quand ils étaient en santé.

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Un grand danger subsiste : que l’amnésie collective qui a été créée délibérément par les gouvernements passés ait finalement raison de ma génération. Qu’il ne reste que des individus qui ne savent pas pourquoi ils sont là, qui ne savent plus ce qu’est la véritable culture Innu, les vieux mots de la langue du territoire. Et c’est ce qui m’effraie. On regarde les plus spirituels de la communauté comme des personnes un peu farfelues, un peu perdues dans leur imaginaire. Comme si leur sensibilité à l’environnement était une chose superficielle et insignifiante. Comme si ce rapport à la nature n’avait jamais forgé nos sociétés anciennes, durant des siècles et des siècles. Je ne sais pas, Deni. Revenir sur cette partie de ma vie me ramène à ma tristesse et à ma déception de mener une existence détachée de notre passé précolonial. Il y a des jours où je me lèverais pour prendre le « chemin du retour » sur la route 138 qui commence à la fin de la rue Sherbrooke Est, ici, à Montréal. J’irais implanter un nouveau système qui libérerait mon village de la société dominante et de sa mentalité de consommation. Je ferais tomber les chefs et je ferais renaître l’agriculture. Je mobiliserais des ressources humaines de l’extérieur pour former les nôtres (et celles-ci auraient ensuite la sagesse de repartir pour nous laisser être autonomes). Je redonnerais l’argent au peuple ; je créerais des jardins potagers et installerais des panneaux solaires ; je partagerais le territoire de la réserve en terrains de familles ; j’en sortirais les compagnies forestières ; je prêcherais que le colonialisme est ce qui nous détruit, que le monde blanc est ce qui nous asphyxie, que nous devons recréer notre monde et revenir à nos racines qui se meurent entre les troncs des arbres qui sont tombés sur le sol de la réserve. J’en deviendrais chef, rien que pour remettre en place notre démocratie traditionnelle. J’en ai assez. J’étouffe entre les buildings de la ville. Je souffre tous les jours de ne pas boire l’eau des rivières du Nord. Je souffre tous les jours de savoir que des eaux toxiques sont déversées sur le corps du Mushuau-Nipi, « la terre sans arbres », aujourd’hui dénommée le Labrador.

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Je souffre tous les jours. J’arrive parfois à mettre en veilleuse ces idées sombres et je continue ma vie. Il ne faut pas idéaliser son passé. Ni sa vie future. D’autant que nous sommes entre les mains d’un monde qui s’écroule tranquillement. Comment espérer lui survivre si nous en sommes les plus défavorisés ? Sans doute en tentant de lui apporter un peu de lumière, comme je le souhaite pour ma génération… Et pourtant, je crois fermement que, quand ce monde dans lequel nous avons tant de mal à survivre s’effondrera de lui-même, nous nous sentirons beaucoup mieux. Nous pourrons peut-être redevenir ce que nous sommes. Nous nous reconstruirons, au quotidien. Beaucoup de choses m’ébranlent encore et ce retour sur mes souvenirs me renvoie à ma colère refoulée. Je revois mon parcours et je constate que ma situation actuelle n’est pas très différente de ces moments où j’ai perdu pied. J’en veux alors à l’histoire et à la colonisation, même si je sais très bien que ce n’est pas la chose à faire. Je pensais aller mieux, avoir réussi à rééquilibrer ma vie, mais voilà que des événements récents exigent encore de moi que je me batte pour obtenir ce que je désire. Tout se transforme en une lutte intérieure surhumaine pour atteindre la grâce. Tout cela est simplement humain, après tout. Si nous voulons avoir la prétention de changer le monde, il faut d’abord et avant tout savoir « être ». Je t’embrasse Deni, Natasha

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Kuei nuitsheuakan, Quel voyage tu as fait ! Je trouve que tu devrais être fière de toi. J’ai senti dans tes mots combien tu as souffert, mais je sens aussi combien tu sais accorder de la valeur à ce que tu as. Que ta sagesse ne provient pas seulement des livres, mais aussi de la complexité de la vie que tu as connue. En lisant ta lettre, je me figurais à ta place, en train d’essayer de construire un rapport avec mon peuple, de me situer dans une société majoritaire qui m’intime de ne pas être ce que je suis. J’ose à peine imaginer combien tu as dû descendre en toi pour trouver la force d’affronter cette réalité. J’ai aussi vu tes expériences à travers la lentille de mon propre vécu. Jeune, j’ai appris à avoir honte d’être Québécois. Mon père me disait que les Québécois étaient arriérés, que le Québec était pauvre et violent, dominé par les curés et l’alcoolisme. L’image qu’il m’a dépeinte était construite à partir de ses souvenirs d’enfance : les agressions du curé dans son village de Gaspésie, l’autorité de l’Église catholique, la dureté de la vie ; la pauvreté du Québec d’avant la Révolution tranquille ; le manque d’éducation et d’opportunités. Il disait à ma mère que ma sœur, mon frère et moi ne devrions pas apprendre le français car, selon lui, cette langue ne servait à rien. Qu’on ne devrait pas se présenter comme des francophones, car on souffrirait et se sentirait marginalisé. Je comprends bien d’où venaient ces impulsions chez lui. Il avait coupé les liens avec les membres de sa famille au Québec et parlait très rarement d’eux, ne mentionnant jamais leurs

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noms. Mais ma mère a insisté pour que j’apprenne le français. Alors je suis allé dans un programme d’immersion française, où plusieurs de mes amis étaient des enfants d’autres Québécois qui vivaient en Colombie-Britannique. Quand j’avais dix ans, on a déménagé aux États-Unis, et ma mère m’a obligé à passer du temps avec une famille belge et à suivre des cours en français pour que je ne l’oublie pas. Dix ans plus tard, alors que j’avais à peine vingt ans, mon père, juste avant de mourir, m’a révélé son vrai nom, le nom de ma grand-mère, ainsi que l’endroit où elle vivait au Québec, à Matane. Plus tard, après sa mort, j’ai fait le voyage en Gaspésie pour rencontrer sa famille et j’ai vécu quelques années au Québec pour mieux connaître mes racines. C’était difficile de me situer entre ces deux cultures, si ce n’est trois cultures, car j’avais vécu aux États-Unis, au Canada anglais et au Québec. Même si je me reconnaissais beaucoup dans ma famille québécoise et dans la culture du Québec, j’avais été élevé de façon un peu sauvage et j’avais appris un mode de vie plutôt nomade ; je trouvais les codes sociaux (un peu comme tu le décris) très difficiles à intégrer. Récemment, j’ai écrit sur Jack Kerouac et ses origines québécoises. Il a grandi dans une communauté francophone du Massachusetts à une époque où le racisme envers les immigrants du Québec était très fort, car des centaines de milliers de Québécois pauvres s’étaient implantés dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Les journaux américains publiaient des articles affirmant que les Québécois étaient une menace pour la culture américaine et les comparaient même aux Autochtones dans leur refus de s’assimiler à la culture majoritaire. Les anglophones utilisaient des mots péjoratifs pour désigner les francophones, les appelant des « Frogs » ou même des « Nègres ». Des milliers de Québécois changeaient leur nom pour que leurs enfants ne soient pas harcelés à l’école. Kerouac l’a fait aussi. Né Jean-Louis, il a publié son premier roman sous le nom de John Kerouac et son deuxième,

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sous celui de Jack Kerouac (Jack étant encore plus américain que John). Le français était sa langue maternelle et, pourtant, il a écrit certains textes en français dans lesquels il disait ne pas avoir de langue à lui. Il évoquait le fait qu’il se sentait perdu entre les deux langues et il parlait de sa frustration à essayer de devenir Américain. En même temps, il reniait son identité québécoise pour paraître plus américain. Peut-être avait-il compris que les Américains ne voudraient pas lire les romans d’un Québécois. Mais, dans plusieurs de ses carnets et de ses romans, il a écrit qu’il se sentait déchiré entre ses deux identités et qu’il rêvait de retourner vivre au Québec. Je raconte cette histoire parce que j’aimerais que les Québé­ cois puissent comprendre qu’ils infligent aux Autochtones une oppression culturelle pire que celle qu’ils ont eux-mêmes subie. Si on arrive à percevoir combien cette oppression a pu nuire à son peuple, peut-être parviendra-t-on à mieux comprendre son effet sur les autres peuples. Jeune, je n’arrivais ni à percevoir cette oppression ni à comprendre la forme de violence qu’elle peut représenter lorsque la société nous renvoie sans cesse qu’on ne correspond pas à la norme. Cette violence, comme le privilège, est généralement invisible pour ceux qui sont conformes à cette norme. En fait, ceux qui s’y identifient perçoivent généralement ceux qui en sont différents comme des menaces. Et le fait d’être différent peut être perçu comme un acte d’agression, sinon de violence. Mais les gens appartenant à la culture dominante ne comprennent pas que le système est autrement plus fort que les minorités. C’est pour cette raison que le regard des peuples marginalisés est tellement important pour comprendre la société : ils perçoivent souvent plus clairement quels sont les traits de la culture dominante. Mais qui d’entre nous écoute véritablement ces voix minoritaires ? Autrefois, je pensais que je les écoutais. Tout ce que je lisais sur les Autochtones était très romantique : une mythologie édénique construite par les Blancs pour souligner à quel

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point on s’était éloignés de la nature et qu’on l’avait détruite. Les histoires des nobles Amérindiens des plaines cachaient en réalité les souffrances des Autochtones. J’en ai pris conscience quand j’avais quinze ans. Je venais de retourner vivre en Colombie-Britannique avec mon père, après une période de cinq ans où je ne l’avais pas vu une seule fois. Je m’étais inscrit dans une école secondaire de la banlieue de Vancouver et, un jour, alors que je marchais dans les rues du centre-ville avec des amis, j’ai vu une fille de mon âge dans une auto et j’ai dit à mes amis qu’elle était belle. Ils l’ont regardée et se sont mis à rire. « C’est une Païute, m’a dit l’un d’eux. Tu ne peux pas trouver une Païute belle. » « Qu’est-ce qu’une Païute ? » j’ai demandé, car je n’avais jamais entendu ce mot qui désigne le nom de Premières Nations qui ne vivent même pas en Colombie-Britannique, mais que les racistes utilisent tout de même pour parler des Autochtones. La fille avait les cheveux foncés, mais, à notre école, il y avait des jeunes de partout dans le monde qui avaient les cheveux foncés et la fille dans l’auto aurait pu appartenir à n’importe lequel de ces groupes… Ils me l’ont expliqué en riant, mais je ne comprenais toujours pas. Ils me parlaient comme si ce qu’ils disaient était une évidence, comme si ce que j’avais dit n’était pas possible. J’ai longtemps réfléchi à cette expérience et, petit à petit, j’ai compris qu’entre la mythologie sur les Autochtones et le racisme de mes amis, il existait une autre réalité dont je ne savais absolument rien. J’ai aussi compris que la vie de la fille dans l’auto serait probablement difficile, car les gens l’avaient jugée seulement en la regardant, sans même lui avoir parlé. Comment pourrait-elle se faire une place dans ce monde ? À cette époque-là, j’avais déjà saisi le racisme qui existe envers les Noirs aux États-Unis. Je l’avais compris à dix ans, lors de ma première journée d’école en Virginie. Ce sont les autres enfants blancs qui m’avaient expliqué pourquoi je ne pouvais pas être ami avec les Noirs. Quand, plus tard, une des plus belles filles de l’école, une Noire, a flirté avec moi, les autres garçons blancs ont fait semblant de vomir. Je me

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souviens que j’avais très peur de parler avec elle. À Vancouver, j’ai eu des expériences similaires quand les jeunes parlaient des immigrants. On nous apprend à rabaisser tous ceux qui sont différents. On l’apprend en écoutant les propos que les Blancs tiennent sur ces personnes, mais pas en les écoutant, elles. Les blagues sont une des façons de parler à la place des autres et, du coup, de nier leur valeur. Ça nous permet aussi de croire qu’on a de bonnes raisons de les ignorer, de les mépriser. J’ai réalisé le pouvoir de ces blagues quand j’étais en Nouvelle-Angleterre, vers l’âge de dix-huit ans. J’en entendais souvent à propos des Québécois. Elles portaient surtout sur leur soi-disant stupidité. J’ai alors compris qu’à force de répéter ces blagues, on finit par les croire. Il m’a fallu des années pour démêler tout ce que j’avais appris du racisme, pour réaliser qu’on enferme tous ceux qui sont différents dans des caricatures. On leur fabrique des masques grotesques qu’on les oblige à porter. Et les seules choses que l’on connaît de ces gens proviennent en général des propos que nous tenons entre nous, les Blancs. Même quand on les croise dans la vraie vie, on ne perçoit pas des êtres humains qui partagent les mêmes expériences de vie que nous ; on les a tellement déshumanisés qu’il n’y a plus de place, dans nos têtes, pour les considérer comme des personnes à part entière. L’écrivain Saul Bellow, lauréat du prix Nobel de littérature en 1976 –  il est né à Montréal, d’ailleurs  –, a écrit dans un de ses romans : « Il n’y a pas de finesse ou de justesse dans la répression ; si on écrase une chose, on écrase ce [qui se trouve] à côté*. » J’ai parlé de la liberté de forger son identité, mais a-t-on vraiment cette liberté ? Que serait-on aujourd’hui si on avait grandi dans une culture exempte de racisme ? J’ose à peine l’imaginer. On aurait eu la liberté d’explorer la *. Saul Bellow, The Adventures Of Augie March, Odyssey Editions, 2012 [1953], p. 3.

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­ ifférence. On serait plus ouvert aux autres cultures, plus disd posé à la créativité qui surgit généralement quand les cultures s’entremêlent. On aurait accès à d’autres sortes d’identités qu’aujourd’hui encore, on a de la difficulté à concevoir. Comme moi, tu as vécu entre deux langues et deux cultu­ res et j’imagine que, comme moi, la langue que tu maîtrises le mieux ne te semble pas toujours ta vraie langue, tandis que celle que tu maîtrises plus difficilement contient un élément crucial de ton identité. Tu m’as déjà parlé de la liberté, de « Nitapenitamitshishin » – « Je suis maître de moi-même » –, et je me demande ce qu’est la liberté pour toi aujourd’hui. Est-ce que tu la conçois différemment de la majorité des Allochtones ? Kuessipan ! Deni

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Kuei mon cher Deni, J’ai pris quelques jours avant de te répondre. Aujourd’hui, je t’écris pour te dire combien je te suis reconnaissante. Réfléchir avec toi me permet de pousser plus loin ma réflexion sur les relations entre les peuples et les cultures, entre les langues. J’ai envie de te remercier tout de suite, même si je ne sais pas trop ce qu’il ressortira de cette aventure épistolaire ! Mais parler, te parler me fait du bien. Jamais je n’aurais imaginé qu’un tel dialogue soit possible. Subitement, j’ai tout de même l’impression de me tromper. Nous nous écrivons des lettres en pensant que personne n’a réussi à échanger de telles paroles, mais combien d’individus extraordinaires ont déjà trouvé le moyen d’entamer la discussion sur le douloureux sujet du racisme ? Je me questionne. En fait, je suis à la recherche de ce sentier qui me mènera à la confrontation avec moi-même, à la confrontation avec mes sentiments, à la confrontation avec mon propre racisme. Parce que je le suis ! Je me rends compte que je le suis. Je travaille dans cette société, je parle contre le racisme, je veux déraciner l’arbre géant du colon, du colonial, du colonialisme, mais je ne sais pas regarder en face mon propre racisme ! Peut-être que si je parle ainsi, c’est pour me déraciner moi-même. C’est pour me convaincre que je suis propre, que j’ai raison, que j’ai le droit de parler de la sorte, de confronter les autres alors que je ne le fais pas avec moimême. Car il faut que je t’avoue, Deni, combien je suis profondément entrée en moi-même dans mes dernières missives.

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J’en ai été bouleversée. Je me suis butée à moi-même ! Je me suis butée à mon racisme ! Je te lis, je t’entends, je suis heureuse de notre échange mais, au fond, je ne t’écoute que d’une oreille. Peut-être que je me trompe à nouveau… Lorsque l’on se parle, lorsque j’aborde le sujet du racisme, je m’enflamme ! Je souhaite changer si radicalement les bases de cette société qui a été construite sur mon corps, sur mon être, sur ma conscience. Parce que je m’identifie à mon peuple, au peuple que l’on a tenté d’éradiquer – et quand on n’a pas pu le tuer, on l’a violé et déconstruit. Mais voilà que mon discours transite de nouveau par le « moi » ; on entend mon cri, ma personne, et non un peuple entier. Pourquoi est-ce que je parle au « je » quand on parle de nous ? Pourquoi est-ce que je carbure à la blessure ? Pourquoi est-ce que j’ai peur de moi-même ? Pourquoi ne te poses-tu pas les mêmes questions que moi ? Se buter à soi, n’est-ce pas la porte par laquelle la lumière cherche à entrer ? Où se situe donc la solution dont nous rêvons tant ? Tu me demandes quelle forme revêt la liberté pour moi. Elle a des allures de souveraineté, la liberté. La liberté, au sens individuel, c’est exactement être maître de soi. Maître de ses idées, de ses réflexions, de son corps, de ses sentiments, de ses émotions, de sa spiritualité. Maître de son sens du partage, de son sens de l’écoute. Voilà mon idée de la liberté. Je me souviendrai toujours du titre d’un recueil de poésie de la chavirante poétesse syrienne, Maram al-Masri, Elle va nue la liberté*. Recueil troublant. Un matin, ces derniers jours, je me suis réveillée baignée par la lumière du soleil qui traversait la fenêtre et atteignait mon lit, et je me suis levée subitement pour aller faire mon café. J’étais pieds nus et je me souviens de la sensation du bois de mon plancher sous la plante de mes pieds. J’ai pensé à ce titre, mais je me suis surtout arrêtée à

*. Maram al-Masri, Elle va nue la liberté, Paris, Éditions Bruno Doucey, 2013.

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la musique du mot « liberté » lui-même. Ça me rappelait le poème de Paul Éluard : Sur la santé revenue Sur le risque

disparu

Sur l’espoir sans souvenir J’écris ton nom Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté.

La liberté est belle, elle est sauvage, elle vient de l’autre, elle vient de la nature et elle va nue. Elle va nue sur les toits de Beyrouth, elle va nue sur les toits de Paris, elle va nue sur les chemins des migrants. La liberté sanglote avec eux, rit avec les itinérants de toutes les villes, chante avec tous les Romanichels du monde. Recherchant elle-même un refuge. Un refuge pour l’identité. Un refuge pour le peuple intérieur. Personne ne saura définir la liberté elle-même, sauf si on se met à son écoute, sauf si on l’aperçoit s’en allant pieds nus sur l’asphalte. Où se situe donc la solution dont nous rêvons tant ? Une porte ouverte pour la liberté. Une porte ouverte pour l’identité. Une porte ouverte pour l’Être. Nous recherchons des solutions, parfois éperdument, mais nous ne savons pas ouvrir la porte pour nous sortir de nous-mêmes. De quoi est-ce que tu rêves, Deni ? Je rêve d’un refuge pour le racisme, car il a lui-même si mal d’exister qu’il lui faudrait du repos. Et le raciste ? Ne cherchet-il pas lui aussi à se comprendre, mais en se butant à son propre vide intérieur, résultat d’un manque de transmission des connaissances, des savoirs ? Car on se bute également à un déficit d’éducation au Québec. Presque plus personne ne

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sait apprendre, n’a le goût d’apprendre. Et ce que l’on enseigne aux étudiants, c’est d’apprendre par cœur, et non avec cœur. Garder le citoyen dans l’ignorance, c’est l’aliéner. C’est également aliéner tous les autres groupes ethniques, culturels, spirituels qui composent la société. Tous ceux qui se rassemblent pour se ressembler, pour se reconnaître. On croit que la solution, c’est la réconciliation. Sauf que la réconciliation peut elle-même emprunter de nombreux chemins. La solution, c’est de rechercher en soi ces sentiers nécessaires pour les retrouvailles. Les retrouvailles de soi avec soi, les retrouvailles de soi avec l’autre. La réconciliation appelle la réparation. Mais combien de fois la réconciliation a-t-elle été trompée ? Autant de fois que des traités ont été signés. Mais à quoi servent ces traités si ce n’est pour être trahis ? À quoi sert la réconciliation si ce n’est pour être trompée ? Nous correspondons. Moi, à Montréal, et toi, pendant tes voyages. Nous continuons la route de tous ceux qui nous ont précédés sur ce chemin de la parole rêvée, la parole occultée. Nous signons chaque lettre comme un nouveau traité mais, ici, notre parole échangée sera difficile à trahir. Parce que nous sommes politiques et que nous sommes vrais. Nous sommes authentiques. Nous savons apprendre, nous enseigner l’un à l’autre. Nous nous donnons à savoir. Je te reviendrai sur la question de la langue. Je me suis emportée avec la liberté. La liberté m’a kidnappée. Elle m’a enflammée. Je l’embrasse. Je t’embrasse, Natasha

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Chère Natasha, Tu as raison. Je suis certain que nous ne sommes pas les premiers à écrire de cette façon, à tenter de franchir la distance culturelle qui nous sépare afin de mieux nous comprendre. Je crois que des milliers de gens l’ont fait avant nous et j’espère que des millions d’autres emboîteront le pas. Car, sans communication, que peut-on espérer réaliser en tant que société, en tant que race humaine ? Et pourquoi passer par l’écriture ? Pourquoi choisir d’explorer un sujet avec des mots sans savoir où ce processus nous mènera ? J’ai plusieurs réponses à cette question. D’abord parce que cela permet de mettre en lumière les questions qui traversent notre société. Ainsi, on participe – comme tous les membres de la société devraient le faire – au développement de la compréhension de notre trajectoire, tant individuelle et collective. Chaque lettre est une invitation à l’autre, un acte d’inclusion. On lui dit, ainsi qu’à tous ceux qui nous lisent : « Bienvenue, ta participation est souhaitée, quelles que soient nos différences. » On ne veut pas effacer la différence, mais au contraire l’accepter et la respecter. On se lit comme on s’écoute : pour mieux connaître ceux avec qui on partage cette Terre et pour voir comment on pourrait mieux vivre ensemble. Sans se lire, sans s’écouter, comment est-ce qu’on pourrait y arriver ? Je ne crois pas que réaliser ce projet soit exceptionnel. Dans une société saine et démocratique, ça devrait être banal. Et ce qui est banal est parfois ce qui est le plus essentiel, voire le

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plus sacré. Aussi sacré que les actes les plus fondamentaux de l’existence. Respirer. Se nourrir. S’écouter. Et se lire. Mais on écrit aussi pour se transformer. Quelque part à l’intérieur de nous, nous croyons que nous sommes nos pensées, nous nous identifions aux pensées qui tournent dans nos têtes sans même savoir d’où elles viennent et, quand nous écrivons, nous sommes à même de percevoir, de formuler et d’approfondir ces pensées qui guident notre vie. Nous sommes quotidiennement à la merci d’idées et de sentiments que nous avons rarement le temps de remettre en question. Les exigences de la vie nous laissent peu de temps pour bien se connaître. L’écriture est un rituel personnel pour nous connaître nous-mêmes. L’écriture crée un espace où nos vies intérieures peuvent devenir visibles ; elle nous permet, en quelque sorte, de décider qui nous voulons être. Nous avons hérité d’une langue et d’une culture que nous n’avons pas choisies et que nous pouvons à peine percevoir, tant nous y sommes habitués. Nous pensons que notre expérience de la vie est la réalité. Nous croyons que nos expériences et notre culture sont celles qui sont les plus vraies, parce qu’elles sont tout ce que nous connaissons. Alors, nous écrivons pour interroger cet héritage. Il y a plusieurs années, quelqu’un m’a dit : « Quand tu écris, essaie d’évoquer le pays que tu connais le mieux comme s’il était le pays le plus exotique et le plus inconnu. » Tout ce que nous tenons pour acquis, tout ce que nous pensons normal, et absolu, et vrai, n’est qu’une habitude. Il faut apprendre à percevoir ce qui nous semble normal comme si nous étions à l’extérieur de nousmêmes. Pour connaître nos pensées, pour connaître la culture qui nous les a transmises, l’écriture est un outil magnifique. Enfin, je crois qu’on écrit pour trouver l’humilité. Tout le monde devrait parler de son racisme comme tu l’as fait. Je t’admire pour ce que tu es arrivée à dire dans ta lettre. On a hérité de cultures racistes. On a grandi avec des histoires de méfiance, de mépris et de colère. On a hérité des préjugés et des blessures. Qui, parmi nous, peut dire qu’il

