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French Pages 294 [286] Year 2000
ISLAM-OCCIDENT, ISLAM-EUROPE : CHOC DES CIVILISATIONS OU COEXISTENCE DES CULTURES ?
© L'Harmattan, 2000 ISBN : 2-7384-8783-1
Abderrahim Lamchichi
ISLAM-OCCIDENT, ISLAM-EUROPE : CHOC DES CIVILISATIONS OU COEXISTENCE DES CULTURES ?
Editions L'Harmattan 5-7, rue de 1'Ecole-Polytechnique 75005 Paris — FRANCE
L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) — Canada H2Y 1K9
Du même auteur Ouvrages
:
Islam et contestation au Maghreb , L' Harmattan, 1989. L'Algérie en crise, L' Harmattan, 1991. L'Islamisme en Algérie, L' Harmattan, 1992. Islam, islamisme et modernité , L' Harmattan, 1994. L'Islamisme en question(s) , L' Harmattan, 1998. Le Maghreb face à l'islamisme, L' Harmattan, 1998. Islam et musulmans de France, L'Harmattan, 1999. Direction
:
Les Refis identitaires, Confluences-Méditerranée, éd. L'Harmattan, 1993 Géopolitique des mouvements islamistes, Confluences-Méditerranée, éditions L'Harmattan, 1994 (avec Jean-Paul Chagnollaud et Bassma KodmaniDarwish). Islam-Occident : la confrontation ?, Confluences-Méditerranée, éditions L'Harmattan, 1996. La France et le Monde arabe. Au-delà des fantasmes, ConfluencesMéditerranée, éditions L'Harmattan, 1997 (avec Jean-Christophe Ploquin). Transition politique au Maroc, Confluences-Méditerranée, éditions L'Harmattan, 1999 (avec Gema Martin-Munoz). En collaboration
:
Cao-Huy Thuan et Alain Fenet (dir.), La coexistence : un enjeu européen, PUF, 1997. ACAT, Fondamentalismes, intégrismes. Une menace pour les droits de l'homme? éditions Bayard /Centurion, 1997. Guy Hennebelle (dir.), L'Islam est-il soluble dans la République ?, Panoramiques, éd.Corlet/Arléa, 1997. Gilles Manceron (dir.), Algérie, comprendre la crise, éd. Complexe, 1996. Sophie Bessis et Andrée Dore-Audibert (dir.), Femmes de Méditerranée. Politique, religion, travail, éd. Karthala, 1995. Penser l'Algérie , Intersignes, éd. de l'Aube, 1995. Jacques Chevallier (dir.), Les bonnes moeurs, PUF, 1994. Jacques Chevallier (dir.), La solidarité, un sentiment républicain ?,PUF, 1992. Islam et modernité dans la culture arabe, Passerelles, 1991. Tariq Ragi et Sylvia Gerritsen (dir.), Les Territoires de l'identité, L'Harmattan (Villes plurielles — La Licorne), 1999.
Toujours pour Sarah et Leila. Avec amour et tendresse.
Introduction
De 711, année où le chevalier berbère Târiq ibn-Ziyâd franchit le détroit de Gilbraltar (qui porte son nom : Jabal Tariq, littéralement : «La Montagne de Tariq ») et entama la conquête de la péninsule ibérique alors sous domination wisigothe, jusqu'à la reprise de Grenade, en 1492, par les Rois Catholiques d'Espagne, la présence musulmane en Europe — qui n'a certes pas été exempte de conflits et d'injustices — fut aussi, à beaucoup d'égards, très féconde. Pendant plus de sept siècles, les trois quarts de la péninsule ibérique resteront sous contrôle musulman et verront se succéder les dynasties omeyyades (929-1031), almoravides (1056-1147), almohades (1147-1208) et les nasrides (12371452). Lisbonne et Cordoue sont prises également en 711, Tolède l'année suivante, Narbonne en 715, Toulouse en 721 ; et si Charles Martel arrête cette avance à Poitiers en 732, la présence et l'influence arabes et islamiques sont attestées ailleurs — notamment, dans les îles méditerranéennes, de l'Ouest (Baléares), au centre (Corse, Sardaigne, Sicile, Malte) et à l'Est (Crète, Rhodes, Chypre). L'Andalousie (al-Andalous), pour ne citer qu'elle, fut, pendant
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des siècles, un magnifique symbole d'une coexistence fructueuse et exemplaire des trois « Cultures-religions » du Livre : juive, chrétienne et arabo-musulmane. Et si la Reconquista marque le reflux des musulmans de l'Ouest du continent européen, à l'autre extrémité de la Méditerranée, apparaît une Europe musulmane de l'Est, conquise dans les Balkans sous l'oriflamme des Ottomans — qui allèrent jusqu'à menacer Vienne au siècle des Lumières. Près de cinq siècles de domination ottomane laisseront dans la péninsule balkanique en particulier une empreinte durable qui témoigne d'une présence musulmane ininterrompue — aux côtés de populations orthodoxes et catholiques — au coeur du continent européen. Cette épopée ottomane a enraciné, jusqu'à nos jours, plusieurs communautés musulmanes, d'origine principalement turque ou slave : au Kosovo, en Bosnie, en Albanie, en Bulgarie, en Roumanie, en Grèce ; sans renier leur foi ni leur culte islamiques, elles demeurent néanmoins attachées à leur ancrage européen. D'une manière générale, au moins depuis le Moyen Âge, l'espace méditerranéen fut partagé entre l'islam et la chrétienté ; théâtre de batailles et de confrontations, cette mer des migrations et des brassages, fut aussi un prodigieux carrefour d'échanges, et pas seulement commerciaux : humains, artistiques, intellectuelsl. De l'Espagne et la Sicile jusqu'aux Balkans, la présence musulmane a très profondément et durablement imprégné la civilisation européenne. L'ampleur et la splendeur de la civilisation arabo-musulmane n'est pas un mythe : du Ville au XIIe siècles — c'est l'âge d'or de l'Islam —, et même au-delà (Averroès vécut au Xlle siècle, mais Ibn Battûta au XIVe et Ibn-Khaldûn mourut en 1406), le monde musulman a connu l'épanouissement des arts et des sciences (villes et joyaux d'architecture, tels l'Alhambra de Grenade ou la Grande Mosquée de Cordoue, musique, tapisserie, menuiserie et marqueterie, orfèvrerie, argenterie et bronze, chimie,
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médecine, mathématiques, astronomie, mais aussi histoire, géographie et relations de voyages, philosophie, éthique et droit) ainsi qu'une vie civile et intellectuelle dense et raffinée. On aurait tort d'en sous-estimer l'influence — décisive — sur l'Europe ; chacun sait — quoiqu'on ait trop souvent tendance à l'oublier — que les Arabes ont transmis un art de vivre, des plats et des mots, une culture en terrasse et un système d'irrigation toujours en vigueur, de même que l'amandier d'Afghanistan, le pêcher de Perse, l'abricotier d'Arménie, l'artichaut de Palestine, les orangers, les melons, les pastèques... L'apport scientifique d'une civilisation qui fut à la pointe de la modernité est indéniable : les chiffres, les décimales et l'algèbre, le papier, la poudre, la boussole et la voile... constituent un héritage précieux de cette civilisation, transmis à l'Europe. Si l'on ajoute les oeuvres des traducteurs arabes de la philosophie grecque notamment — mais, plus généralement, les travaux de tous les savants du monde musulman (Persans, Arabes, Berbères, juifs, chrétiens et musulmans) — on peut dire, sans conteste, que sans cet héritage, la Renaissance, puis l'envol vers la modernité, de l'Europe n'auraient pu avoir lieu. Et inversement, l'islam luimême n'a cessé — dès l'origine et jusqu'au XXe siècle — d'intégrer les multiples influences des cultures au contact desquelles il s'est fructifié. Depuis les deux autres révélations abrahamiques, dont il se réclame, en passant par les civilisations persane et indienne notamment — avec leur droit, leur art militaire et leur administration sophistiquée —, jusqu'aux peuples berbères, kurde ou wolof, par exemple, si éloignés du contexte arabo-bédouin d'origine. Et, évidemment, depuis l'ère des colonisations, le contact, à nouveau, avec l'Europe n'a pas été, loin s'en faut, que brutal et conflictuel ; le monde musulman y a gagné en vigueur. Même si les défis de la modernité posent aussi d'âpres questions d'identité et un malaise socio-économique et politique (dus au fait que la plupart des sociétés musulmanes actuelles partagent avec le reste des pays du Sud les effets
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parfois ravageurs de la division internationale du travail), l'islam ne semble pas en dissonance avec l'avenir tel qu'il s'annonce et maints pays musulmans peuvent, d'ores et déjà, s'enorgueillir de belles réalisations — surtout, si l'on tient compte de leurs handicaps de départ et du peu de temps qui nous sépare de l'aube des indépendances. Tout ceci contredit l'hypothèse — d'un simplisme affligeant — d'une prétendue « essence » ou « nature » d'une religion absolument rétive aux changements, antinomique avec la modernité. Mais il est vrai qu'aujourd'hui, l'effervescence de l'islamisme radical focalise toute l'attention, attisant les passions et intensifiant les malentendus. D'une part, dans les sociétés musulmanes, des formes virulentes d'identité politico-religieuse se manifestent là où des régimes autoritaires et impopulaires ont créé les conditions favorables aux convulsions d'un intégrisme agressif et régressif. Au nom d'une lecture politique radicale des référents islamiques, celui-ci diffuse une idéologie de combat elle-même anti-démocratique, à laquelle il ajoute un discours and-occidental dément. D'autre part, la crise au sein même des sociétés occidentales, la montée des partis xénophobes et néofascistes, l'épuisement des «grands récits idéologiques» et des «passions révolutionnaires », la disparition du stalinisme comme adversaire principal... n'ont pas manqué de favoriser la désignation de l'islam comme ennemi de substitution. Dans ces conditions, l'idéologie de la «guerre des civilisations» — qui présente de l'islam l'image d'une religion éminemment obscurantiste et rétrograde et ne voit dans celui-ci qu'un péril pour le monde occidental — tend à s'imposer, y compris dans certains milieux académiques. Pourtant, l'islam ne saurait être réduit à cette forme dévoyée qu'est l'intégrisme musulman. Le cadrage de la connaissance que l'on doit en avoir est relativement aisé, pour peu que l'on prenne la peine d'un minimum de rigueur
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analytique et d'objectivité propres à éloigner les idées reçues, ou carrément fausses, à force d'être sommaires. Quelques considérations méthodologiques, somme toute assez simples, suffisent : l'islam est une religion, une spiritualité et un culte ; mais le terme recouvre également une identité sociale et communautaire vécue, toutefois, au sein d'une multitude de sociétés et de groupes culturels. Chacune de ces sociétés est elle-même plurielle, et il existe une pluralité d'expressions islamiques et de manières d'être musulman. C'est-à-dire une extraordinaire diversité des formes de croire et de vivre la foi — au sein de ce bouquet civilisationnel qu'est le vaste monde musulman : islam arabe et maghrébin, mosaïque turcophone, monde iranien, islam noir, ensemble constitué par la Malaisie - Indonésie, etc. Il est donc tout à fait absurde de s'acharner à réduire cette richesse, en enfermant le musulman dans une religiosité abstraite, intemporelle, massivement homogénéisée, sans considération des sociétés concrètes, ni prise en compte de l'immense diversité géographique, humaine, culturelle, sociale, institutionnelle et intellectuelle des pays où l'islam se trouve majoritaire. En outre, l'islam fait désormais partie du paysage européen ; il est devenu une composante définitive et visible de la culture, des institutions et des cités européennes, où, la décolonisation et l'immigration aidant, de fortes minorités musulmanes se sont constituées (parfois depuis la première moitié du XIXe siècle), en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie, en Espagne ou encore en Suède. Dans tous ces pays, les musulmans ont noué de nombreuses et solides attaches, et réclament l'institutionnalisation et la reconnaissance publique de leur religion ; partout se pose la question de la conciliation de la diversité culturelle d'avec le respect des lois communes ; autrement dit, celle de la coexistence. Mais, c'est surtout en France, où il représente la deuxième religion, que l'islam
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semble soulever autant de passions. En particulier, depuis que certains événements graves se sont succédé : affaire du voile depuis 1989, difficultés rencontrées pour la formation d'un Consistoire islamique, drame de l'Algérie livrée à une terrible guerre civile, attentats terroristes des Groupes islamiques armés, tragique calvaire des pères trappistes de Tibéhirine, etc. Ces événements ont accentué la logique de suspicion à l'égard de l'islam. Le problème vient de ce que l'on confond islam de France et d'Europe avec les convulsions de l'islamisme radical à l'échelle internationale ; que l'on a tendance à stigmatiser comme intégriste toute forme d'expression islamique, toute revendication en faveur de la reconnaissance de cette religion dans l'espace public. Certaines conduites — au demeurant très minoritaires — que l'on a trop rapidement tendance à qualifier d'intégristes sont, en réalité, des réactions protestataires au mal vivre et au racisme. Mais, l'immense majorité des musulmans cherche l'intégration, adopte les valeurs et comportements des sociétés d'accueil, fréquente peu les mosquées et calque sa conduite (mariage, natalité, consommation...) sur celle de la majorité des français et des Européens (improprement qualifiés de « souche »). Les pratiques intolérantes de quelques extrémistes ne modifieront guère une évolution qui semble inéluctable : celle de la connaissance et de la reconnaissance mutuelles, condition sine qua non de la coexistence dans la paix. Les Musulmans, dans leur immense majorité, semblent accepter de jouer pleinement le jeu démocratique et de défendre les valeurs de la laïcité ; mais, de leur côté, les Etats européens doivent considérer l'islam comme une religion qui a toute sa place dans l'espace public, et les musulmans comme des citoyens à part entière. La France devrait donner l'exemple, dans la mesure où, par le nombre de ses fidèles, l'islam y est devenu la deuxième religion du pays. Or, force est de constater que sa place n'est pas toujours reconnue ; une partie de l'opinion et des médias
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a tendance à le considérer comme un phénomène allogène, voire hostile. Jouissant d'une égalité de droit, le culte musulman souffre souvent, par rapport aux autres cultes, d'une inégalité de fait. Les musulmans rencontrent, en effet, des difficultés concrètes pour pratiquer dignement leur religion, tandis que l'islam, trop souvent assimilé à l'islamisme radical, suscite préjugés et peurs. Pourtant, l'entrée de l'islam dans l'espace public français ne semble nullement remettre en cause les grands principes qui fondent le système laïque : Etat de droit, unité républicaine, respect du pluralisme religieux et liberté de conscience — même si la visibilité de l'appartenance islamique, en interrogeant la conception qui tend à enfermer toute expression religieuse dans l'espace privé, suscite des débats et des controverses. Tant que l'émigration avait été vécue, dans les années cinquante et soixante, par les premières générations de travailleurs immigrés (manoeuvres ou ouvriers spécialisés dans l'industrie) comme temporaire, les musulmans avaient accepté une pratique religieuse fort discrète et très en tous cas de silencieuse — d'aucuns diraient « honteuse fortune, dans des caves et des garages sordides, dans l'attente d'un mythique retour. La demande d'inscrire l'islam dans la vie sociale française avec une certaine visibilité, et dans la durée, accompagne actuellement précisément leur marche vers la citoyenneté et la prise de conscience que leur destin et celui de leurs enfants s'accomplissent en France et eu Europe. Désormais, les musulmans réclament ardemment l'institutionnalisation et la reconnaissance publique de leur religion — qu'ils estiment dans leur immense majorité, parfaitement compatible avec les règles de vie et les valeurs des sociétés d'accueil. Il n'est pas erroné d'affirmer que la majorité des musulmans reconnaît les lois de la République et considère la laïcité comme extrêmement positive pour la religion elle-même. Et il n'est pas exagéré de postuler que les musulmans de France — et plus généralement, d'Europe —