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n’est pas raciste ? Qu’il n’a pas eu ou qu’il n’a pas encore parfois des pensées racistes enfouies quelque part en lui ? Il y a quelques années, j’ai parlé avec une femme dans la soixantaine qui avait travaillé pendant des décennies dans les écoles des quartiers pauvres de la ville de New York. Elle m’a dit qu’elle avait travaillé fort pour ne pas être raciste, avant de spécifier : « Vraiment pas raciste ! J’ai essayé de déraciner ce racisme profond qu’on ne voit même pas. J’ai travaillé là-dessus chaque jour pour mieux aider ceux qui m’entouraient. » C’est ce qu’on devrait tous faire. J’observe souvent en moi des pensées que je trouve racistes et je me rends compte que je ne les ai même pas choisies. Je les ai apprises et intégrées avant même d’être conscient du mot « racisme ».  Dans une de mes lettres précédentes, j’ai évoqué pourquoi les Allochtones ne veulent pas reconnaître leur racisme et les violences qu’ils ont fait subir aux Autochtones. J’ai parlé de jurisprudence –  si des groupes d’Autochtones parvenaient à regagner des territoires devant les tribunaux, cela créerait un précédent judiciaire pour les autres causes autochtones. Mais il existe une autre raison pour laquelle les Allochtones refusent de parler de leur racisme et c’est peut-être la plus importante : ils éprouvent une culpabilité immense. Cette culpabilité est souvent difficile à expliquer aux gens car, lorsqu’on aborde cette question, il y a beaucoup de nuances à apporter. De la même manière que nous nous identifions à nos pensées, nous nous identifions inconsciemment à notre héritage et aux actions de nos ancêtres. Admettre la brutalité de notre société n’est pas chose facile. Dans chaque pays où j’ai vécu, les citoyens montrent du doigt un autre pays pour dire que les gens y sont pires qu’eux. J’ai rarement rencontré des peuples qui savent s’autocritiquer. Aux États-Unis, la culpabilité des Blancs envers les Noirs est immense. Les Blancs savent combien leur pays a abusé et profité des Noirs mais, bizarrement, au lieu de s’en excuser et d’essayer de guérir les blessures, les Blancs blâment les Noirs. Combien de fois ai-je entendu des Blancs dire que les Noirs sont paresseux et

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qu’ils n’ont ni la capacité ni la volonté de participer à la vie collective ! J’ai entendu des Québécois tenir les mêmes propos sur les Autochtones. Mais c’est facile de dire ce genre de choses quand la société a été bâtie sur l’exclusion des minorités, ce qui rend leur participation extrêmement difficile. Et quand on blâme les autres, c’est qu’on se pardonne ; on pardonne les abus de sa culture et de ses ancêtres, mais aussi la perpétuation de ces abus à travers ses propres actions et paroles. Aujourd’hui, quand quelqu’un fait remarquer à quelqu’un d’autre : « Ce que tu viens de dire est raciste », la réaction est généralement négative. On se sent quasiment obligé de refuser d’admettre son racisme, car on vit dans une société hypocrite. Être raciste est affreux – on est plus ou moins tous d’accord –, mais les normes de notre société nous encouragent constamment à l’être. Cela nous plonge dans une dualité constante : on prétend ne pas être raciste tout en agissant comme des racistes. On parle d’égalité et d’inclusion, mais on évite constamment les gens qui sont différents. On consomme des médias qui perpétuent les stéréotypes racistes qu’on dit ne pas vouloir accepter. Alors, quand quelqu’un nous signale notre racisme, on ne peut que persister dans le mensonge qui consiste à dire qu’on ne l’est pas, car cette dualité est la norme dans notre société. Alors la solution : des mots simples, des lettres accessibles pour mettre au jour ces pensées qu’on ne veut pas avouer. Voici ce dont je rêve : une société où une personne pourrait dire à une autre : « Ce que tu viens de dire est raciste » et où l’autre se sentirait la liberté de répondre : « Je m’excuse. Je ne m’en suis pas rendu compte. Je vais y réfléchir. » Ou bien, si elle ne comprend pas pourquoi, elle pose la question avec humilité : « Peux-tu mieux m’expliquer pourquoi ? J’aimerais bien comprendre. » Il faudra faire preuve de patience et d’écoute pour parvenir à un tel échange. Il faudra aussi savoir pardonner ses erreurs et celles des autres. Il faudra prendre conscience que le moi n’est pas absolu et ne pas se sentir obligé de cacher et de justifier les erreurs du passé parce qu’on a le

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sentiment qu’elles sont partie intégrante de son identité. On change. Si on s’identifie à ses erreurs, on risque de les répéter. Pour ne plus les reproduire, il faudra avoir la sagesse de voir que chacun de nous est un amalgame de langage, d’expérience, de génétique et d’héritage culturel. On peut changer du moment qu’on arrête de croire que c’est impossible. Alors on écrit pour rebâtir la confiance en soi et en les autres que l’on pouvait avoir perdue. On écrit pour apprendre les uns des autres et pour cultiver la compassion. Blâmer les autres ne sert à rien et la culpabilité qui ne débouche pas sur l’action ne mène à aucun changement. On a davantage besoin d’action que de culpabilité. On change la société en se changeant soi-même. L’évolution exige que nos opinions se transforment, qu’on soit ouvert, qu’on accepte de laisser tomber les idées qui ne nous servent plus. On a parlé de liberté. J’aimerais qu’on soit libre de reconnaître son racisme pour mieux le comprendre et enfin en guérir. Notre peur du racisme, notre peur de la culpabilité et de ne pas avoir raison nous emprisonnent. On n’arrive même pas à parler de nos faiblesses. Mille fois, j’ai été raciste sans m’en rendre compte. Je m’en excuse. Et je m’excuserai à chaque fois que les préjugés racistes qui sont enracinés en moi reviendront à la surface et influenceront de façon inconsciente mes décisions. Je rêve d’une société où tout le monde pourra s’exprimer comme nous le faisons dans ces lettres, c’est-à-dire sans se sentir menacé ou ignoré. Pour parvenir à cette société – tu as raison de le souligner –, nous avons besoin d’investir davantage de ressources en éducation. Et il faut également que nous revoyions notre conception de la souveraineté des différents groupes qui composent un pays. Le peuple Haïda, qui a négocié une sorte de juridiction partagée avec le gouvernement de la Colombie-Britannique, nous fait la démonstration que ceux qui vivent sur un territoire savent mieux le gérer que ceux qui

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en vivent loin et qui ne sont pas directement affectés par les conséquences de l’exploitation forestière ou minière*. Je t’écris ces lettres non pas parce que je détiens les réponses, mais parce que je les cherche toujours et que, dans nos mots, je commence à trouver des solutions. Je t’écris pour mieux comprendre l’héritage que j’ai reçu de ma société. Je t’écris parce que, quand je te pose une question et que j’en pèse l’urgence, je ne peux plus nier la réponse. Et je t’écris pour voir plus clairement – et pour continuer à construire dans mes mots – la personne que je veux être. J’aimerais vivre dans une société où le racisme serait perçu comme une maladie et qu’au lieu de punir les malades, on les aide à guérir. Je te remercie pour cet échange. Je t’écris pour cela aussi. Deni P. S. Comme tu vis entre les deux cultures – celle des Québé­ cois et celle des Autochtones –, est-ce que tu pourrais me parler de leurs ressemblances et de leurs différences ? Comment pourraient-ils mieux se comprendre ? La question peut sembler très simple, mais je suis curieux de voir ce que j’ignore. Qu’est-ce que je ne sais pas que je devrais savoir ?

*. Tony Penikett, Six définitions de l’autonomie gouvernementale autoch­tone et le modèle unique en son genre des Haïdas, étude préparée pour la Conférence du Nord d’Action Canada, Action Canada, septembre 2012, .

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Mon cher Deni, nuitsheuakan, Construire une société, ensemble. Je crois que nous souhaitons la même chose, mon ami, et je crois que nous travaillons tous les deux à inspirer ce rêve à d’autres personnes autour de nous. Je crois que ce souffle n’est pas inutile. Au contraire, il porte de plus en plus d’individus de notre entourage, au Québec et partout ailleurs au monde. En effet, nous ne sommes pas si différents. Nos communautés ne sont pas si différentes. Qui regarde le plus le hockey, les games du Canadien ? On fait des blagues sur le fait que c’est sacré, le hockey, sur les réserves. Dernièrement, il y a même eu une polémique dans une communauté à propos d’un chef politique qui aurait pigé dans la caisse du Conseil de bande pour acheter des billets du Canadien à sa famille. Jamais su si ça s’était avéré. Mais ça m’a fait rire. Chez nous, certains sont prêts à faire dix heures de route pour se rendre à Montréal pour voir un seul match du Canadien. Ils s’arrêtent toujours à Québec. On a tous un ou des membres de la famille dans la Vieille-Capitale. Mon grand-père Fontaine était un fidèle des matchs de hockey télévisés. Il était reconnu au village pour être un des plus grands fans du Canadien. Ils ne les a jamais vus « en vrai », je crois. Il possédait tout de même plusieurs objets à leur effigie. Je me souviens que mon père m’a même raconté que, lorsqu’il était à l’école primaire, grand-papa lui avait fait croire, à lui et à ses frères, qu’il avait déjà été un membre de l’équipe du Canadien. Mon père a ensuite ajouté que lui et ses

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frères y avaient tellement cru et qu’ils en étaient tellement fiers que l’un d’eux avait même fait un exposé oral sur leur père ancien joueur du Canadien ! J’ai tellement ri la première fois que j’ai entendu cette histoire. Tu sais, nous sommes un peuple qui aime rire. Depuis des siècles, nous sommes surnommés par les autres peuples autochtones d’Amérique (oui, oui !) « ceux-qui-aiment-rire ». Nous rions tellement ! Notre manière de rire est très amusante. Et les blagues en Innu sont profondément hilarantes. Comme si le Innu-aïmun allait encore plus loin, avec ses précisions et ses nuances, sans concession. Je crois que le rire nous a sauvés. Il est inscrit dans notre génétique. Tu te promènes dans les communautés, l’été, chez nous, et tu entends souvent des rires fuser d’une maison ou d’une véranda où les gens s’assoient pour passer la journée. Parce que c’est la vie. La vie est de prendre le temps. Prendre le temps d’être. Prendre le temps de rire. Toutes choses qui, déjà, entrent en contradiction avec le monde extérieur. Cela n’est pas négatif. Au contraire. C’est notre arme contre la noirceur. C’est ce qui transcende la blessure. Ce qui engendre la résilience. Nous la transmettons par notre sang, de génération en génération. Nous n’oublions pas qui nous sommes, même si, dans certains cas, le dessein des gouvernements de nous arracher à l’humanité a été réalisé. Qu’est-ce que tu ne sais pas que tu devrais savoir ? Maintenant, nous avançons. Toi et moi. Et nous, mon peuple et moi, nous avançons également. Mon pays et moi, nous avançons. Je crois que les Québécois et les Autochtones se ressem­ blent beaucoup. Je crois qu’il faut trouver le moyen de mettre en contact les jeunes des deux cultures, parce qu’ils réfléchissent déjà aux mêmes idées. Ils se préoccupent du même avenir, de la même société, du même territoire. Les plus vieux emboîteront peut-être le pas aux plus jeunes. Et nous aurons au moins tenté de faire quelque chose pour un avenir meilleur ! Un avenir le moins raciste possible. Le plus ouvert pos-

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sible sur le monde et sur l’autre. Si on ne se donne pas des objectifs aussi clairs et si nous ne sommes pas réalistes, il sera difficile d’atteindre nos idéaux. C’est en effet une étrange vie que celle d’être toujours assise entre « deux chaises », de danser constamment entre deux rives. Mais je continue à croire que les choses n’arrivent pas sans raison. Je suis née Innu, fille de traditions immémoriales, je suis née en ville, je ne parle plus couramment d’autres langues que le français. Comme beaucoup d’autres personnes ayant une histoire semblable, j’ai l’impression que le passage s’ouvre. Le passage vers l’autre. Nos mentalités franchissent les frontières que nos langues avaient autrefois érigées entre elles. Désormais, nous savons parler français ou anglais. Désormais, nous utilisons différents moyens d’expression. Nous entamons un profond processus de réconciliation avec nous-mêmes. Nous pansons nos blessures, notre racisme intérieur et toutes nos colères transmises par le sang. Dans ce processus, les artistes de toutes les disciplines seront d’une aide à la fois primordiale et grandiose. Par cette nouvelle liberté d’expression, il s’agira d’abord de s’émanciper du concept de réserve. Rompre avec l’intention qui est à l’origine même du concept de réserve. Projet chargé, certes, mais pas impossible à réaliser si on en renverse la logique. Il existe une réelle ferveur pour un changement global des politiques qui nous désavantagent depuis des décennies. Il s’agira d’émanciper la parole. Émanciper notre identité des griffes du racisme, l’élever dans le sillon de la terre et lui donner vie sur le territoire physique québécois. Celui que l’on partage, celui sur lequel nous cohabitons. Nous nous ressemblons tant ! Les jeunes autochtones qui vivent en ville s’intéressent de plus en plus à la culture, à la politique et à la littérature québécoises. Ils ont développé un esprit critique en comparant les deux communautés, et non négativement. La rencontre entre deux cultures engendre toujours leur enrichissement mutuel. Une transculturation. Il faut briser le déséquilibre actuel. Il faut intéresser les Québécois

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aux cultures autochtones. Leur faire connaître leurs nuances et leurs richesses. Faire reconnaître les héritages autochtones dans la culture québécoise. Ça pourrait être une autre étape primordiale du processus d’émancipation des mentalités. J’ai envie de continuer ma réflexion, mais je te laisse d’abord réagir. Il nous reste encore quelques petites choses à nommer, je crois. Qu’en penses-tu ? Et toi, de ton côté ? Quelle est donc ta relation avec l’idée de l’autochtonie, maintenant que je t’en ai révélé tant de secrets ? Comment nous perçois-tu, maintenant ? Dis-moi. Kuessipan ! Je t’embrasse, Natasha

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Kuei nuitsheuakan, L’histoire de ton grand-père m’a fait tellement rire ! Je peux parfaitement l’imaginer en train de raconter qu’il était un ancien joueur des Canadiens à ses fils, ainsi que leur fierté et l’exposé oral en classe. Voilà une histoire qui nous rappelle notre humanité partagée. En plus, quelle histoire typiquement québécoise ! De mon côté, t’expliquer ma perception de l’autochtonie m’oblige à mieux raconter le voyage qui m’a amené jusqu’ici. Le racisme est tellement tissé dans l’étoffe de nos vies que j’ai mis des années à le comprendre. Si j’ai déjà parlé de mon père à plusieurs reprises, c’est parce que j’ai beaucoup de souvenirs de son racisme. Il était un coureur de jupons et admirait énormément les femmes asiatiques. Souvent, quand je me promenais en ville avec lui, il me les montrait du doigt en disant à quel point elles étaient belles, avant de rajouter : « J’aimerais bien être avec une femme asiatique, sauf que je n’aurais pas envie d’avoir des enfants avec du sang asiatique. » J’ai un souvenir très vif de la confusion dans laquelle ce genre de propos me plongeait. Je ne comprenais pas. Je réfléchissais constamment à ces mots, car ils n’avaient aucun sens pour moi. Quand j’ai déménagé en Virginie, j’ai fait l’apprentissage d’un racisme plus agressif. Les Blancs essayaient de m’expliquer pourquoi les Noirs étaient inférieurs. À la maison, ma mère me disait que ces Blancs étaient des racistes ignorants. Mais encore aujourd’hui, quand je repense aux étudiants noirs

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de mon école en Virginie, je réalise que je ne savais presque rien de leurs vies. Sur les Blancs, par contre, j’en connaissais beaucoup. Il y avait un fossé immense entre les Blancs et les Noirs. Une méfiance ancienne. Aujourd’hui, je me souviens de leurs visages et de leurs noms, ainsi que des interactions que j’ai eues avec eux. Je me souviens que, lorsque je suis devenu délinquant, je me tenais avec un groupe de Blancs assez criminels et un des garçons noirs de mon école était venu me voir dans le couloir pour me dire : « D – les étudiants noirs m’appelaient comme ça –, tu n’es pas comme ces gars-là. Tu ne devrais pas te tenir avec eux. » Je ne savais pas comment il avait fait pour voir ça. Ses paroles m’ont fait réaliser que je ne comprenais pas grandchose à la situation dans laquelle je me trouvais. J’avais grandi ailleurs et je n’arrivais pas à saisir les codes sociaux de cette région. Les Noirs, eux, ne savaient que trop bien reconnaître un raciste blanc. Et moi, je me tenais avec des racistes et je répétais leurs blagues, ainsi que celles de mon beau-père qui me parlait en mal des Noirs. Je me souviens en particulier d’une blague raciste que mon beau-père m’avait racontée. Je l’avais répétée à l’école, sans me rendre compte qu’un de mes camarades noirs était assis dans le coin. Un des Blancs m’avait alors fait signe, non pas pour me signifier que j’avais eu tort de la raconter, mais pour me dire de faire attention. Le garçon noir n’avait pas réagi. C’est à ce moment que je me suis aperçu que je pouvais, comme presque tous les Blancs que je connaissais, vivre dans une dualité  hypocrite : on répétait des blagues racistes sans réfléchir à leur sens, sans les connecter aux êtres humains à qui ces blagues faisaient référence. Ça a été un moment affreux – ça me fait mal juste d’y penser –, un des moments où j’ai réalisé combien j’étais imbibé de la culture raciste dans laquelle je vivais, sans en être conscient. Je connaissais des Blancs qui passaient des heures à écouter de la musique rap avec des Noirs et qui n’avaient, par ailleurs, aucun scrupule à raconter des blagues racistes sur eux. La culture dont nous

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avions hérité s’exprimait à travers nous sans que nous nous en rendions compte. Ce que je te raconte ici, je n’en parle jamais parce que ça me dégoûte trop, ça me rend malade rien que d’y penser. Mais si je veux que les autres changent, qu’ils se regardent en face, qu’ils deviennent conscients du racisme de notre société, il faut qu’on arrive à se parler franchement, surtout de ce qui nous embarrasse profondément. Le racisme de ma jeunesse était tellement normalisé. Même nos professeurs nous racontaient des blagues douteuses. Un jour, un élève a apporté un journal White Power dans une de mes classes de secondaire un et, quand j’ai exprimé mon malaise, le professeur m’a répondu que je ne comprenais pas, car je venais d’ailleurs. Aujourd’hui, je repense à toutes ces fois où des adultes m’ont expliqué pourquoi je devais être raciste. Comme ma mère m’encourageait à ne pas être raciste, il m’est arrivé de leur répéter ses paroles et alors ils prenaient le temps de me redire plus clairement pourquoi le racisme était important et pourquoi ils avaient raison de haïr les Noirs. Quand j’entends les gens parler de l’esclavagisme aux ÉtatsUnis, ils s’expriment souvent comme si, eux, s’ils avaient vécu pendant cette période de l’histoire, ils se seraient comportés différemment. Mais la vérité, c’est que la majorité d’entre eux auraient été racistes, car c’était la culture de l’époque et ça l’est encore aujourd’hui. Ne pas suivre la culture dominante demande un courage immense. Ne pas être raciste exige d’être conscient du racisme qui imprègne toutes les strates de notre société. J’aimerais donner un exemple pour illustrer combien le racisme est toujours présent dans notre culture, même parmi les gens libéraux et éduqués. Un ami, le romancier jamaïcain Marlon James, qui venait de gagner le prestigieux prix Man Booker, m’a confié un jour à quel point ça l’énervait quand les Blancs disaient à propos du racisme : « Oui, mais bon, la situation s’améliore. On est beaucoup moins raciste qu’on ne l’était il y a vingt ans. » Pour lui, c’était complètement idiot d’affirmer une chose pareille : « C’est comme si quelqu’un disait :

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“Je chie moins dans mes culottes que quand j’avais un an.” Non ! On est des adultes. On ne chie plus dans nos culottes ! Si quelqu’un est un bébé, on peut dire que la situation s’améliore. C’est normal. Mais quand tu es un adulte, tu sais que ce n’est pas correct, et tu arrêtes. Pourquoi est-ce qu’on devrait pardonner un comportement qu’on juge dégueulasse et injuste ? Il faut simplement l’éliminer ! » Plus tard, il m’a dit : « Le progrès implique l’évolution d’un état légitime à un autre… Si mon enfant suce son pouce en public, ce n’est pas grave, je vais attendre qu’il progresse jusqu’à un autre état. Mais s’il sort sa bite en public, je vais lui dire d’arrêter immédiatement ce comportement. Il y a des choses que tu peux changer avec le progrès, mais il y en a d’autres qu’il faut cesser de faire tout de suite. » Le pire, c’est que le genre de propos que Marlon critiquait était déjà sorti de ma bouche ou de celle de mes amis, des gens éduqués et instruits qui ne se croyaient pas racistes. Mon ami avait raison. En disant que la situation s’était améliorée, les Blancs étaient en train d’accepter le racisme qui subsiste et de faire la démonstration de leur privilège de Blancs. Mais pour les Noirs qui vivent encore le pire des racismes, il est difficile d’affirmer que les choses ont évolué. Tout ça pour dire que, si j’avais vécu il y a deux cents ans, je n’aurais pas échappé au racisme de l’époque. Si j’avais été élevé dans la croyance que l’esclavage est normal, j’aurais probablement acheté des êtres humains et je les aurais sûrement maltraités. C’est important de le dire, car il faut se rappeler que nous sommes des produits de notre culture et que celle-ci est encore largement imprégnée de racisme. Si on veut changer les choses, il faut faire des efforts pour en devenir conscients. Il ne faut pas être passifs, mais agir. J’ai compris l’ampleur du racisme qui subsiste dans la culture américaine quand j’ai fréquenté une femme noire, à New York. Il est arrivé que des gens nous fassent des commentaires racistes quand nous les croisions dans la rue. Je n’arrivais pas à croire qu’une chose pareille puisse encore

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exister dans une ville aussi multiethnique et ouverte ! J’ai alors compris que, pour de nombreuses minorités, il se passe rarement une journée sans qu’ils soient conscients du racisme. Pour les Blancs, ce problème est largement invisible. Il ne s’agit que d’histoires sordides dans les médias ou des discussions sur Facebook. Les Blancs sont coupés de la réalité et même protégés de cette réalité par les institutions racistes de leur gouvernement. Mon séjour en République démocratique du Congo, où je m’étais rendu pour écrire un livre*, est un autre moment marquant pour moi. Les Congolais ont souffert d’un racisme terrible. Les Belges les ont réduits en esclavage, les ont massacrés et leur ont fait subir un colonialisme particulièrement brutal. Le Congo est un des pays possédant le plus de ressources minières et les Belges, comme les Américains, ont toujours cherché à le contrôler pour mieux profiter de ses richesses. Les Congolais m’ont souvent fait part de l’esprit colonial qui règne sur leur pays. Ils le ressentent encore aujourd’hui de la part des organisations non gouvernementales (ONG) qui travaillent là-bas, que ce soit pour la conservation de la nature ou d’autres causes qui devraient en principe aider la population locale. Ils m’ont expliqué que les Blancs leur demandaient rarement leur avis et qu’ils agissaient comme s’ils étaient les mieux placés pour savoir comment mener un projet dans leur pays, même s’ils avaient très peu d’expérience au Congo. Ils m’ont raconté que les Blancs utilisaient les fonds des ONG pour payer leurs repas ou pour s’acheter n’importe quel produit assurant leur confort. En revanche, si les employés congolais faisaient la même chose, ils étaient aussitôt accusés de corruption. Pour les Blancs, la corruption était « normale », ils ne la percevaient même pas comme telle. Les Congolais m’ont aussi parlé des Blancs qui les envoyaient en expédition dans les forêts pluviales avec un budget ­ridicule, parce qu’ils *. Deni Béchard, Des bonobos et des hommes. Voyage au cœur du Congo, Montréal, Écosociété, 2014.

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jugeaient que les Congolais pouvaient vivre dans la nature sans bottes, sans tentes et autre matériel dont eux-mêmes ne se seraient jamais passé. Les Blancs les traitaient comme s’ils étaient à moitié des animaux, comme s’ils n’éprouvaient pas les mêmes besoins humains, alors que les Congolais trouvaient ces expéditions extrêmement pénibles et fatigantes s’ils devaient les mener sans ressources adéquates. Une histoire en particulier m’a marqué, et j’en ai parlé dans mon dernier livre*. La petite ONG sur laquelle j’écrivais – et qui était, elle, très sensible aux besoins des Congolais – avait reçu une subvention pour creuser un puits dans un village situé dans une réserve naturelle. Il y a beaucoup d’ONG en Afrique qui ne font que creuser des puits et certaines d’entre elles se vantent des milliers de puits qu’elles creusent chaque année. Bien sûr, des milliers de villages africains ont besoin de puits ; ils sont indispensables pour aider les gens à avoir de l’eau propre. Mais cela soulève aussi la question des femmes qui sont obligées d’aller à la rivière chaque jour pour chercher de l’eau : une tâche qui semble très déplaisante aux yeux des Blancs. Alors quand la petite ONG a demandé aux villageois s’ils voulaient d’un puits, les hommes ont immédiatement répondu qu’ils étaient « d’accord ». Les femmes, de leur côté, avaient l’air plus hésitantes, mais elles ont fini par dire « oui ». Les directeurs de l’ONG s’attendaient à ce que les femmes soient heureuses d’être libérées de cette tâche, mais comme ils n’avaient décelé aucun signe de satisfaction sur leurs visages, ils ont décidé de tenir une discussion à part avec elles, pour leur demander en quoi exactement le puits changerait leurs vies. Les femmes leur ont répondu que s’il y avait un puits, elles ne pourraient plus quitter le village pour aller à la rivière et seraient piégées toute la journée avec les hommes ! Pour elles, le meilleur moment de la journée était quand elles allaient à la rivière. Là-bas, elles rencontraient leurs sœurs, leurs cousines et leurs tantes qui vivaient dans les villages *. Deni Béchard, op. cit.

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d’à côté ; elles chantaient et se racontaient des potins sur les hommes. En plus, leurs enfants jouaient ensemble. En écoutant cette histoire, je me suis mis à imaginer des générations d’enfants qui jouent à la rivière et qui deviennent par la suite les leaders de leurs communautés. Et je me suis fait la réflexion que, lorsqu’un conflit éclate entre villages, les leaders peuvent ainsi plus facilement le résoudre, car ils se connaissent depuis l’enfance. Si on se met à couper ce lien entre villageois, qu’adviendra-t-il de la culture de ce peuple ? Je parle de tout ça parce que c’est aussi une question de racisme. Les Blancs pensent souvent qu’ils savent mieux que les autres ce qu’il faut faire. Ils projettent leur culture et leur façon de voir le monde sur les autres et, dans le processus, ils détruisent l’équilibre culturel existant. J’ai entendu des douzaines d’exemples de ce genre. En Afghanistan, j’ai appris que les soldats afghans qui avaient attaqué des soldats américains avec qui ils avaient travaillé ne l’avaient pas fait parce qu’ils étaient sous l’influence des talibans, mais parce qu’ils se sentaient constamment insultés par les soldats américains qui se mouchaient et qui pétaient en public, et qui tapaient les Afghans dans le dos pour leur dire : « Bien joué ! » Dans la culture afghane, ces trois actions sont considérées comme des insultes graves. Aussi, des soldats américains ont parfois pointé leurs armes en direction des Afghans, sans s’en rendre compte. Or, dans la culture afghane, pointer une arme vers quelqu’un est une façon de proclamer : « Je vais te tuer. » Les Américains ont passé plus de dix ans en Afghanistan avant de prendre conscience de ces problèmes et d’essayer de les résoudre. Leur arrogance culturelle les a aveuglés. Ils croyaient déjà tout savoir. Ce sentiment de supériorité est profondément enraciné dans la culture de l’Occident. Ce sentiment de supériorité, ce racisme, demeure très présent, autant en Amérique du Nord qu’en Europe. J’ai une anecdote liée à la Foire du livre de Bruxelles, où j’avais été invité à participer à une discussion sur la région des Grands Lacs, en Afrique. Et bien, il n’y avait pas un seul Africain autour de

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la table. Je n’en revenais pas ! C’était en 2015 et un groupe de Blancs avait été convié à réfléchir aux problèmes africains… sans les Africains ! Je ne vois pas à quoi ça sert. Pourtant, il y a tellement d’écrivains africains qui auraient pu le faire, surtout en Belgique où la communauté congolaise est si importante. Quand je parle, quand j’agis, j’essaie de connecter mes mots et mes idées aux êtres humains qu’ils désignent. J’essaie de voir si ces mots sont justes. Et souvent, je dois reconnaître qu’ils ne le sont pas. Nos mots sont le prolongement du racisme que l’on trouve dans la société, le prolongement de la violence raciale et de la répression qui y sévissent. Car derrière chaque blague raciste, chaque geste raciste, chaque projet raciste, il y a des meurtres. Ce n’est pas une exagération, comme tu le sais. Il y a des gens qui sont exclus d’une société à laquelle ils auraient aimé participer. Il y a des voix que l’on n’entend jamais. Et nous, en Occident, qui nous croyons les protecteurs de la démocratie, on devrait pourtant savoir que si nous n’écoutons pas les voix des différents groupes qui constituent la société, nous ne sommes pas en véritable démocratie. Comment peut-on prendre des décisions pour notre avenir collectif si nous n’écoutons pas tous les points de vue qui existent ? La démocratie ne se réduit pas à l’acte de voter. Elle implique aussi de s’informer sur les grandes questions qui traversent la société et de prendre connaissance des différentes perspectives qui s’y rattachent, afin de choisir la meilleure voie à emprunter. Voter dans l’ignorance ne vaut rien. Alors pour répondre à ta question, et après plusieurs détours, mon idée de l’autochtonie est en lien avec l’ouverture. Je veux apprendre. Je suis ouvert. Comme j’essaie de l’être à l’égard des milliers de groupes ethniques qui vivent sur cette planète, mais sans doute encore davantage, car nous partageons le même pays, le même territoire et, en apprenant à mieux vous connaître, je pourrai mieux saisir comment nous pouvons vivre ensemble. Je vous perçois comme un groupe d’individus diversifiés, avec une culture riche. Tu es une personne différente de toutes les autres, et il existe des millions

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de façons d’être Autochtone comme il existe des millions de façons d’être Blanc. Je cherche toujours à apprendre, à mieux cerner l’humanité des autres, à me défaire des préjugés culturels derrière lesquels on se cache les uns des autres. J’essaie de ne pas réduire un peuple à une idée et de ne pas effacer sa singularité avec mes paroles. Que vaudraient mes écrits si je ne faisais pas cela ? À chaque livre, j’essaie de me transformer. Pour moi, l’écriture est l’acte de s’ouvrir. Dans quelques années, je vais sûrement relire ce livre et me rendre compte de tout ce que j’ignorais au moment de l’écrire. Peut-être que je recevrai des lettres de lecteurs qui me diront que mon point de vue aurait pu être plus ouvert. Je le souhaite. Natasha, on arrive à la fin de notre projet et il y a encore tellement de choses dont on n’a pas discuté. À quelques reprises, dans tes lettres, tu as mentionné le génocide. C’est un sujet difficile à aborder pour les Blancs, car on l’associe généralement à l’Allemagne, à la Seconde Guerre mondiale et au projet nazi d’extermination des Juifs. Il y a très peu d’Allochtones en Amérique du Nord qui sont prêts à admettre qu’un génocide a eu lieu, ici. Une des lignes de fracture importantes qui existe entre nos peuples est celle de nos histoires différentes. La majorité des Allochtones n’expriment aucun intérêt pour l’histoire autochtone, car l’image de l’Allochtone qui y est véhiculée est négative. Mais comment peut-on vivre ensemble sans connaître et respecter l’histoire de l’autre ? Ça ne serait sans doute pas agréable pour beaucoup d’Allochtones, mais lever cette barrière de l’histoire pourrait nous aider à long terme. Qu’est-ce que tu en penses ? Kuessipan ! Deni

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Kuei kuei Deni, Je me demande souvent combien de temps il nous faudra pour ouvrir les yeux et nous défaire de tous ces carcans psychologiques. On se raconte des histoires, on s’échange de l’information. Et pourtant, tu me fais découvrir d’autres perspectives qui tendent à démontrer que le racisme n’existe pas seulement en Amérique, mais bien partout dans le monde. Et partout, il est nourri par le vil mécanisme du néocolonialisme. En ce moment, nous sommes les spectateurs d’une crise globale qui affecte la planète entière : crise économique, crise environnementale, crise sociale, crise spirituelle… On peut s’attendre à ce que le réchauffement climatique engendre le pire, jusqu’à la crise humanitaire généralisée. Avec toutes les alertes au terrorisme qui planent actuellement sur les pays occidentaux, eux-mêmes très impliqués dans les guerres au Moyen-Orient, il semble que l’espoir se fasse rare comme une eau de montagne. Ces événements me font comprendre que les colonisations, quelles qu’elles aient été, nourrissent finalement bien des hargnes et des révoltes actuelles. Je suis un peu triste depuis que j’ai pris conscience de cet enchevêtrement de causes. Tes lettres me permettent d’élargir ma vision du monde, au-delà du Québec où il ne se passe encore rien de trop grave. Je réfléchis à tout, je m’interroge sur tout. Parfois, je me demande si mon rapport à la décolonisation est juste. J’essaie d’être la moins colonisée possible, mais j’ai peur de me tromper. Comme si je devais douter de cette intuition avant de pas-

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ser à l’acte et me décoloniser pour de bon. Bien sûr, je me suis détachée depuis bien longtemps du système de consommation matérielle, qui carbure à la « compulsivité ». Je n’achète plus rien dans les grands magasins. Je réutilise ce que je trouve. C’est une façon de respecter ma conscience écologique et de me soustraire à la pression sociale à consommer toujours davantage. Depuis que j’apprends notre histoire, que j’écoute le récit de nos événements passés, que j’intègre nos différents mythes et légendes, que je retrace nos mémoires, je reconstitue ma fable personnelle. J’en reconstitue les éléments matériels, mais aussi imaginaires, culturels, spirituels. Je restructure le mouvement des migrations de nos peuples dans une carte mentale. Je recrée le pays tel qu’il se présentait à l’époque des paysages grandioses et des arbres majestueux. Le pays avec ses profondes racines millénaires. Le continent réel, dans toute notre conscience de lui. Et si nous osions penser à ce pays rêvé comme nous pensons, oui, à toutes les instances politiques et gouvernementales existantes dont la puissance est, somme toute, effrayante ? Si, en nos esprits, nous faisions gronder la terre et le territoire, son corps et son épiderme ? Si nous les faisions danser devant les hurlements de peur et les grincements de dents que ce pays rêvé semble provoquer ? Ce qui me ramène à la question du génocide. Comme je l’évoquais un peu plus haut, nous savons désormais que les rhizomes de la colonisation sont encore très vivants. Mais vient toujours un temps où un système construit sur des bases malsaines n’arrive plus à se perpétuer. Un jour, on finira bien par voir surgir le grand instinct de survie de l’humanité. Enfin, je l’espère. Dans mes conférences, j’aborde souvent cette idée d’« instinct de survie ». Pour moi, le grand leadership des femmes dans le mouvement autochtone pancandien Idle No More s’explique justement par l’instinct ou les intuitions de ces femmes autochtones, qui sont en général demeurées beaucoup plus

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près de notre mode de vie traditionnel (même si ce mode de vie n’est plus le même). La génétique est si forte que le simple fait d’être descendant d’une tradition nomade millénaire, d’une pensée axée sur l’essentiel, renforce le sentiment que la transmission, c’est ce qui nous sauve. Un grand génocide a lieu en Amérique du Nord depuis cinq siècles. Si tu souhaites en avoir une vision de l’intérieur, je t’invite à lire Pieds nus sur la terre sacrée*, un recueil de textes et de témoignages de chefs autochtones des xviiie et xixe siècles. La première fois que j’ai ouvert ce livre, j’étais avec ma meilleure amie. Nous étions entre les rayons d’une bibliothèque à Rimouski et, après en avoir lu une première page, nous nous sommes écroulées sur le sol et avons beaucoup pleuré. En silence. Nous étions très affligées. Peut-être en portons-nous le souvenir dans notre ADN. La mémoire de la Grande Blessure. De la Grande Fracture. Cette terre sacrée que le titre du livre évoque, c’est toute la terre des Amériques. Du nord de l’Amérique du Nord au sud de l’Amérique du Sud. Son territoire physique et son esprit. Je n’ai pas repris de cliché sur notre vision ancestrale des êtres qui constituent notre environnement. Je suis convaincue : c’est cette terre que nous buvons, ce sont ses animaux que nous mangeons. Ce sont ses racines qui nous nourrissent et nous guérissent depuis dix mille ans. Nous sommes entrés en grande et riche relation avec elle. Une relation extraordinaire que tout être humain devrait connaître et accepter. Une relation dans laquelle il devrait s’engager. Pour survivre. Lorsque l’Européen « débarque » sur la terre sacrée, des cauchemars et des oracles de guides spirituels (chamans) nous hantaient déjà depuis des lustres. Nous avions été prévenus. Les cérémonies regorgeaient de mises en garde et de moments d’inquiétude. Nous avons tenté d’arrêter l’homme européen, d’échapper à ses massacres. J’imagine que nous avons éga*. Teresa Carolyn McLuhan, Pieds nus sur la terre sacrée, Paris, Denoël, 2001.

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lement tenté de lui transmettre certains enseignements afin qu’il sache comment survivre sur la terre où il comptait s’installer. Nous avons tenté de le faire, de cohabiter. Et ils sont venus construire leurs villages. Ils sont arrivés par bateaux, de plus en plus nombreux. De plus en plus convaincus. Nous les avons vus entreprendre des constructions partout. Nous les avons vus pétrir la terre. Pour l’exploiter ou pour survivre, tout simplement. Ils ont érigé des murs autour de leurs villages. Bien sûr qu’ils devaient avoir peur ! Nous aussi, nous étions effrayés. Je m’arrête ici. Si je continue à te décrire les visions que je reçois, mon cœur va éclater. J’ouvrirai à nouveau ma plaie, qui guérit mal. Tu sais, c’est la première fois que j’essaie d’imaginer les premières impressions que les miens ont dû ressentir, la peur, le questionnement, l’instinct de survie… Décrire cette intuition qui te laisse présager que la suite sera très dommageable pour l’harmonie environnementale. Cette harmonie que nos peuples avaient préservée de génération en génération et dont ils sont aujourd’hui encore les défenseurs. Parler du génocide que mon peuple a connu peut être long et douloureux. Pour faire court, disons que s’ensuivront les prises de terres, le commerce territorial, les négociations, les vols, les massacres. Les révoltes. Les tueries à nouveau. Les couvertures infectées de maladies épidémiques. La mort. Ils nous ont décimés partout dans les Amériques. Puis il y a eu la progression vers l’ouest, la ruée vers l’or, je ne sais plus. La recherche de sources pétrolières. L’extraction des ressources naturelles, les coupes à blanc. L’exploitation des terres. Dans ma mémoire, toute l’histoire va en s’accélérant. Que serait devenu le pays s’il n’avait jamais été question de conquête ? Le génocide exprime la volonté de tuer l’humain. De l’éradiquer. D’effacer son existence. Sa présence au monde. Et si nous partions maintenant à la conquête de l’authenticité ? De l’histoire réelle, d’abord, puis de notre humanité ? Depuis que je t’ai écrit à propos de mon racisme intérieur, je ne sais plus comment prendre le recul nécessaire pour ­l’éradiquer.

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Mais je prendrai le temps. Je nourrirai ma poésie et les derniers messages de révolte que je dois encore livrer à ton peuple de cette métamorphose. Avec le temps, tout se transforme, tout va. Nous devons prendre le temps. Incroyable. Je n’aurais jamais imaginé ça. Mais avec toi, tout se révèle. Avec nos conversations, la lumière que nous faisons naître me réchauffe. Ensuite j’entreprendrai la recherche du sentier qui me mènera à ma propre réconciliation. Me réparer d’abord, réparer mes blessures, ma Blessure personnelle de la Colonisation. Puis me chercher, partir à la recherche de mon visage et enfin arriver au point de départ de ma réconciliation personnelle. Lorsque je me serai trouvée – je te jure que je veux le faire le plus rapidement possible, mais en respectant mon rythme, sans me bousculer –, je m’attellerai à la réconciliation avec toi et entre nos peuples. Nous arrivons au bout de la première étape de notre nouvelle relation : le dialogue. Kuessipan mon ami, Natasha

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Kuei Natasha, Tu as raison de souligner que les attitudes coloniales imprègnent encore tout ce qu’on fait. Le premier pas, c’est d’en être conscient. Aujourd’hui, les pays occidentaux accusent souvent – et avec raison – d’autres pays de génocide, mais on refuse d’admettre qu’un génocide a également eu lieu ici, en Amérique. On ne veut pas faire réparation. Pourtant, la définition que donne l’ONU du génocide est : « […] actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. » À la lumière de cette définition, et après avoir lu un peu d’histoire du Canada, il me semble qu’on peut aisément affirmer qu’un génocide a eu lieu ici – ainsi qu’un génocide culturel pour les Autochtones qui ont survécu, comme la Commission de vérité et réconciliation l’a elle-même affirmé dans son rapport final. Même si on ne pourra jamais retourner dans le passé pour changer les faits, on peut toutefois reconnaître l’histoire réelle des Autochtones et respecter leurs souffrances. Autant on peut avoir un sentiment d’urgence par rapport au besoin de changement, autant il faut savoir faire preuve de patience et de persévérance dans nos actions. Quand j’étais plus jeune et que j’avais une idée en tête, je voulais la réaliser sur-le-champ. Du coup, je me brûlais, je m’épuisais, mes efforts n’étant jamais à la hauteur de l’objectif que je m’étais fixé. Quand on rêve de révolution et de grands changements, on a souvent l’impression que rien ne bouge, car le monde dans lequel on vit est loin d’être celui dont on rêve. Cela fâche

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et désespère beaucoup de gens. Ils sont si empressés de voir les changements advenir qu’ils épuisent les gens autour d’eux et attaquent ceux qui auraient pu être leurs alliés. Beaucoup, aussi, veulent faire des changements sans trop travailler, sans trop se salir les mains. Depuis dix ans, j’ai voyagé dans plus de soixante pays, car j’avais une soif d’apprendre et de connaître les gens. Même si je t’ai parlé des attitudes colonialistes que l’on retrouve partout dans le monde, j’ai aussi croisé des gens extraordinaires sur ma route. Comme je l’ai mentionné dans mon livre sur le Congo, j’ai compris au fil de mes pérégrinations que « la pauvreté ne signifie pas l’ignorance » et j’ai rencontré de nombreux Blancs – des Américains, des Canadiens, des Québécois et des Européens – qui avaient intégré cette idée. Des Blancs qui s’investissent chaque jour dans l’écoute des autres. On a tellement de choses à apprendre des autres… J’ai d’ailleurs remarqué que les militants qui parviennent à accomplir de grands changements sont souvent ceux qui ont réalisé qu’il faut vivre dans ce monde pour pouvoir le changer. Cela ne veut pas dire qu’ils acceptent le système. Il ne faut jamais accepter ou disculper un système qui (re)produit des injustices. Il ne faut pas avoir peur d’abandonner son confort et de perdre ses privilèges pour combattre les injustices. Mais tout animé qu’on puisse être par ce sentiment d’urgence, il faut d’abord comprendre la société avant de pouvoir la transformer. Surtout si on ne veut pas en reproduire les défauts. Les changements sont généralement le résultat d’une multitude de petites actions. Il y a cette expression qui dit : « Dieu est dans les détails. » Je ne suis pas religieux, mais cette expression me parle : même si on a une vision particulièrement forte et claire de ce à quoi on aspire, il est nécessaire d’effectuer, jour après jour, tous les petits changements qui nous permettront d’y parvenir. Les plus grands militants sont souvent ceux qui sont attentifs aux détails et qui savent cultiver leurs relations humaines, tout en travaillant sur euxmêmes.