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choisiront une redéfinition de leur identité, centrée davantage sur les thèmes plus universalistes et humanistes du message religieux islamique. La prise de distance critique par rapport au système des valeurs et aux normes héritées de la tradition implique que l'identification ne sera plus liée à une essence absolue et à des prescriptions immuables. Les musulmans, individus, groupes ou communautés, vivent dans plusieurs registres à la fois. D'où la reformulation continue des composantes — nécessairement plurielles — de leur identité ; celle-ci se structure comme frontière instable, mouvante, et comme espace de transition et de transaction (entre l'univers des traditions héritées et les réalités de leur vécu quotidien dans les sociétés démocratiques, pluralistes et sécularisées actuelles). On assiste, d'ores et déjà, à une très large « européanisation » de l'islam, liée à la durée de leur implantation sur le sol européen et au fait que nombre des jeunes musulmans y sont nés et y ont été socialisés et scolarisés. Cette réalité nouvelle implique évidemment que tout soit fait désormais pour faciliter l'intégration complète des musulmans aux différentes nations européennes, et la prise en compte l'islam comme partie intégrante du paysage institutionnel, spirituel, social de l'Union européenne — si l'on veut éviter des attitudes explosives, engendrées par les frustrations nées de la distance entre l'égalité proclamée par le droit et les situations réelles faites de discriminations et d'exclusions. Car si, en effet, l'intégration est en marche, si beaucoup de musulmans ont réussi, pour beaucoup d'autres, la « fracture sociale » ou « disqualification sociale » ne cesse de s'approfondir, et des discriminations insupportables touchent une grande partie des jeunes issus des banlieues ; il convient donc d'inverser cette tendance si l'on veut éviter de voir se développer davantage encore les réactions hostiles à l'islam et aux musulmans, nées de l'ignorance et des préjugés. Il faudra certes — si l'on croit un récent sondage CSA-Opinion réalisé du 23 novembre au l ei décembre 1998 à la demande de la Commission nationale consultative des droits de
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l'homme2 — nuancer ce jugement : les indicateurs du racisme, de la xénophobie et des discriminations à l'embauche en France semblent en légère baisse. L'Enquête fait apparaître une « certaine décrispation» de l'opinion sur la question de l'immigration, 60 % des sondés estimant que les étrangers sont « source d'enrichissement culturel », soit 18 % de plus qu'en 1992, un recul des attitudes xénophobes et discriminatoires, une plus grande tolérance et ouverture à la multiplicité culturelle. Il n'en reste pas moins que l'islam focalise toujours les plus vives inquiétudes liées à ce qui est considéré, à tort, comme des «problèmes de l'immigration », que cette religion est perçue comme le signe de l'« inassimilabilité » des Maghrébins en particulier, qu'une partie de l'opinion et des médias a trop rapidement tendance à identifier l'islam à l'islamisme et au «fanatisme » et continue à refuser l'idée de faire toute sa place aux musulmans et à l'islam dans la République — comme si ceux-ci représentaient une « altérité absolue et irréductible ». Ces réactions sont pourtant injustes, car parallèlement au processus d'intégration que les musulmans sont en train d'accomplir non sans succès — parfois spectaculaires —, se développe, à une grande vitesse, un processus de diversification sociale rapide également facilité par des parcours individuels réussis, par l'école, la formation professionnelle ou l'entreprise. En outre, grâce à l'éducation humaniste et démocratique (ou encore républicaine, dans le cas de la France) reçue à l'école, grâce à leur socialisation dans des sociétés modernes, pluralistes et laïques, des élites intellectuelles musulmanes commencent à émerger et s'affirmer ; elles seront appelées, de plus en plus, à nouer de solides contacts avec les responsables européens — pour négocier les modalités de la participation des musulmans, à la fois sur le plan individuel et sur le plan collectif, aux diverses communautés nationales auxquelles ils appartiennent — tout en étant des intermédiaires entre ses
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derniers et les diverses communautés musulmanes dont elles pourront ainsi assurer un encadrement sérieux et fécond. Ces nouvelles élites rejettent les tentatives de tutelles étrangères sur l'islam et les dérives extrémistes ; elles tentent d'élaborer une nouvelle pensée islamique universaliste, humaniste, réformiste et moderne — adaptée à la situation nouvelle vécue en Europe. De nouveaux acteurs issus de l'immigration, de nombreux groupes, associations et individus d'origine et de culture musulmanes, ou se réclamant ouvertement du « militantisme islamique », inscrivent désormais leurs activités sociales et culturelles dans une perspective éminemment démocratique : revendication d'accès à la citoyenneté, pour la justice sociale, en faveur de l'égalité des droits, de la participation politique, etc. C'est pourquoi, dans la plupart des pays de l'Union européenne, se pose non seulement la question d'une politique efficace d'intégration, et celle de la citoyenneté, mais également celle d'un nouveau pluralisme consistant en la conciliation de la diversité culturelle et religieuse d'avec le respect des lois communes ; autrement dit, celle de la coexistence et de la cohésion sociale. D'une manière générale, les modalités d'expression de l'islam évoluent à une grande vitesse, une théologie de l'islam, réformiste et moderne, dans une situation de minorité et dans une société libérale, ouverte et tolérante, est en train d'être élaborée par les musulmans eux-mêmes dans les différents Etats de l'Union européenne qui devront les y aider. Cependant, la question des rapports entre l'islam et l'Europe ne concerne pas uniquement la problématique de l'institutionnalisation de celui-ci dans les pays européens. Il faut que la France et l'Europe affirment d'avantage que par le passé une forte, solidaire et généreuse présence au Sud et à l'Est de la Méditerranée. La politique ambitieuse proclamée à
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la Conférence de Barcelone en novembre 1995, réitérée en avril 1997 à Malte, au sujet du Partenariat euro-méditerranéen, en constitue un exemple encourageant. A condition que les Européens sachent concentrer leurs efforts pour lutter contre les écarts de conditions et de niveaux de vie qui séparent les populations de part et d'autre de la Méditerranée. Mieux vaut s'en prendre à la racine des maux et prévenir les évolutions fâcheuses, que de diaboliser ses voisins. Après la chute du mur de Berlin, et dans le contexte actuel de mondialisation des défis et des enjeux, marqué notamment par l'hégémonie des Etats-Unis d'Amérique, la construction d'un espace euro-méditerranéen est devenue désormais une nécessité historique impérieuse. L'Europe — qui doit définir une véritable politique de défense commune et une véritable politique étrangère et de sécurité commune (PESC), pour devenir une puissance qui compte, et pouvoir peser de manière significative sur le cours des événements internationaux — ne saurait s'ouvrir au Centre et à l'Est et se détourner, dans le même temps, de ses voisins de la rive Sud de la méditerranée. Une telle politique de repli sur soi menacerait l'équilibre interne de l'Union européenne — car les pays du Sud ne manqueraient pas de le lui reprocher, considérant que leurs intérêts ne sont pas vraiment pris en compte par les pays du Nord et, plus grave encore, leurs citoyens, qui aspirent pourtant aux modèles démocratiques et de consommation de l'Europe de l'Ouest, pourraient s'en détourner, réconfortant de la sorte la rhétorique fondamentaliste anti-occidentale. Il faut toutefois constater que la démocratisation et l'intégration que l'on voit à l'oeuvre sur le continent européen — résultat d'une volonté politique de longue haleine et d'un long et tumultueux processus historique — n'ont pas d'équivalent au Sud. A titre d'exemple, le Maghreb
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et le Moyen-Orient arabes se caractérisent par l'absence de vision stratégique cohérente et commune et par la montée en puissance de courants politico-religieux radicaux contestants la légitimité des régimes actuels qui hésitent encore, ou refusent carrément, de s'engager dans les processus inéluctables de démocratisation auxquels aspire pourtant une majorité de citoyens. Les nombreux foyers de tension, voire de guerres, constituent, en outre, un sérieux obstacle à l'intégration sous-régionale tant espérée. Au Maghreb, le drame d'une Algérie livrée depuis des années à une terrible guerre civile et au blocage de son système politique, le contentieux du Sahara occidental entre le Maroc et le Front Polisario condamnent l'Union du Maghreb Arabe (UMA) à rester, depuis sa fondation, en état d'hibernation. Quant au Moyen-Orient, les dynamiques d'intégration y sont devenues otages d'un processus de paix israélo-arabe moribond, depuis sa remise en cause par la politique (ou plutôt l'absence de politique) du gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Il faut espérer que la nouvelle équipe dirigée par Ehud Barak saura reprendre et réaffirmer la voie tracée par Itshak Rabin et Shirnon Peres : celle de la paix et de la coexistence avec les Palestiniens. L'objectif essentiel du partenariat euro-méditerranéen, tel qu'il a été discuté et ratifié à Barcelone en novembre 1995, consisterait à élargir l'espace d'intégration économique vers le Sud — tâche ô combien exaltante mais difficile ! Il faudra, en effet, surmonter de terribles obstacles pour pouvoir réunir, dans un même cadre de coopération et de paix, des pays avec de telles divergences socio-économiques et politiques, et dont les racines et les traits civilisationnels sont très diverses ; il faudra, en particulier, que les pays du Sud, soient capables de maîtriser les mutations en cours et de surmonter les malaises identitaires et « la crise de civilisation » qu'implique inéluctablement le processus accéléré de « mondialisation » et d'« occidentalisation ». Il faudra,
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également, approfondir et compléter le programme de Barcelone et de Malte qui demeurent, pour l'instant, axés essentiellement que sur un projet de zone de libre-échange, à l'horizon 2010, au moyen d'accords « bimultilatéraux » signés entre l'Union européenne et chacun des douze partenaires du Sud considérés individuellement 3. Comme le fait remarquer, à très juste titre, 'Alvaro de Vasconcelos, « les dimensions les plus innovatrices du processus de Barcelone, telle la coopération financière par exemple, rencontrent encore d'énormes difficultés. Quant au chapitre sur la sécurité, il n'y aura pas de progrès sensible de la coopération intergouvernementale tant qu'il n'y aura pas d'avancée palpable vers la paix israélo-palestinienne. (...) L'Union européenne, si elle veut élargir au sud de la Méditerranée l'espace de paix et de prospérité qui s'étend sur le continent européen, devra mener, comme elle le fait avec les pays de l'ancien pacte de Varsovie, une politique de promotion de la démocratie, des droits de l'homme et de l'Etat de droit. Le projet de partenariat euro-méditerranéen est en effet voué à l'échec s'il n'y a pas un niveau de convergence politique important entre le Nord et le Sud. Les obstacles, évidemment, restent innombrables. Ils ont trait, avant tout, à la situation politique et sociale de la majorité des pays du Sud (le cas le plus grave étant la guerre civile en Algérie), à la timidité des réformes politiques déjà engagés (Maroc, Jordanie) et surtout à la fuite en avant vers des solutions autoritaires, dans l'espoir de bloquer l'avancée de l'islamisme radical. On bute aussi sur les divergences entre les Européens eux-mêmes, certains préconisant de soutenir les changements, d'autres décidant qu'il vaut mieux appuyer les régimes en place. (...) En réalité, seule « l'européanisation » des politiques nationales concernant la Méditerranée et l'abandon des prétentions à des pré carrés réservés permettraient d'avancer dans la voie d'un partenariat euroméditerranéen 4 ».
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Les deux rives de la Méditerranée sont donc obligées de chercher les voies de la solidarité et du dialogue des cultures et des civilisations. C'est également un impératif en ce qui concerne la Turquie — grande puissance euro-musulmane. La porte de l'Union européenne — dans la perspective des prochains élargissements — ne saurait lui rester fermée. L'ouverture vers la Turquie est un enjeu géopolitique et culturel important pour l'Europe : ce pays a toujours été et reste un pont entre Islam et Occident, une passerelle entre l'Europe et le Dâr al-Islâm. Ce sont là deux exemples où les enjeux de stabilité et de sécurité pour l'Europe sont immenses. Le défi est également formidable : créer un espace de compréhension mutuelle, d'échanges et de complémentarités. Mais d'abord, il convient d'arracher la connaissance de l'islam à la défiance et au mépris — ce que ne semble pas chercher la thèse dite du Clash des Civilisations.
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1. Islam - Occident : vers le Clash des Civilisations ? Dans le contexte mondial de l'après-guerre froide, certains observateurs, peu portés à la nuance, sont enclins à analyser les conflits qui déchirent la planète et les tragédies dont le monde est le théâtre, en termes de «guerre des civilisations » ou de « choc des cultures ». C'est notamment le cas de la thèse développée par Samuel P.Huntingtonl, qui a connu un retentissement international considérable, en dépit de la pauvreté intrinsèque de son contenu et de formules à l'emporte-pièce, telles que : « les frontières tachées de sang de l'Islam », ou encore : « les musulmans se battent entre eux et contre
les autres, beaucoup plus que ne le font les peuples des autres civilisations ». Formules sans fondement, globalisantes et outrancièrement simplificatrices, qui nous éclairent probablement davantage sur les motivations du très éminent Président de l'Académie sur les études internationales de Harvard, qu'elles ne nous permettent véritablement d'analyser et de comprendre la complexité et la densité de cette vaste région du monde et de son immense civilisation.