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Quand je regarde le chemin que j’ai parcouru, il m’arrive parfois de croire que j’ai réussi à changer. À d’autres moments, j’ai plutôt l’impression que rien n’a bougé, en dépit de mes efforts. Puis, tout à coup, je réalise à quel point je ne suis plus la même personne. Écrire ce livre nous transformera. Car tout ce qu’on accomplit nous transforme. Les personnes que nous deviendrons sont tributaires des choix que nous effectuons aujourd’hui. Et nous sommes libres de choisir ce dont nous voulons nourrir nos esprits. Par cet échange de lettres, nous sommes en train de partager, d’apprendre, de construire quelque chose de plus grand que nous. La plupart des Allochtones ont, somme toute, peu d’occasions de croiser des Autochtones dans leur vie et c’est avec eux aussi que nous sommes en train d’ouvrir un dialogue. L’écriture peut être action ; elle peut même être activisme. Les mouvements sociaux et les révolutions ont souvent débuté par des manifestes, des écrits de toutes sortes, car il est important d’identifier et de nommer les actions qui seront nécessaires pour changer les esprits et la société. Il faut d’abord tracer le chemin. Les divisions entre les Allochtones et les Autochtones semblent énormes, mais de petits gestes réussiront à les faire s’écrouler. Même des lettres écrites entre ami.e.s ! Notre échange de lettres me donne également l’occasion de réfléchir encore davantage aux actions qui peuvent être entreprises pour combattre le racisme. En tant qu’Allochtone et en tant que personne ayant une parole publique, j’aimerais attirer l’attention sur toutes ces voix qui ne sont pas suffisamment entendues. Pendant que je t’écrivais ces lettres, j’ai tenu un carnet de notes et j’aimerais partager ici ce qu’il en reste. – Un nombre croissant de Canadiens commencent à com­prendre la situation en Palestine. Avant, la plupart des Canadiens que je connais parlaient des Palestiniens comme de terroristes et les blâmaient pour le conflit avec Israël. Mais je vois de plus en plus de Canadiens (et de Juifs, et d’Israéliens)

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prendre conscience du fait que leurs territoires leur ont tout bonnement été confisqués et leurs droits humains, violés. À certains égards, il me semble qu’on peut dresser un parallèle avec la situation qui prévaut ici pour les Autochtones. Ces dernières années, le Canada, comme Israël, a ignoré assez impunément les critiques que la communauté internationale (Nations unies, Amnistie internationale…) lui a adressées relativement à son traitement des Autochtones. Alors on peut prendre encore plus de temps pour admettre cette réalité, mais chaque jour qui passe est un acte de violence contre l’autre peuple, un déni de son existence. Ce n’est pas en ignorant le problème qu’il va s’évaporer. – Je repensais à ce que tu as écrit sur la technologie, dans une de tes lettres. Tu avais raison de dire qu’elle réduit l’empathie –  aujourd’hui, il y a des études qui le démontrent. Pourtant, la technologie fait désormais partie de nos vies, qu’on le veuille ou non, et elle peut ouvrir des fenêtres sur la vie des autres. Elle peut construire des communautés virtuelles rassemblant non seulement des Autochtones d’un côté ou des Allochtones de l’autre, mais les deux à la fois. Il faut reconnaître que, si Facebook n’avait pas existé, au début de notre amitié, j’en aurais beaucoup moins appris sur toi et sur tes projets. À mes yeux, tu serais peut-être demeurée une personne rencontrée dans le milieu littéraire et je n’aurais jamais eu conscience de toutes tes activités militantes. Ici comme ailleurs, la technologie facilite les mouvements sociaux. – Il faudrait aussi qu’on réfléchisse à notre propre histoire et à l’origine de nos comportements sociaux. À l’époque de la colonisation, il y avait une croyance, en Europe, que le peuple blanc était élu. Alors quand les colons européens sont débarqués en Amérique et qu’ils ont vu les Autochtones mourir de maladies infectieuses importées d’Europe, beaucoup ont cru que Dieu était en train d’éliminer ceux qui n’étaient pas élus. Les Anglo-Saxons croyaient même qu’ils étaient le seul peuple

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élu et que tous les autres, incluant les Québécois, étaient des êtres inférieurs destinés à l’extinction. Ils concevaient le Nouveau Monde comme une nouvelle révélation biblique, une nouvelle terre promise. Les Français aussi estimaient que tous ceux qui vivaient en Amérique étaient faibles et manquaient de la force de ce qui venait d’Europe. Les écrits de cette époque, tant anglo-saxons que français, laissent d’ailleurs entendre que les peuples non européens allaient mourir naturellement pour leur céder la place. C’est pourquoi les colons européens les tenaient à distance, au propre comme au figuré. Aujourd’hui, de nombreuses villes d’Amérique du Nord tiennent encore les communautés autochtones éloignées du centre, des services et de tout ce qui peut bénéficier aux citoyens. On ne peut donc pas faire abstraction de l’histoire quand on veut déconstruire les comportements sociaux actuels. – Pour continuer sur l’idée de la note précédente : les Alloch­tones oublient que la société reste fermée à l’égard des Autochtones, qu’il existe une attitude négative envers eux. J’aimerais que les Allochtones prennent un instant pour s’imaginer entrer dans un lieu – que ce soit à l’école ou dans leur milieu de travail – où les gens se méfient constamment d’eux, ou ont peur d’eux sans raison apparente ou, tout simplement, ne les aiment pas. Ce n’est pas évident à vivre. C’est pourtant ce que des millions d’Autochtones, de Noirs et d’immigrants éprouvent tous les jours. Cela peut leur donner l’impression que chercher à améliorer leur vie ou vivre parmi les Allochtones est un défi quasiment impossible à relever. – Il faut que les Allochtones reconnaissent le racisme passif et silencieux : l’indifférence et le manque d’intérêt pour ceux qui vivent à côté d’eux ainsi que la fermeture à leurs problèmes et à leurs points de vue. Le fait que le racisme soit silencieux ne veut pas dire qu’il n’est pas actif, qu’il n’a pas un impact sur le monde. Même ceux qui écrivent contre le racisme sur

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Facebook vivent souvent dans des milieux fermés. Il faut passer à l’action. Comme mon ami Marlon, l’écrivain jamaïcain, l’a expliqué dans une entrevue au journal The Guardian : « Il ne suffit pas d’être non raciste, il faut être antiraciste. » – Nos deux peuples ont été blessés par le racisme, bien que de façon différente. Le racisme des Québécois vis-à-vis des Autochtones fait aussi mal aux Québécois : par la colère, le regret, la culpabilité et l’isolement. Mais plus nous ferons de la place aux autres, plus nous nous ferons de la place à nousmêmes. Plus le Québec sera ouvert aux Autochtones, plus le Québec sera ouvert aux Allochtones aussi. Nous ne réalisons pas à quel point l’oppression des autres peut nous affecter. – Je me demande comment les gens pourront se défaire de leur racisme si, après avoir écouté et considéré le point de vue des autres, ils ressentent toujours de la colère ou du mépris pour eux. Pendant une période difficile dans ma vie, alors que je m’interrogeais sur mes croyances et mes valeurs, j’ai commencé à faire un exercice de suites logiques dans ma tête. Je m’arrêtais sur une pensée ou sur une action et j’essayais d’imaginer toutes les conséquences qui pouvaient s’ensuivre. J’ai parfois été étonné de la longueur de cette suite. Souvent, je m’apercevais qu’une pensée ou un comportement qui me procurait de la satisfaction à court terme me rendait malheureux ou était néfaste pour les autres à long terme. Même si le comportement en question me donnait un sentiment de puissance, je voyais bien, en suivant le fil de ses conséquences, que la rancune que je semais autour de moi allait un jour ou l’autre me revenir en pleine figure. Même si je n’arrivais pas à ressentir de l’empathie ou de la compassion, j’étais en mesure de reconnaître rationnellement que mon comportement, ultimement, n’apportait rien de bon à la société. Alors pourquoi nourrir des pensées qui ne mènent à rien ? Faire cet exercice de suites logiques aide à éprouver de l’empathie pour les autres.

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Je m’interroge toujours sur les raisons qui me poussent à écrire. Les gens m’ont souvent posé la question. En fait, j’écris surtout pour apprendre et pour me transformer. Quand j’écris, je vois mon inconscient transposé en mots et je peux ainsi mieux comprendre qui je suis. Dans la vie, ma passion première est d’apprendre, de ne pas être prisonnier de mes pensées. D’année en année, je sais mieux ce que je ne sais pas. Je sais mieux poser les questions et mieux écouter les réponses. Je sais que c’est dans la différence qu’on trouve des solutions qu’on n’aurait jamais pu imaginer autrement. Je sais que le monde que je connais est celui que j’ai construit, avec le savoir que je détiens. On peut choisir de vivre dans un monde étriqué et étouffant ou dans un monde ouvert et large. Mais pour ça, il faut d’abord avoir l’humilité de reconnaître à quel point on est limité dans nos pensées. En engageant le dialogue, on apprend à mieux se connaître, comme dans la philosophie de Socrate, et, en connaissant mieux ses forces et ses faiblesses, on devient maître de soi-même : « Nitapenitamitshishin ». On devient libre. Je me questionne aussi sur mes rêves. Quels sont-ils ? Je rêve certainement d’un monde où les gens réalisent enfin qu’entreprendre une action n’est pas si difficile et où ils n’attendent plus que les autres le fassent à leur place. Chaque discussion qu’on lance, chaque projet qu’on réalise peut provoquer des changements. Je rêve de vivre parmi des gens qui ont envie d’apprendre et qui n’ont pas peur de réaliser qu’ils n’ont pas toujours raison. Je rêve de vivre dans une société où nos erreurs ne nous obligent pas à prendre des chemins éloignés les uns des autres : il suffit de les admettre pour continuer nos vies ensemble. Dans ma société idéale, il m’arrive d’avoir tort, mais les gens ont assez de compassion pour me le signaler. Je ne vois pas d’autres façons de nous libérer des contraintes et des limites que notre culture et nos ancêtres nous ont léguées. Natasha, je crois que tu vas devenir une figure importante du militantisme dans les communautés allochtones

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et autochtones, autant dire dans tout le Québec, mais aussi dans le Canada et dans le monde. Depuis que je te connais, je vois bien comment tu es en train d’apprendre, d’élargir ta perspective sur la vie et sur toi-même. Les meilleurs leaders sont ceux et celles qui connaissent les points de vue des deux communautés et, toi, tu es bien placée pour les comprendre. J’ai hâte de te suivre au cours des années à venir. Iame uenepeshish, nuitsheuakan. Deni

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Deni, Nous sommes arrivés à la fin de cet échange. Pourtant, il y aurait encore tant de choses à dire, à ajouter, à débattre. Mais si le dialogue que nous avons entamé peut déjà nourrir la réflexion de nos contemporains, alors nous serons véritablement arrivés à la fin de notre correspondance. Notre objectif sera atteint. En attendant, il ne reste plus qu’à suivre les actualités, les discussions, les réactions qui portent sur le sujet. D’ailleurs, ces derniers temps, on dirait que les nouvelles concernant les affaires autochtones occupent de plus en plus l’espace public. Nous verrons en temps et lieu ce que notre échange apportera à ce débat. Depuis notre dernière rencontre au Salon du livre de la Côte-Nord, en avril dernier, les choses sont allées très très vite. Je pense à la Commission de Vérité et réconciliation qui, en juin, déposait enfin son volumineux rapport sur les agressions qu’ont subies les enfants de nos peuples à l’époque des pensionnats autochtones. Au total, 94 recommandations ont été soumises au gouvernement canadien. Comme des nouveaux commandements. Je pense aussi aux courageuses révélations publiques de ces femmes autochtones qui ont été discriminées et agressées sexuellement par des membres du corps policier de Val-d’Or. À l’élection, en octobre, d’un nombre record de députés autochtones à la Chambre des communes, plus que dans toute l’histoire canadienne. Au jugement de la Cour suprême qui a finalement reconnu le titre ancestral qu’une première nation Haïda réclamait depuis des années sur une

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terre britanno-colombienne. Enfin, je pense à la commission d’enquête nationale sur les femmes autochtones disparues ou assassinées lancée en décembre par le nouveau gouvernement libéral de Justin Trudeau. Une année chargée de faits historiques, une année pour être autochtone ! J’essaie de réfléchir à tous ces travaux « de réfection » de l’histoire des Premières Nations du Canada. Je me dis de plus en plus – et je le déclare maintenant presque chaque fois que je me trouve en conférence publique  – qu’il ne pourra y avoir de réconciliation sans réparation. Car là est le danger : parler de réconciliation en croyant que nous y sommes déjà parvenus, comme s’il ne restait plus qu’à tenter de deviner par quelle corne nous devons maintenant prendre notre bison. Il faut d’abord passer par la réparation. Mais comment ? Malheureusement, il y a une autre étape à franchir auparavant et c’est la connaissance. La connaissance de soi, la connaissance de l’autre sera la clé pour réparer et apaiser la douleur générationnelle chez nos peuples. La reconnaissance, aussi. D’abord, reconnaître que des gens existaient avant l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique. Ensuite, saisir que ces personnes que l’on marginalise dans la société canadienne sont en fait les descendants de ces gens présents au moment de la « découverte du Nouveau Monde ». La reconnaissance. L’étape suivante sera de reconnaître la terre que nos anciens ont chérie. Je ne crois pas que les êtres humains sauront être dignes de cet héritage sans prendre conscience de la valeur spirituelle, philosophique et humaine du territoire. Au risque de paraître à nouveau trop spirituelle (de toute façon, cela fait partie de mon héritage culturel et philosophique !), j’estime que chacun doit maintenant trouver l’humilité de demander la guérison. La guérison profonde de nos mœurs, de nos mentalités, de nos attitudes. Donnonsnous le pouvoir de reconnaître nos ignorances réciproques. Cherchons le sentier qui nous donnera la volonté de rejoindre le chemin de la décolonisation. Car tout cela ne se fera pas

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sans mal. Je me suis posé beaucoup de questions et j’ai beaucoup douté, durant nos échanges, mais je crois que c’est une bonne chose. Cela signifie que le travail est véritablement amorcé. Que les choses bougent, autant à l’intérieur de nousmêmes que dans le monde. Je suis à Paris et voici ma dernière lettre. Je me suis déplacée pour la Conférence sur le climat (COP21) et j’assiste au grand déploiement des paroles autochtones. Ici, des Autochtones du monde entier se rencontrent et commencent à échanger, à interagir. Au milieu de ce chaos, je me sens chez moi. Cet après-midi, les Guaranis d’Amérique du Sud ont tenu un sommet sur l’alliance entre les peuples pour la protection du territoire contre l’écocide. Voilà où nous en sommes. À créer des liens forts et solides pour construire une parole planétaire. Nous sommes au début d’un grand mouvement d’émancipation, même si cela peut sembler à certains égards difficilement réalisable. Mais nous y sommes. C’est pour cette raison qu’il est urgent et important que les populations du Québec et du Canada s’ouvrent aux Premiers Peuples d’Amérique. Mais nous ne devrons pas nous contenter de dialoguer entre nous et de nous réconcilier. Nous devrons également tourner notre regard vers l’extérieur et nous engager à donner l’exemple au monde. Nous devrons mieux définir et mieux affirmer notre place dans le monde, à l’instar de certains groupes environnementaux autochtones qui parviennent désormais à universaliser leur présence et à s’enrichir des bons apports des sociétés contemporaines. Je suis bien heureuse d’avoir pu approfondir avec toi plusieurs sujets touchant le racisme entre Autochtones et Allochtones. Cela m’a permis d’avoir accès à la vision d’une personne qui tient son peuple à cœur autant que moi. De nous engager à trouver les bonnes réponses et les bons gestes que l’on devra poser avec le temps. Je vais toujours éprouver de la gratitude envers toi. Tu as fait surgir en moi des sentiments avec lesquels je devais composer au quotidien, mais sans oser les affronter, parce

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que je n’en avais pas nécessairement conscience. Au fil de nos échanges, j’ai mieux cerné mes certitudes et, surtout, mes doutes. J’avance chaque jour avec ces nouvelles connaissances. De moi et de l’autre. De toi. Enfin, je crois avoir trouvé en toi la même volonté d’écrire pour la postérité. Nous écrivons pour tracer l’avenir à la génération qui vient. C’est rassurant. Nous écrivons également pour approfondir notre propre pensée, pour remettre en question nos propres perceptions du monde. J’ai hâte de travailler à nouveau avec toi, si l’avenir le permet. Dans quelques années, on verra d’ailleurs comment ce livre aura fait son petit bonhomme de chemin. On verra bien. J’ai pour toi une grande gratitude, mon ami. Que ton chemin te soit bon et que tout ce que tu m’as apporté au cours de la dernière année te soit rendu au centuple. Je t’embrasse. À la prochaine, Natasha

Les lettres qui suivent ont été écrites entre septembre et octobre 2020.

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Kuei nuitsheuakan, Ça me fait vraiment étrange de t’écrire ce soir, mais j’en avais tellement envie. J’en ai aussi sûrement grand besoin, et c’est sans doute pour cette raison que cette pensée m’habitait depuis un bon bout de temps. Alors, comment te portes-tu ? Tu es à Stanford, en Californie. Ces jours-ci, je vois passer sur les réseaux sociaux de multiples images des feux qui ravagent les forêts de la côte ouest américaine. Des images qui côtoient celles de la fonte accélérée des glaciers du Groenland ainsi que les photos de cette dernière manifestation antimasque à Montréal, où des personnes brandissaient des drapeaux sur lesquels il était écrit Trump 2020… C’est le fil des actualités. On est en septembre 2020. Il y a cinq ans exactement, on s’écrivait les premières lettres de ce petit livre rose qui allait finalement faire un bon bout de chemin. On ne s’attendait pas à ce qu’il en fasse autant, même si on l’espérait, bien sûr. Mais on ne s’attendait pas du tout à l’effet que cet échange a eu par la suite sur nous-mêmes, sur toi et moi, mon ami. Il nous a influencés chacun de notre côté d’une façon assez forte dans nos écrits et nos réflexions. Je suis heureuse de t’avoir rencontré pour avoir vécu l’expérience de cet échange. Depuis, j’avoue que tu me manques parfois. Comme moi, tu as continué à parcourir de nombreux territoires de la planète. Comme moi, ta vie est certainement tout autre de ce qu’elle était à l’époque. Et pourtant, tellement de choses peuvent arriver en seulement cinq années. Pour moi, elles ont

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été particulièrement chargées, donc oui, beaucoup de choses se sont passées depuis notre dernière lettre. Ce que j’aimais, c’est que, par ces lettres, j’avais en toi un ami avec qui penser, réfléchir sur l’état de nos sociétés en évolution ; quelqu’un qui avait un regard extérieur sur le Québec d’aujourd’hui et avec qui je pouvais comparer ma vision des choses. Dans les années suivantes, je trouvais important d’entamer d’autres conversations avec des écrivaines et des écrivains d’ailleurs. J’ai continué à chercher à comprendre l’ignorance sous toutes ses facettes, ses comment et ses pourquoi, de toutes mes forces. Je l’ai fait animée par mes colères, mais aussi par l’énergie de mes espoirs. Au début de 2020, il y a eu une manifestation de cette révolution à venir pour nos peuples, pour leur « libération » : l’opposition des Wet’suwet’en à la construction du gazoduc Coastal GasLink sur leurs territoires ancestraux, en Colombie-Britannique, a suscité le soulèvement pancanadien que j’attendais. Des membres de cette nation qui militaient contre l’oléoduc ont dénoncé l’intrusion de la police sur leur territoire et ils ont été brutalement repoussés par les forces de l’ordre. Certains ont même été victimes de voies de fait. Des agents ont également brûlé des symboles culturels qui se trouvaient sur la barricade à la mémoire des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées. À la vue de ces méfaits sur les réseaux sociaux, de nombreux militants d’autres nations du Canada ont décidé de bloquer les chemins de fer qui traversent le pays. C’était pour protester contre la violence et le non-respect des droits des Wet’suwet’en que les autres nations se sont levées à leur tour en solidarité. C’est ainsi que le blocus ferroviaire est devenu un événement d’envergure, à un point tel que, cette fois-ci, les Allochtones se sont éduqués sur la lutte en cours afin de mieux défendre des territoires et des cultures à nos côtés. Ce que les médias ont dénommé « la crise ferroviaire », tu ne peux pas imaginer ce que cela signifiait pour beaucoup d’entre nous. Bien sûr, ce ne sont pas tous les membres de

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nos communautés qui étaient d’accord avec les blocus de chemins de fer. Cela générait du stress et de l’anxiété. Ça nous rappelait la crise d’Oka, qui a été un épisode traumatisant pour plusieurs. Mais autant les regards d’animosité dans les rues devenaient plus lourds à mesure que le blocus ferroviaire se poursuivait, autant l’espoir prenait déjà trop de place à l’intérieur de ma poitrine, j’étais trop fière de nous pour me laisser assaillir par les commentaires négatifs à l’endroit de ce soulèvement. En fait, à force de circuler dans Montréal, d’écouter la radio et de voir apparaître autant d’articles sur le sujet sur les réseaux sociaux, je me suis surprise à constater à quel point – et c’est une grande première – les médias étaient devenus des espaces où l’on pouvait entendre les intervenants débattre sur l’attitude du gouvernement fédéral vis-à-vis des Wet’suwet’en, où l’on transmettait des informations sur l’histoire wet’suwet’en et les luttes historiques de ce peuple. J’étais davantage habituée à entendre des insultes à l’endroit de nos peuples en temps de crise. C’est sûr qu’il y a encore beaucoup de choses à faire sur le chemin de la convergence entre nos peuples, mais je me suis dit que nous venions de faire un bond de géant en ce sens, en société. La solidarité, le lien, la connexion renouvelée entre les peuples autochtones, ça me rappelait Standing Rock, qui a commencé en 2016 juste au moment où Kuei je te salue était publié. L’occupation de Standing Rock pour contrer le projet de construction de l’oléoduc Dakota Access, de l’entreprise Energy Transfer Partners, reste à ce jour le plus grand rassemblement de nations autochtones que l’on ait connu. Même la tradition orale ne recense pas un rassemblement d’une telle ampleur. Des membres de nations de partout dans le monde qui étaient de passage aux États-Unis ou en Amérique prenaient la peine de faire un détour par le Dakota du Nord pour y déposer des prières, du tabac, et offrir des danses qui sont elles aussi des prières. Danser les danses, chanter les chants, c’est témoigner du passé pour amadouer le futur tout en faisant vibrer le présent. Les réseaux sociaux m’ont permis

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d’assister à toutes sortes de cérémonies à distance ; j’ai pu voir des danses rares et uniques, et entendre des chants dans des langues dont je ne soupçonnais même pas l’existence. En fait, c’est ce que chaque rassemblement, chaque soulèvement représente pour moi. Ce sont des occasions magiques pour la manifestation de l’art et de la prière. Ce sont des manifestations de l’art de la vie, de l’art de vivre. L’art d’exister là où nous sommes dépossédés même de cet art. Nous en reprenons ainsi possession. Il y a eu d’autres occupations, comme celle pour protéger le mont Mauna Kea, à Hawaï. Il s’agit d’un haut lieu pour l’histoire des Kanaka Maoli, le peuple autochtone de ces îles. Des membres du peuple Aïnu du Japon étaient venus faire des danses très anciennes que plusieurs d’entre nous n’avaient jamais eu la chance de voir de leurs yeux. Encore une fois, j’assistai à ces manifestations sur les réseaux sociaux. Je t’écris dans la nuit. Depuis ma nuit. Il est 2 heures du matin. Je n’arrive plus à écrire le jour depuis quelque temps. La nuit, il n’y a pas de distraction. Il semble que je sois saturée, maintenant. Je n’arrive pas à réfléchir, à retrouver l’espace nécessaire. Je ne sais pas comment l’exprimer sans avoir l’air de me plaindre, mais je suis épuisée. Je le sens depuis un bon bout de temps. Pourtant, tu le sais, j’ai totalement cessé de consommer de l’alcool il y a trois ans. C’était pour avoir plus de contrôle sur mon corps, sur ma forme, sur ma vitalité. Je me suis entraînée ardemment à la boxe thaïlandaise, pour aller chercher une énergie qui me manquait encore et reprendre possession de mon corps, prendre le dessus sur le stress, l’anxiété et leurs effets néfastes. Depuis mars dernier, j’ai cru que la pandémie allait me permettre de m’enraciner dans mon appartement à Tio’tia :ke-Montréal, de reprendre mon souffle, de ré-imaginer mon mode de vie. Sauf qu’en vérité, c’est le voyage qui me manque. Me déplacer, être en mouvement. Sortir du Québec, sortir du pays, c’est souvent ce qui m’a permis de prendre de la distance, du recul, et de remettre les compteurs à zéro.

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Parcourir le monde me manque. J’aime me sentir dépaysée, j’aime aussi revenir dans les lieux que je connais, marcher dans les rues de cette ville ou de cette autre. Lorsque je voyage, je comprends les réalités, les inégalités et les débats du moment. Je m’y intéresse. Je ne suis pas touriste. Je ne le serai jamais, je crois. Quand je pars, je me repose. Mon esprit se détend. Je me sens moins concernée par ce qui se passe ailleurs. Ici, même quand je me déconnecte, je continue à ressentir de l’anxiété, de l’inquiétude, de la compassion, un sentiment d’injustice pour un événement, une révolte intérieure pour un autre. Je m’inquiète, par exemple, quand une communauté signe un contrat impliquant des millions de dollars avec une compagnie d’exploitation de ressources naturelles. Ce que ça veut dire pour cette communauté, ce que ça signifie pour les autres. Il me semble parfois que nous sommes dans une course vers l’autodétermination. Mais sommes-nous réellement autonomes, affranchis ? Ou sans le savoir, ou même en en étant très conscients, perpétuons-nous en quelque sorte le cycle des dominations, des rapports de pouvoir ? Où en sommes-nous ? Ces derniers mois, j’ai aussi vécu de grandes joies : j’ai vu que plusieurs communautés autochtones avaient organisé des sorties sur leurs territoires respectifs, avec des jeunes et des aînés réunis dans le même portage. Ça veut dire beaucoup. Ça signifie que l’on parvient de plus en plus à retourner dans les terres pour enseigner de nouveau nos cultures ancestrales. Vivre un peu plus de nos cultures, en quelque sorte. L’intérêt des jeunes est palpable. Ils disent que c’est pour eux aussi un besoin. Il y a eu plusieurs tentatives pour organiser de grands voyages comme les portages du passé, mais il y avait toujours de nombreux obstacles : manque de moyens financiers, manque de ressources humaines, manque d’effectifs pour réaliser de tels projets. Ces dernières années, j’ai tellement lu pour comprendre tous ces obstacles. J’ai cherché, j’ai souvent trouvé des bouts de réponse. Ces lectures m’ont permis d’aller beaucoup plus loin :

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je comprends ma condition, je comprends toute la complexité de mon identité, sa contemporanéité, les différences entre chaque Innu, chaque Innushkueu, notre pensée individuelle et commune. Mais lire m’a amenée à penser et à aborder des sujets d’une façon tellement différente que je me sens souvent incomprise. À force de poser des questions ou d’apporter mon point de vue sur des observations qui avaient été nourries de réflexions d’ailleurs, je me suis parfois sentie à part des autres, alors que ma volonté était de contribuer à notre avancement collectif. Je souhaitais remplir mon rôle d’écrivaine, mais j’ai eu le sentiment que, finalement, ça me séparait des miens plus qu’autre chose. Et pendant longtemps, ça m’a en quelque sorte empêchée d’écrire, de créer. J’ai eu peur. Deni, j’avais envie de te parler de ma fatigue. De ce manque de courage, parfois. J’essaie de prendre soin de ma sensibilité et de filtrer ce qui entre dans ma vie. Mais ce qui se passe sur la scène politique, ici, m’atteint beaucoup. La vie politique au Québec, depuis l’élection du gouvernement caquiste, me semble insensée. Je n’ose même pas imaginer dans quel état je serais si je vivais aux États-Unis, vu ma sensibilité et ma propension à réclamer la justice pour tous. Mais je sais maintenant que, même si j’étais née ailleurs, je lutterais encore contre les injustices sociales. Le décès de George Floyd, cet Afro-Américain de 46 ans tué par un policier à Minneapolis, en mai, a déjà marqué l’année 2020. Ce nouvel épisode de violence policière a amené le mouvement Black Lives Matter à déferler dans les rues, suscitant des manifestations de masse chez toi. C’est pour ça que je te demande comment tu te portes. Où en es-tu ? J’ai envie de te parler de tellement de choses. J’aimerais savoir ce que tu penses de ce qui se passe dans ton pays. Des responsabilités que Trump a laissé tomber, des effets de sa gouvernance qui n’en est pas une. De l’état des États avec la COVID-19. Comment comprends-tu tout ce qui se passe ? As-tu pu suivre les événements au Canada avec la lutte des Wet’suwet’en ? Pour moi, ces événements semblent répondre

Licence enqc-13-1022090-LIQ2190413 accordée le 17 janvier 2024 à daniel-vijay

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à des mouvements universels. Comme quand une goutte d’eau tombe dans un océan et qu’elle crée des vagues. Une sorte d’effet papillon ? Je le redirai, nous avons traversé 500 ans de mensonges et de génocides. Ces 500 ans sont inscrits autant dans nos os, dans nos corps que dans nos esprits. Ils s’immiscent tous les jours dans nos relations. Ils façonnent notre vie ensemble. Comment peut-on l’oublier ? Il est difficile de mesurer l’effet de tous ces siècles d’oppression accumulés dans nos peaux et dans nos réflexes, mais si on souhaite désamorcer les tensions et déconstruire les rapports de force, il nous faut d’abord avoir compris les mécanismes de nos comportements dans leurs rouages les plus subtils. Ce serait un bon début, je pense. Je te laisse ici, nuitsheuan. Je vais maintenant aller me coucher, le cœur déjà un peu plus léger. Je vais attendre ta réponse avec impatience. J’avais besoin de réfléchir, de converser, d’écrire tout ce qui m’habite depuis des mois. J’ai hâte de te lire, de voir de quelle façon ta pensée a évolué et, bien sûr, d’avoir de tes nouvelles. Je t’embrasse mon ami, je te souhaite d’être en forme, en santé et en sécurité. Natasha

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Kuei Natasha, Ça me fait tellement plaisir de te lire après si longtemps. Tu dis que tu es fatiguée — et je comprends bien la fatigue devant notre planète en crise —, mais ta voix est plus forte que jamais, tes phrases plus perçantes. Tes mots me présentent les enjeux de notre époque avec clarté. En te lisant, je me dis que le travail de l’écrivain est d’illuminer le monde pour qu’on puisse voir le fond de tous ses aspects, même de ceux qui sont les plus troublants, sinon terrifiants. Ces temps-ci, il y a tant de choses troublantes et terrifiantes dans le monde. Je t’écris de la Californie où, depuis quelques semaines, on peut à peine respirer en raison des feux de forêt ; il y a tellement de fumée que quelques minutes à l’extérieur de la maison suffisent pour que nos yeux et nos poumons brûlent et qu’on ait mal à la tête. J’ai parlé avec une amie qui vit ici depuis trente ans et elle m’a raconté qu’elle avait vécu des feux de forêt si graves dans le courant des cinq dernières années que le simple fait de quitter sa maison posait des risques pour sa santé. Aujourd’hui, on voit l’absurdité des conseils émanant des services publics qui nous disent d’aller dehors pour réduire la transmission du coronavirus et, en même temps, de ne pas aller dehors pour éviter d’inhaler la fumée qui transforme le ciel de midi en crépuscule rougeâtre. Depuis quelques années et surtout depuis l’élection de Donald Trump en 2016, j’ai l’impression de sonder l’avenir comme un horizon en cherchant des solutions pour les pro-

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blèmes de racisme, de pauvreté, de changements climatiques, de la détérioration de nos institutions démocratiques qui, déjà faibles, n’arrivent pas à construire une société juste. Et la polarisation de l’opinion publique est devenue tellement forte que je ne vois pas comment on peut trouver des solutions à des problèmes aussi importants si les citoyens et les pays n’arrivent même pas à se parler sans dédain. La solution, il me semble, est de faire ce que nous faisons dans ces lettres, mais à une beaucoup plus grande échelle. Quelle exigence d’équilibre que de vivre autant d’émotions — autant de colère, de peur, de regret — tout en restant assez calmes et ouverts pour qu’on s’écoute et apprenne les uns des autres ! Comment dialoguer à travers les fractures de nos sociétés ? La haine qui se manifeste chez certaines personnes de droite comme de gauche nous mène à une impasse au moment même où il faudrait agir plus rapidement que jamais. L’illusion est qu’il n’existe que deux points de vue extrêmes et tranchés, alors qu’il y en a une multitude. Mais les discours extrémistes des deux côtés du spectre politique effacent les subtilités. De plus en plus, je vois des gens qui ont peur de poser des questions. Si on s’exprime mal, si on montre de l’incertitude, on risque de se faire juger immédiatement. Comme je suis plus souvent avec des gens de gauche, je vois comment leur réponse à tout autre point de vue que le leur est la colère et le dédain, même quand il s’agit de questions — comme si le fait de poser des questions révélait qu’on n’est pas tout à fait dans le même camp. Souvent, des amis me disent qu’ils agissent en public comme s’ils étaient d’accord avec les autres, par peur d’être jugés, même quand ils ne comprennent pas tout à fait le sujet débattu. Parmi ceux qui lancent des attaques contre ceux qui ne sont pas d’accord ou bien qui ne comprennent pas, je perçois plutôt le désir de paraître moralement supérieur que celui d’agir. Et souvent, ceux qui jugent le plus violemment sont ceux qui sont issus des milieux les plus aisés et les moins affectés par les perturbations sociales. Récemment, je lisais une biographie de César Chávez, syndicaliste américain

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né en Californie en 1927, qui menait la lutte pour les droits des ouvriers agricoles pendant les années 1960 et 1970. Son approche était de parler avec tout le monde, d’aller de porte en porte, construisant une communauté et réunissant des gens bien différents pour défendre les droits des travailleurs. Ce dont j’ai peur aujourd’hui, c’est que nous nous aliénions des alliés potentiels parce que nous préférons la facilité de montrer notre supériorité morale au travail acharné de s’éduquer les uns les autres ou de se découvrir suffisamment de points communs pour travailler ensemble à trouver des solutions. J’ai peur qu’on se batte dans nos propres camps pendant que la société s’écroule. Et oui, plusieurs personnes m’ont dit que la situation aux États-Unis et dans le monde n’était pas si mal, que la société ne s’écroulerait pas, alors qu’il me semble qu’on accepte chaque année une situation pire que l’année précédente. On oublie comment la vie était avant. On s’adapte à un environnement en déséquilibre croissant, à une société moins démocratique, à une économie de plus en plus favorable aux mieux nantis. Une chute au ralenti est tout de même une chute. Et l’histoire nous enseigne bien qu’une telle chute peut s’accélérer d’un coup et nous prendre tous au dépourvu. Si parfois j’ai de l’espoir, c’est en voyant la réaction qu’a suscitée la mort de George Floyd. Le policier qui l’a tué s’était agenouillé sur son cou pendant plus de huit minutes. Sa mort, filmée par Darnella Frazier, une fille de 17 ans, a été diffusée sur tous les réseaux sociaux et a provoqué des manifestations immenses partout aux États-Unis et dans le monde. C’est ainsi que Black Lives Matter, fondé en 2013 par les activistes Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi, est devenu le plus grand mouvement social dans l’histoire des États-Unis, avec plus de 26 millions de personnes qui ont manifesté dans des milliers de villes. Voir des manifestations composées non seulement de Noirs, mais aussi de Blancs se tenir dans des banlieues largement blanches me fait croire que le désir pour une société plus juste prend de l’ampleur,

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même si les structures rigides et obsolètes de nos systèmes politiques et économiques nous freinent. D’ailleurs, il me semble que les attitudes envers le racisme ont beaucoup changé dans les deux camps. Ceux qui s’y opposent ne se perçoivent plus seulement comme étant « non racistes », mais « antiracistes ». De plus en plus de gens veulent agir pour éliminer le racisme. Chez les racistes, je vois aussi un changement vers une attitude plus active. Trump a donné aux gens de droite la permission de dire le pire de ce qu’ils pensent. Il a normalisé la grossièreté et les insultes et il a montré aux gens que pour gagner, il ne faut jamais céder — il faut rabaisser ses adversaires et mobiliser les trolls de l’extrême droite pour les terrifier. Je comprends bien que cette violence constante, que son racisme et sa misogynie enflamment la colère. Mais autant il faut utiliser cette colère pour se mobiliser, autant il ne faut pas tomber dans le piège : Trump sait qu’en suscitant la colère de ses ennemis, il pourra s’en servir pour exposer au public leurs pires agissements. Il faut qu’on vive notre colère stratégiquement, qu’on ne joue pas son jeu, qu’on ne coure pas vers la guerre civile que Trump évoque souvent, mais que l’on construise des alliances et qu’on s’écoute pour trouver des solutions. On peut voir cette époque comme le début d’un grand changement social ou bien le début d’une période de repli incommensurable. Te lire maintenant, en ce moment, alors que tant de choses sont en jeu — la pandémie, les manifestations, l’élection aux États-Unis dans moins de deux mois — me fait du bien. En te lisant, je réalise combien de temps s’est écoulé depuis nos derniers échanges de lettres et combien nous et nos sociétés avons continué de changer. Je lis depuis longtemps que la croissance de la population humaine deviendrait exponentielle à partir de l’an 2000, que la ligne légèrement ascendante de la démographie mondiale deviendrait quasiment verticale. Aujourd’hui, on est bien dans cette verticalité et on en voit les conséquences : les mégafeux, les ouragans fréquents, la pandémie qui se répand à une vitesse à couper le souffle ainsi

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qu’une population si grandissante que la lutte pour les ressources devient encore plus intense. Depuis quelques années, en voyageant à l’extérieur des États-Unis, j’ai vu beaucoup de gens obsédés par Trump, ses solutions simplistes et la facilité avec laquelle il rejette toujours la faute sur les plus démunis plutôt que de tenir ceux qui ont le plus de pouvoir responsables de la société corrompue qu’ils ont façonnée. C’est le moment de ne pas reculer par peur, de ne pas se protéger l’un de l’autre. Quoi qu’il arrive, il faut préserver un espace pour la réflexion, il faut forger des amitiés intellectuelles pour maintenir allumée la braise de la pensée libre et se nourrir de la discussion ouverte. Tu as raison de dire que notre dialogue d’il y a cinq ans nous a fait du bien. En lisant dans ta lettre combien le processus d’écriture de ce livre nous avait changés, je me suis mis à réfléchir sur ces changements chez moi. En fait, tant de choses ont changé en moi et dans le monde qu’il est difficile de me souvenir où on en était il y a cinq ans. Les défis me semblaient grands, mais pas aussi grands que les défis que je perçois aujourd’hui. J’ai suivi tout ce qui se passe au Canada, mais de loin, en cherchant à interpréter les nouvelles et ce qu’en disent les autres. J’aimerais bien voir la situation des Autochtones à travers ton regard et ta compréhension intime du sujet. Dans une des lettres que tu as écrites il y a cinq ans, tu m’as posé une question : « Quelle est donc ta relation avec l’idée de l’autochtonie, maintenant que je t’en ai révélé tant de secrets ? » C’est une question sur laquelle je suis revenu à plusieurs reprises : combien l’expérience et la culture des Autochtones sont toujours loin d’être comprises par la majorité des Blancs et combien les représentations biaisées dans les médias et la politique obscurcissent notre compréhension. Dans ma réponse à ta question, j’avais parlé d’ouverture, mais je me rends compte aujourd’hui que ma relation avec l’autochtonie exige davantage : en plus de respecter la volonté des communautés autochtones et leur relation avec ce continent, elle requiert de l’engagement, de la discipline intellectuelle

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pour déconstruire les narrations officielles et la recherche de la vérité. J’aimerais savoir non seulement comment toi tu perçois l’évolution des Québécois et des Canadiens dans leurs relations avec l’autochtonie, mais aussi comment tu souhaiterais que les Allochtones la comprennent : qu’est-ce que nous, les Allochtones, arrivons le moins à comprendre dans cette question ? Et pour toi qui as vécu et qui vis encore quotidiennement le trauma de la colonisation, comment ta compréhension et ta relation avec l’autochtonie ont-elles évolué ? Merci encore pour ta lettre ! J’ai hâte de te lire, nuitsheuakan. Kuessipan ! Deni

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Kuei Deni, mon frère, Je venais de recevoir ta dernière lettre, le 28 septembre dernier, lorsqu’un événement déchirant est arrivé. Un point de non-retour. J’ai mis des jours, des semaines à te répondre. Je suis désolée. Ça m’a prise de court. Une femme Atikamekw, de la communauté de Manawan, est décédée à l’hôpital de Joliette. Je ne sais pas comment te raconter, Deni. J’ai mis des semaines… Son nom : Joyce Echaquan. Elle venait de se filmer en direct sur Facebook pour crier à l’aide. Elle criait à l’aide parce qu’elle avait été surmédicamentée, surdosée à la morphine, alors qu’il était spécifié dans son dossier médical qu’elle était allergique à cette substance. Elle a crié à l’aide parce qu’elle avait peur, son corps était gonflé, son visage aussi, elle faisait une réaction. Elle était également fragile du cœur depuis la naissance de son dernier enfant, son septième qui a, lui, sept mois. Elle hurlait. Puis on entend les infirmières lui parler, l’insulter allègrement. Sans gêne, sans filtre, sans barrière. Sans aucune humanité*.

* Note de l’éditeur : Même si les mots prononcés par les deux infirmières de l’hôpital de Joliette sont extrêmement durs à entendre, nous pensons qu’il est important de les rapporter ici, afin de témoigner de la réalité concrète du racisme systémique, pour les générations futures. Nous tenons cependant à en avertir les personnes chez qui ces propos pourraient faire ressurgir des traumatismes qu’elles ont malheureusement déjà vécus.

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Ses cris… La vidéo a circulé sur les réseaux sociaux, elle a été partagée, les Atikamekw, les Innu… Nos nations… Toutes les nations ont entendu ses cris. C’était un lundi après-midi, elle est décédée en fin de journée quelques minutes après avoir fait le Facebook live… Une indignation est montée. Nous sommes descendus dans les rues. Dans les jours qui ont suivi, on a vu apparaître le visage de son conjoint – son fiancé, son futur mari – ainsi que celui de ses enfants partout sur les réseaux sociaux, puis dans les médias. Le lendemain, il y avait une vigile pour Joyce devant l’hôpital de Joliette. Je m’y suis rendue, même si j’ai dû arriver après le rassemblement… Il y a eu des centaines de personnes réunies devant l’hôpital, qui ont crié, ont hurlé, ont pleuré Joyce. À Montréal, le samedi suivant, nous étions des milliers à marcher pour la reconnaissance du racisme systémique, comme celui dans les services de la santé, et à réclamer justice. Son nom est désormais rattaché au mot « justice » : Justice pour Joyce. Une douleur est venue m’envahir. Depuis, elle habite mon corps comme une vieille amie. Je n’ai pas ressenti de colère. Je n’en ai plus la force. Une douleur tellement vive. J’en pleurais presque tous les jours. Je n’avais pas versé de larmes depuis tellement longtemps. J’avais surmonté le stress de la pandémie et du confinement, j’avais réussi à profiter un peu de l’été malgré les mesures de distanciation physique. Les parcs, le mont Royal. Je m’étais trouvée bien bonne, à maintenir le cap comme ça, pendant des mois. Puis Joyce est morte. La vidéo, tout le monde l’a vue. Les semaines se sont succédé comme si nous étions dans un film. Voici donc les propos des deux infirmières captés par Joyce Echaquan : – Osti d’épaisse de tabarnac. As-tu fini de niaiser, là, as-tu fini ? Câlisse… T’es épaisse en câlisse. – Qu’est-ce qu’ils penseraient tes enfants de te voir comme ça, hein ? Pense à eux autres, un peu. – T’es ben meilleure pour fourrer […]. Pis après, c’est nous autres qui paient pour ça. Qui tu penses qui paie pour ça ?

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Tellement vite, on ne les a pas vues passer. Je n’ai pas vu le temps. J’étais, cette semaine-là, en résidence de création en danse, mouvement et performance avec l’artiste Wolastoqiyik (Malécite de Viger) Ivanie Aubin-Malo, au centre de création O Vertigo à Tio’tia :ke-Montréal. Nous avons vécu une semaine émotive. Tous nos mouvements étaient empreints de cette marque significative. C’est étrange parce que je suis en train d’entamer un tout nouveau cycle de ma vie en création. Je m’immisce doucement sur le terrain de la danse, entre le traditionnel et le contemporain, en dialogue avec l’art performance. J’apprends à laisser parler mon corps, avec Ivanie comme guide. Et de mon côté, je la guide, elle, vers la voix, le chant, les sons. Ensemble, on réfléchit le monde, la société dans laquelle nous nous trouvons, en retraçant l’histoire de nos peuples. Et le racisme ? Il nous interpelle, nous entoure, remonte à la surface de nos expériences, de notre mémoire. Nous le connaissons. Il existe bel et bien. Il tue. Il nous tue. Il tue nos femmes, nos amies, nos proches, nos lointaines, nos cousines, nos filles… Il a pris la vie de tant de gens de nos nations par le passé, et ce, partout au pays. J’ai reçu, le 4 octobre dernier, jour de commémoration des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées, mon premier regalia de pow-wow pour la danse du Fancy Shawl, qu’on appelle aussi la danse du papillon, la danse de la transformation. J’avais commandé cet habit cérémoniel à une femme Atikamekw, Valérie Ottawa, la mère de mon amie Catherine Boivin, aussi artiste de performance et danseuse de Fancy Shawl. Il y avait un pow-wow d’automne prévu à Odanak ce jour-là, mais en raison de nouvelles mesures sanitaires pour la COVID-19 mises en place quelques jours auparavant, l’événement a dû être annulé. Ivanie, Catherine et moi, sachant que mon regalia allait être prêt, avons tout de même décidé de nous rendre à Odanak et de danser en prière pour Joyce Echaquan et sa famille. Et pour toutes nos nations. On a même fait un direct sur Facebook.

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Valérie était en train de confectionner mon habit de danse lorsque Joyce est décédée. Elle en était rendue à la jupe et elle m’a dit qu’elle a beaucoup pleuré durant sa confection. Ce que ça veut dire pour nous, Deni, c’est que cette jupe porte désormais les larmes d’une femme Atikamekw qui a pleuré pour une autre. Joyce est morte dans des circonstances atroces, où on l’avait complètement dépouillée de sa dignité, de son humanité. Ma jupe de danse portera pour toujours la trace de Joyce. Ça signifie que chaque fois que je danserai, à partir de maintenant et pour le futur, mes pas seront un honneur à sa vie et à la vie de toutes les personnes décédées sous le coup d’actes racistes, de haine, de déshonneur au fil de notre histoire commune, au pays et sur le continent. Au moment où je t’écris, la campagne électorale pour la présidentielle fait férocement les actualités aux États-Unis. Pour la première fois aujourd’hui, j’ai réussi à prendre le temps de lire quelques analyses et d’écouter quelques extraits des débats, afin de mieux comprendre ce qui s’y passe. Je me suis rendu compte que dans moins de 10 jours, il y aura peut-être un nouveau président américain. Ou peut-être ce sera juste l’aggravation d’une crise qui est déjà en cours dans le pays. Je n’arrive plus à me faire une tête à propos de tous ces événements. Je souhaite seulement que justice soit faite. Que ces infirmières ayant mené Joyce droit vers la mort soient arrêtées, inculpées et punies. Je souhaite que les chasseurs Anishnabe, dans le parc de La Vérendrye, soient protégés de la violence des chasseurs allochtones et des escalades de tension. Les Autochtones ont érigé des barricades pour bloquer l’entrée sur leur territoire. Les Anishnabe réclament un moratoire sur l’orignal, qui est menacé par les pratiques de la chasse sportive. Des carcasses complètes d’orignaux sont souvent laissées ici et là dans les terres. En mai dernier, j’ai campé une fin de semaine dans le parc de La Vérendrye, nous étions tout près du territoire d’une amie, et ce n’est qu’au deuxième jour, en marchant par hasard un peu plus loin du campement, que nous avons découvert

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la carcasse d’un thorax d’orignal en décomposition dans une clairière. On a du mal à comprendre ça. J’ai du mal à comprendre comment on peut laisser derrière soi autant de chair, autant de matière. Nous, généralement, on la mange, on en fait des outils, on en fait des vêtements. On en vit. On survit avec l’orignal. S’il y a une mobilisation pour obtenir un moratoire sur l’orignal, c’est pour faire reconnaître les impacts de la chasse de subsistance et de la chasse sportive sur cet animal et pour mieux le protéger, puisqu’il a du mal à se régénérer d’année en année. Les femmes Anishnabe, qui sont les principales artisanes utilisant les peaux d’orignaux, constatent les maladies qui les assaillent, dues entre autres à la pollution. Si on obtient le moratoire et que l’orignal est reconnu comme une espèce en danger, on pourra alors mettre en place des mécanismes pour mieux suivre son évolution et sa santé. L’orignal est notre subsistance, tandis que pour les autres il semble n’être qu’une cible, un jeu, un trophée. Si des barricades ont été érigées sur les chemins de gravier dans le parc de La Vérendrye, ce n’est pas pour le fun, puisqu’il y a déjà eu des demandes pour la protection de l’orignal, et les Anishnabe n’ont eu aucun retour de la part des autorités. Et dès qu’il y a eu des barricades, la situation est vite devenue très tendue. Qu’on le veuille ou pas, en Outaouais et en Abitibi, les Anishnabe vivent de la discrimination et du racisme, au quotidien. On me rapporte régulièrement toutes sortes d’expériences. Alors, demander que la chasse sportive cesse, c’était un très grand risque à prendre. J’ai entendu à quelques reprises que les chasseurs sportifs suivaient les Anishnabe dans les bois en tirant des coups de feu dans les airs. J’ai vu des vidéos tournées par des Autochtones. Ces vidéos ont circulé sur Facebook. Mais il n’y a eu aucune action gouvernementale de prise, aucune intervention de la part de la police. Seuls quelques médias ont relayé l’info, en reprenant le discours des Allochtones. Un seul côté de l’histoire a été présenté, et le racisme ne fait que brûler de plus belle.