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La peur de l'Autre et l'imaginaire de la «guerre des cultures » : à propos de Samuel P. Huntington
Samuel P. Huntington est persuadé d'avoir formulé le paradigme incontournable des relations internationales, celui qui va fournir la clé d'interprétation du monde qui se dessine, en postulant que les plus importants conflits à venir auront lieu le long des lignes de fractures culturelles qui séparent désormais, à ses yeux, sept grandes civilisations : l'occidentale, l'islamique, l'orthodoxe, la chinoise, la japonaise, l'hindoue et la latino-américaine. Certes, en cette fin de siècle, les identités collectives, les religions, les nationalismes, les communautés et particularismes de toutes sortes sont « survalorisés » ; ils constituent des ressources idéologiques fortes, des thèmes de mobilisation politique majeurs. En particulier, la religion ou encore la nostalgie d'une tradition et d'un passé mythifiés semblent partout prévaloir sur les « récits idéologiques » hérités des Lumières, du XIXe ou de la première moitié du XXe siècle. La croyance dans le progrès continu et dans la raison universelle, les utopies socialistes et révolutionnaires sont, aujourd'hui affectées par une crise sans précédent. Cette montée en puissance des identités et des communautés permet d'ailleurs de comprendre le regain d'intérêt, pour ne pas dire l'irrésistible succès des thèses culturalistes. Néanmoins, ces thèses sont contestables, à plusieurs titres. Par exemple, la notion de « civilisation » se trouve réifiée, réduite à une identité permanente et immuable, anhistorique et intemporelle. De même est contestable l'idée selon laquelle les déterminismes culturels ou religieux — niant la liberté de l'individu et les opportunités d'échanges ou de dialogues — ne peuvent que se figer en oppositions irréductibles, pour dégénérer inéluctablement en conflits sanglants. Comme l'a montré Jean-François Bayart, ceux qui tiennent pour acquise
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la permanence des cultures se trompent lourdement. C'est paradoxalement cette idée même de culture pérenne qui nous empêche de saisir la dimension culturelle de l'action politique. L' « identité culturelle » est souvent illusoire, car dans les faits, chaque identité est une construction, une invention permanente ; des fragments du passé et de la « tradition » sont sans cesse réutilisés, réemployés, réinterprétés, au service de l'innovation sociale, culturelle ou politique ; il n'y a pas d'« identité naturelle » qui s'impose aux individus ; il n'y a que des « stratégies identitaires », rationnellement conduites pas des acteurs ; aucune culture n'est unanime ou monolithique, et un acteur peut opérer à partir de plusieurs traits caractéristiques de sa culture propre pour légitimer son attitude, donner un sens à sa vie, inventer et se projeter dans le futur ; la culture n'est pas un noumène, une chose en soi, qui s'imposerait comme telle, mais un devenir ; elle est à la fois permanence et «production innovante » ; c'est une construction où s'entremêlent tradition et invention — ou plus exactement « réinvention de la tradition » — pour relever les contraintes et défis de la modernité ; le « choc des civilisations» n'est donc pas une fatalité, et il est faux de postuler que le monde soit dominé par l'entrechoquement de « totalités
culturelles 2». Face aux discours récurrents sur le prétendu risque de
« dilution des identités» qu'amènerait inéluctablement la mondialisation, comment devons-nous concevoir et gouverner nos identités de manière à ne pas succomber aux « replis identitaires] », ou pire, en faire des « identités meurtrières » — pour reprendre le titre d'un récent, et stimulant, ouvrage d'Amin Maalouf 4 Au fond, il s'agit d'un choix décisif entre deux conceptions — au moins — de l'identité, qui logiques correspondent, à leur tour, à deux identitaires distinctes. D'une part, une conception « bornée », « statique » et « linéaire » de l'identité, qui n'appréhende les groupes humains qu'en tant qu'ils sont déterminés par leur ?
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« communauté » (de langue, de religion ou de culture) aux caractéristiques prétendument stables et pérennes ; une telle conception invite, en fait, à la crispation sur des communautés fermées et sur des pseudo références traditionnelles ou historiques éternelles et immuables. Mais, il y a, d'autre part, une autre conception, plus ouverte et plus généreuse, de l'identité, absolument antinomique avec la première ; elle lui oppose une définition de l'identité comme identité plurielle, et appréhende l'individu à partir de ses appartenances multiples. Le souci primordial de ceux qui partagent cette seconde conception, est d'inviter certes à renouer avec ses multiples « traditions vivantes» — car, en effet, toute tradition revivifiée, toute identité assumée, est structurante —, mais surtout à faire en sorte que l'identité soit d'abord ancrée dans le présent, insérée dans la modernité, impliquée dans les défis et les contraintes de son époque, et projetée dans un futur que l'individu — acteur engagé dans l'histoire, non spectateur passif — pourrait tendre à maîtriser. L'exigence primordiale d'une telle logique identitaire est, par ailleurs, de poser la question de la conciliation de la diversité culturelle du monde avec la nécessaire solidarité entre individus et groupes appartenant, tous finalement, au genre humain ; son souci fondamental est donc de tendre vers l'universel: c'est une formule identitaire élargie, diversifiée, dans laquelle les multiples appartenances demeurent importantes et en communications. Dans cette seconde conception, l'identité constitue une dimension individuelle et socioculturelle qu'il nous est possible de réinterpréter, de réorienter, bref, sur laquelle il nous est possible d'agir. On peut ainsi chercher à concilier les différentes composantes de son identité, voire chercher constamment à l'agrandir, à y ajouter d'autres éléments culturels supplémentaires. Cette dynamique identitaire peut conduire à l'enrichissement des individus et des groupes humains, non au « déracinement », ou à la «fragmentation » ou encore à la «fragilisation » — comme le craignent ceux qui prônent le « repli identitaire ». Cette 26
seconde conception de l'identité — ouverte et prônant le dialogue interculturel — s'accorde d'ailleurs assez bien avec une conception générale de la société comme champ de brassages, de solidarités, de coexistence, mais aussi d'amitiés et de dialogues avec les autres : la société, n'est-t-elle pas, fmalement, la faculté de « vivre ensemble » dans la diversité, le pluralisme, les métissages et les influences réciproques — qui peuvent être aussi structurants, sinon davantage, que les simples « traditions héritées »? Ainsi, la notion d' « authenticité » (Assâlah, en arabe) est un mythe et un leurre. De même est fausse l'idée d'une « identité pérenne », qui assigne à chaque groupe humain des caractéristiques déterminées et immuables censées être fondées sur un substrat culturel stable et invariant. Invoquer la pérennité d'une « tradition culturelle » maintenue intacte jusqu'à ce que la modernité la bouscule et l'entame, c'est négliger le fait que les « traditions héritées» sont elles-mêmes le produit d'une longue histoire faite d'interactions complexes, d'échanges multiples et de métissages entre les peuples, les cultures et les civilisations. Les interactions humaines sont faites évidemment d'affrontements, de rapports d'hégémonie et de puissance, mais les créations culturelles qui en découlent souvent, sont aussi des réinventions et des reformulations permanentes. A partir des contacts entre cultures différentes, celles-ci représentent également des ponts et des passages permettant (re)traductions et réinterprétations, hybridation et médiation, constituant la toile de fond des métissages. Certes — comme le montre admirablement Serge Gruzinski —, les métissages sont des formes instables qui expriment des « combats jamais gagnés et toujours recommencés ». Cependant, ils inscrivent dans la durée la vitalité obstinée des cultures en mouvement s'imbriquant les unes aux autres pour apprendre parfois à dialoguer et à coexister6 .
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Contrairement donc aux affirmations de Samuel P. Huntington, les « civilisations » n'ont jamais été des blocs isolés ou des unités permanentes et structurées. Elles sont bien plutôt des représentations et des constructions intellectuelles. Le monde serait-il uniquement façonné par les interactions entre civilisations, religions et cultures ? Les dimensions politiques et socio-économiques ne continuent-elles pas à jouer un rôle très important, dans le contexte actuel de mondialisation ? Que signifie la notion de « culture » considérée in globo ? Les identités collectives et les cultures ne sont-elles pas le fruit de constructions historiques, de dynamique des acteurs individuels et collectifs ? Ne sontelles pas en mouvement, en perpétuelle mutation et réappropriation ? Le privilège accordé à cette notion de « civilisation » en tant que dimension majeure d'identité ne risque-t-il pas de mener à omettre d'autres dimensions et réseaux d'appartenances identitaires tout aussi importants (réseaux familiaux, géographiques, nationaux, professionnels, de quartiers, etc.) ? Les cultures ne sont évidemment pas des entités pérennes et immuables, s'imposant unilatéralement aux individus et aux groupes sociaux et déterminant tous leurs comportements. Même si le besoin de reconnaissance identitaire ou la volonté de contestation politique et de protestation sociale ont tendance aujourd'hui à s'exprimer essentiellement dans le registre religieux ou culturel, les causes de l'effervescence de tels mouvements, à travers le monde, y compris en Occident, sont multiples : culturelles certes, mais aussi idéologiques, socio-économiques, démographiques, historiques, géopolitiques, etc. On ne saurait diviser ainsi le monde en quelques civilisations cohérentes, étanches, aux contours bien précis. De tels concepts globalisants sont fondés sur l'hypothèse simpliste de sujets purs, facilement identifiables, mais qui sont, en réalité, mythiques et mystifiants. On ne peut sous-estimer les effets de mélange, de métissage et d'évolution interne des groupes humains. Les enseignements de l'anthropologie ont
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montré, depuis fort longtemps, que le métissage culturel est une des lois importantes de l'activité humaine – en dépit de la mondialisation actuelle, de la diffusion de ses produits standardisés, de ses effets d'hégémonie et de domination, de sa tendance dangereuse à l'uniformisation des styles de vie. L'histoire est faite d'interpénétrations culturelles multiples, d'échanges économiques et de brassages des populations — aujourd'hui davantage encore qu'hier. Les « cultures » et les « civilisations » sont des noeuds de valeurs, toujours en contact avec d'autres civilisations. Il y a tension et interaction entre les forces techniques, économiques et politiques et les reformulations identitaires ; il y a toujours eu frottement permanent et réinventions ; il y a toujours eu ouverture aux influences extérieures – en particulier, à l'heure de la
«globalisation ». C'est donc la notion même de civilisation, la permanence et la fatalité supposées des conflits entre les grandes civilisations et religions qui permettent de dire que le modèle de Samuel P. Huntington ne fournit guère d'explications convaincantes pour déchiffrer le monde de l'après-guerre froide, ni les relations entre Islam et Occident. Or il convient de se poser des questions sur la pertinence même de la formule `Ïslam / Occident". Utilisée le plus souvent de manière antinomique ou polémique et dans une perspective d'opposition absolutisée, cette expression est impropre. Car elle confronte une religion (appréhendée comme un système homogène, clos, monolithique, sans considération de l'extraordinaire diversité et complexité qu'elle recouvrez) et un espace géopolitique et culturel (lui-même extrêmement divers et complexe), oubliant, notamment, que l'Islam — partie intégrante de l'aire méditerranéenne, composante essentielle de la culture européenne — a pu (continue de) contribuer à l'histoire politique, intellectuelle, religieuse, sociale, artistique... de l'Europe. Se rappelle-t-on qu'alAndalous (l'Andalousie) avait permis l'éclosion d'une
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magnifique période de la culture européenne ? Et que c'était un des rares lieux où, sur le continent européen, s'épanouissait une civilisation raffinée, ouverte et policée — celle qu'incarna notamment le grand philosophe et théologien Maïmonide (Ibn Maïmoun) et ce monument d'érudition qu'est le juriste médecin et philosophe cordouan, célèbre commentateur d'Aristote, Averroès (Ibn Roshd), incarnation d'un subtil équilibre entre raison Cae et foi (imân) ou encore l'illustre Ibn al-Urabi, l'un des sommets de la mystique musulmane (soufisme) ? Se rappelle-t-on encore que l'Andalousie contribua, en effet, à l'éclosion des oeuvres de musique, d'architecture, de littérature, de philosophie, d'éthique et de droit ? De même que les Maghrébins — pour ne citer qu'eux — ne doivent pas renier leurs multiples attaches méditerranéennes, européennes, juives, chrétiennes et françaises (et ne pas tout ramener, quoiqu'en disent les islamistes, au seul paradigme arabo-musulman), de même, l'identité européenne ne saurait se construire sur le rejet d'une part d'elle-même, élaborée au Sud et à l'Est (notamment le magnifique héritage arabo-islamo-andalous, dont Cordoue, Tolède, Grenade, Séville ou Palerme, par exemple, portent aujourd'hui encore, de superbes traces littéraires, philosophiques, musicales, architecturales, etc.). Mais le désormais célèbre auteur du paradigme du « Clash des Civilisations» ne s'embarrasse guère de telles nuances : l'Islam, confondu sciemment avec l'islamisme, serait, dans une telle perspective analytique, une telle vision du monde et des ses soubresauts, en passe de se substituer à l'ancien «péril rouge » pour devenir la principale source de déstabilisation des relations internationales, l'ennemi absolu de l'Occident libéral et démocratique. Ces prises de position sont hélas courantes dès qu'il s'agit de l'islam ; elles construisent une image fantasmée, « démonisée », « criminogène » de cette religion, ignorant tout de ses valeurs et de la complexité et richesse des sociétés où elle se trouve majoritaire.
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Ce type de construction alimente et puise dans un imaginaire collectif imprégné de préjugés et d'images stéréotypées sur l'islam. Dans cet imaginaire politique —qui prend sa source loin dans l'histoire tumultueuse entre Islam et Occident, depuis les Croisades, jusqu'à la guerre du Golfe, en passant par les guerres coloniales — l'Autre prend trop souvent la figure du Musulman étrange et inquiétant. Et, par des glissements de sens aux effets ravageurs, le Musulman est vite assimilé à l'intégriste fanatique et dangereux. Des événements dramatiques se produisent au Liban, en Afghanistan ou en Algérie, des groupuscules manipulés déposent des bombes au World Trade Center ou dans le métro parisien... et l'on en vient rapidement à amalgamer islam, intégrisme, terrorisme, problèmes sociaux des quartiers défavorisés, etc. L'Islam est trop souvent érigé en ennemi absolu ; il est considéré comme une religion étrange par excellence, et de surcroît, obscurantiste, particulièrement belliqueuse (que de contresens n'a-t-on commis sur le concept de Jihad), rétive aux changements et aux évolutions, hostile à la paix et à la stabilité dans le monde. Percevant l'islam quasi exclusivement dans une logique «guerrière » ou « sécuritaire », ces visions ne. tiennent suffisamment compte ni de la pluralité (ethnique, culturelle, sociale, politique, linguistique, humaine) du monde concret de l'islam, ni des profondes innovations et transformations qui s'y produisent. Certes, la plupart des sociétés arabo-musulmanes — à l'instar des autres pays du Sud, d'ailleurs — vivent une grave crise et sont secouées par les convulsions intégristes. Pourtant, les luttes (parfois dramatiques, comme c'est le cas en Algérie) qui s'y déroulent prouvent, en elles-mêmes, qu'il y a d'autres forces politiques, d'autres courants de pensée qui résistent à l'intégrisme et en appellent à la laïcisation des institutions, à la démocratisation des Etats et des espaces publics et à l'édification de sociétés pluralistes, respectueuses de leur
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passé et du riche héritage de leur histoire, mais modernes, pleinement insérées dans la contemporanéité, ouvertes au monde et à l'universel. Concilier islam et modernité, humanisme islamique et esprit démocratique, traditions revivifiées et principes des droits de l'homme, héritage positif de la civilisation du passé et recherches de voies singulières d'accès à l'universel... constitue, pour ces forces, l'une des conditions essentielles permettant de rendre possible le redressement intellectuel, le développement économique, technique et social, la libération des énergies créatrices, l'éclosion des idées novatrices et les percées de l'imagination. Une connaissance même sommaire de ces pays fait facilement apparaître qu'une presse libre, une justice indépendante, la stricte séparation des sphères (politique et religieuse), la garantie des libertés (privées et publiques), le strict respect des droits de la femme... constituent quelques-unes des convictions fortes et un espoir puissant pour ceux qui se battent — parfois au nom des valeurs humanistes de l'islam — en faveur de la démocratie. En fait, très souvent, l'invocation des valeurs — qu'elles soient celles de la religion, de la tradition culturelle ou de la nation exaltée — relève de stratégies politiques circonstancielles d'acteurs locaux visant la conquête du pouvoir ou le maintien de pratiques autoritaires. Par exemple, le refus de la démocratie se fait, en Chine, en Iran ou au Soudan, au nom de l'identité et des valeurs culturelles. Mais c'est aussi au nom du rappel de ces mêmes valeurs, réinterprétées, que d'autres courants de l'opposition réclament la démocratie et le respect des doits de l'homme. D'autre part, et contrairement aux affirmations de Samuel P. Huntington, on ne constate pas de solidarité prioritaire entre membres d'une même « civilisation ». Les conflits ont
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bien souvent d'autres motifs que « culturels », « civilisationnels » ou « identitaires », même si les différents protagonistes s'y réfèrent. Prenons le seul exemple sur lequel se focalise d'ailleurs Samuel P. Huntington, celui du monde musulman. La plupart des conflits ont opposé des États musulmans : la guerre Iran-Irak en est un exemple tragique ; l'absence de soutien du gouvernement iranien aux seites irakiens ou encore la solidarité des sunnites et des shî'ites irakiens face à l'Iran, pendant ce même conflit, incite, une fois encore, à se défaire des analyses sommaires ; et même lorsqu'on considère la deuxième guerre du Golfe, tous les Etats musulmans n'ont pas soutenu l'Irak, mais faisaient bien plutôt partie de la fameuse « coalition contre Saddam Hussein » ; de même a-t-on assisté à des « alliances inattendues » : faut-il rappeler le soutien apporté, depuis 1992, à ce régime par différents mouvements islamistes sunnites comme shî'ites... ? Autre exemple : s'il est vrai que l'Arabie Saoudite aide à l'édification de mosquées ou a financé les Bosniaques, il n'est pas moins vrai que les Etats-Unis — soucieux avant tout de ménager leurs intérêts géostratégiques et pétroliers — soutiennent et arment l'Arabie Saoudite, sans se préoccuper, du reste, de savoir si les dirigeants wahhabites respectent les valeurs démocratiques. Pour se défaire de cette perception essentialiste et anhistorique de l'islam, il est plus que jamais nécessaire de prendre en compte le comportement concret des différents acteurs engagés dans des conflits (nationaux, régionaux, internationaux) qui ont peu à voir avec une quelconque « guerre des civilisations », «guerre des cultures » ou «guerre des religions» ; l'attitude de ces acteurs — toujours inscrits dans des contextes géopolitiques et sociaux donnés — correspond bien davantage à des logiques éminemment politiques. Si on considère, par exemple, le conflit afghan, il serait absurde d'y voir une quelconque « solidarité des musulmans contre l'Occident », ou encore une guerre à l'intérieur de l'islam opposant
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différents « schismes » ; loin de se ramener à un conflit entre l'islam et l'Occident, les stratégies à l'oeuvre dans cette région — même si les différents acteurs engagés ont volontiers recours à un vocabulaire religieux de légitimation et de justification — sont animées, en revanche, par des considérations politiques et dictées par des intérêts ethniques, claniques, etc. ; à analyser de plus près la situation afghane, l'on s'aperçoit de la complexité de son évolution, du jeu des alliances ou des retournements — parfois surprenants — d'alliance, des multiples facteurs économiques et de puissance — internes et régionaux — qui en affectent le déroulement, etc. Comme le note à très juste titre Jocelyne Cesari, ce conflit « n'est pas compréhensible si on veut y voir exclusivement le champ de manoeuvres triomphant de l'islam le plus rétrograde avec la prise de Kaboul par les talibans le 27 septembre 1996. Le jeu complexe des alliances et des contre alliances entre les différentes factions obéit davantage à des logiques ethniques qu'à des logiques idéologiques ou « islamiques ». Les puissances régionales, ayant désormais le champ libre depuis le retrait américain, jouent un rôle grandissant dans l'évolution du conflit. À cet égard, les visées pakistanaises sont déterminantes : elles consistent à neutraliser l'ethnie pachtoun, historiquement hostile au Pakistan en raison d'un ancien contentieux frontalier. Le soutien apporté, pendant de nombreuses années, à un chef pachtoun comme Hekmatyar et désormais aux talibans consiste à faire le pari de la supériorité de l'idéologie islamiste sur la logique ethnique, en instrumentalisant le recours à la Shad'a. L'Iran, autre puissance régionale, reste plus discret : la République islamique ne met guère l'accent sur sa parenté avec les Tadjiks (de langue persane mais sunnites) et préfère laisser l'Afghanistan sous influence pakistanaise plutôt que d'assister a une expansion de l'influence turque dans la région. Il n'en demeure pas moins que la victoire des talibans renforce son isolement face à un islam sunnite en phase ascendante et qui s'installe à ses frontières. Serait-ce pour
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cette raison qu'un membre éminent du clergé au sein du régime iranien n'a pas hésité à qualifier les talibans de
"violents, bornés et réactionnaires"? 8».
Déontologie du comparatisme et respect de l'Autre Cependant, s'il est clair que cette posture culturaliste et cette démarche essentialiste sont, à maints égards sinon dangereuses, du moins erronées — comme on s'est efforcé de le montrer plus haut —, il n'en demeure pas moins qu'elles se différencient de la démarche méthodologique comparatiste ; cette dernière est tout à fait légitime et utile sur le plan scientifique et analytique, pour peu du moins qu'elle respecte la « déontologie du comparatisme » selon l'heureuse expression de Bertrand Badie. Bertrand Badie 9 nous invite précisément à distinguer trois formes d'Altérité : l'altérité imaginée (ou fantasmée), l'altérité stratégique et l'altérité méthodologique. L'Altérité imaginée ou fantasmée est construite en fonction de stéréotypes, de présupposés, d'intérêts et de préjugés — celle, par exemple, qui consiste à construire l'Islam en objet de fascination ou de peur-répulsion ; l'Altérité stratégique intervient dans la conduite des acteurs, en particulier dans les moments de crise, de tension ou de conflits ; elle offre à ces acteurs l'occasion de s'affirmer ou de s'ériger en victime — c'est le cas des partis xénophobes en Europe qui présentent une image « démonisée » de l'étranger, du « barbare » ou de l'Arabe et du Musulman, absolument « étranges » et irréductibles dans leur spécificité ; c'est le cas également des islamistes qui diabolisent l'Occident, « injuste, mécréant et impie ». Le mythe de l'unité du monde de l'islam, et du caractère monolithique et univoque de sa doctrine, forgé par l'imaginaire occidental, s'est finalement révélé le meilleur argument dont divers
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mouvements islamistes et néofondamentalistes ont pu faire usage pour leur propre compte. A force de proclamer que l'islam est irréductiblement différent, qu'il dispose de sa propre vision, la posture culturaliste et essentialiste n'a cessé de valider la rhétorique fondamentaliste (thématique de
« l'authenticité » — al-Assâlah —, par exemple) et les énonciations « exceptionnalistes » qui fondent la stratégie des mouvements islamistes — leur conférant de la sorte une certaine légitimité et donnant sens à leur orientation andoccidentale. Ici l'identité est stratégique parce qu'elle est le fruit d'un jeu de miroirs déformants ; elle est — selon l'expression de Bertrand Badie — composé de Soi et de l'Autre qui se nourrissent mutuellement; elle manifeste une étrange complicité des protagonistes par une interaction complexe de volontés qui s'alimentent l'une l'autre : volonté d'hégémonie, d'un côté ; contestation et volonté d'ériger des contre-pouvoirs, de l'autre. L'Altérité méthodologique, elle, se différencie des deux premières formes d'altérité. Elle est tout d'abord construite par les chercheurs — en principe, « objectifs », « critiques » et « désintéressés » ; elle s'alimente dès lors, d'une lecture de l'histoire — arbitrairement isolée, il est vrai, des autres, mais qui recouvre néanmoins une somme d'expériences, d'événements vécus, de productions culturelles et institutionnelles originales et intéressantes — qui légitime la démarche comparative. Bertrand Badie insiste sur le fait que la déontologie du comparatisme n'est évidemment recevable que si elle se distingue clairement de l'altérité imaginée et stratégique. On ne saurait dénier — dit-il — à la méthode comparative tout fondement éthique. Celle-ci est — lorsqu'elle est bien menée — un gage de modestie (admettre que sa propre histoire n'est pas nécessairement celle des autres), de liberté (face à l'uniformisation de la mondialisation et aux replis identitaires) et de respect de l'Autre (en reconnaissant que toute différence n'implique pas hiérarchie, et que les valeurs
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universelles ne peuvent être forgées que par une élaboration collective). Comparer signifie un effort de distinction entre des histoires dont la diversité ne peut que conduire à des trajectoires, des expériences, des productions institutionnelles différentes — mais qui ne sauraient se figer ou dénier à l'individu la capacité d'initiative, de critique de la tradition, des institutions et des systèmes de sens, pour inventer d'autres formes de substitution. Personne n'ignore que l'individu est toujours situé, mais on sait aussi que rien ne se dit, rien ne se fait sans « invention à la première personne » (Bertrand Badie) ; si chacun appartient à une identité culturelle globale qu'il n'a pas nécessairement choisi, il n'en est pas inévitablement prisonnier ; rien ne saurait,l'enchâsser définitivement dans un déterminisme identitaire ou culturel qui réduirait, voire anéantirait, sa capacité d'agir sur les principes qui organisent son histoire ; l'acteur est toujours au premier plan ; il est somme toute responsable de son destin ; celui-ci se distingue et s'expérimente dans la découverte de l'Autre. Ainsi, un Musulman ne se confond pas tout à fait avec le monde musulman ; celui-ci d'ailleurs n'est ni unique ni monolithique ; le mythe de l'unité rejoint celui de
l'essentialisme » — construction mythique qui appréhende l'Islam comme un ensemble de principes intemporels et immuables dépouillés de toute historicité.
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2. L'islamisme : principal risque stratégique pour l'Occident ? Face aux thèses culturalistes précédemment citées, et de manière quasiment symétrique, comme dans un jeu de miroirs déformants, l'idéologie islamiste, de son côté, nourrit sa contestation et sa dynamique de mobilisation d'une vision qui n'a rien de théologique. Cette vision purement idéologique — qui se pare de références prétendument « coraniques » — place au centre des ses obsessions la diabolisation de « l'Occident satanique ». L'Occident y est appréhendé comme un tout monolithique, figure emblématique de l'impérialisme à la fois hégémonique et décadent, tenu pour responsable de tous les maux dont souffrent les « déshbités » du monde musulman. Face à la posture derentialiste adoptée par maints observateurs occidentaux du monde musulman — réduit à une irréductible « spécificité » —, les idéologues islamistes construisent une contre-image de l'islam, mythique, essentialiste et différentialiste elle aussi. Les islamistes refusent la pluralité des références identitaires et s'opposent à l'expression de la diversité sociale ; ils refusent, en outre, toute idée de recherche de l'universel, tout espace de l'altérité. Ce faisant, ils abolissent des siècles d'échanges entre l'Orient et
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l'Occident, entre l'Europe et l'Islam ; ils occultent le pluralisme des sociétés musulmanes ; ils ne tiennent compte ni de la pluralité des catégories, idées et groupes sociaux ni des dynamiques contradictoires (socio-politiques, historiques, culturelles, anthropologiques, intellectuelles...) ; ils veulent, enfin, nier la volatilité des identités, les volontés et choix individuels — c'est-à-dire finalement la liberté ; en refusant de considérer les sociétés musulmanes comme des « sociétés ouvertes », ils refusent la possibilité même pour le sujet de réinvestir librement dans sa tradition et d'inventer son destin, son historicité et son devenir. Depuis une ou deux décennies, les sociétés arabes et musulmanes vivent des évolutions positives et connaissent des débats acerbes mais fructueux — ce qui est normal compte tenu des mutations rapides et profondes qu'elles connaissent. Mais, la plupart d'entre elles traversent une crise sérieuse et vivent des soubresauts politiques, comme en témoigne la poussée islamiste et les dérives autoritaires des régimes qui la combattent (la guerre civile en Algérie en est l'illustration la plus dramatique : le rêve d'un « développement autocentré » s'y est écroulé, et le pays se trouve livré à une violence innommable). La crise socio-économique touche plus gravement une jeunesse en déshérence, dont une partie non négligeable croit pouvoir trouver dans les thématiques de l'islamisme des solutions à sa profonde détresse et au mal vivre. Les leaders de ces mouvements — qui, en dehors de la démagogie et de la pure agitation contestataire, n'ont, à dire vrai, rien de sérieux à proposer pour sortir leurs pays du marasme — en profitent. De sorte qu'on a parfois l'impression d'assister — au regard des ambitions, des efforts d'éducation et des projets de société soutenus lors des premières années des indépendances — à une véritable
régression politique et intellectuelle.
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Leur argument consiste à invoquer les « spécificités culturelles» pour rejeter les valeurs de la démocratie et des droits de l'homme, ou à confondre ces derniers avec une prétendue « hégémonie occidentale ». Un tel raisonnement est fallacieux : certes, la démocratie et les droits de l'homme ne doivent pas être considérés comme des modèles purs, abstraits ; ils exigent combat et invention, en particulier, l'aménagement d'institutions qui ne soient pas simplement « plaquées » sur des réalités toujours différentes, inédites et en perpétuelle mutation. Mais les valeurs de base sur lesquelles ils se fondent sont universelles. Au sens où elles concernent la dignité de l'être humain par-delà ses multiples appartenances et particularismes et par-delà les diverses déterminations empiriques pesant sur les individus (catégories sociales, titres et fonctions, langues, religion ou ethnies, etc.). Ces valeurs sont universelles dans la mesure, surtout, où toutes les cultures, toutes les nations peuvent également s'y reconnaître, y contribuer et s'en réclamer. Mais face à la crise qui menace ces sociétés de déliquescence, les doctrinaires de l'islamisme invitent à se replier au plus profond de l'identité collective, religieuse en l'occurrence, pour y puiser, osent-ils croire, les forces de préservation. D'où les discours du ressentiment et de la haine. D'où l'instrumentalisation politique de l'identité culturelle, qui conduit à la condamnation sans recours des libertés individuelles, des droits de l'homme « impies » et de l'autonomisation de l'espace politique par apport aux impératifs « divins »... Comme nous le montrent les exemples de l'Iran, du Soudan ou des Talibans afghans, cette pseudo revendication identitaire, ce discours anti-occidental virulent, ne tardent pas à se refermer sur le citoyen comme un piège terrible, se muant en impératif d'unanimisme, en homogénéité obligée, puis en police des moeurs, et enfin en dictature du parti « islamique » unique.