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J’ai aussi tenté de suivre ce qui se passe en Nouvelle-Écosse, où une autre crise fait rage, cette fois entre les pêcheurs Mik’maq et les pêcheurs allochtones. Je te dirais que les vidéos de violences à l’endroit des Autochtones, autant celles dans le parc de La Vérendrye que celles en Nouvelle-Écosse, se sont entrecroisées sur mon fil d’actualité pendant des semaines. Je craignais tant les escalades de violence. C’est difficile pour moi d’assister à ces événements à distance. Mes réseaux sociaux autochtones me permettent d’avoir accès à de l’information rapidement, de connaître leur version des faits et même, parfois, d’être témoin en direct d’événements graves (comme des altercations ou des incendies criminels), mais aussi d’actions militantes pacifiques, de rassemblements, de manifestations. Ils me permettent surtout d’être témoin de l’inaction de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) pour protéger les pêcheurs mik’maq des violences dont ces derniers sont la cible. Un matin, on s’est réveillé avec la nouvelle qu’un entrepôt de homards appartenant à la communauté Sipek’nekatik avait été complètement incendié, de façon criminelle. Une enquête est en cours. Comme dans le cas de Joyce. Beaucoup dépendra des résultats de ces enquêtes. Ou, encore une fois, il ne se passera rien. Je viens de visionner le nouveau long métrage de Tracey Deer, originaire de Kanahwake, qui s’intitule Beans. Il raconte l’histoire d’une préadolescente au moment où la crise d’Oka est en cours dans sa communauté de Kanehsatake. Tracey Deer a eu recours à des images d’archives de la crise d’Oka et, dans ce film, nous pouvons constater les actes de violence dont les Kanienke’haka ont eux aussi été victimes. Ces images datent de 1990 et, lorsque je me tourne vers les réseaux sociaux, aujourd’hui, je constate que des vidéos témoignent d’actes semblables : intimidation en groupe, avec des armes ou avec des mots, voies de fait, insultes racistes et, hier comme aujourd’hui, la police sur place qui ne bouge pas d’un poil pour défendre et protéger les Autochtones.

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Il y a un an, le 30 septembre 2019, le rapport Viens était rendu public. Ce rapport est le résultat d’une commission d’enquête qui a permis de recueillir des dizaines de témoignages de discrimination et de racisme dans les services publics du Québec. Cette année, deux semaines après le décès de Joyce, un appel a été lancé pour demander la démission de la ministre des Affaires autochtones du Québec, Sylvie D’Amours, dont on ne voyait aucunement l’implication concrète dans ce dossier. Puis, peu de temps après, et sans aucun préavis, le premier ministre François Legault a nommé Ian Lafrenière aux Affaires autochtones en remplacement de Mme D’Amours. Du jour au lendemain, nous avions affaire à un nouveau ministre. Qui plus est, un nouveau ministre qui se trouve à être un ex-policier et un ancien militaire. M. Lafrenière était, lors de la grève étudiante de 2012, le porteparole du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Il a nié longtemps l’existence du profilage racial au sein du corps policier montréalais. Et dès le lendemain de sa nomination au ministère des Affaires autochtones, il a déclaré qu’il ne reconnaissait en aucun cas l’existence du racisme systémique (même s’il a finalement reconnu l’existence de la discrimination et du profilage). Nous étions si près, il me semble, de faire reconnaître le racisme systémique par le gouvernement Legault ! À l’émission Tout le monde en parle, au début octobre, la vice-première ministre Geneviève Guilbault avait reconnu l’existence du racisme dans les services publics québécois. Même si elle refusait de le nommer tel quel, elle donnait ainsi la définition du racisme systémique. On y était presque… La nomination de Ian Lafrenière, à mes yeux, représente le repli symbolique d’un premier ministre qui ne souhaite soudainement plus faire preuve de compassion envers les peuples autochtones du territoire québécois. Dans ce repli, il y a froideur et fermeté. Nommer un ex-policier et ancien militaire sans tenir compte du trauma laissé par les pensionnats autochtones – quand la GRC et les agents des services

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sociaux venaient arracher les enfants des communautés à leurs parents –, c’est tout dire de l’ignorance du gouvernement Legault à l’égard de l’histoire des peuples autochtones et, qui plus est, de l’histoire de ces traumas. C’est tout dire de l’indifférence envers les expériences des femmes autochtones de Val-d’Or qui ont été victimes d’agressions sexuelles de la part de policiers de la région. C’est d’une austérité, en fait… Pendant ce temps, Marc Miller, le ministre fédéral des Services aux Autochtones, fait montre d’une écoute et d’une empathie quant aux revendications des Mik’maq et aux appels à l’aide de la Nation Atikamekw dans l’affaire Joyce Echaquan. Justin Trudeau a déclaré, au lendemain des événements de Joliette, que son gouvernement fera en sorte de combattre le racisme systémique. Je t’avoue que tout cela me fait vivre une certaine dissonance cognitive… puisque je garderai toujours en tête que les libéraux sont à l’origine de la Loi sur les Indiens, adoptée en 1876, et que leur politique envers les peuples autochtones est ce que Glen S. Coulthard décrit dans son livre Peaux rouges, masques blancs comme une politique coloniale de la reconnaissance. La politique coloniale de la reconnaissance de Coulthard est une référence directe à la notion de reconnaissance développée par le psychiatre et penseur martiniquais Frantz Fanon, qui l’emprunte lui-même – tout en la critiquant – au philosophe allemand Friedrich Hegel. Pour Hegel, il s’agit d’un concept propre à l’individu, qui désigne le besoin d’être reconnu par ses pairs, par sa société et, ultimement, par l’État. Fanon reprend ce concept de reconnaissance pour le transposer dans la relation colonisé-colonisateur, incarnée dans l’image puissante du maître qui dit à l’esclave : « Désormais tu es libre. » Dans cette image, le dominant reconnaît les droits du dominé à la liberté et à la dignité, sauf qu’il ne défait pas nécessairement les chaînes et les structures qui maintiennent le dominé sous son contrôle. La reconnaissance est ainsi un enjeu de pouvoir en contexte colonial, et c’est ce qui nous mène à Coulthard, cet écrivain Déné des

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Territoires du Nord-Ouest, aujourd’hui professeur à l’Université de la Colombie-Britannique. Coulthard reprend la politique de la reconnaissance pour expliquer les rapports de force qui existent entre les peuples autochtones et le gouvernement fédéral du Canada. Lors de sa première campagne électorale, en 2015, Justin Trudeau a instrumentalisé le mot « réconciliation » pour se faire élire. Il faut dire que l’ère Harper avait été une des plus noires pour nous dans l’histoire récente ; l’état des communautés sur les réserves s’est considérablement détérioré pendant les 10 ans du règne conservateur. Alors la stratégie de Trudeau a simplement consisté à se présenter en « sauveur », et ça a marché. Il venait à notre rencontre en reconnaissant le droit des communautés à l’eau potable. Il venait en reconnaissant le nombre effarant de femmes et de filles autochtones disparues et assassinées. Il venait en reconnaissant que les peuples autochtones sont des nations souveraines, s’engageant à ce que leurs droits sur leurs territoires soient respectés et que le gouvernement fédéral travaille avec eux pour leur droit à l’autodétermination. Mais franchement, qu’est-ce que le gouvernement Trudeau a réellement osé faire en cinq ans de pouvoir ? Lancer l’Enquête nationale d’enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Et encore. Cette commission a été lancée du jour au lendemain, dans la cacophonie, sans aucun préavis pour les familles concernées ni aucune consultation en amont, et sans se donner le temps de choisir les bonnes personnes pour être des commissaires dignes de confiance. Mais il n’y a toujours ni eau potable, ni souveraineté, ni droits ancestraux pour nos nations. Pendant ce temps, le gouvernement Trudeau a acheté Trans Mountain pour 4,5 milliards de dollars, au détriment des Wet’suwet’en et des autres nations de la Colombie-Britannique touchées par le pipeline, alors qu’il tentait de nous convaincre qu’il n’y avait pas d’argent pour approvisionner en eau potable les 630 communautés autochtones du pays. Ce geste nous a révélé non seulement son

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hypocrisie, mais aussi son entêtement à ne pas reconnaître les droits des nations sur leurs territoires. Le contexte colonial de la Loi sur les Indiens bénéficie au gouvernement fédéral, tel qu’il l’a voulu depuis le début. L’existence des réserves entretient un système de ségrégation, et nous ne devrons jamais arrêter de le souligner et de le rappeler, tant et aussi longtemps que cette loi sera maintenue en vigueur. La politique coloniale de la reconnaissance a permis de faire taire – du moins pour un temps – la majorité des nations autochtones qui revendiquent une reconnaissance juste et authentique, à la hauteur de leur dignité et de leur droit d’être souverains. La politique coloniale de la reconnaissance est un outil puissant aux mains des gouvernements, puisque les individus de nos collectivités portent les traces invisibles, et parfois abstraites, des pensionnats et de toutes les autres politiques d’extermination et d’assimilation et que nous recherchons tous et toutes, à un moment ou un autre de notre vie, une forme de reconnaissance – rappelons que Hegel en nomme trois, soit une reconnaissance amoureuse, une reconnaissance culturelle et une reconnaissance juridique. En ce sens, nous sommes bel et bien touchés dans ces trois sphères de nos vies. Nous sommes atteints. Notre besoin de reconnaissance peut donc être triple, ce qui est à la fois utile et dangereux. Je pense aux écrits de Leanne Betasamosake Simpson qui aborde la blessure coloniale, une violence intériorisée, que les colonisés portent. Dans ses nouvelles, Simpson démontre par ses personnages autochtones que nous risquons souvent de reproduire cette violence entre nous, au sein de nos relations amoureuses. Nos blessures coloniales sont les premières à refaire surface lorsque nous sommes en quête d’amour. Alors, c’est dans ces creux que l’on pourrait nous assujettir, nous violenter, nous manipuler. Par contre, c’est aussi dans ces creux que nous sommes capables de résilience, c’est-à-dire de faire du beau avec le laid, de créer de la lumière avec l’ombre, de fabriquer des milliers d’étoiles avec le vide.

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166  kuei, je te salue

Ce que le ministre Lafrenière a appelé lui-même sa « politique de la main tendue », quelques jours après avoir nié l’existence du racisme systémique, consiste simplement à « construire les relations du gouvernement avec les Autochtones ». Moi, je la considère plutôt comme une forme de la politique de la reconnaissance : le dominant reconnaît que le dominé vit une injustice et il s’arrangera pour le traiter en égal. Nous tomberons peut-être dans le jeu, nous nous réjouirons peut-être même de cette avenue. Et lorsqu’il réussira à nous faire sentir en sécurité, nous baisserons la garde. Mais ne jamais nommer l’injustice par son vrai nom, c’est garder sa position de dominant dans le rapport de nation à nations. C’est garder le contrôle sur les dits et les non-dits, les attentes et les négociations. C’est aliéner de nouveau le dominé, le détourner de sa propre cause. Pendant ce temps, le dominant redore son image, il apparaît comme le sauveur, celui qui changera le visage de nos relations. Ce sera son jeu, son alibi. En arrière-plan, les médias québécois soulignaient les 50 ans de la crise d’Octobre 1970. J’essaie de me rappeler si cette crise a été abordée dans mes cours d’histoire, mais dans mon souvenir, très peu. Sur fond de débats sur la sémantique du racisme systémique, je prenais donc connaissance des détails de cette crise majeure dans l’histoire politique et sociale du Québec, et je revoyais Pierre Elliot Trudeau décréter la Loi sur les mesures de guerre pour « contrer la menace » des révoltes dans la province. Colonisation après colonisation, discrimination après discrimination, système de domination après système de domination, où en sommes-nous ? Que sommes-nous ? Que devenons-nous ? Nous, toutes et tous ensemble, ici, que voulons-nous faire de toute cette violence ? La détresse psychologique que nous pouvons vivre, déjà accentuée par la pandémie de coronavirus, se cristallise à la vue de toutes ces violences. La violence verbale, la violence systémique, la violence juridique. Les violences amoureuses, les violences physiques, les

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violences sexuelles. Alors, où en sommes-nous ? Je nous pose la question. Comment pouvons-nous nous reconstruire sans aucune assise, sans aucun outil pour nous reconnaître nous-mêmes ? Que serons-nous après la pandémie, après les débats, les crises, les incendies ? Je questionne l’humain dans sa noirceur. Je questionne l’infirmière au-dessus du lit de Joyce. Je questionne les chasseurs allochtones qui s’opposent aux chasseurs Anishnabe dans le parc de La Vérendrye. Je questionne les pêcheurs allochtones qui s’en prennent aux pêcheurs Mik’maq en Nouvelle-Écosse. Je questionne le premier ministre Legault. À quoi bon ? D’où vous viennent cette violence, cette haine, si je peux la nommer ainsi, ce déni ? Nous, de notre côté, nous souhaitons sauver des vies. Nos vies. Nous souhaitons sauver l’animal de son extinction prochaine. Nous souhaitons maintenir les philosophies que nous avons apprises, qui sont celles du respect de la vie, du respect de l’individu, du respect de soi, parce qu’elles permettront d’insuffler de la fierté, d’apporter une guérison à nos peuples, à nos communautés, à tous les individus et, notamment, à nos jeunes. Si nous sommes en colère, c’est que nous voyons l’injustice sous nos yeux, et elle nous fait réagir. Il importe que notre colère soit comprise. Nous avons des milliers d’injustices sous nos yeux, et nous sommes atteints. Il importe d’éradiquer les injustices. Pour l’amour. Mais vous, d’où vient votre colère ? D’où viennent votre violence envers nos pairs, votre haine envers nos peuples, votre déni de notre existence ? Viennent-ils d’un manque de reconnaissance ? D’un manque de repères identitaires, sociaux ? De repères d’une vie en société, en incluant chaque habitant de ce territoire ? Viennent-ils d’un manque d’amour ? Mon cher ami, j’ai été vraiment renversée, bouleversée, chavirée par les quatre dernières semaines. Tu attends ma réponse depuis tellement longtemps, mais me voici. Je pense à toi ce soir, alors que maintenant tout se calme (je n’aime pas ce calme) et que nous nous demandons où en seront les

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États-Unis la semaine prochaine. Toi, que ressens-tu face à cette course entre Biden et Trump, et à l’idée que Trump soit réélu ? Ça me fait peur. Il me semble que sa présence permet déjà à tellement de gens de se décomplexer dans leur racisme. Qu’est-ce que ce serait, quatre ans de plus ? Je t’embrasse, à très vite, Tshuitsheuan, nin Natasha

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Kuei ma chère Natasha, Ta lettre est tellement émouvante et triste. En la lisant, je me suis posé les mêmes questions que toi : quelle est la source chez les Allochtones de cette colère, de cette violence, cette haine, ce déni et, à la fois, de cette indifférence ? Pourquoi ne sommes-nous pas davantage indignés ? Comment notre culture a-t-elle pu enraciner dans nos inconscients ce manque de sensibilité à l’égard de ceux et celles qui ne sont pas Blancs ? Si les Blancs sont harcelés ou attaqués, on exige la justice. En fait, on n’a même pas besoin de l’exiger ; on a confiance, on tient pour acquis que le système y parviendra de lui-même. Ainsi, on accepte le fait que les Autochtones n’obtiennent pas justice, sans même réfléchir aux individus ou aux circonstances particulières. Depuis des siècles, la culture allochtone culpabilise les Autochtones, découplant leur souffrance de la colonisation, qui est présentée comme une force salvatrice alors qu’elle est souvent la cause même de cette souffrance. Les histoires que les Allochtones ont racontées au sujet d’Autochtones qui « ne sont pas capables » de participer à la société allochtone nous ont contaminés, et on voit le monde à travers un filtre. Le lavage de cerveau est tellement complet que, dans les moments où les Allochtones abusent ou refusent de donner de l’aide aux Autochtones, la majorité de la population culpabilise encore les Autochtones. Comment pouvons-nous protéger les droits des Autochtones quand les autorités responsables de prodiguer cette aide — les mêmes protections dont les Blancs

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jouissent, à un point tel qu’ils n’en sont même plus conscients — voient les Autochtones à travers ce filtre qui transforme les êtres en face d’eux en coupables ? Femme, mère, fiancée, être humain… Qu’est-ce qui nous vient à l’esprit quand on pense à ces mots ? Elle arrive dans un hôpital, malade, cherchant de l’aide. Si elle est blanche, est-ce qu’on se donne la permission de la juger ? « Pourquoi est-elle là ? Qu’est-ce qu’elle a fait ? » Ou est-ce qu’on se dit que c’est une femme qui entre dans un hôpital en cherchant de l’aide, fin de l’histoire ? Mais Joyce Echaquan : une femme, une mère, une fiancée, un être humain. On s’est donné le droit de la juger. On a ignoré ses connaissances sur son propre corps, convaincus de savoir mieux qu’elle, parce que — comme toujours — les Blancs ne peuvent voir que l’ignorance chez les Autochtones. « Osti d’épaisse de tabarnac… » Les mots des infirmières. « T’es ben meilleure pour fourrer qu’autre chose. » Le sermon des Blancs qui savent mieux. La culpabilisation des Autochtones. Et le vrai visage des « sauveurs. » Depuis quelques années — et surtout depuis la mort de George Floyd —, je vois de plus en plus d’Américains qui cherchent à se départir de leur filtre et à mieux comprendre leur racisme. Le chemin est long, et on est très, très loin d’une société juste, mais je constate chez eux une prise de conscience et un désir de comprendre leur propre racisme et la réalité des femmes et des hommes noirs. Je souhaite que tout le monde prenne ce chemin, qu’on se rende compte qu’on garde nos croyances parce qu’elles nous conviennent, parce que c’est facile, et non parce qu’elles sont liées à la vérité. Ce qui nous dérange, ce n’est pas la souffrance des autres ou l’injustice, mais ce qui nous incommode ou nous rend inconfortables. En refusant de reconnaître l’injustice, on prétend que tout le monde a les mêmes opportunités. On nie que le système est conçu pour bénéficier seulement aux Blancs. J’ai lu récemment un article de Bryan Walker et Sarah A. Soule qui commence comme suit : « La culture est comme le vent. Il est invisible, mais son effet peut être vu et ressenti.

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Quand il souffle dans votre direction, cela facilite la navigation. Quand il souffle contre vous, tout est plus difficile. » Si j’affirme que les Blancs vivent avec le vent de la culture dans le dos, beaucoup d’entre eux rétorqueront qu’eux aussi ont souffert. Je ne le nie pas. Nous connaissons tous des difficultés. J’ai récemment interviewé le psychologue social Brian Lowery, qui étudie nos représentations de la justice entre Blancs et Noirs, et, pour lui, ce n’est pas une question d’épreuves — les Blancs en subissent eux aussi beaucoup — mais de nos privilèges qui sont souvent plus importants et plus déterminants au moment de traverser une épreuve. Pour les Blancs, il est difficile de concevoir que leurs pires moments auraient été plus durs sans le vent invisible d’une culture qui leur est favorable. Lowery raconte aussi que, dans les études psycho­ logiques qu’il a menées, quand les chercheurs montrent aux Blancs des preuves de leurs privilèges, les Blancs parlent encore plus de leurs propres épreuves. Bizarrement, les chercheurs ont aussi trouvé que les Blancs n’arrivent pas à concevoir le désavantage comme l’inverse de l’avantage. Même s’ils comprennent bien qu’une personne peut ne pas être embauchée à cause de la couleur de sa peau ou de son appartenance à un groupe minoritaire, ils disent qu’un Blanc qui fait la même demande d’emploi et qui est embauché n’est pas avantagé ; ou plutôt, que s’il est embauché, c’est sûrement parce qu’il le mérite et qu’il a travaillé fort. Ce petit jeu de logique pourtant si évident nous montre à quel point on est aveuglés par nos mythes d’être méritants et d’une société qui offre les mêmes opportunités et la justice pour tout le monde. Quand est parue la première édition de notre livre, on n’avait pas encore assisté à l’accession de Trump à la présidence des États-Unis. Oui, il était déjà une nuisance pendant sa campagne électorale, mais son influence depuis l’élection de 2016 ne doit pas être sous-estimée. Non seulement il a montré le pouvoir du mensonge, mais il s’est révélé un maître de la politique de la reconnaissance — que tu expliques si bien — d’une manière tellement sournoise que c’est quasiment

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inimaginable que des personnes y croient. Par exemple, pendant le débat présidentiel du 22 octobre, il a affirmé : « Je suis la personne la moins raciste dans cette salle » en s’adressant à la modératrice noire. Plus tard, il a ajouté : « Personne n’a fait plus pour la communauté noire que Donald Trump. Et si vous regardez, à l’exception d’Abraham Lincoln, une exception possible, […] personne n’a fait ce que j’ai fait. » Trump a répété à maintes reprises qu’il voulait améliorer les vies des peuples minoritaires aux États-Unis tout en appuyant l’extrême droite et les suprémacistes blancs. Il a ainsi démontré à tous les leaders du monde aux aspirations ou tendances autoritaires qu’on peut dire une chose et faire exactement l’inverse si on répète les mêmes mensonges assez souvent. De la même façon, quelqu’un comme Ian Lafrenière peut parler de « construire les relations du gouvernement avec les Autochtones », comme tu le cites, tout en niant l’existence du racisme systémique. Pour la majorité des Blancs qui appuient de tels politiciens, la reconnaissance devient la réalité, car ils n’ont aucune expérience de cette réalité et ils croient aux histoires de la colonisation blanche : que les Blancs ont fait beaucoup de bien et que les Autochtones et les autres minorités se porteraient mieux s’ils étaient complètement assimilés. Ils croient aux histoires d’Autochtones et de minorités qui profitent du travail des Blancs tout en ne faisant rien. C’est pourquoi Trump ou Lafrenière plaisent à leurs électeurs. Leurs propos suggèrent toujours que les Blancs sont les vraies victimes. En manipulant les faits de la sorte, Trump semble faire usage de techniques rendues tristement célèbres par Adolf Hitler et les nazis. Bien sûr, la comparaison avec Hitler et les nazis est facile — l’auteur américain Mike Godwin a même établi en 1990 une règle empirique (appelée la « loi de Godwin ») qui postule que « plus une discussion [en ligne] dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de un ». En fait, il y a peu de politiciens qui n’ont pas été comparés à