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Pour les islamistes, la politique n'est pas le lieu de l'invention démocratique, de la régulation pacifique des conflits, de la relativité des intérêts et des passions : il est le lieu de la seule « souveraineté de Dieu ». Comment, dans ces conditions, bâtir ensemble l'État de droit et une société pluraliste, laïque, tolérante, fondée certes sur le respect des traditions, mais aussi sur un projet commun d'avenir susceptible de garantir le « vivre ensemble » et la cohésion sociale ? Les inquiétudes que les islamistes suscitent en ce qui concerne leur attitude en cas d'accession au pouvoir, en particulier dans le domaine fondamental des libertés, du respect scrupuleux des règles de l'alternance et de l'égalité des sexes, me semblent tout à fait légitimes. Il n'y a pas de divergences de fond entre les islamistes « modérés » et « radicaux » : l'« Etat islamique », appuyé sur la seule sharî'a, demeure leur objectif ultime, même s'ils -peuvent exprimer des désaccords quant aux moyens pour l'atteindre. Or le moins que l'on puisse dire de cet Etat est qu'il est redoutablement liberticide. La situation désastreuse des droits de l'homme et des libertés fondamentales en Iran, Soudan, Afghanistan, Arabie Saoudite... est là pour nous rappeler cette simple et tragique vérité : les régimes qui se réclament des différentes variantes de la famille islamiste incarnent une idéologie absolument antinomique avec la démocratie moderne et le respect du pluralisme. C'est ce qui incite à penser que, très souvent, la majorité des islamistes n'acceptent de s'engager dans la compétition électorale que dans la mesure où ils • espèrent qu'elle favorisera leur accession au pouvoir. Mais que, le moment venu, ils n'ont aucune hésitation à la remettre en cause de manière irréversible. Et quand ils ne sont pas au pouvoir, le fait qu'ils bénéficient de soutiens, parfois considérables, au sein de la population majoritairement jeune, livrée à elle-même, désoeuvrée, exaspérée par la misère croissante, la souffrance sociale, l'incurie d'une administration corrompue ; le fait qu'ils endurent les conséquences désastreuses de
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l'étouffement des libertés et d'une répression parfois terrible exercée par des élites autocratiques et des gouvernements discrédités et autoritaires ; le fait qu'ils se voient accrédités d'une certaine popularité et deviennent des porte-parole d'une partie non négligeable des revendications populaires tout cela ne signifie pas forcément que les islamistes aient pleinement accepté le principe de la légitimité populaire et démocratique. Dans les pays où un pouvoir islamiste s'est établi, les dirigeants n'hésitent pas à violer les libertés dont ils se prévalaient dans l'opposition, et à remettre en cause le pluralisme politique et intellectuel, préférant mettre fin à tout débat démocratique, imposant unilatéralement leur conception rétrograde et totalitaire de la sharî'a. Partout où l'islamisme se déploie, on assiste à des dérives dans le langage politique : la religion est instrumentalisée en idéologie de combat, les éléments du passé sont réinterprétés... de sorte que les principes démocratiques sont niés, comme est nié le caractère universel des droits de l'homme. Il faut dire que la remise en cause explicite du caractère universel de ces droits et du difficile consensus interculturel sur lequel se fondent les instruments juridiques internationaux en la matière, est aussi le fait de certaines institutions islamiques officielles. Ainsi en est-il des différentes tentatives de substituer à la Charte des Nations Unies, des Chartes « islamiques » des droits de l'homme ! Mais c'est la crise sociale et la poussée islamiste qui incitent à de telles surenchères. Tous ces discours tendent à considérer les droits de l'homme comme une simple expression idéologique de l'hégémonie des puissances occidentales et comme un instrument de perpétuation de leur domination culturelle. Les doctrinaires du radicalisme islamiste, eux, sont convaincus de la nécessité de construire, à terme, un « État islamique » qui n'aurait rien à puiser dans la philosophie politique d'une Europe considérée comme « décadente » (thématique de la Philiea). Ils revendiquent une pseudo
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spécificité qui dispenserait de souscrire aux normes et garanties démocratiques éprouvées dans les grandes démocraties occidentales — créant de la sorte, une distanciation et un fossé, non plus subis, mais voulus et délibérés, au lieu d'oeuvrer au nécessaire rapprochement des cultures. Faut-il, pour autant, considérer l'islamisme comme le principal risque stratégique de l'après-guerre froide ? Sans consentir à porter un regard indulgent sur ce phénomène, force est de constater que la réponse ne saurait être affirmative. D'abord parce que l'islamisme est un concept générique recouvrant, en réalité, une multitude de mouvements et de courants qui ne poursuivent pas toujours les mêmes objectifs, ou, en tout cas, n'entendent pas utiliser les mêmes moyens pour y parvenir. En outre, sans vouloir minimiser la portée, ni les menaces que ces mouvements représentent — et d'abord, dans les pays musulmans où ils ont pris naissance, pour les démocrates et les femmes modernistes qui en sont les principales victimes —, il faut bien rappeler cette évidence : il ny a pas d'internationale islamiste (qui serait une sorte de Komintern vert). C'est un mythe (symétrique, pourrait-on dire, à ce qu'Emmanuel Sivan appelle « les mythes politiques arabes » 1) dont la fonction est — comme on l'a vu — de trouver, à tout prix, un ennemi de substitution au communisme ; mais il ne résiste pas à l'analyse. D'autre part , l'islamisme s'inscrit dans des réalités locales ou nationales ; l'absence de structuration géostratégique internationale des mouvements islamistes, leur incapacité à se fédérer, leur insertion dans le cadre d'Etats-nations constitués, les rivalités les opposant les uns aux autres (que l'on songe à l'Afghanistan, et même à l'Algérie, où les différents groupes islamistes s'y livrent des guerres intestines)... rendent l'hypothèse d'une coalition intégriste mondiale peu réaliste.
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Face aux dangers réels que l'islamisme représente pour les libertés et la modernité, mais aussi face aux aspirations contradictoires qu'il exprime, et compte tenu des différentes tendances qui le traversent, quelles réponses les sociétés arabo-musulmanes en général, et les sociétés maghrébines en particulier, doivent-elles lui apporter ? Faut-il considérer tous les mouvements qui s'en réclament comme d'essence totalitaire, dont l'idéologie et les pratiques sont irrémédiablement incompatibles avec les exigences du système démocratique ? Ou bien, faut-il faire une place aux courants qui refusent la violence, bien que l'on sache que pour l'idéologie islamiste, en général, la démocratie n'est appréhendée qu'en termes tactiques, l'objectif ultime étant d'instaurer le « règne de Dieu sur terre » (Hâkirnipat Allâh fi alArc) ? L'islamisme n'est pas un phénomène monolithique : certaines tendances sont violentes et refusent tout compromis et tout pluralisme ; d'autres sont plus « pragmatiques », plus « réalistes » et refusent l'usage de la violence. L'option exclusivement sécuritaire est dictée par une vision partielle et unilatérale qui tend à n'exhiber que les composantes radicales et violentes de l'islamisme, occultant les tendances plus « réalistes», « centristes » et modérées. Construire un ennemi univoque et haïssable sert bien souvent les régimes despotiques qui prennent prétexte du maintien de l'ordre et de la sécurité pour accroître le poids de l'armée et des services de sécurité dans les institutions et dans le champ politique et étatique, pour reproduire leur domination et le maintien des privilèges des élites gouvernantes et des différents clans au pouvoir. La conséquence d'un tel choix est de produire une vision manichéenne dans les termes suivants : ou installation des régimes théocratiques totalitaires et anti-occidentaux ou maintien, coûte que coûte, des régimes actuels. Nourris ainsi de la peur du «péril islamiste »2, certains gouvernements
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occidentaux avaient, au départ, soutenu cette option (qui tendait à jouer les pouvoirs en place présentés comme un moindre mal), avant d'évoluer vers une position plus nuancée — intégrant à la nécessité pour les sociétés du sud de la Méditerranée de lutter efficacement contre la violence islamiste et le terrorisme, celle de l'indispensable recherche de voies du dialogue politique et celle de l'approfondissement des acquis démocratiques. En outre, l'option exclusivement sécuritaire est parfois sous-tendue, voire explicitement justifiée, par l'hypothèse de l'inexistence, à l'heure actuelle, des conditions requises à l'instauration de régimes pluralistes viables dans les pays arabo-musulmans. Selon les partisans de cette thèse, ces sociétés ne seraient pas vraiment mûres pour accueillir la démocratie, et le fait d'accepter l'islamisme, même modéré, dans le jeu politique ferait courir le risque d'offrir le pouvoir aux fossoyeurs des libertés et de la démocratie. Ils justifient ainsi la nécessité impérieuse d'instaurer d'abord des régimes forts, donc prétendument stables, quitte à accepter une certaine dose d'autoritarisme. Il est vrai qu'un des facteurs explicatifs de l'émergence de l'islamisme réside, précisément, dans le fait que ces mouvements se déploient, bien souvent, dans des pays marqués par l'absence d'une véritable culture démocratique. Mais, outre le fait que cette carence provient de la prédominance de régimes corrompus, en qui les citoyens n'ont pas confiance, et dont la légitimité est marquée par une profonde érosion, n'est-il pas également vrai que l'exercice de la démocratie et l'apprentissage de la culture civique et citoyenne peuvent, et doivent, être concomitantes ? N'est-il pas dangereux de prétendre que la démocratie ne pourra véritablement s'épanouir que lôrsque les citoyens seront tout à fait prêts à l'exercer ? Ne serait-il pas plus judicieux de parier sur l'hypothèse que c'est l'exercice même de la démocratie qui assure son apprentissage ; et qu'ensuite, l'intégration de la culture
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démocratique accompagnera, inéluctablement et constamment, le processus de renforcement des fondations démocratiques 3 Ensuite, s'il est incontestable que l'islamisme charrie une idéologie à tendance totalitaire, il convient aussi de considérer que derrière un discours théologico-idéologique monocorde et effectivement antidémocratique, les mouvements fondamentalistes constituent une « nébuleuse » relativement hétérogène, instable, évolutive, dont certaines composantes seraient susceptibles de se dissoudre dans des recompositions pouvant, d'ailleurs, être initiées par les pouvoirs en place, ou ?
d'accepter, à terme, l'idée de la relativité de leur vérité — pour peu du moins que les systèmes actuels évoluent effectivement vers un pluralisme démocratique, sachant gérer au mieux les contradictions et les conflits, sans remettre en cause la cohésion sociale. Ensuite, ne faut-il pas parier sur les capacités des musulmans à s'adapter aux défis des temps modernes, et sur l'aptitude des normes de l'islam à autoriser, de fait, des comportements sécularisés ? Dans le monde arabomusulman, il y a, effectivement, une pluralité de courants philosophiques et religieux capables de prendre le contrepied des fondamentalistes ; les islamistes ne sont pas les seuls à s'exprimer au nom de l'islam, même s'ils le font plus bruyamment (ne sont-ils pas, d'ailleurs, excessivement « médiatisés »?) et parfois aussi plus violemment. Aux tenants d'une lecture littérale, figée, des textes sacrés et aux partisans des dogmes absolutisés jusqu'à l'intolérance et le fanatisme, des courants réformistes et modernistes existent qui opposent à la vision islamiste une lecture à la fois subtile, renouvelée et historique de ces mêmes textes, avec un souci exigeant d'apporter des réponses appropriées aux données des temps présents, et dans une perspective plus conforme à l'esprit critique, d'ouverture et à l'éthique de tolérance, de démocratie et de laïcité. En se proposant de ressusciter la
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pensée et la démarche critiques et de renouer avec l'âge des Lumières islamiques — ces moments féconds de l'Iltihâd et de la philosophie (Falsafa), des débats théologico-juridiques et scientifiques libres —, ces courants modernistes ne visent à rien de moins que de secouer la léthargie des sociétés arabes et islamiques et d'oeuvrer à la rénovation de la pensée islamique, afin qu'elle soit en phase avec les exigences de la modernité tant intellectuelle que politique. D'autre part, doit-on négliger le fait, très important, que les militants et sympathisants islamistes vivent, ici et maintenant, dans des sociétés largement sécularisées ; que l'idéologie islamiste peut être également considérée comme un produit, certes ambivalent et paradoxal, de cette modernité — une modernité honnie dans le discours, mais vécue, voire désirée, ne serait-ce qu'à travers ses biens de consommation inaccessibles ? A cet égard, il est plus juste de qualifier l'islamisme par ses tentatives désespérées d'idéologiser l'islam, de l'instrumentaliser à des fins politiques profanes, plutôt que d'évoquer un quelconque « retour du religieux» ; ce à quoi l'on assiste, dans les sociétés musulmanes, c'est moins à un simple « retour du même » qu'à une décomposition de la tradition religieuse, à des mutations dans les pratiques religieuses et les manières de croire, consécutives à l'entrée de ces sociétés dans le monde moderne. C'est bien parce que l'islam classique, comme système religieux cohérent, s'est effondré au contact de la modernité, que les islamistes ont besoin de recourir à d'autres systèmes de représentations. Le contenu du discours islamiste ne se limite nullement aux seules références théologiques et religieuses. Le déficit du religieux stricto sensu, l'incapacité de la théologie classique à livrer un sens pour comprendre les bouleversements contemporains et permettre d'agir sur le monde, sont ainsi compensés, en quelque sorte, par de nombreux emprunts à la science et à la technologie modernes, à l'idéologie de l'Etat national, au
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ruptures épistémologiques et des valeurs qui ont présidé à l'avènement de la modernité en Occident'. Bref, cette idéologie — qui est un mythe
populisme, etc.
Mais sans intégration des
identitaire et un discours purement protestataire, non pas une renaissance théologique — ne peut transcender les réalités présentes ; elle s'y inscrit donc à sa façon, même si elle n'apporte aucune solution sérieuse à la crise des sociétés arabes et musulmanes. De même, et sans consentir à porter un regard indulgent sur ce phénomène (ce que n'hésitent pas à faire certains analystes qui y voient — dernier avatar du tiers-mondisme ? — la nouvelle espérance, la nouvelle, « voix du Sud »), force est de constater que l'islamisme n'est pas monolithique. Il convient de le considérer non comme une tendance uniforme, mais comme un phénomène très composite. Le vocable « islamisme », forgé par les politologues, est un concept générique qui recouvre, en effet, des réalités variées, concerne des secteurs sociaux et culturels divers et produit des discours idéologiques et des programmes politiques parfois assez hétérogènes. Le terme « islamisme » désigne, dans le lexique politique actuel, un même phénomène d'idéologisation de la religion, ce qui le distingue notamment des courants traditionalistes (religiosités populaires ou islam normatif officiel des 'U lama) ou fondamentalistes classiques (Réformisme musulman de la fin XIXe- début XXe siècle, dit S alafiea). Mais il se compose de tendances multiples allant de mouvements réalistes et ouverts au dialogue politique, qui acceptent l'idée de se mouvoir dans des sociétés « islamiques » certes, mais largement sécularisées et pluralistes, et se veulent « pragmatiques » ou « centristes », voire «modernistes »... aux groupuscules les plus radicaux et les plus violents, en passant par toute une nuance de courants hétéroclites. Ces mouvements et ces courants ne poursuivent pas toujours les mêmes objectifs politiques — en tout cas,
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n'entendent pas utiliser forcément les mêmes moyens pour y parvenir. Cependant, par-delà les nuances et les clivages qui la caractérisent, incontestablement : l'idéologie islamiste demeure fondamentalement d'essence totalitaire ; le discours islamiste est un discours fermé qui prétend livrer une vérité immuable car d'essence divine, et qui entend l'imposer, par la contrainte, à tous les individus et à l'ensemble du corps social. On ne saurait nier que dans tous les régimes où l'islamisme s'est imposé au pouvoir (Iran, Soudan, Arabie Saoudite, Afghanistan, etc.), l'Etat dit « islamique » se confond avec un parti unique, un clan ou une dictature policière imposant une vision unilatérale, moralisante et univoque à la société. Dans les autres pays où ils sont dans l'opposition, la plupart des mouvements islamistes fonctionnent selon un schéma totalitaire ; ils ambitionnent de s'emparer du pouvoir étatique afin de monopoliser toutes les instances et toutes les institutions, puisqu'à leurs yeux, l'islam doit régner sur l'ensemble de la société, la gouverner selon les préceptes de la shad'a et soumettre le réel au mythe identitaire et à celui de la pureté morale. Même si l'on ne considère que les seuls fondamentalistes les plus ouverts et les plus « réalistes », une question grave demeure, celle de leur non-remise en cause explicite et significative de la thématique de l'instauration de
Etat et de la société islamiques» (al-Dawla al-Islâmiea wa alMoujtama' al-Islâmî) comme objectif ultime. Certains allant même jusqu'à adopter une attitude dogmatique et conservatrice de refus idéologique de l'universalité des droits de l'homme, de l'émancipation des femmes et des principès de la modernité politique (Etat de droit, alternance au pouvoir, autonomie et neutralité de l'espace politique par rapport à l'espace religieux, etc.). Tant que ce travail de critique du conservatisme n'est pas vraiment opéré, on peut parler effectivement d'échec de l'islam politiques, d'impasse du «projet islamiste ». C'est la raison pour laquelle, il faut
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privilégier le combat politique pacifique et le combat d'idées pour convaincre les doctrinaires de l'islamisme de la nécessité d'opérer l'indispensable aggiornamento de leur idéologie. Se prévaloir d'une adhésion populaire ne saurait donc suffire à fournir une quelconque légitimité démocratique aux forces qui n'ont pas clairement rompu avec une telle idéologie, une telle vision du monde fondamentalement antidémocratique ; les partis fasciste et nazi n'ont-ils pas accédé au pouvoir en Italie ou en Allemagne grâce à des élections démocratiques ? La démocratie ne saurait être réduite à une simple technique électorale ; elle exige une culture de tolérance et de respect des adversaires, des contrepouvoirs, l'alternance politique, le respect des minorités, etc. Dès lors, une des conditions essentielles de paix civile et de stabilité dans le sud de la Méditerranée réside donc incontestablement dans la nécessité pour les islamistes d'effectuer une rupture idéologique, une révolution culturelle : les adeptes de cette idéologie doivent cesser de croire qu'ils détiennent toute la vérité et de vouloir, par surcroît, l'infliger aux autres ; tant qu'ils continueront à croire que le système démocratique n'est qu'un moyen de s'emparer du pouvoir pour instaurer une théocratie totalitaire, ils constitueront un danger que la démocratie a pour devoir de combattre car il y va de sa survie. Au total, la question urgente posée par la poussée islamiste est bien celle de la création d'un espace politique pluraliste, permettant d'intégrer toutes les composantes politiques, y compris les fondamentalistes, au jeu politique. C'est la seule voie susceptible, outre d'instaurer durablement l'esprit démocratique, de « banaliser », en fait, ce phénomène, transformant les courants islamistes modérés en forces politiques parmi d'autres — capables, à terme, eux-mêmes, d'intégrer une culture politique démocratique et laïque, à
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l'image de la Démocratie Chrétienne européenne —, empêchant les courants plus radicaux et violents de tirer les bénéfices de l'accumulation des frustrations et du mal-vivre des jeunes. En tout état de cause, la nécessité, bien légitime, de se défendre contre la violence, le terrorisme et les dangers d'un totalitarisme islamiste, ne doit pas servir d'alibi à des dirigeants soucieux d'abord de se maintenir, coûte que coûte, au pouvoir et de préserver leurs privilèges, contre leurs propres sociétés. En outre, il convient de s'interroger sérieusement sur les contradictions de la politique internationale des puissances occidentales qui favorisent, indirectement — parfois directement — les frustrations et les contestations dont s'alimentent les différents groupes islamistes pour qui l'Occident hégémonique pratique la politique des « deux poids, deux mesures» toujours injuste à l'égard des musulmans. Prenons deux exemples récents. La police et l'armée serbes multiplient les agressions contre les civils kosovars ; Belgrade interdit l'entrée du Kosovo au procureur du Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), Madame Louise Arbour, et déclare persona non grata le chef des observateurs de l'OSCE ( Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), William Walker ; le Secrétaire Général des Nations-Unies se dit «profondément préoccupé », mais ni l'Organisation qu'il préside, ni la « communauté internationale » ne prennent la moindre initiative sérieuse pour arrêter les massacres qui durent depuis plus d'un an ; le 16 janvier 1999, les cadavres de quarante-cinq civils albanais sont découverts à Racak, une balle dans la tête ; il n'y a aucune riposte des Nations-Unies, ni de l'OTAN, ni des Etats-Unis, ni de l'Union européenne ; le général Jean Cot, ancien commandant de la Première armée et ancien commandant de la Forpronu, parle d'une « honte pour l'Europe » : « nos
dirigeants sont convaincus que nous ne pouvons rien faire sans les Américains, même lorsque nos intérêts majeurs sont en cause » ; et il
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« A quoi sert donc l'OTAN ?» ; « elle sert avant tout à garantir au moindre coût le contrôle stratégique des Etats-Unis sur l'Europe. Il n'y aura jamais d'identité européenne de sécurité et de défense au sein de l'Alliance actuelle. Mais attention, Européen ! Pour nous, après Vucovar et Srebrenica, la honte revient ! 6». Pour la se demande :
majorité des observateurs, entre le traitement infligé par les Etats-Unis à Saddam Hussein et la passivité scandaleuse devant le génocide perpétré par Slobodan Milosevic, il y a incontestablement « deux poids, deux mesures ». A propos de l'Irak, rappelons, à titre d'exemple, que Denis Halliday — démissionnaire, en octobre 1998, de ses fonctions de coordinateur humanitaire des Nations-Unies en Irak, pour protester contre le sort fait à la population de ce pays — accuse les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et les Nations unies d'avoir eu un comportement «génocidaire », en
«permettant que l'embargo imposé à ce pays dure huit ans, commettant ainsi une violation majeure des lois et pratiques internationales », voire de la Charte des Nations unies. En privant les populations irakiennes du minimum vital, l'embargo a provoqué une situation humanitaire dramatique : « 30 %
d'Irakiens souffrent de malnutrition — dont 25 % de malnutrition chronique —, ce qui entraîne des dommages physiques et mentaux. Nous sommes en train de handicaper la prochaine génération (..) Depuis 1991, 500 000 à 600 000 enfants sont morts (..) Les Nations unies punissent le peuple irakien parce qu'elles ne sont pas capables de traiter [le problème de ] Saddam Hussein. C'est une situation épouvantable. ». Les Irakiens manquent des produits les plus élémentaires pour vivre ; le peuple vit dans une paupérisation allant jusqu'à l'indigence ; la structure familiale s'est effondrée ; les enfants connaissent une déscolarisation effrayante ; la mendicité et la prostitution forcée se développent ; la jeunesse se radicalise pour qui — contrairement à la rhétorique occidentale qui ne voit pas venir le danger — les dirigeants irakiens actuels « sont trop modérés? » ! En outre, six millions d'Américains sont musulmans et votent en majorité pour les Démocrates. Mais
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ils se posent des questions après les bombardements américains sur l'Irak. Faisant fi de l'opinion publique internationale, et surtout de celle des pays arabes et musulmans, Bill Clinton, soutenu par le premier ministre britannique Tony Blair, a décidé de bombarder, en décembre 1998, les populations irakiennes, au moment même où les membres du Conseil de sécurité de l'ONU, réunis à New York, discutaient du problème irakien. De plus, les frappes aériennes ont commencé à quelques jours du début du jeûne du Ramadan, l'un des mois sacrés pour plus d'un milliard de musulmans ; les bombardements ont été poursuivis durant le jeûne. D'une manière générale, le monde arabe ne croit guère à l'impartialité de la politique américaine au ProcheOrient, et le crédit de Clinton auprès de la communauté arabo-américaine paraît aujourd'hui bien érodé 8. Mais s'il est indéniable que ces contradictions des politiques des puissances occidentales vis-à-vis du monde musulman permettent d'expliquer, en partie seulement, certains succès remportés par les mouvements islamistes qui savent bien canaliser les frustrations et les mécontentements d'une population arabe et musulmane excédée parfois par les incohérences et les injustices de la «politique des deux poids, deux mesures », il est tout aussi indéniable que les raisons de l'effervescence de l'islamisme dans les sociétés du Sud sont d'abord endogènes. Il faut donc des réponses endogènes à ce phénomène. En particulier, il faut apporter des réponses viables, sérieuses et durables à la formidable aspiration démocratique des peuples — contrariée par les pratiques autoritaires des pouvoirs. Concilier l'identité islamique de ces sociétés avec les impératifs de liberté et avec les conceptions modernes du droit et de l'Etat constitue une exigence fondamentale aujourd'hui pour tous les régimes arabes et musulmans. Comme l'écrit l'ancien ministre de l'Education tunisien et ex-président de la Ligue des droits de l'homme, Mohamed Charfi : « Tant que l'idée même de démocratie et
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de liberté n'aura pas été analysée et pensée selon des critères contemporains et en regard de l'évolution des autres sociétés, le débat tournera court qui oppose démocrates et traditionalistes ». Mohamed Charfi insiste sur deux aspects fondamentaux pour la réussite de cette réforme : une relecture critique de l'histoire et du droit musulmans et le rôle primordial de l'éducation qui — écrit-il, à juste titre — « a souvent été abandonnée à ceux qui n'y ont vu qu'un organe de propagande au lieu de la concevoir comme l'élément clef du débat démocratique ». Le rôle de l'éducation civique est, à cet égard, particulièrement important pour éveiller les jeunes esprits à la démocratie, aux droits de l'homme, aux mécanismes contemporains de protection des libertés et, surtout, paradigmes philosophiques qui leur servent de fondement. Il faut également clairement séparer politique et religion ; c'est un autre fondement incontournable de la modernité ; c'est le destin inéluctable auquel les peuples, et surtout les gouvernants, musulmans ne sauraient échapper sous prétexte de « spécificités culturelles » ; il convient de considérer l'islam — comme l'écrit M. Charfi en conclusion de son livre — d'abord « comme une religion, non une politique, une question de conscience et non d'appartenance, un acte de foi et non de force 9». Enfin, si l'on considère l'islamisme comme un phénomène essentiellement défensif et réactif face aux ravages d'une occidentalisation autoritaire, accélérée et excluante, il paraît évident que c'est d'abord en intervenant sur les causes politiques et socio-économiques de son émergence et de son épanouissement que l'on pourra, plus efficacement, le canaliser ; il convient donc d'agir par l'amélioration des conditions matérielles des exclus et des déshérités, et en accordant, le plus largement possible, les droits politiques, sociaux et civiques aux citoyens — à commencer par une distribution plus équitable des richesses et par la recherche de davantage justice sociale.
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Pour résumer, on a le sentiment que des deux côtés (aussi bien en Occident que dans les pays musulmans), dans un contexte de malaise identitaire et de perte de sens, semblent s'imposer des tendances idéologiques qui voudraient figer les cultures et les civilisations dans leur irréductibilité et dans la confrontation. Mais ces tendances ne sauraient épuiser — loin s'en faut — toutes les expressions politiques et culturelles qui s'expriment présentement. D'autres forces sociales, politiques et intellectuelles cherchent à renouer avec le riche héritage d'un passé où les relations entre l'Islam et l'Europe ont également laissé de profondes empreintes culturelles, et où, en dépit des conflits, on trouve des expressions de compréhension, voire d'estime réciproque. C'est l'un des enjeux fondamentaux du Partenariat Euroméditerranéen, du débat sur la place de l'Islam et des musulmans dans l'espace public européen et des rapports que l'Union européenne projette de nouer avec la Turquie : penser et construire, dans un monde de plus en plus interdépendant, la coexistence. Une coexistence qui ne saurait être celle de la résignation ou d'une « tolérance » indifférente et condescendante, mais une coexistence qui consiste notamment à accueillir l'Autre en soi-même, pour fonder le « vivre ensemble » sur la base de projets civilisationnels communs.
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3. Le Partenariat Euroméditerranéen L'Union européenne doit affirmer une forte présence au Sud, parce qu'il y va de ses intérêts, parce que la paix et la stabilité dans cette zone en dépendent, et parce que sur son sol vivent des millions de citoyens européens musulmans. Les intérêts français — européens en général, surtout ceux des pays de l'Europe du Sud — sont toujours liés à ceux des pays de la rive sud de la Méditerranée. En particulier, les pays du Maghreb, liés à l'Europe par des liens historiques denses, par des circuits d'échanges anciens et puissamment éprouvés, et — quelle que soit l'ampleur des problèmes et des tensions — par des convergences fortes. Certes, les divergences ne sont pas négligeables, les motivations parfois différentes, l'asymétrie du développement patente. Mais les intrications de l'histoire et de l'économie, les mouvements de population — voire les brassages — ont créé des liens puissants. Les liens culturels — notamment ceux de la langue française partagée et des médias largement diffusés —, parfois les complémentarités des valeurs, les connivences intellectuelles — qui ne concernent pas, quoiqu'on dise, que les seules élites — témoignent de l'ancrage vital du Maghreb dans la zone Euroméditerranéenne. Ils obligent les acteurs des deux rives à bâtir une politique solide, prévoyante et déterminée, à
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construire, dans la durée, des rapports de compréhension, de bon voisinage et de confiance, propres à atténuer la gravité des contentieux et à préparer l'avenir. C'est le sens du Partenariat Euroméditerranéen mis en chantier à Barcelone en novembre 1995, relancé à Malte en avril 1997. Rappelons, même brièvement 10, que l'ambition d'instaurer une Méditerranée « sans frontière » — c'est-à-dire, notamment, une zone de dialogue et de coopération dans un cadre global et multilatéral — est très ancienne, même si les aléas de l'histoire tourmentée récente en ont décidé autrement. Mais, pour des raisons liées avant tout, il est vrai, à la sécurité des Etats européens et à la suprématie des EtatsUnis, ce thème est revenu sur le devant de la scène, nourrissant depuis quelques années, de manière plus sérieuse, la réflexion sur l'avenir des relations euroméditerranéennes. Ceci dit, c'est dès les années soixante, que la Communauté avait établi des liens contractuels avec la plupart des PTM (Pays tiers méditerranéens). Au départ, ces liens étaient limités à des accords commerciaux portant, notamment, sur le libre accès aux produits industriels et à des concessions tarifaires pour un certain nombre de produits agricoles. Progressivement, au cours des années soixante-dix, ces accords ont été élargis à la coopération économique et financière. Des « accords d'association » devant mener à une Union douanière furent ensuite signés avec la Turquie, Chypre, Malte — trois pays aujourd'hui candidats officiels à l'adhésion à l'Union européenne, même si la candidature de la Turquie soulève plus qu'une réticence de la part des européens. Dans le même temps, des « accords de coopération » seront signés avec les autres pays tiers méditerranéens. Et ce n'est qu'au milieu des années quatre vingt dix, que ceux-ci seront remplacés par des « accords euroméditerranéens d'association », plus ambitieux.