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Hitler à un moment ou un autre. Dans son autobiographie, intitulée L’art de la négociation, Trump a d’ailleurs écrit que les gens veulent croire à quelque chose de plus grand et de plus spectaculaire qu’eux. « Je joue avec les fantasmes des gens. J’appelle ça l’hyperbole véridique. C’est une forme innocente d’exagération – et une technique de promotion très efficace. » Ses mots me font penser à ce qu’écrivait Adolf Hitler en 1925 dans Mein Kampf : « On partit à cet égard de ce principe très juste que, du plus grand des mensonges, l’on croit toujours une certaine partie : la grande masse du peuple laisse en effet plus facilement corrompre les fibres les plus profondes de son cœur qu’elle ne se lancera, volontairement et consciemment, dans le mal : aussi, dans la simplicité primitive de ses sentiments, sera-t-elle plus facilement victime d’un grand mensonge que d’un petit. Elle ne commet elle-même, en général, que de petits mensonges, tandis qu’elle aurait trop de honte à en commettre de grands. Elle ne pourra pas concevoir une telle fausseté et elle ne pourra pas croire, même chez d’autres, à la possibilité de ces fausses interprétations, d’une impudence inouïe : même si on l’éclaire, elle doutera, hésitera longtemps et, tout au moins, elle admettra encore pour vraie une explication quelconque qui lui aura été proposée. » Bien sûr, Hitler accusait les Juifs de mentir sur leur identité lorsqu’ils déclaraient être une communauté religieuse et non une race. Mais l’idée du grand mensonge revient dans des textes écrits au sujet de Hitler, comme dans cette note du Bureau des services stratégiques américains qui, en énumérant les principes du dictateur, y inclut : « Les gens croiront un gros mensonge plutôt qu’un petit ; et si vous le répétez assez souvent, les gens le croiront tôt ou tard. » En utilisant cette technique à sa propre manière, Trump a fait la démonstration qu’un politicien peut survivre s’il maîtrise le mensonge. La leçon qu’il a offerte aux politiciens du monde entier pourrait d’ailleurs se résumer ainsi : ne jamais admettre sa culpabilité, exprimer de bonnes intentions comme si on y croyait et proposer des solutions comme si elles allaient être appliquées,

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tout en maintenant le statu quo, voire en sapant les aides et protections déjà en place. Je crois que le racisme virulent de Trump a donné tacitement la permission à de nombreux Québécois et Canadiens déjà racistes de révéler la profondeur de leur haine sans en craindre les conséquences. Sa visibilité médiatique est si grande qu’il est parvenu à attiser des tensions qui ont parfois dégénéré en violences. Il conforte ainsi les racistes et les autoritaires en laissant entendre qu’ils ont raison. Il répète les mêmes clichés sur les minorités et les femmes, affirmant que si celles-ci travaillaient fort, elles en tireraient autant de bénéfices que les hommes blancs. Ici, la suggestion est — comme elle l’a été depuis des siècles — que le racisme ou le sexisme (ou toute autre forme de discrimination) est la faute de ceux et celles qui le subissent, et non la faute de ceux qui jouissent de privilèges dans la société et profitent de ses ressources. Je me demande souvent combien de personnes sont mortes dans le monde à cause des paroles et des actions de Trump, à cause de la haine qu’il inspire aux autres et qu’il rend acceptable. Parlant de conséquences, j’écris ces mots deux jours avant l’élection présidentielle. Trump a prévenu qu’il allait refuser les résultats s’ils n’étaient pas en sa faveur. Si ce n’était du bordel qu’est 2020 (la pandémie, les manifestations, les mégafeux…), je crois bien qu’il pourrait gagner. Mais il a commis une immense erreur avec le coronavirus. Il a raconté tellement de mensonges au sujet de la COVID-19 (comment le virus allait disparaître rapidement, combien il n’est pas plus dangereux qu’un rhume, etc.) pendant qu’un nombre effarant de personnes sont mortes dans les communautés qui l’appuyaient que les gens se réveillent. Pourtant, même si on parle d’une prise de conscience, le pays reste très divisé. Beaucoup d’Américains croient encore en Trump. Il a récolté beaucoup d’appuis en dépeignant les manifestants qui dénonçaient la mort de George Floyd comme des scélérats. Même si très, très peu d’entre eux ont participé à des émeutes et que les pillages ont plutôt été le fait d’individus qui ne faisaient que

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profiter des manifestations, Trump se présente en gardien de « la loi et l’ordre ». Il parle des Blancs comme des victimes, la même stratégie raciste qu’on a observée tellement de fois. Il récite toujours la même rengaine, à savoir que les personnes qui manifestent ne sont pas opprimées, mais bien responsables de leur propre souffrance et responsables de toutes les perturbations qui dérangent la belle société construite par les Blancs honnêtes et travailleurs. J’écris tout cela en pensant à quel point j’aimerais voir plus de Québécois et de Canadiens blancs manifester pour les droits des Autochtones. Je n’ai pas senti le même niveau d’indignation qu’ici, aux États-Unis, après la mort de George Floyd. Mais on y arrivera. Le travail que toi et maintes autres personnes accomplissez nous y amènera. Et en ce qui concerne la question des émeutes, je repense au discours de Martin Luther King Jr., L’autre Amérique, écrit en 1967. Il y parle des émeutes que les Américains craignent si fortement. Or, selon lui, il faut condamner les conditions qui mènent aux émeutes avec la même ardeur qu’on condamne les émeutes elles-mêmes. « Une émeute est le langage des sans-voix », ditil. Il pose donc la question aux États-Unis : qu’est-ce que le pays n’a pas réussi à entendre ? « Il n’a pas entendu dire que les promesses de liberté et de justice n’ont pas été tenues. Et il n’a pas entendu dire que de larges segments de la société blanche sont plus préoccupés par la tranquillité et le statu quo que par la justice, l’égalité et l’humanité. » Je crois que cela est le travail que tu fais depuis des années au Canada, Natasha. Tu apprends au pays comment entendre le langage de ceux et celles qui ont été ignorés. Alors, chère nuitsheuakan, en cette période de souffrance et d’incertitude, il est clair que la solution empruntera un chemin long et difficile. Au cours de notre dialogue, il y a eu des moments où je me suis demandé si c’était un exercice futile. Mais récemment, je me suis plongé dans l’histoire des mouvements sociaux et j’ai pris conscience des milliers, si ce n’est des millions de personnes qui ont lutté jusqu’à présent.

C’est terrible de parler de patience quand tellement d’êtres humains subissent de l’oppression. Il faudrait plutôt parler de persistance, qu’on sache que le dialogue est au cœur de tout ce qu’on fait. Dans ma dernière lettre, j’ai parlé de certaines personnes de gauche qui, tout en dénonçant la violence patriarcale, utilise elles-mêmes un discours agressif, intolérant et non inclusif. C’est exactement ce que l’extrême droite souhaite : une preuve qui correspond à leurs descriptions de la gauche extrémiste et qui leur donne un prétexte pour rompre le dialogue. L’extrême droite utilise des tactiques oppressives parce que celles-ci suscitent souvent de la résistance violente, ce qui légitime en retour encore plus de violence étatique. Le plus grand changement que j’espère pour la société, c’est qu’on apprenne à penser sur le long terme et pas seulement en fonction des profits immédiats, qu’on pense à ce que ça signifie réellement de construire des sociétés stables, qu’on désigne l’oppression ne serait-ce que d’une seule personne ou d’un seul groupe comme nocive pour tout le monde. Un proverbe grec dit : « Une société devient grande quand des vieillards plantent des arbres à l’ombre desquels ils savent qu’ils ne s’assoiront jamais. » Je souhaite qu’on ait un jour des politiciens qui se demanderont ce qu’il faut faire aujourd’hui pour avoir la paix demain. En attendant, on a des artistes et des militants comme toi. Je sais que cette lettre ne sera pas notre dernière. Je souhaite que la prochaine fois que nous reprendrons la plume pour nous écrire, on parlera d’un monde plus sain et de pays qui consacrent leurs ressources au bien-être de tous et toutes. Iame uenepeshish, Deni

annexe 1

Chronologie des évènements

1er avril 2014  –  Un rapport de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) chiffre à un millier le nombre de femmes autochtones disparues ou tuées depuis les années 1980. 3 février 2015 – Un rapport de l’Institut Wellesley, intitulé Premières Nations, Traitement de deuxième classe, indique que le racisme serait un facteur majeur pour expliquer la santé généralement inférieure des Autochtones du Canada. 14 février 2015 – Des centaines de personnes marchent dans des villes de l’Ouest canadien en mémoire des femmes autochtones disparues ou assassinées. 3 juin 2015 – Au terme de six ans de travaux, au cours desquels plus de 6 000 personnes ont témoigné, la Commission de vérité et réconciliation du Canada dépose son rapport. Elle conclut que les pensionnats autochtones ont été l’outil central d’un génocide culturel à l’égard des Premiers Peuples du Canada. Fait à noter, le ministre fédéral des Affaires autochtones, le conservateur Bernard Valcourt, reste assis au moment de l’annonce des conclusions du rapport, contrairement à tous les gens présents dans la salle. 4 juin 2015  –  Le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, reconnaît le génocide culturel des peuples autochtones.

178  kuei, je te salue

23 juillet 2015 – Un rapport du Comité des droits de l’homme des Nations unies dénonce la violence envers les femmes autochtones du Canada. 3 août 2015 – La Cour supérieure du Québec juge que certaines dispositions de la Loi sur les Indiens exercent une discrimination fondée sur le sexe, portant ainsi atteinte à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. 4 août 2015 – Un groupe de personnes marchent 3 000 km dans l’Ouest canadien à la mémoire des femmes autochtones disparues ou assassinées. 4 octobre 2015 – La 10e Marche et veille annuelle pour les femmes autochtones disparues ou assassinées se déroule à Montréal. 15 octobre 2015  –  L’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador réclame une enquête publique sur les morts violentes et obscures de jeunes autochtones survenues depuis l’an 2000. 22 octobre 2015 – L’émission Enquête, diffusée sur les ondes de Radio-Canada, révèle que des femmes autochtones ont été victimes d’agressions sexuelles et d’intimidation de la part de certains policiers de la Sûreté du Québec à Val-d’Or. Le reportage crée une onde de choc. 24 octobre 2015 – Une marche de solidarité avec les femmes autochtones se tient à Val-d’Or. 29 octobre 2015 – À Montréal, plus de 2 000 personnes participent à une vigile en appui aux femmes autochtones. 3 novembre 2015 – La Ville de Val-d’Or réclame une commission d’enquête nationale sur les femmes autochtones disparues ou assassinées.

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4 novembre 2015  –  Le gouvernement du Québec annonce des investissements de 6 millions de dollars pour améliorer les conditions de vie des femmes autochtones. 10 novembre 2015  –  Des Premières Nations intentent un recours collectif au nom des élèves externes des pensionnats autochtones. Contrairement aux anciens pensionnaires autochtones, ceux-ci n’ont jamais reçu d’excuses officielles et d’indemnisations financières de la part du Canada. 17 novembre 2015  –  La Commission des relations avec les citoyens lance, à Sept-Îles, des consultations sur les problèmes de violence vécus par les femmes autochtones. 21 novembre 2015 – Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL), se déclare souverainiste au Conseil national du Parti québécois, ce qui lui vaut une ovation de l’assemblée. Dans le point de presse qui suit, il précise que cette souveraineté est celle du peuple Innu. 28 novembre 2015 – Les chefs de la nation Innu font paraître une lettre intitulée « Nous sommes Innu. Nous sommes souverainistes », en appui à la déclaration de Ghislain Picard. 8 décembre 2015  –  Le gouvernement fédéral de Justin Trudeau, élu en octobre, confirme la tenue d’une commission d’enquête nationale sur les femmes autochtones disparues ou assassinées. 14 décembre 2015 – Femmes autochtones du Québec publie un sombre rapport sur les conditions de vie des femmes autochtones, intitulé Debout et solidaires. Femmes autochtones disparues ou assassinées au Québec. 15 décembre 2015 – La Commission vérité et réconciliation publie son rapport final sur les pensionnats autochtones. Près de 3 200 décès y sont répertoriés de 1867 à 2000.

180  kuei, je te salue

5 janvier 2016 – Ottawa met en ligne un sondage pour guider l’enquête sur les femmes autochtones disparues ou assassinées. 14 janvier 2016  –  Radio-Canada rapporte que 25,4 % des détenus dans les centres de détention fédéraux sont des Autochtones. 17 janvier 2016  – À Montréal, la vigile poétique Paroles fauves dénonce la violence faite aux femmes autochtones. 26 janvier 2016  –  Le Tribunal canadien des droits de la personne accuse le gouvernement fédéral de discrimination envers les enfants autochtones en ne leur offrant pas le même niveau de services sociaux que les enfants non autochtones. 28 janvier 2016 – La sénatrice saskatchewanaise Lillian Eva Dyck dépose un projet de loi (S-215) pour protéger les femmes autochtones, plus à risque de violence. 22 mars 2016 – Le gouvernement fédéral annonce un investissement de 8,4 milliards de dollars sur cinq ans pour améliorer les conditions de vie des Autochtones (rénover et construire des écoles, des garderies et des logements; améliorer le système d’éducation et le traitement des eaux dans les réserves). 10 avril 2016 – Une vague de suicides secoue la Première Nation d’Attawapiskat, dans le nord de l’Ontario, qui déclare l’état d’urgence après 86 tentatives de suicide en quelques mois. 14 avril 2016 – La Cour suprême du Canada reconnaît aux Métis et aux « Indiens non inscrits » les mêmes droits qu’aux Autochtones, ce qui clôt une bataille juridique entamée en 1999. 21 avril 2016 – Le député d’Abitibi-Baie-James-NunavikEeyou, Romeo Saganash, dépose un projet loi (C-262) pour que le Canada harmonise sa législation avec Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007 et qui est non contraignante.

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Juillet à décembre 2016 – Les Sioux de Standing Rock, au Dakota, entament des procédures judiciaires pour protester contre le pipeline Dakota Access qui doit passer près de leur réserve. Des membres de plus de 200  nations autochtones, venus des quatre coins du monde, convergent vers le site pour établir des campements et tenir des manifestations qui seront parfois sévèrement réprimées par les forces de l’ordre. 22 septembre 2016 – Une cinquantaine de Premières Nations du Canada et des États-Unis signent un traité d’alliance contre l’exploitation des sables bitumineux. 29 novembre 2016 – Le gouvernement Trudeau rejette le controversé projet d’oléoduc Northern Gateway, dans le nordouest de la Colombie-Britannique, mais donne son feu vert à l’expansion du pipeline Trans Mountain et au prolongement de la canalisation 3 d’Enbridge. 21 décembre 2016 – Le gouvernement du Québec met sur pied une commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et les corps policiers, qui sera dirigée par Jacques Viens, plus d’un an après la diffusion d’un reportage-choc sur des femmes de Val-d’Or agressées sexuellement par des agents de la Sûreté du Québec. 1er juillet 2017 – De nombreux Autochtones dénoncent le manque de prise en considération du colonialisme dans les célébrations entourant le 150e anniversaire de la Confédération canadienne. 13 septembre 2017 – Les nouvelles armoiries de la Ville de Montréal comporte désormais un pin blanc, symbole de la présence autochtone ancestrale sur le territoire de la ville. 5 octobre 2017 – Ottawa versera 800 millions de dollars aux victimes des « rafles des années 1960 », lorsque de jeunes enfants autochtones ont été arrachés à leurs parents pour être placés en adoption dans des familles non autochtones au Canada et à l’étranger.

182  kuei, je te salue

1er novembre 2017 – L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, critiquée depuis le début de son mandat, réclame du temps additionnel et du financement supplémentaire à Ottawa. 28 novembre 2017 – Des femmes Innu témoignent à l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées du comportement pédophile du père Alexis Jouveneau, un missionnaire oblat ayant été en poste sur la Côte-Nord entre 1954 et 1992. 10 février 2018 – Gerald Stanley, qui était accusé du meurtre de Colten Boushie, une jeune Autochtone de 22 ans tué d’une balle à la tête à sa ferme, en Saskatchewan, est acquitté par un jury composé exclusivement de non-Autochtones. Des manifestations dénoncent un système de justice à deux vitesses. 4 et 14 juillet 2018 – Deux productions du dramaturge Robert Lepage, SLAV sur l’esclavagisme des Noir.e.s et Kanata sur le génocide culturel des Autochtones, suscitent une vaste polémique sur l’appropriation culturelle. 16 octobre 2018 – Les services sociaux du Nunavik signalent une « situation de crise » après une épidémie de suicides dans la communauté Puvirnituq, équivalante en proportion à la mort par suicide de 11 000 Montréalais.es. 14 novembre 2018 – La poète Innu Joséphine Bacon devient la première Autochtone à être nommée « invitée d’honneur » du Salon du livre de Montréal. 20 novembre 2018 – Le Conseil de la Nation Atikamekw devient la première nation autochtone au Québec à signer une entente avec le gouvernement en vue d’instaurer son propre régime de protection de la jeunesse. 29 novembre 2018 – Le gouvernement caquiste de François Legault, fraîchement élu, met un terme au projet de parc

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éolien Apuiat, mené par les Innu d’Essipit, tant qu’HydroQuébec sera en surplus énergétique. Décembre 2018 – Le conseil de bande de Kahnawake et celui de la communauté Mik’maq de Listuguj, en Gaspésie, adoptent leur propre législation sur le contrôle du cannabis, légalisé au Canada deux mois plus tôt. 2 janvier 2019 – L’Assemblée générale des Nations unies proclame 2019 « Année internationale des langues autochtones ». La moitié des 6000 langues autochtones connues sur la planète sont menacées d’extinction. 7 janvier 2019 – La Gendarmerie royale du Canada arrête 14 personnes et pénètre un campement fortifié de la Première Nation Wet’suwet’en qui veut empêcher le début des travaux de construction du pipeline Coastal GasLink, en ColombieBritannique. 31 mai 2019 – L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées dépose son rapport final. Le document de 1192 pages affirme que les Autochtones sont victimes d’un génocide qui vise particulièrement les femmes et formule 18 « appels à la justice » regroupant 231 recommandations, dont la création d’un ombudsman et d’organismes de surveillance de la police. 21 juin 2019 – Le projet de loi C-262 déposé par l’ancien député néodémocrate Romeo Saganash est mort au feuilleton au Sénat, après avoir été bloqué par les sénateurs conservateurs. 30 septembre 2019 – Le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, mené par Jacques Viens, lance 142 appels à l’action pour lutter contre la discrimination systémique dont sont victimes les Autochtones.

184  kuei, je te salue

27 novembre 2019 – La Colombie-Britannique devient la première province du Canada à mettre en œuvre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. 31 décembre 2019 – TC Energy obtient une prolongation de l’injonction interdisant à quiconque de bloquer l’accès à une route et à un pont nécessaires à la construction de son projet de gazoduc Coastal GasLink, dans le nord de la ColombieBritannique. 16 janvier 2020 – Les chefs traditionnels de la Nation Wet’suwet’en, en Colombie-Britannique, contestent la construction du pipeline Coastal GasLink et érigent un campement à proximité du chemin de service. La Gendarmerie royale du Canada établit un périmètre de sécurité pour contrôler l’accès à leur territoire traditionnel. 12 février 2020 – L’Assemblée des Premières Nations dépose une demande en recours collectif de 10 milliards de dollars pour les milliers d’enfants autochtones et leurs familles qui ont été discriminés dans le système de protection de l’enfance. 13 février 2020 – Le ministre des Services aux Autochtones, Marc Miller, propose de rencontrer les Mohawk de Tyendinaga s’ils acceptent de lever le barrage des voies du CN près de Belleville, en Ontario, qu’ils ont érigé en solidarité avec les Wet’suwet’en. 17 février 2020 – Le premier ministre François Legault et le grand chef du Grand Conseil des Cris, Abel Bosum, signent un protocole d’entente de 4,7 milliards de dollars pour le développement économique à long terme de la région d’Eeyou Istchee Baie-James. 18 février 2020 – Des chefs des Premières Nations lancent un appel au dialogue pour mettre fin aux contestations autochtones le long du réseau ferroviaire et dénouer la crise qui secoue le pays.

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19 février 2020 – Le premier ministre François Legault pense qu’il ne faut plus exclure une intervention policière pour dénouer la crise ferroviaire, intimant son homologue fédéral à agir. 20 février 2020 – Pour dénouer la crise ferroviaire, la Gendarmerie royale du Canada offre de retirer son poste mobile du territoire Wet’suwet’en, en Colombie-Britannique. 21 février 2020 – Trois jours après avoir réclamé une solution pacifique, le premier ministre Justin Trudeau déclare que les blocages qui paralysent le transport ferroviaire au pays doivent cesser immédiatement. 21 février 2020 – Des centaines de personnes manifestent leur soutien aux chefs héréditaires des Wet’suwet’en au centreville de Montréal. 25 février 2020 – Le Canadien Pacifique obtient une injonction de la Cour supérieure du Québec pour faire lever le barrage à Kahnawake. 25 février 2020 – Les Autochtones poursuivent leurs manifestations en soutien aux chefs héréditaires Wet’suwet’en qui s’opposent au projet de gazoduc Coastal GasLink; au Québec, en Ontario et en Colombie-Britannique, le blocus des voies ferroviaires se poursuit. 24 février 2020 – Le barrage ferroviaire sur le territoire mohawk de Tyendinaga, en Ontario, est démantelé par les forces de l’ordre. 1er mars 2020 – Des chefs héréditaires Wet’suwet’en et des ministres du gouvernement Trudeau sont parvenus à une entente de principe concernant le différend sur le gazoduc Coastal GasLink, à l’origine de plusieurs blocages ferroviaires dans tout le pays.

186  kuei, je te salue

5 mars 2020 – Les manifestants Mohawk lèvent leur barri­ cade sur les voies du Canadien Pacifique et déplacent leur campement au pied du pont Honoré-Mercier. 12 mars 2020 – Ottawa fait état de 61  avis à long terme indiquant aux communautés autochtones de ne pas consommer l’eau du réseau public d’aqueduc, ce qui touche environ 20 000 personnes vivant dans 40 communautés, en grande majorité situées en Ontario. 28 mars 2020 – Mort de Markoosie Patsauq, qui est considéré comme le premier auteur Inuit à avoir été publié, avec son roman Harpoon of the Hunter en 1969. 14 mai 2020 – Les chefs héréditaires Wet’suwet’en veulent aller de l’avant avec la signature d’un protocole d’entente avec la Colombie-Britannique et le Canada, ce qui est contesté par les élus du conseil de bande de cette Première Nation très divisée sur le projet de gazoduc Coastal GasLink. 21 mai 2020 – La romancière Innu Naomi Fontaine remporte le Prix littéraire des collégiens pour son œuvre Shuni. 11 juillet 2020 – Dans une lettre au premier ministre François Legault, le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, Ghislain Picard, estime que rien n’a vraiment changé pour les Autochtones depuis la crise d’Oka, dont on souligne les 30 ans. 28 juillet 2020 – Jesse Wente, membre de la Première Nation Anishnabe de Serpent River, en Ontario, est nommé président du Conseil des arts du Canada. Il est le premier Autochtone à occuper ce poste. 14 août 2020 – Le grand chef Joe Norton, qui a dirigé la communauté de Kahnawake pendant plus de 30 ans, est décédé à l’âge de 70 ans.