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A la fin de l'année 1989, la Commission européenne a proposé au Conseil de l'Union des pistes pour actualiser la politique de la Communauté en Méditerranée. Cette réorientation donnera naissance à ce qu'il est convenu d'appeler la «Politique Méditerranéenne Rénovée » ; elle fut adoptée par le Conseil en décembre 1990 et est entrée en vigueur en 1992. Elle prévoit concrètement une amélioration des instruments de coopération et une augmentation substantielle des moyens financiers accordés à ces pays, afin de mieux les préparer aux défis et contraintes de leur intégration à une vaste zone de libre échange, les aider à moderniser leur appareil productif et de gestion et, dans l'immédiat, répondre à un certain nombre de leurs besoins. En particulier, cette «politique rénovée » introduit une dimension nouvelle en renforçant l'action de la Communauté à travers l'appui aux réformes économiques et structurelles entreprises par certains pays méditerranéens (ce que l'on appelle, dans le jargon des institutions économiques et financières internationales, les P.A.S. ou « Politiques d'Ajustement structurel il»). Parallèlement à cela, une coopération régionale et décentralisée a été développée (programmes Med-Urbs, Med-Campus, Med-Media, etc. dont les moyens seront accrus après la Conférence de Barcelone).En outre, depuis janvier 1993, la plus grande partie des exportations agricoles des pays tiers méditerranéens bénéficient de l'exemption de droits de douane — même si cette opération n'a pas été facile, eu égard aux fortes réticences des pays du sud de l'Europe (Espagne et Portugal surtout) qui craignent une perte de compétitivité de certains de leurs produits agricoles et de pêche qui subissent la concurrence de ceux des pays du Maghreb (la «guerre de la tomate » ou celle de la pêche, qui a longtemps opposé le Maroc à l'Espagne, sont, à cet égard, assez emblématiques). D'autre part, des protocoles financiers ont été conclus avec chacun des pays tiers méditerranéens. Dans ce cadre, près de 53 millions d'Écus ont été engagés en 1993 pour des opérations concernant l'environnement, la recherche, la
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coopération décentralisée.
La Banque Européenne d'investissement (BEI) participe à cet effort et accorde de nombreux prêts dans les secteurs de l'énergie, des télécommunications, de l'environnement, etc. Les accords négociés depuis lors entre la Commission et les pays méditerranéens sont désormais bâtis sur quatre piliers : le dialogue politique ; le libre-échange industriel ; la coopération économique, sociale et culturelle ; la coopération financière. Concrètement, la Commission européenne dressait, en 1994, le bilan de la coopération avec les pays tiers méditerranéens (PTM) de la façon suivante : depuis 1978, les PTM liés à la Communauté par des accords d'association ou de coopération, bénéficient de protocoles financiers quinquennaux comprenant des fonds budgétaires ainsi que des prêts de la BEI ; la quatrième génération des protocoles financiers couvre la période 1992-1996 ; les pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye) et du Machrek (Egypte, Jordanie, Liban et Syrie) ont bénéficié sur la période 1978-1991, d'un montant global de 1,34 milliard d'Ecus en fonds budgétaires et 1,96 milliard d'Ecus sous la forme de prêts de la BEI. Les quatrièmes protocoles financiers avec ces pays (1992-1996) prévoient environ 1,1 milliard d'Ecus de fonds budgétaires ainsi que 1,3 milliard d'Écus de prêts de la BEI. Par ailleurs, dans le cadre de la politique méditerranéenne rénovée, une enveloppe, dont le montant estimé nécessaire est fixé à 230 millions d'Écus pour 19921996, cible des actions intéressant l'ensemble des PTM. Dans le même cadre, la BEI dispose d'un montant de 1,8 milliard d'Ecus de prêts pour des actions régionales et environnementales. Les pays de la Méditerranée Nord (Chypre, Malte, Turquie) ont bénéficié pour la période 19651993 d'un montant d'aide budgétaire de 672,5 millions d'Ecus et de prêts de la BEI de 262 millions d'Ecus. A noter que l'Union européenne est le plus grand donateur d'aide au bénéfice des populations palestiniennes des Territoires
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occupés. Les montants octroyés par l'Union s'élèvent à environ 100 millions d'Ecus pour l'année 1993 et environ 86 millions d'Écus pour l'année 1994. Par ailleurs, les PTM peuvent bénéficier d'actions financées sur plusieurs lignes budgétaires, pour des montants limités, couvrant des domaines tels que la démographie, les migrations, l'environnement, etc.
La relance du Partenariat après l'électrochoc de la guerre du Golfe Après l'électrochoc de la guerre du Golfe, l'Union européenne a décidé d'accroître fortement son aide ; c'est la Politique méditerranéenne rénovée : pour la période 1992-1996, le volet financier s'élève à 4,4 milliards d'écus (2,7 fois plus qu'au cours des cinq années précédentes) ; ces sommes étaient réparties sur les protocoles financiers conclus avec chacun des Pays Tiers Méditerranéens (PTM), mais aussi sur des projets hotiontaux intéressant plusieurs pays de la zone (exemple : l'environnement) et destinés à encourager la coopération régionale, et enfin sur une ligne d'appui à l'ajustement structurel. Par ailleurs, des concessions commerciales additionnelles ont été acceptées (démobilisation tarifaire accélérée, accroissement des contingents tarifaires). A noter que les prêts de la Banque européenne d'investissement (BEI) constituent une part essentielle de cette politique — à la différence des accords de Lomé, fondés sur des subventions pour une large part. Les accords dits de « nouvelle génération » mettent, en outre, l'accent sur de nouvelles formes de dialogue et de coopération (politique étrangère, dialogue social, coopération entre les «sociétés civiles» : ONG, responsables locaux, communes et municipalités, journalistes et médias, coopération entre les PME/PMI, syndicats, Ligues des droits de l'Homme, enseignants chercheurs, etc.). La Déclaration de Barcelone va
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tenter de systématiser, de mieux organiser et d'accroître les moyens d'une telle orientation. Le 19 octobre 1994, la Commission européenne a proposé de mettre en oeuvre un ambitieux programme dit de « partenariat euro-méditerranéen ». Ce partenariat a notamment pour objectif d'aboutir, à long terme, à l'établissement d'une vaste zone de libre-échange entre les quinze pays de l'Union et une vingtaine de pays méditerranéens. Cette intégration est assortie d'un soutien accru aux ajustements économiques et sociaux qui en découleront. Lors du Sommet européen de Cannes (26-27 juin 1995), les chefs d'Etat et de gouvernement ont marqué leur accord sur les perspectives suivantes en matière de coopération financière — une enveloppe budgétaire totale de 4,685 milliards d'Ecus sera répartie sur cinq ans, de la façon suivante : 550 millions d'Écus (pour l'année 1995 ) ; 900 millions d'Écus (pour 1996) ; 1 milliard d'Écus (1997) ; 1,lmilliard d'Écus (1998) et 1,1 milliard d'Écus (1999). Pour préciser les perspectives de ce nouveau partenariat, une conférence ministérielle méditerranéenne s'est tenue à Barcelone (Espagne), le 28 novembre 1995. Cette conférence — connue maintenant sous l'appellation de Conférence de Barcelone — a rassemblé vingt-sept ministres des Affaires étrangères : les quinze ministres de l'Union européenne et ceux des 12 pays tiers méditerranéens (Algérie, Chypre, Egypte, Israël, Jordanie, Liban, Malte, Maroc, Autorité Palestinienne, Syrie, Tunisie et Turquie). Trois grands objectifs ont été fixés dans le cadre de cette conférence : accélérer le rythme du développement économique ; améliorer les conditions de vie des populations concernées — de manière à réduire la différence de prospérité entre le Nord et le Sud ; promouvoir la coopération et l'intégration régionale. Cette conférence constitue donc
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l'acte fondateur d'un vrai partenariat — plus clair et plus ambitieux — entre les pays de la région ; elle représente, assurément — et malgré les énormes obstacles qui restent à surmonter — un événement important dans l'histoire des échanges entre les deux rives de la Méditerranée. Ce partenariat est donc étendu à l'ensemble des Pays Tiers Méditerranéens (PTM) qui ont signé des « accords euroméditerranéens d'association » avec l'Union européenne ; la déclaration finale adoptée comporte trois volets : partenariat «politique et de sécurité» (stabilité et dialogue politique, respect des droits de l'homme, lutte contre le terrorisme) ; partenariat « économique et financier» (établissement d'une zone de libre échange d'ici 2010, coopération économique, commerciale et financière, transfert des technologies) ; partenariat dans les domaines « social, culturel et humain » (coopération décentralisée, promotion des échanges, coopération en matière d'immigration). Un instrument financier, MEDA, a été mis en place en juillet 1996 qui a pour objectif de contribuer à : l'amélioration des services sociaux fondamentaux (éducation de base, soins de santé, etc.) ; la création d'emplois ; la revalorisation des services publics ; la réduction des écarts entre les populations urbaines et rurales ; la protection de l'environnement ; l'amélioration de l'approvisionnement en eau. Ainsi, pour la première fois, tous les aspects sont envisagés et pas seulement l'économique. Ce partenariat implique les gouvernements mais aussi les opérateurs économiques de la société civile. Après les différentes tentatives de dialogue et de coopération, il était et reste aujourd'hui la seule instance qui associe l'ensemble des partenaires du Moyen-Orient et de la Méditerranée, à l'exception de la Libye. Il s'est concrétisé à travers la conclusion d'accords d'association euro-méditerranéens avec la Tunisie (1995), Israël (1995), le Maroc (1996) — comme
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pour la Tunisie en 1995, le partenariat s'est concrétisé avec le Maroc par la signature d'un accord en 1996 impliquant un dialogue politique régulier et l'instauration progressive d'une zone de libre-échange —, la Jordanie (1997), et des négociations sont en cours avec d'autres pays : Liban, Egypte, Algérie et Syrie. Un accord intérimaire euroméditerranéen a été signé en 1997 avec l'OLP agissant pour le compte de l'Autorité palestinienne. Ces accords impliquent un dialogue politique régulier, l'instauration progressive d'une zone de libre échange en conformité avec les dispositions de l'OMC (Organisation mondiale du commerce, héritière des anciens accords du GATT : General agreement on taris and trade ) qui ont trait à la liberté d'établissement, la libéralisation des services, la libre circulation des capitaux (l'objectif d'une zone de libre échange, à l'horizon 2010, est explicitement retenu) ; des règles de concurrence, le renforcement de la coopération économique, sur la base la plus large possible et dans tous les domaines d'intérêt, entre les deux parties ; une coopération sociale et culturelle et une coopération financière assortie de ressources appropriées. Mais le libre-échange est considéré comme une alternative aux mouvements migratoires ; l'incitation à émigrer n'est pas favorisée — contrairement à l'ouverture commerciale, aux investissements étrangers directs et à la libre circulation des capitaux. L'objectif général de la Politique Méditerranéenne de l'Union européenne est, à terme, de créer un espace euro-méditerranéen englobant 600 à 800 millions d'habitants de trente à quarante pays. L'idée étant de rapprocher tout de même les deux rives en créant un espace économique euro-méditerranéen permettant aux partenaires de l'Union de s'ancrer à l'Europe de façon stable et permanente.
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Mais la question à laquelle sont confrontés les pays du Sud est celle de savoir quelle signification les textes adoptés donnent à la notion de « partenaires »? Le projet euroméditerranéen est certes ambitieux ; pourtant, la notion de partenaire est toute relative dans la mesure où les acteurs ne
sont pas à égalité et que les règles du jeu ne sont définies que par les seuls pays de l'Union. La réciprocité commerciale, par exemple, envisagée dans la déclaration de Barcelone, implique que les relations euro-méditerranéennes sortent du schéma d'assistance pour entrer véritablement dans le partenariat. Mais quel sens lui donner quand on connaît la position de dépendance, de type rentier, des pays du Sud par rapport aux ressources extérieures ? Quel sens lui donner dans des systèmes politiques où les sociétés civiles sont encore peu présentes et peu actives ? En outre, les tentatives d'ententes régionales sont restées lettre morte. L'Union du Maghreb arabe (UMA) n'a plus véritablement d'existence en raison de la situation chaotique de l'Algérie et de l'imprévisible Libye. L'Europe a d'ailleurs assisté sceptique à la mise en place de l'UMA doutant de sa capacité à mener à bien une véritable coopération. Au Proche-Orient, le Conseil de coopération arabe (CCA, dont l'annonce de sa constitution date de février 1989 et qui rassemble la Jordanie, l'Egypte, l'Irak et le Yémen) a fait long feu et n'a pas permis d'établir les bases d'une vraie coopération régionale. Le handicap majeur est donc que le Proche-Orient — mais ceci est également valable pour le Maghreb — ne se présente pas à l'Union européenne comme un partenaire stable. Le rêve d'une paix permettant le développement d'une économie avec des échanges commerciaux est loin d'être atteint. Lorsque la déclaration de Barcelone a été adoptée, le processus de paix entre Israël et ses voisins arabes était bien engagé et certains croyaient au règlement d'un conflit vieux de près de 50 ans. Avec l'arrivée de Benyamin Netanyahou au pouvoir en Israël en
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mai 1996, tout espoir de pacification du Proche-Orient s'est envolé, du moins pour un moment, et des contraintes politiques fortes s'exercent sur la région rendant utopique l'application du texte de Barcelone. Quelle perception ont les pays du Sud de la démarche européenne ? Cette démarche est souvent perçue comme défensive en raison d'un engagement économique timide et du maintien de sa fermeture sur certains produits agricoles. En outre, si l'on s'accorde sur le fait que la Banque européenne d'investissement (BEI) joue un rôle important pour permettre la mise en place d'un espace économique euroméditerranéen (elle a prêté, en 1997, plus de 200 millions d'écus pour permettre le développement des industries et du secteur privé dans les pays partenaires ; elle soutient tout ce qui a pour but d'encourager le secteur privé et la libéralisation des économies, pour mieux préparer la création d'une zone de libre-échange avec les pays membres de l'Union européenne d'ici l'an 2010), il n'en demeure pas moins qu'en ne se faisant que sous forme d'investissements directs sans afflux massif de capitaux étrangers, la mise en place de la zone de libre-échange risque d'avoir des effets globalement négatifs. En effet, les pays du Sud et l'Est de la Méditerranée ne peuvent représenter une région attractive pour l'investissement étranger qu'au prix de profondes réformes dans le cadre de la mondialisation. Mais le point le plus sensible reste que les mouvements des hommes sont extrêmement limités. Comment envisager un partenariat si dans le même temps, les frontières se ferment et empêchent tout déplacement de population ? Il y a là un déséquilibre très mal vécu dans les pays de la rive Sud. Dans le même temps, si les élites dirigeantes de ces pays ne réalisent pas l'urgente nécessité de mieux distribuer les revenus et de passer d'une économie de rente à une économie de maîtrise industrielle, les mouvements migratoires continueront d'être déstabilisateurs et le partenariat envisagé risquera de ne pas
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porter ses fruits. Cette idée a été exposée lors de la conférence méditerranéenne sur la population, les migrations et le développement, qui s'est tenue à Palma en octobre 1996. Les pays européens assument le fait que leur politique réponde à des préoccupations en matière de sécurité et de contrôle des flux migratoires. Le Nord a tendance à percevoir le Sud comme une menace : la guerre civile en Algérie, le boycott qui affecte la Libye soupçonnée de soutenir le terrorisme, les attentats de groupes armés en Egypte visant des touristes, un processus de paix moribond, une inconnue sur l'évolution de ces pays en cas de disparition de leurs dirigeants (Jordanie, Syrie, Autorité palestinienne, Maroc ...). En outre, un véritable partenariat ne peut pas faire l'impasse d'une réflexion sur la nature des relations culturelles entre les deux rives. Un processus de modernisation des sociétés des pays au sud de la Méditerranée est en cours mais sans être forcément visible par ceux du Nord. Du coup, ceux-ci ont tendance à croire à un immobilisme de la part de leurs voisins. Ces différences de langage ou d'attitude alimentent les malentendus et c'est ainsi que les espoirs mis dans des relations privilégiées sont souvent déçus. L'offre de partenariat des Européens se justifie indéniablement par un intérêt commun à l'intensification des échanges économiques et au renforcement de la coopération dans la région. Mais elle peut apparaître dans certains cas comme un soutien à des régimes en difficulté. Les appels à la démocratisation et à la mobilisation des sociétés civiles qui accompagnent le volet économique manquent de crédibilité pour les populations des pays de la rive sud de la Méditerranée. L'Europe a cependant introduit le «principe de conditionnalité » dans l'affectation de l'aide communautaire :