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3 septembre 2020 – À Baden, au sud-ouest de Toronto, une statue de John A. Macdonald, le premier premier ministre du Canada qui est aujourd’hui controversé en raison de son racisme, a été retirée en geste de réconciliation. 10 septembre 2020 – Une première femme d’origine autochtone, Me Julie Philippe, est nommée juge à la Cour du Québec. Mi-septembre 2020 – Les Anishnabe bloquent l’accès aux territoires de chasse de la réserve faunique La Vérendrye dans le but d’obtenir un moratoire de cinq ans sur la chasse sportive aux orignaux, dont la population est en déclin. 28 septembre 2020 – Joyce Echaquan, une femme Atikamekw de 37 ans originaire de Manawan et mère de sept enfants, meurt à l’hôpital de Joliette après avoir filmé en direct sur Facebook ses appels à l’aide et les insultes racistes que lui adressaient deux infirmières. Sa mort provoque une vague d’indignation. 9 octobre 2020 – La nomination de Ian Lafrenière à la tête du ministère québécois responsable des Affaires autochtones, en remplacement de Sylvie d’Amours, ne fait pas l’unanimité. 14 octobre 2020 – En Nouvelle-Écosse, des pêcheurs autochtones et non-autochtones s’affrontent au sujet de la pêche au homard, provoquant des actes de vandalisme et de violence, dont l’incendie d’un entrepôt de homard appartenant à un ami et allié de la communauté Sipeknek’katik. L’inaction de la GRC est sévèrement critiquée. 18 octobre 2020 – Ian Lafrenière, le nouveau ministre québécois responsable des Affaires autochtones, refuse toujours de reconnaître l’existence du racisme systémique. 26 octobre 2020 – Un groupe de survivants de la Rafle des années 1960 demande au premier ministre Justin Trudeau de présenter des excuses pour la pratique pancanadienne ayant

188  kuei, je te salue

arraché des milliers d’enfants autochtones à leur famille et à leur communauté. 4 novembre 2020 – La Ville de Montréal dévoile sa stratégie pour la réconciliation, qui consiste en 125 engagements pour amener les services municipaux à poser des actions concrètes répondant aux demandes des Autochtones. 14 novembre 2020 – Max Gros-Louis, grand chef de la nation huronne-wendat pendant 33 ans, s’éteint à l’âge de 89 ans. 16 novembre 2020 – La communauté Attikamek de Manawan dépose auprès des gouvernements un mémoire intitulé le Principe de Joyce, en hommage à Joyce Echaquan, pour garantir aux Autochtones un accès non discriminatoire aux services de santé ainsi que le droit de jouir du meilleur état de santé physique, mentale, émotionnelle et spirituelle possible. 17 novembre 2020 – Le ministre responsable des Affaires autochtones du Québec, Ian Lafrenière, annonce la création d’une table politique conjointe avec les Premières Nations. 17 novembre 2020 – Les équipes sportives masculines de l’Université McGill annoncent qu’elles porteront désormais le nom de Redbirds, un an après avoir décidé de ne plus s’appeler les Redmen. 19 novembre 2020 – Jusque-là épargnées, plusieurs communautés autochtones sont rattrapées par la deuxième vague de COVID-19. 24 novembre 2020 – La Coalition avenir Québec rejette la motion libérale visant au respect et à la mise en œuvre du Principe de Joyce.

Sources : Espaces autochtones, Radio-Canada, La Presse canadienne, Le Devoir.

annexe 2

Quelques mots d’Innu-aïmun

Au revoir

Niaut, Iame

Ancêtre Tshiash-Innu Avenir Tishkatshish Blessure Mishkassiu Bienvenue Minu-takushinin Bonjour Kuei Chanson Nikamun Compassion Tshitimatshenimun Culture Aitun Devant Nikan Différent Aitan Écriture (il écrit)

Minushtau

Ensemble Mamu Esprit Atshak Êtres humains (le peuple Innu) Innuat

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190  kuei, je te salue

Être humain (homme)

Innu

Femme

Innu Ishkueu

Feu Ishkuteu Génération Aianishkat Histoire Tipatshimun Je t’aime

Tshishatshitin

Langue Aimun Loup Maikan Légende, mythe

Atanukan

Mémoire Katshessitutam Merci Tshinashkumitin Moi Nin Mon ami

Nuitsheuakan

Non Mauat Nous Tshinanu Oui Eshe Passé Utat Parole Aïmun Peur Shetshun Que tu dormes bien

Tshima minuakuamin

Rire (il rit)

Papu

Souverain

Tipenitam, Ka tipenitek

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Terre (intérieur de la)

Nutshimit

Territoire

Assi, Assit, Nitassinan

Toi Tshin Transmettre Ashu-mineu

annexe 3

Questions à l’intention des jeunes

EXERCICE 1 Discussion en classe sur le thème du racisme

Objectif : Introduire la question du racisme en classe (définition, comportements, solutions, etc.) et en discuter afin de démarrer un échange épistolaire entre étudiant.e.s de deux communautés différentes. Pour réaliser cet exercice, les étudiant.e.s sont invité.e.s, dans un premier temps, à se rassembler en sous-groupes afin d’entamer des discussions. L’échange se poursuit ensuite avec toute la classe, en l’axant sur les solutions à envisager pour combattre le racisme. Volet A : Recherches préparatoires § Que sais-tu de l’histoire et de la culture des peuples autochtones ? Fais quelques recherches supplémentaires afin d’approfondir tes connaissances ou relis certains passages du livre, si nécessaire. Selon ce que tu sais maintenant, es-tu d’accord avec Deni lorsqu’il dit [à la page 123] que lever la barrière de l’histoire entre Autochtones et Allochtones aiderait les deux communautés ? § Fais une recherche sur la Loi sur les Indiens (1876) : que contient-elle, comment les peuples autochtones y sontils traités ? Porte une attention particulière aux notions d’« identité » et de « territoires ». Y a-t-il des parallèles à

194  kuei, je te salue

faire avec l’une des revendications des peuples autochtones dont parle Deni [à la page 109] ? § Certains personnages historiques ont une renommée importante au sein d’une culture. Fais des recherches au sujet d’un.e leader autochtone afin d’en apprendre davantage sur lui ou sur elle. Pourquoi a-t-il ou a-t-elle acquis une importante renommée ? Pour cette question, relis [la page 125]. § Es-tu d’accord avec Deni lorsqu’il dit, [à la page 18], que « [l]e racisme repose entièrement sur le silence de ceux et celles qu’on rejette et de qui on a peur » ? Crois-tu, comme Natasha, que le racisme résulte « d’un manque de transmission des connaissances, des savoirs » ? [voir page 103] Et toi, comment définirais-tu le racisme ? Fais quelques recherches, puis rédige une définition concise que tu donnerais à ce terme. § Relis l’histoire que relate Deni au sujet de son père [à la page 115]. Est-ce que tu peux, toi aussi, identifier certains comportements ou attitudes d’individus qui te semblent racistes ? Est-ce qu’il y a des réactions de certaines personnes de ton entourage ou dans la société qui t’apparaissent comme étant racistes maintenant que tu as lu ce livre ? § Natasha, dans l’une de ses lettres [à la page 111], soutient que les communautés allochtone et autochtone ne sont pas si différentes l’une de l’autre. Il faut aussi reconnaître que les Autochtones ont influencé la culture allochtone. Bien souvent, les Allochtones ne perçoivent pas l’influence positive et historique qu’ont eue les cultures autochtones sur leur propre culture. Si tu fais quelques recherches, peuxtu identifier certaines choses ou façons de faire que les cultures autochtones ont inspirées à la culture allochtone ? Est-ce que tu pourrais identifier des influences positives que les cultures autochtones ont sur la culture allochtone d’aujourd’hui ?

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conversation sur le racisme  195

§ Fais une liste de valeurs qui t’apparaissent importantes au sein de la culture allochtone. Par la suite, dresse une liste de valeurs qui t’apparaissent importantes dans les cultures autochtones, valeurs que Deni qualifie de « diverses et complexes » [à la page 19]. Y a-t-il des valeurs communes ? Quelles valeurs favorisent la paix et le partage ? Pourquoi, selon toi, Natasha accorde une si grande importance à la valeur de liberté dont elle parle à plusieurs reprises ? À ce sujet, relire la page 76. § Natasha et Deni se posent plusieurs questions sur différents sujets au fil de leurs lettres. Par exemple, Deni demande à Natasha, [à la page 88], « [c]omment est la culture Innu ? » Compose une liste de questions qui te permettraient toi aussi d’apprendre certaines choses sur les cultures autochtones/allochtones. Comment pourrais-tu trouver certaines réponses à ces questions ? Quelles questions aimerais-tu poser à un ami de ton âge (autochtone/allochtone) ? § Natasha parle de la passion commune pour le hockey des Autochtones et des Allochtones. Relis à ce propos l’anecdote [à la page 111]. Toi, quelles activités aimerais-tu partager avec un Allochtone/Autochtone ? Qu’aimerais-tu faire connaître à l’autre au sujet de ta propre culture ? Volet B : Expériences personnelles sur le racisme § Deni évoque, [à la page 116], une situation dans laquelle il a eu un comportement raciste. Raconte comment il a compris qu’il était imprégné de la culture raciste dans laquelle il vivait. Te souviens-tu comment tu as réalisé que le racisme existait ? Raconte cette expérience et explique comment elle a pu influencer ta vie. As-tu déjà été témoin d’une action ou d’une attitude raciste ? Qu’as-tu ressenti ? § Natasha a été confrontée à des préjugés envers la culture autochtone dans un blogue du Journal de Montréal, comme le raconte Deni [à la page 11]. Et toi, as-tu déjà vécu

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de la discrimination ? As-tu déjà été victime de préjugés ? Comment ? As-tu toi-même déjà eu des préjugés envers les peuples autochtones ? Lesquels ? Pourquoi as-tu eu cette pensée, cette parole ou cette attitude ? Quelles en ont été les conséquences ? § [À la page 82], Deni parle de la notion de « privilège invisible ». Relis ce passage. Toi, penses-tu que tu as des privilèges que l’on pourrait qualifier « d’invisibles » ? Est-ce que d’autres ont des privilèges que toi tu n’as pas ? § Deni parle dans l’une de ses lettres, [à la page 96], des mots péjoratifs qu’employaient les anglophones pour désigner les francophones : cela témoigne d’une forme de discrimination d’une culture envers l’autre. Fais une liste du vocabulaire discriminatoire et raciste que tu connais. Rappelle-toi des mots qui évoquent la peur et la méfiance que l’on éprouve parfois pour ceux et celles que l’on ne connaît pas beaucoup. Maintenant, comme dans un jeu de rôle ou au théâtre, interprète un personnage fictif en te mettant à la place d’un autre individu qui parle de ta culture : selon toi, que pourrait-il en dire ? Pourrait-il employer un vocabulaire raciste ? Volet C : Les médias et le racisme § [Aux pages 144-145], Natasha parle de la lutte des Wet’suwet’en contre le gazoduc Coastal GasLink qui doit être construit sur leur territoire ancestral, en ColombeBritannique, et des blocus ferroviaire qui ont été tenus en solidarité dans tout le Canada, au début de l’année 2020. Elle admet avoir été agréablement surprise par la couverture médiatique de cet événement. Relis ce passage. Quelques mois plus tard, en octobre, Joyce Echaquan est morte à l’hôpital de Joliette peu de temps après avoir filmé en direct sur Facebook le traitement indigne que deux infirmières lui ont réservé et les insultes racistes

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qu’elles ont proférées. Au Québec, la mort de cette femme Atikamekw de 37 ans a créé une véritable onde de choc. De façon générale, que penses-tu du rôle des médias dans notre perception des Premières Nations ? Avons-nous réellement fait « un bond de géant » ces dernières années ? Les médias sociaux comme Facebook peuvent-ils nous aider à lutter contre le racisme ? Ou aggravent-ils au contraire les prises de position extrêmes ? § Deni écrit que Trump, en manipulant sans cesse les faits, semble faire usage de techniques rendues tristement célèbres par Adolf Hitler et les nazis. Penses-tu que cette affirmation est exagérée et qu’elle atteint le « point Godwin », comme cela est évoqué dans son texte ? Ou au contraire, es-tu d’accord pour dire que Trump utilise effectivement cette stratégie : « Les gens croiront un gros mensonge plutôt qu’un petit ; et si vous le répétez assez souvent, les gens le croiront tôt ou tard » ? Certains pensent que nous sommes entrés dans une ère de « post-vérité », pour parler les circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. Crois-tu que nous sommes bel et bien entrés dans l’ère de la post-vérité ? Comment ce rapport aux faits peut-il nuire à la lutte contre le racisme ? Volet D : Combattre le racisme, quelles solutions ? § Comment peut-on aujourd’hui combattre le racisme et encourager l’ouverture à la différence ? Crois-tu aussi, comme Deni l’affirme [à la page 123], que l’écriture est une bonne façon d’encourager l’ouverture d’esprit ? § Selon toi, quels sont les projets (sociaux, culturels, économiques, politiques) qui pourraient être mis en place afin de rapprocher les Allochtones et les Autochtones ? Est-ce que ce livre encourage ce rapprochement, selon toi ?

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§ Souvent, les gens ont le sentiment qu’ils ne peuvent pas changer les choses. Es-tu d’accord avec Deni qui affirme, [à la page 130], qu’il faut d’abord comprendre la société avant de pouvoir la transformer ? Crois-tu que tu pourrais lutter contre le racisme par certaines de tes actions ? Pense à ce que tu pourrais faire pour conscientiser ton entourage à la question du racisme et donne des exemples. § Deni parle de son père qui était raciste, qui n’aimait pas les Autochtones [par exemple à la page 29], mais Natasha remet aussi en question son propre racisme, [à la page 102]. Pense à quelqu’un.e que tu connais dont les comportements ou les paroles t’apparaissent racistes. Compose une liste de questions que tu aimerais lui poser afin de mieux comprendre pourquoi il ou elle est raciste. Crois-tu que tu pourrais discuter avec cette personne afin de contrer ses arguments racistes ? Si oui, comment ? § Crois-tu aussi que le premier pas pour apprendre à apprécier les différences est d’exprimer un désir de travailler ensemble et de résoudre le problème, comme le suggère Deni [à la page 62] ?. Si tu étais leader dans ta communauté, comment t’y prendrais-tu pour éliminer le problème du racisme ? Imagine une action concrète à entreprendre. § La politique coloniale de la reconnaissance peut se résumer, chez Glen S. Coulthard comme chez Franz Fanon, par la métaphore du maître qui dit à l’esclave : « Désormais tu es libre. » [Voir la lettre de Natasha page 163]. Or, si le dominant reconnaît les droits du dominé à la liberté et à la dignité, il ne défait pas nécessairement les chaînes et les structures qui maintiennent le dominé sous son contrôle. Crois-tu que les excuses du gouvernement Trudeau à l’égard des Autochtones sont un pas dans la bonne direction ? Ses bonnes intentions servent-elles véritablement à faire évoluer les relations entre nos peuples ?

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§ On a reproché aux blocus ferroviaires qui ont eu lieu en début d’année 2020 de paralyser l’économie du pays. Penses-tu qu’il s’agit d’un moyen de pression légitime pour faire avancer la cause des Premières Nations ? Pourrais-tu envisager de te joindre aux Autochtones afin mener de telles actions à leurs côtés, comme le souhaite Natasha ?

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EXERCICE 2 Projets d’échanges épistolaires entre étudiant.e.s de différentes communautés et cultures

Objectif : Commencer un échange épistolaire avec une personne d’une autre culture. Pendant l’échange, pose-lui des questions sur différents sujets : le privilège invisible, l’héritage raciste, les stéréotypes, les préjugés, sa vision de l’histoire, etc. Discutez ensemble de la peur et de la méfiance qui peuvent alimenter le racisme. Exemples de questions pour alimenter l’échange : § D’où viens-tu ? § Raconte-moi l’histoire de ta nation/de ta communauté ? § Que sais-tu de l’histoire des peuples autochtones ? § Comment vois-tu l’histoire de la colonisation ? § Il y a onze nations autochtones au Québec. Quelles différences existe-t-il entre ces nations ? Y a-t-il des différences entre les régions du Québec ? § As-tu déjà vécu de la discrimination, des préjugés ? Com­ ment ? As-tu déjà eu des préjugés envers les peuples autochtones ? Lesquels ? Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? § Combien de langues parles-tu ? Quelle langue parles-tu le plus avec tes amis, ta famille ? Quelle est pour toi l’importance de ta langue maternelle ? § As-tu grandi dans une communauté autochtone ? Es-tu déjà allé.e dans une communauté autochtone ? Comment la ­décrirais-tu  ?

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§ On ne connaît pas vraiment l’histoire des peuples autochtones. Qu’en sais-tu ? § As-tu déjà écouté APTN (Aboriginal People’s Television Network), le Réseau de télévision des peuples autochtones ? Quelle est ton émission préférée sur cette chaîne ?

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EXERCICE 3 Autres projets à réaliser en groupe

Objectif : Cet exercice consiste à préparer un projet afin de sensibiliser les étudiant.e.s aux problèmes engendrés par le racisme. § Organiser une conférence avec un.e conférencier.ère autochtone, immigrant.e et/ou québécois.e afin qu’il ou elle partage ses expériences au Canada et sa vision du racisme. § Reconstruire l’histoire du Québec du point de vue des Autochtones : analyser la colonisation du point de vue des peuples autochtones en tenant compte de ses conséquences sur leur culture, leurs traditions, leurs langues, leurs territoires et leur histoire. § Reconstruire l’histoire du génocide culturel à partir du film Le peuple invisible de Richard Desjardins dont parle Natasha dans l’une de ses lettres [à la page 30]. Donner, à la suite du visionnement, des exemples d’actions qui ont été posées à l’endroit des Autochtones et qui visaient la destruction de leur culture. Réfléchir à ce qui se fait aujourd’hui. Est-ce très différent ? § Reconstruire les évènements de la crise d’Oka (1990) dont parle Natasha [aux pages 50 et 56-57] et chercher des solutions qui auraient pu conduire à un rapprochement entre Autochtones et Allochtones dans ces circonstances. § Que penses-tu de cette affirmation de Deni [à la page 97] : « j’aimerais que les Québécois puissent comprendre qu’ils infligent aux Autochtones une oppression culturelle pire que celle qu’ils ont eux-mêmes subie. Si on arrive à percevoir combien cette oppression a pu nuire à son peuple, peutêtre parviendra-t-on à mieux comprendre son effet sur les autres peuples » ? Crois-tu que l’oppression culturelle des

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Autochtones affecte les Québécois.e.s aujourd’hui ? Si oui, de quelle façon ? § En groupe, faire une liste de thématiques importantes reliées au racisme et de défis que pose ce problème pour une société donnée. Chaque étudiant.e choisit ensuite un thème et écrit un court essai dans lequel il ou elle l’analyse. Par exemple, un.e étudiant.e pourrait choisir le thème de la dépossession qu’aborde Natasha [à la page 93] et discuter, dans son texte, de la spoliation des terres autochtones par certaines compagnies privées et par les gouvernements. Par la suite, les étudiant.e.s lisent les textes en classe. Les lectures sont suivies de discussions axées sur la recherche de solutions. § Reconstruire l’histoire du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis et les événements entourant l’assassinat de George Floyd, cet Afro-Américain de 46 ans tué par un policier blanc à Minneapolis le 25 mai 2020, dont parle Deni [à la page 152]. Plus de 26 millions de personnes ont manifesté dans les villes américaines à la suite de sa mort et Black Lives Matter est ainsi devenu le plus grand mouvement social dans l’histoire des États-Unis. Chaque étudiant.e. écrit un texte sur ce qu’a provoqué chez lui ou elle cet assassinat et le mouvement qui s’en est suivi. Les textes sont lus en classe et les lectures sont suivies de discussions axées sur les recherches de solutions.

Deni Ellis Béchard a grandi entre le Canada et les États-Unis. Romancier et reporter indépendant ayant voyagé dans une soixantaine de pays, il est l’auteur de Vandal love ou perdus en Amérique (Québec Amérique, Prix du Commonwealth, 2007), Remèdes pour la faim (Alto, 2013), Des bonobos et des Hommes (Écosociété, 2014), Dans l’œil du soleil (Alto, 2016), Blanc (Alto, 2019) et Une chanson venue de loin (XYZ, 2020). Innu de Pessamit, Natasha Kanapé Fontaine est poète, slameuse, performeuse, peintre et comédienne, en plus de militer pour les droits autochtones et l'environnement. Elle a publié N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (Prix de poésie de la Société des écrivains francophones d’Amérique 2013), Manifeste Assi (2014), Bleuets et abricots (2016) et Nanimissuat–Île-tonnerre (2018) chez Mémoire d’encrier.

titres de la même collection Des bonobos et des Hommes. Voyage au cœur du Congo Deni Ellis Béchard Québec-Presse. Un journal libre et engagé (1969-1974) Jacques Keable À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession Olivier Ducharme Gens de mon pays. Portrait de Saint-Germain-deKamouraska Roméo Bouchard Mégantic. Une tragédie annoncée Anne-Marie Saint-Cerny Décoloniser le Canada. Cinquante ans de militantisme autochtone Arthur Manuel et Grand Chef Ron Derrickson L’affaire Maillé. L’éthique de la recherche devant les tribunaux Marie-Ève Maillé Le droit au froid. Le combat d’une femme pour protéger sa culture, l’Arctique et notre planète Sheila Watt-Cloutier Qui sommes-nous pour être découragées ? Conversation militante avec Lorraine Guay Pascale Dufour et Lorraine Guay Les fous crient toujours au secours. L’histoire de Ferid Ferkovic Sadia Messaili Les savoirs vagabonds. Une géopoétique de l’éducation Thierry Pardo

Faites circuler nos livres. Discutez-en avec d’autres personnes. Si vous avez des commentaires, faites les nous parvenir ; nous les communiquerons avec plaisir aux auteur.e.s et à notre comité éditorial.

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Kuei, je te salue Conversation sur le racisme Nouvelle édition En 2016, la poète Innu Natasha Kanapé Fontaine et le romancier québéco-américain Deni Ellis Béchard entamaient une conver­ sation sans tabou sur le racisme entre Autochtones et Allochtones. Comment cohabiter si notre histoire commune est empreinte de honte, de blessures et de colère ? Comment faire réaliser aux Blancs le privilège invisible de la domination historique ? Comment guérir les Autochtones des stigmates du génocide culturel ? Ces questions traversent leurs échanges : Natasha raconte sa découverte des pensionnats autochtones, son obsession pour la crise d’Oka, la vie dans la communauté de Pessamit ; Deni parle du racisme ordinaire de son père, de la ségrégation envers les Afro-Américains, de son identité de Québécois aux États-Unis. Cinq ans plus tard, Deni et Natasha reprennent la plume pour poursuivre ce « rendez-vous de la parole qui s’ouvre ». Renouant avec le ton intimiste et le foisonnement intellectuel de leur premier échange, ils abordent des sujets d’une brûlante actualité : mobilisation de Black Lives Matter après la mort de George Floyd, feux de forêt en Californie, campagne présidentielle sur fond de montée de l’intolérance ; soulèvement des Wet’suwet’en et blocus ferroviaires, dénonciation de la politique de la reconnaissance du gouvernement Trudeau. Puis survient l’impensable : Joyce Echaquan, une Atikamekw de 37 ans, meurt sous les injures racistes de deux infirmières de l’hôpital de Joliette. Une vague d’indignation monte… En croisant leurs mots avec franchise, leurs lettres approfondissent le dialogue nécessaire à la réconciliation entre nos peuples. Il en résulte un livre humaniste et universel sur le rapport à l’autre et le respect de la différence. Deni Ellis Béchard a grandi entre le Canada et les États-Unis. Romancier et reporter indépendant, il est l’auteur, entre autres, de Des bonobos et des Hommes (Écosociété, 2014). Innu de Pessamit, Natasha Kanapé Fontaine est poète, artiste multi­ disciplinaire et militante pour les droits autochtones. Elle a publié notamment Bleuets et abricots (Mémoire d’encrier, 2016).

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