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économique, d'une part, qui porte sur l'application des mesures de réforme structurelle sur lesquelles les gouvernements se sont engagés et, d'autre part, respect des droits de l'homme. D'ailleurs, le programme MEDADémocratie, créé à la suite de la conférence de Barcelone a pour objet d'appuyer les droits de l'homme et la démocratie. Cette dimension est importante d'autant que pour la première fois, elle est prise en considération. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'un voeu pieux et que concrètement, on ne voit pas quelle réalité lui donner. Une des priorités — et des nouveautés — du Partenariat est de valoriser le volet culturel. Dans ce domaine, en effet, une conférence ministérielle s'est tenue à Bologne en avril 1996 à laquelle ont participé les 27 ministres de la Culture — ceux des 15 pays de l'Union européenne et leurs 12 partenaires méditerranéens. Elle a marqué un tournant dans le partenariat euro-méditerranéen dans le domaine de la protection et de la valorisation du patrimoine culturel. Aux termes de la conférence, une « Déclaration de Bologne » a été adoptée et signée par les 27 gouvernements qui se sont engagés à présenter des projets concrets dans quatre secteurs du patrimoine culturel : a) connaissance du patrimoine à travers l'information, la sensibilisation tant du public que des centres de décision, les interventions, le transfert de savoirfaire ; b) l'élargissement des politiques du patrimoine à travers les échanges d'expériences ; c) la formation dans le domaine des métiers du patrimoine et de l'animation culturelle ; d) la valorisation du patrimoine à travers le recensement et la mise en réseau des musées et des sites historiques utilisés comme lieux de spectacles, la promotion touristique. Cette volonté de promouvoir un partenariat culturel euro-méditerranéen s'inscrit dans la ligne de la « Déclaration de Barcelone » concernant le fameux « dialogue entre cultures et civilisations ». La nouveauté de l'après Bologne réside dans le caractère concret de l'instrument choisi : une
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coopération décentralisée qui intéresse les responsables de la sphère politique et de la société civile, du monde de la culture et du monde religieux, des entreprises publiques et privées, des universités et des centres de recherche dans un cadre global et intégré d'interventions. Ce partenariat est, en outre, à fortes contraintes politiques. La déclaration de Barcelone, lancée à un moment où le processus de paix était encore vivant, pouvait permettre l'instauration d'une véritable coopération entre les deux rives de la Méditerranée. Aujourd'hui, les négociations israélo-arabes sont au point mort et, plus grave encore, sont fondamentalement remises en cause par la politique du gouvernement de Benyamin Netanyahou, ce qui augure mal de ce partenariat. L'Europe continue à financer dans des proportions importantes l'Autorité palestinienne. Elle a accordé, entre 1993 et 1997, 1,6 milliard d'écus (1,8 milliard de dollars) sur une aide totale de la communauté internationale de 2,8 milliards de dollars. Le montant de l'aide de l'Union européenne comprend l'effort des Etats membres et celui du budget communautaire. A lui seul, ce dernier aura engagé, fin 1997, dans le cadre de ce programme, 700 millions d'écus. Mais le handicap majeur de l'Union européenne est son absence de rôle politique — rôle qui lui est dénié par Israël. En effet, l'Etat hébreu consent à ce que l'Union européenne soutienne financièrement les Palestiniens mais ne lui reconnaît en aucun cas une fonction politique, pour lui, du seul ressort des Américains. Les responsables israéliens estiment que dans le domaine économique, les Européens remplissent une fonction essentielle et pourraient également intervenir pour favoriser une démocratisation des institutions de l'Autorité palestinienne, mais leur présence dans les pourparlers ne pourrait que gêner les négociations menées sous le parrainage des Etats-Unis. Les responsables israéliens ont beau souhaiter dissocier l'économique du politique, cette
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démarche n'est ni acceptable, ni tenable. Là est la limite du partenariat imaginé. D'une manière générale, une politique étrangère commune est donc difficile à élaborer et dès lors l'Europe souffre d'une absence de visibilité politique. Dans le cas de l'Algérie, l'influence de l'Europe reste également toute relative avec des dissensions et des différences d'approche très sensibles : l'attitude des pays membres de l'Union européenne diverge profondément quant à la ligne à suivre. En outre, comme le souligne Luis Martinez 12, spécialiste de l'Algérie, l'Europe s'est plus ou moins enfermée dans une logique économique et sécuritaire sans prendre en compte la démocratisation ; elle cherche la « stabilité » et la « sécurité » plutôt que le développement et la démocratisation. La signature de l'accord de partenariat entre l'Union européenne et l'Algérie fut tardive — par rapport aux pays voisins du Maghreb — en raison de l'instabilité et de la guerre civile dans ce pays. Comme on l'a vu, le partenariat stipule le respect des droits de l'homme et l'amorce d'un vrai dialogue démocratique entre toutes les composantes de la société et avec le pouvoir. Outre le fait que grâce à la rente énergétique, le pouvoir algérien peut se passer des prêts et subventions européens, ce gouvernement a constamment privilégié la lutte contre le terrorisme au détriment du respect des droits de l'homme et de l'ouverture démocratique, et n'a cessé de faire pression sur l'Europe pour obtenir une coopération étroite en matière de lutte contre le terrorisme. D'autre part, les différentes délégations ou missions parlementaires européennes qui se sont rendues sur place, n'ont pu se défaire ni de leurs divergences internes ni du point de vue du régime algérien. Ainsi que l'écrit Jocelyne Cesari : « (Le) syndrome postcolonial (qui caractérise les relations
entre la France et l'Algérie) est amplifié par la crise politique
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algérienne actuelle qui oblige à sortir tout à la fois du mythe et de l'amnésie et qui, en même temps, conduit à une réactivation des schémas de pensée habituels. A-t-on assez souligné l'illusion et le malentendu qui, depuis 1962, entretiennent l'idée selon laquelle l'Algérie serait le double de la France ? Cette vision a été en grande partie produite par le jeu de miroir entre élites françaises et élites algériennes. (...) Ce rapport de proximité ambiguë a conféré aux relations diplomatiques franco-algériennes un aspect parfois conflictuel, en tout cas toujours passionné. (...) « Cette représentation figée (parce que liée à une élite politique qui dans la même période s'est peu renouvelée) a, en particulier, nourri une interprétation manichéenne de la violence politique que traverse l'Algérie depuis 1992. Elle a, dans le même temps, favorisé, de la part des gouvernants français, un soutien de plus en plus actif aux orientations prises par le pouvoir algérien. Après avoir tenté de maintenir une position de « non-ingérence » dans les affaires politiques internes de l'Algérie tout en lui apportant un soutien économique, la montée aux extrêmes dans le rapport de forces qui se joue entre les islamistes et le pouvoir a eu comme conséquence directe un engagement plus marqué et surtout plus actif des autorités françaises en faveur de la ligne du « tout sécuritaire » tenue par le pouvoir. (...) Mais, dans le même temps, la position française devient une affaire algérienne car elle constitue un enjeu supplémentaire de rivalité dans la lutte engagée entre le pouvoir algérien et les islamistes. (...) Or, cette dramatisation, ajoutée à d'autres facteurs (isolement croissant du pouvoir algérien, fuite en avant dans la répression), a permis de prendre conscience que la situation est plus complexe que celle qui opposerait d'un côté un Etat, « rempart de la démocratie et de la société civile », et de l'autre « des
terroristes ». «L'heure est désormais, sinon à une remise en cause, du moins à un questionnement sur le soutien sans conditions apporté jusqu'ici à l'État algérien. Si ces changements sont perceptibles dans l'espace politique, force est de constater que l'espace médiatique, notamment télévisuel reste quant à lui fortement monolithique. (...) Le soutien de la France est
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nécessaire à un pouvoir algérien qui se situe dans un isolement de plus en plus grand. Pour ce faire, tous les moyens sont utilisés, y compris le musellement de la presse, pour diffuser la version officielle de la crise politique : à savoir, un État rempart et protecteur de la population contre les attentats des «terroristes ». A cet égard, il faut souligner (l')offensive sans précédent du gouvernement algérien contre la presse indépendante arabophone et francophone, conduisant à l'élimination totale de la presse de sensibilité islamiste et à des pressions permanentes sur celle qui avait l'ambition de rendre compte de manière tempérée de la crise politique. Les correspondants de presse étrangers sont également mis au pas (...) Il en résulte que la seule presse qui parviendra à subsister sera celle qui se fera l'écho de la ligne du pouvoir. Ali Yahia, président de la Ligue des droits de l'homme, dénonçait cette situation dans une lettre adressée au directeur de E/ Watan, en parlant de journalistes «téléguidés par un chef d'orchestre qui n â rien de clandestin et qui a pour nom les services (.. ). La presse aussi secrète des mafiosi, des mercenaires et des assassins à gages » (Propos cités par Charef Abed, dans son ouvrage : Algérie, le grand dérapage, la Tour d'Aigues, Ed. de l'Aube, 1994, p. 476.), et soulignait le dérapage d'une presse qui dépendante du pouvoir pour sa survie financière en est aussi devenue l'otage dans la mesure ou, profondément anti-intégriste, elle n'a pas dénoncé les abus dont sont victimes les islamistes 13». Que conclure — provisoirement, puisque ce projet est encore en cours de réalisation — sur ce Partenariat (une deuxième conférence ministérielle s'est tenue à Malte les 15 et 16 avril 1997 afin d'évaluer le travail accompli depuis Barcelone) ? Le partenariat euro-méditerranéen est encore trop souvent perçu comme un moyen de pratiquer une politique de containement une politique qui se contenterait, en somme, de « limiter » les dangers venus du Sud — et non comme une véritable volonté de parvenir à une égalité dans les rapports entre le Nord et le Sud. Tant que l'attitude de l'Europe consistera à dicter sa ligne de conduite à la rive sud —
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de la Méditerranée, on ne pourra pas parler de partenariat, même si la démarche issue de la Déclaration de Barcelone s'est voulue innovante et respectueuse de l'évolution des pays méditerranéens. Par ailleurs, Il n'y aura pas de partenariat euro-méditerranéen sans le développement d'un véritable partenariat entre les pays du sud de la Méditerranée eux-mêmes. Les difficultés sont certes très grandes : les pays du Sud (associés aux quinze de l'Union européenne) se plaignent, à juste titre, du fait que la « liberté des échanges» soit à sens unique et favorise davantage les produits industriels européens que leurs propres produits. Mais, globalement, ces pays — en particulier les Maghrébins — fondent de grands espoirs sur une politique qui comporte aussi des effets positifs et la promesse du co-développement. Cependant, la plupart des sociétés du sud de la Méditerranée sont encore plongées dans une double crise : socio-économique et identitaire. Elles sont encore confrontées à la persistance des mythes politiques (panarabisme, islamisme, populisme unanimiste...) ; elles n'ont pas encore résolu la problématique de l'équilibre du spirituel et du temporel ; elles sont encore à la recherche d'un minimum de consensus institutionnel et démocratique ; elles vivent les effets néfastes de la crise de modèles de croissance inadaptés et incohérents. L'impuissance collective à établir une coopération régionale sérieuse et à décloisonner ces économies trahit cet inachèvement. Mais elles ont des potentialités non encore suffisamment exploitées ; elles ont la capacité — pour peu que l'Europe consente à les y aider sérieusement — de s'affranchir des erreurs du passé, des dogmatismes qui pèsent encore, pour poursuivre leur marche vers une modernité assumée par la redynamisation économique et la mise en place de régimes de liberté et d'initiatives créatrices.
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Les pays de l'Union européenne devraient donc faire preuve de davantage d'imagination pour créer des projets multilatéraux solides et, en même temps, favoriser l'intégration Sud-Sud. La plupart des acteurs des deux zones semblent d'ailleurs convaincus de la nécessité de bâtir des groupements sous-régionaux — seule manière d'atténuer les effets de la crise. Mais de tels groupements soit n'existent pas, soit — comme c'est le cas de l'Union du Maghreb Arabe — sont complètement bloqués. Les pays de l'Union européenne semblent approuver la redynamisation de tels groupements sousrégionaux qui permettraient de consolider l'ensemble euroméditerranéen. Enfin, en matière de « culture et de société » (troisième volet du Partenariat), il faut bien tenir compte du fait que la Méditerranée est à la fois diverse, plurielle et complémentaire. C'est un échange entre les cultures — et non une simple exportation de la culture européenne (faut-il dire plutôt américaine ?) — qui permettra à cette zone d'exister. C'est à ce prix que l'ensemble euro-méditerranéen peut devenir un « espace commun de paix, de stabilité et de co prospérité » (déclaration de Barcelone). Il faut également tenir compte de l'importance géopolitique, pour les Européens, du Maghreb et du monde arabe ; elle ne tient pas uniquement au fait que certains pays ont une part décisive dans l'approvisionnement en énergie du continent. La politique européenne — française en particulier — vis-à-vis du monde arabe ne saurait être envisagée uniquement en termes de calcul économique, financier ou commercial, mais d'abord au nom de la place stratégique de l'Europe dans le monde et du rôle qu'elle doit jouer dans la région. Doit-elle s'inspirer d'une «politique arabe de la France» et poursuivre une tradition d'alliance avec cette partie du monde où les intérêts de la France notamment n'ont jamais vraiment coïncidé avec ceux des États-Unis ? Ou bien, doit-elle innover pour tenir compte de la nécessité pour l'Union de formuler et approfondir une véritable Politique extérieure et de
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sécurité commune (PESC), et de parler, désormais, d'une seule voix ? La proposition italo-espagnole d'une Conférence sur la sécurité et la coopération en Méditerranée, suivant le modèle de celle d'Helsinki pour la CSCE, illustre cette volonté. En outre, l'attitude européenne qui semble se dessiner à l'égard du conflit du Proche-Orient — et surtout, à l'égard des droits du peuple palestinien — en est une bonne illustration. Les pays arabes ont le sentiment que les Européens ont une position plus équilibrée, plus soucieuse du droit et de l'invalidité du règne de la force : affirmation du principe d'égalité, du droit à l'autodétermination et à la sécurité de tous les peuples de la région ; privilège accordé au règlement diplomatique, plutôt que militaire, des conflits ; considération plus respectueuse des droits légitimes du peuple palestinien, voire de son droit à un État ; nécessité absolue de la poursuite du processus de paix, etc. La réaffirmation des ces principes constituent, en soi, un facteur précieux de paix et de sécurité pour l'ensemble de la Méditerranée. Ces tournants de la Communauté sont à mettre au crédit de la France, qui demeure, sur le plan européen, un des acteurs les plus actifs de la région. La politique arabe de la France est à la base de la formation d'une politique communautaire ; en son sein, la France a fait endosser les principes de sa politique d'inspiration «